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repenser la tolérance - NBU

Quoi qu'il en soit de cette opposition entre Locke et Bayle, disons que pour ces deux .... En mettant en scène la figure de l'altérité radicale, celle d'un autre ... tous deux dans le même sens et contribuent à mélanger domaines privé et public, ... du jeu politique, à partir d'une définition neuve de la tolérance pensée sous la ...




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SOUS LA DIRECTION DE
Sébastien Charles

EN COLLABORATION AVEC
Lidia Denkova et Pascal Taranto


REPENSER LA TOLÉRANCE
EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE
Histoires, raisons, enjeux, limites















Iztok-Zapad









REPENSER LA TOLÉRANCE
EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE
Histoires, raisons, enjeux, limites











REPENSER LA TOLÉRANCE
EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE
Histoires, raisons, enjeux, limites


Sous la direction de
SÉBASTIEN CHARLES

En collaboration avec
LIDIA DENKOVA ET PASCAL TARANTO





Iztok-Zapad ___________________________

TABLE DES MATIÈRES


Introduction ………………………………………………………………………….

Première partie : Histoires de la tolérance

Tolérance païenne, tolérance chrétienne : deux modèles pour penser la tolérance …
ISABELLE KOCH
Les limites de la tolérance : le cas de l’athéisme ……………………………………
PASCAL TARANTO
La tolérance dans les Lettres persanes de Montesquieu ……………...…………….
ANTONIO CARLOS DOS SANTOS

Deuxième partie : Raisons de la tolérance

Tolérance et raison ………………………………………………………………….
HRISTO TODOROV
Dix raisons simples pour être tolérant ………………………………………………
LIDIA DENKOVA
La Stratégie Alter : tolérance et tolérable dans quelques récits de science-fiction…..
DOMINIQUE DOUCET

Troisième partie : Enjeux de la tolérance

La tolérance comme dépassement du caractère : un point de vue éthique ………….
PETAR GORANOV
Tolérance et reconnaissance négative ……………………………………………….
DIMITÂR VATSOV
Tolérance et multiculturalisme : retour sur la constitution de tribunaux islamiques
en Ontario …………………………………………………………………..
SÉBASTIEN CHARLES

Quatrième partie : Limites de la tolérance

La tolérance et le pluralisme de l’illusion ………………………………………….
NORBERT LENOIR
Tolérance politique versus tolérance morale ……………………………………….
ANTONY TODOROV
Tolérance et ingérence, miroirs du post-colonialisme ……………………………..
EMMANUEL BAROT

Bibliographie générale ……………………………………………………………..
___________________________

INTRODUCTION



Repenser la tolérance, tâche ingrate quand tout semble avoir été dit à l’égard de ce concept. Et le fait de s’assigner comme mission de la faire à partir d’une vision diffractée, enrichie par l’apport d’intervenants du Nord et du Sud, ne rend pas pour autant, à première vue, la tâche plus aisée tant les travaux d’analyse comparée sur ce sujet, induits en particulier par les réflexions sur le multiculturalisme, sont légion. Et pourtant, à la lecture de ce travail collectif regroupant des chercheurs d’Europe (Bulgarie et France) et d’Amérique (Canada et Brésil), on ne peut qu’être frappé par la nouveauté de certaines perspectives et la perspicacité de certaines analyses qui remettent en question cette valeur phare et consubstantielle de la démocratie qu’est la tolérance, que ce soit à partir d’un traitement historique, conceptuel ou critique. Avant d’en venir plus précisément à cet apport varié regroupé autour de quatre thématiques constitutives (histoires, raisons, enjeux et limites de la tolérance), j’aimerais évoquer en quelques mots le signification de ce concept et en retracer un bref historique.
Comme on le sait, la tolérance se présente sous la forme d’un concept négatif : tolérer, c’est permettre, laisser une position s’exprimer sans préjuger de l’approbation qu’on peut lui donner et même, dans certains cas, l’admettre quoiqu’on ne l’approuve pas. Pour autant, il n’est pas évident qu’il s’agisse simplement d’un concept négatif et l’intérêt peut être d’en dégager un sens positif. Dans ce cas, tolérer c’est respecter la pluralité et la diversité des positions là où il est impossible de parvenir à la détermination du vrai ou du bon. Car il n’est pas évident que l’on puisse en tout domaine et sur toute question parvenir à une détermination du vrai ou du bon. De manière générale, l’appel à la tolérance recouvre les domaines de l’opinion et de la foi.
Pour le dire autrement, la tolérance met en perspective le rapport entre foi et opinion, en particulier par rapport aux cas extrêmes que constitueraient le savoir objectif et l’opinion pure et simple. Pour Kant, par exemple, bien que la foi soit insuffisante du point de vue objectif, elle n’en a pas moins une suffisance du point de vue subjectif, et c’est pour cela qu’elle n’est pas réductible à l’opinion, qui est à la fois insuffisante du point objectif et subjectif. Même si on ne possède pas de preuve en faveur de ce que l’on croit, on peut malgré tout en discuter selon certaines raisons qui montrent qu’il y a une légitimité à la croyance, et à telle croyance plutôt qu’à telle autre. Distinction entre foi et opinion qui se retrouve dans le domaine éthique, où ce qui n’est ni obligatoire ni interdit peut faire l’objet d’une discussion, sans être pour autant une opinion indifférente abandonnée à l’appréciation purement privée. Discuter de la sorte, cela suppose des acquis politiques minimaux (les droits de l’homme) qui garantissent la possibilité du dialogue rationnel (liberté et égalité des intervenants). Ce qui renvoie à l’émergence historique de la notion de tolérance et à sa structuration conceptuelle à l’âge classique.
Cette structuration conceptuelle est une conséquence de l’émergence d’une série de problématiques nouvelles qui font suite aux guerres de religion ayant opposé catholiques et protestants. Ces problématiques sont connues et portent sur une série de questions à teneur à la fois religieuse et politique, qui mettent en cause notamment le statut de l’orthodoxie religieuse et la nature des relations entre églises et État. Il faut alors, pour les théoriciens de l’époque, revoir le rapport entre orthodoxie et liberté de penser (la vérité doit-elle être imposée ou bien peut-on tolérer l’exercice d’une recherche libre en matière religieuse ?), réévaluer la relation entre religion nationale et sujets politiques (faut-il contraindre et persécuter les individus qui n’adhèrent pas au culte officiel ou doit-on tolérer leur présence ?), mais également repenser le statut de la conscience (peut-on modifier le contenu de la croyance par la contrainte sans mener pour autant à des comportements hypocrites ?). Pour faire vite, disons que les réflexions sur la tolérance ont porté à la fois sur les domaines de la foi et du droit, de la religion et du politique.
En ce qui a trait au domaine proprement religieux d’abord, disons que la question principale qui se pose est celle du rapport entre conscience individuelle et vérité religieuse. Face au paradigme défendu par les partisans de l’intolérance qui posent en devoir absolu la défense de la vérité et qui ne s’embarrassent guère de l’usage de la contrainte qui leur apparaît comme totalement légitime, les penseurs de la tolérance invoquent en chœur le droit de la conscience individuelle à chercher sincèrement la vérité et à ne pas se contenter des dogmes officiels, et légitiment par là même la thèse de la conscience errante. Déjà évoquée par Abélard dans le Scito te ipsum, cette thèse de la conscience errante a été défendue de trois manières différentes par les penseurs de la tolérance à l’âge classique.
La première est peut-être la plus difficile à soutenir, c’est la position de ceux qui pensent que même si la conscience peut errer, il n’en existe pas moins une vérité religieuse qui est reconnaissable bien que sans être pour autant prouvée ou démontrée – ou du moins qui serait reconnaissable si les croyants étaient tous de bonne foi. Dans cette perspective, au lieu d’opposer sincérité subjective et vérité objective, il faut admettre des degrés entre l’hérésie religieuse et la vérité dogmatique et reconnaître un statut particulier au vrai. Plutôt que d’envisager la vérité comme l’opposé exact de l’erreur, il est possible de la penser comme une synthèse de tout ce qu’il y a de partial et de partiel dans les positions considérées comme hérétiques. Dès lors, l’erreur n’est plus conçue comme un défaut qu’il faut éliminer mais comme un travers qu’il faut redresser, et qui possède une valeur propre qui peut être utilisée et reconnue. C’est au fond la position que défendent, à leur manière, Pascal et Leibniz, le premier dans le domaine religieux, le second dans le domaine métaphysique.
La seconde manière de traiter la question est adoptée par ceux qui pensent également que la vérité religieuse existe, mais qui considèrent néanmoins qu’elle ne peut être connue, qu’elle est essentiellement cachée, et qu’elle ne se découvre que de manière partielle et morcelée, ce qui fait qu’on ne peut l’atteindre. Cette position regroupe à la fois ceux qui pensent que toutes les religions sont partiellement vraies pourvu qu’elles reconnaissent leur caractère partiel et qu’elles se rapportent toutes à la transcendance d’une vérité pure qui reste cachée, et ceux qui cherchent à établir un credo minimal, un minimum commun à l’ensemble des positions religieuses parce qu’elles conviennent toutes en quelque chose de commun.
Parmi les tenants de la première position, qui pensent que la tolérance doit être défendue au nom de la reconnaissance de la particularité des religions, se trouve le Bodin du Colloquium heptaplomeres, manuscrit qui se conclut par l’idée que toutes les religions sont bonnes, qu’elles manifestent toutes la gloire de Dieu, et qu’il faut donc toutes les tolérer. Cette position sera reprise par Lessing dans la fameuse scène du conte des trois anneaux de Nathan le Sage où l’on retrouvera un message identique : tout individu peut vivre librement sa religion, pourvu que toutes les religions particulières reconnaissent le caractère partiel de la vérité qu’elles illustrent, et que chacun accepte de ne posséder qu’une partie de la vérité.
Les tenants de la seconde position pensent que la constitution d’un credo minimal permettrait de surmonter les divisions et les affrontements des particularismes religieux. Ils en appellent à la religion naturelle qui postule qu’il existe des articles fondamentaux communs à toute religion. Pensons par exemple au De veritate et au De religione laïci d’Herbert de Cherbury où sont proposés cinq articles fondamentaux de la religion naturelle : (1) il y a un Dieu ; (2) Dieu doit être servi ; (3) le vrai culte est le culte de la piété ; (4) il faut se repentir de ses péchés ; (5) il y a une rétribution à nos actions. Certains envisagent la constitution d’un christianisme minimal réduit au symbole des apôtres ou encore à un article de foi unique (la reconnaissance de la divinité du Christ) qui serait le commun dénominateur des différentes églises chrétiennes. Érasme, en prêchant le retour à un christianisme épuré, allait déjà dans ce sens, tout comme l’auteur protestant des Ruses de Satan (1565), qui recommandait le retour au symbole des apôtres, position dont s’inspirera Locke dans son Christianisme raisonnable.
Enfin, la troisième manière de répondre à la question regroupe les penseurs de la tolérance qui revendiquent le primat de l’orthopraxie sur l’orthodoxie. Pour eux, la vie religieuse et la manière de se conduire importent davantage que la vérité religieuse. Cette position suppose que la religion consiste moins à croire telle ou telle vérité qu’à obéir à celui qu’on reconnaît comme Dieu, et elle est commune aux trois grands représentants de la tolérance du XVIIe siècle : Bayle, Locke et Spinoza. Dans son Commentaire philosophique, Bayle montre que le problème est moins de croire le vrai (il est d’ailleurs impossible d’être sûr de posséder la vérité dans le domaine religieux), que de croire sincèrement. Au fondement de la foi se trouve une bonne foi, une sincérité, qui est la volonté sincère d’obéir à Dieu et dont Dieu seul est juge. D’où l’insistance de Bayle envers l’inviolabilité de la conscience, et le retour au concept de conscience errante : on ne doit pas être puni si l’on se trompe de bonne foi.
On trouve une idée approchante chez Locke, pour qui chacun a le droit de déterminer ce qu’il croit être nécessaire à son salut - où l’on retrouve le critère de la sincérité. Pour Locke, le critère de la sincérité repose sur la distinction nette entre la nature et la finalité de la société religieuse, société dans laquelle les hommes entrent pour assurer leur salut, et celles de la société civile, société dans laquelle les hommes entrent pour bien vivre ensemble et qui est de nature contractuelle. Dès lors, la société religieuse est nécessairement plurielle car il existe de nombreuses voies conduisant au salut, et chacun doit pouvoir déterminer librement ce qui lui paraît nécessaire à ce but et se joindre à d’autres pour y parvenir en commun.
La position de Spinoza n’est pas très éloignée de celles de Bayle et de Locke. Dans le Traité théologico-politique, Spinoza montre que l’important dans le domaine religieux ce sont les vertus de justice et de charité, qui sont pour lui les deux objets essentiels de l’Écriture. On retrouve là encore le primat de la sincérité et de la déférence envers un Dieu conçu comme législateur au détriment de la dimension de vérité de la religion. De ce point de vue, le domaine de la vérité est hétérogène au domaine de l’obéissance, ce qui permet à Spinoza d’opposer le salut par la raison décrit dans l’Éthique au salut par l’obéissance que présente le Traité théologico-politique. Contrairement à Pascal ou Leibniz, qui souhaitent penser conjointement raison et foi, philosophie et théologie, les partisans de l’orthopraxie séparent le domaine de la connaissance, la philosophie, susceptible de parvenir au vrai grâce à l’exercice de la lumière naturelle, du domaine de l’obéissance, la théologie, où il s’agit avant tout d’être sincère et de se soumettre. Toutes les opinions religieuses doivent donc être tolérées, en théorie du moins. Car, au niveau pratique, il faut bien pouvoir limiter les excès possibles des ennemis de la tolérance. Au moment où les opinions cherchent à se transformer en actions, ou, pour reprendre une distinction que Voltaire propose dans l’article « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique, dès que l’enthousiaste se mue en fanatique, la tolérance doit céder la place à la répression. Le problème de la tolérance religieuse devient alors politique.
Pour faire vite, disons que cette question d’une tolérance civile s’est pensée à l’âge classique sous la forme d’une alternative : faut-il favoriser l’idée d’une religion d’État ou bien penser l’État comme le fondement de la coexistence de plusieurs religions ? Dans le premier cas, la question qui se pose est celle de la compatibilité de l’obéissance à Dieu et de la soumission au souverain, et cette question conduit au problème de savoir s’il n’y a pas une hypocrisie à pratiquer extérieurement un culte officiel qui ne correspondrait pas à la foi intérieure des individus. Hobbes et Spinoza ont proposé une réponse identique à ce problème, qui consiste à disjoindre la foi intérieure et le culte officiel extérieur imposé par le souverain, et à soumettre le religieux au politique. Chez Hobbes, une église est définie sous la forme d’une communauté de croyants qui n’est autorisée que par le souverain, ce dernier pouvant légitimement imposer un culte officiel à tous ses sujets en tant que chef de l’Église (cf. Léviathan, chap. 39). Ce qui pose problème dans ce cas précis, c’est la situation d’un chrétien vivant dans une contrée non soumise à un souverain chrétien. Pour Hobbes, compte tenu de ce qui est nécessaire au salut du point de vue religieux, c’est-à-dire la foi, le chrétien soumis à un souverain non chrétien doit reconnaître la souveraineté sous laquelle il vit et se soumettre aux lois promulguées ou, en cas extrême, souffrir le martyr mais en acceptant le châtiment prévu par la violation des lois (Léviathan, chap. 43-44). Cela vaut également pour les conflits entre des cultes ou des articles de foi qui seraient contraires à la loi naturelle (cas de l’acceptation du sacrifice humain) ou à la loi civile (cas de la promotion du meurtre, du suicide ou du mensonge), exemples évoqués par Locke. Là encore, il est préférable de désobéir à la loi civile, le critère de la sincérité religieuse l’emportant avant toute autre considération, mais en s’exposant en conscience à la peine attachée à cette désobéissance.
C’est également la thèse que soutient Spinoza au chapitre 16 du Traité théologico-politique où il montre que le sujet politique doit à la fois être soumis à Dieu mais aussi au souverain légitime, qui a parfaitement le droit de statuer en matière de religion. Que se passe-t-il dans le cas d’un chrétien soumis à un souverain non chrétien ? Spinoza répond comme Hobbes : ou bien il refuse d’obéir mais il accepte le châtiment légitime lié à toute insubordination, ou bien il se soumet et respecte les lois civiles. Cette position est renforcée par le chapitre 19 du Traité théologico-politique dans lequel Spinoza insiste sur la subordination de la religion à l’État et au souverain à partir de trois thèses essentielles : (1) la religion n’acquiert force de loi que par le souverain ; (2) il n’y a pas de division du règne de Dieu et du royaume politique ; (3) c’est au souverain à statuer sur le culte, le culte ne faisant rien à la ferveur intérieure des individus. Il n’en reste pas moins que Spinoza se sépare de Hobbes sur un point essentiel quand il fait remarquer, dans le chapitre 22 du Traité, que la conduite la plus avantageuse pour la république est de favoriser la liberté de pensée et la liberté d’expression. Ce qui veut dire que la force de la république est compatible avec la pluralité des cultes et la tolérance des particularités religieuses, comme en témoigne le fameux exemple de la ville d’Amsterdam, et que les souverains n’ont pas à intervenir dans les controverses théologiques ni à légiférer en matière théologique.
Venons-en à la seconde branche de l’alternative, celle pour laquelle une pluralité de cultes est possible dans l’État sans qu’il y ait d’opposition entre un culte officiel et les autres cultes. Les partisans de cette liberté de culte considèrent que la liberté de croyance est fondamentale pour la sincérité religieuse, l’imposition d’un culte officiel ne faisant qu’encourager les comportements hypocrites. C’est là ce qui fait l’originalité de la position de Locke. Parti d’une position plutôt hobbesienne en 1660 où prédomine encore la nécessité de l’imposition par le souverain d’un culte officiel, Locke va montrer par la suite, à partir de l’Essai sur la tolérance mais surtout de la Lettre sur la tolérance, que le politique ne peut rien imposer à la conscience et que, partant, tous les cultes doivent être autorisés. Cette évolution s’explique par la nécessité, pour Locke, de revoir la distinction habituelle entre choses nécessaires au salut et choses indifférentes au salut. Pour Locke, est nécessaire au salut ce que la conscience croit essentiel pour être sauvée, et ce même si elle se trompe. Ce qui veut dire qu’il n’y a désormais plus de choses indifférentes au salut. Par là même, il existe un droit essentiel à la conscience errante, du moins tant que la croyance est de bonne foi et non hypocrite, et ce, que les croyances revendiquées par la conscience soient vraies ou fausses. Cela étant, la reconnaissance de ce droit religieux ne doit pas empêcher la reconnaissance des droits politiques. En aucun cas la reconnaissance de droits religieux ne doit mettre en péril l’obéissance civile et l’ordre civil, ce qui implique que sont exclus de la tolérance civile ceux qui ne se soumettent pas en conscience à la loi civile, à savoir les athées et les catholiques, qui ne peuvent être sincères – les athées ne se soumettent à l’ordre civil que d’une manière extérieure puisqu’ils refusent de se soumettre au souverain législateur qu’est Dieu ; les catholiques sont tout autant coupables d’hypocrisie car, si eux se soumettent bien à Dieu, ils se soumettent également au pape et non au souverain légitime de l’État dans lequel ils vivent. Bayle pense de même qu’il faut restreindre la tolérance à l’égard des catholiques à cause du danger politique qu’ils représentent et non pour des raisons religieuses. Mais, en ce qui a trait aux athées, Bayle reconnaît dans les Pensées diverses sur la comète la possibilité de l’athéisme vertueux et a fortiori celle d’une société d’athées viable. Quoi qu’il en soit de cette opposition entre Locke et Bayle, disons que pour ces deux partisans de la pluralité des cultes, il existe néanmoins des limites politiques à la tolérance religieuse.
C’est donc dans cette double structuration conceptuelle que s’est pensée, à l’âge classique, la notion de tolérance. Et c’est à ce sens historique précis que renvoient les textes de la première partie de l’ouvrage. Ainsi, la contribution d’Isabelle Koch se propose-t-elle de montrer que le concept de tolérance défini de la sorte ne pouvait avoir de signification réelle dans le monde antique. En effet, bien que le paganisme antique apparaisse au premier abord comme tolérant, il peut être utile de s’interroger sur cette prétendue tolérance. Il existe bien dans le monde antique une tolérance quant au choix fait par chacun de suivre telle ou telle religion, mais il n’existe pas de tolérance au sens où ce choix pourrait être justifié au nom d’une séparation entre religieux et politique. L’extrême imbrication des deux domaines explique d’ailleurs le danger de professer à l’époque une doctrine blasphématoire, voire, pire, athée. L’athéisme est condamnable non pas en tant qu’opinion déviante mais en tant que remise en question de l’ordre social collectif. La liberté d’expression trouve donc sa limite naturelle dans la préservation de la communauté politique, qui l’emporte sur toute autre considération. Même la loi universelle conceptualisée par les stoïciens lui est soumise – elle n’est au fond qu’une simple extension de la loi civile –, et c’est toujours l’intérêt de la cité qui prévaut en dernière analyse. La transformation du rapport entre la communauté politique et ses membres vers une société des droits telle que nous la connaissons est tributaire de l’émergence du christianisme dans le monde romain, religion qui se pense sous une forme universelle et non plus particulière, et qui fait naître l’idée d’une tolérance pensée en termes juridiques comme un droit. Il faudra attendre les guerres de religion pour que ce droit à la tolérance trouve sa pleine réalisation chez les Modernes, avec comme contrepartie la disparition de cette autre manière de penser la tolérance, celle des Anciens, toujours rattachée à la prise en compte de l’intérêt de la collectivité, et qui n’en conserve pas moins son actualité quand la tolérance comme valeur ne se vit plus aujourd’hui que sous le mode du droit et non plus sous celui des devoirs.
C’est aussi la conclusion à laquelle parvient Pascal Taranto, mais à partir d’un travail d’histoire de la philosophie portant non sur la période antique mais sur la période moderne. Ce travail s’articule autour d’un problème propre à la réflexion philosophique des Modernes, celui de l’athéisme. Si, aujourd’hui, la tolérance joue à plein à l’égard des athées, il n’en était pas ainsi dans l’antiquité, on l’a vu, mais également à l’âge classique. Chez Locke, par exemple, pourtant considéré à juste titre comme l’un des grands défenseurs de la tolérance, l’athée constitue le type même d’individualité qu’on ne saurait tolérer, et ce pour des raisons politiques, puisque l’on ne saurait accepter de conserver dans l’ordre social celui qui en mine les fondements, fondements garantis par le caractère sacré de la parole donnée qui se justifie en dernière instance par la croyance en Dieu. Il faut attendre Bayle pour voir réfuté le lien prétendument logique qui est tracé entre athéisme et anarchie à partir d’une analyse minutieuse des comportements humains qui montre que l’athée n’est en rien plus dangereux que le chrétien, et que son existence ne remet pas plus en question l’ordre social que celle d’un partisan de telle ou telle secte religieuse. Dès lors, avec Bayle, se crée un espace dans lequel chacun va pouvoir régner en maître, qui est celui de la sphère privée à l’intérieur de laquelle l’État n’a pas à intervenir et imposer ses vues. Et, à l’inverse, cet espace, dont nous profitons aujourd’hui, doit être contenu dans des bornes strictes et ne pas déborder à l’excès sur le domaine public, un peu comme si nous avions à nous méfier de nos jours du danger inverse à celui connu par les Modernes, à savoir la dissolution de l’intérêt public face aux innombrables demandes catégorielles et identitaires.
S’inscrivant dans une continuité historique assez proche, la contribution d’Antonio Carlos dos Santos porte sur la tolérance chez Montesquieu. À partir d’une lecture minutieuse des Lettres persanes, il s’agit de montrer comment fonctionne la notion de tolérance dans l’œuvre et ce qu’elle permet de comprendre des intentions de Montesquieu. En choisissant de confronter Persans et Français, Montesquieu s’est attaché à présenter l’altérité comme un facteur de découverte non seulement de l’autre mais aussi de soi, et de soi à travers le filtre de l’autre. Ce double mouvement de l’autre à soi et de soi à soi médiatisé par l’autre permet de battre en brèche les certitudes et les a priori et provoque par là un lent mouvement de transformation de la vision que l’on porte sur son monde, monde qui paraissait intime et qui devient étranger, et sur soi. La tolérance est indissociable de cette largesse de vue qui ne s’apprend que par la médiation du différent et par la reconnaissance de la fragilité de ses propres convictions. Acceptation de la différence et des limites de la connaissance constituent alors les premiers pas vers une sagesse à dimension humaine, qui est sans doute la seule possible.
La seconde partie de l’ouvrage déplace le questionnement du siècle des Lumières à nos jours. Si le texte de Hristo Todorov se place dans une perspective plus contemporaine, il n’en reprend pas moins l’idée de Montesquieu selon laquelle la tolérance n’est pas un fait de nature mais une valeur acquise dans et par l’expérience. Fille de l’expérience de l’altérité, elle est pourtant plus de l’ordre de la raison que de l’ordre des sentiments, et c’est d’ailleurs sur la plan de l’argumentation rationnelle qu’elle a été défendue afin d’obtenir une existence concrète au plan juridique. On peut penser ici à la thèse de Locke sur la séparation entre églises et État qui montre comment il est de l’intérêt même de ce dernier de ne pas intervenir dans le domaine religieux, domaine par excellence de la croyance et non de la vérité objective, où toute intervention politique est superfétatoire puisque les convictions religieuses ne peuvent être modifiées par la contrainte. Lessing ajoute une autre raison à l’édifice de la tolérance à travers le fameux conte de l’anneau, qui montre que personne n’est capable d’établir quelle religion est la vraie, incertitude d’où doit se tirer une éthique religieuse de la vertu, chacune devant chercher à établir une forme de supériorité morale sur les autres. C’est donc bien à la raison de travailler pour la tolérance afin d’amener chacun à en comprendre l’importance et la nécessité.
Des raisons en faveur de la tolérance, c’est également ce que propose Lidia Denkova, qui distingue à ce propos les raisons apportées par le sens commun des raisons philosophiques. Les raisons tirées de l’expérience quotidienne renvoient en grande partie à une attitude faite de respect d’autrui et de préservation de la paix civile, une sorte de réquisit minimal qui permet le vivre ensemble, doublée d’un réel souci d’ouverture à l’égard des différences afin de rendre habitable un monde politique commun. Les raisons philosophiques sont plus difficiles à découvrir, le dissensus étant, en philosophie, plus courant que le consensus. Pourtant, malgré les différences de systèmes et les oppositions conceptuelles, une position consensuelle se dégage, à partir de laquelle la tolérance apparaît comme un dialogue permanent entre les oppositions et les différences fondé sur une souplesse ontologique qui se refuse aux réifications faciles, avec comme objectif final une forme d’universalité souple qui rend le vivre ensemble non seulement possible mais également profitable.
On peut aussi choisir d’évoquer la tolérance à partir d’une position plus nourrie par l’imagination que par le sens commun ou la raison philosophique en faisant intervenir la littérature de science-fiction, comme le propose Dominique Doucet. En mettant en scène la figure de l’altérité radicale, celle d’un autre imaginaire, l’extra-terrestre ou l’in-humain, les récits de science-fiction permettent à la fois de tester les limites du tolérable et de tracer les bornes de l’humaine condition. Une démonstration exemplaire en est donnée à partir d’une analyse du Cycle des robots d’Isaac Asimov et de La stratégie Ender d’Orson Scott Card. Dans le premier cas, la prise en compte de la robotique permet de penser le fait de la transgression de la nature humaine (le robot représentant ce que serait une humanité parfaitement rationnelle), qui débouche sur la disparition de l’idée même de tolérance – des êtres parfaits n’en ayant pas besoin –, ce qui indique à rebours son importance dans le monde humain. Dans le second cas, la tolérance est pensée à partir de son contraire, l’intolérance, afin de montrer en quoi elle est une spécificité humaine, une capacité qu’ont les êtres humains à accepter la différence, et parfois à la valoriser. L’altérité radicale des personnages emblématiques des récits de science-fiction est donc ce qui permet à la fois de définir l’humanité dans sa spécificité et de pousser la logique de la tolérance à son terme afin d’exiger que tout ce qui est inhumain ne nous soit pas pour autant étranger.
La troisième partie de ce recueil porte spécifiquement sur les enjeux de la tolérance aujourd’hui, enjeux éthiques autant que politiques. Petar Goranov montre d’abord les fluctuations connues par ce concept travaillé par les exigences éthiques et morales. Pour lui, il s’agit avant tout de préserver la tolérance des injonctions morales afin d’en faire une vertu éthique à penser en rapport avec le caractère individuel et non une norme morale à appliquer. Car tolérer parce qu’il le faut et tolérer parce qu’on le doit sont choses différentes. Dans le premier cas, il s’agit d’obéir à une recommandation morale, et la part de chacun est réduite au minimum. Dans le second cas, il s’agit d’apprendre à se conduire, ce qui implique une éducation commune, un souci de soi tout autant qu’un respect des autres, ce qui suppose un rapport esthétique à l’existence, une certaine légèreté éthique qui s’oppose à l’insoutenable gravité de l’être moral.
Pour sa part, Dimitâr Vatsov s’intéresse plus à la tolérance politique, et à la question des limites que l’on peut apporter aux politiques de la reconnaissance théorisées par Charles Taylor et Axel Honneth, qui exigent non seulement l’égalité des droits et la réparation économique des inégalités mais aussi la prise en compte, dans l’espace public, du processus de réalisation de soi entrepris par des individus ou des groupes sociaux qui font de la reconnaissance de leur identité ou de leur différence la forme aboutie de ce processus. Pour ce faire, il propose de limiter la reconnaissance au seul espace privé et de dénier aux individus et aux groupes la possibilité de voir leur identité ou leur différence envahir l’espace public. Dans ce sens, la reconnaissance est négative et non positive : il s’agit d’accepter la différence, mais de la cantonner à la sphère privée. Et cela lui apparaît d’autant plus nécessaire aujourd’hui que la distinction entre espaces public et privé tend à devenir de plus en plus floue. La preuve en est que des discours pourtant opposés, le féminisme de gauche ou le néo-conservatisme de droite, vont tous deux dans le même sens et contribuent à mélanger domaines privé et public, tout comme le fait également la logique marchande qui fragilise le politique, garant de l’impartialité de l’espace public, et modifie la fonction de la sphère privée, qui n’est plus un lieu de contre-pouvoir mais la vitrine de la puissance du marché.
Évoquant également le problème des politiques de la reconnaissance, Sébastien Charles nous propose une étude de cas sur cette question qui prend le contre-pied de l’analyse précédente. À partir d’une réflexion sur la possible instauration de tribunaux islamiques en Ontario, il pointe du doigt les limites du multiculturalisme canadien sans pour autant condamner certaines logiques communautaires. Il s’agit de penser la coexistence d’un État fort et de communautés puissantes qui n’hésitent pas à intervenir dans l’espace public pour faire part de ce qui leur paraît injuste de leur point de vue. Au-delà des dérives possibles, il faut savoir reconnaître la légitimité de certaines doléances communautaires sans jamais sacrifier les valeurs essentielles des sociétés démocratiques, et en particulier les droits individuels. Dès lors, les seules revendications qui seront jugées acceptables de la part des communautés sont celles qui se justifient par de réelles discriminations, qui ne heurtent pas les droits individuels des membres du corps politique et qui donnent lieu à un débat public. De ce principe découle un modus vivendi acceptable qui permet d’éviter la crispation inutile des intervenants dans l’espace public et qui renvoie dos-à-dos État et communautés quant à la question de déterminer ce qui est ou non tolérable.
La dernière partie de ce recueil comprend des textes plus critiques sur la notion de tolérance, ou du moins sur ce qu’elle est devenue ou signifie aujourd’hui. Pour Norbert Lenoir, trop de tolérance tue la tolérance. La valorisation de la tolérance actuellement, qui n’est autre qu’une valorisation de la différence en tant que telle, comme si toute différence était par nature positive, a tendance à refermer les communautés et les individus sur eux-mêmes, et à rendre l’idée de bien commun de plus en plus évanescente. Le pluralisme des opinions qui, chez Mill, se traduisait par une quête collective de la vérité s’est transformé en pluralité des avis qui n’existent que pour eux, sans finalité autre que le plaisir d’être émis et le souci d’être reconnu dans leur particularité. C’est alors le triomphe de la tyrannie de la particularité, qui signe la disparition d’un espace public aimanté par l’idée d’un bien commun à découvrir et construire ensemble.
La critique est différente chez Antony Todorov, mais le constat est tout aussi alarmant. La tolérance comme idéal politique tend à disparaître, disparition qui est indissociable d’une crise du politique qui concerne à la fois sa nature et son importance. Sa nature d’abord, parce que la politique, souvent pensée comme liée aux préoccupations morales, paraît de plus en plus habitée par une logique guerrière qui rend de plus en plus banal l’emploi de la force en le légitimant par un discours prétendument rationnel, ce qui ne va pas sans poser problème. Son importance ensuite, parce que sa légitimité est de plus en plus contestée par le marché via la mondialisation économique qui affaiblit le politique en remplaçant le souci du bien public par la recherche des biens privés. Face à cette remise en question de la nature et de l’importance du politique, Todorov plaide à la fois en faveur d’une réhabilitation de la politique et d’une responsabilisation éthique de l’agir politique afin que le politique l’emporte sur l’économique et sur la violence guerrière qui trop souvent l’accompagne.
Plus radicale encore, la contribution d’Emmanuel Barot tend à montrer que le concept de tolérance, pensé en relation avec ceux d’ingérence et de répression, est utilisé à des fins peu louables dans le contexte du post-colonialisme. Il s’agit alors de comprendre le mode spécifique de cette utilisation de la tolérance, afin de pouvoir le déconstruire pour mieux s’en prémunir, dans un contexte dominé par les effets de la mondialisation capitaliste où les expressions de « respect de l’autre » et d’« acceptation des différences » équivalent au fond à une reconduction tacite des pouvoirs économiques en place. À partir d’une étude philosophique (critique de l’universalisme abstrait des droits de l’homme et de ses applications pratiques sous la forme du principe d’ingérence ou de l’action militaire) et économique (dénonciation des échanges inégaux dans le monde post-colonial, de l’hybridation des cultures et de l’anomie sociale qui en découle) de l’état du monde induit par les politiques inspirées par la dualité tolérance/ingérence, Emmanuel Barot propose au final de repenser le politique à partir du bas, en responsabilisant chacun des acteurs du jeu politique, à partir d’une définition neuve de la tolérance pensée sous la forme d’une éthique minimale conduisant à des actions socio-politiques alternatives visant à faire advenir un universalisme concret et acceptable par tous, indissociable d’une perspective internationale et révolutionnaire.  
Malgré les critiques virulentes portées contre la tolérance, on voit bien qu’il s’agit d’abord de s’en prendre non à la notion elle-même mais à l’utilisation qui en est faite aujourd’hui, au détournement de son sens initial qui permet de conforter des logiques ou des pouvoirs en place et qui ne rend plus justice à l’intérêt public. Au fond, il s’agit avant tout de dénoncer une tolérance qui s’apparente à de l’indifférence, et de le faire dans un esprit constructif, en reconnaissant que ce concept continue d’avoir sa pertinence et son importance, et qu’il faut le repenser autrement, voire même le défendre contre ceux qui s’en réclament uniquement afin de faire avancer leurs intérêts partisans. Et cette défense de la tolérance doit se faire au nom même de la tolérance, de ce principe qui permet à tous les discours de se présenter à égalité dans l’espace public pour être ou non validés par le peuple, témoignant par là de son importance décisive dans l’univers démocratique qui est le nôtre.
En terminant, j’aimerais rappeler que cet ouvrage est la conclusion d’un projet de coopération interuniversitaire mené sous les auspices de l’Agence Universitaire de la Francophonie. Qu’il me soit permis de remercier l’Agence pour son aide financière et morale, et en particulier les membres du bureau Amérique du Nord qui ont soutenu activement la tenue des différents événements reliés au projet (colloques et séminaires à Nantes à l’automne 2005 et à Sofia au printemps 2006). Qu’il me soit également permis d’adresser mes sincères remerciements à mes partenaires français et bulgare, M. Pascal Taranto et Mme Lidia Denkova, qui ont été les maîtres d’œuvre des activités tenues en France et en Bulgarie et qui se sont acquittés de cette tâche avec un sérieux et un dévouement exemplaires, ce qui fait que le succès de ce projet leur est en grande partie dû. Enfin, qu’il me soit permis de saluer le travail de mes assistants québécois, M. Charles Bolduc et M. Jonathan Naud, mais aussi de l’assistante bulgare qui s’est jointe à eux pour préparer l’édition des actes, Mme Ivelina Pavlova, qui ont consacré beaucoup de leur temps à la préparation de ce livre, et qui est ainsi un peu le leur…

Sébastien Charles
Université de Sherbrooke






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PREMIÈRE PARTIE


HISTOIRES DE LA TOLÉRANCE




Isabelle Koch
Université Aix-Marseille 1


Tolérance païenne, tolérance chrétienne :
deux modèles pour penser la tolérance


La Déclaration de principes sur la tolérance de l’Unesco du 16 novembre 1995 justifie la valeur qu’elle accorde à la tolérance par un certain nombre d’articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme, relatifs au droit de chacun « à la liberté de pensée, de conscience et de religion », et à celle « d’opinion et d’expression » ; elle s’appuie également sur « le droit d’être différents » qui appartient à « tous les individus et tous les groupes » selon la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux ; elle donne à la tolérance une fonction architectonique en la définissant comme « la clé de voûte des droits de l’homme ». La tolérance est donc promue au rang d’impératif à la fois moral, social, politique et juridique, dont le respect est « nécessaire » pour lutter contre la « menace universelle » que constitue toute forme d’intolérance : sans cette « clef de voûte », la proclamation des droits de l’homme resterait lettre morte. Qu’aurait pensé de cette détermination de la tolérance – comme valeur fondamentale qu’il convient, par l’engagement politique et l’éducation, de rendre déterminante – un citoyen athénien ou un sujet de l’Empire romain ? Non seulement il aurait probablement eu le plus grand mal à la comprendre, mais il l’aurait sans doute aussi considérée comme dangereuse. C’est ce point de vue lointain que je voudrais expliquer ici, et mettre en parallèle avec l’émergence d’une conception chrétienne de la tolérance, non par goût d’exotisme culturel ou de dépaysement historique, mais parce que je pense qu’il nous propose une base intéressante pour réfléchir sur certaines difficultés modernes relatives à la conception et à l’application du principe de tolérance.
Ma réflexion trouve son lieu dans un parcours historique assez vaste qui confronte l’Antiquité païenne au christianisme des premiers siècles de notre ère. Le caractère large de cette période m’amènera évidemment à certaines généralisations : lorsqu’on parle de paganisme, il est bien clair qu’entre Périclès et Marc-Aurèle par exemple, il y a de grandes différences. Cependant, nous n’hésitons pas non plus à parler des « Modernes » dans un sens très large qui recouvre des réalités historiques diverses, et cependant cette catégorie nous paraît valable, car nous croyons reconnaître dans ces réalités historiques diverses quelques grands traits communs ; c’est dans cet esprit que j’emploierai ici le terme de « paganisme ». La question de la tolérance sera abordée principalement sous son versant religieux.

1) Peut-on parler de tolérance dans l’Antiquité païenne ?
Paganisme et christianisme : spontanément, nous aurions tous tendance à considérer que, en matière de tolérance, le premier surpasse largement le second. On sait bien que, dès que les chrétiens en eurent les moyens politiques, ils ne virent rien de plus urgent à faire que d’interdire les cultes des païens et de détruire leurs temples. Non seulement les païens n’avaient jamais rien entrepris de tel avant l’essor du christianisme, mais, même face aux chrétiens, ils n’eurent jamais une attitude systématiquement intolérante. Les persécutions romaines contre les chrétiens, dans les premiers siècles de notre ère, avaient un caractère discontinu et sporadique – elles relevaient plus des sursauts d’un corps qui se découvre atteint par une fièvre importune que d’une volonté sûre de son bon droit. Chez les chrétiens en revanche, l’interdiction du paganisme fut sans retour : les requêtes des derniers païens en faveur de leurs dieux ancestraux se virent opposer une fin de non-recevoir ; en 391, leurs cultes furent définitivement interdits. En fait, on considère volontiers que le paganisme est non seulement plus tolérant que le christianisme, mais qu’il l’est même par définition. D’abord, parce que c’est un polythéisme, où aucun dieu n’a le monopole du sacré, où chacun peut sacrifier au dieu qui lui plaît, où enfin les dieux étrangers sont, non des idoles haïssables, mais des êtres puissants qu’il convient de respecter, voire d’intégrer dans le panthéon national. Il est d’ailleurs assez probable que, si le christianisme avait été moins farouchement campé sur une identité d’emblée vécue et professée comme irréductible à toute autre, les romains n’auraient pas hésité à donner droit de cité à leur dieu. Ensuite, parce que le paganisme est une religion sans clergé, où aucune classe spéciale ne vient encadrer la population, et où, si l’exigence générale de vénérer les dieux est consubstantielle à la communauté, en revanche le choix d’une divinité préférée est une affaire privée entre le croyant et le protecteur qu’il s’est choisi – et dont d’ailleurs il peut changer s’il s’estime mal protégé. Enfin, c’est une religion qui fait aussi la part belle à la plaisanterie au sujet de ses propres dieux, humour auquel le christianisme n’a jamais été franchement enclin.
Telle est l’opinion spontanée que peut nous inspirer, sur la question de la tolérance, le rapport entre paganisme et christianisme. Pourtant, cette opinion, d’une certaine manière, est fausse, parce que la façon dont la frontière entre tolérance et intolérance a été pensée et pratiquée dans l’Antiquité païenne est très différente de la façon dont nous pouvons penser cette frontière – façon dont la Déclaration de l’Unesco rappelée en exergue peut être considérée comme un aboutissement.
Pour expliquer la fausseté de l’opinion que je viens de décrire, je partirai d’une remarque de Moses I. Finley, qui, comparant démocratie antique et démocratie moderne, écrit ceci :
Les deux premières interdictions du premier amendement à la Constitution des Etats-Unis : « Le Congrès ne fera pas de loi concernant l’établissement d’une religion officielle ou restreignant la liberté de parole » auraient été, pour un Athénien, incompréhensibles. Et s’il les avait comprises, il les aurait jugées abominables.

C’est une affirmation assez surprenante : l’idée d’imposer une religion officielle unique aurait paru absurde aux païens – la religion, c’est la sphère à la fois souple et solide de la coutume, point besoin de loi en ce domaine ; même le culte impérial, dans l’Empire romain, n’a jamais essayé d’abolir les formes traditionnelles et multiples de la religion. Et l’isegoria (le droit égal de chaque citoyen à donner son avis en assemblée sur les questions collectives) ou la parrhesia (le droit au franc-parler), centrales dans la démocratie antique, pourraient facilement passer pour de lointaines cousines du refus de restreindre la liberté de parole. Pourtant l’affirmation de Finley est très juste, et je donnerai ici quelques éléments susceptibles de l’éclairer.

2) Une tolérance à géométrie variable
L’idée de liberté de culte existe bien sûr dans le paganisme, mais non au sens où la sphère religieuse serait par principe soustraite à l’intervention de l’État. Il y a liberté au sens où, dans une religion faite de rites et non de dogmes, et une religion qui compte d’innombrables divinités, chacun est libre de suivre le culte qu’il préfère. On honore généralement les dieux de sa famille (domestiques) et ceux de sa cité, mais on peut aussi honorer tel ou tel autre dieu, pour des motifs purement personnels (j’ai guéri d’une grave maladie, mon dieu préféré sera Asclépios, etc.). On est même tout à fait libre d’ouvrir un sanctuaire si on en a les moyens : à l’époque « la ‘libre-entreprise’ religieuse allait sans dire, chacun pouvait ouvrir un sanctuaire privé à la divinité de son choix et attendre le client ». Mais cela ne signifie pas qu’il existe quelque chose comme un droit individuel à la liberté de culte qui ne pourrait être aliéné et qui ne saurait être bafoué sans que l’État soit aussitôt taxé d’intolérance. Au contraire, la religion antique est indissociable du politique. Du Ve siècle avant notre ère jusqu’à l’Empire romain, une part importante des dépenses publiques a toujours été affectée à la religion, pour la construction de temples, l’organisation de fêtes religieuses, l’accomplissement de rites collectifs. Lorsque la démocratie grecque, à l’époque hellénistique, devient plutôt un gouvernement de notables, il est impensable qu’une personnalité publique de premier plan ne prenne pas en charge une prêtrise publique ; même chose ensuite chez les sénateurs romains. Toute action collective importante, civile ou militaire, est accompagnée de sacrifices. Curieusement, s’il y a une grande liberté dans les préférences religieuses de chacun, il y a aussi une grande attention apportée à des comportements déviants, comme le blasphème. Non que le blasphème soit un crime contre les dieux : c’est un crime contre la cité, dans la mesure où, en offensant individuellement les dieux, un citoyen fait courir à la collectivité le risque de les irriter contre la cité tout entière ; c’est donc comme délit public que le blasphème est puni. Un individu qui vivrait hors de la cité pourrait probablement blasphémer tout son saoul ; c’est son affaire, c’est sa relation aux dieux. Mais dans la cité, il en va autrement. Le traitement de l’impiété montre bien l’ambivalence des relations entre pouvoir politique et croyances religieuses. En 430 environ avant J.C., l’Assemblée athénienne vote une loi qui constitue en délit majeur le fait de nier l’existence des dieux ou d’enseigner l’astronomie (c’est-à-dire de professer des opinions scientifiques sur les astres, alors considérés comme des dieux) ; c’est la loi dite de Diopeithes, du nom du devin qui en fit proposition à l’Assemblée. Cette loi est adoptée à un moment où Athènes ressent le besoin de fortifier ses appuis sacrés : la guerre du Péloponnèse commence, et avec elle une épidémie de peste dévastatrice. Le type d’athéisme spécialement visé par cette loi (l’astronomie) explique que c’est à des intellectuels qu’elle valut des ennuis, d’Anaxagore de Clazomène jusqu’à Socrate. Pourtant, Socrate n’avait rien d’un astronome et ne niait pas les dieux ; mais il est tout à fait concevable que son attitude intellectuelle ait été perçue par l’opinion publique comme dangereuse pour la cité parce qu’elle relevait du rationalisme anti-conservateur que professaient d’autres victimes de Diopeithes, scientifiques ou sophistes. Car tous avaient un point commun : ils considéraient que les mythes et les coutumes ne trouvaient pas dans leur caractère traditionnel un fondement suffisant et devaient être soumis au crible de la raison. À ce titre, Socrate est bien du côté d’Anaxagore ou de Protagoras, quels que soient les efforts d’un Platon ou d’un Xénophon pour l’en démarquer. Selon l’acte d’accusation qui nous est parvenu, Socrate introduit des divinités nouvelles, ce qui semble renvoyer au fameux « démon » personnel qui lui dictait sa conduite et sur lequel il se fondait pour conseiller les gens sur leur propre conduite. Un démon privé, donc, sans autel ni culte partageable, qui, par là, ne ressemblait en rien aux divinités habituelles. De là à soupçonner que son respect des dieux traditionnels était vacillant, il n’y avait qu’un pas ; et ne pas respecter les dieux de la cité, c’est donner un exemple désastreux à ceux que l’on prétend éduquer, c’est corrompre la jeunesse – entendez : lui apprendre l’irrespect, ou du moins la mise en doute de la tradition. Dans les Mémorables, Xénophon, tout en voulant dédouaner Socrate des accusations portées contre lui, résume bien en quoi l’attitude socratique pouvait paraître non seulement déplaisante, mais dangereuse aux yeux des athéniens : « De fait, il croyait que les dieux se soucient des hommes, mais pas de la façon dont se l’imaginent la plupart des gens ». Le problème n’est pas de nier ou non les dieux, le problème est de ne pas se conformer aux croyances traditionnelles du peuple, dans leur contenu comme dans leurs modalités. Pareille originalité, dans un corps politique et social tel que la démocratie athénienne, ne pouvait, surtout en temps de troubles, être admise par la cité. Alors, est-ce de l’intolérance ? À la même époque, les poètes comiques ne se privaient pourtant pas de railler les dieux avec un manque de respect bien supérieur avec ce que l’on pourrait trouver dans les témoignages relatifs à Socrate. D’une certaine manière, les plaisanteries étaient attendues en matière de religion – comme en matière de personnalités politiques – par le public des comédies ; ne pas en être gratifié en allant au théâtre aurait été aussi décevant que, pour nous, ouvrir un journal satirique et n’y trouver que louanges sincères du gouvernement ! Mais le cadre de ces plaisanteries était celui de la cité. Comédies et tragédies étaient représentées dans des concours publics, et non dans des théâtres privés, lors de fêtes religieuses célébrées par la communauté entière, une ou deux fois par an. Les pièces représentées étaient choisies par un magistrat, et le spectacle financé par les citoyens les plus riches. Ces fêtes, qui attiraient environ 10 000 personnes, étaient donc une grande célébration de la cité par elle-même, sous le patronage de Dionysos. Dans ce cadre-là, oui, la raillerie religieuse ou le blasphème étaient autorisés, encouragés et applaudis – tandis que les mêmes propos, dans la bouche d’un philosophe ou d’un sophiste, seraient tombés sous le coup d’une accusation d’impiété. Ce n’est donc pas en elle-même, en tant qu’opinion religieuse déviante ou athée, qu’une opinion est condamnable ; c’est en tant qu’elle risque de saper les fondements traditionnels de la communauté politique – et cette évaluation était parfaitement claire pour tous et approuvée de tous. Dans leurs apologies, ni Platon ni Xénophon ne songent à dénoncer l’intolérance de la Cour qui condamna Socrate. Pourtant, ces apologies sont des compte rendus – plus ou moins fictifs – rédigés une génération plus tard et n’obéissent donc pas au souci diplomatique qui pourrait gouverner une réponse judiciaire sur le vif, lorsque l’issue est encore incertaine et qu’il faut ménager la susceptibilité des juges. Ce n’est pas par prudence, mais parce qu’au fond ils sont d’accord : l’athéisme est mauvais parce que et lorsqu’il est anti-civique. Il ne s’agit donc que de plaider sur les faits : Socrate n’était pas athée, les athéniens l’ont mal compris, la procédure était trop brève pour permettre à l’accusé de s’expliquer correctement, etc. Si la cité antique est intolérante, c’est dans un sens purement médical, ce n’est pas dans un sens moderne : elle est allergique à ce qui constitue un risque pour son unité, et cette unité, c’est la tradition qui la cimente.
On pourrait en dire autant de la liberté d’opinion en matière politique. Bien sûr, l’isegoria et la parrhesia ne sont pas un simple simulacre en matière de liberté d’expression. Cette liberté de parole est estimée et pratiquée à Athènes, et on peut considérer que, si la population qui n’avait pas le statut de citoyen (femmes, esclaves, métèques) n’y avait aucune part, en revanche, pour les citoyens, la pratique et même le devoir d’isegoria avaient abouti à produire un niveau élevé de politisation du petit peuple, y compris parmi les citoyens qui vivaient dans les campagnes et non à la ville. Mais c’est un devoir beaucoup plus qu’un droit, et, comme telle, elle reste avant tout l’affaire de la cité : l’Assemblée requiert que les citoyens discutent librement de la politique commune puisque c’est par et dans cette procédure de décision qu’Athènes s’identifie comme cité démocratique, mais cela ne constitue nullement cette libre expression comme un droit que le politique ne saurait limiter sans se voir taxer d’intolérance. Lorsque les circonstances l’exigent, il n’y a nulle contradiction à ce que l’Assemblée édicte une loi restreignant la liberté de parole. Si ce genre de loi est rare, c’est parce qu’en augmenter le nombre ne serait pas utile – ce n’est nullement au nom d’un droit imprescriptible de chacun à la liberté d’opinion. Aucun athénien n’aurait admis l’idée que l’Etat n’a pas le droit d’intervenir en la matière : « La liberté, cela signifiait le règne de la Loi et la participation au processus de prise de décisions, et non la possession de droits inaliénables ».
Plus généralement, on peut dire qu’il n’y a aucun domaine de la vie privée qui échappe en droit au pouvoir public. La cité par exemple a droit de regard sur la façon dont les individus dépensent leurs propres biens : une loi de Solon frappait d’atimie (déchéance de tous les droits civiques) ceux qui dilapidaient leur patrimoine. Elle a droit de regard aussi sur la façon dont chacun occupe son temps : toujours en vertu d’une loi de Solon, l’oisif (qui ne travaille pas et ne se mêle pas de politique) doit se tenir prêt à rendre des comptes au premier venu qui voudra l’assigner en justice. Aristote exprime la même méfiance envers tout ce qui relève de la vie privée : il propose de « créer une magistrature spéciale qui aura à l’œil ceux dont le mode de vie [privé] n’est pas à l’avantage de la constitution » en vigueur. Même une législation comme celle qu’institue Platon dans les Lois n’a rien d’une utopie totalitaire qui rejetterait tout ce qui, dans la réalité politique et religieuse antique, pourrait nous sembler « moderne » ; elle donne une effectivité législative et policière à ce qui est déjà une possibilité dans la réalité historique de l’époque, à savoir un contrôle de la cité sur les individus dans toutes les formes de leur existence. Si pareil contrôle ne fut activé que dans des cas historiques limités – alors qu’il l’est en permanence dans les Lois qui font de la non-délation un délit capital –, il pouvait toujours l’être si les circonstances le rendaient utile pour la cité.
Cela signifie-t-il que la cité grecque affichait une tolérance de façade, mais qu’elle reposait sur une intolérance de principe ? Il faut plutôt comprendre que notre opposition entre tolérance et intolérance n’est pas pertinente, parce que n’existe pas alors quelque chose qui, aujourd’hui, nous paraît aussi important que naturel, à savoir la réversibilité des devoirs en droits. Pour nous, là où il y a devoir, il y a un droit corrélatif : si l’État a des devoirs envers les citoyens, c’est parce que ceux-ci ont des droits, qu’ils pourront revendiquer s’ils les estiment lésés, et qui feront d’un pouvoir qui ne respecterait pas ces droits un pouvoir intolérant. Mais cette réversibilité est historique. Elle n’existait manifestement pas dans l’Antiquité. Non que seule la cité soit libre, tandis que les citoyens seraient esclaves (c’est la conclusion radicale de Benjamin Constant) ; mais la liberté de la cité et celle de l’individu n’ont pas du tout le même statut et ne peuvent pas être mis en balance ou en compétition, d’où l’invalidité des concepts de tolérance ou d’intolérance. L’individu a bien une sphère d’indépendance où il exprime ses préférences, ses opinions, ses choix, sans se les voir dictés par la cité à chaque instant (point sur lequel Platon va bien au-delà du contrôle étatique réel, historique) ; mais cette sphère privée n’est pas considérée comme dotée d’un caractère juridique, ce qui exclut toute garantie formelle des libertés individuelles et donc toute interprétation des restrictions de ces libertés par la cité en termes d’intolérance. La liberté individuelle est un état de fait, plus ou moins limité en fonction de la menace qui pèse sur la collectivité, mais néanmoins réel ; ce n’est pas un droit de l’individu opposable à l’État.

3) Lois de la cité et droits de l’homme
Cela tient à une autre absence : il n’y a pas dans l’Antiquité païenne de « dehors » juridique par rapport au droit de la cité ; il n’y a pas une loi autre que la justice particulière d’une cité qui serait suffisamment élaborée pour pouvoir éventuellement entrer en conflit avec la loi positive et la constituer comme intolérante. Même lorsque le stoïcisme développe l’idée d’une loi universelle ayant pour sujet l’homme en tant qu’être rationnel et non en tant que membre d’une communauté politique qui lui donne tel ou tel statut (par où les stoïciens ont parfois été tenus pour les inventeurs des droits de l’homme), c’est comme une extension de la loi de la cité que cette loi universelle est pensée. Il y a sur ce point des formules qui peuvent facilement tromper un esprit moderne – ainsi lorsque Marc Aurèle déclare : « Ma cité et ma patrie, comme Antonin, c’est Rome ; et, en tant qu’homme, c’est le monde ». Cette double citoyenneté ne signifie nullement que, en tant que citoyen du monde, j’ai des droits et des devoirs qui peuvent entrer en conflit avec ceux que me donne mon statut de citoyen de Rome. Autrement dit, cela n’ouvre en rien la possibilité conceptuelle de penser les décisions de Rome comme tolérantes ou intolérantes. Oui, les esclaves et les femmes relèvent de la même justice universelle que les hommes libres puisqu’ils sont des êtres rationnels ; pour autant, les stoïciens ne se sont jamais particulièrement signalés par un engagement quelconque en faveur de l’abolition de l’esclavage ou de l’égalité des sexes dans la société. Ce genre de choses nous gêne beaucoup, nous y voyons une inconséquence déplaisante que nous ne pouvons nous empêcher d’expliquer par des voies détournées et obscures, celles du déterminisme culturel d’une époque ou de l’hypocrisie sociale d’une classe dominante. Mais je crois que l’explication est tout autre. Elle tient dans une façon, opposée à la nôtre, de penser les rapports entre l’universel et le particulier, entre la loi de l’homme en tant qu’homme et celle de l’homme en tant que membre de tel ou tel groupe. C’est probablement avec les stoïciens que l’on peut le mieux saisir cela, précisément parce que l’on trouve chez eux quelque chose que l’on pourrait prendre comme une première mise au point de la distinction juridique entre universel et particulier. Avant le stoïcisme, la justice est constamment définie – par ses détracteurs comme par ses défenseurs – comme le fait de ne pas transgresser les lois et les usages de sa propre cité ; elle ne concerne donc, au sens propre, que les relations entre les citoyens. Pour autant, on ne peut pas faire n’importe quoi dans les autres types de relations humaines (celles d’un homme adulte libre avec une épouse, un enfant ou un esclave, celles d’un citoyen avec un allié militaire ou un partenaire commercial étranger à sa cité). Mais il s’agit alors, non de la justice au sens strict, avec ses formes spécifiques organisées par la loi et ses contraintes, mais d’une exigence plus vague, moins codifiée, placée sous le patronage d’un dieu et non sous l’emprise d’une loi. Par exemple, on traite correctement un étranger pour plaire à Zeus Xeinios ; les traités conclus avec d’autres peuples reçoivent une force contraignante par des invocations rituelles solennelles. Hors de la cité, l’exigence de justice s’appuie sur des lois non écrites, celles de tel ou tel dieu. Mais attention : cela ne signifie pas qu’une loi divine limiterait la loi politique. Le mouvement est inverse : il consiste à étendre la protection qu’un dieu exerce sur la cité à des individus qui n’en sont pas citoyens ; c’est une manière de régler les relations avec ceux qui sont hors du domaine d’application normal de la justice en les faisant plus ou moins entrer dans la communauté politique, par le biais du patronage bienveillant d’un dieu. Cela ne signifie pas qu’ils acquièrent ainsi des droits, et qui traite mal sa femme n’encourt que la désapprobation du voisinage ou la colère de Héra. Il n’y a donc là nulle justice transcendante, mais une justice plus faible et comme de surplus, qui élargit de façon assez floue la justice de la cité à ceux qui n’en relèvent pourtant pas au sens propre. Comme le note Alasdair MacIntyre :
Dans le monde antique, l’extension de la portée de la justice au-delà de ses limites originales, passablement étroites, fut en général non pas une remise en cause de l’assimilation des frontières de la justice aux frontières de la communauté politique, mais plutôt une extension de la conception de ces frontières.

Cette justice « de surplus » passe toujours après la justice de la cité : aussi est-il impossible qu’elle entre en conflit avec elle. Ici, le stoïcisme est un bon révélateur de notre éloignement mental par rapport à l’Antiquité, là même où nous croirions identifier par-delà les siècles des choses familières ou des prémisses de structures plus tardives. Les stoïciens sont les premiers à affirmer que loi et justice ne sont pas l’affaire d’une cité ou d’un groupe, mais qu’une loi naturelle, universelle, règne de façon égale sur tous les hommes en tant qu’ils sont des êtres rationnels et ordonne de les traiter tous, comme tels, selon un même droit. D’où des formules qui semblent nous faire passer directement de l’Antiquité à la modernité : « Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, (…) nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle et en conséquence il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui » ; « affirmer qu’un esclave n’est en aucune circonstance le bienfaiteur de son maître, c’est ignorer que l’humanité a ses droits ». Il faut comprendre cependant comment ces affirmations universalistes se combinent avec les droits et les devoirs du citoyen. Les études de cas auxquelles se livre Cicéron, dans le traité Des devoirs, montrent que c’est toujours la même logique d’extension souple qui prévaut. Par exemple, un sage qui meurt de faim a-t-il le droit de voler la nourriture d’un autre homme, si ce dernier est un inutile ? Un homme de bien mourant de froid peut-il dépouiller un méchant tyran ? Selon Cicéron, ce sont « des cas faciles à décider » : l’homme utile à la société peut impunément dépouiller autrui pour préserver sa propre vie, surtout si autrui est un inutile, a fortiori s’il est un tyran, puisque « il n’y a aucun lien social entre nous et les tyrans, il y a plutôt un écart extrême » ; c’est cette absence de lien social (dont l’homme « inutile » est déjà une figure) qui légitime, même au regard de la loi universelle, les solutions proposées :
Maladie, pauvreté ou inconvénients de ce genre ne sont pas plus contre la nature que le vol ou le désir du bien d’autrui ; négliger l’intérêt commun, voilà qui est contre nature ; car c’est une injustice. C’est pourquoi la loi naturelle elle-même qui observe et maintient l’intérêt commun décidera certainement qu’un homme sage, bon et courageux dont la mort serait un grand préjudice pour l’intérêt commun prenne à un homme paresseux et inutile ce qui lui est nécessaire pour vivre.

La loi universelle qui promulgue des droits de l’homme en tant qu’homme n’est donc pas une loi reconnaissant à chacun des droits inaliénables qui dériveraient de sa simple nature humaine. C’est une loi qui élargit la notion de communauté sociale et d’intérêt commun à plus d’hommes que n’en compte la cité : « Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous », précise Cicéron – autrement dit : la notion d’un droit de l’homme en tant qu’homme n’a aucun sens si on ne continue pas de la comprendre comme le droit d’un élément appartenant à un groupe unifié par un intérêt commun. Dans ce cadre élargi, la conception de la justice reste inchangée : chaque individu a des droits à proportion de sa contribution au bien commun ; et ces droits sont sujets à variations, restrictions, redéfinitions en fonction de cette contribution. Aussi les impératifs de la loi universelle stoïcienne s’exercent-ils toujours dans les espaces laissés vides par la loi positive et lorsqu’ils ne risquent pas d’en restreindre l’application. Par exemple, que devons-nous à un étranger ? Ce qui est dû à tout homme en vertu de son appartenance à l’espèce humaine, répond Cicéron. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Un vers du poète Ennius nous l’apprend : « l’homme qui indique aimablement son chemin à un voyageur égaré agit comme un flambeau où s’allume un autre flambeau ; il n’éclaire pas moins quand il a allumé l’autre ». Autrement dit, « il est prescrit de concéder même à un inconnu tout ce qu’on peut lui donner sans dommage », et Cicéron de citer des formules habituelles : « ne pas empêcher de puiser à l’eau courante », « permette qu’on prenne du feu », « donner s’il le veut à celui qui délibère un conseil de bonne foi » et de poursuivre en disant qu’il s’agit de « choses utiles pour ceux qui les reçoivent, sans dommage pour qui les donne. C’est pourquoi il faut y recourir et toujours apporter notre part à l’intérêt commun. Mais puisque les ressources de chacun sont petites et qu’il y a une infinité de gens dans le besoin, notre libéralité envers tous en général doit rester dans la limite indiquée par Ennius : ‘votre flambeau n’éclaire pas moins’ (…), pour avoir la possibilité d’être généreux envers nos proches.
La « libéralité envers tous » doit être mesurée en fonction de ce que laisse en reste la libéralité envers ceux dont le statut – d’après la loi de la cité – exige prioritairement nos efforts : c’est bien une logique du « surplus ». Il y a donc une grande continuité de la cité classique à l’Empire romain : la notion d’une loi universelle est construite comme une simple extension, fondée sur la théologie, de la loi qui informe les relations des citoyens libres. Il en va ici comme des préceptes qui, dans le droit romain, forment le jus gentium, branche du droit qui garantissait les traités entre États et les contrats commerciaux entre citoyens romains et étrangers : ces normes du jus gentium ne sont qu’une extension du droit romain.

4) De la conception antique à la conception moderne de la tolérance : la revendication chrétienne

Si l’on compare cette façon de penser et de pratiquer le rapport entre l’universel et le particulier, entre la norme et ses marges, à la conception moderne de la tolérance, on conviendra qu’il n’est possible de parler de tolérance, à propos de l’Antiquité païenne, que si l’on admet que le terme est équivoque. Équivocité, là où la « tolérance » religieuse antique n’est pas le respect de la religion de l’autre, mais la crainte communément partagée des dieux. Les dieux sont des êtres un peu mystérieux et surpuissants avec qui il faut cohabiter dans un même monde ; il serait risqué de les vexer et plus profitable de ménager un culte à chacun, auquel participeront ceux qui le trouveront à leur goût. Équivocité encore, là où la « tolérance » politique n’est pas le respect des opinions d’individus ou de groupes constituant une sous-communauté qui se verrait reconnaître des droits propres ; l’isegoria et la parrhesia font partie de la forme politique propre à la cité, celle par laquelle la cité s’identifie et décide, mais elles ne sauraient échapper à l’intérêt commun, qui est toujours l’horizon unique et indépassable de la discussion politique. Qui fait des propositions pernicieuses au bien commun fait des propositions illégales et risque d’être significativement ostracisé, c’est-à-dire physiquement expulsé de l’espace géographique de la cité (sans perdre ni ses droits civiques ni ses biens : ce qui importe, c’est qu’il ne soit plus là et que donc, dans une civilisation qui ignore la communication à distance et la représentation ou la délégation, il ne puisse plus prendre part, en quelque lieu que ce soit de la cité, à la discussion). Équivocité enfin, là où l’élargissement des devoirs de la communauté envers les étrangers ne va jamais plus loin qu’une sorte de surcroît, de luxe finalement, autorisé par la solidité de la communauté elle-même ; or ce luxe est fonction de cette solidité – il ne saurait exiger d’elle qu’elle se mette en péril. C’est là une façon de penser les rapports entre particularité et universalité qui rend le monde païen très éloigné de notre modernité. Comme le dit Paul Veyne : « nous allons de l’universalité vers l’institution, eux partaient de l’institution et, même s’ils poussaient jusqu’à leur démocratie, ils n’ont jamais senti l’universalisme comme un idéal ou un remords, mais comme une faveur ou un excès ». Pour que la notion moderne de tolérance émerge, il fallait que cette manière de poser l’universalité comme un surplus par rapport aux lois particulières soit renversée, et que du même coup soit dépassée une idée qui nous paraît contradictoire, à savoir que l’on peut accepter des libertés sans en faire des droits. Il fallait que la loi universelle soit, non plus une extension de la loi positive, mais une autre loi, éventuellement concurrente, qui peut créer des conflits d’exigence dans le cadre desquels il y aura, comme solutions possibles, des attitudes qui pourront alors être considérées comme tolérantes ou intolérantes dans une acception moderne.
Cette transformation, c’est avec les chrétiens qu’elle s’opère. Rien ne le montre mieux que la différence des attitudes que l’Empire romain a adoptées face aux Juifs et aux chrétiens, lorsqu’ils ont réclamé une liberté religieuse. Alors même que le refus des Juifs de se conformer au mode de vie romain était beaucoup plus radical que celui des chrétiens, c’est pourtant envers les chrétiens que le pouvoir romain a mené une politique répressive, alors qu’il avait accordé aux Juifs le droit de ne pas participer aux rites de la religion romaine, ainsi que d’autres tolérances relatives à la vie quotidienne. Pourquoi ce traitement de faveur ? Parce que le caractère national clairement affirmé du dieu d’Israël permettait encore de rendre acceptable aux romains la singularité du groupe qui s’en réclamait. Ce caractère national donnait une forme intelligible et familière à un culte pourtant d’une étonnante intransigeance, et rendait possible de le traiter selon le principe juridique qui accordait aux sujets de l’Empire le droit de vivre selon leurs coutumes religieuses nationales. C’est en tant que religion nationale que le judaïsme fut traité comme une religio licita, comme le montrent certains efforts du pouvoir romain pour accentuer le caractère national du culte juif (ainsi Julien l’Apostat qui voulut reconstruire le Temple de Jérusalem). On comprend que l’Empire ait pu transiger avec Israël en lui consentant un statut spécial, pour autant qu’il renonçait à tout prosélytisme. Parce que le dieu d’Israël était un dieu national, il restait au moins formellement en accord avec la conception – foncièrement pacifique – de la religion qui avait dominé toute l’Antiquité.
C’est ce caractère national qui disparaît avec le christianisme, ce qui explique qu’une intolérance proprement dite n’apparaisse qu’à l’égard de cette religion. Ces Juifs particuliers qui se réclament du Christ, et qui se désigneront bientôt du nom honni de chrétiens, revendiquent la croyance en un dieu qui est « celui de tous », qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, et qui, comme tel, offre une étrangeté inassimilable par cette civilisation pourtant prête à tout absorber qu’était la civilisation romaine païenne. Le dieu des chrétiens, c’est le dieu des Juifs – qui se déclare seul véritable dieu, qui de façon sectaire rejette les autres cultes dans l’idolâtrie –, mais avec cette circonstance aggravante qu’il est un dieu dénationalisé : Dieu de tous et de personne en particulier. Les quelques occurrences de religions dénationalisées antérieures (les cultes à mystères) n’avaient pas les prétentions universalistes du christianisme : elles ne garantissaient l’immortalité, par exemple, qu’à un groupe restreint, celui de leurs initiés, et ne rejetaient pas les autres cultes comme de fausses religions ou de diaboliques contrefaçons. Le chrétien, lui, ne se borne pas à affirmer : « je n’obéis pas à la même loi que vous », mais : « je n’obéis pas à la même loi que vous, et vous devez reconnaître cette loi à laquelle j’obéis parce qu’elle vaut pour tous, que vous l’acceptiez ou non ». Aussi, rien de moins païen que la façon dont les chrétiens commencèrent à réclamer la liberté religieuse et à revendiquer une tolérance de l’Empire à l’égard de leur croyance. En témoigne par exemple Tertullien, en 197, dans son Apologétique :
Que l'un soit libre d'adorer Dieu et l'autre Jupiter ; que l'un puisse lever ses mains suppliantes vers le ciel, et l'autre vers l'autel de la Bonne Foi ; qu'il soit permis à l'un de compter les nuages en priant, puisque c'est là votre croyance, et à l'autre les panneaux des lambris ; que l'un puisse vouer à son Dieu sa propre âme, l'autre celle d'un bouc. Prenez garde, en effet, que ce ne soit déjà un crime d'impiété que d'ôter aux hommes la liberté de la religion et de leur interdire le choix de la divinité, c'est-à-dire de ne pas me permettre d'honorer qui je veux honorer, pour me forcer d'honorer qui je ne veux pas honorer ! Il n'est personne qui veuille des hommages forcés, pas même un homme. Aussi bien, on accorde aux Égyptiens la liberté de se livrer à leur superstition si vaine qui consiste à mettre des oiseaux et des bêtes au rang des dieux et à condamner à mort quiconque a tué un de ces dieux. Chaque province, chaque cité a son dieu à elle (…). Nous sommes les seuls à qui l'on refuse le droit de posséder une religion à nous. Nous offensons les Romains et nous ne sommes pas regardés comme des Romains, parce que nous adorons un Dieu qui n'est pas celui des Romains. Heureusement qu'il est le Dieu de tous les hommes, à qui, bon gré mal gré, nous appartenons tous. Mais chez vous, il est permis d'adorer tout, hors le vrai Dieu, comme s'il n'était pas plutôt le Dieu de tous, celui à qui nous appartenons tous.
Autant les romains pouvaient entendre le début de cette revendication (à chaque peuple ses dieux et ses cultes), autant la conclusion devait leur paraître inadmissible. Non seulement les chrétiens reprenaient l’idée juive selon laquelle y a vrai et faux dieux, idée incompréhensible et sacrilège pour les païens qui ne concevaient que des dieux plus ou moins puissants ; mais en outre, ils faisaient de ce dieu non pas « leur » dieu, comme les Juifs, ce qui aurait encore permis de fermer les yeux sur cette détestable lubie qui consistait à le proclamer seul véritable, mais « le dieu de tous les hommes ». En somme, pour la première fois, Rome était face à un groupe qui réclamait une tolérance qui ne fût pas d’intégration dans les normes en vigueur, mais une tolérance exigée, comme un devoir, au nom d’un droit autre, universel en un sens nouveau – une universalité non pas construite par extension à partir du droit positif, mais imposée du dehors au nom du dieu « à qui, que nous le voulions ou non, nous appartenons tous ». Cette exigence était complètement anormale, et c’est bien comme telle qu’elle fut rejetée. Il est frappant de noter que les persécutions contre les chrétiens n’eurent en général pas pour motif leurs agissements ; ce n’était pas, par exemple, en raison de leur refus de rendre un culte aux empereurs (ce qui était pourtant un délit). Ce qui était interdit, c’était, tout simplement, « d’être chrétien », de porter le nomen christiani. Comme l’écrit Paul Veyne : « les empereurs qui persécutèrent les chrétiens les condamnaient pour leur anormalité et non pour quelque déloyauté (…). Le but de la condamnation, selon la sentence prononcée dès 180 contre les martyrs de Scilli, en Afrique, était de faire revenir les chrétiens à la Roman way of life (‘ad Romanorum morem redire’) ». Les critiques des intellectuels païens (Marc Aurèle, Galien, Lucien ou Celse) vont dans le même sens : on ne peut se contenter de dire que les chrétiens ont un autre dieu que les dieux romains, parce que leur manière d’anéantir la valeur de tout autre culte que le leur est si profondément opposée à l’esprit religieux « normal » qu’elle les désigne comme athées ; ils sont ennemis du genre humain ; il faut les éliminer en tant que destructeurs de la civilisation humaine. Pour une Rome persuadée d’avoir réalisé le rêve d’Alexandre le Grand, faisant de chaque homme libre un citoyen du monde et de l’Empire une assemblée universelle (oikouméne) qui coïncide avec la civilisation humaine, les chrétiens étaient, en un mot, des barbares de l’intérieur, et c’est bien contre des barbares menaçant la civilisation que Celse appelle chaque citoyen à s’engager :
Il est une race nouvelle d’hommes nés d’hier, sans patrie ni traditions, ligués contre toutes les institutions religieuses et civiles, poursuivis par la justice, universellement notés d’infamie, mais se faisant gloire de l’exécration commune : ce sont les chrétiens (…). Dans ces derniers temps, les chrétiens ont trouvé parmi les Juifs un nouveau Moïse qui les a séduits mieux encore. Il passe auprès d’eux pour le fils de Dieu et il est l’auteur de leur nouvelle doctrine (…). On sait comment il a fini. Vivant, il n’avait rien pu faire pour lui-même ; mort, dites-vous, il ressuscita et montra les trous de ses mains. Mais qui a vu tout cela ? (…) Soutenez l’empereur de toutes vos forces, partagez avec lui la défense du droit ; combattez pour lui si les circonstances l’exigent ; aidez-le dans le commandement de ses armées. Pour cela, cessez de vous dérober aux devoirs civils et au service militaire ; prenez votre part des fonctions publiques, s’il le faut, pour le salut des lois et la cause de la piété.
Quelques siècles plus tard, lorsque ce seront les derniers païens qui réclameront la tolérance pour leurs cultes exsangues, on pourra constater que cette étrangeté ne s’est pas amoindrie avec le développement du christianisme. Un texte majeur sur ce point est la Relatio adressée en 384 par Symmaque, alors préfet de Rome, à l’empereur Valentinien II pour demander le rétablissement de l’autel de la Victoire à Rome, symbole du paganisme, à l’occasion de laquelle il se livre à un plaidoyer en faveur de la religion païenne :
Chacun a ses coutumes, chacun a ses rites ; l’intelligence divine a attribué aux villes, pour leur sauvegarde, des cultes divers ; comme les âmes aux enfants qui naissent, ainsi aux peuples sont impartis des génies responsables de leur destinée. Vient s’ajouter l’intérêt qui lie le plus fortement les dieux à l’homme. Car puisque toute explication rationnelle demeure cachée, d’où la connaissance des divinités peut-elle venir plus correctement que du souvenir et des enseignements des succès passés ? Dès lors, si c’est la longue durée qui donne de l’autorité aux religions, il faut conserver une foi (vieille) de tant de siècles et suivre nos parents qui ont eux-mêmes suivi avec profit les leurs. Nous demandons donc la paix pour les dieux de nos pères, pour nos dieux nationaux. (…) Ce sont les mêmes astres que nous contemplons, le ciel nous est commun, le même univers nous enveloppe : qu’importe par quelle sagesse chacun cherche la vérité. Il ne peut se faire qu’on parvienne à un si grand mystère par un chemin unique.

À cela Ambroise, alors évêque de Milan, oppose un net refus : à la mention d’une diversité des chemins qui conduisent à comprendre le mystère du monde, il réplique ainsi : « Ce que vous ignorez, cela nous avons appris à le connaître par la voix de Dieu. (…) Vos vues ne rencontrent donc pas les nôtres ». L’idée d’une pluralité de « chemins » fait scandale dans un monde où Dieu indique la seule voie droite. Désormais, la loi universelle – même si, historiquement, elle se confond alors avec le pouvoir romain, mais ce ne sera pas la seule fois dans l’histoire où une grande idée servira d’arme à ceux-là même qui l’auront produite – exclut la souplesse et la négociation qui caractérisaient son rapport aux lois particulières et aux coutumes chez les païens.

Conclusion
Laissons là l’Histoire. Je m’arrête à ce moment où l’idée que la tolérance puisse être un devoir, ou puisse être réclamée comme un droit, est « inventée » par les chrétiens. Peu importe ici que les chrétiens n’aient inventé ce droit que pour le confisquer à leur profit. Par leur manière de penser l’universalité d’un droit, ils sont bien les fondateurs de l’idée moderne de tolérance, tandis que la géométrie variable de la tolérance païenne nous paraît illégitime dans son essence et dangereuse dans les faits. En quoi cependant la façon dont les païens ont pensé et pratiqué cette autre forme de tolérance que j’ai décrite nous intéresse-t-elle ? À nos questions modernes (doit-on être tolérant ?, y a-t-il un devoir de tolérance ?, la tolérance est-elle une valeur fondamentale ?, etc.) les païens auraient répondu de façon négative. Non, la tolérance n’est pas un devoir, ni un droit, ni une valeur éminente ; la tolérance est un outil, et c’est même pour cela qu’elle ne peut relever d’aucune des catégories selon lesquelles nous l’appréhendons, parce que les outils ne sont pas faits pour garantir par eux-mêmes la valeur des usages que l’on en fera. La valeur de cet usage, pour les païens de l’Antiquité, dépend de la présence ou de l’absence de ce qui seul est vraiment fondamental, c’est-à-dire vraiment source de droits : l’intérêt commun. Car les limites de leur tolérance sont dessinées par les limites de l’intérêt commun. Voilà pourquoi, sans doute, la Déclaration de l’Unesco sur la tolérance aurait paru à un païen soit absurde, soit d’une abstraction dangereuse : où est l’intérêt commun sur lequel régler l’attribution d’une telle extension et d’une telle valeur à la tolérance ?, aurait-il demandé. C’est une question qui reste sans doute d’actualité lorsqu’on s’interroge sur les applications et les limites du principe de tolérance.


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Pascal Taranto
Université de Nantes


Les limites de la tolérance : le cas de l’athéisme


Un apologète anglais du XVIIe siècle, Richard Bentley, a pu dire qu’un « athée, en tant qu’athée, ne saurait être, ni bon ami, ni bon parent, ni bon père ». Ce jugement n’est pas celui d’un divine particulièrement enragé qui chercherait à se singulariser en allant à l’extrême. Bentley est tout bonnement en train de ressasser un lieu commun qui, dans des contextes intellectuels aussi différents que ceux de la Grèce antique (et païenne) et de l’Europe moderne (et chrétienne), a servi à justifier le consensus d’une intolérance générale envers l’athéisme, tenu pour le pire des crimes, susceptible des pires châtiments. Comment se fait-il cependant qu’un tel jugement nous soit devenu si étrange et sonne aussi mal à nos oreilles modernes ? Comment se fait-il qu’il est maintenant évident à la plus large majorité d’entre nous, croyants compris, que l’athéisme en tant qu’athéisme, c’est-à-dire en tant qu’opinion selon laquelle il n’y pas de Dieu, est parfaitement tolérable et ne fait pas scandale, alors que trois siècles auparavant c’était exactement l’inverse ? Il est possible que ce brusque renversement (brusque à l’échelle de l’histoire) nous aide à penser les ambiguïtés modernes du concept de tolérance. Le traitement de l’athéisme serait alors exemplaire de l’évolution d’un tel concept, depuis le contexte politico-religieux très clair qui le voit naître aux XVIe et XVIIe siècles (et dans lequel la tolérance n’a pas d’autre horizon que la solution des conflits religieux qui ensanglantent l’Europe) jusqu’à nos jours où, attitude (morale) valorisée ou attitude revendiquée comme droit, la tolérance est convoquée à propos de tout et de rien : les mœurs, la culture, les cultes, les rites, les traditions, le langage, le vêtement, la mode…

C’est à Platon que l’on doit, à ce qu’il semble, la première théorie de l’intolérance envers l’athéisme. Au livre X des Lois Platon distingue clairement trois sortes d’incrédules : ceux qui ne croient pas à l’existence des dieux, ceux qui les pensent indifférents aux affaires humaines, et ceux qui croient possible de les séduire par des sacrifices ou des prières. Ces trois opinions, reposant sur des idées du divin contraires à celles que décrètent les lois, sont tenues pour trois causes d’actes impies punissables. L’athée occupe la première place dans la hiérarchie des infidèles parce que la croyance « orthodoxe » aux dieux est celle qui les représente aux hommes comme des modèles de justice. On comprend donc que celui qui nie leur existence sera porté plus que tout autre à commettre des actes injustes, criminels. Suit un réquisitoire contre l’impiété qui se conclut par des mesures punitives d’une extrême sévérité. Or il est intéressant, en ce qui nous concerne, de souligner que Platon, un peu plus loin, entreprend de diviser l’athéisme en deux classes :
Il y a, parmi ceux qui ne croient pas à l’existence des dieux, des gens au caractère naturellement juste ; ils haïssent d’instinct les méchants ; la répugnance qu’ils ont pour l’injustice leur ôte jusqu’à la tentation des actes qu’elle inspire ; ils fuient les hommes injustes et recherchent les justes. Chez d’autres au contraire, à la croyance que tout est vide de dieux vient s’ajouter la faiblesse devant le plaisir comme devant la douleur, mais aussi le don d’une mémoire forte et d’un esprit pénétrant ; ne point croire aux dieux est avec les premiers une maladie commune, mais quant à la perversion exercée sur les autres hommes, les premiers seraient moins, et ceux-ci plus pernicieux.

Ce curieux texte est peut-être l’acte de naissance de l’athéisme vertueux, celui qu’on s’attendrait le moins à trouver ici. C’est un athéisme « spéculatif » : il s’appuie sur des opinions savantes, et, puisqu’il n’est pas le produit d’une incapacité à dominer son appétit de jouissance, il peut être joint à une justice naturelle, ne souffrant pas la méchanceté et l’indignité morale. Un tel athée n’a donc pas à proprement parler besoin d’être éduqué par l’exemple du juste, mais comme l’athéisme lui-même est son crime, il a besoin en revanche d’être rééduqué. Le caractère naturel de sa justice peut lui être reproché et ne le sauve pas de la prison, car il donne à penser à ceux qui justement ont besoin d’éducation selon la loi que justice et loi peuvent être dissociées. Cet athée-là est récupérable si, après les cinq ans de prison minimum qu’on lui octroie entrecoupés de visites sermonneuses destinées à son salut, il se repent. Pour autant, même si elle semble l’annoncer, la distinction que fait Platon entre ces deux athéismes ne recoupe pas exactement celle qui sera opérée au XVIIe siècle entre l’athéisme spéculatif (théorie philosophique ayant pour principe ou conséquence l’inexistence de « Dieu ») et l’athéisme pratique (l’immoralisme nécessairement attaché, prétend-t-on, à ce genre de théorie). Le premier semble ici posséder certaines caractéristiques du second, l’athée spéculatif s’exprimant comme un railleur libertin, et l’athée pratique n’étant justement pas présenté comme un libertin débauché, mais au contraire comme un dangereux tartuffe, intelligent et rusé, se servant de la religion pour assouvir ses passions et servir ses intérêts, politiques notamment (il est, éminemment, un tyran en puissance). Celui-là mérite deux fois la mort et sera laissé sans sépulture.
Quelle est donc la cause « spéculative » de ces impiétés ? La première cause alléguée par Platon, ce sont les théogonies et cosmologies mythiques (Homère, Hésiode) ; mais ce sont là des « vieilleries » auquel il donne vite congé. Plus modernes et dangereuses sont les doctrines des physiciens qui « retournent les esprits ». Avant de nous demander pourquoi Platon s’en prend aux physiciens, il faut remarquer qu’il déploie d’emblée, pour réfuter leur « athéisme », une rhétorique de persuasion conçue comme l’ultime recours avant les grands moyens pénaux. C’est moins un discours de philosophe qu’un discours de législateur qui vient au secours de « la doctrine traditionnelle de l’existence des dieux » contre des hommes dont le tort n’est pas de philosopher, mais de trouver dans la philosophie une confirmation de leur incrédulité naturelle : ils ont sucé leur religion à la mamelle comme tout le monde, mais hélas, chez eux le conditionnement, l’éducation traditionnelle, n’a pas atteint son but. L’embarras et la mauvaise grâce de l’Athénien à les réfuter (887d et suiv.) montre bien que le problème n’est pas de réfuter « philosophiquement » les athées, car tout ce qu’on peut leur dire en fait (argument promis à de l’avenir) en guise d’admonestation, c’est « mon fils, tu es jeune : le progrès du temps te fera changer d’opinion sur bien des points ». Bref, tu verras quand tu seras vieux, mais en attendant, obéis au législateur.
La longue réfutation de l’athéisme qui suit est donc une sorte de doctrine officielle, destinée à soutenir l’admonestation préliminaire : « Jamais homme que les lois ont persuadé de l’existence des dieux n’a de plein gré commis un acte impie ou proféré une parole criminelle » ; admonestation que l’on peut comprendre ainsi : n’est impie en acte, ni en paroles, celui qui croit aux dieux comme les lois le lui demandent. Les physiciens sont des hommes dépravés et pervers parce qu’ils supposent que la nature et le hasard sont premiers par rapport à l’art, que le monde ne manifeste ni finalité ni intelligence et que la politique est un art sans vérité, car il est le plus éloigné de la nature. Ils renversent ainsi l’ordre véritable que Platon essaie de reconstituer en partant de la notion d’âme comme principe automoteur intelligent, notion qui permet de penser l’art comme premier (le monde manifeste un gouvernement intelligent, un art divin) et l’art du législateur comme le premier entre tous les arts humains, puisqu’il consiste à imprimer cet ordre véritable dans les âmes. Il y a donc une solidarité fonctionnelle entre l’art politique et la religion, et la réfutation de l’athéisme ouvre les portes de l’asile et de la maison de correction à tous ces incrédules relativistes et sceptiques, proprement anarchiques et désobéissants « par nature ». La déviance par rapport au credo officiel, posé comme modèle de « rationalité », autorise l’enfermement de l’athée pour des raisons médicales et politiques.
L’athée est en effet d’abord, comme le dit Platon à de multiples reprises, un malade, parce que son tempérament, son idiosyncrasie, ne tolère pas l’ordre que le législateur veut y mettre, ordre qui constitue la véritable « justice ». Il ne peut pas s’intégrer à la société, en tout cas pas à la société platonicienne, qui ne réclame pas un respect extérieur des lois (rappelons que l’athée simulateur est le pire), mais la formation complète de l’individu par et pour les lois. La « justice naturelle » de l’athée ne vaut rien du point de vue politique, parce que non seulement elle n’est pas obtenue par la loi, mais elle se manifeste même contre elle, puisque l’athée ne croit pas ce que le législateur lui demande de croire ; sa justice n’est donc pas un bien, une vertu, mais un moindre mal pour la société. 
Mais l’athée est aussi l’ennemi politique par excellence. Il faut mesurer la raison de cette sévérité à l’égard des impies et des athées à l’ampleur de la tâche qui incombe au législateur : être l’éducateur des citoyens. Or, l’athée constitue le pire des exemples pour la jeunesse, parce qu’il lui donne à penser que le juste par excellence ne vient pas des lois, mais de la nature ; c’est-à-dire, traduisons avec Platon, que la jeunesse ainsi séduite, « infectée de cette peste », sera prompte à remplacer la mesure des lois par le dérèglement du désir. La religion est l’occasion la plus propice pour la jeunesse de manifester le penchant à la démesure qui lui est propre. La vieillesse pourra guérir l’athéisme, la prison le mettre hors d’état de nuire, mais il vaut mieux commencer par réfuter ses discours et proposer contre eux une autre doctrine. Car si la jeunesse est certes encline à suivre l’impulsion de ses passions (première cause d’instabilité) elle manque de l’intelligence nécessaire (des « munitions idéologiques », pourrait-on dire) pour s’opposer aux discours persuasifs des athées modernes. D’où la double nécessité de l’argumentation et de la répression.
Le motif de l’exclusion des athées doit être mis en perspective avec la finalité politique assignée à la religion : montrer qu’un certain ordre cosmique existe, et qu’il doit se refléter jusque dans l’organisation des cités et la formation des citoyens. C’est pourquoi la forme la plus grave de la démesure des jeunes consiste à offenser les valeurs les plus partagées par la société, celles qui assurent sa cohésion et sa distinction en tant que société. Et Platon insiste bien sur le caractère collectif du dommage : ces choses-là sont plus graves que celles qui touchent simplement l’individu. Il ne s’agit pas tout bonnement de dire que les jeunes ne respectent rien, mais de comprendre que la cohésion de la cité se joue déjà dans la coutume et la tradition, non pas telle coutume ou telle tradition en particulier, mais dans le fait que certaines choses deviennent, en général, coutume, tradition, lois non écrites. En effet, souligne Platon, la coutume et les lois non écrites sont comme le lien et le ciment des cités. Le législateur est invité non pas au conservatisme (on a vu que Platon congédie sans ménagement les vieilleries des poètes), mais à porter le regard des lois sur la constitution même de la « tradition », qui ne devrait pas échapper à son contrôle, même si cette entreprise peut sembler bizarre et choquante. Dans le contexte des Lois, on chercherait vainement la moindre idée de tolérance, précisément parce que Platon se fixe cette tâche inédite de résorber les plus infimes variations des comportements individuels à travers le règlement maniaque de l’éducation. De ce point de vue, l’athéisme n’est pas une « petite variation » mais la plus importante déviance que le législateur puisse rencontrer : l’athée est l’esprit fort ou la forte tête qui ne veut pas se laisser persuader.
De cette condamnation platonicienne de l’athéisme, je retiendrai les trois points suivants :
l’athéisme est inhérent à certaines doctrines spéculatives ;
il y a des athées justes « par nature » ;
l’athéisme est intolérable, parce qu’il sape les fondements de l’ordre social que le politique a pour mission de mettre en place.
Dans l’Occident chrétien, la première proposition sera tenue pour problématique et la seconde pour fausse. La troisième, en revanche, restera valide. La distinction platonicienne entre un athée « spéculatif » qui pourrait être juste naturellement et un athée pervers, dissimulateur et immoral, disparaît avec l’établissement du christianisme et ne refera précisément surface qu’au moment où le matérialisme et l’atomisme, similaires à ces « doctrines savantes » dont parle Platon, réapparaîtront en force au milieu du XVIIe siècle, obligeant les apologètes à la réactiver pour pouvoir lutter contre la philosophie perverse. Non sans difficultés : si les Pères et les premiers apologètes savaient qu’il existait, chez les anciens philosophes, un athéisme proche du sens que nous lui donnons, celui de la négation spéculative de l’existence des dieux, on discutait très peu de cet athéisme, sinon pour en souligner le caractère rare. Ces athées constituent une sorte de bizarrerie, de monstruosité, un cas de cécité intellectuelle comme disait St Anselme, et c’est en fait le paganisme immoral qui était visé par le mot « athéisme » aux débuts de l’établissement du christianisme. Le mot ensuite se vide de toute signification univoque au fur et à mesure qu’il devient réservé à la polémique. Après la Réforme, tout le monde sera l’athée de quelqu’un ! Mais l’athéisme, comme position philosophique génératrice d’impiété, va progressivement devenir, pour reprendre le mot de Lucien Febvre, « impensable », et ce pour des raisons, semble-t-il, essentiellement scripturaires (même si ces raisons ont pu être secondées par des arguments tels que ceux de l’innéité de l’idée de Dieu et de la conscience morale, du consentement universel, etc.), qui vont en même temps impliquer l’impossibilité de l’athéisme juste.
Ces raisons s’enracinent dans une certaine lecture du Psaume 14 (et aussi 53) : « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a point de Dieu… ». Ce passage réduit tout athéisme à l’athéisme pratique, la corruption des mœurs, qui se voit dans les œuvres : aucun, « pas même un seul, ne peut faire le bien ». Intelligent est celui qui cherche Dieu, et celui qui ne le cherche pas est abruti à un double titre : il n’a pas le sens commun, et il est corrompu par les sens. On est certes dans l’Ancien Testament et l’athéisme y est avant tout une désobéissance aux commandements divins, c’est-à-dire qu’il est directement pratique. Mais Paul (Épître aux Romains III, 10) en donnera une lecture nouvelle, déterminante pour la suite : tous (Juifs comme Grecs) sont sous l’empire du péché. La nature humaine, corrompue par le péché, ne peut en aucun cas faire preuve d’une quelconque justice ou vertu par elle-même, mais par la grâce de Dieu seulement. Celui qui refuse Dieu est donc condamné à l’immoralité. L’athéisme peut ainsi devenir la limite théorique de la tolérance, et l’athée pratique, non pas un philosophe qui se corrompt par sa doctrine, mais un corrompu qui se donne des airs de philosophe.
Cette lecture se prolonge jusqu’à Locke, pourtant défenseur exemplaire de la tolérance au point qu’on a longtemps cru qu’il en était presque l’inventeur. Il a beau défendre dans l’Essai, et sur des fondements strictement philosophiques, une tolérance universelle et raisonnable, dans la liste des exclusions que dresse sa fameuse Lettre sur la tolérance, l’athée occupe encore la première place, avec les catholiques et les sectes séditieuses. Le principe de ces exclusions, pourrait-on dire, est platonicien, c’est-à-dire politique : « le magistrat ne doit tolérer aucun dogme qui soit opposé et contraire à la société humaine ou aux bonnes mœurs nécessaires pour conserver la société civile ». Pourtant, les catholiques, qui sont directement soumis à l’autorité d’un Prince étranger (représentant donc un vrai danger politique), ne sont pas exclus, eux, de la tolérance raisonnable et universelle défendue dans l’Essai : « si quelque papiste croit que ce qu’un autre appelle du pain est le corps du Christ, il ne fait aucun mal à son voisin ». Mais celui qui ne croit pas du tout au Christ, celui-là reste entièrement inexcusable, même d’un point de vue raisonnable. Comme chez Platon, la philosophie se joint à la politique pour justifier son exclusion. À la restriction du champ de la connaissance certaine répond en effet l’accent mis sur le caractère pratiquement essentiel des preuves qui sont l’objet d’une démonstration, et parmi celles-là, la plus importante est la preuve de l’existence de Dieu que l’Essai nous présente comme irréfutable. Ce théisme essentiel, qui voit en Dieu le créateur intelligent du monde et la source de toutes les lois morales naturelles, fonde le caractère contractuel de la société lockienne, laquelle ne peut subsister que si chacun s’engage à respecter sa parole. L’athée, délié de tous les liens de la société civile par ses opinions, est donc toujours ressenti comme le danger des dangers, sans qu’il soit besoin d’autres justifications tellement Locke emprunte ici des sentiers rebattus.

Or, quelque chose de capital pour nous, me semble-t-il, se produit avec Bayle. Bayle, dans les Pensées diverses sur la comète, réactive en effet la distinction platonicienne de l’athée contemplatif et juste et de l’athée immoral, mais c’est pour l’infléchir dans une direction inédite. On connaît ses fameux paradoxes : non seulement doit-on reconnaître la possibilité d’un athéisme vertueux, mais aussi celle d’une société d’athées ! Ces paradoxes lui vaudront d’être accusé par Jurieu de faire l’apologie de l’athéisme. Ce qui est faux évidemment, et Bayle à ma connaissance ne demande nulle part explicitement la tolérance pour les athées. Mais en même temps il fait plus que cela : il fonde la possibilité de cette tolérance en réfutant l’argument selon lequel l’athéisme est le vice suprême qui conduit à la dissolution des sociétés. Le § 133 résume cet argument bien connu : l’athée ne croit pas en la providence, donc il ne recherche pas la carotte paradisiaque, ni ne fuit le bâton infernal. Tout ce qu’il peut faire il le fera, n’étant retenu par rien, et sa seule règle sera son désir, nécessairement déréglé. Par conséquent il sera débauché, immoral, faiseur de faux serments, tyran en puissance.
Je relèverai trois aspects dans la réponse de Bayle à cette argumentation : 1) elle repose sur le principe selon lequel la croyance est nécessaire et suffisante pour déterminer et régler les mœurs ; 2) ce principe, purement métaphysique, est susceptible d’une contre-épreuve expérimentale qui montre que l’athée n’est pas plus dangereux que le païen ou le chrétien (et même moins) ; 3) cette confrontation avec l’expérience permet enfin de dégager un fondement original, et « anti-platonicien », pour la tolérance.
1) Le principe qui pose les opinions comme cause des mœurs semble être pour Bayle un « préjugé que l’on se forme touchant les lumières de la conscience, que l’on s’imagine être la règle de nos actions ». Or, ce préjugé « métaphysique » est incapable de rendre compte par lui-même de l’expérience du mal. Si l’on en reste à une simple version de l’intellectualisme moral, où il suffit de voir le bien pour bien faire, les mots du poète, comme Bayle le rappelle judicieusement, resteront éternellement porteurs d’une énigme : comment est-il possible que « video melior, proboque, deteriora sequor ? ». À moins de rajouter une supposition, celle du péché originel, qui fait de la vertu humaine une lutte contre la nature corrompue, passionnelle, charnelle. Mais cette supposition indispensable pour expliquer le mal n’est ici d’aucun secours, car précisément en supposant la lutte entre le principe intellectuel du bien et la nature corrompue, elle suppose possible la victoire de cette nature corrompue ; et alors elle détruit l’intellectualisme moral au lieu de le confirmer, puisqu’elle montre en fait qu’entre le bien voir et le bien faire, il n’y a pas connexion immédiate et nécessaire, mais passage par toutes sortes de médiations telles que l’attention, l’ascèse, l’apprentissage de la maîtrise de soi, le dressage des passions, etc.
2) Et c’est pourquoi la contre-épreuve expérimentale, que Bayle présente comme suffisante pour renverser ce principe, présente non pas un, mais deux aspects complémentaires. Le premier de ces aspects, c’est le fait qu’il y ait eu des athées vertueux complètement inoffensifs (et revoilà les listes d’athées anciens, mais aussi modernes, tel Spinoza ). C’est le plus connu, le plus scandaleux, mais ce n’est pas le plus subversif, ni le plus décisif. La véritable contre-épreuve, ce n’est pas que quelques athées vivent bien, c’est que la plupart des chrétiens vivent « dans les plus énormes dérèglements du vice ». Ainsi, ou bien les chrétiens sont eux-mêmes des athées, puisqu’ils agissent comme on suppose que les athées doivent nécessairement agir ; ou bien il ne suffit pas de professer une opinion bonne pour que suivent de bonnes actions. L’athéisme vertueux est donc possible, puisque le christianisme vicieux est bien réel ; c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de croire que quelque chose est véritable pour agir conformément à ce que cette chose semble commander. Tel est le principe que Bayle dégage de son argumentation par les faits. Y répondre en disant que les chrétiens vicieux ne sont pas de vrais chrétiens est faux : car un vrai chrétien n’est-il pas celui qui est convaincu de la vérité du christianisme, selon l’hypothèse ? On ne parle pas d’un hypocrite, mais d’un croyant sincère ; si l’on ajoute qu’il faut autre chose, par exemple une conversion par la grâce, comme l’affirme Bayle, on montre par là-même qu’il n’est pas nécessaire de bien voir pour bien faire, et que donc un athée peut être aussi vertueux que la plupart des chrétiens qui vivent en société et ne sont pas touchés par la grâce, comme leurs actions le prouvent.
3) Ainsi, le chrétien, le païen, l’athée, ne sont ni plus ni moins vertueux, parce qu’ils ne le sont pas pour des raisons d’opinion. Pourquoi alors le sont-ils ?
Le véritable principe des actions de l’homme (j’excepte ceux en qui la grâce du St Esprit se déploie avec toute son efficace) n’est autre chose que le tempérament, l’inclination naturelle pour le plaisir, le goût que l’on contracte pour certains objets, le désir de plaire à quelqu’un, une habitude gagnée dans le commerce avec ses amis, ou quelque autre disposition qui résulte du fond de notre nature, en quelque pays que l’on naisse, et de quelques connaissance que l’on nous remplisse l’esprit.

Tempérament, inclination, goût, désir, habitude : dans cette genèse naturelle de la vertu il faut d’abord souligner une économie des passions qui dédramatise et dévalue la figure classique de la lutte entre raison et passions, laquelle nous représente l’homme comme un être tragiquement déchiré entre le ciel et la terre. Ce qui détermine notre appétit, c’est la capacité de notre estomac et le regard des autres, et non pas l’hypothèse absurde que je vais nécessairement me goinfrer dès que j’imagine que Dieu n’est pas. Le tempérament, si j’ose dire, est ce qui tempère nos passions, les circonscrit dans un lieu à l’extérieur duquel elles ont peu de chances de se manifester violemment. À ce désir analysé depuis Platon comme un manque impossible à combler, puits sans fond, véritable phantasme métaphysique destiné à effrayer les foules et décider les magistrats à sévir, il faut opposer l’existence de fait d’une norme naturelle, d’une mesure individuelle des actions selon la satisfaction qu’elles engendrent pour moi. Analyse pré-généalogique qui annonce Nietzsche : quel type de force ou de faiblesse est à l’œuvre dans notre action ? Quelle tendance ? Il faut reconnaître que la vertu des chrétiens suit leur tempérament, c’est-à-dire, dans ce cas, leur peur de la mort ou leur faiblesse existentielle… L’athée et le chrétien, comme dirait Nietzsche, sont deux types de vies, deux variations de la volonté de puissance. Leurs vertus s’accordent à leurs besoins.
Tenter de circonscrire ainsi la passion dans des limites naturelles n’est pas sans effet sur la conception du rôle du politique. L’exception constamment réitérée de la grâce divine, que Bayle oppose à Jurieu comme une fin de non-recevoir chaque fois que celui-ci se scandalise de voir en apparence décriées les vertus chrétiennes, réduites aux lois de l’honneur, est à cet égard significative d’un changement dans la perception du pouvoir. La grâce est en effet pour Bayle le seul élément qui puisse transformer de l’intérieur nos dispositions et qui puisse accomplir ce miracle de faire de chaque individu quelqu’un d’autre, avec d’autres penchants, et notamment celui qui consiste, non pas à être juste par principe, bon et vérace à la fois, mais, souligne-t-il, à « trouver plus de joie dans la pratique de la vertu que dans celle du vice », c’est-à-dire à vivre le bien comme une passion. Or, la grâce, justement, n’est pas au pouvoir du politique. Ainsi, l’introduction de la notion de tempérament et du poids des habitudes à le suivre, qui vont faire de ce tempérament un ethos, un caractère, permet-elle d’expliquer la justice naturelle de l’athée comme le produit de passions modérées, mais indique-t-elle aussi, par sa nature de norme individuelle, un espace particulier qui n’a plus à être réglé, comme chez Platon, par un art spécifique. La source des mœurs formelles, si ce ne sont pas les grands principes et si l’on excepte la grâce, est simplement l’exemple social, les vertus civiles et le désir d’être loué pour ses actes ; tel est le principe positif de la vertu. En ce sens, les athées ont le même Dieu que la plupart des hommes : c’est la société civile qui s’impose à eux, dirait-on avec Hume, par la force douce de la coutume et de l’habitude.

Quelle leçon pouvons-nous tirer de cette tentative de Bayle pour, dirait-on, défaire le platonisme avec l’aide de Platon sur le dos du christianisme ? Chez Platon, l’individu est perçu comme un danger, parce que son désir est conçu comme sans bornes ni règles. L’athée est dangereux parce qu’il libère par son exemple les jeunes de la crainte des lois. À cela Bayle répond par une double limitation des passions humaines : au-dedans, le tempérament s’exprimant en inclinations, se renforçant en habitudes, pose déjà des limites ; au-dehors, la société des hommes pose aussi les siennes. L’athée n’est pas dangereux en tant qu’athée, mais, au même titre que n’importe qui, parce qu’il pourrait, bien avant que la loi ne s’y intéresse, être mal ajusté à sa société, et son exemple ne ferait que révéler le mal de ceux qui sont disposés à la méchanceté. Et parce que le principe du mal n’est pas dans l’opinion, l’athéisme n’est pas un crime mais une simple variation individuelle de l’opinion, tolérable à ce titre. On se souvient que chez Platon, toute « justice » existant antérieurement à la norme légale devait être disqualifiée afin de concentrer toute l’autorité dans les lois, quitte à s’engager dans une tentative laborieuse pour régler ces variations dans lesquelles il percevait une source de déstabilisation de la coutume, du lien social. Avec Bayle, la tolérance se joue d’abord dans le retrait des lois au profit d’un lien social où s’expriment les variations individuelles des passions, et ce lien a ses propres mécanismes de régulation, d’ajustement des passions. Ce retrait des lois laisse à l’athéisme, mais comme à toute opinion scandaleuse, au moins la possibilité d’exister dans la sphère privée que Bayle ferme à l’œil curieux des lois. Du coup, l’espace existant entre la grandeur des lois écrites et l’ignorance dans laquelle ces lois tiennent les mœurs quotidiennes, espace où Platon veut exercer le pouvoir du législateur justement afin de le résorber, peut devenir, et précisément est devenu pour nous l’espace propre du tolérable, qui est celui d’une reconnaissance, non pas de droit mais justement à côté du droit, de l’existence possible de variations individuelles ou minoritaires, coutumières ou traditionnelles.
Une des conclusions de cette analyse pourrait être que le politique doit renoncer à changer la nature de l’individu, à le considérer comme l’ennemi intime de l’ordre, à vouloir le modeler par et pour la cité. Et il ne peut y renoncer que si on peut le convaincre de son impuissance radicale à le faire et du danger qu’il y a à vouloir transformer autoritairement l’individu en déréglant le jeu naturel qui l’ajuste bien suffisamment, et dans la majorité des cas, à la société. Le libéralisme, pourrait-on dire, commence lorsque le pouvoir reconnaît que cette tentative est inutile et dangereuse ; et le totalitarisme, selon le mot de Malaparte, lorsqu’on considère que « tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire ».
Pour autant, deuxième point, un État tolérant n’est pas un État faible du point de vue du droit. C’est même tout le contraire. La conscience de l’erreur qu’il y a à vouloir réduire la singularité par la loi et à détruire les régulations naturelles de la sphère civile interroge le pouvoir sur ses fins propres, ce qui lui permet de ne plus rien lâcher lorsque les variations individuelles viennent réellement interférer avec elles. Chez Locke, le bien civil (qui consiste à assurer la paix, la sécurité et à garantir la propriété, selon le modèle contractualiste) justifie toutes les mesures que le gouvernement jugera appropriées, mesures devant lesquelles il n’y a pas de scrupules de conscience qui tiennent. De même chez Bayle, on aura remarqué que la « défense » de l’athéisme ne se fonde pas sur l’inviolabilité de la conscience, qui est une notion encore religieuse : la seule justification pour ne pas obéir aux lois étant de leur opposer le scrupule d’avoir à obéir à la loi divine d’abord ; un athée doit donc ou bien se soumettre à la seule loi qu’il reconnaisse, la loi civile, ou bien être traité sans ménagement comme séditieux si les lois lui interdisent, afin de ne pas troubler l’ordre public, non pas d’être athée, mais de professer son athéisme. Ce sont les actions qui intéressent la loi, pas les opinions. On est encore loin des droits de l’individu et du respect intangible et sacré des opinions de chacun, version laïque du scrupule religieux de conscience, où Bayle, méfiant comme il l’est envers la démocratie, verrait surtout une occasion pour les passions individuelles de dominer même le pouvoir politique, de le tirer en tous les sens avec des revendications contradictoires, et se verrait d’accord sur ce point avec Platon pour condamner la démagogie inhérente à ce régime.
La volonté de ne pas légiférer sans nécessité impérieuse dans l’espace dégagé par les lois ne signifie donc ni faiblesse ni vacance du pouvoir. La tolérance est la possibilité de jouir de soi-même (de son tempérament, de ses opinions, de ses passions) tant qu’on ne trouble pas l’ordre public, cet espace neutre où le pouvoir devrait se contenter de désarmer les citoyens et les factions. Je dis « devrait » parce que cette neutralité peut être illusoire : une façon de surmonter l’opposition de la tolérance et de l’intolérance peut être justement de jouer des leviers naturels de la société à son profit. Comme Jonas Proast, défenseur de l’intolérance, le faisait judicieusement remarquer à Locke : que la croyance ne puisse être forcée, parce qu’il n’est pas en notre pouvoir de croire ce que nous voulons, certes ; mais rien n’empêche, par des moyens détournés tels que la censure, la propagande, le contrôle éducatif, d’obtenir d’une manière plus douce les résultats souhaités. Cet espace neutre public peut être aussi, spécifiquement dans nos démocraties modernes, un territoire de conquête pour toutes sortes d’idéologies politiques, économiques, religieuses qui ne comprennent paradoxalement le pluralisme que comme une compétition où il s’agit d’éliminer la concurrence.
Ce qui m’amène pour terminer à soulever un dernier point. La confusion essentielle de la notion de tolérance aujourd’hui me semble provenir de la contradiction entre son sens moral (fondé sur l’idée du respect de la personne, des droits de la conscience et de l’individu), actuellement dominant, et l’utilisation qui est faite de ce concept dans toutes les idéologies de revendication de droits (ethniques, sexuels, générationnels, etc.). Car poser la tolérance comme une valeur de conscience, pour la faire déborder aussitôt en direction du droit, c’est en faire un concept politiquement obsolète et vouloir en fait la fin de la tolérance. Le droit n’est précisément pas la tolérance. Ce qui est expressément autorisé par le droit ne serait « toléré » que par un abus de langage, car celui qui jouit d’un droit n’a précisément plus à demander la tolérance ; et le pouvoir qui donne ce droit le garantit, c’est-à-dire le soustrait à l’arbitraire, à commencer par le sien. D’un point de vue politique, la tolérance est essentiellement une latitude, un champ plus ou moins grand laissé à l’individu pour exprimer des opinions ou agir, c’est-à-dire une liberté informelle, et peut-être faut-il qu’elle le reste. De même, il n’est pas certain que du point de vue moral la tolérance soit un devoir : elle a certes un sens moral éminent, mais comme acte surérogatoire, précisément valable parce que nul n’y est tenu, comme la générosité, le pardon, la charité. Du côté de celui qui la réclame, elle est un ensemble d’actions gagné sur l’interdit ou le réprouvé, du côté de celui qui l’accorde, elle est une permission ou une reconnaissance, mais dans tous les cas, elle n’existe qu’à la frontière du permis et du défendu, de l’interdit et du licite : elle est le jeu de cette frontière, sa « tolérance » au sens mécanique du terme, et peut-être sa signification est-elle de montrer que la vie morale non plus que l’action politique ne sont épuisées dans la trilogie du permis, du défendu et de l’obligatoire.


Bibliographie
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Bentley, Richard, The Folly of Atheism and what is now Called Deism [1692] XE "Folly of atheism..." , in The Works of Richard Bentley XE "Bentley, Richard" , A. Dyce (éd.) XE "Newton, Isaac" , Londres, F. MacPherson, 1836-1838, 3 vol.
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Platon, Œuvres Complètes (traduction Auguste Diès et al.), Paris, Les Belles Lettres, 1956, 14 vol.

Antonio Carlos dos Santos
Université Fédérale de Sergipe


La tolérance dans les Lettres persanes de Montesquieu


La tolérance chez Montesquieu a un double sens, religieux et politique. Pour qu’elle puisse exister effectivement, elle nécessite le contrôle des factions religieuses et une action plus efficace de la puissance politique. Mais le pouvoir politique a besoin du religieux pour justifier une bonne partie de ses actions, surtout en ce qui a trait à la morale. Comment concilier ces deux pouvoirs, dans une certaine mesure antagonistes, et néanmoins interconnectés, sans que l’un ou l’autre ne perde sa force ou ses caractéristiques propres ? Comment gérer ce conflit entre les deux sans s’exposer à l’abus de pouvoir de l’une des deux parties, tout en tenant compte tant de l’objectif de la politique (la paix publique) que de celui de la religion (le bien des fidèles) ?
Pour le comprendre, encore faut-il définir ce qu’est la tolérance pour Montesquieu. Pour faire vite, c’est grosso modo la manière de traiter l’autre, en particulier lorsque cet autre pense différemment. Mais qui est cet autre ? Il s’agit de celui avec qui l’on est disposé à dialoguer, car il est impossible qu’il y ait tolérance sans ouverture à l’autre : si tel était le cas, la tolérance deviendrait consentement ou commisération, ce qui est bien éloigné de la pensée de Montesquieu. En vérité, la tolérance se pense à deux niveaux : au niveau personnel, où s’effectue l’ouverture à l’autre comme être distinct ; au niveau institutionnel, où des lois spécifiques limitent les abus éventuels commis envers l’autre dans la sphère publique. Dans le premier cas comme dans le second, l’argument invoqué par Montesquieu est le même, à savoir l’immense diversité humaine, comme il l’affirme notamment dans la préface de son fameux ouvrage de 1748.
Cet article a pour objectif premier de s’intéresser au concept de tolérance à l’œuvre dans les Lettres persanes de Montesquieu. À cette fin, et ce pour ne pas me perdre dans le labyrinthe du contenu épistolaire, je me concentrerai sur deux points principaux : d’abord, je montrerai que la tolérance est une idée qui exige une ouverture à la connaissance et à l’autre ; ensuite, j’examinerai comment cette idée est liée à la notion de diversité, diversité qui permet de rompre avec toute forme de dogmatisme. De ce second point découle une critique virulente de toutes les religions, et en particulier de l’islam et du christianisme. Cette diversité signifie qu’il n’existe pas de certitude universelle ni de nature ou d’essence fixes, mais que l’homme dépend d’une multiplicité de facteurs qu’il faut comprendre. Toutefois, ces facteurs sont reliés entre eux par un fil logique qui annonce une nouvelle perception de l’autre. Cet autre représente ainsi une nouvelle donnée qui rend manifestes les décisions absolues ; il permet d’éclairer autrement le hiatus qui divise les gens inflexibles. L’altérité ne peut être comprise qu’à travers un changement de perspective, semblable à celui que suscite l’apparition d’un étranger dans un univers où tout le monde se connaît. Grâce à sa vision des choses, il est possible de transformer ce qui est familier et habituel – ce que les protagonistes sont incapables de percevoir – en choses nouvelles, ce qui suppose non seulement de connaître le monde, mais en plus de le reconnaître ou de le redécouvrir à partir d’autres points de vue. Or, dans les Lettres persanes, quand Montesquieu disserte sur plusieurs cultures, peuples, villes ou questions diverses en invitant son lecteur à s’opposer à toute forme de dogmatisme ou position absolue qui opprime et tue, il présente déjà une facette de sa manière de penser la tolérance. N’y a-t-il pas là, à ce moment précis, dans cette confrontation de deux civilisations, occidentale et orientale, le désir de se connaître mutuellement et de se comprendre réciproquement ? Le choc entre l’Orient et l’Occident, la différence des langues, des coutumes, des croyances, des façons de vivre, et enfin, la difficulté de se comprendre expliquent pour une large part la conduite des Persans à Paris : comment s’adapter à un pays où l’on reste étranger, sans référence commune ? Comment ne pas rejeter en bloc des mœurs dans lesquelles il n’y a pas de place pour l’autre que l’on est ?
On trouve dans les Lettres persanes une préoccupation particulière pour la parole d’autrui. Il semble que le choix de Montesquieu pour le style épistolaire ne soit pas étranger à cette idée d’ouverture et de confiance envers ce que dit autrui. Comme le remarque Starobinski, « la parole est tour à tour aux nobles voyageurs, aux eunuques, aux épouses, aux amis lointains, aux dervis. Le régime de l’ouvrage est celui de la pluralité des consciences, de la diversité des points de vue et des convictions ». Pourquoi Montesquieu fait-il intervenir ici autant de sujets différents ? Parce que son idée de la philosophie englobe tous les domaines, comme il le dit lui-même dans une de ses Pensées : « il est bon qu’on écrive sur tous les sujets et sur tous les styles. La philosophie ne doit point être isolée : elle a des rapports avec tout ».
Dans l’Éloge de la sincérité, Montesquieu critique la maxime fondamentale de la sagesse de l’Antiquité, surtout stoïcienne, qui pense qu’à force de s’examiner on parvient à la connaissance de soi. Contre cette idée, Montesquieu préconise le recours au témoignage d’autrui, parce que les hommes sont naturellement éloignés de la vérité : « les hommes se regardent de trop près pour se voir tels qu’ils sont. Comme ils n’aperçoivent leurs vertus et leurs vices qu’au travers de l’amour-propre (...) ils sont toujours d’eux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus ». La sagesse n’arrive pas par décret et n’est pas affaire de volonté. Chez Montesquieu, la sagesse est le fruit du contact avec les autres : les hommes se servent de guides les uns aux autres, « pour qu’ils puissent voir par les yeux d’autrui ce que leur amour-propre leur cache ». Le regard d’autrui exerce une pression sur l’individu et l’invite à faire part de ses sentiments, occasion qui permet de susciter des réflexions, des événements, des métamorphoses. La connaissance d’autrui est alors le but de la sagesse, et le voyage le moyen de l’acquérir, car « les voyages donnent aussi une très grande étendue à l’esprit : on sort du cercle des préjugés de son pays, et l’on n’est guère propre à se charger de ceux des étrangers ». Ici, autrui n’est plus vu comme une menace, mais il est l’élément nécessaire et constitutif d’une société.
Et Montesquieu, à travers ses Persans, sera alors ce voyageur tiraillé entre deux cultures différentes qui invite le lecteur à voyager avec lui, afin de lui ouvrir les yeux pour parvenir à dépasser les apparences et à emprunter les voies de la connaissance, en proposant de nouvelles interprétations qui ne sont autres qu’une nouvelle route ou une autre voie. Montesquieu-voyageur démêle les fils de l’histoire en recherchant à la comprendre et en faisant du lecteur un compagnon de voyage, un homme nouveau – un « mobil homme » du savoir.
Ainsi, à mesure que les Persans s’enrichissent de connaissances dans un monde différent du leur, leur esprit s’élève et, à chaque étape de cette marche vers la sagesse, leur goût pour la spéculation et pour les grandes abstractions se développe. En ce sens, Rhedi, grand seigneur persan installé à Venise d’où il échange une correspondance active avec Usbek et Rica, remarque : « Je m’instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à la physique, à l’astrologie ; j’étudie les arts ; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance ». Le Persan est tout à la fois étourdi par les traits les plus saillants du monde occidental et intéressé à en comprendre le fonctionnement.
En effet, Usbek porte en lui une curiosité d’esprit, une sympathie pour les différences et pour le métissage, ce qui ne peut que renforcer sa tendance au cosmopolitisme. De cette ouverture à la reconnaissance de la différence va résulter une idée de la tolérance et c’est pour cela que le voyage prend une place importante, voire capitale, dans l’œuvre. C’est sur ce terrain que la polémique philosophique des Lettres persanes est la plus riche et la plus complexe : à travers le voyage, toute société est examinée dans ses rapports constitutifs grâce à une méthodologie du regard, de telle sorte que les valeurs de la vie occidentale et orientale sont simultanément passées en revue, c’est-à-dire critiquées. Le regard qui s’exerce en permanence dans les Lettres persanes a aussi pour tâche d’être gardien des connaissances. Il faut remarquer que les verbes garder et regarder ont la même racine : l’ancien français, avant les codifications logiques du langage classique, usait du premier dans le sens du second, associant la veille à la vue et le discernement à la reconnaissance ou à la connaissance. Ainsi, la fonction essentielle du gardien est de prendre la mesure des forces : il veille sur tout ce qu’il voit. Voilà donc l’apprentissage de celui qui voyage, trouver la sagesse et veiller sur elle : « Il est porté à la critique, parce qu’il voit plus de choses qu’un autre, et les sent mieux », par opposition au médiocre, qui « cherche à tirer parti de tout : il sent bien qu’il n’a rien à perdre en négligences », comme le remarque Usbek en comparant les deux points de vue.
Seigneur persan installé à Venise, symbole de l’homme attaché à ses préjugés, mais qui finit par reconnaître son ignorance, Rhedi parcourt le monde de la connaissance philosophique et s’élève donc vers plus de dignité humaine, signe d’ouverture à l’Autre. Ici, la sagesse est un instrument de la tolérance : elle combat les préjugés et met en même temps en valeur la diversité humaine. À partir de ses correspondances avec Usbek et Rica, Rhedi acquiert le goût de la liberté et l’esprit de découverte.
Les Persans ont deux façons d’apprendre de nouvelles choses à Paris. La première leur fait tourner le regard vers certains sujets, examiner plus attentivement la société qui les entoure, prendre leurs distances avec leurs manières habituelles de penser, passer du temps à observer ou comparer les choses qu’ils voient à Paris avec celles d’Ispahan, ce qui a pour conséquence, à travers une sorte de processus circulaire, de les amener à remettre en question ce qu’ils pensaient avant de prendre la route : « Je le puis dire : je ne connais les femmes que depuis que je suis ici ; j’en ai plus appris dans un mois que je n’aurais fait en trente ans dans un sérail ». La deuxième se caractérise par une description minutieuse des apparences extérieures qui, au-delà du plaisir de la démystification, suscite l’humour : « Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien, plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le Pape ». Ce sont des regards qui savent exiger tour à tour le survol et l’intimité, sachant par avance que la vérité n’est pas dans l’une de ces deux perspectives, mais dans le mouvement qui va inlassablement de l’une à l’autre. Ce sont des regards qui s’étendent à perte de vue.
Mais, pour connaître et casser les préjugés, il faut faire comme Rhedi : repousser les nuages qui l’empêchaient de voir. Il a besoin de réapprendre à voir parce que le voir implique un savoir. De la province, Rica écrit à Usbek : « Je me répands dans le monde, et je cherche à le connaître (...) Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes, et je trouve que cela n’est pas mal imaginé. (...) Ici tout parle, tout se voit, tout s’entend ». Si à Paris « tout se voit », à Ispahan « on ne voit point les gens tels qu’ils sont, mais tels qu’on les oblige d’être ». La mise en scène de la comparaison entre les deux villes se trouve dans l’acte du voir, qui se transforme en un acte d’apprentissage, puis en critique et qui débouche finalement sur un changement de perspective. La compréhension de l’acte de connaître exige une explication dérivée du monde de l’expérience visuelle. Par la vue, Rica a perdu tout ce qui l’attachait à la vie orientale. Pourtant, il n’en a pas moins repoussé tout ce qui le menaçait, c’est-à-dire la possibilité de bien voir. Or, de tous les sens qui informent l’homme de ce qui se passe autour de lui, la vue est sans nul doute le plus important. Pourquoi cette référence aux yeux ? Parce que la signification du regard n’est pas seulement celui de la vue, c’est surtout celui de la pensée. Le regard, dans la tradition philosophique grecque, correspond à la connaissance. Le voir signifie distinguer, percevoir les images des objets par le sens de la vue. Le verbe eído exprime déjà ce rapport entre voir et connaître, observer et savoir, s’instruire et s’informer. Le voir prend alors le sens de perscrutatio, c’est-à-dire celui de scruter et examiner de façon telle que la connaissance acquise éclaire à son tour, à travers les écrits et la lecture, cette même façon de regarder, comme si le savoir permettait de bien voir.
Le regard d’Usbek est rempli d’intensité et de plénitude, mais aussi d’insatisfaction et de ressentiment. Derrière ce que l’on voit, il y a ce que l’on entrevoit et, plus encore, ce que l’on ne peut que pressentir sans le voir. C’est à travers son regard que s’éprouve tout son pouvoir esthétique et argumentatif porté sur les réalités française et orientale. C’est en marchant dans les rues de Paris qu’Usbek fait la description minutieuse de tout ce qui se passe autour de lui. Malgré la distance qui sépare les personnages de leur sérail, ils maintiennent par le regard le contact avec Ispahan grâce aux eunuques, qui symbolisent d’une certaine façon leurs « yeux absents ». Le regard d’Usbek, parfois passionné – surtout quand il fait référence aux femmes du sérail où tous les regards sont épiés par d’autres regards –, devient conducteur de puissances irrationnelles qui égarent le sujet et conduisent l’œil du lecteur au-delà des yeux d’Usbek. Usbek tourne son regard vers la société qui l’accueille afin d’en explorer les problèmes et de les relier au monde oriental qui est le sien, et ce pour en tirer des conséquences de part et d’autre. Le caractère visuel de la connaissance est là essentiel : les mœurs, les préjugés et les dissimulations sont mis en lumière. En revanche, l’acte de voir/savoir d’Usbek est habité par la conscience de sa faiblesse : le sérail – système de gestion du désir féminin – est un exemple du pouvoir domestique qu’il exerce sur les femmes, et qu’il n’abandonnera pas tout au long de son voyage. Le regard se fait vision et produit lui-même l’image sociale qui se perpétue dans la structure du sérail. Voilà le résultat du regard réflexif.
Le regard est un élément moteur du pouvoir despotique en Orient : le régime se maintient par l’aveuglement des sujets. C’est un empire du regard mortifié parce qu’il est périlleux d’y raisonner, autant en bien qu’en mal d’ailleurs, et en cela, c’est une forme politique qui, d’après Montesquieu, « saute, pour ainsi dire, aux yeux ». 
« Voir » est la tâche du roi et « obéir » - aveuglément - celle du sujet. Le monarque peut avoir toutes les imperfections, mais il ne peut être aveugle. Il a le monopole du « voir », le propre du regard. À qui le défie, il ordonne de retirer la prunelle des yeux :
Le Roi donne un ordre par écrit d’aller aveugler un tel enfant, et cet ordre se donne au premier venu (car en Perse il n’y a pas de bourreau d’office). (...) L’ordre porté dans le Sérail est bientôt compris, et il y excite des pleurs et des cris ; mais enfin il faut laisser aller l’enfant. Les Eunuques l’amènent au cruel messager, qui leur jette l’ordre, ou, comme vous diriez, la Lettre de Cachet, et puis se mettant en terre, il saisit l’enfant, l’étend de son long sur ses genoux, le visage tourné en haut, en lui serrant la tête du bras gauche. Puis d’une main il lui ouvre la paupière, et de l’autre il prend son poignard par la pointe, et tire les prunelles l’une après l’autre, entières, et sans les gâter, comme on fait d’un cerneau. Il les met en son mouchoir et va les porter au Roi.

Cette scène despotique montre avec force tout le pouvoir du roi, unique personne qui puisse « regarder le regard lui-même qu’il tient entre ses mains ». Comment ouvrir les yeux dans un monde où tout est obéissance « aveugle » ? Peut-on penser dans un espace fermé à toute forme de regard ? Dans cette région désertique, le regard-pensée est interdit et c’est seulement en sortant de ce monde que l’invisible pourra être observé. Ici se comprend la raison pour laquelle les visiteurs de Montesquieu à Paris s’étonnent de tout et invitent à penser par et sous le regard de l’Autre:
Ceux qui aiment à s’instruire ne sont jamais oisifs : quoique je ne sois chargé d’aucune affaire importante, je suis cependant dans une occupation continuelle. Je passe ma vie à examiner ; j’écris le soir ce que j’ai remarqué, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu dans la journée. Tout m’intéresse, tout m’étonne : je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets.

Le Persan s’étonne sans cesse et son regard s’arrête là où l’on s’y attend le moins. Les choses les plus communes le frappent et, à travers ce regard, prennent un autre sens. Deux verbes importants sont ici utilisés par Montesquieu : s’étonner et frapper. Le premier signifie s’émerveiller, trouver étrange, être surpris ; le second traduit à la fois une forte impression généralement vive et soudaine, qui renvoie au fait d’être touché par quelque chose de spectaculaire et décisif qui inquiète, d’être surpris, d’exciter l’imagination, l’attention ou l’intérêt de l’être tout entier. Ces deux verbes font toutefois ressortir des notions communes, à savoir le stupéfiant et l’inattendu. L’adjectif étonné avait, à l’âge classique, un sens fort qu’il a perdu depuis. Mais ces deux verbes, du moins tels que Montesquieu les utilise, ont toujours une connotation qui traduit l’admiration : une émotion de surprise ou de grandeur devant ce qui est important. Ces verbes sont des agents « séparateurs », des filtres qui s’exercent à l’égard de tout ce que les personnages regardent. Après le choc du regard, les certitudes s’effondrent : leur conception de la religion, mais surtout de la politique, symbolisée par l’ordre aveugle imposé par le régime despotique, s’écroule. À partir de ce moment-là, ils ne sont plus les mêmes. Déconcerté, leur esprit s’ouvre au monde et compare la multiplicité des cultures : c’est ce que leur a enseigné l’expérience de leur voyage. À partir de ce voyage qui procure une connaissance différenciée au travers des personnages, Montesquieu propose à son tour au lecteur un regard qui, par une sortie de lui-même, relativise ce qu’il voit, afin d’élargir la compréhension qu’il a de l’homme. C’est le regard-cognoscendi, inquiet, insatisfait, qui est un signe de changement et qui requiert l’intervention dans le monde. Par là Montesquieu rejoint Aristote puisque ce dernier montre, dès les premières lignes de sa Métaphysique, que l’étonnement est au fondement de la pratique philosophique, et qu’il doit sa primauté à la connaissance sensorielle, et notamment visuelle. L’étonnement marque alors le surgissement d’un doute, d’une interrogation, d’un questionnement.
Mais les voyageurs de Montesquieu, au regard attentif et réflexif, ne sont pas comme les touristes modernes souvent pressés qui préfèrent « les monuments aux êtres humains ». De tels voyages effectués dans l’urgence ne permettent pas d’acquérir une connaissance approfondie des habitants rencontrés parce que les connaître vraiment suppose du temps. C’est pour cela que les Persans restent à Paris dix ans (1710-1720) : leur voyage ne peut être qualifié de touristique parce qu’il est conduit comme un exercice philosophique de contact avec les autres. N’est-il pas vrai d’ailleurs que la rencontre d’autrui peut enrichir la connaissance de soi ? L’exigence morale ne conduit-elle pas l’homme au-delà de lui-même ? À travers le regard étonné des visiteurs orientaux, Montesquieu ne désire pas seulement « com-prendre » la diversité des choses et des événements, mais également les ordonner méthodiquement d’une façon qui réponde au caractère cohérent et raisonnable de l’unité humaine. À un homme d’esprit comme Usbek, il n’est pas possible de fermer les yeux face à un monde déconcertant. Seul un regard attentif et réflexif peut lui donner la compréhension de cet univers qui est encore à regarder et à connaître.
Le regard des voyageurs persans est un regard tolérant. Il n’existe que pour signaler que le monde est divers et que, par là-même, le dogmatisme est une « éclipse de la raison ». La condition de la tolérance a un rapport nécessaire avec la relativité du monde. D’ailleurs, les Lettres persanes ne proposent pas de conclusion définitive ou, du moins, celle-ci ne se présente pas comme décisive. En effet, à l’intérieur de chaque lettre, quelque chose de nouveau apparaît, une discussion est entamée, un sujet est abordé, une lacune se présente sans continuité précise : l’auteur laisse au lecteur l’autre part du travail, celle qui consiste à interpréter le factum, à repenser les institutions, à redéfinir les valeurs, et, s’il le faut, à tirer sa propre conclusion. Il fait l’expérience de la tolérance et demande au lecteur d’en faire de même. Ainsi, l’effet est double : d’une part, les voyageurs comprennent qu’il existe des gens ayant des habitudes différentes des leurs, et que cela constitue une vérité ; d’autre part, ils parviennent par cette connaissance de la différence à une désacralisation ou une démystification du monde à travers la critique de tout ce qui se considère comme absolu. Ils font tomber les masques, les conduites hypocrites, les mensonges, les coquetteries et les faux-semblants. La notion de tolérance à l’œuvre dans les Lettres persanes acquiert certaines nuances dans ce rapport : d’un côté, déconstruire les préjugés et les pensées absolues ; de l’autre, suggérer au lecteur d’autres perspectives ou lui présenter des mondes différents du sien. Tolérer prend donc le sens d’acceptation de la différence, parce que le monde lui-même est divers et parce que les idées ne peuvent se réduire à n’être que des « professions de foi ». Il ne s’agit pas d’adhérer à une religion, mais de com-prendre que toute chose – dans la mesure où elle existe – est relation : elle entretient un lien avec un être ou une chose différente d’elle-même. Peut-être est-ce ici que se trouve l’idée principale de l’œuvre de 1721 : accueillir la différence sans perdre l’essence des êtres et des choses. Y a-t-il plus belle définition de la tolérance ?
Usbek est le sujet de nombreuses aventures, comme en rencontre toujours celui qui voyage en emportant son monde avec lui. Mais arrive le moment où il faut rentrer. Usbek quitte l’animation de la vie parisienne pour revenir à la « vie normale » de son harem, et repasser sous le contrôle de son propre pouvoir. Il a acquis des connaissances dans les domaines les plus variés, mais son esprit est resté attaché à la tyrannie du sérail, et c’est la raison pour laquelle il est évident qu’il voulait reprendre cette vie. Malgré l’apparence brillante et fastueuse du harem, les femmes ont commencé à y vivre dans une atmosphère de complot, de compétition sans répit et d’intrigues perpétuelles, ce qui amène Usbek à devancer son retour. Mais, en un sens, ce retour est le récit de la recherche de normalité d’un homme en conflit avec ses nouvelles connaissances. C’est un conflit entre soi et l’acceptation délibérée de la nature contradictoire de la condition humaine. Usbek, le voyageur, qui part de la Perse avec ses certitudes, revient à son point de départ transformé et inquiet. Son retour lui donne à voir une identité troublée, devenue le symbole d’incertitudes et de doutes. Usbek a été confronté en même temps à deux devoirs contradictoires et il a dû trouver une solution satisfaisant l’un et l’autre. Il est le porte-parole d’une nouvelle éthique qui se situe entre deux impératifs contraires entre lesquels il faut trancher. En ce sens, l’indécidabilité pose le problème des contradictions éthiques. Or, comment trancher un tel problème ? Il faut faire un choix nécessairement arbitraire, savoir qu’on prend une décision provisoire, qu’on adopte une position incertaine. Le problème éthique tient à ce que l’on est confronté à des impératifs contradictoires et que l’on doit donc prendre des décisions qui comportent toujours quelque part de négativité. Le retour d’Usbek au sérail en est un exemple.
Mais il faut observer qu’à un retour de voyage, il n’est pas évident d’avoir une conversion ou un changement d’attitude complet et immédiat. Le retour exige une réflexion un peu plus profonde sur les risques et périls qui lui sont propres, dans une sorte d’« investissement productif » qui prend du temps. Comme, dans ce cas, il ne s’agit pas d’un voyage religieux mais philosophique, Usbek a eu les yeux ouverts sur le monde occidental en même temps qu’il est resté aveugle à Ispahan : il s’est montré inflexible dans la sphère domestique mais relatif hors de chez lui. Or, la position d’Usbek est-elle vraiment contradictoire ? Pourquoi faudrait-il chercher chez lui une cohérence ? Et pourquoi devrait-il respecter le principe de non-contradiction ?
La cohérence a deux faces, l’une tournée vers la singularité de l’individu, et l’autre vers la pluralité des relations qui dépendent de beaucoup de facteurs. Usbek devient vertueux au fur et à mesure qu’il voyage et que sa pensée se développe. Mais en même temps, il s’affaiblit parce qu’il veut aussi demeurer cohérent avec sa culture orientale. Il est autant cohérent comme voyageur qu’incohérent comme propriétaire du sérail : il ne cadre plus ni dans l’un, ni dans l’autre. Il se situe dans les contradictions de son propre temps. Aussi ne s’agit-il pas d’être cohérent, parce que l’être absolument ce serait être parfait, être le « premier des hommes », c’est-à-dire être en quelque sorte « inhumain », au-delà de la contingence humaine, et égal en cela à Dieu lui-même. La justice commence là où s’arrête la nécessité: c’est la raison principale pour laquelle les hommes ont besoin de morale, de vertu et de commandements. Ils sont humains, trop humains, et, tôt ou tard, commettent des fautes parce qu’ils recherchent toujours leur satisfaction personnelle. Et c’est à ce moment précis que les valeurs humaines et les institutions sociales sont essentielles pour équilibrer les passions individuelles et les sentiments collectifs afin d’éviter le pire, le mal, dont la menace se fait toujours sentir.
Au final des Lettres persanes, il semble que Usbek se rende compte que la sagesse, qu’il pourchassait sans répit, n’est pas quelque chose qui s’obtient facilement et définitivement ; c’est pourquoi il est toujours nécessaire de chercher à la développer. Plus encore, la conclusion essentielle qui ressort de l’ouvrage est que le sage, loin d’être un héros ou un dieu, est un être très simple, auquel tout le monde peut parvenir à ressembler. Cet être simple, c’est celui qui, d’un côté, sait rompre avec les illusions du dogmatisme, et qui, de l’autre, accepte d’être modifiable. Cet être toujours singulier, qui change d’un moment à l’autre dans un flux continuel, peut être un artisan au cœur des contingences : il lui faut faire de la vie, parfois dure et difficile, un art, celui de bien vivre, malgré les choix toujours à faire et les contingences propres à l’existence. Ce n’est rien d’autre au fond que la condition humaine en elle-même, dont Usbek n’est qu’un exemple singulier.


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DEUXIÈME PARTIE


RAISONS DE LA TOLÉRANCE


Hristo Todorov
Nouvelle Université Bulgare


Tolérance et raison


Selon une thèse spécifique à la philosophie contemporaine sur la nature des sciences humaines et sociales, nous ne pouvons comprendre la signification réelle des notions propres à ces sciences que si nous tenons compte du contexte social et historique de leur formation. Une attention spéciale est exigée pour la genèse des notions, qui suppose la réalisation d’un type particulier d’études complexes, embrassant des approches étymologique, sémantique, logique, culturelle et historique, etc. Aujourd’hui, ces études sont connues sous la dénomination commune « d’histoire des notions ». Je présenterai ici un bref rappel schématique portant sur l’histoire de la notion de « tolérance ». Grâce à ce rappel, je voudrais orienter l’attention vers un aspect important de la notion de tolérance, en soutenant notamment que la tolérance, en tant que norme du comportement humain, est entièrement un impératif de la raison et non du coeur. J’essaierai de montrer que le concept de tolérance repose entièrement sur des arguments rationnels, qui sont à la base d’efforts conscients de la volonté que nous faisons en tant que personnes tolérantes pour supporter ce que nous n’aimons pas, n’approuvons pas et n’admettons pas chez les autres.
À première vue, la tolérance paraît être de nos jours une norme conventionnelle permettant de gérer les comportements sociaux. Rares sont ceux qui acceptent de défendre ouvertement l’intolérance. Et ceux qui, pour des raisons différentes, appellent à l’intolérance, exigent également que leurs adversaires manifestent de la tolérance à leur égard et considèrent qu’ils ont le droit d’en bénéficier. On ne le sait que trop, cette vaste reconnaissance de la tolérance au plan théorique s’accompagne d’une insuffisance réelle au niveau de la pratique. Ce qui indique que, en tant que normativité valant pour le comportement humain, la tolérance est bien un concept problématique. Ce caractère problématique est dû au fait que la tolérance n’est pas une qualité qui soit attribuable aux individus par nature. Elle est une qualité qui se forme et se cultive de manière nécessaire pour faire face aux dangers sérieux qui découle de la nature même des relations entre individus. En effet, il existe deux modes fondamentaux d’interaction humaine – la coopération et le conflit – et aucun d’eux ne peut s’affirmer complètement dans le comportement humain aux dépens de l’autre. Ce qui est important pour la thèse que je soutiens ici, c’est que les conflits ne peuvent être chassés du monde. De ce fait, se pose constamment aux hommes la tâche de trouver des formes de relation dans lesquelles les conflits peuvent être vécus et supportés sans détruire les fondements de leur coexistence.
Définie de la manière la plus simple, la tolérance renvoie au fait de subir ou de supporter la différence des autres dans leurs interactions avec nous. Au coeur de la notion de « tolérance » est contenu un moment négatif de non-acceptation. Cette non-acceptation, pourtant, est relative et limitée par un moment d’acceptation, tout aussi relatif. La non-acceptation peut ne pas en arriver à son terme logique (la violence) si elle est vaincue par un effort de la volonté. Car, on l’a vu, la volonté de supporter le différent ne nous a pas été octroyée par nature, et elle se doit d’être acquise. Ainsi, dans la tolérance, l’aspect passif de l’endurance est couplé avec l’aspect actif de l’obtention, de l’acquisition. Mais, une fois acquise, l’attitude à accepter ou subir le différent ne peut pas être admise comme quelque chose de sûr et de durable. En tant que qualité acquise du caractère, la tolérance est toujours mise à l’épreuve. Cette épreuve n’est pas facile, car la tolérance suppose l’établissement d’une frontière entre ce qui peut être toléré et ce qui ne peut l’être. Cette frontière n’est pas tracée une fois pour toutes, mais elle est sujet à révision et à discussions.
D’un point de vue historique, la notion de « tolérance » est « fille des guerres de religion ». Les guerres de religion européennes aux XVIe et XVIIe siècles sont des tentatives pour résoudre, de manière radicale, la question politique centrale de cette époque, à savoir le problème de l’unité perdue entre religion et politique. Avant la Réforme, le pouvoir politique de l’État était légitimé par la religion et par l’Église, et la religion assurait les garanties de la paix civique, et ce d’autant plus aisément qu’elle se pensait alors au singulier. Prédominait alors la conviction que « l’unité de la religion est absolument indispensable à l’unité de la société ». Avec le début de la Réforme, l’unité de la religion se trouvât brisée. L’ancienne conviction selon laquelle la paix sociale ne pouvait être garantie que par l’unité religieuse se maintint pourtant. Les répressions contre les croyants professant une autre foi témoignent de l’actualité de cette conviction au lendemain de la Réforme, puisque l’objectif avoué de ces répressions visait la reconstitution de l’ancienne unité entre pouvoir politique et religion. Mais comme c’est le cas après des conflits civils ayant duré des décennies, la Réforme ne put ni s’imposer catégoriquement partout ni être vaincue par les forces de la Contre-Réforme, la question de la légitimation du pouvoir politique de l’État devant être résolue d’une nouvelle manière.
La place de la légitimation religieuse fut prise par le principe de la souveraineté étatique. La souveraineté de l’État consiste en un pouvoir absolu de l’État, illimité dans le temps. L’idée de souveraineté étatique signifie que, d’un côté, l’État s’attribue lui-même le droit à l’existence, et que, d’un autre côté, lui seul, sans aucune intervention de facteurs extérieurs, fonde l’ordre légal. Dès lors, l’ordre légal sert à garantir le bien-être et l’existence de l’État. Le droit devient l’instrument de l’intérêt étatique. Du point de vue de l’intérêt de l’État, les questions de religion ne sont plus primordiales, « parce que la souveraineté est égale à une supériorité du principe politique sur tous les autres principes ». L’imposition de cette supériorité du principe politique sur le principe religieux dans l’État absolutiste, qui rend possible l’interruption des guerres civiles religieuses, mène à une neutralisation politique de la religion. Cette neutralisation, qui recevra plus tard le nom de « sécularisation », conduit au transfert de toutes les questions religieuses dans la sphère de la vie privée des individus. De ce fait, les questions religieuses se transforment de plus en plus en questions de convictions personnelles.
Au début de la modernité, le principe de la souveraineté étatique s’est vu incarné par le monarque absolu. La distinction entre la politique et les convictions privées a eu pour conséquence que, pour le monarque, ce ne sont plus les concepts définis de la vérité ou du bien qui font encore autorité, mais le seul intérêt de l’État. À partir de là, le monarque absolu s’avère dégagé de toute obligation morale. C’est seulement sous ces conditions que l’État absolutiste a pu fonctionner comme un arbitre impartial et comme un régulateur des conflits religieux. Dès lors, une question se pose : comment résoudre chacun de ces conflits isolément ou de manière univoque ? Des moyens complètement différents de traiter le phénomène religieux peuvent être déduits du principe de la souveraineté de l’État, du pouvoir illimité de l’État. Il est possible, par exemple, que le souverain utilise son pouvoir pour imposer avec force à ses sujets une certaine religion nationale. Il est également possible que l’État offre à tous ses citoyens le droit à la libre autodétermination religieuse. La question du choix entre ces différentes possibilités doit être résolue dans chaque cas en fonction de l’intérêt de l’État.
Le problème est que l’intérêt de l’État est changeant, et c’est ce qui représente une menace réelle pour la tolérance religieuse. La réflexion philosophico-politique propre à la modernité permet de tirer des leçons de l’expérience des guerres civiles religieuses, mais aussi d’identifier cette menace, et de la contrer en dégageant un certain nombre d’arguments en faveur de la thèse selon laquelle la promotion de la tolérance religieuse serait avantageuse pour l’État sous toutes les conditions imaginables. L’objectif politique de ces arguments, formulés alors à l’avantage de la tolérance religieuse, est l’intégration et l’expression de cette même tolérance dans la législation de l’État afin de lui donner de la stabilité et une garantie contre sa révocation possible.
La Lettre sur la tolérance de John Locke, publiée en 1689, offre une argumentation à l’avantage de la tolérance religieuse qui est toujours considérée comme classique. D’abord, les arguments de Locke permettent de mieux comprendre la signification des conflits intellectuels et politiques de son temps. En outre, et ce de manière parallèle, ces arguments fournissent des éléments importants qui transcendent toute contextualisation historique en faveur de la tolérance. Avant tout, Locke se déclare pour la séparation de l’État et de l’Église, tout simplement parce que ces deux institutions visent, selon lui, des objectifs complètement différents. L’État existe pour créer et pour garantir à ses citoyens un espace de réalisation pour leurs intérêts civiques, tandis que les églises ont comme objectif de travailler au salut des âmes par le biais de la liturgie publique. L’État ne peut se mêler de questions religieuses que si des comportements effectués au nom de convictions religieuses portent atteinte à l’ordre public. C’est à la législation de déterminer quand l’ordre public est remis en question. Là s’arrête son champ de compétence. En effet, si, à la suite d’un intérêt propre mal compris, l’État tente de prendre des décisions qui concernent les prétentions de véracité des différentes religions, cela mène alors inévitablement, comme le montre Locke, à un conflit civil. Voilà pourquoi, pour des raisons pragmatiques, à savoir un intérêt propre correctement compris cette fois, l’État doit garder sa neutralité en matière religieuse dans tous les cas.
Par la suite, Locke développe un autre argument, qui m’apparaît plus fort, au profit de la tolérance religieuse. Cet argument n’est pas pragmatique, mais théorique, et postule qu’il n’est pas possible de donner des appréciations objectives concernant les « vérités religieuses » car ces vérités ne sont pas de l’ordre de la connaissance, mais de la croyance et de la conviction. Les convictions religieuses ne peuvent pas être crées ou modifiées par une contrainte extérieure, tout simplement parce qu’elles sont fondées sur l’évidence et la certitude intérieures, et qu’elles sont donc totalement subjectives. Ainsi, en ce qui concerne les convictions religieuses personnelles, sont avant tout valables les critères de l’authenticité, et non ceux du savoir et de la vérité. En effet, les convictions ne peuvent imposées par la force, la contrainte ne peut jamais engendrer de croyance authentique et sincère. Entre les deux arguments, le pragmatique et le théorique, existe un lien certain qui n’est pourtant pas indispensable. Selon l’argument pragmatique, il est stratégiquement irraisonnable pour l’État de se montrer intolérant vis-à-vis des religions. Selon l’argument théorique, chaque tentative conduisant à prendre des décisions sur la valeur objective des convictions religieuses des individus est nécessairement vouée à l’échec. Par conséquent, il n’est pas possible, sur la base de réflexions apparemment objectives, de trouver un fondement normatif pour la préférence ou le rejet de certaines convictions religieuses. Dès lors, la tolérance religieuse doit être élevée au statut de liberté religieuse garantie par l’ordre légal.
La pièce de Lessing Nathan le sage, écrite en 1779, soit environ un siècle après la Lettre de Locke, représente une oeuvre classique dans l’ensemble de la littérature des Lumières en faveur de la tolérance religieuse. Ici, comme chez Locke, cette question de la tolérance est pensée à partir du contexte de la relation entre l’État et la religion. Dirigé par la volonté de garantir la paix intérieure dans l’État, Saladin, le sultan de Jérusalem – une ville où cohabitent les communautés des trois grandes religions de la Révélation (l’islam, le judaïsme et le christianisme) – demande au sage juif Nathan laquelle des trois religions possède davantage de force persuasive afin de la déclarer religion d’État. Nathan répond à cette question par le célèbre « conte des trois anneaux ». La morale de ce conte est qu’aucun des trois frères, se disputant après la mort de leur père « l’anneau d’une valeur inestimable» qui avait « le secret pouvoir de rendre agréable à Dieu et aux hommes quiconque la portait », ne peut l’emporter sur les deux autres. Le verdict du juge du conte est qu’aucun des trois frères intransigeants (il n’est pas difficile de reconnaître Moïse, Jésus et Mohammed) ne tient entre ses mains l’anneau véritable, ce qui fait que l’effet de l’anneau ne peut être ressenti par aucun d’entre eux. Dès lors, personne n’est capable de savoir qui détient le véritable anneau. Comme le suppose le juge, l’anneau original a été perdu et c’est pourquoi les prétentions des trois frères sont injustifiées. Transposée aux trois religions, cette conclusion du conte signifie qu’aucune religion ne peut être considérée comme meilleure que les autres car les capacités cognitives de l’homme ne sont pas suffisantes pour parvenir à définir laquelle des trois est la « vraie ». La faiblesse cognitive humaine ne permet à personne de formuler des réflexions sûres, univoques, « objectives » concernant la véracité des religions. C’est justement sur ce fait que repose l’exigence de tolérance. Puisque personne ne peut savoir laquelle des religions est la meilleure, il devient impossible de justifier une intervention extérieure dans les convictions religieuses personnelles de chacun.
Mais la décision du juge ne s’arrête pas là. Outre l’exigence de tolérance, son verdict exprime également l’espoir que, « dans mille fois mille ans », la force secrète de l’anneau commencera à se manifester et que cela contribuera à résoudre de manière définitive le conflit entre « les enfants des enfants » des trois frères. Cette solution définitive ne peut être obtenue que par les œuvres des frères et de leurs descendants, à savoir « par la douceur, la tolérance cordiale, les bienfaits, la soumission profonde à Dieu », qui doivent aider la force magique de l’anneau à se manifester. S’il n’est pas possible de savoir quelle est la religion « véritable », mieux vaut alors que celles-ci se fassent concurrence dans le domaine de la vertu. En effet, toutes les trois ont des motifs pour participer à cette compétition puisque qu’il existe pour chacune d’elles le secret espoir que soit révélé un jour qu’elle est la seule vraie. Mais en même temps une telle concurrence est risquée, car il faut prendre également en considération le fait de la victoire possible d’une des trois.
Par le fait même de l’intégration de la seconde partie de sa réponse, Lessing atténue l’acuité du conflit potentiel posé par la nature même de la foi religieuse. Il est possible de résister à la tension insurmontable des religions si et seulement si la concurrence entre elles est juste. L’honnêteté de la compétition ne peut être garantie que par un juge équitable. Ce juge, c’est la raison qui rend ses jugements selon le principe objectif de la causalité. Aussi bien chez Locke que chez Lessing, la raison est cette instance absolue qui est la condition indispensable et dernière en faveur de la tolérance. L’équité de la raison comme arbitre dans la compétition entre les différentes religions se rapporte pourtant non à leur contenu, mais seulement aux conditions de leur libre concurrence. Cette équité est basée en dernier lieu sur les aptitudes de la raison à se rendre compte de ses propres conditions et limites, c’est-à-dire sur l’aptitude d’autoréflexion des hommes.

La conclusion que nous pouvons tirer de ce qui vient d’être dit, c’est que le comportement tolérant n’est possible que lorsque les individus sont convaincus de la nécessité de la tolérance. Cette persuasion ne peut venir que de la force de la raison qui permet à chacun de réaliser que, malgré la finitude humaine qui rend impossible la suppression de l’altérité et du conflit dans le monde, la tolérance est le seul moyen de vivre ces tensions sans porter atteinte à la vie, à la liberté et à la dignité de chacun. Si nous admettons comme valide l’affirmation triviale selon laquelle la raison n’est autre que « la religion de l’époque des Lumières » et que la tolérance, comme je l’ai mentionné en commençant, peut être vue également comme « la vertu des Lumières », qu’il me soit permis de conclure par une formule que je reprends à Jürgen Werbick, qui dit que « la tolérance, c’est la vertu des éclairés ».

Traduit du bulgare par Milen Chiptchanov


Bibliographie
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Lidia Denkova
Nouvelle Université Bulgare


DIX RAISONS SIMPLES POUR ÊTRE TOLÉRANT


De manière paradoxale peut-être, la tolérance pendant des siècles a été loin d’être une évidence positive, toujours placée au centre de débats portant non seulement sur son ambiguïté, son statut incertain de « concept » philosophique, religieux, psychologique ou politique, mais aussi sur sa pratique, son utilité, son sens pour l’individu et la société, bref, sur ses « raisons d’être ». Non moins problématiques apparaissent encore les questions de son « origine » (à rechercher tôt dans l’Antiquité ou bien plus tard, à la suite des atrocités des guerres religieuses du XVIe siècle). Au sein de toutes ces discussions renouvelées se profilent les connotations de la tolérance ou encore des tolérances à l’époque postmoderne actuelle, à savoir les vastes domaines du vivre, du savoir, des croyances, de la communication, des droits et libertés démocratiques, qui exigent de parler de tolérance souvent à l’aide d’autres notions, comme le respect, la dignité, le libre choix, notions qui ont gardé plus ou moins le sens incontestable de valeurs morales et qui, pour ainsi dire, sont plus « sûres », plus « unifiées », moins variables et oscillantes dans leur signification. En passant, comme beaucoup d’autres comportements de la sphère du privé, la tolérance a l’air aujourd’hui de renfermer en soi « l’esprit » d’un horizon dissipé, affranchi de repères fixes, de référentiels autoritaires et stables qui autrefois imposaient du « dehors » non seulement la nécessité, le devoir, l’obligation de tolérance (organismes sociaux du pouvoir, traditions religieuses et culturelles de légitimité), mais aussi le sens nécessaire sous lequel cette tolérance devait être comprise, acceptée, pratiquée et partagée, étant toujours sous-tendue par une loi. La tolérance se présente ainsi comme une notion par excellence « postmoderne » : multiple, incertaine, fragmentaire, glissant vers des domaines très divers et parfois opposés, notion liée à la convention au plan historique (comme « contrat » d’acceptation de valeur provisoire et par rapport au « moment »), au relativisme et au scepticisme au plan philosophique, à l’égoïsme et au « souci de soi » au plan psychologique et anthropologique. Le grand problème est que, sur le plan moral, la tolérance reste surtout liée à l’indifférence, au « degré zéro » du neutre, exprimée dans diverses doctrines sous les exigences de neutralité, d’impartialité, d’objectivité, de non action ou de non intrusion. Dans ce cas, la tolérance se fait synonyme de passivité, de l’obligation de rester « à coté » induite de l’argument selon lequel chaque activité non suffisamment réfléchie et mesurée par rapport aux activités et aux intentions, voire aux raisons des autres, mène déjà au danger de l’intolérance, au danger de limiter ou de déformer la vérité. Mais :
la tolérance véritable ne grandit pas, comme certains l’imaginent, grâce à une indifférence croissante à l’égard du vrai. Au contraire : ce qui importe, c’est d’élucider les valeurs, les critères et les significations qui constituent le vrai pour l’être humain, et de lui apprendre à diversifier, en la précisant, la nature de l’adhésion qu’il lui donne. On n’adhère pas à la vérification d’une hypothèse scientifique comme à un principe politique, ou encore à une foi religieuse, à une tradition ethnique, ou à une forme d’art, à une conception de la musique, à une exigence esthétique, ou à une échelle de valeurs morales.

Il s’ensuit que, selon la nature de chaque adhésion, de chaque « attachement » au vrai – plutôt rationnel, ou plutôt émotionnel, irrationnel – varient les formes de tolérance, de sorte que plus on va vers ce qui ne peut pas être scientifiquement prouvé et faire l’objet de démonstration directe (foi, valeurs, art), plus les tolérances quittent la neutralité froide et objective en montant leur degré de « température » dans les sentiments positifs. Si on reprend Pascal, il y a un mouvement montant de la raison vers les « raisons du cœur ». Ceci est valable surtout pour les valeurs. Pour l’homme indifférent il n’y a pas des valeurs, n’existent que des « choses » et des « faits ». On peut simplement accepter par exemple la liberté, obéir aux larges exigences des sociétés démocratiques et même aux documents où la liberté est défendue comme droit universel, mais si on n’a pas « le sens » de la liberté, si les gens n’aiment pas la liberté (comme l’avait supposé Étienne de la Boétie), ils resteront dans le meilleur des cas dans le statu quo, sans jamais apporter quoi que ce soit à une vie démocratique, sans jamais vivre et éprouver la liberté, sans donner leur propre apport à un élargissement et à un développement – lui-même historiquement nécessaire – des formes de tolérance. Restant au niveau de l’obéissance, de la « pure » endurance, la tolérance a tendance ou bien à se dégrader en indulgence, concession et condescendance (la « mauvaise bienveillance »), ou bien à s’effondrer directement dans le plus négatif, dans l’incompréhension, l’hostilité, la violence, le renfermé le plus rétrograde (car il est évident qu’on peut être tolérant aussi envers le mal si la tolérance – selon son propre principe – doit être prise au sens absolu, inconditionnel). Où trouver alors un contenu plus stable, des raisonnements prouvant « la nécessité interne de la tolérance de se dépasser », d’aller au-delà de sa « forme minimale qui consiste simplement à admettre l’existence physique de l’autre, sans sympathie, ni compréhension, ce qui revient à une coexistence dans l’indifférence, voire le mépris » ? Comment ancrer une disposition durable à la tolérance dans la belle conclusion qui dit que « la tolérance ne trouve sa justification, sa légitimité et son fondement que lorsque l’on dépasse l’admission de l’existence de l’autre vers la reconnaissance de ce qui le fait être différent, c’est-à-dire être d’une autre pensée, croyance, origine, complexion que soi » ? Est-ce que ce dépassement allant d’une simple admission vers une reconnaissance plus approfondie et, pour ainsi dire, consciente, pourra vraiment résoudre la « difficulté à penser la tolérance » ? Car on pourrait être très bien être conscient de la différence de l’autre, reconnaître toutes ses qualités et en même temps haïr, agresser, détruire cet autre justement à cause de la conscience prise et de la reconnaissance « forcée » de son excellence par exemple (le syndrome Salieri). La reconnaissance, en fait, n’aurait pas beaucoup de sens si elle ne devenait pas à son tour le fondement d’un dépassement « suivi », « surposé » vers une attitude, un comportement plus « chaud », au dessus du degré zéro – vers les « hautes températures » que sont déjà la sympathie, la compassion, le souci de l’autre, l’amitié, et même l’amour. Ce n’est pas par hasard que le christianisme paulinien a fait de la charité le « cœur » de sa doctrine, sa plus grande découverte, innovation et solution de toutes sortes de « difficultés », et ce n’est pas plus par hasard que les philosophes d’aujourd’hui parlent de la « sécularisation » nécessaire de cette idée, exprimée dans « la pensée faible » qui a besoin de s’infiltrer dans la sphère privée des sociétés contemporaines.
S’il s’agit de dépasser l’in-différence – qui est orientée quand même vers la vérité de l’être, vers l’exigence correcte de ne privilégier aucune position par rapport aux autres – le regard doit se déplacer vers la « différence », vers une vérité d’ordre différent, vers l’engagement et le risque de se montrer partial, mais encore plus vers ce plaisir de trouver la diversité dont parle Montaigne. Est-ce que cela renvoie à une tentative de pousser les choses vers un hédonisme de la diversité ? On peut bel et bien éprouver le plaisir de quelque chose de différent et de mauvais. Alors « au secours » de la position du dépassement viendrait l’éthique du bien, une éthique esthétisante (qui inclut en soi le plaisir et les autres sentiments positifs), fondée sur un humanisme valorisant de façon universelle la « chaleur », l’émotion attachée aux valeurs de la vie qui n’exclue pas une certaine « intolérance saine », l’émotion négative portée contre l’intolérance et les vérités pernicieuses (l’anti-intolérance). « L’intolérance saine » serait en ce sens encore une sécularisation de l’idée chrétienne de la nécessité préventive de combattre le mal. Il est vrai que la position qui place la tolérance dans une éthique esthétisante comporte beaucoup de dangers, clairement vus par Kant, notamment les séductions et l’hétéronomie de la ethica deceptiva, par opposition au devoir de la raison autonome dépourvue de toute émotion, subjectivité, attachement capricieux aux « passions ». S’il y a toujours des dangers à penser la tolérance (on peut dire, un triple danger : la « diabolisation », « l’angélisation » et l’indifférence ou l’impartialité), on peut essayer de les minimiser ou bien de trouver les voies fondamentales (les « portes » les plus largement ouvertes) permettant d’aborder le problème de la tolérance au niveau des approches « limites », des « origines ». Ce niveau peut être distingué en deux lignes : 1) d’un côté, celle du moins incertain – l’expérience quotidienne, le « bon sens » (sensus communis) élaboré dans la longue pratique de la vie sociale et de la vie des individus, et qui est dans le plus haut degré « partageable », voir banal dans le cadre d’une « éthique empiriste et pratique » ; et 2) de l’autre, celle du plus incertain, du plus riche en divers sens et interprétations, et en même temps du plus problématique. Cette seconde ligne est le discours philosophique (voire l’histoire des idées) qui, par sa profondeur et sa richesse en tant que « polylogue » inépuisable de concepts, empêche la fixation d’un seul concept privilégié, d’une seule vérité absolutisée. Il est évident que, dans le premier cas, les « opinions vraies » (si on prend la terminologie platonicienne) seraient différentes, dissemblables au minimum, et que, dans le deuxième cas, elles le seraient au maximum. La réduction au même dans le premier cas serait maximale, dans le deuxième, minimale. Quelque part au milieu, à l’intersection des deux lignes – la ligne minimale de la différence et sa forme maximale –, on pourra chercher les vérités relatives à la tolérance sans, bien sûr, négliger l’apport de tous les autres discours spécialisés, plus restreints et disciplinaires, qui se servent de la tolérance comme terminus technicus, souvent de façon unilatérale et univoque dans les domaines du politique, de la religion, des questions ethniques, des questions de sexes et de droits, du multiculturalisme, etc.
Un exemple du premier type d’approche « minimale » est la Déclaration de principes sur la tolérance rédigée en quelques pages sous la forme d’un document universel. Sur cette base et dans le cadre d’un cours sur la « Philosophie de la tolérance », nous avons essayé de formuler une sorte de « charte » des dix raisons les plus simples d’être tolérants qui, en s’attachant à ce qui est le moins incertain dans l’expérience quotidienne, à savoir les opinions les plus répandues et partagées, pourrait en même temps de manière généralisée et sommaire servir de point de départ à plusieurs réflexions.
Les dix raisons évoquées durant ce cours portent sur : 1) la préservation et la conservation du statu quo, de la paix, d’un vivre-ensemble calme et paisible comme condition naturelle de chaque vie et du développement de chacun ; dans cette hypothèse, l’homme tolérant est celui qui se montre calme, prudent, et qui éprouve un « ressentiment » naturel pour l’intolérance ; 2) la possibilité et la nécessité de la communication essentielle à chaque être social (zoon politikòn), ce qui fait de la tolérance une culture d’acceptation et de sociabilité, une condition de formation et de normativité pour chaque société, une « vertu d’urbanité » ou, littéralement, de civilité ; 3) la compréhension (comprendre l’autre et soi-même) comme exigence d’une construction progressive de l’identité de chacun face à l’autre ; 4) la connaissance (même si on ne comprend pas quelque chose de très différent de ce que l’on sait et qui paraît inadmissible, on enrichit malgré tout son savoir, ce qui est déjà une possibilité de mener à l’acceptation – c’est la position intellectualiste déjà exprimée par Socrate) ; 5) l’ouverture et l’enrichissement comme « cercles » consécutifs de la connaissance et de la compréhension ; ici, la tolérance envers le nouveau et l’inconnu a une importance particulière ; 6) la réciprocité du genre : ne fait pas autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ; 7) l’élaboration d’une pratique réglementée des « lois non écrites » de la coexistence (rendre la vie plus facile en évitant les tensions ; faire de la tolérance un réseau de comportements régulés pour les cas exigeant le plus souvent d’être tolérant) ; 8) l’instauration de limites de la tolérance et de l’intolérance (jusqu’où peut-on aller ?) pour accéder au « noyau dur » de son identité propre qui ne sera pas dissolue dans l’« autre » ; montrer une force particulière en refusant d’abuser de sa propre force, se « maîtriser », garder son « sang froid », faire prévaloir la raison, car l’intolérance se montre le plus souvent comme spontanée et irrationnelle ; 9) profiter de la « ruse », de « l’efficacité » de la tolérance (dans le sens de Machiavel) : se montrer civilisé, poli, obligeant, bien éduqué et surtout capable de tolérer (travailler en équipe), ce qui est une exigence incontournable de la politique du marché et du travail (on ne peut ne pas être surpris par la quantité de « tolérance » qu’exigent les codes d’éthique des grandes entreprises qui ont de moins en moins besoin d’« individualistes » dans la vie corporative) ; 10) la possibilité d’assurer une base plus large et plus universelle aux autres vertus et valeurs démocratiques, ce qui revient à observer la justice, l’égalité, la liberté, le respect et surtout à encourager le dialogue qui finalement exprime le mouvement de la vie et le plaisir de « bouger » dans sa diversité. La tolérance – si on peut jouer sur les mots – serait en ce sens une attitude active animée par l’ouverture de ses propres possibilités, une vraie « con-duite » (du con-duco, rassembler, conduire) qui rassemble et conduit avec soi toutes les autres valeurs positives sans être elle-même une valeur, mais plutôt une pré-disposition appropriée (du type hexis) pour les autres valeurs.
Le deuxième type d’accès est le questionnement philosophique dont la complexité ne peut pas être simplement schématisée, exigeant préalablement que l’on envisage et problématise les raisons mêmes qui conduisent à faire de la tolérance un concept philosophique. La question principale est ici : qu’est-ce qu’une réflexion philosophique sur la tolérance ? Est-ce qu’il suffit de retracer l’histoire de la notion de tolérance (ce qui est en soi déjà difficile et problématique) ? De reporter la tolérance dans le domaine de l’éthique, du politique ou de l’ethnique ? Ou bien encore de transiger avec le « moment » (l’actualité de certaines questions sociales) afin de proposer des « recettes » immédiates ? Même si on prend la « recette » du dialogue, on voit qu’il a toujours à être repensé. Le dialogue n’est jamais une panacée quand on cherche à tout prix la compréhension ou le consensus obligatoire, car il y sans doute des choses qu’on ne peut pas comprendre et autour desquelles il ne peut jamais se construire ni assentiment ni le moindre consensus. Alors la tolérance pourrait bien s’insérer dans une culture du dis-sensus ne visant pas forcément la compréhension à tout prix ni le dialogue, ce dernier n’ayant, de par l’accumulation des oppositions dans l’échange d’opinions, aucun effet et pouvant même devenir dangereux. La culture du dis-sensus vise une tolérance d’un type différent, moins « sentimental » et enthousiaste peut-être, mais plus fondamental et réaliste. Elle répond à la question de savoir comment voir se perpétuer une situation favorable à la paix et au développement démocratique, c’est-à-dire comment entretenir à la surface un code permanent du « parler » sans laisser les problèmes « en suspens » et sans vouloir les réduire aux points communs imposés par la position du plus fort. Vaut-il mieux parler vainement dans le seul but de continuer de parler (car la violence vient là où les mots sont déjà exclus, supprimés, épuisés), ou bien faire resurgir des profondeurs les configurations du sens commun avec le questionnement hardi du discours philosophique qui prend le risque de transformer un dialogue en polylogue continu ?
Loin d’être évidentes, les réponses possibles sur le « droit » de la tolérance à être envisagée d’un point de vue philosophique exigent un approfondissement attentif de la situation actuelle des savoirs et l’autoréflexion de la philosophie elle-même qui continue à problématiser son domaine, ses méthodes et, surtout, son essence en tant que questionnement fondamental. Est-ce à la philosophie d’assumer le rôle et la responsabilité d’éduquer à la tolérance, de faire de la tolérance un sujet de son enseignement, comme le suggère l’article 4 de la Déclaration ? Quels sont les critères d’une étude et, plus encore, d’un enseignement de la tolérance, si l’on admet qu’il est possible et qu’il y a une continuité historique dans la pensée permettant de discerner nettement un « concept » de tolérance face aux compréhensions religieuse, politique, ethnique, sociologique et même face aux pratiques bien connues du quotidien ? Quel est le profil relativement constant du problème, si nous voulons affirmer – contrairement à Gabriel Marcel – que la tolérance ne se montre pas toujours « en situation », échappant à toute conceptualisation vers la simplicité des comportements non réfléchis et les sentiments plutôt négatifs de « dégoût » ?
Pour ouvrir un champ de réflexion, on doit suivre la logique qui, pour ainsi dire, va élucider l’enchaînement des questions philosophiques toujours renouvelables où les réponses des grands courants et systèmes ne sont qu’enchevêtrés au cours de l’histoire (étant donné que dans la philosophie ce sont les questions qui restent incontestables par rapport à la multiplicité des réponses interchangeables, qu’il y a toujours un « dis-sensus » sur les réponses autour du consensus sur les questions). Au sujet de la tolérance, les « grandes » questions de la philosophie seraient : 1) « comment vivre avec les autres ? », est-ce une question de politique ou de sagesse ? Peut-on aller à la recherche d’une seule notion perdue du « bien » (la notion antique) dans la compréhension ambiguë du « bien-être » d’aujourd’hui ? En ce sens, peut-on déjà rechercher l’origine de la tolérance dans les réflexions de l’Antiquité (chez Platon ou les stoïciens, mais surtout chez Aristote) ? ; 2) quel est le rapport entre tolérance et vérité (si la philosophie continue à se définir comme recherche de la vérité), tolérance et libre choix ? ; 3) est-ce que la tolérance peut être considérée comme une valeur, et, à partir de là, être liée à une position éthique et axiologique, ou occupe-t-elle un espace « neutre » assurant seulement les conditions nécessaires (conditio sine qua non) de l’existence des valeurs – respect, sociabilité, communicabilité, etc. – dans le développement de l’homme et de la société ? ; 4) quels sont les rapports entre identité et tolérance ? Y a-t-il des limites à la tolérance ? ; 5) est-ce que la tolérance ne se rencontre pas elle-même uniquement dans les « situations limites » de Jaspers ? ; 6) comment normativiser et formuler une « injonction » de tolérance (ayant plus de force que la Déclaration de principes sur la tolérance admise par l’Unesco) ? ; 7) y a-t-il une intolérance « saine » dans le savoir lui-même, voire dans la philosophie, et comment mener le dialogue des discours ? Et si l’on admet une « intolérance saine », est-ce qu’elle ne va pas entraîner la question de savoir quels sont les degrés acceptables de l’intolérance ? ; 8) est-ce qu’il n’est pas nécessaire aujourd’hui, comme nous l’avons déjà dit, de prêter attention à la « culture du dis-sensus » plutôt qu’à la notion éculée du « consensus » qui correspond parfaitement aux possibilités limitées de la tolérance contemporaine ? ; 9) quelles ressources peut chercher la philosophie pour redonner un sens adéquat à l’idée de tolérance ?
Paul Valéry a montré qu’il existe des notions qui ne se réduisent pas à des acceptions figées, et qui supposent beaucoup plus de questions que de réponses. Telle semble être le cas de la tolérance, « une mauvaise notion pour quelque chose de bien », notion assez éloignée de la liberté, débordant sur les problèmes multiples de l’endurance, de la patience, de l’identité, de la diversité et de la conciliation des opposés, du dialogue et du vivre avec les autres. À travers les siècles, presque tous les grands philosophes ont abordé le thème sous divers aspects, depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle (Platon, Aristote, Sénèque, Épictète, Grégoire de Nazianze, Saint Augustin, Nicolas de Cues, Érasme, La Boétie, Montaigne, Bruno, Bacon, Grotius, Hobbes, Locke, Spinoza, Leibniz, Bayle, Voltaire, Hume, Kant, Lessing et Constant). À titre de preuve excellente que « les abstractions philosophiques peuvent se rapprocher de nous à l’aide de la pensée morale et politique », leurs réflexions élargissent l’horizon du penser sur la tolérance en tant que relation éthique de l’Être, en tant que relation à l’Autre et aux Autres, relation encore plus problématique après « le meurtre de Dieu » annoncé par Nietzsche au XIXe siècle et le meurtre de l’Homme lui-même (l’Homme-Dieu) au XXe siècle. Et même si, comme le pensait Leibniz, les hommes ne peuvent pas retenir « toutes les preuves qui les ont engagés dans un certain assentiment », un « choix » de preuves, sans doute, peut les aider à mieux conserver leurs « devoirs d’humanité ». Ce qui (pour garder une symétrie avec le nombre « dix », ou une allusion au Décalogue) aboutit à la dixième question philosophique, qui est en même temps la plus simple et la plus fondamentale : comment vivre avec les autres ? Question déjà formulée par Sénèque dans la Lettre XCV écrite à Lucilius : « Voici une autre question : comment il faut vivre avec les hommes ? ».
Il n’est pas nécessaire de défendre la réactualisation et le renouvellement assidu de cette question. Les réponses – même si nous ne croyons pas à l’illusion de réponses définitives – n’ont toujours fait que trahir notre étroitesse d’esprit ainsi que notre impuissance à laisser l’existence ouverte, en question. Les réponses sont les voiles figés dans des poses changeantes, les masques vraisemblables des choses, qu’on ne saurait écarter sans provoquer l’effet d’un dénouement pénible. « La tolérance est souvent pénible, disait Sir Richard Livingstone, parce qu’elle permet à des idées pernicieuses de s’exprimer et de se répandre ». Mais, tout d’abord, qu’entend-on par idée pernicieuse ? N’est-il pas vrai – comme le souligne l’argument de John Locke à propos du droit prétendu d’une église d’en persécuter une autre – que répondre par le droit de « l’orthodoxe » ne serait qu’user de grands mots pour ne rien dire ? Car « n’importe quelle église est orthodoxe pour elle-même, dans l’erreur ou dans l’hérésie pour les autres ». Pénible serait donc non la tolérance elle-même, mais le refus d’une réponse qui ancrerait la personne et son identité dans un système de valeurs incontestables. La tolérance serait source d’angoisse du seul fait qu’elle conteste et relativise les valeurs en acceptant la dynamique de leur « co-existence » incertaine, au lieu de procéder à une hiérarchisation épistémologique et éthique. Dépourvue de vérité et de notions de bien absolues, désemparée, la personne n’a d’autre recours que d’apprécier la pluralité mouvante, de se constituer par rapport à la multitude complexe comme un flux et reflux d’idées et de comportements permanents.
On comprend mieux dès lors pourquoi il apparaît, sinon pénible, au moins assez difficile de définir philosophiquement la tolérance. Selon Gabriel Marcel, elle se situe dans une zone limitrophe entre attitude et sentiment réel (on se montre tolérant ; mais je ne sais pas si on est tolérant). En réalité elle est, dit-il,
(…) une cote mal taillée entre des dispositions psychologiques qui s’échelonnent d’ailleurs elles-mêmes entre la bienveillance, l’indifférence et le dégoût (...) et un dynamisme spirituel d’une essence toute différente, et qui trouve dans la transcendance son point d’appui et son principe moteur.

L’idée que la tolérance ne soit pas un trait constitutif de la personne, mais un élément toujours fluctuant, en « situation » (on pense à « l’être en situation » de Sartre), se trouve déjà exprimée par Aristote quand il souligne que la bienveillance peut naître subitement et ne suppose pas, à la différence de l’amitié, des relations habituelles (Éthique à Nicomaque). Ce relativisme de situation qui met toujours en relief l’endurance, le côté passif de la tolérance, le fait que nous sommes obligés, contraints de réagir aux mouvements du milieu, sans autre choix que le « sentiment », pourrait être la vraie cause du « dégoût », comme semble le suggérer la définition suivante : « La tolérance se rapporte donc de façon essentielle à ce qui est désagréable, déplaisant et moralement répréhensible ». Passivité et contrainte, endurance et patience, coercition et souffrance : ces divers sens se retrouvent, en effet, dans la notion de tolérance, comme l’attestent plusieurs langues, ainsi que l’étymologie : tolerare, en latin, signifie « porter », « supporter ». Mais, dès le départ, l’idée est de porter ensemble (au sens physique où les colonnes d’un temple le supportent). Cette solidarité – au sens littéral de solidité du support commun – est bien formulée par Sénèque quand il utilise l’image du temple (plus tard ce sera celle du navire) : « La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans un mutuel appui des matériaux, moyennant quoi l’édifice tient ». De cette solidarité naît la conscience de l’effort à déployer par chacun pour préserver la meilleure « situation » de l’être commun. L’idée de tolérance évolue ainsi dans un sens actif et positif : l’effort est déjà quelque chose de constitutif de la personne et dépend de sa libre décision. Selon les termes de la philosophie antique, cela veut dire aussi « suivre la nature », la nécessité, en l’aidant au lieu de s’y opposer. Notre propension à vivre avec les autres est tout à fait naturelle (cette pensée survivra comme fil conducteur pendant des siècles), car la raison qui nous est donnée par la nature ou par Dieu nous montre toutes les « raisons » pour entretenir et développer ce « vivre ensemble » : c’est non seulement l’utilité (argument de base) qui ressort de l’intérêt commun, mais aussi la possibilité de se « reconnaître » en autrui, de se présenter soi-même en se différenciant de lui, suivant la thèse de Hegel. Cette reconnaissance prend la forme d’une lutte d’identités dans laquelle – peut-être paradoxalement – celles-ci cessent d’être figées à jamais, de sorte que dans ce mouvement conflictuel on est conduit vers « une identité sinon faible, du moins élastique et ouverte, vers une unité dans la charité ». Mais la condition absolue pour une telle « unité dans la charité » consiste à établir des relations entre personnes qui se considèrent chacune comme « fin en soi », car c’est là, selon Kant, le véritable principe de l’humanité. La vraie tolérance apparaît alors comme le seul « moyen » de communiquer pour des êtres qui sont chacun une « fin en soi ».
En effet, depuis l’Antiquité, les philosophes ont essayé de présenter la tolérance comme une tension entre l’individu et la société, entre le même et l’autre, dont la meilleure image serait donnée par celle d’une corde élastique (un lien, une re-lation). Plus on la tend, plus elle s’allonge, augmentant de part et d’autre la distance jusqu’à ce que les forces qui fournissent cet effort mutuel venant à s’épuiser, la corde se casse. Filons la métaphore : l’histoire de l’humanité abonde en cordes cassées qui ont été retendues de nouveau par les nœuds des compromis, par une con-corde extérieure qui demeure le point le plus faible des relations. Aussi Bacon, dans ses Essais de morale et de politique, précise-t-il qu’il est important de bien situer les limites de l’unité, car « l’unité et l’uniformité sont choses très différentes ». On constate très souvent, en effet, que deux personnes qui croient exprimer chacune une opinion originale défendent en réalité le même point de vue ; il est également souvent difficile de leur faire admettre qu’elles n’ont rien inventé d’original, l’originalité consistant à rompre le consensus difficilement obtenu ou à faire baisser le degré d’assentiment. Les rapports entre les êtres humains sont régis aussi naturellement par la raison que par des passions telles que la haine, la crainte, la rivalité et « les autres espèces d’aversion qui ont le mal pour objet ». Malebranche, qui reste influencé par l’intérêt considérable du XVIIe siècle pour les passions, note que ces passions très violentes donnent à l’esprit des secousses imprévues qui l’étourdissent et le troublent. L’amitié, dit-il, que nous avons pour les autres hommes est une inclination naturelle, car c’est Dieu qui a imprimé un même amour dans les cœurs de tous les hommes, donnant ainsi un modèle de l’amour que lui-même éprouve envers toutes ses créatures (I Jean, IV,10-11). Les Pères de l’Église se servent souvent de cet argument théologique pour combattre les prétentions des élus à une possession exclusive du pouvoir et du savoir, car tous ont droit d’accès à la parole divine.
La compréhension mène aussi à une tolérance réfléchie et à la conscience d’avoir une même origine : l’Être suprême ; ses reflets chez chacun témoignent de la participation de chacun au divin. En étant tolérant, doux, indulgent, patient, miséricordieux, on se rapproche du divin. « L’amitié entre les hommes, écrit saint Augustin, est douce par les chers liens grâce auxquels, de plusieurs âmes, elle forme une âme unique ». La concorde renforce l’harmonie de l’existence qui est l’état normal de l’univers. Toutefois, si l’univers, selon une tradition philosophique ancienne, est assimilé au corps humain qui forme un tout par la parfaite harmonie de ses membres, on ne peut accorder à ceux-ci une considération égale, puisque leurs fonctions, quoique inséparablement liées, sont diverses. L’égalité pleine et entière, qui supprime d’un coup les questions difficiles du mérite, de la justice et de l’équité, ne peut exister que sur le modèle parodique de l’abbaye de Thélème dans Gargantua et Pantagruel où chacun veut faire, et fait toujours, ce qui plaît à tous les autres. Les arguments ontologiques postulant l’égalité de tous les hommes en tant qu’êtres vivant ensemble et citoyens du monde agissant ensemble (cosmopolites) restent liés au stoïcisme ; ils n’ont pas d’influence sensible sur les courants qui recherchent les causes particulières du comportement humain et les effets spécifiques produits dans la société par les politiques civile et religieuse. La tolérance idéale, conçue comme égalité totale, ne survit que dans les utopies. Dans celle de Campanella, la Cité du Soleil, elle est poussée jusqu’à une non-violence qui touche à l’absurde : les criminels dans la Cité exécutent eux-mêmes la sentence pour ne pas charger la conscience de leurs concitoyens tolérants et compatissants.
Cependant, de Platon et Aristote à John Rawls, qui préfère la notion d’équité à celle d’égalité pour définir la justice, la tolérance apparaît comme une tentative très ardue (sinon comme une aporie) de concilier les différences inconciliables, non en les réduisant ou en les soumettant à un seul principe, mais en maintenant entre elles un dialogue permanent. Soutenir et non supprimer les contraires permettrait de garder la richesse de toutes les modalités de l’être entre lesquelles il s’agit d’établir non pas une égalité, mais une juste (au sens d’exacte et au sens d’équitable) proportionnalité de valeurs, d’essences, de fonctions, dont l’interaction sera arrêtée par des lois. Dans ce système, chacun consentirait à occuper la place qu’il mérite, sans quoi les dissensions mettraient en péril le bien commun. « Il en résulte, écrit Aristote, des conflits entre citoyens, car on veut user de contrainte les uns à l’égard des autres, tout en se refusant personnellement à exécuter ce qui est juste ».
Pour Malebranche, la solution sur le plan psychologique est simple. Tous les membres d’un corps ne peuvent pas être la tête ou le cœur : il faut aussi bien des gens qui obéissent que des gens qui commandent ; mais comme ils ont tous un « désir pour la grandeur », ceux qui commandent doivent mentir aux plus petits en leur disant qu’ils sont grands, afin que ces derniers aient eux-aussi une « grandeur par imagination », en oubliant le « ressentiment » dont parlera Nietzsche plus tard. Être tolérant sur le plan des passions signifierait alors être indulgent, condescendant à cause de la faiblesse commune de la nature humaine (comme le rappelle le vers célèbre de Térence : « Homo sum et nihil humani a me alienum esse puto »). En cherchant des remèdes à la division entre les hommes, Jan Amos Comenius faisait appel au XVIIe siècle à la « commune fragilité humaine » : « Les hommes doivent cesser de trop se fier à leur sens et, tenant compte de la commune fragilité humaine, reconnaître qu’il est indigne d’eux de s’accabler mutuellement de haine pour des raisons futiles ».
D’ailleurs, pour le Kant de La religion dans les limites de la raison, la faiblesse a un fondement plus profond que les passions, et notamment la passion de l’amour-propre, car l’irrémédiable mal, « le cœur malin » qui est dû à l’affaiblissement de la nature humaine, coexiste nécessairement avec la « bonne volonté », étant une prédisposition de la bonne volonté à se définir en sens inverse. C’est le mal de la discorde et de la diversité qui pourrait être contraint par le rapprochement progressif des hommes dans leurs principes ; ce rapprochement conduit « à s’entendre au sein d’une paix qui n’est pas produite (...) par l’affaiblissement de toutes les forces, mais au contraire par leur équilibre au milieu de la plus vive opposition ». Quand Karl Jaspers parle de la lutte existentielle qui est une lutte dans et par l’amour, il ne s’éloigne pas de ce sens : de toute façon, l’équilibre est fragile, la solidarité « ne parvient à créer que des unités restreintes, qui se combattent les unes les autres ».
En définitive, la « métaphysique des mœurs » comprend justement un renforcement du naturel jusqu’à sa transcendance pour découvrir « le principe universel de la morale ». Ce mouvement ne peut pas éviter la contrainte de soi, en d’autres termes, la restriction imposée par la raison. Déjà Aristote dans La grande Éthique avait essayer de faire de l’endurance (karteria) une vertu liée aux restrictions que le principe conducteur de la raison (logos) introduit dans l’âme, si bien qu’elle devenait chez lui un ressort de la communication avec les autres. La vie sociale n’est autre qu’une disposition mutuelle (hexis) fondée sur la juste proportionnalité, définie elle-même comme « endurance mutuelle » (to antipepontos).
L’esprit grec ne pouvait aller plus loin dans l’éloge de cette auto-restriction, car se soumettre, s’humilier, se limiter était le sort du plus faible, de celui qui ne jouit pas pleinement de sa liberté. Qu’on se rappelle, dans le Gorgias de Platon, la thèse de Calliclès selon laquelle le droit naturel appartient aux plus forts, tandis que les inférieurs sont transformés en esclaves par l’imposition de restrictions de « tolérance ». Et, aux XVIe et XVIIe siècles, toutes les questions abordant la tolérance tournent autour du thème du droit naturel et du droit positif, des exigences de la nature humaine créée par Dieu et des lois politiques et morales établies par les hommes (Hobbes, Spinoza). C’est également de l’Antiquité que vient l’idéal de l’homme courageux qui endure, utilisant sa force pour maîtriser ses passions ou subir bravement les souffrances. Le christianisme amplifiera cette vertu de patience : le modèle accompli en est Jésus-Christ lui-même. Dans l’échelle des vertus établie par Jean Climaque, la patience assimilée à l’humiliation, à l’abaissement, occupe une place plus qu’honorable.
Cet esprit de tolérance qui prolonge les significations de la « sym-pathie » antique (c’est-à-dire le « pâtir » commun de toutes les parties de l’univers) en les englobant dans la notion d’une souffrance commune, se retrouve en diverses occurrences, sans lien à première vue, allant toujours vers le sens moral de la com-passion. La compassion tend à la vraie bonté qui est aussi la vraie transcendance de la tolérance : se supporter cesse d’être suffisant, il faut aller plus loin, au-delà. À la suite de Sénèque qui affirme que « c’est peu de chose de ne point nuire à celui que nous devrions aider et aimer de tout notre cœur », le philosophe russe Ivan Iline définit « l’homme nouveau » comme celui qui fait acte de bonté, non pas comme une obligation, mais en don, en sacrifice volontaire de soi. L’homme remplit le gouffre du néant par l’offrande de sa propre personne ; il est prêt à pardonner, parce qu’en acceptant de tolérer, de subir en fonction d’une visée plus haute, il a compris « l’esprit de l’autre ».
« Le souffrir est un pâtir pur », écrit également Emmanuel Lévinas, précisant qu’il « ne s’agit pas d’une passivité qui dégraderait l’homme en portant atteinte à sa liberté ». Reprenant la position de Lévinas, on pourrait avancer que la tolérance s’inscrit comme relation éthique dans le
(…) projet d’une culture précédant la politique et qui dans la proximité allant de moi au prochain, qu’elle signifie, ne se réduit pas à une quelconque déficience ou ‘privation’ par rapport à l’unité de l’Un. Relation avec autrui en tant que tel et non pas relation avec l’autre déjà réduit au même, à l’‘apparenté’ du mien. Culture de la transcendance, malgré l’excellence, prétendument exclusive de l’immanence qui passe en Occident pour grâce suprême de l’Esprit.

La tolérance, ainsi envisagée, apparaîtrait comme une pré-disposition inhérente à l’être qui s’exprimerait en présence du divers et dans des situations diverses. L’apprentissage de toutes ces tolérances faciliterait l’acquisition de cette promptitude de l’attitude tolérante – promptitude à céder, à plier, mais seulement jusqu’à un certain degré défini avec rigueur. La limite de cette « souplesse » de l’être, de cette élasticité, est celle-là même où l’identité commence à se dissiper. Un exemple parfait en est donné par la tolérance qui régit les activités ludiques (homo ludens) : chacun accepte de se plier aux règles du jeu en vue, précisément, d’affirmer son identité par une victoire individuelle. Le jeu, évidemment, a été et continue d’être une solution-réponse à la question « comment faut-il vivre avec les hommes ? », mais les raisonnements philosophiques ont non moins insisté sur la question « sérieuse » qui lui est liée : « faut-il être tolérant ou se montrer tolérant ? ».
Ces réponses, s’échelonnant sur plus de vingt siècles, touchent à des aspects très variés de la tolérance provoqués souvent par des événements concrets. La liberté d’expression, de pensée et de croyance religieuse défendue aussi bien par Socrate, Spinoza et Constant est nécessaire à l’épanouissement de l’individu et, par là, au progrès commun. Pour John Stuart Mill, la tolérance, force de conservation qui assure la paix publique et l’ordre, n’est qu’une condition préalable de « l’activité intellectuelle, de l’esprit d’entreprise et du courage » qu’exige le vrai progrès. Car « le progrès comprend l’ordre, mais l’ordre ne comprend pas le progrès ». Instituer, d’autre part, la tolérance en principe formel, c’est contribuer à faire de celle-ci une condition du bonheur personnel, sinon les hommes seraient moins disposés à l’admettre.
En général, un homme qui a de l’affection pour d’autres, pour son pays ou pour l’humanité, est plus heureux qu’un homme qui n’en a pas ; mais à quoi sert-il de prêcher cette doctrine à un homme qui ne se soucie que de sa propre tranquillité et de sa propre bourse ? Autant prêcher au ver qui rampe sur la terre combien il vaudrait mieux pour lui être un aigle !

Pour se sentir à la hauteur des aigles il vaut mieux, selon Hume, « entrer d’avantage dans les préoccupations d’autrui » et diminuer la distance qui nous sépare en glissant de la « sympathie imparfaite » de la compassion à la sympathie naturelle de libres collaborateurs. Depuis Bayle, on a toujours recherché « une règle matrice, primitive et universelle », une loi morale, qui, grâce à sa force d’axiome, permettrait à la tolérance de devenir elle-aussi une loi et une vertu universelles. Depuis les penseurs arabes, Thomas d’Aquin, Pic de la Mirandole, Nicolas de Cues ou Érasme, on a toujours insisté sur l’unité de l’intellect qui produit les plus hautes idées de l’humanité. Depuis Confucius, Platon et, bien plus tard, Rousseau, on n’a cessé de souligner le rôle de l’éducation qui enseigne les lois naturelles de la tolérance. Comme Aristote et d’autres encore, les philosophes ont toujours préféré aux excès l’idée du juste milieu, de la tempérance, et surtout l’idée d’équilibre qui, pour William James, restitue le « chant de la valeur interne de la vie ». Depuis Montaigne, on s’accorde pour dire que la tolérance signifie aussi impartialité, capacité de ne pas s’enflammer pour une part seulement de la vérité. Grâce au brillant essai de Stephan Zweig sur la vie et l’œuvre d’un défenseur remarquable de la tolérance, Sébastien Castellion, nous savons que le siècle de la Réforme, jalonné par tant d’intolérances conflictuelles et de guerres religieuses, offre aussi l’exemple encourageant d’un esprit humaniste qui a lutté toute sa vie en faveur de la tolérance dans un contexte historique désespérément hostile à celle-ci. Aucun effort de cette nature, écrit Zweig, aucune dépense morale de sentiments purs ne disparaît de l’univers sans laisser de traces.
Cette pensée provient de la thèse développée par les Lumières qui veut que la perfectibilité soit un trait propre de tout être humain et qu’on doive faire le bien pour le bien, et non parce que « certaines récompenses fixées arbitrairement nous y invitent », l’objectif final consistant à « être homme, pleinement homme », à parvenir à une moralité et à une rationalité achevées qui s’exercent en faveur de tous sans exception.
« Nous et les autres », moi et les autres – c’est le grand problème auquel se sont confrontés les philosophes. Nombre d’entre eux l’ont diversement abordé, contribuant, par leurs « tâtonnements successifs », à atteindre « l’horizon de l’universalité », comme le démontre Tzvetan Todorov, car l’universel n’est pas une transcendance abstraite et froide. Même « les abstractions philosophiques peuvent se rapprocher de nous à l’aide de cette médiation qu’est justement la pensée morale et politique, qui entre en rapport aussi bien avec la métaphysique la plus abstraite qu’avec la vie de tous les jours ».
Telle était la dixième question posée : « comment vivre avec les hommes ? » Une question en même temps philosophique et quotidienne, exigeant des raisons simples et des raisonnements complexes. Une question non moins rhétorique à laquelle, sans craindre la tautologie, il nous faut répondre : Vivre avec.


Bibliographie
Aristote, Éthique à Nicomaque (traduction Jules Tricot), Paris, Vrin, 1959.
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Dominique Doucet
Université de Nantes


La Stratégie Alter : tolérance et tolérable
dans quelques récits de science-fiction


La littérature de science-fiction et la notion de tolérance cultivent en commun un même attrait pour l’ambiguïté, ne serait-ce qu’en ce qui concerne leurs définitions. Tolérance est un concept complexe et contradictoire. Comme l’écrit Humberto Giannini :
Parfois il semble être synonyme de « résistance » ou d’« immunité » ; on dirait ainsi de quelqu’un qu’il tolère une certaine maladie, il y résiste, il en est « immun ». Parfois, tolérance semble signifier « perméabilité » : on dira ainsi de quelqu’un qu’il est tolérant aux idées d’autrui, qu’il leur est perméable. Mais il est évident que résister à quelque chose signifie rester imperméable à son égard, justement à cause de cette tolérance.

Claude Sahel, quant à lui, fait remarquer que :
Le mot « tolérance » se rattache à la racine indo-européenne tol.tel.tla, dont dérivent tollere et tolerare. Tollere signifie soulever, enlever, quelquefois détruire ; tolerare signifie porter, supporter parfois combattre. Ainsi l’idée de guerre et l’idée d’effort sous-tendent la notion de tolérance.

Combats, destructions, autant d’éléments qui, dans la pensée commune, peuvent être appliqués à certains domaines (les plus médiatisés) de la littérature de science-fiction – un récit comme La guerre des Mondes, texte fondateur par excellence et qui vient récemment de faire l’objet d’une nouvelle adaptation cinématographique, peut en être un bon exemple. En ce qui concerne la définition de la science-fiction, elle reste le lieu d’une recherche incessante avançant de multiples propositions sans cesse révisées. Le terme science-fiction se présente comme un oxymore qui veut allier à la fois ce qui se définit comme le résultat d’une élucidation rationnelle de la réalité selon des lois générales et réitérables par tous (la science) et ce qui se situe en deçà ou au-delà de la réalité, comme une expérience, le plus souvent subjective, qui n’est jamais totalement réitérable et qui échappe la plupart du temps à une élucidation rationnelle. Cette définition, tout comme celle de la tolérance, dessine le portrait d’un idéal impossible.
Ces premières remarques ne sont pas seulement les éléments rhétoriques d’une captatio benevolentiae : elles ont pour but de dresser les limites tolérables de mon propos. Les rapports entre les récits de science-fiction et la notion de tolérance sont plus nombreux qu’une première investigation peut le laisser penser et l’auteur le plus scolairement associé au terme de tolérance, Voltaire, n’hésite pas à produire lui-même des textes, en particulier Micromégas, dont certains éléments ne sont pas si éloignés que cela des préoccupations de la science-fiction. Devant l’ampleur des matériaux disponibles, tant du côté des penseurs et philosophes qui ont explicitement écrits sur la tolérance que du côté des auteurs du champ littéraire de la science-fiction qui en exposent parfois les conditions d’émergence ou de réalisation, nous bornerons notre exposé à deux dimensions qui dessinent quelques caractéristiques fondamentales. D’une part, la tolérance est-elle une valeur qui appartient à la littérature de science-fiction ou celle-ci se contente-t-elle d’établir une description de l’altérité et de ses limites sans énoncer les conditions de possibilité d’un passage, ou encore d’une transgression ? D’autre part, si la notion de tolérance est courtisée par la science-fiction, elle est elle-même un objet de tolérance dans le champ littéraire en général où elle dessine les limites du même et les confins de l’altérité. Elle se trouve alors en position d’être l’autre du même (la littérature dite noble) et n’accède que tardivement à une reconnaissance mêlée de contestations. Enfin, dans une troisième partie, nous illustrerons plus longuement nos affirmations en évoquant deux frontières dessinant la figure du tolérable : l’une à travers le complexe de Frankenstein qui dynamise le Cycle des robots d’Isaac Asimov, l’autre dans l’initiation subie par le jeune Andreew Wiggin dans le premier volume d’un long cycle écrit par Orson Scott Card : La stratégie Ender.

1) La tolérance, une valeur de la science-fiction ?
Si la tolérance se manifeste essentiellement comme un idéal impossible, c’est sans doute parce qu’elle ne se constitue que négativement, c’est-à-dire à partir de l’expérience de l’inhumain ou de ce qui apparaît comme un au-delà du tolérable, comme étant ce qui ne peut être supporté voire même intégré par le sujet ou la société sans que cela ne remette fondamentalement en compte son identité. Dès lors, la tolérance n’apparaît comme liée à l’humain qu’une fois la limite de l’humain franchie et, par le fait même, largement dessinée. L’une des dates retenues comme acte de naissance de la littérature de science-fiction est 1818, année de la publication du Frankenstein de Mary Shelley. Cette œuvre décrit non seulement l’élan vers un idéal porté sur les ailes des découvertes scientifiques, mais aussi met en garde contre l’impossibilité générée par ce même idéal : la transgression n’est pas perçue comme ce qui définit l’humain, mais comme ce qui le détruit. La seconde date de naissance possible de la science-fiction, celle retenue par Jacques Sadoul, 1911, est liée à deux facteurs qu’il ne faut pas négliger. D’une part, la dimension publique et publicitaire : le fait que les textes soient accessibles à un grand nombre de personnes. D’autre part, la dimension prospective ou prédictive liée à l’attitude propre de la science-fiction. C’est pour cette raison qu’il retient la date de 1911 qui voit le début de la publication par la revue Modern Electrics du feuilleton de Hugo Gernsback : Ralph 124C41+. Cette romance scientifique, dans laquelle l’intrigue amoureuse servait de support à la « description d’une technologie futuriste », fait preuve d’une imagination étonnante et, surtout, d’une justesse dans la prédiction qui marqua les spécialistes de cette littérature. Cependant, 1911 est davantage lié au contexte spécifique des États-Unis et à l’expansion propre à ce genre littéraire. Alors que la racine de l’impossible idéal se trouvait inscrite dès le début dans l’œuvre de Mary Shelley (qui, pour cette raison, nous semble bien marquer un véritable point de départ), la prise de conscience de l’« impossibilité de tous les possibles » ne pourra se faire que progressivement dans le contexte qui retient 1911 comme acte de naissance réel. Il faudra attendre en fait que l’inhumain se manifeste au cœur de l’expansion des sciences et des techniques ; et ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’Holocauste et Hiroshima que l’impossibilité de l’idéal inscrit au sein des sciences et des techniques se manifestera de manière sensible. Dès lors, la littérature de science-fiction passera de la célébration des lendemains heureux et florissants, sous l’égide d’une civilisation humaine dominante et généreuse, à la prise de conscience que l’inhumain n’est pas toujours logé chez les « aliens » mais qu’il se trouve aussi inscrit au cœur même de l’humain.
De la sorte, durant le premier âge de la science-fiction, les idéaux régulateurs qu’elle porte en elle sont liés au pouvoir unificateur de la démarche scientifique qui permettra un jour d’élaborer l’équation ultime explicative de l’univers. La science conquérante repousse les barrières de l’inexpliqué ou tend à maîtriser de plus en plus la diversité des phénomènes. Dans la seconde période de la science-fiction – celle qui suit le triple choc que représente la Première Guerre mondiale avec la capacité destructrice de la technique, puis la Seconde Guerre mondiale avec l’horreur de l’Holocauste, enfin celui produit par Hiroshima comme aboutissement des merveilleuses découvertes de la science – les idéaux régulateurs sont encore présents. Ils sont cependant sans cesse menacés ou considérés comme engendrant des réalités qui s’autodétruisent elles-mêmes au moment précis de leur réalisation. L’unité atteinte se brise ou se détruit dans sa réalisation même, comme le montre l’incipit d’une nouvelle récente de Jean-Claude Dunyach :
J’ai toujours eu du mal à croire à ma propre existence … Ne protestez pas : je peux comprendre les mécanismes qui m’animent et me font vivre, je peux décortiquer chacune de mes sensations jusqu’au dernier octet. Je peux m’analyser et, dans une certaine mesure, me comprendre. Mais je ne parviens pas à y croire. Je suis mon propre Dieu mais je n’ai pas la foi. Là est le secret.

Comme l’écrit Gilbert Hottois, la recherche de l’unité du sujet, du cosmos ou de tous les phénomènes ne peut que conduire à la mise en œuvre d’un monde totalitaire :
L’éventualité de la simulation technique de la transcendance symbolique soulève des interrogations graves. Considérons, en effet, l’hypothèse de l’efficacité et de la sûreté avérée de ces techniques (et peu importe leur nature : chimique, cybernétique…). Mettant l’expérience de l’absolu à la portée de tous et à tout moment, ces techniques, dans le plus pur style de ‘la religion, opium du peuple’, pourront être un extraordinaire instrument de gouvernement totalitaire, comme dans Le meilleur des mondes : ‘Le christianisme sans larmes, voilà ce qu’est le soma’… Mais cette politique peut s’accompagner d’une philosophie générale, partagée aussi par les élites dirigeantes, suivant laquelle il n’y a pas de différence significative entre l’absolu, l’expérience de l’absolu et le simulacre de cette expérience par des moyens techniques. Cette philosophie jugera que l’expérience contrôlée de l’absolu représente en effet le sommet de l’existence humaine en tant que telle, et qu’il n’y a rien au-delà qui puisse être objectivement et subjectivement plus souhaitable. On est alors effectivement dans le ‘meilleur des mondes’, c’est-à-dire dans une société évolutionnairement close, symboliquement (par l’idéologie que nous venons de décrire) et techniquement. Pareille société a, en quelque sorte, instrumentalisé sa transcendance afin d’assurer indéfiniment son homéostase heureuse. Seul un accident, venu du dedans ou du dehors, pourrait la sauver de son salut.

En quelque sorte, la science-fiction, en s’efforçant de décrire la réalisation d’une idée régulatrice et sa destruction en son accomplissement, ne fait que renforcer la nécessité pour cette idée de rester régulatrice sans que puisse se réaliser ce vers quoi elle tend, à moins qu’elle ne la renvoie vers une transcendance qu’elle ne doit pas quitter et qui seule peut lui assurer sa pérennité. La littérature de science-fiction, comme la tolérance, devra sans cesse tolérer l’intolérance pour échapper au risque de se voir détruire par sa propre réalisation. Elle manifeste ainsi la dimension impossible de l’idéal, par une exploration minutieuse des possibles à travers la trame fictionnelle. De la sorte, non seulement elle inscrit plus profondément l’attitude tolérante au sein de la conscience humaine, mais encore elle combat la possibilité pour cette tolérance de se nier elle-même. La littérature de science-fiction ne manifeste pas alors un pessimisme radical, mais s’efforce de marquer le rappel incessant de ce qui fait l’humain. Au sein du rêve d’absolu, le cauchemar est toujours tapi, prêt à ressurgir chaque que fois que l’oubli de la limite et des relations qu’elle entraîne se manifeste. En cela, la littérature de science-fiction se présente, en tant que savoir, comme une réminiscence de l’humain et de ses limites. Après avoir dans sa première période manifesté de manière récurrente la nécessité du sacrifice de l’individu au profit de l’espèce, jusqu’à la destruction des figures de l’autre, de l’inhumain, elle en vient à considérer que l’espèce humaine ne peut prendre sens que dans la reconnaissance de ce qui trace sa frontière, et ainsi la définit en la délimitant. Elle découvre alors que l’inhumain n’est pas un donné absolu, mais qu’il n’a pour limites que la relation qui le constitue. L’enfer n’est jamais un déjà-là, il est un risque incessant qui donne sens à la recherche de l’humain. La limite même de la tolérance, son échec, est qu’elle puisse devenir intolérante à son contraire alors qu’elle est l’art d’harmoniser les contraires sans les détruire. Cette capacité d’harmoniser les contraires sans les détruire associe la tolérance comme la science-fiction à l’ordre du mythe.
Ainsi, que l’on retienne 1818 comme date de naissance ou que l’on s’attache à celle de 1911 avec son catalogue de prédictions, tant en son œuvre fondatrice qu’en son évolution publique, la science-fiction épouse les caractéristiques fondamentales de la tolérance comme impossible idéal. Dans la préface qu’il rédigea pour le collectif Tolérance de la revue Autrement, Claude Sahel dresse la carte du « Fleuve tolérance » en dessinant les grandes provinces qu’il traverse. La première région qu’il décrit est celle qui devra « penser l’idée d’humanité ». Ce souci est celui de la science-fiction depuis son origine, que ce soit à travers des textes fondamentaux comme Frankenstein, L’Ève future, Le meilleur des mondes, 1984, mais aussi le Cycle d’Ender d’Orson Scott Card (sur lequel nous reviendrons), sans oublier par exemple les nouvelles d’Olivier Paquet : « Synesthésie » (Galaxies 18, 2000) et « Us » (Galaxies 28, 2003). La seconde région décrite concerne le relatif, pour ne pas confondre la tolérance avec un relativisme qui laisserait « l’individu en retrait de toute relation authentique à autrui ». Cette région, la littérature de science-fiction ne cesse de la parcourir : en explorant la diversité des possibles, elle décrit les multiples relations que l’individu peut avoir avec autrui ou encore avec la société. Ce souci de la relation entre les sujets s’étend en outre aux multiples sociétés avec une attention particulière à la « diversité culturelle », « au sens du dedans et du dehors », comme dans le cycle Les Seigneurs de l’instrumentalité de Cordwainer Smith, le volume Élévation de David Brin ou dans les textes de Gérard Klein : Les Seigneurs de la guerre (1971), Le Sceptre du hasard (1968), Le Gambit des étoiles (1958). Le thème de la relation à la diversité culturelle est un thème majeur de la littérature de science-fiction qui en explore toutes les possibilités, depuis la tension extrême liée à la destruction réciproque infiniment reportée jusqu’à la présence cachée ou encore l’absence même de cette présence tant attendue de l’absolument autre. Ce souci de la relation sans relativisme ne peut alors que favoriser la « communication des consciences » évitant l’intégrisme et permettant « un dialogue avec l’hérétique ».
Ce dernier point rejoint ainsi un élément central tant pour la science-fiction que pour la tolérance : l’indispensable médiation du logos. Il ne peut y avoir de tolérance sans émergence d’un discours qui accepte de se faire en commun, c’est-à-dire sans la mise en œuvre d’un dialogue. Les faits bruts, la facticité ou encore la chimère de l’objectivité dans sa massivité, sont extérieurs à toute considération de tolérance : un fait est un fait, il ne pourra intégrer la dimension de la tolérance qu’à travers la médiation du logos, du verbe qui en dévoilant son sens ou en lui donnant une signification relative, inscrira en son sein une intention présente ou une intentionnalité. Si la tolérance est le « dialogue des hérétiques », c’est qu’elle sépare le fait de la brutalité de son existence, pour l’inscrire dans la relation du discours. Il en va de même pour la fiction vis-à-vis de la science : par l’œuvre de l’imaginaire, elle dissout la brutalité de l’expérience pour l’inscrire dans l’humanité de la fiction ou pour dévoiler le projet humain ou inhumain lié à l’expérimentation dans son exigence épistémologique. La science-fiction inscrit l’absolu de l’expérience dans la sphère de la signification humaine ou morale, elle lui demande de passer du comment au pourquoi. Si le texte de science-fiction exige du lecteur une suspension volontaire de l’incrédulité, c’est pour lui permettre de manière réflexive d’interroger la crédulité attachée à la facticité dans sa présentation même et, plus encore, d’empêcher que l’expérimentation s’inscrive systématiquement dans le même réflexe, lui rappelant que son caractère de réalité constatable reste le fruit d’une production ou d’un protocole. L’exercice de l’esprit présenté par le récit de science-fiction rejaillit sur l’élaboration scientifique lui rappelant qu’elle reste, elle aussi, un exercice de l’esprit et que le réel se construit autant qu’il se constate. Cette construction n’est pas seulement le produit d’une théorie dont l’expérience n’est que la matérialisation sans image, elle demande à être imaginée, représentée. De la sorte, la science-fiction se trouve inscrite dans un entre-deux, placée entre le mythe (en raison de sa capacité à concilier les contraires) et la tragédie (dans le fait qu’elle arrive à les représenter sans pour autant les exclure). Elle est ainsi un rappel et une interrogation des valeurs et des normes qui sans cesse doivent pouvoir rendre raison de leur propre statut ou de leur image comme instances régulatrices de l’acte humain.

2) La science-fiction comme objet de tolérance
Cette dimension interrogative de l’imaginaire face à la revendication absolue ou d’absolu du réel a placé la littérature de science-fiction dans une position initiale où elle ne se présentait pas d’abord comme une exploration du tolérable, mais, en raison de sa dimension contestataire et de la distance qu’elle exige vis-à-vis des habitudes mentales, comme un objet de curiosité puis rapidement d’intolérance. Comme l’explique Orson Scott Card :
le processus mental accompli par le lecteur de science-fiction est des plus difficiles, car vous devez mettre de côté votre expérience, vos préjugés et votre éducation - assez près pour y avoir recours en cas de besoin, mais assez loin pour vous permettre d’habiter dans un autre monde qui n’a jamais existé.

Ce délaissement de soi au profit d’une ouverture radicale à l’autre demande à la fois une ascèse consentie des critères et des points de repères habituels, la suspension volontaire de l’incrédulité, tout en maintenant une vigilance extrême pour assurer la cohérence de l’analogie ainsi constituée. Ce délaissement de soi est en fait un exercice qui situe l’écriture de la science-fiction dans le champ d’une phénoménologie de l’altérité, où l’épochè phénoménologique est ici remplacée par la suspension d’incrédulité permettant l’exploration de ce qui pourrait constituer l’horizon propre de l’autre.
De la sorte, introduisant une suite de ruptures qui exigent du lecteur un dessaisissement de soi, la science-fiction produit une expérience de l’intolérable et suscite une réaction courante d’intolérance. D’une part, quand, sous la forme du « roman d’hypothèse », elle emboîte le pas aux découvertes scientifiques et aux modèles théoriques qui ébranlent notre perception immédiate du réel, ouvrant ainsi la porte à la production d’images nouvelles. D’autre part, quand, en partie dégrisée de cette première ivresse spéculative, elle opère un mouvement réflexif sur la constitution de ces théories. Elle critique l’expérience ou l’expérimentation qui remet en cause la réalité immédiate de notre perception. Ainsi, aux images issues d’une nouvelle théorisation du réel succède une critique qui se traduit pas une redécouverte de l’intolérable dont les récits mythiques avaient déjà dessiné les rivages. Cependant cette phase négative n’est pas un retour au réel antérieur, à celui d’une perception première à jamais abolie, elle exige un dépassement, une reconquête qui ne peut se réaliser que par une inversion de la situation temporelle du mythe. Le récit de science-fiction ne décrit plus alors l’intolérable originel qui justifie ou pervertit la construction sociale, la nature des relations humaines, mais il expose un intolérable projectif ou plus exactement, il trace les linéaments de ce que l’on pourrait nommer une apocalypse de l’idéal inscrit au sein de la théorie scientifique, c’est-à-dire une réalisation qui n’est en fait qu’une destruction. Autrement dit, en explorant les possibles, non pas ceux que l’on considère souvent comme antérieurs au réel, mais ceux qui constituent la trame même du réel et du temps et qui décrivent le réel comme un avenir incertain, la science-fiction ne cesse de réaffirmer l’impossibilité de la réalisation de l’idéal. Elle s’inscrit alors dans une double fascination. D’une part, celle de l’oracle qui interdit de manger du fruit totalitaire ou totalisant ; d’autre part, ce que l’on pourrait appeler la fascination d’Adam qui ne cesse de tendre la main vers ses phantasmes afin de les stabiliser, afin que ce qui toujours apparaît comme autre soit enfin du même.
C’est pourquoi tout récit de science-fiction jusqu’à une époque récente a suscité une réaction d’intolérance. Durant la période qui vit l’espoir s’inscrire au sein de la science, il détruit la perception première d’un réel stable, exigeant du lecteur non seulement l’effort décrit par Orson Scott Card à l’orée de sa lecture, mais à terme une désappropriation du réel. L’homme moderne est un homme perdu dans le monde qu’il vient de conquérir, il se cherche de nouvelles origines ou se projette absolument dans l’avenir. Puis durant la période de désenchantement, sa critique de la science, des techniques, que ce soit pour elle-même ou encore pour l’usage social qui peut en être fait, lui donne alors le rôle d’un continuel Cassandre, position difficilement tolérable. Enfin dans la prise de conscience que tout idéal ne reste idéal que comme régulateur et que sa réalité est une impossibilité, les récits de science-fiction se présentent comme une appropriation renouvelée de ce qui fait l’identité de l’humain. Tout ceci permet donc de comprendre que la science-fiction n’accéda que tardivement à une certaine reconnaissance.
Comme l’écrit Roger Bozetto :
En fait la science-fiction, curieusement, n’accédera au statut culturel qu’en 1965, avec la création d’une collection de prestige : « Le Club du Livre d’Anticipation » (CLA). J’en veux pour preuve l’émerveillement de P.K. Dick à Metz, lorsqu’il a vu ses œuvres publiées dans cette collection : il s’est soudain (il le dit) senti reconnu. Il passait, dans le regard d’autrui, du statut de pisse-copie à celui d’écrivain.

Ce dont Orson Scott Card ne semble pas entièrement certain : « La science-fiction est depuis longtemps la victime d’une histoire critique dont le but est de la détruire en tant que communauté. Son but est d’affirmer que notre littérature n’est pas seulement mauvaise mais qu’elle est la pire de toute ».
Enfin Gérard Klein, qui a vigoureusement lutté contre les divers procès en dissolution qui furent intenté à ce genre, y voit avec raison une littérature emblématique d’un siècle ravageur :
C’est d’abord, dans sa forme moderne qui a un peu plus d’un siècle, une littérature récente dont l’évolution thématique et stylistique a été prodigieusement rapide. Même si son histoire reste largement à écrire, nous en savons désormais assez, à travers de nombreux ouvrages de référence, pour oser affirmer qu’il s’agit d’une littérature typique du vingtième siècle, étudiable in statu nascendi, porteuse d’une imaginaire original irréductible à des catégories antérieures, la seule qui soit à la fois le produit et le témoin des extraordinaires transcience-fictionormations notamment d’origine scientifique et technologique qui ont marqué ce siècle ravageur.

Si la tolérance est une valeur de la science-fiction, si très lentement, elle fut littérairement tolérée, il est temps d’en venir à son rapport propre au tolérable à travers quelques exemples.

3) La question du tolérable
a) Asimov, le complexe de Frankenstein et les limites du tolérable : la transgression comme définition de l’humain

Isaac Asimov, même s’il n’est pas le premier à conter des histoires de robots, est celui qui en présente le mieux l’importance et qui articule avec le plus de savoir faire et de bonheur les différents thèmes que cette image véhicule. Il propose de manière volontaire des robots humanoïdes dont la figure humaine entraîne chez les terriens un rejet qu’il dénomme le complexe de Frankenstein et dont il s’efforce de limiter les effets par l’introduction des trois lois de la robotique. Par contre, les spaciens, descendants des humains nés sur d’autres planètes, utilisent couramment les robots, les considèrent comme des instruments ou encore des « objets de compagnie ». Les questions qui nous retiendront ici (dans le Cycle des robots d’Isaac Asimov) concernent, d’une part, leur évolution vers une conscience de plus en plus affirmée d’eux-mêmes, les conduisant à la découverte de la loi Zéro de la robotique, et, d’autre part, le rôle joué par certains d’entre eux, comme Giskard et Daneel Olivaw, ce dernier devenant le gardien de l’humanité. Cette situation qui termine le Cycle des robots permet de faire le lien avec le cycle de Fondation et Empire unifiant ainsi une partie non négligeable des œuvres de science-fiction d’Isaac Asimov.
Le robot se présente comme un individu parfait, sans défaut, doué d’une longévité presque absolue. Cette conception du robot, maintenu sous sa forme humanoïde, pose le problème du double, non au sens individuel comme clone, mais au sens de l’espèce. En effet, si le robot apparaît d’abord comme un objet, il prend de plus en plus la place d’un autre moi-même. Sur ce sujet, l’évolution des relations entre Elijah Baley et Danneel Olivaw en est le témoignage. De rapports marqués par la concurrence et l’opposition dans les romans Les cavernes d’Acier et Face aux feux du soleil, ils passent à des relations de respect pour terminer sur une franche et bonne amitié (Les robots de l’Aube, Les Robots et l’Empire). Ces divers moments sont en quelque sorte les traces de la prise de conscience par tout homme que celui qui se situe en face de lui est un alter ego.
Pourquoi Isaac Asimov tient-il tant à une forme humaine pour ses robots ? Sur ce sujet, Gérard Klein fait tout simplement remarquer que la forme humaine serait pour un robot sans doute la moins performante, car cette forme est chez l’homme le fruit d’une évolution biologique adaptée à un type de vie dans la nature, alors que l’activité du robot est mécanique, industrielle et n’exige aucunement la forme humaine. Il en déduit que cette forme relève plus du phantasme que de la nécessité. Isaac Asimov, cependant, justifie sa position en mettant en avant des raisons économiques. Mais il y a aussi autre chose. Dans Les cavernes d’acier, il place cette argumentation dans la bouche d’un spécialiste des robots, le Dr. Gerrigel :
- C’est le point de vue économique qui a prévalu et a inspiré les décisions. (…) Supposez que vous ayez à exploiter une ferme : auriez-vous envie d’acheter un tracteur à cerveau positronique, une herse, une moissonneuse, un semoir, une machine à traire, une automobile, etc., tous ces engins étant également dotés d’un cerveau positronique ? Ou bien ne préféreriez-vous pas avoir du matériel sans cerveau, et le faire manœuvrer par un seul robot positronique ? Je dois vous prévenir que la seconde solution représente une dépense cinquante ou cent fois moins grande que la première.
- Bon mais pourquoi donner au robot une forme humaine ?
- Parce que la forme humaine est, dans toute la nature, celle qui donne le meilleur rendement. Nous ne sommes pas des animaux spécialisés, monsieur Baley, sauf au point de vue de notre système nerveux, et dans quelques autres domaines. Si vous désirez construire un être mécanique, capable d’accomplir un très grand nombre de mouvements, de gestes et d’actes, sans se tromper, vous ne pouvez mieux faire qu’imiter la forme humaine. Ainsi, par exemple, une automobile est construite de manière que ses organes de contrôle puissent être saisis et manipulés aisément par des pieds et des mains d’homme, d’une certaine dimension et d’une certaine forme : ces pieds et ces mains sont fixés au corps par des membres d’une longueur déterminée et par des articulations bien définies. Les objets, même les plus simples, comme les chaises, les tables, les couteaux, ou les fourchettes, ont été conçus en fonction des dimensions humaines et pour être maniés le plus facilement possible par l’homme. Il s’ensuit que l’on trouve plus pratique de donner aux robots une forme humaine que de réformer radicalement des principes selon lesquels nos objets usuels ont été créés.

La forme même du robot relève donc d’un rapport marqué par l’utilité et le réalisme, pour répondre cependant à une autre demande, qui serait, elle, mythique : avoir un double de l’homme ou encore un être à l’image de l’homme. Cette attitude revient d’une part à rejouer l’activité créatrice divine telle qu’elle est décrite dans la Bible, et d’autre part à créer un homme parfait qui ne soit plus marqué par les limites naturelles. Il y aurait alors dans ce cas la trace d’une double transgression. Premièrement, celle qui consiste à prendre la place de la divinité, ce qu’Asimov refusait dans la présentation qu’il fait de ses trois lois :
La différence avec les histoires de robots écrites jusque-là consistait en une seule résolution : ne pas faire de mes robots des symboles. Ils ne devaient pas être les symboles de l’écrasante arrogance de l’humanité. Ils ne devaient pas offrir l’exemple d’ambitions humaines empiétant sur le domaine du Tout-Puissant. Ils ne devaient pas former une nouvelle tour de Babel méritant d’être châtiée par la destruction. Mais il n’était pas question non plus que les robots jouent le rôle de symboles de groupes minoritaires. Ils ne devaient pas être de pitoyables créatures persécutées qui me permettraient de faire des déclarations ésopiennes sur les Juifs, les Noirs et autres peuples maltraités. (…) Dans ce cas, qu’ai-je voulu faire de mes robots ? J’en ai fait des machines-outils. J’en ai fait des instruments. J’en ai fait des appareils destinés à servir des buts humains.

Venons-en à la seconde transgression qui consiste à dépasser les limites humaines, que l’on prenne ces limites comme des réalités de fait ou qu’on les considère comme des réalités de droit, c’est-à-dire liées à la reconnaissance d’une nature humaine immuable. Cette seconde forme de transgression s’apparenterait à la première car si les limites de la nature humaine sont de droit, elles sont données soit par une divinité, soit par la Nature considérée comme une forme transcendante, ce qui est une autre manière de parler de la divinité sans sa dimension personnelle. La forme de transgression, qui est liée à la prise en compte des limites de fait, présente l’homme comme n’étant pas défini de manière universelle, mais davantage comme un projet, comme une réalité qui peut se donner à elle-même sa propre essence et sa propre définition. Cette double transgression est, dans les deux cas, liée à la question de la forme ou, pour le dire autrement, à l’imposition d’une définition ou d’une essence.
Dans la première transgression, celle qui consiste à prendre la place de la divinité et qu’Isaac Asimov refusait, il s’agit d’imposer une forme à la matière. En façonnant à partir du métal un être qui est à l’image de l’homme sans être complètement un homme, l’ingénieur rejoue à son niveau l’activité créatrice et impose une forme à ce qui n’en n’a pas. Si le projet s’arrête à en faire une machine, il n’y a pas alors transgression. En effet, la machine s’inscrit dans une utilisation des lois de la nature (c’est une activité simplement transcience-fictionormatrice), mais si le projet aboutit à considérer cette machine comme égale à l’homme ou comme accédant à un statut identique à l’homme, on assiste alors à une véritable activité créatrice et non seulement à une activité transcience-fictionormatrice.
C’est pour éviter ce fait qu’Isaac Asimov prend en compte le complexe de Frankenstein, manifestation d’une résistance de l’homme face à cette transgression, et accepte l’interdiction des robots sur la Terre, alors qu’ils sont autorisés dans les autres mondes et utilisés pour travailler dans des environnements qui ne sont pas humains. Cependant, il tourne la difficulté en inscrivant cette transcience-fictionormation à l’intérieur même des trois lois de la robotique. Ce n’est pas l’homme qui opère ce dépassement, mais c’est le robot qui, à partir de sa propre constitution, met en œuvre un désir (une évolution nécessaire) qui va le faire accéder à un statut semblable à celui de l’homme. Dès lors, la rationalité des trois lois acquiert une dimension spéciale.
Soit ces trois lois sont immuables et définissent la nature du robot sans possibilité de changement – c’est ce qui se passe en l’absence de fréquentation habituelle des humains –, soit ces trois lois ne sont pas immuables et ouvrent la possibilité d’une évolution qui serait due à la fréquentation assidue de l’homme par quelques robots. En quelque sorte, le robot ne peut évoluer que dans la mesure où il fréquente les hommes et c’est en miroir ou en réponse à l’activité humaine qu’il réalise sa propre évolution. C’est donc encore un fois l’homme qui inscrit dans le robot sa propre forme, non de manière autoritaire (les trois lois sont normalement indépassables si elles sont laissées à elles-mêmes), mais de manière relationnelle dans la fréquentation même de l’humain, par décalque ou par imitation. Le robot devient alors une image et un double de l’homme non seulement dans sa dimension extérieure, mais dans sa dimension intérieure. Ce passage se fait par la prise en compte de la temporalité. En quelque sorte, l’humain introduit dans l’immuabilité des trois lois une dimension temporelle qui fera passer le robot d’une activité qui est une suite d’instants séparés à une activité qui sera conçue petit à petit comme durée. Ce passage se retrouve dans la parabole de la tapisserie qu’Elijah Baley conte à Daneel pour lui éviter de se détruire (en se désactivant) devant la souffrance ultime que la mort peut être pour un humain. Il lui demande de ne pas considérer chaque point de la tapisserie, mais son ensemble, et de passer d’un rapport d’individu à individu, à un rapport de cet homme-ci à l’humanité. Tout ceci revient à faire de la transgression par les robots des trois lois immuables un double de l’activité humaine, par un accès à l’universel, puisque c’est en fréquentant les humains que cette transgression est rendue possible et se réalise. Le robot se présente alors comme un double de l’homme d’une manière redondante, dans sa forme extérieure, dans la mise en œuvre de la rationalité des trois lois et dans le rejet même de la transgression de ces trois lois. De la sorte, la forme humaine a bien été inscrite dans le robot. Ce qu’Asimov refusait de prime abord, il y aboutit de toute façon, ne serait-ce que dans la logique même qui détermine les lois de fonctionnement des robots.
Si nous prenons maintenant en compte la seconde forme de transgression, celle qui consiste à dépasser les limites de fait de l’homme, on aboutira encore à la question de la forme, mais cette fois d’une forme humaine idéalisée, débarrassée de sa matérialité. Nous avons déjà vu que ce qui fait la supériorité du robot, c’est la fermeté et la stabilité de sa constitution : le robot est caractérisé par sa puissance et sa rapidité physique ou plutôt mécanique, son infatigabilité, sa longévité, sa capacité à stocker de l’information et à la traiter lui-même, la logique de ses réflexions, son insensibilité qui entraîne aucun trouble dans le raisonnement et dans le comportement, son absence d’agressivité, même durant un conflit. De la sorte, le robot se manifeste comme étant un homme idéal ou un individu dont la forme humaine est idéalisée. Cette idéalisation passe par une transcience-fictionormation des limites humaines liées à la corporéité ou à la matérialité : les insuffisances physiques et les limites dans le stockage de l’information. Par contre, ce qui fait la spécificité humaine, la rationalité, cette dimension n’est pas changée. Ainsi, dans ce second cas, le robot réalise un renversement de son statut d’image de l’homme. D’image considérée comme une copie, il devient une image idéale, c’est-à-dire une image sublimée : une forme parfaite de ce que l’humanité pourrait être si elle suivait parfaitement la rationalité qui la caractérise et si elle était débarrassée de son envahissante sensibilité et affectivité. Le dialogue des robots George Neuf et George Dix à la fin de la nouvelle Pour que tu t’y intéresses est sur ce point révélateur.
- ‘Tu es un être humain, George Dix, et bien supérieur aux autres’.
- ‘C’est ce que je pense de toi’, dit George Dix. ‘Grâce au critère de jugement que nous possédons, nous nous considérons comme des êtres humains dans toute l’acception des Trois Lois, et qui plus est, des êtres humains supérieurs aux autres’.
George Neuf murmura : ‘Que va-t-il se passer alors, quand les autres nous accepterons ?’
George Dix répondit : ‘Quand nous serons acceptés, ainsi que les autres robots, qui seront conçus encore plus perfectionnés que nous, nous consacrerons notre temps à essayer de former une société dans laquelle les êtres-humains-de-notre-sorte soient avant les autres protégés du malheur. Selon les Trois Lois, les êtres-humains-de-leur-sorte sont d’un intérêt inférieur et on ne doit jamais leur obéir ni les protéger quand cela s’oppose à la nécessité de l’obéissance à ceux-de-notre-sorte et de la protection de ceux-de-notre-sorte. C’est à cause de cette idée que j’ai déclenché la robotisation du milieu écologique mondial’.
La conversation dura un mois car le courant des circuits positroniques était faible. Tout était dit maintenant, mais de temps en temps une pensée inexprimée naissait en eux tandis qu’ils attendaient, avec une patience infinie, que les années nécessaires soient passées.

De la sorte, l’altérité du robot par rapport à l’humain se présente d’une double manière. Il possède une altérité qui le situe en deçà de l’humain, comme être de métal qui est en fait une matière transcience-fictionormée ou de l’inerte dans lequel l’homme inscrit son image (la rationalité/le positronique), et en cela il représente un rejet des récits bibliques qui, par leur dimension mythique, possèdent un statut de récit fondateur. Mais le robot possède aussi une dimension d’altérité qui le situe au-delà de ce qui fait l’humain, dans la mesure où il est débarrassé de toutes ses limites. Il apparaît alors comme un modèle ou comme un humain parfait. C’est en quelque sorte non pas un humain éternel, puisqu’il a une origine et peut avoir une fin, mais un être qui incarne ce qui fait l’immuabilité et la stabilité de la forme intelligible, un humain qui est la personnification de l’humanité et qui ainsi peut veiller sur elle. C’est ici le rôle du robot Daneel Olivaw que l’on retrouve comme gardien de l’humanité à la fin du cycle de Fondation et dont le rôle apparaît déjà fixé à la fin du roman Les robots et l’Empire.
Cette double altérité du robot – d’une part en deçà de l’humain comme réceptacle de l’image de l’humain et d’autre part au-delà en tant qu’humanité accomplie – le fait participer de plain pied à ce qui fait l’une des caractéristiques du récit mythique : la coïncidentia oppositorum. Le robot unifie en lui les contraires de l’en deçà et de l’au-delà. Il franchit donc deux fois les limites du tolérable et dessine de la sorte la figure de l’humanité : ne pas être esclave de ses propres productions humaines et ne pas limiter sa propre évolution à la satiscience-fictionaction de tout ce qui limite l’homme, marquant ainsi le fait que l’homme dépasse l’homme. L’imprévisibilité du projet humain définit donc mieux l’homme que la simple affirmation d’être un animal raisonnable. De la sorte, avec cette dimension d’imprévisibilité ou d’intuition nous revenons à cet impossible idéal qui marque à la fois la tolérance et la nature humaine, puisque, s’il faut en croire Voltaire, la tolérance est l’apanage de l’humanité.
De la sorte, on assiste avec le robot à un déplacement de ce qui fait la spécificité humaine : ce n’est plus seulement la possession de la rationalité, puisque le robot la possède aussi et d’une manière bien supérieure à l’homme ; c’est plutôt l’intuition de la liberté et en quelque sorte son épreuve/expérience qui lui permet de se construire comme homme. La possession de la liberté, c’est non seulement la possibilité de choisir et d’équilibrer les conditionnements qui accompagnent le choix, mais bien plus encore la possibilité de se choisir, c’est-à-dire de se déterminer soi-même comme un projet autonome. Cependant, la question de la liberté est complexe et pour se faire jour elle doit, elle aussi, passer par la prise en compte des conditionnements et des déterminations qui permettent son émergence. Les conditionnements ne sont pas seulement extérieurs, ils peuvent aussi se situer au centre du projet de l’homme sur lui-même, car si l’homme réalise sa liberté comme projet, quelle sera la teneur de ce projet ? La maîtrise et la possession de la nature, l’émergence d’une fusion de tous les êtres (Gaia) en une unité sans distinction ou sans personnalité autonome ou bien l’individualisme poussé à son extrême (Solaria) ? Il y a là autant de possibilités, autant d’exemples du tolérable pour l’homme qu’Isaac Asimov va explorer de manière fugace ou plus ou moins appuyée dans l’autre versant de son œuvre : le cycle de Fondation et Empire.

b) Orson Scott Card, La stratégie Ender et l’expérience de l’intolérable comme lieu d’émergence de la tolérance

Si le Cycle des robots d’Isaac Asimov permet, entre autres, une réflexion sur certaines dimensions du tolérable dans la définition de l’humain, le premier volume du Cycle d’Ender d’Orson Scott Card permet une réflexion sur la nature de la tolérance à travers une traversée de l’intolérable. La tolérance n’est pas une vertu, elle n’est pas une force naturelle à l’homme. Elle est le fruit d’un travail de l’homme sur lui-même, une réflexion issue de la confrontation sociale qui demande réflexion et capacité de dépasser et d’intégrer la « souffrance de l’autre », c’est-à-dire celle qui est vécue par l’autre et celle qui est occasionnée par l’autre. En quelque sorte, elle est la limite et en même temps la jonction qui articule en l’homme la relation de l’autre au même, soit dans la découverte de l’autre comme alter-ego, soit dans la perception de la dimension d’alter ego qui constitue toute prise de conscience humaine. La stratégie Ender d’Orson Scott Card est une tragédie au sens littéral du terme. Elle présente une accumulation de violences faites à l’innocence, de faits intolérables exigés par la nécessité d’avoir à sauver l’humanité. Ces faits apparaissent comme l’expression d’un destin à la fois subi tout en étant accepté, caractère qui se retrouve au cœur de la tragédie quand elle s’efforce d’envisager l’émergence de la volonté et la mise en œuvre du choix. Sans vouloir déflorer le plaisir de la lecture, quelques éléments doivent cependant être exposés. L’espèce humaine se trouve confrontée à la possibilité d’une troisième invasion par une espèce extraterrestre, les doryphores, avec laquelle il semble impossible de pouvoir communiquer. Les deux premiers contacts ayant été particulièrement violents, les nations terrestres, par l’intermédiaire de la Flotte Internationale, s’efforcent de sélectionner parmi les enfants les plus doués celui qui deviendra LE futur stratège, autrement dit l’homme providentiel. Alors que la loi n’autorise la naissance que de deux enfants par couple, Ender est un troisième, accepté pour ses capacités génétiques et intellectuelles. Son frère Peter, qui est tout aussi doué, n’a pas été sélectionné en raison de sa violence, de son agressivité naturelle, de son appétit de pouvoir qu’il ne maîtrise pas. Sa sœur Valentine n’a pas été retenue à cause de sa sentimentalité et de son empathie naturelle. Ender reste donc coincé entre l’agressivité de son frère et l’affection de sa sœur, il se présente comme un enfant sensible, doutant singulièrement de lui mais capable de se défendre sans subir le pouvoir d’autrui. Il semble d’une patience et d’une ténacité inépuisables. Alors qu’il n’a pas encore l’âge de raison (6 ans) il reçoit une formation à l’école de guerre, qui ne prépare que des enfants et des adolescents, pour devenir le stratège providentiel, ce pour quoi sa naissance fut autorisée. Le but de la formation, tel qu’explicitement affirmé par les dirigeants de l’école, est de pousser Ender, ainsi que les autres enfants dont il deviendra le commandant suprême, à la limite de leurs possibilités. Cette formation va alors se présenter sous une double forme. Ender développera la capacité d’être à la fois le même et l’autre avec une radicalité extrême, et en lui coïncideront les contraires : d’une part, l’exaltation des valeurs humaines fondamentales, d’autre part, la négation même de ces valeurs, ce dont le lecteur ne prend conscience qu’à la fin du volume : alors que les enfants croyaient jouer, ils menaient une véritable guerre.
Ces éléments présentés, il est désormais possible de préciser ce qui fait de La stratégie Ender une véritable tragédie de la tolérance, une initiation permettant de réaliser ultérieurement un impossible idéal, une valeur ambiguë qui, pour exister, doit tolérer son contraire, une valeur mythique jusqu’en sa structure même. L’éducation reçue à l’École de Guerre puis à l’École de Commandement met en œuvre des vertus et des qualités humaines fondamentales : le courage, l’endurance, la ténacité, l’intelligence des situations, la vivacité dans la prise de décision, le sens du moment opportun et même celui du panache. Elle met aussi en évidence des qualités sociales : la capacité à épargner ses propres troupes, la capacité du chef à savoir unifier autour de lui ses subordonnés tout en leur restant distant, l’acceptation de la solitude et la conscience qu’elle est nécessaire, la capacité à s’adapter à des règles injustes, à supporter l’infériorité et à faire triompher l’élément faible face à l’élément fort, le fait de n’avoir à compter que sur soi sans attendre d’aide d’une réalité supérieure (comme le sont les adultes et les professeurs pour les enfants). Tous ces éléments font d’Ender un personnage héroïque capable de se défendre avec intelligence et loyauté même quand il est attaqué par plus fort que lui. Seul un élément troublant persiste. Chaque fois, sa victoire est absolue, parfaite, sans une ombre. Ce fait pourrait encore apparaître comme positif : Ender aime le travail bien fait, mais il est aussi inquiétant dans la mesure où il dénote dans la perfection même de ce qui est accompli un caractère qui excède l’humain. Ender est trop parfait, trop intelligent, tout en étant inquiet et en doutant sans cesse de lui, ce sentiment d’inaccomplissement pouvant le pousser à réaliser de l’inhumain. Il semble que les responsables des écoles qu’il a fréquentées aient perçu cette possibilité. Ainsi, le système dans lequel ses qualités se développent est en fait une machine à fabriquer de l’inhumain. Inscrites dans le mensonge, dans le virtuel, dans la manipulation qu’Ender pressent, mais dont il ne saisit pas l’ampleur, toutes ces qualités produisent alors chez lui une culpabilité infinie, un sentiment de trahison qu’il ne rejette pas sur les adultes, mais dont il saisit tout le tragique : il était né pour cela, il accepta d’être cela. C’est sa capacité même à compatir, élément le plus humain en l’homme, qui en fait un tueur parfait. Pour détruire absolument l’autre, il faut en effet savoir s’identifier totalement à l’autre et cet acte d’empathie, cette vertu presque divine, fut pour lui un accomplissement de l’inhumain pour sauver l’espèce humaine.
Ainsi, cette éducation qui en fait cumule l’expérience des contraires, rend Ender capable de s’identifier avec l’ennemi à abattre, ennemi qui se présente comme inhumain (non humain) jusque dans son organisation sociale. La prise de conscience du caractère inhumain de sa formation le prépare aussi à comprendre l’identité de ceux qu’il doit détruire, et, en quelque sorte, à s’identifier à eux. Les qualités humaines qu’Ender doit développer en tant qu’individu sont systématiquement perverties par le système dans lequel elles vont se développer et la responsabilité de cette perversion ne doit pas lui incomber comme le lui expliquent deux des ces principaux formateurs, le colonel Graff, directeur de l’École de guerre, et Mazer Rackham, qui est celui qui repoussa la seconde invasion :
Nous t’avons trompé, naturellement. C’est la clé, reconnut Graff. Il fallait que ce soit une ruse, sinon tu n’aurais pas pu le faire. C’est notre dilemme. Il nous fallait un commandant tellement sensible qu’il réfléchirait comme les doryphores, les comprendrait et les devancerait. Une compassion telle qu’il pourrait gagner l’amour de ses subordonnés et travailler avec eux comme une machine parfaite, aussi parfaite que celle des doryphores. Mais un individu possédant une telle compassion ne pouvait pas être le tueur dont nous avions besoin. Ne pouvait pas se lancer dans des batailles avec la volonté de vaincre à tout prix. Si tu avais su, tu n’aurais pas pu. Si tu avais été capable de le faire en sachant, tu n’aurais pas pu comprendre correctement les doryphores.
Et il fallait que ce soit un enfant, Ender, précisa Mazer. Tu étais plus rapide que moi, meilleur que moi. J’étais trop vieux et trop prudent. Tout individu honnête, connaissant la guerre, ne peut pas entrer de tout son cœur dans une bataille. Mais tu ne savais pas, nous avons veillé à ce que tu ne saches pas. Tu étais téméraire, brillant et jeune. C’était pour cela que tu étais venu au monde.

À la fin du volume, Ender devient un Héros au sens mythique du terme, il devient même un véritable mythe, mais il est en même temps un monstre qui ne peut revenir sur Terre et qui, acceptant par affection pour sa sœur de devenir le gouverneur d’une nouvelle colonie, se transcience-fictionorme en fondateur. Mais ce qu’il veut créer, c’est une civilisation qui intégrera une tolérance absolue de ceux qui sont radicalement autres et qui présentent même un danger pour l’espèce humaine : les Doryphores, êtres qui s’apparentent aux insectes sociaux et dont une seule reine a survécu, et les Piggies (pequeniños), semblables à des cochons qui vivent en symbiose avec les arbres mais qui transmettent à l’homme un virus mortel et inassimilable, la descolada. La suite du cycle racontera les travaux d’Ender et sa lutte, avec sa sœur, pour que ces « autres extrêmes et mortels » soient tolérés, voire intégrés dans la radicalité de leur altérité, et pour qu’ils ne soient pas détruits. Il accomplira en quelque sorte le rachat de sa faute initiale et sa rédemption ainsi que celle de l’humain en lui, apprenant à ses semblables les véritables vertus propres à l’intégration en soi et dans le tissu familial puis social du même et de l’autre. Comme l’écrit Humberto Giannini :
Ni la justification, ni la tolérance n’arrivent au monde civil soutenues par les raisons coercitives de la logique (qui parle de ce qui est de façon universelle) ou par celle de l’éthique (qui parle de ce qui doit être de façon universelle). Justification et tolérance arrivent grâce à la vertu ‘trans-active’ d’un fait ou d’une proposition qui adviennent d’en dehors du système et qui poussent ce système à se transcience-fictionormer intérieurement, à changer réellement sa façon d’être.

La tolérance apparaît comme l’un des points fondamentaux et fondateurs de l’humanisme, mais peut-elle se permettre de négliger ce qui trace ses propres frontières. Comme l’écrivait Gérard Klein en réponse aux critiques de Arthur Koestler :
La critique la plus dure et sans doute la mieux fondée que porte M. Koestler à l’encontre de la science-fiction est qu’elle n’apporte rien de nouveau ni dans le domaine de l’humain ni dans celui du ‘différent’. Sans doute l’imagination a-t-elle ses limites. Sans doute notre impuissance à comprendre l’homme d’aujourd’hui, et plus encore celui d’hier et celui de l’autre côté du fleuve, est-elle si grande que nous pouvons désespérer de parvenir à construire synthétiquement un être différent : l’homme de demain. C’est là le point de vue d’un humaniste ; il est irréprochable. Mais la science a ouvert à la poésie, à l’intelligence et à la métaphysique d’autres voies que celles de l’homme. Elles rejoignent à coup sûr la connaissance de l’homme, mais par de si grands détours qu’elles mènent à des facettes de l’homme jusque-là ignorées. L’humaniste peut-il alors négliger la connaissance de ce qui n’est pas humain ?

Qu’il soit transcendance, expression mythique d’un illud tempus ou d’un impossible accomplissement d’idéaux régulateurs, comme c’est le cas dans la littérature de science-fiction, « ce qui n’est pas humain » trace ainsi les frontières de l’humanisme, et la tolérance, dans son ambiguïté, se doit de lutter sans cesse pour que cet autre inassimilable à une raison puisse réaliser son identité. Il y a là un donné, un élément indéfinissable, mais per se nota, qui, en limitant l’homme, permet de le définir.


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TROISIÈME PARTIE


ENJEUX DE LA TOLÉRANCE



Petar Goranov
Université de Sofia

La tolérance comme dépassement du caractère :
un point de vue éthique

Enfin, mon cher, je suis un animal amphibie; j’aime tout,
je m’amuse de tout, je veux réunir tous les genres… 


L’histoire des mœurs nous révèle qu’à partir du bas Moyen Âge et de la Renaissance jusqu’au XIXe siècle, le terme de tolérance, en plus de ses autres emplois, désignait en France, avec une certaine délicatesse, le lieu du vice, de l’usage public du désir aux fins de la diversité. Il s’agit des fameuses « maisons de tolérance » qui essayaient, selon une vieille tradition, de maîtriser les mœurs sexuelles et de discipliner la prostitution : un processus qui va de la liberté de l’hétaïre à l’organisation d’un lieu de plaisir. Comme toute technique visant à faire régner la discipline, celle des maisons de tolérance ne s’écarte pas du modèle suivant : ramener systématiquement la pluralité tordue des caractères et des pratiques dans le droit chemin de la morale. D’après Iwan Bloch, la typologie historique des mœurs sexuelles montre d’une façon convaincante qu’« en Occident prédominait la prostitution cantonnée dans des lieux spécialement prévus, alors qu’en Orient florissait la prostitution libre. Le phénomène typique de l’Occident est la maison close, alors que celui de l’Orient, c’est l’hétaïrisme ».
Nous évoquons ce fait car il est lié à une étape initiale de la transformation de l’idée et du sens de la tolérance, comprise comme un laisser-faire patient et une attitude indulgente, en un discours presque normatif. L’augmentation rapide du nombre des règlements concernant l’activité des maisons closes dans plusieurs villes, telles Nuremberg, Strasbourg, Munich, Nîmes, Avignon, Ulm, etc., constitue le cadre de ce mouvement ou, plus exactement, de ce changement historique du négatif en épreuve positive : il y a eu un passage d’un état négatif, où l’on supportait tout simplement les désirs et l’infrastructure du vice destinée à les servir, à une institutionnalisation de la patience. Parmi les interdictions formelles – qui sont d’ailleurs les pièces maîtresses du squelette massif de toute majesté (au sens du mot latin gravitas, le bien qui pèse lourd, la dignité qui pèse très lourd dans les actes composant une conduite) –, certaines se distinguent par leur remarquable persistance à travers les âges. Citons par exemple le contrôle rigoureux de l’accès aux personnes mariées, prostituées et clients, l’entrée interdite aux ecclésiastiques, aux non chrétiens et aux enfants… En outre, par le bais du règlement d’Ulm par exemple, nous pouvons conclure indirectement à l’existence d’une sorte d’éthique du soin qui était écrite en marge et qui résultait des mesures d’hygiène méthodiquement imposées aux mauvaises habitudes. Voici ce qu’on lit sur les pages dudit règlement :
À midi, le tenancier donne un repas à chaque femme de la maison. (…) Si le repas contient de la viande, alors elle a droit à deux plats : une soupe et un morceau de viande aux carottes ou au chou. (…) Pendant les périodes de jeûne, le Carême par exemple, chacune reçoit pour déjeuner une portion de hareng avec deux accompagnements. (…) Si une femme n’a pas envie de déjeuner, le tenancier lui donne quelque chose d’autre au même prix que la nourriture. De plus, il doit lui acheter du vin, autant qu’elle veut, avec son argent à elle. Si une femme tombe enceinte, le tenancier la renvoie de la maison.

Dans sa célèbre Histoire de la sexualité mais surtout dans le commentaire détaillé De la généalogie de l’éthique qui s’y rapporte, Michel Foucault, en décrivant les techniques et régimes alimentaires commandés par le souci de soi dans l’Antiquité gréco-romaine, distingue de manière stricte, dans ce qu’il nomme l’histoire de la morale, les conduites et les prescriptions ou, en d’autres termes, les actes et les codes moraux. La tension qui se crée autour de l’acte et du code constitue le programme latent de l’éthique. Entre le réalisme quotidien de la conduite d’une part, et de l’autre le maximalisme moral du devoir, entre l’acte et la norme du bien, dont le garde fidèle est l’idéologie du code, il peut y avoir plusieurs pas. Des pas d’hésitation, de repli, d’admission et de patience permissive… du moi et du nous vers lui et eux, du droit chemin vers des sentiers sinueux, de la fortune vers le gaspillage, du mouvement normal vers le comportement déviant. L’idéologie qui se cache derrière cette hésitation s’appelle la tolérance. L’affirmation qui nous servira non seulement de point de départ, mais aussi de point final, est que la tolérance représente un droit de veto que l’éthique du caractère oppose à la résolution prise par la volonté de s’attacher durablement à la morale. La tolérance remet à un moment ultérieur les actions de consolidation de l’identité dans un milieu culturel qui se caractérise par un nombre relativement élevé d’échanges. Le fort coefficient de convertibilité de produits et d’objets, de personnes et de caractères, de goûts et de styles, de conceptions du monde et de confessions rend l’intolérance inadmissible.
Voici encore un autre exemple, pré-victorien cette fois, du rapport à soi :
Au début du XVIIe siècle encore, une certaine franchise avait cours, dit-on. Les pratiques ne cherchaient guère le secret; les mots se disaient sans réticence excessive, et les choses sans trop de déguisement; on avait, avec l’illicite, une familiarité tolérante (…). Des gestes directs, des discours sans honte, des transgressions visibles, des anatomies montrées et facilement mêlées (…) les corps ‘faisaient la roue’. À ce plein jour, un rapide crépuscule aurait fait suite, jusqu’aux nuits monotones de la bourgeoisie victorienne.

Nous pouvons voir dans l’inégalité dynamique entre l’acte et la norme la vieille contradiction propre aux Temps Modernes entre l’être et le devoir-être, pour reprendre ici les termes de la réflexion humienne sur la causalité. L’éthique, de toute manière, est, tandis que la morale doit : elle est toujours obsédante par sa nécessité, inaccessible par sa sublimité sous forme d’impératif catégorique, écrasante par la force de son étreinte, la prétendue autonomie de la volonté.
L’interaction disjonctive de l’éthique et de la morale – l’une ou l’autre – qui caractérise la pensée française depuis les années 1970 (Foucault, Deleuze), n’a rien perdu de sa vigueur. Au contraire, ce régime de pensée devient de plus en plus actuel, surtout face à la comédie quotidienne de la moralisation globale du monde par une « amélioration » régulière de la base normative et par une dépendance technologique croissante du sujet éthique vis-à-vis de l’acteur moral. Cette dépendance envahit non seulement le territoire extérieur du global, en prenant les sentiers d’un monde qui est partout le même (techniquement compatible et globalement ordonné), mais aussi le territoire intérieur de l’universel, en s’introduisant dans les limites de l’individu, dans l’infini intérieur des âmes où dominent encore l’in-égalité et la non-identité malgré l’uniformisation que produit la tyrannie des normes de conduite. Nous pouvons étayer notre affirmation par l’exemple épisodique, quoique situé à une autre échelle que celle de l’individu, du fameux droit d’ingérence que Tzvetan Todorov a analysé avec finesse et perspicacité. Dans le cas de la violation massive des droits fondamentaux comme au Kosovo, soutient Todorov, l’argument du droit d’intervention n’a du sens que s’il est contrebalancé, voire dominé, par un devoir d’assistance.
Si notre morale, qui du coup est aussi la « mienne », toute insolente qu’elle soit et fière d’être déclinée uniquement au singulier, exclut tes désirs, c’est-à-dire l’éthique de l’Autre, alors, en dépit de ses références au bien – à la démocratie et à la soi-disant « communauté internationale » toujours vue comme le lieu du Bien –, cette morale non seulement ne vaut pas la peine d’être légitimée par un texte de loi, mais elle devient dangereuse par son attitude suspicieuse envers les mouvements « anormaux » décelés dans le caractère des autres. Plus une morale est bonne, plus elle est dé-plaisante, in-acceptable et in-supportable, bref, intolérante. Il ne s’agit point ici d’un jeu de mots futile, ni d’une tautologie maniérée. Dans le contexte d’une culture, le poids du bien ainsi que « l’ensemble légitime des vertus » qui le décrivent et qui sont les auteurs de la constance dans la conduite et les créateurs d’un réquisit historique de rôles caractériels, est d’une grandeur inversement proportionnelle à la tolérance de ce même bien moral.
Des penseurs comme Hans Küng ont cru pensable un Projet d’un ethos mondial, à vrai dire impossible. Ces tireurs exaltés visent le néant que sont l’humanité globale et les normes universelles de la morale inconditionnelle (peut-être aussi celles de l’éthique ?). Nous espérons sincèrement que l’existence dans les limites de l’individu concret (l’atome de l’« humanité ») de grandeurs universelles d’un quelconque caractère global, mais irréel, soit envisagée comme une thèse très discutable. « Or, que serait l’ordre mondial, malgré sa dépendance vis-à-vis de l’époque, sans l’ethos qui lie et oblige l’humanité dans son intégralité, sans l’ethos mondial ? ». Sans aucun doute, c’est une question insolente dont la réponse n’a rien de l’évidence suggérée : l’ordre mondial n’est qu’une illusion fondée sur une conception du monde qui a la profondeur d’un trompe-l’œil ; au niveau macrostructurel, cette illusion est obstinément entretenue par tous les moyens – particulièrement ceux que donnent le marché et « la défense », à savoir la guerre – dont disposent des agents sérieusement occupés à re-produire le monde existant. Ces derniers sont les « bons » sujets du monde, les « sauveurs » de l’ordre, les détenteurs exclusifs de toute sorte de puissance : économique, financière, technologique et militaire. L’ordre mondial est une macro-illusion qui prétend que le monde peut être globalement et définitivement arrangé d’une manière monopolistique, et nous nous devons de la dissiper avec patience et méthode. Le monde s’est formé et se forme toujours comme une somme indéterminée de mondes dans lesquels existent des zones où se produit un accord minimal, fondé sur un éventuel dialogue, au demeurant bien difficile.
Ce Projet d’un ethos mondial n’est pas sérieux, et c’est la moindre des choses que l’on puisse dire à son propos, en dépit de la fin poursuivie qui se ramène à l’augmentation de la tolérance globale par le biais de la réduction des degrés d’universalisation et de mondialisation religieuses. Il n’est pas sérieux d’un point de vue éthique précisément parce qu’il se veut réellement normatif, surtout lorsqu’il prend la forme d’une déclaration de l’ethos mondial. Toute déclaration à l’intention de l’humanité, outre le fait qu’elle suppose avec un pathétique creux l’existence imaginaire de propriétés universelles de la « nature humaine », représente aussi une forme timide de culture juridique qui prolonge la vie de l’impératif catégorique tel qu’il est fixé dans la définition intransigeante de Kant. Le penchant normatif à vouloir rédiger des textes déclamatoires à l’échelle de l’humanité donne peut-être au caractère quelques occasions de s’exercer en calligraphie, mais les éléments d’une culture de base ainsi acquis ne peuvent nullement légitimer une action commune respectueuse des principes pour la simple raison qu’une telle action n’existe pas. Et cela vaut également pour la Déclaration des principes de la tolérance votée par l’Unesco en 1995. L’identité qui s’est fondamentalement consolidée en elle-même, y compris « la citoyenneté du monde », est une tentative dangereuse pour laisser « le passé du bien » moderne entrer dans la danse sur le terrain accidenté du présent. Malgré la nostalgie qu’elle a pu jadis nous inspirer, l’époque où être moderne était à la mode est révolue depuis longtemps. Enfin, peut-être...
Si l’idée d’une appartenance de l’homme à l’humanité en général, à la « nature humaine », a son origine dans l’Ancien Testament et dans la tradition qui lui est rattachée, elle doit son développement décisif à saint Augustin : « Dieu, pour témoigner aux hommes combien l’unité en plusieurs lui est agréable, tire d’un seul homme la source du genre humain ». Avant Augustin, un certain type d’humanisme germait déjà dans l’exigence formulée par le stoïcisme d’une « obéissance au destin », universelle et entière : la fameuse apàtheia. Mais on ne peut parler d’humanisme accompli qu’à propos de la culture de l’âge classique, et en particulier pour le contexte politique des Lumières en France et en Angleterre.
Les hommes vivent en communauté et dans un monde sous la contrainte d’un voisinage involontaire et non par le fait qu’ils partageraient une quelconque identité de principe, car ils sont loin d’être identiques. Les différences sont évidentes : le sexe, masculin ou féminin ; l’aspect physique, et notamment la couleur de la peau ; les stéréotypes culturels donnant lieu à des distinctions comme celle existant entre Occident et Orient ; la multiplicité des communautés religieuses… Faut-il poursuivre cette énumération fastidieuse de témoignages de la diversité humaine ? Plus la liste est longue, plus elle ressemble à ce que les mathématiciens appellent un infini dénombrable. Sérieusement, la tolérance recommande de ne pas passer de l’évidence à la norme. Les grandes découvertes de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle confirmèrent définitivement le fait de l’immense diversité humaine dont la prise en compte et la reconnaissance devaient poser problème à l’humanisme occidental classique. Du point de vue historique, l’élargissement géographique de la communauté des hommes et le progrès des transports qui permit de franchir de grandes distances entraînèrent un changement du statut de la tolérance : d’une idée, celle-ci devint une tâche.
Le principe de la tolérance fut formulé au XVIIe siècle par le philosophe anglais John Locke. À l’origine, c’est un principe d’indulgence réciproque entre les partisans de différentes confessions (« la tolérance s’applique en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion »). L’indulgence se définit comme une caractéristique – ou vertu – politique de l’Église en tant qu’organisation extérieure de la foi ; cette vertu politique s’exerce dans les rapports avec l’ici-bas, et non avec l’au-delà, c’est-à-dire lorsque l’Église entre en contact avec d’autres organisations religieuses. Quant à la foi qui alimente le feu de la piété et entretient l’espoir d’un salut personnel, elle agit sur le plan intérieur, dans l’abîme de l’âme. Si nous faisons abstraction du contexte historique de la pensée de Locke tout en restant fidèle à sa logique, nous pouvons conclure, non sans une certaine légèreté, que l’homme peut être spirituel de par l’existence en lui d’une l’âme, mais il n’est tolérant que par la présence en lui d’un esprit, dans la mesure où il est enclin à douter de la profondeur de sa foi, et donc de la gravité de la trahison.
La foi jaillit de l’intérieur de l’âme pour aller creuser toujours plus bas, alors que la tolérance se positionne à l’extérieur pour permettre une vue de haut. La validité de l’expression « l’âme crée des liens, l’esprit met en rapport » n’est certes pas inconditionnelle, du fait que les deux sujets y désignent des réalités difficiles à distinguer (si jamais une telle distinction est possible) dans les limites corporelles de l’être humain. En tout cas, plus on est tolérant, plus on est capable d’échanger de la prospérité et des biens, des sens et des non-sens (comme l’humour, le raffinement et autres mouvements « inutiles » de l’âme) ; on est plus disposé à entrer dans des rapports d’ajustement et de recouvrement partiel dans les zones à climat tempéré que présentent le caractère d’un côté, et le contexte culturel de l’autre. L’esprit tolérant ne considère pas l’abondance abstraite de permissions et de réglementations comme une source d’optimisme. Il ne se grise pas de la capacité à créer à tout prix des structures durables telles que blocs, unions et institutions, ou à nouer uniquement des liens dits « sains » qui enferment la vie privée de l’âme dans la maison hygiénique du « corps sain ». L’arsenal de techniques de concentration et d’adhésion constitue le noyau dur du caractère ; ses traits sont en général in-tolérants, ou du moins participent-ils à la formation organique d’une conception du monde profitant à l’identité irrévocable et intransigeante qui se meut dans l’espace étroit qui sépare la fidélité de la soumission, la loyauté de la servilité. L’intolérance est donc l’état primitif de l’homme, elle lui est intrinsèque et inéluctable sans pour autant être entièrement voulue. Comme l’a montré Gabriel Marcel, la tolérance est une forme d’intolérance, car elle est à l’origine la négation d’une dénégation.
Le sens du mot latin tolerantia – capacité de supporter toute la charge et tout l’embarras de quelque chose, de recevoir son effet sans en être excédé – se rapproche de celui d’indifferentia – état d’égalité de l’esprit qui ne porte pas plus intérêt à une personne ou à une chose qu’à une autre. Historiquement, dans la culture et la philologie classiques, le couple tolerantia/indifferentia s’est présenté comme un équivalent des termes grecs plus anciens ataraxia/adiaphoria. Le concept d’ataraxie, que nous pouvons traduire ici comme imperturbabilité, exprime la valorisation par Épicure et ses disciples de la quiétude, généralement connue sous l’expression de « tranquillité de l’âme ». Forgé par le stoïcisme, celui de adiaphoria signifie littéralement in-différence, le fait de subir les revers de fortune avec le courage nécessaire, de placer une sorte de « seuil de sensibilité absolu » au-dessus de ce qui ne dépend pas de nous et que nous ne pouvons pas modifier.
Outre le plaisir gratuit que procure la référence à l’étymologie, les détours terminologiques nous donnent ici l’occasion de remonter à l’origine assez reculée de la notion de tolérance et de constater que celle-ci a conservé jusqu’à nos jours l’essentiel de ses significations et fonctions. L’attitude tolérante vis-à-vis du monde est directement reliée à cette autre attitude, plus émotionnelle, qui prend la forme d’un nivellement face au destin. Il s’agit là d’une sorte de haute et égale in-différence à des événements et circonstances de la vie qui ne nous gênent pas et que nous devons à notre tour ne pas entraver dans leur cours. Y a-t-il une différence, entre moi, le maître, et toi, l’esclave, si nous sommes tous deux esclaves du destin ?, s’interroge l’empereur stoïcien Marc Aurèle, estimant généreusement que la différence est insignifiante.
À la lumière de la pensée augustinienne, l’attitude religieuse qui regarde ce bas monde (civitas terrena) à travers l’Autre monde (civitas Dei) apparaît comme le développement et l’accomplissement dans toute son étendue du sujet sacré maintenant la tradition du salut définitif dans un état exemplaire. À ce jour, cette attitude reste sans rivale, dans la mesure où elle propose un modèle radical de résidence terrestre exempt d’équivoque et de conflits malgré tous les malheurs prétendument provisoires dont nous accable le monde. Ceci n’est pas valable seulement pour l’identité religieuse. La doctrine scientiste des Lumières représentée par Condorcet mise sur le progrès, elle l’élève au rang de civilisateur de l’être humain, car elle a pour fin de faire de lui un citoyen du monde et un membre de l’humanité globale. Même le charme ironique de Voltaire tranche sans compromis la question de la diversité, puisque ce fervent défenseur de la tolérance a pu écrire : « Il n’y a qu’une morale, monsieur le Beau, comme il n’y a qu’une géométrie ». Nous arrivons à supporter le passé grâce au fait que nous appréhendons l’histoire comme une somme de cas curieux – des accidents de la vérité qui, par bonheur, ne sont pas vivants.
De même, ce qui rend la tolérance possible, c’est la nature incertaine et précaire que revêtent les résultats de la « production de Vérité » (les connaissances de l’homme et du monde) lors de leur application dans le domaine de l’ethos. Aussi la « production de tolérance » dans la structuration d’un caractère requiert-elle qu’on bride sans cesse les élans du soi-disant amour de la vérité. Pour le formuler par un paradoxe, l’attitude vraie – la survaleur de l’authenticité – est inadmissible car elle exclut la diversité par nature. Les propos d’André Comte-Sponville vont dans le même sens lorsqu’il avance que, du moment que la vérité est reconnue avec certitude, la tolérance est sans objet. Par conséquent, le déficit permanent de vérité (et tant mieux !) dans les rapports humains (dans les « choses de la vie ») est compensé par l’action corrective, permanente elle aussi, que le principe de tolérance exerce sur tout caractère sérieux et inachevé. Et comme le style grandiloquent n’est pas de mise ici, donnons à ce principe de la vie quotidienne le nom de tolérance courante. Il s’agit d’un coefficient invariable indiquant le minimum d’indulgence requise face à la diversité dans tous ses états, ou presque : races et diversités des origines ethniques, sociétés marginales et groupes à comportements sexuels divers comme l’homosexualité et le travestissement, clubs monomanes de tous poils et ainsi de suite. En somme, les « choses de la vie » sont toujours plus difficiles à supporter et à expliquer que ne le laisse supposer l’habileté avec laquelle nous les faisons entrer dans le moule de la théorie vraie et bien ordonnée.
Si la morale est un ensemble composé d’un seul élément, alors tant mieux pour les éthiques qui, afin d’alléger le poids des normes, produisent une abondance de micro-idéologies du désir ; ces dernières neutralisent en partie la force du principe et dévient la pression morale. L’attitude tolérante, c’est le soin que l’on prend à préserver la diversité avec le moins de dégâts possible. En nous efforçant de ne pas quitter des yeux le point de départ de notre réflexion qui posait une différence modérée entre l’éthique et la morale, nous dirions que la tolérance est plutôt – et surtout – un déterminatif d’extériorisation de l’ethos qu’un élément constitutif de l’intégrité de l’acteur moral. Concrètement, la tolérance est une abstention de passer à l’acte, une sorte d’épochê de l’agir, et non un aspect de l’action au sein d’un type de culture, qu’il soit ouvert ou fermé, social ou communautaire, prospère ou réduit à la survie.
Lorsqu’elles se portent candidates au pouvoir, spécialement au pouvoir politique, les macro-idéologies publiques cherchent à se donner de la légitimité en se référant directement aux principes de la morale, au bien commun et à l’intérêt public : elles jouent donc sur le terrain glissant du général. Comme la tactique de réalisation du bien commun implique l’exclusion de toute une série de biens particuliers, parler de tolérance politique, du moins en cours du mandat, devient extrêmement difficile, si difficile qu’après avoir abordé ce sujet, il vaut mieux nous taire. Le plus souvent, la tolérance sert de bouclier de protection aux micro-idéologies principalement au niveau de la subjectivité individuelle dont la réalité ne doit absolument pas éveiller le moindre doute en nous, ne fût-ce que sous la forme d’hypothèse. La tolérance assure au Moi la latitude esthétique nécessaire pour se « répandre » au moyen d’un refus supportable d’identité radicale.
Éthique et esthétique sont synonymes. Pas dans la sphère du grand Art en tout cas, qui n’est souvent que le prolongement de la morale à travers les différentes formes du Beau et grâce au rôle décisif du génie. En dehors des lieux réservés à l’usage des œuvres de l’Esprit – la voûte du temple, les murs éclairés du musée, la hauteur inaccessible de la scène professionnelle – l’éthique et l’esthétique jouent le même jeu dans les limites de cette stylisation du vivre que l’on peut, avec Foucault, saisir en passant et penser à l’aide de la formule d’une esthétique de l’existence:
Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que l’art est un domaine spécialisé fait par des experts qui sont des artistes.

Sur le plan de l’esthétique, la tolérance représente une spécification de la forme, et non un signe distinctif du contenu. Elle participe à la mesure de la bienveillance du regard ou, plus généralement, des sens, lorsqu’il se pose sur le quotidien des formes, quand il s’applique à la ligne, au contour, à la silhouette. Grâce à elle s’effectue le déplacement « invisible » des éléments lourds du caractère : la dignité et l’honneur, la gravité et la majesté, le tabou religieux, la multitude de répressions et d’autorépressions des désirs que nous éprouvons inopinément en marchant dans la rue. Ai-je une raison d’aimer le voile serré autour du visage de cette jeune fille-là, et qui couronne le jeune corps svelte en un bon symbole du « triomphe » de la religion ? Le visage à moitié couvert pourrait-il être l’objet d’une sympathie ? Oui. Il est tout à fait possible que ce que je vois me plaise, à condition que le voile reste un stimulus externe de la curiosité sans forcément renvoyer aux détails de la pratique du culte pour laquelle je n’ai aucun intérêt d’ordre religieux. Il suffirait que l’élan de l’âme croyante reste invisible pour moi et pour tous ceux qui, sous le voile, remarquent le visage et ne se soucient guère de la foi durant leur promenade.
Le premier contact physiognomonique avec la tolérance s’effectue à la vue du visage affable et conciliant, c’est-à-dire lors de la rencontre avec le caractère dit ouvert dont les traits principaux sont le minimum d’hypocrisie et le maximum de volonté de procéder par accords à l’amiable. C’est le principe de sympathie universelle que la tolérance en tant que sens du dialogue rend légitime à travers le sujet éthique, à la différence du principium individuationis légitimé dans sa version extrême par le Je cognitif, lequel n’est pourtant pas apte à servir de matière première pour l’édification d’une communauté, d’un nous supportable car modérément grand. Nous décrivons ici la tolérance comme étant le processus d’un accroissement de la sympathie immédiate. Ce n’est pas par hasard si on se met si souvent à la recherche de la personne qui sait faire consensus et qui prêche l’harmonie, surtout face à un effondrement survenu dans un secteur de la vie sociale. La condition première pour tolérer quelqu’un (et non quelque chose, les choses ne peuvent jamais devenir objets de tolérance) est de se sous-estimer soi-même sans pour autant surestimer l’autre.
Nous l’avons dit précédemment, l’idée de tolérance ne se prête pas à une instrumentalisation en vue d’une mise en forme d’une quelconque conception globale du monde. Comme cette dernière est impossible, c’est à peine si elle ne passe pour la raison d’être d’un système normatif qui au moins viendrait pallier son manque de réalité. Il ne faut pas s’attendre à ce que la hiérarchisation de priorités faite à partir de critères de valeurs, et l’insertion de l’ensemble ainsi ordonné dans un emploi du temps connaissent un happy end dans le cadre conceptuel de l’humanité dont nous avons admis l’existence par commodité, et malgré tous nos soupçons. La tolérance n’est pas l’apanage de tel ou tel type conceptuel. La principale occupation de toute conception du monde est de surestimer la morale, ce qui veut dire qu’elle moralise le caractère en faisant contracter pour l’avenir des habitudes de « bonne conduite » du passé lointain. Au point de vue historique – mais pas uniquement – la conception du monde représente un modèle d’enfermement dans des paradigmes culturels qui créent une ambiance favorable aux siens, justement. D’une part, c’est un obstacle solide à l’expansion de la tolérance : c’est le paradoxe de la communauté culturelle fermée dont l’intolérance, par le fait de sa longévité, réfute avec succès le modèle de la « société ouverte ». D’autre part, pour satisfaire ses besoins d’élargissement en augmentation constante, un élargissement qui ne se limite pas au seul marché, la société « se sclérose » progressivement en secrétant une multitude d’évidences conceptuelles figées, comme par exemple « le progrès n’a pas d’alternative », « on ne négocie pas avec les terroristes », etc.
Or, l’usage extrême et dissimulé de la tolérance n’est pas lui non plus sans danger. Derrière l’incroyable production quotidienne d’une violence à la fois légale et fine dans les sociétés modernes, se cache hypocritement ce que Marcuse appelle la tolérance répressive, une « violence qui fait du discours commun de tolérance un pur accessoire théâtral, un camouflage habile ». L’hypocrisie est due au remplacement progressif de l’idée de tolérance – qui, comprise comme une souveraineté civique et politique du caractère dans la gestion de crises d’ordre ethnique et religieux, a sans aucun doute une généalogie occidentale – par l’idée de tolérance zéro. Le zéro devient visiblement plus grand à l’approche des menaces. À cette fin, le cas de « l’Islam radical » (quelle aubaine, ce cliché !) sert de verre grossissant à travers lequel on voit « le Mal » ; ainsi la « tolérance offensive » à l’américaine trouve-t-elle en lui un mobile et une justification de ses actions, et nous devrions craindre que l’amélioration radicale ne figure bientôt en tête de son agenda.
Somme toute, la tolérance est une inclination résiduelle qui nous porte à entraîner notre patience, un désir de plaire (au sens actif et passif du verbe), de remonter au-dessus de zéro, de dépenser de l’énergie dans le registre émotionnel positif des rapports humains. Mais elle ne se trouve pas dans la base de données du caractère organique, quel qu’il soit. Le discours sur la tolérance est une sorte de théorie supplémentaire des relations ; en dehors de lui, et dans un milieu naturel, les relations entre les hommes s’autorégulent principalement par une référence aux valeurs extrêmes de la tension, laquelle va de la reconnaissance à la suspicion, de l’acceptation au rejet, de la richesse à la pauvreté, de l’amour à la haine. On peut comparer la tolérance à un transformateur de courant qui a pour fonction d’équilibrer et de maintenir à un niveau à peu près constant la tension entrant dans le réseau électrique. Autrement dit, la tolérance est un dispositif de sûreté qui protège le réseau des rapports humains d’un court-circuit, d’une fin de la communication à cause de l’épuisement des stocks de « carburant » dont disposent les âmes.
Le prédicat « tolérant » vient singulariser des sujets à qui on a déjà attribué un caractère, un ethos, c’est-à-dire une forme stable de réaction et de prise de décision où intervient le désir. Et si l’usage du prédicat « tolérant » est inexcusable en politique, il est en revanche pertinent dans le domaine de l’ethos politique, interprété dans le sens d’un Max Weber par exemple, et à propos des personnes qui l’incarnent à titre temporaire. Les limites de la tolérance sont celles du Moi dans la sphère des désirs dont le surplus ne se prête à rien d’autre qu’à l’échange, au partage et au jeu. La raison la plus répandue et la plus banale des séparations, des mésententes, des brouilles et des ruptures consiste dans le fait que les gens ont cessé de jouer, qu’ils se sont décidés à « se dire leurs quatre vérités ».
La « vérité » sur la tolérance est donc possible à l’intérieur d’une éthique de la (non)identité où la sécurité des individus ne dépend pas directement des mesures d’autoprotection : un devoir de défense légitime allant sournoisement de pair avec un droit d’ingérence. Si une séparation d’avec une partie de soi-même s’impose finalement, c’est au nom de la légèreté dans le mouvement, de l’aisance et de la finesse dans la communication et dans le dialogue ; bref, c’est au nom de cette aspiration-là qui rend largement superflue la recherche du salut dans la sécurité fallacieuse de l’intégrité rigide, fût-elle la personne morale, la confrérie religieuse, la meilleure citoyenneté démocratique et toutes sortes de bonheurs fantômes privés de joie. Pour leur part, les communautés ne meurent pas non parce qu’elles possèdent un plan de survie et sont aptes à le suivre, mais parce qu’elles ne cessent de co-exister, de se supporter littéralement et physiquement aussi bien au niveau des individus qu’au niveau des entités collectives. La réponse tolérante à la question de l’immortalité de l’âme, indépendamment du stade de « modernisation » de cette même question, est que l’âme vit tant que les ressources de patience ne sont pas épuisées. L’éthique du sujet met à l’épreuve les capacités de reformulation courante de la patience, de l’état dépressif au désir de rencontre, de la tension au jeu, de la souffrance à la joie.
« Les hommes sont faits les uns pour les autres », nous dit Marc Aurèle, et de poursuivre : « Instruis-les donc ou supporte-les ». Voici un aveu où se mêlent le pathos romain et l’éros grec ; un aveu qui, nous entraînant à pas réguliers vers le spectacle cosmique, cherche à éveiller en nous le désir d’adopter une attitude détachée vis-à-vis de nous-mêmes et une attitude pour ainsi dire rapprochée vis-à-vis du monde. Le mouvement d’inclinaison hésitant du caractère que l’on a fixé dans le terme de tolérance – tant sous forme d’idée (Marc Aurèle, Montaigne) que sous celle d’un discours dont le principe bien défini fut posé par Locke – se situe non pas à une énorme distance, mais quand même à l’écart des pratiques discursives déterminant le rapport du sujet à la vérité et l’attitude de l’homme envers le salut. Ceci est d’une telle évidence pour nous que nous pouvons dire, à la suite de Montaigne et avec la même sérénité : « Je me contente de jouir du monde sans m’en empresser... ».
Reprenons le thème donné en épigraphe par la citation du marquis de Sade : le motif de l’amusement. Il évoque, par-dessus son sens premier de jeu et de plaisir, l’expérience et l’appréciation, le fait de « trouver à son goût », et, dans le cas concret de la Philosophie dans le boudoir, il renvoie à la curiosité qui pousse à essayer tour à tour et à mélanger les genres. La tolérance, cet indispensable minimum d’indulgence courante envers la diversité « dans tous ses états », compte elle aussi sur le mélange des genres : foi et croyance, opinion et vérité, ascétisme et mondanité, etc. Le regard tolérant éduque les yeux en augmentant leur acuité visuelle subversive qui se manifeste au contact de discours clairs et globalisants. Et puisqu’ils englobent non seulement l’économie mondialisée, mais aussi toute une pléiade de « mondes », rien ne nous empêche de prendre la perspective de la globalisation de ces derniers complètement à la légère. En plus d’une légèreté profonde, sincère et préméditée, nous devons faire preuve d’une vigilance désapprobatrice face à l’amélioration offensive du monde (comme s’il était un !) ouvertement justifiée par le seul argument du « prix avantageux » (disons du pétrole). Aujourd’hui, le plus profitable et le meilleur ne sont même pas synonymes ; ce sont deux façons qui ne diffèrent qu’en apparence de parler doctement et sans se dérider de l’unique nécessité, la nécessité économique. « Le nom moderne de la nécessité est, on le sait, ‘économie’ ». À qui profitent alors les meilleurs prix ? - Comment ça, à qui ? Aux meilleurs, bien sûr !
Le point de vue du sujet éthique qui passe par la tolérance nous aide à saisir par voie extra-littéraire l’importance d’être sérieux, ce qui est pratiquement impossible, que l’on aime ou non Oscar Wilde... L’attitude attentionnée et sérieuse envers la réalité « immédiate » des désirs humains nous permet de maintenir les différences sur le plan plus large de ce qui plaît, au lieu de les enfermer dans les limites étroites de ce qui est bien. Vu de l’extérieur, le bien rappelle une armée en formation de combat, laquelle présente les armes dans tout leur éclat comme l’exige la pompe d’un défilé. La fanfare militaire joue à pleins tubes, les rangs sont parfaitement droits comme il se doit d’après le règlement. Mais au plus haut de l’affrontement, sur « le théâtre des opérations », armes et armures ont terni, alors que le soleil n’arrive plus à éclairer tous les combattants ; les perdants fondent dans l’ombre du vainqueur qui ne fait plus bonne impression. Le bien fait mauvaise figure, il s’est enlaidi.

Les participants au discours normatif ne sont jamais sur un pied d égalité, 5n dépit des règles conférant à ce principe un caractère quasi axiomatique. Ne serait-ce qu à cause de l exigence faite à chacun de développer une argumentation rigoureuse et dépouillée d éléments extra-rationnels. Mais le pourquoi de l’exigence même reste un mystère pour le désir. Les compétences acquises par la rhétorique éthique des désirs ne sont nullement le fruit d’un caprice de l’intuition esthétisante. Outre qu’elles visent implicitement l’embellissement, y compris des choses réfractaires à toute amélioration, les compétences en question nous garantissent de porter atteinte aux désirs qui ne se sont pas encore emparés de nous. Les désirs sont les biens meubles d’un propriétaire (homo ethicus) sans droit de propriété. Le type homo ethicus sert d’alibi pour la transgression du rite de l’uniformité et pour l’élargissement du champ de la différence. Il sera le garant de l’indispensable équilibrage du droit à la différence par le devoir de tolérance : une vertu à coup sûr inattendue pour homo moralis avec tous les discours normatifs dont il est gavé et qui tendent vers une infinité déclamatoire malvenue.

Traduit du bulgare par Mariana Chirova-Simmandree


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Dimitâr Vatsov
Nouvelle Université Bulgare


Tolérance et reconnaissance négative


Pendant la dernière décennie, la « tolérance » est redevenue un des sujets principaux du débat international. Pourquoi cette notion issue du libéralisme classique qui, tout récemment encore, apparaissait comme routinière et banale et fonctionnait tel un cliché, s’est-elle retrouvée de nos jours de nouveau sous la lumière des projecteurs ? Avant de répondre à une telle question, commençons par reconnaître d’abord que l’importance qu’on lui porte aujourd’hui n’est pas sans signification et qu’elle est due à son aptitude à perdurer dans le temps, et ce à deux niveaux.
D’une part, dans la mesure où la tolérance est « une vertu politique froide », elle peut refroidir les prétentions de reconnaissance qui ont progressé avec la critique multiculturelle, féministe et postcoloniale des années 1990 ou, d’une manière générale, avec ces régimes de discours que nous désignons comme politiques de reconnaissance ou politiques de l’identité et de la différence. Autrement dit, la tolérance est un instrument commode pour limiter les prétentions des critiques radicales de gauche qui exigent une reconnaissance complète de chacune des identités et différences, parce qu’être tolérant vis-à-vis de la différence ne signifie pas du tout la reconnaître selon sa propre mesure. Ce qui veut dire que la tolérance présuppose une reconnaissance incomplète et, en ce sens, une reconnaissance négative de la différence. J’essaierai de développer cette thèse plus loin.
D’autre part, dans la mesure où, à un niveau minimal, la tolérance présuppose le pluralisme, la reconnaissance réciproque et le maintien de la différence au nom de la coexistence pacifique, cette idée limite efficacement les différentes vagues naissantes du néo-conservatisme, exigeant un niveau plus élevé d’homogénéisation au nom de certaines valeurs divines ou éternelles. De plus, dans la mesure où ses connotations modernes sont nées de la tentative d’arrêter les guerres religieuses du XVIe et du XVIIe siècles et où sa première signification est religieuse, la tolérance peut également servir d’instrument valable pour restreindre les nouvelles tentatives d’introduire des arguments religieux ou, de manière générale, des arguments métaphysiques dans la sphère publique. En outre, si la tolérance présuppose une reconnaissance incomplète (négative), elle exige pourtant la reconnaissance de la différence et non pas sa destruction. J’essaierai de développer aussi cette thèse.
À ce stade, il est bon de poser une limite à notre analyse en disant que la tolérance n’est pas une catégorie purement rationnelle puisqu’il s’agit d’une notion construite de manière pratique et historique. Ce qui explique que nous ne disposions pas d’une seule notion de tolérance dont les significations seraient universelles. Au contraire, comme nous le verrons, les pratiques de tolérance, et, à partir d’elles, les significations qu’on peut en dégager vis-à-vis de la notion même de tolérance varient de manières diverses quand on recourt à des comparaisons historiques ou socio-anthropologiques. Cela étant, j’essaierai malgré tout de fournir un canevas idéal et archétypique de cette notion, prenant en compte aussi bien sa dimension pratique que théorique, afin de parvenir à une signification de la notion relativement univoque, tout en sachant bien sûr qu’une telle abstraction d’un « noyau » signifiant pour ce concept renvoie à un problème de construction pratique et, in fine, à une interprétation d’ordre politique.

1) Les politiques de la reconnaissance
Dans cette première partie, j’opposerai le terme de « tolérance » à celui de « reconnaissance » en inscrivant ce dernier à l’intérieur du débat initié au début des années 1990 par la publication de l’article de Charles Taylor, « The Politics of Recognition », et de l’ouvrage d’Axel Honneth, The Struggle for Recognition. Bien que d’autres auteurs importants soient intervenus dans ce débat sur la reconnaissance au cours des années 1990 et bien qu’il y ait des différences considérables au niveau de leurs positions respectives, il me semble que ce débat renvoie à une sorte d’idéologie commune, à un point de vue partagé sur ce qu’il en est de la formation de l’individu et/ou de la communauté. Cette idéologie est également sous-jacente aux utilisations contemporaines du mot « reconnaissance ».
Le squelette argumentatif de cette idéologie peut être appréhendé le plus facilement grâce à des notions comme auto-réalisation (self-realization) et auto-identification (self-identification). L’idée commune, c’est que l’auto-réalisation de l’individu et/ou du groupe exige une reconnaissance par l’autre de son identité propre, unique et authentique, qui est également sa différence par rapport aux autres. Ainsi, la reconnaissance des prétentions d’identité se transforme en une condition nécessaire pour la formation et la réalisation complète du sujet, et ce peu importe que le sujet soit conçu de manière individualisée ou communautarisée. Une certaine téléologie est implicite dans cette idée – pour que le sujet « s’épanouisse » (to flourish) ou, plus simplement, pour qu’il se réalise « lui-même » (avec comme objectif l’acquisition de son identité), il a besoin d’une reconnaissance qui légitime ses prétentions d’identité. Le refus d’une telle reconnaissance entraîne un dommage aussi bien moral qu’ontologique, à savoir une mutilation des possibilités de l’auto-réalisation.
La téléologie intérieure de l’auto-réalisation du sujet dans ce type de discours possède également une dimension extérieure ou historique. Transposée sur un plan social et psychologique, cette téléologie est décrite ordinairement comme une transition historique de redistribution de la reconnaissance ou bien comme une transition de revendications de droits civiques et politiques vers la reconnaissance d’un capital symbolique ou culturel (droits culturels). La logique commune est ici la suivante : 1) pour que l’auto-réalisation de l’individu et/ou du groupe ait lieu, il n’est pas suffisant que des droits égaux soient reconnus aux individus (l’ordre libéral, dont le programme jusqu’à la moitié du XXe siècle s’est imposé comme un droit garanti par la loi, est perçu comme trop formel, et il n’est donc pas une condition suffisante pour la réalisation complète de l’individu et/ou de la communauté) ; 2) il n’est pas suffisant que les inégalités sociales soient minimisées, même par le biais d’une redistribution socio-économique (la redistribution, si elle garantit les biens matériels fondamentaux, n’élimine pas d’autres formes, symboliques, d’inégalités et, corrélativement, les pratiques discriminatoires qui les fondent). Dès lors, selon la logique de la téléologie ainsi construite, bien que les deux premiers pas (la reconnaissance juridique et la redistribution sociale) soient considérés comme positifs, ils ne sont pourtant pas suffisants pour l’auto-réalisation complète. Il faut qu’un troisième pas soit fait, à savoir que l’identité symbolique ou culturelle de l’individu et/ou du groupe soit reconnue. Ainsi, les politiques juridiques et libérales doivent être complétées par des politiques de reconnaissance pour que le sujet, quel qu’il soit, puisse « se réaliser lui-même », c’est-à-dire pour qu’il puisse réaliser son identité unique et authentique.
Une telle réduction conceptuelle peut engendrer de nombreuses objections, et je suppose que mes propos sur la question de la reconnaissance de l’individu ou du groupe peuvent mener à de nombreux malentendus. Si le débat libéral et communautaire a essayé depuis longtemps de tracer sur ce point des distinctions claires, pourquoi ne pas s’en tenir à ce qui a été déjà dit sur la question ? À cette critique possible, j’ai deux réponses à apporter.
La première est peut-être la plus fondamentale, mais je ne la développerai pas ici puisque j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer à ce propos ailleurs. C’est celle qui consiste à dire que les principes individuel et collectif de l’identité ne peuvent pas et ne doivent pas être séparés comme on le fait habituellement. La deuxième réponse est, dans une grande mesure, plus technique, mais je la considère désormais comme la plus importante, parce qu’elle revient à tenter d’expliciter une figure d’argumentation qui dépasserait le dilemme libéral et communautaire. Pour ce faire, il faut m’accorder que se retrouve, aussi bien chez Honneth que chez Charles Taylor, une même figure d’interprétation (le concept de la reconnaissance envisagé comme un moment fondateur de l’auto-réalisation), qui fonctionne de manière identique aussi bien par rapport à l’individu que par rapport à la communauté. Une telle analyse peut être entreprise non seulement parce que ces deux auteurs célèbres sont les initiateurs du débat sur la reconnaissance, mais surtout parce que leurs positions construisent le cadre du débat, dans la mesure où elles se polarisent par rapport à ce « qui est le sujet de la reconnaissance due ». Au prix d’une certaine simplification, nous pouvons affirmer que, chez Taylor, les sujets de la reconnaissance sont plutôt les groupes ou les cultures, tandis que chez Honneth, ce sont avant tout les individus et leurs attentes morales personnelles.
Les analyses de Taylor développées dans les années 1980 et au début des années 1990 montrent que l’identité authentique se forme selon une projection du contexte spécifique ethno-culturel et normatif du groupe dans lequel l’individu est déjà immergé. Le contexte culturel et normatif, dans ce cas, joue le rôle d’un a priori pratique (background picture) qui forme préalablement le cadre des valeurs et de l’espace logique de l’individu. Ainsi, pour reconnaître une identité individuelle, nous devons reconnaître la culture qui prédétermine les actes de son auto-réalisation. Dès lors, c’est le contexte culturel et non l’individu lui-même qui s’avère, en premier lieu, le sujet de la « reconnaissance due » (due recognition). La reconnaissance est avant tout communautaire. Par conséquent, le multiculturalisme est l’effet de l’admission de la pluralité des contextes culturels et normatifs qui forment le cadre des choix individuels.
Dans la version d’Axel Honneth, l’identité individuelle ne dépend pas plus directement des contextes culturels du groupe, mais elle est la projection des impulsions uniques de « l’inconscient », impulsions internes et spontanées qui permettent l’auto-identification de l’individu. La formation du sujet individualisé est conçue comme une « linguistication progressive de l’inconscient ». Cette clé psychanalytique pour la compréhension de l’auto-réalisation (complétée d’ailleurs par la notion de George Herbert Mead du Self comme composé de deux éléments : I et me) suppose que l’auto-réalisation complète de l’individu exige également une reconnaissance due de ses besoins uniques et de ses attentes morales, qui restent souvent non articulés. Autrement dit, pour atteindre une auto-réalisation complète, nous devons reconnaître les prétentions uniques d’identité que l’autre peut toujours réclamer. Le sujet de la reconnaissance due s’avère l’individu ou, plus exactement, ses auto-identifications uniques et spontanées qui sont premières par rapport à tout contexte culturel et normatif. Cette proposition est, dans une grande mesure, individualisante et psychologisante.
Bien entendu, ces brèves présentations des théories de Taylor et d’ Honneth sur la formation de l’identité subjective ne sont, dans une grande mesure, que des esquisses. L’objectif de cette présentation parcellaire est de parvenir, en polarisant les différences entre leurs positions, à capter également la similitude structurelle entre elles afin de procéder à l’élaboration d’un schéma commun d’argumentation qui, à mon avis, malgré des différences indéniables, se voit reconduit dans le débat contemporain sur la reconnaissance.
Pour faire vite, disons que ce schéma argumentatif adopte la forme suivante : l’auto-réalisation complète de l’individu ou du groupe s’avère directement dépendante de la reconnaissance que l’individu ou la communauté reçoit des autres. Si tel le cas, si la reconnaissance est un moment constitutif de l’auto-réalisation, et l’auto-réalisation un objectif en lui-même, alors on devra accorder au minimum à chaque demande identitaire une « reconnaissance égale » ou « due » (equal or due recognition). Le chemin est court d’une telle structure de l’argumentation à la conclusion pratique qui veut que nous concédions une reconnaissance complète et égale à chaque identité et à chaque différence. Le débat risque de perdre son aptitude normative de distinction : anything goes. Brian Barry a habilement montré les effets absurdes auxquels mène une pareille logique d’interprétation, aussi bien dans la théorie que, et cela est plus important, dans la pratique des « sociétés multiculturelles ».
Bien sûr, Taylor, Honneth et aucun des auteurs sérieux ayant participé au débat sur la reconnaissance (Will Kymlicka, Nancy Fraser, Seyla Benhabib, Tzvetan Todorov, etc.) n’aboutissent à une conclusion si extrême. Au contraire, chacun d’eux essaie de proposer des instruments différents permettant de limiter les conséquences relatives d’une telle thèse de manière à conserver un certain ordre normatif. Mais si la logique fondamentale d’interprétation que j’ai essayé d’expliciter est acceptable, alors ces propositions s’avèreront toujours secondaires ou compensatoires, parce que si nous valorisons outre mesure l’auto-réalisation de l’autre – peu importe qu’il s’agisse ici d’un individu ou d’une communauté culturelle –, nous nous situons alors en totale position passive par rapport à lui, de sorte que nous lui devons, quoi qu’il fasse, une reconnaissance complète. Si cette logique était poussée à son terme, le souci de la différence devrait remplacer, sur le plan des valeurs, le souci de soi-même, ce qui est bien sûr utopique et absurde. Le problème se situe au niveau même de la définition du concept de « reconnaissance » qui a plusieurs significations allant de (1) laisser quelqu’un réaliser son identité authentique, sans lui imposer de violence psycho-physique extérieure ou de contrainte, à (2) réaliser son identité/différence, quelle qu’elle soit, parce que, si tel n’est pas le cas, l’individu ou le groupe en question se voit injustement privé de son auto-réalisation. À ce propos, nous notons que ce déplacement de la signification du terme de « reconnaissance » conduit à l’hypothèse suivante : un régime de reconnaissance qui suppose toujours une reconnaissance complète ne peut exister en pratique - hypothèse qui est bien évidemment utopique.

2) Les politiques de la non-reconnaissance
La première restriction explicite de cette possibilité d’idéologisation de la reconnaissance s’explique par le fait qu’il n’y a pas et qu’il ne pourrait pas y avoir de sociétés fonctionnant sans procédures d’exclusion définies, bien que celles-ci soient historiquement variables, c’est-à-dire sans une non-reconnaissance minimale. Dans les sociétés contemporaines, les limites de la reconnaissance au-delà desquelles chaque identité et chaque différence s’avèrent non reconnaissables par principe, sont représentées par le code pénal ou par le biais d’une expertise psychiatrique, voire, de manière plus générale, par l’expertise médicale, et par plusieurs autres institutions sociales qui ne sont pas aussi visibles. Si, comme nous l’a appris Michel Foucault, les régimes d’exclusion (qui sont en réalité des régimes de non-reconnaissance), varient dans leur nature et dans leur historicité, ce qui modifie pour chacun la limite entre le reconnaissable et le non reconnaissable, il n’empêche qu’aucune société ne peut fonctionner sans l’établissement de telles limites, tout simplement parce qu’il n’existe pas de norme ou de règlement social ne possèdant pas de caractère discriminatoire, ce qui implique que l’idée même de caractère normatif présuppose une limite de la reconnaissance.
Voilà pourquoi les régimes de reconnaissance, dans la mesure où ils se manifestent également sous la forme de pratiques normatives, sont toujours et en même temps des régimes de non-reconnaissance et d’exclusion. Il n’est pas possible de maintenir un caractère normatif qui consolide et canalise les énergies sociales sans que soient posées des limites claires au débordement possible de ces énergies dont la violation implique une exclusion sociale et entraîne corrélativement une sanction contre le « criminel », « le fou », etc. La polarisation entre le Oui et le Non, entre la reconnaissance complète et la non-reconnaissance complète, apparaît alors bien comme un principe constitutif de toute norme.
Et pourtant, une pareille distinction à la fois nette et rigoureuse, qui, à première vue, est imposée par le bon sens et par les pratiques institutionnalisées des sociétés, est trop simpliste pour rendre compte de toute la bigarrure de la vie sociale. Les simples distinctions duelles entre reconnaissable et non-reconnaissable (légitime/criminel, normal/anormal, vrai/faux, etc.), bien qu’étant des formes nécessaires et incontournables de contrôle sur les événements et les états que nous définissons comme extrêmes, ne sont pourtant pas des formes autosuffisantes de la régulation sociale. Se servir seulement de matrices duelles pour l’estimation et pour la sanction peut conduire à l’émergence de risques inutiles.
En premier lieu, le risque se cache dans le fait de trop restreindre les libertés et de renforcer à l’extrême le pouvoir de la norme, de manière telle que tout ce qui aille au-delà de ses limites ne puisse être reconnu et soit rejeté. En deuxième lieu, en rapport direct avec ce qui vient d’être dit, il faut comprendre que les simples distinctions normatives duelles réduisent la possibilité d’une discussion interprétative concernant leur application, ce qui conduit conséquemment ceux qui sont autorisés à appliquer la norme à disposer d’un plus haut niveau d’arbitraire afin de décider qui, en réalité, la respecte et qui la viole. L’expérience historique récente de la Bulgarie – son passé socialiste, et surtout les deux premières décennies de la dictature communiste – est un exemple frappant du caractère tragique d’une telle politique qui évalue chaque comportement selon la disjonction ami/ennemi. Mais elle est aussi un exemple du fait que la terreur, provoquée par les polarisations nettes et univoques entre le reconnaissable et le non-reconnaissable, a un caractère excessif bien que bref dans le temps.
Voilà pourquoi les sociétés qui font preuve historiquement d’une plus grande vitalité construisent leurs règlements normatifs de manière plus complexe, et ne recourent pas uniquement à des oppositions polaires du type complètement reconnaissable/complètement non-reconnaissable. Comme nous le montrent l’histoire politique, sociale et culturelle, là où il existe un développement stable entre les pôles normatifs du Oui et du Non se forme une sorte de vide, d’espace intermédiaire, une sphère de semi-reconnaissance. Cette zone, qui échappe aux sanctions univoques de la reconnaissance et de la non-reconnaissance, est celle de l’opinion, où le vrai et le faux ne sont pas des absolus, et elle est codifiée de manière différente dans des sociétés et espaces différents. En effet, les pratiques qui y existent sont différentes (mœurs, religions, choix individualisés, etc.), les institutions qui posent ses limites sont diverses (le pouvoir impérial, l’Église, l’État national, etc.), les « lieux » où il est permis d’exister sont aussi distingués (le clan ou la famille comme noyau, la commune religieuse ou ethnique, « le temps libre » de l’individu, etc.). Bref, c’est une zone libérée de la corvée rigoureuse des estimations univoques, un espace vide de neutralité partielle et de tolérance.
À ce stade, il paraît important de répondre à une question essentielle : quelle doit être la forme de cet espace de tolérance ? Cette question doit être envisagée en premier lieu à partir de la réponse que les auteurs modernes, et notamment John Locke, lui ont apportée. Rappelons d’abord que la réflexion moderne sur la tolérance se comprend à partir de l’évocation des conditions historiques et socioculturelles qui ont rendu cette réflexion incontournable (les guerres de religion et la laïcisation de la société qui s’en est suivie, l’élimination des hiérarchies de classes, l’émancipation mutuelle des sphères de la politique, de la religion et de la science, conduisant à une restructuration de l’État fondé désormais sur le pouvoir séculier, la séparation des pouvoirs, etc.). Je laisse de côté ces processus sociaux complexes bien connus qui ont influé sur la réflexion moderne sur la tolérance, de même que les influences que cette réflexion a exercé sur les pratiques sociales. Comme je l’ai dit en commençant, mon projet consiste à essayer de construire une notion idéale-typique de la tolérance qui fonctionner à l’intérieur de situations historiques variables tout en possédant un canevas logique identique.

3) Définition de la notion de tolérance
Qu’est-ce que « la tolérance » ? Ou, plus exactement, qu’est-ce que tolérer quelqu’un ? Être tolérant vis-à-vis de la différence signifie la reconnaître, mais pas selon sa propre mesure. Tolérer un individu ou un groupe donné signifie reconnaître son droit de s’autoidentifier de manière différente de la sienne, tout en limitant ce droit exclusivement à la sphère de l’espace privé et en le réduisant à « l’opinion privée » ou au « choix privé ». La tolérance, c’est donc le refus de la reconnaissance du droit de l’autre à universaliser son identité/différence, la restriction de ses possibilités de s’imposer « lui-même » comme une norme universelle, comme un modèle public. En ce sens, la tolérance suppose une reconnaissance négative ou restrictive qui limite les prétentions d’identité à la sphère privée, et qui refuse d’admettre leur universalité et leur pertinence publique.
Nous devons pourtant distinguer la tolérance comme une « reconnaissance négative » de la « non-reconnaissance complète » (l’exclusion directe), dont nous avons déjà parlé. Dans ce cas, la différence, bien que l’universalité lui ait été refusée, n’est pas sujette à disparition. On la laisse exister, bien que dans un périmètre restreint. La tolérance est un forme de distanciation – l’individu reconnaît que la différence existe, mais cette reconnaissance est incomplète et limitée de manière spécifique. La restriction que nous imposons pourtant à quelqu’un en le tolérant n’est pas une distinction simple et univoque entre le Oui et le Non, entre la reconnaissance complète et la non-reconnaissance complète. La tolérance est un double jeu qui produit des actes de reconnaissance et de non-reconnaissance, tout en construisant un entre-deux.
Afin de décrire le fonctionnement de la tolérance de manière schématique, disons que tolérer quelqu’un (un individu ou un groupe) signifie :
Reconnaître son existence comme importante, et refuser toute procédure d’exclusion ou d’extermination (ce qui revient à accorder à l’autre un haut degré de reconnaissance et d’appréciation de son existence) ;
Et en même temps :
Ne pas reconnaître la manière par laquelle il s’autodétermine, c’est-à-dire ne pas reconnaître son identité comme importante, et lui refuser toute universalisation (ce qui revient à lui accorder un bas degré de reconnaissance, et à sous-estimer les modes selon lesquels se définit l’existence de l’autre ;
Ce qui revient finalement à dire que :
La tolérance est une semi-reconnaissance, à la fois valorisante et dévalorisante, par laquelle nous reconnaissons l’identité de l’autre, tout en prenant en même temps une distance face à lui en le reconnaissant comme différent. Cette reconnaissance négative limite, par sa nature, la prétention étrangère d’identité tout en lui laissant une « place » inviolable où elle peut exister, sans menace extérieure, sans que pour autant lui soit accordé de droit à l’expansion, ce qui coupe son accès à « l’espace commun ».
En tolérant quelqu’un, nous acceptons son identité, nous reconnaissons la différence qui lui est propre comme sa « propriété privée » et nous lui attribuons des « droits privés » à cet égard. En même temps, son identité/différence n’est pas la nôtre. En la reconnaissant comme la « sienne », nous définissons notre « propre » espace pour notre propre auto-identification qui, elle aussi, est inviolable et dépend de nous. En procédant ainsi, c’est-à-dire en objectivant la différence comme une propriété distincte (une « propriété privée »), la coexistence pacifique se voit garantie, et les bonnes relations entre voisins encouragée. La communication « par-dessus la clôture », « dans la rue » ou « sur la place » exige en premier lieu la définition de ces propriétés privées, de ces différences.
Cette semi-reconnaissance limitée et distanciée qui influe sur les pratiques de tolérance est une procédure primaire de production d’espaces « privés » en contrepoids aux « espaces communs » ou « publics ». Par le double jeu la de reconnaissance et de la non-reconnaissance, la tolérance neutralise partiellement les « prétentions d’identité » en les réduisant à des prédicats non substantiels d’un sujet. En tolérant quelqu’un, nous reconnaissons complètement son existence comme sujet d’autodétermination, mais refusons d’admettre ses prétentions d’identité comme des qualités substantielles ou universelles de sa différence.
Le conflit n’en perdure pas moins, parce que chaque individu qui s’autodétermine cherche à confirmer directement la pleine coïncidence du sujet et des prédicats dans l’autodétermination (en disant par exemple : « je suis orthodoxe, mécanicien et père de famille »), c’est-à-dire qu’il insiste sur l’unité substantielle et prédicative et tente en plus d’universaliser ces prédicats en en faisant une norme commune. Il faut refuser cette prétention à l’unité quand elle entre en collision avec nos actes d’autodétermination. La solution de ce conflit, dans le cas de la tolérance, est une question de compromis – nous distinguons un espace commun (la sphère publique) dans lequel les prétentions d’identité revendiquées doivent être considérées comme des qualités non substantielles d’un sujet, à la différence de l’espace privé dans lequel le sujet est capable de disposer pleinement de son identité, pourvu qu’il s’en tienne là. La tolérance fait en sorte que les identités – la « sienne » et la « mienne » – ne sont pas des sujets, mais seulement des prédicats de l’autodétermination. Mais ces prédicats, bien que contradictoires, n’entrent pas en opposition directe, car cette opposition est préalablement exclue par les distinctions de « temps » et « d’espace ». Dans l’espace public, l’opposition n’est pas thématisée, parce que, provisoirement, les sujets sont considérés comme non substantiels (la contradiction est limitée préalablement dans le « temps »). Dans l’espace privé pourtant, où les sujets sont envisagés de manière substantielle, le conflit n’existe pas car cet espace est ceinturé par les espaces voisins où d’autres prédicats peuvent être attribués (la contradiction est alors limitée préalablement dans « l’espace »). Dès lors, on peut dire que la tolérance est une procédure d’exclusion de la contradiction des prédicats par la distinction des espaces, dans lesquels l’un ou l’autre des prédicats (mais jamais les deux à la fois) peut être inscrit. Et, de même, comme je l’ai noté précédemment, la communication « par-dessus la clôture » exige une fixation préalable des propriétés privées, donc des prédicats.
Une pareille analyse, je pense, peut être rapportée aussi bien : (1) aux réalités et pratiques existentielles où la tolérance signifie « supporter » ou « endurer » la différence chez l’autre, ce que nous n’aimons pas vraiment mais que nous acceptons froidement pour rester aimables et pratiquer la bienséance afin d’éviter d’en arriver aux mains, que (2) aux différents niveaux politiques et institutionnels de la vie sociale où la tolérance s’avère un règlement (codifié de manière coutumière ou législative) de non-ingérence dans certaines sphères de la vie (qui diffèrent selon les sociétés, mais qui n’en sont pas moins toujours « privées »). Une telle notion idéale-typique de la tolérance, malgré son pouvoir globalisant, ne doit pourtant pas rester une généralisation philosophique univoque. Elle doit nous permettre de distinguer clairement les différents régimes de tolérance, ainsi que les différentes politiques de production d’espaces prives et publics.

4) Les régimes de tolérance
Il découle de ce qui a été dit jusqu’à présent que la tolérance possède une double limite. Les espaces de tolérance que nous construisons sont toujours au-delà de la limite de la reconnaissance complète – être tolérant envers quelqu’un implique de le reconnaître, mais non suivant sa propre mesure, encore moins suivant notre propre mesure qui, inévitablement, est le point de repère de l’acte de l’appréciation (celui que nous tolérons n’est pas semblable à nous et c’est pourquoi il n’obtient pas une reconnaissance complète). En même temps, les espaces de tolérance sont également toujours de ce côté-ci de la limite de la non-reconnaissance complète – être tolérant signifie renoncer à la sanction de l’exclusion complète de l’autre, qui signifierait sa destruction, et le laisser exister comme différent. Grâce à la tolérance, nous construisons une zone de vide qui se trouve toujours « entre » les pôles de la reconnaissance complète et de la non-reconnaissance complète, « entre » les pôles du radicalement semblable et du radicalement étranger. La technique de la construction de cet espace intermédiaire, c’est la technique de la distinction entre le « privé » et le « public ». Ainsi, si l’acte de tolérance s’exprime par l’établissement de frontières, c’est qu’il est aussi un acte de pouvoir.
Une micro-analyse des actes interprétatifs uniques par lesquels nous tolérons ou refusons de tolérer quelqu’un est plus difficile, bien que non impossible. Une analyse typologique comparative de ces pratiques de tolérance plus ou moins codifiées et institutionnalisées que nous découvrons dans différentes sociétés (peu importe que ces règles soient fonction d’une convention locale et ethnique, ou bien soient pensées comme objectives et universalisables) serait plus facile. Cela étant, dans tous ces cas l’analyse doit suivre la ligne des trois types de spécifications : 1) qu’est-ce qui, dans une société, est considéré comme une norme publique universelle, c’est-à-dire exige une reconnaissance complète ? ; 2) qu’est-ce qui, dans une société, est considéré comme une différence admissible (ce qui existe uniquement dans la sphère de l’opinion privée et du choix privé), c’est-à-dire est sujet de tolérance ? ; et 3) qu’est-ce qui, dans une société, est considéré comme totalement inadmissible, c’est-à-dire exige une non-reconnaissance complète, une exclusion totale, voire une destruction ? Et comment exactement établir ces frontières ? Par sa nature même, une pareille analyse des régimes de tolérance est une analyse des régimes de pouvoir – sa condition préalable est que le pouvoir soit déjà codifié et institutionnalisé, afin qu’il puisse être décrit de manière typologique (comme régime). Et cette analyse peut être effectuée par les moyens des différentes sciences sociales – science politique, sociologie, anthropologie, histoire sociale, etc. – d’autant qu’elles peuvent « saisir » les différents niveaux et les différents types de codification du pouvoir dans les interactions sociales.
Je m’arrêterai sur une analyse d’exemples de régimes de tolérance vue sous un angle politicophilosophique d’où je tire le terme même de « régime de tolérance ». Je fais référence à cet égard au livre de Michael Walzer, On Toleration. Dans cet ouvrage, Walzer entreprend une analyse comparative des différentes organisations étatiques et de leurs institutions politiques respectives afin de montrer comment en elles et par elles sont codifiés différents régimes de tolérance. Pour Walzer, nous pouvons trouver en règle générale différentes modalités et différents sujets (et objets) de tolérance dans des types idéaux de régimes politiques comme l’État national, le fédéralisme, la communauté des peuples, la société des immigrants ou encore l’empire multinational. Pour compléter cette idée, je dirai que ces différences doivent être mises en corrélation directe avec les démarcations du public et du privé, et leurs spécifications respectives. Cela étant, ce qui s’impose à titre de conclusion du livre de Walzer, c’est que le pouvoir politique, à l’exception des moments particuliers de terreur et d’arbitraire absolu, se constitue en pratique sous la forme d’un régime spécifique de tolérance. Le pouvoir, s’il veut être stable, ne peut pas faire preuve d’une expansion totale : il doit être limité de manière institutionnelle et laisser des espaces de liberté négative, des espaces privés de tolérance, libérés de la corvée rigoureuse de la sanction univoque du Oui ou du Non.
Sans faire un résumé précis de l’ouvrage de Walzer, je profiterai de certains des résultats de son analyse comparative pour éclaircir et renforcer le lien entre « espace privé » et « tolérance ». Walzer déduit une relation inversement proportionnelle qui, bien sûr, n’existe peut-être pas à l’état pur, mais qui peut être pensée comme un principe qui facilite l’analyse des cas complexes : dans des sociétés où la tolérance vaut avant tout pour les individus, les groupes sont au plus haut point marginalisés – ils ne sont pas le sujet d’une action autonome, même dans le sens de « sujets privés ». Cette conclusion est valable avant tout pour les sociétés libérales contemporaines et pour les communautés immigrantes qui vivent en leur sein. Au contraire, dans les sociétés où la tolérance vaut pour des groupes (ethno-culturels ou religieux), l’autonomie des individus est considérablement plus restreinte, dans la mesure où le groupe, et non l’individu, apparaît comme un « sujet privé » par rapport au « pouvoir public » (ce qui vaut pour les États multiethniques ou pour ceux qui comprennent plusieurs confessions religieuses comme le Liban par exemple). Autrement dit, en vivant dans une communauté qui, justement en tant que communauté, est autorisée à s’autodéterminer par rapport au pouvoir public dans un périmètre privé qui lui est attribué (commune, église, domicile), l’individu perd son autonomie personnelle. À l’inverse, si l’individu est reconnu comme sujet d’autodétermination privée, la collectivité ou le groupe se voit remis en question.
Cette réflexion nous révèle quelque chose d’important qui est que, bien que la tolérance contienne en elle une limitation (dans la mesure où, à travers elle, nous refusons à quelqu’un le droit d’universaliser directement son identité), elle est aussi une chance, car elle est ce qui permet d’attribuer un « statut élevé », de céder un « droit à l’autodétermination », bien que dans un périmètre restreint et privé. Ainsi, si la tolérance est une reconnaissance incomplète et négative, elle est pourtant une reconnaissance, avec un coefficient élevé de positivité, au-delà duquel se trouvent des choses qui s’avèrent complètement non reconnaissables. De là, nous pouvons tirer deux conclusions. La première est que la tolérance, bien qu’elle puisse constituer une chance, ne peut pas être générale et ne peut pas être appliquée à tous et à chacun. Il ne peut pas exister de tolérance égale complète, parce que si la tolérance privilégie l’individu à titre de sujet privé, alors est exclue dans le même temps la communauté ou le groupe est exclu de la portée du « droit privé », et réciproquement. Par exemple, on peut privilégier le droit des femmes à disposer de leur corps et de leur vie et en conclure au fait que les avortements doivent être autorisés ou bien insister sur les droits de l’embryon et en conclure qu’il faut interdire les avortements. Cette impossibilité de tolérance totale et égale, due au fait que l’acte autoritaire de tolérance privilégie inévitablement quelqu’un ou quelque chose et, en même temps, défavorise quelqu’un ou quelque chose, nous met au rouet. S’il n’existe pas de régime de tolérance qui soit, en lui-même, juste – et la diversité historique et anthropologique des régimes, selon moi, impose une telle conclusion –, alors nous sommes dans l’ordre de l’incertitude et du questionnement perpétuel. Quel régime de tolérance doit-on appliquer aux autres et, respectivement, quel régime doit nous être appliqué ? Ou, pour résumer cette tension en une série de questions : qui peut jouir d’une telle liberté négative ? dans quelle sphère peut-elle se vivre ? quels doivent être les espaces de nos choix privés ?
La deuxième conclusion importante à laquelle je suis parvenu, qui découle d’une analyse comparative des régimes de tolérance, est la suivante : « les espaces privés », quelles que soient les variations de leurs frontières et de leurs contenus selon les régimes politiques, jouent toujours un même rôle régulateur. Ils gardent le principe de l’interaction sociale, sa multiplicité et son orientation multiple, dans la mesure où, à l’intérieur de ces espaces privés, le pouvoir unidirectionnel de la norme univoque trouve sa limite. Les espaces qui sont semi-reconnaissables de l’extérieur, sont des espaces de liberté négative de l’intérieur et, bien qu’ils soient déjà toujours limités comme privés pour faire contrepoids au public, et bien que le pouvoir public reçoive d’eux sa légitimité générale, ils sont pourtant des lieux de contre-pouvoir. Pouvoir disposer de « soi-même » dans un certain périmètre, pouvoir déclarer « ma maison est mon domaine », cela veut dire se réaliser soi, indépendamment de toute influence politique ou sociale. Ainsi, les espaces privés de tolérance limitent directement la possibilité d’une homogénéisation du pouvoir, ils sont le lieu de la différence. Même dans des sociétés où il n’existe pas de mécanismes et de procédures qui placent le pouvoir public sous la dépendance directe des sujets privés (tels que le sont les empires et les régimes totalitaires), les espaces privés de tolérance sont présents et constituent un réservoir minimal de « démocratie ». D’ailleurs, la réflexion moderne sur la tolérance est une tentative explicite visant à penser le principe fondamental de l’interaction pratique en termes rationnels et à l’imposer comme modèle de rationalité politique sous la forme de l’État démocratique moderne, fondé sur la distinction nette et la complémentarité mutuelle du privé et du public, et sur la séparation des pouvoirs.
Cette tentative de la modernité en vue de la rationalisation de la tolérance n’est sûrement pas achevée, et ne peut l’être d’une manière définitive et universelle. Elle ne peut pas l’être, car les limites entre le privé et le public, entre l’intérieur et l’extérieur, n’existent pas par nature ou en soi, elles sont une question de décalage, de superposition de différentes projections sociales et politiques du pouvoir qui entrent également en conflit entre elles. Elle ne peut pas être achevée parce que nous nous confirmons « nous-mêmes », nous nous autodéterminons directement de manière différente, ce qui fait que la question de savoir quelles identités formeront le corpus de la norme publique générale, quelles différences resteront acceptables dans la sphère du privé, est une question ouverte. Il n’existe pas une seule nature humaine ou rationnelle sur laquelle nous appuyer pour la résoudre une fois pour toutes.
Pourtant cet aveu qui porte sur le manque de limites « naturelles », même « universellement rationnelles », de la tolérance ne nous libère-t-il pas de toute responsabilité ? Il semble que la constatation de la diversité des régimes de tolérance et de leur variation historico-anthropologique doive nous pousser à prendre la position « objectiviste » et « neutre » du scientifique classique à partir de laquelle, à titre d’observateur externe, nous décririons et analyserions les différents régimes de pouvoir (politique, social culturel, etc.) selon la manière dont ils se sont présenté en fait dans telle ou telle société. Ou bien, si nous allons un peu plus loin dans la relativisation des rapports intérieur/extérieur, privé/public, dans la mesure où nous prenons en compte la pluralité et l’homogénéité des pouvoirs par lesquels se pensent les espaces sociaux (à l’exemple de Michel Foucault et de sa ligne d’« hybridation » des espaces), ne débouchons-nous pas sur un effacement esthétique et radical des frontières tel que la notion même de tolérance soit privée de sens ?

5) Que tolérer ?
Les espaces privés comme espaces de tolérance sont nécessaires. J’ai essayé de le montrer de deux manières différentes. D’abord, en disant qu’il s’agit d’espaces normatifs – la tolérance n’est pas quelque chose d’arbitraire, elle a une double limite. La tolérance est au-delà de la reconnaissance complète, elle est au-delà de la « Vérité » universelle, mais elle est aussi en-deça de la non-reconnaissance complète, antérieure à toute destruction possible. Ce caractère normatif spécifique de la tolérance, à savoir le fait qu’elle suppose à la fois la normativité publique stricte et une souplesse réelle dans le domaine privé, montre bien que la tolérance n’est pas « innocente » mais qu’elle est une catégorie du pouvoir. Pour moi, il n’existe pas et il ne peut pas exister de régulation sociale qui ne soit pas normative, c’est-à-dire pensée en dehors des relations de pouvoir. Si tel est le cas, si nous ne sommes pas des anarcho-utopistes qui pensent que le « pouvoir » est toujours quelque chose d’extérieur et de ce fait illégitime, alors nous devons reconnaître que la tolérance est un instrument utile du pouvoir, de la régulation sociale.
J’ai montré ensuite que la tolérance est également un instrument de limitation du pouvoir, de limitation de ses possibilités de totalisation. En construisant des espaces privés de tolérance, nous construisons des lieux de contre-pouvoir, nous conservons au pouvoir son caractère pluridirectionnel, indépendamment du fait que nous y appliquions une norme publique à laquelle ces espaces privés d’opposition sont subordonnés. La propriété privée, y compris la propriété sur les sources symboliques et identitaires, est un instrument utile de résistance contre la tendance du pouvoir public, quel qu’il soit, à viser le monopole.
Ces deux arguments montrent en quoi la tolérance est nécessaire et essentielle. Mais ils ne nous disent pas quelles doivent être les limites exactes de la tolérance. Je ne prétends pas ici répondre de manière univoque à cette question, et je vais me contenter de proposer seulement un moyen d’y répondre. Mais je voudrais auparavant brosser trois tendances contemporaines qui, de trois manières différentes, sapent les différences entre le privé et le public, et ainsi sapent également l’idée de tolérance. C’est justement à cause d’elles qu’il est important de parler de la tolérance sous un nouvel angle.
En premier lieu, il faut signaler la critique radicale de gauche et en particulier l’argumentaire développé par les féministes, qui attaque directement la notion d’espace privé. Pour le discours féministe, l’espace privé est conçu comme une sphère de domination latente, celle du masculin. Pour le dire autrement, la maison et la famille auraient été historiquement codifiées de manière telle que l’homme, en tant qu’il est le « chef », aurait été seul autorisé à s’autodéterminer au nom de la famille, seul il aurait eu le droit de réguler la sphère privée, tandis que la femme aurait pris la figure d’un être muet et opprimé. Je ne rappellerai pas ici le fait que cette interprétation n’est pas universalisable et qu’elle omet la complexité des relations de pouvoir au sein de la famille, les divisions de « rôle » intérieurs qui distribuent entre les individus les différentes sphères de normativité. D’ailleurs, j’irai même jusqu’à partager l’hypothèse féministe en acceptant que cette interprétation soit bien fondée et en reconnaissant qu’un tel « héritage » qui privilégie le rôle masculin continue d’exister. Cela étant, est-ce qu’il découle nécessairement de cela que l’espace privé soit, par principe, une sphère d’injustice ou d’oppression illégitime, et que, conséquemment, ses limites soient floues, avec pour conséquence qu’il doive être soumis à la critique afin que l’émancipation des individus soit possible ?
Mon argument principal contre cette thèse consiste à dire que la critique féministe qui se fait au nom d’une résistance aux prétentions totalitaires de la norme accouche d’un effet pervers : au lieu d’affaiblir la domination, elle la renforce. Même si elle contribue à affaiblir le pouvoir masculin au sein de la sphère privée, dans la mesure où elle délégitime l’idée d’opacité des espaces privés pour le regard extérieur, cette critique conduit à renforcer la domination de la norme masculine. Éliminant ou limitant les lieux de contre-pouvoir, elle renforce le pouvoir public et son caractère unidirectionnel. Et il ne faut pas oublier ici que l’individualisme contemporain exacerbé, individualisme auquel s’en prend en pratique la critique radicale de gauche, est aussi une norme publique, c’est-à-dire un régime de pouvoir.
Si la critique radicale de gauche sape la distinction entre le privé et le public en s’en prenant à la sphère privée conçue comme une sphère de domination injuste, il est à remarquer que des effets assez similaires sont obtenus du point de vue inverse, qui est celui du néo-conservatisme actuel, qui exige un durcissement des normes publiques. Le point de mire du néo-conservatisme n’est pas, on s’en doute, la masculinité mais un phénomène particulier, l’espace public, qui, pendant les dernières décennies, s’est manifesté sous une forme relâchée, dénué de tout caractère normatif, conduisant à un anything goes qui avait été préparé par la critique radicale de gauche. En effet, de nos jours, la manière de penser conservatrice fonde souvent ses critiques sur les résultats pratiques et théoriques inspirés par la radicalisation de la critique des années 1960-1970. Pour les conservateurs, si la critique gauchiste s’en prend aux « espaces privés » et restreint leur influence, elle contribue à augmenter en retour un espace public, à l’intérieur duquel, par l’effacement des espaces privés de tolérance et de semi-reconnaissance des différences, doit être acceptée une reconnaissance publique et complète de toute identité/différence. En conséquence des discours critiques portés contre les espaces privés, l’espace public se réduit à n’être qu’une notion intégrante n’excluant plus rien, et, dès lors, il perd son aptitude discriminatoire, son caractère normatif. Anything goes est bien, en effet, le résultat logique de la critique radicale des années 1960-1970.
Aujourd’hui, pour y faire face, les conservateurs exigent le retour aux « valeurs ». Ce n’est pas leur motivation qui est problématique, ni le désir de souhaiter un caractère normatif plus stable, mais la manière par laquelle les valeurs reviennent. Ce qui pose problème, c’est le fait qu’apparaisse dans le discours néo-conservateur contemporain une référence à la « transcendance », comme si toute la critique des dernières décennies n’avait pas eu lieu. Les valeurs sont légitimées par un recours à leur origine transcendante, peu importe que cette origine soit directement « providentielle » (valeurs divines) ou bien qu’elle soit basée sur une « tradition historique authentique » (les fameuses « valeurs américaines » par exemple).
Trois types fondamentaux de risque découlent de ce « retour aux valeurs transcendantes », qui se réalise aussi, dans une certaine mesure, sur le plan pratique :
(1) d’abord, que la procédure de légitimation du pouvoir à l’aide de la transcendance devienne un geste de légitimation de son caractère unidirectionnel ;
(2) ensuite, que la légitimation du pouvoir par la transcendance ne crée les conditions d’une totalisation des oppositions binaires, des disjonctions excluantes du type ami/ennemi. Dans tous les cas, le recours à la transcendance, dans la mesure où il est toujours une tentative de légitimation du caractère unidirectionnel du pouvoir et de son caractère normatif substantiel, mène à une restriction des espaces privés et à une diminution de la tolérance. En effet, selon la logique de ce type d’argumentation, le contre-pouvoir ne doit pas être admis, même de manière limitée. D’ailleurs, le retour de ce type d’arguments métaphysiques et dogmatiques mène également au remplacement de la notion moderne de publicité démocratique puisque l’espace public n’est plus conçu comme un espace vide dont le contour normatif se formerait à la suite de la lutte entre des propositions « privées » concurrentes. Dès lors, le contour normatif de l’espace public n’est plus le résultat d’une connivence partagée qui se manifeste directement après la fixation des différences sous la forme d’un « accord ». Dans la variante extrême du conservatisme, l’espace public est un lieu rempli dès l’origine, déjà quadrillé par une norme providentielle. Autrement dit, les discours néo-conservateurs, quand ils ont recours à la transcendance, donnent à l’espace public un caractère totalitaire et conduisent en conséquence à un effacement des limites entre le privé et le public, bien que cela se fasse au nom de la nécessité de redonner à l’espace public un caractère normatif ;
(3) enfin, que l’exacerbation du rôle du marché dans nos sociétés contemporaines ne vienne menacer la tolérance. Certes, le marché a toujours supposé la tolérance, à savoir une fixation temporelle des différences entre sujets privés pour que les échanges puissent se réaliser. En outre, nous pouvons affirmer, en paraphrasant Hegel et Marx, que l’argent est une forme généralisée ou abstraite de reconnaissance que les agents s’accordent mutuellement après avoir fixé leurs différences symboliques. L’argent est une reconnaissance moyenne ou une semi-reconnaissance, une « devise » dont la « valeur » est un compromis ou un sous-produit nivelé de la valeur que chacun des sujets attribue à un degré différent (plus haut ou plus bas) pour un même objet (un bien). Le risque dans ce cas est que le capital ou le marché apparaisse comme une norme autosuffisante, comme un méta-sujet qui, tel un deus ex machina, réglerait les interactions sociales. D’ailleurs, Marx avait pressenti ce risque, tout en y cédant néanmoins car de cette apparence qu’est l’auto-fonction du capital, il avait fait une réalité, d’où le fait qu’il ait cherché un autre « méta-sujet », une autre apparence (« la nécessité historique ») dont le « prolétariat » est l’agent, qui devait la déraciner. Les effets absurdes et tragiques en sont connus. Pourtant, le paradoxe est que les néo-libéraux contemporains (les libertariens) sont enclins à répéter l’ancienne erreur de Marx. L’exagération du rôle de l’économie et du marché dans ce type de discours est trop souvent basée sur la supposition que le marché est un système auto-régulé, qui, en un sens, à titre de méta-sujet, règle « seul » les interactions sociales. La différence avec Marx et les marxistes tient seulement au fait que ce méta-sujet est reconnu non pas comme méchant et injuste, mais comme bon et seul juste. En conséquence, selon eux, le marché absorbe et doit absorber l’espace public comme lieu de caractérisation normative, de pouvoir autonome (l’économique absorbe le politique), dans la mesure où l’économie, comme méta-sujet, présuppose également une totalisation de son caractère normatif.
Dans ce cas, l’espace de tolérance que nous avons défini comme situé entre la reconnaissance complète et la non-reconnaissance complète, entre la norme forte et son rejet complet, est tellement étendu que ses limites s’effacent dans les deux directions. L’expansion du marché comme principe autosuffisant présuppose un manque de caractère normatif, un manque de valeurs, c’est-à-dire qu’il présuppose un vide de pouvoir politique ou public auquel les espaces de tolérance, y compris l’économie, sont subordonnés. Nous pouvons affirmer que l’hypostase du marché comme méta-sujet est une hypostase de la tolérance (comme semi-reconnaissance) à un principe général.
Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette interprétation mène non seulement à une délégitimation de l’idée d’un pouvoir public fort et conséquemment au rétrécissement de l’autonomie du politique, mais, dans un sens inverse, elle conduit également au rétrécissement des espaces privés, à la limitation de l’autonomie des sujets privés. L’individualisme contemporain représente un rétrécissement de « l’autonomie privée » pour les individus conçus de manière atomique, le caractère de l’autonomie même se trouvant également transformé. L’autonomie de l’individu n’est pas exprimée par des choix forts et intérieurement substantiels que l’individu effectue dans un espace privé clairement défini et garanti, mais elle est conçue comme une faible série temporelle de gestes consuméristes, dans laquelle l’individu construit son identité sous la forme de spécificité, par une consommation particulière de biens, d’images et d’identités. Ainsi, la « spécificité » que nous accordons à quelqu’un en le tolérant de « l’extérieur » (mais lui laissant de cette manière un espace dans lequel ce qui paraît de l’extérieur comme une « spécificité » soit de l’intérieur valable comme norme universelle) se transforme également en un principe interne de « l’espace privé ». D’ailleurs, « l’espace privé » disparaît, dans la mesure où il ne participe plus à la signification du mot « privé » – il n’est plus une sphère de règles et de pouvoir, mais de consommation et d’« auto-tolérance ». À cet égard, la critique radicale de gauche, destructrice vis-à-vis du sujet, soutient la totalisation libertarienne de l’économique. Bref, l’expansion du marché et de la tolérance comme principes de base mène à l’effacement du caractère normatif de la tolérance qui fixait une double limite, celle d’un pouvoir public fort fondé sur des valeurs universelles, et celle d’espaces privés de contre-pouvoir, de résistance focalisée, pensés comme une garantie contre les totalisations possibles de l’espace public.
Bien sûr, le tableau tracé ici, qui rend compte de différentes voies qui conduisent actuellement à un effacement des limites entre privé et public, ne doit pas être conçu de manière apocalyptique, et ce parce que les tendances que j’ai esquissées sont encore plutôt discursives et qu’elles peuvent se neutraliser mutuellement. Le cadre juridique de nos sociétés est encore construit sur des distinctions claires, bien que variables dans leur contenu, entre le public et le privé. Donc, la tâche qui nous incombe est de ramener le débat sur la tolérance à trois questions essentielles afin de les régler : 1) quelles normes souhaitons-nous imposer à titre de valeurs universelles qui pourraient être utilisées afin d’accorder aux individus une reconnaissance complète ? ; 2) quelles sont les différences que nous n’acceptons pas complètement, mais que nous reconnaissons comme admissibles, c’est-à-dire quel espace doit être laissé à la tolérance des différences ? ; 3) qu’est-ce qui nous apparaît comme totalement inadmissible ? Ces trois questions établissent non seulement le schéma principal d’une étude objective des régimes de tolérance, mais elles indiquent également l’ordre du jour de notre lutte politique actuelle. Je ne pense pas que nous puissions leur donner une réponse définitive et unique, parce que les moyens par lesquels nous nous affirmons « nous-mêmes » sont bien différents. Mais je pense qu’elles forment un cadre assez simple, clair et modéré, dans lequel nos propositions privées sur les limites du pouvoir entrent en concurrence, propositions que nous essayons, malgré leur caractère privé, de rendre publiquement universelles.

Traduit du bulgare par Milen Chiptchanov


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Sébastien Charles
Université de Sherbrooke


Tolérance et multiculturalisme : retour sur la question de la constitution des tribunaux islamiques en Ontario


Le Canada n’est pas de ces pays qui défraient les manchettes, bien au contraire. Connu pour son modèle social qui allie efficacité nord-américaine et générosité européenne, son goût prononcé pour le respect de l’ordre international, son positionnement en faveur de la paix mondiale, son souci de gouverner au centre au niveau de la politique nationale, sa société civile pacifiée et sa douceur de vivre, rien ne le destine particulièrement à l’attention générale. Et pourtant, pendant les deux années qui viennent de s’écouler, la possibilité que soient légalisés des tribunaux islamiques en Ontario a créé une onde de choc planétaire et jeté une lumière crue sur le modèle d’intégration canadien fait de respect des communautés et de reconnaissance des cultures. Vu de l’étranger, la position du gouvernement de l’Ontario a été considérée soit avec ferveur, notamment dans les pays musulmans, soit avec incrédulité, voire appréhension, dans la grande majorité des pays occidentaux. Mais le débat international a vite tourné à la caricature, d’une part parce que la spécificité du modèle canadien n’était pas envisagée dans sa particularité, et d’autre part parce que les exigences des groupes musulmans en faveur de l’institution de ces tribunaux islamiques n’étaient pas comprises dans leur logique propre.
Avant que de porter un jugement sur cette affaire complexe et sensible qui porte sur les rapports entre tolérance et multiculturalisme, j’aimerais expliciter de manière exhaustive les enjeux de ce débat de société. Une fois cette clarification effectuée, je me propose d’aborder la question tout aussi délicate de la tolérance en contexte multiculturel en essayant de nuancer ma position afin de dégager la positivité de certaines doléances communautaires tout en dénonçant d’autres dérives du communautarisme qui me semblent exiger aujourd’hui une transformation du rapport entre l’État, conçu comme garant des droits individuels, et la société civile, conçue comme sphère publique représentant un pluralisme des valeurs irréductible.

1) Retour historique sur la création de tribunaux islamiques en Ontario
Tout commence le 21 octobre 2003, après une journée de réunion à Etobicoke, en Ontario, lorsqu’un représentant de l’Organisation Musulmane Internationale, M. Syed Mumtaz Ali, avocat à la retraite et président de la Société Canadienne des Musulmans, annonce la création en Ontario d’un Darul-Qada, c’est-à-dire d’un institut confessionnel de justice civile - l’Islamic Institute of Civil Justice - doté d’un conseil de trente membres ayant pour mandat d’arbitrer certaines questions relatives au droit familial, au droit civil ou encore au droit commercial, arbitrages devant respecter le droit canadien, et évoque la possibilité d’étendre cette mesure au Canada tout entier.
Le fait que cette annonce ait eu lieu en 2003 et en Ontario n’est pas le fruit du hasard. En effet, dès 1991, à travers l’Ontario Arbitration Act, le Ministère de la justice ontarien a recommandé aux cours provinciales de privilégier l’arbitrage entre les parties en conflit, pour autant que ce recours à l’arbitrage soit accepté volontairement de part et d’autre, et que le résultat du processus arbitral ne déroge pas aux lois provinciales et fédérales d’ordre public. Ce qui impliquait, comme le confirmait Brendan Crawley du Ministère de la justice de l’Ontario dans un article du Toronto Star de l’époque, que « chacun puisse recourir à la forme d’arbitrage qu’il souhaite et décider de trancher un différend en conformité avec les dogmes de sa religion, la cour civile pouvant malgré tout refuser de reconnaître un résultat déraisonnable (unreasonable) ». À la suite de différents amendements, le Ministère de la justice de l’Ontario va recommander en 1997 une extension du recours à la médiation au niveau des différends civils puis, en 1999, au niveau des différends familiaux (divorce, garde des enfants, transmission du patrimoine).
En privilégiant cette forme d’arbitrage, on peut penser que le Ministère de la justice ontarien visait plusieurs objectifs : (1) désengorger les tribunaux et réduire les coûts de la justice à l’égard de questions spécifiques au droit familial, commercial et civil qui pouvaient être traitées hors cour ; (2) raccourcir les temps d’attente vis-à-vis du rendu des jugements et atténuer la souffrance psychologique qui persiste tant que le cas n’est pas tranché ; (3) favoriser des formes de médiation qui ont fait leurs preuves, comme par exemple les tribunaux islamiques appliquant la charia dans le monde musulman sans qu’il y ait résistance ou opposition de la population à leur égard ; (4) reconnaître la légitimité de la logique communautaire selon laquelle un membre de la communauté est censé mieux connaître les us et coutumes propres à sa culture qu’un juge d’une cour civile qui lui est extérieur.
Afin d’encadrer la pratique de l’arbitrage qu’il rendait par le fait effective, le Ministère a introduit dans la loi une série de garde-fous lui apparaissant suffisants pour en limiter les dérives possibles, comme la limitation des questions juridiques abordées (le droit criminel reste exclusivement de compétence fédérale), l’impartialité de l’arbitre soumis dans l’exercice de sa fonction aux principes de justice et d’équité conformes au droit canadien, l’acceptation sur une base volontaire par les deux parties des jugements rendus et l’interdiction faite aux arbitrages d’enfreindre la Charte canadienne des droits et libertés ou les lois provinciales. Ce qui limite, on le voit bien dans le cas spécifique de la charia, le nombre et la forme des châtiments possibles, puisque des punitions du type de la lapidation dans le cas d’un adultère, de la mutilation pour vol ou de la légalisation de la polygamie sont contraires aux lois canadiennes.
C’est donc dans le cadre très précis de la promulgation de l’Ontario Arbitration Act, et des amendements qui y ont été apportés dans la décennie suivante, qu’intervient la création de l’institut musulman de justice civile, qui n’est pas une instauration ex nihilo d’un arbitrage religieux, puisque ce dernier se pratiquait déjà dans la communauté musulmane depuis des années, mais aussi dans les communautés chrétiennes et juives (les fameux Beit Din), et dans les conseils autochtones. En ce cas, pourquoi fédérer, sous la forme d’un institut, l’arbitrage musulman qui existait déjà ? Pour Sayed Mumtaz Ali, la réponse est simple : cette nouvelle organisation a pour objectif premier de corriger l’effet chaotique produit par les sentences parfois opposées des arbitres islamiques qui ont chacun leur propre interprétation de la charia, et comme objectif second de les rationaliser en instituant un lieu unique d’interprétation où l’on privilégie une forme de la charia compatible avec le droit canadien, lieu qui est appelé en même temps à devenir un espace de formation pour les imams et les juristes musulmans ayant à intervenir au sein de la communauté à titre de médiateur et qui seront initiés tant au droit musulman qu’au droit canadien.
Les avantages de cette création de tribunaux islamiques apparaissent majeurs, notamment au niveau structurel, puisque cette nouvelle forme instituée d’arbitrage favorise l’uniformité des jugements, accentue l’imputabilité des arbitres, encourage la formation de médiateurs qualifiés et soucieux tant du droit islamique que canadien. Il s’agit donc d’un progrès par rapport aux formes d’arbitrage qui avaient cours antérieurement. Autre élément plaidant en sa faveur, l’augmentation croissante des litiges au sein de la communauté musulmane qui justifie la création d’un tel organisme, augmentation qui s’explique avant tout par l’accroissement de 130% en dix ans de la population d’origine musulmane au Canada, passant de 250,000 à 580,000 membres de 1991 à 2001, dont plus de 60% résident en Ontario où ils représentent un peu plus de 3% de la population de la province.
Et pourtant, dès sa création, ce qui s’est présenté sous la forme d’un progrès réel par rapport aux pratiques antérieures a été perçu au plan national et international sous la forme d’un retour en arrière. À y regarder de près, on s’aperçoit que les arguments des adversaires des tribunaux islamiques apparaissent également tout aussi légitimes et raisonnables. Ils concernent d’abord le niveau juridique : bien que les sentences arbitrales soient limitées et puissent être cassées par un juge, il n’en reste pas moins qu’avec la mise sur pied d’un institut musulman de justice civile on assisterait à une privatisation du droit civil, commercial ou familial, et à un transfert du législatif de la sphère publique à la sphère privée. La conséquence en serait que les tribunaux canadiens ne joueraient plus que le rôle de caisse d’enregistrement de décisions privées sans qu’il y ait eu d’accès public à la délibération. En effet, selon les normes actuelles, le résultat seul de l’arbitrage est transmis en cour, le processus ayant mené à la décision restant totalement privé et confidentiel. De plus, la question de la représentativité et de la transparence des membres de l’organisme n’a pas été abordée lors de la réunion d’Etobicoke (qui les élit et comment ?). Enfin, rien n’indique quelle interprétation de la charia sera retenue, alors qu’il s’agit en soi d’un code vaste et complexe dont la mise en application varie énormément d’un pays musulman à un autre.
D’autres arguments se focalisent sur la question des droits individuels et de l’égalité entre sexes. Certes, le processus d’arbitrage est volontaire et implique que le médiateur soit choisi par les deux parties et que ces deux parties s’engagent à se soumettre à la décision finale qui sera rendue. Mais cela suppose que les deux parties en présence soient réellement égales ce qui, quand les litiges touchent un couple, n’est pas toujours le cas. Pour Alia Hogben, directrice du Conseil canadien de la femme musulmane, l’introduction de tels tribunaux ne peut que pénaliser les femmes et les isoler davantage. D’une part, elles risquent de prendre le jugement pour acquis et, s’il est en leur défaveur, de ne pas oser se retourner vers un tribunal civil, soit parce qu’elles ne connaîtront pas la possibilité d’un tel recours, soit parce qu’elles se considèreront comme de « mauvaises musulmanes » si elles remettent en question le jugement établi au nom de la charia et accepté par leur communauté, communauté qui pourrait les ostraciser si elles ne s’y soumettaient pas. D’autre part, le fait est que de nombreuses femmes musulmanes ont émigré ces dernières années et que, ne parlant pas anglais, elles ne seront pas capables d’interpréter l’arbitrage rendu. Or, le fait est que la charia n’est guère à leur avantage en termes de mariage, de divorce, de garde des enfants (garde attribuée généralement aux pères pour les enfants ayant atteint l’âge de la puberté) ou d’héritage (les héritiers recevant le double des héritières). Pourquoi donc ne pas en rester au statu quo et laisser les tribunaux civils faire leur travail ?
Autres critiques, qui concernent cette fois la personnalité très controversée de M. Syed Mumtaz Ali dont les motivations réelles ne sont peut-être pas aussi pures qu’il le dit. Premier élément troublant, la définition que donne l’intéressé des musulmans vivant en dehors des pays islamiques, à savoir celle de Bédouins qui doivent respecter la charia où qu’ils soient, avec comme sous-entendu qu’un bon musulman doit obligatoirement faire de la charia sa règle de vie et doit nécessairement être intégré dans sa communauté d’appartenance. Deuxième élément encore plus énigmatique, son interprétation des droits des femmes dans l’islam et les sources qu’il cite pour justifier sa prise de position. Dans un texte publié sur la toile et intitulé « Are Muslim Women’s Rights Adversely Affected by Shariah Tribunals ? », Syed Mumtaz Ali déclare que, à l’égard des femmes, la loi musulmane est plus libérale que la loi canadienne, qu’elle les protège mieux parce qu’elle les comprend mieux, et que ceux qui la traitent de patriarcale font de la propagande anti-musulmane et du lavage de cerveau. Il est donc préférable pour lui de se retourner vers des autorités compétentes qui font le point sur la question. Or, parmi cette littérature, figure Introduction to Islam de Muhammad Hamidullah dont le onzième chapitre, consacré à la situation de la femme en terre musulmane, rappelle explicitement l’inégalité naturelle existant entre hommes et femmes, d’où découle des droits et obligations différents, notamment au niveau du droit familial, largement favorable à l’époux. Ainsi, la procédure de répudiation est-elle seulement réservée aux hommes, de même pour le recours à la polygamie. Tous ces éléments mis ensemble amènent à douter de la réelle bonne foi de celui qui milite pour plus de transparence et de respect du droit des femmes.
Les dernières critiques portent sur l’effet produit par cette instauration de tribunaux islamiques, à savoir une possible division de la communauté alors qu’ils se donnaient pour mission de l’unifier. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’opportunité de cette mesure étant donné l’existence actuelle d’arbitrages religieux, et sur la volonté de rendre leurs décisions juridiquement légales. Pour certains, on assiste là à une instrumentalisation de la loi canadienne créant au final une justice à deux vitesses et acceptant dans les faits la préséance du droit religieux sur le droit civil. À dire vrai, le souhait de voir fonder au Québec, quelques mois plus tard, une instance d’arbitrage portant sur les questions familiales et dont les décisions s’inspireraient de la charia a renforcé cette idée d’une manipulation possible. Les propos tenus dans ce cadre par M. Salam Elmenyawi, président du Conseil musulman de Montréal, se situaient dans la même ligne que ceux de M. Mumtaz Ali puisqu’ils saluaient à leur tour l’avancée pour les femmes, au plan législatif, de l’introduction de la charia par rapport au droit canadien.
Face à ce tollé médiatique inattendu, le gouvernement ontarien a confié en juin 2004 à Marion Boyd, qui fut par le passé procureur général et ministre déléguée de la condition féminine, le soin de lui faire des recommandations. Le fameux rapport Boyd a été remis au gouvernement en décembre de la même année. Il s’agit d’un rapport extrêmement nuancé qui cherche à faire la part des choses, en évitant toute caricature, avec pour finalité de concilier les points de vue. D’où sa conclusion en demi-teinte selon laquelle « il convient d’établir un équilibre entre, d’une part, une tolérance et des adaptations nécessaires pour les groupes minoritaires qui privilégient un règlement extrajudiciaire de leurs différends, et, d’autre part, un engagement ferme en faveur de l’autonomie individuelle ». Reconnaissance, d’un côté, de la légitimité des attentes communautaires ; acceptation de l’autre de l’importance des droits individuels, ce qui conduit à une réglementation très stricte de l’arbitrage. Parmi ses recommandations, Mme Boyd propose que les individus exerçant la fonction d’arbitre soient formés et acquièrent une véritable compétence professionnelle, qu’ils aient une rencontre seul à seul avec chacune des parties pour éviter toute pression de l’entourage, que les ententes entre les parties et l’arbitre soient écrites et non orales, que les décisions prises par la suite soient également rendues par écrit et accompagnées des motifs qui les expliquent, qu’elles soient conservées pendant un délai minimum de dix ans et transmises annuellement au gouvernement sous la forme de renseignements cumulatifs et anonymes permettant de connaître le nombre d’arbitrages effectués, les appels qui ont été demandés et le résultat de ces appels, que tout arbitre ayant des comportements qui ne respectent pas les principes énoncés par le rapport Boyd soit sanctionné, que les deux parties connaissent leurs droits et que des conseils juridiques leur soient donnés (ce qui suppose l’intervention de l’État et la rédaction de documents d’information pertinents dans plusieurs langues distribués dans des centres d’information sur le droit de la famille) et, pour finir, que le droit des enfants reste primordial à toutes les étapes du processus.
Contrairement au souhait du gouvernement ontarien, la publication du rapport Boyd n’a en rien contribué à pacifier le débat public, qui n’a cessé par la suite de prendre de l’ampleur et de s’internationaliser, mettant de plus en plus de pression sur les politiques. Le 26 mai 2005, c’est l’Assemblée nationale du Québec qui vote une motion contre toute implantation de tribunaux islamiques dans la province, motion superfétatoire et quelque peu incantatoire car le problème ne se pose pas au Québec où le règlement des litiges familiaux est du ressort exclusif des tribunaux provinciaux. Le 11 septembre 2005, dans une déclaration rendue publique, Dalton McGuinty, Premier ministre de l’Ontario, accepte de modifier la législation provinciale afin d’interdire l’arbitrage religieux en matière familiale, tout en reconnaissant que restent valables les conseils fournis par les chefs spirituels des différentes communautés, mais sans plus leur accorder de valeur légale.
Pour faire suite à l’annonce de Dalton McGuinty, un projet de loi (projet 27-2005) est actuellement à l’étude et devrait recevoir prochainement la sanction royale qui lui donnera toute son effectivité. Cela suffira-t-il à désamorcer le mécontentement général et à résoudre tous les problèmes évoqués lors du débat public ayant précédé et suivi la publication du rapport Boyd ? On peut légitimement en douter. En effet, le projet de loi actuel ressemble étrangement au rapport Boyd tant décrié et insiste tout à la fois : (1) sur la nécessaire conformité du jugement rendu par les arbitres à la loi sur le droit de la famille ontarienne, jugement qui devra être désormais consigné par écrit ; (2) sur la nécessité d’informer du mieux possible les citoyens ontariens de leurs droits en leur fournissant durant le processus d’arbitrage des conseils juridiques leur permettant de comprendre la décision rendue et en développant à plus long terme des programmes d’éducation publique permettant une meilleure compréhension des enjeux du droit familial ; (3) sur la création d’instances professionnelles spécifiquement chargées de traiter les questions d’arbitrage familial – tout en reconnaissant par ailleurs la légitimité des compétences communautaires, notamment religieuses, en termes de conseils à donner aux parties ayant des différends familiaux à régler ; (4) sur la prise en compte prioritaire des intérêts des parties les plus vulnérables, à savoir les enfants. La seule différence essentielle consiste dans la reconnaissance que tout arbitrage en droit familial devra se conformer aux normes juridiques canadiennes, ce qui signifie qu’il est désormais impossible de rendre un jugement fondé sur la religion des parties parce qu’un tel jugement n’aurait en droit positif aucun effet juridique.
On le voit, ce projet de loi a le mérite de clarifier un certain nombre de points que la loi de 1991 sur l’arbitrage laissait en suspens en s’inspirant largement des recommandations du rapport Boyd. Cela étant, il ne va pourtant pas jusqu’à la suppression de tout arbitrage familial tenu hors cours comme certains le réclamaient. Ce qui veut dire que, contrairement au choix effectué par exemple par le gouvernement du Québec en matière familiale, le règlement des arbitrages familiaux ne sera pas exclusivement confié aux tribunaux civils ontariens. Pour autant, il est plus précis et apporte des limitations à l’arbitrage en droit familial. Ainsi, le garde-fou contenu par le projet de loi 27-2005 est de deux ordres : transparence des décisions arbitrales et responsabilisation des arbitres. La grande majorité des ajouts et amendements proposés à la loi de 1991 va dans ce sens, et en particulier l’ajout de l’article 58 selon lequel tout arbitre en droit familial devra désormais faire partie d’un organisme de règlement des différends reconnu et avoir reçu une formation spécifique en droit de la famille. De même, toujours selon l’article 58, tout arbitrage impliquera la constitution d’un dossier écrit tenu à jour par l’arbitre et toute sentence proposée à l’issue de l’arbitrage devra être transmise aux autorités compétentes.
En s’en tenant en gros aux recommandations du rapport Boyd, le gouvernement ontarien a délibérément choisi de maintenir une forme d’arbitrage en droit familial, laissant par là la porte ouverte à de nouvelles discussions. Confirmation en est donnée par les débats qui ont lieu actuellement en chambre autour de ce projet. Si la droite conservatrice soutient le gouvernement libéral sur cette question, quoique avec certaines réserves, la gauche néo-démocrate, en la personne de Peter Kormos, s’y oppose fermement, reprenant des arguments déjà avancés contre le rapport Boyd, à savoir que c’est aux tribunaux civils de se prononcer en matière de droit familial, et à eux seuls, personne ne pouvant sonder les reins et les cœurs des arbitres agissant hors cours ni garantir l’impartialité de leurs décisions, et ce même si elles respectent la loi ontarienne. On peut donc s’attendre vraisemblablement à ce que ce dossier continue d’occuper le devant de la scène dans les semaines et les mois à venir, malgré l’adoption de la loi à venir, et ce d’autant plus que les rapports entre État laïc et communautés religieuses, en particulier musulmanes, apparaissent comme particulièrement tendus dans le monde occidental aujourd’hui.

2) Multiculturalisme et tolérance : positivité et négativité du modèle communautariste
Il me semble que ce cas d’étude est intéressant pour penser à nouveaux frais le rapport entre le multiculturalisme contemporain et la tolérance comme vertu politique. L’avantage de l’exemple canadien, c’est que nous avons là un État qui a fait du multiculturalisme un pilier central de sa politique de reconnaissance des minorités, et ce notamment pour des raisons historiques. En effet, ce respect des communautés est tributaire d’une histoire ancienne où la majorité a longtemps brimé les droits des minorités – pensons notamment aux droits linguistiques des francophones ou aux droits territoriaux des peuples autochtones – et d’une histoire récente où a prévalu une vision de l’accueil des immigrants fondée sur la tolérance des particularismes culturels avec pour finalité une intégration souple et respectueuse de chacun, vision que le projet de loi 27-2005 évoque de nouveau. En gros, ce modèle canadien, fait de respect des communautés et des différences culturelles, a, sur le long terme, relativement bien fonctionné, au point d’ailleurs de permettre une vie communautaire riche et diversifiée et d’accepter que certaines valeurs cultuelles puissent être affirmées au sein même de l’espace public. On peut bien sûr penser aux arbitrages religieux et aux tribunaux juifs et chrétiens, mais aussi à l’autorisation d’afficher des signes religieux, comme c’est le cas pour les gendarmes sikhs par exemple qui sont autorisés à porter leur turban dans l’exercice de leur fonction.
Mais le cas des tribunaux islamiques, et la décision prise de les interdire, semble indiquer un essoufflement de ce modèle. Plusieurs raisons expliquent un tel phénomène. D’abord, le statut même de l’immigrant s’est modifié : de nos jours, une personne immigrante est facilement en contact avec son pays d’origine et n’éprouve plus la nécessité de s’intégrer dans l’espace national qu’elle rejoint. De plus, les raisons de son arrachement s’expliquent plus par des considérations économiques que culturelles – on choisit de moins en moins de s’installer dans les pays occidentaux pour la liberté individuelle qu’ils procurent, mais de plus en plus pour la satisfaction des besoins matériels qu’ils permettent. Enfin, à son arrivée, s’il le souhaite, l’immigrant s’intégrera facilement dans sa communauté d’appartenance où il pourra sans difficulté aucune conserver son mode de vie traditionnel sans avoir à intégrer les modes de fonctionnement de la société qui l’accueille.
Deuxième point, et j’y reviendrai, le rapport entre État et communauté s’est modifié de manière substantielle. Un bref détour historique s’impose. Les grands débats sur la tolérance de la période moderne ont eu pour effet bénéfique d’attribuer des droits aux individus et de les penser comme sujets face à la puissance étatique, sans pour autant reconnaître de droits aux communautés. Avec l’individualisation des modes de vie et l’affaiblissement des grands discours structurants traditionnels (politiques, syndicaux ou religieux) vécus à partir des années 1960 en Occident, le rapport entre État, société civile et individus s’est trouvé largement modifié. L’identité personnelle n’est plus donnée mais largement construite par des individus qui jouissent désormais d’un réseau d’appartenance exceptionnellement étendu, qui leur permet non seulement de choisir librement leurs relations avec le monde extérieur, mais également leur mode d’être (avec, pour certains, la modification même de leur donné sexuel). Tout cela explique en retour une multiplication des discours communautaires qui reposent sur les appartenances à ces différents réseaux d’identification personnelle.
Or, au plan juridique, pour exister en tant que telle, toute communauté cherche désormais une reconnaissance étatique par la médiation du droit qui a une valeur symbolique constitutive. Ce qui explique l’explosion des demandes collectives de la part des minorités culturelles et religieuses à l’égard de l’État. D’une certaine manière, on assiste moins à une opposition entre État et société civile qu’à un conflit entre droit communautaire et droits individuels avec des alliances parfois inattendues (ainsi, dans le cas des tribunaux islamiques, les représentants de la communauté juive se sont montrés solidaires des représentants de la communauté musulmane afin de ne pas voir les décisions rendus par les tribunaux rabbiniques en matière familiale ne plus avoir d’effet juridique positif). Plus précisément encore, parce qu’on ne leur reconnaît pas toujours de droits spécifiques, les communautés font usage des libertés fondamentales (liberté de conscience et de religion), conçues au départ pour protéger les seuls individus, pour acquérir une forme de reconnaissance dans l’espace public, parfois au détriment des individus eux-mêmes. Il me semble que l’on ne doit pas condamner trop vite cette revendication de droits au niveau collectif, qui peut être, par certains côtés, légitime et bénéfique pour les membres des communautés en question.
Prenons l’exemple de la reconnaissance de droits linguistiques pour les minorités, notamment pour la communauté francophone au Canada. Il s’agit ici, pour une communauté minoritaire, de voir ses droits reconnus afin de maintenir son existence dans un groupe majoritairement de langue anglaise. Les combats menés par les francophones au nom de leur communauté d’appartenance afin de se voir attribuer des droits spécifiques ne m’apparaissent pas poser dans ce cadre de problèmes particuliers, du moins tant que la liberté individuelle est respectée, c’est-à-dire tant qu’est reconnue la possibilité pour un membre du groupe de choisir de délaisser sa langue maternelle au profit d’une autre. L’obligation faite aux parents francophones d’inscrire leurs enfants exclusivement dans des écoles de langue française peut par contre apparaître comme problématique.
Mais une difficulté plus fondamentale consiste en l’opposition de communauté à communauté, dans le cas précis où on accorderait des droits spécifiques à telle ou telle communauté alors qu’on les refuserait à telle autre. Forme de discrimination qui est au fondement même, on l’a vu, des démarches entreprises pour légaliser les tribunaux islamiques qui ont dénoncé, à bon droit, l’inéquité et l’inégalité culturelles les touchant puisque des tribunaux chrétiens, juifs et même ismaéliens fonctionnaient, eux, bel et bien. À ce niveau, c’est l’État plus que la communauté qui est fautif parce que la tolérance est une ou n’est pas. Soit on accepte les tribunaux religieux en général, soit on les interdit, mais la demie mesure n’est pas de règle ici. Je reviendrai sur ce cas plus tard afin de donner mon sentiment sur la question.
Deuxième exemple d’affirmation communautaire qui me semble là encore légitime, les combats menés par les communautés autochtones au Canada ou par la communauté noire aux États-Unis, qui sont repris actuellement en France par plusieurs communautés ethniques au nom du droit à l’égalité des chances dans une société ouverte en théorie, mais qui leur apparaît fermée dans les faits. Les revendications de ces communautés ne sont pas nécessairement condamnables, car il me semble important d’utiliser parfois des stratégies politiques dans un contexte où les minorités ont été injustement traitées par le passé ou le sont encore au présent et où la justice distributive à leur égard est inéquitable et le droit à l’égalité menacé. Dans ce cas, les revendications communautaires constituent l’arme du faible destinée à affirmer des droits individuels garantis par la constitution, mais que le contexte réel, en particulier socio-économique, tend à masquer, la véritable égalité des chances devenant plus formelle qu’effective. C’est pourquoi l’introduction de politiques de discrimination positive temporaires peut être légitime afin de combler le fossé existant entre communautés. Le seul problème qui m’apparaît réel ici, c’est là encore celui constitué par la tension entre communauté et individus, puisque l’on somme les individus d’accepter un discours identitaire fort qui contribue à les maintenir dans leur communauté d’appartenance, qu’elle soit sexuelle, ethnique ou autre. Le communautarisme devient un marqueur identitaire capital qui a des conséquences au niveau individuel, puisqu’il remet en question l’autonomie personnelle, mais également des conséquences au niveau collectif puisqu’il contribue parfois à modifier l’image que la communauté se fait d’elle-même, voire à la pervertir.
Ainsi, afin de parvenir à leur but qui est la reconnaissance d’inégalités réelles, certaines communautés ont tendance à se « victimiser », inventant une histoire, qui n’est pas toujours la leur, dans laquelle elles ont nécessairement le mauvais rôle. Dans le cas des communautés autochtones par exemple, certains anthropologues contemporains ont montré la part du construit dans l’identité communautaire indienne. L’exemple le plus troublant est celui de la reconnaissance par le gouvernement canadien de droits ancestraux sur les terres et les ressources naturelles. Pour pouvoir bénéficier de cette reconnaissance, encore fallait-il faire la preuve de cette « ancestralité » garantissant les droits que chaque communauté revendiquait. Cette recherche de garantie a eu pour effet le développement d’une logique de l’ancestralité dans les communautés autochtones donnant lieu à la création d’un discours « folklorique » censé la légitimer et reposant sur des oppositions radicales avec le modèle occidental de développement (matérialisme d’un côté, spiritualisme de l’autre ; progrès technologique d’une part, harmonie avec la nature d’autre part ; pluralisme des valeurs coté occidental, sagesse des anciens côté autochtone ; individualisme des blancs et communautarisme des indiens, etc.). Or, ce discours correspond bien peu aux données historiques dont disposent les anthropologues aujourd’hui, qui remettent en question une bonne part des présupposés qui le sous-tendent. L’autre problème de ce construit, c’est qu’il peut se retourner contre la communauté elle-même. Puisque les autochtones se définissent comme membres par nature de telle ou telle communauté et non comme des individus autonomes, leur développement économique doit être vécu sous un mode communautaire. L’introduction de telles structures de production communautaire a été un fiasco total, à un point tel d’ailleurs qu’on en est revenu ces derniers temps à un modèle de développement fondé sur des projets individuels et non plus collectifs.
Malgré des déviances possibles, il n’en reste pas moins que certaines revendications communautaires sont légitimes. Encore faut-il définir les limites d’une telle reconnaissance de doléances collectives. Pour moi, et ce sera là le principe de tolérance politique que je défendrai dans cet article, est légitime toute revendication collective qui se justifie par les carences et manquements de l’État démocratique à l’égard d’une minorité ou à l’égard des individus qui la composent, pour autant que cette revendication respecte les droits et libertés individuels et qu’elle donne lieu à un débat public. Dans cette perspective, on le voit bien, les responsabilités sont partagées, et le débat démocratique suppose un véritable dialogue entre l’État et les communautés afin d’établir la recevabilité de telle ou telle revendication. Cela suppose aussi que les communautés tiennent compte des droits et libertés individuels de leurs membres, mais aussi de ceux des autres communautés, et que l’État accepte de renoncer à sa neutralité abstraite pour intervenir de manière active en acceptant telle ou telle revendication ou en l’interdisant. Ce qui ne signifie pas, on s’en doute, qu’il se permette de porter un jugement de valeur sur les communautés et les traditions dont elles sont porteuses – les individus étant libres de choisir leurs appartenances et l’État devant les respecter – mais qu’il intervienne lorsqu’une demande déroge au principe de tolérance que je viens d’évoquer.
Il me semble que sur la question de la légitimité des revendications communautaires, il est important non pas de distinguer les communautés entre elles, comme le fait par exemple Wyll Kymlicka dans Multicultural Citizenship en séparant communautés nationales et communautés ethniques, mais de distinguer au sein des revendications communautaires elles-mêmes celles qui respectent le principe de tolérance et celles qui s’y opposent. À partir d’une telle distinction, on peut, de mon point de vue, trancher le cas de la revendication en faveur de l’instauration de tribunaux islamiques en Ontario. Bien que cette revendication ait été menée au nom d’une réelle discrimination au vu de ce qui était accordé à d’autres communautés, elle n’est pas recevable, car elle peut mener à une situation où le droit à l’égalité risque d’être remis en question – mais l’existence des autres tribunaux religieux n’est pas plus acceptable. Plus que la communauté musulmane, qui, au fond, n’a fait que réclamer un droit accordé à d’autres, c’est l’État qui est ici responsable de ne pas avoir respecté ses propres principes au nom de considérations sociales et économiques qui ne devraient même pas entrer en ligne de compte quand il s’agit de protéger les droits et libertés individuels.
Le fait est que l’État a souvent tendance à se retrancher derrière le principe de sa neutralité axiologique. Mais si cette attitude pouvait encore se comprendre quand la paix religieuse était respectée de part et d’autre, c’est-à-dire quand l’État acceptait de rester étranger aux débats théologiques et quand les églises renonçaient à s’immiscer sur le terrain politique, elle est devenue problématique aujourd’hui, et ce au moins à deux égards. D’une part, les sociétés démocratiques occidentales se trouvent actuellement confrontées à une communauté minoritaire dont la religion est par nature étrangère à la distinction entre sphère politique et sphère religieuse, ce qui peut occasionner une multitude d’affrontements et de conflits idéologiques. D’autre part, l’individualisation du croire produit à la fois une diversification des identités de croyance avec pour effet l’explosion des sectes, et un relâchement des liens entre autorités ecclésiastiques et membres de la communauté qui fait en sorte que les églises ne sont plus capables de garantir que leurs fidèles n’investiront pas la sphère publique pour en modifier l’ordre.
Les exemples de cette double confusion des sphères sont légion et le problème est que cette confusion touche désormais le lieu même de la transmission des savoirs, l’école. J’en veux pour preuve la décision récente de David Lynch de récolter six ou sept millions de dollars en faveur de la promotion de la méditation transcendantale au niveau scolaire, ou bien les déclarations de George Bush sur la nécessité d’enseigner aux enfants la théorie créationniste comme tout aussi pertinente que la théorie darwinienne de l’évolution, ou encore les propos sexistes, racistes ou antisémites tenus dans les collèges français au nom d’une approche communautaire évoqués dans Les territoires perdus de la République. Il ne s’agit pas de simplement dénoncer certaines dérives, mais de comprendre que, de même que toute communauté a le droit de défendre ses valeurs, l’État possède aussi le pouvoir de protéger les siennes, c’est-à-dire de garantir le respect par tous des droits et libertés individuels quand ils lui paraissent mis en danger.

C’est sur cette responsabilité de l’État que je souhaiterais conclure. Au fond, l’exemple de la revendication de tribunaux islamiques en Ontario témoigne bien du fait que c’est l’État, dans ce cas précis, qui, par son laisser-faire, a été responsable d’une situation qui n’aurait pas dû se produire s’il avait assumé les prérogatives reliées à sa fonction. La plupart des communautés inscrites dans l’espace public sont intimement persuadées de la supériorité de leur message ou de la spécificité de leurs différences, et cette conviction est légitime. Elle ne peut pas pour autant conduire à une réelle reconnaissance par l’État de droits particuliers, sauf à respecter le principe de tolérance que j’évoquais précédemment. Dans un sens, le débat public qui a eu lieu autour des tribunaux islamiques a eu des effets positifs en permettant à la communauté musulmane de s’immiscer dans le débat public sous des formes plurielles et en amenant le gouvernement ontarien à repenser sa politique à l’égard des communautés, sans pour autant rompre avec le modèle multiculturaliste qu’il a choisi d’adopter. L’enseignement que l’on peut tirer de ce débat, c’est que l’intégration des minorités suppose des valeurs partagées. Ce qui implique que, du côté des communautés, chaque groupe accepte de jouer le jeu démocratique et de respecter les règles communes du bien public sans pour autant renoncer à faire valoir les discriminations dont il se pense la victime, et que, du côté de l’État, on ne transige pas sur les valeurs essentielles qui fondent l’espace public démocratique, sans pour autant négliger de demander à ses représentants de manifester un intérêt réel à l’égard des questions religieuses et culturelles afin de permettre un dialogue plus aisé entre deux sphères de valeurs qui ne sont pas nécessairement incompatibles.


Bibliographie
ALI, Syed Mumtaz, « Are Muslim Women’s Rights Adversely Affected by Shariah Tribunals ? », consulté sur le site Internet : www.muslim-canada.org/darulqadawomen.html.
BRENNER, Emmanuel (dir.), Les territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Paris, Mille et une nuits, 2002.
GOAR, Carol, « Testing the Limits of Tolerance », The Toronto Star, 16 janvier 2004.
HAMIDULLAH, Muhammad, Introduction to Islam, Lahore, Sh. Muhammad Ashraf, 1974.
KYMLICKA, Will, Multicultural Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 1995.








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QUATRIÈME PARTIE


LIMITES DE LA TOLÉRANCE




Norbert Lenoir
Université d’Aix-en-Provence


La tolérance et le pluralisme de l’illusion


Il est des valeurs qu’il n’est pas bon de remettre en question, sous peine de commettre un crime de lèse-majesté, en l’occurrence ici un crime de lèse-démocratie. La tolérance est l’une de ces valeurs tant elle semble liée à la nature de la démocratie. Il est indéniable que cette valeur a participé à la structuration de l’espace démocratique. Mais nous vivons peut-être une saturation de tolérance qu’un curieux phénomène de dénégation tend à occulter par un discours affirmant que l’accentuation de la tolérance renforce la démocratie. Certes, mais quelle démocratie pour quelle tolérance ? Et quelle tolérance pour quelle démocratie ? En d’autres termes, si la démocratie est assurément fondée sur le pluralisme, quel type de pluralisme met en avant cette tolérance qui, au nom du respect des différences, tient la différence pour un absolu, pour l’absolu d’une identité ?
Pour amorcer une réponse, nous soutiendrons l’hypothèse suivante : comme l’a analysé Tocqueville, la démocratie est travaillée par l’amour de l’égalité qui, en juxtaposant les hommes les uns à côté des autres, prive la liberté politique de sa condition de possibilité. Il nous semble que la tolérance est une manifestation d’un amour de l’égalité d’un nouveau type qui ne se contente pas de juxtaposer, mais d’opposer les individus les uns aux autres.
Avant d’exposer cette hypothèse, je tiens à souligner, pour ne pas passer pour un dangereux réactionnaire, que la tolérance est une valeur fondamentale de la démocratie. Mais précisément, comme nous le dit Tocqueville, « la démocratie travaillant sans le vouloir contre elle-même », la tolérance de principe organisant l’espace démocratique est ainsi devenue une dynamique de reconnaissance d’identités fermées et irréductibles. C’est pour cette raison que, dans un premier temps, je déterminerai brièvement ce rôle de structuration de la tolérance et que, dans un deuxième temps, j’analyserai dans une perspective tocquevillienne la nouvelle dynamique de l’égalité initiée par la tolérance. Enfin, dans un troisième temps, j’essaierai de proposer des hypothèses sur les causes de cette transformation de la notion de tolérance.

1) La tolérance, principe de structuration démocratique
En me dispensant de toute généalogie inutile pour mon propos, je prendrai l’exemple de Locke dans sa Lettre sur la tolérance de 1685. Je souligne que cette référence à Locke est symbolique, c’est-à-dire que je fais de sa pensée une figure de la dynamique politique de la tolérance. Faisons donc écho à deux de ses affirmations :
J’estime qu’il faut avant tout distinguer entre les affaires de la cité et celles de la religion et que de justes limites doivent être définies entre l’Église et l’État.

Si un païen révoque en doute l’un et l’autre Testament, il ne doit pas être puni en tant que citoyen malhonnête. Que quelqu’un croie ou ne croie pas des choses de cette sorte, cela ne met en danger ni le pouvoir du magistrat ni les biens des citoyens. (…) Les lois de l’État ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens.

À partir de ces affirmations, on peut souligner une double conséquence de la tolérance à l’égard de la démocratie.
1 - La tolérance initie un processus démocratique particulier. La démocratie, ce n’est pas seulement une certaine organisation du pouvoir, mais c’est aussi une certaine organisation de l’espace social et politique fondée sur le principe de la séparation. Précisément, ce principe est initié par la tolérance. Elle pose la séparation entre les affaires de la cité et celles de la religion. La tolérance est alors bien un principe structurant l’espace politique. L’enjeu n’est pas la mort de Dieu, Dieu ne meurt pas. La religion cesse de se mêler des affaires politiques des hommes. La légitimité politique ne dépend plus de l’ordre religieux. Ainsi, la tolérance, en séparant les deux ordres, produit cette mutation politique qui correspond à l’originalité même de la démocratie : le pouvoir, ne pouvant plus se fonder sur une légitimité donnée par un ordre transcendant, doit se mettre en quête de sa légitimité. Dans cette perspective, on peut souligner que la tolérance a un caractère négatif ; il s’agit d’organiser la sphère politique à partir de cet impératif : il faut exclure la religion du politique. Exclure et séparer sont des logiques propres à la tolérance. Cela peut paraître étrange à nos oreilles modernes pour lesquelles la tolérance a un aspect positif de reconnaissance des différences.
2 - L’autre enjeu de la tolérance souligné par Locke concerne le statut de l’opinion. En effet, la tolérance ne se contente pas d’interroger l’opinion dans la grammaire de la limite et de poser cette syntaxe d’un pouvoir politique sans opinion confessionnelle et d’opinions confessionnelles sans pouvoir politique. La tolérance est un processus qui a donné une énergie politique à la démocratie. En effet, entendons bien l’affirmation de Locke : « les lois de l’État ne veillent pas à la vérité des opinions ». L’État ne peut se penser investi d’un tel pouvoir de surveillance que s’il est capable de référer l’opinion à une vérité légitimée par un ordre transcendant tel que la religion. La tolérance, en coupant la possibilité de se référer en politique à une autorité supérieure, autonomise l’opinion politique. Par conséquent, la tolérance inaugure un double processus de séparation : à la séparation politique/religion répond la séparation pouvoir politique/savoir. C’est-à-dire que la politique non seulement tolère les différentes confessions (elle se dispense d’avoir une option religieuse), mais aussi elle tolère toutes les opinions politiques, car elle ne peut plus prétendre qu’elle détient la vérité sur l’organisation sociale. Cette tolérance signifie ceci : la connaissance de la société est au carrefour de plusieurs discours, de plusieurs options idéologiques. Celui qui, je pense, a le mieux mis en évidence cette conséquence de la tolérance est John Stuart Mill. Dans De la liberté, il écrit : « Toute répression d’une discussion revient à un postulat d’infaillibilité ». La seule possibilité d’empêcher ce postulat, c’est-à-dire la fusion entre le pouvoir et le savoir, c’est de faire que le pouvoir politique tolère toutes les opinions. Mais il s’agit d’une tolérance active, c’est-à-dire d’une tolérance qui, en produisant la liberté d’expression, crée un espace public. Mill élargit le sens de la publicité qui s’est mis en place au XVIIIe siècle, notamment avec Kant. Kant définit ainsi la publicité : « l’usage public de sa raison doit toujours être libre et il est seul à pouvoir apporter les Lumières parmi les hommes ». Selon Mill, l’usage public de la raison n’a pas seulement pour conséquence d’éclairer les hommes. L’usage public rationalise les arguments car, par leur confrontation, ils sont portés jusqu’à la limite de leur validité : « Il est étrange que les hommes admettent la validité des arguments pour les besoins de la libre discussion, mais s’opposent à ce qu’on les pousse jusqu’au bout, ne voyant pas que, tant que les raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, elles ne le sont pour aucun ».
La tolérance, en produisant cette disjonction entre le pouvoir et le savoir, n’est pas un concept mou ou flou de la démocratie. Elle reste un tel concept si on la définit comme le fait pour une personne ou un pouvoir de laisser à autrui la liberté d’exprimer des opinions que cette personne ou ce pouvoir ne partage pas. Non, on ne peut en rester à cette mollesse conceptuelle. La tolérance ce n’est pas seulement donner la possibilité à chacun d’opiner librement dans son petit espace privé, c’est produire un espace public par la confrontation d’opinions différentes. Mais ces différences, en tant que différences politiques, sont tendues vers la construction d’une vérité. C’est pour cette raison que la tolérance non seulement ne saurait réduire au silence l’opinion, mais doit également donner voix à la dissidence. En effet, comme nous le dit Mill, tolérer toutes les opinions, même dissidentes, aide à avoir une compréhension élargie de la société :
Quand on découvre des personnes qui font exception face à l’unanimité apparente du monde sur un sujet quelconque, même si le monde a raison, il est toujours probable que les dissidents ont quelque chose à dire en leur faveur qui vaut la peine d’être entendu, et que la vérité perdrait quelque chose à ne pas l’entendre.

La tolérance ne se comprend que dans son effet politique qui est la liberté d’expression. Mais cette liberté est elle-même sous-tendue par une recherche de la vérité. Ou, pour le dire autrement, la tolérance ouvre bien l’espace de la diversité des opinions, mais cette diversité est animée par une visée, elle est travaillée par un projet collectif, celui de produire une vérité sur la société. Là encore on peut faire écho à Mill : « seule la diversité des opinions donne une chance équitable à tous les aspects de la vérité ».
Au terme de cette courte réflexion, nous pouvons dire que la tolérance est à la fois un principe propre à la démocratie et ce qui l’empêche de céder à la mystique de l’Un. Si le but de la politique démocratique n’est pas d’instaurer le paradis, mais d’éviter l’enfer, la tolérance participe de cette politique démocratique en évitant l’enfer d’une conception unique et unitaire de la société. On peut donc partager ce jugement de Rawls sur la tolérance et le pluralisme :
Le fait du pluralisme raisonnable exclut une conception de l’unité de la société, si on entend par là une société politique unifiée par une doctrine unique, religieuse, philosophique ou morale ; c’est une option politique inacceptable pour ceux qui respectent les exigences en matière de liberté et de tolérance qui sont inscrites dans les institutions démocratiques.

La tolérance est bien un principe du politique et non simplement une valeur politique. Concernant la définition du terme de principe, je me règle sur celle d’Aristote : « Le caractère commun de tous les principes, c’est donc d’être la source d’où l’être, ou la connaissance ou la génération dérive ». Un principe donne existence, d’une part, à une chose et, d’autre part, commande son existence. Il en est ainsi de la tolérance : elle est à l’origine de la structuration de la démocratie comme espace organisé par des séparations. Mais elle régit l’existence de la démocratie en veillant à ce que cette séparation repose sur une logique d’exclusion : il est des domaines où la loi, la politique doivent rester incompétents. C’est précisément cette incompétence qui rend possible la liberté d’expression et le pluralisme. Le pluralisme n’est donc pas un désastre : le considérer comme tel serait considérer l’exercice de la liberté également comme une calamité politique. Mais encore faut-il que ce pluralisme sous-tende une visée politique, qu’il soit animé, comme le signale John Stuart Mill, par une volonté de son propre dépassement. La tolérance contemporaine semble précisément animée par un autre projet : celui de faire exister une diversité pour elle-même sans projet de dépassement du divers. Ce projet vient peut-être du fait que la tolérance se conçoit désormais moins comme un principe que comme une valeur. En tant que valeur, elle est prise dans la mobilité du passage du désiré au désirable. Apparaît cette logique de notre modernité : toute identité désirée va se présenter comme une identité désirable et exiger une reconnaissance politique. La mise en place de cette logique s’analyse à l’aide de l’intuition de Tocqueville concernant l’amour de l’égalité.

2) Tolérance et pluralisme de l’illusion
Je soulignerai ce qui rend la pensée de Tocqueville toujours actuelle. La démocratie ne repose pas seulement sur une antinomie entre la justice et l’injustice, l’égalité et l’inégalité, la liberté et la servitude, mais elle produit un processus antinomique à partir du développement asymétrique entre ces deux valeurs nécessaires et légitimes que sont l’égalité et la liberté. Tocqueville nous permet de sortir d’une certaine innocence de la représentation politique qui veut que le déficit démocratique renvoie à des phénomènes externes à la démocratie : forces réactionnaires, volonté tyrannique, dictature. L’inertie démocratique doit être aussi pensée par rapport au processus de démocratisation lui-même. Tocqueville, dans l’avant-propos De la démocratie en Amérique, en appelle à « une science politique nouvelle ». Mais encore faut-il souligner que la nécessité de cette science doit sa nouveauté au nouvel objet dont elle crée le champ d’étude. Ce nouvel objet est la tension entre l’égalité et la liberté.
L’égalité relève non pas d’une nature mais d’une dynamique orientée par un désir « que les peuples démocratiques peuvent pousser jusqu’au délire ». La liberté ne relève pas d’une nature inscrite dans l’histoire, elle n’existe que dans des pratiques concrètes capables de rassembler les hommes pour créer un intérêt commun. Mais ces pratiques ne sont pas soutenues par un désir aussi puissant que celui pour l’égalité. À cet effet, Tocqueville souligne cette caractéristique des peuples démocratiques : « Le goût que les hommes ont pour la liberté et celui qu’ils ressentent pour l’égalité sont deux choses différentes, et je ne crains pas d’ajouter que, chez les peuples démocratiques, ce sont deux choses inégales ». La démocratie ne se caractérise pas alors comme étant une essence paisible pouvant s’appliquer dans la réalité, mais elle se présente comme une existence politique toujours singulière qui a tendance à disjoindre les deux pratiques qui lui donnent sens et vie. La pensée de Tocqueville relève de cette intuition : le processus d’égalisation des conditions contient une logique de renversement de la liberté en servitude. La démocratie contient en elle cette possibilité : la déconnexion de la liberté et de l’égalité est susceptible de mettre en échec des pratiques d’autonomie politique des citoyens.
Précisément, je pense qu’il y a déconnexion entre ces deux valeurs dans la dynamique de la tolérance, car celle-ci est travaillée par cet amour de l’égalité (je définis cet amour dans un sens tocquevillien). Cette égalité n’est pas simplement une égalité juridique ou politique mais elle est une représentation permettant d’évaluer le rapport aux êtres et aux choses. Cette représentation, cette conscience de soi démocratique, évalue la société à travers les notions de semblable et d’équivalence. Les citoyens, en se regardant comme des semblables, ont tendance à rendre équivalentes des choses différentes. L’amour de l’égalité peut conduire jusqu’au délire, car il généralise ce système d’équivalence à l’ensemble des domaines de la société. Dans ce cadre, tolérer toutes les opinions est bien un impératif démocratique, mais cet impératif se fait au nom d’une équivalence des opinions qui possèdent alors un droit à exister pour elles-mêmes, dans leur pure individualité. Alors se produit un glissement du sens de la tolérance. Elle n’est plus un principe de séparation et d’exclusion, mais elle devient une valeur permettant de traiter toute demande sociale comme étant désirable et légitime. La démocratie, d’organisation spatiale, devient un enchevêtrement de demandes identitaires.
La tolérance de toutes les opinions n’est plus alors travaillée par cette volonté que pour parvenir à une connaissance sur la société, il faut que toutes les opinions aient une chance équitable d’être entendues afin de produire un monde commun.
La tolérance, reposant sur l’équivalence des opinions, a pris deux formes dans le temps. La première est celle que Tocqueville a analysée sous le nom de la tyrannie de la majorité et la seconde, qui est propre à notre modernité, est celle que l’on peut définir comme la tyrannie de la particularité.

3) Tocqueville et l’équivalence des opinions
Tocqueville analyse les effets opérés par l’égalité des conditions dans le développement de la pensée. Cette égalité, tout en installant les conditions d’une pensée personnelle et indépendante, risque de saper le développement d’une réflexion véritablement autonome. L’égalité des conditions semble bien rendre possible le développement d’une pensée libre. La logique de l’égalité, en favorisant la « répudiation des traditions de classe, de profession », prédispose les hommes à répudier les arguments d’autorité et à chercher la vérité par « le seul effort de la raison ». Mais cette dynamique émancipatrice qui se fonde « sur l’effort individuel de la raison » se retourne en son contraire : loin de permettre la multiplication de pensées autonomes, elle favorise l’instauration d’un conformisme intellectuel le plus plat. Tocqueville présente la dynamique ambiguë de l’égalité appliquée à la tolérance : elle se fonde sur la revendication d’une pensée libre de tout argument d’autorité et tolérant toutes les opinions, mais dans le même temps elle empêche la création d’un sujet autonome capable d’exercer une telle pensée. Tel est le paradoxe propre de l’univers démocratique de tolérance que nous livre Tocqueville : l’émergence de la revendication d’une pensée libre par l’acceptation des différences, mais nul sujet existant capable de la développer et de l’exercer. Cette pluralité des opinions, nous dit Tocqueville, ne forme plus « qu’une sorte de poussière intellectuelle qui s’agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et se fixer ».
Cette poussière produite par la pluralité des opinions tient au fait que la tolérance est investie par le délire de l’amour de l’égalité : en projetant les notions de similitude et d’équivalence dans tous les domaines, on produit une société qui, tout en exaltant les différences, devient insensible aux différences. Ces différences deviennent une toile de fond sympathique qui fait pression sur la réalité sans la modifier. Dans cette perspective, nous pouvons dire que cette indifférence aux différences transforme la tolérance en un état, alors qu’elle est une dynamique. En effet, la tolérance se comprend par et dans ce mouvement : être tolérant c’est non seulement respecter les différences, mais c’est aussi accepter que ces différences viennent remettre en questions nos pensées, nos positions idéologiques. C’est ce mouvement de dépassement de la particularité des opinions qui fait de la tolérance une dynamique de la politique démocratique : il n’y a de politique que dans ce mouvement de dépassement de la particularité pour tenter de créer un intérêt général. Précisément, en rendant toutes les opinions équivalentes et par conséquent indifférentes, la tolérance définit un espace dans lequel existe une acceptations des différences. Mais ces différences sont neutralisées, elles ont perdu leur possibilité de faire accéder les hommes à une mentalité élargie par le dépassement de leurs opinions personnelles. C’est pour cette raison que Tocqueville dit que « chacun se referme donc étroitement en lui-même et prétend de là juger le monde ». Un pluralisme travaillé par ce délire de l’équivalence détruit la possibilité de l’intersubjectivité intellectuelle : « Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres à cause de leur similitude ». Il n’existe plus d’influence d’une pensée différente. La pensée se referme sur elle-même, car il n’existe plus d’altérité positive, c’est-à-dire une altérité pouvant nous arracher à nos positions idéologiques :
Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle d’un autre, elle est fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de près, et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité.

Tocqueville nous permet de saisir non seulement le point à partir duquel la tolérance se retourne sur elle-même, mais aussi le moment où elle devient une valeur. Elle ne peut le devenir que dans un monde où l’amour de l’égalité est poussé jusqu’au délire, c’est-à-dire jusque dans sa plus extrême conséquence. Cette conséquence est la création d’un monde de la similitude où toutes les différences s’annulent dans l’équivalence généralisée. Si tout est égal, toute demande est désirable et si tout est désirable, tout devient tolérable. On peut illustrer cette logique à partir d’un slogan publicitaire qui habille les murs des différentes villes françaises : « ça m’est égal, c’est égal ». Mais cette intolérance zéro produit du même coup un homme insignifiant.
En devenant indifférent aux différences, c’est-à-dire à la possibilité qu’elles pourraient contribuer à modifier sa pensée, l’homme devient ce sujet paradoxal : tout en se sentant l’égal intellectuel de tous les autres hommes, ce sentiment ne lui renvoie en miroir que l’image de sa propre insignifiance. À cet effet, Tocqueville écrit :
Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent avec orgueil qu’il est égal à chacun d’eux ; mais, lorsqu’il vient à envisager l’ensemble de ses semblables et à se placer à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse.

Comment alors la société démocratique va-t-elle résoudre ce paradoxe entre l’affirmation de la positivité de la pluralité des opinions garantie par leur équivalence et l’expression de ce sentiment d’insignifiance ressenti par les hommes ?
La résolution passe par la création d’une nouvelle forme d’autorité intellectuelle qui ne repose ni sur l’individu, ni sur une classe, mais sur l’opinion du plus grand nombre : « Aux États-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d’opinions toutes faites, et les soulage de s’en former qui leur soient propres ». La tolérance se retourne alors contre elle-même. En fondant le respect des différences sur la représentation d’une équivalence généralisée des opinions, on neutralise la pensée en la fondant dans l’opinion indifférenciée de la majorité : « L’inquisition n’a jamais pu empêcher qu’il ne circulât en Espagne des livres contraires à la religion du plus grand nombre. L’empire de la majorité fait mieux aux États-Unis : elle ôte jusqu’à la pensée d’en publier ».
La tyrannie de la majorité présente « la nouvelle physionomie de la servitude ». Cette nouvelle servitude se présente sous les couleurs de l’égalité et de l’équivalence des opinions. Cette tyrannie n’est pas celle que l’on impose au moyen d’un pouvoir coercitif, mais celle qui prédispose l’esprit à une volatilité qui l’empêche de développer une pensée conséquente.
À cette volatilité de l’esprit correspond la volatilité de la liberté politique. Liberté qui signifie alors le droit de cultiver en toute indépendance une opinion, personnelle mais insignifiante.
Cette analyse de la pensée de Tocqueville nous permet de différencier deux types de pluralisme représentant les différents claviers sur lesquels la tolérance peut jouer.
Le premier type de pluralisme implique la possibilité de son propre dépassement. Ce pluralisme pose que les conflits de valeurs ne sont pas une désastreuse dégradation de l’ordre et de la tranquillité politiques. Mais ce conflit doit déboucher sur la construction de positions généralisables. Ici, la tolérance repose sur ce principe : non seulement respecter la pluralité des opinions, mais aussi transformer par la confrontation des aspirations subjectives en aspirations universalisables. La tolérance est bien cette dynamique de dépassement de la pluralité, car elle intègre en elle l’exigence de l’universalisation de certains intérêts. Cette tolérance ne s’inscrit donc pas dans un mouvement de résignation : se résigner devant un pluralisme posé comme impénétrable et indépassable. Ce qu’il faut contester dans le leitmotiv contemporain sur le respect des différences (fondé sur la totale équivalence des opinions), c’est l’affirmation selon laquelle il serait impossible de faire une distinction entre des intérêts universalisables et ceux qui sont particuliers.
Le second type de pluralisme s’enferme dans le relativisme. Ce relativisme n’est pas seulement fondé sur l’équivalence des opinions, mais aussi sur le fait que chaque personne ou chaque communauté se pose comme source de valeurs uniques et indépassables. La tolérance signifie alors non pas une dynamique de mise en commun des valeurs à partir d’un pluralisme initial, mais l’enfermement dans un pluralisme revendiquant le caractère indépassable de toutes les différences.
À partir de cette distinction entre ces deux types de pluralisme, on peut souligner qu’il y a une métamorphose de la notion de tolérance par rapport à l’analyse de Tocqueville. La tolérance n’est plus seulement une valeur posant l’équivalence des opinions et conduisant à l’indifférence des différences, mais elle est devenue la projection d’une demande de reconnaissance des différences se présentant comme irréductibles. Respecter les différences signifie alors leur donner une consistance absolue. Être tolérant, cela signifie l’acceptation de l’émiettement de l’espace social en différences juxtaposées. Cette définition de la tolérance s’associe à la torsion que subit le sens de la notion de communication. Chacun, à l’envi, affirme que nous vivons dans une société de communication. Mais communiquer, c’est rendre commun, c’est mettre en commun des paroles et des actes. De nos jours, communiquer, cela signifie projeter une différence, se rendre différent pour se faire reconnaître.
Il y a alors un surgissement de la revendication identitaire ou, pour le dire avec Marcel Gauchet, nous vivons « le sacre de la société civile ». Ainsi, le respect des différences ouvre sur une logique des identités. Chaque différence se présente comme une identité que la politique doit reconnaître expressément, comme preuve de sa tolérance. Il faut souligner trois idées importantes attachées à cette logique de l’identité :
Ces identités ne sont pas le résultat d’une construction politique, mais elles se présentent comme une donnée que l’État doit absolument prendre en compte ;
Cette logique utilise la rhétorique des droits de l’homme ;
Ces identités reposent sur une égalité qui oppose les hommes les uns aux autres.
Reprenons le premier point. Toutes les différences données sont autant d’identités à faire valoir. Mais ces identités sont toujours déjà là, elles ne passent pas par une constitution qui supposerait contradictions et concessions. Non ! Je suis ce que je suis depuis ma naissance, je suis ce que je ressens. C’est le grand retour des identités authentiques, du terroir et du spirituel. Mon moi authentique est celui que j’éprouve en tant que basque, corse, juif, etc. En tant que données, ces identités se pensent comme antérieures à toute organisation politique et, par conséquent, elles se définissent comme supérieures à tout État.
C’est en se pensant comme antérieures et supérieures à l’État que ces identités utilisent le langage des droits de l’homme. Il s’agit bien évidemment d’une application fonctionnelle de leur logique. Les droits de l’homme pose l’inhérence de certains droits à la nature de l’homme, droits qui sont donc antérieurs et supérieurs au politique. Le discours des identités utilise cette logique de l’inhérence en l’appliquant précisément aux identités elles-mêmes. À partir du moment où l’homme se définit par des identités inhérentes à sa nature même, l’État doit les reconnaître au même titre que des droits inaliénables.
Nous sommes alors en présence d’une logique de l’égalité qui, comme l’avait vu Tocqueville, nuit à l’espace démocratique. Mais si Tocqueville pensait que l’équivalence des opinions conduisait à l’indifférence des hommes et à la création de la tyrannie de la majorité, nous assistons à une égalité qui produit l’animosité entre les hommes et le triomphe de la tyrannie de la particularité. Cette tyrannie contient en elle-même deux risques. Le premier est d’être contradictoire avec la liberté des individus. Affirmer la reconnaissance des identités particulières comme des droits politiques risque d’enfermer les individus dans leur particularisme, de les assigner à un groupe. Le citoyen n’est pas assigné à une résidence identitaire, mais conserve la possibilité de s’arracher de toutes les identités qui ne sont que des constructions historiques. Le second risque concerne l’intégration sociale. La reconnaissance publique d’identités risque de cristalliser et de consacrer les particularismes aux dépens de ce qui unit les citoyens, d’organiser le repli des individus sur leur communauté d’origine au lieu de leur donner les moyens de la dépasser et d’entrer en relations avec les autres. La tolérance sans fin aux différentes identités conduit à la fragmentation sociale en juxtaposant des identités fermées et irréductibles les unes aux autres.
Il convient de souligner que la tolérance s’articule toujours à une conception de l’égalité, mais elle ne projette plus simplement le respect des différences et l’équivalence des opinions. Elle projette le respect des identités. Mais ces identités ne se donnent pas comme équivalentes, car elles se donnent comme étant substantielles, c’est-à-dire comme étant ce à partir de quoi l’homme est tenu de se définir. C’est moins l’égalité des identités entre elles qui importe que leur égale reconnaissance par l’État. Cette tolérance identitaire a toutes les chances de déboucher sur l’intolérance de la part d’identités qui se penseront plus substantielles que d’autres. On enferme alors les individus dans des identités dont ils sont incapables de sortir.
Face à ce pluralisme des identités, nous sommes en présence d’un pluralisme de l’illusion, et ce pour deux raisons :
1 - L’illusion de la génération spontanée de l’identité : les identités authentiques seraient nécessairement extérieures au politique puisqu’elles sont inhérentes soit à l’individu soit à une communauté. On oblitère alors l’histoire. Cette tolérance des identités devient alors intolérante à l’histoire, c’est-à-dire à tout discours qui vient montrer qu’une identité n’est jamais un donné, mais toujours le résultat d’une construction historique. C’est en masquant le fait qu’une identité n’est jamais définitive que l’on peut créer l’illusion d’une identité qui relèverait toujours d’un donné objectif que l’État serait obligé de reconnaître. Contrairement à cette conception, on peut dire que la démocratie est liée à cette détermination d’un peuple qui s’affirme au-delà des différences de naissance, de religion. Ce peuple affirme la pure contingence de la naissance. Il s’agit alors de construire un monde commun en dépassant cette contingence et non en s’y enracinant. Sinon, au peuple comme démos se substituera le peuple comme ethnos ou comme théos.
2 - L’illusion que l’identité se fait non par dépassement, mais par fermeture. Là encore, nous retrouvons le lien entre tolérance et pluralisme. Mais de quelle pluralité s’agit-il ? D’une pluralité ouverte acceptant le jeu de la tolérance qui conduit à un dépassement des appartenances qui nous particularisent ? Ou bien d’une pluralité qui se conçoit dans une juxtaposition d’identités disparates et irréconciliables ? Le problème politique est bien un problème de tolérance, car il renvoie au fait de la pluralité. Mais il y a peut-être deux façons d’appréhender la politique, car il y a deux manières de définir la pluralité. Soit la pluralité se comprend comme une partie forcément partiale d’un tout à constituer, soit elle se présente comme une pluralité de genres déjà constitués qui demande une reconnaissance. Je pense que la pluralité des genres annule la tension républicaine de la démocratie en privant la chose publique de sa condition de possibilité : elle arrête la mobilité des positions idéologiques. On ne parle qu’à partir du genre auquel on appartient et non en vue d’une finalité commune à construire. Ces deux types de pluralité mettent en œuvre deux types de tolérance. Une tolérance qui vise l’impératif de l’égale reconnaissance, par le politique, des origines identitaires où l’identité serait soigneusement repliée sur elle-même. L’autre type de tolérance n’a pas pour prétention d’abriter une pluralité d’identités immortelles qui se regardent face à face, mais au contraire de rassembler beaucoup d’identités mortelles qui tentent de se projeter dans un avenir commun. Le respect des différences n’a pas pour but ici de reconnaître les foyers identitaires auxquels les différentes communautés doivent s’ancrer, mais de faire apparaître que nous relevons moins d’identités perdues que de discontinuités historiques à partir desquelles tente de se créer une communauté de citoyens.
Ces deux illusions sont constitutives de ce que je nomme la tyrannie de la particularité. Toute revendication demande à être reconnue comme étant désirable, légitime. Cette légitimité ne demande pas à s’inscrire dans un projet collectif, mais vise à être reconnue par l’État dans son pur et simple particularisme.
Il convient de proposer une hypothèse permettant d’expliquer l’émergence de cette logique, hypothèse qui constituera notre quatrième et dernière partie.

4) Cause de la métamorphose de la tolérance
Je suis tout à fait conscient que cette transformation de la tolérance repose sur une multiplicité de causes, mais dans le cadre qui est le mien je m’arrêterai à celle qui me paraît la plus importante. Je pense que cette cause renvoie à un déficit démocratique. Ce déficit ne renvoie pas à une crise de la représentativité ou à une apathie politique des citoyens, mais au non respect du principe de séparation entre les différents espaces politiques et sociaux. Encore une fois, si la démocratie s’identifie avec une logique de séparations des différents espaces de la société, il existe des interactions sociales qui n’intéressent pas la loi, qui sont nécessairement dans le silence de la reconnaissance politique. En effaçant ce principe de séparation, la loi est sommée de ne plus être silencieuse et de reconnaître toutes les revendications émanant de la société. Le symptôme de ce phénomène transparaît sur la confusion sémantique sur laquelle joue la tolérance. Désormais, le respect des différences et le droit des minorités semble définir la logique de la tolérance. Mais tout le problème est de définir les différences et les minorités que traite l’État démocratique et tolérant. Si on entend simplement le fait que cet État garantit l’existence d’une diversité d’opinions, de comportements, de croyances, il n’y a aucun problème majeur. Le problème apparaît si on tient à tout prix à présenter toute différence comme étant un enjeu politique car, en elle, se jouerait l’existence d’une minorité qui demande à être reconnue dans son identité.
Il convient de refuser une telle logique car toute différence n’est pas l’expression politique d’une minorité. Nous sommes tous des minoritaires car nous appartenons à différents groupes, secteurs d’activité, appartenances régionales, etc. Nous sommes marseillais, corses, fumeurs ou non fumeurs, surfeurs ou non, philatélistes, etc. Mais toutes ces différences qui nous constituent peuvent parfaitement exister sans une reconnaissance de la loi, sans déclaration des droits du philatéliste par exemple. Toute minorité, pour exister, ne demande pas à être reconnue dans un cadre juridique. Si la démocratie repose bien sur une logique de tolérance ouvrant sur la reconnaissance des différences et des minorités, il s’agit de différences et de minorités politiques. Une différence politique souhaite une reconnaissance, mais une reconnaissance qui ouvre un processus de généralisation du droit et non pas une reconnaissance d’une particularité jalouse d’un privilège identitaire. Ce n’est pas en tant qu’existence particulière, mais en tant que citoyen que des hommes et des femmes ont demandé la pleine reconnaissance du suffrage universel. Ce n’est pas en tant que femme que les femmes ont lutté pour obtenir le droit de vote, mais c’est en revendiquant leur appartenance à la communauté des citoyens. Par conséquent, les identités et les différences ne sont pas simplement dépendantes d’une logique de la reconnaissance, mais d’un travail de dépassement de leur particularité pour promouvoir un bien commun qui ne peut exister que par des droits généralisables.
Il convient de souligner que l’existence des minorités renvoie la démocratie à sa tension constitutive, tension qui fait signe vers un décalage irréductible entre son sens étymologique et sa réalité effective. En effet, le peuple ne gouverne pas et n’est pas totalement représentable. Le principe de tolérance répond à ce décalage. En donnant une existence aux minorités politiques, le peuple peut se démultiplier en autant de forces de propositions politiques. Ainsi, la tolérance, en favorisant une opposition multiple, démultiplie l’existence du peuple en autant de minorités actives pouvant proposer une extension des droits politiques. Cela donne naissance à un peuple supplémentaire qui vient doubler celui inscrit dans la constitution et incarné dans les différentes institutions.
Un État tolérant, en donnant ce droit aux minorités politiques, indique que les valeurs comme la liberté et l’égalité ne sont que des pratiques qui doivent leur existence aux relations que tissent entre eux les citoyens. Il n’y a donc pas la Liberté ou l’Égalité, mais des pratiques qui conduisent à ouvrir des espaces particuliers et fragiles de liberté et d’égalité.
Cela n’est possible que si on accepte de faire jouer la tolérance moins comme une valeur produisant une demande nécessairement indéfinie de reconnaissance d’identités, que comme un principe qui, en acceptant toutes les différences, ne les reconnaît pas pour autant toutes comme porteuses de nouveaux droits. La tolérance démocratique doit réactiver son principe premier de séparation : il s’agit de séparer le respect des différences de l’exigence voulant que toutes les différences doivent être reconnues comme l’expression de droits des minorités.

Conclusion
En guise de conclusion, nous dirons que cette tolérance identitaire nous demande au moins de nous interroger sur le sens que nous donnons à la démocratie.
Rappelons tout d’abord que la tolérance est un principe démocratique fondamental, à cette condition de posséder trois temps :
Le respect de la différence des opinions au nom de la séparation savoir/pouvoir ;
L’acceptation du fait que ces différentes opinions travaillent dans le falsifiable. Cela signifie qu’une position peut être réfutée par une autre opinion. Accepter d’être réfuté est le pendant du respect des différences ;
La réfutation qui donne à la tolérance sa finalité : les différences ne sont pas travaillées par le fantasme de l’identité qui définit toutes différences comme l’expression d’une identité irréductible, mais par l’affirmation qu’elles ne sont que des points de départ provisoires et perfectibles afin de créer du commun, du généralisable.
Une démocratie fondée sur ce type de tolérance donne existence à l’espace public et à la citoyenneté. Si la citoyenneté est un sentiment d’appartenance, le citoyen cultive ce sentiment en participant au débat public. La démocratie n’est pas seulement une certaine organisation des pouvoirs, mais elle se définit aussi comme une forme de relation entre les individus qui rend possible que des opinions, fondées sur le respect de leurs différences, créent des intérêts généralisables. La démocratie n’existe pas en dehors de cet espace, cet espace que les hommes créent entre eux par leur discours. Précisément, cet espace est tissé par cette tolérance à trois temps. Quand ces trois temps disparaissent pour se contracter et se raidir sur le premier, l’espace de la confrontation disparaît pour devenir celui de la reconnaissance des identités. Alors, la démocratie, de forme de vie politique, devient une méthode de gestions de la reconnaissance des identités : elle devient une démocratie procédurale.
Certes, mais alors il convient de modifier notre vocabulaire politique et d’affirmer premièrement que nous vivons désormais beaucoup plus dans un État des droits que dans un État de droit, et, deuxièmement, que nous avons affaire plus à une « laoscratie » qu’à une démocratie. Le laos, c’est la masse, le peuple sans principe d’organisation, un peuple idiot, composé de singularités qui se pensent irréductibles ; en revanche, le démos c’est le peuple convoqué pour décider d’un avenir commun.


Bibliographie
ARISTOTE, Métaphysique (traduction Jules Tricot), Paris, Vrin, 1953, 2 tomes.
KANT, Emmanuel, Vers la paix perpétuelle, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes (traduction Jean-François Poirier et Françoise Proust), Paris, GF-Flammarion, 1991.
MANENT, Pierre (éd.), Les libéraux, Paris, Hachette, 1986, 2 tomes.
MILL, John Stuart, De la liberté (traduction Fabrice Pataut), Paris, Presses Pocket, 1990.
RAWLS, John, Libéralisme politique (traduction Catherine Audard), Paris, Presses Universitaires de France, 1995.
TOCQUEVILLE, Alexis de, De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion, 1981, 2 tomes.


Antony Todorov
Nouvelle Université Bulgare


Tolérance politique versus tolérance morale


Même s’il y a de nombreuses définitions de la politique, tous les auteurs paraissent s’accorder sur le fait que la communauté politique n’est possible que si et seulement si elle se fonde sur un minimum de tolérance. Cela étant, on se doit de constater que, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, l’intolérance a tendance à devenir de plus en plus le style dominant de gouvernement. La question qui se pose est celle de savoir si l’on n’assiste pas à la disparition de la politique, désormais remplacée par une simple violence illégitime. À cela s’ajoute le fait que la mondialisation inflige des effets divers sur la politique, certains d’entre eux pouvant être néfastes, voire incompatibles avec la cité politique. Parmi ces effets, la mondialisation de la guerre, comme forme suprême de la violence et de l’intolérance, paraît être la chose la plus dangereuse pour la politique.

1) Les fondements moraux de la politique
Comme l’a noté le sociologue bulgare Georgi Fotev dans Limites du politique : « L’homme politique n’agit pas en son propre nom. Il est en face de la nécessité de tenir compte de la ligne de séparation entre son rôle comme acteur politique et son rôle comme individu ». Ce dualisme n’est pas nouveau, puisqu’il est présent depuis déjà au moins cinq siècles à l’intérieur de la réflexion politique.
La politique est vue par un courant influent de la philosophie politique comme une activité immorale, ou plutôt, la politique n’est pas conçue comme une action morale. C’est une idée majeure que l’on retrouve dans l’œuvre de nombreux penseurs, de Machiavel à Gilles Lipovetsky, en passant par Nietzsche. Ainsi, Machiavel montre que le prince sage ne doit pas respecter ses propres promesses quand cela ne sert pas ses intérêts propres. Pour Nietzsche, l’époque moderne est marquée par une nouvelle radieuse, celle de la mort de Dieu, qui ouvre en même temps l’époque de l’homme, époque dénuée de toutes considérations et limitations morales. Dans le Crépuscule du devoir, Gilles Lipovetsky évoque l’arrivée de l’époque post-déontique (de l’après-devoir) à l’intérieur de laquelle l’éthique perd son universalité et son importance antérieures, et se transforme en un amalgame de normes contradictoires et également légitimes. En politique étrangère, l’école du réalisme partage une même conception du phénomène politique, ce que l’on peut observer chez Hans Morgenthau ou chez Kenneth Waltz. Même si Morgenthau ne nie pas la dimension morale de l’action politique, il insiste néanmoins sur la nécessité de bien séparer la raison politique du raisonnement moral : une bonne politique est surtout une politique raisonnable (et non morale).
Dans le même temps, les penseurs qui plaident pour le respect des engagements moraux en politique ne sont pas moins nombreux et ils peuvent se réclamer de Kant, qui insiste sur le fait que l’impératif moral doit prévaloir également en politique. Depuis Kant, cette articulation du moral et du politique a conservé toute son influence, même si cette influence ne se voit pas particulièrement au sein de la classe politique. Pour Kant, aucune véritable politique ne peut se mettre en branle sans avoir auparavant rendu hommage en premier lieu à la morale. Quand Max Weber réfléchit sur l’éthique protestante, on retrouve une idée identique qui se traduit par la fameuse formule « la franchise est la meilleure politique », idée qui rend possible la croyance dans la possibilité d’une politique honnête et morale.
Le conflit entre morale et politique n’est pas nécessairement partagé par tous les penseurs, même si tous acceptent de reconnaître l’existence d’une frontière qui sépare ces deux sphères de l’action humaine. Depuis Bentham et John Stuart Mill jusqu’à Rawls, la politique a été pensée comme devant tenir compte de l’égalité juste des chances et des opportunités, ce qui lui confère donc comme objectif de penser la tolérance envers les différences, et plus particulièrement les différences innées qui concernent les individus. Dans cette optique, Mill rappelle dans L’Utilitarisme que, en ce qui concerne l’action politique, est un critère acceptable pour juger une action bonne l’utilité que celle-ci peut apporter pour la majorité des individus concernés.
Des réflexions plus récentes insistent sur la nécessité de comprendre que toute action politique doit être soumise à un critère moral aporétique, ce qui vaudrait aussi pour toute action humaine. Ce qui s’explique par le fait que, comme l’a montré Zygmunt Bauman, toute action humaine a des conséquences autant positives que négatives, ce qui me rappelle le proverbe bulgare qui dit que le bien et le mal vont toujours ensemble.
La politique est un champ conflictuel où les intérêts sont en collision permanente, mais aussi un champ de résolution des conflits, de recherche permanente de compromis, de solutions communes et acceptables par les protagonistes, parce que la fonction essentielle de la politique est le maintien de l’intégrité sociale, la protection de la cohésion sociale, la sauvegarde de la cité. Dans cette perspective, la violence parait être au cœur de la conception du politique, parce qu’elle est le moyen sine qua non de préserver les intérêts de la Cité. Depuis la fondation des premières cités politiques, la violence organisée, qui se manifeste sous la forme de la guerre, fait partie des activités politiques essentielles.
Dans le même temps, les cités politiques distinguent fondamentalement ce qui est de l’ordre de l’interne et ce qui est de l’ordre de l’externe. Le respect et le maintien de l’ordre intérieur sont confiés à la police, le maintien de l’ordre extérieur étant confié à l’armée. Cette distinction entre police et armée est particulièrement importante dans les pays démocratiques : toute confusion entre les deux est censée être dangereuse pour l’ordre démocratique et chaque substitution de la police par l’armée est vue comme une grave atteinte à la démocratie. On peut dire que la distinction entre la police et l’armée, l’action policière et la guerre, fait partie du système éthique des démocraties et non seulement de leur ordre institutionnel.

2) La nouvelle fonction de la guerre
Dans l’histoire, la guerre a toujours fait partie de l’existence humaine, acceptée comme le sont les phénomènes naturels, un fait inséparable de la vie. La guerre est aujourd’hui conçue et acceptée comme la négation de la politique, surtout par ceux de nos contemporains qui ont connu les expériences diverses des guerres dévastatrices sur le continent européen, mais également ailleurs. La figure de la guerre, notamment sous la forme de l’intolérance extrême, a bien été rendue par Intolérance (1916), le fameux film du réalisateur américain David Griffith. Dans un autre registre, le travail de Toynbee portant sur l’étroite liaison entre guerre et civilisation a bien montré cette évolution de la perception de la guerre et ce grand changement propre au XXe siècle.
Déjà Clausewitz avait insisté sur la nécessité de soumettre l’action militaire aux objectifs de la politique. Selon son approche, qui sera vite qualifiée de « réaliste », la guerre n’a de sens que si elle est soumise à la politique, que si elle peut en pratique servir de moyen pour atteindre des objectifs d’ordre politique. Sinon, la guerre reste uniquement un acte de violence de masse. Ainsi, pour Clausewitz, la guerre est une politique, mais réalisée avec d’autres moyens. Avant lui, pendant la Terreur, Robespierre avait présenté la violence de l’État comme un instrument de la raison. Dans un discours de 1794, quelques mois avant d’être guillotiné, il déclarait d’ailleurs être prêt à gouverner le peuple par la raison et les ennemis du peuple « par la terreur ».
Dans notre monde contemporain qui nie moralement la guerre, mais la transforme en même temps en une activité presque quotidienne, le rapport entre politique et violence n’a pas fondamentalement changé. Comme le rappelle Michel Foucault, « la politique est une guerre continuée par d’autres moyens ». La formule de Clausewitz est renversée puisqu’il ne s’agit plus de soumettre la guerre à la politique, mais de soumettre la politique à la guerre. Ce qui produit des effets inattendus sur la politique elle-même.
En effet, après la chute du mur de Berlin, qui symbolise la fin de la Guerre froide, au lieu d’assister à l’émergence d’un monde imprégné des valeurs du commerce et de la paix – ce que Fukuyama avait prédit à titre de « fin de l’histoire » –, nous avons pu plutôt observer dans le monde entier une suite ininterrompue de guerres, majoritairement civiles, y compris en Europe, qui eut malgré tout la chance de vivre en paix pendant 50 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Et ces guerres ont surtout touché, voire uniquement, les populations civiles, en épargnant les effectifs militaires d’une façon miraculeuse. On est bien sûr loin du miracle et plutôt proche d’une vision où émerge un type de guerre nouvelle qui n’engage pas la responsabilité des pouvoirs publics et qui met surtout en cause un principe fondamental de l’État moderne – son fameux « monopole sur la violence légitime ». Une fois le monopole remis en question par de nombreux acteurs armés de type non gouvernemental ou par les gouvernements eux-mêmes quand ils utilisent l’armée à des fins de politique intérieure, c’est le rôle traditionnel de l’État qui pose problème. De plus en plus critiqué pour son omniprésence, en particulier en ce qui a trait à la régulation du marché, l’État s’affaiblit de manière spectaculaire. Il ne représente plus le pilier organisationnel des sociétés contemporaines. Le monde actuel est peuplé d’États faibles, incapables d’assumer seuls une véritable responsabilité, alors même qu’historiquement la seule source de la soumission des individus à l’égard du pouvoir public résultait de sa capacité à protéger sa vie et ses biens. L’État-protecteur est en train de disparaître, ce qui met en cause sa légitimité, telle que décrite par Weber. Et cela est également un effet de la mondialisation, phénomène sur lequel je reviendrai plus tard.
D’un autre côté, parallèlement à cet affaiblissement de l’État, apparaît  un autre phénomène non moins inquiétant : la disposition prise par certains gouvernements de recourir de plus en plus fréquemment à l’emploi de force, comme c’est particulièrement le cas pour une grande puissance comme les États-Unis. Dans ce cadre d’analyse, on peut craindre un renversement de la pensée de Clausewitz avec pour conséquence que c’est désormais la politique qui se soumet à la logique guerrière.
Après 1989, on a en effet assisté à un changement important des règles conditionnant l’activité militaire. Le paradoxe est, qu’en dépit des attentes, les États semblent depuis cette date beaucoup plus enclins à faire la guerre qu’à l’époque de la grande confrontation de la guerre froide, quand ils en étaient dissuadés par le danger d’une confrontation nucléaire généralisée. La guerre semble aujourd’hui beaucoup moins se présenter sous la forme d’un conflit interétatique entre des États-nations ou entre alliances militaires ; elle ne reconnaît pas de zones interdites, ne distingue plus les belligérants des non combattants, les militaires des civils. La guerre est en train de perdre sa caractéristique d’événement extraordinaire, caractéristique qu’elle a conservé pendant au moins un siècle pour les Européens. Dans des régions comme le Proche Orient, la guerre est devenue une situation quotidienne, elle fait partie de la situation ordinaire des choses.
En outre, on se doit de remarquer que les États ne se déclarent plus la guerre même quand leurs forces militaires se confrontent. Les États-Unis n’ont pas déclaré la guerre à la Serbie en 1999, à l’Afghanistan en 2002 ou encore à l’Iraq en 2003. Parfois, les relations diplomatiques ne sont pas rompues officiellement en temps de guerre. Le conflit armé devient alors une affaire intérieure et non extérieure. Les discours sur la guerre construisent eux aussi une nouvelle réalité : au lieu de parler de guerre, on préfère évoquer une intervention humanitaire. Les opérations militaires sont conçues comme limitées dans le temps et dans l’espace, du type des « frappes chirurgicales », qui mobilisent des soldats professionnels sur une base volontaire et s’efforcent de ne pas irriter une opinion publique toujours sensible au sujet de la guerre. La guerre commence peu à peu à devenir un moyen politique parmi les autres dans les mains des États et perd son statut ancien d’ultima ratio. Et non seulement la guerre se banalise, mais cette banalisation semble devenir moralement acceptable.
Dans La politique en temps de guerre, Alain Bertho se réfère à une lettre fort intéressante de février 2002, signée par quelques intellectuels états-uniens, parmi lesquels Francis Fukuyama, Samuel Huntington et Michael Waltzer. Dans cette lettre, publiée dans la presse, on peut lire : « Faire entrer la guerre dans le cadre d’un raisonnement moral objectif, c’est tenter de fonder la société civile et la communauté internationale sur la justice ». L’idée paraît ancienne – Kant plaidait déjà pour l’élargissement du contrat social intérieur (la paix maintenue dans la cité par le monopole de la violence légitime) à la sphère des relations extérieures (la communauté internationale). Sauf que les apparences ne sont plus les mêmes, parce qu’il s’agit maintenant de la prétention d’un gouvernement à représenter toute la communauté et à imposer en son nom ses options aux autres nations en utilisant la guerre et en opérant un subtil remplacement, celui de la police par l’armée. Ce qui est déjà une substitution de la politique par la guerre, où l’on revient à ce que disait Foucault.
Les effets de cette substitution, montre Bertho, sont majeurs. D’un côté, on assiste à une privatisation de la violence légitime par un seul gouvernement, dont une preuve en est la revendication des États-Unis à voir dispenser les GI de toute responsabilité devant le Tribunal pénal international. De l’autre, cette substitution remet en cause les fondements du pouvoir public dans la sphère internationale. La question est de savoir, en effet, quelle est l’instance politique qui légitime le recours à la force et comment juger cette force comme une violence légitime si on ne parvient pas à identifier derrière elle la présence d’un corps politique largement accepté par la communauté politique internationale.
Dans un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit intitulé Empire, Antonio Negri et Michael Hardt soulignent que « les pouvoirs de l’Empire sont forcés de penser que la guerre est une forme constituante, institutionnelle, de l’ordre nouveau ». Dès lors, la violence organisée quotidienne se présente comme un phénomène de plus en plus banal.

3) Pour une défense de la politique
La tolérance politique a deux dimensions qui ne sont pas nécessairement contradictoires : une dimension morale et une dimension rationnelle. La rationalité politique tire sa légitimité de la fonction fondamentale de la politique : maintenir la cohésion sociale, l’intégrité de l’entité sociale. Elle exige une tolérance minimale entre les individus et les groupes sociaux, qui leur permet de vivre ensemble dans une communauté politique. La tolérance est un principe politique fondamental dans la pensée libérale de John Stuart Mill, même si à son époque elle est surtout appréhendée sous la forme de la tolérance religieuse. La communauté politique assure cette tolérance par la coercition légitime (qui peut être violente), exercée par une instance politique légitime suprême qui n’est autre que l’État. Et c’est là le paradoxe de la politique rationnelle : la tolérance a comme instrument la violence. Ce paradoxe est inévitable, mais néanmoins rationnel, il suffit que cette coercition soit légitime pour l’accepter comme conforme au principe de la tolérance politique.
Mais la tolérance politique a aussi une dimension morale qui met toujours en avant la nécessité de bien mesurer la violence légitime, de la contenir dans les cadres de l’acceptable, de ne pas lui permettre de dépasser les limites que les normes éthiques d’une société plus large que la société nationale particulière accepte. Il s’agit de soumettre l’action politique, et la coercition légitime qui lui est associée, aux exigences de l’éthique humaniste. Là aussi on peut distinguer deux dimensions du problème.
D’un côté, la responsabilité éthique de la politique, qui m’apparaît être une exigence éternelle, exigence qui connaît une ampleur nouvelle dans le monde actuel, n’est pas à confondre avec l’approche moralisatrice en politique qui n’est que la prétention unilatérale d’un État en faveur de la supériorité de son propre système de valeurs morales et politiques, et qui, en effet, nie toute diversité de perceptions et par là toute tolérance envers les idées qui ne coïncident pas avec les siennes. La responsabilité éthique de l’action politique conduit à un retour à l’humanisme, à une réactivation de l’idée qui veut que, en dépit des différences qui construisent la richesse du monde actuel, les fondements communs de l’humanité soient bien plus importants que tout ce qui différencie les individus. D’un autre côté, la revendication en faveur d’une responsabilité éthique de la politique a le sens d’un appel à la restitution/reconstruction du politique, remis en question par certains effets de la mondialisation. Cette revendication s’oppose au fait que la guerre, aujourd’hui, produit la politique et non le contraire. C’est enfin un appel à la tolérance, parce que la substitution de la guerre par l’action de police transforme l’adversaire en un simple criminel, lui enlève toute légitimité politique et, par là, approuve toute manifestation d’intolérance envers lui.
La revendication en faveur d’une responsabilité éthique de l’action politique s’oppose ainsi à une morale manichéenne qui trace une frontière absolue entre « les bons » et les « méchants ». C’est un appel à la restitution de la tolérance politique. La lettre précédemment citée des intellectuels états-uniens souligne encore le fait que, « dans certaines circonstances et dans un cadre déterminé, on puisse approuver moralement des activités militaires qui risquent de produire la mort non intentionnelle mais prévisible de non combattants ». Il s’agit là d’une vision nouvelle de la politique, totalement soumise à la rationalité militaire étant donné que l’action militaire traite désormais les non combattants (les civils, les citoyens) comme une cible légitime inévitable. Quand le président George W. Bush parle de « guerre asymétrique », il s’agit en effet d’une situation où les belligérants n’ont pas le même statut, n’ont pas la même légitimité et ne sont pas égaux en termes juridiques. Du côté des GI, il s’agit d’une guerre sans victimes ; de l’autre côté, la vie ne coûte rien et cela s’applique même à la vie des non combattants. Pour Alain Bertho, dans cette logique, la guerre devient une autre manière de gouverner.
Le rétablissement de la responsabilité éthique de la politique est au fondement des positions qui s’opposent aux guerres, en particulier préventives. Sur ce point, il est possible de faire une analogie avec le débat sur la peine de mort. En Europe, la peine de mort infligée par l’État est jugée incompatible avec les fondements de la démocratie et avec les droits individuels. On peut qualifier une guerre préventive, qui accepte comme moralement acceptable la mort non intentionnelle de nombreux civils, de sentence de peine capitale infligée à des individus dont l’innocence est au préalable acceptée. Il y a donc, ici, au moins deux graves infractions à la légalité, telle qu’elle est acceptée majoritairement dans le monde démocratique. Si on est conscient que la guerre est aujourd’hui une condamnation à la peine capitale, on ne peut pas refuser de recourir minimalement à une instance légitime internationale qui puisse légitimer la violence, à savoir l’Organisation des Nations Unies ou le Tribunal Pénal International.

4) La mondialisation comme dissolution du politique
La mondialisation met en cause de son côté les fondements de la politique pour des raisons qui ne sont pas étrangères aux logiques qui, actuellement, changent la nature des guerres. La politique est un champ d’action visant l’intérêt général dont les garants sont les institutions (un système de règles organisées, générales et obligatoires). La politique définie par Klaus Offe en tant que choix collectif et cohésif est déjà remise en question. C’est dans une certaine mesure le phénomène de la modernisation dont on s’attend à ce qu’il élargisse considérablement les possibilités de choix, alors même que, en même temps, en raison de la sursaturation de ces choix possibles, la mondialisation vide de son sens l’idée même de choix.
La mondialisation en tant que phénomène n’est pas du même genre. Elle ne vise pas l’intégrité sociale, mais la suppose. Elle n’est possible que lorsqu’une telle intégrité est atteinte au niveau supranational. Le champ d’action de la mondialisation n’est pas l’intérêt général, mais la préservation des intérêts locaux aliénés et la valorisation des intérêts privés de l’élite globalisante considérés en tant qu’intérêts généraux (mondiaux). Cette élite mondiale est fort disparate, elle inclut les médias mondiaux, le business mondial, les intellectuels mondiaux. La mondialisation évite le principe de l’obligation générale, spécifique de la politique. Pour la partie de l’humanité qui se mondialise, l’obligatoire est perçu comme une entrave, comme si, au contraire, être mondialisé signifiait être complètement libéré de toute limitation, y compris des restrictions de l’intérêt politique général, organisé dans le cadre des États nationaux. La mondialisation repose sur une seule et unique obligation, que les intérêts localisés respectent les conditions établies par les élites, les limites et les hiérarchies mondiales.
Vu sous cet angle, la mondialisation ressemble à une sorte de politique ou plutôt à une stratégie de transformation de la politique de principe de la cohésion en principe du local. C’est précisément pour cela que la mondialisation se présente comme politique désinstitutionalisée. Ulrich Beck utilise un autre terme, celui de « sub-politique », par lequel il désigne les chances complémentaires d’action et d’exercice du pouvoir en dehors du système politique. Ce qui signifie, selon Beck, qu’en contournant gouvernements et parlements, sphère publique et tribunaux, le contrat social est réécrit sous la dictée des actions économiques.
La mondialisation est la transformation de la politique qui fait passer le collectif d’une sphère des intérêts généraux à une sphère des espaces sociaux privés, signant ainsi la mort du politique. La mondialisation est aussi la fin de la politique de masse, puisque dans le monde globalisé, l’opinion publique, représentée par une corporation de médias et d’intellectuels mondiaux, acquiert uniquement le rôle de public, celui d’une foule de spectateurs assistant aux évènements, qui n’a que le droit d’acclamer ou de critiquer. L’opinion publique ne peut plus qu’approuver ou condamner, mais non participer à la prise des décisions importantes ou à leur modification. Le lien même entre l’opinion et les choix politiques est rompu : l’échec électoral d’un premier ministre ou d’un autre ne modifie nullement la structure globale de prise de décision. Zygmunt Bauman ne croit guère à l’interactivité tant vantée des nouveaux médias, car l’accès au réseau global Internet n’est point universel, il est même limité. Et par rapport à ceux qui n’en disposent pas – et c’est la grande majorité – le choix qui s’impose à eux n’est que d’être les téléspectateurs des programmes satellites, « leur destin est tout simplement de regarder ».
C’est de là que découle le problème principal de la mondialisation : le recul de la politique et la fin de la société civile. Le faible intérêt pour la politique et le taux de participation très bas aux élections sont les symptômes d’un problème qui va en s’aggravant : pouvons-nous concevoir une politique démocratique sans la participation des citoyens ? La mondialisation peut-elle s’inscrire dans un projet démocratique ou le nie-t-elle complètement ? La substitution de l’intérêt de masse pour la politique par celui pour le sport est également très significatif. N’assiste-t-on pas à un remplacement des interactions politiques traditionnelles qui paraissent bloquées ? Le nouvel ordre mondial, beaucoup plus souvent envisagé, dubitativement, comme un nouveau chaos mondial, a besoin d’États faibles pour se maintenir et se reproduire. Il n’a pas besoin des institutions ni de règles communément admises et obligatoires. Mais il est loin d’être un chaos. C’est plutôt une sorte de politique de « globalisme » qui, selon les termes employés par Beck, renvoie à l’idéologie de la domination du marché mondial qui refoule et remplace l’action politique.
Revendiquer le retour de la politique est souvent vu comme une activité qui s’opposerait aux effets de la mondialisation, opposition qui est superficielle. Il s’agit d’une revendication éthique afin que l’action politique cesse de se soumettre à la logique du marché mondial et, parallèlement, à la logique du plus fort, et donc à la violence guerrière, pour redonner à la politique sa mission essentielle, celle d’être le garant de l’intégration sociale, mais cette fois non seulement au niveau national, mais également au niveau mondial.


Bibliographie
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Weber, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (traduction Jacques Chavy), Paris, Plon, 1985.


Emmanuel Barot
Université de Toulouse II – Le Mirail


Tolérance et ingérence,
miroirs du post-colonialisme


… la tolérance multiculturelle est l’idéologie hégémonique du capitalisme global. L’opposition entre le fondamentalisme ethnique-sexiste-religieux et la tolérance multiculturelle est en définitive une fausse opposition : la neutralisation politique de l’économie est le postulat commun à ces deux extrêmes. La seule manière de sortir de cette impasse, et donc le premier pas en direction d’un renouveau de la gauche, est la réaffirmation d’une critique virulente, fortement intolérante, de la civilisation capitaliste globale.

J’étudierai ici la façon dont fonctionne, à l’égard de la situation post-coloniale actuelle, le binôme « tolérance »/« ingérence » dans le dispositif idéologique de l’Occident capitaliste, et ce en justifiant pourquoi les deux notions doivent être examinées ensemble. Ce problème est transversal et toutes les post-colonial studies montrent à quel point divers types de problèmes et de regards sont imbriqués. Je ne vais pas aborder ici le problème du « communautarisme », qui en est une déclinaison particulière, mais me concentrer essentiellement sur la sphère internationale, avec un parti-pris conceptuel et généralisateur (les exemples ne seront pas détaillés faute de place), en articulant une première posture géopolitique à une seconde directement politique.

Définition préliminaire du « post-colonialisme »
J’entendrai ici par « post-colonialisme », la situation d’hégémonie économico-politique des anciennes métropoles sur leurs anciennes colonies, et, plus généralement, la présence diffuse, « spectrale », de part et d’autre, d’un passé et d’un habitus colonial, plus ou moins refoulé et travesti, en tout cas continué sous plusieurs formes « post » ou « néo ». Autrement dit, post-colonialisme renverra ici essentiellement à la situation néocoloniale poursuivant l’entreprise coloniale. Les formes « post » témoignent d’une prégnance massive, quoique pas forcément volontaire, des schèmes de cet habitus (ainsi l’humanisme compassionnel des organisations humanitaires), alors que les formes « néo » reconduisent quant à elles volontairement et stratégiquement des modes de domination et de division qui ont déjà fait leurs preuves, mais via des cadres, des formes et des rhétoriques nouvelles. Ces formes révèlent, tout en en étant les produits, une fausse décolonisation, dont les populations anciennement colonisées sont aujourd'hui de plus en plus conscientes. D’où cette peur grandissante des anciens empires coloniaux, des nouveaux tels les États-Unis, et même des « sub-empires », pôles dominants des aires du tiers-monde (Brésil, Iran, Chine, etc.), peur qui résulte logiquement et proportionnellement des transformations qu’une telle prise de conscience peut apporter. L’inquiétude face à une déstabilisation initiée par cette prise de conscience, sur fond d’échange inégal, d’anomie sociale et d’hybridation généralisée des pratiques et modes de vie produits par notre « troisième âge » du capitalisme, se traduit, entre autres chez les puissances (post-) impériales, par un maniement subtil et multiforme de l’alternative tolérance/ingérence/répression (« préventive » ou « curative »). Et, comme je vais essayer de le montrer, cela s’opère sur le fond d’un universalisme pluriel à l’égard des anciennes colonies ou États et peuples « challengers » sur le marché mondial.

Hégémonie et idéologies du capitalisme contemporain
Le fonds de ce propos repose sur une interrogation de la structure et des formes de l’idéologie du capitalisme contemporain. L’idéologie est ce dispositif historique qui, allié à un certain usage (et un usage certain) de la force qu’il s’emploie à justifier a priori comme a posteriori, permet l’hégémonie – au sens de Gramsci – d’une classe (ou d’une fraction de classe) dominante. Dans son Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Zizek s’emploie à montrer que le multiculturalisme démocratique (auquel s’ajoute l’universalisme démocraticorépublicain, dont celui-là est un avatar) constitue, avec son cortège de louanges du « métissage », de l’« hybridité » et du respect des « différences » de l’« Autre », la médiation idéologique par laquelle le Capital continue d’asseoir son pouvoir, en ce qu’il entretient une dépolitisation de l’économie mondiale et des fractures qu’elle produit (donc, l’anomie sociale évoquée auparavant), et ce au profit d’une moralisation (laïque ou religieuse) des conflits que cette anomie suscite.
Une seconde alternative, celle entre démocratie et terrorisme, vient s’enchâsser sur la première : les formes d’ingérence non militaires (économiques, humanitaires, culturelles), sont certes axées sur des enjeux distincts de la question terroriste elle-même, mais elles restent justifiées par l’idée que certaines réalités ne sont pas, moralement et humainement, « tolérables », de la même façon qu’au « nom de la démocratie », les pratiques « terroristes » ne sont pas « tolérables ». La croisade universalo-moraliste à la Bush apparaît ainsi comme la forme achevée de ce double universalisme, dès lors qu’il passe au moralisme, c’est-à-dire à sa promotion pathologique, unilatérale et ultra-subjectivée, donc fondamentaliste – il faudra penser la logique de ce passage. Le multiculturalisme de la tolérance, quant à lui, est en ce sens une idéologie extrêmement puissante puisqu’il est en apparence à la fois le plus rationnel et le plus raisonnable des universalismes en question, et donc le plus aisément défendable. Moteur et résultat symbolique essentiel du capitalisme actuel, il impose un cadre spécifique et contestable de formulation des problèmes qui, en condamnant tout un espace fécond de possibles, nous prive des moyens de les résoudre concrètement. Mon propos vise donc à participer à la déconstruction de cette idéologie, et à suggérer une autre façon de poser le problème, ou, plus exactement, de déplacer le problème en justifiant ce déplacement.
J’examinerai d’abord la contradiction de l’universalisme démocratico-républicain et les trois formes essentielles par lesquelles cette contradiction s’exprime à l’égard des « particularités » récalcitrantes du point de vue du binôme tolérance/ingérence. Je présenterai ensuite, en les dissociant analytiquement, la triple logique de l’échange inégal (économique), de l’hybridation (anthropologique) et de l’anomie (psycho-sociale), qui caractérise les populations des pays subissant cette situation post-coloniale, afin de montrer en profondeur que le binôme tolérance/ingérence, et lesdites trois formes d’universalisme abstrait qui le promeuvent, constituent une puissante Idée, en tant que dispositif idéologique paradigmatique du capitalisme contemporain. Tirant les leçons de cette double analyse de type géopolitique au sens large, je proposerai enfin quelques pistes politiques et prospectives, en partant de la thèse que la démocratie s’invente toujours par le bas, sur le fond d’une norme unique, celle d’un principe d’éthique minimale. Enfin, je tâcherai de tirer quelques leçons cosmopolitiques (anti« universalistes ») à partir de cette prise de position.

I. De la contradiction de l’universalisme aux trois formes de son injonction à la tolérance ou à l’ingérence

1) La contradiction de l’universalisme républicain
Découlant de façon logiquement immanente du paradigme universaliste des Droits de l’homme et du citoyen, et de son corollaire initial que fut le libéralisme politique, les individus d’une part (via les libertés civiles), les peuples ou les États d’autre part (via les libertés politiques), ont un droit naturel à l’auto-détermination. L’équation historiquement datée « le peuple, c’est la nation » s’est traduite par le règne des États-nations, mais il convient de noter l’ambiguïté récurrente des déclarations de l’ONU depuis 1948 sur le dépositaire de cette souveraineté : peuples, États, « sociétés », la référence oscille sans cesse.
L’élargissement contemporain de ce principe de souveraineté (juridique au sens kantien, c’est-à-dire de droit), au moins à titre revendicatif, aux « minorités » régionales ou « autochtones » longuement « assimilées » au prix fort (celui de leur destruction) est inscrit dans la logique de ce paradigme même. Celui-ci contient per se un « droit au pluralisme », culturel et juridico-politique, du moins à une forme de souveraineté dont le « fait du pluralisme » (lequel a poussé Rawls à rendre plus opératoire sa théorie abstraite de la justice) fut à la fois le moteur et le résultat historiques. En résumé, c’est donc du paradigme universaliste que provient logiquement la contre-partie particulariste – quelque peu à l’image du bien connu « paradoxe de la démocratie », qui permet l’accès légal au pouvoir d’organisations ou de lobbys explicitement anti-démocratiques. Cette contradiction rappelle celle mise en évidence par Marx dans La question juive. Devenir citoyen, au sens du processus d’institution positive du droit naturel humaniste, suppose une abstraction universalisante. Ainsi, l’universalisme des Droits de l’homme est, par principe, abstrait par rapport aux particularités. Mais à ce premier principe d’exclusion, dont un des enjeux est le voile posé sur les inégalités économiques et sociales de fait que le droit de la propriété transforme justement en droit, s’en ajoute un second. Tout homme qui ne gagne pas son statut de citoyen n’est plus rien, n’est plus qu’un non-citoyen, donc un non-être social, ce qui nous ramène à l’exclusion de la vie politique qui a caractérisé le prolétaire au XIXe siècle et le colonisé en période coloniale.
C’est donc l’abstraction formelle de l’universalisme à l’égard de la particularité qui induit la production réelle, concrète de cette dernière, sans que leur harmonie ne soit préparée ni anticipée, ce qui rend l’universalisme contradictoire en un sens non dialectique. Certes, l’idée courante veut que la version « laïque » et « démocratique » de cette universalisme puisse être la synthèse de ces contraires, que la laïcité soit la condition de la tolérance mutuelle et de la coexistence pacifique entre ces « particularismes » (étant entendu que ceux-ci sont des identités sociales « communautaires », « régionales » ou religieuses historiquement construites et vécues activement, voire réactivement en réponse à des discriminations). Le complexe universalisme/particularisme ne semble donc pas être nécessairement conflictuel. Cependant, la synthèse « laïque » et la régulation par l’universel qui la fonde sont formelles et externes. Et la réalité post-coloniale, intranationale comme internationale, fait voler le dispositif en éclats et fait émerger de manière aiguë l’inadéquation de fond de l’opposition entre la « nécessaire reconnaissance de l’altérité » et la « nécessaire répression des formes violentes de cette altérité ». Cela renvoie à une reconstruction théorico-politique des conditions de la synthèse concrète de cette prétention à l’universalité et de cette réalité des particularités, ce à quoi je consacrerai la fin du texte.
Cette opposition universel/particuliers aboutit ainsi aux logiques suivantes : « on » (entendre le dépositaire de l’universel) tolère le particulier (individus/peuples/États) au nom de sa légitime « reconnaissance ». Mais si l’autre est officiellement légitimé à rester ce qu’il est, c’est dans certaines limites. Et c’est lors du passage aux limites, de la transgression des normes rattachées à l’universel, que le problème est alors couramment posé comme suit : quelles sont les frontières de l’intolérable ? D’où l’ingérence inter-étatique (politico-militaire et/ou humanitaire, alternativement, simultanément, etc.) ou la répression intra-étatique dès que la frontière de l’intolérable est censée être transgressée. Regardons en détail la nature réelle du pouvoir dont l’exercice est voilé par cette alternative tolérance/ingérence.

2) Tolérer ou réprimer : l’exercice d’un pouvoir
Je vais distinguer ici, schématiquement, trois incarnations distinctes de l’alternative tolérance/ingérence en les reliant à trois formes d’universalisme actuellement coexistantes, en essayant de préciser les liens que ces dernières entretiennent entre elles.

Du « droit » d’ingérence humanitaire
Le « droit » d’ingérence humanitaire, avec son hygiénisme bien connu, est souvent invoqué pour justifier les interventions militaires, avec en arrière-plan un pillage économique des mieux orchestrés. Ainsi que Rony Brauman l’a montré de longue date, l’« institution de l’intime », prolongeant l’intrusion des ONG dans les traditions et coutumes au nom d’un intérêt vital et d’une aide aux populations démunies, témoigne de la prégnance d’un sentiment de supériorité médicale et technologique de longue date lié à l’universalisme républicain et poursuivant les « missions civilisatrices » des temps coloniaux que ce dernier a enfantées :
Les États-Unis doivent intervenir lorsque des menaces graves pèsent sur nos intérêts stratégiques ; ou lorsque des intérêts stratégiques significatifs coïncident avec des considérations humanitaires ; ou lorsqu’en l’absence d’intérêt stratégique vital, les inquiétudes humanitaires sont fortes avec des intérêts stratégiques minimes.

Comme cette citation le met bien en lumière, il est rare qu’institutionnellement ces missions humanitaires soient rendues possibles et éventuellement soutenues par les États indépendamment d’objectifs stratégiques (la pacification d’une zone de conflits à des fins commerciales ou la déstabilisation indirecte d’un Empire concurrent sont les objectifs les plus courants). Je ne m’étendrai pas sur cette question, d’autres l’ayant fait en détail.

L’universalisme vide du multiculturalisme libéral et son racisme inavoué, ou l’universalisme par défaut
Une forme culturaliste ou culturalisante, démocratolâtre, de l’universalisme républicain est celle, plus directement libérale (en référence au prétendu libéralisme politique), du multiculturalisme. Celui-ci n’est pas du tout en rupture avec celui que je viens d’évoquer, mais en constitue plutôt un des prolongements possibles. Selon Zizek :
Le multiculturalisme, naturellement, est la forme idéale de l’idéologie de ce capitalisme planétaire, l’attitude qui, d’une sorte de position globale vide, traite chaque culture locale à la manière du colon traitant une population colonisée – comme des ‘indigènes’ dont les mœurs doivent être précautionneusement étudiées et ‘respectées’… En d’autres termes, le multiculturalisme est une forme de racisme désavoué, invertie, auto-référentielle, un ‘racisme avec une distance’ – il respecte l’identité de l’Autre, le concevant comme une communauté ‘authentique’ fermée sur elle-même par rapport à laquelle l’adepte du multiculturaliste maintient, lui, une distance qui rend possible sa position universellement privilégiée. Le multiculturalisme est un racisme qui vide la position qui est la sienne de toute teneur positive (le défenseur du multiculturalisme n’est pas un raciste franc du collier, il n’oppose pas à l’Autre les valeurs particulières de sa propre culture), mais conserve néanmoins cette position comme le point vide d’universalité privilégié à partir duquel il est possible d’apprécier (et déprécier) de manière appropriée d’autres cultures particulières – le respect du multiculturalisme pour la spécificité de l’Autre est la forme même qu’adopte l’affirmation de sa propre supériorité.

Thèse radicale s’il en est, mais ce n’est certes pas la posture universaliste sous-jacente au multiculturalisme qui est en cause en tant que telle. Le principe d’éthique minimale que j’évoquerai plus loin (III-2), s’il professe un respect de principe de l’autre, peut et doit être lucide sur le fait que l’autre n’est pas l’Autre. Le multiculturalisme est un racisme inavoué et indirect dès lors qu’il réifie ou substantialise l’autre et se pose en promoteur d’une coexistence de mondes mutuellement imperméables, et qu’il ne questionne pas le danger de cette réification. L’autre en réalité n’est pas si Autre que cela, hybride qu’il est lui aussi (ainsi qu’on le verra en II-2). Le multiculturalisme libéral épouse donc pleinement le capitalisme, puisque son ressort est le refus de voir ce que celui-ci produit, à savoir une anomie générale corrélée à une hybridation permanente sur lesquelles il étend le double voile du choc de cultures fermées, et le refus de la nécessité de la régulation de ce choc dans et par son universalité proclamée. Plus encore, il n’est pas besoin de regarder longtemps avant de constater que les politiques identitaires ou de « respect de l’altérité » du multiculturalisme sont liées à nombre de courants post-modernes qui sont la sève idéologico-symbolique du capitalisme contemporain.

« Démocratie ou terrorisme ? », forme suprême de la moralisation dépolitisante de l’universalisme, ou l’universalisme par excès
La croisade bushienne, diversement relayée par la droite et l’extrême-droite européennes, est une forme pathologique de la prétention à l’exclusivité de l’universalisme. Du point de vue du « choc », ou du « clash » des cultures de façon plus générale, il faut du moins récuser toute idée d’Empire du Bien, du Mal, et surtout rester attentif à la logique actuelle du « choc des barbaries », que cette moralisation ultra-religieuse a progressivement induit. Le messianisme de la tolérance (bien plus que celui de la laïcité aux Etats-Unis) débouche, en apparence de façon formellement paradoxale, sur le « pas de tolérance à l’égard des ennemis de la tolérance », qui en est, réellement parlant, le prolongement pathologique. Celui-ci se résume par cette injonction : « attention, si tu ne te démocratises pas, je te massacre, moi le démocrate-tolérant-dépositaire-du-Bien-et-de-la-Liberté ». Ce fondamentalisme de l’universel démocrato-républicain est la forme exacerbée de son caractère stérilement contradictoire : :;;;même si on ne réussit pas à intégrer-ingérer la particularité (qu’on a d’ailleurs contribuée à faire naître), on l’intègrera bon gré ou mal gré au dispositif, et ce d’autant plus si les événements font pression. Dominés depuis 2001 par l’alternative démocratie/terrorisme enchâssée sur la théologie guerrière de l’Empire de la liberté, les États-Unis incarnent la dérive totalitaire d’un universalisme qui veut faire disparaître sa contradiction interne, au lieu d’en penser et d’en assumer les enjeux, les présupposés et les implications. Les pays en situation postcoloniale pourraient voir se généraliser ce fratricide fondamentalisme impérial. Essentiellement lié pour l’instant à la spécificité moyenne et proche-orientale, ce fondamentalisme est cependant coextensif à la logique d’hybridation asymétrique que j’exposerai ci-après, et dont il est l’excroissance la plus grave.
La terreur de masse et le totalitarisme, loin d’être des avatars nécessaires d’un processus révolutionnaire naturellement dégénérescent, ont au contraire leurs origines spécifiques dans la culture libérale de l’Occident capitaliste moderne, dans la façon dont les « démocraties » qui s’y rattachent ont construit leurs rapports aux peuples « autres ». Cette construction a commencé par un déni d’humanité et une réification raciale de l’ennemi (consubstantiels au colonialisme), puis ce déni explicite a été renversé en un déni implicite : initialement non subsumable sous l’Universel, l’Autre est dorénavant celui qui doit être assimilé-catalysé-ingéré-digéré-détruit par l’Universel. Le terrorisme est l’envers secrété par ce système. « Le ressentiment populaire a horreur du vide » rappelle à plusieurs reprises Gilbert Achcar : dans un contexte de discrédit général des valeurs et organisations socialistes et communistes, l’utopie religieuse a logiquement regagné du terrain. Même si croyance ne signifie pas adhésion intègre/intégriste, la dérégulation politique et socio-économique a favorisé le mécanisme de « montée aux extrêmes » (Clausewitz), et donc le « choc des barbaries ». Ce choc mutuellement entretenu dans le sang opère actuellement entre l’ultra-violence subjective des fondamentalismes et l’ultra-violence anonyme et objective du capitalisme mondial dont la première est un produit renouvelé. Choc de deux règnes qui sont loin d’être incompatibles, puisque ces extrêmes, cette fois, se rejoignent : la croisade bushienne contre la barbarie terroriste (l’intervention en Afghanistan puis en Irak) est une « ultra-subjectivation » – ultra-moraliste et fanatique – de cette ultra-violence anonyme et n’a, du point de vue « subjectif », rien à envier à l’intégrisme musulman qu’elle combat. C’est ainsi le même système capitaliste qui produit le multiculturalisme « tolérant », forme pacifiée et douce, et le fondamentalisme à la Bush dont la posture finale est d’affirmer, au contraire, que l’égalitarisme et la tolérance mènent à la décadence et au suicide de la civilisation occidentale. Zizek formule ainsi cette situation :
Nous ne faisons pas ici l’amalgame entre l’intégrisme chrétien de la défense de l’Occident, ouvertement raciste, et sa version libérale et tolérante (la guerre contre le terrorisme) qui, en dernier ressort, tente de sauver les musulmans eux-mêmes de la menace intégriste. Mais aussi importante que puisse être la différence, ces deux positions n’en restent pas moins prises dans la même dialectique autodestructrice.

Du point de vue de la réinscription de ces problèmes dans la logique du capitalisme, avec l’habituelle palette de nuances, multiculturalisme « progressiste » et fondamentalisme « réactionnaire » sont les deux faces idéologiques d’une même hégémonie : comme le dit Zizek, et on l’a observé par exemple en France en 2006 vis-à-vis de la Côte d’Ivoire, « le partisan libéral du multiculturalisme tolérant », tout en condamnant au nom de la dignité humaine la peine de mort et les coutumes « barbares » comme l’excision, « accepte quelquefois même les violations les plus brutales des droits de l’homme, ou fait au moins preuve d’une certaine répugnance à les condamner, par crainte d’être accusé d’imposer à l’Autre les valeurs qui sont les siennes », au nom donc d’une confortable auto-critique consistant à s’empêcher de tout eurocentrisme des Droits de l’Homme.

II. Échange inégal, hybridation et anomie : de la disparition de l’Autre à la destruction des autres

La question de la tolérance aujourd’hui conduit ainsi à questionner à nouveaux frais une des formes dans lesquelles s’est posé depuis deux siècles le problème de la régulation entre entités collectives de type essentiellement « macro » (États, « sociétés », « communautés », etc.) sous l’angle de conflits d’altérités, à reconnaître ou à réprimer. Je vais donc maintenant examiner cette notion d’altérité.
Le monde globalisé d’aujourd’hui interdit d’imaginer de telles entités closes et homogènes, comme on le pensait des sociétés dites « traditionnelles », « primitives » ou « sans histoire ». Cet imaginaire exotique est pourtant de manière dommageable encore présent aujourd’hui, alors que de nombreux travaux – en particulier en anthropologie, classique ou contemporaine – dévoilent l’hybridation, achevée ou en cours, de diverses cultures avec l’économie et le style de vie des capitalismes occidentaux. Il faut avant tout décrypter les ressorts profonds des causes et des modes de cette hybridation, et mettre clairement en évidence les rapports de force qui la traversent, afin d’insister sur ce que masque le dilemme tolérance/ingérence en un illégitime idéalisme historique et socio-économique, un rapport à un Autre qui est de moins en moins étranger, mais qu’on veut toujours regarder comme « autre » (ce à quoi l’on arrive aisément quand on l’essentialise) – comme « indigène », « communautaire », etc. – c’est-à-dire comme une « étrangeté » dont « on » devrait tolérer ou non les agissements. L’alternative tolérance/ingérence renvoie à l’exercice d’un pouvoir d’un peuple/État sur un autre dans un contexte donné, ce qu’il faut maintenant remettre en perspective historiquement, anthropologiquement et politiquement.

1) Surprofits et échange inégal : l’accentuation néocoloniale des asymétries mondiales
La réalité anthropologique du devenir du système colonial nous montre en effet une triple logique à l’œuvre dont on n’a pas pris toute la mesure. D’un point de vue économique d’abord, Ernest Mandel montre qu’un renversement s’est opéré depuis le passage au néocolonialisme, c’est-à-dire essentiellement depuis la décolonisation politique des années 50-70 qui correspond à la lettre à la période « postcoloniale ». L’exploitation des pays dits du tiers-monde a pris deux formes essentielles. Avant la décolonisation, les surprofits coloniaux étaient la forme dominante, celle de l’échange inégal, secondaire ; depuis celle-ci, le rapport hiérarchique entre ces deux formes s’est inversé et témoigne donc en faveur d’une transformation des modes de cette exploitation. Les surprofits coloniaux correspondent à la fraction de l’accumulation du capital, obtenue classiquement par extorsion de plus-value selon le mode capitaliste dans les colonies, mais, dans le néocolonialisme, elle est transférée directement aux métropoles au détriment des bourgeoisies locales réduites à n’être plus que de simples contremaîtres. L’anti-impérialisme révolutionnaire (des non-alignés ou des nouveaux États socialistes), c’est un fait notoire, a pris nombre de mesures pour éviter ce transfert de capitaux, et ce dès l’autonomie politique formellement acquise (les nationalisations par exemple).
À la domination directe, économique et politique, des empires sur les colonies, a ainsi succédé une domination économique indirecte, celle du capital international sur les bourgeoisies et capitaux locaux (marché mondial oblige), et une domination politique implicite (voir les embargos, les présidents fantoches, etc.) sur le fond d’un bouleversement essentiel : les exportations de capitaux se font dorénavant essentiellement entre métropoles, et non plus entre métropoles et colonies. C’est de cela que découle la prédominance, dans les formes de l’exploitation néocoloniale, de l’échange inégal entre anciennes métropoles et anciennes colonies : celles-ci sont encore plus en besoin et demandeuses d’échange, et les métropoles sont d’autant plus libres d’imposer leurs « règles ». Mandel résume ainsi cet échange inégal : « les colonies et semi-colonies [ou post-colonies] doivent tendanciellement échanger toujours davantage de travail (et de produit du travail) contre une même quantité de travail (et de produit du travail) de la métropole » – ce que Marx avait déjà expliqué comme application/conséquence de la théorie générale de la valeur-travail appliquée au commerce international. Aujourd’hui, l’accentuation de cet échange inégal et des accumulations de capital entre (ex)-métropoles et (ex)-colonies, même si les bourgeoises locales en profitent davantage qu’auparavant, accroît cependant une double asymétrie structurelle : celle entre les écarts de productivité et celle entre les écarts de salaires (entendre : les valeurs d’échange de la marchandise « force de travail »), source et résultat des montées du chômage dans les métropoles, et, simultanément, de l’augmentation de cette « armée industrielle de réserve » que sont les travailleurs dans les ex-colonies. Il n’est pas difficile de voir que le développement des pays du « tiers-monde » n’est pas du ressort du capitalisme, puisque celui-ci est ce qui l’empêche et le freine. La forme de l’exploitation impérialiste et du sous-développement colonial a certes changé, mais son contenu est resté le même, et n’en est que plus gravement accentué :
C’est dans la sous-alimentation croissante et dans la famine endémique dans ces pays que s’exprime de la manière la plus tragique le sort des semi-colonies… La dépendance croissante vis-à-vis des importations de technologies étrangères, qui furent appliquées de façon légère et irresponsable, sans les études préalables nécessaires, provoque une cascade de catastrophes écologiques et sociales. Le fait déterminant demeure l’impossibilité de réaliser une industrialisation globale des pays sous-développés dans le cadre du marché mondial capitaliste, aussi bien à l’époque du troisième âge du capitalisme et du néocolonialisme qu’à celle de l’impérialisme ‘classique’. Les écarts de développement, d’industrialisation et de productivité s’accroissent. Dans ces conditions, tous les mécanismes qui favorisent une crise sociale permanente dans ces pays continuent à agir.

Les inégalités entre pays riches et pauvres sont en permanence en train de s’accroître et reconduisent, malgré quelques inflexions (les bourgeoisies locales s’enrichissent enfin), les inégalités de classes des entités nationales. Ceci est propre au « nouveau capitalisme » d’aujourd’hui, qui est bien dans une phase de transition, au carrefour de modifications qui affectent de façons variées les secteurs économiques, sociaux et institutionnels. Les économies de l’immatériel et des nouvelles technologies, et l’accroissement sans précédent de la concentration financière convergent, notamment dans bon nombre des empires mondiaux, alors que se radicalise, dans les néo-colonies, l’interpénétration de capitaux nationaux et étrangers, publics et privés. Des formes de division du travail renouvelées, une exploitation grandissante, et des géographies rurales et urbaines bouleversées (développement du secteur des services et de transformation des matières premières, en sus des industries d’extraction auparavant prépondérantes) s’associent à ces transformations et constituent un terreau prolétarisant particulièrement fertile en révoltes et en conflits (j’y viendrai en II-3, mais elles s’associent aussi à une hybridation anthropologique tout à fait nouvelle.

2) L’hybridation
Un autre changement instructif s’est opéré au moment de l’accession à l’indépendance des anciennes colonies. Comme l’a montré Sartre, le propre du rapport inhumain de la métropole française à l’égard de l’Algérie fut de procéder en règle à la déshumanisation raciste des Algériens, et ce afin d’esquiver l’universalisme républicain qui aurait imposé le respect des Algériens en tant que citoyens à part entière, ce qui aurait évidemment ébranlé la structure même du rapport impérialiste. Mais, en contrepoint, c’est par cette déshumanisation que les colonisés ont pu découvrir progressivement leur identité et se révolter : trop rigide, le système colonial ne pouvait durer. Il est évident qu’aujourd’hui cette déshumanisation n’existe plus, pour l’essentiel, sous cette forme si brutale mais elle reste cependant opératoire sous des formes diverses, en particulier celles de l’humanisme compassionnel de l’humanitaire et de l’injonction démocratique impérialiste, en passant par le racisme en creux dont j’ai parlé précédemment. En résumé, il est évident que s’il y a eu des ruptures, des décentrages et des infléchissements depuis la décolonisation officielle, certaines continuités essentielles subsistent : au-delà de l’aspect économique abordé ci-dessus, c’est bien l’universalisation d’une hybridation de fond, mais asymétrique, que l’impérialisme colonial a radicalisée.
L’un des traits caractéristiques du colonialisme fut, corrélativement au pillage économique organisé, d’assurer le maintien de l’inculture et des croyances de type féodal/magique dans les colonies, tout en supprimant les structures et coutumes qui permettaient à une féodalité vivante d’être malgré tout une féodalité vivante, c’est-à-dire une société humaine. Le code individualiste imposé a ruiné les cadres classiques de socialité en généralisant une socialité réifiée dominée par des rapports de coexistence atomisée, en extériorité, des individus, ce qui est le propre des rapports sériels. Cette situation a alors fabriqué des « indigènes » ou des « ethnies » censées être bien distinctes des colonisés autant que des colonisateurs, comme l’ont montré à leur façon Albert Memmi et Franz Fanon, et a favorisé l’émergence de bureaucraties locales. Ce concept d’hybridation désigne la conjonction et l’articulation, quotidiennement incarnées, de logiques endogènes à ces sociétés/communautés dites « traditionnelles » et de logiques exogènes provenant du capitalisme international. De telles hybridations sont étudiées depuis longtemps, à l’image de Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles de Bourdieu. Elles se traduisent par le fait qu’il n’y a plus de société close, de culture fermée, d’altérité radicale. De ce fait, l'anthropologie n'est plus ce qu'elle a été. Et « Nous », « Eux », les « Autres », ne sont plus ce qu'ils ont « été »: ces « Autres » sont en fait intimement déchirés et en perte plus ou moins structurée d’identité. Ce que l’on observe, ce ne sont donc ni des construits purement singuliers ni de simples nouvelles sphères culturelles, et encore moins une radicale altérité sociale à l’œuvre, mais une série de différences dont il faut comprendre la logique et par rapport auxquelles le concept de « situation coloniale » reste d’ailleurs, anthropologiquement parlant, un puissant outil d’analyse selon Georges Balandier.
Les fondements anthropologiques de cette logique et les fondements conceptuels des outils pour sa connaissance ne peuvent qu’être ceux d’une théorie des différentes strates structurelles et historiques de la socialité, ce qui permet d’affiner grandement le couple « mécanique/organique » et de montrer comment se déclinent ces types de « solidarités », c’est-à-dire comment les structures et pratiques sociales sont à la fois médium et résultats les unes des autres, dans le cadre d’une dialectique produisant du neuf par des conjonctions de logiques obéissant au principe suivant (comme la montré il y a un demi-siècle Richard Hoggart au sujet des pratiques culturelles des classes laborieuses d’Angleterre) : une logique b ne peut se greffer pacifiquement sur une logique a que si a contient une prédisposition particulière à b. Sans finalisme, ce que l’anthropologue d’aujourd’hui soucieux du sens historique se demande, c’est : quelles « prédispositions », et pour quelles « logiques » ? À l’évidence, celui-ci est donc à l'étroit à l'intérieur des frontières qui lui ont été fixées au XXe siècle : (a) il les transgresse donc, car les frontières de sa discipline sont perméables à l’histoire, à la sociologie, aux sciences cognitives, à à la médecine, et même à la à la philosophie, pour autant que ses objets dits « aux marges » deviennent aussi classiques que les traditionnels (villages proches et lointains, mais aussi prisons, banlieues, hôpitaux, laboratoires, etc.), grâce au recours à de nouveaux moyens et de nouvelles formes d'expression; (b) et l’anthropologue devient bien souvent de surcroît un témoin à charge des destructions et accentuations des fractures associées à cette hybridation généralisée. Comme il est peu ou prou sorti du « développementalisme » associé historiquement à l’anthropologie, qui a fort bien joué par le passé son rôle d’édification du colonialisme, et que, sans tomber dans le relativisme, il a intégré la nécessité de respecter le droit à l’auto-détermination, et sachant à quel point un « inconscient colonial » peut vite subrepticement revenir à la charge, il ne sait plus trop quoi faire et joue son rôle d’informateur réduit temporairement à l’impuissance.
Deux leçons sont à tirer : (a) l’homogénéité, à court et moyen terme, est anthropologiquement impossible – il faut garder en particulier à l’esprit les nombreux travaux sur la stabilité et l’inertie, malgré leur plasticité, des structures mentales, symboliques, idéologiques, cognitives, affectives des communautés comme des individus (c’est-à-dire les habitus) – et ce pluralisme est indépassable ; (b) corollaire : nous sommes tous affectés par cette condition. S’il existe, certes, des différences, cette logique de l’hybridation et de la différenciation, répartie dans le temps et l’espace, montre qu’aujourd’hui plus que jamais – à moins d’en faire un usage circonspect, précis et local – le concept d’« altérité » onto-anthropologique est devenu un mythe, une construction historique et idéologique qui masque sa non-neutralité et qu’il faut définitivement désubstantialiser, et dont on ne peut pas, en tous cas, se servir comme point d’ancrage théorique pour réfléchir sur la question de la tolérance.

3) L’anomie sociale
Au niveau psychologique et social, ces deux types de paramètres, économiques et anthropologiques, aboutissent à une détérioration massive des cadres matériels et symboliques de la socialité que le concept d’anomie a pour fonction d’objectiver. La prolétarisation croissante, associée à la liquidation des structures féodales et aux effets dans le temps du déni d’humanité constamment renouvelé, a évidemment facilité des prises de conscience collectives et nationales, d’où ont diversement surgi nationalismes et guerres d’indépendance. Le colonialisme a produit une dislocation des structures et coutumes traditionnelles, ou du moins des conditions dans lesquelles elles se reproduisaient sur le long terme. Mais il n’a rien proposé, après s’être retiré, qu’une « intégration » dans le « marché » mondial, dans un contexte anti-démocratique et bureaucratisé. Or, ces bureaucraties qu’on a laissées en place sous le prétexte de souveraineté des États, ou qu’on a aidées à reprendre le pouvoir quand cela allait dans le sens des intérêts économiques, sont liées aux rapports de forces structurels du capitalisme. Claude Meillassoux a en ce sens forgé le concept de « corps social », afin de permettre le développement du concept de « lutte des classes ». Chacune des deux classes sociales – bourgeoisie/prolétariat – sécrète des corps sociaux formés et maintenus en dehors d'elles, comme agents de la réalisation de leur destin social et politique (d’un côté, corps de politiciens, de cadres, etc. ; de l’autre, syndicats, cadres associatifs), et ce concept rend possible une complexification-amélioration du schéma théorique inaugural de l’antagonisme de classes.
En ce qui concerne les ex-colonies (essentiellement africaines), Meillassoux a montré, complétant ainsi les analyses de Mandel, qu’entravées par la colonisation dans leur développement, à savoir dans l’accumulation de leur propre capital, leurs bourgeoisies locales, plus souvent marchandes qu'industrielles, furent presque partout incapables de s'opposer à la prise du pouvoir par des bureaucraties gouvernementales recrutées parmi les corps sociaux de la colonisation (en Afrique, par exemple, ce fut pendant la phase d'industrialisation de 19501975). Ces gouvernements bureaucratiques, n'appartenant pas à la classe capitaliste faute d'un enracinement économique, se constituèrent un secteur économique d'État, donnant le change quant à leurs intentions « socialistes », usant de moyens d'intervention brutaux (secrets ou publics) par la corruption des corps sociaux militaires (publics ou privés) pour tenir ces gouvernements en marge ou les remplacer. De là, presque partout sur le continent africain, on peut continuer d’observer sous deux formes la rivalité ré-exacerbée entre bourgeoisies et bureaucraties d'État : (a) celle des « conférences nationales », de la revendication « démocratique » ou de l'appel au multipartisme (expressions pacifiques) ; et (b) celle des guerres civiles, attribuées à des ethnies de circonstance ou à des guérillas dites populaires (qui en sont les manifestations sanglantes, par exemple au Rwanda). Il va de soi que cette liquidation progressive et délibérée d'une partie du prolétariat mondial, nourrie par l’illettrisme, l’absolue précarité de l'emploi, les faibles salaires des fonctions publiques et la fragmentation dans la sous-traitance du secteur dit informel, a contribué de façon primordiale, à la fois comme cause et effet, aux ravages des résolutions non pacifiques.
En résumé, ce nouveau prolétariat ne connaît pas les conditions de mobilisation qu'offrait en Europe la concentration de la grande industrie du XIXe siècle. Ses réactions sont violentes mais sporadiques, souvent plus proches de la délinquance que de la politique, comme l’explique Meillassoux, et, sous le vocable du terrorisme et de l’anti-occidentalisme offensif depuis 2001 ou sous l’angle des revendications et des schèmes identitaires, nationalistes et religieuses (schèmes manifestement non périmés malgré leur passéisme), elles trouvent peu ou prou des expressions et des organisations tout à fait efficaces : le ressentiment populaire a bien horreur du vide. Si l’on ajoute à cela la visible démission des syndicats européens, qui ont renoncé à la solidarité internationale, sauf via l’humanitaire et son cortège de contradictions, et les mouvements altermondialistes et anti-guerre qui en sont encore à leurs débuts, on comprend à quel point la dérégulation de l’économique, du juridique et des cercles traditionnels de socialité, et donc la désagrégation des normes et des repères sociaux corrélative, est bien cette anomie sociale qu’invoquait Durkheim dans son explication holiste du suicide – concept judicieusement prolongé, en termes socio-politiques, par celui de pourrissement social.
Bref, à se demander s’il faut « tolérer » ou « ne pas tolérer » ces expressions guerrières ou sanglantes, on soulève une question d’urgence tout en prenant le problème à l’envers, puisqu’on reconduit par la question même le système que cette question épouse et légitime, et qui est à l’origine de ces conflits sanglants.

III. Démocratiser l’exigence démocratique
1) Contre-pouvoirs et repolitisation de la démocratie et de la tolérance
Il faut d’abord rejeter définitivement les thèses réifiantes du culturalisme qui affirment l’incompatibilité de principe de la démocratie avec certaines cultures, comme celles de populations d’Afrique ou de l’Islam. À côté d’un Islam réactionnaire et activement replié sur soi, un « Islam de marché », parfaitement lucide sur la logique de cette hybridation mondiale, sait pratiquer son conservatisme selon les canons capitalistes les plus pointus. De façon plus générale, comme François-Xavier Verschave l’a longuement martelé, la démocratie est avant tout refus de l'arbitraire. Les zones d’instabilité ou de non-droit dans les anciennes colonies où prédomine cet arbitraire sont bel et bien issues de cette logique du capitalisme. Mais si les règles élémentaires de respect des individus, des peuples et des préceptes démocratiques élémentaires ne sont pas respectées, cela est bien lié à des responsabilités locales. À hybridation avérée, responsabilité partagée, même si cela ne signifie en rien que ce soit à parts égales. A contrario, cela signifie que le procès concret de démocratisation est, comme ailleurs, évidemment pleinement possible.
« L'autocrate africain », idéal-type récemment forgé dans la droite ligne de la propagande coloniale et néocoloniale, ne correspond en tout cas absolument pas aux traditions africaines, tout autant qu’il faut s’attaquer à ce mythe de l’innocence perdue d’un Africain purement et passivement détruit par la colonisation. Verschave rappelle de ce point de vue qu’il existe beaucoup d'Afriques. Les études anthropologiques, même les plus classiques, ont en tout cas montré au-delà du nécessaire que les contre-pouvoirs sont extrêmement sophistiqués en Afrique, et qu’ils fournissent depuis longtemps des formes d’organisation et d’expression politiques fécondes qui peuvent être prometteuses pour l'avenir de la démocratie. Celles-ci peuvent aujourd’hui nourrir la conquête d’une démocratie qui sera, en dépit de ses prétentions cosmopolitiques, toujours localement construite. Ces contre-pouvoirs sont parvenus par le passé à empêcher le délire de l’arbitraire, mais le néocolonialisme perdure aujourd’hui en partie parce qu’ils sont minimisés ou occultés par l’entretien local et international du fatalisme, de la corruption et de l’instrumentalisation de l’ethnisme. Grâce à l’anthropologie, aux sciences politiques et à l’histoire, on peut (et doit) reconstruire au contraire les logiques et modes d’existence de ces contre-pouvoirs novateurs :
C'est seulement ainsi que s'évaporera ce fatalisme post-colonial qui occupe encore certaines mentalités africaines, empêchant nombre d'Africains de croire en leur capacité d'inventer des mécanismes politiques raisonnables. Rien ne dit qu'un tel travail aboutisse aux règles qui fondent nos démocraties occidentales, mais il répondra aux mêmes exigences de principe : le respect de la volonté des collectivités et des peuples (sachant évidemment que la pratique tend à escamoter le principe.

Il va de soi que, fatalisme aidant, la production coloniale puis néo-coloniale des habitus que l’on sait, enserrés entre maintien en extériorité dans leurs singularités et assimilationnisme négateur, empêche bien souvent, jusqu’aux Africains eux-mêmes pris dans les rets de « l’identitaire » et de « l’ethnique » et aujourd’hui également traversés par « l’Autre », de reposer en termes politiques la question démocratique. Et l’écho occidental de cette dépolitisation, c’est le moralisme ou le culturalisme de la tolérance.
Affirmer que la démocratie ne peut que s’inventer par le bas, inter-localement, c’est la repolitiser, puisque c’est la ramener aux conditions matérielles de sa concrétude cohérente, sans la transformer en hochet, en vœu pieux ou en Bien Suprême. Il reste à travailler à la rendre possible en évitant tout imputation unilatérale des responsabilités, et donc, simultanément, en forçant chaque instance impliquée à assumer ses responsabilités, ce qui ne se fera jamais dans un simple « espace public ». La démocratie concrète reste la voie, le moyen et la finalité de toute logique cosmopolitique (et non simplement universaliste) d’émancipation. Si la violence des opprimés reste toujours un retour de bâton à l’égard de celle des oppresseurs – là encore, tout ne se vaut pas –, il convient également d’éviter toute diabolisation et essentialisation des anciennes métropoles, du colon/post-colon tolérant ou ingérant, du terroriste, du communautariste violent. Car si le puissant a aujourd’hui le pouvoir, rien n’empêche qu’un jour on exerce ce pouvoir à son égard (la Chine, l’Inde, la Turquie, etc.). Mais cela ne fait sens que si l’on refuse simultanément de déifier les victimes, car rien n’indique qu’elles n’aient pas déjà exercé ou qu’elles n’exerceront pas ce même pouvoir. Ainsi les traites négrières furent autant musulmanes, africaines, qu’occidentales, de la même manière que les ex-colonies se comportent à l’égard de leurs « colonies internes » de façon tout aussi rétrograde et négatrices que les anciens empires et métropoles à leur endroit.
Il est donc toujours aussi urgent, dans toute analyse concrète, de désubstantialiser les protagonistes (l’« ami » ou l’« ennemi ») d’une situation particulière. S’il peut y avoir aujourd’hui un sens politique et non « moraliste » ou « culturaliste » à la tolérance, c’est sous la forme de son contraire : l’intolérance économique et politique, comme l’affirme Zizek, à l’égard des fractures, des asymétries croissantes et des catastrophes produites par le capitalisme contemporain, ce dont les sciences sociales, et en particulier l’alliance anthropologie-histoire, sont les témoins. Les perspectives mobilisées ici aboutissent toutes de près ou de loin à réactiver en l’actualisant, théoriquement et pratiquement, la lutte des classes. L’exigence révolutionnaire en est le prolongement naturel, mais celle-ci suppose aujourd’hui un dispositif contrehégémonique actualisé. Avant de conclure, quelques brèves remarques sur l’orientation possible de cette actualisation.

2) Du principe d’éthique minimale à l’utopie cosmopolitique
La tolérance est une marque de respect de l’Autre, dans sa dignité morale, dans son mode d’existence sociale et d’auto-gouvernement politique : ce droit à l’autodétermination est un présupposé. En tant que droit de chacun comme égal aux autres de choisir librement son genre de vie, ce présupposé peut être ce à quoi, substantiellement, le droit naturel se résumerait : à mon sens ce présupposé est celui que Ruwen Ogien appelle le principe « d’éthique minimale ». Il se décline en (a) un principe de neutralité à l'égard des conceptions substantielles du bien ; (b) un principe de considération égale, qui nous demande d'accorder la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun ; et (c) en un principe d'intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui. Ce troisième point met bien évidemment l’accent sur le problème qui nous intéresse ici : toutes les remises en contexte suggérées jusqu’ici ont pour vocation de penser les conditions particulières de son invocation.
Au sens large, l’analyse géopolitique qui précède montre que l’échange inégal au niveau économico-financier, l’hybridation socio-anthropologique et l’anomie psycho-sociale sont historiquement et quotidiennement imbriqués. L’utopie cosmopolitique serait celle d’une rationalité collective qui reposerait sur cette hybridation pour formuler et construire des perspectives économiques et politiques alternatives à l’échange inégal et à l’anomie qui lui est associée. Une résistance contre-hégémonique instruite et foncièrement militante pour cette invention démocratique pourrait voir cette utopie comme une trouée, possiblement anti-idéologique, du moins contre-idéologique, et pourrait travailler à la complétion du « syllogisme » qui se dégage maintenant. Com-prendre et dépasser la contradiction de l’universalisme abstrait, c’est voir, ainsi que Hegel puis Marx l’ont expliqué, que l’universel abstrait produit de soi son contraire, sa négation déterminée : l’universel, lorsqu’il ne peut plus être indifférent à l’égard du particulier, ne peut que vouloir le détruire, puisqu’il n’a pas pensé qu’il en est l’origine et qu’il l’a posé en extériorité, donc en définitive contre lui (cf. I ci-dessus). Le syllogisme est complet si l’universel et le particulier sont résorbés l’un dans l’autre et unifiés par cette intériorisation mutuelle, qui est le moment du singulier. Quelle singularité penser alors, c’est-à-dire quel universel concret pleinement totalisant ? On a vu la logique anthropologique de la séparation (de soi avec soi) et de l’hybridation (de soi avec d’autres) qui affecte tout un chacun, la logique économique qui en est consubstantielle et qui accroît l’antagonisme des classes et des conditions matérielles des populations par l’homogénéisation mondiale des non-règles du capital. Ce processus imbriquant (unissant) plusieurs plans de causalité, simultanément d’universalisation et de différenciation, est éminemment dialectique. La tension vers une citoyenneté hybride et cosmopolite, et cosmopolitique parce qu’hybride, me semble un bon candidat au titre de cet universel concret, qui est toujours rapport et jamais chose ou état. Objectivant politiquement les transformations à la fois « micro » (à l’œuvre dans la sphère des habitus) et « macro » du nouveau capitalisme, elle totalise à la fois comme possible visé et comme réel advenu le jeu pluriel de l’universel et du particulier. Elle n’adviendra pleinement que si on la fait advenir, et – c’est le prix de la cohérence – seulement de là où elle le peut vraiment : par le bas.

Conclusion : Pour une résistance contre-hégémonique
En premier lieu le droit international et les diverses institutions de l’ONU essayent de se tenir au-delà de ces alternatives, mais ils y ils y sont en réalité immergés, pris dans un piège que l’on peut résumer comme suit : lorsque l’ONU n’intervient pas, c’est qu’elle se fiche du droit international, qu’elle a peur, etc.; mais lorsqu’elle intervient, c’est un valet de l’impérialisme yankee… Aporie dont il faudrait évidemment sortir, mais dont il faudrait alors, à cette fin, comprendre les raisons d’être : l’équation « communauté internationale » = « hégémonie américaine » en est l’une des raisons essentielles. En second lieu, bon nombre de discours anti-(néo-)colonialistes sont accompagnés de zones d’ombres gênantes et peuvent légitimement susciter la méfiance : d’une part, les apôtres de la tolérance et du « bien commun » dans un « espace public » dans lequel ils se « reconnaîtraient » comme des « interlocuteurs doués de rationalité » sont d’une naïveté théorique et politique telle qu’on peut s’interroger sur les parti-pris qu’une telle position cache ; d’autre part, les discours incantatoires sur l’émancipation des peuples par eux-mêmes, fort courants dans les milieux de gauche voire d’extrême-gauche, sont bien peu rassurants (« l’Afrique doit se débrouiller », « on ne va pas taper sur un dictateur quand même », « un peuple doit compter sur ses propres forces », etc.). Autrement dit, il faut récuser un certain usage de l’étendard de la tolérance destiné à refuser l’ingérence, lorsque celui-ci s’apparente à une très confortable politique de l’autruche. Lorsque ce qui est refusé l’est à juste titre, les mauvaises raisons invoquées font encore plus de torts à la revendication et ne résolvent rien. Plus généralement, chaque civilisation produit une barbarie à la hauteur de ses moyens. Par rapport à celles d’aujourd’hui, il est en tout cas certain que le moralisme gauchisant et démocratolâtre comme le volontarisme unilatéral de révolte sont perdants d’avance.
Le paradigme « tolérance/ingérence » que la communauté internationale entretient est aujourd’hui de plus en plus souvent bloqué. La contradiction protéiforme de l’universalisme républicano-démocrate tient au fait que le capitalisme qui le sous-tend empêche toujours plus, en suivant sa logique propre, le maintien d’une coexistence pacifique entre des « particularismes » plus ou moins organisés et violents. Ce blocage témoigne de ce que toute une histoire se joue là, et n’a pas fini de se jouer : comprenons activement cette histoire pour en sortir. Cela prendra du temps : il n’y a pas de solutions miracles, puisque toutes ces crises et fractures, liées à cet enchevêtrement de causalités, sont la traduction d’une crise identitaire généralisée corrélative du capitalisme actuel et de la complexification temporelle et spatiale de la structure internationale de classes. C’est tout cela qu’il faut prendre en compte si l’on veut penser tous les tenants et aboutissants de la « tolérance » au XXIe siècle, ce qui n’a plus rien à voir avec le contexte classique qui a vu naître le concept de tolérance, tout simplement parce que les conditions et les passifs à partir desquels s’exerce aujourd’hui la revendication autonomiste (dont la tolérance traduit la reconnaissance) ont radicalement changé. L’utopie cosmopolitique, élément possiblement nouveau de la visée internationaliste révolutionnaire, pourrait en particulier contribuer à la repolitisation de la question européenne et de sa constitution en profitant de l’occasion des « non » aux référendums sur cette question (en mai 2005 en France et en juin 2005 aux Pays-Bas), pour sortir de l’hégémonie américaine, en refusant à la fois la cogestion intéressée de la situation postcoloniale et la subordination totale à cette hégémonie. L’enjeu de l’Europe est autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ses frontières (d’ailleurs mouvantes) : penser et défendre une « autre Europe » exigerait par exemple de sortir du nombrilisme des débats récents ayant eu lieu à son sujet et de cosmopolitiser sérieusement les tactiques et stratégies contre-hégémoniques qui sont encore possibles en son sein.


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 Ibid., p. 472 : « Du procès de Socrate à Constantin l’Antiquité a hésité entre deux conceptions : tantôt les rapports entre les individus et les dieux étaient leur affaire, aux uns et aux autres, et la collectivité hésitait à s’en mêler ; tantôt au contraire la collectivité tout entière se croyait menacée par l’impiété d’un de ses membres ».
 Anaxagore de Clazomène, mathématicien et philosophe, fut pourchassé pour avoir enseigné que le soleil était, non pas une divinité, mais une pierre chauffée au rouge. Il ne fut pas condamné à mort parce qu’il accepta de s’exiler.
 D’après Xénophon et Diogène Laërce : « Voici la plainte déposée sous serment par Mélétos, fils de Mélétos, du dème de Pitthé, contre Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopekè : Socrate enfreint la loi parce qu’il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles ; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise : la mort ». Cf. Xénophon, Mémorables, I, 1, 1, Paris, GF-Flammarion, 1967, t. I, p. 285 et Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 40, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 244.
 Xénophon, I, 1, 19, op. cit, t. I, p. 288.
 L’archonte, qui était désigné chaque année par tirage au sort. Sur tout cela, voir Moses I. Finley, op. cit., p. 137 et suiv.
 Finley, op. cit., pp. 153-154 : « Aristophane et les autres poètes comiques étaient libres de plaisanter les dieux avec un manque de respect qui, dans la bouche de philosophes ou de sophistes, aurait donné matière à une accusation d’impiété. On trouvera l’explication de cette différence, je pense, dans le fait que les plaisanteries d’Aristophane se situaient à l’intérieur des conventions des fêtes religieuses (comme les plaisanteries grossières des Miracles médiévaux) où la communauté célébrait ses dieux, tandis que les philosophes ne plaisantaient pas, ne fonctionnaient pas non plus à l’intérieur du cadre de la communauté, ils l’attaquaient, du moins beaucoup le pensaient. Même les dieux riaient lorsque le protagoniste de la paix d’Aristophane choisissait un gros bousier comme véhicule pour s’élever vers leur demeure. Mais personne ne riait lorsque Anaxagore enseignait que le soleil, c’était seulement une pierre lointaine, chauffée au rouge. Ce n’était pas dit dans l’intention de plaisanter ».
 Paul Veyne, op. cit., p. 111 : « Tandis que les temps modernes ont conquis une zone de liberté contre l’État ou la religion, les Athéniens n’avaient pour liberté que celle que leur laissait leur cité ; le droit de regard d’une cité sur la vie privée des citoyens était illimité, même si elle ne l’exerçait guère. Personne ne protestait contre le principe ; ni Platon ni Xénophon n’invoquent la liberté de conscience en faveur de Socrate. En droit, l’athéisme est condamnable à leurs yeux, et ils ne plaident que sur la question de fait : Socrate n’était pas athée. L’aurait-il été que Platon aurait été le premier à lui faire boire la ciguë ; la peine de mort attend les impies dans la cité des Lois, dont les citoyens vivent sous une surveillance de tous les instants et au milieu de dénonciateurs que Platon n’appelle pas sycophantes ».
 Moses I. Finley, op. cit., p. 132.
 Diogène Laërce, op. cit., I, 55, p. 102 : « C’est lui [Solon], semble-t-il, qui a établi les plus belles des lois : ‘Si quelqu’un ne nourrit pas ses parents, qu’il soit privé de ses droits civiques, de même que celui qui a dilapidé son patrimoine’. Et aussi : ‘Que l’oisif soit tenu de rendre des comptes à quiconque voudra l’assigner en justice’ ».
 Aristote, Politiques, 1308b, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 377 : « Puisque c’est aussi en raison de leur mode de vie privée que les gens veulent innover, il faut créer une magistrature spéciale qui aura à l’œil ceux dont le mode de vie n’est pas à l’avantage de la constitution, de la démocratie dans une démocratie, de l’oligarchie dans une oligarchie, et de même pour chacune des autres sortes de constitution ».
 Dans le deuxième chapitre de L’Empire gréco-romain (« Les présupposés de la cité grecque ou pourquoi Socrate a refusé de s’évader »), Paul Veyne s’interroge sur le sens à donner à la cité dont Platon élabore la législation dans les Lois : est-ce une utopie totalitariste née du cerveau d’un anti-démocrate, ou bien « une de ces œuvres monumentales qui résument une société ou une civilisation en une image plus vraie que la vérité » ? (op. cit., p. 79). Il montre sur de nombreux points que c’est la seconde lecture qui est la bonne.
 Paul Veyne, op. cit., p. 82 : « La démocratie grecque était le pouvoir pour chaque citoyen de débattre, de décider, de juger. C’était une liberté politique, une liberté d’intervenir au niveau de la cité. Mais aucun État ancien n’a eu l’idée que les individus eussent des droits. Tandis que dans notre démocratie, ce qui est fondamental est une certaine conception de l’individu privé et de ses relations avec le monde social ».
 Voir Georg Jellinek (Allgemeine Staatslehre, Berlin, Springer, 1921, p. 307) qui analyse cela comme une lacune de l’Antiquité par rapport à la modernité ; P. Veyne (op. cit., p. 111) préfère y voir « une différence radicale » ; voir aussi Adolf Menzel (Hellenika, Baden bei Wien, Rohrer, 1938, p. 59) sur le procès de Socrate.
 Sur cela, on peut se reporter au chapitre 11 (« Did the Greeks have the Idea of Human or Animal Rights ? ») de l’exposé critique de Richard Sorabji, Animal Minds and Human Morals : the Origins of the Western Debate, London, Duckworth, 1993.
 Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 44, in Pierre-Maxime Schuhl (éd.), Les stoïciens, Paris, Gallimard, 1962, vol. 2, p. 1187.
 Par exemple : Tite-Live, Histoire romaine, I, XXIV.
 Voir à ce propos Alasdair MacIntyre, Quelle Justice ? Quelle rationalité ? (traduction Michèle Vignaux D’Hollande), Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 159 et suiv., notamment p. 160.
 Ibid., p. 160.
 Cicéron, Des devoirs, III, 6, in op. cit., vol. 1, p. 594.
 Sénèque, Des bienfaits, III, 18, 2, in Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 457.
 Cicéron, Des devoirs, III, 6, in op. cit., vol. 1, p. 594.
 À propos de l’esclave, Sénèque parle de « l’être humain tout nu », dépouillé des considérations liées à la place qu’il occupe dans la cité. Sénèque, op. cit., III, 18, 2, p. 457.
 Cicéron, Des devoirs, III, 6, in op. cit., vol. 1, p. 594.
 Sur ce rôle supplétif de la loi divine, qui complète la loi positive sans s’opposer à elle, voir ce qu’en dit Paul Veyne, op. cit., p. 455 : « On fait appel à la religion là où elle ne fait pas double emploi avec la morale commune : en faveur des suppliants, des mendiants, des naufragés, des vaincus, des hors-groupe, tous ceux qu’aucune vraie justice, aucune themis ne protège ; ou en faveur d’une entraide qui est louable sans être strictement due ».
 Cicéron, Des devoirs, I, 16, in op. cit., vol. I, p. 513.
 Paul Veyne, op. cit., p. 93.
 Pour le mode de vie chrétien, voir l’Épître à Diognète, apologie prochrétienne adressée sous forme de lettre à un païen de haut rang dans les années 190-200, notamment À Diognète, V, 1 et suiv., Paris, Édition du Cerf, 1965, pp. 63-65 : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par la langue, ni par les vêtements. En effet, ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas d’un dialecte extraordinaire, leur vie n’a rien d’étrange. (…) Ils suivent les usages locaux pour ce qui concerne les vêtements, la nourriture et pour le reste de la vie, tout en manifestant le caractère merveilleux et extraordinaire de leur manière de vivre ».
 Voir ce qu’en dit Paul Veyne, op. cit, p. 473 : « Somme toute, mis à part le problème chrétien, mis à part la poussée de peur des dieux que fut le procès de Socrate en période de crise, la conception de la religion qui a dominé toute l’Antiquité a été fort pacifique : chaque peuple avait ses dieux nationaux et y avait droit, y compris les Juifs (c’est la grande idée de Celse dans son pamphlet contre les chrétiens) ; les dieux du paganisme n’étaient pas des dieux jaloux ».
 Tertullien, Apologétique, Paris, Librairie Bloud et Guay, 1914, pp. 78-79.
 Voir sur ce point : Fergus Millar, « The Imperial Cult and the Persecutions », in Elias Joseph Bickerman et Willem den Boer (dir.), Le culte des souverains dans l’empire romain, Vandoeuvres/Genève, Fondation Hardt, 1973, p. 164.
 Paul Veyne, op. cit., p. 472. La formule « ad Romanorum morem redire » est citée à partir de la Passio Scillitanorum, 14, in Herbert Musurillo (éd. et trad.), The Acts of the Christian Martyrs, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 88.
 Celse, Discours vrai, in Louis Rougier, Celse contre les chrétiens, Paris, Pauvert, 1965, p. 122.
 Symmaque, Relatio, 8-10, in Maurice Lavarenne (éd. et trad.), Prudence, Paris, Collection des Universités de France, 1963, vol. III.
 En 391, sous le règne de Théodose Ier, les cultes païens sont définitivement interdits, les statues brisées, les temples détruits ou transformés en églises.
 Richard Bentley, The Folly of Atheism and what is now Called Deism [1692] XE "Folly of atheism..." , in The Works of Richard Bentley XE "Bentley, Richard" , A. Dyce (éd.) XE "Newton, Isaac" , Londres, F. MacPherson, 1836-1838, vol. III, p. 10.
 C’est ainsi que lorsque Sébastien Castellion, généreux humaniste, prend seul la défense de Servet contre la justification que donne Calvin de son supplice (Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin, traduction E. Barilier, Carouge/Genève, Éditions Zoé, 1998), il a soin de distinguer ce que Calvin amalgame : les hérétiques et les athées blasphémateurs. Les hérétiques sont peut-être dans l’erreur, mais ils « vénèrent le Dieu unique ou enseignent à le vénérer », tandis que « ceux qui enseignent ouvertement contre le Dieu unique, ils peuvent bien mourir, en ce qui me concerne » (p. 240). Pas de tolérance pour l’athée : Castellion et Calvin sont au moins d’accord sur une chose.
 Platon, Lois, 885b dans Œuvres complètes (traduction Auguste Diès et al.), Paris, Les Belles Lettres, 1956, t. XII, vol. I, p. 142.
 Ibid., 887b-c, p. 144-145 : « (…) il importe grandement de donner autant que nous le pourrons de force persuasive à nos affirmations, qu’il y a des Dieux et des Dieux bons, honorant la justice bien plus que ne l’honorent les hommes ; nous aurions là, si j’ose dire, l’introduction la plus belle et la plus efficace [aux lois] ».
 Ibid., 908b-c, pp. 180-181.
 Ibid., 886c-d, pp. 143-144.
 Ibid., 889e-890d, pp. 148-150.
 Ibid., 887c-888a, pp. 144-147.
 Ibid., 885b, p. 142.
 Ibid., 884a, p. 141.
 Ibid., 884a, p. 141.
 Ibid., 886a-e et 890a-d, pp. 143-144 et 148-150.
 Ibid., 884a-885e, pp. 141-142.
 Ibid, 793b, p. 18.
 Ibid., 788a-b, p. 11 : « La vie individuelle ou domestique comporte, en effet, une multiplicité de menus actes qui se font hors du regard public, et, variant au gré des sentiments (…) de chacun, prompts ainsi à s’écarter des normes que recommande le législateur, risquent de mettre, dans les mœurs des citoyens, une diversité où rien ne se ressemble, et c’est là un mal pour les cités ».
 C’est la montée en puissance de l’épicurisme et de l’atomisme dans la seconde moitié du XVIIe siècle qui obligera des philosophes-apologètes comme Richard Bentley, Samuel Clarke, et tous ceux qui ont réagi au néo-épicurisme sur la base des découvertes newtoniennes notamment, à tenter de nouveau de ressusciter mutatis mutandis la distinction que faisait Platon pour se donner une cible, sans toutefois y parvenir tant ils restent prisonniers du préjugé traditionnel qui réduit tout athéisme à la corruption des mœurs, corruption qui les rend intolérables en société. Voir, par exemple, Richard Bentley XE "Bentley, Richard"  et son commentaire du célèbre psaume XIV, 1er verset . Il s’agit ici pour lui de donner de ce verset une lecture nouvelle, contre la lecture traditionnelle des orthodoxes. La deuxième partie du verset, en effet, semble impliquer que l'athéisme XE "Athéisme"  spéculatif XE "Athéisme : spéculatif"  et l'athéisme pratique XE "Athéisme : pratique"  sont confondus, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’autre athéisme que l’irréligion. Aussi Bentley renvoie-t-il à plus tard la démonstration de leur liaison, car il veut identifier précisément sa cible, les athées de système, ou véritables athées : « Cette dernière phrase [du verset] n’est pour l’athée véritable qu’un pur jargon [mere jargon] XE "Sémantique : jargon" , comme il aime à le dire, le son creux d’un mot sans signification. Il n’admet aucune moralité de nature, aucune autre distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste, que celles accordées par la variété des modes et des institutions humaines dans les différents pays du monde (...). De sorte que, jusqu'à ce que nous ayons prouvé, quand il le faudra, la différence éternelle et essentielle de la vertu XE "Vertu"  et du vice XE "Vice" , nous devons nous abstenir de presser les athées avec la corruption abominable de leurs principes » (Richard Bentley, op. cit. XE "Folly of atheism..." , vol. III, p. 1).
 Témoins ces listes d’athées anciens qui passent d’auteur en auteur : Théodore de Cyrène, Evhémère, Diagoras de Mélos, Straton de Lampsaque, Nicanor de Chypre, que l’on retrouve chez Cicéron, Plutarque, Eusèbe de Césarée, Porphyre, Flavius Josèphe, Diodore de Sicile, Scaliger, Plutarque, Jérôme, etc.
 On peut par exemple XE "Hunter, Michael"  dénombrer pas moins de six acceptions fondamentales de l’athéisme entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle : le réformateur ou l’anti-réformateur (en général le papiste XE "Papisme" , mais ceux qui seront hostiles, après le schisme anglican, à l’église nationale, feront également l’affaire : anabaptistes, quakers, sociniens... ) ; l’anti-chrétien (naturaliste ou déiste, qui refuse toute notion XE "Notion"  de « révélation XE "Révélation"  ») ; le libertin XE "Libertinage"  (le débauché, l’immoraliste, bref, « l’athée pratique », c’est-à-dire celui qui vit comme si Dieu n’existait pas) ; le mortaliste (qui, en niant l’immortalité XE "Immortalité"  de l’âme XE "Ame" , supprime du même coup les peines et récompenses à venir, et fonde ainsi l’athéisme pratique XE "Athéisme : pratique" ) ; le cynique XE "Cynisme"  « machiavélique » (celui qui réduit la religion à un problème de contrôle politique des populations et préconise la subordination totale de l’Église à l’État) ; et enfin, l’athée spéculatif, qui s’attaque en philosophe aux Écritures, à la providence XE "Providence" , voire, de manière évidemment discrète, à l’idée de Dieu. On voit que l’athéisme qualifie aussi bien l’irréligion (mépris pour les religions, les cultes et leurs ministres), l’indifférence religieuse (scepticisme), l’hérésie schismatique, l’immoralité (comme refus des valeurs prônées par la religion) et l’érastianisme (volonté de soumettre Dieu à César) que des positions philosophiques concernant Dieu et sa providence.
 John Locke, Lettre sur la tolérance (traduction Raymond Polin), Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 79.
 Ibid.
 Ibid., p. 83 : « Ceux qui nient l’existence d’une puissance divine ne doivent être tolérés en aucune façon. La parole, le contrat, le serment d’un athée ne peuvent former quelque chose de stable et de sacré, et cependant ils forment les liens de toute société humaine ; au point que la croyance en Dieu elle-même supprimée, tout se dissout ». 
 Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète (édition d’Andrée Prat revue par Pierre Rétat), Paris, Nizet, 1984, 2 vol.
 Il n’est pas le premier à la faire, mais le premier à la fonder. C’est en effet Bacon qui, le premier, réactive le thème platonicien de l’athée vertueux, notamment dans l’Essai XVI. Cf. Francis Bacon, Essais (traduction Maurice Castelain), Paris Aubier, 1948, p. 89 : « l’athéisme laisse à l’homme le bon sens, la philosophie, la charité naturelle, les lois et l’honneur, qui peuvent tous, à défaut de religion, lui servir de guides vers une moralité extérieure ; mais la superstition les détrône tous pour ériger dans les âmes une monarchie absolue. C’est pourquoi l’athéisme n’a jamais troublé les États... ». Ce passage a été reproduit inlassablement par la suite, notamment par La Mothe le Vayer, Bayle et Collins.
 Pierre Bayle, op. cit., § 135, p. 9.
 Ibid., § 136, p. 13.
 Ibid., § 143, pp. 31-32 : « Nous pouvons donc poser pour principe I. Que les hommes peuvent être tout ensemble fort déréglés dans leurs mœurs, et fort persuadés de la vérité d’une religion, et même de la vérité de la religion chrétienne II. Que les connaissances de l’âme ne sont point la cause de nos actions. III. Que généralement parlant (j’excepte toujours ceux qui sont conduits par l’esprit de Dieu) la foi que l’on a pour une religion, n’est pas la règle de la conduite de l’homme, si ce n’est qu’elle est souvent fort propre à exciter dans son âme de la colère contre ceux qui sont dans un différent sentiment… ».
 Ibid., § 136, p. 12.
 Ibid., § 144, p. 32 : « Quand on n’examine ces choses que d’une vue générale, on se figure que dès qu’un athée fait réflexion qu’il peut s’enivrer impunément, il s’enivre tous les jours. Mais ceux qui savent la maxime trahit sua quemque voluptas [chacun est entraîné par son penchant] et qui ont examiné plus exactement le cœur de l’homme, ne vont pas si vite. Il s’informent, avant que de juger de la conduite de cet athée, quel est son goût. S’il trouvent qu’il aime à boire, qu’il est fort sensible à ce plaisir-là, qu’il en est plus friand que de sa réputation d’honnête homme, ils jugent qu’effectivement il boit autant qu’il peut. Mais ils ne jugent pas pour cela qu’il en fait plus qu’une infinité de chrétiens, qui sont saouls presque toute leur vie. S’ils trouvent qu’il a de l’indifférence pour le vin, ils lui font la justice de croire qu’il ne boit qu’à sa soif. Je dis la même chose de toutes les autres voluptés criminelles ».
 Ibid., § 162, p. 67.
 Platon, op. cit., 788b-c, p. 11 : « C’est la ruine des lois écrites elles-mêmes, ces transgressions légères et fréquentes par où les hommes s’accoutument à désobéir. Ainsi l’on est embarrassé pour légiférer, et cependant on ne saurait se taire ».
 John Locke, op. cit., p. 75. « Le jugement privé de chacun, concernant une loi faite en vue du bien public, ne supprime pas l’obligation et ne mérite pas de tolérance ».
 Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ Contrains-les d'entrer, ou Traité de la tolérance universelle, in Oeuvres diverses de Mr. Pierre Bayle, La Haye, P. Husson, 1727, t. II, p. 431 : « Quoi qu’il en soit, dit-on en quatre lieux, on ne peut, selon mes principes, faire violence à aucun homme qui se mêle de dogmatiser, et ainsi voilà les athées en droit de déclamer partout où bon leur semblera contre Dieu et la religion. Je nie cette conséquence, en premier lieu parce que les magistrats étant obligés par la loi éternelle de maintenir le repos public, et la sûreté de tous les membres de la société qu’ils gouvernent, peuvent et doivent punir tous ceux qui choquent les lois fondamentales de l’État, au nombre desquels on a coutume de mettre tous ceux qui ôtent la providence, et toute la crainte de la justice de Dieu. Si cette raison ne suffisait pas, en voici une deuxième qui fermera pour jamais la bouche à tout chicaneur, quelque hardi qu’il puisse être ; c’est qu’un athée ne pouvant être poussé à dogmatiser par aucun motif de conscience, ne pourra jamais alléguer aux magistrats cette sentence de saint Pierre, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, que nous regardons avec justice comme une barrière impénétrable à tout juge séculier, et comme l’asile inviolable de la conscience. Un athée destitué qu’il est de cette grande protection, demeure justement exposé à toute la rigueur des lois, et dès aussitôt qu’ il voudra répandre ses sentiments contre la défense qui lui en sera faite, il pourra être châtié comme un séditieux, qui ne croyant rien au-dessus des lois humaines, ose néanmoins les fouler aux pieds. Je n’insiste pas davantage sur cette réponse ; je suis assuré que les lecteurs les moins pénétrants en sentiront d’abord toute la force ; et ainsi voilà notre doctrine absolument à couvert des attentats de l’impiété, puis que nous voulons qu’à cet égard le bras séculier fasse tout ce qu’il trouvera à propos ».
 H. Benbaji et D. Heyd, « The Charitable Perspective : Forgiveness and Toleration as Supererogatory », Canadian Journal of Philosophy, 31, 2001, pp. 567-585.
 Robert Benet, « Du regard XE "regard"  de l’autre dans les Lettres XE "Lettres"  persanes : investigation XE "investigation" , voilement, dévoilement », L’information littéraire, 44, 3, 1992, p. 11. Voir aussi Gianni Iotti, « L’ignorance d’Usbek : considérations sur les Lettres persanes », Dix-huitième siècle, 31, 1999, pp. 379-490.
 À cet égard, comme le rappelle Robert Shackleton dans sa biographie de Montesquieu, l’Espion turc de Giovanni-Paolo Marana paru en 1684 en six volumes (qui connaîtra treize rééditions augmentées par la suite), texte qui précède donc les Lettres persanes, est digne d’être pris en considération.
 Jean Starobinski, préface aux Lettres XE "Lettres"  persanes [1973], Paris, Gallimard, 2003, p. 8.
 Montesquieu, Pensée 1261, cité par Gérard Desson, « Le pluriel des manières », Revue Montesquieu, 3, 1999, p. 77.
 Sur le rapport XE "rapport"  entre la pensée de Montesquieu XE "Montesquieu"  et le stoïcisme, voir l’article de Catherine Larrère, « Le stoïcisme dans les oeuvres de jeunesse de Montesquieu », in Catherine Volpilhac-Auger (éd.), Montesquieu les années de formation (1689-1720), actes du colloque de Grenoble, Naples/Paris/Oxford, Liguori Editore/Universitas/Voltaire XE "Voltaire"  Foundation, 1999, pp. 163-183.
 Montesquieu, « Éloge de la sincérité », in Œuvres complètes, Paris, NRF-Gallimard, 1969, vol. 1, p. 99.
 Ibid., p. 100. Voir aussi Sheila Mason, « Le comparatisme dans les oeuvres de jeunesse de Montesquieu XE "Montesquieu"  », in Catherine Volpilhac-Auger (éd.), op. cit., pp. 153-161.
 Montesquieu, « Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères », op. cit., vol. 2, p. 63.
 Montesquieu, Lettre XE "Lettres"  XXXI, op. cit., vol. 1, p. 177.
 Montesquieu, Lettre XE "Lettres"  CXLV, op. cit., vol. 1, p. 357.
 Ibid.
 Montesquieu, Lettre XE "Lettres"  LXIII, op. cit., vol. 1, p. 223.
 Voir, à ce propos, Annie Becq, Lettres persanes de Montesquieu XE "Montesquieu" , Paris, Gallimard, 1999, p. 75.
 Montesquieu, Lettre XE "Lettres"  XXIV, op. cit., vol. 1, p. 166.
 Montesquieu, Lettre XE "Lettres"  LXIII, op. cit., vol. 1, p. 222-223.
 Ibid., p. 223.
 Marilena Chaui, « Janela da alma, espelho do mundo » in Adauto Novaes (dir.), O olhar, São Paulo, Companhia das Letras, 1988, p. 35.
 Montesquieu écrit à ce propos : « (...) les femmes n’y font point comme nos Persanes, qui disputent le terrain quelquefois des mois entiers ; il n’y a rien de si plénier : si elles ne perdent rien, c’est qu’elles n’ont rien à perdre ; (...) toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paraissent des moyens plus propres à exercer l’industrie de ce sexe qu’à la lasser » (Lettre XE "Lettres"  LV, op. cit., vol. 1, p. 211-212).
 Montesquieu, L’Esprit des lois, V, 14, op. cit., vol. 2, p. 297. Voir aussi, dans le même ouvrage, XIX, 27.
 Cf. Lettre XE "Lettres"  II, op. cit., vol. 1, p. 134 : « Tu leur commandes, et tu leur obéis ; tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés et leur fais exécuter de même les lois XE "lois"  du sérail. Tu trouves la gloire à leur rendre les services les plus vils »
 Jean Chardin, Voyages de M. le chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l'Orient, Amsterdam, J. L. Delorme, 1711, vol. 2, p. 214. Voir aussi Alain Grosrichard, Structure du sérail : La fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris, Seuil, 1979, p. 71.
 Ibid., p. 74.
 Montesquieu, Lettre XE "Lettres"  XLVIII, op. cit., vol. 1, p. 197. (c’est nous qui soulignons). D’autres références au verbe regarder ou étonner se trouvent dans les Lettres LXXVIII, XCVII, CXXXIV et CXLV.
 Dans l’article 73 des Passions de l’âme, Descartes XE "Descartes"  définit « étonnement » comme « un excès d’admiration qui ne peut jamais être que mauvais ».
 Cf. Montesquieu, Lettres XE "Lettres"  XXIV et XLVIII.
 Paul Valéry, Variété II, Paris, Gallimard, 1930, pp. 68-69.
 Aristote, Métaphysique, A, 2, 982b13.
 Platon, Théétète, 155d.
 Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p. 453.
 Cf. notamment Montesquieu, Lettre XE "Lettres"  VIII, op. cit., vol. 1, p. 140.
 Voici ce que dit Usbek après disserté sur les valeurs XE "valeurs"  de la justice et du plaisir : « Oui, Rhedi, si j’étais sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes XE "hommes"  » (Lettre XE "Lettres"  LXXXIII, in op. cit., vol. 1, p. 257).
 Dans le préface du dictionnaire allemand des notions historiques le plus renommé (Otto Bruner, Werner Conze et Reinhart Koselleck (éds), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 1972, p. XXII), nous pouvons lire : « Selon notre méthode, un mot se transforme en notion quand toute la plénitude d’un lien mutuel de significations politico-sociales, dans laquelle et pour laquelle le mot est utilisé, est assumée par ce mot seul » (traduction nôtre).
 Dans sa vaste étude sur l’histoire de la notion de « tolérance », Rainer Forst montre six composantes importantes de celle-ci : 1) contextualité ; 2) négation ; 3) acceptation ; 4) définition de ses limites ; 5) bonne volonté de la part du tolérant et 6) mutualité (la tolérance est à la fois une pratique juridique et politique et un comportement individuel). Cf. Rainer Forst, Toleranz im Konflikt, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003, pp. 30-41.
 Rüdiger Bubner, « Zur Dialektik der Toleranz », in Rainer Forst (dir.), Toleranz. Philosophische Grundlagen und gesellschaftliche Praxis : einer umstrittenen Tugend, Frankfurt am Main, Campus, 2000, p. 45 (traduction nôtre).
 Paul Ricœur décrit le rapport entre la religion et le pouvoir politique comme un rapport de dépendance et de soutien mutuels : « Le politique demande au religieux, représenté par sa hiérarchie, l’onction, c’est-à-dire le signe de sa sacralité ; en échange, l’institution ecclésiastique demande au politique la sanction du bras séculier pour ce qu’elle tient pour schisme ou hérésie. Cet échange entre onction et sanction constitue une relation instrumentale croisée, où chacune des institutions reçoit de l’autre ce qui lui manque : la force spirituelle du sacré pour le politique et la force physique de la contrainte pour le religieux ou, plutôt, pour l’ecclésiastique ». Paul Ricœur, « Tolérance, intolérance, intolérable », Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 296.
 Wolfhart Pannenberg, Christentum in einer säkularisierten Welt, Freiburg, Herder, 1988, p. 21 (traduction nôtre).
 Wilhelm Schmidt-Biggemann, Theodizee und Tatsachen : das politische Profil der deutschen Aufklärung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988, p. 167 (traduction nôtre).
 En ce qui concerne la signification de l’ordre légal comme garantie de la tolérance, nous citons ici une réflexion de Robert Spaemann, « Europa-Wertegemeinschaft oder Rechtsordnung ? », Transit. Europäische Review, 21, 2001, pp. 172-173 : « Nous devons nous rendre à l’évidence que le pluralisme a son prix. Et ce prix, exigé par le pluralisme total, est trop cher. Il détruirait toute une culture développée et rendrait l’existence commune des individus impossible. Toutefois, il existe des valeurs communes auxquelles nous ne pouvons pas renoncer dans une société pluraliste. Elles comprennent, d’un côté, la tolérance, c’est-à-dire l’attitude de manifester du respect envers les autres et de ne pas se mêler à la sphère de leur liberté personnelle quand bien même leurs convictions, valeurs et formes de vie différeraient des nôtres. Ce respect trouve son expression dans le droit, dans un ordre légal libéral. C’est le droit qui rend, dans une certaine mesure, l’individu indépendant du respect et de la tolérance de bonne volonté, voire des jugements de ses concitoyens, en les obligeant à respecter la sphère de cette liberté » (traduction nôtre).
 John Locke, Lettre sur la tolérance (traduction Raymond Polin), Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 47 : « Quoi que l’on puisse révoquer en doute en fait de religion, une chose du moins est certaine, c’est qu’aucune religion que je ne crois pas être la vraie ne peut être pour moi ni vraie, ni utile. C’est donc en vain que, sous le prétexte de sauver l’âme de leurs sujets, le magistrat les contraint à adhérer à sa propre religion : s’ils y croient, ils y viendront spontanément ; s’ils n’y croient pas, même s’ils y viennent, ils n’en seront pas moins perdus. Quelque bien que vous vouliez à un autre, quoi que vous fassiez pour son salut, vous ne pouvez le forcer à être sauvé : à la fin, il doit être laissé à lui-même et à sa propre conscience ».
 Lessing, Nathan le sage (traduction Robert Pitrou), Paris, Aubier-Montaigne, pp. 155-157 (vers 1910-1917).
 Ibid., p. 163 (vers 2045-2050).
 Jürgen Werbick, « Die Entstehung der Toleranz aus dem Geist der Aufklärung », in Konrad Hilpert et Jürgen Werbick (dir.), Mit den Anderen Leben. Wege zur Toleranz, Düsseldorf, Patmos, 1995, p. 15.
 Selon Jeanne Hersch l’intolérance qui est une « main-mise sur le vrai » et la « possession d’un modèle privilégié » agit aux niveaux de la pensée, des croyances, de l’action et de l’être. On peut supposer que la tolérance elle-même peut très bien se faire remarquer à travers les quatre sphères du « penser, du croire, du faire ou de l’être ». Cf. Jeanne Hersch, « Tolérance : entre liberté et vérité », La tolérance aujourd’hui, analyses philosophiques, XIXe Congrès international de philosophie, Paris, Publications de l’Unesco, 1993, p. 27.
 Telle est la définition de l’article premier « Signification de la tolérance » de la Déclaration de principes sur la tolérance adoptée par la Conférence générale de l’Unesco le 16 novembre 1995.
 Selon Erich Fromm, l’indifférence est le plus grand problème moral de l’époque contemporaine.
 Jeanne Hersch, art. cit., p. 28.
 Cf. la « mauvaise bienveillance » dont parlait saint Augustin dans ses Confessions.
 Yves Charles Zarka, « La tolérance : force et fragilité de la modernité », La tolérance aujourd’hui, analyses philosophiques, XIXe Congrès international de philosophie, Paris, Publications de l’Unesco, 1993, p.38.
 Ibid.
 Richard Rorty et Gianni Vattimo, Il futuro della religione, Milan, Garzanti, 2005.
 Voir par exemple Hugh La Follette (dir.), Ethics in Practice. An Anthology, 2e édition, Malden (Mass.), Blackwell, 2002, où les questions de tolérance ne sont introduites qu’à travers les thèmes de la vie et de la mort, l’avortement, la vie privée, la sexualité, la liberté et la justice, la discrimination et la libre parole, les droits de l’homme, etc.
 Cours donné à la Nouvelle Université Bulgare pour les étudiants de première année de la filière francophone des sciences politiques et pour les étudiants de première année en philosophie. Sont résumées ici les opinions exprimées lors des discussions.
 Le texte qui suit reproduit en grande partie les thèmes déjà posés dans l’introduction de Lidia Denkova (éd.), Genèse de la tolérance (De Platon à Benjamin Constant). Anthologie de textes, Paris, Publications de l’Unesco, 2001, dont la visée principale est : 1) d’insister sur la filiation historique de la notion de la tolérance bien avant le XVIIe siècle et 2) de présenter une approche possible d’un enseignement de la tolérance sur le plan de l’histoire des idées. L’analyse philosophique propose l’exemple inverse, une « simple » question avec les raisons complexes de leurs réponses.
 Cité dans Zaghloul Morsy (éd.), La Tolérance, Paris, Publications de l’Unesco, 1993, p. 181.
 John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes (traduit par Jean Le Clerc), Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 177.
 Gabriel Marcel, Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, 1940, p. 326.
 Cf. le deuxième chapitre des Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954.
 Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 1535.
 Cf. Paul Siblot (dir.), Dire la tolérance, Unesco-Praxiling, 1997.
 Sénèque, Lettre 95 à Lucilius, in Entretiens. Lettres à Lucilius (traduction François Préchac, revue par Paul Veyne), Paris, Robert Laffont, 1993, p. 964.
 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1991, p. 161.
 Pensée exprimée par Gianni Vattimo dans Ayyam Sureau (éd.), Qui sommes nous ? Les rencontres philosophiques de l’Unesco, Paris, Presses de l’Unesco/Gallimard, 1996, p. 58.
 Malebranche, Recherche de la vérité, Paris, Galerie de la Sorbonne, 1991, p. 582.
 Sur l’histoire du cosmopolitisme, voir par exemple Peter Coulmas, Les citoyens du monde : histoire du cosmopolitisme (traduction Jeanne Étoré), Paris, Albin Michel, 1995.
 Aristote, Éthique à Nicomaque (traduction Jules Tricot), Paris, Vrin, 1959.
 Malebranche, op. cit., p. 589.
 Cité dans Jeanne Hersch, Le droit d’être un homme, Paris, Publications de l’Unesco, 1968, p. 251.
 Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle (traduction Jean Gibelin), Paris, Vrin, 1999.
 Gabriel Marcel, Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, 1940, p. 364.
 Cf. Vladimir Jankélevitch, Le Pardon, Aubier-Montaigne, 1967.
 Emmanuel Levinas, Entre nous : essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 108.
 Ibid., pp. 205-206.
 John-Stuart Mill, Le gouvernement représentatif (traduction Dupont-White), Paris, Guillaumin, 1865, p. 31.
 Ibid., p. 143.
 David Hume, Réflexions sur les passions (traduction Corinne Hoogaert), Paris, Librairie générale française, 1990, p. 98.
 Cf. Eric Walter Frederick Tomlin, Les grands philosophes de l’Orient (traduction Gaston Waringhien), Paris, Payot, 1952, pp. 264-285.
 William James, Talks to Teachers on Psychology and to Students on Some of Life’s Ideals, London, Longmans/Green, 1899.
 Pour une histoire détaillée du problème, cf. Joseph Lecler, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, Albin Michel, 1994.
 Cf. Georges Pons, Gotthold Ephraim Lessing et le Christianisme, Paris, Didier, 1964, pp. 412-423.
 Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
 Ibid., p. 11.
 Humberto Giannini, « Accueillir l’étrangeté », in Claude Sahel (dir.), La tolérance : pour un humanisme hérétique, Paris, Autrement, 1991, p. 20-21.
 Claude Sahel, « Préface », Ibid., p. 17.
 Dans Critique de la science-fiction, Jacques Goimard intitule l’un de ses chapitres « Une traversée des définitions » où il propose plusieurs textes qui montrent l’évolution de sa propre recherche entre 1972 et 2001.
 Voir Gérard Klein dans sa préface au livre d’Anita Torres, La science-fiction française : auteurs et amateurs d’un genre littéraire, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 26 (aussi disponible sur le site Internet : www.quarante-deux.org).
 Humberto Giannini, op. cit., p. 20.
 Voir l’article « Voltaire » dans Pierre Versins, Encyclopédie de l’utopie : des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Lausanne, L’Âge d’homme, 1984, pp. 939-940.
 Voir en particulier Orson Scott Card et le Cycle d’Ender dont notre intitulé reprend de manière détournée (mais tolérable) la traduction française du titre du premier volume : La stratégie Ender.
 On peut renvoyer à Voltaire qui définit la tolérance comme l’apanage de l’humanité, mais d’une humanité marquée par la sottise et les limites de ses possibilités ou de sa vertu : « Qu’est-ce que la tolérance ? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature » (Voltaire, « Tolérance », Dictionnaire philosophique, Paris, Gallimard, 1994, p. 492).
 Jacques Sadoul, Histoire de la science fiction moderne, Paris, J’ai lu, 1973, t. 1, p. 30 et suiv.
 Voir par exemple B.R. Bruss, Et la planète sauta, Paris, Le Portulan, 1946.
 Jean-Claude Dunyach, « Les nuits inutiles », in Robert Silverberg et Jacques Chambon (éds.), Destination 3001, Paris, J’ai lu, 2003, p. 375. Voir aussi : Gérard Klein, « Mémoire vive, mémoire morte » in France-Anne Ruolz et Stéphane Nicot (éds.), Les navigateurs de l’impossible, Nancy, Imaginaire sans frontières, 2001, pp. 127-155 ; ou encore Andreas Eschbach, « Le semeur de cauchemars », in Robert Silverberg et Jacques Chambon (éds.), op. cit., pp. 121-146.
 Gilbert Hottois, « Transcendances symboliques et techniques », in Gilbert Hottois (dir.), Philosophie et science-fiction, Paris, Vrin, 2000, p. 137. Cependant, toute cette réflexion ne se fait pas toujours de manière aussi sérieuse ou catastrophique ; elle peut emprunter la voie humoristique comme dans la nouvelle lilliputienne de Gérard Klein dans « Cache- cache », La loi du talion, Paris, J’ai lu, 1973, p. 5.
 Claude Sahel, op. cit., pp. 12-17.
 Ibid., p. 14.
 Voir par exemple l’opposition entre les humains et les phagors dans la trilogie d’Helliconia de Brian Aldiss : Le printemps d’Helliconia (traduction Jacques Chambon), Paris, Robert Laffont, 1984 (Helliconia spring, 1982) ; Helliconi l’été (traduction Jacques Chambon), Paris, Robert Laffont, 1986 (Helliconia summer, 1983) ; L’hiver d’Helliconia (traduction Jacques Chambon et Hélène Collon), Paris, Robert Laffont, 1988 (Helliconia Winter, 1985).
 Par exemple les nouvelles de David Brin : « Les sphères de cristal » (« The Crystal Spheres », 1984) et « Les Dipneustes » (« Lungfish », 1986) dans le recueil Les sphères de cristal, Nancy, Imaginaires sans frontières, 2003.
 Claude Sahel, op. cit., p. 17.
 Voir Francine Markovits, « Entre croire et savoir », in Claude Sahel (dir.), op. cit., pp. 121-137, en particulier pp. 131, 135 et 137.
 Cf. Gérard Klein, « Préface », in Anita Torres, op. cit., p. 26 : « La science-fiction britannique, à travers Wells et Huxley, puis Ballard et Aldiss par exemple, exprime une méfiance quant à l’usage que la société fera des possibilités de la technique, ce qui n’est pas du tout la même chose ‘que pour la science-fiction française’ : la critique porte sur l’évolution de la société plutôt que sur les effets directs de la science. De même, la science-fiction américaine, d’ordinaire beaucoup plus optimiste, incrimine quand elle se montre critique, des pratiques sociales et des agissements individuels gouvernés par l’appât du gain et la volonté de puissance, que la plupart du temps le progrès scientifique et technique vient de lui-même corriger ».
 Sam Moskowitz, Explorers of the Infinite, cité par Demètre Ioakimidis, « Science-fiction et science », Europe, 580-581, 1977, p. 23 : « La science-fiction est un domaine du fantastique reconnaissable par le fait que la ‘suspension volontaire de l’incrédulité’ est obtenue du lecteur par l’utilisation d’une atmosphère de crédibilité scientifique pour ses créations imaginaires dans les sciences physiques, l’espace, le temps, les sciences sociales et la philosophie ».
 Jacques Goimard, Critique de la science-fiction, Paris, Pocket, 2002, pp. 58-59 : « La science-fiction en effet est un discours pénétré de science (même si ce n’est pas un discours scientifique) et notre science a bien des analogies avec la religion, surtout dans la zone qui intéresse la science-fiction. La religion est un corps de croyances accepté par tous les membres du corps social et la science est dans notre monde le seul corps de croyance accepté par tous les membres du corps social ; la science dans son ensemble fait bien l’objet d’une croyance pour chacun de nous, même si chaque science particulière apparaît sous un autre jour au spécialiste qui la pratique (et qui de ce fait, fait figure de docteur de la loi aux yeux des autres) ; notre attitude envers la science est empreinte d’une confiance et d’un respect imposés par une norme sociale d’autant plus forte que notre société est de plus en plus organisée sur des bases scientifiques et qu’elle ne saurait renoncer à ce qui fonde ses règles sans perdre toute crédibilité aux yeux de ses membres ; elle est conditionnée par une révélation (l’enseignement) et un ensemble d’épreuves initiatiques (les examens) qui ont envahi la vie quotidienne des jeunes au point de la monopoliser complètement, ce qui explique peut-être que le goût de la science-fiction passe par un maximum entre quinze et vingt-cinq ans. Allons plus loin. Dans les sociétés primitives, le discours religieux par excellence est le mythe ; Il n’est pas difficile de montrer que la science-fiction est l’équivalent moderne des mythes ».
 Parmi les nombreux textes de Gérard Klein sur ce sujet, voir par exemple celui cité en note 4 et : « Des images de la science à la science-fiction », Galaxies, 11, 1998, pp. 157-165.
 Orson Scott Card, « Les trois visages de l’Histoire », Galaxies, 20, 2001, p. 172.
 Voir Serge Lehman, « La physique des métaphores », Europe, 870, 2001, p. 35.
 Comme l’écrit Gérard Klein, « Préface », in Anita Torres, op. cit., p. 26 : « Les sciences ne produisent pas seulement des observations, des résultats et des théories. Elles produisent aussi, et avec elles les techniques, des images ou plutôt des représentations du monde, très locales ou très générales, qui sont parfois très abstraites ou dans d’autre cas très concrètes, sensorielles, et correspondent à des états des observations. Ces images se sont multipliées avec l’invention de la science moderne, au XVIe siècle, même s’il en existait bien antérieurement ». Il précise un peu plus loin : « Ces images viennent nourrir un imaginaire original qui vient supplanter des imaginaires antérieurs en répondant peut-être (cela doit toujours être montré dans le détail) aux mêmes questions et au même besoin de merveilleux du public informé ou populaire mais dans une perspective idéologique tout à fait différente : un extraterrestre n’est pas un ange ni un démon ni un fantôme. La traduction en fictions de cet imaginaire spéculatif, là où la science ne peut ni s’aventurer ni répondre, donne la science-fiction. Cet imaginaire, à travers la science-fiction ou en dehors d’elle, trouve ensuite ses prolongements propres, éventuellement ressourcés auprès de l’évolution des sciences et des techniques et notamment auprès de toutes les variantes de la vulgarisation et de l’information scientifiques ».
 Ce thème que l’on pourrait nommer le syndrome du « Il faut s’arrêter… », se retrouve notamment chez Isaac Asimov dans l’autolimitation que les machines s’imposent pour permettre à l’homme de continuer son évolution : « Pour que tu t’y intéresses » (« That thou art mindful of him », The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1974) dans le recueil Le grand livre des robots, Paris, Presses de la Cité, 1990, vol. 1. Il traverse aussi le cycle d’Hyperion (1989, traduction française 1991) de Dan Simmons dans le rôle joué par la centrale des I. A. qui disparaît pour éviter que la totalisation qu’elle recherche ne soit une destruction du monde réel.
 Voir les réflexions de Jacques Goimard sur la science-fiction comme radicalisation du mythe de l’enfant trouvé dans « Générations science-fiction », Esprit, 86, février 1984, repris dans Jacques Goimard, op. cit., pp. 18-39.
 Roger Bozzetto, « Notes pour un bilan portant sur la science-fiction et sa critique : éléments d’enquête sur la science-fiction en France de 1945 à 1975 », Écrits sur la science-fiction, consulté sur le site Internet : www.quarante-deux.org.
 Orson Scott Card, op. cit., p. 178.
 Gérard Klein, op. cit., p. 26.
 Voir l’article « Robotique », in Pierre Versins, op. cit., pp. 762-772.
 (1) Un robot ne doit pas blesser un être humain ni, par son inaction, permettre qu’un être humain soit blessé ; (2) un robot doit obéir aux ordres donnés par un être humain, sauf quand ces ordres entrent en conflit avec la Première Loi ; (3) un robot doit protéger sa propre existence, tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la Première et la Deuxième Loi.
 Un robot ne peut nuire à l’humanité ni laisser sans assistance l’humanité en danger.
 Elijah Baley est un policier, un terrien, chargé des enquêtes criminelles. Il collaborera avec les spaciens, et en particulier avec le robot humanoïde Danneel Olivaw.
 Les cavernes d’acier (The Caves of Steel, 1953) , Face aux feux du soleil (The Naked Sun, 1956), Les robots de l’aube (The Robots of Dawn, 1983), Les robots et l’empire (Robots and Empire, 1985). Ces volumes sont regroupés dans Isaac Asimov, Le grand livre des Robots, Paris, Presses de la Cité, 1990-1991, 2 vol.
 Gérard Klein, « Préface », in Gérard Klein, Jacques Goimard et Demètre Ioakimidis (éds.), Histoires de robots, Paris, Le Livre de Poche, 1974, pp. 18-19.
 Isaac Asimov, Les cavernes d’acier, in Le grand livre des robots, Paris, Presses de la Cité, 1990, vol. 1, p. 661.
 Isaac Asimov, « Préface : ‘Mes robots’ » in Michael P. Kube-McDowell et Mike McQuay, La cité des robots d’Isaac Asimov (traduction France-Marie Watkins), Paris, J’ai lu, 1989, p. 9.
 Voir les nouvelles « L’homme bicentenaire » (The Bicentennial Man, 1976) et « L’amour vrai » (True Love, 1977), in Isaac Asimov, op. cit., vol. 1.
 Isaac Asimov, Les robots et l’empire, ibid., vol. 2, p. 508 [Baley parle sur son lit de mort] : « L’œuvre de chacun contribue à l’ensemble et devient ainsi partie immortelle du tout. L’ensemble des vies humaines – passées, présentes et futures – forme une tapisserie qui existe maintenant depuis des dizaines de milliers d’années, qui est devenues plus élaborée et, dans l’ensemble, plus belle au cours de tout ce temps. Même les spaciens constituent une ramification de cette tapisserie, et ils ajoutent eux aussi à l’élaboration et à la beauté du dessin. La vie d’un individu n’est qu’un fil de la tapisserie et qu’est-ce qu’un seul fil comparé à l’ensemble ? Daneel, garde l’esprit fermement fixé sur la tapisserie et ne te laisse pas affecter parce qu’un fil s’estompe. Il y en a tant d’autres, tous précieux, chacun jouant son rôle ».
 Isaac Asimov, « Pour que tu t’y intéresses », ibid., vol. 1, pp. 494-495.
 Voir note 26.
 Ces différents thèmes sont abordés dans les collectifs La tolérance : pour un humanisme hérétique (dir. Claude Sahel) et La tolérance (dir. Jean-Paul Barbe et Jackie Pigeaud).
 Pour la tragédie antique, voir Jean-Pierre Vernant, « Ébauche de la volonté dans la tragédie grecque », in Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet (dir.), Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1977. En ce qui concerne Orson Scott Card, voir Stéphane Manfrédo, « L’irruption de la tragédie grecque dans le roman de science-fiction », Galaxies, 20, 2001, pp. 151-159.
 Orson Scott Card, La stratégie Ender (traduction Daniel Lemoine), Paris, J’ai lu, 1994, pp. 335-336.
 Humberto Giannini, op. cit., p. 32.
 Gérard Klein, « Non, l’imaginaire n’est pas source d’ennui : réponse à Arthur Koestler », Fiction, 39, février 1957 (consulté sur le site Internet : www.quarante-deux.org).
 Sade, La Philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 40.
 Cf. Iwan Bloch, Die Prostitution, Berlin, L. Marcies, 1912, 2 vol. (traduction nôtre).
 Ibid.
 Cf. notamment Michel Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1437.
 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. ., La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 9.
 Cf. Sébastien Charles, La philosophie française en questions, Paris, Le livre de poche, 2003.
 Tzetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien : enquête sur le siècle, Paris, Laffont, 2000, pp. 293-309.
 Alasdair MacIntyre, After Virtue: A Study in Moral Theory, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1984, pp. 27-29.
 Hans Küng, ProXekt Weltethos, München, Piper, 1992 (traduction nôtre).
 Saint Augustin, La Cité de Dieu (traduction Louis Moreau revue par Jean-Claude Eslin), Paris, Seuil, 1994, vol. 2, p. 96.
 Tzvetan Todorov, Les morales de l’histoire, Paris, Grasset, 1991, pp. 191-212.
 John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes (traduction Raymond Polin), Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 9.
 Gabriel Marcel, « Phénoménologie et dialectique de la tolérance », in Essai de philosophie concrète, Paris, 1966, pp. 309-326.
 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 299.
 André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.
 Michel Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1440.
 Tzvetan Todorov, Les morales de l’histoire, Paris, Grasset, 1991, p. 212.
 Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même (traduction Mario Meunier), Paris, GF-Flammarion, 1992, p.126.
 Montaigne, Les Essais, III, 9, Paris, Arléa, 2002, p. 688.
 Alain Badiou, L’éthique : essai sur la conscience du Mal, Paris, Hatier, 1993, p. 29.
 La traduction française consacrée préfère rendre earnest par constant ; j’ai dû m’y refuser afin de rester fidèle au texte bulgare pour conserver le jeu de mots qui suit (N. du T.).
 Voir la contribution de Hristo Todorov dans ce volume intitulée « Tolérance et raison ».
 Voir mon Liberté et reconnaissance. Les sources interactives de l’identité, Sofia, Presses de la Nouvelle Université Bulgare, 2006. J’emprunte ici certains éléments de mon analyse à Bogdan Bogdanov qui les utilise dans Ensemble et séparément, Sofia, Presses de la Nouvelle Université Bulgare, 2005.
 J’évoque ici la période pendant laquelle s’est formée la « proposition multiculturelle » de Taylor, de Human Agency and Language (New York, Cambridge University Press, 1985) au célèbre article « Politics of Recognition » (paru in Amy Gutmann, Multiculturalisme : Examining the Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press, 1992) en passant par Sources of the Self : the Making of the Modern Identity (New York, Cambridge University Press, 1989). Les ouvrages récents de Taylor sont de moins en moins multiculturels et de plus en plus monoculturels, sur la base de la formule universaliste du catholicisme. Voir par exemple Varieties of Religion Today. William James Revisited (Cambridge/London, Harvard University Press, 2002).
 Voir, à ce propos, les ouvrages fondamentaux d’Axel Honneth, The Fragmented World of the Social (Albany, State University of New York Press, 1995) et The Struggle for Recognition : the Moral Grammar of Social Conflicts (Cambridge, MIT Press, 1996).
2 Voir Brian Barry, Culture and Equality, Cambridge, Harvard University Press, 2001.
 Je ne dis pas que l’unité substantielle du sujet est présente en réalité, mais seulement qu’avec chaque acte d’autodétermination, nous consolidons une telle unité, nous y insistons, bien qu’elle ne se réalise jamais en un état pur.
 Michael Walzer, On Toleration, New Haven, Yale University Press, 1997.
 Bien sûr, cette distinction n’est pas stricte du point de vue juridique – une association religieuse ou civique est pensée également comme « sujet privé » par la législation libérale. Pourtant, le principe général en est que la responsabilité juridique soit rapportée à l’individu qui est le représentant autorisé du groupe et non pas au groupe en tant qu’unité.
 Notamment comme « rôle », parce que, dans les sociétés contemporaines, il est hautement dénaturalisé.
 Une version amendée de ce texte est parue dans la revue Le Débat à l’automne 2006.
 Cité par Carol Goar, « Testing the Limits of Tolerance », The Toronto Star, 16 janvier 2004 (les italiques et la traduction sont nôtres).
 Le texte est disponible  à l’adresse suivante : www.muslim-canada.org/darulqadawomen.html
 Muhammad Hamidullah, Introduction to Islam, Lahore, Sh. Muhammad Ashraf, 1974.
 Le rapport est disponible sur le site du ministère : www.attorneygeneral.jus.gov.on.ca
 Lors du débat ayant eu lieu le 15 novembre 2005, lors de la première lecture du projet de loi, M. Kormos a ainsi rappelé qu’on « n’allait rien régler en suggérant que (…) les arbitrages fondés sur la foi pouvaient continuer à résoudre les différends familiaux et donner lieu à des sentences irrévocables, pour autant qu’ils aient recours à la loi ontarienne ou canadienne, alors même qu’au moment où ils y ont recours des partis pris inhérents (j’utilise cette expression dans son sens le plus neutre) prévalent au sein du contexte de prise de décision durant le processus d’arbitrage » (traduction nôtre).
 Sur tout ceci, voir les recherches menées actuellement par Claude Gélinas, directeur du groupe de recherche « Société, Droit, Religions » à l’Université de Sherbrooke.
 Will Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 1995.
 Emmanuel Brenner (dir.), Les territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Paris, Mille et une nuits, 2002.
 John Locke, Lettre sur la tolérance (traduction Raymond Polin), in Pierre Manent (éd.), Les libéraux, Paris, Hachette, 1986, t. I, p. 69.
 Ibid., p. 79.
 John Stuart Mill, De la liberté (traduction Fabrice Pataut), Paris, Presses Pocket, 1990, p. 50.
 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (traduction Jean-François Poirier et Françoise Proust), in Vers la paix perpétuelle, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, Qu’est-ce que les lumières ? et autres textes, Paris, GFFlammarion, 1991, p. 45.
 John Stuart Mill, op. cit., p. 56.
 Ibid., p. 95.
 Ibid.
 John Rawls, Libéralisme politique (traduction Catherine Audard), Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 246 (citation légèrement modifiée).
 Aristote, Métaphysique, 1013a (traduction Jules Tricot), Paris, Vrin, 1953, t. I, p. 247.
 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion, 1981, t. I, p. 62.
 Ibid., t. II, p. 122.
 Ibid., t. II, p. 120.
 Ibid., t. 2, p. 24.
 Ibid., t. 2, p. 13.
 Ibid., t. 2, p. 10.
 Ibid., t. 2, p. 17.
 Ibid., t. 2, p. 10.
 Ibid., t. 2, p. 17.
 Ibid., t. 2, p. 17.
 Ibid., t. 1, p. 335.
 Ibid., t. 1, p. 19.
 Georgi Fotev, Granitzi na politikata [Limites de la politique], Sofia, LIK, 2001 (traduction nôtre).
 Cf. Machiavel, Le Prince (traduction Jean-Vincent Périès), Paris, Nathan, 1982.
 Cf. Nietzsche, Par delà le bien et le mal (traduction Henri Albert), Paris, Le livre de poche, 1991.
 Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, 1992.
 Hans Joachim Morgenthau, Politics Among Nations. The Struggle for Power and Peace, New York, Alfred A. Knopf, 1948.
 C’est notamment la thèse défendue par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (traduction Victor Delbos), Paris, Vrin, 1980.
 Cf. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (traduction Jacques Chavy), Paris, Plon, 1985.
 Cf. John Rawls, Théorie de la justice (traduction Catherine Audard), Paris, Seuil, 1987.
 Cf. John Stuart Mill, L’utilitarisme (traduction Georges Tanesse), Paris, Flammarion, 1981.
 Cf. Zygmunt Bauman, Postmodern Ethics, Oxford, Blackwell, 1993.
 Arnold Toynbee, Guerre et civilisation, Paris, Gallimard, 1953.
 Cf. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Robert Laffont, 1990.
 Cette allusion se trouve dans un discours prononcé à la Convention le 5 février 1794 portant sur les principes de morale politique.
 Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 16.
 Cf. Alain Bertho, La politique en temps de guerre, Paris, La Découverte, 2003.
 Ibid., p. 24.
 Ibid., p. 34.
 Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000.
 Alain Bertho, op. cit., p. 35.
 Klaus Offe, Modernity and the State. East, West, Cambridge, Polity Press, 1996, pp. 35-38.
 Ulrich Beck, What is Globalization?, Cambridge, Polity Press, 2000, p. 17.
 Zygmunt Bauman, Globalization. The Human Consequencies (Themes for the 21st Century), Cambridge, Polity Press, 1998, p. 75.
 Slavoj Zizek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance (traduction Frédéric Joly), Castelnau-le-Lez, Climats, 2004, pp. 14-15. Ne sont pas prises en compte ici, faute de les avoir eues assez tôt, les riches analyses d’ordre intranational ou international du numéro spécial « Postcolonialisme et immigration », Contre Temps, 16, mai 2006.
 Voir Thierry Fabre, « République, ‘intégration’ et postcolonialisme », Colonialisme et postcolonialisme en Méditerranée : 10e Rencontres d’Averroès, Marseille, Parenthèses, 2004, p. 137 et suiv., où diverses contributions sont consacrées à la question colonialo-communautaire en France. Cf. également Daniel Bensaïd, Fragments mécréants : mythes identitaires et république imaginaire, Paris, Lignes & Manifeste, 2005, chap. V-VI, pour de longues et éclairantes analyses des tensions propres au mouvement français des « Indigènes de la République ». Sur les communautés ou minorités nationales traitées comme colonies internes, voir Nyameko Barney Pityana, « La commission africaine des droits de l’homme et des peuples face à la question des peuples indigènes », Ethnies, 15, 27, 2001, pp. 34-44.
 Selon le mot de Bensaïd (op. cit., p. 126) qui insiste sur le flou attaché au concept, et à qui je reprends plusieurs éléments définitionnels. Cf. également Nicolas Bancel, « L’histoire difficile : esquisse d’une historiographie du fait colonial et post-colonial » et Achille Mbembe, « La république et l’impensé de la ‘race’ », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, respectivement p. 83 et suiv. et p. 139 et suiv.
 Il ne faut pas confondre l’hybridation, qui renvoie à des logiques de fait de composition et de transformation des habitus, avec cette « hybridité », qui est beaucoup plus, à l’instar du « nomadisme » et du métissage, invoquée comme valeur, comme richesse, au sens éthico-culturel, et à l’égard de laquelle il convient d’être prudent puisqu’elle renvoie le plus souvent aux injonctions éthiques du multiculturalisme, et non à la réalité historique actuelle de ces nouveaux habitus hétérogènes. Cf. Slavoj Zizek, op. cit., p. 82, sur les facilités des appels à cette « hybridité », qui renvoie en réalité, en tant que produit de cette hybridation, à des traumatismes et déchirures intimes, individuels et collectifs, à des décompositions d’identité dont les sursauts nationaux ou communautaires sont les traductions actuelles. En ce qui concerne l’une des origines de cette hybridation en période coloniale, due à l’alliance entre condescendance et fascination « orientaliste » (au sens d’Edward Saïd) des métropolitains ou colons à l’égard des colonisés, voir Gilles Manceron, « Les paradoxes de l’orientalisme », in Thierry Fabre (éd.), op. cit., p. 61 et suiv.
 À l’image même de cette « francophonie » qui est la forme édulcorée de la norme littéraro-culturelle du français de l’ancien empire colonial. Cf. Achille Mbembe, art. cit., p. 146.
 Sur ce « paradoxe » dont on verra progressivement, au contraire, le caractère dialectique, cf. ibid., p. 148.
 Voir Stathis Kouvélakis, « Critique de la citoyenneté : Lefort et Balibar critiques de Marx », Contre Temps, 9, février 2004, pp. 174-190 ; et sa suite : « Critique de la citoyenneté (2) : Marx et la question juive », Contre Temps, 10, mai 2004, pp. 179-191.
 Cette opposition, que je ne trouve pas légitime, est d’ailleurs au cœur de l’argumentaire des textes réunis ici.
 Philip Bobbit, The Guardian, 7 juin 2003. Cf. Tariq Ali, Bush à Babylone : la recolonisation de l’Irak (traduction Isabelle Taudière et Éric Hazan), Paris, La Fabrique, 2004, pp. 243-244, où se trouve analysée cette citation emblématique du démocrate américain Philip Bobbit qui a consciencieusement servi tous les présidents américains, de Carter à Clinton, et leur politique impérialiste.
 La question n’en est évidemment pas une d’individus, où une infinité de motifs d’engagement serait imaginable.
 Voir par exemple Rony Brauman, « Indigènes et indigents : de la ‘mission civilisatrice’ coloniale à l’action humanitaire », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (éds), op. cit., pp. 165-172.
 Slavoj Zizek, op. cit., pp. 74-75.
 Achille MBembe, art. cit., p. 141 ; et Michel Wievorka « La République, la colonisation : et après... », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (éds), op. cit., p. 116.
 Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (traduction François Théron), Paris, Flammarion, 2005, p. 117.
 Fredric Jameson montre cela brillamment dans son Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991.
 Gilbert Achcar, Le choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial, Paris, 10/18, 2004.
 Sur le visage de ce « choc des intégrismes » propre au Moyen-Orient et à l’Asie du sud-est, voir Tariq Ali, Le choc des intégrismes : croisades, djihads et modernité (traduction Sylvette Gleize), Paris, Textuel, 2002.
 Expression de l’entreprise actuelle de recolonisation américaine selon H. Annafi, « Qu’est-ce que le colonialisme ? », in Thierry Fabre, op. cit., p. 23, et Tariq Ali, Bush à Babylone : la recolonisation de l’Irak (traduction Isabelle Taudière et Éric Hazan), Paris, La Fabrique, 2004.
 Voir sur ces liens le livre fondamental de Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire : problèmes et mythes (traduction Jean-Michel Goux), Paris, Albin Michel, 2005.
 Gilbert Achcar, op. cit., pp. 70-71 et suiv.
 Ibid., pp. 146-147.
 Ibid., pp. 106-107, 141 et suiv.
 Cette religiosité offensive les rend parfois plus frères qu’ennemis. En témoigne à mon sens, l’air de rien, la toute récente « compréhension » des États-Unis à l’égard de la colère des musulmans en réaction aux caricatures nord-européennes de Mahomet (« compréhension » qui cohabite donc bien avec les menaces et accusations des mêmes États-Unis à l’égard des pays du Moyen-Orient qui nourrissent colère et violence contre l’Europe) : il convient avant tout en effet de « respecter les croyances » et la foi, au-delà des libertés civiles, notamment la liberté d’expression.
 Slavoj Zizek, op. cit., p. 137.
 Slavoj Zizek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance (traduction Frédéric Joly), Castelnau-le-Lez (France), Climats, 2004, p. 80.
 Voir par exemple Thomas Deltombe et Mathieu Rigouste, « L’ennemi intérieur : la construction médiatique de la figure de l’‘Arabe’ », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (éds), op. cit., pp. 192 et suiv.
 Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme (traduction Bernard Keiser), Paris, Éditions de la Passion, 1997, surtout chap. XI (« Néocolonialisme et échange inégal… »), pp. 273-298. Voir aussi le livre de Gérard Duménil et Dominique Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte, 2003, chap. III (« Le néo-libéralisme »), p. 28 et suiv., qui présente de façon simplifiée ces ravages produits à la « périphérie » par les nouveaux « centres » impériaux.
 Ernest Mandel, op. cit., p. 274.
 Je souligne.
 Ibid., p. 297.
 Cf. Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme, Paris, La Découverte, 2003, chap. I et II, notamment p. 113, pour qui ce « nouveau » capitalisme « n’en est qu’à ses débuts ».
 Cf. « Le colonialisme est un système », in Jean-Paul Sartre, Situations V, Paris, Gallimard, 1964, pp. 24-48.
 Les individus formant des « séries » à l’image des nombres entiers : c’est le type de socialité « détotalisée » propre au niveau pratico-inerte de l’existence sociale, qu’étudie longuement Jean-Paul Sartre dans le premier livre (« De la praxis individuelle au pratico-inerte ») de la Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985.
 Sur la complexité et les ambiguïtés du terme, cf. les contributions du numéro « Voix africaines : pasteurs nomades et chasseurs-cueilleurs en Afrique sub-saharienne », Ethnies, 15, 27, 2001.
 Sur le cas paradigmatique des communautés de chasseurs-cueilleurs, cf. Ibid. Sur le cas de l’Algérie, voir Thierry Fabre, op. cit., chap. III (« L’Algérie à l’épreuve de la colonisation et de la décolonisation »).
 Cf. Jocelyne Dakhlia, « Une altérité à revoir » et Gérard D. Khoury, « L’Autre irrecevable », in Ethnies, 15, 27, respectivement p. 53 et suiv. et p. 77 et suiv.
 Georges Balandier, « La situation coloniale : ancienne notion, nouvelle réalité », Civilisés, dit-on, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, pp. 151-159.
 Richard Hoggart, La culture du pauvre (traduction Fançoise Garcias, Jean-Claude Garcias et Jean-Claude Passeron), Paris, Minuit, 1970. Voir également Jean-Paul Sartre, op. cit., et Claude Meillassoux, « Du bon usage des classes sociales », in Bernard Schlemmer (éd.), Terrains et engagements de Claude Meillassoux, Paris, Karthala, 1998. Je me permets de renvoyer à d’autres de mes travaux sur lesquels je m’appuie ici, qui précisent les éléments de ce dispositif conceptuel à réélaborer : « Écrire avec science comment ‘l’autre existe son aliénation’ : sur la fécondité en sociologie et anthropologie de la Critique sartrienne », Études sartriennes, 10, 2005, et « Aux racines de l’idéologie », Les Temps Modernes, 632-634, octobre 2005, pp. 449-476, où je développe corrélativement le problème de l’idéologie et celui de l’hégémonie, en particulier par rapport à la question coloniale.
 Voir le numéro « Frontières de l’anthropologie » de la revue Critique, n° 680-681, janvier-février 2004.
 Cf. le livre classique de Michel Leiris, Cinq études d’ethnologie, Paris, Denoël-Gonthier/Gallimard (coll. « Tel »), 2001, sur cette collusion de l’anthropologie physique, puis culturelle, avec le colonialisme, sur la base d’abord du concept de sauvage racialement inférieur, puis sur celui du primitif culturellement arriéré – ne reste qu’à ajouter celui qui a cours aujourd’hui d’indigène politico-juridiquement pénalisé, cf. Ethnies, op. cit.
 Cf. Nigel Barley, Le retour de l’anthropologue (traduction Alain Bories), Paris, Payot, 1986, pp. 69-74, où l’anthropologue ne sait que dire face à la circoncision, pratiquée chez les Dowayos du Nord-Cameroun, qu’il restitue dans toutes ses dimensions. Dans la suite de son Un anthropologue en déroute de 1983, l’auteur insiste aussi sur le fait que bien peu de sociétés vivent aujourd’hui de façon close ou autonome. Il y a une intégration globale, un jeu d’interférences, qui opère partout : un anthropologue, aujourd’hui, où qu’il aille, ne va jamais se retrouver devant une société totalement étrangère à la sienne. Ainsi la bière venant de l’Occident, importée chez les Dowayos, transforme en profondeur les rituels de la circoncision, qui ont été petit à petit aménagés en fonction des livraisons de canettes, dépendant des fluctuations du marché et des importations, ce que tout occidental comprendra aisément.
 Claude Meillassoux, op. cit., notamment le § 1 (« Les néo-colonies ») du chap. II-C (« Les bureaucraties périphériques »), p. 50 et suiv.
 Son étude de 1964 (Anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire : de l’économie de subsistance à l’agriculture commerciale) est un classique du genre.
 Cf. François-Xavier Verschave, Au mépris des peuples : le néocolonialisme franco-africain. Entretien avec Philippe Hauser, Paris, La Fabrique, 2004, et Olivier Barlet, « Le retour permanent de l’Afrique ‘au cœur des ténèbres’ », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, op. cit., pp. 221-223.
 Claude Meillassoux, « Du bon usage des classes sociales », in Bernard Schlemmer (éd.), Terrains et engagements de Claude Meillassoux, Paris, Karthala, 1998 p. 57.
 C’est le caractère dualiste de ces principes d’unité et donc leur caractère paradoxal qu’essaie de mettre en lumière Pierre Bouvier par le recours à l’exemple des pays de l’Est. Voir « L’Europe, ‘ensembles’ minoritaires… et minorisés », Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée, 1995, p. 137 et suiv. Son analyse du traitement accordé par l’URSS à la question nationale et aux minorités est tout à fait éclairante. Voir aussi, à titre d’illustration de tout mon argumentaire, « Jusqu’où ira la Chine ? », Manière de voir, 85, février-mars 2006. Lire notamment les articles de Wang Hui, « Aux origines du néolibéralisme » p. 56 et suiv., et d’Ilaria Maria Sala, « Assimilation forcée dans le Xinjiang », p. 74 et suiv. Autant la répression tibétaine fut le propre de la RPC, autant la récente intensification capitaliste de la Chine, l’assimilation ethnique et le mécanisme de l’intégrisme sont consubstantiels : Enver Can (cité par l’auteur en p. 75), président en exil du Turkestan oriental, rappelle que « … depuis que les autorités chinoises ont adopté une attitude répressive et injurieuse envers l’Islam, et mis en place des restrictions très lourdes (…) des groupes plus religieux ont émergé en réaction. C’est parfaitement naturel. Ce renouveau islamique est, je pense, dû à la répression chinoise. Comme si on n’avait trouvé que cela pour défendre publiquement notre identité ».
 Cf. L’usage important de ce concept chez Gilbert Achcar, op. cit., pp. 62-65 et dans le chap. III (« Haine, barbaries, asymétrie et anomie »), p. 99 et suiv. Ce « dérèglement » est maintenant directement, de façon tout à fait manifeste comme le montrent les anthropologues, lié à la dérégulation et à la déréglementation néo-libérales : voir par exemple le Journal des anthropologues, 96-97, 2004 (« Globalisation I : effets de marché et migration »), et 98-99, 2004 (« Globalisation II : consommation du religieux »).
 Gilbert Achcar, op. cit., pp. 67-68.
 Voir Patrick Haenni, L’Islam de marché : l’autre révolution conservatrice, Paris, Seuil, 2005, en particulier le chap. III « La Kulturkampf de l’Islam de marché ».
 François-Xavier Verschave, op. cit.
 Je souligne.
 Ibid., p. 97. Voir la perspective consonante de Marc Mvé Bekale, « L’Afrique noire en quête de nouveaux idiomes politiques », in Marc Mvé Bekale (éd.), Démocraties et mutations culturelles en Afrique Noire, Paris, L’Harmatthan, 2005, chap. II, p. 45 et suiv.
 Cf. Thierry Fabre (éd.), op. cit., p. 146.
 Cf. Nyameko Barney Pityana, art. cit., pp. 34-44.
 Cf. Olivier Barlet, art. cit., pp. 221-223.
 Cf. Kalypso Nicolaïdis, « L’Union européenne, une puissance postcoloniale », in Thierry Fabre, op. cit., p. 168.
 Cf. Georges Labica, Démocratie et révolution, Paris, Le Temps des Cerises, 2004, qui développe les conséquences de ces trois dimensions.
 Voir Achille Mbembe, art. cit., p. 140 et suiv., où il développe de façon suggestive cette opposition universalisme/cosmopolitisme.
 Cf. Daniel Bensaïd, op. cit., pp. 154-55.
 Cf. l’important ouvrage de Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2005.
 Cf. Will Kymlicka, Les théories de la justice: une introduction (traduction Marc Saint-Upéry), Paris, La Découverte, 1999.
 Ruwen Ogien, Éthique minimale, Paris, Bayard, 2006.
 Cf. Gilles Manceron, loc. cit., p. 66.
 Cf. Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (traduction François Théron), Paris, Flammarion, 2005, p. 91.
 Pour une bilan synthétique des limites et des pouvoirs concrets simultanément attachés à ce droit international tenu en échec, voir Tariq Ali, op. cit., p. 200 et suiv., et Monique Chemillier-Gendreau, Droit international et démocratie mondiale, Paris, Textuel, 2002.
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