repenser la tolérance - NBU
Quoi qu'il en soit de cette opposition entre Locke et Bayle, disons que pour ces
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deux dans le même sens et contribuent à mélanger domaines privé et public, ...
du jeu politique, à partir d'une définition neuve de la tolérance pensée sous la ...
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SOUS LA DIRECTION DE
Sébastien Charles
EN COLLABORATION AVEC
Lidia Denkova et Pascal Taranto
REPENSER LA TOLÉRANCE
EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE
Histoires, raisons, enjeux, limites
Iztok-Zapad
REPENSER LA TOLÉRANCE
EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE
Histoires, raisons, enjeux, limites
REPENSER LA TOLÉRANCE
EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE
Histoires, raisons, enjeux, limites
Sous la direction de
SÉBASTIEN CHARLES
En collaboration avec
LIDIA DENKOVA ET PASCAL TARANTO
Iztok-Zapad___________________________
TABLE DES MATIÈRES
Introduction
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Première partie : Histoires de la tolérance
Tolérance païenne, tolérance chrétienne : deux modèles pour penser la tolérance
ISABELLE KOCH
Les limites de la tolérance : le cas de lathéisme
PASCAL TARANTO
La tolérance dans les Lettres persanes de Montesquieu
...
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ANTONIO CARLOS DOS SANTOS
Deuxième partie : Raisons de la tolérance
Tolérance et raison
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HRISTO TODOROV
Dix raisons simples pour être tolérant
LIDIA DENKOVA
La Stratégie Alter : tolérance et tolérable dans quelques récits de science-fiction
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DOMINIQUE DOUCET
Troisième partie : Enjeux de la tolérance
La tolérance comme dépassement du caractère : un point de vue éthique
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PETAR GORANOV
Tolérance et reconnaissance négative
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DIMITÂR VATSOV
Tolérance et multiculturalisme : retour sur la constitution de tribunaux islamiques
en Ontario
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SÉBASTIEN CHARLES
Quatrième partie : Limites de la tolérance
La tolérance et le pluralisme de lillusion
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NORBERT LENOIR
Tolérance politique versus tolérance morale
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ANTONY TODOROV
Tolérance et ingérence, miroirs du post-colonialisme
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EMMANUEL BAROT
Bibliographie générale
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INTRODUCTION
Repenser la tolérance, tâche ingrate quand tout semble avoir été dit à légard de ce concept. Et le fait de sassigner comme mission de la faire à partir dune vision diffractée, enrichie par lapport dintervenants du Nord et du Sud, ne rend pas pour autant, à première vue, la tâche plus aisée tant les travaux danalyse comparée sur ce sujet, induits en particulier par les réflexions sur le multiculturalisme, sont légion. Et pourtant, à la lecture de ce travail collectif regroupant des chercheurs dEurope (Bulgarie et France) et dAmérique (Canada et Brésil), on ne peut quêtre frappé par la nouveauté de certaines perspectives et la perspicacité de certaines analyses qui remettent en question cette valeur phare et consubstantielle de la démocratie quest la tolérance, que ce soit à partir dun traitement historique, conceptuel ou critique. Avant den venir plus précisément à cet apport varié regroupé autour de quatre thématiques constitutives (histoires, raisons, enjeux et limites de la tolérance), jaimerais évoquer en quelques mots le signification de ce concept et en retracer un bref historique.
Comme on le sait, la tolérance se présente sous la forme dun concept négatif : tolérer, cest permettre, laisser une position sexprimer sans préjuger de lapprobation quon peut lui donner et même, dans certains cas, ladmettre quoiquon ne lapprouve pas. Pour autant, il nest pas évident quil sagisse simplement dun concept négatif et lintérêt peut être den dégager un sens positif. Dans ce cas, tolérer cest respecter la pluralité et la diversité des positions là où il est impossible de parvenir à la détermination du vrai ou du bon. Car il nest pas évident que lon puisse en tout domaine et sur toute question parvenir à une détermination du vrai ou du bon. De manière générale, lappel à la tolérance recouvre les domaines de lopinion et de la foi.
Pour le dire autrement, la tolérance met en perspective le rapport entre foi et opinion, en particulier par rapport aux cas extrêmes que constitueraient le savoir objectif et lopinion pure et simple. Pour Kant, par exemple, bien que la foi soit insuffisante du point de vue objectif, elle nen a pas moins une suffisance du point de vue subjectif, et cest pour cela quelle nest pas réductible à lopinion, qui est à la fois insuffisante du point objectif et subjectif. Même si on ne possède pas de preuve en faveur de ce que lon croit, on peut malgré tout en discuter selon certaines raisons qui montrent quil y a une légitimité à la croyance, et à telle croyance plutôt quà telle autre. Distinction entre foi et opinion qui se retrouve dans le domaine éthique, où ce qui nest ni obligatoire ni interdit peut faire lobjet dune discussion, sans être pour autant une opinion indifférente abandonnée à lappréciation purement privée. Discuter de la sorte, cela suppose des acquis politiques minimaux (les droits de lhomme) qui garantissent la possibilité du dialogue rationnel (liberté et égalité des intervenants). Ce qui renvoie à lémergence historique de la notion de tolérance et à sa structuration conceptuelle à lâge classique.
Cette structuration conceptuelle est une conséquence de lémergence dune série de problématiques nouvelles qui font suite aux guerres de religion ayant opposé catholiques et protestants. Ces problématiques sont connues et portent sur une série de questions à teneur à la fois religieuse et politique, qui mettent en cause notamment le statut de lorthodoxie religieuse et la nature des relations entre églises et État. Il faut alors, pour les théoriciens de lépoque, revoir le rapport entre orthodoxie et liberté de penser (la vérité doit-elle être imposée ou bien peut-on tolérer lexercice dune recherche libre en matière religieuse ?), réévaluer la relation entre religion nationale et sujets politiques (faut-il contraindre et persécuter les individus qui nadhèrent pas au culte officiel ou doit-on tolérer leur présence ?), mais également repenser le statut de la conscience (peut-on modifier le contenu de la croyance par la contrainte sans mener pour autant à des comportements hypocrites ?). Pour faire vite, disons que les réflexions sur la tolérance ont porté à la fois sur les domaines de la foi et du droit, de la religion et du politique.
En ce qui a trait au domaine proprement religieux dabord, disons que la question principale qui se pose est celle du rapport entre conscience individuelle et vérité religieuse. Face au paradigme défendu par les partisans de lintolérance qui posent en devoir absolu la défense de la vérité et qui ne sembarrassent guère de lusage de la contrainte qui leur apparaît comme totalement légitime, les penseurs de la tolérance invoquent en chur le droit de la conscience individuelle à chercher sincèrement la vérité et à ne pas se contenter des dogmes officiels, et légitiment par là même la thèse de la conscience errante. Déjà évoquée par Abélard dans le Scito te ipsum, cette thèse de la conscience errante a été défendue de trois manières différentes par les penseurs de la tolérance à lâge classique.
La première est peut-être la plus difficile à soutenir, cest la position de ceux qui pensent que même si la conscience peut errer, il nen existe pas moins une vérité religieuse qui est reconnaissable bien que sans être pour autant prouvée ou démontrée ou du moins qui serait reconnaissable si les croyants étaient tous de bonne foi. Dans cette perspective, au lieu dopposer sincérité subjective et vérité objective, il faut admettre des degrés entre lhérésie religieuse et la vérité dogmatique et reconnaître un statut particulier au vrai. Plutôt que denvisager la vérité comme lopposé exact de lerreur, il est possible de la penser comme une synthèse de tout ce quil y a de partial et de partiel dans les positions considérées comme hérétiques. Dès lors, lerreur nest plus conçue comme un défaut quil faut éliminer mais comme un travers quil faut redresser, et qui possède une valeur propre qui peut être utilisée et reconnue. Cest au fond la position que défendent, à leur manière, Pascal et Leibniz, le premier dans le domaine religieux, le second dans le domaine métaphysique.
La seconde manière de traiter la question est adoptée par ceux qui pensent également que la vérité religieuse existe, mais qui considèrent néanmoins quelle ne peut être connue, quelle est essentiellement cachée, et quelle ne se découvre que de manière partielle et morcelée, ce qui fait quon ne peut latteindre. Cette position regroupe à la fois ceux qui pensent que toutes les religions sont partiellement vraies pourvu quelles reconnaissent leur caractère partiel et quelles se rapportent toutes à la transcendance dune vérité pure qui reste cachée, et ceux qui cherchent à établir un credo minimal, un minimum commun à lensemble des positions religieuses parce quelles conviennent toutes en quelque chose de commun.
Parmi les tenants de la première position, qui pensent que la tolérance doit être défendue au nom de la reconnaissance de la particularité des religions, se trouve le Bodin du Colloquium heptaplomeres, manuscrit qui se conclut par lidée que toutes les religions sont bonnes, quelles manifestent toutes la gloire de Dieu, et quil faut donc toutes les tolérer. Cette position sera reprise par Lessing dans la fameuse scène du conte des trois anneaux de Nathan le Sage où lon retrouvera un message identique : tout individu peut vivre librement sa religion, pourvu que toutes les religions particulières reconnaissent le caractère partiel de la vérité quelles illustrent, et que chacun accepte de ne posséder quune partie de la vérité.
Les tenants de la seconde position pensent que la constitution dun credo minimal permettrait de surmonter les divisions et les affrontements des particularismes religieux. Ils en appellent à la religion naturelle qui postule quil existe des articles fondamentaux communs à toute religion. Pensons par exemple au De veritate et au De religione laïci dHerbert de Cherbury où sont proposés cinq articles fondamentaux de la religion naturelle : (1) il y a un Dieu ; (2) Dieu doit être servi ; (3) le vrai culte est le culte de la piété ; (4) il faut se repentir de ses péchés ; (5) il y a une rétribution à nos actions. Certains envisagent la constitution dun christianisme minimal réduit au symbole des apôtres ou encore à un article de foi unique (la reconnaissance de la divinité du Christ) qui serait le commun dénominateur des différentes églises chrétiennes. Érasme, en prêchant le retour à un christianisme épuré, allait déjà dans ce sens, tout comme lauteur protestant des Ruses de Satan (1565), qui recommandait le retour au symbole des apôtres, position dont sinspirera Locke dans son Christianisme raisonnable.
Enfin, la troisième manière de répondre à la question regroupe les penseurs de la tolérance qui revendiquent le primat de lorthopraxie sur lorthodoxie. Pour eux, la vie religieuse et la manière de se conduire importent davantage que la vérité religieuse. Cette position suppose que la religion consiste moins à croire telle ou telle vérité quà obéir à celui quon reconnaît comme Dieu, et elle est commune aux trois grands représentants de la tolérance du XVIIe siècle : Bayle, Locke et Spinoza. Dans son Commentaire philosophique, Bayle montre que le problème est moins de croire le vrai (il est dailleurs impossible dêtre sûr de posséder la vérité dans le domaine religieux), que de croire sincèrement. Au fondement de la foi se trouve une bonne foi, une sincérité, qui est la volonté sincère dobéir à Dieu et dont Dieu seul est juge. Doù linsistance de Bayle envers linviolabilité de la conscience, et le retour au concept de conscience errante : on ne doit pas être puni si lon se trompe de bonne foi.
On trouve une idée approchante chez Locke, pour qui chacun a le droit de déterminer ce quil croit être nécessaire à son salut - où lon retrouve le critère de la sincérité. Pour Locke, le critère de la sincérité repose sur la distinction nette entre la nature et la finalité de la société religieuse, société dans laquelle les hommes entrent pour assurer leur salut, et celles de la société civile, société dans laquelle les hommes entrent pour bien vivre ensemble et qui est de nature contractuelle. Dès lors, la société religieuse est nécessairement plurielle car il existe de nombreuses voies conduisant au salut, et chacun doit pouvoir déterminer librement ce qui lui paraît nécessaire à ce but et se joindre à dautres pour y parvenir en commun.
La position de Spinoza nest pas très éloignée de celles de Bayle et de Locke. Dans le Traité théologico-politique, Spinoza montre que limportant dans le domaine religieux ce sont les vertus de justice et de charité, qui sont pour lui les deux objets essentiels de lÉcriture. On retrouve là encore le primat de la sincérité et de la déférence envers un Dieu conçu comme législateur au détriment de la dimension de vérité de la religion. De ce point de vue, le domaine de la vérité est hétérogène au domaine de lobéissance, ce qui permet à Spinoza dopposer le salut par la raison décrit dans lÉthique au salut par lobéissance que présente le Traité théologico-politique. Contrairement à Pascal ou Leibniz, qui souhaitent penser conjointement raison et foi, philosophie et théologie, les partisans de lorthopraxie séparent le domaine de la connaissance, la philosophie, susceptible de parvenir au vrai grâce à lexercice de la lumière naturelle, du domaine de lobéissance, la théologie, où il sagit avant tout dêtre sincère et de se soumettre. Toutes les opinions religieuses doivent donc être tolérées, en théorie du moins. Car, au niveau pratique, il faut bien pouvoir limiter les excès possibles des ennemis de la tolérance. Au moment où les opinions cherchent à se transformer en actions, ou, pour reprendre une distinction que Voltaire propose dans larticle « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique, dès que lenthousiaste se mue en fanatique, la tolérance doit céder la place à la répression. Le problème de la tolérance religieuse devient alors politique.
Pour faire vite, disons que cette question dune tolérance civile sest pensée à lâge classique sous la forme dune alternative : faut-il favoriser lidée dune religion dÉtat ou bien penser lÉtat comme le fondement de la coexistence de plusieurs religions ? Dans le premier cas, la question qui se pose est celle de la compatibilité de lobéissance à Dieu et de la soumission au souverain, et cette question conduit au problème de savoir sil ny a pas une hypocrisie à pratiquer extérieurement un culte officiel qui ne correspondrait pas à la foi intérieure des individus. Hobbes et Spinoza ont proposé une réponse identique à ce problème, qui consiste à disjoindre la foi intérieure et le culte officiel extérieur imposé par le souverain, et à soumettre le religieux au politique. Chez Hobbes, une église est définie sous la forme dune communauté de croyants qui nest autorisée que par le souverain, ce dernier pouvant légitimement imposer un culte officiel à tous ses sujets en tant que chef de lÉglise (cf. Léviathan, chap. 39). Ce qui pose problème dans ce cas précis, cest la situation dun chrétien vivant dans une contrée non soumise à un souverain chrétien. Pour Hobbes, compte tenu de ce qui est nécessaire au salut du point de vue religieux, cest-à-dire la foi, le chrétien soumis à un souverain non chrétien doit reconnaître la souveraineté sous laquelle il vit et se soumettre aux lois promulguées ou, en cas extrême, souffrir le martyr mais en acceptant le châtiment prévu par la violation des lois (Léviathan, chap. 43-44). Cela vaut également pour les conflits entre des cultes ou des articles de foi qui seraient contraires à la loi naturelle (cas de lacceptation du sacrifice humain) ou à la loi civile (cas de la promotion du meurtre, du suicide ou du mensonge), exemples évoqués par Locke. Là encore, il est préférable de désobéir à la loi civile, le critère de la sincérité religieuse lemportant avant toute autre considération, mais en sexposant en conscience à la peine attachée à cette désobéissance.
Cest également la thèse que soutient Spinoza au chapitre 16 du Traité théologico-politique où il montre que le sujet politique doit à la fois être soumis à Dieu mais aussi au souverain légitime, qui a parfaitement le droit de statuer en matière de religion. Que se passe-t-il dans le cas dun chrétien soumis à un souverain non chrétien ? Spinoza répond comme Hobbes : ou bien il refuse dobéir mais il accepte le châtiment légitime lié à toute insubordination, ou bien il se soumet et respecte les lois civiles. Cette position est renforcée par le chapitre 19 du Traité théologico-politique dans lequel Spinoza insiste sur la subordination de la religion à lÉtat et au souverain à partir de trois thèses essentielles : (1) la religion nacquiert force de loi que par le souverain ; (2) il ny a pas de division du règne de Dieu et du royaume politique ; (3) cest au souverain à statuer sur le culte, le culte ne faisant rien à la ferveur intérieure des individus. Il nen reste pas moins que Spinoza se sépare de Hobbes sur un point essentiel quand il fait remarquer, dans le chapitre 22 du Traité, que la conduite la plus avantageuse pour la république est de favoriser la liberté de pensée et la liberté dexpression. Ce qui veut dire que la force de la république est compatible avec la pluralité des cultes et la tolérance des particularités religieuses, comme en témoigne le fameux exemple de la ville dAmsterdam, et que les souverains nont pas à intervenir dans les controverses théologiques ni à légiférer en matière théologique.
Venons-en à la seconde branche de lalternative, celle pour laquelle une pluralité de cultes est possible dans lÉtat sans quil y ait dopposition entre un culte officiel et les autres cultes. Les partisans de cette liberté de culte considèrent que la liberté de croyance est fondamentale pour la sincérité religieuse, limposition dun culte officiel ne faisant quencourager les comportements hypocrites. Cest là ce qui fait loriginalité de la position de Locke. Parti dune position plutôt hobbesienne en 1660 où prédomine encore la nécessité de limposition par le souverain dun culte officiel, Locke va montrer par la suite, à partir de lEssai sur la tolérance mais surtout de la Lettre sur la tolérance, que le politique ne peut rien imposer à la conscience et que, partant, tous les cultes doivent être autorisés. Cette évolution sexplique par la nécessité, pour Locke, de revoir la distinction habituelle entre choses nécessaires au salut et choses indifférentes au salut. Pour Locke, est nécessaire au salut ce que la conscience croit essentiel pour être sauvée, et ce même si elle se trompe. Ce qui veut dire quil ny a désormais plus de choses indifférentes au salut. Par là même, il existe un droit essentiel à la conscience errante, du moins tant que la croyance est de bonne foi et non hypocrite, et ce, que les croyances revendiquées par la conscience soient vraies ou fausses. Cela étant, la reconnaissance de ce droit religieux ne doit pas empêcher la reconnaissance des droits politiques. En aucun cas la reconnaissance de droits religieux ne doit mettre en péril lobéissance civile et lordre civil, ce qui implique que sont exclus de la tolérance civile ceux qui ne se soumettent pas en conscience à la loi civile, à savoir les athées et les catholiques, qui ne peuvent être sincères les athées ne se soumettent à lordre civil que dune manière extérieure puisquils refusent de se soumettre au souverain législateur quest Dieu ; les catholiques sont tout autant coupables dhypocrisie car, si eux se soumettent bien à Dieu, ils se soumettent également au pape et non au souverain légitime de lÉtat dans lequel ils vivent. Bayle pense de même quil faut restreindre la tolérance à légard des catholiques à cause du danger politique quils représentent et non pour des raisons religieuses. Mais, en ce qui a trait aux athées, Bayle reconnaît dans les Pensées diverses sur la comète la possibilité de lathéisme vertueux et a fortiori celle dune société dathées viable. Quoi quil en soit de cette opposition entre Locke et Bayle, disons que pour ces deux partisans de la pluralité des cultes, il existe néanmoins des limites politiques à la tolérance religieuse.
Cest donc dans cette double structuration conceptuelle que sest pensée, à lâge classique, la notion de tolérance. Et cest à ce sens historique précis que renvoient les textes de la première partie de louvrage. Ainsi, la contribution dIsabelle Koch se propose-t-elle de montrer que le concept de tolérance défini de la sorte ne pouvait avoir de signification réelle dans le monde antique. En effet, bien que le paganisme antique apparaisse au premier abord comme tolérant, il peut être utile de sinterroger sur cette prétendue tolérance. Il existe bien dans le monde antique une tolérance quant au choix fait par chacun de suivre telle ou telle religion, mais il nexiste pas de tolérance au sens où ce choix pourrait être justifié au nom dune séparation entre religieux et politique. Lextrême imbrication des deux domaines explique dailleurs le danger de professer à lépoque une doctrine blasphématoire, voire, pire, athée. Lathéisme est condamnable non pas en tant quopinion déviante mais en tant que remise en question de lordre social collectif. La liberté dexpression trouve donc sa limite naturelle dans la préservation de la communauté politique, qui lemporte sur toute autre considération. Même la loi universelle conceptualisée par les stoïciens lui est soumise elle nest au fond quune simple extension de la loi civile , et cest toujours lintérêt de la cité qui prévaut en dernière analyse. La transformation du rapport entre la communauté politique et ses membres vers une société des droits telle que nous la connaissons est tributaire de lémergence du christianisme dans le monde romain, religion qui se pense sous une forme universelle et non plus particulière, et qui fait naître lidée dune tolérance pensée en termes juridiques comme un droit. Il faudra attendre les guerres de religion pour que ce droit à la tolérance trouve sa pleine réalisation chez les Modernes, avec comme contrepartie la disparition de cette autre manière de penser la tolérance, celle des Anciens, toujours rattachée à la prise en compte de lintérêt de la collectivité, et qui nen conserve pas moins son actualité quand la tolérance comme valeur ne se vit plus aujourdhui que sous le mode du droit et non plus sous celui des devoirs.
Cest aussi la conclusion à laquelle parvient Pascal Taranto, mais à partir dun travail dhistoire de la philosophie portant non sur la période antique mais sur la période moderne. Ce travail sarticule autour dun problème propre à la réflexion philosophique des Modernes, celui de lathéisme. Si, aujourdhui, la tolérance joue à plein à légard des athées, il nen était pas ainsi dans lantiquité, on la vu, mais également à lâge classique. Chez Locke, par exemple, pourtant considéré à juste titre comme lun des grands défenseurs de la tolérance, lathée constitue le type même dindividualité quon ne saurait tolérer, et ce pour des raisons politiques, puisque lon ne saurait accepter de conserver dans lordre social celui qui en mine les fondements, fondements garantis par le caractère sacré de la parole donnée qui se justifie en dernière instance par la croyance en Dieu. Il faut attendre Bayle pour voir réfuté le lien prétendument logique qui est tracé entre athéisme et anarchie à partir dune analyse minutieuse des comportements humains qui montre que lathée nest en rien plus dangereux que le chrétien, et que son existence ne remet pas plus en question lordre social que celle dun partisan de telle ou telle secte religieuse. Dès lors, avec Bayle, se crée un espace dans lequel chacun va pouvoir régner en maître, qui est celui de la sphère privée à lintérieur de laquelle lÉtat na pas à intervenir et imposer ses vues. Et, à linverse, cet espace, dont nous profitons aujourdhui, doit être contenu dans des bornes strictes et ne pas déborder à lexcès sur le domaine public, un peu comme si nous avions à nous méfier de nos jours du danger inverse à celui connu par les Modernes, à savoir la dissolution de lintérêt public face aux innombrables demandes catégorielles et identitaires.
Sinscrivant dans une continuité historique assez proche, la contribution dAntonio Carlos dos Santos porte sur la tolérance chez Montesquieu. À partir dune lecture minutieuse des Lettres persanes, il sagit de montrer comment fonctionne la notion de tolérance dans luvre et ce quelle permet de comprendre des intentions de Montesquieu. En choisissant de confronter Persans et Français, Montesquieu sest attaché à présenter laltérité comme un facteur de découverte non seulement de lautre mais aussi de soi, et de soi à travers le filtre de lautre. Ce double mouvement de lautre à soi et de soi à soi médiatisé par lautre permet de battre en brèche les certitudes et les a priori et provoque par là un lent mouvement de transformation de la vision que lon porte sur son monde, monde qui paraissait intime et qui devient étranger, et sur soi. La tolérance est indissociable de cette largesse de vue qui ne sapprend que par la médiation du différent et par la reconnaissance de la fragilité de ses propres convictions. Acceptation de la différence et des limites de la connaissance constituent alors les premiers pas vers une sagesse à dimension humaine, qui est sans doute la seule possible.
La seconde partie de louvrage déplace le questionnement du siècle des Lumières à nos jours. Si le texte de Hristo Todorov se place dans une perspective plus contemporaine, il nen reprend pas moins lidée de Montesquieu selon laquelle la tolérance nest pas un fait de nature mais une valeur acquise dans et par lexpérience. Fille de lexpérience de laltérité, elle est pourtant plus de lordre de la raison que de lordre des sentiments, et cest dailleurs sur la plan de largumentation rationnelle quelle a été défendue afin dobtenir une existence concrète au plan juridique. On peut penser ici à la thèse de Locke sur la séparation entre églises et État qui montre comment il est de lintérêt même de ce dernier de ne pas intervenir dans le domaine religieux, domaine par excellence de la croyance et non de la vérité objective, où toute intervention politique est superfétatoire puisque les convictions religieuses ne peuvent être modifiées par la contrainte. Lessing ajoute une autre raison à lédifice de la tolérance à travers le fameux conte de lanneau, qui montre que personne nest capable détablir quelle religion est la vraie, incertitude doù doit se tirer une éthique religieuse de la vertu, chacune devant chercher à établir une forme de supériorité morale sur les autres. Cest donc bien à la raison de travailler pour la tolérance afin damener chacun à en comprendre limportance et la nécessité.
Des raisons en faveur de la tolérance, cest également ce que propose Lidia Denkova, qui distingue à ce propos les raisons apportées par le sens commun des raisons philosophiques. Les raisons tirées de lexpérience quotidienne renvoient en grande partie à une attitude faite de respect dautrui et de préservation de la paix civile, une sorte de réquisit minimal qui permet le vivre ensemble, doublée dun réel souci douverture à légard des différences afin de rendre habitable un monde politique commun. Les raisons philosophiques sont plus difficiles à découvrir, le dissensus étant, en philosophie, plus courant que le consensus. Pourtant, malgré les différences de systèmes et les oppositions conceptuelles, une position consensuelle se dégage, à partir de laquelle la tolérance apparaît comme un dialogue permanent entre les oppositions et les différences fondé sur une souplesse ontologique qui se refuse aux réifications faciles, avec comme objectif final une forme duniversalité souple qui rend le vivre ensemble non seulement possible mais également profitable.
On peut aussi choisir dévoquer la tolérance à partir dune position plus nourrie par limagination que par le sens commun ou la raison philosophique en faisant intervenir la littérature de science-fiction, comme le propose Dominique Doucet. En mettant en scène la figure de laltérité radicale, celle dun autre imaginaire, lextra-terrestre ou lin-humain, les récits de science-fiction permettent à la fois de tester les limites du tolérable et de tracer les bornes de lhumaine condition. Une démonstration exemplaire en est donnée à partir dune analyse du Cycle des robots dIsaac Asimov et de La stratégie Ender dOrson Scott Card. Dans le premier cas, la prise en compte de la robotique permet de penser le fait de la transgression de la nature humaine (le robot représentant ce que serait une humanité parfaitement rationnelle), qui débouche sur la disparition de lidée même de tolérance des êtres parfaits nen ayant pas besoin , ce qui indique à rebours son importance dans le monde humain. Dans le second cas, la tolérance est pensée à partir de son contraire, lintolérance, afin de montrer en quoi elle est une spécificité humaine, une capacité quont les êtres humains à accepter la différence, et parfois à la valoriser. Laltérité radicale des personnages emblématiques des récits de science-fiction est donc ce qui permet à la fois de définir lhumanité dans sa spécificité et de pousser la logique de la tolérance à son terme afin dexiger que tout ce qui est inhumain ne nous soit pas pour autant étranger.
La troisième partie de ce recueil porte spécifiquement sur les enjeux de la tolérance aujourdhui, enjeux éthiques autant que politiques. Petar Goranov montre dabord les fluctuations connues par ce concept travaillé par les exigences éthiques et morales. Pour lui, il sagit avant tout de préserver la tolérance des injonctions morales afin den faire une vertu éthique à penser en rapport avec le caractère individuel et non une norme morale à appliquer. Car tolérer parce quil le faut et tolérer parce quon le doit sont choses différentes. Dans le premier cas, il sagit dobéir à une recommandation morale, et la part de chacun est réduite au minimum. Dans le second cas, il sagit dapprendre à se conduire, ce qui implique une éducation commune, un souci de soi tout autant quun respect des autres, ce qui suppose un rapport esthétique à lexistence, une certaine légèreté éthique qui soppose à linsoutenable gravité de lêtre moral.
Pour sa part, Dimitâr Vatsov sintéresse plus à la tolérance politique, et à la question des limites que lon peut apporter aux politiques de la reconnaissance théorisées par Charles Taylor et Axel Honneth, qui exigent non seulement légalité des droits et la réparation économique des inégalités mais aussi la prise en compte, dans lespace public, du processus de réalisation de soi entrepris par des individus ou des groupes sociaux qui font de la reconnaissance de leur identité ou de leur différence la forme aboutie de ce processus. Pour ce faire, il propose de limiter la reconnaissance au seul espace privé et de dénier aux individus et aux groupes la possibilité de voir leur identité ou leur différence envahir lespace public. Dans ce sens, la reconnaissance est négative et non positive : il sagit daccepter la différence, mais de la cantonner à la sphère privée. Et cela lui apparaît dautant plus nécessaire aujourdhui que la distinction entre espaces public et privé tend à devenir de plus en plus floue. La preuve en est que des discours pourtant opposés, le féminisme de gauche ou le néo-conservatisme de droite, vont tous deux dans le même sens et contribuent à mélanger domaines privé et public, tout comme le fait également la logique marchande qui fragilise le politique, garant de limpartialité de lespace public, et modifie la fonction de la sphère privée, qui nest plus un lieu de contre-pouvoir mais la vitrine de la puissance du marché.
Évoquant également le problème des politiques de la reconnaissance, Sébastien Charles nous propose une étude de cas sur cette question qui prend le contre-pied de lanalyse précédente. À partir dune réflexion sur la possible instauration de tribunaux islamiques en Ontario, il pointe du doigt les limites du multiculturalisme canadien sans pour autant condamner certaines logiques communautaires. Il sagit de penser la coexistence dun État fort et de communautés puissantes qui nhésitent pas à intervenir dans lespace public pour faire part de ce qui leur paraît injuste de leur point de vue. Au-delà des dérives possibles, il faut savoir reconnaître la légitimité de certaines doléances communautaires sans jamais sacrifier les valeurs essentielles des sociétés démocratiques, et en particulier les droits individuels. Dès lors, les seules revendications qui seront jugées acceptables de la part des communautés sont celles qui se justifient par de réelles discriminations, qui ne heurtent pas les droits individuels des membres du corps politique et qui donnent lieu à un débat public. De ce principe découle un modus vivendi acceptable qui permet déviter la crispation inutile des intervenants dans lespace public et qui renvoie dos-à-dos État et communautés quant à la question de déterminer ce qui est ou non tolérable.
La dernière partie de ce recueil comprend des textes plus critiques sur la notion de tolérance, ou du moins sur ce quelle est devenue ou signifie aujourdhui. Pour Norbert Lenoir, trop de tolérance tue la tolérance. La valorisation de la tolérance actuellement, qui nest autre quune valorisation de la différence en tant que telle, comme si toute différence était par nature positive, a tendance à refermer les communautés et les individus sur eux-mêmes, et à rendre lidée de bien commun de plus en plus évanescente. Le pluralisme des opinions qui, chez Mill, se traduisait par une quête collective de la vérité sest transformé en pluralité des avis qui nexistent que pour eux, sans finalité autre que le plaisir dêtre émis et le souci dêtre reconnu dans leur particularité. Cest alors le triomphe de la tyrannie de la particularité, qui signe la disparition dun espace public aimanté par lidée dun bien commun à découvrir et construire ensemble.
La critique est différente chez Antony Todorov, mais le constat est tout aussi alarmant. La tolérance comme idéal politique tend à disparaître, disparition qui est indissociable dune crise du politique qui concerne à la fois sa nature et son importance. Sa nature dabord, parce que la politique, souvent pensée comme liée aux préoccupations morales, paraît de plus en plus habitée par une logique guerrière qui rend de plus en plus banal lemploi de la force en le légitimant par un discours prétendument rationnel, ce qui ne va pas sans poser problème. Son importance ensuite, parce que sa légitimité est de plus en plus contestée par le marché via la mondialisation économique qui affaiblit le politique en remplaçant le souci du bien public par la recherche des biens privés. Face à cette remise en question de la nature et de limportance du politique, Todorov plaide à la fois en faveur dune réhabilitation de la politique et dune responsabilisation éthique de lagir politique afin que le politique lemporte sur léconomique et sur la violence guerrière qui trop souvent laccompagne.
Plus radicale encore, la contribution dEmmanuel Barot tend à montrer que le concept de tolérance, pensé en relation avec ceux dingérence et de répression, est utilisé à des fins peu louables dans le contexte du post-colonialisme. Il sagit alors de comprendre le mode spécifique de cette utilisation de la tolérance, afin de pouvoir le déconstruire pour mieux sen prémunir, dans un contexte dominé par les effets de la mondialisation capitaliste où les expressions de « respect de lautre » et d« acceptation des différences » équivalent au fond à une reconduction tacite des pouvoirs économiques en place. À partir dune étude philosophique (critique de luniversalisme abstrait des droits de lhomme et de ses applications pratiques sous la forme du principe dingérence ou de laction militaire) et économique (dénonciation des échanges inégaux dans le monde post-colonial, de lhybridation des cultures et de lanomie sociale qui en découle) de létat du monde induit par les politiques inspirées par la dualité tolérance/ingérence, Emmanuel Barot propose au final de repenser le politique à partir du bas, en responsabilisant chacun des acteurs du jeu politique, à partir dune définition neuve de la tolérance pensée sous la forme dune éthique minimale conduisant à des actions socio-politiques alternatives visant à faire advenir un universalisme concret et acceptable par tous, indissociable dune perspective internationale et révolutionnaire.
Malgré les critiques virulentes portées contre la tolérance, on voit bien quil sagit dabord de sen prendre non à la notion elle-même mais à lutilisation qui en est faite aujourdhui, au détournement de son sens initial qui permet de conforter des logiques ou des pouvoirs en place et qui ne rend plus justice à lintérêt public. Au fond, il sagit avant tout de dénoncer une tolérance qui sapparente à de lindifférence, et de le faire dans un esprit constructif, en reconnaissant que ce concept continue davoir sa pertinence et son importance, et quil faut le repenser autrement, voire même le défendre contre ceux qui sen réclament uniquement afin de faire avancer leurs intérêts partisans. Et cette défense de la tolérance doit se faire au nom même de la tolérance, de ce principe qui permet à tous les discours de se présenter à égalité dans lespace public pour être ou non validés par le peuple, témoignant par là de son importance décisive dans lunivers démocratique qui est le nôtre.
En terminant, jaimerais rappeler que cet ouvrage est la conclusion dun projet de coopération interuniversitaire mené sous les auspices de lAgence Universitaire de la Francophonie. Quil me soit permis de remercier lAgence pour son aide financière et morale, et en particulier les membres du bureau Amérique du Nord qui ont soutenu activement la tenue des différents événements reliés au projet (colloques et séminaires à Nantes à lautomne 2005 et à Sofia au printemps 2006). Quil me soit également permis dadresser mes sincères remerciements à mes partenaires français et bulgare, M. Pascal Taranto et Mme Lidia Denkova, qui ont été les maîtres duvre des activités tenues en France et en Bulgarie et qui se sont acquittés de cette tâche avec un sérieux et un dévouement exemplaires, ce qui fait que le succès de ce projet leur est en grande partie dû. Enfin, quil me soit permis de saluer le travail de mes assistants québécois, M. Charles Bolduc et M. Jonathan Naud, mais aussi de lassistante bulgare qui sest jointe à eux pour préparer lédition des actes, Mme Ivelina Pavlova, qui ont consacré beaucoup de leur temps à la préparation de ce livre, et qui est ainsi un peu le leur
Sébastien Charles
Université de Sherbrooke
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PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRES DE LA TOLÉRANCE
Isabelle Koch
Université Aix-Marseille 1
Tolérance païenne, tolérance chrétienne :
deux modèles pour penser la tolérance
La Déclaration de principes sur la tolérance de lUnesco du 16 novembre 1995 justifie la valeur quelle accorde à la tolérance par un certain nombre darticles de la Déclaration universelle des droits de lhomme, relatifs au droit de chacun « à la liberté de pensée, de conscience et de religion », et à celle « dopinion et dexpression » ; elle sappuie également sur « le droit dêtre différents » qui appartient à « tous les individus et tous les groupes » selon la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux ; elle donne à la tolérance une fonction architectonique en la définissant comme « la clé de voûte des droits de lhomme ». La tolérance est donc promue au rang dimpératif à la fois moral, social, politique et juridique, dont le respect est « nécessaire » pour lutter contre la « menace universelle » que constitue toute forme dintolérance : sans cette « clef de voûte », la proclamation des droits de lhomme resterait lettre morte. Quaurait pensé de cette détermination de la tolérance comme valeur fondamentale quil convient, par lengagement politique et léducation, de rendre déterminante un citoyen athénien ou un sujet de lEmpire romain ? Non seulement il aurait probablement eu le plus grand mal à la comprendre, mais il laurait sans doute aussi considérée comme dangereuse. Cest ce point de vue lointain que je voudrais expliquer ici, et mettre en parallèle avec lémergence dune conception chrétienne de la tolérance, non par goût dexotisme culturel ou de dépaysement historique, mais parce que je pense quil nous propose une base intéressante pour réfléchir sur certaines difficultés modernes relatives à la conception et à lapplication du principe de tolérance.
Ma réflexion trouve son lieu dans un parcours historique assez vaste qui confronte lAntiquité païenne au christianisme des premiers siècles de notre ère. Le caractère large de cette période mamènera évidemment à certaines généralisations : lorsquon parle de paganisme, il est bien clair quentre Périclès et Marc-Aurèle par exemple, il y a de grandes différences. Cependant, nous nhésitons pas non plus à parler des « Modernes » dans un sens très large qui recouvre des réalités historiques diverses, et cependant cette catégorie nous paraît valable, car nous croyons reconnaître dans ces réalités historiques diverses quelques grands traits communs ; cest dans cet esprit que jemploierai ici le terme de « paganisme ». La question de la tolérance sera abordée principalement sous son versant religieux.
1) Peut-on parler de tolérance dans lAntiquité païenne ?
Paganisme et christianisme : spontanément, nous aurions tous tendance à considérer que, en matière de tolérance, le premier surpasse largement le second. On sait bien que, dès que les chrétiens en eurent les moyens politiques, ils ne virent rien de plus urgent à faire que dinterdire les cultes des païens et de détruire leurs temples. Non seulement les païens navaient jamais rien entrepris de tel avant lessor du christianisme, mais, même face aux chrétiens, ils neurent jamais une attitude systématiquement intolérante. Les persécutions romaines contre les chrétiens, dans les premiers siècles de notre ère, avaient un caractère discontinu et sporadique elles relevaient plus des sursauts dun corps qui se découvre atteint par une fièvre importune que dune volonté sûre de son bon droit. Chez les chrétiens en revanche, linterdiction du paganisme fut sans retour : les requêtes des derniers païens en faveur de leurs dieux ancestraux se virent opposer une fin de non-recevoir ; en 391, leurs cultes furent définitivement interdits. En fait, on considère volontiers que le paganisme est non seulement plus tolérant que le christianisme, mais quil lest même par définition. Dabord, parce que cest un polythéisme, où aucun dieu na le monopole du sacré, où chacun peut sacrifier au dieu qui lui plaît, où enfin les dieux étrangers sont, non des idoles haïssables, mais des êtres puissants quil convient de respecter, voire dintégrer dans le panthéon national. Il est dailleurs assez probable que, si le christianisme avait été moins farouchement campé sur une identité demblée vécue et professée comme irréductible à toute autre, les romains nauraient pas hésité à donner droit de cité à leur dieu. Ensuite, parce que le paganisme est une religion sans clergé, où aucune classe spéciale ne vient encadrer la population, et où, si lexigence générale de vénérer les dieux est consubstantielle à la communauté, en revanche le choix dune divinité préférée est une affaire privée entre le croyant et le protecteur quil sest choisi et dont dailleurs il peut changer sil sestime mal protégé. Enfin, cest une religion qui fait aussi la part belle à la plaisanterie au sujet de ses propres dieux, humour auquel le christianisme na jamais été franchement enclin.
Telle est lopinion spontanée que peut nous inspirer, sur la question de la tolérance, le rapport entre paganisme et christianisme. Pourtant, cette opinion, dune certaine manière, est fausse, parce que la façon dont la frontière entre tolérance et intolérance a été pensée et pratiquée dans lAntiquité païenne est très différente de la façon dont nous pouvons penser cette frontière façon dont la Déclaration de lUnesco rappelée en exergue peut être considérée comme un aboutissement.
Pour expliquer la fausseté de lopinion que je viens de décrire, je partirai dune remarque de Moses I. Finley, qui, comparant démocratie antique et démocratie moderne, écrit ceci :
Les deux premières interdictions du premier amendement à la Constitution des Etats-Unis : « Le Congrès ne fera pas de loi concernant létablissement dune religion officielle ou restreignant la liberté de parole » auraient été, pour un Athénien, incompréhensibles. Et sil les avait comprises, il les aurait jugées abominables.
Cest une affirmation assez surprenante : lidée dimposer une religion officielle unique aurait paru absurde aux païens la religion, cest la sphère à la fois souple et solide de la coutume, point besoin de loi en ce domaine ; même le culte impérial, dans lEmpire romain, na jamais essayé dabolir les formes traditionnelles et multiples de la religion. Et lisegoria (le droit égal de chaque citoyen à donner son avis en assemblée sur les questions collectives) ou la parrhesia (le droit au franc-parler), centrales dans la démocratie antique, pourraient facilement passer pour de lointaines cousines du refus de restreindre la liberté de parole. Pourtant laffirmation de Finley est très juste, et je donnerai ici quelques éléments susceptibles de léclairer.
2) Une tolérance à géométrie variable
Lidée de liberté de culte existe bien sûr dans le paganisme, mais non au sens où la sphère religieuse serait par principe soustraite à lintervention de lÉtat. Il y a liberté au sens où, dans une religion faite de rites et non de dogmes, et une religion qui compte dinnombrables divinités, chacun est libre de suivre le culte quil préfère. On honore généralement les dieux de sa famille (domestiques) et ceux de sa cité, mais on peut aussi honorer tel ou tel autre dieu, pour des motifs purement personnels (jai guéri dune grave maladie, mon dieu préféré sera Asclépios, etc.). On est même tout à fait libre douvrir un sanctuaire si on en a les moyens : à lépoque « la libre-entreprise religieuse allait sans dire, chacun pouvait ouvrir un sanctuaire privé à la divinité de son choix et attendre le client ». Mais cela ne signifie pas quil existe quelque chose comme un droit individuel à la liberté de culte qui ne pourrait être aliéné et qui ne saurait être bafoué sans que lÉtat soit aussitôt taxé dintolérance. Au contraire, la religion antique est indissociable du politique. Du Ve siècle avant notre ère jusquà lEmpire romain, une part importante des dépenses publiques a toujours été affectée à la religion, pour la construction de temples, lorganisation de fêtes religieuses, laccomplissement de rites collectifs. Lorsque la démocratie grecque, à lépoque hellénistique, devient plutôt un gouvernement de notables, il est impensable quune personnalité publique de premier plan ne prenne pas en charge une prêtrise publique ; même chose ensuite chez les sénateurs romains. Toute action collective importante, civile ou militaire, est accompagnée de sacrifices. Curieusement, sil y a une grande liberté dans les préférences religieuses de chacun, il y a aussi une grande attention apportée à des comportements déviants, comme le blasphème. Non que le blasphème soit un crime contre les dieux : cest un crime contre la cité, dans la mesure où, en offensant individuellement les dieux, un citoyen fait courir à la collectivité le risque de les irriter contre la cité tout entière ; cest donc comme délit public que le blasphème est puni. Un individu qui vivrait hors de la cité pourrait probablement blasphémer tout son saoul ; cest son affaire, cest sa relation aux dieux. Mais dans la cité, il en va autrement. Le traitement de limpiété montre bien lambivalence des relations entre pouvoir politique et croyances religieuses. En 430 environ avant J.C., lAssemblée athénienne vote une loi qui constitue en délit majeur le fait de nier lexistence des dieux ou denseigner lastronomie (cest-à-dire de professer des opinions scientifiques sur les astres, alors considérés comme des dieux) ; cest la loi dite de Diopeithes, du nom du devin qui en fit proposition à lAssemblée. Cette loi est adoptée à un moment où Athènes ressent le besoin de fortifier ses appuis sacrés : la guerre du Péloponnèse commence, et avec elle une épidémie de peste dévastatrice. Le type dathéisme spécialement visé par cette loi (lastronomie) explique que cest à des intellectuels quelle valut des ennuis, dAnaxagore de Clazomène jusquà Socrate. Pourtant, Socrate navait rien dun astronome et ne niait pas les dieux ; mais il est tout à fait concevable que son attitude intellectuelle ait été perçue par lopinion publique comme dangereuse pour la cité parce quelle relevait du rationalisme anti-conservateur que professaient dautres victimes de Diopeithes, scientifiques ou sophistes. Car tous avaient un point commun : ils considéraient que les mythes et les coutumes ne trouvaient pas dans leur caractère traditionnel un fondement suffisant et devaient être soumis au crible de la raison. À ce titre, Socrate est bien du côté dAnaxagore ou de Protagoras, quels que soient les efforts dun Platon ou dun Xénophon pour len démarquer. Selon lacte daccusation qui nous est parvenu, Socrate introduit des divinités nouvelles, ce qui semble renvoyer au fameux « démon » personnel qui lui dictait sa conduite et sur lequel il se fondait pour conseiller les gens sur leur propre conduite. Un démon privé, donc, sans autel ni culte partageable, qui, par là, ne ressemblait en rien aux divinités habituelles. De là à soupçonner que son respect des dieux traditionnels était vacillant, il ny avait quun pas ; et ne pas respecter les dieux de la cité, cest donner un exemple désastreux à ceux que lon prétend éduquer, cest corrompre la jeunesse entendez : lui apprendre lirrespect, ou du moins la mise en doute de la tradition. Dans les Mémorables, Xénophon, tout en voulant dédouaner Socrate des accusations portées contre lui, résume bien en quoi lattitude socratique pouvait paraître non seulement déplaisante, mais dangereuse aux yeux des athéniens : « De fait, il croyait que les dieux se soucient des hommes, mais pas de la façon dont se limaginent la plupart des gens ». Le problème nest pas de nier ou non les dieux, le problème est de ne pas se conformer aux croyances traditionnelles du peuple, dans leur contenu comme dans leurs modalités. Pareille originalité, dans un corps politique et social tel que la démocratie athénienne, ne pouvait, surtout en temps de troubles, être admise par la cité. Alors, est-ce de lintolérance ? À la même époque, les poètes comiques ne se privaient pourtant pas de railler les dieux avec un manque de respect bien supérieur avec ce que lon pourrait trouver dans les témoignages relatifs à Socrate. Dune certaine manière, les plaisanteries étaient attendues en matière de religion comme en matière de personnalités politiques par le public des comédies ; ne pas en être gratifié en allant au théâtre aurait été aussi décevant que, pour nous, ouvrir un journal satirique et ny trouver que louanges sincères du gouvernement ! Mais le cadre de ces plaisanteries était celui de la cité. Comédies et tragédies étaient représentées dans des concours publics, et non dans des théâtres privés, lors de fêtes religieuses célébrées par la communauté entière, une ou deux fois par an. Les pièces représentées étaient choisies par un magistrat, et le spectacle financé par les citoyens les plus riches. Ces fêtes, qui attiraient environ 10 000 personnes, étaient donc une grande célébration de la cité par elle-même, sous le patronage de Dionysos. Dans ce cadre-là, oui, la raillerie religieuse ou le blasphème étaient autorisés, encouragés et applaudis tandis que les mêmes propos, dans la bouche dun philosophe ou dun sophiste, seraient tombés sous le coup dune accusation dimpiété. Ce nest donc pas en elle-même, en tant quopinion religieuse déviante ou athée, quune opinion est condamnable ; cest en tant quelle risque de saper les fondements traditionnels de la communauté politique et cette évaluation était parfaitement claire pour tous et approuvée de tous. Dans leurs apologies, ni Platon ni Xénophon ne songent à dénoncer lintolérance de la Cour qui condamna Socrate. Pourtant, ces apologies sont des compte rendus plus ou moins fictifs rédigés une génération plus tard et nobéissent donc pas au souci diplomatique qui pourrait gouverner une réponse judiciaire sur le vif, lorsque lissue est encore incertaine et quil faut ménager la susceptibilité des juges. Ce nest pas par prudence, mais parce quau fond ils sont daccord : lathéisme est mauvais parce que et lorsquil est anti-civique. Il ne sagit donc que de plaider sur les faits : Socrate nétait pas athée, les athéniens lont mal compris, la procédure était trop brève pour permettre à laccusé de sexpliquer correctement, etc. Si la cité antique est intolérante, cest dans un sens purement médical, ce nest pas dans un sens moderne : elle est allergique à ce qui constitue un risque pour son unité, et cette unité, cest la tradition qui la cimente.
On pourrait en dire autant de la liberté dopinion en matière politique. Bien sûr, lisegoria et la parrhesia ne sont pas un simple simulacre en matière de liberté dexpression. Cette liberté de parole est estimée et pratiquée à Athènes, et on peut considérer que, si la population qui navait pas le statut de citoyen (femmes, esclaves, métèques) ny avait aucune part, en revanche, pour les citoyens, la pratique et même le devoir disegoria avaient abouti à produire un niveau élevé de politisation du petit peuple, y compris parmi les citoyens qui vivaient dans les campagnes et non à la ville. Mais cest un devoir beaucoup plus quun droit, et, comme telle, elle reste avant tout laffaire de la cité : lAssemblée requiert que les citoyens discutent librement de la politique commune puisque cest par et dans cette procédure de décision quAthènes sidentifie comme cité démocratique, mais cela ne constitue nullement cette libre expression comme un droit que le politique ne saurait limiter sans se voir taxer dintolérance. Lorsque les circonstances lexigent, il ny a nulle contradiction à ce que lAssemblée édicte une loi restreignant la liberté de parole. Si ce genre de loi est rare, cest parce quen augmenter le nombre ne serait pas utile ce nest nullement au nom dun droit imprescriptible de chacun à la liberté dopinion. Aucun athénien naurait admis lidée que lEtat na pas le droit dintervenir en la matière : « La liberté, cela signifiait le règne de la Loi et la participation au processus de prise de décisions, et non la possession de droits inaliénables ».
Plus généralement, on peut dire quil ny a aucun domaine de la vie privée qui échappe en droit au pouvoir public. La cité par exemple a droit de regard sur la façon dont les individus dépensent leurs propres biens : une loi de Solon frappait datimie (déchéance de tous les droits civiques) ceux qui dilapidaient leur patrimoine. Elle a droit de regard aussi sur la façon dont chacun occupe son temps : toujours en vertu dune loi de Solon, loisif (qui ne travaille pas et ne se mêle pas de politique) doit se tenir prêt à rendre des comptes au premier venu qui voudra lassigner en justice. Aristote exprime la même méfiance envers tout ce qui relève de la vie privée : il propose de « créer une magistrature spéciale qui aura à lil ceux dont le mode de vie [privé] nest pas à lavantage de la constitution » en vigueur. Même une législation comme celle quinstitue Platon dans les Lois na rien dune utopie totalitaire qui rejetterait tout ce qui, dans la réalité politique et religieuse antique, pourrait nous sembler « moderne » ; elle donne une effectivité législative et policière à ce qui est déjà une possibilité dans la réalité historique de lépoque, à savoir un contrôle de la cité sur les individus dans toutes les formes de leur existence. Si pareil contrôle ne fut activé que dans des cas historiques limités alors quil lest en permanence dans les Lois qui font de la non-délation un délit capital , il pouvait toujours lêtre si les circonstances le rendaient utile pour la cité.
Cela signifie-t-il que la cité grecque affichait une tolérance de façade, mais quelle reposait sur une intolérance de principe ? Il faut plutôt comprendre que notre opposition entre tolérance et intolérance nest pas pertinente, parce que nexiste pas alors quelque chose qui, aujourdhui, nous paraît aussi important que naturel, à savoir la réversibilité des devoirs en droits. Pour nous, là où il y a devoir, il y a un droit corrélatif : si lÉtat a des devoirs envers les citoyens, cest parce que ceux-ci ont des droits, quils pourront revendiquer sils les estiment lésés, et qui feront dun pouvoir qui ne respecterait pas ces droits un pouvoir intolérant. Mais cette réversibilité est historique. Elle nexistait manifestement pas dans lAntiquité. Non que seule la cité soit libre, tandis que les citoyens seraient esclaves (cest la conclusion radicale de Benjamin Constant) ; mais la liberté de la cité et celle de lindividu nont pas du tout le même statut et ne peuvent pas être mis en balance ou en compétition, doù linvalidité des concepts de tolérance ou dintolérance. Lindividu a bien une sphère dindépendance où il exprime ses préférences, ses opinions, ses choix, sans se les voir dictés par la cité à chaque instant (point sur lequel Platon va bien au-delà du contrôle étatique réel, historique) ; mais cette sphère privée nest pas considérée comme dotée dun caractère juridique, ce qui exclut toute garantie formelle des libertés individuelles et donc toute interprétation des restrictions de ces libertés par la cité en termes dintolérance. La liberté individuelle est un état de fait, plus ou moins limité en fonction de la menace qui pèse sur la collectivité, mais néanmoins réel ; ce nest pas un droit de lindividu opposable à lÉtat.
3) Lois de la cité et droits de lhomme
Cela tient à une autre absence : il ny a pas dans lAntiquité païenne de « dehors » juridique par rapport au droit de la cité ; il ny a pas une loi autre que la justice particulière dune cité qui serait suffisamment élaborée pour pouvoir éventuellement entrer en conflit avec la loi positive et la constituer comme intolérante. Même lorsque le stoïcisme développe lidée dune loi universelle ayant pour sujet lhomme en tant quêtre rationnel et non en tant que membre dune communauté politique qui lui donne tel ou tel statut (par où les stoïciens ont parfois été tenus pour les inventeurs des droits de lhomme), cest comme une extension de la loi de la cité que cette loi universelle est pensée. Il y a sur ce point des formules qui peuvent facilement tromper un esprit moderne ainsi lorsque Marc Aurèle déclare : « Ma cité et ma patrie, comme Antonin, cest Rome ; et, en tant quhomme, cest le monde ». Cette double citoyenneté ne signifie nullement que, en tant que citoyen du monde, jai des droits et des devoirs qui peuvent entrer en conflit avec ceux que me donne mon statut de citoyen de Rome. Autrement dit, cela nouvre en rien la possibilité conceptuelle de penser les décisions de Rome comme tolérantes ou intolérantes. Oui, les esclaves et les femmes relèvent de la même justice universelle que les hommes libres puisquils sont des êtres rationnels ; pour autant, les stoïciens ne se sont jamais particulièrement signalés par un engagement quelconque en faveur de labolition de lesclavage ou de légalité des sexes dans la société. Ce genre de choses nous gêne beaucoup, nous y voyons une inconséquence déplaisante que nous ne pouvons nous empêcher dexpliquer par des voies détournées et obscures, celles du déterminisme culturel dune époque ou de lhypocrisie sociale dune classe dominante. Mais je crois que lexplication est tout autre. Elle tient dans une façon, opposée à la nôtre, de penser les rapports entre luniversel et le particulier, entre la loi de lhomme en tant quhomme et celle de lhomme en tant que membre de tel ou tel groupe. Cest probablement avec les stoïciens que lon peut le mieux saisir cela, précisément parce que lon trouve chez eux quelque chose que lon pourrait prendre comme une première mise au point de la distinction juridique entre universel et particulier. Avant le stoïcisme, la justice est constamment définie par ses détracteurs comme par ses défenseurs comme le fait de ne pas transgresser les lois et les usages de sa propre cité ; elle ne concerne donc, au sens propre, que les relations entre les citoyens. Pour autant, on ne peut pas faire nimporte quoi dans les autres types de relations humaines (celles dun homme adulte libre avec une épouse, un enfant ou un esclave, celles dun citoyen avec un allié militaire ou un partenaire commercial étranger à sa cité). Mais il sagit alors, non de la justice au sens strict, avec ses formes spécifiques organisées par la loi et ses contraintes, mais dune exigence plus vague, moins codifiée, placée sous le patronage dun dieu et non sous lemprise dune loi. Par exemple, on traite correctement un étranger pour plaire à Zeus Xeinios ; les traités conclus avec dautres peuples reçoivent une force contraignante par des invocations rituelles solennelles. Hors de la cité, lexigence de justice sappuie sur des lois non écrites, celles de tel ou tel dieu. Mais attention : cela ne signifie pas quune loi divine limiterait la loi politique. Le mouvement est inverse : il consiste à étendre la protection quun dieu exerce sur la cité à des individus qui nen sont pas citoyens ; cest une manière de régler les relations avec ceux qui sont hors du domaine dapplication normal de la justice en les faisant plus ou moins entrer dans la communauté politique, par le biais du patronage bienveillant dun dieu. Cela ne signifie pas quils acquièrent ainsi des droits, et qui traite mal sa femme nencourt que la désapprobation du voisinage ou la colère de Héra. Il ny a donc là nulle justice transcendante, mais une justice plus faible et comme de surplus, qui élargit de façon assez floue la justice de la cité à ceux qui nen relèvent pourtant pas au sens propre. Comme le note Alasdair MacIntyre :
Dans le monde antique, lextension de la portée de la justice au-delà de ses limites originales, passablement étroites, fut en général non pas une remise en cause de lassimilation des frontières de la justice aux frontières de la communauté politique, mais plutôt une extension de la conception de ces frontières.
Cette justice « de surplus » passe toujours après la justice de la cité : aussi est-il impossible quelle entre en conflit avec elle. Ici, le stoïcisme est un bon révélateur de notre éloignement mental par rapport à lAntiquité, là même où nous croirions identifier par-delà les siècles des choses familières ou des prémisses de structures plus tardives. Les stoïciens sont les premiers à affirmer que loi et justice ne sont pas laffaire dune cité ou dun groupe, mais quune loi naturelle, universelle, règne de façon égale sur tous les hommes en tant quils sont des êtres rationnels et ordonne de les traiter tous, comme tels, selon un même droit. Doù des formules qui semblent nous faire passer directement de lAntiquité à la modernité : « Si la nature prescrit de prendre soin dun homme pour cette seule raison quil est homme, (
) nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle et en conséquence il est interdit par la loi naturelle dattenter aux droits dautrui » ; « affirmer quun esclave nest en aucune circonstance le bienfaiteur de son maître, cest ignorer que lhumanité a ses droits ». Il faut comprendre cependant comment ces affirmations universalistes se combinent avec les droits et les devoirs du citoyen. Les études de cas auxquelles se livre Cicéron, dans le traité Des devoirs, montrent que cest toujours la même logique dextension souple qui prévaut. Par exemple, un sage qui meurt de faim a-t-il le droit de voler la nourriture dun autre homme, si ce dernier est un inutile ? Un homme de bien mourant de froid peut-il dépouiller un méchant tyran ? Selon Cicéron, ce sont « des cas faciles à décider » : lhomme utile à la société peut impunément dépouiller autrui pour préserver sa propre vie, surtout si autrui est un inutile, a fortiori sil est un tyran, puisque « il ny a aucun lien social entre nous et les tyrans, il y a plutôt un écart extrême » ; cest cette absence de lien social (dont lhomme « inutile » est déjà une figure) qui légitime, même au regard de la loi universelle, les solutions proposées :
Maladie, pauvreté ou inconvénients de ce genre ne sont pas plus contre la nature que le vol ou le désir du bien dautrui ; négliger lintérêt commun, voilà qui est contre nature ; car cest une injustice. Cest pourquoi la loi naturelle elle-même qui observe et maintient lintérêt commun décidera certainement quun homme sage, bon et courageux dont la mort serait un grand préjudice pour lintérêt commun prenne à un homme paresseux et inutile ce qui lui est nécessaire pour vivre.
La loi universelle qui promulgue des droits de lhomme en tant quhomme nest donc pas une loi reconnaissant à chacun des droits inaliénables qui dériveraient de sa simple nature humaine. Cest une loi qui élargit la notion de communauté sociale et dintérêt commun à plus dhommes que nen compte la cité : « Si la nature prescrit de prendre soin dun homme pour cette seule raison quil est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous », précise Cicéron autrement dit : la notion dun droit de lhomme en tant quhomme na aucun sens si on ne continue pas de la comprendre comme le droit dun élément appartenant à un groupe unifié par un intérêt commun. Dans ce cadre élargi, la conception de la justice reste inchangée : chaque individu a des droits à proportion de sa contribution au bien commun ; et ces droits sont sujets à variations, restrictions, redéfinitions en fonction de cette contribution. Aussi les impératifs de la loi universelle stoïcienne sexercent-ils toujours dans les espaces laissés vides par la loi positive et lorsquils ne risquent pas den restreindre lapplication. Par exemple, que devons-nous à un étranger ? Ce qui est dû à tout homme en vertu de son appartenance à lespèce humaine, répond Cicéron. Quest-ce que cela veut dire concrètement ? Un vers du poète Ennius nous lapprend : « lhomme qui indique aimablement son chemin à un voyageur égaré agit comme un flambeau où sallume un autre flambeau ; il néclaire pas moins quand il a allumé lautre ». Autrement dit, « il est prescrit de concéder même à un inconnu tout ce quon peut lui donner sans dommage », et Cicéron de citer des formules habituelles : « ne pas empêcher de puiser à leau courante », « permette quon prenne du feu », « donner sil le veut à celui qui délibère un conseil de bonne foi » et de poursuivre en disant quil sagit de « choses utiles pour ceux qui les reçoivent, sans dommage pour qui les donne. Cest pourquoi il faut y recourir et toujours apporter notre part à lintérêt commun. Mais puisque les ressources de chacun sont petites et quil y a une infinité de gens dans le besoin, notre libéralité envers tous en général doit rester dans la limite indiquée par Ennius : votre flambeau néclaire pas moins (
), pour avoir la possibilité dêtre généreux envers nos proches.
La « libéralité envers tous » doit être mesurée en fonction de ce que laisse en reste la libéralité envers ceux dont le statut daprès la loi de la cité exige prioritairement nos efforts : cest bien une logique du « surplus ». Il y a donc une grande continuité de la cité classique à lEmpire romain : la notion dune loi universelle est construite comme une simple extension, fondée sur la théologie, de la loi qui informe les relations des citoyens libres. Il en va ici comme des préceptes qui, dans le droit romain, forment le jus gentium, branche du droit qui garantissait les traités entre États et les contrats commerciaux entre citoyens romains et étrangers : ces normes du jus gentium ne sont quune extension du droit romain.
4) De la conception antique à la conception moderne de la tolérance : la revendication chrétienne
Si lon compare cette façon de penser et de pratiquer le rapport entre luniversel et le particulier, entre la norme et ses marges, à la conception moderne de la tolérance, on conviendra quil nest possible de parler de tolérance, à propos de lAntiquité païenne, que si lon admet que le terme est équivoque. Équivocité, là où la « tolérance » religieuse antique nest pas le respect de la religion de lautre, mais la crainte communément partagée des dieux. Les dieux sont des êtres un peu mystérieux et surpuissants avec qui il faut cohabiter dans un même monde ; il serait risqué de les vexer et plus profitable de ménager un culte à chacun, auquel participeront ceux qui le trouveront à leur goût. Équivocité encore, là où la « tolérance » politique nest pas le respect des opinions dindividus ou de groupes constituant une sous-communauté qui se verrait reconnaître des droits propres ; lisegoria et la parrhesia font partie de la forme politique propre à la cité, celle par laquelle la cité sidentifie et décide, mais elles ne sauraient échapper à lintérêt commun, qui est toujours lhorizon unique et indépassable de la discussion politique. Qui fait des propositions pernicieuses au bien commun fait des propositions illégales et risque dêtre significativement ostracisé, cest-à-dire physiquement expulsé de lespace géographique de la cité (sans perdre ni ses droits civiques ni ses biens : ce qui importe, cest quil ne soit plus là et que donc, dans une civilisation qui ignore la communication à distance et la représentation ou la délégation, il ne puisse plus prendre part, en quelque lieu que ce soit de la cité, à la discussion). Équivocité enfin, là où lélargissement des devoirs de la communauté envers les étrangers ne va jamais plus loin quune sorte de surcroît, de luxe finalement, autorisé par la solidité de la communauté elle-même ; or ce luxe est fonction de cette solidité il ne saurait exiger delle quelle se mette en péril. Cest là une façon de penser les rapports entre particularité et universalité qui rend le monde païen très éloigné de notre modernité. Comme le dit Paul Veyne : « nous allons de luniversalité vers linstitution, eux partaient de linstitution et, même sils poussaient jusquà leur démocratie, ils nont jamais senti luniversalisme comme un idéal ou un remords, mais comme une faveur ou un excès ». Pour que la notion moderne de tolérance émerge, il fallait que cette manière de poser luniversalité comme un surplus par rapport aux lois particulières soit renversée, et que du même coup soit dépassée une idée qui nous paraît contradictoire, à savoir que lon peut accepter des libertés sans en faire des droits. Il fallait que la loi universelle soit, non plus une extension de la loi positive, mais une autre loi, éventuellement concurrente, qui peut créer des conflits dexigence dans le cadre desquels il y aura, comme solutions possibles, des attitudes qui pourront alors être considérées comme tolérantes ou intolérantes dans une acception moderne.
Cette transformation, cest avec les chrétiens quelle sopère. Rien ne le montre mieux que la différence des attitudes que lEmpire romain a adoptées face aux Juifs et aux chrétiens, lorsquils ont réclamé une liberté religieuse. Alors même que le refus des Juifs de se conformer au mode de vie romain était beaucoup plus radical que celui des chrétiens, cest pourtant envers les chrétiens que le pouvoir romain a mené une politique répressive, alors quil avait accordé aux Juifs le droit de ne pas participer aux rites de la religion romaine, ainsi que dautres tolérances relatives à la vie quotidienne. Pourquoi ce traitement de faveur ? Parce que le caractère national clairement affirmé du dieu dIsraël permettait encore de rendre acceptable aux romains la singularité du groupe qui sen réclamait. Ce caractère national donnait une forme intelligible et familière à un culte pourtant dune étonnante intransigeance, et rendait possible de le traiter selon le principe juridique qui accordait aux sujets de lEmpire le droit de vivre selon leurs coutumes religieuses nationales. Cest en tant que religion nationale que le judaïsme fut traité comme une religio licita, comme le montrent certains efforts du pouvoir romain pour accentuer le caractère national du culte juif (ainsi Julien lApostat qui voulut reconstruire le Temple de Jérusalem). On comprend que lEmpire ait pu transiger avec Israël en lui consentant un statut spécial, pour autant quil renonçait à tout prosélytisme. Parce que le dieu dIsraël était un dieu national, il restait au moins formellement en accord avec la conception foncièrement pacifique de la religion qui avait dominé toute lAntiquité.
Cest ce caractère national qui disparaît avec le christianisme, ce qui explique quune intolérance proprement dite napparaisse quà légard de cette religion. Ces Juifs particuliers qui se réclament du Christ, et qui se désigneront bientôt du nom honni de chrétiens, revendiquent la croyance en un dieu qui est « celui de tous », quon le veuille ou non, quon le sache ou non, et qui, comme tel, offre une étrangeté inassimilable par cette civilisation pourtant prête à tout absorber quétait la civilisation romaine païenne. Le dieu des chrétiens, cest le dieu des Juifs qui se déclare seul véritable dieu, qui de façon sectaire rejette les autres cultes dans lidolâtrie , mais avec cette circonstance aggravante quil est un dieu dénationalisé : Dieu de tous et de personne en particulier. Les quelques occurrences de religions dénationalisées antérieures (les cultes à mystères) navaient pas les prétentions universalistes du christianisme : elles ne garantissaient limmortalité, par exemple, quà un groupe restreint, celui de leurs initiés, et ne rejetaient pas les autres cultes comme de fausses religions ou de diaboliques contrefaçons. Le chrétien, lui, ne se borne pas à affirmer : « je nobéis pas à la même loi que vous », mais : « je nobéis pas à la même loi que vous, et vous devez reconnaître cette loi à laquelle jobéis parce quelle vaut pour tous, que vous lacceptiez ou non ». Aussi, rien de moins païen que la façon dont les chrétiens commencèrent à réclamer la liberté religieuse et à revendiquer une tolérance de lEmpire à légard de leur croyance. En témoigne par exemple Tertullien, en 197, dans son Apologétique :
Que l'un soit libre d'adorer Dieu et l'autre Jupiter ; que l'un puisse lever ses mains suppliantes vers le ciel, et l'autre vers l'autel de la Bonne Foi ; qu'il soit permis à l'un de compter les nuages en priant, puisque c'est là votre croyance, et à l'autre les panneaux des lambris ; que l'un puisse vouer à son Dieu sa propre âme, l'autre celle d'un bouc. Prenez garde, en effet, que ce ne soit déjà un crime d'impiété que d'ôter aux hommes la liberté de la religion et de leur interdire le choix de la divinité, c'est-à-dire de ne pas me permettre d'honorer qui je veux honorer, pour me forcer d'honorer qui je ne veux pas honorer ! Il n'est personne qui veuille des hommages forcés, pas même un homme. Aussi bien, on accorde aux Égyptiens la liberté de se livrer à leur superstition si vaine qui consiste à mettre des oiseaux et des bêtes au rang des dieux et à condamner à mort quiconque a tué un de ces dieux. Chaque province, chaque cité a son dieu à elle (
). Nous sommes les seuls à qui l'on refuse le droit de posséder une religion à nous. Nous offensons les Romains et nous ne sommes pas regardés comme des Romains, parce que nous adorons un Dieu qui n'est pas celui des Romains. Heureusement qu'il est le Dieu de tous les hommes, à qui, bon gré mal gré, nous appartenons tous. Mais chez vous, il est permis d'adorer tout, hors le vrai Dieu, comme s'il n'était pas plutôt le Dieu de tous, celui à qui nous appartenons tous.
Autant les romains pouvaient entendre le début de cette revendication (à chaque peuple ses dieux et ses cultes), autant la conclusion devait leur paraître inadmissible. Non seulement les chrétiens reprenaient lidée juive selon laquelle y a vrai et faux dieux, idée incompréhensible et sacrilège pour les païens qui ne concevaient que des dieux plus ou moins puissants ; mais en outre, ils faisaient de ce dieu non pas « leur » dieu, comme les Juifs, ce qui aurait encore permis de fermer les yeux sur cette détestable lubie qui consistait à le proclamer seul véritable, mais « le dieu de tous les hommes ». En somme, pour la première fois, Rome était face à un groupe qui réclamait une tolérance qui ne fût pas dintégration dans les normes en vigueur, mais une tolérance exigée, comme un devoir, au nom dun droit autre, universel en un sens nouveau une universalité non pas construite par extension à partir du droit positif, mais imposée du dehors au nom du dieu « à qui, que nous le voulions ou non, nous appartenons tous ». Cette exigence était complètement anormale, et cest bien comme telle quelle fut rejetée. Il est frappant de noter que les persécutions contre les chrétiens neurent en général pas pour motif leurs agissements ; ce nétait pas, par exemple, en raison de leur refus de rendre un culte aux empereurs (ce qui était pourtant un délit). Ce qui était interdit, cétait, tout simplement, « dêtre chrétien », de porter le nomen christiani. Comme lécrit Paul Veyne : « les empereurs qui persécutèrent les chrétiens les condamnaient pour leur anormalité et non pour quelque déloyauté (
). Le but de la condamnation, selon la sentence prononcée dès 180 contre les martyrs de Scilli, en Afrique, était de faire revenir les chrétiens à la Roman way of life (ad Romanorum morem redire) ». Les critiques des intellectuels païens (Marc Aurèle, Galien, Lucien ou Celse) vont dans le même sens : on ne peut se contenter de dire que les chrétiens ont un autre dieu que les dieux romains, parce que leur manière danéantir la valeur de tout autre culte que le leur est si profondément opposée à lesprit religieux « normal » quelle les désigne comme athées ; ils sont ennemis du genre humain ; il faut les éliminer en tant que destructeurs de la civilisation humaine. Pour une Rome persuadée davoir réalisé le rêve dAlexandre le Grand, faisant de chaque homme libre un citoyen du monde et de lEmpire une assemblée universelle (oikouméne) qui coïncide avec la civilisation humaine, les chrétiens étaient, en un mot, des barbares de lintérieur, et cest bien contre des barbares menaçant la civilisation que Celse appelle chaque citoyen à sengager :
Il est une race nouvelle dhommes nés dhier, sans patrie ni traditions, ligués contre toutes les institutions religieuses et civiles, poursuivis par la justice, universellement notés dinfamie, mais se faisant gloire de lexécration commune : ce sont les chrétiens (
). Dans ces derniers temps, les chrétiens ont trouvé parmi les Juifs un nouveau Moïse qui les a séduits mieux encore. Il passe auprès deux pour le fils de Dieu et il est lauteur de leur nouvelle doctrine (
). On sait comment il a fini. Vivant, il navait rien pu faire pour lui-même ; mort, dites-vous, il ressuscita et montra les trous de ses mains. Mais qui a vu tout cela ? (
) Soutenez lempereur de toutes vos forces, partagez avec lui la défense du droit ; combattez pour lui si les circonstances lexigent ; aidez-le dans le commandement de ses armées. Pour cela, cessez de vous dérober aux devoirs civils et au service militaire ; prenez votre part des fonctions publiques, sil le faut, pour le salut des lois et la cause de la piété.
Quelques siècles plus tard, lorsque ce seront les derniers païens qui réclameront la tolérance pour leurs cultes exsangues, on pourra constater que cette étrangeté ne sest pas amoindrie avec le développement du christianisme. Un texte majeur sur ce point est la Relatio adressée en 384 par Symmaque, alors préfet de Rome, à lempereur Valentinien II pour demander le rétablissement de lautel de la Victoire à Rome, symbole du paganisme, à loccasion de laquelle il se livre à un plaidoyer en faveur de la religion païenne :
Chacun a ses coutumes, chacun a ses rites ; lintelligence divine a attribué aux villes, pour leur sauvegarde, des cultes divers ; comme les âmes aux enfants qui naissent, ainsi aux peuples sont impartis des génies responsables de leur destinée. Vient sajouter lintérêt qui lie le plus fortement les dieux à lhomme. Car puisque toute explication rationnelle demeure cachée, doù la connaissance des divinités peut-elle venir plus correctement que du souvenir et des enseignements des succès passés ? Dès lors, si cest la longue durée qui donne de lautorité aux religions, il faut conserver une foi (vieille) de tant de siècles et suivre nos parents qui ont eux-mêmes suivi avec profit les leurs. Nous demandons donc la paix pour les dieux de nos pères, pour nos dieux nationaux. (
) Ce sont les mêmes astres que nous contemplons, le ciel nous est commun, le même univers nous enveloppe : quimporte par quelle sagesse chacun cherche la vérité. Il ne peut se faire quon parvienne à un si grand mystère par un chemin unique.
À cela Ambroise, alors évêque de Milan, oppose un net refus : à la mention dune diversité des chemins qui conduisent à comprendre le mystère du monde, il réplique ainsi : « Ce que vous ignorez, cela nous avons appris à le connaître par la voix de Dieu. (
) Vos vues ne rencontrent donc pas les nôtres ». Lidée dune pluralité de « chemins » fait scandale dans un monde où Dieu indique la seule voie droite. Désormais, la loi universelle même si, historiquement, elle se confond alors avec le pouvoir romain, mais ce ne sera pas la seule fois dans lhistoire où une grande idée servira darme à ceux-là même qui lauront produite exclut la souplesse et la négociation qui caractérisaient son rapport aux lois particulières et aux coutumes chez les païens.
Conclusion
Laissons là lHistoire. Je marrête à ce moment où lidée que la tolérance puisse être un devoir, ou puisse être réclamée comme un droit, est « inventée » par les chrétiens. Peu importe ici que les chrétiens naient inventé ce droit que pour le confisquer à leur profit. Par leur manière de penser luniversalité dun droit, ils sont bien les fondateurs de lidée moderne de tolérance, tandis que la géométrie variable de la tolérance païenne nous paraît illégitime dans son essence et dangereuse dans les faits. En quoi cependant la façon dont les païens ont pensé et pratiqué cette autre forme de tolérance que jai décrite nous intéresse-t-elle ? À nos questions modernes (doit-on être tolérant ?, y a-t-il un devoir de tolérance ?, la tolérance est-elle une valeur fondamentale ?, etc.) les païens auraient répondu de façon négative. Non, la tolérance nest pas un devoir, ni un droit, ni une valeur éminente ; la tolérance est un outil, et cest même pour cela quelle ne peut relever daucune des catégories selon lesquelles nous lappréhendons, parce que les outils ne sont pas faits pour garantir par eux-mêmes la valeur des usages que lon en fera. La valeur de cet usage, pour les païens de lAntiquité, dépend de la présence ou de labsence de ce qui seul est vraiment fondamental, cest-à-dire vraiment source de droits : lintérêt commun. Car les limites de leur tolérance sont dessinées par les limites de lintérêt commun. Voilà pourquoi, sans doute, la Déclaration de lUnesco sur la tolérance aurait paru à un païen soit absurde, soit dune abstraction dangereuse : où est lintérêt commun sur lequel régler lattribution dune telle extension et dune telle valeur à la tolérance ?, aurait-il demandé. Cest une question qui reste sans doute dactualité lorsquon sinterroge sur les applications et les limites du principe de tolérance.
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Pascal Taranto
Université de Nantes
Les limites de la tolérance : le cas de lathéisme
Un apologète anglais du XVIIe siècle, Richard Bentley, a pu dire quun « athée, en tant quathée, ne saurait être, ni bon ami, ni bon parent, ni bon père ». Ce jugement nest pas celui dun divine particulièrement enragé qui chercherait à se singulariser en allant à lextrême. Bentley est tout bonnement en train de ressasser un lieu commun qui, dans des contextes intellectuels aussi différents que ceux de la Grèce antique (et païenne) et de lEurope moderne (et chrétienne), a servi à justifier le consensus dune intolérance générale envers lathéisme, tenu pour le pire des crimes, susceptible des pires châtiments. Comment se fait-il cependant quun tel jugement nous soit devenu si étrange et sonne aussi mal à nos oreilles modernes ? Comment se fait-il quil est maintenant évident à la plus large majorité dentre nous, croyants compris, que lathéisme en tant quathéisme, cest-à-dire en tant quopinion selon laquelle il ny pas de Dieu, est parfaitement tolérable et ne fait pas scandale, alors que trois siècles auparavant cétait exactement linverse ? Il est possible que ce brusque renversement (brusque à léchelle de lhistoire) nous aide à penser les ambiguïtés modernes du concept de tolérance. Le traitement de lathéisme serait alors exemplaire de lévolution dun tel concept, depuis le contexte politico-religieux très clair qui le voit naître aux XVIe et XVIIe siècles (et dans lequel la tolérance na pas dautre horizon que la solution des conflits religieux qui ensanglantent lEurope) jusquà nos jours où, attitude (morale) valorisée ou attitude revendiquée comme droit, la tolérance est convoquée à propos de tout et de rien : les murs, la culture, les cultes, les rites, les traditions, le langage, le vêtement, la mode
Cest à Platon que lon doit, à ce quil semble, la première théorie de lintolérance envers lathéisme. Au livre X des Lois Platon distingue clairement trois sortes dincrédules : ceux qui ne croient pas à lexistence des dieux, ceux qui les pensent indifférents aux affaires humaines, et ceux qui croient possible de les séduire par des sacrifices ou des prières. Ces trois opinions, reposant sur des idées du divin contraires à celles que décrètent les lois, sont tenues pour trois causes dactes impies punissables. Lathée occupe la première place dans la hiérarchie des infidèles parce que la croyance « orthodoxe » aux dieux est celle qui les représente aux hommes comme des modèles de justice. On comprend donc que celui qui nie leur existence sera porté plus que tout autre à commettre des actes injustes, criminels. Suit un réquisitoire contre limpiété qui se conclut par des mesures punitives dune extrême sévérité. Or il est intéressant, en ce qui nous concerne, de souligner que Platon, un peu plus loin, entreprend de diviser lathéisme en deux classes :
Il y a, parmi ceux qui ne croient pas à lexistence des dieux, des gens au caractère naturellement juste ; ils haïssent dinstinct les méchants ; la répugnance quils ont pour linjustice leur ôte jusquà la tentation des actes quelle inspire ; ils fuient les hommes injustes et recherchent les justes. Chez dautres au contraire, à la croyance que tout est vide de dieux vient sajouter la faiblesse devant le plaisir comme devant la douleur, mais aussi le don dune mémoire forte et dun esprit pénétrant ; ne point croire aux dieux est avec les premiers une maladie commune, mais quant à la perversion exercée sur les autres hommes, les premiers seraient moins, et ceux-ci plus pernicieux.
Ce curieux texte est peut-être lacte de naissance de lathéisme vertueux, celui quon sattendrait le moins à trouver ici. Cest un athéisme « spéculatif » : il sappuie sur des opinions savantes, et, puisquil nest pas le produit dune incapacité à dominer son appétit de jouissance, il peut être joint à une justice naturelle, ne souffrant pas la méchanceté et lindignité morale. Un tel athée na donc pas à proprement parler besoin dêtre éduqué par lexemple du juste, mais comme lathéisme lui-même est son crime, il a besoin en revanche dêtre rééduqué. Le caractère naturel de sa justice peut lui être reproché et ne le sauve pas de la prison, car il donne à penser à ceux qui justement ont besoin déducation selon la loi que justice et loi peuvent être dissociées. Cet athée-là est récupérable si, après les cinq ans de prison minimum quon lui octroie entrecoupés de visites sermonneuses destinées à son salut, il se repent. Pour autant, même si elle semble lannoncer, la distinction que fait Platon entre ces deux athéismes ne recoupe pas exactement celle qui sera opérée au XVIIe siècle entre lathéisme spéculatif (théorie philosophique ayant pour principe ou conséquence linexistence de « Dieu ») et lathéisme pratique (limmoralisme nécessairement attaché, prétend-t-on, à ce genre de théorie). Le premier semble ici posséder certaines caractéristiques du second, lathée spéculatif sexprimant comme un railleur libertin, et lathée pratique nétant justement pas présenté comme un libertin débauché, mais au contraire comme un dangereux tartuffe, intelligent et rusé, se servant de la religion pour assouvir ses passions et servir ses intérêts, politiques notamment (il est, éminemment, un tyran en puissance). Celui-là mérite deux fois la mort et sera laissé sans sépulture.
Quelle est donc la cause « spéculative » de ces impiétés ? La première cause alléguée par Platon, ce sont les théogonies et cosmologies mythiques (Homère, Hésiode) ; mais ce sont là des « vieilleries » auquel il donne vite congé. Plus modernes et dangereuses sont les doctrines des physiciens qui « retournent les esprits ». Avant de nous demander pourquoi Platon sen prend aux physiciens, il faut remarquer quil déploie demblée, pour réfuter leur « athéisme », une rhétorique de persuasion conçue comme lultime recours avant les grands moyens pénaux. Cest moins un discours de philosophe quun discours de législateur qui vient au secours de « la doctrine traditionnelle de lexistence des dieux » contre des hommes dont le tort nest pas de philosopher, mais de trouver dans la philosophie une confirmation de leur incrédulité naturelle : ils ont sucé leur religion à la mamelle comme tout le monde, mais hélas, chez eux le conditionnement, léducation traditionnelle, na pas atteint son but. Lembarras et la mauvaise grâce de lAthénien à les réfuter (887d et suiv.) montre bien que le problème nest pas de réfuter « philosophiquement » les athées, car tout ce quon peut leur dire en fait (argument promis à de lavenir) en guise dadmonestation, cest « mon fils, tu es jeune : le progrès du temps te fera changer dopinion sur bien des points ». Bref, tu verras quand tu seras vieux, mais en attendant, obéis au législateur.
La longue réfutation de lathéisme qui suit est donc une sorte de doctrine officielle, destinée à soutenir ladmonestation préliminaire : « Jamais homme que les lois ont persuadé de lexistence des dieux na de plein gré commis un acte impie ou proféré une parole criminelle » ; admonestation que lon peut comprendre ainsi : nest impie en acte, ni en paroles, celui qui croit aux dieux comme les lois le lui demandent. Les physiciens sont des hommes dépravés et pervers parce quils supposent que la nature et le hasard sont premiers par rapport à lart, que le monde ne manifeste ni finalité ni intelligence et que la politique est un art sans vérité, car il est le plus éloigné de la nature. Ils renversent ainsi lordre véritable que Platon essaie de reconstituer en partant de la notion dâme comme principe automoteur intelligent, notion qui permet de penser lart comme premier (le monde manifeste un gouvernement intelligent, un art divin) et lart du législateur comme le premier entre tous les arts humains, puisquil consiste à imprimer cet ordre véritable dans les âmes. Il y a donc une solidarité fonctionnelle entre lart politique et la religion, et la réfutation de lathéisme ouvre les portes de lasile et de la maison de correction à tous ces incrédules relativistes et sceptiques, proprement anarchiques et désobéissants « par nature ». La déviance par rapport au credo officiel, posé comme modèle de « rationalité », autorise lenfermement de lathée pour des raisons médicales et politiques.
Lathée est en effet dabord, comme le dit Platon à de multiples reprises, un malade, parce que son tempérament, son idiosyncrasie, ne tolère pas lordre que le législateur veut y mettre, ordre qui constitue la véritable « justice ». Il ne peut pas sintégrer à la société, en tout cas pas à la société platonicienne, qui ne réclame pas un respect extérieur des lois (rappelons que lathée simulateur est le pire), mais la formation complète de lindividu par et pour les lois. La « justice naturelle » de lathée ne vaut rien du point de vue politique, parce que non seulement elle nest pas obtenue par la loi, mais elle se manifeste même contre elle, puisque lathée ne croit pas ce que le législateur lui demande de croire ; sa justice nest donc pas un bien, une vertu, mais un moindre mal pour la société.
Mais lathée est aussi lennemi politique par excellence. Il faut mesurer la raison de cette sévérité à légard des impies et des athées à lampleur de la tâche qui incombe au législateur : être léducateur des citoyens. Or, lathée constitue le pire des exemples pour la jeunesse, parce quil lui donne à penser que le juste par excellence ne vient pas des lois, mais de la nature ; cest-à-dire, traduisons avec Platon, que la jeunesse ainsi séduite, « infectée de cette peste », sera prompte à remplacer la mesure des lois par le dérèglement du désir. La religion est loccasion la plus propice pour la jeunesse de manifester le penchant à la démesure qui lui est propre. La vieillesse pourra guérir lathéisme, la prison le mettre hors détat de nuire, mais il vaut mieux commencer par réfuter ses discours et proposer contre eux une autre doctrine. Car si la jeunesse est certes encline à suivre limpulsion de ses passions (première cause dinstabilité) elle manque de lintelligence nécessaire (des « munitions idéologiques », pourrait-on dire) pour sopposer aux discours persuasifs des athées modernes. Doù la double nécessité de largumentation et de la répression.
Le motif de lexclusion des athées doit être mis en perspective avec la finalité politique assignée à la religion : montrer quun certain ordre cosmique existe, et quil doit se refléter jusque dans lorganisation des cités et la formation des citoyens. Cest pourquoi la forme la plus grave de la démesure des jeunes consiste à offenser les valeurs les plus partagées par la société, celles qui assurent sa cohésion et sa distinction en tant que société. Et Platon insiste bien sur le caractère collectif du dommage : ces choses-là sont plus graves que celles qui touchent simplement lindividu. Il ne sagit pas tout bonnement de dire que les jeunes ne respectent rien, mais de comprendre que la cohésion de la cité se joue déjà dans la coutume et la tradition, non pas telle coutume ou telle tradition en particulier, mais dans le fait que certaines choses deviennent, en général, coutume, tradition, lois non écrites. En effet, souligne Platon, la coutume et les lois non écrites sont comme le lien et le ciment des cités. Le législateur est invité non pas au conservatisme (on a vu que Platon congédie sans ménagement les vieilleries des poètes), mais à porter le regard des lois sur la constitution même de la « tradition », qui ne devrait pas échapper à son contrôle, même si cette entreprise peut sembler bizarre et choquante. Dans le contexte des Lois, on chercherait vainement la moindre idée de tolérance, précisément parce que Platon se fixe cette tâche inédite de résorber les plus infimes variations des comportements individuels à travers le règlement maniaque de léducation. De ce point de vue, lathéisme nest pas une « petite variation » mais la plus importante déviance que le législateur puisse rencontrer : lathée est lesprit fort ou la forte tête qui ne veut pas se laisser persuader.
De cette condamnation platonicienne de lathéisme, je retiendrai les trois points suivants :
lathéisme est inhérent à certaines doctrines spéculatives ;
il y a des athées justes « par nature » ;
lathéisme est intolérable, parce quil sape les fondements de lordre social que le politique a pour mission de mettre en place.
Dans lOccident chrétien, la première proposition sera tenue pour problématique et la seconde pour fausse. La troisième, en revanche, restera valide. La distinction platonicienne entre un athée « spéculatif » qui pourrait être juste naturellement et un athée pervers, dissimulateur et immoral, disparaît avec létablissement du christianisme et ne refera précisément surface quau moment où le matérialisme et latomisme, similaires à ces « doctrines savantes » dont parle Platon, réapparaîtront en force au milieu du XVIIe siècle, obligeant les apologètes à la réactiver pour pouvoir lutter contre la philosophie perverse. Non sans difficultés : si les Pères et les premiers apologètes savaient quil existait, chez les anciens philosophes, un athéisme proche du sens que nous lui donnons, celui de la négation spéculative de lexistence des dieux, on discutait très peu de cet athéisme, sinon pour en souligner le caractère rare. Ces athées constituent une sorte de bizarrerie, de monstruosité, un cas de cécité intellectuelle comme disait St Anselme, et cest en fait le paganisme immoral qui était visé par le mot « athéisme » aux débuts de létablissement du christianisme. Le mot ensuite se vide de toute signification univoque au fur et à mesure quil devient réservé à la polémique. Après la Réforme, tout le monde sera lathée de quelquun ! Mais lathéisme, comme position philosophique génératrice dimpiété, va progressivement devenir, pour reprendre le mot de Lucien Febvre, « impensable », et ce pour des raisons, semble-t-il, essentiellement scripturaires (même si ces raisons ont pu être secondées par des arguments tels que ceux de linnéité de lidée de Dieu et de la conscience morale, du consentement universel, etc.), qui vont en même temps impliquer limpossibilité de lathéisme juste.
Ces raisons senracinent dans une certaine lecture du Psaume 14 (et aussi 53) : « Linsensé a dit en son cur : il ny a point de Dieu
». Ce passage réduit tout athéisme à lathéisme pratique, la corruption des murs, qui se voit dans les uvres : aucun, « pas même un seul, ne peut faire le bien ». Intelligent est celui qui cherche Dieu, et celui qui ne le cherche pas est abruti à un double titre : il na pas le sens commun, et il est corrompu par les sens. On est certes dans lAncien Testament et lathéisme y est avant tout une désobéissance aux commandements divins, cest-à-dire quil est directement pratique. Mais Paul (Épître aux Romains III, 10) en donnera une lecture nouvelle, déterminante pour la suite : tous (Juifs comme Grecs) sont sous lempire du péché. La nature humaine, corrompue par le péché, ne peut en aucun cas faire preuve dune quelconque justice ou vertu par elle-même, mais par la grâce de Dieu seulement. Celui qui refuse Dieu est donc condamné à limmoralité. Lathéisme peut ainsi devenir la limite théorique de la tolérance, et lathée pratique, non pas un philosophe qui se corrompt par sa doctrine, mais un corrompu qui se donne des airs de philosophe.
Cette lecture se prolonge jusquà Locke, pourtant défenseur exemplaire de la tolérance au point quon a longtemps cru quil en était presque linventeur. Il a beau défendre dans lEssai, et sur des fondements strictement philosophiques, une tolérance universelle et raisonnable, dans la liste des exclusions que dresse sa fameuse Lettre sur la tolérance, lathée occupe encore la première place, avec les catholiques et les sectes séditieuses. Le principe de ces exclusions, pourrait-on dire, est platonicien, cest-à-dire politique : « le magistrat ne doit tolérer aucun dogme qui soit opposé et contraire à la société humaine ou aux bonnes murs nécessaires pour conserver la société civile ». Pourtant, les catholiques, qui sont directement soumis à lautorité dun Prince étranger (représentant donc un vrai danger politique), ne sont pas exclus, eux, de la tolérance raisonnable et universelle défendue dans lEssai : « si quelque papiste croit que ce quun autre appelle du pain est le corps du Christ, il ne fait aucun mal à son voisin ». Mais celui qui ne croit pas du tout au Christ, celui-là reste entièrement inexcusable, même dun point de vue raisonnable. Comme chez Platon, la philosophie se joint à la politique pour justifier son exclusion. À la restriction du champ de la connaissance certaine répond en effet laccent mis sur le caractère pratiquement essentiel des preuves qui sont lobjet dune démonstration, et parmi celles-là, la plus importante est la preuve de lexistence de Dieu que lEssai nous présente comme irréfutable. Ce théisme essentiel, qui voit en Dieu le créateur intelligent du monde et la source de toutes les lois morales naturelles, fonde le caractère contractuel de la société lockienne, laquelle ne peut subsister que si chacun sengage à respecter sa parole. Lathée, délié de tous les liens de la société civile par ses opinions, est donc toujours ressenti comme le danger des dangers, sans quil soit besoin dautres justifications tellement Locke emprunte ici des sentiers rebattus.
Or, quelque chose de capital pour nous, me semble-t-il, se produit avec Bayle. Bayle, dans les Pensées diverses sur la comète, réactive en effet la distinction platonicienne de lathée contemplatif et juste et de lathée immoral, mais cest pour linfléchir dans une direction inédite. On connaît ses fameux paradoxes : non seulement doit-on reconnaître la possibilité dun athéisme vertueux, mais aussi celle dune société dathées ! Ces paradoxes lui vaudront dêtre accusé par Jurieu de faire lapologie de lathéisme. Ce qui est faux évidemment, et Bayle à ma connaissance ne demande nulle part explicitement la tolérance pour les athées. Mais en même temps il fait plus que cela : il fonde la possibilité de cette tolérance en réfutant largument selon lequel lathéisme est le vice suprême qui conduit à la dissolution des sociétés. Le § 133 résume cet argument bien connu : lathée ne croit pas en la providence, donc il ne recherche pas la carotte paradisiaque, ni ne fuit le bâton infernal. Tout ce quil peut faire il le fera, nétant retenu par rien, et sa seule règle sera son désir, nécessairement déréglé. Par conséquent il sera débauché, immoral, faiseur de faux serments, tyran en puissance.
Je relèverai trois aspects dans la réponse de Bayle à cette argumentation : 1) elle repose sur le principe selon lequel la croyance est nécessaire et suffisante pour déterminer et régler les murs ; 2) ce principe, purement métaphysique, est susceptible dune contre-épreuve expérimentale qui montre que lathée nest pas plus dangereux que le païen ou le chrétien (et même moins) ; 3) cette confrontation avec lexpérience permet enfin de dégager un fondement original, et « anti-platonicien », pour la tolérance.
1) Le principe qui pose les opinions comme cause des murs semble être pour Bayle un « préjugé que lon se forme touchant les lumières de la conscience, que lon simagine être la règle de nos actions ». Or, ce préjugé « métaphysique » est incapable de rendre compte par lui-même de lexpérience du mal. Si lon en reste à une simple version de lintellectualisme moral, où il suffit de voir le bien pour bien faire, les mots du poète, comme Bayle le rappelle judicieusement, resteront éternellement porteurs dune énigme : comment est-il possible que « video melior, proboque, deteriora sequor ? ». À moins de rajouter une supposition, celle du péché originel, qui fait de la vertu humaine une lutte contre la nature corrompue, passionnelle, charnelle. Mais cette supposition indispensable pour expliquer le mal nest ici daucun secours, car précisément en supposant la lutte entre le principe intellectuel du bien et la nature corrompue, elle suppose possible la victoire de cette nature corrompue ; et alors elle détruit lintellectualisme moral au lieu de le confirmer, puisquelle montre en fait quentre le bien voir et le bien faire, il ny a pas connexion immédiate et nécessaire, mais passage par toutes sortes de médiations telles que lattention, lascèse, lapprentissage de la maîtrise de soi, le dressage des passions, etc.
2) Et cest pourquoi la contre-épreuve expérimentale, que Bayle présente comme suffisante pour renverser ce principe, présente non pas un, mais deux aspects complémentaires. Le premier de ces aspects, cest le fait quil y ait eu des athées vertueux complètement inoffensifs (et revoilà les listes dathées anciens, mais aussi modernes, tel Spinoza ). Cest le plus connu, le plus scandaleux, mais ce nest pas le plus subversif, ni le plus décisif. La véritable contre-épreuve, ce nest pas que quelques athées vivent bien, cest que la plupart des chrétiens vivent « dans les plus énormes dérèglements du vice ». Ainsi, ou bien les chrétiens sont eux-mêmes des athées, puisquils agissent comme on suppose que les athées doivent nécessairement agir ; ou bien il ne suffit pas de professer une opinion bonne pour que suivent de bonnes actions. Lathéisme vertueux est donc possible, puisque le christianisme vicieux est bien réel ; cest-à-dire quil ne suffit pas de croire que quelque chose est véritable pour agir conformément à ce que cette chose semble commander. Tel est le principe que Bayle dégage de son argumentation par les faits. Y répondre en disant que les chrétiens vicieux ne sont pas de vrais chrétiens est faux : car un vrai chrétien nest-il pas celui qui est convaincu de la vérité du christianisme, selon lhypothèse ? On ne parle pas dun hypocrite, mais dun croyant sincère ; si lon ajoute quil faut autre chose, par exemple une conversion par la grâce, comme laffirme Bayle, on montre par là-même quil nest pas nécessaire de bien voir pour bien faire, et que donc un athée peut être aussi vertueux que la plupart des chrétiens qui vivent en société et ne sont pas touchés par la grâce, comme leurs actions le prouvent.
3) Ainsi, le chrétien, le païen, lathée, ne sont ni plus ni moins vertueux, parce quils ne le sont pas pour des raisons dopinion. Pourquoi alors le sont-ils ?
Le véritable principe des actions de lhomme (jexcepte ceux en qui la grâce du St Esprit se déploie avec toute son efficace) nest autre chose que le tempérament, linclination naturelle pour le plaisir, le goût que lon contracte pour certains objets, le désir de plaire à quelquun, une habitude gagnée dans le commerce avec ses amis, ou quelque autre disposition qui résulte du fond de notre nature, en quelque pays que lon naisse, et de quelques connaissance que lon nous remplisse lesprit.
Tempérament, inclination, goût, désir, habitude : dans cette genèse naturelle de la vertu il faut dabord souligner une économie des passions qui dédramatise et dévalue la figure classique de la lutte entre raison et passions, laquelle nous représente lhomme comme un être tragiquement déchiré entre le ciel et la terre. Ce qui détermine notre appétit, cest la capacité de notre estomac et le regard des autres, et non pas lhypothèse absurde que je vais nécessairement me goinfrer dès que jimagine que Dieu nest pas. Le tempérament, si jose dire, est ce qui tempère nos passions, les circonscrit dans un lieu à lextérieur duquel elles ont peu de chances de se manifester violemment. À ce désir analysé depuis Platon comme un manque impossible à combler, puits sans fond, véritable phantasme métaphysique destiné à effrayer les foules et décider les magistrats à sévir, il faut opposer lexistence de fait dune norme naturelle, dune mesure individuelle des actions selon la satisfaction quelles engendrent pour moi. Analyse pré-généalogique qui annonce Nietzsche : quel type de force ou de faiblesse est à luvre dans notre action ? Quelle tendance ? Il faut reconnaître que la vertu des chrétiens suit leur tempérament, cest-à-dire, dans ce cas, leur peur de la mort ou leur faiblesse existentielle
Lathée et le chrétien, comme dirait Nietzsche, sont deux types de vies, deux variations de la volonté de puissance. Leurs vertus saccordent à leurs besoins.
Tenter de circonscrire ainsi la passion dans des limites naturelles nest pas sans effet sur la conception du rôle du politique. Lexception constamment réitérée de la grâce divine, que Bayle oppose à Jurieu comme une fin de non-recevoir chaque fois que celui-ci se scandalise de voir en apparence décriées les vertus chrétiennes, réduites aux lois de lhonneur, est à cet égard significative dun changement dans la perception du pouvoir. La grâce est en effet pour Bayle le seul élément qui puisse transformer de lintérieur nos dispositions et qui puisse accomplir ce miracle de faire de chaque individu quelquun dautre, avec dautres penchants, et notamment celui qui consiste, non pas à être juste par principe, bon et vérace à la fois, mais, souligne-t-il, à « trouver plus de joie dans la pratique de la vertu que dans celle du vice », cest-à-dire à vivre le bien comme une passion. Or, la grâce, justement, nest pas au pouvoir du politique. Ainsi, lintroduction de la notion de tempérament et du poids des habitudes à le suivre, qui vont faire de ce tempérament un ethos, un caractère, permet-elle dexpliquer la justice naturelle de lathée comme le produit de passions modérées, mais indique-t-elle aussi, par sa nature de norme individuelle, un espace particulier qui na plus à être réglé, comme chez Platon, par un art spécifique. La source des murs formelles, si ce ne sont pas les grands principes et si lon excepte la grâce, est simplement lexemple social, les vertus civiles et le désir dêtre loué pour ses actes ; tel est le principe positif de la vertu. En ce sens, les athées ont le même Dieu que la plupart des hommes : cest la société civile qui simpose à eux, dirait-on avec Hume, par la force douce de la coutume et de lhabitude.
Quelle leçon pouvons-nous tirer de cette tentative de Bayle pour, dirait-on, défaire le platonisme avec laide de Platon sur le dos du christianisme ? Chez Platon, lindividu est perçu comme un danger, parce que son désir est conçu comme sans bornes ni règles. Lathée est dangereux parce quil libère par son exemple les jeunes de la crainte des lois. À cela Bayle répond par une double limitation des passions humaines : au-dedans, le tempérament sexprimant en inclinations, se renforçant en habitudes, pose déjà des limites ; au-dehors, la société des hommes pose aussi les siennes. Lathée nest pas dangereux en tant quathée, mais, au même titre que nimporte qui, parce quil pourrait, bien avant que la loi ne sy intéresse, être mal ajusté à sa société, et son exemple ne ferait que révéler le mal de ceux qui sont disposés à la méchanceté. Et parce que le principe du mal nest pas dans lopinion, lathéisme nest pas un crime mais une simple variation individuelle de lopinion, tolérable à ce titre. On se souvient que chez Platon, toute « justice » existant antérieurement à la norme légale devait être disqualifiée afin de concentrer toute lautorité dans les lois, quitte à sengager dans une tentative laborieuse pour régler ces variations dans lesquelles il percevait une source de déstabilisation de la coutume, du lien social. Avec Bayle, la tolérance se joue dabord dans le retrait des lois au profit dun lien social où sexpriment les variations individuelles des passions, et ce lien a ses propres mécanismes de régulation, dajustement des passions. Ce retrait des lois laisse à lathéisme, mais comme à toute opinion scandaleuse, au moins la possibilité dexister dans la sphère privée que Bayle ferme à lil curieux des lois. Du coup, lespace existant entre la grandeur des lois écrites et lignorance dans laquelle ces lois tiennent les murs quotidiennes, espace où Platon veut exercer le pouvoir du législateur justement afin de le résorber, peut devenir, et précisément est devenu pour nous lespace propre du tolérable, qui est celui dune reconnaissance, non pas de droit mais justement à côté du droit, de lexistence possible de variations individuelles ou minoritaires, coutumières ou traditionnelles.
Une des conclusions de cette analyse pourrait être que le politique doit renoncer à changer la nature de lindividu, à le considérer comme lennemi intime de lordre, à vouloir le modeler par et pour la cité. Et il ne peut y renoncer que si on peut le convaincre de son impuissance radicale à le faire et du danger quil y a à vouloir transformer autoritairement lindividu en déréglant le jeu naturel qui lajuste bien suffisamment, et dans la majorité des cas, à la société. Le libéralisme, pourrait-on dire, commence lorsque le pouvoir reconnaît que cette tentative est inutile et dangereuse ; et le totalitarisme, selon le mot de Malaparte, lorsquon considère que « tout ce qui nest pas interdit est obligatoire ».
Pour autant, deuxième point, un État tolérant nest pas un État faible du point de vue du droit. Cest même tout le contraire. La conscience de lerreur quil y a à vouloir réduire la singularité par la loi et à détruire les régulations naturelles de la sphère civile interroge le pouvoir sur ses fins propres, ce qui lui permet de ne plus rien lâcher lorsque les variations individuelles viennent réellement interférer avec elles. Chez Locke, le bien civil (qui consiste à assurer la paix, la sécurité et à garantir la propriété, selon le modèle contractualiste) justifie toutes les mesures que le gouvernement jugera appropriées, mesures devant lesquelles il ny a pas de scrupules de conscience qui tiennent. De même chez Bayle, on aura remarqué que la « défense » de lathéisme ne se fonde pas sur linviolabilité de la conscience, qui est une notion encore religieuse : la seule justification pour ne pas obéir aux lois étant de leur opposer le scrupule davoir à obéir à la loi divine dabord ; un athée doit donc ou bien se soumettre à la seule loi quil reconnaisse, la loi civile, ou bien être traité sans ménagement comme séditieux si les lois lui interdisent, afin de ne pas troubler lordre public, non pas dêtre athée, mais de professer son athéisme. Ce sont les actions qui intéressent la loi, pas les opinions. On est encore loin des droits de lindividu et du respect intangible et sacré des opinions de chacun, version laïque du scrupule religieux de conscience, où Bayle, méfiant comme il lest envers la démocratie, verrait surtout une occasion pour les passions individuelles de dominer même le pouvoir politique, de le tirer en tous les sens avec des revendications contradictoires, et se verrait daccord sur ce point avec Platon pour condamner la démagogie inhérente à ce régime.
La volonté de ne pas légiférer sans nécessité impérieuse dans lespace dégagé par les lois ne signifie donc ni faiblesse ni vacance du pouvoir. La tolérance est la possibilité de jouir de soi-même (de son tempérament, de ses opinions, de ses passions) tant quon ne trouble pas lordre public, cet espace neutre où le pouvoir devrait se contenter de désarmer les citoyens et les factions. Je dis « devrait » parce que cette neutralité peut être illusoire : une façon de surmonter lopposition de la tolérance et de lintolérance peut être justement de jouer des leviers naturels de la société à son profit. Comme Jonas Proast, défenseur de lintolérance, le faisait judicieusement remarquer à Locke : que la croyance ne puisse être forcée, parce quil nest pas en notre pouvoir de croire ce que nous voulons, certes ; mais rien nempêche, par des moyens détournés tels que la censure, la propagande, le contrôle éducatif, dobtenir dune manière plus douce les résultats souhaités. Cet espace neutre public peut être aussi, spécifiquement dans nos démocraties modernes, un territoire de conquête pour toutes sortes didéologies politiques, économiques, religieuses qui ne comprennent paradoxalement le pluralisme que comme une compétition où il sagit déliminer la concurrence.
Ce qui mamène pour terminer à soulever un dernier point. La confusion essentielle de la notion de tolérance aujourdhui me semble provenir de la contradiction entre son sens moral (fondé sur lidée du respect de la personne, des droits de la conscience et de lindividu), actuellement dominant, et lutilisation qui est faite de ce concept dans toutes les idéologies de revendication de droits (ethniques, sexuels, générationnels, etc.). Car poser la tolérance comme une valeur de conscience, pour la faire déborder aussitôt en direction du droit, cest en faire un concept politiquement obsolète et vouloir en fait la fin de la tolérance. Le droit nest précisément pas la tolérance. Ce qui est expressément autorisé par le droit ne serait « toléré » que par un abus de langage, car celui qui jouit dun droit na précisément plus à demander la tolérance ; et le pouvoir qui donne ce droit le garantit, cest-à-dire le soustrait à larbitraire, à commencer par le sien. Dun point de vue politique, la tolérance est essentiellement une latitude, un champ plus ou moins grand laissé à lindividu pour exprimer des opinions ou agir, cest-à-dire une liberté informelle, et peut-être faut-il quelle le reste. De même, il nest pas certain que du point de vue moral la tolérance soit un devoir : elle a certes un sens moral éminent, mais comme acte surérogatoire, précisément valable parce que nul ny est tenu, comme la générosité, le pardon, la charité. Du côté de celui qui la réclame, elle est un ensemble dactions gagné sur linterdit ou le réprouvé, du côté de celui qui laccorde, elle est une permission ou une reconnaissance, mais dans tous les cas, elle nexiste quà la frontière du permis et du défendu, de linterdit et du licite : elle est le jeu de cette frontière, sa « tolérance » au sens mécanique du terme, et peut-être sa signification est-elle de montrer que la vie morale non plus que laction politique ne sont épuisées dans la trilogie du permis, du défendu et de lobligatoire.
Bibliographie
Bacon, Francis, Essais (traduction Maurice Castelain), Paris, Aubier, 1948.
Bayle, Pierre, Oeuvres complètes diverses de Mr. Pierre Bayle, La Haye, P. Husson, 1727, 3 vol.
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Benbaji, H. et Heyd, D., « The Charitable Perspective : Forgiveness and Toleration as Supererogatory », Canadian Journal of Philosophy, 31, 2001, pp. 567-585.
Bentley, Richard, The Folly of Atheism and what is now Called Deism [1692] XE "Folly of atheism..." , in The Works of Richard Bentley XE "Bentley, Richard" , A. Dyce (éd.) XE "Newton, Isaac" , Londres, F. MacPherson, 1836-1838, 3 vol.
Castellion, Sébastien, Contre le libelle de Calvin (traduit par E. Barilier), Carouge/Genève, Éditions Zoé, 1998.
Locke, John, Lettre sur la tolérance (traduction Raymond Polin), Paris, Presses Universitaires de France, 1965.
Platon, uvres Complètes (traduction Auguste Diès et al.), Paris, Les Belles Lettres, 1956, 14 vol.
Antonio Carlos dos Santos
Université Fédérale de Sergipe
La tolérance dans les Lettres persanes de Montesquieu
La tolérance chez Montesquieu a un double sens, religieux et politique. Pour quelle puisse exister effectivement, elle nécessite le contrôle des factions religieuses et une action plus efficace de la puissance politique. Mais le pouvoir politique a besoin du religieux pour justifier une bonne partie de ses actions, surtout en ce qui a trait à la morale. Comment concilier ces deux pouvoirs, dans une certaine mesure antagonistes, et néanmoins interconnectés, sans que lun ou lautre ne perde sa force ou ses caractéristiques propres ? Comment gérer ce conflit entre les deux sans sexposer à labus de pouvoir de lune des deux parties, tout en tenant compte tant de lobjectif de la politique (la paix publique) que de celui de la religion (le bien des fidèles) ?
Pour le comprendre, encore faut-il définir ce quest la tolérance pour Montesquieu. Pour faire vite, cest grosso modo la manière de traiter lautre, en particulier lorsque cet autre pense différemment. Mais qui est cet autre ? Il sagit de celui avec qui lon est disposé à dialoguer, car il est impossible quil y ait tolérance sans ouverture à lautre : si tel était le cas, la tolérance deviendrait consentement ou commisération, ce qui est bien éloigné de la pensée de Montesquieu. En vérité, la tolérance se pense à deux niveaux : au niveau personnel, où seffectue louverture à lautre comme être distinct ; au niveau institutionnel, où des lois spécifiques limitent les abus éventuels commis envers lautre dans la sphère publique. Dans le premier cas comme dans le second, largument invoqué par Montesquieu est le même, à savoir limmense diversité humaine, comme il laffirme notamment dans la préface de son fameux ouvrage de 1748.
Cet article a pour objectif premier de sintéresser au concept de tolérance à luvre dans les Lettres persanes de Montesquieu. À cette fin, et ce pour ne pas me perdre dans le labyrinthe du contenu épistolaire, je me concentrerai sur deux points principaux : dabord, je montrerai que la tolérance est une idée qui exige une ouverture à la connaissance et à lautre ; ensuite, jexaminerai comment cette idée est liée à la notion de diversité, diversité qui permet de rompre avec toute forme de dogmatisme. De ce second point découle une critique virulente de toutes les religions, et en particulier de lislam et du christianisme. Cette diversité signifie quil nexiste pas de certitude universelle ni de nature ou dessence fixes, mais que lhomme dépend dune multiplicité de facteurs quil faut comprendre. Toutefois, ces facteurs sont reliés entre eux par un fil logique qui annonce une nouvelle perception de lautre. Cet autre représente ainsi une nouvelle donnée qui rend manifestes les décisions absolues ; il permet déclairer autrement le hiatus qui divise les gens inflexibles. Laltérité ne peut être comprise quà travers un changement de perspective, semblable à celui que suscite lapparition dun étranger dans un univers où tout le monde se connaît. Grâce à sa vision des choses, il est possible de transformer ce qui est familier et habituel ce que les protagonistes sont incapables de percevoir en choses nouvelles, ce qui suppose non seulement de connaître le monde, mais en plus de le reconnaître ou de le redécouvrir à partir dautres points de vue. Or, dans les Lettres persanes, quand Montesquieu disserte sur plusieurs cultures, peuples, villes ou questions diverses en invitant son lecteur à sopposer à toute forme de dogmatisme ou position absolue qui opprime et tue, il présente déjà une facette de sa manière de penser la tolérance. Ny a-t-il pas là, à ce moment précis, dans cette confrontation de deux civilisations, occidentale et orientale, le désir de se connaître mutuellement et de se comprendre réciproquement ? Le choc entre lOrient et lOccident, la différence des langues, des coutumes, des croyances, des façons de vivre, et enfin, la difficulté de se comprendre expliquent pour une large part la conduite des Persans à Paris : comment sadapter à un pays où lon reste étranger, sans référence commune ? Comment ne pas rejeter en bloc des murs dans lesquelles il ny a pas de place pour lautre que lon est ?
On trouve dans les Lettres persanes une préoccupation particulière pour la parole dautrui. Il semble que le choix de Montesquieu pour le style épistolaire ne soit pas étranger à cette idée douverture et de confiance envers ce que dit autrui. Comme le remarque Starobinski, « la parole est tour à tour aux nobles voyageurs, aux eunuques, aux épouses, aux amis lointains, aux dervis. Le régime de louvrage est celui de la pluralité des consciences, de la diversité des points de vue et des convictions ». Pourquoi Montesquieu fait-il intervenir ici autant de sujets différents ? Parce que son idée de la philosophie englobe tous les domaines, comme il le dit lui-même dans une de ses Pensées : « il est bon quon écrive sur tous les sujets et sur tous les styles. La philosophie ne doit point être isolée : elle a des rapports avec tout ».
Dans lÉloge de la sincérité, Montesquieu critique la maxime fondamentale de la sagesse de lAntiquité, surtout stoïcienne, qui pense quà force de sexaminer on parvient à la connaissance de soi. Contre cette idée, Montesquieu préconise le recours au témoignage dautrui, parce que les hommes sont naturellement éloignés de la vérité : « les hommes se regardent de trop près pour se voir tels quils sont. Comme ils naperçoivent leurs vertus et leurs vices quau travers de lamour-propre (...) ils sont toujours deux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus ». La sagesse narrive pas par décret et nest pas affaire de volonté. Chez Montesquieu, la sagesse est le fruit du contact avec les autres : les hommes se servent de guides les uns aux autres, « pour quils puissent voir par les yeux dautrui ce que leur amour-propre leur cache ». Le regard dautrui exerce une pression sur lindividu et linvite à faire part de ses sentiments, occasion qui permet de susciter des réflexions, des événements, des métamorphoses. La connaissance dautrui est alors le but de la sagesse, et le voyage le moyen de lacquérir, car « les voyages donnent aussi une très grande étendue à lesprit : on sort du cercle des préjugés de son pays, et lon nest guère propre à se charger de ceux des étrangers ». Ici, autrui nest plus vu comme une menace, mais il est lélément nécessaire et constitutif dune société.
Et Montesquieu, à travers ses Persans, sera alors ce voyageur tiraillé entre deux cultures différentes qui invite le lecteur à voyager avec lui, afin de lui ouvrir les yeux pour parvenir à dépasser les apparences et à emprunter les voies de la connaissance, en proposant de nouvelles interprétations qui ne sont autres quune nouvelle route ou une autre voie. Montesquieu-voyageur démêle les fils de lhistoire en recherchant à la comprendre et en faisant du lecteur un compagnon de voyage, un homme nouveau un « mobil homme » du savoir.
Ainsi, à mesure que les Persans senrichissent de connaissances dans un monde différent du leur, leur esprit sélève et, à chaque étape de cette marche vers la sagesse, leur goût pour la spéculation et pour les grandes abstractions se développe. En ce sens, Rhedi, grand seigneur persan installé à Venise doù il échange une correspondance active avec Usbek et Rica, remarque : « Je minstruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je mapplique à la médecine, à la physique, à lastrologie ; jétudie les arts ; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance ». Le Persan est tout à la fois étourdi par les traits les plus saillants du monde occidental et intéressé à en comprendre le fonctionnement.
En effet, Usbek porte en lui une curiosité desprit, une sympathie pour les différences et pour le métissage, ce qui ne peut que renforcer sa tendance au cosmopolitisme. De cette ouverture à la reconnaissance de la différence va résulter une idée de la tolérance et cest pour cela que le voyage prend une place importante, voire capitale, dans luvre. Cest sur ce terrain que la polémique philosophique des Lettres persanes est la plus riche et la plus complexe : à travers le voyage, toute société est examinée dans ses rapports constitutifs grâce à une méthodologie du regard, de telle sorte que les valeurs de la vie occidentale et orientale sont simultanément passées en revue, cest-à-dire critiquées. Le regard qui sexerce en permanence dans les Lettres persanes a aussi pour tâche dêtre gardien des connaissances. Il faut remarquer que les verbes garder et regarder ont la même racine : lancien français, avant les codifications logiques du langage classique, usait du premier dans le sens du second, associant la veille à la vue et le discernement à la reconnaissance ou à la connaissance. Ainsi, la fonction essentielle du gardien est de prendre la mesure des forces : il veille sur tout ce quil voit. Voilà donc lapprentissage de celui qui voyage, trouver la sagesse et veiller sur elle : « Il est porté à la critique, parce quil voit plus de choses quun autre, et les sent mieux », par opposition au médiocre, qui « cherche à tirer parti de tout : il sent bien quil na rien à perdre en négligences », comme le remarque Usbek en comparant les deux points de vue.
Seigneur persan installé à Venise, symbole de lhomme attaché à ses préjugés, mais qui finit par reconnaître son ignorance, Rhedi parcourt le monde de la connaissance philosophique et sélève donc vers plus de dignité humaine, signe douverture à lAutre. Ici, la sagesse est un instrument de la tolérance : elle combat les préjugés et met en même temps en valeur la diversité humaine. À partir de ses correspondances avec Usbek et Rica, Rhedi acquiert le goût de la liberté et lesprit de découverte.
Les Persans ont deux façons dapprendre de nouvelles choses à Paris. La première leur fait tourner le regard vers certains sujets, examiner plus attentivement la société qui les entoure, prendre leurs distances avec leurs manières habituelles de penser, passer du temps à observer ou comparer les choses quils voient à Paris avec celles dIspahan, ce qui a pour conséquence, à travers une sorte de processus circulaire, de les amener à remettre en question ce quils pensaient avant de prendre la route : « Je le puis dire : je ne connais les femmes que depuis que je suis ici ; jen ai plus appris dans un mois que je naurais fait en trente ans dans un sérail ». La deuxième se caractérise par une description minutieuse des apparences extérieures qui, au-delà du plaisir de la démystification, suscite lhumour : « Ce que je te dis de ce prince ne doit pas tétonner : il y a un autre magicien, plus fort que lui, qui nest pas moins maître de son esprit quil lest lui-même de celui des autres. Ce magicien sappelle le Pape ». Ce sont des regards qui savent exiger tour à tour le survol et lintimité, sachant par avance que la vérité nest pas dans lune de ces deux perspectives, mais dans le mouvement qui va inlassablement de lune à lautre. Ce sont des regards qui sétendent à perte de vue.
Mais, pour connaître et casser les préjugés, il faut faire comme Rhedi : repousser les nuages qui lempêchaient de voir. Il a besoin de réapprendre à voir parce que le voir implique un savoir. De la province, Rica écrit à Usbek : « Je me répands dans le monde, et je cherche à le connaître (...) Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes, et je trouve que cela nest pas mal imaginé. (...) Ici tout parle, tout se voit, tout sentend ». Si à Paris « tout se voit », à Ispahan « on ne voit point les gens tels quils sont, mais tels quon les oblige dêtre ». La mise en scène de la comparaison entre les deux villes se trouve dans lacte du voir, qui se transforme en un acte dapprentissage, puis en critique et qui débouche finalement sur un changement de perspective. La compréhension de lacte de connaître exige une explication dérivée du monde de lexpérience visuelle. Par la vue, Rica a perdu tout ce qui lattachait à la vie orientale. Pourtant, il nen a pas moins repoussé tout ce qui le menaçait, cest-à-dire la possibilité de bien voir. Or, de tous les sens qui informent lhomme de ce qui se passe autour de lui, la vue est sans nul doute le plus important. Pourquoi cette référence aux yeux ? Parce que la signification du regard nest pas seulement celui de la vue, cest surtout celui de la pensée. Le regard, dans la tradition philosophique grecque, correspond à la connaissance. Le voir signifie distinguer, percevoir les images des objets par le sens de la vue. Le verbe eído exprime déjà ce rapport entre voir et connaître, observer et savoir, sinstruire et sinformer. Le voir prend alors le sens de perscrutatio, cest-à-dire celui de scruter et examiner de façon telle que la connaissance acquise éclaire à son tour, à travers les écrits et la lecture, cette même façon de regarder, comme si le savoir permettait de bien voir.
Le regard dUsbek est rempli dintensité et de plénitude, mais aussi dinsatisfaction et de ressentiment. Derrière ce que lon voit, il y a ce que lon entrevoit et, plus encore, ce que lon ne peut que pressentir sans le voir. Cest à travers son regard que séprouve tout son pouvoir esthétique et argumentatif porté sur les réalités française et orientale. Cest en marchant dans les rues de Paris quUsbek fait la description minutieuse de tout ce qui se passe autour de lui. Malgré la distance qui sépare les personnages de leur sérail, ils maintiennent par le regard le contact avec Ispahan grâce aux eunuques, qui symbolisent dune certaine façon leurs « yeux absents ». Le regard dUsbek, parfois passionné surtout quand il fait référence aux femmes du sérail où tous les regards sont épiés par dautres regards , devient conducteur de puissances irrationnelles qui égarent le sujet et conduisent lil du lecteur au-delà des yeux dUsbek. Usbek tourne son regard vers la société qui laccueille afin den explorer les problèmes et de les relier au monde oriental qui est le sien, et ce pour en tirer des conséquences de part et dautre. Le caractère visuel de la connaissance est là essentiel : les murs, les préjugés et les dissimulations sont mis en lumière. En revanche, lacte de voir/savoir dUsbek est habité par la conscience de sa faiblesse : le sérail système de gestion du désir féminin est un exemple du pouvoir domestique quil exerce sur les femmes, et quil nabandonnera pas tout au long de son voyage. Le regard se fait vision et produit lui-même limage sociale qui se perpétue dans la structure du sérail. Voilà le résultat du regard réflexif.
Le regard est un élément moteur du pouvoir despotique en Orient : le régime se maintient par laveuglement des sujets. Cest un empire du regard mortifié parce quil est périlleux dy raisonner, autant en bien quen mal dailleurs, et en cela, cest une forme politique qui, daprès Montesquieu, « saute, pour ainsi dire, aux yeux ».
« Voir » est la tâche du roi et « obéir » - aveuglément - celle du sujet. Le monarque peut avoir toutes les imperfections, mais il ne peut être aveugle. Il a le monopole du « voir », le propre du regard. À qui le défie, il ordonne de retirer la prunelle des yeux :
Le Roi donne un ordre par écrit daller aveugler un tel enfant, et cet ordre se donne au premier venu (car en Perse il ny a pas de bourreau doffice). (...) Lordre porté dans le Sérail est bientôt compris, et il y excite des pleurs et des cris ; mais enfin il faut laisser aller lenfant. Les Eunuques lamènent au cruel messager, qui leur jette lordre, ou, comme vous diriez, la Lettre de Cachet, et puis se mettant en terre, il saisit lenfant, létend de son long sur ses genoux, le visage tourné en haut, en lui serrant la tête du bras gauche. Puis dune main il lui ouvre la paupière, et de lautre il prend son poignard par la pointe, et tire les prunelles lune après lautre, entières, et sans les gâter, comme on fait dun cerneau. Il les met en son mouchoir et va les porter au Roi.
Cette scène despotique montre avec force tout le pouvoir du roi, unique personne qui puisse « regarder le regard lui-même quil tient entre ses mains ». Comment ouvrir les yeux dans un monde où tout est obéissance « aveugle » ? Peut-on penser dans un espace fermé à toute forme de regard ? Dans cette région désertique, le regard-pensée est interdit et cest seulement en sortant de ce monde que linvisible pourra être observé. Ici se comprend la raison pour laquelle les visiteurs de Montesquieu à Paris sétonnent de tout et invitent à penser par et sous le regard de lAutre:
Ceux qui aiment à sinstruire ne sont jamais oisifs : quoique je ne sois chargé daucune affaire importante, je suis cependant dans une occupation continuelle. Je passe ma vie à examiner ; jécris le soir ce que jai remarqué, ce que jai vu, ce que jai entendu dans la journée. Tout mintéresse, tout métonne : je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets.
Le Persan sétonne sans cesse et son regard sarrête là où lon sy attend le moins. Les choses les plus communes le frappent et, à travers ce regard, prennent un autre sens. Deux verbes importants sont ici utilisés par Montesquieu : sétonner et frapper. Le premier signifie sémerveiller, trouver étrange, être surpris ; le second traduit à la fois une forte impression généralement vive et soudaine, qui renvoie au fait dêtre touché par quelque chose de spectaculaire et décisif qui inquiète, dêtre surpris, dexciter limagination, lattention ou lintérêt de lêtre tout entier. Ces deux verbes font toutefois ressortir des notions communes, à savoir le stupéfiant et linattendu. Ladjectif étonné avait, à lâge classique, un sens fort quil a perdu depuis. Mais ces deux verbes, du moins tels que Montesquieu les utilise, ont toujours une connotation qui traduit ladmiration : une émotion de surprise ou de grandeur devant ce qui est important. Ces verbes sont des agents « séparateurs », des filtres qui sexercent à légard de tout ce que les personnages regardent. Après le choc du regard, les certitudes seffondrent : leur conception de la religion, mais surtout de la politique, symbolisée par lordre aveugle imposé par le régime despotique, sécroule. À partir de ce moment-là, ils ne sont plus les mêmes. Déconcerté, leur esprit souvre au monde et compare la multiplicité des cultures : cest ce que leur a enseigné lexpérience de leur voyage. À partir de ce voyage qui procure une connaissance différenciée au travers des personnages, Montesquieu propose à son tour au lecteur un regard qui, par une sortie de lui-même, relativise ce quil voit, afin délargir la compréhension quil a de lhomme. Cest le regard-cognoscendi, inquiet, insatisfait, qui est un signe de changement et qui requiert lintervention dans le monde. Par là Montesquieu rejoint Aristote puisque ce dernier montre, dès les premières lignes de sa Métaphysique, que létonnement est au fondement de la pratique philosophique, et quil doit sa primauté à la connaissance sensorielle, et notamment visuelle. Létonnement marque alors le surgissement dun doute, dune interrogation, dun questionnement.
Mais les voyageurs de Montesquieu, au regard attentif et réflexif, ne sont pas comme les touristes modernes souvent pressés qui préfèrent « les monuments aux êtres humains ». De tels voyages effectués dans lurgence ne permettent pas dacquérir une connaissance approfondie des habitants rencontrés parce que les connaître vraiment suppose du temps. Cest pour cela que les Persans restent à Paris dix ans (1710-1720) : leur voyage ne peut être qualifié de touristique parce quil est conduit comme un exercice philosophique de contact avec les autres. Nest-il pas vrai dailleurs que la rencontre dautrui peut enrichir la connaissance de soi ? Lexigence morale ne conduit-elle pas lhomme au-delà de lui-même ? À travers le regard étonné des visiteurs orientaux, Montesquieu ne désire pas seulement « com-prendre » la diversité des choses et des événements, mais également les ordonner méthodiquement dune façon qui réponde au caractère cohérent et raisonnable de lunité humaine. À un homme desprit comme Usbek, il nest pas possible de fermer les yeux face à un monde déconcertant. Seul un regard attentif et réflexif peut lui donner la compréhension de cet univers qui est encore à regarder et à connaître.
Le regard des voyageurs persans est un regard tolérant. Il nexiste que pour signaler que le monde est divers et que, par là-même, le dogmatisme est une « éclipse de la raison ». La condition de la tolérance a un rapport nécessaire avec la relativité du monde. Dailleurs, les Lettres persanes ne proposent pas de conclusion définitive ou, du moins, celle-ci ne se présente pas comme décisive. En effet, à lintérieur de chaque lettre, quelque chose de nouveau apparaît, une discussion est entamée, un sujet est abordé, une lacune se présente sans continuité précise : lauteur laisse au lecteur lautre part du travail, celle qui consiste à interpréter le factum, à repenser les institutions, à redéfinir les valeurs, et, sil le faut, à tirer sa propre conclusion. Il fait lexpérience de la tolérance et demande au lecteur den faire de même. Ainsi, leffet est double : dune part, les voyageurs comprennent quil existe des gens ayant des habitudes différentes des leurs, et que cela constitue une vérité ; dautre part, ils parviennent par cette connaissance de la différence à une désacralisation ou une démystification du monde à travers la critique de tout ce qui se considère comme absolu. Ils font tomber les masques, les conduites hypocrites, les mensonges, les coquetteries et les faux-semblants. La notion de tolérance à luvre dans les Lettres persanes acquiert certaines nuances dans ce rapport : dun côté, déconstruire les préjugés et les pensées absolues ; de lautre, suggérer au lecteur dautres perspectives ou lui présenter des mondes différents du sien. Tolérer prend donc le sens dacceptation de la différence, parce que le monde lui-même est divers et parce que les idées ne peuvent se réduire à nêtre que des « professions de foi ». Il ne sagit pas dadhérer à une religion, mais de com-prendre que toute chose dans la mesure où elle existe est relation : elle entretient un lien avec un être ou une chose différente delle-même. Peut-être est-ce ici que se trouve lidée principale de luvre de 1721 : accueillir la différence sans perdre lessence des êtres et des choses. Y a-t-il plus belle définition de la tolérance ?
Usbek est le sujet de nombreuses aventures, comme en rencontre toujours celui qui voyage en emportant son monde avec lui. Mais arrive le moment où il faut rentrer. Usbek quitte lanimation de la vie parisienne pour revenir à la « vie normale » de son harem, et repasser sous le contrôle de son propre pouvoir. Il a acquis des connaissances dans les domaines les plus variés, mais son esprit est resté attaché à la tyrannie du sérail, et cest la raison pour laquelle il est évident quil voulait reprendre cette vie. Malgré lapparence brillante et fastueuse du harem, les femmes ont commencé à y vivre dans une atmosphère de complot, de compétition sans répit et dintrigues perpétuelles, ce qui amène Usbek à devancer son retour. Mais, en un sens, ce retour est le récit de la recherche de normalité dun homme en conflit avec ses nouvelles connaissances. Cest un conflit entre soi et lacceptation délibérée de la nature contradictoire de la condition humaine. Usbek, le voyageur, qui part de la Perse avec ses certitudes, revient à son point de départ transformé et inquiet. Son retour lui donne à voir une identité troublée, devenue le symbole dincertitudes et de doutes. Usbek a été confronté en même temps à deux devoirs contradictoires et il a dû trouver une solution satisfaisant lun et lautre. Il est le porte-parole dune nouvelle éthique qui se situe entre deux impératifs contraires entre lesquels il faut trancher. En ce sens, lindécidabilité pose le problème des contradictions éthiques. Or, comment trancher un tel problème ? Il faut faire un choix nécessairement arbitraire, savoir quon prend une décision provisoire, quon adopte une position incertaine. Le problème éthique tient à ce que lon est confronté à des impératifs contradictoires et que lon doit donc prendre des décisions qui comportent toujours quelque part de négativité. Le retour dUsbek au sérail en est un exemple.
Mais il faut observer quà un retour de voyage, il nest pas évident davoir une conversion ou un changement dattitude complet et immédiat. Le retour exige une réflexion un peu plus profonde sur les risques et périls qui lui sont propres, dans une sorte d« investissement productif » qui prend du temps. Comme, dans ce cas, il ne sagit pas dun voyage religieux mais philosophique, Usbek a eu les yeux ouverts sur le monde occidental en même temps quil est resté aveugle à Ispahan : il sest montré inflexible dans la sphère domestique mais relatif hors de chez lui. Or, la position dUsbek est-elle vraiment contradictoire ? Pourquoi faudrait-il chercher chez lui une cohérence ? Et pourquoi devrait-il respecter le principe de non-contradiction ?
La cohérence a deux faces, lune tournée vers la singularité de lindividu, et lautre vers la pluralité des relations qui dépendent de beaucoup de facteurs. Usbek devient vertueux au fur et à mesure quil voyage et que sa pensée se développe. Mais en même temps, il saffaiblit parce quil veut aussi demeurer cohérent avec sa culture orientale. Il est autant cohérent comme voyageur quincohérent comme propriétaire du sérail : il ne cadre plus ni dans lun, ni dans lautre. Il se situe dans les contradictions de son propre temps. Aussi ne sagit-il pas dêtre cohérent, parce que lêtre absolument ce serait être parfait, être le « premier des hommes », cest-à-dire être en quelque sorte « inhumain », au-delà de la contingence humaine, et égal en cela à Dieu lui-même. La justice commence là où sarrête la nécessité: cest la raison principale pour laquelle les hommes ont besoin de morale, de vertu et de commandements. Ils sont humains, trop humains, et, tôt ou tard, commettent des fautes parce quils recherchent toujours leur satisfaction personnelle. Et cest à ce moment précis que les valeurs humaines et les institutions sociales sont essentielles pour équilibrer les passions individuelles et les sentiments collectifs afin déviter le pire, le mal, dont la menace se fait toujours sentir.
Au final des Lettres persanes, il semble que Usbek se rende compte que la sagesse, quil pourchassait sans répit, nest pas quelque chose qui sobtient facilement et définitivement ; cest pourquoi il est toujours nécessaire de chercher à la développer. Plus encore, la conclusion essentielle qui ressort de louvrage est que le sage, loin dêtre un héros ou un dieu, est un être très simple, auquel tout le monde peut parvenir à ressembler. Cet être simple, cest celui qui, dun côté, sait rompre avec les illusions du dogmatisme, et qui, de lautre, accepte dêtre modifiable. Cet être toujours singulier, qui change dun moment à lautre dans un flux continuel, peut être un artisan au cur des contingences : il lui faut faire de la vie, parfois dure et difficile, un art, celui de bien vivre, malgré les choix toujours à faire et les contingences propres à lexistence. Ce nest rien dautre au fond que la condition humaine en elle-même, dont Usbek nest quun exemple singulier.
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DEUXIÈME PARTIE
RAISONS DE LA TOLÉRANCE
Hristo Todorov
Nouvelle Université Bulgare
Tolérance et raison
Selon une thèse spécifique à la philosophie contemporaine sur la nature des sciences humaines et sociales, nous ne pouvons comprendre la signification réelle des notions propres à ces sciences que si nous tenons compte du contexte social et historique de leur formation. Une attention spéciale est exigée pour la genèse des notions, qui suppose la réalisation dun type particulier détudes complexes, embrassant des approches étymologique, sémantique, logique, culturelle et historique, etc. Aujourdhui, ces études sont connues sous la dénomination commune « dhistoire des notions ». Je présenterai ici un bref rappel schématique portant sur lhistoire de la notion de « tolérance ». Grâce à ce rappel, je voudrais orienter lattention vers un aspect important de la notion de tolérance, en soutenant notamment que la tolérance, en tant que norme du comportement humain, est entièrement un impératif de la raison et non du coeur. Jessaierai de montrer que le concept de tolérance repose entièrement sur des arguments rationnels, qui sont à la base defforts conscients de la volonté que nous faisons en tant que personnes tolérantes pour supporter ce que nous naimons pas, napprouvons pas et nadmettons pas chez les autres.
À première vue, la tolérance paraît être de nos jours une norme conventionnelle permettant de gérer les comportements sociaux. Rares sont ceux qui acceptent de défendre ouvertement lintolérance. Et ceux qui, pour des raisons différentes, appellent à lintolérance, exigent également que leurs adversaires manifestent de la tolérance à leur égard et considèrent quils ont le droit den bénéficier. On ne le sait que trop, cette vaste reconnaissance de la tolérance au plan théorique saccompagne dune insuffisance réelle au niveau de la pratique. Ce qui indique que, en tant que normativité valant pour le comportement humain, la tolérance est bien un concept problématique. Ce caractère problématique est dû au fait que la tolérance nest pas une qualité qui soit attribuable aux individus par nature. Elle est une qualité qui se forme et se cultive de manière nécessaire pour faire face aux dangers sérieux qui découle de la nature même des relations entre individus. En effet, il existe deux modes fondamentaux dinteraction humaine la coopération et le conflit et aucun deux ne peut saffirmer complètement dans le comportement humain aux dépens de lautre. Ce qui est important pour la thèse que je soutiens ici, cest que les conflits ne peuvent être chassés du monde. De ce fait, se pose constamment aux hommes la tâche de trouver des formes de relation dans lesquelles les conflits peuvent être vécus et supportés sans détruire les fondements de leur coexistence.
Définie de la manière la plus simple, la tolérance renvoie au fait de subir ou de supporter la différence des autres dans leurs interactions avec nous. Au coeur de la notion de « tolérance » est contenu un moment négatif de non-acceptation. Cette non-acceptation, pourtant, est relative et limitée par un moment dacceptation, tout aussi relatif. La non-acceptation peut ne pas en arriver à son terme logique (la violence) si elle est vaincue par un effort de la volonté. Car, on la vu, la volonté de supporter le différent ne nous a pas été octroyée par nature, et elle se doit dêtre acquise. Ainsi, dans la tolérance, laspect passif de lendurance est couplé avec laspect actif de lobtention, de lacquisition. Mais, une fois acquise, lattitude à accepter ou subir le différent ne peut pas être admise comme quelque chose de sûr et de durable. En tant que qualité acquise du caractère, la tolérance est toujours mise à lépreuve. Cette épreuve nest pas facile, car la tolérance suppose létablissement dune frontière entre ce qui peut être toléré et ce qui ne peut lêtre. Cette frontière nest pas tracée une fois pour toutes, mais elle est sujet à révision et à discussions.
Dun point de vue historique, la notion de « tolérance » est « fille des guerres de religion ». Les guerres de religion européennes aux XVIe et XVIIe siècles sont des tentatives pour résoudre, de manière radicale, la question politique centrale de cette époque, à savoir le problème de lunité perdue entre religion et politique. Avant la Réforme, le pouvoir politique de lÉtat était légitimé par la religion et par lÉglise, et la religion assurait les garanties de la paix civique, et ce dautant plus aisément quelle se pensait alors au singulier. Prédominait alors la conviction que « lunité de la religion est absolument indispensable à lunité de la société ». Avec le début de la Réforme, lunité de la religion se trouvât brisée. Lancienne conviction selon laquelle la paix sociale ne pouvait être garantie que par lunité religieuse se maintint pourtant. Les répressions contre les croyants professant une autre foi témoignent de lactualité de cette conviction au lendemain de la Réforme, puisque lobjectif avoué de ces répressions visait la reconstitution de lancienne unité entre pouvoir politique et religion. Mais comme cest le cas après des conflits civils ayant duré des décennies, la Réforme ne put ni simposer catégoriquement partout ni être vaincue par les forces de la Contre-Réforme, la question de la légitimation du pouvoir politique de lÉtat devant être résolue dune nouvelle manière.
La place de la légitimation religieuse fut prise par le principe de la souveraineté étatique. La souveraineté de lÉtat consiste en un pouvoir absolu de lÉtat, illimité dans le temps. Lidée de souveraineté étatique signifie que, dun côté, lÉtat sattribue lui-même le droit à lexistence, et que, dun autre côté, lui seul, sans aucune intervention de facteurs extérieurs, fonde lordre légal. Dès lors, lordre légal sert à garantir le bien-être et lexistence de lÉtat. Le droit devient linstrument de lintérêt étatique. Du point de vue de lintérêt de lÉtat, les questions de religion ne sont plus primordiales, « parce que la souveraineté est égale à une supériorité du principe politique sur tous les autres principes ». Limposition de cette supériorité du principe politique sur le principe religieux dans lÉtat absolutiste, qui rend possible linterruption des guerres civiles religieuses, mène à une neutralisation politique de la religion. Cette neutralisation, qui recevra plus tard le nom de « sécularisation », conduit au transfert de toutes les questions religieuses dans la sphère de la vie privée des individus. De ce fait, les questions religieuses se transforment de plus en plus en questions de convictions personnelles.
Au début de la modernité, le principe de la souveraineté étatique sest vu incarné par le monarque absolu. La distinction entre la politique et les convictions privées a eu pour conséquence que, pour le monarque, ce ne sont plus les concepts définis de la vérité ou du bien qui font encore autorité, mais le seul intérêt de lÉtat. À partir de là, le monarque absolu savère dégagé de toute obligation morale. Cest seulement sous ces conditions que lÉtat absolutiste a pu fonctionner comme un arbitre impartial et comme un régulateur des conflits religieux. Dès lors, une question se pose : comment résoudre chacun de ces conflits isolément ou de manière univoque ? Des moyens complètement différents de traiter le phénomène religieux peuvent être déduits du principe de la souveraineté de lÉtat, du pouvoir illimité de lÉtat. Il est possible, par exemple, que le souverain utilise son pouvoir pour imposer avec force à ses sujets une certaine religion nationale. Il est également possible que lÉtat offre à tous ses citoyens le droit à la libre autodétermination religieuse. La question du choix entre ces différentes possibilités doit être résolue dans chaque cas en fonction de lintérêt de lÉtat.
Le problème est que lintérêt de lÉtat est changeant, et cest ce qui représente une menace réelle pour la tolérance religieuse. La réflexion philosophico-politique propre à la modernité permet de tirer des leçons de lexpérience des guerres civiles religieuses, mais aussi didentifier cette menace, et de la contrer en dégageant un certain nombre darguments en faveur de la thèse selon laquelle la promotion de la tolérance religieuse serait avantageuse pour lÉtat sous toutes les conditions imaginables. Lobjectif politique de ces arguments, formulés alors à lavantage de la tolérance religieuse, est lintégration et lexpression de cette même tolérance dans la législation de lÉtat afin de lui donner de la stabilité et une garantie contre sa révocation possible.
La Lettre sur la tolérance de John Locke, publiée en 1689, offre une argumentation à lavantage de la tolérance religieuse qui est toujours considérée comme classique. Dabord, les arguments de Locke permettent de mieux comprendre la signification des conflits intellectuels et politiques de son temps. En outre, et ce de manière parallèle, ces arguments fournissent des éléments importants qui transcendent toute contextualisation historique en faveur de la tolérance. Avant tout, Locke se déclare pour la séparation de lÉtat et de lÉglise, tout simplement parce que ces deux institutions visent, selon lui, des objectifs complètement différents. LÉtat existe pour créer et pour garantir à ses citoyens un espace de réalisation pour leurs intérêts civiques, tandis que les églises ont comme objectif de travailler au salut des âmes par le biais de la liturgie publique. LÉtat ne peut se mêler de questions religieuses que si des comportements effectués au nom de convictions religieuses portent atteinte à lordre public. Cest à la législation de déterminer quand lordre public est remis en question. Là sarrête son champ de compétence. En effet, si, à la suite dun intérêt propre mal compris, lÉtat tente de prendre des décisions qui concernent les prétentions de véracité des différentes religions, cela mène alors inévitablement, comme le montre Locke, à un conflit civil. Voilà pourquoi, pour des raisons pragmatiques, à savoir un intérêt propre correctement compris cette fois, lÉtat doit garder sa neutralité en matière religieuse dans tous les cas.
Par la suite, Locke développe un autre argument, qui mapparaît plus fort, au profit de la tolérance religieuse. Cet argument nest pas pragmatique, mais théorique, et postule quil nest pas possible de donner des appréciations objectives concernant les « vérités religieuses » car ces vérités ne sont pas de lordre de la connaissance, mais de la croyance et de la conviction. Les convictions religieuses ne peuvent pas être crées ou modifiées par une contrainte extérieure, tout simplement parce quelles sont fondées sur lévidence et la certitude intérieures, et quelles sont donc totalement subjectives. Ainsi, en ce qui concerne les convictions religieuses personnelles, sont avant tout valables les critères de lauthenticité, et non ceux du savoir et de la vérité. En effet, les convictions ne peuvent imposées par la force, la contrainte ne peut jamais engendrer de croyance authentique et sincère. Entre les deux arguments, le pragmatique et le théorique, existe un lien certain qui nest pourtant pas indispensable. Selon largument pragmatique, il est stratégiquement irraisonnable pour lÉtat de se montrer intolérant vis-à-vis des religions. Selon largument théorique, chaque tentative conduisant à prendre des décisions sur la valeur objective des convictions religieuses des individus est nécessairement vouée à léchec. Par conséquent, il nest pas possible, sur la base de réflexions apparemment objectives, de trouver un fondement normatif pour la préférence ou le rejet de certaines convictions religieuses. Dès lors, la tolérance religieuse doit être élevée au statut de liberté religieuse garantie par lordre légal.
La pièce de Lessing Nathan le sage, écrite en 1779, soit environ un siècle après la Lettre de Locke, représente une oeuvre classique dans lensemble de la littérature des Lumières en faveur de la tolérance religieuse. Ici, comme chez Locke, cette question de la tolérance est pensée à partir du contexte de la relation entre lÉtat et la religion. Dirigé par la volonté de garantir la paix intérieure dans lÉtat, Saladin, le sultan de Jérusalem une ville où cohabitent les communautés des trois grandes religions de la Révélation (lislam, le judaïsme et le christianisme) demande au sage juif Nathan laquelle des trois religions possède davantage de force persuasive afin de la déclarer religion dÉtat. Nathan répond à cette question par le célèbre « conte des trois anneaux ». La morale de ce conte est quaucun des trois frères, se disputant après la mort de leur père « lanneau dune valeur inestimable» qui avait « le secret pouvoir de rendre agréable à Dieu et aux hommes quiconque la portait », ne peut lemporter sur les deux autres. Le verdict du juge du conte est quaucun des trois frères intransigeants (il nest pas difficile de reconnaître Moïse, Jésus et Mohammed) ne tient entre ses mains lanneau véritable, ce qui fait que leffet de lanneau ne peut être ressenti par aucun dentre eux. Dès lors, personne nest capable de savoir qui détient le véritable anneau. Comme le suppose le juge, lanneau original a été perdu et cest pourquoi les prétentions des trois frères sont injustifiées. Transposée aux trois religions, cette conclusion du conte signifie quaucune religion ne peut être considérée comme meilleure que les autres car les capacités cognitives de lhomme ne sont pas suffisantes pour parvenir à définir laquelle des trois est la « vraie ». La faiblesse cognitive humaine ne permet à personne de formuler des réflexions sûres, univoques, « objectives » concernant la véracité des religions. Cest justement sur ce fait que repose lexigence de tolérance. Puisque personne ne peut savoir laquelle des religions est la meilleure, il devient impossible de justifier une intervention extérieure dans les convictions religieuses personnelles de chacun.
Mais la décision du juge ne sarrête pas là. Outre lexigence de tolérance, son verdict exprime également lespoir que, « dans mille fois mille ans », la force secrète de lanneau commencera à se manifester et que cela contribuera à résoudre de manière définitive le conflit entre « les enfants des enfants » des trois frères. Cette solution définitive ne peut être obtenue que par les uvres des frères et de leurs descendants, à savoir « par la douceur, la tolérance cordiale, les bienfaits, la soumission profonde à Dieu », qui doivent aider la force magique de lanneau à se manifester. Sil nest pas possible de savoir quelle est la religion « véritable », mieux vaut alors que celles-ci se fassent concurrence dans le domaine de la vertu. En effet, toutes les trois ont des motifs pour participer à cette compétition puisque quil existe pour chacune delles le secret espoir que soit révélé un jour quelle est la seule vraie. Mais en même temps une telle concurrence est risquée, car il faut prendre également en considération le fait de la victoire possible dune des trois.
Par le fait même de lintégration de la seconde partie de sa réponse, Lessing atténue lacuité du conflit potentiel posé par la nature même de la foi religieuse. Il est possible de résister à la tension insurmontable des religions si et seulement si la concurrence entre elles est juste. Lhonnêteté de la compétition ne peut être garantie que par un juge équitable. Ce juge, cest la raison qui rend ses jugements selon le principe objectif de la causalité. Aussi bien chez Locke que chez Lessing, la raison est cette instance absolue qui est la condition indispensable et dernière en faveur de la tolérance. Léquité de la raison comme arbitre dans la compétition entre les différentes religions se rapporte pourtant non à leur contenu, mais seulement aux conditions de leur libre concurrence. Cette équité est basée en dernier lieu sur les aptitudes de la raison à se rendre compte de ses propres conditions et limites, cest-à-dire sur laptitude dautoréflexion des hommes.
La conclusion que nous pouvons tirer de ce qui vient dêtre dit, cest que le comportement tolérant nest possible que lorsque les individus sont convaincus de la nécessité de la tolérance. Cette persuasion ne peut venir que de la force de la raison qui permet à chacun de réaliser que, malgré la finitude humaine qui rend impossible la suppression de laltérité et du conflit dans le monde, la tolérance est le seul moyen de vivre ces tensions sans porter atteinte à la vie, à la liberté et à la dignité de chacun. Si nous admettons comme valide laffirmation triviale selon laquelle la raison nest autre que « la religion de lépoque des Lumières » et que la tolérance, comme je lai mentionné en commençant, peut être vue également comme « la vertu des Lumières », quil me soit permis de conclure par une formule que je reprends à Jürgen Werbick, qui dit que « la tolérance, cest la vertu des éclairés ».
Traduit du bulgare par Milen Chiptchanov
Bibliographie
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Lidia Denkova
Nouvelle Université Bulgare
DIX RAISONS SIMPLES POUR ÊTRE TOLÉRANT
De manière paradoxale peut-être, la tolérance pendant des siècles a été loin dêtre une évidence positive, toujours placée au centre de débats portant non seulement sur son ambiguïté, son statut incertain de « concept » philosophique, religieux, psychologique ou politique, mais aussi sur sa pratique, son utilité, son sens pour lindividu et la société, bref, sur ses « raisons dêtre ». Non moins problématiques apparaissent encore les questions de son « origine » (à rechercher tôt dans lAntiquité ou bien plus tard, à la suite des atrocités des guerres religieuses du XVIe siècle). Au sein de toutes ces discussions renouvelées se profilent les connotations de la tolérance ou encore des tolérances à lépoque postmoderne actuelle, à savoir les vastes domaines du vivre, du savoir, des croyances, de la communication, des droits et libertés démocratiques, qui exigent de parler de tolérance souvent à laide dautres notions, comme le respect, la dignité, le libre choix, notions qui ont gardé plus ou moins le sens incontestable de valeurs morales et qui, pour ainsi dire, sont plus « sûres », plus « unifiées », moins variables et oscillantes dans leur signification. En passant, comme beaucoup dautres comportements de la sphère du privé, la tolérance a lair aujourdhui de renfermer en soi « lesprit » dun horizon dissipé, affranchi de repères fixes, de référentiels autoritaires et stables qui autrefois imposaient du « dehors » non seulement la nécessité, le devoir, lobligation de tolérance (organismes sociaux du pouvoir, traditions religieuses et culturelles de légitimité), mais aussi le sens nécessaire sous lequel cette tolérance devait être comprise, acceptée, pratiquée et partagée, étant toujours sous-tendue par une loi. La tolérance se présente ainsi comme une notion par excellence « postmoderne » : multiple, incertaine, fragmentaire, glissant vers des domaines très divers et parfois opposés, notion liée à la convention au plan historique (comme « contrat » dacceptation de valeur provisoire et par rapport au « moment »), au relativisme et au scepticisme au plan philosophique, à légoïsme et au « souci de soi » au plan psychologique et anthropologique. Le grand problème est que, sur le plan moral, la tolérance reste surtout liée à lindifférence, au « degré zéro » du neutre, exprimée dans diverses doctrines sous les exigences de neutralité, dimpartialité, dobjectivité, de non action ou de non intrusion. Dans ce cas, la tolérance se fait synonyme de passivité, de lobligation de rester « à coté » induite de largument selon lequel chaque activité non suffisamment réfléchie et mesurée par rapport aux activités et aux intentions, voire aux raisons des autres, mène déjà au danger de lintolérance, au danger de limiter ou de déformer la vérité. Mais :
la tolérance véritable ne grandit pas, comme certains limaginent, grâce à une indifférence croissante à légard du vrai. Au contraire : ce qui importe, cest délucider les valeurs, les critères et les significations qui constituent le vrai pour lêtre humain, et de lui apprendre à diversifier, en la précisant, la nature de ladhésion quil lui donne. On nadhère pas à la vérification dune hypothèse scientifique comme à un principe politique, ou encore à une foi religieuse, à une tradition ethnique, ou à une forme dart, à une conception de la musique, à une exigence esthétique, ou à une échelle de valeurs morales.
Il sensuit que, selon la nature de chaque adhésion, de chaque « attachement » au vrai plutôt rationnel, ou plutôt émotionnel, irrationnel varient les formes de tolérance, de sorte que plus on va vers ce qui ne peut pas être scientifiquement prouvé et faire lobjet de démonstration directe (foi, valeurs, art), plus les tolérances quittent la neutralité froide et objective en montant leur degré de « température » dans les sentiments positifs. Si on reprend Pascal, il y a un mouvement montant de la raison vers les « raisons du cur ». Ceci est valable surtout pour les valeurs. Pour lhomme indifférent il ny a pas des valeurs, nexistent que des « choses » et des « faits ». On peut simplement accepter par exemple la liberté, obéir aux larges exigences des sociétés démocratiques et même aux documents où la liberté est défendue comme droit universel, mais si on na pas « le sens » de la liberté, si les gens naiment pas la liberté (comme lavait supposé Étienne de la Boétie), ils resteront dans le meilleur des cas dans le statu quo, sans jamais apporter quoi que ce soit à une vie démocratique, sans jamais vivre et éprouver la liberté, sans donner leur propre apport à un élargissement et à un développement lui-même historiquement nécessaire des formes de tolérance. Restant au niveau de lobéissance, de la « pure » endurance, la tolérance a tendance ou bien à se dégrader en indulgence, concession et condescendance (la « mauvaise bienveillance »), ou bien à seffondrer directement dans le plus négatif, dans lincompréhension, lhostilité, la violence, le renfermé le plus rétrograde (car il est évident quon peut être tolérant aussi envers le mal si la tolérance selon son propre principe doit être prise au sens absolu, inconditionnel). Où trouver alors un contenu plus stable, des raisonnements prouvant « la nécessité interne de la tolérance de se dépasser », daller au-delà de sa « forme minimale qui consiste simplement à admettre lexistence physique de lautre, sans sympathie, ni compréhension, ce qui revient à une coexistence dans lindifférence, voire le mépris » ? Comment ancrer une disposition durable à la tolérance dans la belle conclusion qui dit que « la tolérance ne trouve sa justification, sa légitimité et son fondement que lorsque lon dépasse ladmission de lexistence de lautre vers la reconnaissance de ce qui le fait être différent, cest-à-dire être dune autre pensée, croyance, origine, complexion que soi » ? Est-ce que ce dépassement allant dune simple admission vers une reconnaissance plus approfondie et, pour ainsi dire, consciente, pourra vraiment résoudre la « difficulté à penser la tolérance » ? Car on pourrait être très bien être conscient de la différence de lautre, reconnaître toutes ses qualités et en même temps haïr, agresser, détruire cet autre justement à cause de la conscience prise et de la reconnaissance « forcée » de son excellence par exemple (le syndrome Salieri). La reconnaissance, en fait, naurait pas beaucoup de sens si elle ne devenait pas à son tour le fondement dun dépassement « suivi », « surposé » vers une attitude, un comportement plus « chaud », au dessus du degré zéro vers les « hautes températures » que sont déjà la sympathie, la compassion, le souci de lautre, lamitié, et même lamour. Ce nest pas par hasard que le christianisme paulinien a fait de la charité le « cur » de sa doctrine, sa plus grande découverte, innovation et solution de toutes sortes de « difficultés », et ce nest pas plus par hasard que les philosophes daujourdhui parlent de la « sécularisation » nécessaire de cette idée, exprimée dans « la pensée faible » qui a besoin de sinfiltrer dans la sphère privée des sociétés contemporaines.
Sil sagit de dépasser lin-différence qui est orientée quand même vers la vérité de lêtre, vers lexigence correcte de ne privilégier aucune position par rapport aux autres le regard doit se déplacer vers la « différence », vers une vérité dordre différent, vers lengagement et le risque de se montrer partial, mais encore plus vers ce plaisir de trouver la diversité dont parle Montaigne. Est-ce que cela renvoie à une tentative de pousser les choses vers un hédonisme de la diversité ? On peut bel et bien éprouver le plaisir de quelque chose de différent et de mauvais. Alors « au secours » de la position du dépassement viendrait léthique du bien, une éthique esthétisante (qui inclut en soi le plaisir et les autres sentiments positifs), fondée sur un humanisme valorisant de façon universelle la « chaleur », lémotion attachée aux valeurs de la vie qui nexclue pas une certaine « intolérance saine », lémotion négative portée contre lintolérance et les vérités pernicieuses (lanti-intolérance). « Lintolérance saine » serait en ce sens encore une sécularisation de lidée chrétienne de la nécessité préventive de combattre le mal. Il est vrai que la position qui place la tolérance dans une éthique esthétisante comporte beaucoup de dangers, clairement vus par Kant, notamment les séductions et lhétéronomie de la ethica deceptiva, par opposition au devoir de la raison autonome dépourvue de toute émotion, subjectivité, attachement capricieux aux « passions ». Sil y a toujours des dangers à penser la tolérance (on peut dire, un triple danger : la « diabolisation », « langélisation » et lindifférence ou limpartialité), on peut essayer de les minimiser ou bien de trouver les voies fondamentales (les « portes » les plus largement ouvertes) permettant daborder le problème de la tolérance au niveau des approches « limites », des « origines ». Ce niveau peut être distingué en deux lignes : 1) dun côté, celle du moins incertain lexpérience quotidienne, le « bon sens » (sensus communis) élaboré dans la longue pratique de la vie sociale et de la vie des individus, et qui est dans le plus haut degré « partageable », voir banal dans le cadre dune « éthique empiriste et pratique » ; et 2) de lautre, celle du plus incertain, du plus riche en divers sens et interprétations, et en même temps du plus problématique. Cette seconde ligne est le discours philosophique (voire lhistoire des idées) qui, par sa profondeur et sa richesse en tant que « polylogue » inépuisable de concepts, empêche la fixation dun seul concept privilégié, dune seule vérité absolutisée. Il est évident que, dans le premier cas, les « opinions vraies » (si on prend la terminologie platonicienne) seraient différentes, dissemblables au minimum, et que, dans le deuxième cas, elles le seraient au maximum. La réduction au même dans le premier cas serait maximale, dans le deuxième, minimale. Quelque part au milieu, à lintersection des deux lignes la ligne minimale de la différence et sa forme maximale , on pourra chercher les vérités relatives à la tolérance sans, bien sûr, négliger lapport de tous les autres discours spécialisés, plus restreints et disciplinaires, qui se servent de la tolérance comme terminus technicus, souvent de façon unilatérale et univoque dans les domaines du politique, de la religion, des questions ethniques, des questions de sexes et de droits, du multiculturalisme, etc.
Un exemple du premier type dapproche « minimale » est la Déclaration de principes sur la tolérance rédigée en quelques pages sous la forme dun document universel. Sur cette base et dans le cadre dun cours sur la « Philosophie de la tolérance », nous avons essayé de formuler une sorte de « charte » des dix raisons les plus simples dêtre tolérants qui, en sattachant à ce qui est le moins incertain dans lexpérience quotidienne, à savoir les opinions les plus répandues et partagées, pourrait en même temps de manière généralisée et sommaire servir de point de départ à plusieurs réflexions.
Les dix raisons évoquées durant ce cours portent sur : 1) la préservation et la conservation du statu quo, de la paix, dun vivre-ensemble calme et paisible comme condition naturelle de chaque vie et du développement de chacun ; dans cette hypothèse, lhomme tolérant est celui qui se montre calme, prudent, et qui éprouve un « ressentiment » naturel pour lintolérance ; 2) la possibilité et la nécessité de la communication essentielle à chaque être social (zoon politikòn), ce qui fait de la tolérance une culture dacceptation et de sociabilité, une condition de formation et de normativité pour chaque société, une « vertu durbanité » ou, littéralement, de civilité ; 3) la compréhension (comprendre lautre et soi-même) comme exigence dune construction progressive de lidentité de chacun face à lautre ; 4) la connaissance (même si on ne comprend pas quelque chose de très différent de ce que lon sait et qui paraît inadmissible, on enrichit malgré tout son savoir, ce qui est déjà une possibilité de mener à lacceptation cest la position intellectualiste déjà exprimée par Socrate) ; 5) louverture et lenrichissement comme « cercles » consécutifs de la connaissance et de la compréhension ; ici, la tolérance envers le nouveau et linconnu a une importance particulière ; 6) la réciprocité du genre : ne fait pas autrui ce que tu ne voudrais pas quil te fasse ; 7) lélaboration dune pratique réglementée des « lois non écrites » de la coexistence (rendre la vie plus facile en évitant les tensions ; faire de la tolérance un réseau de comportements régulés pour les cas exigeant le plus souvent dêtre tolérant) ; 8) linstauration de limites de la tolérance et de lintolérance (jusquoù peut-on aller ?) pour accéder au « noyau dur » de son identité propre qui ne sera pas dissolue dans l« autre » ; montrer une force particulière en refusant dabuser de sa propre force, se « maîtriser », garder son « sang froid », faire prévaloir la raison, car lintolérance se montre le plus souvent comme spontanée et irrationnelle ; 9) profiter de la « ruse », de « lefficacité » de la tolérance (dans le sens de Machiavel) : se montrer civilisé, poli, obligeant, bien éduqué et surtout capable de tolérer (travailler en équipe), ce qui est une exigence incontournable de la politique du marché et du travail (on ne peut ne pas être surpris par la quantité de « tolérance » quexigent les codes déthique des grandes entreprises qui ont de moins en moins besoin d« individualistes » dans la vie corporative) ; 10) la possibilité dassurer une base plus large et plus universelle aux autres vertus et valeurs démocratiques, ce qui revient à observer la justice, légalité, la liberté, le respect et surtout à encourager le dialogue qui finalement exprime le mouvement de la vie et le plaisir de « bouger » dans sa diversité. La tolérance si on peut jouer sur les mots serait en ce sens une attitude active animée par louverture de ses propres possibilités, une vraie « con-duite » (du con-duco, rassembler, conduire) qui rassemble et conduit avec soi toutes les autres valeurs positives sans être elle-même une valeur, mais plutôt une pré-disposition appropriée (du type hexis) pour les autres valeurs.
Le deuxième type daccès est le questionnement philosophique dont la complexité ne peut pas être simplement schématisée, exigeant préalablement que lon envisage et problématise les raisons mêmes qui conduisent à faire de la tolérance un concept philosophique. La question principale est ici : quest-ce quune réflexion philosophique sur la tolérance ? Est-ce quil suffit de retracer lhistoire de la notion de tolérance (ce qui est en soi déjà difficile et problématique) ? De reporter la tolérance dans le domaine de léthique, du politique ou de lethnique ? Ou bien encore de transiger avec le « moment » (lactualité de certaines questions sociales) afin de proposer des « recettes » immédiates ? Même si on prend la « recette » du dialogue, on voit quil a toujours à être repensé. Le dialogue nest jamais une panacée quand on cherche à tout prix la compréhension ou le consensus obligatoire, car il y sans doute des choses quon ne peut pas comprendre et autour desquelles il ne peut jamais se construire ni assentiment ni le moindre consensus. Alors la tolérance pourrait bien sinsérer dans une culture du dis-sensus ne visant pas forcément la compréhension à tout prix ni le dialogue, ce dernier nayant, de par laccumulation des oppositions dans léchange dopinions, aucun effet et pouvant même devenir dangereux. La culture du dis-sensus vise une tolérance dun type différent, moins « sentimental » et enthousiaste peut-être, mais plus fondamental et réaliste. Elle répond à la question de savoir comment voir se perpétuer une situation favorable à la paix et au développement démocratique, cest-à-dire comment entretenir à la surface un code permanent du « parler » sans laisser les problèmes « en suspens » et sans vouloir les réduire aux points communs imposés par la position du plus fort. Vaut-il mieux parler vainement dans le seul but de continuer de parler (car la violence vient là où les mots sont déjà exclus, supprimés, épuisés), ou bien faire resurgir des profondeurs les configurations du sens commun avec le questionnement hardi du discours philosophique qui prend le risque de transformer un dialogue en polylogue continu ?
Loin dêtre évidentes, les réponses possibles sur le « droit » de la tolérance à être envisagée dun point de vue philosophique exigent un approfondissement attentif de la situation actuelle des savoirs et lautoréflexion de la philosophie elle-même qui continue à problématiser son domaine, ses méthodes et, surtout, son essence en tant que questionnement fondamental. Est-ce à la philosophie dassumer le rôle et la responsabilité déduquer à la tolérance, de faire de la tolérance un sujet de son enseignement, comme le suggère larticle 4 de la Déclaration ? Quels sont les critères dune étude et, plus encore, dun enseignement de la tolérance, si lon admet quil est possible et quil y a une continuité historique dans la pensée permettant de discerner nettement un « concept » de tolérance face aux compréhensions religieuse, politique, ethnique, sociologique et même face aux pratiques bien connues du quotidien ? Quel est le profil relativement constant du problème, si nous voulons affirmer contrairement à Gabriel Marcel que la tolérance ne se montre pas toujours « en situation », échappant à toute conceptualisation vers la simplicité des comportements non réfléchis et les sentiments plutôt négatifs de « dégoût » ?
Pour ouvrir un champ de réflexion, on doit suivre la logique qui, pour ainsi dire, va élucider lenchaînement des questions philosophiques toujours renouvelables où les réponses des grands courants et systèmes ne sont quenchevêtrés au cours de lhistoire (étant donné que dans la philosophie ce sont les questions qui restent incontestables par rapport à la multiplicité des réponses interchangeables, quil y a toujours un « dis-sensus » sur les réponses autour du consensus sur les questions). Au sujet de la tolérance, les « grandes » questions de la philosophie seraient : 1) « comment vivre avec les autres ? », est-ce une question de politique ou de sagesse ? Peut-on aller à la recherche dune seule notion perdue du « bien » (la notion antique) dans la compréhension ambiguë du « bien-être » daujourdhui ? En ce sens, peut-on déjà rechercher lorigine de la tolérance dans les réflexions de lAntiquité (chez Platon ou les stoïciens, mais surtout chez Aristote) ? ; 2) quel est le rapport entre tolérance et vérité (si la philosophie continue à se définir comme recherche de la vérité), tolérance et libre choix ? ; 3) est-ce que la tolérance peut être considérée comme une valeur, et, à partir de là, être liée à une position éthique et axiologique, ou occupe-t-elle un espace « neutre » assurant seulement les conditions nécessaires (conditio sine qua non) de lexistence des valeurs respect, sociabilité, communicabilité, etc. dans le développement de lhomme et de la société ? ; 4) quels sont les rapports entre identité et tolérance ? Y a-t-il des limites à la tolérance ? ; 5) est-ce que la tolérance ne se rencontre pas elle-même uniquement dans les « situations limites » de Jaspers ? ; 6) comment normativiser et formuler une « injonction » de tolérance (ayant plus de force que la Déclaration de principes sur la tolérance admise par lUnesco) ? ; 7) y a-t-il une intolérance « saine » dans le savoir lui-même, voire dans la philosophie, et comment mener le dialogue des discours ? Et si lon admet une « intolérance saine », est-ce quelle ne va pas entraîner la question de savoir quels sont les degrés acceptables de lintolérance ? ; 8) est-ce quil nest pas nécessaire aujourdhui, comme nous lavons déjà dit, de prêter attention à la « culture du dis-sensus » plutôt quà la notion éculée du « consensus » qui correspond parfaitement aux possibilités limitées de la tolérance contemporaine ? ; 9) quelles ressources peut chercher la philosophie pour redonner un sens adéquat à lidée de tolérance ?
Paul Valéry a montré quil existe des notions qui ne se réduisent pas à des acceptions figées, et qui supposent beaucoup plus de questions que de réponses. Telle semble être le cas de la tolérance, « une mauvaise notion pour quelque chose de bien », notion assez éloignée de la liberté, débordant sur les problèmes multiples de lendurance, de la patience, de lidentité, de la diversité et de la conciliation des opposés, du dialogue et du vivre avec les autres. À travers les siècles, presque tous les grands philosophes ont abordé le thème sous divers aspects, depuis lAntiquité jusquau XVIIIe siècle (Platon, Aristote, Sénèque, Épictète, Grégoire de Nazianze, Saint Augustin, Nicolas de Cues, Érasme, La Boétie, Montaigne, Bruno, Bacon, Grotius, Hobbes, Locke, Spinoza, Leibniz, Bayle, Voltaire, Hume, Kant, Lessing et Constant). À titre de preuve excellente que « les abstractions philosophiques peuvent se rapprocher de nous à laide de la pensée morale et politique », leurs réflexions élargissent lhorizon du penser sur la tolérance en tant que relation éthique de lÊtre, en tant que relation à lAutre et aux Autres, relation encore plus problématique après « le meurtre de Dieu » annoncé par Nietzsche au XIXe siècle et le meurtre de lHomme lui-même (lHomme-Dieu) au XXe siècle. Et même si, comme le pensait Leibniz, les hommes ne peuvent pas retenir « toutes les preuves qui les ont engagés dans un certain assentiment », un « choix » de preuves, sans doute, peut les aider à mieux conserver leurs « devoirs dhumanité ». Ce qui (pour garder une symétrie avec le nombre « dix », ou une allusion au Décalogue) aboutit à la dixième question philosophique, qui est en même temps la plus simple et la plus fondamentale : comment vivre avec les autres ? Question déjà formulée par Sénèque dans la Lettre XCV écrite à Lucilius : « Voici une autre question : comment il faut vivre avec les hommes ? ».
Il nest pas nécessaire de défendre la réactualisation et le renouvellement assidu de cette question. Les réponses même si nous ne croyons pas à lillusion de réponses définitives nont toujours fait que trahir notre étroitesse desprit ainsi que notre impuissance à laisser lexistence ouverte, en question. Les réponses sont les voiles figés dans des poses changeantes, les masques vraisemblables des choses, quon ne saurait écarter sans provoquer leffet dun dénouement pénible. « La tolérance est souvent pénible, disait Sir Richard Livingstone, parce quelle permet à des idées pernicieuses de sexprimer et de se répandre ». Mais, tout dabord, quentend-on par idée pernicieuse ? Nest-il pas vrai comme le souligne largument de John Locke à propos du droit prétendu dune église den persécuter une autre que répondre par le droit de « lorthodoxe » ne serait quuser de grands mots pour ne rien dire ? Car « nimporte quelle église est orthodoxe pour elle-même, dans lerreur ou dans lhérésie pour les autres ». Pénible serait donc non la tolérance elle-même, mais le refus dune réponse qui ancrerait la personne et son identité dans un système de valeurs incontestables. La tolérance serait source dangoisse du seul fait quelle conteste et relativise les valeurs en acceptant la dynamique de leur « co-existence » incertaine, au lieu de procéder à une hiérarchisation épistémologique et éthique. Dépourvue de vérité et de notions de bien absolues, désemparée, la personne na dautre recours que dapprécier la pluralité mouvante, de se constituer par rapport à la multitude complexe comme un flux et reflux didées et de comportements permanents.
On comprend mieux dès lors pourquoi il apparaît, sinon pénible, au moins assez difficile de définir philosophiquement la tolérance. Selon Gabriel Marcel, elle se situe dans une zone limitrophe entre attitude et sentiment réel (on se montre tolérant ; mais je ne sais pas si on est tolérant). En réalité elle est, dit-il,
(
) une cote mal taillée entre des dispositions psychologiques qui séchelonnent dailleurs elles-mêmes entre la bienveillance, lindifférence et le dégoût (...) et un dynamisme spirituel dune essence toute différente, et qui trouve dans la transcendance son point dappui et son principe moteur.
Lidée que la tolérance ne soit pas un trait constitutif de la personne, mais un élément toujours fluctuant, en « situation » (on pense à « lêtre en situation » de Sartre), se trouve déjà exprimée par Aristote quand il souligne que la bienveillance peut naître subitement et ne suppose pas, à la différence de lamitié, des relations habituelles (Éthique à Nicomaque). Ce relativisme de situation qui met toujours en relief lendurance, le côté passif de la tolérance, le fait que nous sommes obligés, contraints de réagir aux mouvements du milieu, sans autre choix que le « sentiment », pourrait être la vraie cause du « dégoût », comme semble le suggérer la définition suivante : « La tolérance se rapporte donc de façon essentielle à ce qui est désagréable, déplaisant et moralement répréhensible ». Passivité et contrainte, endurance et patience, coercition et souffrance : ces divers sens se retrouvent, en effet, dans la notion de tolérance, comme lattestent plusieurs langues, ainsi que létymologie : tolerare, en latin, signifie « porter », « supporter ». Mais, dès le départ, lidée est de porter ensemble (au sens physique où les colonnes dun temple le supportent). Cette solidarité au sens littéral de solidité du support commun est bien formulée par Sénèque quand il utilise limage du temple (plus tard ce sera celle du navire) : « La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans un mutuel appui des matériaux, moyennant quoi lédifice tient ». De cette solidarité naît la conscience de leffort à déployer par chacun pour préserver la meilleure « situation » de lêtre commun. Lidée de tolérance évolue ainsi dans un sens actif et positif : leffort est déjà quelque chose de constitutif de la personne et dépend de sa libre décision. Selon les termes de la philosophie antique, cela veut dire aussi « suivre la nature », la nécessité, en laidant au lieu de sy opposer. Notre propension à vivre avec les autres est tout à fait naturelle (cette pensée survivra comme fil conducteur pendant des siècles), car la raison qui nous est donnée par la nature ou par Dieu nous montre toutes les « raisons » pour entretenir et développer ce « vivre ensemble » : cest non seulement lutilité (argument de base) qui ressort de lintérêt commun, mais aussi la possibilité de se « reconnaître » en autrui, de se présenter soi-même en se différenciant de lui, suivant la thèse de Hegel. Cette reconnaissance prend la forme dune lutte didentités dans laquelle peut-être paradoxalement celles-ci cessent dêtre figées à jamais, de sorte que dans ce mouvement conflictuel on est conduit vers « une identité sinon faible, du moins élastique et ouverte, vers une unité dans la charité ». Mais la condition absolue pour une telle « unité dans la charité » consiste à établir des relations entre personnes qui se considèrent chacune comme « fin en soi », car cest là, selon Kant, le véritable principe de lhumanité. La vraie tolérance apparaît alors comme le seul « moyen » de communiquer pour des êtres qui sont chacun une « fin en soi ».
En effet, depuis lAntiquité, les philosophes ont essayé de présenter la tolérance comme une tension entre lindividu et la société, entre le même et lautre, dont la meilleure image serait donnée par celle dune corde élastique (un lien, une re-lation). Plus on la tend, plus elle sallonge, augmentant de part et dautre la distance jusquà ce que les forces qui fournissent cet effort mutuel venant à sépuiser, la corde se casse. Filons la métaphore : lhistoire de lhumanité abonde en cordes cassées qui ont été retendues de nouveau par les nuds des compromis, par une con-corde extérieure qui demeure le point le plus faible des relations. Aussi Bacon, dans ses Essais de morale et de politique, précise-t-il quil est important de bien situer les limites de lunité, car « lunité et luniformité sont choses très différentes ». On constate très souvent, en effet, que deux personnes qui croient exprimer chacune une opinion originale défendent en réalité le même point de vue ; il est également souvent difficile de leur faire admettre quelles nont rien inventé doriginal, loriginalité consistant à rompre le consensus difficilement obtenu ou à faire baisser le degré dassentiment. Les rapports entre les êtres humains sont régis aussi naturellement par la raison que par des passions telles que la haine, la crainte, la rivalité et « les autres espèces daversion qui ont le mal pour objet ». Malebranche, qui reste influencé par lintérêt considérable du XVIIe siècle pour les passions, note que ces passions très violentes donnent à lesprit des secousses imprévues qui létourdissent et le troublent. Lamitié, dit-il, que nous avons pour les autres hommes est une inclination naturelle, car cest Dieu qui a imprimé un même amour dans les curs de tous les hommes, donnant ainsi un modèle de lamour que lui-même éprouve envers toutes ses créatures (I Jean, IV,10-11). Les Pères de lÉglise se servent souvent de cet argument théologique pour combattre les prétentions des élus à une possession exclusive du pouvoir et du savoir, car tous ont droit daccès à la parole divine.
La compréhension mène aussi à une tolérance réfléchie et à la conscience davoir une même origine : lÊtre suprême ; ses reflets chez chacun témoignent de la participation de chacun au divin. En étant tolérant, doux, indulgent, patient, miséricordieux, on se rapproche du divin. « Lamitié entre les hommes, écrit saint Augustin, est douce par les chers liens grâce auxquels, de plusieurs âmes, elle forme une âme unique ». La concorde renforce lharmonie de lexistence qui est létat normal de lunivers. Toutefois, si lunivers, selon une tradition philosophique ancienne, est assimilé au corps humain qui forme un tout par la parfaite harmonie de ses membres, on ne peut accorder à ceux-ci une considération égale, puisque leurs fonctions, quoique inséparablement liées, sont diverses. Légalité pleine et entière, qui supprime dun coup les questions difficiles du mérite, de la justice et de léquité, ne peut exister que sur le modèle parodique de labbaye de Thélème dans Gargantua et Pantagruel où chacun veut faire, et fait toujours, ce qui plaît à tous les autres. Les arguments ontologiques postulant légalité de tous les hommes en tant quêtres vivant ensemble et citoyens du monde agissant ensemble (cosmopolites) restent liés au stoïcisme ; ils nont pas dinfluence sensible sur les courants qui recherchent les causes particulières du comportement humain et les effets spécifiques produits dans la société par les politiques civile et religieuse. La tolérance idéale, conçue comme égalité totale, ne survit que dans les utopies. Dans celle de Campanella, la Cité du Soleil, elle est poussée jusquà une non-violence qui touche à labsurde : les criminels dans la Cité exécutent eux-mêmes la sentence pour ne pas charger la conscience de leurs concitoyens tolérants et compatissants.
Cependant, de Platon et Aristote à John Rawls, qui préfère la notion déquité à celle dégalité pour définir la justice, la tolérance apparaît comme une tentative très ardue (sinon comme une aporie) de concilier les différences inconciliables, non en les réduisant ou en les soumettant à un seul principe, mais en maintenant entre elles un dialogue permanent. Soutenir et non supprimer les contraires permettrait de garder la richesse de toutes les modalités de lêtre entre lesquelles il sagit détablir non pas une égalité, mais une juste (au sens dexacte et au sens déquitable) proportionnalité de valeurs, dessences, de fonctions, dont linteraction sera arrêtée par des lois. Dans ce système, chacun consentirait à occuper la place quil mérite, sans quoi les dissensions mettraient en péril le bien commun. « Il en résulte, écrit Aristote, des conflits entre citoyens, car on veut user de contrainte les uns à légard des autres, tout en se refusant personnellement à exécuter ce qui est juste ».
Pour Malebranche, la solution sur le plan psychologique est simple. Tous les membres dun corps ne peuvent pas être la tête ou le cur : il faut aussi bien des gens qui obéissent que des gens qui commandent ; mais comme ils ont tous un « désir pour la grandeur », ceux qui commandent doivent mentir aux plus petits en leur disant quils sont grands, afin que ces derniers aient eux-aussi une « grandeur par imagination », en oubliant le « ressentiment » dont parlera Nietzsche plus tard. Être tolérant sur le plan des passions signifierait alors être indulgent, condescendant à cause de la faiblesse commune de la nature humaine (comme le rappelle le vers célèbre de Térence : « Homo sum et nihil humani a me alienum esse puto »). En cherchant des remèdes à la division entre les hommes, Jan Amos Comenius faisait appel au XVIIe siècle à la « commune fragilité humaine » : « Les hommes doivent cesser de trop se fier à leur sens et, tenant compte de la commune fragilité humaine, reconnaître quil est indigne deux de saccabler mutuellement de haine pour des raisons futiles ».
Dailleurs, pour le Kant de La religion dans les limites de la raison, la faiblesse a un fondement plus profond que les passions, et notamment la passion de lamour-propre, car lirrémédiable mal, « le cur malin » qui est dû à laffaiblissement de la nature humaine, coexiste nécessairement avec la « bonne volonté », étant une prédisposition de la bonne volonté à se définir en sens inverse. Cest le mal de la discorde et de la diversité qui pourrait être contraint par le rapprochement progressif des hommes dans leurs principes ; ce rapprochement conduit « à sentendre au sein dune paix qui nest pas produite (...) par laffaiblissement de toutes les forces, mais au contraire par leur équilibre au milieu de la plus vive opposition ». Quand Karl Jaspers parle de la lutte existentielle qui est une lutte dans et par lamour, il ne séloigne pas de ce sens : de toute façon, léquilibre est fragile, la solidarité « ne parvient à créer que des unités restreintes, qui se combattent les unes les autres ».
En définitive, la « métaphysique des murs » comprend justement un renforcement du naturel jusquà sa transcendance pour découvrir « le principe universel de la morale ». Ce mouvement ne peut pas éviter la contrainte de soi, en dautres termes, la restriction imposée par la raison. Déjà Aristote dans La grande Éthique avait essayer de faire de lendurance (karteria) une vertu liée aux restrictions que le principe conducteur de la raison (logos) introduit dans lâme, si bien quelle devenait chez lui un ressort de la communication avec les autres. La vie sociale nest autre quune disposition mutuelle (hexis) fondée sur la juste proportionnalité, définie elle-même comme « endurance mutuelle » (to antipepontos).
Lesprit grec ne pouvait aller plus loin dans léloge de cette auto-restriction, car se soumettre, shumilier, se limiter était le sort du plus faible, de celui qui ne jouit pas pleinement de sa liberté. Quon se rappelle, dans le Gorgias de Platon, la thèse de Calliclès selon laquelle le droit naturel appartient aux plus forts, tandis que les inférieurs sont transformés en esclaves par limposition de restrictions de « tolérance ». Et, aux XVIe et XVIIe siècles, toutes les questions abordant la tolérance tournent autour du thème du droit naturel et du droit positif, des exigences de la nature humaine créée par Dieu et des lois politiques et morales établies par les hommes (Hobbes, Spinoza). Cest également de lAntiquité que vient lidéal de lhomme courageux qui endure, utilisant sa force pour maîtriser ses passions ou subir bravement les souffrances. Le christianisme amplifiera cette vertu de patience : le modèle accompli en est Jésus-Christ lui-même. Dans léchelle des vertus établie par Jean Climaque, la patience assimilée à lhumiliation, à labaissement, occupe une place plus quhonorable.
Cet esprit de tolérance qui prolonge les significations de la « sym-pathie » antique (cest-à-dire le « pâtir » commun de toutes les parties de lunivers) en les englobant dans la notion dune souffrance commune, se retrouve en diverses occurrences, sans lien à première vue, allant toujours vers le sens moral de la com-passion. La compassion tend à la vraie bonté qui est aussi la vraie transcendance de la tolérance : se supporter cesse dêtre suffisant, il faut aller plus loin, au-delà. À la suite de Sénèque qui affirme que « cest peu de chose de ne point nuire à celui que nous devrions aider et aimer de tout notre cur », le philosophe russe Ivan Iline définit « lhomme nouveau » comme celui qui fait acte de bonté, non pas comme une obligation, mais en don, en sacrifice volontaire de soi. Lhomme remplit le gouffre du néant par loffrande de sa propre personne ; il est prêt à pardonner, parce quen acceptant de tolérer, de subir en fonction dune visée plus haute, il a compris « lesprit de lautre ».
« Le souffrir est un pâtir pur », écrit également Emmanuel Lévinas, précisant quil « ne sagit pas dune passivité qui dégraderait lhomme en portant atteinte à sa liberté ». Reprenant la position de Lévinas, on pourrait avancer que la tolérance sinscrit comme relation éthique dans le
(
) projet dune culture précédant la politique et qui dans la proximité allant de moi au prochain, quelle signifie, ne se réduit pas à une quelconque déficience ou privation par rapport à lunité de lUn. Relation avec autrui en tant que tel et non pas relation avec lautre déjà réduit au même, à lapparenté du mien. Culture de la transcendance, malgré lexcellence, prétendument exclusive de limmanence qui passe en Occident pour grâce suprême de lEsprit.
La tolérance, ainsi envisagée, apparaîtrait comme une pré-disposition inhérente à lêtre qui sexprimerait en présence du divers et dans des situations diverses. Lapprentissage de toutes ces tolérances faciliterait lacquisition de cette promptitude de lattitude tolérante promptitude à céder, à plier, mais seulement jusquà un certain degré défini avec rigueur. La limite de cette « souplesse » de lêtre, de cette élasticité, est celle-là même où lidentité commence à se dissiper. Un exemple parfait en est donné par la tolérance qui régit les activités ludiques (homo ludens) : chacun accepte de se plier aux règles du jeu en vue, précisément, daffirmer son identité par une victoire individuelle. Le jeu, évidemment, a été et continue dêtre une solution-réponse à la question « comment faut-il vivre avec les hommes ? », mais les raisonnements philosophiques ont non moins insisté sur la question « sérieuse » qui lui est liée : « faut-il être tolérant ou se montrer tolérant ? ».
Ces réponses, séchelonnant sur plus de vingt siècles, touchent à des aspects très variés de la tolérance provoqués souvent par des événements concrets. La liberté dexpression, de pensée et de croyance religieuse défendue aussi bien par Socrate, Spinoza et Constant est nécessaire à lépanouissement de lindividu et, par là, au progrès commun. Pour John Stuart Mill, la tolérance, force de conservation qui assure la paix publique et lordre, nest quune condition préalable de « lactivité intellectuelle, de lesprit dentreprise et du courage » quexige le vrai progrès. Car « le progrès comprend lordre, mais lordre ne comprend pas le progrès ». Instituer, dautre part, la tolérance en principe formel, cest contribuer à faire de celle-ci une condition du bonheur personnel, sinon les hommes seraient moins disposés à ladmettre.
En général, un homme qui a de laffection pour dautres, pour son pays ou pour lhumanité, est plus heureux quun homme qui nen a pas ; mais à quoi sert-il de prêcher cette doctrine à un homme qui ne se soucie que de sa propre tranquillité et de sa propre bourse ? Autant prêcher au ver qui rampe sur la terre combien il vaudrait mieux pour lui être un aigle !
Pour se sentir à la hauteur des aigles il vaut mieux, selon Hume, « entrer davantage dans les préoccupations dautrui » et diminuer la distance qui nous sépare en glissant de la « sympathie imparfaite » de la compassion à la sympathie naturelle de libres collaborateurs. Depuis Bayle, on a toujours recherché « une règle matrice, primitive et universelle », une loi morale, qui, grâce à sa force daxiome, permettrait à la tolérance de devenir elle-aussi une loi et une vertu universelles. Depuis les penseurs arabes, Thomas dAquin, Pic de la Mirandole, Nicolas de Cues ou Érasme, on a toujours insisté sur lunité de lintellect qui produit les plus hautes idées de lhumanité. Depuis Confucius, Platon et, bien plus tard, Rousseau, on na cessé de souligner le rôle de léducation qui enseigne les lois naturelles de la tolérance. Comme Aristote et dautres encore, les philosophes ont toujours préféré aux excès lidée du juste milieu, de la tempérance, et surtout lidée déquilibre qui, pour William James, restitue le « chant de la valeur interne de la vie ». Depuis Montaigne, on saccorde pour dire que la tolérance signifie aussi impartialité, capacité de ne pas senflammer pour une part seulement de la vérité. Grâce au brillant essai de Stephan Zweig sur la vie et luvre dun défenseur remarquable de la tolérance, Sébastien Castellion, nous savons que le siècle de la Réforme, jalonné par tant dintolérances conflictuelles et de guerres religieuses, offre aussi lexemple encourageant dun esprit humaniste qui a lutté toute sa vie en faveur de la tolérance dans un contexte historique désespérément hostile à celle-ci. Aucun effort de cette nature, écrit Zweig, aucune dépense morale de sentiments purs ne disparaît de lunivers sans laisser de traces.
Cette pensée provient de la thèse développée par les Lumières qui veut que la perfectibilité soit un trait propre de tout être humain et quon doive faire le bien pour le bien, et non parce que « certaines récompenses fixées arbitrairement nous y invitent », lobjectif final consistant à « être homme, pleinement homme », à parvenir à une moralité et à une rationalité achevées qui sexercent en faveur de tous sans exception.
« Nous et les autres », moi et les autres cest le grand problème auquel se sont confrontés les philosophes. Nombre dentre eux lont diversement abordé, contribuant, par leurs « tâtonnements successifs », à atteindre « lhorizon de luniversalité », comme le démontre Tzvetan Todorov, car luniversel nest pas une transcendance abstraite et froide. Même « les abstractions philosophiques peuvent se rapprocher de nous à laide de cette médiation quest justement la pensée morale et politique, qui entre en rapport aussi bien avec la métaphysique la plus abstraite quavec la vie de tous les jours ».
Telle était la dixième question posée : « comment vivre avec les hommes ? » Une question en même temps philosophique et quotidienne, exigeant des raisons simples et des raisonnements complexes. Une question non moins rhétorique à laquelle, sans craindre la tautologie, il nous faut répondre : Vivre avec.
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Dominique Doucet
Université de Nantes
La Stratégie Alter : tolérance et tolérable
dans quelques récits de science-fiction
La littérature de science-fiction et la notion de tolérance cultivent en commun un même attrait pour lambiguïté, ne serait-ce quen ce qui concerne leurs définitions. Tolérance est un concept complexe et contradictoire. Comme lécrit Humberto Giannini :
Parfois il semble être synonyme de « résistance » ou d« immunité » ; on dirait ainsi de quelquun quil tolère une certaine maladie, il y résiste, il en est « immun ». Parfois, tolérance semble signifier « perméabilité » : on dira ainsi de quelquun quil est tolérant aux idées dautrui, quil leur est perméable. Mais il est évident que résister à quelque chose signifie rester imperméable à son égard, justement à cause de cette tolérance.
Claude Sahel, quant à lui, fait remarquer que :
Le mot « tolérance » se rattache à la racine indo-européenne tol.tel.tla, dont dérivent tollere et tolerare. Tollere signifie soulever, enlever, quelquefois détruire ; tolerare signifie porter, supporter parfois combattre. Ainsi lidée de guerre et lidée deffort sous-tendent la notion de tolérance.
Combats, destructions, autant déléments qui, dans la pensée commune, peuvent être appliqués à certains domaines (les plus médiatisés) de la littérature de science-fiction un récit comme La guerre des Mondes, texte fondateur par excellence et qui vient récemment de faire lobjet dune nouvelle adaptation cinématographique, peut en être un bon exemple. En ce qui concerne la définition de la science-fiction, elle reste le lieu dune recherche incessante avançant de multiples propositions sans cesse révisées. Le terme science-fiction se présente comme un oxymore qui veut allier à la fois ce qui se définit comme le résultat dune élucidation rationnelle de la réalité selon des lois générales et réitérables par tous (la science) et ce qui se situe en deçà ou au-delà de la réalité, comme une expérience, le plus souvent subjective, qui nest jamais totalement réitérable et qui échappe la plupart du temps à une élucidation rationnelle. Cette définition, tout comme celle de la tolérance, dessine le portrait dun idéal impossible.
Ces premières remarques ne sont pas seulement les éléments rhétoriques dune captatio benevolentiae : elles ont pour but de dresser les limites tolérables de mon propos. Les rapports entre les récits de science-fiction et la notion de tolérance sont plus nombreux quune première investigation peut le laisser penser et lauteur le plus scolairement associé au terme de tolérance, Voltaire, nhésite pas à produire lui-même des textes, en particulier Micromégas, dont certains éléments ne sont pas si éloignés que cela des préoccupations de la science-fiction. Devant lampleur des matériaux disponibles, tant du côté des penseurs et philosophes qui ont explicitement écrits sur la tolérance que du côté des auteurs du champ littéraire de la science-fiction qui en exposent parfois les conditions démergence ou de réalisation, nous bornerons notre exposé à deux dimensions qui dessinent quelques caractéristiques fondamentales. Dune part, la tolérance est-elle une valeur qui appartient à la littérature de science-fiction ou celle-ci se contente-t-elle détablir une description de laltérité et de ses limites sans énoncer les conditions de possibilité dun passage, ou encore dune transgression ? Dautre part, si la notion de tolérance est courtisée par la science-fiction, elle est elle-même un objet de tolérance dans le champ littéraire en général où elle dessine les limites du même et les confins de laltérité. Elle se trouve alors en position dêtre lautre du même (la littérature dite noble) et naccède que tardivement à une reconnaissance mêlée de contestations. Enfin, dans une troisième partie, nous illustrerons plus longuement nos affirmations en évoquant deux frontières dessinant la figure du tolérable : lune à travers le complexe de Frankenstein qui dynamise le Cycle des robots dIsaac Asimov, lautre dans linitiation subie par le jeune Andreew Wiggin dans le premier volume dun long cycle écrit par Orson Scott Card : La stratégie Ender.
1) La tolérance, une valeur de la science-fiction ?
Si la tolérance se manifeste essentiellement comme un idéal impossible, cest sans doute parce quelle ne se constitue que négativement, cest-à-dire à partir de lexpérience de linhumain ou de ce qui apparaît comme un au-delà du tolérable, comme étant ce qui ne peut être supporté voire même intégré par le sujet ou la société sans que cela ne remette fondamentalement en compte son identité. Dès lors, la tolérance napparaît comme liée à lhumain quune fois la limite de lhumain franchie et, par le fait même, largement dessinée. Lune des dates retenues comme acte de naissance de la littérature de science-fiction est 1818, année de la publication du Frankenstein de Mary Shelley. Cette uvre décrit non seulement lélan vers un idéal porté sur les ailes des découvertes scientifiques, mais aussi met en garde contre limpossibilité générée par ce même idéal : la transgression nest pas perçue comme ce qui définit lhumain, mais comme ce qui le détruit. La seconde date de naissance possible de la science-fiction, celle retenue par Jacques Sadoul, 1911, est liée à deux facteurs quil ne faut pas négliger. Dune part, la dimension publique et publicitaire : le fait que les textes soient accessibles à un grand nombre de personnes. Dautre part, la dimension prospective ou prédictive liée à lattitude propre de la science-fiction. Cest pour cette raison quil retient la date de 1911 qui voit le début de la publication par la revue Modern Electrics du feuilleton de Hugo Gernsback : Ralph 124C41+. Cette romance scientifique, dans laquelle lintrigue amoureuse servait de support à la « description dune technologie futuriste », fait preuve dune imagination étonnante et, surtout, dune justesse dans la prédiction qui marqua les spécialistes de cette littérature. Cependant, 1911 est davantage lié au contexte spécifique des États-Unis et à lexpansion propre à ce genre littéraire. Alors que la racine de limpossible idéal se trouvait inscrite dès le début dans luvre de Mary Shelley (qui, pour cette raison, nous semble bien marquer un véritable point de départ), la prise de conscience de l« impossibilité de tous les possibles » ne pourra se faire que progressivement dans le contexte qui retient 1911 comme acte de naissance réel. Il faudra attendre en fait que linhumain se manifeste au cur de lexpansion des sciences et des techniques ; et ce nest quaprès la Seconde Guerre mondiale, lHolocauste et Hiroshima que limpossibilité de lidéal inscrit au sein des sciences et des techniques se manifestera de manière sensible. Dès lors, la littérature de science-fiction passera de la célébration des lendemains heureux et florissants, sous légide dune civilisation humaine dominante et généreuse, à la prise de conscience que linhumain nest pas toujours logé chez les « aliens » mais quil se trouve aussi inscrit au cur même de lhumain.
De la sorte, durant le premier âge de la science-fiction, les idéaux régulateurs quelle porte en elle sont liés au pouvoir unificateur de la démarche scientifique qui permettra un jour délaborer léquation ultime explicative de lunivers. La science conquérante repousse les barrières de linexpliqué ou tend à maîtriser de plus en plus la diversité des phénomènes. Dans la seconde période de la science-fiction celle qui suit le triple choc que représente la Première Guerre mondiale avec la capacité destructrice de la technique, puis la Seconde Guerre mondiale avec lhorreur de lHolocauste, enfin celui produit par Hiroshima comme aboutissement des merveilleuses découvertes de la science les idéaux régulateurs sont encore présents. Ils sont cependant sans cesse menacés ou considérés comme engendrant des réalités qui sautodétruisent elles-mêmes au moment précis de leur réalisation. Lunité atteinte se brise ou se détruit dans sa réalisation même, comme le montre lincipit dune nouvelle récente de Jean-Claude Dunyach :
Jai toujours eu du mal à croire à ma propre existence
Ne protestez pas : je peux comprendre les mécanismes qui maniment et me font vivre, je peux décortiquer chacune de mes sensations jusquau dernier octet. Je peux manalyser et, dans une certaine mesure, me comprendre. Mais je ne parviens pas à y croire. Je suis mon propre Dieu mais je nai pas la foi. Là est le secret.
Comme lécrit Gilbert Hottois, la recherche de lunité du sujet, du cosmos ou de tous les phénomènes ne peut que conduire à la mise en uvre dun monde totalitaire :
Léventualité de la simulation technique de la transcendance symbolique soulève des interrogations graves. Considérons, en effet, lhypothèse de lefficacité et de la sûreté avérée de ces techniques (et peu importe leur nature : chimique, cybernétique
). Mettant lexpérience de labsolu à la portée de tous et à tout moment, ces techniques, dans le plus pur style de la religion, opium du peuple, pourront être un extraordinaire instrument de gouvernement totalitaire, comme dans Le meilleur des mondes : Le christianisme sans larmes, voilà ce quest le soma
Mais cette politique peut saccompagner dune philosophie générale, partagée aussi par les élites dirigeantes, suivant laquelle il ny a pas de différence significative entre labsolu, lexpérience de labsolu et le simulacre de cette expérience par des moyens techniques. Cette philosophie jugera que lexpérience contrôlée de labsolu représente en effet le sommet de lexistence humaine en tant que telle, et quil ny a rien au-delà qui puisse être objectivement et subjectivement plus souhaitable. On est alors effectivement dans le meilleur des mondes, cest-à-dire dans une société évolutionnairement close, symboliquement (par lidéologie que nous venons de décrire) et techniquement. Pareille société a, en quelque sorte, instrumentalisé sa transcendance afin dassurer indéfiniment son homéostase heureuse. Seul un accident, venu du dedans ou du dehors, pourrait la sauver de son salut.
En quelque sorte, la science-fiction, en sefforçant de décrire la réalisation dune idée régulatrice et sa destruction en son accomplissement, ne fait que renforcer la nécessité pour cette idée de rester régulatrice sans que puisse se réaliser ce vers quoi elle tend, à moins quelle ne la renvoie vers une transcendance quelle ne doit pas quitter et qui seule peut lui assurer sa pérennité. La littérature de science-fiction, comme la tolérance, devra sans cesse tolérer lintolérance pour échapper au risque de se voir détruire par sa propre réalisation. Elle manifeste ainsi la dimension impossible de lidéal, par une exploration minutieuse des possibles à travers la trame fictionnelle. De la sorte, non seulement elle inscrit plus profondément lattitude tolérante au sein de la conscience humaine, mais encore elle combat la possibilité pour cette tolérance de se nier elle-même. La littérature de science-fiction ne manifeste pas alors un pessimisme radical, mais sefforce de marquer le rappel incessant de ce qui fait lhumain. Au sein du rêve dabsolu, le cauchemar est toujours tapi, prêt à ressurgir chaque que fois que loubli de la limite et des relations quelle entraîne se manifeste. En cela, la littérature de science-fiction se présente, en tant que savoir, comme une réminiscence de lhumain et de ses limites. Après avoir dans sa première période manifesté de manière récurrente la nécessité du sacrifice de lindividu au profit de lespèce, jusquà la destruction des figures de lautre, de linhumain, elle en vient à considérer que lespèce humaine ne peut prendre sens que dans la reconnaissance de ce qui trace sa frontière, et ainsi la définit en la délimitant. Elle découvre alors que linhumain nest pas un donné absolu, mais quil na pour limites que la relation qui le constitue. Lenfer nest jamais un déjà-là, il est un risque incessant qui donne sens à la recherche de lhumain. La limite même de la tolérance, son échec, est quelle puisse devenir intolérante à son contraire alors quelle est lart dharmoniser les contraires sans les détruire. Cette capacité dharmoniser les contraires sans les détruire associe la tolérance comme la science-fiction à lordre du mythe.
Ainsi, que lon retienne 1818 comme date de naissance ou que lon sattache à celle de 1911 avec son catalogue de prédictions, tant en son uvre fondatrice quen son évolution publique, la science-fiction épouse les caractéristiques fondamentales de la tolérance comme impossible idéal. Dans la préface quil rédigea pour le collectif Tolérance de la revue Autrement, Claude Sahel dresse la carte du « Fleuve tolérance » en dessinant les grandes provinces quil traverse. La première région quil décrit est celle qui devra « penser lidée dhumanité ». Ce souci est celui de la science-fiction depuis son origine, que ce soit à travers des textes fondamentaux comme Frankenstein, LÈve future, Le meilleur des mondes, 1984, mais aussi le Cycle dEnder dOrson Scott Card (sur lequel nous reviendrons), sans oublier par exemple les nouvelles dOlivier Paquet : « Synesthésie » (Galaxies 18, 2000) et « Us » (Galaxies 28, 2003). La seconde région décrite concerne le relatif, pour ne pas confondre la tolérance avec un relativisme qui laisserait « lindividu en retrait de toute relation authentique à autrui ». Cette région, la littérature de science-fiction ne cesse de la parcourir : en explorant la diversité des possibles, elle décrit les multiples relations que lindividu peut avoir avec autrui ou encore avec la société. Ce souci de la relation entre les sujets sétend en outre aux multiples sociétés avec une attention particulière à la « diversité culturelle », « au sens du dedans et du dehors », comme dans le cycle Les Seigneurs de linstrumentalité de Cordwainer Smith, le volume Élévation de David Brin ou dans les textes de Gérard Klein : Les Seigneurs de la guerre (1971), Le Sceptre du hasard (1968), Le Gambit des étoiles (1958). Le thème de la relation à la diversité culturelle est un thème majeur de la littérature de science-fiction qui en explore toutes les possibilités, depuis la tension extrême liée à la destruction réciproque infiniment reportée jusquà la présence cachée ou encore labsence même de cette présence tant attendue de labsolument autre. Ce souci de la relation sans relativisme ne peut alors que favoriser la « communication des consciences » évitant lintégrisme et permettant « un dialogue avec lhérétique ».
Ce dernier point rejoint ainsi un élément central tant pour la science-fiction que pour la tolérance : lindispensable médiation du logos. Il ne peut y avoir de tolérance sans émergence dun discours qui accepte de se faire en commun, cest-à-dire sans la mise en uvre dun dialogue. Les faits bruts, la facticité ou encore la chimère de lobjectivité dans sa massivité, sont extérieurs à toute considération de tolérance : un fait est un fait, il ne pourra intégrer la dimension de la tolérance quà travers la médiation du logos, du verbe qui en dévoilant son sens ou en lui donnant une signification relative, inscrira en son sein une intention présente ou une intentionnalité. Si la tolérance est le « dialogue des hérétiques », cest quelle sépare le fait de la brutalité de son existence, pour linscrire dans la relation du discours. Il en va de même pour la fiction vis-à-vis de la science : par luvre de limaginaire, elle dissout la brutalité de lexpérience pour linscrire dans lhumanité de la fiction ou pour dévoiler le projet humain ou inhumain lié à lexpérimentation dans son exigence épistémologique. La science-fiction inscrit labsolu de lexpérience dans la sphère de la signification humaine ou morale, elle lui demande de passer du comment au pourquoi. Si le texte de science-fiction exige du lecteur une suspension volontaire de lincrédulité, cest pour lui permettre de manière réflexive dinterroger la crédulité attachée à la facticité dans sa présentation même et, plus encore, dempêcher que lexpérimentation sinscrive systématiquement dans le même réflexe, lui rappelant que son caractère de réalité constatable reste le fruit dune production ou dun protocole. Lexercice de lesprit présenté par le récit de science-fiction rejaillit sur lélaboration scientifique lui rappelant quelle reste, elle aussi, un exercice de lesprit et que le réel se construit autant quil se constate. Cette construction nest pas seulement le produit dune théorie dont lexpérience nest que la matérialisation sans image, elle demande à être imaginée, représentée. De la sorte, la science-fiction se trouve inscrite dans un entre-deux, placée entre le mythe (en raison de sa capacité à concilier les contraires) et la tragédie (dans le fait quelle arrive à les représenter sans pour autant les exclure). Elle est ainsi un rappel et une interrogation des valeurs et des normes qui sans cesse doivent pouvoir rendre raison de leur propre statut ou de leur image comme instances régulatrices de lacte humain.
2) La science-fiction comme objet de tolérance
Cette dimension interrogative de limaginaire face à la revendication absolue ou dabsolu du réel a placé la littérature de science-fiction dans une position initiale où elle ne se présentait pas dabord comme une exploration du tolérable, mais, en raison de sa dimension contestataire et de la distance quelle exige vis-à-vis des habitudes mentales, comme un objet de curiosité puis rapidement dintolérance. Comme lexplique Orson Scott Card :
le processus mental accompli par le lecteur de science-fiction est des plus difficiles, car vous devez mettre de côté votre expérience, vos préjugés et votre éducation - assez près pour y avoir recours en cas de besoin, mais assez loin pour vous permettre dhabiter dans un autre monde qui na jamais existé.
Ce délaissement de soi au profit dune ouverture radicale à lautre demande à la fois une ascèse consentie des critères et des points de repères habituels, la suspension volontaire de lincrédulité, tout en maintenant une vigilance extrême pour assurer la cohérence de lanalogie ainsi constituée. Ce délaissement de soi est en fait un exercice qui situe lécriture de la science-fiction dans le champ dune phénoménologie de laltérité, où lépochè phénoménologique est ici remplacée par la suspension dincrédulité permettant lexploration de ce qui pourrait constituer lhorizon propre de lautre.
De la sorte, introduisant une suite de ruptures qui exigent du lecteur un dessaisissement de soi, la science-fiction produit une expérience de lintolérable et suscite une réaction courante dintolérance. Dune part, quand, sous la forme du « roman dhypothèse », elle emboîte le pas aux découvertes scientifiques et aux modèles théoriques qui ébranlent notre perception immédiate du réel, ouvrant ainsi la porte à la production dimages nouvelles. Dautre part, quand, en partie dégrisée de cette première ivresse spéculative, elle opère un mouvement réflexif sur la constitution de ces théories. Elle critique lexpérience ou lexpérimentation qui remet en cause la réalité immédiate de notre perception. Ainsi, aux images issues dune nouvelle théorisation du réel succède une critique qui se traduit pas une redécouverte de lintolérable dont les récits mythiques avaient déjà dessiné les rivages. Cependant cette phase négative nest pas un retour au réel antérieur, à celui dune perception première à jamais abolie, elle exige un dépassement, une reconquête qui ne peut se réaliser que par une inversion de la situation temporelle du mythe. Le récit de science-fiction ne décrit plus alors lintolérable originel qui justifie ou pervertit la construction sociale, la nature des relations humaines, mais il expose un intolérable projectif ou plus exactement, il trace les linéaments de ce que lon pourrait nommer une apocalypse de lidéal inscrit au sein de la théorie scientifique, cest-à-dire une réalisation qui nest en fait quune destruction. Autrement dit, en explorant les possibles, non pas ceux que lon considère souvent comme antérieurs au réel, mais ceux qui constituent la trame même du réel et du temps et qui décrivent le réel comme un avenir incertain, la science-fiction ne cesse de réaffirmer limpossibilité de la réalisation de lidéal. Elle sinscrit alors dans une double fascination. Dune part, celle de loracle qui interdit de manger du fruit totalitaire ou totalisant ; dautre part, ce que lon pourrait appeler la fascination dAdam qui ne cesse de tendre la main vers ses phantasmes afin de les stabiliser, afin que ce qui toujours apparaît comme autre soit enfin du même.
Cest pourquoi tout récit de science-fiction jusquà une époque récente a suscité une réaction dintolérance. Durant la période qui vit lespoir sinscrire au sein de la science, il détruit la perception première dun réel stable, exigeant du lecteur non seulement leffort décrit par Orson Scott Card à lorée de sa lecture, mais à terme une désappropriation du réel. Lhomme moderne est un homme perdu dans le monde quil vient de conquérir, il se cherche de nouvelles origines ou se projette absolument dans lavenir. Puis durant la période de désenchantement, sa critique de la science, des techniques, que ce soit pour elle-même ou encore pour lusage social qui peut en être fait, lui donne alors le rôle dun continuel Cassandre, position difficilement tolérable. Enfin dans la prise de conscience que tout idéal ne reste idéal que comme régulateur et que sa réalité est une impossibilité, les récits de science-fiction se présentent comme une appropriation renouvelée de ce qui fait lidentité de lhumain. Tout ceci permet donc de comprendre que la science-fiction naccéda que tardivement à une certaine reconnaissance.
Comme lécrit Roger Bozetto :
En fait la science-fiction, curieusement, naccédera au statut culturel quen 1965, avec la création dune collection de prestige : « Le Club du Livre dAnticipation » (CLA). Jen veux pour preuve lémerveillement de P.K. Dick à Metz, lorsquil a vu ses uvres publiées dans cette collection : il sest soudain (il le dit) senti reconnu. Il passait, dans le regard dautrui, du statut de pisse-copie à celui décrivain.
Ce dont Orson Scott Card ne semble pas entièrement certain : « La science-fiction est depuis longtemps la victime dune histoire critique dont le but est de la détruire en tant que communauté. Son but est daffirmer que notre littérature nest pas seulement mauvaise mais quelle est la pire de toute ».
Enfin Gérard Klein, qui a vigoureusement lutté contre les divers procès en dissolution qui furent intenté à ce genre, y voit avec raison une littérature emblématique dun siècle ravageur :
Cest dabord, dans sa forme moderne qui a un peu plus dun siècle, une littérature récente dont lévolution thématique et stylistique a été prodigieusement rapide. Même si son histoire reste largement à écrire, nous en savons désormais assez, à travers de nombreux ouvrages de référence, pour oser affirmer quil sagit dune littérature typique du vingtième siècle, étudiable in statu nascendi, porteuse dune imaginaire original irréductible à des catégories antérieures, la seule qui soit à la fois le produit et le témoin des extraordinaires transcience-fictionormations notamment dorigine scientifique et technologique qui ont marqué ce siècle ravageur.
Si la tolérance est une valeur de la science-fiction, si très lentement, elle fut littérairement tolérée, il est temps den venir à son rapport propre au tolérable à travers quelques exemples.
3) La question du tolérable
a) Asimov, le complexe de Frankenstein et les limites du tolérable : la transgression comme définition de lhumain
Isaac Asimov, même sil nest pas le premier à conter des histoires de robots, est celui qui en présente le mieux limportance et qui articule avec le plus de savoir faire et de bonheur les différents thèmes que cette image véhicule. Il propose de manière volontaire des robots humanoïdes dont la figure humaine entraîne chez les terriens un rejet quil dénomme le complexe de Frankenstein et dont il sefforce de limiter les effets par lintroduction des trois lois de la robotique. Par contre, les spaciens, descendants des humains nés sur dautres planètes, utilisent couramment les robots, les considèrent comme des instruments ou encore des « objets de compagnie ». Les questions qui nous retiendront ici (dans le Cycle des robots dIsaac Asimov) concernent, dune part, leur évolution vers une conscience de plus en plus affirmée deux-mêmes, les conduisant à la découverte de la loi Zéro de la robotique, et, dautre part, le rôle joué par certains dentre eux, comme Giskard et Daneel Olivaw, ce dernier devenant le gardien de lhumanité. Cette situation qui termine le Cycle des robots permet de faire le lien avec le cycle de Fondation et Empire unifiant ainsi une partie non négligeable des uvres de science-fiction dIsaac Asimov.
Le robot se présente comme un individu parfait, sans défaut, doué dune longévité presque absolue. Cette conception du robot, maintenu sous sa forme humanoïde, pose le problème du double, non au sens individuel comme clone, mais au sens de lespèce. En effet, si le robot apparaît dabord comme un objet, il prend de plus en plus la place dun autre moi-même. Sur ce sujet, lévolution des relations entre Elijah Baley et Danneel Olivaw en est le témoignage. De rapports marqués par la concurrence et lopposition dans les romans Les cavernes dAcier et Face aux feux du soleil, ils passent à des relations de respect pour terminer sur une franche et bonne amitié (Les robots de lAube, Les Robots et lEmpire). Ces divers moments sont en quelque sorte les traces de la prise de conscience par tout homme que celui qui se situe en face de lui est un alter ego.
Pourquoi Isaac Asimov tient-il tant à une forme humaine pour ses robots ? Sur ce sujet, Gérard Klein fait tout simplement remarquer que la forme humaine serait pour un robot sans doute la moins performante, car cette forme est chez lhomme le fruit dune évolution biologique adaptée à un type de vie dans la nature, alors que lactivité du robot est mécanique, industrielle et nexige aucunement la forme humaine. Il en déduit que cette forme relève plus du phantasme que de la nécessité. Isaac Asimov, cependant, justifie sa position en mettant en avant des raisons économiques. Mais il y a aussi autre chose. Dans Les cavernes dacier, il place cette argumentation dans la bouche dun spécialiste des robots, le Dr. Gerrigel :
- Cest le point de vue économique qui a prévalu et a inspiré les décisions. (
) Supposez que vous ayez à exploiter une ferme : auriez-vous envie dacheter un tracteur à cerveau positronique, une herse, une moissonneuse, un semoir, une machine à traire, une automobile, etc., tous ces engins étant également dotés dun cerveau positronique ? Ou bien ne préféreriez-vous pas avoir du matériel sans cerveau, et le faire manuvrer par un seul robot positronique ? Je dois vous prévenir que la seconde solution représente une dépense cinquante ou cent fois moins grande que la première.
- Bon mais pourquoi donner au robot une forme humaine ?
- Parce que la forme humaine est, dans toute la nature, celle qui donne le meilleur rendement. Nous ne sommes pas des animaux spécialisés, monsieur Baley, sauf au point de vue de notre système nerveux, et dans quelques autres domaines. Si vous désirez construire un être mécanique, capable daccomplir un très grand nombre de mouvements, de gestes et dactes, sans se tromper, vous ne pouvez mieux faire quimiter la forme humaine. Ainsi, par exemple, une automobile est construite de manière que ses organes de contrôle puissent être saisis et manipulés aisément par des pieds et des mains dhomme, dune certaine dimension et dune certaine forme : ces pieds et ces mains sont fixés au corps par des membres dune longueur déterminée et par des articulations bien définies. Les objets, même les plus simples, comme les chaises, les tables, les couteaux, ou les fourchettes, ont été conçus en fonction des dimensions humaines et pour être maniés le plus facilement possible par lhomme. Il sensuit que lon trouve plus pratique de donner aux robots une forme humaine que de réformer radicalement des principes selon lesquels nos objets usuels ont été créés.
La forme même du robot relève donc dun rapport marqué par lutilité et le réalisme, pour répondre cependant à une autre demande, qui serait, elle, mythique : avoir un double de lhomme ou encore un être à limage de lhomme. Cette attitude revient dune part à rejouer lactivité créatrice divine telle quelle est décrite dans la Bible, et dautre part à créer un homme parfait qui ne soit plus marqué par les limites naturelles. Il y aurait alors dans ce cas la trace dune double transgression. Premièrement, celle qui consiste à prendre la place de la divinité, ce quAsimov refusait dans la présentation quil fait de ses trois lois :
La différence avec les histoires de robots écrites jusque-là consistait en une seule résolution : ne pas faire de mes robots des symboles. Ils ne devaient pas être les symboles de lécrasante arrogance de lhumanité. Ils ne devaient pas offrir lexemple dambitions humaines empiétant sur le domaine du Tout-Puissant. Ils ne devaient pas former une nouvelle tour de Babel méritant dêtre châtiée par la destruction. Mais il nétait pas question non plus que les robots jouent le rôle de symboles de groupes minoritaires. Ils ne devaient pas être de pitoyables créatures persécutées qui me permettraient de faire des déclarations ésopiennes sur les Juifs, les Noirs et autres peuples maltraités. (
) Dans ce cas, quai-je voulu faire de mes robots ? Jen ai fait des machines-outils. Jen ai fait des instruments. Jen ai fait des appareils destinés à servir des buts humains.
Venons-en à la seconde transgression qui consiste à dépasser les limites humaines, que lon prenne ces limites comme des réalités de fait ou quon les considère comme des réalités de droit, cest-à-dire liées à la reconnaissance dune nature humaine immuable. Cette seconde forme de transgression sapparenterait à la première car si les limites de la nature humaine sont de droit, elles sont données soit par une divinité, soit par la Nature considérée comme une forme transcendante, ce qui est une autre manière de parler de la divinité sans sa dimension personnelle. La forme de transgression, qui est liée à la prise en compte des limites de fait, présente lhomme comme nétant pas défini de manière universelle, mais davantage comme un projet, comme une réalité qui peut se donner à elle-même sa propre essence et sa propre définition. Cette double transgression est, dans les deux cas, liée à la question de la forme ou, pour le dire autrement, à limposition dune définition ou dune essence.
Dans la première transgression, celle qui consiste à prendre la place de la divinité et quIsaac Asimov refusait, il sagit dimposer une forme à la matière. En façonnant à partir du métal un être qui est à limage de lhomme sans être complètement un homme, lingénieur rejoue à son niveau lactivité créatrice et impose une forme à ce qui nen na pas. Si le projet sarrête à en faire une machine, il ny a pas alors transgression. En effet, la machine sinscrit dans une utilisation des lois de la nature (cest une activité simplement transcience-fictionormatrice), mais si le projet aboutit à considérer cette machine comme égale à lhomme ou comme accédant à un statut identique à lhomme, on assiste alors à une véritable activité créatrice et non seulement à une activité transcience-fictionormatrice.
Cest pour éviter ce fait quIsaac Asimov prend en compte le complexe de Frankenstein, manifestation dune résistance de lhomme face à cette transgression, et accepte linterdiction des robots sur la Terre, alors quils sont autorisés dans les autres mondes et utilisés pour travailler dans des environnements qui ne sont pas humains. Cependant, il tourne la difficulté en inscrivant cette transcience-fictionormation à lintérieur même des trois lois de la robotique. Ce nest pas lhomme qui opère ce dépassement, mais cest le robot qui, à partir de sa propre constitution, met en uvre un désir (une évolution nécessaire) qui va le faire accéder à un statut semblable à celui de lhomme. Dès lors, la rationalité des trois lois acquiert une dimension spéciale.
Soit ces trois lois sont immuables et définissent la nature du robot sans possibilité de changement cest ce qui se passe en labsence de fréquentation habituelle des humains , soit ces trois lois ne sont pas immuables et ouvrent la possibilité dune évolution qui serait due à la fréquentation assidue de lhomme par quelques robots. En quelque sorte, le robot ne peut évoluer que dans la mesure où il fréquente les hommes et cest en miroir ou en réponse à lactivité humaine quil réalise sa propre évolution. Cest donc encore un fois lhomme qui inscrit dans le robot sa propre forme, non de manière autoritaire (les trois lois sont normalement indépassables si elles sont laissées à elles-mêmes), mais de manière relationnelle dans la fréquentation même de lhumain, par décalque ou par imitation. Le robot devient alors une image et un double de lhomme non seulement dans sa dimension extérieure, mais dans sa dimension intérieure. Ce passage se fait par la prise en compte de la temporalité. En quelque sorte, lhumain introduit dans limmuabilité des trois lois une dimension temporelle qui fera passer le robot dune activité qui est une suite dinstants séparés à une activité qui sera conçue petit à petit comme durée. Ce passage se retrouve dans la parabole de la tapisserie quElijah Baley conte à Daneel pour lui éviter de se détruire (en se désactivant) devant la souffrance ultime que la mort peut être pour un humain. Il lui demande de ne pas considérer chaque point de la tapisserie, mais son ensemble, et de passer dun rapport dindividu à individu, à un rapport de cet homme-ci à lhumanité. Tout ceci revient à faire de la transgression par les robots des trois lois immuables un double de lactivité humaine, par un accès à luniversel, puisque cest en fréquentant les humains que cette transgression est rendue possible et se réalise. Le robot se présente alors comme un double de lhomme dune manière redondante, dans sa forme extérieure, dans la mise en uvre de la rationalité des trois lois et dans le rejet même de la transgression de ces trois lois. De la sorte, la forme humaine a bien été inscrite dans le robot. Ce quAsimov refusait de prime abord, il y aboutit de toute façon, ne serait-ce que dans la logique même qui détermine les lois de fonctionnement des robots.
Si nous prenons maintenant en compte la seconde forme de transgression, celle qui consiste à dépasser les limites de fait de lhomme, on aboutira encore à la question de la forme, mais cette fois dune forme humaine idéalisée, débarrassée de sa matérialité. Nous avons déjà vu que ce qui fait la supériorité du robot, cest la fermeté et la stabilité de sa constitution : le robot est caractérisé par sa puissance et sa rapidité physique ou plutôt mécanique, son infatigabilité, sa longévité, sa capacité à stocker de linformation et à la traiter lui-même, la logique de ses réflexions, son insensibilité qui entraîne aucun trouble dans le raisonnement et dans le comportement, son absence dagressivité, même durant un conflit. De la sorte, le robot se manifeste comme étant un homme idéal ou un individu dont la forme humaine est idéalisée. Cette idéalisation passe par une transcience-fictionormation des limites humaines liées à la corporéité ou à la matérialité : les insuffisances physiques et les limites dans le stockage de linformation. Par contre, ce qui fait la spécificité humaine, la rationalité, cette dimension nest pas changée. Ainsi, dans ce second cas, le robot réalise un renversement de son statut dimage de lhomme. Dimage considérée comme une copie, il devient une image idéale, cest-à-dire une image sublimée : une forme parfaite de ce que lhumanité pourrait être si elle suivait parfaitement la rationalité qui la caractérise et si elle était débarrassée de son envahissante sensibilité et affectivité. Le dialogue des robots George Neuf et George Dix à la fin de la nouvelle Pour que tu ty intéresses est sur ce point révélateur.
- Tu es un être humain, George Dix, et bien supérieur aux autres.
- Cest ce que je pense de toi, dit George Dix. Grâce au critère de jugement que nous possédons, nous nous considérons comme des êtres humains dans toute lacception des Trois Lois, et qui plus est, des êtres humains supérieurs aux autres.
George Neuf murmura : Que va-t-il se passer alors, quand les autres nous accepterons ?
George Dix répondit : Quand nous serons acceptés, ainsi que les autres robots, qui seront conçus encore plus perfectionnés que nous, nous consacrerons notre temps à essayer de former une société dans laquelle les êtres-humains-de-notre-sorte soient avant les autres protégés du malheur. Selon les Trois Lois, les êtres-humains-de-leur-sorte sont dun intérêt inférieur et on ne doit jamais leur obéir ni les protéger quand cela soppose à la nécessité de lobéissance à ceux-de-notre-sorte et de la protection de ceux-de-notre-sorte. Cest à cause de cette idée que jai déclenché la robotisation du milieu écologique mondial.
La conversation dura un mois car le courant des circuits positroniques était faible. Tout était dit maintenant, mais de temps en temps une pensée inexprimée naissait en eux tandis quils attendaient, avec une patience infinie, que les années nécessaires soient passées.
De la sorte, laltérité du robot par rapport à lhumain se présente dune double manière. Il possède une altérité qui le situe en deçà de lhumain, comme être de métal qui est en fait une matière transcience-fictionormée ou de linerte dans lequel lhomme inscrit son image (la rationalité/le positronique), et en cela il représente un rejet des récits bibliques qui, par leur dimension mythique, possèdent un statut de récit fondateur. Mais le robot possède aussi une dimension daltérité qui le situe au-delà de ce qui fait lhumain, dans la mesure où il est débarrassé de toutes ses limites. Il apparaît alors comme un modèle ou comme un humain parfait. Cest en quelque sorte non pas un humain éternel, puisquil a une origine et peut avoir une fin, mais un être qui incarne ce qui fait limmuabilité et la stabilité de la forme intelligible, un humain qui est la personnification de lhumanité et qui ainsi peut veiller sur elle. Cest ici le rôle du robot Daneel Olivaw que lon retrouve comme gardien de lhumanité à la fin du cycle de Fondation et dont le rôle apparaît déjà fixé à la fin du roman Les robots et lEmpire.
Cette double altérité du robot dune part en deçà de lhumain comme réceptacle de limage de lhumain et dautre part au-delà en tant quhumanité accomplie le fait participer de plain pied à ce qui fait lune des caractéristiques du récit mythique : la coïncidentia oppositorum. Le robot unifie en lui les contraires de len deçà et de lau-delà. Il franchit donc deux fois les limites du tolérable et dessine de la sorte la figure de lhumanité : ne pas être esclave de ses propres productions humaines et ne pas limiter sa propre évolution à la satiscience-fictionaction de tout ce qui limite lhomme, marquant ainsi le fait que lhomme dépasse lhomme. Limprévisibilité du projet humain définit donc mieux lhomme que la simple affirmation dêtre un animal raisonnable. De la sorte, avec cette dimension dimprévisibilité ou dintuition nous revenons à cet impossible idéal qui marque à la fois la tolérance et la nature humaine, puisque, sil faut en croire Voltaire, la tolérance est lapanage de lhumanité.
De la sorte, on assiste avec le robot à un déplacement de ce qui fait la spécificité humaine : ce nest plus seulement la possession de la rationalité, puisque le robot la possède aussi et dune manière bien supérieure à lhomme ; cest plutôt lintuition de la liberté et en quelque sorte son épreuve/expérience qui lui permet de se construire comme homme. La possession de la liberté, cest non seulement la possibilité de choisir et déquilibrer les conditionnements qui accompagnent le choix, mais bien plus encore la possibilité de se choisir, cest-à-dire de se déterminer soi-même comme un projet autonome. Cependant, la question de la liberté est complexe et pour se faire jour elle doit, elle aussi, passer par la prise en compte des conditionnements et des déterminations qui permettent son émergence. Les conditionnements ne sont pas seulement extérieurs, ils peuvent aussi se situer au centre du projet de lhomme sur lui-même, car si lhomme réalise sa liberté comme projet, quelle sera la teneur de ce projet ? La maîtrise et la possession de la nature, lémergence dune fusion de tous les êtres (Gaia) en une unité sans distinction ou sans personnalité autonome ou bien lindividualisme poussé à son extrême (Solaria) ? Il y a là autant de possibilités, autant dexemples du tolérable pour lhomme quIsaac Asimov va explorer de manière fugace ou plus ou moins appuyée dans lautre versant de son uvre : le cycle de Fondation et Empire.
b) Orson Scott Card, La stratégie Ender et lexpérience de lintolérable comme lieu démergence de la tolérance
Si le Cycle des robots dIsaac Asimov permet, entre autres, une réflexion sur certaines dimensions du tolérable dans la définition de lhumain, le premier volume du Cycle dEnder dOrson Scott Card permet une réflexion sur la nature de la tolérance à travers une traversée de lintolérable. La tolérance nest pas une vertu, elle nest pas une force naturelle à lhomme. Elle est le fruit dun travail de lhomme sur lui-même, une réflexion issue de la confrontation sociale qui demande réflexion et capacité de dépasser et dintégrer la « souffrance de lautre », cest-à-dire celle qui est vécue par lautre et celle qui est occasionnée par lautre. En quelque sorte, elle est la limite et en même temps la jonction qui articule en lhomme la relation de lautre au même, soit dans la découverte de lautre comme alter-ego, soit dans la perception de la dimension dalter ego qui constitue toute prise de conscience humaine. La stratégie Ender dOrson Scott Card est une tragédie au sens littéral du terme. Elle présente une accumulation de violences faites à linnocence, de faits intolérables exigés par la nécessité davoir à sauver lhumanité. Ces faits apparaissent comme lexpression dun destin à la fois subi tout en étant accepté, caractère qui se retrouve au cur de la tragédie quand elle sefforce denvisager lémergence de la volonté et la mise en uvre du choix. Sans vouloir déflorer le plaisir de la lecture, quelques éléments doivent cependant être exposés. Lespèce humaine se trouve confrontée à la possibilité dune troisième invasion par une espèce extraterrestre, les doryphores, avec laquelle il semble impossible de pouvoir communiquer. Les deux premiers contacts ayant été particulièrement violents, les nations terrestres, par lintermédiaire de la Flotte Internationale, sefforcent de sélectionner parmi les enfants les plus doués celui qui deviendra LE futur stratège, autrement dit lhomme providentiel. Alors que la loi nautorise la naissance que de deux enfants par couple, Ender est un troisième, accepté pour ses capacités génétiques et intellectuelles. Son frère Peter, qui est tout aussi doué, na pas été sélectionné en raison de sa violence, de son agressivité naturelle, de son appétit de pouvoir quil ne maîtrise pas. Sa sur Valentine na pas été retenue à cause de sa sentimentalité et de son empathie naturelle. Ender reste donc coincé entre lagressivité de son frère et laffection de sa sur, il se présente comme un enfant sensible, doutant singulièrement de lui mais capable de se défendre sans subir le pouvoir dautrui. Il semble dune patience et dune ténacité inépuisables. Alors quil na pas encore lâge de raison (6 ans) il reçoit une formation à lécole de guerre, qui ne prépare que des enfants et des adolescents, pour devenir le stratège providentiel, ce pour quoi sa naissance fut autorisée. Le but de la formation, tel quexplicitement affirmé par les dirigeants de lécole, est de pousser Ender, ainsi que les autres enfants dont il deviendra le commandant suprême, à la limite de leurs possibilités. Cette formation va alors se présenter sous une double forme. Ender développera la capacité dêtre à la fois le même et lautre avec une radicalité extrême, et en lui coïncideront les contraires : dune part, lexaltation des valeurs humaines fondamentales, dautre part, la négation même de ces valeurs, ce dont le lecteur ne prend conscience quà la fin du volume : alors que les enfants croyaient jouer, ils menaient une véritable guerre.
Ces éléments présentés, il est désormais possible de préciser ce qui fait de La stratégie Ender une véritable tragédie de la tolérance, une initiation permettant de réaliser ultérieurement un impossible idéal, une valeur ambiguë qui, pour exister, doit tolérer son contraire, une valeur mythique jusquen sa structure même. Léducation reçue à lÉcole de Guerre puis à lÉcole de Commandement met en uvre des vertus et des qualités humaines fondamentales : le courage, lendurance, la ténacité, lintelligence des situations, la vivacité dans la prise de décision, le sens du moment opportun et même celui du panache. Elle met aussi en évidence des qualités sociales : la capacité à épargner ses propres troupes, la capacité du chef à savoir unifier autour de lui ses subordonnés tout en leur restant distant, lacceptation de la solitude et la conscience quelle est nécessaire, la capacité à sadapter à des règles injustes, à supporter linfériorité et à faire triompher lélément faible face à lélément fort, le fait de navoir à compter que sur soi sans attendre daide dune réalité supérieure (comme le sont les adultes et les professeurs pour les enfants). Tous ces éléments font dEnder un personnage héroïque capable de se défendre avec intelligence et loyauté même quand il est attaqué par plus fort que lui. Seul un élément troublant persiste. Chaque fois, sa victoire est absolue, parfaite, sans une ombre. Ce fait pourrait encore apparaître comme positif : Ender aime le travail bien fait, mais il est aussi inquiétant dans la mesure où il dénote dans la perfection même de ce qui est accompli un caractère qui excède lhumain. Ender est trop parfait, trop intelligent, tout en étant inquiet et en doutant sans cesse de lui, ce sentiment dinaccomplissement pouvant le pousser à réaliser de linhumain. Il semble que les responsables des écoles quil a fréquentées aient perçu cette possibilité. Ainsi, le système dans lequel ses qualités se développent est en fait une machine à fabriquer de linhumain. Inscrites dans le mensonge, dans le virtuel, dans la manipulation quEnder pressent, mais dont il ne saisit pas lampleur, toutes ces qualités produisent alors chez lui une culpabilité infinie, un sentiment de trahison quil ne rejette pas sur les adultes, mais dont il saisit tout le tragique : il était né pour cela, il accepta dêtre cela. Cest sa capacité même à compatir, élément le plus humain en lhomme, qui en fait un tueur parfait. Pour détruire absolument lautre, il faut en effet savoir sidentifier totalement à lautre et cet acte dempathie, cette vertu presque divine, fut pour lui un accomplissement de linhumain pour sauver lespèce humaine.
Ainsi, cette éducation qui en fait cumule lexpérience des contraires, rend Ender capable de sidentifier avec lennemi à abattre, ennemi qui se présente comme inhumain (non humain) jusque dans son organisation sociale. La prise de conscience du caractère inhumain de sa formation le prépare aussi à comprendre lidentité de ceux quil doit détruire, et, en quelque sorte, à sidentifier à eux. Les qualités humaines quEnder doit développer en tant quindividu sont systématiquement perverties par le système dans lequel elles vont se développer et la responsabilité de cette perversion ne doit pas lui incomber comme le lui expliquent deux des ces principaux formateurs, le colonel Graff, directeur de lÉcole de guerre, et Mazer Rackham, qui est celui qui repoussa la seconde invasion :
Nous tavons trompé, naturellement. Cest la clé, reconnut Graff. Il fallait que ce soit une ruse, sinon tu naurais pas pu le faire. Cest notre dilemme. Il nous fallait un commandant tellement sensible quil réfléchirait comme les doryphores, les comprendrait et les devancerait. Une compassion telle quil pourrait gagner lamour de ses subordonnés et travailler avec eux comme une machine parfaite, aussi parfaite que celle des doryphores. Mais un individu possédant une telle compassion ne pouvait pas être le tueur dont nous avions besoin. Ne pouvait pas se lancer dans des batailles avec la volonté de vaincre à tout prix. Si tu avais su, tu naurais pas pu. Si tu avais été capable de le faire en sachant, tu naurais pas pu comprendre correctement les doryphores.
Et il fallait que ce soit un enfant, Ender, précisa Mazer. Tu étais plus rapide que moi, meilleur que moi. Jétais trop vieux et trop prudent. Tout individu honnête, connaissant la guerre, ne peut pas entrer de tout son cur dans une bataille. Mais tu ne savais pas, nous avons veillé à ce que tu ne saches pas. Tu étais téméraire, brillant et jeune. Cétait pour cela que tu étais venu au monde.
À la fin du volume, Ender devient un Héros au sens mythique du terme, il devient même un véritable mythe, mais il est en même temps un monstre qui ne peut revenir sur Terre et qui, acceptant par affection pour sa sur de devenir le gouverneur dune nouvelle colonie, se transcience-fictionorme en fondateur. Mais ce quil veut créer, cest une civilisation qui intégrera une tolérance absolue de ceux qui sont radicalement autres et qui présentent même un danger pour lespèce humaine : les Doryphores, êtres qui sapparentent aux insectes sociaux et dont une seule reine a survécu, et les Piggies (pequeniños), semblables à des cochons qui vivent en symbiose avec les arbres mais qui transmettent à lhomme un virus mortel et inassimilable, la descolada. La suite du cycle racontera les travaux dEnder et sa lutte, avec sa sur, pour que ces « autres extrêmes et mortels » soient tolérés, voire intégrés dans la radicalité de leur altérité, et pour quils ne soient pas détruits. Il accomplira en quelque sorte le rachat de sa faute initiale et sa rédemption ainsi que celle de lhumain en lui, apprenant à ses semblables les véritables vertus propres à lintégration en soi et dans le tissu familial puis social du même et de lautre. Comme lécrit Humberto Giannini :
Ni la justification, ni la tolérance narrivent au monde civil soutenues par les raisons coercitives de la logique (qui parle de ce qui est de façon universelle) ou par celle de léthique (qui parle de ce qui doit être de façon universelle). Justification et tolérance arrivent grâce à la vertu trans-active dun fait ou dune proposition qui adviennent den dehors du système et qui poussent ce système à se transcience-fictionormer intérieurement, à changer réellement sa façon dêtre.
La tolérance apparaît comme lun des points fondamentaux et fondateurs de lhumanisme, mais peut-elle se permettre de négliger ce qui trace ses propres frontières. Comme lécrivait Gérard Klein en réponse aux critiques de Arthur Koestler :
La critique la plus dure et sans doute la mieux fondée que porte M. Koestler à lencontre de la science-fiction est quelle napporte rien de nouveau ni dans le domaine de lhumain ni dans celui du différent. Sans doute limagination a-t-elle ses limites. Sans doute notre impuissance à comprendre lhomme daujourdhui, et plus encore celui dhier et celui de lautre côté du fleuve, est-elle si grande que nous pouvons désespérer de parvenir à construire synthétiquement un être différent : lhomme de demain. Cest là le point de vue dun humaniste ; il est irréprochable. Mais la science a ouvert à la poésie, à lintelligence et à la métaphysique dautres voies que celles de lhomme. Elles rejoignent à coup sûr la connaissance de lhomme, mais par de si grands détours quelles mènent à des facettes de lhomme jusque-là ignorées. Lhumaniste peut-il alors négliger la connaissance de ce qui nest pas humain ?
Quil soit transcendance, expression mythique dun illud tempus ou dun impossible accomplissement didéaux régulateurs, comme cest le cas dans la littérature de science-fiction, « ce qui nest pas humain » trace ainsi les frontières de lhumanisme, et la tolérance, dans son ambiguïté, se doit de lutter sans cesse pour que cet autre inassimilable à une raison puisse réaliser son identité. Il y a là un donné, un élément indéfinissable, mais per se nota, qui, en limitant lhomme, permet de le définir.
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TROISIÈME PARTIE
ENJEUX DE LA TOLÉRANCE
Petar Goranov
Université de Sofia
La tolérance comme dépassement du caractère :
un point de vue éthique
Enfin, mon cher, je suis un animal amphibie; jaime tout,
je mamuse de tout, je veux réunir tous les genres
Lhistoire des murs nous révèle quà partir du bas Moyen Âge et de la Renaissance jusquau XIXe siècle, le terme de tolérance, en plus de ses autres emplois, désignait en France, avec une certaine délicatesse, le lieu du vice, de lusage public du désir aux fins de la diversité. Il sagit des fameuses « maisons de tolérance » qui essayaient, selon une vieille tradition, de maîtriser les murs sexuelles et de discipliner la prostitution : un processus qui va de la liberté de lhétaïre à lorganisation dun lieu de plaisir. Comme toute technique visant à faire régner la discipline, celle des maisons de tolérance ne sécarte pas du modèle suivant : ramener systématiquement la pluralité tordue des caractères et des pratiques dans le droit chemin de la morale. Daprès Iwan Bloch, la typologie historique des murs sexuelles montre dune façon convaincante qu« en Occident prédominait la prostitution cantonnée dans des lieux spécialement prévus, alors quen Orient florissait la prostitution libre. Le phénomène typique de lOccident est la maison close, alors que celui de lOrient, cest lhétaïrisme ».
Nous évoquons ce fait car il est lié à une étape initiale de la transformation de lidée et du sens de la tolérance, comprise comme un laisser-faire patient et une attitude indulgente, en un discours presque normatif. Laugmentation rapide du nombre des règlements concernant lactivité des maisons closes dans plusieurs villes, telles Nuremberg, Strasbourg, Munich, Nîmes, Avignon, Ulm, etc., constitue le cadre de ce mouvement ou, plus exactement, de ce changement historique du négatif en épreuve positive : il y a eu un passage dun état négatif, où lon supportait tout simplement les désirs et linfrastructure du vice destinée à les servir, à une institutionnalisation de la patience. Parmi les interdictions formelles qui sont dailleurs les pièces maîtresses du squelette massif de toute majesté (au sens du mot latin gravitas, le bien qui pèse lourd, la dignité qui pèse très lourd dans les actes composant une conduite) , certaines se distinguent par leur remarquable persistance à travers les âges. Citons par exemple le contrôle rigoureux de laccès aux personnes mariées, prostituées et clients, lentrée interdite aux ecclésiastiques, aux non chrétiens et aux enfants
En outre, par le bais du règlement dUlm par exemple, nous pouvons conclure indirectement à lexistence dune sorte déthique du soin qui était écrite en marge et qui résultait des mesures dhygiène méthodiquement imposées aux mauvaises habitudes. Voici ce quon lit sur les pages dudit règlement :
À midi, le tenancier donne un repas à chaque femme de la maison. (
) Si le repas contient de la viande, alors elle a droit à deux plats : une soupe et un morceau de viande aux carottes ou au chou. (
) Pendant les périodes de jeûne, le Carême par exemple, chacune reçoit pour déjeuner une portion de hareng avec deux accompagnements. (
) Si une femme na pas envie de déjeuner, le tenancier lui donne quelque chose dautre au même prix que la nourriture. De plus, il doit lui acheter du vin, autant quelle veut, avec son argent à elle. Si une femme tombe enceinte, le tenancier la renvoie de la maison.
Dans sa célèbre Histoire de la sexualité mais surtout dans le commentaire détaillé De la généalogie de léthique qui sy rapporte, Michel Foucault, en décrivant les techniques et régimes alimentaires commandés par le souci de soi dans lAntiquité gréco-romaine, distingue de manière stricte, dans ce quil nomme lhistoire de la morale, les conduites et les prescriptions ou, en dautres termes, les actes et les codes moraux. La tension qui se crée autour de lacte et du code constitue le programme latent de léthique. Entre le réalisme quotidien de la conduite dune part, et de lautre le maximalisme moral du devoir, entre lacte et la norme du bien, dont le garde fidèle est lidéologie du code, il peut y avoir plusieurs pas. Des pas dhésitation, de repli, dadmission et de patience permissive
du moi et du nous vers lui et eux, du droit chemin vers des sentiers sinueux, de la fortune vers le gaspillage, du mouvement normal vers le comportement déviant. Lidéologie qui se cache derrière cette hésitation sappelle la tolérance. Laffirmation qui nous servira non seulement de point de départ, mais aussi de point final, est que la tolérance représente un droit de veto que léthique du caractère oppose à la résolution prise par la volonté de sattacher durablement à la morale. La tolérance remet à un moment ultérieur les actions de consolidation de lidentité dans un milieu culturel qui se caractérise par un nombre relativement élevé déchanges. Le fort coefficient de convertibilité de produits et dobjets, de personnes et de caractères, de goûts et de styles, de conceptions du monde et de confessions rend lintolérance inadmissible.
Voici encore un autre exemple, pré-victorien cette fois, du rapport à soi :
Au début du XVIIe siècle encore, une certaine franchise avait cours, dit-on. Les pratiques ne cherchaient guère le secret; les mots se disaient sans réticence excessive, et les choses sans trop de déguisement; on avait, avec lillicite, une familiarité tolérante (
). Des gestes directs, des discours sans honte, des transgressions visibles, des anatomies montrées et facilement mêlées (
) les corps faisaient la roue. À ce plein jour, un rapide crépuscule aurait fait suite, jusquaux nuits monotones de la bourgeoisie victorienne.
Nous pouvons voir dans linégalité dynamique entre lacte et la norme la vieille contradiction propre aux Temps Modernes entre lêtre et le devoir-être, pour reprendre ici les termes de la réflexion humienne sur la causalité. Léthique, de toute manière, est, tandis que la morale doit : elle est toujours obsédante par sa nécessité, inaccessible par sa sublimité sous forme dimpératif catégorique, écrasante par la force de son étreinte, la prétendue autonomie de la volonté.
Linteraction disjonctive de léthique et de la morale lune ou lautre qui caractérise la pensée française depuis les années 1970 (Foucault, Deleuze), na rien perdu de sa vigueur. Au contraire, ce régime de pensée devient de plus en plus actuel, surtout face à la comédie quotidienne de la moralisation globale du monde par une « amélioration » régulière de la base normative et par une dépendance technologique croissante du sujet éthique vis-à-vis de lacteur moral. Cette dépendance envahit non seulement le territoire extérieur du global, en prenant les sentiers dun monde qui est partout le même (techniquement compatible et globalement ordonné), mais aussi le territoire intérieur de luniversel, en sintroduisant dans les limites de lindividu, dans linfini intérieur des âmes où dominent encore lin-égalité et la non-identité malgré luniformisation que produit la tyrannie des normes de conduite. Nous pouvons étayer notre affirmation par lexemple épisodique, quoique situé à une autre échelle que celle de lindividu, du fameux droit dingérence que Tzvetan Todorov a analysé avec finesse et perspicacité. Dans le cas de la violation massive des droits fondamentaux comme au Kosovo, soutient Todorov, largument du droit dintervention na du sens que sil est contrebalancé, voire dominé, par un devoir dassistance.
Si notre morale, qui du coup est aussi la « mienne », toute insolente quelle soit et fière dêtre déclinée uniquement au singulier, exclut tes désirs, cest-à-dire léthique de lAutre, alors, en dépit de ses références au bien à la démocratie et à la soi-disant « communauté internationale » toujours vue comme le lieu du Bien , cette morale non seulement ne vaut pas la peine dêtre légitimée par un texte de loi, mais elle devient dangereuse par son attitude suspicieuse envers les mouvements « anormaux » décelés dans le caractère des autres. Plus une morale est bonne, plus elle est dé-plaisante, in-acceptable et in-supportable, bref, intolérante. Il ne sagit point ici dun jeu de mots futile, ni dune tautologie maniérée. Dans le contexte dune culture, le poids du bien ainsi que « lensemble légitime des vertus » qui le décrivent et qui sont les auteurs de la constance dans la conduite et les créateurs dun réquisit historique de rôles caractériels, est dune grandeur inversement proportionnelle à la tolérance de ce même bien moral.
Des penseurs comme Hans Küng ont cru pensable un Projet dun ethos mondial, à vrai dire impossible. Ces tireurs exaltés visent le néant que sont lhumanité globale et les normes universelles de la morale inconditionnelle (peut-être aussi celles de léthique ?). Nous espérons sincèrement que lexistence dans les limites de lindividu concret (latome de l« humanité ») de grandeurs universelles dun quelconque caractère global, mais irréel, soit envisagée comme une thèse très discutable. « Or, que serait lordre mondial, malgré sa dépendance vis-à-vis de lépoque, sans lethos qui lie et oblige lhumanité dans son intégralité, sans lethos mondial ? ». Sans aucun doute, cest une question insolente dont la réponse na rien de lévidence suggérée : lordre mondial nest quune illusion fondée sur une conception du monde qui a la profondeur dun trompe-lil ; au niveau macrostructurel, cette illusion est obstinément entretenue par tous les moyens particulièrement ceux que donnent le marché et « la défense », à savoir la guerre dont disposent des agents sérieusement occupés à re-produire le monde existant. Ces derniers sont les « bons » sujets du monde, les « sauveurs » de lordre, les détenteurs exclusifs de toute sorte de puissance : économique, financière, technologique et militaire. Lordre mondial est une macro-illusion qui prétend que le monde peut être globalement et définitivement arrangé dune manière monopolistique, et nous nous devons de la dissiper avec patience et méthode. Le monde sest formé et se forme toujours comme une somme indéterminée de mondes dans lesquels existent des zones où se produit un accord minimal, fondé sur un éventuel dialogue, au demeurant bien difficile.
Ce Projet dun ethos mondial nest pas sérieux, et cest la moindre des choses que lon puisse dire à son propos, en dépit de la fin poursuivie qui se ramène à laugmentation de la tolérance globale par le biais de la réduction des degrés duniversalisation et de mondialisation religieuses. Il nest pas sérieux dun point de vue éthique précisément parce quil se veut réellement normatif, surtout lorsquil prend la forme dune déclaration de lethos mondial. Toute déclaration à lintention de lhumanité, outre le fait quelle suppose avec un pathétique creux lexistence imaginaire de propriétés universelles de la « nature humaine », représente aussi une forme timide de culture juridique qui prolonge la vie de limpératif catégorique tel quil est fixé dans la définition intransigeante de Kant. Le penchant normatif à vouloir rédiger des textes déclamatoires à léchelle de lhumanité donne peut-être au caractère quelques occasions de sexercer en calligraphie, mais les éléments dune culture de base ainsi acquis ne peuvent nullement légitimer une action commune respectueuse des principes pour la simple raison quune telle action nexiste pas. Et cela vaut également pour la Déclaration des principes de la tolérance votée par lUnesco en 1995. Lidentité qui sest fondamentalement consolidée en elle-même, y compris « la citoyenneté du monde », est une tentative dangereuse pour laisser « le passé du bien » moderne entrer dans la danse sur le terrain accidenté du présent. Malgré la nostalgie quelle a pu jadis nous inspirer, lépoque où être moderne était à la mode est révolue depuis longtemps. Enfin, peut-être...
Si lidée dune appartenance de lhomme à lhumanité en général, à la « nature humaine », a son origine dans lAncien Testament et dans la tradition qui lui est rattachée, elle doit son développement décisif à saint Augustin : « Dieu, pour témoigner aux hommes combien lunité en plusieurs lui est agréable, tire dun seul homme la source du genre humain ». Avant Augustin, un certain type dhumanisme germait déjà dans lexigence formulée par le stoïcisme dune « obéissance au destin », universelle et entière : la fameuse apàtheia. Mais on ne peut parler dhumanisme accompli quà propos de la culture de lâge classique, et en particulier pour le contexte politique des Lumières en France et en Angleterre.
Les hommes vivent en communauté et dans un monde sous la contrainte dun voisinage involontaire et non par le fait quils partageraient une quelconque identité de principe, car ils sont loin dêtre identiques. Les différences sont évidentes : le sexe, masculin ou féminin ; laspect physique, et notamment la couleur de la peau ; les stéréotypes culturels donnant lieu à des distinctions comme celle existant entre Occident et Orient ; la multiplicité des communautés religieuses
Faut-il poursuivre cette énumération fastidieuse de témoignages de la diversité humaine ? Plus la liste est longue, plus elle ressemble à ce que les mathématiciens appellent un infini dénombrable. Sérieusement, la tolérance recommande de ne pas passer de lévidence à la norme. Les grandes découvertes de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle confirmèrent définitivement le fait de limmense diversité humaine dont la prise en compte et la reconnaissance devaient poser problème à lhumanisme occidental classique. Du point de vue historique, lélargissement géographique de la communauté des hommes et le progrès des transports qui permit de franchir de grandes distances entraînèrent un changement du statut de la tolérance : dune idée, celle-ci devint une tâche.
Le principe de la tolérance fut formulé au XVIIe siècle par le philosophe anglais John Locke. À lorigine, cest un principe dindulgence réciproque entre les partisans de différentes confessions (« la tolérance sapplique en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion »). Lindulgence se définit comme une caractéristique ou vertu politique de lÉglise en tant quorganisation extérieure de la foi ; cette vertu politique sexerce dans les rapports avec lici-bas, et non avec lau-delà, cest-à-dire lorsque lÉglise entre en contact avec dautres organisations religieuses. Quant à la foi qui alimente le feu de la piété et entretient lespoir dun salut personnel, elle agit sur le plan intérieur, dans labîme de lâme. Si nous faisons abstraction du contexte historique de la pensée de Locke tout en restant fidèle à sa logique, nous pouvons conclure, non sans une certaine légèreté, que lhomme peut être spirituel de par lexistence en lui dune lâme, mais il nest tolérant que par la présence en lui dun esprit, dans la mesure où il est enclin à douter de la profondeur de sa foi, et donc de la gravité de la trahison.
La foi jaillit de lintérieur de lâme pour aller creuser toujours plus bas, alors que la tolérance se positionne à lextérieur pour permettre une vue de haut. La validité de lexpression « lâme crée des liens, lesprit met en rapport » nest certes pas inconditionnelle, du fait que les deux sujets y désignent des réalités difficiles à distinguer (si jamais une telle distinction est possible) dans les limites corporelles de lêtre humain. En tout cas, plus on est tolérant, plus on est capable déchanger de la prospérité et des biens, des sens et des non-sens (comme lhumour, le raffinement et autres mouvements « inutiles » de lâme) ; on est plus disposé à entrer dans des rapports dajustement et de recouvrement partiel dans les zones à climat tempéré que présentent le caractère dun côté, et le contexte culturel de lautre. Lesprit tolérant ne considère pas labondance abstraite de permissions et de réglementations comme une source doptimisme. Il ne se grise pas de la capacité à créer à tout prix des structures durables telles que blocs, unions et institutions, ou à nouer uniquement des liens dits « sains » qui enferment la vie privée de lâme dans la maison hygiénique du « corps sain ». Larsenal de techniques de concentration et dadhésion constitue le noyau dur du caractère ; ses traits sont en général in-tolérants, ou du moins participent-ils à la formation organique dune conception du monde profitant à lidentité irrévocable et intransigeante qui se meut dans lespace étroit qui sépare la fidélité de la soumission, la loyauté de la servilité. Lintolérance est donc létat primitif de lhomme, elle lui est intrinsèque et inéluctable sans pour autant être entièrement voulue. Comme la montré Gabriel Marcel, la tolérance est une forme dintolérance, car elle est à lorigine la négation dune dénégation.
Le sens du mot latin tolerantia capacité de supporter toute la charge et tout lembarras de quelque chose, de recevoir son effet sans en être excédé se rapproche de celui dindifferentia état dégalité de lesprit qui ne porte pas plus intérêt à une personne ou à une chose quà une autre. Historiquement, dans la culture et la philologie classiques, le couple tolerantia/indifferentia sest présenté comme un équivalent des termes grecs plus anciens ataraxia/adiaphoria. Le concept dataraxie, que nous pouvons traduire ici comme imperturbabilité, exprime la valorisation par Épicure et ses disciples de la quiétude, généralement connue sous lexpression de « tranquillité de lâme ». Forgé par le stoïcisme, celui de adiaphoria signifie littéralement in-différence, le fait de subir les revers de fortune avec le courage nécessaire, de placer une sorte de « seuil de sensibilité absolu » au-dessus de ce qui ne dépend pas de nous et que nous ne pouvons pas modifier.
Outre le plaisir gratuit que procure la référence à létymologie, les détours terminologiques nous donnent ici loccasion de remonter à lorigine assez reculée de la notion de tolérance et de constater que celle-ci a conservé jusquà nos jours lessentiel de ses significations et fonctions. Lattitude tolérante vis-à-vis du monde est directement reliée à cette autre attitude, plus émotionnelle, qui prend la forme dun nivellement face au destin. Il sagit là dune sorte de haute et égale in-différence à des événements et circonstances de la vie qui ne nous gênent pas et que nous devons à notre tour ne pas entraver dans leur cours. Y a-t-il une différence, entre moi, le maître, et toi, lesclave, si nous sommes tous deux esclaves du destin ?, sinterroge lempereur stoïcien Marc Aurèle, estimant généreusement que la différence est insignifiante.
À la lumière de la pensée augustinienne, lattitude religieuse qui regarde ce bas monde (civitas terrena) à travers lAutre monde (civitas Dei) apparaît comme le développement et laccomplissement dans toute son étendue du sujet sacré maintenant la tradition du salut définitif dans un état exemplaire. À ce jour, cette attitude reste sans rivale, dans la mesure où elle propose un modèle radical de résidence terrestre exempt déquivoque et de conflits malgré tous les malheurs prétendument provisoires dont nous accable le monde. Ceci nest pas valable seulement pour lidentité religieuse. La doctrine scientiste des Lumières représentée par Condorcet mise sur le progrès, elle lélève au rang de civilisateur de lêtre humain, car elle a pour fin de faire de lui un citoyen du monde et un membre de lhumanité globale. Même le charme ironique de Voltaire tranche sans compromis la question de la diversité, puisque ce fervent défenseur de la tolérance a pu écrire : « Il ny a quune morale, monsieur le Beau, comme il ny a quune géométrie ». Nous arrivons à supporter le passé grâce au fait que nous appréhendons lhistoire comme une somme de cas curieux des accidents de la vérité qui, par bonheur, ne sont pas vivants.
De même, ce qui rend la tolérance possible, cest la nature incertaine et précaire que revêtent les résultats de la « production de Vérité » (les connaissances de lhomme et du monde) lors de leur application dans le domaine de lethos. Aussi la « production de tolérance » dans la structuration dun caractère requiert-elle quon bride sans cesse les élans du soi-disant amour de la vérité. Pour le formuler par un paradoxe, lattitude vraie la survaleur de lauthenticité est inadmissible car elle exclut la diversité par nature. Les propos dAndré Comte-Sponville vont dans le même sens lorsquil avance que, du moment que la vérité est reconnue avec certitude, la tolérance est sans objet. Par conséquent, le déficit permanent de vérité (et tant mieux !) dans les rapports humains (dans les « choses de la vie ») est compensé par laction corrective, permanente elle aussi, que le principe de tolérance exerce sur tout caractère sérieux et inachevé. Et comme le style grandiloquent nest pas de mise ici, donnons à ce principe de la vie quotidienne le nom de tolérance courante. Il sagit dun coefficient invariable indiquant le minimum dindulgence requise face à la diversité dans tous ses états, ou presque : races et diversités des origines ethniques, sociétés marginales et groupes à comportements sexuels divers comme lhomosexualité et le travestissement, clubs monomanes de tous poils et ainsi de suite. En somme, les « choses de la vie » sont toujours plus difficiles à supporter et à expliquer que ne le laisse supposer lhabileté avec laquelle nous les faisons entrer dans le moule de la théorie vraie et bien ordonnée.
Si la morale est un ensemble composé dun seul élément, alors tant mieux pour les éthiques qui, afin dalléger le poids des normes, produisent une abondance de micro-idéologies du désir ; ces dernières neutralisent en partie la force du principe et dévient la pression morale. Lattitude tolérante, cest le soin que lon prend à préserver la diversité avec le moins de dégâts possible. En nous efforçant de ne pas quitter des yeux le point de départ de notre réflexion qui posait une différence modérée entre léthique et la morale, nous dirions que la tolérance est plutôt et surtout un déterminatif dextériorisation de lethos quun élément constitutif de lintégrité de lacteur moral. Concrètement, la tolérance est une abstention de passer à lacte, une sorte dépochê de lagir, et non un aspect de laction au sein dun type de culture, quil soit ouvert ou fermé, social ou communautaire, prospère ou réduit à la survie.
Lorsquelles se portent candidates au pouvoir, spécialement au pouvoir politique, les macro-idéologies publiques cherchent à se donner de la légitimité en se référant directement aux principes de la morale, au bien commun et à lintérêt public : elles jouent donc sur le terrain glissant du général. Comme la tactique de réalisation du bien commun implique lexclusion de toute une série de biens particuliers, parler de tolérance politique, du moins en cours du mandat, devient extrêmement difficile, si difficile quaprès avoir abordé ce sujet, il vaut mieux nous taire. Le plus souvent, la tolérance sert de bouclier de protection aux micro-idéologies principalement au niveau de la subjectivité individuelle dont la réalité ne doit absolument pas éveiller le moindre doute en nous, ne fût-ce que sous la forme dhypothèse. La tolérance assure au Moi la latitude esthétique nécessaire pour se « répandre » au moyen dun refus supportable didentité radicale.
Éthique et esthétique sont synonymes. Pas dans la sphère du grand Art en tout cas, qui nest souvent que le prolongement de la morale à travers les différentes formes du Beau et grâce au rôle décisif du génie. En dehors des lieux réservés à lusage des uvres de lEsprit la voûte du temple, les murs éclairés du musée, la hauteur inaccessible de la scène professionnelle léthique et lesthétique jouent le même jeu dans les limites de cette stylisation du vivre que lon peut, avec Foucault, saisir en passant et penser à laide de la formule dune esthétique de lexistence:
Ce qui métonne, cest le fait que dans notre société lart est devenu quelque chose qui nest en rapport quavec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que lart est un domaine spécialisé fait par des experts qui sont des artistes.
Sur le plan de lesthétique, la tolérance représente une spécification de la forme, et non un signe distinctif du contenu. Elle participe à la mesure de la bienveillance du regard ou, plus généralement, des sens, lorsquil se pose sur le quotidien des formes, quand il sapplique à la ligne, au contour, à la silhouette. Grâce à elle seffectue le déplacement « invisible » des éléments lourds du caractère : la dignité et lhonneur, la gravité et la majesté, le tabou religieux, la multitude de répressions et dautorépressions des désirs que nous éprouvons inopinément en marchant dans la rue. Ai-je une raison daimer le voile serré autour du visage de cette jeune fille-là, et qui couronne le jeune corps svelte en un bon symbole du « triomphe » de la religion ? Le visage à moitié couvert pourrait-il être lobjet dune sympathie ? Oui. Il est tout à fait possible que ce que je vois me plaise, à condition que le voile reste un stimulus externe de la curiosité sans forcément renvoyer aux détails de la pratique du culte pour laquelle je nai aucun intérêt dordre religieux. Il suffirait que lélan de lâme croyante reste invisible pour moi et pour tous ceux qui, sous le voile, remarquent le visage et ne se soucient guère de la foi durant leur promenade.
Le premier contact physiognomonique avec la tolérance seffectue à la vue du visage affable et conciliant, cest-à-dire lors de la rencontre avec le caractère dit ouvert dont les traits principaux sont le minimum dhypocrisie et le maximum de volonté de procéder par accords à lamiable. Cest le principe de sympathie universelle que la tolérance en tant que sens du dialogue rend légitime à travers le sujet éthique, à la différence du principium individuationis légitimé dans sa version extrême par le Je cognitif, lequel nest pourtant pas apte à servir de matière première pour lédification dune communauté, dun nous supportable car modérément grand. Nous décrivons ici la tolérance comme étant le processus dun accroissement de la sympathie immédiate. Ce nest pas par hasard si on se met si souvent à la recherche de la personne qui sait faire consensus et qui prêche lharmonie, surtout face à un effondrement survenu dans un secteur de la vie sociale. La condition première pour tolérer quelquun (et non quelque chose, les choses ne peuvent jamais devenir objets de tolérance) est de se sous-estimer soi-même sans pour autant surestimer lautre.
Nous lavons dit précédemment, lidée de tolérance ne se prête pas à une instrumentalisation en vue dune mise en forme dune quelconque conception globale du monde. Comme cette dernière est impossible, cest à peine si elle ne passe pour la raison dêtre dun système normatif qui au moins viendrait pallier son manque de réalité. Il ne faut pas sattendre à ce que la hiérarchisation de priorités faite à partir de critères de valeurs, et linsertion de lensemble ainsi ordonné dans un emploi du temps connaissent un happy end dans le cadre conceptuel de lhumanité dont nous avons admis lexistence par commodité, et malgré tous nos soupçons. La tolérance nest pas lapanage de tel ou tel type conceptuel. La principale occupation de toute conception du monde est de surestimer la morale, ce qui veut dire quelle moralise le caractère en faisant contracter pour lavenir des habitudes de « bonne conduite » du passé lointain. Au point de vue historique mais pas uniquement la conception du monde représente un modèle denfermement dans des paradigmes culturels qui créent une ambiance favorable aux siens, justement. Dune part, cest un obstacle solide à lexpansion de la tolérance : cest le paradoxe de la communauté culturelle fermée dont lintolérance, par le fait de sa longévité, réfute avec succès le modèle de la « société ouverte ». Dautre part, pour satisfaire ses besoins délargissement en augmentation constante, un élargissement qui ne se limite pas au seul marché, la société « se sclérose » progressivement en secrétant une multitude dévidences conceptuelles figées, comme par exemple « le progrès na pas dalternative », « on ne négocie pas avec les terroristes », etc.
Or, lusage extrême et dissimulé de la tolérance nest pas lui non plus sans danger. Derrière lincroyable production quotidienne dune violence à la fois légale et fine dans les sociétés modernes, se cache hypocritement ce que Marcuse appelle la tolérance répressive, une « violence qui fait du discours commun de tolérance un pur accessoire théâtral, un camouflage habile ». Lhypocrisie est due au remplacement progressif de lidée de tolérance qui, comprise comme une souveraineté civique et politique du caractère dans la gestion de crises dordre ethnique et religieux, a sans aucun doute une généalogie occidentale par lidée de tolérance zéro. Le zéro devient visiblement plus grand à lapproche des menaces. À cette fin, le cas de « lIslam radical » (quelle aubaine, ce cliché !) sert de verre grossissant à travers lequel on voit « le Mal » ; ainsi la « tolérance offensive » à laméricaine trouve-t-elle en lui un mobile et une justification de ses actions, et nous devrions craindre que lamélioration radicale ne figure bientôt en tête de son agenda.
Somme toute, la tolérance est une inclination résiduelle qui nous porte à entraîner notre patience, un désir de plaire (au sens actif et passif du verbe), de remonter au-dessus de zéro, de dépenser de lénergie dans le registre émotionnel positif des rapports humains. Mais elle ne se trouve pas dans la base de données du caractère organique, quel quil soit. Le discours sur la tolérance est une sorte de théorie supplémentaire des relations ; en dehors de lui, et dans un milieu naturel, les relations entre les hommes sautorégulent principalement par une référence aux valeurs extrêmes de la tension, laquelle va de la reconnaissance à la suspicion, de lacceptation au rejet, de la richesse à la pauvreté, de lamour à la haine. On peut comparer la tolérance à un transformateur de courant qui a pour fonction déquilibrer et de maintenir à un niveau à peu près constant la tension entrant dans le réseau électrique. Autrement dit, la tolérance est un dispositif de sûreté qui protège le réseau des rapports humains dun court-circuit, dune fin de la communication à cause de lépuisement des stocks de « carburant » dont disposent les âmes.
Le prédicat « tolérant » vient singulariser des sujets à qui on a déjà attribué un caractère, un ethos, cest-à-dire une forme stable de réaction et de prise de décision où intervient le désir. Et si lusage du prédicat « tolérant » est inexcusable en politique, il est en revanche pertinent dans le domaine de lethos politique, interprété dans le sens dun Max Weber par exemple, et à propos des personnes qui lincarnent à titre temporaire. Les limites de la tolérance sont celles du Moi dans la sphère des désirs dont le surplus ne se prête à rien dautre quà léchange, au partage et au jeu. La raison la plus répandue et la plus banale des séparations, des mésententes, des brouilles et des ruptures consiste dans le fait que les gens ont cessé de jouer, quils se sont décidés à « se dire leurs quatre vérités ».
La « vérité » sur la tolérance est donc possible à lintérieur dune éthique de la (non)identité où la sécurité des individus ne dépend pas directement des mesures dautoprotection : un devoir de défense légitime allant sournoisement de pair avec un droit dingérence. Si une séparation davec une partie de soi-même simpose finalement, cest au nom de la légèreté dans le mouvement, de laisance et de la finesse dans la communication et dans le dialogue ; bref, cest au nom de cette aspiration-là qui rend largement superflue la recherche du salut dans la sécurité fallacieuse de lintégrité rigide, fût-elle la personne morale, la confrérie religieuse, la meilleure citoyenneté démocratique et toutes sortes de bonheurs fantômes privés de joie. Pour leur part, les communautés ne meurent pas non parce quelles possèdent un plan de survie et sont aptes à le suivre, mais parce quelles ne cessent de co-exister, de se supporter littéralement et physiquement aussi bien au niveau des individus quau niveau des entités collectives. La réponse tolérante à la question de limmortalité de lâme, indépendamment du stade de « modernisation » de cette même question, est que lâme vit tant que les ressources de patience ne sont pas épuisées. Léthique du sujet met à lépreuve les capacités de reformulation courante de la patience, de létat dépressif au désir de rencontre, de la tension au jeu, de la souffrance à la joie.
« Les hommes sont faits les uns pour les autres », nous dit Marc Aurèle, et de poursuivre : « Instruis-les donc ou supporte-les ». Voici un aveu où se mêlent le pathos romain et léros grec ; un aveu qui, nous entraînant à pas réguliers vers le spectacle cosmique, cherche à éveiller en nous le désir dadopter une attitude détachée vis-à-vis de nous-mêmes et une attitude pour ainsi dire rapprochée vis-à-vis du monde. Le mouvement dinclinaison hésitant du caractère que lon a fixé dans le terme de tolérance tant sous forme didée (Marc Aurèle, Montaigne) que sous celle dun discours dont le principe bien défini fut posé par Locke se situe non pas à une énorme distance, mais quand même à lécart des pratiques discursives déterminant le rapport du sujet à la vérité et lattitude de lhomme envers le salut. Ceci est dune telle évidence pour nous que nous pouvons dire, à la suite de Montaigne et avec la même sérénité : « Je me contente de jouir du monde sans men empresser... ».
Reprenons le thème donné en épigraphe par la citation du marquis de Sade : le motif de lamusement. Il évoque, par-dessus son sens premier de jeu et de plaisir, lexpérience et lappréciation, le fait de « trouver à son goût », et, dans le cas concret de la Philosophie dans le boudoir, il renvoie à la curiosité qui pousse à essayer tour à tour et à mélanger les genres. La tolérance, cet indispensable minimum dindulgence courante envers la diversité « dans tous ses états », compte elle aussi sur le mélange des genres : foi et croyance, opinion et vérité, ascétisme et mondanité, etc. Le regard tolérant éduque les yeux en augmentant leur acuité visuelle subversive qui se manifeste au contact de discours clairs et globalisants. Et puisquils englobent non seulement léconomie mondialisée, mais aussi toute une pléiade de « mondes », rien ne nous empêche de prendre la perspective de la globalisation de ces derniers complètement à la légère. En plus dune légèreté profonde, sincère et préméditée, nous devons faire preuve dune vigilance désapprobatrice face à lamélioration offensive du monde (comme sil était un !) ouvertement justifiée par le seul argument du « prix avantageux » (disons du pétrole). Aujourdhui, le plus profitable et le meilleur ne sont même pas synonymes ; ce sont deux façons qui ne diffèrent quen apparence de parler doctement et sans se dérider de lunique nécessité, la nécessité économique. « Le nom moderne de la nécessité est, on le sait, économie ». À qui profitent alors les meilleurs prix ? - Comment ça, à qui ? Aux meilleurs, bien sûr !
Le point de vue du sujet éthique qui passe par la tolérance nous aide à saisir par voie extra-littéraire limportance dêtre sérieux, ce qui est pratiquement impossible, que lon aime ou non Oscar Wilde... Lattitude attentionnée et sérieuse envers la réalité « immédiate » des désirs humains nous permet de maintenir les différences sur le plan plus large de ce qui plaît, au lieu de les enfermer dans les limites étroites de ce qui est bien. Vu de lextérieur, le bien rappelle une armée en formation de combat, laquelle présente les armes dans tout leur éclat comme lexige la pompe dun défilé. La fanfare militaire joue à pleins tubes, les rangs sont parfaitement droits comme il se doit daprès le règlement. Mais au plus haut de laffrontement, sur « le théâtre des opérations », armes et armures ont terni, alors que le soleil narrive plus à éclairer tous les combattants ; les perdants fondent dans lombre du vainqueur qui ne fait plus bonne impression. Le bien fait mauvaise figure, il sest enlaidi.
Les participants au discours normatif ne sont jamais sur un pied d égalité, 5n dépit des règles conférant à ce principe un caractère quasi axiomatique. Ne serait-ce qu à cause de l exigence faite à chacun de développer une argumentation rigoureuse et dépouillée d éléments extra-rationnels. Mais le pourquoi de lexigence même reste un mystère pour le désir. Les compétences acquises par la rhétorique éthique des désirs ne sont nullement le fruit dun caprice de lintuition esthétisante. Outre quelles visent implicitement lembellissement, y compris des choses réfractaires à toute amélioration, les compétences en question nous garantissent de porter atteinte aux désirs qui ne se sont pas encore emparés de nous. Les désirs sont les biens meubles dun propriétaire (homo ethicus) sans droit de propriété. Le type homo ethicus sert dalibi pour la transgression du rite de luniformité et pour lélargissement du champ de la différence. Il sera le garant de lindispensable équilibrage du droit à la différence par le devoir de tolérance : une vertu à coup sûr inattendue pour homo moralis avec tous les discours normatifs dont il est gavé et qui tendent vers une infinité déclamatoire malvenue.
Traduit du bulgare par Mariana Chirova-Simmandree
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Dimitâr Vatsov
Nouvelle Université Bulgare
Tolérance et reconnaissance négative
Pendant la dernière décennie, la « tolérance » est redevenue un des sujets principaux du débat international. Pourquoi cette notion issue du libéralisme classique qui, tout récemment encore, apparaissait comme routinière et banale et fonctionnait tel un cliché, sest-elle retrouvée de nos jours de nouveau sous la lumière des projecteurs ? Avant de répondre à une telle question, commençons par reconnaître dabord que limportance quon lui porte aujourdhui nest pas sans signification et quelle est due à son aptitude à perdurer dans le temps, et ce à deux niveaux.
Dune part, dans la mesure où la tolérance est « une vertu politique froide », elle peut refroidir les prétentions de reconnaissance qui ont progressé avec la critique multiculturelle, féministe et postcoloniale des années 1990 ou, dune manière générale, avec ces régimes de discours que nous désignons comme politiques de reconnaissance ou politiques de lidentité et de la différence. Autrement dit, la tolérance est un instrument commode pour limiter les prétentions des critiques radicales de gauche qui exigent une reconnaissance complète de chacune des identités et différences, parce quêtre tolérant vis-à-vis de la différence ne signifie pas du tout la reconnaître selon sa propre mesure. Ce qui veut dire que la tolérance présuppose une reconnaissance incomplète et, en ce sens, une reconnaissance négative de la différence. Jessaierai de développer cette thèse plus loin.
Dautre part, dans la mesure où, à un niveau minimal, la tolérance présuppose le pluralisme, la reconnaissance réciproque et le maintien de la différence au nom de la coexistence pacifique, cette idée limite efficacement les différentes vagues naissantes du néo-conservatisme, exigeant un niveau plus élevé dhomogénéisation au nom de certaines valeurs divines ou éternelles. De plus, dans la mesure où ses connotations modernes sont nées de la tentative darrêter les guerres religieuses du XVIe et du XVIIe siècles et où sa première signification est religieuse, la tolérance peut également servir dinstrument valable pour restreindre les nouvelles tentatives dintroduire des arguments religieux ou, de manière générale, des arguments métaphysiques dans la sphère publique. En outre, si la tolérance présuppose une reconnaissance incomplète (négative), elle exige pourtant la reconnaissance de la différence et non pas sa destruction. Jessaierai de développer aussi cette thèse.
À ce stade, il est bon de poser une limite à notre analyse en disant que la tolérance nest pas une catégorie purement rationnelle puisquil sagit dune notion construite de manière pratique et historique. Ce qui explique que nous ne disposions pas dune seule notion de tolérance dont les significations seraient universelles. Au contraire, comme nous le verrons, les pratiques de tolérance, et, à partir delles, les significations quon peut en dégager vis-à-vis de la notion même de tolérance varient de manières diverses quand on recourt à des comparaisons historiques ou socio-anthropologiques. Cela étant, jessaierai malgré tout de fournir un canevas idéal et archétypique de cette notion, prenant en compte aussi bien sa dimension pratique que théorique, afin de parvenir à une signification de la notion relativement univoque, tout en sachant bien sûr quune telle abstraction dun « noyau » signifiant pour ce concept renvoie à un problème de construction pratique et, in fine, à une interprétation dordre politique.
1) Les politiques de la reconnaissance
Dans cette première partie, jopposerai le terme de « tolérance » à celui de « reconnaissance » en inscrivant ce dernier à lintérieur du débat initié au début des années 1990 par la publication de larticle de Charles Taylor, « The Politics of Recognition », et de louvrage dAxel Honneth, The Struggle for Recognition. Bien que dautres auteurs importants soient intervenus dans ce débat sur la reconnaissance au cours des années 1990 et bien quil y ait des différences considérables au niveau de leurs positions respectives, il me semble que ce débat renvoie à une sorte didéologie commune, à un point de vue partagé sur ce quil en est de la formation de lindividu et/ou de la communauté. Cette idéologie est également sous-jacente aux utilisations contemporaines du mot « reconnaissance ».
Le squelette argumentatif de cette idéologie peut être appréhendé le plus facilement grâce à des notions comme auto-réalisation (self-realization) et auto-identification (self-identification). Lidée commune, cest que lauto-réalisation de lindividu et/ou du groupe exige une reconnaissance par lautre de son identité propre, unique et authentique, qui est également sa différence par rapport aux autres. Ainsi, la reconnaissance des prétentions didentité se transforme en une condition nécessaire pour la formation et la réalisation complète du sujet, et ce peu importe que le sujet soit conçu de manière individualisée ou communautarisée. Une certaine téléologie est implicite dans cette idée pour que le sujet « sépanouisse » (to flourish) ou, plus simplement, pour quil se réalise « lui-même » (avec comme objectif lacquisition de son identité), il a besoin dune reconnaissance qui légitime ses prétentions didentité. Le refus dune telle reconnaissance entraîne un dommage aussi bien moral quontologique, à savoir une mutilation des possibilités de lauto-réalisation.
La téléologie intérieure de lauto-réalisation du sujet dans ce type de discours possède également une dimension extérieure ou historique. Transposée sur un plan social et psychologique, cette téléologie est décrite ordinairement comme une transition historique de redistribution de la reconnaissance ou bien comme une transition de revendications de droits civiques et politiques vers la reconnaissance dun capital symbolique ou culturel (droits culturels). La logique commune est ici la suivante : 1) pour que lauto-réalisation de lindividu et/ou du groupe ait lieu, il nest pas suffisant que des droits égaux soient reconnus aux individus (lordre libéral, dont le programme jusquà la moitié du XXe siècle sest imposé comme un droit garanti par la loi, est perçu comme trop formel, et il nest donc pas une condition suffisante pour la réalisation complète de lindividu et/ou de la communauté) ; 2) il nest pas suffisant que les inégalités sociales soient minimisées, même par le biais dune redistribution socio-économique (la redistribution, si elle garantit les biens matériels fondamentaux, nélimine pas dautres formes, symboliques, dinégalités et, corrélativement, les pratiques discriminatoires qui les fondent). Dès lors, selon la logique de la téléologie ainsi construite, bien que les deux premiers pas (la reconnaissance juridique et la redistribution sociale) soient considérés comme positifs, ils ne sont pourtant pas suffisants pour lauto-réalisation complète. Il faut quun troisième pas soit fait, à savoir que lidentité symbolique ou culturelle de lindividu et/ou du groupe soit reconnue. Ainsi, les politiques juridiques et libérales doivent être complétées par des politiques de reconnaissance pour que le sujet, quel quil soit, puisse « se réaliser lui-même », cest-à-dire pour quil puisse réaliser son identité unique et authentique.
Une telle réduction conceptuelle peut engendrer de nombreuses objections, et je suppose que mes propos sur la question de la reconnaissance de lindividu ou du groupe peuvent mener à de nombreux malentendus. Si le débat libéral et communautaire a essayé depuis longtemps de tracer sur ce point des distinctions claires, pourquoi ne pas sen tenir à ce qui a été déjà dit sur la question ? À cette critique possible, jai deux réponses à apporter.
La première est peut-être la plus fondamentale, mais je ne la développerai pas ici puisque jai déjà eu loccasion de mexprimer à ce propos ailleurs. Cest celle qui consiste à dire que les principes individuel et collectif de lidentité ne peuvent pas et ne doivent pas être séparés comme on le fait habituellement. La deuxième réponse est, dans une grande mesure, plus technique, mais je la considère désormais comme la plus importante, parce quelle revient à tenter dexpliciter une figure dargumentation qui dépasserait le dilemme libéral et communautaire. Pour ce faire, il faut maccorder que se retrouve, aussi bien chez Honneth que chez Charles Taylor, une même figure dinterprétation (le concept de la reconnaissance envisagé comme un moment fondateur de lauto-réalisation), qui fonctionne de manière identique aussi bien par rapport à lindividu que par rapport à la communauté. Une telle analyse peut être entreprise non seulement parce que ces deux auteurs célèbres sont les initiateurs du débat sur la reconnaissance, mais surtout parce que leurs positions construisent le cadre du débat, dans la mesure où elles se polarisent par rapport à ce « qui est le sujet de la reconnaissance due ». Au prix dune certaine simplification, nous pouvons affirmer que, chez Taylor, les sujets de la reconnaissance sont plutôt les groupes ou les cultures, tandis que chez Honneth, ce sont avant tout les individus et leurs attentes morales personnelles.
Les analyses de Taylor développées dans les années 1980 et au début des années 1990 montrent que lidentité authentique se forme selon une projection du contexte spécifique ethno-culturel et normatif du groupe dans lequel lindividu est déjà immergé. Le contexte culturel et normatif, dans ce cas, joue le rôle dun a priori pratique (background picture) qui forme préalablement le cadre des valeurs et de lespace logique de lindividu. Ainsi, pour reconnaître une identité individuelle, nous devons reconnaître la culture qui prédétermine les actes de son auto-réalisation. Dès lors, cest le contexte culturel et non lindividu lui-même qui savère, en premier lieu, le sujet de la « reconnaissance due » (due recognition). La reconnaissance est avant tout communautaire. Par conséquent, le multiculturalisme est leffet de ladmission de la pluralité des contextes culturels et normatifs qui forment le cadre des choix individuels.
Dans la version dAxel Honneth, lidentité individuelle ne dépend pas plus directement des contextes culturels du groupe, mais elle est la projection des impulsions uniques de « linconscient », impulsions internes et spontanées qui permettent lauto-identification de lindividu. La formation du sujet individualisé est conçue comme une « linguistication progressive de linconscient ». Cette clé psychanalytique pour la compréhension de lauto-réalisation (complétée dailleurs par la notion de George Herbert Mead du Self comme composé de deux éléments : I et me) suppose que lauto-réalisation complète de lindividu exige également une reconnaissance due de ses besoins uniques et de ses attentes morales, qui restent souvent non articulés. Autrement dit, pour atteindre une auto-réalisation complète, nous devons reconnaître les prétentions uniques didentité que lautre peut toujours réclamer. Le sujet de la reconnaissance due savère lindividu ou, plus exactement, ses auto-identifications uniques et spontanées qui sont premières par rapport à tout contexte culturel et normatif. Cette proposition est, dans une grande mesure, individualisante et psychologisante.
Bien entendu, ces brèves présentations des théories de Taylor et d Honneth sur la formation de lidentité subjective ne sont, dans une grande mesure, que des esquisses. Lobjectif de cette présentation parcellaire est de parvenir, en polarisant les différences entre leurs positions, à capter également la similitude structurelle entre elles afin de procéder à lélaboration dun schéma commun dargumentation qui, à mon avis, malgré des différences indéniables, se voit reconduit dans le débat contemporain sur la reconnaissance.
Pour faire vite, disons que ce schéma argumentatif adopte la forme suivante : lauto-réalisation complète de lindividu ou du groupe savère directement dépendante de la reconnaissance que lindividu ou la communauté reçoit des autres. Si tel le cas, si la reconnaissance est un moment constitutif de lauto-réalisation, et lauto-réalisation un objectif en lui-même, alors on devra accorder au minimum à chaque demande identitaire une « reconnaissance égale » ou « due » (equal or due recognition). Le chemin est court dune telle structure de largumentation à la conclusion pratique qui veut que nous concédions une reconnaissance complète et égale à chaque identité et à chaque différence. Le débat risque de perdre son aptitude normative de distinction : anything goes. Brian Barry a habilement montré les effets absurdes auxquels mène une pareille logique dinterprétation, aussi bien dans la théorie que, et cela est plus important, dans la pratique des « sociétés multiculturelles ».
Bien sûr, Taylor, Honneth et aucun des auteurs sérieux ayant participé au débat sur la reconnaissance (Will Kymlicka, Nancy Fraser, Seyla Benhabib, Tzvetan Todorov, etc.) naboutissent à une conclusion si extrême. Au contraire, chacun deux essaie de proposer des instruments différents permettant de limiter les conséquences relatives dune telle thèse de manière à conserver un certain ordre normatif. Mais si la logique fondamentale dinterprétation que jai essayé dexpliciter est acceptable, alors ces propositions savèreront toujours secondaires ou compensatoires, parce que si nous valorisons outre mesure lauto-réalisation de lautre peu importe quil sagisse ici dun individu ou dune communauté culturelle , nous nous situons alors en totale position passive par rapport à lui, de sorte que nous lui devons, quoi quil fasse, une reconnaissance complète. Si cette logique était poussée à son terme, le souci de la différence devrait remplacer, sur le plan des valeurs, le souci de soi-même, ce qui est bien sûr utopique et absurde. Le problème se situe au niveau même de la définition du concept de « reconnaissance » qui a plusieurs significations allant de (1) laisser quelquun réaliser son identité authentique, sans lui imposer de violence psycho-physique extérieure ou de contrainte, à (2) réaliser son identité/différence, quelle quelle soit, parce que, si tel nest pas le cas, lindividu ou le groupe en question se voit injustement privé de son auto-réalisation. À ce propos, nous notons que ce déplacement de la signification du terme de « reconnaissance » conduit à lhypothèse suivante : un régime de reconnaissance qui suppose toujours une reconnaissance complète ne peut exister en pratique - hypothèse qui est bien évidemment utopique.
2) Les politiques de la non-reconnaissance
La première restriction explicite de cette possibilité didéologisation de la reconnaissance sexplique par le fait quil ny a pas et quil ne pourrait pas y avoir de sociétés fonctionnant sans procédures dexclusion définies, bien que celles-ci soient historiquement variables, cest-à-dire sans une non-reconnaissance minimale. Dans les sociétés contemporaines, les limites de la reconnaissance au-delà desquelles chaque identité et chaque différence savèrent non reconnaissables par principe, sont représentées par le code pénal ou par le biais dune expertise psychiatrique, voire, de manière plus générale, par lexpertise médicale, et par plusieurs autres institutions sociales qui ne sont pas aussi visibles. Si, comme nous la appris Michel Foucault, les régimes dexclusion (qui sont en réalité des régimes de non-reconnaissance), varient dans leur nature et dans leur historicité, ce qui modifie pour chacun la limite entre le reconnaissable et le non reconnaissable, il nempêche quaucune société ne peut fonctionner sans létablissement de telles limites, tout simplement parce quil nexiste pas de norme ou de règlement social ne possèdant pas de caractère discriminatoire, ce qui implique que lidée même de caractère normatif présuppose une limite de la reconnaissance.
Voilà pourquoi les régimes de reconnaissance, dans la mesure où ils se manifestent également sous la forme de pratiques normatives, sont toujours et en même temps des régimes de non-reconnaissance et dexclusion. Il nest pas possible de maintenir un caractère normatif qui consolide et canalise les énergies sociales sans que soient posées des limites claires au débordement possible de ces énergies dont la violation implique une exclusion sociale et entraîne corrélativement une sanction contre le « criminel », « le fou », etc. La polarisation entre le Oui et le Non, entre la reconnaissance complète et la non-reconnaissance complète, apparaît alors bien comme un principe constitutif de toute norme.
Et pourtant, une pareille distinction à la fois nette et rigoureuse, qui, à première vue, est imposée par le bon sens et par les pratiques institutionnalisées des sociétés, est trop simpliste pour rendre compte de toute la bigarrure de la vie sociale. Les simples distinctions duelles entre reconnaissable et non-reconnaissable (légitime/criminel, normal/anormal, vrai/faux, etc.), bien quétant des formes nécessaires et incontournables de contrôle sur les événements et les états que nous définissons comme extrêmes, ne sont pourtant pas des formes autosuffisantes de la régulation sociale. Se servir seulement de matrices duelles pour lestimation et pour la sanction peut conduire à lémergence de risques inutiles.
En premier lieu, le risque se cache dans le fait de trop restreindre les libertés et de renforcer à lextrême le pouvoir de la norme, de manière telle que tout ce qui aille au-delà de ses limites ne puisse être reconnu et soit rejeté. En deuxième lieu, en rapport direct avec ce qui vient dêtre dit, il faut comprendre que les simples distinctions normatives duelles réduisent la possibilité dune discussion interprétative concernant leur application, ce qui conduit conséquemment ceux qui sont autorisés à appliquer la norme à disposer dun plus haut niveau darbitraire afin de décider qui, en réalité, la respecte et qui la viole. Lexpérience historique récente de la Bulgarie son passé socialiste, et surtout les deux premières décennies de la dictature communiste est un exemple frappant du caractère tragique dune telle politique qui évalue chaque comportement selon la disjonction ami/ennemi. Mais elle est aussi un exemple du fait que la terreur, provoquée par les polarisations nettes et univoques entre le reconnaissable et le non-reconnaissable, a un caractère excessif bien que bref dans le temps.
Voilà pourquoi les sociétés qui font preuve historiquement dune plus grande vitalité construisent leurs règlements normatifs de manière plus complexe, et ne recourent pas uniquement à des oppositions polaires du type complètement reconnaissable/complètement non-reconnaissable. Comme nous le montrent lhistoire politique, sociale et culturelle, là où il existe un développement stable entre les pôles normatifs du Oui et du Non se forme une sorte de vide, despace intermédiaire, une sphère de semi-reconnaissance. Cette zone, qui échappe aux sanctions univoques de la reconnaissance et de la non-reconnaissance, est celle de lopinion, où le vrai et le faux ne sont pas des absolus, et elle est codifiée de manière différente dans des sociétés et espaces différents. En effet, les pratiques qui y existent sont différentes (murs, religions, choix individualisés, etc.), les institutions qui posent ses limites sont diverses (le pouvoir impérial, lÉglise, lÉtat national, etc.), les « lieux » où il est permis dexister sont aussi distingués (le clan ou la famille comme noyau, la commune religieuse ou ethnique, « le temps libre » de lindividu, etc.). Bref, cest une zone libérée de la corvée rigoureuse des estimations univoques, un espace vide de neutralité partielle et de tolérance.
À ce stade, il paraît important de répondre à une question essentielle : quelle doit être la forme de cet espace de tolérance ? Cette question doit être envisagée en premier lieu à partir de la réponse que les auteurs modernes, et notamment John Locke, lui ont apportée. Rappelons dabord que la réflexion moderne sur la tolérance se comprend à partir de lévocation des conditions historiques et socioculturelles qui ont rendu cette réflexion incontournable (les guerres de religion et la laïcisation de la société qui sen est suivie, lélimination des hiérarchies de classes, lémancipation mutuelle des sphères de la politique, de la religion et de la science, conduisant à une restructuration de lÉtat fondé désormais sur le pouvoir séculier, la séparation des pouvoirs, etc.). Je laisse de côté ces processus sociaux complexes bien connus qui ont influé sur la réflexion moderne sur la tolérance, de même que les influences que cette réflexion a exercé sur les pratiques sociales. Comme je lai dit en commençant, mon projet consiste à essayer de construire une notion idéale-typique de la tolérance qui fonctionner à lintérieur de situations historiques variables tout en possédant un canevas logique identique.
3) Définition de la notion de tolérance
Quest-ce que « la tolérance » ? Ou, plus exactement, quest-ce que tolérer quelquun ? Être tolérant vis-à-vis de la différence signifie la reconnaître, mais pas selon sa propre mesure. Tolérer un individu ou un groupe donné signifie reconnaître son droit de sautoidentifier de manière différente de la sienne, tout en limitant ce droit exclusivement à la sphère de lespace privé et en le réduisant à « lopinion privée » ou au « choix privé ». La tolérance, cest donc le refus de la reconnaissance du droit de lautre à universaliser son identité/différence, la restriction de ses possibilités de simposer « lui-même » comme une norme universelle, comme un modèle public. En ce sens, la tolérance suppose une reconnaissance négative ou restrictive qui limite les prétentions didentité à la sphère privée, et qui refuse dadmettre leur universalité et leur pertinence publique.
Nous devons pourtant distinguer la tolérance comme une « reconnaissance négative » de la « non-reconnaissance complète » (lexclusion directe), dont nous avons déjà parlé. Dans ce cas, la différence, bien que luniversalité lui ait été refusée, nest pas sujette à disparition. On la laisse exister, bien que dans un périmètre restreint. La tolérance est un forme de distanciation lindividu reconnaît que la différence existe, mais cette reconnaissance est incomplète et limitée de manière spécifique. La restriction que nous imposons pourtant à quelquun en le tolérant nest pas une distinction simple et univoque entre le Oui et le Non, entre la reconnaissance complète et la non-reconnaissance complète. La tolérance est un double jeu qui produit des actes de reconnaissance et de non-reconnaissance, tout en construisant un entre-deux.
Afin de décrire le fonctionnement de la tolérance de manière schématique, disons que tolérer quelquun (un individu ou un groupe) signifie :
Reconnaître son existence comme importante, et refuser toute procédure dexclusion ou dextermination (ce qui revient à accorder à lautre un haut degré de reconnaissance et dappréciation de son existence) ;
Et en même temps :
Ne pas reconnaître la manière par laquelle il sautodétermine, cest-à-dire ne pas reconnaître son identité comme importante, et lui refuser toute universalisation (ce qui revient à lui accorder un bas degré de reconnaissance, et à sous-estimer les modes selon lesquels se définit lexistence de lautre ;
Ce qui revient finalement à dire que :
La tolérance est une semi-reconnaissance, à la fois valorisante et dévalorisante, par laquelle nous reconnaissons lidentité de lautre, tout en prenant en même temps une distance face à lui en le reconnaissant comme différent. Cette reconnaissance négative limite, par sa nature, la prétention étrangère didentité tout en lui laissant une « place » inviolable où elle peut exister, sans menace extérieure, sans que pour autant lui soit accordé de droit à lexpansion, ce qui coupe son accès à « lespace commun ».
En tolérant quelquun, nous acceptons son identité, nous reconnaissons la différence qui lui est propre comme sa « propriété privée » et nous lui attribuons des « droits privés » à cet égard. En même temps, son identité/différence nest pas la nôtre. En la reconnaissant comme la « sienne », nous définissons notre « propre » espace pour notre propre auto-identification qui, elle aussi, est inviolable et dépend de nous. En procédant ainsi, cest-à-dire en objectivant la différence comme une propriété distincte (une « propriété privée »), la coexistence pacifique se voit garantie, et les bonnes relations entre voisins encouragée. La communication « par-dessus la clôture », « dans la rue » ou « sur la place » exige en premier lieu la définition de ces propriétés privées, de ces différences.
Cette semi-reconnaissance limitée et distanciée qui influe sur les pratiques de tolérance est une procédure primaire de production despaces « privés » en contrepoids aux « espaces communs » ou « publics ». Par le double jeu la de reconnaissance et de la non-reconnaissance, la tolérance neutralise partiellement les « prétentions didentité » en les réduisant à des prédicats non substantiels dun sujet. En tolérant quelquun, nous reconnaissons complètement son existence comme sujet dautodétermination, mais refusons dadmettre ses prétentions didentité comme des qualités substantielles ou universelles de sa différence.
Le conflit nen perdure pas moins, parce que chaque individu qui sautodétermine cherche à confirmer directement la pleine coïncidence du sujet et des prédicats dans lautodétermination (en disant par exemple : « je suis orthodoxe, mécanicien et père de famille »), cest-à-dire quil insiste sur lunité substantielle et prédicative et tente en plus duniversaliser ces prédicats en en faisant une norme commune. Il faut refuser cette prétention à lunité quand elle entre en collision avec nos actes dautodétermination. La solution de ce conflit, dans le cas de la tolérance, est une question de compromis nous distinguons un espace commun (la sphère publique) dans lequel les prétentions didentité revendiquées doivent être considérées comme des qualités non substantielles dun sujet, à la différence de lespace privé dans lequel le sujet est capable de disposer pleinement de son identité, pourvu quil sen tienne là. La tolérance fait en sorte que les identités la « sienne » et la « mienne » ne sont pas des sujets, mais seulement des prédicats de lautodétermination. Mais ces prédicats, bien que contradictoires, nentrent pas en opposition directe, car cette opposition est préalablement exclue par les distinctions de « temps » et « despace ». Dans lespace public, lopposition nest pas thématisée, parce que, provisoirement, les sujets sont considérés comme non substantiels (la contradiction est limitée préalablement dans le « temps »). Dans lespace privé pourtant, où les sujets sont envisagés de manière substantielle, le conflit nexiste pas car cet espace est ceinturé par les espaces voisins où dautres prédicats peuvent être attribués (la contradiction est alors limitée préalablement dans « lespace »). Dès lors, on peut dire que la tolérance est une procédure dexclusion de la contradiction des prédicats par la distinction des espaces, dans lesquels lun ou lautre des prédicats (mais jamais les deux à la fois) peut être inscrit. Et, de même, comme je lai noté précédemment, la communication « par-dessus la clôture » exige une fixation préalable des propriétés privées, donc des prédicats.
Une pareille analyse, je pense, peut être rapportée aussi bien : (1) aux réalités et pratiques existentielles où la tolérance signifie « supporter » ou « endurer » la différence chez lautre, ce que nous naimons pas vraiment mais que nous acceptons froidement pour rester aimables et pratiquer la bienséance afin déviter den arriver aux mains, que (2) aux différents niveaux politiques et institutionnels de la vie sociale où la tolérance savère un règlement (codifié de manière coutumière ou législative) de non-ingérence dans certaines sphères de la vie (qui diffèrent selon les sociétés, mais qui nen sont pas moins toujours « privées »). Une telle notion idéale-typique de la tolérance, malgré son pouvoir globalisant, ne doit pourtant pas rester une généralisation philosophique univoque. Elle doit nous permettre de distinguer clairement les différents régimes de tolérance, ainsi que les différentes politiques de production despaces prives et publics.
4) Les régimes de tolérance
Il découle de ce qui a été dit jusquà présent que la tolérance possède une double limite. Les espaces de tolérance que nous construisons sont toujours au-delà de la limite de la reconnaissance complète être tolérant envers quelquun implique de le reconnaître, mais non suivant sa propre mesure, encore moins suivant notre propre mesure qui, inévitablement, est le point de repère de lacte de lappréciation (celui que nous tolérons nest pas semblable à nous et cest pourquoi il nobtient pas une reconnaissance complète). En même temps, les espaces de tolérance sont également toujours de ce côté-ci de la limite de la non-reconnaissance complète être tolérant signifie renoncer à la sanction de lexclusion complète de lautre, qui signifierait sa destruction, et le laisser exister comme différent. Grâce à la tolérance, nous construisons une zone de vide qui se trouve toujours « entre » les pôles de la reconnaissance complète et de la non-reconnaissance complète, « entre » les pôles du radicalement semblable et du radicalement étranger. La technique de la construction de cet espace intermédiaire, cest la technique de la distinction entre le « privé » et le « public ». Ainsi, si lacte de tolérance sexprime par létablissement de frontières, cest quil est aussi un acte de pouvoir.
Une micro-analyse des actes interprétatifs uniques par lesquels nous tolérons ou refusons de tolérer quelquun est plus difficile, bien que non impossible. Une analyse typologique comparative de ces pratiques de tolérance plus ou moins codifiées et institutionnalisées que nous découvrons dans différentes sociétés (peu importe que ces règles soient fonction dune convention locale et ethnique, ou bien soient pensées comme objectives et universalisables) serait plus facile. Cela étant, dans tous ces cas lanalyse doit suivre la ligne des trois types de spécifications : 1) quest-ce qui, dans une société, est considéré comme une norme publique universelle, cest-à-dire exige une reconnaissance complète ? ; 2) quest-ce qui, dans une société, est considéré comme une différence admissible (ce qui existe uniquement dans la sphère de lopinion privée et du choix privé), cest-à-dire est sujet de tolérance ? ; et 3) quest-ce qui, dans une société, est considéré comme totalement inadmissible, cest-à-dire exige une non-reconnaissance complète, une exclusion totale, voire une destruction ? Et comment exactement établir ces frontières ? Par sa nature même, une pareille analyse des régimes de tolérance est une analyse des régimes de pouvoir sa condition préalable est que le pouvoir soit déjà codifié et institutionnalisé, afin quil puisse être décrit de manière typologique (comme régime). Et cette analyse peut être effectuée par les moyens des différentes sciences sociales science politique, sociologie, anthropologie, histoire sociale, etc. dautant quelles peuvent « saisir » les différents niveaux et les différents types de codification du pouvoir dans les interactions sociales.
Je marrêterai sur une analyse dexemples de régimes de tolérance vue sous un angle politicophilosophique doù je tire le terme même de « régime de tolérance ». Je fais référence à cet égard au livre de Michael Walzer, On Toleration. Dans cet ouvrage, Walzer entreprend une analyse comparative des différentes organisations étatiques et de leurs institutions politiques respectives afin de montrer comment en elles et par elles sont codifiés différents régimes de tolérance. Pour Walzer, nous pouvons trouver en règle générale différentes modalités et différents sujets (et objets) de tolérance dans des types idéaux de régimes politiques comme lÉtat national, le fédéralisme, la communauté des peuples, la société des immigrants ou encore lempire multinational. Pour compléter cette idée, je dirai que ces différences doivent être mises en corrélation directe avec les démarcations du public et du privé, et leurs spécifications respectives. Cela étant, ce qui simpose à titre de conclusion du livre de Walzer, cest que le pouvoir politique, à lexception des moments particuliers de terreur et darbitraire absolu, se constitue en pratique sous la forme dun régime spécifique de tolérance. Le pouvoir, sil veut être stable, ne peut pas faire preuve dune expansion totale : il doit être limité de manière institutionnelle et laisser des espaces de liberté négative, des espaces privés de tolérance, libérés de la corvée rigoureuse de la sanction univoque du Oui ou du Non.
Sans faire un résumé précis de louvrage de Walzer, je profiterai de certains des résultats de son analyse comparative pour éclaircir et renforcer le lien entre « espace privé » et « tolérance ». Walzer déduit une relation inversement proportionnelle qui, bien sûr, nexiste peut-être pas à létat pur, mais qui peut être pensée comme un principe qui facilite lanalyse des cas complexes : dans des sociétés où la tolérance vaut avant tout pour les individus, les groupes sont au plus haut point marginalisés ils ne sont pas le sujet dune action autonome, même dans le sens de « sujets privés ». Cette conclusion est valable avant tout pour les sociétés libérales contemporaines et pour les communautés immigrantes qui vivent en leur sein. Au contraire, dans les sociétés où la tolérance vaut pour des groupes (ethno-culturels ou religieux), lautonomie des individus est considérablement plus restreinte, dans la mesure où le groupe, et non lindividu, apparaît comme un « sujet privé » par rapport au « pouvoir public » (ce qui vaut pour les États multiethniques ou pour ceux qui comprennent plusieurs confessions religieuses comme le Liban par exemple). Autrement dit, en vivant dans une communauté qui, justement en tant que communauté, est autorisée à sautodéterminer par rapport au pouvoir public dans un périmètre privé qui lui est attribué (commune, église, domicile), lindividu perd son autonomie personnelle. À linverse, si lindividu est reconnu comme sujet dautodétermination privée, la collectivité ou le groupe se voit remis en question.
Cette réflexion nous révèle quelque chose dimportant qui est que, bien que la tolérance contienne en elle une limitation (dans la mesure où, à travers elle, nous refusons à quelquun le droit duniversaliser directement son identité), elle est aussi une chance, car elle est ce qui permet dattribuer un « statut élevé », de céder un « droit à lautodétermination », bien que dans un périmètre restreint et privé. Ainsi, si la tolérance est une reconnaissance incomplète et négative, elle est pourtant une reconnaissance, avec un coefficient élevé de positivité, au-delà duquel se trouvent des choses qui savèrent complètement non reconnaissables. De là, nous pouvons tirer deux conclusions. La première est que la tolérance, bien quelle puisse constituer une chance, ne peut pas être générale et ne peut pas être appliquée à tous et à chacun. Il ne peut pas exister de tolérance égale complète, parce que si la tolérance privilégie lindividu à titre de sujet privé, alors est exclue dans le même temps la communauté ou le groupe est exclu de la portée du « droit privé », et réciproquement. Par exemple, on peut privilégier le droit des femmes à disposer de leur corps et de leur vie et en conclure au fait que les avortements doivent être autorisés ou bien insister sur les droits de lembryon et en conclure quil faut interdire les avortements. Cette impossibilité de tolérance totale et égale, due au fait que lacte autoritaire de tolérance privilégie inévitablement quelquun ou quelque chose et, en même temps, défavorise quelquun ou quelque chose, nous met au rouet. Sil nexiste pas de régime de tolérance qui soit, en lui-même, juste et la diversité historique et anthropologique des régimes, selon moi, impose une telle conclusion , alors nous sommes dans lordre de lincertitude et du questionnement perpétuel. Quel régime de tolérance doit-on appliquer aux autres et, respectivement, quel régime doit nous être appliqué ? Ou, pour résumer cette tension en une série de questions : qui peut jouir dune telle liberté négative ? dans quelle sphère peut-elle se vivre ? quels doivent être les espaces de nos choix privés ?
La deuxième conclusion importante à laquelle je suis parvenu, qui découle dune analyse comparative des régimes de tolérance, est la suivante : « les espaces privés », quelles que soient les variations de leurs frontières et de leurs contenus selon les régimes politiques, jouent toujours un même rôle régulateur. Ils gardent le principe de linteraction sociale, sa multiplicité et son orientation multiple, dans la mesure où, à lintérieur de ces espaces privés, le pouvoir unidirectionnel de la norme univoque trouve sa limite. Les espaces qui sont semi-reconnaissables de lextérieur, sont des espaces de liberté négative de lintérieur et, bien quils soient déjà toujours limités comme privés pour faire contrepoids au public, et bien que le pouvoir public reçoive deux sa légitimité générale, ils sont pourtant des lieux de contre-pouvoir. Pouvoir disposer de « soi-même » dans un certain périmètre, pouvoir déclarer « ma maison est mon domaine », cela veut dire se réaliser soi, indépendamment de toute influence politique ou sociale. Ainsi, les espaces privés de tolérance limitent directement la possibilité dune homogénéisation du pouvoir, ils sont le lieu de la différence. Même dans des sociétés où il nexiste pas de mécanismes et de procédures qui placent le pouvoir public sous la dépendance directe des sujets privés (tels que le sont les empires et les régimes totalitaires), les espaces privés de tolérance sont présents et constituent un réservoir minimal de « démocratie ». Dailleurs, la réflexion moderne sur la tolérance est une tentative explicite visant à penser le principe fondamental de linteraction pratique en termes rationnels et à limposer comme modèle de rationalité politique sous la forme de lÉtat démocratique moderne, fondé sur la distinction nette et la complémentarité mutuelle du privé et du public, et sur la séparation des pouvoirs.
Cette tentative de la modernité en vue de la rationalisation de la tolérance nest sûrement pas achevée, et ne peut lêtre dune manière définitive et universelle. Elle ne peut pas lêtre, car les limites entre le privé et le public, entre lintérieur et lextérieur, nexistent pas par nature ou en soi, elles sont une question de décalage, de superposition de différentes projections sociales et politiques du pouvoir qui entrent également en conflit entre elles. Elle ne peut pas être achevée parce que nous nous confirmons « nous-mêmes », nous nous autodéterminons directement de manière différente, ce qui fait que la question de savoir quelles identités formeront le corpus de la norme publique générale, quelles différences resteront acceptables dans la sphère du privé, est une question ouverte. Il nexiste pas une seule nature humaine ou rationnelle sur laquelle nous appuyer pour la résoudre une fois pour toutes.
Pourtant cet aveu qui porte sur le manque de limites « naturelles », même « universellement rationnelles », de la tolérance ne nous libère-t-il pas de toute responsabilité ? Il semble que la constatation de la diversité des régimes de tolérance et de leur variation historico-anthropologique doive nous pousser à prendre la position « objectiviste » et « neutre » du scientifique classique à partir de laquelle, à titre dobservateur externe, nous décririons et analyserions les différents régimes de pouvoir (politique, social culturel, etc.) selon la manière dont ils se sont présenté en fait dans telle ou telle société. Ou bien, si nous allons un peu plus loin dans la relativisation des rapports intérieur/extérieur, privé/public, dans la mesure où nous prenons en compte la pluralité et lhomogénéité des pouvoirs par lesquels se pensent les espaces sociaux (à lexemple de Michel Foucault et de sa ligne d« hybridation » des espaces), ne débouchons-nous pas sur un effacement esthétique et radical des frontières tel que la notion même de tolérance soit privée de sens ?
5) Que tolérer ?
Les espaces privés comme espaces de tolérance sont nécessaires. Jai essayé de le montrer de deux manières différentes. Dabord, en disant quil sagit despaces normatifs la tolérance nest pas quelque chose darbitraire, elle a une double limite. La tolérance est au-delà de la reconnaissance complète, elle est au-delà de la « Vérité » universelle, mais elle est aussi en-deça de la non-reconnaissance complète, antérieure à toute destruction possible. Ce caractère normatif spécifique de la tolérance, à savoir le fait quelle suppose à la fois la normativité publique stricte et une souplesse réelle dans le domaine privé, montre bien que la tolérance nest pas « innocente » mais quelle est une catégorie du pouvoir. Pour moi, il nexiste pas et il ne peut pas exister de régulation sociale qui ne soit pas normative, cest-à-dire pensée en dehors des relations de pouvoir. Si tel est le cas, si nous ne sommes pas des anarcho-utopistes qui pensent que le « pouvoir » est toujours quelque chose dextérieur et de ce fait illégitime, alors nous devons reconnaître que la tolérance est un instrument utile du pouvoir, de la régulation sociale.
Jai montré ensuite que la tolérance est également un instrument de limitation du pouvoir, de limitation de ses possibilités de totalisation. En construisant des espaces privés de tolérance, nous construisons des lieux de contre-pouvoir, nous conservons au pouvoir son caractère pluridirectionnel, indépendamment du fait que nous y appliquions une norme publique à laquelle ces espaces privés dopposition sont subordonnés. La propriété privée, y compris la propriété sur les sources symboliques et identitaires, est un instrument utile de résistance contre la tendance du pouvoir public, quel quil soit, à viser le monopole.
Ces deux arguments montrent en quoi la tolérance est nécessaire et essentielle. Mais ils ne nous disent pas quelles doivent être les limites exactes de la tolérance. Je ne prétends pas ici répondre de manière univoque à cette question, et je vais me contenter de proposer seulement un moyen dy répondre. Mais je voudrais auparavant brosser trois tendances contemporaines qui, de trois manières différentes, sapent les différences entre le privé et le public, et ainsi sapent également lidée de tolérance. Cest justement à cause delles quil est important de parler de la tolérance sous un nouvel angle.
En premier lieu, il faut signaler la critique radicale de gauche et en particulier largumentaire développé par les féministes, qui attaque directement la notion despace privé. Pour le discours féministe, lespace privé est conçu comme une sphère de domination latente, celle du masculin. Pour le dire autrement, la maison et la famille auraient été historiquement codifiées de manière telle que lhomme, en tant quil est le « chef », aurait été seul autorisé à sautodéterminer au nom de la famille, seul il aurait eu le droit de réguler la sphère privée, tandis que la femme aurait pris la figure dun être muet et opprimé. Je ne rappellerai pas ici le fait que cette interprétation nest pas universalisable et quelle omet la complexité des relations de pouvoir au sein de la famille, les divisions de « rôle » intérieurs qui distribuent entre les individus les différentes sphères de normativité. Dailleurs, jirai même jusquà partager lhypothèse féministe en acceptant que cette interprétation soit bien fondée et en reconnaissant quun tel « héritage » qui privilégie le rôle masculin continue dexister. Cela étant, est-ce quil découle nécessairement de cela que lespace privé soit, par principe, une sphère dinjustice ou doppression illégitime, et que, conséquemment, ses limites soient floues, avec pour conséquence quil doive être soumis à la critique afin que lémancipation des individus soit possible ?
Mon argument principal contre cette thèse consiste à dire que la critique féministe qui se fait au nom dune résistance aux prétentions totalitaires de la norme accouche dun effet pervers : au lieu daffaiblir la domination, elle la renforce. Même si elle contribue à affaiblir le pouvoir masculin au sein de la sphère privée, dans la mesure où elle délégitime lidée dopacité des espaces privés pour le regard extérieur, cette critique conduit à renforcer la domination de la norme masculine. Éliminant ou limitant les lieux de contre-pouvoir, elle renforce le pouvoir public et son caractère unidirectionnel. Et il ne faut pas oublier ici que lindividualisme contemporain exacerbé, individualisme auquel sen prend en pratique la critique radicale de gauche, est aussi une norme publique, cest-à-dire un régime de pouvoir.
Si la critique radicale de gauche sape la distinction entre le privé et le public en sen prenant à la sphère privée conçue comme une sphère de domination injuste, il est à remarquer que des effets assez similaires sont obtenus du point de vue inverse, qui est celui du néo-conservatisme actuel, qui exige un durcissement des normes publiques. Le point de mire du néo-conservatisme nest pas, on sen doute, la masculinité mais un phénomène particulier, lespace public, qui, pendant les dernières décennies, sest manifesté sous une forme relâchée, dénué de tout caractère normatif, conduisant à un anything goes qui avait été préparé par la critique radicale de gauche. En effet, de nos jours, la manière de penser conservatrice fonde souvent ses critiques sur les résultats pratiques et théoriques inspirés par la radicalisation de la critique des années 1960-1970. Pour les conservateurs, si la critique gauchiste sen prend aux « espaces privés » et restreint leur influence, elle contribue à augmenter en retour un espace public, à lintérieur duquel, par leffacement des espaces privés de tolérance et de semi-reconnaissance des différences, doit être acceptée une reconnaissance publique et complète de toute identité/différence. En conséquence des discours critiques portés contre les espaces privés, lespace public se réduit à nêtre quune notion intégrante nexcluant plus rien, et, dès lors, il perd son aptitude discriminatoire, son caractère normatif. Anything goes est bien, en effet, le résultat logique de la critique radicale des années 1960-1970.
Aujourdhui, pour y faire face, les conservateurs exigent le retour aux « valeurs ». Ce nest pas leur motivation qui est problématique, ni le désir de souhaiter un caractère normatif plus stable, mais la manière par laquelle les valeurs reviennent. Ce qui pose problème, cest le fait quapparaisse dans le discours néo-conservateur contemporain une référence à la « transcendance », comme si toute la critique des dernières décennies navait pas eu lieu. Les valeurs sont légitimées par un recours à leur origine transcendante, peu importe que cette origine soit directement « providentielle » (valeurs divines) ou bien quelle soit basée sur une « tradition historique authentique » (les fameuses « valeurs américaines » par exemple).
Trois types fondamentaux de risque découlent de ce « retour aux valeurs transcendantes », qui se réalise aussi, dans une certaine mesure, sur le plan pratique :
(1) dabord, que la procédure de légitimation du pouvoir à laide de la transcendance devienne un geste de légitimation de son caractère unidirectionnel ;
(2) ensuite, que la légitimation du pouvoir par la transcendance ne crée les conditions dune totalisation des oppositions binaires, des disjonctions excluantes du type ami/ennemi. Dans tous les cas, le recours à la transcendance, dans la mesure où il est toujours une tentative de légitimation du caractère unidirectionnel du pouvoir et de son caractère normatif substantiel, mène à une restriction des espaces privés et à une diminution de la tolérance. En effet, selon la logique de ce type dargumentation, le contre-pouvoir ne doit pas être admis, même de manière limitée. Dailleurs, le retour de ce type darguments métaphysiques et dogmatiques mène également au remplacement de la notion moderne de publicité démocratique puisque lespace public nest plus conçu comme un espace vide dont le contour normatif se formerait à la suite de la lutte entre des propositions « privées » concurrentes. Dès lors, le contour normatif de lespace public nest plus le résultat dune connivence partagée qui se manifeste directement après la fixation des différences sous la forme dun « accord ». Dans la variante extrême du conservatisme, lespace public est un lieu rempli dès lorigine, déjà quadrillé par une norme providentielle. Autrement dit, les discours néo-conservateurs, quand ils ont recours à la transcendance, donnent à lespace public un caractère totalitaire et conduisent en conséquence à un effacement des limites entre le privé et le public, bien que cela se fasse au nom de la nécessité de redonner à lespace public un caractère normatif ;
(3) enfin, que lexacerbation du rôle du marché dans nos sociétés contemporaines ne vienne menacer la tolérance. Certes, le marché a toujours supposé la tolérance, à savoir une fixation temporelle des différences entre sujets privés pour que les échanges puissent se réaliser. En outre, nous pouvons affirmer, en paraphrasant Hegel et Marx, que largent est une forme généralisée ou abstraite de reconnaissance que les agents saccordent mutuellement après avoir fixé leurs différences symboliques. Largent est une reconnaissance moyenne ou une semi-reconnaissance, une « devise » dont la « valeur » est un compromis ou un sous-produit nivelé de la valeur que chacun des sujets attribue à un degré différent (plus haut ou plus bas) pour un même objet (un bien). Le risque dans ce cas est que le capital ou le marché apparaisse comme une norme autosuffisante, comme un méta-sujet qui, tel un deus ex machina, réglerait les interactions sociales. Dailleurs, Marx avait pressenti ce risque, tout en y cédant néanmoins car de cette apparence quest lauto-fonction du capital, il avait fait une réalité, doù le fait quil ait cherché un autre « méta-sujet », une autre apparence (« la nécessité historique ») dont le « prolétariat » est lagent, qui devait la déraciner. Les effets absurdes et tragiques en sont connus. Pourtant, le paradoxe est que les néo-libéraux contemporains (les libertariens) sont enclins à répéter lancienne erreur de Marx. Lexagération du rôle de léconomie et du marché dans ce type de discours est trop souvent basée sur la supposition que le marché est un système auto-régulé, qui, en un sens, à titre de méta-sujet, règle « seul » les interactions sociales. La différence avec Marx et les marxistes tient seulement au fait que ce méta-sujet est reconnu non pas comme méchant et injuste, mais comme bon et seul juste. En conséquence, selon eux, le marché absorbe et doit absorber lespace public comme lieu de caractérisation normative, de pouvoir autonome (léconomique absorbe le politique), dans la mesure où léconomie, comme méta-sujet, présuppose également une totalisation de son caractère normatif.
Dans ce cas, lespace de tolérance que nous avons défini comme situé entre la reconnaissance complète et la non-reconnaissance complète, entre la norme forte et son rejet complet, est tellement étendu que ses limites seffacent dans les deux directions. Lexpansion du marché comme principe autosuffisant présuppose un manque de caractère normatif, un manque de valeurs, cest-à-dire quil présuppose un vide de pouvoir politique ou public auquel les espaces de tolérance, y compris léconomie, sont subordonnés. Nous pouvons affirmer que lhypostase du marché comme méta-sujet est une hypostase de la tolérance (comme semi-reconnaissance) à un principe général.
Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette interprétation mène non seulement à une délégitimation de lidée dun pouvoir public fort et conséquemment au rétrécissement de lautonomie du politique, mais, dans un sens inverse, elle conduit également au rétrécissement des espaces privés, à la limitation de lautonomie des sujets privés. Lindividualisme contemporain représente un rétrécissement de « lautonomie privée » pour les individus conçus de manière atomique, le caractère de lautonomie même se trouvant également transformé. Lautonomie de lindividu nest pas exprimée par des choix forts et intérieurement substantiels que lindividu effectue dans un espace privé clairement défini et garanti, mais elle est conçue comme une faible série temporelle de gestes consuméristes, dans laquelle lindividu construit son identité sous la forme de spécificité, par une consommation particulière de biens, dimages et didentités. Ainsi, la « spécificité » que nous accordons à quelquun en le tolérant de « lextérieur » (mais lui laissant de cette manière un espace dans lequel ce qui paraît de lextérieur comme une « spécificité » soit de lintérieur valable comme norme universelle) se transforme également en un principe interne de « lespace privé ». Dailleurs, « lespace privé » disparaît, dans la mesure où il ne participe plus à la signification du mot « privé » il nest plus une sphère de règles et de pouvoir, mais de consommation et d« auto-tolérance ». À cet égard, la critique radicale de gauche, destructrice vis-à-vis du sujet, soutient la totalisation libertarienne de léconomique. Bref, lexpansion du marché et de la tolérance comme principes de base mène à leffacement du caractère normatif de la tolérance qui fixait une double limite, celle dun pouvoir public fort fondé sur des valeurs universelles, et celle despaces privés de contre-pouvoir, de résistance focalisée, pensés comme une garantie contre les totalisations possibles de lespace public.
Bien sûr, le tableau tracé ici, qui rend compte de différentes voies qui conduisent actuellement à un effacement des limites entre privé et public, ne doit pas être conçu de manière apocalyptique, et ce parce que les tendances que jai esquissées sont encore plutôt discursives et quelles peuvent se neutraliser mutuellement. Le cadre juridique de nos sociétés est encore construit sur des distinctions claires, bien que variables dans leur contenu, entre le public et le privé. Donc, la tâche qui nous incombe est de ramener le débat sur la tolérance à trois questions essentielles afin de les régler : 1) quelles normes souhaitons-nous imposer à titre de valeurs universelles qui pourraient être utilisées afin daccorder aux individus une reconnaissance complète ? ; 2) quelles sont les différences que nous nacceptons pas complètement, mais que nous reconnaissons comme admissibles, cest-à-dire quel espace doit être laissé à la tolérance des différences ? ; 3) quest-ce qui nous apparaît comme totalement inadmissible ? Ces trois questions établissent non seulement le schéma principal dune étude objective des régimes de tolérance, mais elles indiquent également lordre du jour de notre lutte politique actuelle. Je ne pense pas que nous puissions leur donner une réponse définitive et unique, parce que les moyens par lesquels nous nous affirmons « nous-mêmes » sont bien différents. Mais je pense quelles forment un cadre assez simple, clair et modéré, dans lequel nos propositions privées sur les limites du pouvoir entrent en concurrence, propositions que nous essayons, malgré leur caractère privé, de rendre publiquement universelles.
Traduit du bulgare par Milen Chiptchanov
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Sébastien Charles
Université de Sherbrooke
Tolérance et multiculturalisme : retour sur la question de la constitution des tribunaux islamiques en Ontario
Le Canada nest pas de ces pays qui défraient les manchettes, bien au contraire. Connu pour son modèle social qui allie efficacité nord-américaine et générosité européenne, son goût prononcé pour le respect de lordre international, son positionnement en faveur de la paix mondiale, son souci de gouverner au centre au niveau de la politique nationale, sa société civile pacifiée et sa douceur de vivre, rien ne le destine particulièrement à lattention générale. Et pourtant, pendant les deux années qui viennent de sécouler, la possibilité que soient légalisés des tribunaux islamiques en Ontario a créé une onde de choc planétaire et jeté une lumière crue sur le modèle dintégration canadien fait de respect des communautés et de reconnaissance des cultures. Vu de létranger, la position du gouvernement de lOntario a été considérée soit avec ferveur, notamment dans les pays musulmans, soit avec incrédulité, voire appréhension, dans la grande majorité des pays occidentaux. Mais le débat international a vite tourné à la caricature, dune part parce que la spécificité du modèle canadien nétait pas envisagée dans sa particularité, et dautre part parce que les exigences des groupes musulmans en faveur de linstitution de ces tribunaux islamiques nétaient pas comprises dans leur logique propre.
Avant que de porter un jugement sur cette affaire complexe et sensible qui porte sur les rapports entre tolérance et multiculturalisme, jaimerais expliciter de manière exhaustive les enjeux de ce débat de société. Une fois cette clarification effectuée, je me propose daborder la question tout aussi délicate de la tolérance en contexte multiculturel en essayant de nuancer ma position afin de dégager la positivité de certaines doléances communautaires tout en dénonçant dautres dérives du communautarisme qui me semblent exiger aujourdhui une transformation du rapport entre lÉtat, conçu comme garant des droits individuels, et la société civile, conçue comme sphère publique représentant un pluralisme des valeurs irréductible.
1) Retour historique sur la création de tribunaux islamiques en Ontario
Tout commence le 21 octobre 2003, après une journée de réunion à Etobicoke, en Ontario, lorsquun représentant de lOrganisation Musulmane Internationale, M. Syed Mumtaz Ali, avocat à la retraite et président de la Société Canadienne des Musulmans, annonce la création en Ontario dun Darul-Qada, cest-à-dire dun institut confessionnel de justice civile - lIslamic Institute of Civil Justice - doté dun conseil de trente membres ayant pour mandat darbitrer certaines questions relatives au droit familial, au droit civil ou encore au droit commercial, arbitrages devant respecter le droit canadien, et évoque la possibilité détendre cette mesure au Canada tout entier.
Le fait que cette annonce ait eu lieu en 2003 et en Ontario nest pas le fruit du hasard. En effet, dès 1991, à travers lOntario Arbitration Act, le Ministère de la justice ontarien a recommandé aux cours provinciales de privilégier larbitrage entre les parties en conflit, pour autant que ce recours à larbitrage soit accepté volontairement de part et dautre, et que le résultat du processus arbitral ne déroge pas aux lois provinciales et fédérales dordre public. Ce qui impliquait, comme le confirmait Brendan Crawley du Ministère de la justice de lOntario dans un article du Toronto Star de lépoque, que « chacun puisse recourir à la forme darbitrage quil souhaite et décider de trancher un différend en conformité avec les dogmes de sa religion, la cour civile pouvant malgré tout refuser de reconnaître un résultat déraisonnable (unreasonable) ». À la suite de différents amendements, le Ministère de la justice de lOntario va recommander en 1997 une extension du recours à la médiation au niveau des différends civils puis, en 1999, au niveau des différends familiaux (divorce, garde des enfants, transmission du patrimoine).
En privilégiant cette forme darbitrage, on peut penser que le Ministère de la justice ontarien visait plusieurs objectifs : (1) désengorger les tribunaux et réduire les coûts de la justice à légard de questions spécifiques au droit familial, commercial et civil qui pouvaient être traitées hors cour ; (2) raccourcir les temps dattente vis-à-vis du rendu des jugements et atténuer la souffrance psychologique qui persiste tant que le cas nest pas tranché ; (3) favoriser des formes de médiation qui ont fait leurs preuves, comme par exemple les tribunaux islamiques appliquant la charia dans le monde musulman sans quil y ait résistance ou opposition de la population à leur égard ; (4) reconnaître la légitimité de la logique communautaire selon laquelle un membre de la communauté est censé mieux connaître les us et coutumes propres à sa culture quun juge dune cour civile qui lui est extérieur.
Afin dencadrer la pratique de larbitrage quil rendait par le fait effective, le Ministère a introduit dans la loi une série de garde-fous lui apparaissant suffisants pour en limiter les dérives possibles, comme la limitation des questions juridiques abordées (le droit criminel reste exclusivement de compétence fédérale), limpartialité de larbitre soumis dans lexercice de sa fonction aux principes de justice et déquité conformes au droit canadien, lacceptation sur une base volontaire par les deux parties des jugements rendus et linterdiction faite aux arbitrages denfreindre la Charte canadienne des droits et libertés ou les lois provinciales. Ce qui limite, on le voit bien dans le cas spécifique de la charia, le nombre et la forme des châtiments possibles, puisque des punitions du type de la lapidation dans le cas dun adultère, de la mutilation pour vol ou de la légalisation de la polygamie sont contraires aux lois canadiennes.
Cest donc dans le cadre très précis de la promulgation de lOntario Arbitration Act, et des amendements qui y ont été apportés dans la décennie suivante, quintervient la création de linstitut musulman de justice civile, qui nest pas une instauration ex nihilo dun arbitrage religieux, puisque ce dernier se pratiquait déjà dans la communauté musulmane depuis des années, mais aussi dans les communautés chrétiennes et juives (les fameux Beit Din), et dans les conseils autochtones. En ce cas, pourquoi fédérer, sous la forme dun institut, larbitrage musulman qui existait déjà ? Pour Sayed Mumtaz Ali, la réponse est simple : cette nouvelle organisation a pour objectif premier de corriger leffet chaotique produit par les sentences parfois opposées des arbitres islamiques qui ont chacun leur propre interprétation de la charia, et comme objectif second de les rationaliser en instituant un lieu unique dinterprétation où lon privilégie une forme de la charia compatible avec le droit canadien, lieu qui est appelé en même temps à devenir un espace de formation pour les imams et les juristes musulmans ayant à intervenir au sein de la communauté à titre de médiateur et qui seront initiés tant au droit musulman quau droit canadien.
Les avantages de cette création de tribunaux islamiques apparaissent majeurs, notamment au niveau structurel, puisque cette nouvelle forme instituée darbitrage favorise luniformité des jugements, accentue limputabilité des arbitres, encourage la formation de médiateurs qualifiés et soucieux tant du droit islamique que canadien. Il sagit donc dun progrès par rapport aux formes darbitrage qui avaient cours antérieurement. Autre élément plaidant en sa faveur, laugmentation croissante des litiges au sein de la communauté musulmane qui justifie la création dun tel organisme, augmentation qui sexplique avant tout par laccroissement de 130% en dix ans de la population dorigine musulmane au Canada, passant de 250,000 à 580,000 membres de 1991 à 2001, dont plus de 60% résident en Ontario où ils représentent un peu plus de 3% de la population de la province.
Et pourtant, dès sa création, ce qui sest présenté sous la forme dun progrès réel par rapport aux pratiques antérieures a été perçu au plan national et international sous la forme dun retour en arrière. À y regarder de près, on saperçoit que les arguments des adversaires des tribunaux islamiques apparaissent également tout aussi légitimes et raisonnables. Ils concernent dabord le niveau juridique : bien que les sentences arbitrales soient limitées et puissent être cassées par un juge, il nen reste pas moins quavec la mise sur pied dun institut musulman de justice civile on assisterait à une privatisation du droit civil, commercial ou familial, et à un transfert du législatif de la sphère publique à la sphère privée. La conséquence en serait que les tribunaux canadiens ne joueraient plus que le rôle de caisse denregistrement de décisions privées sans quil y ait eu daccès public à la délibération. En effet, selon les normes actuelles, le résultat seul de larbitrage est transmis en cour, le processus ayant mené à la décision restant totalement privé et confidentiel. De plus, la question de la représentativité et de la transparence des membres de lorganisme na pas été abordée lors de la réunion dEtobicoke (qui les élit et comment ?). Enfin, rien nindique quelle interprétation de la charia sera retenue, alors quil sagit en soi dun code vaste et complexe dont la mise en application varie énormément dun pays musulman à un autre.
Dautres arguments se focalisent sur la question des droits individuels et de légalité entre sexes. Certes, le processus darbitrage est volontaire et implique que le médiateur soit choisi par les deux parties et que ces deux parties sengagent à se soumettre à la décision finale qui sera rendue. Mais cela suppose que les deux parties en présence soient réellement égales ce qui, quand les litiges touchent un couple, nest pas toujours le cas. Pour Alia Hogben, directrice du Conseil canadien de la femme musulmane, lintroduction de tels tribunaux ne peut que pénaliser les femmes et les isoler davantage. Dune part, elles risquent de prendre le jugement pour acquis et, sil est en leur défaveur, de ne pas oser se retourner vers un tribunal civil, soit parce quelles ne connaîtront pas la possibilité dun tel recours, soit parce quelles se considèreront comme de « mauvaises musulmanes » si elles remettent en question le jugement établi au nom de la charia et accepté par leur communauté, communauté qui pourrait les ostraciser si elles ne sy soumettaient pas. Dautre part, le fait est que de nombreuses femmes musulmanes ont émigré ces dernières années et que, ne parlant pas anglais, elles ne seront pas capables dinterpréter larbitrage rendu. Or, le fait est que la charia nest guère à leur avantage en termes de mariage, de divorce, de garde des enfants (garde attribuée généralement aux pères pour les enfants ayant atteint lâge de la puberté) ou dhéritage (les héritiers recevant le double des héritières). Pourquoi donc ne pas en rester au statu quo et laisser les tribunaux civils faire leur travail ?
Autres critiques, qui concernent cette fois la personnalité très controversée de M. Syed Mumtaz Ali dont les motivations réelles ne sont peut-être pas aussi pures quil le dit. Premier élément troublant, la définition que donne lintéressé des musulmans vivant en dehors des pays islamiques, à savoir celle de Bédouins qui doivent respecter la charia où quils soient, avec comme sous-entendu quun bon musulman doit obligatoirement faire de la charia sa règle de vie et doit nécessairement être intégré dans sa communauté dappartenance. Deuxième élément encore plus énigmatique, son interprétation des droits des femmes dans lislam et les sources quil cite pour justifier sa prise de position. Dans un texte publié sur la toile et intitulé « Are Muslim Womens Rights Adversely Affected by Shariah Tribunals ? », Syed Mumtaz Ali déclare que, à légard des femmes, la loi musulmane est plus libérale que la loi canadienne, quelle les protège mieux parce quelle les comprend mieux, et que ceux qui la traitent de patriarcale font de la propagande anti-musulmane et du lavage de cerveau. Il est donc préférable pour lui de se retourner vers des autorités compétentes qui font le point sur la question. Or, parmi cette littérature, figure Introduction to Islam de Muhammad Hamidullah dont le onzième chapitre, consacré à la situation de la femme en terre musulmane, rappelle explicitement linégalité naturelle existant entre hommes et femmes, doù découle des droits et obligations différents, notamment au niveau du droit familial, largement favorable à lépoux. Ainsi, la procédure de répudiation est-elle seulement réservée aux hommes, de même pour le recours à la polygamie. Tous ces éléments mis ensemble amènent à douter de la réelle bonne foi de celui qui milite pour plus de transparence et de respect du droit des femmes.
Les dernières critiques portent sur leffet produit par cette instauration de tribunaux islamiques, à savoir une possible division de la communauté alors quils se donnaient pour mission de lunifier. Nombreux sont ceux qui sinterrogent sur lopportunité de cette mesure étant donné lexistence actuelle darbitrages religieux, et sur la volonté de rendre leurs décisions juridiquement légales. Pour certains, on assiste là à une instrumentalisation de la loi canadienne créant au final une justice à deux vitesses et acceptant dans les faits la préséance du droit religieux sur le droit civil. À dire vrai, le souhait de voir fonder au Québec, quelques mois plus tard, une instance darbitrage portant sur les questions familiales et dont les décisions sinspireraient de la charia a renforcé cette idée dune manipulation possible. Les propos tenus dans ce cadre par M. Salam Elmenyawi, président du Conseil musulman de Montréal, se situaient dans la même ligne que ceux de M. Mumtaz Ali puisquils saluaient à leur tour lavancée pour les femmes, au plan législatif, de lintroduction de la charia par rapport au droit canadien.
Face à ce tollé médiatique inattendu, le gouvernement ontarien a confié en juin 2004 à Marion Boyd, qui fut par le passé procureur général et ministre déléguée de la condition féminine, le soin de lui faire des recommandations. Le fameux rapport Boyd a été remis au gouvernement en décembre de la même année. Il sagit dun rapport extrêmement nuancé qui cherche à faire la part des choses, en évitant toute caricature, avec pour finalité de concilier les points de vue. Doù sa conclusion en demi-teinte selon laquelle « il convient détablir un équilibre entre, dune part, une tolérance et des adaptations nécessaires pour les groupes minoritaires qui privilégient un règlement extrajudiciaire de leurs différends, et, dautre part, un engagement ferme en faveur de lautonomie individuelle ». Reconnaissance, dun côté, de la légitimité des attentes communautaires ; acceptation de lautre de limportance des droits individuels, ce qui conduit à une réglementation très stricte de larbitrage. Parmi ses recommandations, Mme Boyd propose que les individus exerçant la fonction darbitre soient formés et acquièrent une véritable compétence professionnelle, quils aient une rencontre seul à seul avec chacune des parties pour éviter toute pression de lentourage, que les ententes entre les parties et larbitre soient écrites et non orales, que les décisions prises par la suite soient également rendues par écrit et accompagnées des motifs qui les expliquent, quelles soient conservées pendant un délai minimum de dix ans et transmises annuellement au gouvernement sous la forme de renseignements cumulatifs et anonymes permettant de connaître le nombre darbitrages effectués, les appels qui ont été demandés et le résultat de ces appels, que tout arbitre ayant des comportements qui ne respectent pas les principes énoncés par le rapport Boyd soit sanctionné, que les deux parties connaissent leurs droits et que des conseils juridiques leur soient donnés (ce qui suppose lintervention de lÉtat et la rédaction de documents dinformation pertinents dans plusieurs langues distribués dans des centres dinformation sur le droit de la famille) et, pour finir, que le droit des enfants reste primordial à toutes les étapes du processus.
Contrairement au souhait du gouvernement ontarien, la publication du rapport Boyd na en rien contribué à pacifier le débat public, qui na cessé par la suite de prendre de lampleur et de sinternationaliser, mettant de plus en plus de pression sur les politiques. Le 26 mai 2005, cest lAssemblée nationale du Québec qui vote une motion contre toute implantation de tribunaux islamiques dans la province, motion superfétatoire et quelque peu incantatoire car le problème ne se pose pas au Québec où le règlement des litiges familiaux est du ressort exclusif des tribunaux provinciaux. Le 11 septembre 2005, dans une déclaration rendue publique, Dalton McGuinty, Premier ministre de lOntario, accepte de modifier la législation provinciale afin dinterdire larbitrage religieux en matière familiale, tout en reconnaissant que restent valables les conseils fournis par les chefs spirituels des différentes communautés, mais sans plus leur accorder de valeur légale.
Pour faire suite à lannonce de Dalton McGuinty, un projet de loi (projet 27-2005) est actuellement à létude et devrait recevoir prochainement la sanction royale qui lui donnera toute son effectivité. Cela suffira-t-il à désamorcer le mécontentement général et à résoudre tous les problèmes évoqués lors du débat public ayant précédé et suivi la publication du rapport Boyd ? On peut légitimement en douter. En effet, le projet de loi actuel ressemble étrangement au rapport Boyd tant décrié et insiste tout à la fois : (1) sur la nécessaire conformité du jugement rendu par les arbitres à la loi sur le droit de la famille ontarienne, jugement qui devra être désormais consigné par écrit ; (2) sur la nécessité dinformer du mieux possible les citoyens ontariens de leurs droits en leur fournissant durant le processus darbitrage des conseils juridiques leur permettant de comprendre la décision rendue et en développant à plus long terme des programmes déducation publique permettant une meilleure compréhension des enjeux du droit familial ; (3) sur la création dinstances professionnelles spécifiquement chargées de traiter les questions darbitrage familial tout en reconnaissant par ailleurs la légitimité des compétences communautaires, notamment religieuses, en termes de conseils à donner aux parties ayant des différends familiaux à régler ; (4) sur la prise en compte prioritaire des intérêts des parties les plus vulnérables, à savoir les enfants. La seule différence essentielle consiste dans la reconnaissance que tout arbitrage en droit familial devra se conformer aux normes juridiques canadiennes, ce qui signifie quil est désormais impossible de rendre un jugement fondé sur la religion des parties parce quun tel jugement naurait en droit positif aucun effet juridique.
On le voit, ce projet de loi a le mérite de clarifier un certain nombre de points que la loi de 1991 sur larbitrage laissait en suspens en sinspirant largement des recommandations du rapport Boyd. Cela étant, il ne va pourtant pas jusquà la suppression de tout arbitrage familial tenu hors cours comme certains le réclamaient. Ce qui veut dire que, contrairement au choix effectué par exemple par le gouvernement du Québec en matière familiale, le règlement des arbitrages familiaux ne sera pas exclusivement confié aux tribunaux civils ontariens. Pour autant, il est plus précis et apporte des limitations à larbitrage en droit familial. Ainsi, le garde-fou contenu par le projet de loi 27-2005 est de deux ordres : transparence des décisions arbitrales et responsabilisation des arbitres. La grande majorité des ajouts et amendements proposés à la loi de 1991 va dans ce sens, et en particulier lajout de larticle 58 selon lequel tout arbitre en droit familial devra désormais faire partie dun organisme de règlement des différends reconnu et avoir reçu une formation spécifique en droit de la famille. De même, toujours selon larticle 58, tout arbitrage impliquera la constitution dun dossier écrit tenu à jour par larbitre et toute sentence proposée à lissue de larbitrage devra être transmise aux autorités compétentes.
En sen tenant en gros aux recommandations du rapport Boyd, le gouvernement ontarien a délibérément choisi de maintenir une forme darbitrage en droit familial, laissant par là la porte ouverte à de nouvelles discussions. Confirmation en est donnée par les débats qui ont lieu actuellement en chambre autour de ce projet. Si la droite conservatrice soutient le gouvernement libéral sur cette question, quoique avec certaines réserves, la gauche néo-démocrate, en la personne de Peter Kormos, sy oppose fermement, reprenant des arguments déjà avancés contre le rapport Boyd, à savoir que cest aux tribunaux civils de se prononcer en matière de droit familial, et à eux seuls, personne ne pouvant sonder les reins et les curs des arbitres agissant hors cours ni garantir limpartialité de leurs décisions, et ce même si elles respectent la loi ontarienne. On peut donc sattendre vraisemblablement à ce que ce dossier continue doccuper le devant de la scène dans les semaines et les mois à venir, malgré ladoption de la loi à venir, et ce dautant plus que les rapports entre État laïc et communautés religieuses, en particulier musulmanes, apparaissent comme particulièrement tendus dans le monde occidental aujourdhui.
2) Multiculturalisme et tolérance : positivité et négativité du modèle communautariste
Il me semble que ce cas détude est intéressant pour penser à nouveaux frais le rapport entre le multiculturalisme contemporain et la tolérance comme vertu politique. Lavantage de lexemple canadien, cest que nous avons là un État qui a fait du multiculturalisme un pilier central de sa politique de reconnaissance des minorités, et ce notamment pour des raisons historiques. En effet, ce respect des communautés est tributaire dune histoire ancienne où la majorité a longtemps brimé les droits des minorités pensons notamment aux droits linguistiques des francophones ou aux droits territoriaux des peuples autochtones et dune histoire récente où a prévalu une vision de laccueil des immigrants fondée sur la tolérance des particularismes culturels avec pour finalité une intégration souple et respectueuse de chacun, vision que le projet de loi 27-2005 évoque de nouveau. En gros, ce modèle canadien, fait de respect des communautés et des différences culturelles, a, sur le long terme, relativement bien fonctionné, au point dailleurs de permettre une vie communautaire riche et diversifiée et daccepter que certaines valeurs cultuelles puissent être affirmées au sein même de lespace public. On peut bien sûr penser aux arbitrages religieux et aux tribunaux juifs et chrétiens, mais aussi à lautorisation dafficher des signes religieux, comme cest le cas pour les gendarmes sikhs par exemple qui sont autorisés à porter leur turban dans lexercice de leur fonction.
Mais le cas des tribunaux islamiques, et la décision prise de les interdire, semble indiquer un essoufflement de ce modèle. Plusieurs raisons expliquent un tel phénomène. Dabord, le statut même de limmigrant sest modifié : de nos jours, une personne immigrante est facilement en contact avec son pays dorigine et néprouve plus la nécessité de sintégrer dans lespace national quelle rejoint. De plus, les raisons de son arrachement sexpliquent plus par des considérations économiques que culturelles on choisit de moins en moins de sinstaller dans les pays occidentaux pour la liberté individuelle quils procurent, mais de plus en plus pour la satisfaction des besoins matériels quils permettent. Enfin, à son arrivée, sil le souhaite, limmigrant sintégrera facilement dans sa communauté dappartenance où il pourra sans difficulté aucune conserver son mode de vie traditionnel sans avoir à intégrer les modes de fonctionnement de la société qui laccueille.
Deuxième point, et jy reviendrai, le rapport entre État et communauté sest modifié de manière substantielle. Un bref détour historique simpose. Les grands débats sur la tolérance de la période moderne ont eu pour effet bénéfique dattribuer des droits aux individus et de les penser comme sujets face à la puissance étatique, sans pour autant reconnaître de droits aux communautés. Avec lindividualisation des modes de vie et laffaiblissement des grands discours structurants traditionnels (politiques, syndicaux ou religieux) vécus à partir des années 1960 en Occident, le rapport entre État, société civile et individus sest trouvé largement modifié. Lidentité personnelle nest plus donnée mais largement construite par des individus qui jouissent désormais dun réseau dappartenance exceptionnellement étendu, qui leur permet non seulement de choisir librement leurs relations avec le monde extérieur, mais également leur mode dêtre (avec, pour certains, la modification même de leur donné sexuel). Tout cela explique en retour une multiplication des discours communautaires qui reposent sur les appartenances à ces différents réseaux didentification personnelle.
Or, au plan juridique, pour exister en tant que telle, toute communauté cherche désormais une reconnaissance étatique par la médiation du droit qui a une valeur symbolique constitutive. Ce qui explique lexplosion des demandes collectives de la part des minorités culturelles et religieuses à légard de lÉtat. Dune certaine manière, on assiste moins à une opposition entre État et société civile quà un conflit entre droit communautaire et droits individuels avec des alliances parfois inattendues (ainsi, dans le cas des tribunaux islamiques, les représentants de la communauté juive se sont montrés solidaires des représentants de la communauté musulmane afin de ne pas voir les décisions rendus par les tribunaux rabbiniques en matière familiale ne plus avoir deffet juridique positif). Plus précisément encore, parce quon ne leur reconnaît pas toujours de droits spécifiques, les communautés font usage des libertés fondamentales (liberté de conscience et de religion), conçues au départ pour protéger les seuls individus, pour acquérir une forme de reconnaissance dans lespace public, parfois au détriment des individus eux-mêmes. Il me semble que lon ne doit pas condamner trop vite cette revendication de droits au niveau collectif, qui peut être, par certains côtés, légitime et bénéfique pour les membres des communautés en question.
Prenons lexemple de la reconnaissance de droits linguistiques pour les minorités, notamment pour la communauté francophone au Canada. Il sagit ici, pour une communauté minoritaire, de voir ses droits reconnus afin de maintenir son existence dans un groupe majoritairement de langue anglaise. Les combats menés par les francophones au nom de leur communauté dappartenance afin de se voir attribuer des droits spécifiques ne mapparaissent pas poser dans ce cadre de problèmes particuliers, du moins tant que la liberté individuelle est respectée, cest-à-dire tant quest reconnue la possibilité pour un membre du groupe de choisir de délaisser sa langue maternelle au profit dune autre. Lobligation faite aux parents francophones dinscrire leurs enfants exclusivement dans des écoles de langue française peut par contre apparaître comme problématique.
Mais une difficulté plus fondamentale consiste en lopposition de communauté à communauté, dans le cas précis où on accorderait des droits spécifiques à telle ou telle communauté alors quon les refuserait à telle autre. Forme de discrimination qui est au fondement même, on la vu, des démarches entreprises pour légaliser les tribunaux islamiques qui ont dénoncé, à bon droit, linéquité et linégalité culturelles les touchant puisque des tribunaux chrétiens, juifs et même ismaéliens fonctionnaient, eux, bel et bien. À ce niveau, cest lÉtat plus que la communauté qui est fautif parce que la tolérance est une ou nest pas. Soit on accepte les tribunaux religieux en général, soit on les interdit, mais la demie mesure nest pas de règle ici. Je reviendrai sur ce cas plus tard afin de donner mon sentiment sur la question.
Deuxième exemple daffirmation communautaire qui me semble là encore légitime, les combats menés par les communautés autochtones au Canada ou par la communauté noire aux États-Unis, qui sont repris actuellement en France par plusieurs communautés ethniques au nom du droit à légalité des chances dans une société ouverte en théorie, mais qui leur apparaît fermée dans les faits. Les revendications de ces communautés ne sont pas nécessairement condamnables, car il me semble important dutiliser parfois des stratégies politiques dans un contexte où les minorités ont été injustement traitées par le passé ou le sont encore au présent et où la justice distributive à leur égard est inéquitable et le droit à légalité menacé. Dans ce cas, les revendications communautaires constituent larme du faible destinée à affirmer des droits individuels garantis par la constitution, mais que le contexte réel, en particulier socio-économique, tend à masquer, la véritable égalité des chances devenant plus formelle queffective. Cest pourquoi lintroduction de politiques de discrimination positive temporaires peut être légitime afin de combler le fossé existant entre communautés. Le seul problème qui mapparaît réel ici, cest là encore celui constitué par la tension entre communauté et individus, puisque lon somme les individus daccepter un discours identitaire fort qui contribue à les maintenir dans leur communauté dappartenance, quelle soit sexuelle, ethnique ou autre. Le communautarisme devient un marqueur identitaire capital qui a des conséquences au niveau individuel, puisquil remet en question lautonomie personnelle, mais également des conséquences au niveau collectif puisquil contribue parfois à modifier limage que la communauté se fait delle-même, voire à la pervertir.
Ainsi, afin de parvenir à leur but qui est la reconnaissance dinégalités réelles, certaines communautés ont tendance à se « victimiser », inventant une histoire, qui nest pas toujours la leur, dans laquelle elles ont nécessairement le mauvais rôle. Dans le cas des communautés autochtones par exemple, certains anthropologues contemporains ont montré la part du construit dans lidentité communautaire indienne. Lexemple le plus troublant est celui de la reconnaissance par le gouvernement canadien de droits ancestraux sur les terres et les ressources naturelles. Pour pouvoir bénéficier de cette reconnaissance, encore fallait-il faire la preuve de cette « ancestralité » garantissant les droits que chaque communauté revendiquait. Cette recherche de garantie a eu pour effet le développement dune logique de lancestralité dans les communautés autochtones donnant lieu à la création dun discours « folklorique » censé la légitimer et reposant sur des oppositions radicales avec le modèle occidental de développement (matérialisme dun côté, spiritualisme de lautre ; progrès technologique dune part, harmonie avec la nature dautre part ; pluralisme des valeurs coté occidental, sagesse des anciens côté autochtone ; individualisme des blancs et communautarisme des indiens, etc.). Or, ce discours correspond bien peu aux données historiques dont disposent les anthropologues aujourdhui, qui remettent en question une bonne part des présupposés qui le sous-tendent. Lautre problème de ce construit, cest quil peut se retourner contre la communauté elle-même. Puisque les autochtones se définissent comme membres par nature de telle ou telle communauté et non comme des individus autonomes, leur développement économique doit être vécu sous un mode communautaire. Lintroduction de telles structures de production communautaire a été un fiasco total, à un point tel dailleurs quon en est revenu ces derniers temps à un modèle de développement fondé sur des projets individuels et non plus collectifs.
Malgré des déviances possibles, il nen reste pas moins que certaines revendications communautaires sont légitimes. Encore faut-il définir les limites dune telle reconnaissance de doléances collectives. Pour moi, et ce sera là le principe de tolérance politique que je défendrai dans cet article, est légitime toute revendication collective qui se justifie par les carences et manquements de lÉtat démocratique à légard dune minorité ou à légard des individus qui la composent, pour autant que cette revendication respecte les droits et libertés individuels et quelle donne lieu à un débat public. Dans cette perspective, on le voit bien, les responsabilités sont partagées, et le débat démocratique suppose un véritable dialogue entre lÉtat et les communautés afin détablir la recevabilité de telle ou telle revendication. Cela suppose aussi que les communautés tiennent compte des droits et libertés individuels de leurs membres, mais aussi de ceux des autres communautés, et que lÉtat accepte de renoncer à sa neutralité abstraite pour intervenir de manière active en acceptant telle ou telle revendication ou en linterdisant. Ce qui ne signifie pas, on sen doute, quil se permette de porter un jugement de valeur sur les communautés et les traditions dont elles sont porteuses les individus étant libres de choisir leurs appartenances et lÉtat devant les respecter mais quil intervienne lorsquune demande déroge au principe de tolérance que je viens dévoquer.
Il me semble que sur la question de la légitimité des revendications communautaires, il est important non pas de distinguer les communautés entre elles, comme le fait par exemple Wyll Kymlicka dans Multicultural Citizenship en séparant communautés nationales et communautés ethniques, mais de distinguer au sein des revendications communautaires elles-mêmes celles qui respectent le principe de tolérance et celles qui sy opposent. À partir dune telle distinction, on peut, de mon point de vue, trancher le cas de la revendication en faveur de linstauration de tribunaux islamiques en Ontario. Bien que cette revendication ait été menée au nom dune réelle discrimination au vu de ce qui était accordé à dautres communautés, elle nest pas recevable, car elle peut mener à une situation où le droit à légalité risque dêtre remis en question mais lexistence des autres tribunaux religieux nest pas plus acceptable. Plus que la communauté musulmane, qui, au fond, na fait que réclamer un droit accordé à dautres, cest lÉtat qui est ici responsable de ne pas avoir respecté ses propres principes au nom de considérations sociales et économiques qui ne devraient même pas entrer en ligne de compte quand il sagit de protéger les droits et libertés individuels.
Le fait est que lÉtat a souvent tendance à se retrancher derrière le principe de sa neutralité axiologique. Mais si cette attitude pouvait encore se comprendre quand la paix religieuse était respectée de part et dautre, cest-à-dire quand lÉtat acceptait de rester étranger aux débats théologiques et quand les églises renonçaient à simmiscer sur le terrain politique, elle est devenue problématique aujourdhui, et ce au moins à deux égards. Dune part, les sociétés démocratiques occidentales se trouvent actuellement confrontées à une communauté minoritaire dont la religion est par nature étrangère à la distinction entre sphère politique et sphère religieuse, ce qui peut occasionner une multitude daffrontements et de conflits idéologiques. Dautre part, lindividualisation du croire produit à la fois une diversification des identités de croyance avec pour effet lexplosion des sectes, et un relâchement des liens entre autorités ecclésiastiques et membres de la communauté qui fait en sorte que les églises ne sont plus capables de garantir que leurs fidèles ninvestiront pas la sphère publique pour en modifier lordre.
Les exemples de cette double confusion des sphères sont légion et le problème est que cette confusion touche désormais le lieu même de la transmission des savoirs, lécole. Jen veux pour preuve la décision récente de David Lynch de récolter six ou sept millions de dollars en faveur de la promotion de la méditation transcendantale au niveau scolaire, ou bien les déclarations de George Bush sur la nécessité denseigner aux enfants la théorie créationniste comme tout aussi pertinente que la théorie darwinienne de lévolution, ou encore les propos sexistes, racistes ou antisémites tenus dans les collèges français au nom dune approche communautaire évoqués dans Les territoires perdus de la République. Il ne sagit pas de simplement dénoncer certaines dérives, mais de comprendre que, de même que toute communauté a le droit de défendre ses valeurs, lÉtat possède aussi le pouvoir de protéger les siennes, cest-à-dire de garantir le respect par tous des droits et libertés individuels quand ils lui paraissent mis en danger.
Cest sur cette responsabilité de lÉtat que je souhaiterais conclure. Au fond, lexemple de la revendication de tribunaux islamiques en Ontario témoigne bien du fait que cest lÉtat, dans ce cas précis, qui, par son laisser-faire, a été responsable dune situation qui naurait pas dû se produire sil avait assumé les prérogatives reliées à sa fonction. La plupart des communautés inscrites dans lespace public sont intimement persuadées de la supériorité de leur message ou de la spécificité de leurs différences, et cette conviction est légitime. Elle ne peut pas pour autant conduire à une réelle reconnaissance par lÉtat de droits particuliers, sauf à respecter le principe de tolérance que jévoquais précédemment. Dans un sens, le débat public qui a eu lieu autour des tribunaux islamiques a eu des effets positifs en permettant à la communauté musulmane de simmiscer dans le débat public sous des formes plurielles et en amenant le gouvernement ontarien à repenser sa politique à légard des communautés, sans pour autant rompre avec le modèle multiculturaliste quil a choisi dadopter. Lenseignement que lon peut tirer de ce débat, cest que lintégration des minorités suppose des valeurs partagées. Ce qui implique que, du côté des communautés, chaque groupe accepte de jouer le jeu démocratique et de respecter les règles communes du bien public sans pour autant renoncer à faire valoir les discriminations dont il se pense la victime, et que, du côté de lÉtat, on ne transige pas sur les valeurs essentielles qui fondent lespace public démocratique, sans pour autant négliger de demander à ses représentants de manifester un intérêt réel à légard des questions religieuses et culturelles afin de permettre un dialogue plus aisé entre deux sphères de valeurs qui ne sont pas nécessairement incompatibles.
Bibliographie
ALI, Syed Mumtaz, « Are Muslim Womens Rights Adversely Affected by Shariah Tribunals ? », consulté sur le site Internet : www.muslim-canada.org/darulqadawomen.html.
BRENNER, Emmanuel (dir.), Les territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Paris, Mille et une nuits, 2002.
GOAR, Carol, « Testing the Limits of Tolerance », The Toronto Star, 16 janvier 2004.
HAMIDULLAH, Muhammad, Introduction to Islam, Lahore, Sh. Muhammad Ashraf, 1974.
KYMLICKA, Will, Multicultural Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 1995.
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QUATRIÈME PARTIE
LIMITES DE LA TOLÉRANCE
Norbert Lenoir
Université dAix-en-Provence
La tolérance et le pluralisme de lillusion
Il est des valeurs quil nest pas bon de remettre en question, sous peine de commettre un crime de lèse-majesté, en loccurrence ici un crime de lèse-démocratie. La tolérance est lune de ces valeurs tant elle semble liée à la nature de la démocratie. Il est indéniable que cette valeur a participé à la structuration de lespace démocratique. Mais nous vivons peut-être une saturation de tolérance quun curieux phénomène de dénégation tend à occulter par un discours affirmant que laccentuation de la tolérance renforce la démocratie. Certes, mais quelle démocratie pour quelle tolérance ? Et quelle tolérance pour quelle démocratie ? En dautres termes, si la démocratie est assurément fondée sur le pluralisme, quel type de pluralisme met en avant cette tolérance qui, au nom du respect des différences, tient la différence pour un absolu, pour labsolu dune identité ?
Pour amorcer une réponse, nous soutiendrons lhypothèse suivante : comme la analysé Tocqueville, la démocratie est travaillée par lamour de légalité qui, en juxtaposant les hommes les uns à côté des autres, prive la liberté politique de sa condition de possibilité. Il nous semble que la tolérance est une manifestation dun amour de légalité dun nouveau type qui ne se contente pas de juxtaposer, mais dopposer les individus les uns aux autres.
Avant dexposer cette hypothèse, je tiens à souligner, pour ne pas passer pour un dangereux réactionnaire, que la tolérance est une valeur fondamentale de la démocratie. Mais précisément, comme nous le dit Tocqueville, « la démocratie travaillant sans le vouloir contre elle-même », la tolérance de principe organisant lespace démocratique est ainsi devenue une dynamique de reconnaissance didentités fermées et irréductibles. Cest pour cette raison que, dans un premier temps, je déterminerai brièvement ce rôle de structuration de la tolérance et que, dans un deuxième temps, janalyserai dans une perspective tocquevillienne la nouvelle dynamique de légalité initiée par la tolérance. Enfin, dans un troisième temps, jessaierai de proposer des hypothèses sur les causes de cette transformation de la notion de tolérance.
1) La tolérance, principe de structuration démocratique
En me dispensant de toute généalogie inutile pour mon propos, je prendrai lexemple de Locke dans sa Lettre sur la tolérance de 1685. Je souligne que cette référence à Locke est symbolique, cest-à-dire que je fais de sa pensée une figure de la dynamique politique de la tolérance. Faisons donc écho à deux de ses affirmations :
Jestime quil faut avant tout distinguer entre les affaires de la cité et celles de la religion et que de justes limites doivent être définies entre lÉglise et lÉtat.
Si un païen révoque en doute lun et lautre Testament, il ne doit pas être puni en tant que citoyen malhonnête. Que quelquun croie ou ne croie pas des choses de cette sorte, cela ne met en danger ni le pouvoir du magistrat ni les biens des citoyens. (
) Les lois de lÉtat ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à lintégrité des biens.
À partir de ces affirmations, on peut souligner une double conséquence de la tolérance à légard de la démocratie.
1 - La tolérance initie un processus démocratique particulier. La démocratie, ce nest pas seulement une certaine organisation du pouvoir, mais cest aussi une certaine organisation de lespace social et politique fondée sur le principe de la séparation. Précisément, ce principe est initié par la tolérance. Elle pose la séparation entre les affaires de la cité et celles de la religion. La tolérance est alors bien un principe structurant lespace politique. Lenjeu nest pas la mort de Dieu, Dieu ne meurt pas. La religion cesse de se mêler des affaires politiques des hommes. La légitimité politique ne dépend plus de lordre religieux. Ainsi, la tolérance, en séparant les deux ordres, produit cette mutation politique qui correspond à loriginalité même de la démocratie : le pouvoir, ne pouvant plus se fonder sur une légitimité donnée par un ordre transcendant, doit se mettre en quête de sa légitimité. Dans cette perspective, on peut souligner que la tolérance a un caractère négatif ; il sagit dorganiser la sphère politique à partir de cet impératif : il faut exclure la religion du politique. Exclure et séparer sont des logiques propres à la tolérance. Cela peut paraître étrange à nos oreilles modernes pour lesquelles la tolérance a un aspect positif de reconnaissance des différences.
2 - Lautre enjeu de la tolérance souligné par Locke concerne le statut de lopinion. En effet, la tolérance ne se contente pas dinterroger lopinion dans la grammaire de la limite et de poser cette syntaxe dun pouvoir politique sans opinion confessionnelle et dopinions confessionnelles sans pouvoir politique. La tolérance est un processus qui a donné une énergie politique à la démocratie. En effet, entendons bien laffirmation de Locke : « les lois de lÉtat ne veillent pas à la vérité des opinions ». LÉtat ne peut se penser investi dun tel pouvoir de surveillance que sil est capable de référer lopinion à une vérité légitimée par un ordre transcendant tel que la religion. La tolérance, en coupant la possibilité de se référer en politique à une autorité supérieure, autonomise lopinion politique. Par conséquent, la tolérance inaugure un double processus de séparation : à la séparation politique/religion répond la séparation pouvoir politique/savoir. Cest-à-dire que la politique non seulement tolère les différentes confessions (elle se dispense davoir une option religieuse), mais aussi elle tolère toutes les opinions politiques, car elle ne peut plus prétendre quelle détient la vérité sur lorganisation sociale. Cette tolérance signifie ceci : la connaissance de la société est au carrefour de plusieurs discours, de plusieurs options idéologiques. Celui qui, je pense, a le mieux mis en évidence cette conséquence de la tolérance est John Stuart Mill. Dans De la liberté, il écrit : « Toute répression dune discussion revient à un postulat dinfaillibilité ». La seule possibilité dempêcher ce postulat, cest-à-dire la fusion entre le pouvoir et le savoir, cest de faire que le pouvoir politique tolère toutes les opinions. Mais il sagit dune tolérance active, cest-à-dire dune tolérance qui, en produisant la liberté dexpression, crée un espace public. Mill élargit le sens de la publicité qui sest mis en place au XVIIIe siècle, notamment avec Kant. Kant définit ainsi la publicité : « lusage public de sa raison doit toujours être libre et il est seul à pouvoir apporter les Lumières parmi les hommes ». Selon Mill, lusage public de la raison na pas seulement pour conséquence déclairer les hommes. Lusage public rationalise les arguments car, par leur confrontation, ils sont portés jusquà la limite de leur validité : « Il est étrange que les hommes admettent la validité des arguments pour les besoins de la libre discussion, mais sopposent à ce quon les pousse jusquau bout, ne voyant pas que, tant que les raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, elles ne le sont pour aucun ».
La tolérance, en produisant cette disjonction entre le pouvoir et le savoir, nest pas un concept mou ou flou de la démocratie. Elle reste un tel concept si on la définit comme le fait pour une personne ou un pouvoir de laisser à autrui la liberté dexprimer des opinions que cette personne ou ce pouvoir ne partage pas. Non, on ne peut en rester à cette mollesse conceptuelle. La tolérance ce nest pas seulement donner la possibilité à chacun dopiner librement dans son petit espace privé, cest produire un espace public par la confrontation dopinions différentes. Mais ces différences, en tant que différences politiques, sont tendues vers la construction dune vérité. Cest pour cette raison que la tolérance non seulement ne saurait réduire au silence lopinion, mais doit également donner voix à la dissidence. En effet, comme nous le dit Mill, tolérer toutes les opinions, même dissidentes, aide à avoir une compréhension élargie de la société :
Quand on découvre des personnes qui font exception face à lunanimité apparente du monde sur un sujet quelconque, même si le monde a raison, il est toujours probable que les dissidents ont quelque chose à dire en leur faveur qui vaut la peine dêtre entendu, et que la vérité perdrait quelque chose à ne pas lentendre.
La tolérance ne se comprend que dans son effet politique qui est la liberté dexpression. Mais cette liberté est elle-même sous-tendue par une recherche de la vérité. Ou, pour le dire autrement, la tolérance ouvre bien lespace de la diversité des opinions, mais cette diversité est animée par une visée, elle est travaillée par un projet collectif, celui de produire une vérité sur la société. Là encore on peut faire écho à Mill : « seule la diversité des opinions donne une chance équitable à tous les aspects de la vérité ».
Au terme de cette courte réflexion, nous pouvons dire que la tolérance est à la fois un principe propre à la démocratie et ce qui lempêche de céder à la mystique de lUn. Si le but de la politique démocratique nest pas dinstaurer le paradis, mais déviter lenfer, la tolérance participe de cette politique démocratique en évitant lenfer dune conception unique et unitaire de la société. On peut donc partager ce jugement de Rawls sur la tolérance et le pluralisme :
Le fait du pluralisme raisonnable exclut une conception de lunité de la société, si on entend par là une société politique unifiée par une doctrine unique, religieuse, philosophique ou morale ; cest une option politique inacceptable pour ceux qui respectent les exigences en matière de liberté et de tolérance qui sont inscrites dans les institutions démocratiques.
La tolérance est bien un principe du politique et non simplement une valeur politique. Concernant la définition du terme de principe, je me règle sur celle dAristote : « Le caractère commun de tous les principes, cest donc dêtre la source doù lêtre, ou la connaissance ou la génération dérive ». Un principe donne existence, dune part, à une chose et, dautre part, commande son existence. Il en est ainsi de la tolérance : elle est à lorigine de la structuration de la démocratie comme espace organisé par des séparations. Mais elle régit lexistence de la démocratie en veillant à ce que cette séparation repose sur une logique dexclusion : il est des domaines où la loi, la politique doivent rester incompétents. Cest précisément cette incompétence qui rend possible la liberté dexpression et le pluralisme. Le pluralisme nest donc pas un désastre : le considérer comme tel serait considérer lexercice de la liberté également comme une calamité politique. Mais encore faut-il que ce pluralisme sous-tende une visée politique, quil soit animé, comme le signale John Stuart Mill, par une volonté de son propre dépassement. La tolérance contemporaine semble précisément animée par un autre projet : celui de faire exister une diversité pour elle-même sans projet de dépassement du divers. Ce projet vient peut-être du fait que la tolérance se conçoit désormais moins comme un principe que comme une valeur. En tant que valeur, elle est prise dans la mobilité du passage du désiré au désirable. Apparaît cette logique de notre modernité : toute identité désirée va se présenter comme une identité désirable et exiger une reconnaissance politique. La mise en place de cette logique sanalyse à laide de lintuition de Tocqueville concernant lamour de légalité.
2) Tolérance et pluralisme de lillusion
Je soulignerai ce qui rend la pensée de Tocqueville toujours actuelle. La démocratie ne repose pas seulement sur une antinomie entre la justice et linjustice, légalité et linégalité, la liberté et la servitude, mais elle produit un processus antinomique à partir du développement asymétrique entre ces deux valeurs nécessaires et légitimes que sont légalité et la liberté. Tocqueville nous permet de sortir dune certaine innocence de la représentation politique qui veut que le déficit démocratique renvoie à des phénomènes externes à la démocratie : forces réactionnaires, volonté tyrannique, dictature. Linertie démocratique doit être aussi pensée par rapport au processus de démocratisation lui-même. Tocqueville, dans lavant-propos De la démocratie en Amérique, en appelle à « une science politique nouvelle ». Mais encore faut-il souligner que la nécessité de cette science doit sa nouveauté au nouvel objet dont elle crée le champ détude. Ce nouvel objet est la tension entre légalité et la liberté.
Légalité relève non pas dune nature mais dune dynamique orientée par un désir « que les peuples démocratiques peuvent pousser jusquau délire ». La liberté ne relève pas dune nature inscrite dans lhistoire, elle nexiste que dans des pratiques concrètes capables de rassembler les hommes pour créer un intérêt commun. Mais ces pratiques ne sont pas soutenues par un désir aussi puissant que celui pour légalité. À cet effet, Tocqueville souligne cette caractéristique des peuples démocratiques : « Le goût que les hommes ont pour la liberté et celui quils ressentent pour légalité sont deux choses différentes, et je ne crains pas dajouter que, chez les peuples démocratiques, ce sont deux choses inégales ». La démocratie ne se caractérise pas alors comme étant une essence paisible pouvant sappliquer dans la réalité, mais elle se présente comme une existence politique toujours singulière qui a tendance à disjoindre les deux pratiques qui lui donnent sens et vie. La pensée de Tocqueville relève de cette intuition : le processus dégalisation des conditions contient une logique de renversement de la liberté en servitude. La démocratie contient en elle cette possibilité : la déconnexion de la liberté et de légalité est susceptible de mettre en échec des pratiques dautonomie politique des citoyens.
Précisément, je pense quil y a déconnexion entre ces deux valeurs dans la dynamique de la tolérance, car celle-ci est travaillée par cet amour de légalité (je définis cet amour dans un sens tocquevillien). Cette égalité nest pas simplement une égalité juridique ou politique mais elle est une représentation permettant dévaluer le rapport aux êtres et aux choses. Cette représentation, cette conscience de soi démocratique, évalue la société à travers les notions de semblable et déquivalence. Les citoyens, en se regardant comme des semblables, ont tendance à rendre équivalentes des choses différentes. Lamour de légalité peut conduire jusquau délire, car il généralise ce système déquivalence à lensemble des domaines de la société. Dans ce cadre, tolérer toutes les opinions est bien un impératif démocratique, mais cet impératif se fait au nom dune équivalence des opinions qui possèdent alors un droit à exister pour elles-mêmes, dans leur pure individualité. Alors se produit un glissement du sens de la tolérance. Elle nest plus un principe de séparation et dexclusion, mais elle devient une valeur permettant de traiter toute demande sociale comme étant désirable et légitime. La démocratie, dorganisation spatiale, devient un enchevêtrement de demandes identitaires.
La tolérance de toutes les opinions nest plus alors travaillée par cette volonté que pour parvenir à une connaissance sur la société, il faut que toutes les opinions aient une chance équitable dêtre entendues afin de produire un monde commun.
La tolérance, reposant sur léquivalence des opinions, a pris deux formes dans le temps. La première est celle que Tocqueville a analysée sous le nom de la tyrannie de la majorité et la seconde, qui est propre à notre modernité, est celle que lon peut définir comme la tyrannie de la particularité.
3) Tocqueville et léquivalence des opinions
Tocqueville analyse les effets opérés par légalité des conditions dans le développement de la pensée. Cette égalité, tout en installant les conditions dune pensée personnelle et indépendante, risque de saper le développement dune réflexion véritablement autonome. Légalité des conditions semble bien rendre possible le développement dune pensée libre. La logique de légalité, en favorisant la « répudiation des traditions de classe, de profession », prédispose les hommes à répudier les arguments dautorité et à chercher la vérité par « le seul effort de la raison ». Mais cette dynamique émancipatrice qui se fonde « sur leffort individuel de la raison » se retourne en son contraire : loin de permettre la multiplication de pensées autonomes, elle favorise linstauration dun conformisme intellectuel le plus plat. Tocqueville présente la dynamique ambiguë de légalité appliquée à la tolérance : elle se fonde sur la revendication dune pensée libre de tout argument dautorité et tolérant toutes les opinions, mais dans le même temps elle empêche la création dun sujet autonome capable dexercer une telle pensée. Tel est le paradoxe propre de lunivers démocratique de tolérance que nous livre Tocqueville : lémergence de la revendication dune pensée libre par lacceptation des différences, mais nul sujet existant capable de la développer et de lexercer. Cette pluralité des opinions, nous dit Tocqueville, ne forme plus « quune sorte de poussière intellectuelle qui sagite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et se fixer ».
Cette poussière produite par la pluralité des opinions tient au fait que la tolérance est investie par le délire de lamour de légalité : en projetant les notions de similitude et déquivalence dans tous les domaines, on produit une société qui, tout en exaltant les différences, devient insensible aux différences. Ces différences deviennent une toile de fond sympathique qui fait pression sur la réalité sans la modifier. Dans cette perspective, nous pouvons dire que cette indifférence aux différences transforme la tolérance en un état, alors quelle est une dynamique. En effet, la tolérance se comprend par et dans ce mouvement : être tolérant cest non seulement respecter les différences, mais cest aussi accepter que ces différences viennent remettre en questions nos pensées, nos positions idéologiques. Cest ce mouvement de dépassement de la particularité des opinions qui fait de la tolérance une dynamique de la politique démocratique : il ny a de politique que dans ce mouvement de dépassement de la particularité pour tenter de créer un intérêt général. Précisément, en rendant toutes les opinions équivalentes et par conséquent indifférentes, la tolérance définit un espace dans lequel existe une acceptations des différences. Mais ces différences sont neutralisées, elles ont perdu leur possibilité de faire accéder les hommes à une mentalité élargie par le dépassement de leurs opinions personnelles. Cest pour cette raison que Tocqueville dit que « chacun se referme donc étroitement en lui-même et prétend de là juger le monde ». Un pluralisme travaillé par ce délire de léquivalence détruit la possibilité de lintersubjectivité intellectuelle : « Dans les temps dégalité, les hommes nont aucune foi les uns dans les autres à cause de leur similitude ». Il nexiste plus dinfluence dune pensée différente. La pensée se referme sur elle-même, car il nexiste plus daltérité positive, cest-à-dire une altérité pouvant nous arracher à nos positions idéologiques :
Quant à laction que peut avoir lintelligence dun homme sur celle dun autre, elle est fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de près, et, napercevant dans aucun dentre eux les signes dune grandeur et dune supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité.
Tocqueville nous permet de saisir non seulement le point à partir duquel la tolérance se retourne sur elle-même, mais aussi le moment où elle devient une valeur. Elle ne peut le devenir que dans un monde où lamour de légalité est poussé jusquau délire, cest-à-dire jusque dans sa plus extrême conséquence. Cette conséquence est la création dun monde de la similitude où toutes les différences sannulent dans léquivalence généralisée. Si tout est égal, toute demande est désirable et si tout est désirable, tout devient tolérable. On peut illustrer cette logique à partir dun slogan publicitaire qui habille les murs des différentes villes françaises : « ça mest égal, cest égal ». Mais cette intolérance zéro produit du même coup un homme insignifiant.
En devenant indifférent aux différences, cest-à-dire à la possibilité quelles pourraient contribuer à modifier sa pensée, lhomme devient ce sujet paradoxal : tout en se sentant légal intellectuel de tous les autres hommes, ce sentiment ne lui renvoie en miroir que limage de sa propre insignifiance. À cet effet, Tocqueville écrit :
Quand lhomme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui lenvironnent, il sent avec orgueil quil est égal à chacun deux ; mais, lorsquil vient à envisager lensemble de ses semblables et à se placer à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse.
Comment alors la société démocratique va-t-elle résoudre ce paradoxe entre laffirmation de la positivité de la pluralité des opinions garantie par leur équivalence et lexpression de ce sentiment dinsignifiance ressenti par les hommes ?
La résolution passe par la création dune nouvelle forme dautorité intellectuelle qui ne repose ni sur lindividu, ni sur une classe, mais sur lopinion du plus grand nombre : « Aux États-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule dopinions toutes faites, et les soulage de sen former qui leur soient propres ». La tolérance se retourne alors contre elle-même. En fondant le respect des différences sur la représentation dune équivalence généralisée des opinions, on neutralise la pensée en la fondant dans lopinion indifférenciée de la majorité : « Linquisition na jamais pu empêcher quil ne circulât en Espagne des livres contraires à la religion du plus grand nombre. Lempire de la majorité fait mieux aux États-Unis : elle ôte jusquà la pensée den publier ».
La tyrannie de la majorité présente « la nouvelle physionomie de la servitude ». Cette nouvelle servitude se présente sous les couleurs de légalité et de léquivalence des opinions. Cette tyrannie nest pas celle que lon impose au moyen dun pouvoir coercitif, mais celle qui prédispose lesprit à une volatilité qui lempêche de développer une pensée conséquente.
À cette volatilité de lesprit correspond la volatilité de la liberté politique. Liberté qui signifie alors le droit de cultiver en toute indépendance une opinion, personnelle mais insignifiante.
Cette analyse de la pensée de Tocqueville nous permet de différencier deux types de pluralisme représentant les différents claviers sur lesquels la tolérance peut jouer.
Le premier type de pluralisme implique la possibilité de son propre dépassement. Ce pluralisme pose que les conflits de valeurs ne sont pas une désastreuse dégradation de lordre et de la tranquillité politiques. Mais ce conflit doit déboucher sur la construction de positions généralisables. Ici, la tolérance repose sur ce principe : non seulement respecter la pluralité des opinions, mais aussi transformer par la confrontation des aspirations subjectives en aspirations universalisables. La tolérance est bien cette dynamique de dépassement de la pluralité, car elle intègre en elle lexigence de luniversalisation de certains intérêts. Cette tolérance ne sinscrit donc pas dans un mouvement de résignation : se résigner devant un pluralisme posé comme impénétrable et indépassable. Ce quil faut contester dans le leitmotiv contemporain sur le respect des différences (fondé sur la totale équivalence des opinions), cest laffirmation selon laquelle il serait impossible de faire une distinction entre des intérêts universalisables et ceux qui sont particuliers.
Le second type de pluralisme senferme dans le relativisme. Ce relativisme nest pas seulement fondé sur léquivalence des opinions, mais aussi sur le fait que chaque personne ou chaque communauté se pose comme source de valeurs uniques et indépassables. La tolérance signifie alors non pas une dynamique de mise en commun des valeurs à partir dun pluralisme initial, mais lenfermement dans un pluralisme revendiquant le caractère indépassable de toutes les différences.
À partir de cette distinction entre ces deux types de pluralisme, on peut souligner quil y a une métamorphose de la notion de tolérance par rapport à lanalyse de Tocqueville. La tolérance nest plus seulement une valeur posant léquivalence des opinions et conduisant à lindifférence des différences, mais elle est devenue la projection dune demande de reconnaissance des différences se présentant comme irréductibles. Respecter les différences signifie alors leur donner une consistance absolue. Être tolérant, cela signifie lacceptation de lémiettement de lespace social en différences juxtaposées. Cette définition de la tolérance sassocie à la torsion que subit le sens de la notion de communication. Chacun, à lenvi, affirme que nous vivons dans une société de communication. Mais communiquer, cest rendre commun, cest mettre en commun des paroles et des actes. De nos jours, communiquer, cela signifie projeter une différence, se rendre différent pour se faire reconnaître.
Il y a alors un surgissement de la revendication identitaire ou, pour le dire avec Marcel Gauchet, nous vivons « le sacre de la société civile ». Ainsi, le respect des différences ouvre sur une logique des identités. Chaque différence se présente comme une identité que la politique doit reconnaître expressément, comme preuve de sa tolérance. Il faut souligner trois idées importantes attachées à cette logique de lidentité :
Ces identités ne sont pas le résultat dune construction politique, mais elles se présentent comme une donnée que lÉtat doit absolument prendre en compte ;
Cette logique utilise la rhétorique des droits de lhomme ;
Ces identités reposent sur une égalité qui oppose les hommes les uns aux autres.
Reprenons le premier point. Toutes les différences données sont autant didentités à faire valoir. Mais ces identités sont toujours déjà là, elles ne passent pas par une constitution qui supposerait contradictions et concessions. Non ! Je suis ce que je suis depuis ma naissance, je suis ce que je ressens. Cest le grand retour des identités authentiques, du terroir et du spirituel. Mon moi authentique est celui que jéprouve en tant que basque, corse, juif, etc. En tant que données, ces identités se pensent comme antérieures à toute organisation politique et, par conséquent, elles se définissent comme supérieures à tout État.
Cest en se pensant comme antérieures et supérieures à lÉtat que ces identités utilisent le langage des droits de lhomme. Il sagit bien évidemment dune application fonctionnelle de leur logique. Les droits de lhomme pose linhérence de certains droits à la nature de lhomme, droits qui sont donc antérieurs et supérieurs au politique. Le discours des identités utilise cette logique de linhérence en lappliquant précisément aux identités elles-mêmes. À partir du moment où lhomme se définit par des identités inhérentes à sa nature même, lÉtat doit les reconnaître au même titre que des droits inaliénables.
Nous sommes alors en présence dune logique de légalité qui, comme lavait vu Tocqueville, nuit à lespace démocratique. Mais si Tocqueville pensait que léquivalence des opinions conduisait à lindifférence des hommes et à la création de la tyrannie de la majorité, nous assistons à une égalité qui produit lanimosité entre les hommes et le triomphe de la tyrannie de la particularité. Cette tyrannie contient en elle-même deux risques. Le premier est dêtre contradictoire avec la liberté des individus. Affirmer la reconnaissance des identités particulières comme des droits politiques risque denfermer les individus dans leur particularisme, de les assigner à un groupe. Le citoyen nest pas assigné à une résidence identitaire, mais conserve la possibilité de sarracher de toutes les identités qui ne sont que des constructions historiques. Le second risque concerne lintégration sociale. La reconnaissance publique didentités risque de cristalliser et de consacrer les particularismes aux dépens de ce qui unit les citoyens, dorganiser le repli des individus sur leur communauté dorigine au lieu de leur donner les moyens de la dépasser et dentrer en relations avec les autres. La tolérance sans fin aux différentes identités conduit à la fragmentation sociale en juxtaposant des identités fermées et irréductibles les unes aux autres.
Il convient de souligner que la tolérance sarticule toujours à une conception de légalité, mais elle ne projette plus simplement le respect des différences et léquivalence des opinions. Elle projette le respect des identités. Mais ces identités ne se donnent pas comme équivalentes, car elles se donnent comme étant substantielles, cest-à-dire comme étant ce à partir de quoi lhomme est tenu de se définir. Cest moins légalité des identités entre elles qui importe que leur égale reconnaissance par lÉtat. Cette tolérance identitaire a toutes les chances de déboucher sur lintolérance de la part didentités qui se penseront plus substantielles que dautres. On enferme alors les individus dans des identités dont ils sont incapables de sortir.
Face à ce pluralisme des identités, nous sommes en présence dun pluralisme de lillusion, et ce pour deux raisons :
1 - Lillusion de la génération spontanée de lidentité : les identités authentiques seraient nécessairement extérieures au politique puisquelles sont inhérentes soit à lindividu soit à une communauté. On oblitère alors lhistoire. Cette tolérance des identités devient alors intolérante à lhistoire, cest-à-dire à tout discours qui vient montrer quune identité nest jamais un donné, mais toujours le résultat dune construction historique. Cest en masquant le fait quune identité nest jamais définitive que lon peut créer lillusion dune identité qui relèverait toujours dun donné objectif que lÉtat serait obligé de reconnaître. Contrairement à cette conception, on peut dire que la démocratie est liée à cette détermination dun peuple qui saffirme au-delà des différences de naissance, de religion. Ce peuple affirme la pure contingence de la naissance. Il sagit alors de construire un monde commun en dépassant cette contingence et non en sy enracinant. Sinon, au peuple comme démos se substituera le peuple comme ethnos ou comme théos.
2 - Lillusion que lidentité se fait non par dépassement, mais par fermeture. Là encore, nous retrouvons le lien entre tolérance et pluralisme. Mais de quelle pluralité sagit-il ? Dune pluralité ouverte acceptant le jeu de la tolérance qui conduit à un dépassement des appartenances qui nous particularisent ? Ou bien dune pluralité qui se conçoit dans une juxtaposition didentités disparates et irréconciliables ? Le problème politique est bien un problème de tolérance, car il renvoie au fait de la pluralité. Mais il y a peut-être deux façons dappréhender la politique, car il y a deux manières de définir la pluralité. Soit la pluralité se comprend comme une partie forcément partiale dun tout à constituer, soit elle se présente comme une pluralité de genres déjà constitués qui demande une reconnaissance. Je pense que la pluralité des genres annule la tension républicaine de la démocratie en privant la chose publique de sa condition de possibilité : elle arrête la mobilité des positions idéologiques. On ne parle quà partir du genre auquel on appartient et non en vue dune finalité commune à construire. Ces deux types de pluralité mettent en uvre deux types de tolérance. Une tolérance qui vise limpératif de légale reconnaissance, par le politique, des origines identitaires où lidentité serait soigneusement repliée sur elle-même. Lautre type de tolérance na pas pour prétention dabriter une pluralité didentités immortelles qui se regardent face à face, mais au contraire de rassembler beaucoup didentités mortelles qui tentent de se projeter dans un avenir commun. Le respect des différences na pas pour but ici de reconnaître les foyers identitaires auxquels les différentes communautés doivent sancrer, mais de faire apparaître que nous relevons moins didentités perdues que de discontinuités historiques à partir desquelles tente de se créer une communauté de citoyens.
Ces deux illusions sont constitutives de ce que je nomme la tyrannie de la particularité. Toute revendication demande à être reconnue comme étant désirable, légitime. Cette légitimité ne demande pas à sinscrire dans un projet collectif, mais vise à être reconnue par lÉtat dans son pur et simple particularisme.
Il convient de proposer une hypothèse permettant dexpliquer lémergence de cette logique, hypothèse qui constituera notre quatrième et dernière partie.
4) Cause de la métamorphose de la tolérance
Je suis tout à fait conscient que cette transformation de la tolérance repose sur une multiplicité de causes, mais dans le cadre qui est le mien je marrêterai à celle qui me paraît la plus importante. Je pense que cette cause renvoie à un déficit démocratique. Ce déficit ne renvoie pas à une crise de la représentativité ou à une apathie politique des citoyens, mais au non respect du principe de séparation entre les différents espaces politiques et sociaux. Encore une fois, si la démocratie sidentifie avec une logique de séparations des différents espaces de la société, il existe des interactions sociales qui nintéressent pas la loi, qui sont nécessairement dans le silence de la reconnaissance politique. En effaçant ce principe de séparation, la loi est sommée de ne plus être silencieuse et de reconnaître toutes les revendications émanant de la société. Le symptôme de ce phénomène transparaît sur la confusion sémantique sur laquelle joue la tolérance. Désormais, le respect des différences et le droit des minorités semble définir la logique de la tolérance. Mais tout le problème est de définir les différences et les minorités que traite lÉtat démocratique et tolérant. Si on entend simplement le fait que cet État garantit lexistence dune diversité dopinions, de comportements, de croyances, il ny a aucun problème majeur. Le problème apparaît si on tient à tout prix à présenter toute différence comme étant un enjeu politique car, en elle, se jouerait lexistence dune minorité qui demande à être reconnue dans son identité.
Il convient de refuser une telle logique car toute différence nest pas lexpression politique dune minorité. Nous sommes tous des minoritaires car nous appartenons à différents groupes, secteurs dactivité, appartenances régionales, etc. Nous sommes marseillais, corses, fumeurs ou non fumeurs, surfeurs ou non, philatélistes, etc. Mais toutes ces différences qui nous constituent peuvent parfaitement exister sans une reconnaissance de la loi, sans déclaration des droits du philatéliste par exemple. Toute minorité, pour exister, ne demande pas à être reconnue dans un cadre juridique. Si la démocratie repose bien sur une logique de tolérance ouvrant sur la reconnaissance des différences et des minorités, il sagit de différences et de minorités politiques. Une différence politique souhaite une reconnaissance, mais une reconnaissance qui ouvre un processus de généralisation du droit et non pas une reconnaissance dune particularité jalouse dun privilège identitaire. Ce nest pas en tant quexistence particulière, mais en tant que citoyen que des hommes et des femmes ont demandé la pleine reconnaissance du suffrage universel. Ce nest pas en tant que femme que les femmes ont lutté pour obtenir le droit de vote, mais cest en revendiquant leur appartenance à la communauté des citoyens. Par conséquent, les identités et les différences ne sont pas simplement dépendantes dune logique de la reconnaissance, mais dun travail de dépassement de leur particularité pour promouvoir un bien commun qui ne peut exister que par des droits généralisables.
Il convient de souligner que lexistence des minorités renvoie la démocratie à sa tension constitutive, tension qui fait signe vers un décalage irréductible entre son sens étymologique et sa réalité effective. En effet, le peuple ne gouverne pas et nest pas totalement représentable. Le principe de tolérance répond à ce décalage. En donnant une existence aux minorités politiques, le peuple peut se démultiplier en autant de forces de propositions politiques. Ainsi, la tolérance, en favorisant une opposition multiple, démultiplie lexistence du peuple en autant de minorités actives pouvant proposer une extension des droits politiques. Cela donne naissance à un peuple supplémentaire qui vient doubler celui inscrit dans la constitution et incarné dans les différentes institutions.
Un État tolérant, en donnant ce droit aux minorités politiques, indique que les valeurs comme la liberté et légalité ne sont que des pratiques qui doivent leur existence aux relations que tissent entre eux les citoyens. Il ny a donc pas la Liberté ou lÉgalité, mais des pratiques qui conduisent à ouvrir des espaces particuliers et fragiles de liberté et dégalité.
Cela nest possible que si on accepte de faire jouer la tolérance moins comme une valeur produisant une demande nécessairement indéfinie de reconnaissance didentités, que comme un principe qui, en acceptant toutes les différences, ne les reconnaît pas pour autant toutes comme porteuses de nouveaux droits. La tolérance démocratique doit réactiver son principe premier de séparation : il sagit de séparer le respect des différences de lexigence voulant que toutes les différences doivent être reconnues comme lexpression de droits des minorités.
Conclusion
En guise de conclusion, nous dirons que cette tolérance identitaire nous demande au moins de nous interroger sur le sens que nous donnons à la démocratie.
Rappelons tout dabord que la tolérance est un principe démocratique fondamental, à cette condition de posséder trois temps :
Le respect de la différence des opinions au nom de la séparation savoir/pouvoir ;
Lacceptation du fait que ces différentes opinions travaillent dans le falsifiable. Cela signifie quune position peut être réfutée par une autre opinion. Accepter dêtre réfuté est le pendant du respect des différences ;
La réfutation qui donne à la tolérance sa finalité : les différences ne sont pas travaillées par le fantasme de lidentité qui définit toutes différences comme lexpression dune identité irréductible, mais par laffirmation quelles ne sont que des points de départ provisoires et perfectibles afin de créer du commun, du généralisable.
Une démocratie fondée sur ce type de tolérance donne existence à lespace public et à la citoyenneté. Si la citoyenneté est un sentiment dappartenance, le citoyen cultive ce sentiment en participant au débat public. La démocratie nest pas seulement une certaine organisation des pouvoirs, mais elle se définit aussi comme une forme de relation entre les individus qui rend possible que des opinions, fondées sur le respect de leurs différences, créent des intérêts généralisables. La démocratie nexiste pas en dehors de cet espace, cet espace que les hommes créent entre eux par leur discours. Précisément, cet espace est tissé par cette tolérance à trois temps. Quand ces trois temps disparaissent pour se contracter et se raidir sur le premier, lespace de la confrontation disparaît pour devenir celui de la reconnaissance des identités. Alors, la démocratie, de forme de vie politique, devient une méthode de gestions de la reconnaissance des identités : elle devient une démocratie procédurale.
Certes, mais alors il convient de modifier notre vocabulaire politique et daffirmer premièrement que nous vivons désormais beaucoup plus dans un État des droits que dans un État de droit, et, deuxièmement, que nous avons affaire plus à une « laoscratie » quà une démocratie. Le laos, cest la masse, le peuple sans principe dorganisation, un peuple idiot, composé de singularités qui se pensent irréductibles ; en revanche, le démos cest le peuple convoqué pour décider dun avenir commun.
Bibliographie
ARISTOTE, Métaphysique (traduction Jules Tricot), Paris, Vrin, 1953, 2 tomes.
KANT, Emmanuel, Vers la paix perpétuelle, Que signifie sorienter dans la pensée ?, Quest-ce que les Lumières ? et autres textes (traduction Jean-François Poirier et Françoise Proust), Paris, GF-Flammarion, 1991.
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TOCQUEVILLE, Alexis de, De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion, 1981, 2 tomes.
Antony Todorov
Nouvelle Université Bulgare
Tolérance politique versus tolérance morale
Même sil y a de nombreuses définitions de la politique, tous les auteurs paraissent saccorder sur le fait que la communauté politique nest possible que si et seulement si elle se fonde sur un minimum de tolérance. Cela étant, on se doit de constater que, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, lintolérance a tendance à devenir de plus en plus le style dominant de gouvernement. La question qui se pose est celle de savoir si lon nassiste pas à la disparition de la politique, désormais remplacée par une simple violence illégitime. À cela sajoute le fait que la mondialisation inflige des effets divers sur la politique, certains dentre eux pouvant être néfastes, voire incompatibles avec la cité politique. Parmi ces effets, la mondialisation de la guerre, comme forme suprême de la violence et de lintolérance, paraît être la chose la plus dangereuse pour la politique.
1) Les fondements moraux de la politique
Comme la noté le sociologue bulgare Georgi Fotev dans Limites du politique : « Lhomme politique nagit pas en son propre nom. Il est en face de la nécessité de tenir compte de la ligne de séparation entre son rôle comme acteur politique et son rôle comme individu ». Ce dualisme nest pas nouveau, puisquil est présent depuis déjà au moins cinq siècles à lintérieur de la réflexion politique.
La politique est vue par un courant influent de la philosophie politique comme une activité immorale, ou plutôt, la politique nest pas conçue comme une action morale. Cest une idée majeure que lon retrouve dans luvre de nombreux penseurs, de Machiavel à Gilles Lipovetsky, en passant par Nietzsche. Ainsi, Machiavel montre que le prince sage ne doit pas respecter ses propres promesses quand cela ne sert pas ses intérêts propres. Pour Nietzsche, lépoque moderne est marquée par une nouvelle radieuse, celle de la mort de Dieu, qui ouvre en même temps lépoque de lhomme, époque dénuée de toutes considérations et limitations morales. Dans le Crépuscule du devoir, Gilles Lipovetsky évoque larrivée de lépoque post-déontique (de laprès-devoir) à lintérieur de laquelle léthique perd son universalité et son importance antérieures, et se transforme en un amalgame de normes contradictoires et également légitimes. En politique étrangère, lécole du réalisme partage une même conception du phénomène politique, ce que lon peut observer chez Hans Morgenthau ou chez Kenneth Waltz. Même si Morgenthau ne nie pas la dimension morale de laction politique, il insiste néanmoins sur la nécessité de bien séparer la raison politique du raisonnement moral : une bonne politique est surtout une politique raisonnable (et non morale).
Dans le même temps, les penseurs qui plaident pour le respect des engagements moraux en politique ne sont pas moins nombreux et ils peuvent se réclamer de Kant, qui insiste sur le fait que limpératif moral doit prévaloir également en politique. Depuis Kant, cette articulation du moral et du politique a conservé toute son influence, même si cette influence ne se voit pas particulièrement au sein de la classe politique. Pour Kant, aucune véritable politique ne peut se mettre en branle sans avoir auparavant rendu hommage en premier lieu à la morale. Quand Max Weber réfléchit sur léthique protestante, on retrouve une idée identique qui se traduit par la fameuse formule « la franchise est la meilleure politique », idée qui rend possible la croyance dans la possibilité dune politique honnête et morale.
Le conflit entre morale et politique nest pas nécessairement partagé par tous les penseurs, même si tous acceptent de reconnaître lexistence dune frontière qui sépare ces deux sphères de laction humaine. Depuis Bentham et John Stuart Mill jusquà Rawls, la politique a été pensée comme devant tenir compte de légalité juste des chances et des opportunités, ce qui lui confère donc comme objectif de penser la tolérance envers les différences, et plus particulièrement les différences innées qui concernent les individus. Dans cette optique, Mill rappelle dans LUtilitarisme que, en ce qui concerne laction politique, est un critère acceptable pour juger une action bonne lutilité que celle-ci peut apporter pour la majorité des individus concernés.
Des réflexions plus récentes insistent sur la nécessité de comprendre que toute action politique doit être soumise à un critère moral aporétique, ce qui vaudrait aussi pour toute action humaine. Ce qui sexplique par le fait que, comme la montré Zygmunt Bauman, toute action humaine a des conséquences autant positives que négatives, ce qui me rappelle le proverbe bulgare qui dit que le bien et le mal vont toujours ensemble.
La politique est un champ conflictuel où les intérêts sont en collision permanente, mais aussi un champ de résolution des conflits, de recherche permanente de compromis, de solutions communes et acceptables par les protagonistes, parce que la fonction essentielle de la politique est le maintien de lintégrité sociale, la protection de la cohésion sociale, la sauvegarde de la cité. Dans cette perspective, la violence parait être au cur de la conception du politique, parce quelle est le moyen sine qua non de préserver les intérêts de la Cité. Depuis la fondation des premières cités politiques, la violence organisée, qui se manifeste sous la forme de la guerre, fait partie des activités politiques essentielles.
Dans le même temps, les cités politiques distinguent fondamentalement ce qui est de lordre de linterne et ce qui est de lordre de lexterne. Le respect et le maintien de lordre intérieur sont confiés à la police, le maintien de lordre extérieur étant confié à larmée. Cette distinction entre police et armée est particulièrement importante dans les pays démocratiques : toute confusion entre les deux est censée être dangereuse pour lordre démocratique et chaque substitution de la police par larmée est vue comme une grave atteinte à la démocratie. On peut dire que la distinction entre la police et larmée, laction policière et la guerre, fait partie du système éthique des démocraties et non seulement de leur ordre institutionnel.
2) La nouvelle fonction de la guerre
Dans lhistoire, la guerre a toujours fait partie de lexistence humaine, acceptée comme le sont les phénomènes naturels, un fait inséparable de la vie. La guerre est aujourdhui conçue et acceptée comme la négation de la politique, surtout par ceux de nos contemporains qui ont connu les expériences diverses des guerres dévastatrices sur le continent européen, mais également ailleurs. La figure de la guerre, notamment sous la forme de lintolérance extrême, a bien été rendue par Intolérance (1916), le fameux film du réalisateur américain David Griffith. Dans un autre registre, le travail de Toynbee portant sur létroite liaison entre guerre et civilisation a bien montré cette évolution de la perception de la guerre et ce grand changement propre au XXe siècle.
Déjà Clausewitz avait insisté sur la nécessité de soumettre laction militaire aux objectifs de la politique. Selon son approche, qui sera vite qualifiée de « réaliste », la guerre na de sens que si elle est soumise à la politique, que si elle peut en pratique servir de moyen pour atteindre des objectifs dordre politique. Sinon, la guerre reste uniquement un acte de violence de masse. Ainsi, pour Clausewitz, la guerre est une politique, mais réalisée avec dautres moyens. Avant lui, pendant la Terreur, Robespierre avait présenté la violence de lÉtat comme un instrument de la raison. Dans un discours de 1794, quelques mois avant dêtre guillotiné, il déclarait dailleurs être prêt à gouverner le peuple par la raison et les ennemis du peuple « par la terreur ».
Dans notre monde contemporain qui nie moralement la guerre, mais la transforme en même temps en une activité presque quotidienne, le rapport entre politique et violence na pas fondamentalement changé. Comme le rappelle Michel Foucault, « la politique est une guerre continuée par dautres moyens ». La formule de Clausewitz est renversée puisquil ne sagit plus de soumettre la guerre à la politique, mais de soumettre la politique à la guerre. Ce qui produit des effets inattendus sur la politique elle-même.
En effet, après la chute du mur de Berlin, qui symbolise la fin de la Guerre froide, au lieu dassister à lémergence dun monde imprégné des valeurs du commerce et de la paix ce que Fukuyama avait prédit à titre de « fin de lhistoire » , nous avons pu plutôt observer dans le monde entier une suite ininterrompue de guerres, majoritairement civiles, y compris en Europe, qui eut malgré tout la chance de vivre en paix pendant 50 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Et ces guerres ont surtout touché, voire uniquement, les populations civiles, en épargnant les effectifs militaires dune façon miraculeuse. On est bien sûr loin du miracle et plutôt proche dune vision où émerge un type de guerre nouvelle qui nengage pas la responsabilité des pouvoirs publics et qui met surtout en cause un principe fondamental de lÉtat moderne son fameux « monopole sur la violence légitime ». Une fois le monopole remis en question par de nombreux acteurs armés de type non gouvernemental ou par les gouvernements eux-mêmes quand ils utilisent larmée à des fins de politique intérieure, cest le rôle traditionnel de lÉtat qui pose problème. De plus en plus critiqué pour son omniprésence, en particulier en ce qui a trait à la régulation du marché, lÉtat saffaiblit de manière spectaculaire. Il ne représente plus le pilier organisationnel des sociétés contemporaines. Le monde actuel est peuplé dÉtats faibles, incapables dassumer seuls une véritable responsabilité, alors même quhistoriquement la seule source de la soumission des individus à légard du pouvoir public résultait de sa capacité à protéger sa vie et ses biens. LÉtat-protecteur est en train de disparaître, ce qui met en cause sa légitimité, telle que décrite par Weber. Et cela est également un effet de la mondialisation, phénomène sur lequel je reviendrai plus tard.
Dun autre côté, parallèlement à cet affaiblissement de lÉtat, apparaît un autre phénomène non moins inquiétant : la disposition prise par certains gouvernements de recourir de plus en plus fréquemment à lemploi de force, comme cest particulièrement le cas pour une grande puissance comme les États-Unis. Dans ce cadre danalyse, on peut craindre un renversement de la pensée de Clausewitz avec pour conséquence que cest désormais la politique qui se soumet à la logique guerrière.
Après 1989, on a en effet assisté à un changement important des règles conditionnant lactivité militaire. Le paradoxe est, quen dépit des attentes, les États semblent depuis cette date beaucoup plus enclins à faire la guerre quà lépoque de la grande confrontation de la guerre froide, quand ils en étaient dissuadés par le danger dune confrontation nucléaire généralisée. La guerre semble aujourdhui beaucoup moins se présenter sous la forme dun conflit interétatique entre des États-nations ou entre alliances militaires ; elle ne reconnaît pas de zones interdites, ne distingue plus les belligérants des non combattants, les militaires des civils. La guerre est en train de perdre sa caractéristique dévénement extraordinaire, caractéristique quelle a conservé pendant au moins un siècle pour les Européens. Dans des régions comme le Proche Orient, la guerre est devenue une situation quotidienne, elle fait partie de la situation ordinaire des choses.
En outre, on se doit de remarquer que les États ne se déclarent plus la guerre même quand leurs forces militaires se confrontent. Les États-Unis nont pas déclaré la guerre à la Serbie en 1999, à lAfghanistan en 2002 ou encore à lIraq en 2003. Parfois, les relations diplomatiques ne sont pas rompues officiellement en temps de guerre. Le conflit armé devient alors une affaire intérieure et non extérieure. Les discours sur la guerre construisent eux aussi une nouvelle réalité : au lieu de parler de guerre, on préfère évoquer une intervention humanitaire. Les opérations militaires sont conçues comme limitées dans le temps et dans lespace, du type des « frappes chirurgicales », qui mobilisent des soldats professionnels sur une base volontaire et sefforcent de ne pas irriter une opinion publique toujours sensible au sujet de la guerre. La guerre commence peu à peu à devenir un moyen politique parmi les autres dans les mains des États et perd son statut ancien dultima ratio. Et non seulement la guerre se banalise, mais cette banalisation semble devenir moralement acceptable.
Dans La politique en temps de guerre, Alain Bertho se réfère à une lettre fort intéressante de février 2002, signée par quelques intellectuels états-uniens, parmi lesquels Francis Fukuyama, Samuel Huntington et Michael Waltzer. Dans cette lettre, publiée dans la presse, on peut lire : « Faire entrer la guerre dans le cadre dun raisonnement moral objectif, cest tenter de fonder la société civile et la communauté internationale sur la justice ». Lidée paraît ancienne Kant plaidait déjà pour lélargissement du contrat social intérieur (la paix maintenue dans la cité par le monopole de la violence légitime) à la sphère des relations extérieures (la communauté internationale). Sauf que les apparences ne sont plus les mêmes, parce quil sagit maintenant de la prétention dun gouvernement à représenter toute la communauté et à imposer en son nom ses options aux autres nations en utilisant la guerre et en opérant un subtil remplacement, celui de la police par larmée. Ce qui est déjà une substitution de la politique par la guerre, où lon revient à ce que disait Foucault.
Les effets de cette substitution, montre Bertho, sont majeurs. Dun côté, on assiste à une privatisation de la violence légitime par un seul gouvernement, dont une preuve en est la revendication des États-Unis à voir dispenser les GI de toute responsabilité devant le Tribunal pénal international. De lautre, cette substitution remet en cause les fondements du pouvoir public dans la sphère internationale. La question est de savoir, en effet, quelle est linstance politique qui légitime le recours à la force et comment juger cette force comme une violence légitime si on ne parvient pas à identifier derrière elle la présence dun corps politique largement accepté par la communauté politique internationale.
Dans un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit intitulé Empire, Antonio Negri et Michael Hardt soulignent que « les pouvoirs de lEmpire sont forcés de penser que la guerre est une forme constituante, institutionnelle, de lordre nouveau ». Dès lors, la violence organisée quotidienne se présente comme un phénomène de plus en plus banal.
3) Pour une défense de la politique
La tolérance politique a deux dimensions qui ne sont pas nécessairement contradictoires : une dimension morale et une dimension rationnelle. La rationalité politique tire sa légitimité de la fonction fondamentale de la politique : maintenir la cohésion sociale, lintégrité de lentité sociale. Elle exige une tolérance minimale entre les individus et les groupes sociaux, qui leur permet de vivre ensemble dans une communauté politique. La tolérance est un principe politique fondamental dans la pensée libérale de John Stuart Mill, même si à son époque elle est surtout appréhendée sous la forme de la tolérance religieuse. La communauté politique assure cette tolérance par la coercition légitime (qui peut être violente), exercée par une instance politique légitime suprême qui nest autre que lÉtat. Et cest là le paradoxe de la politique rationnelle : la tolérance a comme instrument la violence. Ce paradoxe est inévitable, mais néanmoins rationnel, il suffit que cette coercition soit légitime pour laccepter comme conforme au principe de la tolérance politique.
Mais la tolérance politique a aussi une dimension morale qui met toujours en avant la nécessité de bien mesurer la violence légitime, de la contenir dans les cadres de lacceptable, de ne pas lui permettre de dépasser les limites que les normes éthiques dune société plus large que la société nationale particulière accepte. Il sagit de soumettre laction politique, et la coercition légitime qui lui est associée, aux exigences de léthique humaniste. Là aussi on peut distinguer deux dimensions du problème.
Dun côté, la responsabilité éthique de la politique, qui mapparaît être une exigence éternelle, exigence qui connaît une ampleur nouvelle dans le monde actuel, nest pas à confondre avec lapproche moralisatrice en politique qui nest que la prétention unilatérale dun État en faveur de la supériorité de son propre système de valeurs morales et politiques, et qui, en effet, nie toute diversité de perceptions et par là toute tolérance envers les idées qui ne coïncident pas avec les siennes. La responsabilité éthique de laction politique conduit à un retour à lhumanisme, à une réactivation de lidée qui veut que, en dépit des différences qui construisent la richesse du monde actuel, les fondements communs de lhumanité soient bien plus importants que tout ce qui différencie les individus. Dun autre côté, la revendication en faveur dune responsabilité éthique de la politique a le sens dun appel à la restitution/reconstruction du politique, remis en question par certains effets de la mondialisation. Cette revendication soppose au fait que la guerre, aujourdhui, produit la politique et non le contraire. Cest enfin un appel à la tolérance, parce que la substitution de la guerre par laction de police transforme ladversaire en un simple criminel, lui enlève toute légitimité politique et, par là, approuve toute manifestation dintolérance envers lui.
La revendication en faveur dune responsabilité éthique de laction politique soppose ainsi à une morale manichéenne qui trace une frontière absolue entre « les bons » et les « méchants ». Cest un appel à la restitution de la tolérance politique. La lettre précédemment citée des intellectuels états-uniens souligne encore le fait que, « dans certaines circonstances et dans un cadre déterminé, on puisse approuver moralement des activités militaires qui risquent de produire la mort non intentionnelle mais prévisible de non combattants ». Il sagit là dune vision nouvelle de la politique, totalement soumise à la rationalité militaire étant donné que laction militaire traite désormais les non combattants (les civils, les citoyens) comme une cible légitime inévitable. Quand le président George W. Bush parle de « guerre asymétrique », il sagit en effet dune situation où les belligérants nont pas le même statut, nont pas la même légitimité et ne sont pas égaux en termes juridiques. Du côté des GI, il sagit dune guerre sans victimes ; de lautre côté, la vie ne coûte rien et cela sapplique même à la vie des non combattants. Pour Alain Bertho, dans cette logique, la guerre devient une autre manière de gouverner.
Le rétablissement de la responsabilité éthique de la politique est au fondement des positions qui sopposent aux guerres, en particulier préventives. Sur ce point, il est possible de faire une analogie avec le débat sur la peine de mort. En Europe, la peine de mort infligée par lÉtat est jugée incompatible avec les fondements de la démocratie et avec les droits individuels. On peut qualifier une guerre préventive, qui accepte comme moralement acceptable la mort non intentionnelle de nombreux civils, de sentence de peine capitale infligée à des individus dont linnocence est au préalable acceptée. Il y a donc, ici, au moins deux graves infractions à la légalité, telle quelle est acceptée majoritairement dans le monde démocratique. Si on est conscient que la guerre est aujourdhui une condamnation à la peine capitale, on ne peut pas refuser de recourir minimalement à une instance légitime internationale qui puisse légitimer la violence, à savoir lOrganisation des Nations Unies ou le Tribunal Pénal International.
4) La mondialisation comme dissolution du politique
La mondialisation met en cause de son côté les fondements de la politique pour des raisons qui ne sont pas étrangères aux logiques qui, actuellement, changent la nature des guerres. La politique est un champ daction visant lintérêt général dont les garants sont les institutions (un système de règles organisées, générales et obligatoires). La politique définie par Klaus Offe en tant que choix collectif et cohésif est déjà remise en question. Cest dans une certaine mesure le phénomène de la modernisation dont on sattend à ce quil élargisse considérablement les possibilités de choix, alors même que, en même temps, en raison de la sursaturation de ces choix possibles, la mondialisation vide de son sens lidée même de choix.
La mondialisation en tant que phénomène nest pas du même genre. Elle ne vise pas lintégrité sociale, mais la suppose. Elle nest possible que lorsquune telle intégrité est atteinte au niveau supranational. Le champ daction de la mondialisation nest pas lintérêt général, mais la préservation des intérêts locaux aliénés et la valorisation des intérêts privés de lélite globalisante considérés en tant quintérêts généraux (mondiaux). Cette élite mondiale est fort disparate, elle inclut les médias mondiaux, le business mondial, les intellectuels mondiaux. La mondialisation évite le principe de lobligation générale, spécifique de la politique. Pour la partie de lhumanité qui se mondialise, lobligatoire est perçu comme une entrave, comme si, au contraire, être mondialisé signifiait être complètement libéré de toute limitation, y compris des restrictions de lintérêt politique général, organisé dans le cadre des États nationaux. La mondialisation repose sur une seule et unique obligation, que les intérêts localisés respectent les conditions établies par les élites, les limites et les hiérarchies mondiales.
Vu sous cet angle, la mondialisation ressemble à une sorte de politique ou plutôt à une stratégie de transformation de la politique de principe de la cohésion en principe du local. Cest précisément pour cela que la mondialisation se présente comme politique désinstitutionalisée. Ulrich Beck utilise un autre terme, celui de « sub-politique », par lequel il désigne les chances complémentaires daction et dexercice du pouvoir en dehors du système politique. Ce qui signifie, selon Beck, quen contournant gouvernements et parlements, sphère publique et tribunaux, le contrat social est réécrit sous la dictée des actions économiques.
La mondialisation est la transformation de la politique qui fait passer le collectif dune sphère des intérêts généraux à une sphère des espaces sociaux privés, signant ainsi la mort du politique. La mondialisation est aussi la fin de la politique de masse, puisque dans le monde globalisé, lopinion publique, représentée par une corporation de médias et dintellectuels mondiaux, acquiert uniquement le rôle de public, celui dune foule de spectateurs assistant aux évènements, qui na que le droit dacclamer ou de critiquer. Lopinion publique ne peut plus quapprouver ou condamner, mais non participer à la prise des décisions importantes ou à leur modification. Le lien même entre lopinion et les choix politiques est rompu : léchec électoral dun premier ministre ou dun autre ne modifie nullement la structure globale de prise de décision. Zygmunt Bauman ne croit guère à linteractivité tant vantée des nouveaux médias, car laccès au réseau global Internet nest point universel, il est même limité. Et par rapport à ceux qui nen disposent pas et cest la grande majorité le choix qui simpose à eux nest que dêtre les téléspectateurs des programmes satellites, « leur destin est tout simplement de regarder ».
Cest de là que découle le problème principal de la mondialisation : le recul de la politique et la fin de la société civile. Le faible intérêt pour la politique et le taux de participation très bas aux élections sont les symptômes dun problème qui va en saggravant : pouvons-nous concevoir une politique démocratique sans la participation des citoyens ? La mondialisation peut-elle sinscrire dans un projet démocratique ou le nie-t-elle complètement ? La substitution de lintérêt de masse pour la politique par celui pour le sport est également très significatif. Nassiste-t-on pas à un remplacement des interactions politiques traditionnelles qui paraissent bloquées ? Le nouvel ordre mondial, beaucoup plus souvent envisagé, dubitativement, comme un nouveau chaos mondial, a besoin dÉtats faibles pour se maintenir et se reproduire. Il na pas besoin des institutions ni de règles communément admises et obligatoires. Mais il est loin dêtre un chaos. Cest plutôt une sorte de politique de « globalisme » qui, selon les termes employés par Beck, renvoie à lidéologie de la domination du marché mondial qui refoule et remplace laction politique.
Revendiquer le retour de la politique est souvent vu comme une activité qui sopposerait aux effets de la mondialisation, opposition qui est superficielle. Il sagit dune revendication éthique afin que laction politique cesse de se soumettre à la logique du marché mondial et, parallèlement, à la logique du plus fort, et donc à la violence guerrière, pour redonner à la politique sa mission essentielle, celle dêtre le garant de lintégration sociale, mais cette fois non seulement au niveau national, mais également au niveau mondial.
Bibliographie
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Emmanuel Barot
Université de Toulouse II Le Mirail
Tolérance et ingérence,
miroirs du post-colonialisme
la tolérance multiculturelle est lidéologie hégémonique du capitalisme global. Lopposition entre le fondamentalisme ethnique-sexiste-religieux et la tolérance multiculturelle est en définitive une fausse opposition : la neutralisation politique de léconomie est le postulat commun à ces deux extrêmes. La seule manière de sortir de cette impasse, et donc le premier pas en direction dun renouveau de la gauche, est la réaffirmation dune critique virulente, fortement intolérante, de la civilisation capitaliste globale.
Jétudierai ici la façon dont fonctionne, à légard de la situation post-coloniale actuelle, le binôme « tolérance »/« ingérence » dans le dispositif idéologique de lOccident capitaliste, et ce en justifiant pourquoi les deux notions doivent être examinées ensemble. Ce problème est transversal et toutes les post-colonial studies montrent à quel point divers types de problèmes et de regards sont imbriqués. Je ne vais pas aborder ici le problème du « communautarisme », qui en est une déclinaison particulière, mais me concentrer essentiellement sur la sphère internationale, avec un parti-pris conceptuel et généralisateur (les exemples ne seront pas détaillés faute de place), en articulant une première posture géopolitique à une seconde directement politique.
Définition préliminaire du « post-colonialisme »
Jentendrai ici par « post-colonialisme », la situation dhégémonie économico-politique des anciennes métropoles sur leurs anciennes colonies, et, plus généralement, la présence diffuse, « spectrale », de part et dautre, dun passé et dun habitus colonial, plus ou moins refoulé et travesti, en tout cas continué sous plusieurs formes « post » ou « néo ». Autrement dit, post-colonialisme renverra ici essentiellement à la situation néocoloniale poursuivant lentreprise coloniale. Les formes « post » témoignent dune prégnance massive, quoique pas forcément volontaire, des schèmes de cet habitus (ainsi lhumanisme compassionnel des organisations humanitaires), alors que les formes « néo » reconduisent quant à elles volontairement et stratégiquement des modes de domination et de division qui ont déjà fait leurs preuves, mais via des cadres, des formes et des rhétoriques nouvelles. Ces formes révèlent, tout en en étant les produits, une fausse décolonisation, dont les populations anciennement colonisées sont aujourd'hui de plus en plus conscientes. Doù cette peur grandissante des anciens empires coloniaux, des nouveaux tels les États-Unis, et même des « sub-empires », pôles dominants des aires du tiers-monde (Brésil, Iran, Chine, etc.), peur qui résulte logiquement et proportionnellement des transformations quune telle prise de conscience peut apporter. Linquiétude face à une déstabilisation initiée par cette prise de conscience, sur fond déchange inégal, danomie sociale et dhybridation généralisée des pratiques et modes de vie produits par notre « troisième âge » du capitalisme, se traduit, entre autres chez les puissances (post-) impériales, par un maniement subtil et multiforme de lalternative tolérance/ingérence/répression (« préventive » ou « curative »). Et, comme je vais essayer de le montrer, cela sopère sur le fond dun universalisme pluriel à légard des anciennes colonies ou États et peuples « challengers » sur le marché mondial.
Hégémonie et idéologies du capitalisme contemporain
Le fonds de ce propos repose sur une interrogation de la structure et des formes de lidéologie du capitalisme contemporain. Lidéologie est ce dispositif historique qui, allié à un certain usage (et un usage certain) de la force quil semploie à justifier a priori comme a posteriori, permet lhégémonie au sens de Gramsci dune classe (ou dune fraction de classe) dominante. Dans son Plaidoyer en faveur de lintolérance, Zizek semploie à montrer que le multiculturalisme démocratique (auquel sajoute luniversalisme démocraticorépublicain, dont celui-là est un avatar) constitue, avec son cortège de louanges du « métissage », de l« hybridité » et du respect des « différences » de l« Autre », la médiation idéologique par laquelle le Capital continue dasseoir son pouvoir, en ce quil entretient une dépolitisation de léconomie mondiale et des fractures quelle produit (donc, lanomie sociale évoquée auparavant), et ce au profit dune moralisation (laïque ou religieuse) des conflits que cette anomie suscite.
Une seconde alternative, celle entre démocratie et terrorisme, vient senchâsser sur la première : les formes dingérence non militaires (économiques, humanitaires, culturelles), sont certes axées sur des enjeux distincts de la question terroriste elle-même, mais elles restent justifiées par lidée que certaines réalités ne sont pas, moralement et humainement, « tolérables », de la même façon quau « nom de la démocratie », les pratiques « terroristes » ne sont pas « tolérables ». La croisade universalo-moraliste à la Bush apparaît ainsi comme la forme achevée de ce double universalisme, dès lors quil passe au moralisme, cest-à-dire à sa promotion pathologique, unilatérale et ultra-subjectivée, donc fondamentaliste il faudra penser la logique de ce passage. Le multiculturalisme de la tolérance, quant à lui, est en ce sens une idéologie extrêmement puissante puisquil est en apparence à la fois le plus rationnel et le plus raisonnable des universalismes en question, et donc le plus aisément défendable. Moteur et résultat symbolique essentiel du capitalisme actuel, il impose un cadre spécifique et contestable de formulation des problèmes qui, en condamnant tout un espace fécond de possibles, nous prive des moyens de les résoudre concrètement. Mon propos vise donc à participer à la déconstruction de cette idéologie, et à suggérer une autre façon de poser le problème, ou, plus exactement, de déplacer le problème en justifiant ce déplacement.
Jexaminerai dabord la contradiction de luniversalisme démocratico-républicain et les trois formes essentielles par lesquelles cette contradiction sexprime à légard des « particularités » récalcitrantes du point de vue du binôme tolérance/ingérence. Je présenterai ensuite, en les dissociant analytiquement, la triple logique de léchange inégal (économique), de lhybridation (anthropologique) et de lanomie (psycho-sociale), qui caractérise les populations des pays subissant cette situation post-coloniale, afin de montrer en profondeur que le binôme tolérance/ingérence, et lesdites trois formes duniversalisme abstrait qui le promeuvent, constituent une puissante Idée, en tant que dispositif idéologique paradigmatique du capitalisme contemporain. Tirant les leçons de cette double analyse de type géopolitique au sens large, je proposerai enfin quelques pistes politiques et prospectives, en partant de la thèse que la démocratie sinvente toujours par le bas, sur le fond dune norme unique, celle dun principe déthique minimale. Enfin, je tâcherai de tirer quelques leçons cosmopolitiques (anti« universalistes ») à partir de cette prise de position.
I. De la contradiction de luniversalisme aux trois formes de son injonction à la tolérance ou à lingérence
1) La contradiction de luniversalisme républicain
Découlant de façon logiquement immanente du paradigme universaliste des Droits de lhomme et du citoyen, et de son corollaire initial que fut le libéralisme politique, les individus dune part (via les libertés civiles), les peuples ou les États dautre part (via les libertés politiques), ont un droit naturel à lauto-détermination. Léquation historiquement datée « le peuple, cest la nation » sest traduite par le règne des États-nations, mais il convient de noter lambiguïté récurrente des déclarations de lONU depuis 1948 sur le dépositaire de cette souveraineté : peuples, États, « sociétés », la référence oscille sans cesse.
Lélargissement contemporain de ce principe de souveraineté (juridique au sens kantien, cest-à-dire de droit), au moins à titre revendicatif, aux « minorités » régionales ou « autochtones » longuement « assimilées » au prix fort (celui de leur destruction) est inscrit dans la logique de ce paradigme même. Celui-ci contient per se un « droit au pluralisme », culturel et juridico-politique, du moins à une forme de souveraineté dont le « fait du pluralisme » (lequel a poussé Rawls à rendre plus opératoire sa théorie abstraite de la justice) fut à la fois le moteur et le résultat historiques. En résumé, cest donc du paradigme universaliste que provient logiquement la contre-partie particulariste quelque peu à limage du bien connu « paradoxe de la démocratie », qui permet laccès légal au pouvoir dorganisations ou de lobbys explicitement anti-démocratiques. Cette contradiction rappelle celle mise en évidence par Marx dans La question juive. Devenir citoyen, au sens du processus dinstitution positive du droit naturel humaniste, suppose une abstraction universalisante. Ainsi, luniversalisme des Droits de lhomme est, par principe, abstrait par rapport aux particularités. Mais à ce premier principe dexclusion, dont un des enjeux est le voile posé sur les inégalités économiques et sociales de fait que le droit de la propriété transforme justement en droit, sen ajoute un second. Tout homme qui ne gagne pas son statut de citoyen nest plus rien, nest plus quun non-citoyen, donc un non-être social, ce qui nous ramène à lexclusion de la vie politique qui a caractérisé le prolétaire au XIXe siècle et le colonisé en période coloniale.
Cest donc labstraction formelle de luniversalisme à légard de la particularité qui induit la production réelle, concrète de cette dernière, sans que leur harmonie ne soit préparée ni anticipée, ce qui rend luniversalisme contradictoire en un sens non dialectique. Certes, lidée courante veut que la version « laïque » et « démocratique » de cette universalisme puisse être la synthèse de ces contraires, que la laïcité soit la condition de la tolérance mutuelle et de la coexistence pacifique entre ces « particularismes » (étant entendu que ceux-ci sont des identités sociales « communautaires », « régionales » ou religieuses historiquement construites et vécues activement, voire réactivement en réponse à des discriminations). Le complexe universalisme/particularisme ne semble donc pas être nécessairement conflictuel. Cependant, la synthèse « laïque » et la régulation par luniversel qui la fonde sont formelles et externes. Et la réalité post-coloniale, intranationale comme internationale, fait voler le dispositif en éclats et fait émerger de manière aiguë linadéquation de fond de lopposition entre la « nécessaire reconnaissance de laltérité » et la « nécessaire répression des formes violentes de cette altérité ». Cela renvoie à une reconstruction théorico-politique des conditions de la synthèse concrète de cette prétention à luniversalité et de cette réalité des particularités, ce à quoi je consacrerai la fin du texte.
Cette opposition universel/particuliers aboutit ainsi aux logiques suivantes : « on » (entendre le dépositaire de luniversel) tolère le particulier (individus/peuples/États) au nom de sa légitime « reconnaissance ». Mais si lautre est officiellement légitimé à rester ce quil est, cest dans certaines limites. Et cest lors du passage aux limites, de la transgression des normes rattachées à luniversel, que le problème est alors couramment posé comme suit : quelles sont les frontières de lintolérable ? Doù lingérence inter-étatique (politico-militaire et/ou humanitaire, alternativement, simultanément, etc.) ou la répression intra-étatique dès que la frontière de lintolérable est censée être transgressée. Regardons en détail la nature réelle du pouvoir dont lexercice est voilé par cette alternative tolérance/ingérence.
2) Tolérer ou réprimer : lexercice dun pouvoir
Je vais distinguer ici, schématiquement, trois incarnations distinctes de lalternative tolérance/ingérence en les reliant à trois formes duniversalisme actuellement coexistantes, en essayant de préciser les liens que ces dernières entretiennent entre elles.
Du « droit » dingérence humanitaire
Le « droit » dingérence humanitaire, avec son hygiénisme bien connu, est souvent invoqué pour justifier les interventions militaires, avec en arrière-plan un pillage économique des mieux orchestrés. Ainsi que Rony Brauman la montré de longue date, l« institution de lintime », prolongeant lintrusion des ONG dans les traditions et coutumes au nom dun intérêt vital et dune aide aux populations démunies, témoigne de la prégnance dun sentiment de supériorité médicale et technologique de longue date lié à luniversalisme républicain et poursuivant les « missions civilisatrices » des temps coloniaux que ce dernier a enfantées :
Les États-Unis doivent intervenir lorsque des menaces graves pèsent sur nos intérêts stratégiques ; ou lorsque des intérêts stratégiques significatifs coïncident avec des considérations humanitaires ; ou lorsquen labsence dintérêt stratégique vital, les inquiétudes humanitaires sont fortes avec des intérêts stratégiques minimes.
Comme cette citation le met bien en lumière, il est rare quinstitutionnellement ces missions humanitaires soient rendues possibles et éventuellement soutenues par les États indépendamment dobjectifs stratégiques (la pacification dune zone de conflits à des fins commerciales ou la déstabilisation indirecte dun Empire concurrent sont les objectifs les plus courants). Je ne métendrai pas sur cette question, dautres layant fait en détail.
Luniversalisme vide du multiculturalisme libéral et son racisme inavoué, ou luniversalisme par défaut
Une forme culturaliste ou culturalisante, démocratolâtre, de luniversalisme républicain est celle, plus directement libérale (en référence au prétendu libéralisme politique), du multiculturalisme. Celui-ci nest pas du tout en rupture avec celui que je viens dévoquer, mais en constitue plutôt un des prolongements possibles. Selon Zizek :
Le multiculturalisme, naturellement, est la forme idéale de lidéologie de ce capitalisme planétaire, lattitude qui, dune sorte de position globale vide, traite chaque culture locale à la manière du colon traitant une population colonisée comme des indigènes dont les murs doivent être précautionneusement étudiées et respectées
En dautres termes, le multiculturalisme est une forme de racisme désavoué, invertie, auto-référentielle, un racisme avec une distance il respecte lidentité de lAutre, le concevant comme une communauté authentique fermée sur elle-même par rapport à laquelle ladepte du multiculturaliste maintient, lui, une distance qui rend possible sa position universellement privilégiée. Le multiculturalisme est un racisme qui vide la position qui est la sienne de toute teneur positive (le défenseur du multiculturalisme nest pas un raciste franc du collier, il noppose pas à lAutre les valeurs particulières de sa propre culture), mais conserve néanmoins cette position comme le point vide duniversalité privilégié à partir duquel il est possible dapprécier (et déprécier) de manière appropriée dautres cultures particulières le respect du multiculturalisme pour la spécificité de lAutre est la forme même quadopte laffirmation de sa propre supériorité.
Thèse radicale sil en est, mais ce nest certes pas la posture universaliste sous-jacente au multiculturalisme qui est en cause en tant que telle. Le principe déthique minimale que jévoquerai plus loin (III-2), sil professe un respect de principe de lautre, peut et doit être lucide sur le fait que lautre nest pas lAutre. Le multiculturalisme est un racisme inavoué et indirect dès lors quil réifie ou substantialise lautre et se pose en promoteur dune coexistence de mondes mutuellement imperméables, et quil ne questionne pas le danger de cette réification. Lautre en réalité nest pas si Autre que cela, hybride quil est lui aussi (ainsi quon le verra en II-2). Le multiculturalisme libéral épouse donc pleinement le capitalisme, puisque son ressort est le refus de voir ce que celui-ci produit, à savoir une anomie générale corrélée à une hybridation permanente sur lesquelles il étend le double voile du choc de cultures fermées, et le refus de la nécessité de la régulation de ce choc dans et par son universalité proclamée. Plus encore, il nest pas besoin de regarder longtemps avant de constater que les politiques identitaires ou de « respect de laltérité » du multiculturalisme sont liées à nombre de courants post-modernes qui sont la sève idéologico-symbolique du capitalisme contemporain.
« Démocratie ou terrorisme ? », forme suprême de la moralisation dépolitisante de luniversalisme, ou luniversalisme par excès
La croisade bushienne, diversement relayée par la droite et lextrême-droite européennes, est une forme pathologique de la prétention à lexclusivité de luniversalisme. Du point de vue du « choc », ou du « clash » des cultures de façon plus générale, il faut du moins récuser toute idée dEmpire du Bien, du Mal, et surtout rester attentif à la logique actuelle du « choc des barbaries », que cette moralisation ultra-religieuse a progressivement induit. Le messianisme de la tolérance (bien plus que celui de la laïcité aux Etats-Unis) débouche, en apparence de façon formellement paradoxale, sur le « pas de tolérance à légard des ennemis de la tolérance », qui en est, réellement parlant, le prolongement pathologique. Celui-ci se résume par cette injonction : « attention, si tu ne te démocratises pas, je te massacre, moi le démocrate-tolérant-dépositaire-du-Bien-et-de-la-Liberté ». Ce fondamentalisme de luniversel démocrato-républicain est la forme exacerbée de son caractère stérilement contradictoire : :;;;même si on ne réussit pas à intégrer-ingérer la particularité (quon a dailleurs contribuée à faire naître), on lintègrera bon gré ou mal gré au dispositif, et ce dautant plus si les événements font pression. Dominés depuis 2001 par lalternative démocratie/terrorisme enchâssée sur la théologie guerrière de lEmpire de la liberté, les États-Unis incarnent la dérive totalitaire dun universalisme qui veut faire disparaître sa contradiction interne, au lieu den penser et den assumer les enjeux, les présupposés et les implications. Les pays en situation postcoloniale pourraient voir se généraliser ce fratricide fondamentalisme impérial. Essentiellement lié pour linstant à la spécificité moyenne et proche-orientale, ce fondamentalisme est cependant coextensif à la logique dhybridation asymétrique que jexposerai ci-après, et dont il est lexcroissance la plus grave.
La terreur de masse et le totalitarisme, loin dêtre des avatars nécessaires dun processus révolutionnaire naturellement dégénérescent, ont au contraire leurs origines spécifiques dans la culture libérale de lOccident capitaliste moderne, dans la façon dont les « démocraties » qui sy rattachent ont construit leurs rapports aux peuples « autres ». Cette construction a commencé par un déni dhumanité et une réification raciale de lennemi (consubstantiels au colonialisme), puis ce déni explicite a été renversé en un déni implicite : initialement non subsumable sous lUniversel, lAutre est dorénavant celui qui doit être assimilé-catalysé-ingéré-digéré-détruit par lUniversel. Le terrorisme est lenvers secrété par ce système. « Le ressentiment populaire a horreur du vide » rappelle à plusieurs reprises Gilbert Achcar : dans un contexte de discrédit général des valeurs et organisations socialistes et communistes, lutopie religieuse a logiquement regagné du terrain. Même si croyance ne signifie pas adhésion intègre/intégriste, la dérégulation politique et socio-économique a favorisé le mécanisme de « montée aux extrêmes » (Clausewitz), et donc le « choc des barbaries ». Ce choc mutuellement entretenu dans le sang opère actuellement entre lultra-violence subjective des fondamentalismes et lultra-violence anonyme et objective du capitalisme mondial dont la première est un produit renouvelé. Choc de deux règnes qui sont loin dêtre incompatibles, puisque ces extrêmes, cette fois, se rejoignent : la croisade bushienne contre la barbarie terroriste (lintervention en Afghanistan puis en Irak) est une « ultra-subjectivation » ultra-moraliste et fanatique de cette ultra-violence anonyme et na, du point de vue « subjectif », rien à envier à lintégrisme musulman quelle combat. Cest ainsi le même système capitaliste qui produit le multiculturalisme « tolérant », forme pacifiée et douce, et le fondamentalisme à la Bush dont la posture finale est daffirmer, au contraire, que légalitarisme et la tolérance mènent à la décadence et au suicide de la civilisation occidentale. Zizek formule ainsi cette situation :
Nous ne faisons pas ici lamalgame entre lintégrisme chrétien de la défense de lOccident, ouvertement raciste, et sa version libérale et tolérante (la guerre contre le terrorisme) qui, en dernier ressort, tente de sauver les musulmans eux-mêmes de la menace intégriste. Mais aussi importante que puisse être la différence, ces deux positions nen restent pas moins prises dans la même dialectique autodestructrice.
Du point de vue de la réinscription de ces problèmes dans la logique du capitalisme, avec lhabituelle palette de nuances, multiculturalisme « progressiste » et fondamentalisme « réactionnaire » sont les deux faces idéologiques dune même hégémonie : comme le dit Zizek, et on la observé par exemple en France en 2006 vis-à-vis de la Côte dIvoire, « le partisan libéral du multiculturalisme tolérant », tout en condamnant au nom de la dignité humaine la peine de mort et les coutumes « barbares » comme lexcision, « accepte quelquefois même les violations les plus brutales des droits de lhomme, ou fait au moins preuve dune certaine répugnance à les condamner, par crainte dêtre accusé dimposer à lAutre les valeurs qui sont les siennes », au nom donc dune confortable auto-critique consistant à sempêcher de tout eurocentrisme des Droits de lHomme.
II. Échange inégal, hybridation et anomie : de la disparition de lAutre à la destruction des autres
La question de la tolérance aujourdhui conduit ainsi à questionner à nouveaux frais une des formes dans lesquelles sest posé depuis deux siècles le problème de la régulation entre entités collectives de type essentiellement « macro » (États, « sociétés », « communautés », etc.) sous langle de conflits daltérités, à reconnaître ou à réprimer. Je vais donc maintenant examiner cette notion daltérité.
Le monde globalisé daujourdhui interdit dimaginer de telles entités closes et homogènes, comme on le pensait des sociétés dites « traditionnelles », « primitives » ou « sans histoire ». Cet imaginaire exotique est pourtant de manière dommageable encore présent aujourdhui, alors que de nombreux travaux en particulier en anthropologie, classique ou contemporaine dévoilent lhybridation, achevée ou en cours, de diverses cultures avec léconomie et le style de vie des capitalismes occidentaux. Il faut avant tout décrypter les ressorts profonds des causes et des modes de cette hybridation, et mettre clairement en évidence les rapports de force qui la traversent, afin dinsister sur ce que masque le dilemme tolérance/ingérence en un illégitime idéalisme historique et socio-économique, un rapport à un Autre qui est de moins en moins étranger, mais quon veut toujours regarder comme « autre » (ce à quoi lon arrive aisément quand on lessentialise) comme « indigène », « communautaire », etc. cest-à-dire comme une « étrangeté » dont « on » devrait tolérer ou non les agissements. Lalternative tolérance/ingérence renvoie à lexercice dun pouvoir dun peuple/État sur un autre dans un contexte donné, ce quil faut maintenant remettre en perspective historiquement, anthropologiquement et politiquement.
1) Surprofits et échange inégal : laccentuation néocoloniale des asymétries mondiales
La réalité anthropologique du devenir du système colonial nous montre en effet une triple logique à luvre dont on na pas pris toute la mesure. Dun point de vue économique dabord, Ernest Mandel montre quun renversement sest opéré depuis le passage au néocolonialisme, cest-à-dire essentiellement depuis la décolonisation politique des années 50-70 qui correspond à la lettre à la période « postcoloniale ». Lexploitation des pays dits du tiers-monde a pris deux formes essentielles. Avant la décolonisation, les surprofits coloniaux étaient la forme dominante, celle de léchange inégal, secondaire ; depuis celle-ci, le rapport hiérarchique entre ces deux formes sest inversé et témoigne donc en faveur dune transformation des modes de cette exploitation. Les surprofits coloniaux correspondent à la fraction de laccumulation du capital, obtenue classiquement par extorsion de plus-value selon le mode capitaliste dans les colonies, mais, dans le néocolonialisme, elle est transférée directement aux métropoles au détriment des bourgeoisies locales réduites à nêtre plus que de simples contremaîtres. Lanti-impérialisme révolutionnaire (des non-alignés ou des nouveaux États socialistes), cest un fait notoire, a pris nombre de mesures pour éviter ce transfert de capitaux, et ce dès lautonomie politique formellement acquise (les nationalisations par exemple).
À la domination directe, économique et politique, des empires sur les colonies, a ainsi succédé une domination économique indirecte, celle du capital international sur les bourgeoisies et capitaux locaux (marché mondial oblige), et une domination politique implicite (voir les embargos, les présidents fantoches, etc.) sur le fond dun bouleversement essentiel : les exportations de capitaux se font dorénavant essentiellement entre métropoles, et non plus entre métropoles et colonies. Cest de cela que découle la prédominance, dans les formes de lexploitation néocoloniale, de léchange inégal entre anciennes métropoles et anciennes colonies : celles-ci sont encore plus en besoin et demandeuses déchange, et les métropoles sont dautant plus libres dimposer leurs « règles ». Mandel résume ainsi cet échange inégal : « les colonies et semi-colonies [ou post-colonies] doivent tendanciellement échanger toujours davantage de travail (et de produit du travail) contre une même quantité de travail (et de produit du travail) de la métropole » ce que Marx avait déjà expliqué comme application/conséquence de la théorie générale de la valeur-travail appliquée au commerce international. Aujourdhui, laccentuation de cet échange inégal et des accumulations de capital entre (ex)-métropoles et (ex)-colonies, même si les bourgeoises locales en profitent davantage quauparavant, accroît cependant une double asymétrie structurelle : celle entre les écarts de productivité et celle entre les écarts de salaires (entendre : les valeurs déchange de la marchandise « force de travail »), source et résultat des montées du chômage dans les métropoles, et, simultanément, de laugmentation de cette « armée industrielle de réserve » que sont les travailleurs dans les ex-colonies. Il nest pas difficile de voir que le développement des pays du « tiers-monde » nest pas du ressort du capitalisme, puisque celui-ci est ce qui lempêche et le freine. La forme de lexploitation impérialiste et du sous-développement colonial a certes changé, mais son contenu est resté le même, et nen est que plus gravement accentué :
Cest dans la sous-alimentation croissante et dans la famine endémique dans ces pays que sexprime de la manière la plus tragique le sort des semi-colonies
La dépendance croissante vis-à-vis des importations de technologies étrangères, qui furent appliquées de façon légère et irresponsable, sans les études préalables nécessaires, provoque une cascade de catastrophes écologiques et sociales. Le fait déterminant demeure limpossibilité de réaliser une industrialisation globale des pays sous-développés dans le cadre du marché mondial capitaliste, aussi bien à lépoque du troisième âge du capitalisme et du néocolonialisme quà celle de limpérialisme classique. Les écarts de développement, dindustrialisation et de productivité saccroissent. Dans ces conditions, tous les mécanismes qui favorisent une crise sociale permanente dans ces pays continuent à agir.
Les inégalités entre pays riches et pauvres sont en permanence en train de saccroître et reconduisent, malgré quelques inflexions (les bourgeoisies locales senrichissent enfin), les inégalités de classes des entités nationales. Ceci est propre au « nouveau capitalisme » daujourdhui, qui est bien dans une phase de transition, au carrefour de modifications qui affectent de façons variées les secteurs économiques, sociaux et institutionnels. Les économies de limmatériel et des nouvelles technologies, et laccroissement sans précédent de la concentration financière convergent, notamment dans bon nombre des empires mondiaux, alors que se radicalise, dans les néo-colonies, linterpénétration de capitaux nationaux et étrangers, publics et privés. Des formes de division du travail renouvelées, une exploitation grandissante, et des géographies rurales et urbaines bouleversées (développement du secteur des services et de transformation des matières premières, en sus des industries dextraction auparavant prépondérantes) sassocient à ces transformations et constituent un terreau prolétarisant particulièrement fertile en révoltes et en conflits (jy viendrai en II-3, mais elles sassocient aussi à une hybridation anthropologique tout à fait nouvelle.
2) Lhybridation
Un autre changement instructif sest opéré au moment de laccession à lindépendance des anciennes colonies. Comme la montré Sartre, le propre du rapport inhumain de la métropole française à légard de lAlgérie fut de procéder en règle à la déshumanisation raciste des Algériens, et ce afin desquiver luniversalisme républicain qui aurait imposé le respect des Algériens en tant que citoyens à part entière, ce qui aurait évidemment ébranlé la structure même du rapport impérialiste. Mais, en contrepoint, cest par cette déshumanisation que les colonisés ont pu découvrir progressivement leur identité et se révolter : trop rigide, le système colonial ne pouvait durer. Il est évident quaujourdhui cette déshumanisation nexiste plus, pour lessentiel, sous cette forme si brutale mais elle reste cependant opératoire sous des formes diverses, en particulier celles de lhumanisme compassionnel de lhumanitaire et de linjonction démocratique impérialiste, en passant par le racisme en creux dont jai parlé précédemment. En résumé, il est évident que sil y a eu des ruptures, des décentrages et des infléchissements depuis la décolonisation officielle, certaines continuités essentielles subsistent : au-delà de laspect économique abordé ci-dessus, cest bien luniversalisation dune hybridation de fond, mais asymétrique, que limpérialisme colonial a radicalisée.
Lun des traits caractéristiques du colonialisme fut, corrélativement au pillage économique organisé, dassurer le maintien de linculture et des croyances de type féodal/magique dans les colonies, tout en supprimant les structures et coutumes qui permettaient à une féodalité vivante dêtre malgré tout une féodalité vivante, cest-à-dire une société humaine. Le code individualiste imposé a ruiné les cadres classiques de socialité en généralisant une socialité réifiée dominée par des rapports de coexistence atomisée, en extériorité, des individus, ce qui est le propre des rapports sériels. Cette situation a alors fabriqué des « indigènes » ou des « ethnies » censées être bien distinctes des colonisés autant que des colonisateurs, comme lont montré à leur façon Albert Memmi et Franz Fanon, et a favorisé lémergence de bureaucraties locales. Ce concept dhybridation désigne la conjonction et larticulation, quotidiennement incarnées, de logiques endogènes à ces sociétés/communautés dites « traditionnelles » et de logiques exogènes provenant du capitalisme international. De telles hybridations sont étudiées depuis longtemps, à limage de Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles de Bourdieu. Elles se traduisent par le fait quil ny a plus de société close, de culture fermée, daltérité radicale. De ce fait, l'anthropologie n'est plus ce qu'elle a été. Et « Nous », « Eux », les « Autres », ne sont plus ce qu'ils ont « été »: ces « Autres » sont en fait intimement déchirés et en perte plus ou moins structurée didentité. Ce que lon observe, ce ne sont donc ni des construits purement singuliers ni de simples nouvelles sphères culturelles, et encore moins une radicale altérité sociale à luvre, mais une série de différences dont il faut comprendre la logique et par rapport auxquelles le concept de « situation coloniale » reste dailleurs, anthropologiquement parlant, un puissant outil danalyse selon Georges Balandier.
Les fondements anthropologiques de cette logique et les fondements conceptuels des outils pour sa connaissance ne peuvent quêtre ceux dune théorie des différentes strates structurelles et historiques de la socialité, ce qui permet daffiner grandement le couple « mécanique/organique » et de montrer comment se déclinent ces types de « solidarités », cest-à-dire comment les structures et pratiques sociales sont à la fois médium et résultats les unes des autres, dans le cadre dune dialectique produisant du neuf par des conjonctions de logiques obéissant au principe suivant (comme la montré il y a un demi-siècle Richard Hoggart au sujet des pratiques culturelles des classes laborieuses dAngleterre) : une logique b ne peut se greffer pacifiquement sur une logique a que si a contient une prédisposition particulière à b. Sans finalisme, ce que lanthropologue daujourdhui soucieux du sens historique se demande, cest : quelles « prédispositions », et pour quelles « logiques » ? À lévidence, celui-ci est donc à l'étroit à l'intérieur des frontières qui lui ont été fixées au XXe siècle : (a) il les transgresse donc, car les frontières de sa discipline sont perméables à lhistoire, à la sociologie, aux sciences cognitives, à à la médecine, et même à la à la philosophie, pour autant que ses objets dits « aux marges » deviennent aussi classiques que les traditionnels (villages proches et lointains, mais aussi prisons, banlieues, hôpitaux, laboratoires, etc.), grâce au recours à de nouveaux moyens et de nouvelles formes d'expression; (b) et lanthropologue devient bien souvent de surcroît un témoin à charge des destructions et accentuations des fractures associées à cette hybridation généralisée. Comme il est peu ou prou sorti du « développementalisme » associé historiquement à lanthropologie, qui a fort bien joué par le passé son rôle dédification du colonialisme, et que, sans tomber dans le relativisme, il a intégré la nécessité de respecter le droit à lauto-détermination, et sachant à quel point un « inconscient colonial » peut vite subrepticement revenir à la charge, il ne sait plus trop quoi faire et joue son rôle dinformateur réduit temporairement à limpuissance.
Deux leçons sont à tirer : (a) lhomogénéité, à court et moyen terme, est anthropologiquement impossible il faut garder en particulier à lesprit les nombreux travaux sur la stabilité et linertie, malgré leur plasticité, des structures mentales, symboliques, idéologiques, cognitives, affectives des communautés comme des individus (cest-à-dire les habitus) et ce pluralisme est indépassable ; (b) corollaire : nous sommes tous affectés par cette condition. Sil existe, certes, des différences, cette logique de lhybridation et de la différenciation, répartie dans le temps et lespace, montre quaujourdhui plus que jamais à moins den faire un usage circonspect, précis et local le concept d« altérité » onto-anthropologique est devenu un mythe, une construction historique et idéologique qui masque sa non-neutralité et quil faut définitivement désubstantialiser, et dont on ne peut pas, en tous cas, se servir comme point dancrage théorique pour réfléchir sur la question de la tolérance.
3) Lanomie sociale
Au niveau psychologique et social, ces deux types de paramètres, économiques et anthropologiques, aboutissent à une détérioration massive des cadres matériels et symboliques de la socialité que le concept danomie a pour fonction dobjectiver. La prolétarisation croissante, associée à la liquidation des structures féodales et aux effets dans le temps du déni dhumanité constamment renouvelé, a évidemment facilité des prises de conscience collectives et nationales, doù ont diversement surgi nationalismes et guerres dindépendance. Le colonialisme a produit une dislocation des structures et coutumes traditionnelles, ou du moins des conditions dans lesquelles elles se reproduisaient sur le long terme. Mais il na rien proposé, après sêtre retiré, quune « intégration » dans le « marché » mondial, dans un contexte anti-démocratique et bureaucratisé. Or, ces bureaucraties quon a laissées en place sous le prétexte de souveraineté des États, ou quon a aidées à reprendre le pouvoir quand cela allait dans le sens des intérêts économiques, sont liées aux rapports de forces structurels du capitalisme. Claude Meillassoux a en ce sens forgé le concept de « corps social », afin de permettre le développement du concept de « lutte des classes ». Chacune des deux classes sociales bourgeoisie/prolétariat sécrète des corps sociaux formés et maintenus en dehors d'elles, comme agents de la réalisation de leur destin social et politique (dun côté, corps de politiciens, de cadres, etc. ; de lautre, syndicats, cadres associatifs), et ce concept rend possible une complexification-amélioration du schéma théorique inaugural de lantagonisme de classes.
En ce qui concerne les ex-colonies (essentiellement africaines), Meillassoux a montré, complétant ainsi les analyses de Mandel, quentravées par la colonisation dans leur développement, à savoir dans laccumulation de leur propre capital, leurs bourgeoisies locales, plus souvent marchandes qu'industrielles, furent presque partout incapables de s'opposer à la prise du pouvoir par des bureaucraties gouvernementales recrutées parmi les corps sociaux de la colonisation (en Afrique, par exemple, ce fut pendant la phase d'industrialisation de 19501975). Ces gouvernements bureaucratiques, n'appartenant pas à la classe capitaliste faute d'un enracinement économique, se constituèrent un secteur économique d'État, donnant le change quant à leurs intentions « socialistes », usant de moyens d'intervention brutaux (secrets ou publics) par la corruption des corps sociaux militaires (publics ou privés) pour tenir ces gouvernements en marge ou les remplacer. De là, presque partout sur le continent africain, on peut continuer dobserver sous deux formes la rivalité ré-exacerbée entre bourgeoisies et bureaucraties d'État : (a) celle des « conférences nationales », de la revendication « démocratique » ou de l'appel au multipartisme (expressions pacifiques) ; et (b) celle des guerres civiles, attribuées à des ethnies de circonstance ou à des guérillas dites populaires (qui en sont les manifestations sanglantes, par exemple au Rwanda). Il va de soi que cette liquidation progressive et délibérée d'une partie du prolétariat mondial, nourrie par lillettrisme, labsolue précarité de l'emploi, les faibles salaires des fonctions publiques et la fragmentation dans la sous-traitance du secteur dit informel, a contribué de façon primordiale, à la fois comme cause et effet, aux ravages des résolutions non pacifiques.
En résumé, ce nouveau prolétariat ne connaît pas les conditions de mobilisation qu'offrait en Europe la concentration de la grande industrie du XIXe siècle. Ses réactions sont violentes mais sporadiques, souvent plus proches de la délinquance que de la politique, comme lexplique Meillassoux, et, sous le vocable du terrorisme et de lanti-occidentalisme offensif depuis 2001 ou sous langle des revendications et des schèmes identitaires, nationalistes et religieuses (schèmes manifestement non périmés malgré leur passéisme), elles trouvent peu ou prou des expressions et des organisations tout à fait efficaces : le ressentiment populaire a bien horreur du vide. Si lon ajoute à cela la visible démission des syndicats européens, qui ont renoncé à la solidarité internationale, sauf via lhumanitaire et son cortège de contradictions, et les mouvements altermondialistes et anti-guerre qui en sont encore à leurs débuts, on comprend à quel point la dérégulation de léconomique, du juridique et des cercles traditionnels de socialité, et donc la désagrégation des normes et des repères sociaux corrélative, est bien cette anomie sociale quinvoquait Durkheim dans son explication holiste du suicide concept judicieusement prolongé, en termes socio-politiques, par celui de pourrissement social.
Bref, à se demander sil faut « tolérer » ou « ne pas tolérer » ces expressions guerrières ou sanglantes, on soulève une question durgence tout en prenant le problème à lenvers, puisquon reconduit par la question même le système que cette question épouse et légitime, et qui est à lorigine de ces conflits sanglants.
III. Démocratiser lexigence démocratique
1) Contre-pouvoirs et repolitisation de la démocratie et de la tolérance
Il faut dabord rejeter définitivement les thèses réifiantes du culturalisme qui affirment lincompatibilité de principe de la démocratie avec certaines cultures, comme celles de populations dAfrique ou de lIslam. À côté dun Islam réactionnaire et activement replié sur soi, un « Islam de marché », parfaitement lucide sur la logique de cette hybridation mondiale, sait pratiquer son conservatisme selon les canons capitalistes les plus pointus. De façon plus générale, comme François-Xavier Verschave la longuement martelé, la démocratie est avant tout refus de l'arbitraire. Les zones dinstabilité ou de non-droit dans les anciennes colonies où prédomine cet arbitraire sont bel et bien issues de cette logique du capitalisme. Mais si les règles élémentaires de respect des individus, des peuples et des préceptes démocratiques élémentaires ne sont pas respectées, cela est bien lié à des responsabilités locales. À hybridation avérée, responsabilité partagée, même si cela ne signifie en rien que ce soit à parts égales. A contrario, cela signifie que le procès concret de démocratisation est, comme ailleurs, évidemment pleinement possible.
« L'autocrate africain », idéal-type récemment forgé dans la droite ligne de la propagande coloniale et néocoloniale, ne correspond en tout cas absolument pas aux traditions africaines, tout autant quil faut sattaquer à ce mythe de linnocence perdue dun Africain purement et passivement détruit par la colonisation. Verschave rappelle de ce point de vue quil existe beaucoup d'Afriques. Les études anthropologiques, même les plus classiques, ont en tout cas montré au-delà du nécessaire que les contre-pouvoirs sont extrêmement sophistiqués en Afrique, et quils fournissent depuis longtemps des formes dorganisation et dexpression politiques fécondes qui peuvent être prometteuses pour l'avenir de la démocratie. Celles-ci peuvent aujourdhui nourrir la conquête dune démocratie qui sera, en dépit de ses prétentions cosmopolitiques, toujours localement construite. Ces contre-pouvoirs sont parvenus par le passé à empêcher le délire de larbitraire, mais le néocolonialisme perdure aujourdhui en partie parce quils sont minimisés ou occultés par lentretien local et international du fatalisme, de la corruption et de linstrumentalisation de lethnisme. Grâce à lanthropologie, aux sciences politiques et à lhistoire, on peut (et doit) reconstruire au contraire les logiques et modes dexistence de ces contre-pouvoirs novateurs :
C'est seulement ainsi que s'évaporera ce fatalisme post-colonial qui occupe encore certaines mentalités africaines, empêchant nombre d'Africains de croire en leur capacité d'inventer des mécanismes politiques raisonnables. Rien ne dit qu'un tel travail aboutisse aux règles qui fondent nos démocraties occidentales, mais il répondra aux mêmes exigences de principe : le respect de la volonté des collectivités et des peuples (sachant évidemment que la pratique tend à escamoter le principe.
Il va de soi que, fatalisme aidant, la production coloniale puis néo-coloniale des habitus que lon sait, enserrés entre maintien en extériorité dans leurs singularités et assimilationnisme négateur, empêche bien souvent, jusquaux Africains eux-mêmes pris dans les rets de « lidentitaire » et de « lethnique » et aujourdhui également traversés par « lAutre », de reposer en termes politiques la question démocratique. Et lécho occidental de cette dépolitisation, cest le moralisme ou le culturalisme de la tolérance.
Affirmer que la démocratie ne peut que sinventer par le bas, inter-localement, cest la repolitiser, puisque cest la ramener aux conditions matérielles de sa concrétude cohérente, sans la transformer en hochet, en vu pieux ou en Bien Suprême. Il reste à travailler à la rendre possible en évitant tout imputation unilatérale des responsabilités, et donc, simultanément, en forçant chaque instance impliquée à assumer ses responsabilités, ce qui ne se fera jamais dans un simple « espace public ». La démocratie concrète reste la voie, le moyen et la finalité de toute logique cosmopolitique (et non simplement universaliste) démancipation. Si la violence des opprimés reste toujours un retour de bâton à légard de celle des oppresseurs là encore, tout ne se vaut pas , il convient également déviter toute diabolisation et essentialisation des anciennes métropoles, du colon/post-colon tolérant ou ingérant, du terroriste, du communautariste violent. Car si le puissant a aujourdhui le pouvoir, rien nempêche quun jour on exerce ce pouvoir à son égard (la Chine, lInde, la Turquie, etc.). Mais cela ne fait sens que si lon refuse simultanément de déifier les victimes, car rien nindique quelles naient pas déjà exercé ou quelles nexerceront pas ce même pouvoir. Ainsi les traites négrières furent autant musulmanes, africaines, quoccidentales, de la même manière que les ex-colonies se comportent à légard de leurs « colonies internes » de façon tout aussi rétrograde et négatrices que les anciens empires et métropoles à leur endroit.
Il est donc toujours aussi urgent, dans toute analyse concrète, de désubstantialiser les protagonistes (l« ami » ou l« ennemi ») dune situation particulière. Sil peut y avoir aujourdhui un sens politique et non « moraliste » ou « culturaliste » à la tolérance, cest sous la forme de son contraire : lintolérance économique et politique, comme laffirme Zizek, à légard des fractures, des asymétries croissantes et des catastrophes produites par le capitalisme contemporain, ce dont les sciences sociales, et en particulier lalliance anthropologie-histoire, sont les témoins. Les perspectives mobilisées ici aboutissent toutes de près ou de loin à réactiver en lactualisant, théoriquement et pratiquement, la lutte des classes. Lexigence révolutionnaire en est le prolongement naturel, mais celle-ci suppose aujourdhui un dispositif contrehégémonique actualisé. Avant de conclure, quelques brèves remarques sur lorientation possible de cette actualisation.
2) Du principe déthique minimale à lutopie cosmopolitique
La tolérance est une marque de respect de lAutre, dans sa dignité morale, dans son mode dexistence sociale et dauto-gouvernement politique : ce droit à lautodétermination est un présupposé. En tant que droit de chacun comme égal aux autres de choisir librement son genre de vie, ce présupposé peut être ce à quoi, substantiellement, le droit naturel se résumerait : à mon sens ce présupposé est celui que Ruwen Ogien appelle le principe « déthique minimale ». Il se décline en (a) un principe de neutralité à l'égard des conceptions substantielles du bien ; (b) un principe de considération égale, qui nous demande d'accorder la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun ; et (c) en un principe d'intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui. Ce troisième point met bien évidemment laccent sur le problème qui nous intéresse ici : toutes les remises en contexte suggérées jusquici ont pour vocation de penser les conditions particulières de son invocation.
Au sens large, lanalyse géopolitique qui précède montre que léchange inégal au niveau économico-financier, lhybridation socio-anthropologique et lanomie psycho-sociale sont historiquement et quotidiennement imbriqués. Lutopie cosmopolitique serait celle dune rationalité collective qui reposerait sur cette hybridation pour formuler et construire des perspectives économiques et politiques alternatives à léchange inégal et à lanomie qui lui est associée. Une résistance contre-hégémonique instruite et foncièrement militante pour cette invention démocratique pourrait voir cette utopie comme une trouée, possiblement anti-idéologique, du moins contre-idéologique, et pourrait travailler à la complétion du « syllogisme » qui se dégage maintenant. Com-prendre et dépasser la contradiction de luniversalisme abstrait, cest voir, ainsi que Hegel puis Marx lont expliqué, que luniversel abstrait produit de soi son contraire, sa négation déterminée : luniversel, lorsquil ne peut plus être indifférent à légard du particulier, ne peut que vouloir le détruire, puisquil na pas pensé quil en est lorigine et quil la posé en extériorité, donc en définitive contre lui (cf. I ci-dessus). Le syllogisme est complet si luniversel et le particulier sont résorbés lun dans lautre et unifiés par cette intériorisation mutuelle, qui est le moment du singulier. Quelle singularité penser alors, cest-à-dire quel universel concret pleinement totalisant ? On a vu la logique anthropologique de la séparation (de soi avec soi) et de lhybridation (de soi avec dautres) qui affecte tout un chacun, la logique économique qui en est consubstantielle et qui accroît lantagonisme des classes et des conditions matérielles des populations par lhomogénéisation mondiale des non-règles du capital. Ce processus imbriquant (unissant) plusieurs plans de causalité, simultanément duniversalisation et de différenciation, est éminemment dialectique. La tension vers une citoyenneté hybride et cosmopolite, et cosmopolitique parce quhybride, me semble un bon candidat au titre de cet universel concret, qui est toujours rapport et jamais chose ou état. Objectivant politiquement les transformations à la fois « micro » (à luvre dans la sphère des habitus) et « macro » du nouveau capitalisme, elle totalise à la fois comme possible visé et comme réel advenu le jeu pluriel de luniversel et du particulier. Elle nadviendra pleinement que si on la fait advenir, et cest le prix de la cohérence seulement de là où elle le peut vraiment : par le bas.
Conclusion : Pour une résistance contre-hégémonique
En premier lieu le droit international et les diverses institutions de lONU essayent de se tenir au-delà de ces alternatives, mais ils y ils y sont en réalité immergés, pris dans un piège que lon peut résumer comme suit : lorsque lONU nintervient pas, cest quelle se fiche du droit international, quelle a peur, etc.; mais lorsquelle intervient, cest un valet de limpérialisme yankee
Aporie dont il faudrait évidemment sortir, mais dont il faudrait alors, à cette fin, comprendre les raisons dêtre : léquation « communauté internationale » = « hégémonie américaine » en est lune des raisons essentielles. En second lieu, bon nombre de discours anti-(néo-)colonialistes sont accompagnés de zones dombres gênantes et peuvent légitimement susciter la méfiance : dune part, les apôtres de la tolérance et du « bien commun » dans un « espace public » dans lequel ils se « reconnaîtraient » comme des « interlocuteurs doués de rationalité » sont dune naïveté théorique et politique telle quon peut sinterroger sur les parti-pris quune telle position cache ; dautre part, les discours incantatoires sur lémancipation des peuples par eux-mêmes, fort courants dans les milieux de gauche voire dextrême-gauche, sont bien peu rassurants (« lAfrique doit se débrouiller », « on ne va pas taper sur un dictateur quand même », « un peuple doit compter sur ses propres forces », etc.). Autrement dit, il faut récuser un certain usage de létendard de la tolérance destiné à refuser lingérence, lorsque celui-ci sapparente à une très confortable politique de lautruche. Lorsque ce qui est refusé lest à juste titre, les mauvaises raisons invoquées font encore plus de torts à la revendication et ne résolvent rien. Plus généralement, chaque civilisation produit une barbarie à la hauteur de ses moyens. Par rapport à celles daujourdhui, il est en tout cas certain que le moralisme gauchisant et démocratolâtre comme le volontarisme unilatéral de révolte sont perdants davance.
Le paradigme « tolérance/ingérence » que la communauté internationale entretient est aujourdhui de plus en plus souvent bloqué. La contradiction protéiforme de luniversalisme républicano-démocrate tient au fait que le capitalisme qui le sous-tend empêche toujours plus, en suivant sa logique propre, le maintien dune coexistence pacifique entre des « particularismes » plus ou moins organisés et violents. Ce blocage témoigne de ce que toute une histoire se joue là, et na pas fini de se jouer : comprenons activement cette histoire pour en sortir. Cela prendra du temps : il ny a pas de solutions miracles, puisque toutes ces crises et fractures, liées à cet enchevêtrement de causalités, sont la traduction dune crise identitaire généralisée corrélative du capitalisme actuel et de la complexification temporelle et spatiale de la structure internationale de classes. Cest tout cela quil faut prendre en compte si lon veut penser tous les tenants et aboutissants de la « tolérance » au XXIe siècle, ce qui na plus rien à voir avec le contexte classique qui a vu naître le concept de tolérance, tout simplement parce que les conditions et les passifs à partir desquels sexerce aujourdhui la revendication autonomiste (dont la tolérance traduit la reconnaissance) ont radicalement changé. Lutopie cosmopolitique, élément possiblement nouveau de la visée internationaliste révolutionnaire, pourrait en particulier contribuer à la repolitisation de la question européenne et de sa constitution en profitant de loccasion des « non » aux référendums sur cette question (en mai 2005 en France et en juin 2005 aux Pays-Bas), pour sortir de lhégémonie américaine, en refusant à la fois la cogestion intéressée de la situation postcoloniale et la subordination totale à cette hégémonie. Lenjeu de lEurope est autant à lextérieur quà lintérieur de ses frontières (dailleurs mouvantes) : penser et défendre une « autre Europe » exigerait par exemple de sortir du nombrilisme des débats récents ayant eu lieu à son sujet et de cosmopolitiser sérieusement les tactiques et stratégies contre-hégémoniques qui sont encore possibles en son sein.
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Ibid., p. 472 : « Du procès de Socrate à Constantin lAntiquité a hésité entre deux conceptions : tantôt les rapports entre les individus et les dieux étaient leur affaire, aux uns et aux autres, et la collectivité hésitait à sen mêler ; tantôt au contraire la collectivité tout entière se croyait menacée par limpiété dun de ses membres ».
Anaxagore de Clazomène, mathématicien et philosophe, fut pourchassé pour avoir enseigné que le soleil était, non pas une divinité, mais une pierre chauffée au rouge. Il ne fut pas condamné à mort parce quil accepta de sexiler.
Daprès Xénophon et Diogène Laërce : « Voici la plainte déposée sous serment par Mélétos, fils de Mélétos, du dème de Pitthé, contre Socrate, fils de Sophronisque, du dème dAlopekè : Socrate enfreint la loi parce quil ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et quil introduit dautres divinités nouvelles ; et il enfreint la loi aussi parce quil corrompt la jeunesse. Peine requise : la mort ». Cf. Xénophon, Mémorables, I, 1, 1, Paris, GF-Flammarion, 1967, t. I, p. 285 et Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 40, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 244.
Xénophon, I, 1, 19, op. cit, t. I, p. 288.
Larchonte, qui était désigné chaque année par tirage au sort. Sur tout cela, voir Moses I. Finley, op. cit., p. 137 et suiv.
Finley, op. cit., pp. 153-154 : « Aristophane et les autres poètes comiques étaient libres de plaisanter les dieux avec un manque de respect qui, dans la bouche de philosophes ou de sophistes, aurait donné matière à une accusation dimpiété. On trouvera lexplication de cette différence, je pense, dans le fait que les plaisanteries dAristophane se situaient à lintérieur des conventions des fêtes religieuses (comme les plaisanteries grossières des Miracles médiévaux) où la communauté célébrait ses dieux, tandis que les philosophes ne plaisantaient pas, ne fonctionnaient pas non plus à lintérieur du cadre de la communauté, ils lattaquaient, du moins beaucoup le pensaient. Même les dieux riaient lorsque le protagoniste de la paix dAristophane choisissait un gros bousier comme véhicule pour sélever vers leur demeure. Mais personne ne riait lorsque Anaxagore enseignait que le soleil, cétait seulement une pierre lointaine, chauffée au rouge. Ce nétait pas dit dans lintention de plaisanter ».
Paul Veyne, op. cit., p. 111 : « Tandis que les temps modernes ont conquis une zone de liberté contre lÉtat ou la religion, les Athéniens navaient pour liberté que celle que leur laissait leur cité ; le droit de regard dune cité sur la vie privée des citoyens était illimité, même si elle ne lexerçait guère. Personne ne protestait contre le principe ; ni Platon ni Xénophon ninvoquent la liberté de conscience en faveur de Socrate. En droit, lathéisme est condamnable à leurs yeux, et ils ne plaident que sur la question de fait : Socrate nétait pas athée. Laurait-il été que Platon aurait été le premier à lui faire boire la ciguë ; la peine de mort attend les impies dans la cité des Lois, dont les citoyens vivent sous une surveillance de tous les instants et au milieu de dénonciateurs que Platon nappelle pas sycophantes ».
Moses I. Finley, op. cit., p. 132.
Diogène Laërce, op. cit., I, 55, p. 102 : « Cest lui [Solon], semble-t-il, qui a établi les plus belles des lois : Si quelquun ne nourrit pas ses parents, quil soit privé de ses droits civiques, de même que celui qui a dilapidé son patrimoine. Et aussi : Que loisif soit tenu de rendre des comptes à quiconque voudra lassigner en justice ».
Aristote, Politiques, 1308b, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 377 : « Puisque cest aussi en raison de leur mode de vie privée que les gens veulent innover, il faut créer une magistrature spéciale qui aura à lil ceux dont le mode de vie nest pas à lavantage de la constitution, de la démocratie dans une démocratie, de loligarchie dans une oligarchie, et de même pour chacune des autres sortes de constitution ».
Dans le deuxième chapitre de LEmpire gréco-romain (« Les présupposés de la cité grecque ou pourquoi Socrate a refusé de sévader »), Paul Veyne sinterroge sur le sens à donner à la cité dont Platon élabore la législation dans les Lois : est-ce une utopie totalitariste née du cerveau dun anti-démocrate, ou bien « une de ces uvres monumentales qui résument une société ou une civilisation en une image plus vraie que la vérité » ? (op. cit., p. 79). Il montre sur de nombreux points que cest la seconde lecture qui est la bonne.
Paul Veyne, op. cit., p. 82 : « La démocratie grecque était le pouvoir pour chaque citoyen de débattre, de décider, de juger. Cétait une liberté politique, une liberté dintervenir au niveau de la cité. Mais aucun État ancien na eu lidée que les individus eussent des droits. Tandis que dans notre démocratie, ce qui est fondamental est une certaine conception de lindividu privé et de ses relations avec le monde social ».
Voir Georg Jellinek (Allgemeine Staatslehre, Berlin, Springer, 1921, p. 307) qui analyse cela comme une lacune de lAntiquité par rapport à la modernité ; P. Veyne (op. cit., p. 111) préfère y voir « une différence radicale » ; voir aussi Adolf Menzel (Hellenika, Baden bei Wien, Rohrer, 1938, p. 59) sur le procès de Socrate.
Sur cela, on peut se reporter au chapitre 11 (« Did the Greeks have the Idea of Human or Animal Rights ? ») de lexposé critique de Richard Sorabji, Animal Minds and Human Morals : the Origins of the Western Debate, London, Duckworth, 1993.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 44, in Pierre-Maxime Schuhl (éd.), Les stoïciens, Paris, Gallimard, 1962, vol. 2, p. 1187.
Par exemple : Tite-Live, Histoire romaine, I, XXIV.
Voir à ce propos Alasdair MacIntyre, Quelle Justice ? Quelle rationalité ? (traduction Michèle Vignaux DHollande), Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 159 et suiv., notamment p. 160.
Ibid., p. 160.
Cicéron, Des devoirs, III, 6, in op. cit., vol. 1, p. 594.
Sénèque, Des bienfaits, III, 18, 2, in Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 457.
Cicéron, Des devoirs, III, 6, in op. cit., vol. 1, p. 594.
À propos de lesclave, Sénèque parle de « lêtre humain tout nu », dépouillé des considérations liées à la place quil occupe dans la cité. Sénèque, op. cit., III, 18, 2, p. 457.
Cicéron, Des devoirs, III, 6, in op. cit., vol. 1, p. 594.
Sur ce rôle supplétif de la loi divine, qui complète la loi positive sans sopposer à elle, voir ce quen dit Paul Veyne, op. cit., p. 455 : « On fait appel à la religion là où elle ne fait pas double emploi avec la morale commune : en faveur des suppliants, des mendiants, des naufragés, des vaincus, des hors-groupe, tous ceux quaucune vraie justice, aucune themis ne protège ; ou en faveur dune entraide qui est louable sans être strictement due ».
Cicéron, Des devoirs, I, 16, in op. cit., vol. I, p. 513.
Paul Veyne, op. cit., p. 93.
Pour le mode de vie chrétien, voir lÉpître à Diognète, apologie prochrétienne adressée sous forme de lettre à un païen de haut rang dans les années 190-200, notamment À Diognète, V, 1 et suiv., Paris, Édition du Cerf, 1965, pp. 63-65 : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par la langue, ni par les vêtements. En effet, ils nhabitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas dun dialecte extraordinaire, leur vie na rien détrange. (
) Ils suivent les usages locaux pour ce qui concerne les vêtements, la nourriture et pour le reste de la vie, tout en manifestant le caractère merveilleux et extraordinaire de leur manière de vivre ».
Voir ce quen dit Paul Veyne, op. cit, p. 473 : « Somme toute, mis à part le problème chrétien, mis à part la poussée de peur des dieux que fut le procès de Socrate en période de crise, la conception de la religion qui a dominé toute lAntiquité a été fort pacifique : chaque peuple avait ses dieux nationaux et y avait droit, y compris les Juifs (cest la grande idée de Celse dans son pamphlet contre les chrétiens) ; les dieux du paganisme nétaient pas des dieux jaloux ».
Tertullien, Apologétique, Paris, Librairie Bloud et Guay, 1914, pp. 78-79.
Voir sur ce point : Fergus Millar, « The Imperial Cult and the Persecutions », in Elias Joseph Bickerman et Willem den Boer (dir.), Le culte des souverains dans lempire romain, Vandoeuvres/Genève, Fondation Hardt, 1973, p. 164.
Paul Veyne, op. cit., p. 472. La formule « ad Romanorum morem redire » est citée à partir de la Passio Scillitanorum, 14, in Herbert Musurillo (éd. et trad.), The Acts of the Christian Martyrs, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 88.
Celse, Discours vrai, in Louis Rougier, Celse contre les chrétiens, Paris, Pauvert, 1965, p. 122.
Symmaque, Relatio, 8-10, in Maurice Lavarenne (éd. et trad.), Prudence, Paris, Collection des Universités de France, 1963, vol. III.
En 391, sous le règne de Théodose Ier, les cultes païens sont définitivement interdits, les statues brisées, les temples détruits ou transformés en églises.
Richard Bentley, The Folly of Atheism and what is now Called Deism [1692] XE "Folly of atheism..." , in The Works of Richard Bentley XE "Bentley, Richard" , A. Dyce (éd.) XE "Newton, Isaac" , Londres, F. MacPherson, 1836-1838, vol. III, p. 10.
Cest ainsi que lorsque Sébastien Castellion, généreux humaniste, prend seul la défense de Servet contre la justification que donne Calvin de son supplice (Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin, traduction E. Barilier, Carouge/Genève, Éditions Zoé, 1998), il a soin de distinguer ce que Calvin amalgame : les hérétiques et les athées blasphémateurs. Les hérétiques sont peut-être dans lerreur, mais ils « vénèrent le Dieu unique ou enseignent à le vénérer », tandis que « ceux qui enseignent ouvertement contre le Dieu unique, ils peuvent bien mourir, en ce qui me concerne » (p. 240). Pas de tolérance pour lathée : Castellion et Calvin sont au moins daccord sur une chose.
Platon, Lois, 885b dans uvres complètes (traduction Auguste Diès et al.), Paris, Les Belles Lettres, 1956, t. XII, vol. I, p. 142.
Ibid., 887b-c, p. 144-145 : « (
) il importe grandement de donner autant que nous le pourrons de force persuasive à nos affirmations, quil y a des Dieux et des Dieux bons, honorant la justice bien plus que ne lhonorent les hommes ; nous aurions là, si jose dire, lintroduction la plus belle et la plus efficace [aux lois] ».
Ibid., 908b-c, pp. 180-181.
Ibid., 886c-d, pp. 143-144.
Ibid., 889e-890d, pp. 148-150.
Ibid., 887c-888a, pp. 144-147.
Ibid., 885b, p. 142.
Ibid., 884a, p. 141.
Ibid., 884a, p. 141.
Ibid., 886a-e et 890a-d, pp. 143-144 et 148-150.
Ibid., 884a-885e, pp. 141-142.
Ibid, 793b, p. 18.
Ibid., 788a-b, p. 11 : « La vie individuelle ou domestique comporte, en effet, une multiplicité de menus actes qui se font hors du regard public, et, variant au gré des sentiments (
) de chacun, prompts ainsi à sécarter des normes que recommande le législateur, risquent de mettre, dans les murs des citoyens, une diversité où rien ne se ressemble, et cest là un mal pour les cités ».
Cest la montée en puissance de lépicurisme et de latomisme dans la seconde moitié du XVIIe siècle qui obligera des philosophes-apologètes comme Richard Bentley, Samuel Clarke, et tous ceux qui ont réagi au néo-épicurisme sur la base des découvertes newtoniennes notamment, à tenter de nouveau de ressusciter mutatis mutandis la distinction que faisait Platon pour se donner une cible, sans toutefois y parvenir tant ils restent prisonniers du préjugé traditionnel qui réduit tout athéisme à la corruption des murs, corruption qui les rend intolérables en société. Voir, par exemple, Richard Bentley XE "Bentley, Richard" et son commentaire du célèbre psaume XIV, 1er verset . Il sagit ici pour lui de donner de ce verset une lecture nouvelle, contre la lecture traditionnelle des orthodoxes. La deuxième partie du verset, en effet, semble impliquer que l'athéisme XE "Athéisme" spéculatif XE "Athéisme : spéculatif" et l'athéisme pratique XE "Athéisme : pratique" sont confondus, cest-à-dire quil nexiste pas dautre athéisme que lirréligion. Aussi Bentley renvoie-t-il à plus tard la démonstration de leur liaison, car il veut identifier précisément sa cible, les athées de système, ou véritables athées : « Cette dernière phrase [du verset] nest pour lathée véritable quun pur jargon [mere jargon] XE "Sémantique : jargon" , comme il aime à le dire, le son creux dun mot sans signification. Il nadmet aucune moralité de nature, aucune autre distinction du bien et du mal, du juste et de linjuste, que celles accordées par la variété des modes et des institutions humaines dans les différents pays du monde (...). De sorte que, jusqu'à ce que nous ayons prouvé, quand il le faudra, la différence éternelle et essentielle de la vertu XE "Vertu" et du vice XE "Vice" , nous devons nous abstenir de presser les athées avec la corruption abominable de leurs principes » (Richard Bentley, op. cit. XE "Folly of atheism..." , vol. III, p. 1).
Témoins ces listes dathées anciens qui passent dauteur en auteur : Théodore de Cyrène, Evhémère, Diagoras de Mélos, Straton de Lampsaque, Nicanor de Chypre, que lon retrouve chez Cicéron, Plutarque, Eusèbe de Césarée, Porphyre, Flavius Josèphe, Diodore de Sicile, Scaliger, Plutarque, Jérôme, etc.
On peut par exemple XE "Hunter, Michael" dénombrer pas moins de six acceptions fondamentales de lathéisme entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle : le réformateur ou lanti-réformateur (en général le papiste XE "Papisme" , mais ceux qui seront hostiles, après le schisme anglican, à léglise nationale, feront également laffaire : anabaptistes, quakers, sociniens... ) ; lanti-chrétien (naturaliste ou déiste, qui refuse toute notion XE "Notion" de « révélation XE "Révélation" ») ; le libertin XE "Libertinage" (le débauché, limmoraliste, bref, « lathée pratique », cest-à-dire celui qui vit comme si Dieu nexistait pas) ; le mortaliste (qui, en niant limmortalité XE "Immortalité" de lâme XE "Ame" , supprime du même coup les peines et récompenses à venir, et fonde ainsi lathéisme pratique XE "Athéisme : pratique" ) ; le cynique XE "Cynisme" « machiavélique » (celui qui réduit la religion à un problème de contrôle politique des populations et préconise la subordination totale de lÉglise à lÉtat) ; et enfin, lathée spéculatif, qui sattaque en philosophe aux Écritures, à la providence XE "Providence" , voire, de manière évidemment discrète, à lidée de Dieu. On voit que lathéisme qualifie aussi bien lirréligion (mépris pour les religions, les cultes et leurs ministres), lindifférence religieuse (scepticisme), lhérésie schismatique, limmoralité (comme refus des valeurs prônées par la religion) et lérastianisme (volonté de soumettre Dieu à César) que des positions philosophiques concernant Dieu et sa providence.
John Locke, Lettre sur la tolérance (traduction Raymond Polin), Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 79.
Ibid.
Ibid., p. 83 : « Ceux qui nient lexistence dune puissance divine ne doivent être tolérés en aucune façon. La parole, le contrat, le serment dun athée ne peuvent former quelque chose de stable et de sacré, et cependant ils forment les liens de toute société humaine ; au point que la croyance en Dieu elle-même supprimée, tout se dissout ».
Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète (édition dAndrée Prat revue par Pierre Rétat), Paris, Nizet, 1984, 2 vol.
Il nest pas le premier à la faire, mais le premier à la fonder. Cest en effet Bacon qui, le premier, réactive le thème platonicien de lathée vertueux, notamment dans lEssai XVI. Cf. Francis Bacon, Essais (traduction Maurice Castelain), Paris Aubier, 1948, p. 89 : « lathéisme laisse à lhomme le bon sens, la philosophie, la charité naturelle, les lois et lhonneur, qui peuvent tous, à défaut de religion, lui servir de guides vers une moralité extérieure ; mais la superstition les détrône tous pour ériger dans les âmes une monarchie absolue. Cest pourquoi lathéisme na jamais troublé les États... ». Ce passage a été reproduit inlassablement par la suite, notamment par La Mothe le Vayer, Bayle et Collins.
Pierre Bayle, op. cit., § 135, p. 9.
Ibid., § 136, p. 13.
Ibid., § 143, pp. 31-32 : « Nous pouvons donc poser pour principe I. Que les hommes peuvent être tout ensemble fort déréglés dans leurs murs, et fort persuadés de la vérité dune religion, et même de la vérité de la religion chrétienne II. Que les connaissances de lâme ne sont point la cause de nos actions. III. Que généralement parlant (jexcepte toujours ceux qui sont conduits par lesprit de Dieu) la foi que lon a pour une religion, nest pas la règle de la conduite de lhomme, si ce nest quelle est souvent fort propre à exciter dans son âme de la colère contre ceux qui sont dans un différent sentiment
».
Ibid., § 136, p. 12.
Ibid., § 144, p. 32 : « Quand on nexamine ces choses que dune vue générale, on se figure que dès quun athée fait réflexion quil peut senivrer impunément, il senivre tous les jours. Mais ceux qui savent la maxime trahit sua quemque voluptas [chacun est entraîné par son penchant] et qui ont examiné plus exactement le cur de lhomme, ne vont pas si vite. Il sinforment, avant que de juger de la conduite de cet athée, quel est son goût. Sil trouvent quil aime à boire, quil est fort sensible à ce plaisir-là, quil en est plus friand que de sa réputation dhonnête homme, ils jugent queffectivement il boit autant quil peut. Mais ils ne jugent pas pour cela quil en fait plus quune infinité de chrétiens, qui sont saouls presque toute leur vie. Sils trouvent quil a de lindifférence pour le vin, ils lui font la justice de croire quil ne boit quà sa soif. Je dis la même chose de toutes les autres voluptés criminelles ».
Ibid., § 162, p. 67.
Platon, op. cit., 788b-c, p. 11 : « Cest la ruine des lois écrites elles-mêmes, ces transgressions légères et fréquentes par où les hommes saccoutument à désobéir. Ainsi lon est embarrassé pour légiférer, et cependant on ne saurait se taire ».
John Locke, op. cit., p. 75. « Le jugement privé de chacun, concernant une loi faite en vue du bien public, ne supprime pas lobligation et ne mérite pas de tolérance ».
Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ Contrains-les d'entrer, ou Traité de la tolérance universelle, in Oeuvres diverses de Mr. Pierre Bayle, La Haye, P. Husson, 1727, t. II, p. 431 : « Quoi quil en soit, dit-on en quatre lieux, on ne peut, selon mes principes, faire violence à aucun homme qui se mêle de dogmatiser, et ainsi voilà les athées en droit de déclamer partout où bon leur semblera contre Dieu et la religion. Je nie cette conséquence, en premier lieu parce que les magistrats étant obligés par la loi éternelle de maintenir le repos public, et la sûreté de tous les membres de la société quils gouvernent, peuvent et doivent punir tous ceux qui choquent les lois fondamentales de lÉtat, au nombre desquels on a coutume de mettre tous ceux qui ôtent la providence, et toute la crainte de la justice de Dieu. Si cette raison ne suffisait pas, en voici une deuxième qui fermera pour jamais la bouche à tout chicaneur, quelque hardi quil puisse être ; cest quun athée ne pouvant être poussé à dogmatiser par aucun motif de conscience, ne pourra jamais alléguer aux magistrats cette sentence de saint Pierre, il vaut mieux obéir à Dieu quaux hommes, que nous regardons avec justice comme une barrière impénétrable à tout juge séculier, et comme lasile inviolable de la conscience. Un athée destitué quil est de cette grande protection, demeure justement exposé à toute la rigueur des lois, et dès aussitôt qu il voudra répandre ses sentiments contre la défense qui lui en sera faite, il pourra être châtié comme un séditieux, qui ne croyant rien au-dessus des lois humaines, ose néanmoins les fouler aux pieds. Je ninsiste pas davantage sur cette réponse ; je suis assuré que les lecteurs les moins pénétrants en sentiront dabord toute la force ; et ainsi voilà notre doctrine absolument à couvert des attentats de limpiété, puis que nous voulons quà cet égard le bras séculier fasse tout ce quil trouvera à propos ».
H. Benbaji et D. Heyd, « The Charitable Perspective : Forgiveness and Toleration as Supererogatory », Canadian Journal of Philosophy, 31, 2001, pp. 567-585.
Robert Benet, « Du regard XE "regard" de lautre dans les Lettres XE "Lettres" persanes : investigation XE "investigation" , voilement, dévoilement », Linformation littéraire, 44, 3, 1992, p. 11. Voir aussi Gianni Iotti, « Lignorance dUsbek : considérations sur les Lettres persanes », Dix-huitième siècle, 31, 1999, pp. 379-490.
À cet égard, comme le rappelle Robert Shackleton dans sa biographie de Montesquieu, lEspion turc de Giovanni-Paolo Marana paru en 1684 en six volumes (qui connaîtra treize rééditions augmentées par la suite), texte qui précède donc les Lettres persanes, est digne dêtre pris en considération.
Jean Starobinski, préface aux Lettres XE "Lettres" persanes [1973], Paris, Gallimard, 2003, p. 8.
Montesquieu, Pensée 1261, cité par Gérard Desson, « Le pluriel des manières », Revue Montesquieu, 3, 1999, p. 77.
Sur le rapport XE "rapport" entre la pensée de Montesquieu XE "Montesquieu" et le stoïcisme, voir larticle de Catherine Larrère, « Le stoïcisme dans les oeuvres de jeunesse de Montesquieu », in Catherine Volpilhac-Auger (éd.), Montesquieu les années de formation (1689-1720), actes du colloque de Grenoble, Naples/Paris/Oxford, Liguori Editore/Universitas/Voltaire XE "Voltaire" Foundation, 1999, pp. 163-183.
Montesquieu, « Éloge de la sincérité », in uvres complètes, Paris, NRF-Gallimard, 1969, vol. 1, p. 99.
Ibid., p. 100. Voir aussi Sheila Mason, « Le comparatisme dans les oeuvres de jeunesse de Montesquieu XE "Montesquieu" », in Catherine Volpilhac-Auger (éd.), op. cit., pp. 153-161.
Montesquieu, « Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères », op. cit., vol. 2, p. 63.
Montesquieu, Lettre XE "Lettres" XXXI, op. cit., vol. 1, p. 177.
Montesquieu, Lettre XE "Lettres" CXLV, op. cit., vol. 1, p. 357.
Ibid.
Montesquieu, Lettre XE "Lettres" LXIII, op. cit., vol. 1, p. 223.
Voir, à ce propos, Annie Becq, Lettres persanes de Montesquieu XE "Montesquieu" , Paris, Gallimard, 1999, p. 75.
Montesquieu, Lettre XE "Lettres" XXIV, op. cit., vol. 1, p. 166.
Montesquieu, Lettre XE "Lettres" LXIII, op. cit., vol. 1, p. 222-223.
Ibid., p. 223.
Marilena Chaui, « Janela da alma, espelho do mundo » in Adauto Novaes (dir.), O olhar, São Paulo, Companhia das Letras, 1988, p. 35.
Montesquieu écrit à ce propos : « (...) les femmes ny font point comme nos Persanes, qui disputent le terrain quelquefois des mois entiers ; il ny a rien de si plénier : si elles ne perdent rien, cest quelles nont rien à perdre ; (...) toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paraissent des moyens plus propres à exercer lindustrie de ce sexe quà la lasser » (Lettre XE "Lettres" LV, op. cit., vol. 1, p. 211-212).
Montesquieu, LEsprit des lois, V, 14, op. cit., vol. 2, p. 297. Voir aussi, dans le même ouvrage, XIX, 27.
Cf. Lettre XE "Lettres" II, op. cit., vol. 1, p. 134 : « Tu leur commandes, et tu leur obéis ; tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés et leur fais exécuter de même les lois XE "lois" du sérail. Tu trouves la gloire à leur rendre les services les plus vils »
Jean Chardin, Voyages de M. le chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l'Orient, Amsterdam, J. L. Delorme, 1711, vol. 2, p. 214. Voir aussi Alain Grosrichard, Structure du sérail : La fiction du despotisme asiatique dans lOccident classique, Paris, Seuil, 1979, p. 71.
Ibid., p. 74.
Montesquieu, Lettre XE "Lettres" XLVIII, op. cit., vol. 1, p. 197. (cest nous qui soulignons). Dautres références au verbe regarder ou étonner se trouvent dans les Lettres LXXVIII, XCVII, CXXXIV et CXLV.
Dans larticle 73 des Passions de lâme, Descartes XE "Descartes" définit « étonnement » comme « un excès dadmiration qui ne peut jamais être que mauvais ».
Cf. Montesquieu, Lettres XE "Lettres" XXIV et XLVIII.
Paul Valéry, Variété II, Paris, Gallimard, 1930, pp. 68-69.
Aristote, Métaphysique, A, 2, 982b13.
Platon, Théétète, 155d.
Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p. 453.
Cf. notamment Montesquieu, Lettre XE "Lettres" VIII, op. cit., vol. 1, p. 140.
Voici ce que dit Usbek après disserté sur les valeurs XE "valeurs" de la justice et du plaisir : « Oui, Rhedi, si jétais sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que jai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes XE "hommes" » (Lettre XE "Lettres" LXXXIII, in op. cit., vol. 1, p. 257).
Dans le préface du dictionnaire allemand des notions historiques le plus renommé (Otto Bruner, Werner Conze et Reinhart Koselleck (éds), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 1972, p. XXII), nous pouvons lire : « Selon notre méthode, un mot se transforme en notion quand toute la plénitude dun lien mutuel de significations politico-sociales, dans laquelle et pour laquelle le mot est utilisé, est assumée par ce mot seul » (traduction nôtre).
Dans sa vaste étude sur lhistoire de la notion de « tolérance », Rainer Forst montre six composantes importantes de celle-ci : 1) contextualité ; 2) négation ; 3) acceptation ; 4) définition de ses limites ; 5) bonne volonté de la part du tolérant et 6) mutualité (la tolérance est à la fois une pratique juridique et politique et un comportement individuel). Cf. Rainer Forst, Toleranz im Konflikt, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003, pp. 30-41.
Rüdiger Bubner, « Zur Dialektik der Toleranz », in Rainer Forst (dir.), Toleranz. Philosophische Grundlagen und gesellschaftliche Praxis : einer umstrittenen Tugend, Frankfurt am Main, Campus, 2000, p. 45 (traduction nôtre).
Paul Ricur décrit le rapport entre la religion et le pouvoir politique comme un rapport de dépendance et de soutien mutuels : « Le politique demande au religieux, représenté par sa hiérarchie, lonction, cest-à-dire le signe de sa sacralité ; en échange, linstitution ecclésiastique demande au politique la sanction du bras séculier pour ce quelle tient pour schisme ou hérésie. Cet échange entre onction et sanction constitue une relation instrumentale croisée, où chacune des institutions reçoit de lautre ce qui lui manque : la force spirituelle du sacré pour le politique et la force physique de la contrainte pour le religieux ou, plutôt, pour lecclésiastique ». Paul Ricur, « Tolérance, intolérance, intolérable », Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 296.
Wolfhart Pannenberg, Christentum in einer säkularisierten Welt, Freiburg, Herder, 1988, p. 21 (traduction nôtre).
Wilhelm Schmidt-Biggemann, Theodizee und Tatsachen : das politische Profil der deutschen Aufklärung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988, p. 167 (traduction nôtre).
En ce qui concerne la signification de lordre légal comme garantie de la tolérance, nous citons ici une réflexion de Robert Spaemann, « Europa-Wertegemeinschaft oder Rechtsordnung ? », Transit. Europäische Review, 21, 2001, pp. 172-173 : « Nous devons nous rendre à lévidence que le pluralisme a son prix. Et ce prix, exigé par le pluralisme total, est trop cher. Il détruirait toute une culture développée et rendrait lexistence commune des individus impossible. Toutefois, il existe des valeurs communes auxquelles nous ne pouvons pas renoncer dans une société pluraliste. Elles comprennent, dun côté, la tolérance, cest-à-dire lattitude de manifester du respect envers les autres et de ne pas se mêler à la sphère de leur liberté personnelle quand bien même leurs convictions, valeurs et formes de vie différeraient des nôtres. Ce respect trouve son expression dans le droit, dans un ordre légal libéral. Cest le droit qui rend, dans une certaine mesure, lindividu indépendant du respect et de la tolérance de bonne volonté, voire des jugements de ses concitoyens, en les obligeant à respecter la sphère de cette liberté » (traduction nôtre).
John Locke, Lettre sur la tolérance (traduction Raymond Polin), Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 47 : « Quoi que lon puisse révoquer en doute en fait de religion, une chose du moins est certaine, cest quaucune religion que je ne crois pas être la vraie ne peut être pour moi ni vraie, ni utile. Cest donc en vain que, sous le prétexte de sauver lâme de leurs sujets, le magistrat les contraint à adhérer à sa propre religion : sils y croient, ils y viendront spontanément ; sils ny croient pas, même sils y viennent, ils nen seront pas moins perdus. Quelque bien que vous vouliez à un autre, quoi que vous fassiez pour son salut, vous ne pouvez le forcer à être sauvé : à la fin, il doit être laissé à lui-même et à sa propre conscience ».
Lessing, Nathan le sage (traduction Robert Pitrou), Paris, Aubier-Montaigne, pp. 155-157 (vers 1910-1917).
Ibid., p. 163 (vers 2045-2050).
Jürgen Werbick, « Die Entstehung der Toleranz aus dem Geist der Aufklärung », in Konrad Hilpert et Jürgen Werbick (dir.), Mit den Anderen Leben. Wege zur Toleranz, Düsseldorf, Patmos, 1995, p. 15.
Selon Jeanne Hersch lintolérance qui est une « main-mise sur le vrai » et la « possession dun modèle privilégié » agit aux niveaux de la pensée, des croyances, de laction et de lêtre. On peut supposer que la tolérance elle-même peut très bien se faire remarquer à travers les quatre sphères du « penser, du croire, du faire ou de lêtre ». Cf. Jeanne Hersch, « Tolérance : entre liberté et vérité », La tolérance aujourdhui, analyses philosophiques, XIXe Congrès international de philosophie, Paris, Publications de lUnesco, 1993, p. 27.
Telle est la définition de larticle premier « Signification de la tolérance » de la Déclaration de principes sur la tolérance adoptée par la Conférence générale de lUnesco le 16 novembre 1995.
Selon Erich Fromm, lindifférence est le plus grand problème moral de lépoque contemporaine.
Jeanne Hersch, art. cit., p. 28.
Cf. la « mauvaise bienveillance » dont parlait saint Augustin dans ses Confessions.
Yves Charles Zarka, « La tolérance : force et fragilité de la modernité », La tolérance aujourdhui, analyses philosophiques, XIXe Congrès international de philosophie, Paris, Publications de lUnesco, 1993, p.38.
Ibid.
Richard Rorty et Gianni Vattimo, Il futuro della religione, Milan, Garzanti, 2005.
Voir par exemple Hugh La Follette (dir.), Ethics in Practice. An Anthology, 2e édition, Malden (Mass.), Blackwell, 2002, où les questions de tolérance ne sont introduites quà travers les thèmes de la vie et de la mort, lavortement, la vie privée, la sexualité, la liberté et la justice, la discrimination et la libre parole, les droits de lhomme, etc.
Cours donné à la Nouvelle Université Bulgare pour les étudiants de première année de la filière francophone des sciences politiques et pour les étudiants de première année en philosophie. Sont résumées ici les opinions exprimées lors des discussions.
Le texte qui suit reproduit en grande partie les thèmes déjà posés dans lintroduction de Lidia Denkova (éd.), Genèse de la tolérance (De Platon à Benjamin Constant). Anthologie de textes, Paris, Publications de lUnesco, 2001, dont la visée principale est : 1) dinsister sur la filiation historique de la notion de la tolérance bien avant le XVIIe siècle et 2) de présenter une approche possible dun enseignement de la tolérance sur le plan de lhistoire des idées. Lanalyse philosophique propose lexemple inverse, une « simple » question avec les raisons complexes de leurs réponses.
Cité dans Zaghloul Morsy (éd.), La Tolérance, Paris, Publications de lUnesco, 1993, p. 181.
John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes (traduit par Jean Le Clerc), Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 177.
Gabriel Marcel, Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, 1940, p. 326.
Cf. le deuxième chapitre des Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954.
Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 1535.
Cf. Paul Siblot (dir.), Dire la tolérance, Unesco-Praxiling, 1997.
Sénèque, Lettre 95 à Lucilius, in Entretiens. Lettres à Lucilius (traduction François Préchac, revue par Paul Veyne), Paris, Robert Laffont, 1993, p. 964.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de lesprit, Paris, Aubier, 1991, p. 161.
Pensée exprimée par Gianni Vattimo dans Ayyam Sureau (éd.), Qui sommes nous ? Les rencontres philosophiques de lUnesco, Paris, Presses de lUnesco/Gallimard, 1996, p. 58.
Malebranche, Recherche de la vérité, Paris, Galerie de la Sorbonne, 1991, p. 582.
Sur lhistoire du cosmopolitisme, voir par exemple Peter Coulmas, Les citoyens du monde : histoire du cosmopolitisme (traduction Jeanne Étoré), Paris, Albin Michel, 1995.
Aristote, Éthique à Nicomaque (traduction Jules Tricot), Paris, Vrin, 1959.
Malebranche, op. cit., p. 589.
Cité dans Jeanne Hersch, Le droit dêtre un homme, Paris, Publications de lUnesco, 1968, p. 251.
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle (traduction Jean Gibelin), Paris, Vrin, 1999.
Gabriel Marcel, Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, 1940, p. 364.
Cf. Vladimir Jankélevitch, Le Pardon, Aubier-Montaigne, 1967.
Emmanuel Levinas, Entre nous : essais sur le penser-à-lautre, Paris, Grasset, 1991, p. 108.
Ibid., pp. 205-206.
John-Stuart Mill, Le gouvernement représentatif (traduction Dupont-White), Paris, Guillaumin, 1865, p. 31.
Ibid., p. 143.
David Hume, Réflexions sur les passions (traduction Corinne Hoogaert), Paris, Librairie générale française, 1990, p. 98.
Cf. Eric Walter Frederick Tomlin, Les grands philosophes de lOrient (traduction Gaston Waringhien), Paris, Payot, 1952, pp. 264-285.
William James, Talks to Teachers on Psychology and to Students on Some of Lifes Ideals, London, Longmans/Green, 1899.
Pour une histoire détaillée du problème, cf. Joseph Lecler, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, Albin Michel, 1994.
Cf. Georges Pons, Gotthold Ephraim Lessing et le Christianisme, Paris, Didier, 1964, pp. 412-423.
Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
Ibid., p. 11.
Humberto Giannini, « Accueillir létrangeté », in Claude Sahel (dir.), La tolérance : pour un humanisme hérétique, Paris, Autrement, 1991, p. 20-21.
Claude Sahel, « Préface », Ibid., p. 17.
Dans Critique de la science-fiction, Jacques Goimard intitule lun de ses chapitres « Une traversée des définitions » où il propose plusieurs textes qui montrent lévolution de sa propre recherche entre 1972 et 2001.
Voir Gérard Klein dans sa préface au livre dAnita Torres, La science-fiction française : auteurs et amateurs dun genre littéraire, Paris, LHarmattan, 1997, p. 26 (aussi disponible sur le site Internet : www.quarante-deux.org).
Humberto Giannini, op. cit., p. 20.
Voir larticle « Voltaire » dans Pierre Versins, Encyclopédie de lutopie : des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Lausanne, LÂge dhomme, 1984, pp. 939-940.
Voir en particulier Orson Scott Card et le Cycle dEnder dont notre intitulé reprend de manière détournée (mais tolérable) la traduction française du titre du premier volume : La stratégie Ender.
On peut renvoyer à Voltaire qui définit la tolérance comme lapanage de lhumanité, mais dune humanité marquée par la sottise et les limites de ses possibilités ou de sa vertu : « Quest-ce que la tolérance ? Cest lapanage de lhumanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et derreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, cest la première loi de la nature » (Voltaire, « Tolérance », Dictionnaire philosophique, Paris, Gallimard, 1994, p. 492).
Jacques Sadoul, Histoire de la science fiction moderne, Paris, Jai lu, 1973, t. 1, p. 30 et suiv.
Voir par exemple B.R. Bruss, Et la planète sauta, Paris, Le Portulan, 1946.
Jean-Claude Dunyach, « Les nuits inutiles », in Robert Silverberg et Jacques Chambon (éds.), Destination 3001, Paris, Jai lu, 2003, p. 375. Voir aussi : Gérard Klein, « Mémoire vive, mémoire morte » in France-Anne Ruolz et Stéphane Nicot (éds.), Les navigateurs de limpossible, Nancy, Imaginaire sans frontières, 2001, pp. 127-155 ; ou encore Andreas Eschbach, « Le semeur de cauchemars », in Robert Silverberg et Jacques Chambon (éds.), op. cit., pp. 121-146.
Gilbert Hottois, « Transcendances symboliques et techniques », in Gilbert Hottois (dir.), Philosophie et science-fiction, Paris, Vrin, 2000, p. 137. Cependant, toute cette réflexion ne se fait pas toujours de manière aussi sérieuse ou catastrophique ; elle peut emprunter la voie humoristique comme dans la nouvelle lilliputienne de Gérard Klein dans « Cache- cache », La loi du talion, Paris, Jai lu, 1973, p. 5.
Claude Sahel, op. cit., pp. 12-17.
Ibid., p. 14.
Voir par exemple lopposition entre les humains et les phagors dans la trilogie dHelliconia de Brian Aldiss : Le printemps dHelliconia (traduction Jacques Chambon), Paris, Robert Laffont, 1984 (Helliconia spring, 1982) ; Helliconi lété (traduction Jacques Chambon), Paris, Robert Laffont, 1986 (Helliconia summer, 1983) ; Lhiver dHelliconia (traduction Jacques Chambon et Hélène Collon), Paris, Robert Laffont, 1988 (Helliconia Winter, 1985).
Par exemple les nouvelles de David Brin : « Les sphères de cristal » (« The Crystal Spheres », 1984) et « Les Dipneustes » (« Lungfish », 1986) dans le recueil Les sphères de cristal, Nancy, Imaginaires sans frontières, 2003.
Claude Sahel, op. cit., p. 17.
Voir Francine Markovits, « Entre croire et savoir », in Claude Sahel (dir.), op. cit., pp. 121-137, en particulier pp. 131, 135 et 137.
Cf. Gérard Klein, « Préface », in Anita Torres, op. cit., p. 26 : « La science-fiction britannique, à travers Wells et Huxley, puis Ballard et Aldiss par exemple, exprime une méfiance quant à lusage que la société fera des possibilités de la technique, ce qui nest pas du tout la même chose que pour la science-fiction française : la critique porte sur lévolution de la société plutôt que sur les effets directs de la science. De même, la science-fiction américaine, dordinaire beaucoup plus optimiste, incrimine quand elle se montre critique, des pratiques sociales et des agissements individuels gouvernés par lappât du gain et la volonté de puissance, que la plupart du temps le progrès scientifique et technique vient de lui-même corriger ».
Sam Moskowitz, Explorers of the Infinite, cité par Demètre Ioakimidis, « Science-fiction et science », Europe, 580-581, 1977, p. 23 : « La science-fiction est un domaine du fantastique reconnaissable par le fait que la suspension volontaire de lincrédulité est obtenue du lecteur par lutilisation dune atmosphère de crédibilité scientifique pour ses créations imaginaires dans les sciences physiques, lespace, le temps, les sciences sociales et la philosophie ».
Jacques Goimard, Critique de la science-fiction, Paris, Pocket, 2002, pp. 58-59 : « La science-fiction en effet est un discours pénétré de science (même si ce nest pas un discours scientifique) et notre science a bien des analogies avec la religion, surtout dans la zone qui intéresse la science-fiction. La religion est un corps de croyances accepté par tous les membres du corps social et la science est dans notre monde le seul corps de croyance accepté par tous les membres du corps social ; la science dans son ensemble fait bien lobjet dune croyance pour chacun de nous, même si chaque science particulière apparaît sous un autre jour au spécialiste qui la pratique (et qui de ce fait, fait figure de docteur de la loi aux yeux des autres) ; notre attitude envers la science est empreinte dune confiance et dun respect imposés par une norme sociale dautant plus forte que notre société est de plus en plus organisée sur des bases scientifiques et quelle ne saurait renoncer à ce qui fonde ses règles sans perdre toute crédibilité aux yeux de ses membres ; elle est conditionnée par une révélation (lenseignement) et un ensemble dépreuves initiatiques (les examens) qui ont envahi la vie quotidienne des jeunes au point de la monopoliser complètement, ce qui explique peut-être que le goût de la science-fiction passe par un maximum entre quinze et vingt-cinq ans. Allons plus loin. Dans les sociétés primitives, le discours religieux par excellence est le mythe ; Il nest pas difficile de montrer que la science-fiction est léquivalent moderne des mythes ».
Parmi les nombreux textes de Gérard Klein sur ce sujet, voir par exemple celui cité en note 4 et : « Des images de la science à la science-fiction », Galaxies, 11, 1998, pp. 157-165.
Orson Scott Card, « Les trois visages de lHistoire », Galaxies, 20, 2001, p. 172.
Voir Serge Lehman, « La physique des métaphores », Europe, 870, 2001, p. 35.
Comme lécrit Gérard Klein, « Préface », in Anita Torres, op. cit., p. 26 : « Les sciences ne produisent pas seulement des observations, des résultats et des théories. Elles produisent aussi, et avec elles les techniques, des images ou plutôt des représentations du monde, très locales ou très générales, qui sont parfois très abstraites ou dans dautre cas très concrètes, sensorielles, et correspondent à des états des observations. Ces images se sont multipliées avec linvention de la science moderne, au XVIe siècle, même sil en existait bien antérieurement ». Il précise un peu plus loin : « Ces images viennent nourrir un imaginaire original qui vient supplanter des imaginaires antérieurs en répondant peut-être (cela doit toujours être montré dans le détail) aux mêmes questions et au même besoin de merveilleux du public informé ou populaire mais dans une perspective idéologique tout à fait différente : un extraterrestre nest pas un ange ni un démon ni un fantôme. La traduction en fictions de cet imaginaire spéculatif, là où la science ne peut ni saventurer ni répondre, donne la science-fiction. Cet imaginaire, à travers la science-fiction ou en dehors delle, trouve ensuite ses prolongements propres, éventuellement ressourcés auprès de lévolution des sciences et des techniques et notamment auprès de toutes les variantes de la vulgarisation et de linformation scientifiques ».
Ce thème que lon pourrait nommer le syndrome du « Il faut sarrêter
», se retrouve notamment chez Isaac Asimov dans lautolimitation que les machines simposent pour permettre à lhomme de continuer son évolution : « Pour que tu ty intéresses » (« That thou art mindful of him », The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1974) dans le recueil Le grand livre des robots, Paris, Presses de la Cité, 1990, vol. 1. Il traverse aussi le cycle dHyperion (1989, traduction française 1991) de Dan Simmons dans le rôle joué par la centrale des I. A. qui disparaît pour éviter que la totalisation quelle recherche ne soit une destruction du monde réel.
Voir les réflexions de Jacques Goimard sur la science-fiction comme radicalisation du mythe de lenfant trouvé dans « Générations science-fiction », Esprit, 86, février 1984, repris dans Jacques Goimard, op. cit., pp. 18-39.
Roger Bozzetto, « Notes pour un bilan portant sur la science-fiction et sa critique : éléments denquête sur la science-fiction en France de 1945 à 1975 », Écrits sur la science-fiction, consulté sur le site Internet : www.quarante-deux.org.
Orson Scott Card, op. cit., p. 178.
Gérard Klein, op. cit., p. 26.
Voir larticle « Robotique », in Pierre Versins, op. cit., pp. 762-772.
(1) Un robot ne doit pas blesser un être humain ni, par son inaction, permettre quun être humain soit blessé ; (2) un robot doit obéir aux ordres donnés par un être humain, sauf quand ces ordres entrent en conflit avec la Première Loi ; (3) un robot doit protéger sa propre existence, tant que cette protection nentre pas en conflit avec la Première et la Deuxième Loi.
Un robot ne peut nuire à lhumanité ni laisser sans assistance lhumanité en danger.
Elijah Baley est un policier, un terrien, chargé des enquêtes criminelles. Il collaborera avec les spaciens, et en particulier avec le robot humanoïde Danneel Olivaw.
Les cavernes dacier (The Caves of Steel, 1953) , Face aux feux du soleil (The Naked Sun, 1956), Les robots de laube (The Robots of Dawn, 1983), Les robots et lempire (Robots and Empire, 1985). Ces volumes sont regroupés dans Isaac Asimov, Le grand livre des Robots, Paris, Presses de la Cité, 1990-1991, 2 vol.
Gérard Klein, « Préface », in Gérard Klein, Jacques Goimard et Demètre Ioakimidis (éds.), Histoires de robots, Paris, Le Livre de Poche, 1974, pp. 18-19.
Isaac Asimov, Les cavernes dacier, in Le grand livre des robots, Paris, Presses de la Cité, 1990, vol. 1, p. 661.
Isaac Asimov, « Préface : Mes robots » in Michael P. Kube-McDowell et Mike McQuay, La cité des robots dIsaac Asimov (traduction France-Marie Watkins), Paris, Jai lu, 1989, p. 9.
Voir les nouvelles « Lhomme bicentenaire » (The Bicentennial Man, 1976) et « Lamour vrai » (True Love, 1977), in Isaac Asimov, op. cit., vol. 1.
Isaac Asimov, Les robots et lempire, ibid., vol. 2, p. 508 [Baley parle sur son lit de mort] : « Luvre de chacun contribue à lensemble et devient ainsi partie immortelle du tout. Lensemble des vies humaines passées, présentes et futures forme une tapisserie qui existe maintenant depuis des dizaines de milliers dannées, qui est devenues plus élaborée et, dans lensemble, plus belle au cours de tout ce temps. Même les spaciens constituent une ramification de cette tapisserie, et ils ajoutent eux aussi à lélaboration et à la beauté du dessin. La vie dun individu nest quun fil de la tapisserie et quest-ce quun seul fil comparé à lensemble ? Daneel, garde lesprit fermement fixé sur la tapisserie et ne te laisse pas affecter parce quun fil sestompe. Il y en a tant dautres, tous précieux, chacun jouant son rôle ».
Isaac Asimov, « Pour que tu ty intéresses », ibid., vol. 1, pp. 494-495.
Voir note 26.
Ces différents thèmes sont abordés dans les collectifs La tolérance : pour un humanisme hérétique (dir. Claude Sahel) et La tolérance (dir. Jean-Paul Barbe et Jackie Pigeaud).
Pour la tragédie antique, voir Jean-Pierre Vernant, « Ébauche de la volonté dans la tragédie grecque », in Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet (dir.), Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1977. En ce qui concerne Orson Scott Card, voir Stéphane Manfrédo, « Lirruption de la tragédie grecque dans le roman de science-fiction », Galaxies, 20, 2001, pp. 151-159.
Orson Scott Card, La stratégie Ender (traduction Daniel Lemoine), Paris, Jai lu, 1994, pp. 335-336.
Humberto Giannini, op. cit., p. 32.
Gérard Klein, « Non, limaginaire nest pas source dennui : réponse à Arthur Koestler », Fiction, 39, février 1957 (consulté sur le site Internet : www.quarante-deux.org).
Sade, La Philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 40.
Cf. Iwan Bloch, Die Prostitution, Berlin, L. Marcies, 1912, 2 vol. (traduction nôtre).
Ibid.
Cf. notamment Michel Foucault, « À propos de la généalogie de léthique : un aperçu du travail en cours », in Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1437.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. ., La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 9.
Cf. Sébastien Charles, La philosophie française en questions, Paris, Le livre de poche, 2003.
Tzetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien : enquête sur le siècle, Paris, Laffont, 2000, pp. 293-309.
Alasdair MacIntyre, After Virtue: A Study in Moral Theory, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1984, pp. 27-29.
Hans Küng, ProXekt Weltethos, München, Piper, 1992 (traduction nôtre).
Saint Augustin, La Cité de Dieu (traduction Louis Moreau revue par Jean-Claude Eslin), Paris, Seuil, 1994, vol. 2, p. 96.
Tzvetan Todorov, Les morales de lhistoire, Paris, Grasset, 1991, pp. 191-212.
John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes (traduction Raymond Polin), Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 9.
Gabriel Marcel, « Phénoménologie et dialectique de la tolérance », in Essai de philosophie concrète, Paris, 1966, pp. 309-326.
Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 299.
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.
Michel Foucault, « À propos de la généalogie de léthique : un aperçu du travail en cours », in Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1440.
Tzvetan Todorov, Les morales de lhistoire, Paris, Grasset, 1991, p. 212.
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même (traduction Mario Meunier), Paris, GF-Flammarion, 1992, p.126.
Montaigne, Les Essais, III, 9, Paris, Arléa, 2002, p. 688.
Alain Badiou, Léthique : essai sur la conscience du Mal, Paris, Hatier, 1993, p. 29.
La traduction française consacrée préfère rendre earnest par constant ; jai dû my refuser afin de rester fidèle au texte bulgare pour conserver le jeu de mots qui suit (N. du T.).
Voir la contribution de Hristo Todorov dans ce volume intitulée « Tolérance et raison ».
Voir mon Liberté et reconnaissance. Les sources interactives de lidentité, Sofia, Presses de la Nouvelle Université Bulgare, 2006. Jemprunte ici certains éléments de mon analyse à Bogdan Bogdanov qui les utilise dans Ensemble et séparément, Sofia, Presses de la Nouvelle Université Bulgare, 2005.
Jévoque ici la période pendant laquelle sest formée la « proposition multiculturelle » de Taylor, de Human Agency and Language (New York, Cambridge University Press, 1985) au célèbre article « Politics of Recognition » (paru in Amy Gutmann, Multiculturalisme : Examining the Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press, 1992) en passant par Sources of the Self : the Making of the Modern Identity (New York, Cambridge University Press, 1989). Les ouvrages récents de Taylor sont de moins en moins multiculturels et de plus en plus monoculturels, sur la base de la formule universaliste du catholicisme. Voir par exemple Varieties of Religion Today. William James Revisited (Cambridge/London, Harvard University Press, 2002).
Voir, à ce propos, les ouvrages fondamentaux dAxel Honneth, The Fragmented World of the Social (Albany, State University of New York Press, 1995) et The Struggle for Recognition : the Moral Grammar of Social Conflicts (Cambridge, MIT Press, 1996).
2 Voir Brian Barry, Culture and Equality, Cambridge, Harvard University Press, 2001.
Je ne dis pas que lunité substantielle du sujet est présente en réalité, mais seulement quavec chaque acte dautodétermination, nous consolidons une telle unité, nous y insistons, bien quelle ne se réalise jamais en un état pur.
Michael Walzer, On Toleration, New Haven, Yale University Press, 1997.
Bien sûr, cette distinction nest pas stricte du point de vue juridique une association religieuse ou civique est pensée également comme « sujet privé » par la législation libérale. Pourtant, le principe général en est que la responsabilité juridique soit rapportée à lindividu qui est le représentant autorisé du groupe et non pas au groupe en tant quunité.
Notamment comme « rôle », parce que, dans les sociétés contemporaines, il est hautement dénaturalisé.
Une version amendée de ce texte est parue dans la revue Le Débat à lautomne 2006.
Cité par Carol Goar, « Testing the Limits of Tolerance », The Toronto Star, 16 janvier 2004 (les italiques et la traduction sont nôtres).
Le texte est disponible à ladresse suivante : www.muslim-canada.org/darulqadawomen.html
Muhammad Hamidullah, Introduction to Islam, Lahore, Sh. Muhammad Ashraf, 1974.
Le rapport est disponible sur le site du ministère : www.attorneygeneral.jus.gov.on.ca
Lors du débat ayant eu lieu le 15 novembre 2005, lors de la première lecture du projet de loi, M. Kormos a ainsi rappelé quon « nallait rien régler en suggérant que (
) les arbitrages fondés sur la foi pouvaient continuer à résoudre les différends familiaux et donner lieu à des sentences irrévocables, pour autant quils aient recours à la loi ontarienne ou canadienne, alors même quau moment où ils y ont recours des partis pris inhérents (jutilise cette expression dans son sens le plus neutre) prévalent au sein du contexte de prise de décision durant le processus darbitrage » (traduction nôtre).
Sur tout ceci, voir les recherches menées actuellement par Claude Gélinas, directeur du groupe de recherche « Société, Droit, Religions » à lUniversité de Sherbrooke.
Will Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 1995.
Emmanuel Brenner (dir.), Les territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Paris, Mille et une nuits, 2002.
John Locke, Lettre sur la tolérance (traduction Raymond Polin), in Pierre Manent (éd.), Les libéraux, Paris, Hachette, 1986, t. I, p. 69.
Ibid., p. 79.
John Stuart Mill, De la liberté (traduction Fabrice Pataut), Paris, Presses Pocket, 1990, p. 50.
Emmanuel Kant, Quest-ce que les Lumières ? (traduction Jean-François Poirier et Françoise Proust), in Vers la paix perpétuelle, Que signifie sorienter dans la pensée ?, Quest-ce que les lumières ? et autres textes, Paris, GFFlammarion, 1991, p. 45.
John Stuart Mill, op. cit., p. 56.
Ibid., p. 95.
Ibid.
John Rawls, Libéralisme politique (traduction Catherine Audard), Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 246 (citation légèrement modifiée).
Aristote, Métaphysique, 1013a (traduction Jules Tricot), Paris, Vrin, 1953, t. I, p. 247.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion, 1981, t. I, p. 62.
Ibid., t. II, p. 122.
Ibid., t. II, p. 120.
Ibid., t. 2, p. 24.
Ibid., t. 2, p. 13.
Ibid., t. 2, p. 10.
Ibid., t. 2, p. 17.
Ibid., t. 2, p. 10.
Ibid., t. 2, p. 17.
Ibid., t. 2, p. 17.
Ibid., t. 1, p. 335.
Ibid., t. 1, p. 19.
Georgi Fotev, Granitzi na politikata [Limites de la politique], Sofia, LIK, 2001 (traduction nôtre).
Cf. Machiavel, Le Prince (traduction Jean-Vincent Périès), Paris, Nathan, 1982.
Cf. Nietzsche, Par delà le bien et le mal (traduction Henri Albert), Paris, Le livre de poche, 1991.
Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, 1992.
Hans Joachim Morgenthau, Politics Among Nations. The Struggle for Power and Peace, New York, Alfred A. Knopf, 1948.
Cest notamment la thèse défendue par Kant dans les Fondements de la métaphysique des murs (traduction Victor Delbos), Paris, Vrin, 1980.
Cf. Max Weber, Léthique protestante et lesprit du capitalisme (traduction Jacques Chavy), Paris, Plon, 1985.
Cf. John Rawls, Théorie de la justice (traduction Catherine Audard), Paris, Seuil, 1987.
Cf. John Stuart Mill, Lutilitarisme (traduction Georges Tanesse), Paris, Flammarion, 1981.
Cf. Zygmunt Bauman, Postmodern Ethics, Oxford, Blackwell, 1993.
Arnold Toynbee, Guerre et civilisation, Paris, Gallimard, 1953.
Cf. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Robert Laffont, 1990.
Cette allusion se trouve dans un discours prononcé à la Convention le 5 février 1794 portant sur les principes de morale politique.
Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 16.
Cf. Alain Bertho, La politique en temps de guerre, Paris, La Découverte, 2003.
Ibid., p. 24.
Ibid., p. 34.
Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000.
Alain Bertho, op. cit., p. 35.
Klaus Offe, Modernity and the State. East, West, Cambridge, Polity Press, 1996, pp. 35-38.
Ulrich Beck, What is Globalization?, Cambridge, Polity Press, 2000, p. 17.
Zygmunt Bauman, Globalization. The Human Consequencies (Themes for the 21st Century), Cambridge, Polity Press, 1998, p. 75.
Slavoj Zizek, Plaidoyer en faveur de lintolérance (traduction Frédéric Joly), Castelnau-le-Lez, Climats, 2004, pp. 14-15. Ne sont pas prises en compte ici, faute de les avoir eues assez tôt, les riches analyses dordre intranational ou international du numéro spécial « Postcolonialisme et immigration », Contre Temps, 16, mai 2006.
Voir Thierry Fabre, « République, intégration et postcolonialisme », Colonialisme et postcolonialisme en Méditerranée : 10e Rencontres dAverroès, Marseille, Parenthèses, 2004, p. 137 et suiv., où diverses contributions sont consacrées à la question colonialo-communautaire en France. Cf. également Daniel Bensaïd, Fragments mécréants : mythes identitaires et république imaginaire, Paris, Lignes & Manifeste, 2005, chap. V-VI, pour de longues et éclairantes analyses des tensions propres au mouvement français des « Indigènes de la République ». Sur les communautés ou minorités nationales traitées comme colonies internes, voir Nyameko Barney Pityana, « La commission africaine des droits de lhomme et des peuples face à la question des peuples indigènes », Ethnies, 15, 27, 2001, pp. 34-44.
Selon le mot de Bensaïd (op. cit., p. 126) qui insiste sur le flou attaché au concept, et à qui je reprends plusieurs éléments définitionnels. Cf. également Nicolas Bancel, « Lhistoire difficile : esquisse dune historiographie du fait colonial et post-colonial » et Achille Mbembe, « La république et limpensé de la race », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La fracture coloniale : la société française au prisme de lhéritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, respectivement p. 83 et suiv. et p. 139 et suiv.
Il ne faut pas confondre lhybridation, qui renvoie à des logiques de fait de composition et de transformation des habitus, avec cette « hybridité », qui est beaucoup plus, à linstar du « nomadisme » et du métissage, invoquée comme valeur, comme richesse, au sens éthico-culturel, et à légard de laquelle il convient dêtre prudent puisquelle renvoie le plus souvent aux injonctions éthiques du multiculturalisme, et non à la réalité historique actuelle de ces nouveaux habitus hétérogènes. Cf. Slavoj Zizek, op. cit., p. 82, sur les facilités des appels à cette « hybridité », qui renvoie en réalité, en tant que produit de cette hybridation, à des traumatismes et déchirures intimes, individuels et collectifs, à des décompositions didentité dont les sursauts nationaux ou communautaires sont les traductions actuelles. En ce qui concerne lune des origines de cette hybridation en période coloniale, due à lalliance entre condescendance et fascination « orientaliste » (au sens dEdward Saïd) des métropolitains ou colons à légard des colonisés, voir Gilles Manceron, « Les paradoxes de lorientalisme », in Thierry Fabre (éd.), op. cit., p. 61 et suiv.
À limage même de cette « francophonie » qui est la forme édulcorée de la norme littéraro-culturelle du français de lancien empire colonial. Cf. Achille Mbembe, art. cit., p. 146.
Sur ce « paradoxe » dont on verra progressivement, au contraire, le caractère dialectique, cf. ibid., p. 148.
Voir Stathis Kouvélakis, « Critique de la citoyenneté : Lefort et Balibar critiques de Marx », Contre Temps, 9, février 2004, pp. 174-190 ; et sa suite : « Critique de la citoyenneté (2) : Marx et la question juive », Contre Temps, 10, mai 2004, pp. 179-191.
Cette opposition, que je ne trouve pas légitime, est dailleurs au cur de largumentaire des textes réunis ici.
Philip Bobbit, The Guardian, 7 juin 2003. Cf. Tariq Ali, Bush à Babylone : la recolonisation de lIrak (traduction Isabelle Taudière et Éric Hazan), Paris, La Fabrique, 2004, pp. 243-244, où se trouve analysée cette citation emblématique du démocrate américain Philip Bobbit qui a consciencieusement servi tous les présidents américains, de Carter à Clinton, et leur politique impérialiste.
La question nen est évidemment pas une dindividus, où une infinité de motifs dengagement serait imaginable.
Voir par exemple Rony Brauman, « Indigènes et indigents : de la mission civilisatrice coloniale à laction humanitaire », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (éds), op. cit., pp. 165-172.
Slavoj Zizek, op. cit., pp. 74-75.
Achille MBembe, art. cit., p. 141 ; et Michel Wievorka « La République, la colonisation : et après... », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (éds), op. cit., p. 116.
Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (traduction François Théron), Paris, Flammarion, 2005, p. 117.
Fredric Jameson montre cela brillamment dans son Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991.
Gilbert Achcar, Le choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial, Paris, 10/18, 2004.
Sur le visage de ce « choc des intégrismes » propre au Moyen-Orient et à lAsie du sud-est, voir Tariq Ali, Le choc des intégrismes : croisades, djihads et modernité (traduction Sylvette Gleize), Paris, Textuel, 2002.
Expression de lentreprise actuelle de recolonisation américaine selon H. Annafi, « Quest-ce que le colonialisme ? », in Thierry Fabre, op. cit., p. 23, et Tariq Ali, Bush à Babylone : la recolonisation de lIrak (traduction Isabelle Taudière et Éric Hazan), Paris, La Fabrique, 2004.
Voir sur ces liens le livre fondamental de Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire : problèmes et mythes (traduction Jean-Michel Goux), Paris, Albin Michel, 2005.
Gilbert Achcar, op. cit., pp. 70-71 et suiv.
Ibid., pp. 146-147.
Ibid., pp. 106-107, 141 et suiv.
Cette religiosité offensive les rend parfois plus frères quennemis. En témoigne à mon sens, lair de rien, la toute récente « compréhension » des États-Unis à légard de la colère des musulmans en réaction aux caricatures nord-européennes de Mahomet (« compréhension » qui cohabite donc bien avec les menaces et accusations des mêmes États-Unis à légard des pays du Moyen-Orient qui nourrissent colère et violence contre lEurope) : il convient avant tout en effet de « respecter les croyances » et la foi, au-delà des libertés civiles, notamment la liberté dexpression.
Slavoj Zizek, op. cit., p. 137.
Slavoj Zizek, Plaidoyer en faveur de lintolérance (traduction Frédéric Joly), Castelnau-le-Lez (France), Climats, 2004, p. 80.
Voir par exemple Thomas Deltombe et Mathieu Rigouste, « Lennemi intérieur : la construction médiatique de la figure de lArabe », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (éds), op. cit., pp. 192 et suiv.
Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme (traduction Bernard Keiser), Paris, Éditions de la Passion, 1997, surtout chap. XI (« Néocolonialisme et échange inégal
»), pp. 273-298. Voir aussi le livre de Gérard Duménil et Dominique Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte, 2003, chap. III (« Le néo-libéralisme »), p. 28 et suiv., qui présente de façon simplifiée ces ravages produits à la « périphérie » par les nouveaux « centres » impériaux.
Ernest Mandel, op. cit., p. 274.
Je souligne.
Ibid., p. 297.
Cf. Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme, Paris, La Découverte, 2003, chap. I et II, notamment p. 113, pour qui ce « nouveau » capitalisme « nen est quà ses débuts ».
Cf. « Le colonialisme est un système », in Jean-Paul Sartre, Situations V, Paris, Gallimard, 1964, pp. 24-48.
Les individus formant des « séries » à limage des nombres entiers : cest le type de socialité « détotalisée » propre au niveau pratico-inerte de lexistence sociale, quétudie longuement Jean-Paul Sartre dans le premier livre (« De la praxis individuelle au pratico-inerte ») de la Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985.
Sur la complexité et les ambiguïtés du terme, cf. les contributions du numéro « Voix africaines : pasteurs nomades et chasseurs-cueilleurs en Afrique sub-saharienne », Ethnies, 15, 27, 2001.
Sur le cas paradigmatique des communautés de chasseurs-cueilleurs, cf. Ibid. Sur le cas de lAlgérie, voir Thierry Fabre, op. cit., chap. III (« LAlgérie à lépreuve de la colonisation et de la décolonisation »).
Cf. Jocelyne Dakhlia, « Une altérité à revoir » et Gérard D. Khoury, « LAutre irrecevable », in Ethnies, 15, 27, respectivement p. 53 et suiv. et p. 77 et suiv.
Georges Balandier, « La situation coloniale : ancienne notion, nouvelle réalité », Civilisés, dit-on, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, pp. 151-159.
Richard Hoggart, La culture du pauvre (traduction Fançoise Garcias, Jean-Claude Garcias et Jean-Claude Passeron), Paris, Minuit, 1970. Voir également Jean-Paul Sartre, op. cit., et Claude Meillassoux, « Du bon usage des classes sociales », in Bernard Schlemmer (éd.), Terrains et engagements de Claude Meillassoux, Paris, Karthala, 1998. Je me permets de renvoyer à dautres de mes travaux sur lesquels je mappuie ici, qui précisent les éléments de ce dispositif conceptuel à réélaborer : « Écrire avec science comment lautre existe son aliénation : sur la fécondité en sociologie et anthropologie de la Critique sartrienne », Études sartriennes, 10, 2005, et « Aux racines de lidéologie », Les Temps Modernes, 632-634, octobre 2005, pp. 449-476, où je développe corrélativement le problème de lidéologie et celui de lhégémonie, en particulier par rapport à la question coloniale.
Voir le numéro « Frontières de lanthropologie » de la revue Critique, n° 680-681, janvier-février 2004.
Cf. le livre classique de Michel Leiris, Cinq études dethnologie, Paris, Denoël-Gonthier/Gallimard (coll. « Tel »), 2001, sur cette collusion de lanthropologie physique, puis culturelle, avec le colonialisme, sur la base dabord du concept de sauvage racialement inférieur, puis sur celui du primitif culturellement arriéré ne reste quà ajouter celui qui a cours aujourdhui dindigène politico-juridiquement pénalisé, cf. Ethnies, op. cit.
Cf. Nigel Barley, Le retour de lanthropologue (traduction Alain Bories), Paris, Payot, 1986, pp. 69-74, où lanthropologue ne sait que dire face à la circoncision, pratiquée chez les Dowayos du Nord-Cameroun, quil restitue dans toutes ses dimensions. Dans la suite de son Un anthropologue en déroute de 1983, lauteur insiste aussi sur le fait que bien peu de sociétés vivent aujourdhui de façon close ou autonome. Il y a une intégration globale, un jeu dinterférences, qui opère partout : un anthropologue, aujourdhui, où quil aille, ne va jamais se retrouver devant une société totalement étrangère à la sienne. Ainsi la bière venant de lOccident, importée chez les Dowayos, transforme en profondeur les rituels de la circoncision, qui ont été petit à petit aménagés en fonction des livraisons de canettes, dépendant des fluctuations du marché et des importations, ce que tout occidental comprendra aisément.
Claude Meillassoux, op. cit., notamment le § 1 (« Les néo-colonies ») du chap. II-C (« Les bureaucraties périphériques »), p. 50 et suiv.
Son étude de 1964 (Anthropologie économique des Gouro de Côte dIvoire : de léconomie de subsistance à lagriculture commerciale) est un classique du genre.
Cf. François-Xavier Verschave, Au mépris des peuples : le néocolonialisme franco-africain. Entretien avec Philippe Hauser, Paris, La Fabrique, 2004, et Olivier Barlet, « Le retour permanent de lAfrique au cur des ténèbres », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, op. cit., pp. 221-223.
Claude Meillassoux, « Du bon usage des classes sociales », in Bernard Schlemmer (éd.), Terrains et engagements de Claude Meillassoux, Paris, Karthala, 1998 p. 57.
Cest le caractère dualiste de ces principes dunité et donc leur caractère paradoxal quessaie de mettre en lumière Pierre Bouvier par le recours à lexemple des pays de lEst. Voir « LEurope, ensembles minoritaires
et minorisés », Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée, 1995, p. 137 et suiv. Son analyse du traitement accordé par lURSS à la question nationale et aux minorités est tout à fait éclairante. Voir aussi, à titre dillustration de tout mon argumentaire, « Jusquoù ira la Chine ? », Manière de voir, 85, février-mars 2006. Lire notamment les articles de Wang Hui, « Aux origines du néolibéralisme » p. 56 et suiv., et dIlaria Maria Sala, « Assimilation forcée dans le Xinjiang », p. 74 et suiv. Autant la répression tibétaine fut le propre de la RPC, autant la récente intensification capitaliste de la Chine, lassimilation ethnique et le mécanisme de lintégrisme sont consubstantiels : Enver Can (cité par lauteur en p. 75), président en exil du Turkestan oriental, rappelle que «
depuis que les autorités chinoises ont adopté une attitude répressive et injurieuse envers lIslam, et mis en place des restrictions très lourdes (
) des groupes plus religieux ont émergé en réaction. Cest parfaitement naturel. Ce renouveau islamique est, je pense, dû à la répression chinoise. Comme si on navait trouvé que cela pour défendre publiquement notre identité ».
Cf. Lusage important de ce concept chez Gilbert Achcar, op. cit., pp. 62-65 et dans le chap. III (« Haine, barbaries, asymétrie et anomie »), p. 99 et suiv. Ce « dérèglement » est maintenant directement, de façon tout à fait manifeste comme le montrent les anthropologues, lié à la dérégulation et à la déréglementation néo-libérales : voir par exemple le Journal des anthropologues, 96-97, 2004 (« Globalisation I : effets de marché et migration »), et 98-99, 2004 (« Globalisation II : consommation du religieux »).
Gilbert Achcar, op. cit., pp. 67-68.
Voir Patrick Haenni, LIslam de marché : lautre révolution conservatrice, Paris, Seuil, 2005, en particulier le chap. III « La Kulturkampf de lIslam de marché ».
François-Xavier Verschave, op. cit.
Je souligne.
Ibid., p. 97. Voir la perspective consonante de Marc Mvé Bekale, « LAfrique noire en quête de nouveaux idiomes politiques », in Marc Mvé Bekale (éd.), Démocraties et mutations culturelles en Afrique Noire, Paris, LHarmatthan, 2005, chap. II, p. 45 et suiv.
Cf. Thierry Fabre (éd.), op. cit., p. 146.
Cf. Nyameko Barney Pityana, art. cit., pp. 34-44.
Cf. Olivier Barlet, art. cit., pp. 221-223.
Cf. Kalypso Nicolaïdis, « LUnion européenne, une puissance postcoloniale », in Thierry Fabre, op. cit., p. 168.
Cf. Georges Labica, Démocratie et révolution, Paris, Le Temps des Cerises, 2004, qui développe les conséquences de ces trois dimensions.
Voir Achille Mbembe, art. cit., p. 140 et suiv., où il développe de façon suggestive cette opposition universalisme/cosmopolitisme.
Cf. Daniel Bensaïd, op. cit., pp. 154-55.
Cf. limportant ouvrage de Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières : essai dhistoire globale, Paris, Gallimard, 2005.
Cf. Will Kymlicka, Les théories de la justice: une introduction (traduction Marc Saint-Upéry), Paris, La Découverte, 1999.
Ruwen Ogien, Éthique minimale, Paris, Bayard, 2006.
Cf. Gilles Manceron, loc. cit., p. 66.
Cf. Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (traduction François Théron), Paris, Flammarion, 2005, p. 91.
Pour une bilan synthétique des limites et des pouvoirs concrets simultanément attachés à ce droit international tenu en échec, voir Tariq Ali, op. cit., p. 200 et suiv., et Monique Chemillier-Gendreau, Droit international et démocratie mondiale, Paris, Textuel, 2002.
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