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A - Michel Heller

Ce dernier point lui a valu les foudres des syndicats américains qui finirent par ...... Ces objectifs prennent place au sein d'un système de gestion dans lequel la ..... d'organisation incapable de se corriger en fonction de ses erreurs et dont les ..... organisés en réseau de flux physiques, financiers et informatifs et possédant  ...




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Le Platon du « psy »
Michel Coster Heller



Table des matières
 TOC \o "1-3" \h \z \u  HYPERLINK \l "_Toc294076706" A. Propositions épistémologiques  PAGEREF _Toc294076706 \h 5
 HYPERLINK \l "_Toc294076707" A.a. Projet de base  PAGEREF _Toc294076707 \h 6
 HYPERLINK \l "_Toc294076708" A.b. Épistémologie et psychologie  PAGEREF _Toc294076708 \h 7
 HYPERLINK \l "_Toc294076709" A.c. La connaissance sème des questions explicites  PAGEREF _Toc294076709 \h 9
 HYPERLINK \l "_Toc294076710" B. Harmonies et dissonances mises en dialectiques  PAGEREF _Toc294076710 \h 11
 HYPERLINK \l "_Toc294076711" B.a. Le Banquet de l'harmonie  PAGEREF _Toc294076711 \h 13
 HYPERLINK \l "_Toc294076712" B.b. Le Sacre du Printemps  PAGEREF _Toc294076712 \h 15
 HYPERLINK \l "_Toc294076713" B.c. L'harmonie de l'Univers  PAGEREF _Toc294076713 \h 18
 HYPERLINK \l "_Toc294076714" B.c.I. Le bel immeuble et le désordre des chambres  PAGEREF _Toc294076714 \h 19
 HYPERLINK \l "_Toc294076715" B.c.II. Des patients qui souffrent de trop d’harmonie  PAGEREF _Toc294076715 \h 22
 HYPERLINK \l "_Toc294076716" C. Qu'est-ce qu'une Idée ?  PAGEREF _Toc294076716 \h 32
 HYPERLINK \l "_Toc294076717" C.a. Mise en bouche  PAGEREF _Toc294076717 \h 33
 HYPERLINK \l "_Toc294076718" C.a.I. L’homme n’est pas méchant  PAGEREF _Toc294076718 \h 34
 HYPERLINK \l "_Toc294076719" C.a.II. Chronologie d’une pensée  PAGEREF _Toc294076719 \h 36
 HYPERLINK \l "_Toc294076720" C.b. Le paradis perdu  PAGEREF _Toc294076720 \h 39
 HYPERLINK \l "_Toc294076721" C.b.I. L'analyse des défenses et la torpille  PAGEREF _Toc294076721 \h 41
 HYPERLINK \l "_Toc294076722" C.b.II. La sage-femme  PAGEREF _Toc294076722 \h 44
 HYPERLINK \l "_Toc294076723" C.b.III. Système de défense et exploration de soi  PAGEREF _Toc294076723 \h 48
 HYPERLINK \l "_Toc294076724" C.b.IV. Connais-toi  PAGEREF _Toc294076724 \h 50
 HYPERLINK \l "_Toc294076725" C.c. L’Idée aujourd'hui  PAGEREF _Toc294076725 \h 52
 HYPERLINK \l "_Toc294076726" C.c.I. Caldwell : psychothérapie, danse et bouddhisme  PAGEREF _Toc294076726 \h 53
 HYPERLINK \l "_Toc294076727" C.c.II. Noam Chomsky et les structures génératives  PAGEREF _Toc294076727 \h 56
 HYPERLINK \l "_Toc294076728" C.c.III. Jean Piaget et le développement de la capacité de connaître  PAGEREF _Toc294076728 \h 59
 HYPERLINK \l "_Toc294076729" C.d. Sur le fil du rasoir  PAGEREF _Toc294076729 \h 70
 HYPERLINK \l "_Toc294076730" C.d.I. Le signifiant d’une Idée  PAGEREF _Toc294076730 \h 71
 HYPERLINK \l "_Toc294076731" C.d.II. Le mythe de la Caverne I  PAGEREF _Toc294076731 \h 78
 HYPERLINK \l "_Toc294076732" C.d.III. Les Idées sont des cailloux polis par une rivière  PAGEREF _Toc294076732 \h 80
 HYPERLINK \l "_Toc294076733" C.e. Le dilemme idéaliste  PAGEREF _Toc294076733 \h 82
 HYPERLINK \l "_Toc294076734" C.f. Une idée inadéquate coûte cher  PAGEREF _Toc294076734 \h 83
 HYPERLINK \l "_Toc294076735" C.g. Platon et Athènes  PAGEREF _Toc294076735 \h 85
 HYPERLINK \l "_Toc294076736" C.g.I. Le banquet bisexuel  PAGEREF _Toc294076736 \h 88
 HYPERLINK \l "_Toc294076737" C.h. Le pouvoir des justes  PAGEREF _Toc294076737 \h 93
 HYPERLINK \l "_Toc294076738" C.h.I. Une société organisée logiquement  PAGEREF _Toc294076738 \h 94
 HYPERLINK \l "_Toc294076739" C.i. La Démocratie  PAGEREF _Toc294076739 \h 96
 HYPERLINK \l "_Toc294076740" C.i.I. Le gentil Pilote et les matelots ingrats  PAGEREF _Toc294076740 \h 97
 HYPERLINK \l "_Toc294076741" C.i.II. Comment peut-on voter quand on pense si mal ?  PAGEREF _Toc294076741 \h 99
 HYPERLINK \l "_Toc294076742" C.j. Le procès de Socrate  PAGEREF _Toc294076742 \h 100
 HYPERLINK \l "_Toc294076743" C.j.I. Socrate est presque Jésus  PAGEREF _Toc294076743 \h 101
 HYPERLINK \l "_Toc294076744" C.j.II. Mourir en philosophe  PAGEREF _Toc294076744 \h 103
 HYPERLINK \l "_Toc294076745" D. Ombres et lumières  PAGEREF _Toc294076745 \h 105
 HYPERLINK \l "_Toc294076746" D.a. Ombres et soleil chez Platon  PAGEREF _Toc294076746 \h 106
 HYPERLINK \l "_Toc294076747" D.a.I. Le mythe de la caverne II  PAGEREF _Toc294076747 \h 107
 HYPERLINK \l "_Toc294076748" D.a.II. Le meurtre du christ  PAGEREF _Toc294076748 \h 108
 HYPERLINK \l "_Toc294076749" D.a.III. Les sens déforment  PAGEREF _Toc294076749 \h 109
 HYPERLINK \l "_Toc294076750" D.a.IV. Un scénario, des scénarios  PAGEREF _Toc294076750 \h 111
 HYPERLINK \l "_Toc294076751" D.b. Le mythe du Chariot  PAGEREF _Toc294076751 \h 114
 HYPERLINK \l "_Toc294076752" D.b.I. Le corps et l’esprit  PAGEREF _Toc294076752 \h 116
 HYPERLINK \l "_Toc294076753" D.b.II. L'intégration de l'ombre chez Jung  PAGEREF _Toc294076753 \h 118
 HYPERLINK \l "_Toc294076754" E. Les sophismes d'une fin de vie  PAGEREF _Toc294076754 \h 122
 HYPERLINK \l "_Toc294076755" E.a. L'être, le mouvement, le repos, l'autre et le même  PAGEREF _Toc294076755 \h 123
 HYPERLINK \l "_Toc294076756" E.b. « L’inconscient de Freud est structuré comme un langage »  PAGEREF _Toc294076756 \h 126
 HYPERLINK \l "_Toc294076757" F. La conscience est un scalpel  PAGEREF _Toc294076757 \h 129
 HYPERLINK \l "_Toc294076758" F.a. La science selon Platon et la science du psychothérapeute  PAGEREF _Toc294076758 \h 130
 HYPERLINK \l "_Toc294076759" F.b. Socrate comme mythe du parfait psychothérapeute  PAGEREF _Toc294076759 \h 137
 HYPERLINK \l "_Toc294076760" F.c. Éloge de la conscience  PAGEREF _Toc294076760 \h 138
 HYPERLINK \l "_Toc294076761" G. Références  PAGEREF _Toc294076761 \h 142


Avant-propos

À un moment où je croyais mourir à petit feu à cause d’une maladie immunitaire, j’ai lancé un projet d’écriture qui pourrait me servir de testament intellectuel. J’espérais y joindre deux attraits de ma pensée : (a) ma connaissance de l’histoire de la pensée, (b) mon intérêt pour tout ce qui touche à l’interaction entre pensées et gestes. J’ai voulu centrer mon attention sur les manques théoriques qui empêchent la plupart de mes collègues de proposer une théorie capable de véhiculer le savoir-faire qu’ils ont, quand ils pratiquent une forme de psychothérapie qui inclut des méthodes corporelles, ou quand ils analysent en détaille – image par image — chaque geste visible sur un film. En effet, une des principales critiques faites aux approches psychologiques qui intègrent le corps dans leur démarche est leur manque de cadre théorique. Or ce cadre est important, puisque la plupart des experts en la matière admettent que l’inclusion du corporel dans les dynamiques psychiques, ou des dynamiques psychiques dans les dynamiques physiologiques, requiert d’importantes reformulations des théories actuellement disponibles en psychologie. Je me suis dit qu’en reprenant l’historique des enjeux qui se sont élaborés autour de cette problématique de siècle en siècle, certaines questions deviendront plus claires.
J’ai écrit cet ouvrage en pensant à l’ensemble de mes collègues « psy », c’est-à-dire à tout ceux qui s’occupent professionnellement de la psyché humaine, et incluent dans leur démarche les connaissances scientifiques sur la psyché qui commencent à former un savoir consistant. Le domaine « psy » est constitué par l’ensemble des milieux qui cherchent à comprendre comment fonctionne un organisme humain (philosophie, psychologie, psychothérapie, psychiatrie et neurologie d’une part ; et certaines branches de la théologie, des sciences sociales, etc.).
Je me suis lancé dans ce projet en pensant lutter contre la mort, sans penser éditeur. Ayant terminé une première version en anglais du tout, je me suis mis à chercher un éditeur. J’ai cru pendant un instant en trouver un à Paris, ce qui explique ce premier volume en Français, mis au propre avec l’aide de Jean-Marie Baron. Mais les éditeurs me disent tous que ce projet est invendable, que personne ne s’intéresse à un ouvrage qui mêle trop les genres. J’ai beau leur expliquer que ce « mélange » se retrouve dans la pensée de nombreux psychologues et psychothérapeutes, et qu’ils animent leurs discussions informelles lors des colloques… ils n’arrivent pas à croire à une œuvre qui relie les pensées des grands philosophes à la compréhension d’individus particuliers. De guerre lasse, je mets cet écrit sur l’Internet en espérant qu’un jour un éditeur m’aidera à publier ce texte, et à terminer le reste. La maladie ayant faibli j’ai devant moi suffisamment d’années pour poursuivre mon œuvre de façon plus réaliste.
Propositions épistémologiques
La difficulté réside dans la pauvreté du vocabulaire pour traduire ce que nos mains, nos bras, notre buste ressentent. (André Bullinger, 2004 p.10).
Projet de base
Je passe un certain temps à explorer par écrit, dans des discussions avec des collègues et amis, les implications théoriques de ce que je découvre en tant que chercheur et psychothérapeute. Le mot « découverte » est à prendre ici dans son sens banal, comme quand je découvre un paysage que je n'avais jamais vu, ou que certains aspects d'un roman que je connais bien deviennent soudain saillants alors qu'avant je les avais ignorés. Ces échanges m’ont ainsi permis de découvrir ce que mes pensées ont d’utiles pour certains de mes collègues, et pour des psychologues et psychothérapeutes en formation. Certains m’ont même encouragé à publier ce que j'avais mis en forme.
L'on m'a souvent reproché mon besoin de présenter ma pensé en parlant d'autrui. J'ai besoin de confronter ce que je pense avec ce que j'ai lu et vécu. La théorisation, comme la recherche, est une œuvre collective qui requiert une certaine culture. Afin de rendre plus digeste cette façon de penser, j'essayerai de décrire ce que j'ai compris chez ceux que je cite, et vous expliquerai pourquoi j'ai besoin de me référer à eux ; ou, pour être plus exact, l'image que j'ai construite d'eux en moi et ce que cette image active. J'essayerai de faire en sorte que vous n'ayez pas besoin de lire tous ceux que je mentionne pour me lire. Je ne prétends à aucun moment expliquer les philosophes et savants que j’évoque, même si je propose à certains moments des mises au point. Cela dit, si mes commentaires suscitent des envies de lectures et de relectures, je serai ravi.
Étant obligé de choisir quelles étapes de la pensée humaine j’approfondirai, je me suis centré sur les penseurs qui sont le plus souvent cités en psychologie : Platon et Aristote, Descartes, Spinoza et Leibniz, Hume et Smith, Kant et Hegel, Lamarck et Darwin. Autrement dit c’est surtout sur l’histoire de la pensée humaine que je me concentrerais pour parler des fondements de la théorie en psychologie. Ce premier volume est consacré à montrer comment le psychologue d’aujourd’hui continue à dialoguer, parfois sans le savoir, avec la pensée de Platon.
J’aurais aussi aimé que ce parcours soit semé de longues citations, afin de pouvoir aider le lecteur à entrer dans divers façons de penser à travers des textes choisis. Les restrictions des droits d’auteurs et de traducteurs m’ont empêché d’aller jusqu’à là.
Épistémologie et psychologie
Préciser une pensée est une chose, vérifier sa pertinence une autre. Ce livre se veut plus un aiguiseur de concepts qu'une proposition de vérités. Cette distinction à son importance pour un psychologue. En tant que psychothérapeute, j’ai notamment le devoir de comprendre comment une personne pense. S’intéresser à la pertinence de cette pensée est déjà une autre étape. Se demander si les conclusions auxquelles un individu arrive sont scientifiquement défendables est rarement un débat utile dans ce cadre. La clarté de pensée du psychothérapeute n’est pas liée à des critères de vérité, mais à une capacité de donner un contour aussi explicite et communicable que possible à des sentiments qui ont tendance à s’éparpiller à force d’être flous. Mon but n'est donc pas de vous proposer de penser comme moi, mais de faire en sorte que la lecture de cet ouvrage vous permette d’aiguiser votre outillage théorique, en le rendant plus explicite, et en vous aidant à situer ce que vous pensez dans le contexte de ce qui s’est discuté en Europe au temps où la philosophie inspirait la science.
La théorie en psychologie est jeune. Elle n'a que 130 ans. C'est donc une théorie en devenir, pas encore adulte parce qu'elle n'a pas eu la chance de trouver des formulations suffisamment robustes pour être partagées par l'ensemble de ceux qui étudient les phénomènes « psy ». Cela dit, le travail est maintenant bien avancé, et certaines grandes lignes s'amorcent lentement mais sûrement. Dans ce premier volume, je montrerai comment les questions de Platon hantent et inspirent les psychologues du vingtième siècle, et les aide à mettre en forme la psychologie à venir. Ce dialogue entre psychologie et philosophie, amorcé dès le début, est en train de mener à des formulations proprement psychologiques, auxquels les philosophes n'ont pas pensé. Ces thèmes seront repris sous d’autres points de vus dans d’autres volumes.
Je présenterai les questions du psychologue que je suis en les « fuguant » comme en musique ; c'est-à-dire en les présentant brièvement, puis en les reprenant dans des contextes différents qui me permettront d'expliciter les diverses facettes des grands concepts de la psychologie. J’espère que la répétition variée d'un thème finira par rendre digestes, voire familières, des notions qui ne peuvent être comprises qu’une fois qu’on utilise plusieurs points de vus pour les explorer. Je consacre ce premier volume à l'épistémologie en sachant que c'est le sujet le plus difficile pour certains, apparemment le plus éloigné de ce qui se pense dans une pratique. Pour aborder ce sujet j'ai recruté l'aide d'un des auteurs les plus charismatiques de tous les temps : Platon.
La question centrale de l'épistémologie est la connaissance ; comprendre comment il est possible de comprendre. La question est académique de prime abord, mais devient plus centrale dès que l'on se demande comment un patient peut se comprendre, comment un thérapeute peut comprendre son patient, et quelle est la valeur des savoir-faire et des thérapies proposées. Tout cela fait partie du domaine de l'épistémologie. Ces questions sont importantes pour comprendre ce dont on parle quand on parle de psyché, ce que l'on peut prétendre quand on se présente comme expert de la psyché, et d’un point de vue éthique quand l'on se présente à un patient comme une personne qualifiée pour l'aider. Le praticien applique souvent des modèles réinventés dans le présent, sans se rendre compte à quel point ces notions ont déjà été polies et travaillées par d’autres.
Si j’étais, aujourd’hui, psychothérapeute platonicien, quels seraient les enjeux qui attireraient mon attention ? Pour quelle société en devenir est-ce que je me bâterais ? Pour de nombreux collègues, Socrate est notre ancêtre, la figure mythique la plus souvent citée dans la littérature psychologique. Ce texte va donc explorer certaines discussions socratiques, leur impact sur Platon, le plus connu de ses « patients », et la façon dont ces discussions peuvent être « revisitées » aujourd’hui, lorsque je mets les lunettes que j’ai l’habitude d’utiliser quand je travaille. Je montrerais notamment que Socrate ne s’intéressait ni à la vie affective, ni aux particularités des individus, et n’acceptait comme élèves que des personnes qui ont envie d’apprendre à exploiter les trésors qui se cachent dans toutes les âmes humaines, et de les utiliser ensuite pour que se forme un monde de sages capables de comprendre comment vivre dans l’Univers qui nous entoure. Cette démarche ne s’adressait alors qu’aux élus prêts à entreprendre un tel voyage. La psychologie d’aujourd'hui, plus démocrate que l’Académie de Platon, essaye bien sûr d’élargir le cercle des élus le plus possible.
La connaissance sème des questions explicites
Figure 1 : Un cercle représente peu de connaissances, et l’autre beaucoup. Chaque point de ces circonférences est une question, un point de rencontre avec l’inconnu.

La connaissance est une activité étrange. Plus on sait, plus on répond à un grand nombre de questions, plus on a l’espoir que les questions vont devenir moins nombreuses, et que le nombre de défis va diminuer. Or c’est toujours le contraire qui se passe. Le professeur Wermus, chez qui j’étais censé devenir bon en logique, utilisait la figure 1 pour nous expliquer cela. Il dessine un petit cercle qui représente peu de connaissances, et un grand cercle pour représenter plus de connaissances. L’espace qui entoure ces cercles est théoriquement infini, puisqu’il représente ce qui n’est pas connu. Voilà un cas ou un dessin remplace un long discours, car il devient tout de suite apparent que la circonférence du petit cercle à peu de points de contact avec ce qui l’entoure, et que le grand cercle est en contact avec un plus grand nombre de phénomènes inconnus.
Pensez à un jeune patient dépressif, fraîchement sorti d’un long séjour en psychiatrie, et qui n’a comme compétence manifeste que son travail. Il n’a que des relations brèves avec des femmes qu’il dédaigne, et quelques compagnons avec lesquels il passe son temps à rigoler en picolant. Cette personne a néanmoins d’importantes ressources que deux ans de thérapies ont rendues manifestes. Il est maintenant plein d’espoir, a rencontré une femme qui va bientôt accoucher d’un enfant de lui, et son avenir professionnel est transformé par de nouvelles perspectives. Cet homme n’a pas moins de préoccupations, mais bien plus au contraire. Il peut maintenant faire face à un plus grand nombre de défis, alors qu’avant il pouvait à peine en gérer un ou deux.
En informatique on observe un phénomène similaire. Plus les technologies sont au point, plus une machine peut répondre à un grand nombre de questions, et plus elle sollicite des besoins. Quand un politicien fait croire que ses réformes vont réduire le nombre de problèmes, il ne faut bien sûr jamais le croire. Si sa réforme est utile, on peut espérer qu'il deviendra possible de gérer un plus grand nombre de problèmes de façon explicite.
Harmonies et dissonances mises en dialectiques
Ayant décrit quelques concepts clefs auxquels je fais sans cesse référence, en guise d’apéritif, il est temps d’aborder le menu du jour, qui est composé de questions soulevées par Platon, souvent discutées depuis, qui m’aideront à situer un certain nombre de questions sur le statut épistémologique de la psychothérapie. S’interroger sur le statut épistémologique d’un système de connaissance implique pour moi, de s’interroger sur la nature et la pertinence d’une série d’affirmations. Comme hors-d'œuvre, je vous propose de pénétrer dans le monde de Platon, avec une discussion sur les notions d’harmonie et de dialectique qui influence l’ensemble des théories sur la connaissance. Ayant présenté ces questions, je me sentirai plus à l’aise pour aborder un certain nombre d'interrogations sur ce que c’est qu’avoir l’impression - voir la prétention - de savoir.
Nous changeons donc de domaine, de genre de discussion. Dans le domaine précédent, je résumais une partie de ma théorie, afin d’introduire un vocabulaire. Je vous propose maintenant d'aller visiter l'antique république d'Athènes. Les citoyens de cette noble cité aimaient organiser leurs argumentations philosophiques en fonction du schéma dialectique.
J'ai décrit comment les atomes d’une molécule d’eau attisent ou éteignent les flammes selon qu’elles sont dissociées ou associées. La dialectique applique ce schéma à toutes sortes d'organisations, comme l'organisation de propositions logiques, d'observations, etc. Il est par exemple possible de situer dialectiquement la relation entre un lecteur et cet ouvrage, de la façon suivante :
Mouvement dialectique I : Cet écrit est une organisation qui relie certains éléments de la pensée de Platon avec certains éléments théoriques de la pensée du psychologue que je suis. Ce que mon éditeur a publié est la synthèse qui émerge de cette organisation.
Mouvement dialectique II : Le deuxième mouvement dialectique est celui qui se forme entre ce texte et le lecteur. De ce mouvement émergera une autre synthèse qui est votre façon de ressentir ce texte.
Voilà grosso modo ce que recouvre le terme de dialectique : une organisation de deux éléments distincts qui produit une nouvelle totalité. Cette façon de décomposer une réalité multiple en couples d’éléments permet à la pensée consciente de fonctionner de façon confortable ; mais dans la réalité nonconsciente de notre être, il existe une capacité de créer des phénomènes d’émergence à partir d’un plus grand nombre d’éléments. C’est ce que le structuralisme du XXe siècle a essayé de cerner. Cette démarche fut à la fois d’une créativité immense, mais utilisait des formes de raisonnement complexes, notoirement difficiles à saisir.
Le Banquet de l'harmonie
Le Banquet de Platon décrit une rencontre qui est la deuxième d'une série de fêtes organisées par le richissime poète athénien Agathon, pour célébrer le prix littéraire qu'il vient de gagner. Il s'agit d'un prix prestigieux décerné à la meilleure tragédie de l'année 416 avant Jésus-Christ. Ce banquet est animé par d’illustres Athéniens comme Socrate, Alcibiade (le général) et Aristophane (l’écrivain). Le premier banquet avait été tellement somptueux que les convives préfèrent, cette fois, boire et manger moins, et passer plus de temps à présenter leurs hommages au dieu de l'amour, Éros. Ce qui s'est dit cette soirée-là fut tellement extraordinaire que plusieurs auteurs essayèrent d'en décrire la teneur. C'est ainsi qu’outre Platon, les lecteurs d'aujourd'hui peuvent aussi consulter la version écrite par Xénophon.
Le premier orateur s'appelle Phèdre. Il présente Éros comme un des plus anciens et puissants dieux. Éros donne aux humains la possibilité de s'aimer entre eux, et ainsi de vivre ensemble un sentiment paradisiaque et réparateur dans un monde parfois difficile à supporter.
Le second orateur, Pausanias, distingue deux formes d'amours. La première est un amour entre deux âmes, qui est sans doute ce dont Phèdre parlait. La seconde est une attirance entre corps qui souvent mène à une déchéance de l'âme.
Le troisième orateur est le médecin Éryximaque. C'est sur ce discours que je vais me concentrer pour présenter une discussion qui s'interroge sur l'utilité de situer l'homme dans un univers harmonieusement construit. Phèdre avait présenté Éros comme l'un des plus anciens et plus puissants dieux de l'univers. Croire qu'il ne s'occupe que des sentiments amoureux des individus humains n'est pas, par conséquent, lui rendre justice. Le sentiment amoureux n'est manifestement qu'une expression humaine de forces fondamentales qui règlent les relations entre toutes les organisations qui existent dans l'univers : cailloux, bijoux, choux, hiboux, genoux, poux, etc. C'est à propos de tous les éléments de l'univers, et de toutes leurs relations, que l'on peut distinguer, comme Pausanias, des rapports étroits forts entre des entités qui peuvent être, soit constructives grâce à l'influence d'Éros, soit destructives parce qu'animées par Chaos, dieu du chaos né juste avant Éros. Phèdre avait déjà signalé que la naissance d'Éros réparait les dégâts, causés par son aîné. En médecine Éros est la force qui règle une attirance constructive entre les éléments d’un corps, et à la santé ; alors que Chaos dérègle les attirances et les plaisirs du corps, et engendre la maladie. Cette perspective montre que les forces constructives et destructives de l'amour humain sont animées par un ensemble de forces universelles tellement puissantes que l'on peut maintenant comprendre l'importance d'Éros, qui est un des principaux dieux de la médecine. Éros est donc non seulement le dieu de l'amour, de l'attirance entre atomes, mais aussi de la guérison.
Jusque-là, le discours d'Éryximaque suit un chemin que j’emprunte souvent. Il développe maintenant une opposition qui m’est plus étrangère, mais qui a une telle influence sur la plupart des penseurs que je ne peux l'ignorer. Pour Éryximaque, le devoir du médecin est de renforcer un état d'harmonie entre les éléments du corps, de faire naître un état d'amour et de concorde dans un organisme déchiré par des relations discordantes. Cette tâche est difficile dans la mesure où il existe dans un organisme de nombreux éléments qui subissent des influences contradictoires, comme le froid et le chaud, l'amer et le doux, l'humide et le sec. Il n'est pas possible d'envisager que le sang devienne sec comme un os, ou les os fluides comme le sang. C'est pourquoi il faut une expérience énorme avant que le médecin ne devienne capable de rendre tous les éléments dissemblables de l'organisme amoureux les uns des autres.
Le Sacre du Printemps
Ce qui est contraire est utile et c'est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde.
S'il n'y avait pas d'injustice, on ignorerait jusqu'au nom de la justice.
Bien et mal sont tout un. Les médecins taillent, brûlent, torturent de toute façon et, faisant aux malades un bien qui ressemble à une maladie, ils réclament une récompense qu'ils ne méritent guère.
C'est la maladie qui rend la santé agréable ; le mal qui engendre le bien ; c'est la faim qui fait désirer la satiété, et la fatigue le repos.
Le plus bel arrangement est semblable à un tas d'ordures rassemblées au hasard.
C'est la maladie qui rend la santé agréable ; le mal qui engendre le bien ; c'est la faim qui fait désirer la satiété, et la fatigue le repos.
Ce qui est contraire est utile et c'est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde.
Éryximaque prolonge cette vision en l'appliquant à la musique, qui elle aussi naît de la mise en harmonie de l'aiguë et du grave. C'est l'accord établi entre l'aigu et le grave qui crée l'événement musical, en dépassant l'opposition initiale. La création de l'accord musical est donc une autre façon d'honorer Éros. Éryximaque recherche tellement l'harmonie entre tous, qu'il essaye d'inclure la pensée d'Héraclite dans la sienne :
Ainsi que veut aussi le faire entendre Héraclite, en dépit de la forme défectueuse dans laquelle il s'exprime : l'unité, dit-il en effet, se compose en s'opposant elle-même à elle-même, tout comme l'accord de l'arc ou celui de la lyre. Or il est d'une complète inconséquence de dire qu'un accord est une opposition, ou qu'il est constitué par des oppositions qui n'ont pas disparu. Ce que sans doute il voulait dire cependant, c'est que, d'une opposition antérieure de l'aiguë et du grave, puis de leur conciliation ultérieure, l'art musical fait un accord. (Platon, Le Banquet, 187a&b, traduction de Léon Robin, p.713)
Il existe dans la pensée d'Héraclite une unité première et sous-jacente aux relations conflictuelles qui caractérise le monde. De même les taoïstes parlent d’un principe originel (le tao) qui engendre deux forces complémentaires (le yin et le yang). Ceci étant concédé à Éryximaque, Héraclite pense manifestement que l’œuvre de Chaos est aussi importante et cruciale pour le devenir de l'univers que celle d'Éros. Pour Héraclite, c'est la dialectique conflictuelle entre Éros et Chaos qui permet l'émergence du sentiment amoureux, du désir, de la créativité, de la musique et qui renforce les organismes. La musique s'accommode fort bien des dissonances, et les différences de potentiel entre les charges positives et négatives peuvent être aussi productrices que les paresses de l'harmonie. Bref, si Héraclite avait été thérapeute, il aurait parfois mis de l'huile sur les conflits intérieurs d'une âme, pour qu'elle se renforce et apprenne à mieux gérer les conflits de l'existence.
Avant de devenir l'élève de Socrate, Platon avait suivi les cours de Cratyle, élève d’Héraclite. Plus tard, Platon écrivit un dialogue dans lequel il imagine Socrate en train d'expliquer à Cratyle pourquoi Héraclite à tort et Socrate raison. Dans ce dialogue, intitulé Cratyle ou De la rectitude des mots, Socrate et Cratyle discutent du sens des mots. Socrate pense que les mots ont un sens, ou du moins que certains mots comme beau ou bon ont en un sens précis, qui n'est pas immédiatement accessible à l'entendement, mais qui peut être découvert. Le Socrate de Platon attaque l'idée qu'Héraclite formule en écrivant qu’on ne peut jamais se baigner deux fois dans le même fleuve. Si tout change et n’est qu’un flux perpétuel, il est impossible d'avoir des mots qui ont un sens, déclare Socrate :
Socrate : Mais il n'y a même pas de bon sens, Cratyle, à déclarer qu'il existe une connaissance, si toute chose se transforme et qu'aucune ne demeure ! (…) Si (…) la transformation est perpétuelle, c'est perpétuellement qu'il n'y aura pas de connaissance, pas plus qu'il n'y aura, en partant de ce raisonnement, ni sujet pour connaître, ni objet pour être connu. (Platon, Cratyle, 440a&b, traduction de Léon Robin, p.689-690)
Nous ne savons pas ce que pensait Héraclite au juste, mais je dois dire que ma pensée se rapproche plus de ce que je viens d'esquisser en parlant d'Héraclite que de ce que décrit Éryximaque. Le problème est le suivant. Éryximaque parle bien d'une dialectique, mais d'une dialectique qui n'envisage que deux types d'organisations : les organisations harmonieuses et disharmonieuses. Les organisations harmonieuses favorisent l'émergence d'un état de santé, de bonheur, de plaisir et d'amour qui mène aux dimensions les plus sacrées de la vie. Les organisations disharmonieuses mènent à la haine, à la maladie, au chaos et à la destruction de tout ce que les humains se sont efforcés de créer. Autrement dit, Éryximaque associe l'harmonie au « bien » et la discorde au « mal ». Héraclite, par contre suppose que les mêmes éléments peuvent être organisés de multiples façons, harmonieuse et conflictuelle notamment ; que de chaque type d'organisation peuvent émerger des dialectiques créatrices et destructrices. Il y a chez Héraclite trois distinctions délicates à manier :
a) Une organisation conflictuelle peut être créatrice.
b) Une organisation créatrice n'est pas forcément constructive (la maladie se construit aussi).
c) Une organisation harmonieuse n'est pas forcément créatrice et pas forcément constructive.
d) Ceci implique qu'une organisation harmonieuse et créatrice peut être destructrice.
Les démarches de Platon et d'Héraclite sont toutes deux dialectiques, puisque, dans les deux démarches, les philosophes s'interrogent sur la façon d'organiser des éléments disparates. Mais Platon recherche une dialectique plus cohérente que celle d'Héraclite, dans la mesure où il ne considère que deux types d'organisation, l'une créatrice et harmonieuse (Éros), et l'autre destructrice et sans harmonie (Chaos).
Bien que par tempérament je me sente plus à l’aise avec la pensée d’Héraclite que celle de Platon, mon expérience ne me permet pas d'éliminer une approche au détriment de l'autre. Elles ont toutes deux leurs utilités et leurs limites. En musique, par exemple, j'adore la recherche d'harmonie que j'entends dans l'Art de la Fugue de Johann Sebastian Bach, et je suis enthousiasmé par le Sacre du Printemps d'Igor Stravinsky qui ne contient que des dissonances.
L'harmonie de l'Univers
Le bel immeuble et le désordre des chambres
La position platonicienne, telle qu'on peut la lire dans son dialogue Timée, est que l'univers est un tout cohérent, structuré par des lois mathématiques qui ne se contredisent pas, créé par un dieu puissant et bon. Ces lois sont harmonieusement proportionnées, liées entre elles par une logique rigoureuse, éternelle, immuable, cohérente et prédictible. Elles ne sont pas immédiatement perceptibles parce qu'elles règlent les phénomènes que nous percevons, mais elles peuvent être déduites de ce qui est observable autour de nous et en nous. Nous verrons bientôt que, pour Platon, nous pouvons même apprendre à expliciter l'intuition innée que nous avons des lois qui nous animent. Nous avons donc là un modèle qui suppose que la multiplicité apparemment contradictoire que nous percevons est animée par des notions rigoureuses et peu nombreuses. Le lecteur reconnaît sans difficulté l'influence de cette pensée sur le Christianisme et la théorie scientifique actuellement en vogue. Je retrouve cette conception dans les œuvres de Spinoza, Newton, Leibniz, Hegel, Von Helmholtz ou François Jacob par exemple.
Ce courant peut être opposé à celui d’Héraclite, Hume, Marx, Darwin, et Minsky pour qui cette cohérence universelle ne rend pas compte de ce qui est observé. C'est manifestement à ce second courant que s'associe le plus souvent ma théorie.
Esther Thelen et Linda Smith ont proposé un compromis en utilisant le microscope comme métaphore. Une même réalité peut être observée avec un grossissement plus ou moins fort. Si l'on regarde les grandes lignes d'une structure, elles ressemblent à ce que l'on peut s'attendre d’une approche platonicienne, et c'est alors ce type de théorie qui est la plus utile. Si l'on augmente le grossissement au point de pouvoir percevoir toutes les petites variantes qui personnalisent chaque élément, l'on s'aperçoit que l'organisation universelle est souvent assez désordonnée. Quand le grossissement est au maximum, les merveilleuses grandes lignes que l'on perçoit en regardant l'univers de façon globale, disparaissent. La réalité vue de très près perd sa régularité, sa cohérence, devient imprévisible, et ne semble suivre aucune logique formalisable. Il est, par exemple, possible de prévoir qu'un humain — sauf accident — a deux jambes, mais il est presque impossible de prévoir les contours de ses empreintes digitales, même si on a accumulé sur lui un épais dossier chimique, biologique, psychologique et sociologique.
Le compromis de Thelen et Smith est utile pour la pratique courante du psychologue, mais il a aussi des implications plus profondes. Heisenberg (1930), au début du vingtième siècle, avait déjà montré que l'imagination humaine avait d'importantes limites, notamment chez les physiciens qui travaillaient avec deux modèles contradictoires de la lumière. Certaines propriétés de la lumière ne peuvent être maniées que si l’on suppose qu’elle est composée de particules, alors que d’autres propriétés ne peuvent être maniées que si l’on suppose que la lumière est une onde. Pour Heisenberg la difficulté réside dans le fait que les humains n’arrivent pas à imaginer une métaphore qui puisse incorporer l’ensemble des propriétés de la lumière. Ils en utilisent alors deux qui sont disponibles à l’imaginaire humain en se rendant compte qu’elles ne sont que partiellement adéquates. Thelen et Smith supposent qu'il en va de même pour la capacité humaine de se représenter les dynamiques de l'univers, puisque ces dynamiques sont encore plus complexes que celles qui animent la lumière.
Ayant fait ce, pas il nous reste encore une distinction à maîtriser. Dans le Timée de Platon, Dieu crée notre univers à l’image de l’univers parfait dans lequel il vit ; et peuple notre univers de dieux « locaux » moins parfaits que les dieux de son univers modèle, et ce sont ces dieux qui créent les êtres qui peuplent la planète Terre. Les créatures ainsi créées sont encore moins parfaites, et mortelles. Cette vision est proche de celle des chrétiens et musulmans qui s’imaginent un Dieu omnipotent omniscient et bon qui aurait néanmoins créé un monde dans lequel les misérables pêcheurs que nous sommes, existent. L’intelligence de nombreux enfants est capable de déceler les contradictions inhérentes à ce modèle. Le fait que des milliards d’humains finissent par se laisser convaincre par les arguments souvent émotionnels de cette théorie demeure pour moi une preuve de la profonde incohérence du fonctionnement mental humain. La proposition de base peut être associée à celle de Thelen et Smith : les grandes lignes de l’univers sont pures et belles, alors que les détails sont parfois désolants. La seconde façon de comprendre la proposition d'Heisenberg (ou de Thelen et Smith) est que la structure de l’Univers ne peut être appréhendée par les humains que par le truchement des métaphores relativement simplistes qu’ils arrivent à construire. La structure réelle de l’univers - multiple ou unique, cohérente ou chaotique - échappe à ce que les humains arrivent à s’imaginer. Les grandes lignes de l'univers sont apparemment simples et régulières, parce que les humains observent les grands espaces avec des yeux de myope.
Je suppose donc que l'univers n’est probablement ni harmonieux ni totalement désorganisé, mais composée d’une multiplicité qu'il ne nous est pas possible d'expliciter avec nos capacités mentales actuelles. J'ai, par contre, l'espoir que dans le futur nous pourrons mettre au point des métaphores plus constructives, car les implications politiques de celles de Platon peuvent parfois être aussi dangereuses qu’elles ont été utiles. Les implications politiques des métaphores héraclitéennes produisent également un mélange parfois. Il est possible que tout outil soit comme un scalpel qui peut sauver des vies quand il est manié par un bon chirurgien, comme il peut en mutiler dans d’autres circonstances. Un des thèmes récurant de ma théorie est que les humains sous-estiment souvent les limitations de leur imaginaire et leurs conséquences.
Des patients qui souffrent de trop d’harmonie
Le discours d’Éryximaque soulève aussi une longue série de questions pour les psychothérapeutes, notamment celles-ci :
— Est-ce qu’un esprit sain fonctionne de façon cohérente ?
— Faut-il harmoniser les éléments conflictuels d’un vécu ?
— Faut-il vivre comme la cigale ou comme la fourmi de La Fontaine ?
— Est-ce que la clarification d’un conflit vise l’harmonisation des éléments en conflit ?
Sur ces questions, il m’est possible d’esquisser quelques ébauches de réponses qui m’accompagnent utilement depuis de nombreuses années dans ma pratique de psychothérapeute.
Différence de potentiel et interaction
Le modèle suivant m’a été enseigné par Paul Boyesen, lorsque j’étudiais avec lui à la fin des années 1970. Je vous la restitue telle qu’il existe dans ma mémoire, et tel que je l’utilise dans mon travail. Comme il se doit dans une section consacrée au Banquet de Platon, il s’agit d’une métaphore de certains aspects de la relation amoureuse.
L’idée de base est qu’un courant électrique n’existe que s’il y a une différence de potentiel entre deux pôles de charges contraires (+ et — ). Si les deux pôles ont une charge identique, il n’y a pas de courant qui se crée entre les deux pôles, si les deux pôles s’opposent trop intensément, il peut y avoir une explosion qui détruit les deux pôles, et par conséquent une annulation de la différence de potentiel qui créait de l’énergie. Ce mécanisme dépend aussi de la distance entre les deux pôles.
Ce modèle électrique est bipolaire, comme l’amour l’est toujours chez Paul Boyesen. Si deux personnes tombent amoureuses l’une de l’autre c’est que quelque chose de fort s’est passé (ou s’est construit) entre ces deux personnes, et que ce quelque chose a duré le temps de leur amour. Dans le cas d’un coup de foudre, deux personnes A & B tombent amoureuses l’une de l’autre sans se connaître vraiment. C’est de ce qu’ils étaient ce jour-là qu’un lien amoureux a émergé. Ce modèle est surtout pertinent pour des couples fusionnels, où chacun aimerait qu’il n’y ait pas de conflit, pas de désaccord, pas de désillusions où chacun essaye sans arrêt de se transformer et de vouloir transformer l’autre pour devenir harmonieux. Bref, ce sont des couples pour qui l'illusion intersubjective est particulièrement intense et nécessaire. Un des problèmes, dans ces couples, est qu’à force de se triturer mutuellement, ils ressemblent de moins en moins à ce qu’ils étaient quand ils sont tombés amoureux l'un de l'autre. Souvent la différence de potentiel diminue au fur et à mesure qu’ils s’habillent de façon de plus en plus similaire, qu’ils se construisent des idéologies et des affects communs, et qu’ils se mettent à se ressembler de façon parfois caricaturale. Très souvent, la première manifestation de ce nivellement des différences est une perte de l’excitation sexuelle. La morale de cette histoire, c’est que vouloir harmoniser l’eau et la terre, ce n’est pas forcément transformer une région en un océan de boue. Harmoniser l’eau et le feu un art difficile nous explique l’Éryximaque, parce qu’il s’agit de créer une entité qui ne dénature ni l’eau ni le feu, un accord harmonieux qui ne peut exister sans que l'identité de chacun demeure intacte. Voilà donc ce qu’un couple fusionnel qui me consulte doit apprendre s’il veut sortir de la boue affective, esthétique et identitaire dans lequel il patauge…
Dans le domaine de la biologie cellulaire, Henri Laborit fait une critique similaire, préconisant qu’il serait bon qu’un équilibre statique s’installe dans un système. Dans le cas d’une cellule, il n’existe qu’un équilibre statique : la mort. Cela dit, Laborit admet que l’équilibre dynamique d’une cellule oscille autour de certaines valeurs chimiques, et que s’en éloigner signifie aussi la mort. L’équilibre biologique est donc une lutte constante, une régulation incessante dans un monde qui change souvent beaucoup. L’on retrouve ici la discussion entre Socrate et Cratyle, mais avec une conclusion différente de celle que Platon a proposée. Effectivement, si tout change tout le temps, il n’est pas possible d’exister ; mais si rien ne change nous n’existons pas non plus. À cela s’ajoute le temps, les multiples temps. Le problème est la rapidité des changements que nous visons, et les rythmes dans lesquels il est possible de vivre. Les cellules d’un individu vivent moins longtemps que l'organisme qui les contient, et pendant des millions d’années les environnements socioculturels survivaient aux individus qui les animaient. Une des questions qui se posent depuis le début du XXe siècle aux humains, c’est de savoir s’il est possible de vivre dans un environnement social qui change plus vite qu’une vie humaine. Il y a dans cette discussion trois thèmes sous-jacents :
— Le premier est que les liens qui se construisent à partir d’éléments (l’accord musical, le couple) a besoin de maintenir intactes certaines particularités pour exister. L’identité et le dynamisme sont les deux particularités que nous venons de mentionner.
— Le deuxième thème porte sur le type de relations qu’il serait souhaitable d’établir entre ces éléments : harmonieuses, dissonantes ou autres. La plupart des psychothérapeutes, me semble-t-il, pensent qu’il est souvent souhaitable de soutenir une diversification des types de relation. Plus un individu peut vivre de rapports de types différents plus il est affectivement fort. Cette remarque implique un certain nombre de limitations qui vont de soi pour le praticien : une diversification ne veut pas dire une multiplication qui mène à la dispersion, un grand nombre de types de relations n’est pas une multiplication du même type de relation (il n’est pas nécessaire d’avoir plus d’un amant), etc.
— Par éthique professionnelle, les psychothérapeutes ont tendance à défendre l’intégrité du potentiel d’un individu, et à supposer que les seules relations sociales constructives sont celles qui renforcent le potentiel individuel. Cette éthique n’est pas toujours celle d’un Platon quand il pense politique. Les chefs religieux et idéologiques entraînent souvent les individus dans une soumission qui fait fi de leur potentiel réel (comme exiger qu’un peintre doué ou un bon boulanger serve de chaire à canon dans une guerre). L’histoire nous montre que ce type d’irrespect est fréquent, et n’a jamais empêché l’humanité de proliférer. La formulation du psychothérapeute est par conséquent biaisée par le point de vue individualisé qui caractérise sa pratique et ses préoccupations professionnelles.
La dernière remarque me ramène à la distinction de Thelen et Smith. S’il est vrai que l'historien s’attache à la complexité du lien entre individu et société, le psychothérapeute se concentre surtout sur les besoins de son patient. Il n’oublie généralement pas, cependant, de situer les dynamiques individuelles dans les dynamiques sociales existantes.
Relaxation
Lors de ma formation, j’ai appris un grand nombre de techniques de massage, de méditation et de relaxation, qui ont pour but de créer une impression d’harmonie intérieure chez le patient. J’ai moi-même pu apprécier le plaisir réparateur que ces états peuvent procurer. Ils s’associent souvent à une impression de relaxation psychophysiologique profonde, d’être comme nettoyé de l’intérieur, d’être en paix avec soi et ce qui nous entoure, et finalement une impression puissante d’unité intérieure. Quand je pratique un de ces exercices, je me sens comme un navigateur qui sort des tempêtes de la vie et trouve un port tranquille où je vais pouvoir me reposer et reprendre des forces. J’essaye de faire en sorte que mes patients puissent découvrir de tels ports en cours de thérapie, non seulement parce que les moments de paix qu’ils procurent sont agréables, mais aussi parce qu’ils ont un puissant effet réparateur sur les blessures de l’âme, et qu’ils permettent parfois de retrouver la force de vivre, de sentir à nouveau en soi la sève de la vie.
Cela dit, pour la plupart des gens, un port est une escale, non un but. Un endroit où décharger et recharger des marchandises. Ces états d’harmonie intérieure soignent la conscience, et calment les turbulences physiologiques ; mais ce ne sont pas des états qui permettent d’affronter les complexités de la vie de façon satisfaisante. Les personnes qui aimeraient passer leur vie en demeurant dans cet état, se protègent non seulement de l’anxiété, mais aussi de toutes les pulsions créatives qui nous permettent d’exister. Lorsque les sages parlent d’une vie de méditation, ils parlent souvent d’un parcours de fin de vie, dans un lieu protégé, un monastère. Lorsqu'une personne médite, elle perd souvent une partie de ses défenses réflexes. La venue d’événements intempestifs peut la blesser profondément, la faire sursauter, l’irriter.
Avec certaines substances comme les tranquillisants, il est possible de créer une impression de tranquillité pour la conscience, sans que cette impression soit soutenue par un état physiologique approprié. Ces substances permettent de protéger une conscience qui ne peut plus fonctionner, qui serait comme une barque entourée de vagues tumultueuses. Le tranquillisant permet de calmer les vagues autour de la barque, qui peut ainsi avancer plus ou moins normalement ; mais la substance ne peut pas maîtriser les causes de la tempête, les vents et les marées au-delà de quelques mètres. Ceci est bien montré par une expérience que je retrouve dans ma mémoire, mais dont je n'arrive pas à trouver les références :
Au milieu d'une cage à rat passe un courant électrique qui sépare le rat de sa nourriture. Lorsque le rat n'a pas faim, il préfère rester dans son coin plutôt que d'aller manger au-delà du courant. Lorsqu'il a une petite faim, il supporte un petit courant mais pas plus, et s'il a une grande faim, il va manger même si le courant est très fort.
Si l'on injecte un tranquillisant au rat, le rat mange quelle que soit l'intensité du courant qui le sépare de sa nourriture. Il ne sent pas de douleur. Mais après traversé ce courant électrique avec insouciance pendant des semaines, ses organes dépérissent, et l’on voit apparaître des troubles comme des ulcères et une pression artérielle élevée. Autrement dit, il ne perçoit plus le courant comme douloureux au niveau psychique, mais les organes sont néanmoins violemment agressés.
Dans cette expérience on voit bien que ce sont les dynamiques conscientes qui sont protégées par les tranquillisants, mais pas les dynamiques nonconscientes de l'organisme. En psychothérapie, il est facile de voir que ce type de tranquillité est factice. Le rapport entre conscience et respiration, conscience et relaxation ou conscience et rêve, ne fonctionne pas comme chez les patients sans tranquillisants. Par exemple un massage ou un exercice relaxant semble avoir moins d’impact sur une personne sous tranquillisant que sur une personne qui ne prend pas une substance qui vise les états de conscience. Il en va de même pour l’acte sexuel, à long terme. Au début, la libido est parfois réactivée, mais cet effet dure rarement. Autrement dit, l’état d’harmonie intérieure requiert une cohérence psychophysiologique pour pouvoir restaurer un organisme et cet état d’harmonie intérieure ne peut être vécu que dans un environnement protecteur, apprécié et peu stimulant, comme un monastère.
Je travaille en supposant qu’un citoyen a besoin d’une grande variété d’états d’âme pour survivre, ou même fonctionner. Ce but n’est toutefois pas toujours pertinent, dans la mesure où dans des environnements en crise, c’est parfois une seule capacité appliquée avec entêtement qui permet de survivre. Un psychothérapeute choisit en général une forme de psychothérapie avec laquelle son potentiel conscient et nonconscient arrive à avoir un effet bénéfique sur la plupart de ses patients. Ce critère n’est pas un critère de vérité, mais de commodité. Certains travaillent bien quand ils recherchent une harmonie entre les éléments qui leur sont présentés, comme le propose Éryximaque ; alors que d’autres sont plus efficaces quand ils soutiennent les tensions qui maintiennent en vie un organisme, comme le propose Héraclite. Certains patients ont parfois besoin d’un style de thérapeute plus qu’un autre, alors que, dans d’autres cas, cette distinction n’est pas pertinente. La notion de dialectique ne cherche pas une harmonie entre plusieurs éléments, mais plutôt une forme d’association qui crée une propriété émergente utile. Des dialecticiens comme Héraclite, Hegel et Marx n’ont aucune peine à penser que le conflit est souvent la seule issue créatrice à un problème. Ce type de pensée dialectique avait déjà été développé en Chine et au Japon, par les acupuncteurs, notamment. Mon professeur de massage chinois dans les années 1980, au Théâtre 11 de Lausanne, était Hiroshi Nozaki. En nous enseignant la théorie des éléments utilisée par la médecine japonaise, il nous avait donné l’exemple suivant :
Si vous mettez du métal entre l’eau et le feu, l’antagonisme des deux éléments peut être utilement maîtrisé. Le métal permet de réguler la tension qui existe naturellement entre le feu et l’eau. C’est en maîtrisant cette possibilité que les humains ont pu développer, par exemple, l’art culinaire ou les machines à vapeur.
Pour Hiroshi Nozaki, me semble-t-il, un médicament comme le métal n’harmonise pas le feu et l’eau, mais crée de nouvelles possibilités constructives entre des éléments qui demeurent antagonistes. Une fois ceci compris, deux types de théories peuvent encore être envisagés :
— L’harmonie fondamentale : Au-delà des polarités, il existe un principe unificateur sous- jacent qui lui serait harmonie immuable.
— Le chaos fondamental : Il n'y a aucune harmonie qui se cache derrière la multiplicité des phénomènes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas des mécanismes variés qui tirent les ficelles derrière la scène de nos perceptions. Ceci est ma position.
Une famille parfaite
Et en premier lieu connaissons où nous viendrons si nous lâchons la bride à nos colères et à nos impétuosités, car Dieu sera condamné incessamment. (Jean Calvin, 1560)
En Suisse romande, où le Calvinisme a toujours une influence importante, même chez les athées et les catholiques dont la famille habite la région depuis plusieurs générations. Calvin pensait que l’homme ne pouvait maîtriser sa vie qu’avec une volonté constamment renforcée par la foi. La foi insuffle des dynamiques harmonieuses dans les poumons d’une réalité chaotique. De nombreuses familles calvinistes essayent de se construire une façade aussi harmonieuse que celles qui sont décrites dans certains comptes de fées (elle épousa son prince, ils eurent beaucoup d’enfants, et vécurent heureux jusqu’à la fin de leur vie, etc.). Apparemment tout va bien. Chaque membre de la famille est gentil, efficace et responsable. La famille est le seul jardin qui permet à un enfant de grandir heureux. Chacun communique harmonieusement, et négocie rapidement d’éventuelles colères.
Une personne qui a grandi dans une de ces familles vient un jour me voir. Il me raconte que malheureusement il y a une personne qui n’est pas en harmonie avec le reste de sa famille : lui. Il se sent anxieux, pas clair, ambivalent, coupable d’embêter tout le monde avec ses colères et ses crises de dépression. Il a épousé une femme merveilleuse. Il l’aime tendrement. Il y a deux ans, ils ont eu ensemble un enfant merveilleux, qui ne pleure pas trop la nuit et qui pendant un an leur a souri tous les jours. Mais voilà ! Depuis que cet enfant est né, mon patient est devenu impuissant. Il a des érections quand il se masturbe, quand il fantasme, mais pas avec sa femme. Il ne comprend pas ce qui se passe. Il a appris, il y a deux semaines de cela, que cet enfant est probablement autiste. Le médecin qui lui a annoncé cette nouvelle, lui a conseillé d’entreprendre une psychothérapie, et lui a donné plusieurs adresses… dont la mienne. Il ne peut pas y avoir de liens entre ses dépressions, son impuissance et l’autisme de l’enfant, car l’autisme est — selon son médecin — un trouble génétique. C’est écrit là-haut ! De bons parents peuvent créer un enfant autiste et plusieurs autres enfants qui vont bien. Mon patient espère que je vais corriger les erreurs qu’il a probablement commises sans le savoir, qui ont engendré la situation atroce dans laquelle il se trouve. Voilà un homme qui croit que les hommes doivent vivre en harmonie avec eux-mêmes et leur entourage, qui croit que son entourage est en harmonie, et qui ne comprend pas ce qui a généré une situation si peu harmonieuse. Je n’ose pas encore lui montrer que les propos qu’il tient contiennent quelques contradictions. Je commence par l’écouter.
En parlant, il met un peu d’ordre dans son fichier de mémoire. Viens un moment où il se rend compte que ceux qui l’entourent ne sont pas toujours en harmonie avec eux-mêmes et leur entourage. La sœur de son père s’est suicidée, il y a longtemps de cela. Deux ans plus tard, il y a la dépression de son père qui perd son emploi. Mon patient avait six ans. Le père est soudain tout le temps à la maison, et la mère supporte mal cette situation. Elle s’était organisé une vie avec ses amies pendant que son mari travaillait. Ce rythme paisible est détruit par le chômage du père. Les querelles entre mère et père deviennent de plus en plus fréquentes. Le père ne supporte pas que la mère sorte soudain avec un autre homme, son amant depuis quelques mois. Puis un ami de la famille offre au père un travail fantastique, maman quitte l’amant, et tout redevint encore mieux qu’avant. Mon patient avait oublié cet épisode, ses parents n’en parlaient jamais. Il ne savait pas ce que ses parents avaient ressenti lors de cette crise, ou pourquoi sa mère était redevenue fidèle à son mari. Cet incident n’était qu’un malheureux accroc de courte durée, qui n’a pas laissé de traces sur la façade harmonieuse de cette famille.
En rangeant les fichiers de sa mémoire, mon patient retrouva d’autres incidents de ce genre. Il se rendit compte qu’il fallait balayer beaucoup de poussières sous la carpette pour conserver l’impression qu’il vivait dans un monde où tout se déroulait harmonieusement. Une cécité intérieure lui permettait de ne prendre en considération que les événements qui confirment son besoin de croire que son entourage est parfait. Par contre, une autre partie de lui utilisait une loupe qui magnifiait des intentions et des comportements incompatibles avec son idéal. En somme, sa conception du monde faisait de lui un fils des dieux incapable de vivre selon son rang et ses dons. En devenant capable de prendre en considération un nombre plus grand et plus varié de données, il découvrit que ses théories ne lui permettaient pas de comprendre ce qu’il avait observé, d’intégrer la vie humaine telle qu’elle existe. Cette découverte l’angoissa, mais en même temps il se sentait moins déprimé, moins inadéquat. Il n’était pas le seul à trouver difficile la tâche de vivre harmonieusement dans un monde qui n’est finalement pas si harmonieux. Jusque-là, il voyait bien que les trois quarts de la planète vivaient de façon chaotique, mais maintenant il commençait à percevoir que même la société suisse avait un devenir problématique. Moins problématique que dans d’autres pays tout de même.
Avec ce type de patients, il vient souvent un moment de la thérapie où j’ai l’impression qu’il est utile de leur parler du désaccord entre Éryximaque et Héraclite. Il ne s’agit pas de convaincre le patient qu’il doit passer d’une théorie à l’autre, mais plutôt de créer un espace dans lequel il peut chercher des formulations qui lui conviennent. Une partie de son processus et de se trouver des formes de pensées plus flexibles, moins dévalorisantes pour lui, plus constructives. Une théorie de la vie dans laquelle la relation harmonieuse n’est pas la seule relation possible ou souhaitable.
Qu'est-ce qu'une Idée ?
Mise en bouche
L’homme n’est pas méchant
Comme Socrate n'a laissé aucun écrit, ce qu’il a dit est surtout connu par le truchement des œuvres de Xénophon et Platon. Le témoignage d'Aristote est aussi précieux. Il est né 15 ans après la mort de Socrate ; il a donc connu ses élèves et ses ennemis. Selon Aristote, Socrate se concentra sur le difficile problème de fixer le sens des grands concepts. Il discutait inlassablement sur les définitions d’une notion, et les exemples qui illustrent une conception. En faisant ainsi le tour du matériel sémantique disponible, il essayait ensuite de créer une synthèse qui, selon lui, permettrait à chacun d'appréhender une norme, un sens unique pour chaque notion. Il y avait donc, pour lui, comme je l'ai évoqué en parlant du dialogue consacré à une rencontre entre Cratyle et Socrate (l’ancien et le nouveau professeur de Platon), un sens stable à chaque notion que l'humanité doit dégager avec la patience d'un chercheur d'or qui consacre des mois à passer la terre des ruisseaux au tamis. La tâche de découvrir le sens des concepts est demeurée un des grands casse-tête de la philosophie, même au XXe siècle. Je ne suis pas sûr que Socrate ait eu une pensée dialectique. Il est possible que la « dialectique de l'harmonie » soit une synthèse effectuée par Platon à partir d’Héraclite d'une part, et de Socrate et Pythagore d'autre part.
Socrate pensait qu'aucun homme n'erre de plein gré. Socrate avait la conviction intime que si un individu sait ce qui est juste et ce qui est faux, ce qui est bon et ce qui est mauvais, il ne peut que faire ce qui est juste et bon. Autrement dit, s'il était possible de montrer qu'une notion n'avait qu'un sens, et que ce sens est le bon sens, alors tous les humains auraient un fonctionnement adéquat. Du point de vue de mes positions théoriques, la position de Socrate demeure défendable si l’analyse de Socrate est utilisée pour analyser ce qui se passe du point de vue de la conscience. Socrate montre que les convictions d’une personne sont généralement perçues comme « vraies », « justes » et « bonnes ». Si je suis les hypothèses qui structurent mon modèle des illusions nécessaire au fonctionnement de la conscience, il est même possible qu’une pensée consciente cynique soit une impossibilité. Même les pires sadiques de la terre auraient spontanément l’impression d’avoir « raison » quand ils sèment la terreur autour d’eux. Ceci est conforme à la notion que la conscience ne peut fonctionner qu’en suivant un certain nombre de règles. L’impression de penser juste serait alors une nécessité qui se préciserait dans l’esprit en synthétisant un mélange de notions socialement acquises, des mécanismes d'auto-aveuglement, etc. Mon hypothèse est que la conscience ne peut pas fonctionner sans avoir cette impression, mais qu’elle n'a pas de fondement rationnel possible. C'est un besoin, une nécessité intérieure.
Chronologie d’une pensée
Il existe un certain nombre d’axes qui permettent d'esquisser une chronologie des dialogues de Platon. Je divise les dialogues en quatre phases : jeunesse, adulte, mûre, vieillesse.
Les dialogues de jeunesses regroupent tous les dialogues dans lesquels Socrate joue l’empêcheur de tourner en rond, et attaque les sophistes. Ce sont, selon Platon, des personnes qui gagnent beaucoup d’argent en démontrant aux gens que la vérité est celle qu’ils veulent. Ils savent plaider de façon brillante toutes les causes et font chaque fois croire à l’auditeur qu’une vérité profonde et absolue leur est livrée. Ce Platon-là, semble avoir comme principale préoccupation d’encourager ses élèves à se forger une opinion personnelle, car la plupart par du temps, ces dialogues soulèvent des notions importantes (la beauté, la vertu, la vérité, l’éducation, etc.), mais n’apportent aucune réponse.
Les trois dialogues sur la mort de Socrate (l’Apologie, Criton et le Phaedon), introduisent sans doute la deuxième période qui suggère déjà une façon de penser. Platon envisage toujours plusieurs propositions, mais celle-ci converge davantage vers ce qui deviendra sa théorie. Platon, dans le Banquet, développe aussi sa fabuleuse capacité d’utiliser des histoires structurées comme des légendes pour expliciter autant que possible ce qui se précise en lui.
Dans les deux premières périodes distinguées ici, Platon est sou influence. Dans la troisième phase, qui se situe autour des années 340, Platon présente sa théorie des Idées. Socrate est toujours le personnage central des dialogues, mais le personnage défend maintenant la théorie de Platon. Il écrit toujours aussi justement, mais le pédagogue est devenu idéologue. Dans la République et le Timée, Platon apporte des réponses à ses questions, et les protagonistes développent souvent différents éléments d’un même thème. Ils sont enthousiasmés par une même vision. Les questions de Platon m’inspirent toujours, ses réponses m’inquiètent souvent. Elles ont eu une influence si considérable qu’il est impossible de les ignorer. C'est surtout pendant cette dernière période que Platon met en forme sa théorie des Idées. Cette théorie est un des fondements de ce qui deviendra l’idéalisme, un courant qui sévit toujours en science, en philosophie et en politique. Elle ne devient un thème dans l’œuvre de Platon qu’une fois qu’il a écrit le Ménon et Phèdre.
La théorie des Idées n'est pas une théorie explicite, comme le sera celle du Spinoza de l'Éthique par exemple. Le principal outil de Platon n'est pas une liste de formulations explicites, mais l’évocation « d’imageries » (légendes, fables, métaphores, paraboles, etc.) qui évoquent sa pensée de façon frappante et vivante. Ces outils de la pensée étaient alors couramment utilisés. Outre la beauté poétique qu’ils dégagent, ils permettent de cerner une problématique qui ne peut être entièrement cernée de façon explicite par la conscience. Pour Platon qu’une bonne métaphore est souvent plus utile qu’une pensée simpliste.
Après la République, nous assistons à l'automne de la pensée de Platon. Certaines blessures s'effacent, les fables ne sont pas toujours aussi puissantes, comme la Cosmologie du Timée, qui ne convaincra personne. Dans les Lois, que Platon n'a pas eu le temps de terminer, l'on perçoit à la fois plus d'humanité et des durcissements séniles. Platon a 80 ans. Ces dialogues sont surtout des monologues. Socrate est graduellement remplacé par un Étranger, dont les interlocuteurs sont tous des personnes brillantes, capables de mener un dialogue, comme Théétète, Parménide ou Critias. Grâce à ses collègues de l’Académie sans doute, Platon semble se percevoir de plus en plus comme faisant partie d’une élite intellectuelle. Il révise de nombreuses positions développées dans la République. Il perçoit les sophistes de façon moins caricaturale. Dans le Sophiste, un étranger discute encore avec Socrate, mais il a l'air d'en savoir au moins autant que lui. L’Étranger, c’est Platon. Il n’arrive toujours pas à se sentir chez lui avec ces collègues, mais il ose enfin se présenter tel qu’il se ressent. Tout se passe comme si à la fin de sa vie, Platon osait enfin affirmer son autorité, en admettant qu'Héraclite est son grand-père, Socrate son père, et Aristote le fils d’une même famille philosophique. Je ne peux m'empêcher, arrivé à ce stade de mon analyse, de me rappeler que Platon est orphelin de père, et qu’en vieillissant il arrive enfin à accepter et la filiation et la mort de ses pères.
En lisant ces derniers textes de Platon, j’ai l’impression qu’implicitement Platon associe graduellement les images de sophiste et de maître, qu’il différencie d’une assemblée de professeurs. Jusqu’à Socrate un maître dirige une école composée d’élèves, qui sont moins savants que le maître. Lorsqu’un élève devient au moins aussi savant que son maître, il fonde une nouvelle école. Ce modèle est encore courant dans le monde des psychothérapies (écoles Freudiennes, Jungiennes, Reichiennes, lacaniennes, etc.). Dans l’Académie, il ne s’agit plus seulement de séduire l’intelligence des élèves et la bourse de leurs parents, mais aussi de devenir un professeur qui confronte ses connaissances avec des égaux. La confrontation des connaissances entre professeurs n’est plus perçue que comme une rivalité, mais aussi comme une base qui permet de construire des formes de savoirs plus complexes que ce qu’un individu, même génial, peut créer. Il me semble que pour Platon mourant, Socrate est le dernier des maîtres - et dans ce sens seulement - le dernier des sophistes. Mais son enseignement a permis le dépassement des maîtres en formant des assemblées de Professeurs, à l’Académie notamment. Platon meurt en rédigeant les interminables Lois, qui amorcent une nouvelle façon de voir qu’il n’aura pas le temps de mettre en forme.
Le paradis perdu
Les Chinois de l'Antiquité aimaient raconter qu'il y avait eu une lointaine période où les humains pensaient mieux que ceux d'aujourd'hui. Vieux, mes parents parlaient comme cela (c'était mieux avant la Seconde Guerre mondiale), aujourd'hui mes amis vieillissants disent de même (c'était mieux dans les années 1960). Le vieux Platon fait partie de cette mouvance. Il a l'intime conviction que des mots comme   « beau »,   « vrai »,   « vertu »,   « savoir » ont un sens et un seul seulement. Les humains sentent intuitivement que ces mots, que ces grandes Idées, ont un sens seulement, mais ils ont du mal à l'expliciter et à produire une définition adéquate. Dans les dialogues de jeunesse, Socrate passe son temps à démontrer que les définitions enseignées par les sophistes ne tiennent pas debout, mais avoue en même temps il n'en a pas de meilleures à proposer. Une des grandeurs de Socrate est non seulement d'avouer son ignorance, mais de faire face à ce qui n'est pas compris, et d'en discuter pour se familiariser avec ces régions que l'intelligence humaine n'a pas les moyens d'explorer. Héraclite avait déjà exploré la notion que le monde suit des règles, et que ses règles sont inscrites dans tout ce qui existe, notamment chaque organisme humain. Se savoir universel est ce qu’il appelait le Logos. Héraclite pense que ce Logos ne pourra jamais être compris par les hommes. Pour lui, la seule façon d’approcher le Logos est de suivre ce qui est commun à tous et d’éviter toute forme de particularités, car ce qui est individuel est par définition éloigné des lois universelles. Socrate et Platon pensent au contraire qu’il doit être possible de prendre conscience de ces lois universelles. Cette ambition deviendra une des ambitions de l’aventure scientifique.
À la fin de sa vie, Platon imagine la fable suivante. À la mort d'un corps, son âme vole vers une région mystérieuse, parfaite et pure dans laquelle, libérée des contraintes imposées par le corps, elle peut s'imprégner du vrai sens des idées. Ayant réintégré un nouveau corps, l'âme conserve en elle le souvenir de son voyage, et ce qu'elle a appris. La remémoration totale de ce qui a été appris dans le monde des Idées ne semble pas possible tant que l’âme demeure dans un corps, mais son savoir reste là, tapi, en agissant de façon inconsciente et implicite sur les dynamiques mentales. En apprenant à se connaître, en explorant les profondeurs de son âme, un individu peut se rapprocher de ce savoir qui respire en lui, et arriver à se forger une meilleure intuition, un sentiment plus explicite, de ce que ses Idées véhiculent. Comme l’âme a tout vu, contient toutes les connaissances, dès qu’un de ses souvenirs devient conscient d’autres suivent. Il suffit d’être assez courageux et tenace pour accepter cette succession d’associations qui remontent des profondeurs de l’âme pour que l’on devienne sage. Ce récit, appelé l’anamnêsis (Droz 1992, p.79) n’est que suggéré par Platon, jamais raconté tel quel. Les éléments de ce récits sont enffet dispersés dans trois endroits (Ménon 80d-86c, Phédon 72c-73b et Phèdre 249b-250), sans jamais être totalement liés.
Dans le Ménon (80d-86c), Socrate montre qu’il peut aider un jeune esclave à retrouver en lui les règles de la géométrie et des mathématiques. Au début, les questions réveillent chez ce jeune adolescent une intuition vague des propriétés d’un triangle et du calcul des carrés. Cette intuition lui permet de répondre correctement (par oui ou par non) aux questions de Socrate, sans que les règles mathématiques connues par Ménon et Socrate émergent de façon explicite dans l’esprit de l’adolescent. Graduellement, cependant, ces règles commencent à sortir du flou comme un volcan sort de l’océan pour former une île. La démonstration de Socrate a pour but de suggérer, qu’après une éducation poussée, ce n’est pas une ou deux îles qui peuvent surgir dans une conscience, mais des continents entiers de vérités.
C'est ce genre d'exploit qui illustre en quoi Socrate est parfois considéré comme l'ancêtre et le modèle des psychothérapeutes d’aujourd’hui. Il a développé une pédagogie qui lui permet d'enseigner à quelqu'un comment apprendre le savoir caché dans les profondeurs de l'âme. Sa stratégie se décompose en trois types d'actions : la torpille, la maïeutique de la sage-femme, et le connais-toi.
L'analyse des défenses et la torpille
La première fonction, illustrée surtout par les premiers dialogues, est celle de torpiller toute raideur de l'esprit, tout système de préjugés et de théories toutes faites (un talent que Platon a graduellement perdu après la mort de Socrate). L'utilité de déstabiliser une façon de faire afin d'ouvrir la voie à un meilleur équilibre est une notion assez courante, mais délicate à manier. Certains croient que pour accomplir cette mission il suffit d'être impoli, provocateur, voire pervers. La fonction de torpille est parfois invoquée pour valoriser un comportement communicatif impulsif et irritant. Jeune homme, influencé par une vision soixante-huitarde à la Cohn-Bendit (qui n'avait pas ce défaut), j'avais tendance à être une torpille de ce type. Socrate avait des traits de caractère irritants et maniait fort bien l'ironie, mais demeurait toujours courtois, ferme, et sensible. Son outil d’attaque n’était jamais l’insulte ou la disqualification, mais toujours un raisonnement détaillé et digne.
Dans les psychothérapies inspirées par l’œuvre de Freud, l'on retrouve une stratégie de la torpille. Elle s’insère dans l'analyse des défenses. Dans le modèle fondateur de la psychanalyse, Freud et Breuer (1895) suggèrent que l'hystérie est le prix payé pour pouvoir refouler de façon systématique des souvenirs et des envies sexuels hors des dynamiques de la conscience. Madame Élisabeth Von R., par exemple, fait face au dilemme suivant. Elle ressent un amour sexualisé profond et intense pour le mari de sa sœur. L'expression de ce désir implique un comportement qui est incompatible avec sa morale et lui ferait perdre l’estime qu'elle a pour elle-même. Elle fait donc tout ce qu'elle peut pour éteindre ce brasier et l’écarter de sa conscience. Vinrent alors les jours où elle soutenait son père mourant. Elle était particulièrement bouleversée et sensible à ce moment, et ne voulait pas mêler son amour pour son beau-frère aux pensées qu'elle voulait vivre avec son père. Un déclic se fit alors en elle. Une sorte de censure automatique se mit en place, interdisant au désir du beau — frère d'entrer dans sa conscience. Freud ne sait pas comment ce mécanisme de refoulement s'est mis en place, mais il distingue une double vie chez cette patiente :
1) une vie consciente sans désirs pour le beau-frère
2) une vie inconsciente dans laquelle ce désir continuait à mobiliser les dimensions psychophysiologiques du désir.
Ce clivage intérieur permit à la conscience de madame Élisabeth Von R. d'éviter bien des angoisses. Mais la mise en place de cette protection des dynamiques de la conscience coûte cher à l’organisme, puisqu’elle génère des symptômes hystériques qui empêchèrent madame Von R. de fonctionner de façon adéquate. Ce mécanisme de refoulement se met en place de façon nonconsciente, créant en même temps un système de défense qui protège le mécanisme de refoulement. Ce système de défense crée une résistance au traitement. Toutes les ressources de l'organisme sont mobilisées par les défenses pour empêcher le thérapeute de désamorcer le mécanisme de refoulement. Ainsi, la patiente mènera sa conscience et celle du thérapeute sur de fausses pistes, et transformera les interprétations pertinentes du thérapeute en pétards mouillés. Une alliance thérapeutique entre patient et thérapeute mal informé peut ainsi renforcer le système de défense et intensifier les symptômes.
Ce schéma est, certes, un peu simpliste, mais il permet de situer en quelques lignes l'importance stratégique des mécanismes de résistance. En 1933, Wilhelm Reich publia la première version de son Analyse caractérielle, qui est notamment un manuel d'analyse du système de résistance. Il reprend la proposition de Freud de commencer par les résistances les plus proches de la conscience, afin de pouvoir progresser aussi vite que possible avant que le système de défense se sente dans l’obligation de réagir avec violence. Comme Socrate, les psychanalystes cherchent une façon de torpiller ces mécanismes de façon suffisamment fine pour que des résultats puissent être obtenus au détriment du système de défense, mais en faveur d’un réaménagement en profondeur des ressources de l’organisme. Reich montre que le système de défense réduit non seulement le potentiel psychique, mais aussi corporel. La respiration est restreinte pour que le patient n’ait pas l'énergie d'avoir envie de se libérer de la prison qu'il s'est forgée. Une défense s'incruste comme une habitude psychocorporelle et devient chronique afin de passer aussi inaperçue que possible :
Un malade de caractère compulsif avait été analysé pendant douze ans sans résultat appréciable. Il n’ignorait aucun de ses conflits infantiles, notamment le conflit fondamental l’opposant à son père, mais il s’exprimait pendant l’analyse d’une manière monotone, en se tordant les mains. Je lui demandai si son comportement n’avait jamais été analysé ; il répondit par la négative. Un jour, je lui notai qu’il me parlait comme s’il récitait une prière et je lui en fis la remarque. Il me raconta alors que son père l’avait forcé à aller prier à la synagogue. Il s’y était rendu, mais toujours à contre-cœur. C’était exactement ce qu’il avait fait – pendant douze ans – devant l’analyste : Je ferai ce que vous me demanderez, mais seulement à contre-cœur ! » La découverte de ce détail en apparence peu important de son comportement ouvrit la voie à l’analyse et aboutit à la mise à jour des affects les plus cachés. (Reich 1933, Analyse Caractérielle I.IV.f.n1, p.84)
Ce récit confirme certains aspects du modèle platonicien, dans la mesure où il montre qu’il existe dans la psyché deux couches : l’une qui s’explicite dans la conscience et une autre qui fonctionne à l’insu de la pensée consciente… à moins que quelqu’un aide le sujet à créer une connexion entre les deux couches. Une fois cette connexion établie (ou rétablie), le contacte entre les deux couches deviens soudain plus aisé, plus courant. Ceci avait été perçu, semble-t-il, par Socrate. Par contre ce qui différencie Freud, Jung et Platon, c’est la compréhension de ce qui se trouve dans la seconde couche. Pour Freud et Jung l’inconscient véhicule des contenus élaborés par l’individu depuis sa naissance. Chez Jung et Platon l’inconscient véhicule des contenus transpersonnels, élaborés par la nature qui engendre les individus. Seul Platon ancre les contenus transpersonnels dans une âme qui est indépendante de la psyché. La psyché platonicienne est un mécanisme qui se forme dans le corps, et meurt avec lui. L’âme, par contre, voyage non seulement d’un corps à l’autre, mais aussi d’une psyché à l’autre.
La sage-femme
L'accompagnement et l'écoute
Socrate raconte que sa mère était sage femme. Sans doute n’est-ce pas par hasard s’il a repris cette « mission » en aidant les gens à accoucher des connaissances cachées quelque part dans leur âme.  La maïeutique de Socrate est l'art de faire accoucher les âmes des vérités qui sont en elles.
La torpille socratique ne torpille pas pour le plaisir, mais pour créer l'espace qui permet ensuite au philosophe d'agir en tant que sage femme. Dans le cas d'un enfantement, la sage-femme aide la mère à avoir les muscles aussi souples que possible, une respiration qui s'adapte aux besoins de l'organisme, et une capacité accrue de vivre la douleur de façon constructive pendant et après l'accouchement. Une mère qui se ferme (tend les muscles, bloque la respiration et se décourage) ne peut que rendre l'accouchement plus difficile. Socrate a aussi besoin de faire en sorte que l'esprit de ses protagonistes s'assouplisse, qu'il perde ses rigidités habituelles, pour qu'une nouvelle forme d'écoute de soi, permette la naissance d'un savoir vivant dans le monde de la conscience.
Dans son évocation, Platon montre qu'une idée n'est pas spontanément disponible. Elle existe quelque part, toute faite, mais doit ensuite naître dans notre conscience. Cette naissance requiert un effort de concentration aussi intense que celle des sages-femmes. L'aide offerte par le pédagogue n'est possible que parce que maître et élève ont chacun la même notion quelque part en eux.
Dans la Grèce antique, l'âme est un monde inconscient par définition, alors que l'esprit est forcément conscient… ce qui peut expliquer pourquoi les Grecs n’ont pas de termes pour désigner les activités inconscientes. Aujourd'hui, il est courant de situer les contenus conscients et inconscients dans la pensée. Mais même dans ce cas, la transformation d'un contenu inconscient en contenu conscient demeure difficile, et requiert souvent l'aide d'un professionnel, d'une sorte de Socrate. Pour Platon, les Idées se situent hors de la pensée. Elles ne forment par conséquent pas une dynamique inconsciente de la psyché. Quand une alliance entre âme et esprit s'organise, il se forme un effet dialectique qui engendre un état autre qui permet au philosophe de percevoir la vérité.
Quand la théorie de Platon a voyagé en Égypte et en Asie dans les bagages d’Alexandre le Grand, elle s'est mêlée aux théories existantes, influençant non seulement les religions monothéistes (juive, chrétienne et musulmane), mais aussi certaines écoles hindouistes et bouddhistes. Voilà pourquoi il est difficile de savoir aujourd'hui jusqu'à quel point elle recoupe à celle des Maîtres de l'Ouest. Contrairement à eux, Socrate ne prétend pas que le pédagogue doive détenir une vérité, qu’il doive avoir « reçu la lumière » avant d'ouvrir une école. Au contraire, Socrate présente la sage-femme comme une femme qui ne peut pas (ou plus) avoir d'enfants, et qui utilise son instinct maternel en aidant les femmes capables d'accoucher. Ainsi Platon a pu accoucher d'une œuvre que Socrate n'aurait jamais pu écrire, et d'organiser une Académie qu’il n'aurait pas eut envie d'animer. Cette analyse nous conduit à une grande question : y a-t-il quelqu'un sur cette planète qui prétend savoir ce que sont le beau et le vrai ? Platon, en tous les cas, n'est jamais allé jusque-là. C'est une des raisons pour lesquelles je pense que la « théorie » des Idées de Platon est une fable qui met en forme un certain nombre de questions sur la connaissance ; mais que c'est à tort que certains ont pris les écrits du vieux sage pour une théorie explicite sur la nature de la connaissance. La position dite Idéaliste, qui se réclame de Platon, prône notamment que des notions comme le vrai et le beau désignent une réalité qui ne peut être comprise et définie que d’une seule façon. Il y aurait qu’une seule façon de définir Dieu, la Liberté ou la Démocratie, et cette façon recouvre des réalités si fondamentales que certains se sentent le droit de guerroyer pour les défendre. À la fin de sa vie, Platon fait varier cette fable de multiples façons, mais plutôt comme quelqu'un qui n'arrive pas à sortir d'un cercle vicieux, qui sent qu'il est arrivé aux limites de ce que son imagination peut concevoir. Il n'arrive pas à franchir le seuil qui mène à une formulation explicite et logique sur la connaissance.
Lorsque je lis un texte comme le Ménon, je remarque que pour pouvoir « maïeutiser » le pédagogue doit être capable d'une écoute exceptionnelle. Socrate suit les pensées du jeune homme mot par mot, concept par concept, raisonnement par raisonnement. Il a cette capacité de suivre des raisonnements manifestement faux, de comprendre pourquoi le jeune homme suit cette piste, d'apprécier l'intelligence qui guide l'esprit du jeune homme, et ensuite de lui montrer qu'à certains carrefours, le jeune homme a peut-être tourné dans la mauvaise direction. Ensemble, ils retracent le chemin conceptuel parcouru, et ensemble ils explorent des raisonnements que le jeune homme avait laissés de côté, jusqu'à ce que celui-ci puisse avoir l'expérience jubilatoire de découvrir de lui-même quelque chose. Le but de Socrate était d'amener son élève là où certaines connaissances se cachent, pour qu'il découvre qu'il existe en lui la possibilité de savoir.
Lire un texte comme celui-là n'est pas facile ! En le relisant, je l'ai d'abord parcouru rapidement. Puis je me suis ressaisi. J'ai suivi les raisonnements de Socrate et de son interlocuteur pas à pas. Je ne suis pas absolument convaincu par la démonstration, mais cet exercice montre bien qu’il faut investir pour les comprendre. Canaliser l'intuition d'autrui vers une représentation consciente est un travail qui exige beaucoup d'énergie et d'attention. Dans ce cas, le raisonnement est au moins relativement simple et connu ! Mais imaginez ce qu'un psychothérapeute doit mobiliser en lui pour suivre une argumentation délirante. Ce n'est pas pour rien que certains, comme Freud, recommandent une attention flottante en général, et une attention focalisée quand nécessaire. Une écoute comme celle dont Socrate fait preuve est exceptionnelle. Même parmi des professionnels comme mes collègues psychothérapeutes, j'en connais peu qui comme George Downing - ont cette capacité socratique de suivre autrui dans les méandres de son raisonnement, et ensuite de soutenir l'interaction jusqu'à ce que cet autrui trouve une représentation explicite adéquate de ce qui est déjà ressenti.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit ici. Les questions de Socrate ne sont pas ouvertes, elle guident, elles suggèrent ; mais comme une torpille de sous-marin suit un bateau qui change sans arrêt de direction, ses questions dépendent des réponses et des impressions d'un jeune homme qui ne dit oui que quand il a l'impression que telle est la bonne réponse. Les propriétés d’un carré n’apparaissent pas à la conscience toutes ensemble ; elles se manifestent une à une, au fur et à mesure que la conscience est confrontée à des questions sur ce qui est vrai ou faux. Ce n'est qu'une fois qu'une grande partie de l'iceberg est devenue visible que l'esprit saisit de quoi il s'agit.
Système de défense et exploration de soi
Comme chez Socrate, l'analyse des résistances fait partie d'un tout, d'une tentative d'engendrer une dynamique plus constructive dans un organisme. Lorsqu'une défense est contournée, patient et thérapeute ont à disposition de nouveaux types de rêves, de nouvelles associations et mémoires, et une autre façon de respirer et de bouger. La règle du Professeur Wermus est aussi respectée : le patient amène plus de questions, devient capable d’affronter un plus grand nombre de problèmes, et se sent interpellé par un nombre croissant d’événements.
Gerda Boyesen, psychothérapeute d'origine norvégienne, utilise explicitement la métaphore de la sage-femme. Mais, comme, contrairement à Socrate, elle a mis trois enfants au monde, elle sait que la plupart du temps, la sage-femme se contente d’assister un effort spontané, et que ce n'est qu'en cas d'urgence qu'elle devient active :
La plupart du temps, pendant plusieurs séances, je laisse le patient parler autant qu'il en sent le besoin. Puis, le moment venu, il s'allonge soit sur la table de massage, soit sur le divan pour la végéto-thérapie. De cette manière, il a le temps de me connaître et j'ai le temps de le connaître également. Les consignes pendant la végéto-thérapie sont les suivantes : je dis au patient : « Vous pouvez dire ou faire ce que vous voulez. Mais vous n'êtes pas obligé de faire ou de dire quoi que ce soit. Simplement, ne retenez aucune parole ni aucun mouvement. Dites-moi s'il y a quelque chose que vous voulez que je fasse ou que je dise. » Raknes avait coutume de dire en souriant : « Vous pouvez faire ici tout ce que vous voulez. Simplement, si vous cassez une fenêtre, vous devez payer pour la faire remplacer ! »
J'appelle cette méthode thérapeutique la méthode de l'accoucheur. En effet, il s'agit que le thérapeute soit détaché de son propre besoin d'être actif, de parler, etc., afin qu'il puisse être passif, patient, et qu'il puisse laisser se développer le processus dynamique curatif. (Boyesen 1985, pp.107-108)
Contrairement à Piaget et Socrate, ce ne sont pas les cheminements de la conscience que Gerda Boyesen essaye de suivre, mais les dynamiques nonconscientes. L'on retrouve à nouveau la notion présentée ici par Christine Caldwell, d'une force thérapeutique située dans les profondeurs de l'organisme, et qui ne devient complètement efficace qu'après avoir pu être acceptée par des dynamiques conscientes. Cette optique situe dans les profondeurs du monde des idées non seulement des vérités, mais aussi un pouvoir de guérison lié à ce savoir. La sage-femme qu'est Gerda Boyesen (elle a aussi utilisé cette métaphore dans ses cours) accompagne la naissance d'une nouvelle manière d'exister. Ce qui émerge est une nouvelle façon d'éprouver ce qui se passe, des points de vus cognitif, et affectif et corporel. Ce qui aurait surtout changé est d'être plus profondément lié aux profondeurs de l’être. Tout se passe comme si ce sont toutes les propriétés de l'organisme qui peuvent être mobilisées quand un individu prend conscience, avec l'aide d'une maïeutique, des forces qui le forgent. Cette naissance mène à la conscience un flot de phénomènes précédemment refoulés : souvenirs, émotions, larmes, gestes familiers. Si la conscience peut accepter cette naissance, des mécanismes de régulation de l'organisme retrouvent la possibilité de poursuivre un développement qui avait été inhibé : la respiration devient plus flexible, des muscles inutilisés retrouvent leur tonus, la communication est facilitée et la joie de vivre se manifeste avec plus d’élan. Gerda Boyesen va jusqu'au bout de sa métaphore, puisqu'elle nous a montré comment aider un patient à revivre sa naissance, et qu'au cours de notre formation, nous avions à revivre la nôtre. L'idéalisme de Gerda Boyesen lui fait supposer que l'activité organismale, libérée de son système de défense, recherche forcément santé, plaisir et amour. Mon expérience est un peu différente. Ce ne sont pas les systèmes de défense qui ont inventé le vieillissement, la mort, la maladie, et l'immense variété induite génétiquement. Cette croyance en une biologie fondamentalement bonne, pervertie par la société, est une autre forme d'innocence idéaliste.
La métaphore de la sage-femme s'associe facilement à un certain type d'interventions en psychothérapie, dans la mesure où le thérapeute est là pour aider un patient à laisser sourdre en lui, jusqu'à sa conscience, et dans la relation thérapeutique, des souvenirs, des douleurs, des joies, des désirs enfouis depuis longtemps. Lorsque le travail psychothérapeutique active les dimensions corporelles de l'expression émotionnelle, le thérapeute assiste parfois à des décharges qui ressemblent autant à un accouchement socratique qu'à une naissance à l'hôpital, et tient parfois un client en larmes dans ses bras.
Connais-toi
La torpille et la sage-femme de Platon aident une personne à se connaître dans un sens bien particulier : découvrir les connaissances, les trésors cachés dans les profondeurs de l'âme. Les psychothérapeutes se sont approprié le personnage de Socrate un peu rapidement, car celui-ci n'est absolument pas intéressé par les souvenirs de jeunesse, le parcours d'un individu, les plaisirs et déplaisirs d'une vie. L'inconscient de Platon se veut infiniment plus profond, fondamental à la survie de l'espèce, que l'inconscient freudien. Sans accès aux idées, toute étude des phénomènes demeure empirique, c'est-à-dire statistique. L’empiriste crée des listes de ce qu’il observe, publie des descriptions méticuleuses, parfois sans fin ; mais sans accès aux Idées, le chercheur ne pourra pas relier ce qui est observé pour former une théorie scientifique pertinente. Il ne peut que parler de la prévalence d'un phénomène sans le comprendre, sans pouvoir le situer dans les dynamiques de l'univers. J'ai déjà montré qu'il est difficile de situer les phénomènes dans les niveaux d'organisation de la matière, et que le statut épistémologique des événements perçus par une conscience demeure flou. Voilà encore un argument qui permet d'affirmer que la plupart des études en psychologie expérimentale et clinique sont des recherches empiriques.
Quand Socrate explore son âme, il cherche d'abord à préciser les contours de certaines intuitions, qui ressemblent aux murmures des Idées, à un parfum entêtant dégagé par des fleurs cachées. Socrate ne sera satisfait que s’il arrive à suivre le cheminement de ce parfum jusqu’à sa source, et devient ensuite capable d’expliciter pour sa conscience et celle des autres, les propriétés de ce qu’il a découvert au fond de son âme. Le Wilhelm Reich de La psychologie de masse du fascisme (1933) se situe à mi-chemin entre Freud et Platon, quand il pense que plus les maladies mentales sont prévalentes dans une société, plus elles engendrent des violences. Pour Reich, des mouvements de masse activent parfois une sorte de « peste émotionnelle » qui se propage rapidement d’un individu à l’autre, et empêche chacun d’entrer en contact conscient avec le souffle de vie qui nous anime. Ce souffle de vie serait, selon Reich, la seule force qui peut renforcer à l'intérieur de chaque citoyen le besoin de se construire avec autrui. Ce n’est plus la vérité cognitive qui est en chacun, mais la pulsion de vie qui anime la nature et son évolution.
Une façon de comprendre la théorie de Jung, est de penser qu’il a essayé de créer un modèle de la nature humaine qui contient et l’inconscient de Freud et l’inconscient de Platon. L’inconscient de Platon revu par Jung serait un inconscient archaïque, sensible aux archétypes qui inspirent, en bien et en mal, les humains de toutes les cultures. ‘Cette psyché vertigineusement ancienne’, inspirerait la conscience et se mettrait en forme chez elle. Cette mise en forme produit les produits de base des rêves, des mythes et des contes du monde entier. L’inconscient archaïque de Jung demeure assez éloigné de celui de Platon, car l’inconscient jungien est essentiellement instinctif, et par conséquent incapable d’aider un individu à découvrir en lui-même les grandes vérités habitées par le monde des Idées.
Le point commun entre ces trois modèles de l'inconscient (Platon, Freud et Jung) demeure l'idée qu'il existe des forces intérieures actives en tous les cas, qui ont besoin d’un dialogue avec autrui comme catalyseur pour aider la conscience à les contacter. Les trois auteurs défendent aussi l'idée qu'en améliorant la synergie entre ses forces inconscientes et conscientes, l'individu concerné potentialise des possibilités latentes ou virtuelles.
L’Idée aujourd'hui
À l'époque de Platon, il était manifestement courant de s'exprimer par le truchement de légendes et de métaphores. Dans ce domaine, Platon était un écrivain particulièrement génial. Je ne crois pas qu’il ait réellement prétendu qu'il avait réussi à construire un ascenseur intérieur, qui permet de faire monter jusqu'au cerveau des vérités irréfutables. Si c'était le cas, il n'aurait pas eu besoin de fonder l'Académie et de promouvoir avec Aristote un programme philosophique et scientifique pour les millénaires à venir. Il s'agissait d'une part de distinguer ce qui peut être formulé en réfléchissant des lois de l'Univers, et d'ouvrir l'espoir qu'un jour les catégories des Idées pourront être reconstruites par des humains.
Je prends donc la théorie des Idées pour une sorte de fable, comme la manifestation d'une conviction intime que quelque part les mots, les notions, les concepts ont un sens, et représentent un contenu. Que tout n'est pas que discours. Je parle de conviction intime, parce que ni Socrate, ni Platon, ni Aristote n'avaient les moyens de démontrer leurs propositions, malgré l'évolution déjà remarquable de sciences formelles comme la géométrie, ou de sciences physiques comme l'astronomie. Je vais maintenant essayer de montrer à quelles questions la théorie des Idées de Platon m’a amené, sans savoir si Platon s'est réellement posé ces questions.
Cette vision est toujours vivante dans certains esprits d’aujourd’hui. Voici quelques exemples.
Caldwell : psychothérapie, danse et bouddhisme
Le 31 juillet 2004, à Hambourg en Allemagne, j'ai assisté à un cours de Christine Caldwell, professeur de psychologie à la Faculté bouddhiste de Naropa, Boulder, Colorado, USA. Elle donnait un cours de formation de danse-thérapie. Une des participantes - une danseuse - m'explique qu'elle ne peut que développer des gestes et des sensations qui sont potentiellement en elle. Christine Caldwell me parle d'une fable bouddhiste selon laquelle un des « corps » de l'humain contient en germe tout ce qu'un humain peut développer. Passer du temps à contempler un germe, c'est déjà l'arroser, c'est l'aider à fleurir en soi. Selon cette conception une personne qui parle de sa dépression à un thérapeute, l'arrose ; une personne qui lutte contre sa perception, l'arrose ; alors qu'une personne dépressive qui pense à sa créativité ou à sa joie de vivre arrose autre chose en elle, et aura, par conséquent, plus de chance de guérir. À un moment du stage, Christine Caldwell nous demande de fermer les yeux, d'explorer ce qui se passe en nous, et de sentir si un geste essaye d'exister. Elle nous demande de sentir ce geste et de le laisser prendre sa place dans notre être. Il ne s'agit pas de l'aider à nous bouger, mais de ne pas l'en empêcher. Ce type d'écoute est pour elle une sorte « d'enquête » effectuée à l'intérieur de soi, afin de contacter cette partie de nous qui sait quel mouvement pourrait faire du bien à l'ensemble de l'organisme. Il y aurait en chacun de nous, un savoir réparateur qui sait ce que nous devrions faire pour aller mieux. Comme chez Platon, ce potentiel a besoin d'une permission, d'une attention consciente pour se manifester. Cette vision était aussi celle du psychiatre suisse Jung, pour qui ‘la fonction générale des rêves est d’essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l’aide d’un matériel onirique qui, d’une façon subtile, reconstitue l’équilibre total de notre psychisme’.
L'association entre pouvoir de guérison et pouvoir des Idées, est faite par Platon dans le Timée, dans lequel il prend une position qui est proche de celle de l'homéopathie aujourd'hui :
Or, de tous les mouvements, celui que l'on accomplit en soi et par soi est le meilleur mouvement ; c'est celui qui, en effet, avec le mouvement de la pensée et celui de l'Univers a la plus grande parenté ; le mouvement qui vient d'autrui est moins bon. Mais le pire de tous, c'est celui d'un corps couché et demeurant au repos, mais qui est mû dans ses parties par des actions étrangères. Aussi, de tous les moyens de purger et de disposer le corps, le meilleur est- il gymnastique ; le second, le balancement que procure la navigation et tous les véhicules où l'on ne se fatigue pas ; la troisième espèce de mouvement peut rendre de grands services en cas de nécessité ; mais en dehors de là, un homme sensé n'y a jamais recours ; c'est la médicamentation par drogues purgatives. Les maladies, en effet, tant qu'elles ne présentent pas de graves dangers, ne doivent point être irritées par des drogues. Toute formation morbide, en effet, sous un certain rapport a de la ressemblance avec la nature des vivants. En ceux-ci, la réunion des parties s'effectue pour des délais de vie définis, propres à l'espèce entière, et, individuellement, chaque être vivant naît pour une durée de vie fixée par le sort, sauf accidents venus de la nécessité (…). Il en va de même aussi dans la formation des maladies ; lorsqu'en dehors du terme fixé par le temps on la fait avorter par des drogues ce sont à la fois des maladies graves, au lieu de légères, multiples au lieu d'un petit nombre, qui ont coutume de se produire. (Platon, Timée 89 a-c, traduction de Robin, ii, pp. 519-520)
Au XXe siècle la position de Platon est notamment représentée par le noyau dur des psychothérapies corporelles norvégiennes : représentées par Ola Rakness et Gerda Boyesen, qui préconisent un travail sur des réactions spontanées de la respiration et des mouvements péristaltiques des boyaux. Wilhelm Reich et Gerda Boyesen associent ces mouvements spontanés à l'expression organique à des manifestations de l'énergie qui anime les organismes, et leurs mécanismes d'auto-réparation. Ils supposent qu’une « personnalité primaire » essaye de survivre malgré l’étouffante influence des dynamiques sociales actuelles. La position des écoles dites de végéto-thérapie est déjà plus directive, puisque les thérapeutes stimulent des schémas respiratoires, le reflex orgastique, et l'expression émotionnelle. Le but des psychothérapies néo -Reichiennes, telles que l'Analyse bioénergétique d'Alexander Lowen et John C. Pierrakos, est de libérer la personnalité primaire des encrassements que lui impose la vie sociale moderne. Ces formulations ont précédé de peu les recherches qui montrent que des dynamiques physiologiques peuvent influencer des humeurs comme la dépression et l'angoisse, et certaines façons de percevoir ce qui se passe aussi bien en soi qu'autour de soi. La position idéaliste oppose systématiquement réactions naturelles et spontanées aux propositions sociales, qualifiées d'artificielles. Je préfère la position marxiste qui souligne que le miel est qualifié de naturel alors qu'il est fabriqué par une société d'abeille, et qui se demande ce que sont les produits sociaux, s'ils ne sont pas naturels ? Ainsi, comme le souligne Derrida (1972), Platon valorise ce qui nous vient des profondeurs de l'être comme le souffle des Idées, et se méfie d'outils comme le langage qui sont utiles ou dangereux selon la façon dont on les utilise.
Bien que l’idéalisme se méfie des passions, il se méfie plus encore de ce qui s’oppose aux profondeurs de l’être. L’intuition profonde est, par exemple, plus juste que ce qui se dit, s’écrit, et se construit socialement. Selon les élèves de Platon, le philosophe en saura toujours plus que le scientifique, parce qu’il a accès au monde des Idées. Il est vrai que cette discussion s’est construite à une époque où le savoir social était nettement moins robuste qu’aujourd’hui, mais les quelques exemples que je viens de donner montrent que cette position continue à se développer. De mon point de vu, il n’y a aucune raison pour que l’intuition l’emporte sur les connaissances socialement construites. Les deux types de connaissance sont, en effet, régulés par des mécanismes nonconscients, et l’expérience a souvent montré la faillibilité et la créativité de l’ensemble des systèmes de connaissance, conscients et inconscients, naturels ou sociaux. Les qualités et les défauts de l’intuition et de la science ont des qualités et des défauts particuliers, des performances qui peuvent se compléter, mais qui arrivent souvent à des conclusions contradictoires.
La notion de chaînes causales indépendantes est ici importante, et s'illustre pour le moment à partir des fables de Platon. Quand l’âme est libérée du corps, elle entre dans une chaîne causale particulière qui lui ouvre le monde des idées. C’est une autre chaîne causale qui permet au jeune esclave stimulé par Socrate de prendre conscience des lois de la géométrie. La prise de conscience platonicienne n'est possible que quand il y a intersection entre ces deux types de chaînes.
En psychothérapie, la force de la position idéaliste a toujours été la défense de ce que le patient ressent, de ce que le thérapeute ressent, et le refus de remettre en cause ces ressentis parce qu’ils ne sont pas compatibles avec des systèmes de savoir. Avec ma grille de lecture, j’en arrive à ne favoriser aucun système de savoir, et par conséquent, à respecter ce qui est ressenti, autant que ce qui est socialement construit.
Ce raisonnement aboutit donc à une position théorique qui soutient une éthique de respect pour tous les systèmes de connaissance robustes, et qui met à jour les conclusions conflictuelles entre divers systèmes de connaissance. Concrètement, cela veut dire que si un patient ressent une situation d’une façon qui contredit ce à quoi l’on peut s’attendre en tant que psychologue clinicien, je vais ouvertement exposer mon patient aux questions que je me pose, et explorer avec lui jusqu’à quel point mes théories et ses impressions doivent être remises en cause. Si mon patient n’est pas en état d’entrer dans un dialogue de ce type, j’ai la responsabilité de confronter les données produites par son intuition à celles qui sont décrites dans la littérature clinique.
Noam Chomsky et les structures génératives
La théorie que le linguiste Noam Chomsky expose en 1980 dans Rules and representations (règles et représentations) contient des éléments que j’associe spontanément à l’Idéalisme de Platon. Il y aurait, selon lui, une « structure profonde » qui sert de socle à la construction de toutes les langues et qui rend la communication linguistique possible.
Chomsky a défendu cette position en étudiant le fonctionnement de la grammaire. Il distingue des formes grammaticales de base, comme « je suis un homme », et des constructions dérivées, plus complexes, comme « suis-je un homme ? » ou « ne serais-je pas un homme ? ». Ici, la construction (sujet — verbe — complément) est la construction de base à partir de laquelle il est possible de construire des variantes plus complexes. Ce noyau a une capacité innée de se brancher sur les particularités d’un langage, qui sont élaborées par des dynamiques sociales.
Comme les règles arithmétiques, les règles grammaticales sont relativement peu nombreuses. Elles permettent de construire des systèmes qui suivent les lois des structures génératives. Ces structures permettent à un individu de générer et recevoir un nombre infini de phrases grammaticalement correctes. Le point important ici, est qu’un individu n’est pas seulement capable de produire ou d’entendre une phrase qu’il a déjà entendue, mais aussi une phrase nouvelle. Il est facile d’expliquer l’apprentissage de phrases déjà entendues par des stratégies pédagogiques et diverses formes de conditionnement, en revanche il est plus difficile d’expliquer comment une personne comprend une phrase grammaticalement correcte qu’elle n’a jamais entendue avant. Des expériences ont montré que cette intuition peut s’activer rapidement (moins d’une seconde), ce qui suggère une gestion habituellement nonconsciente des constructions grammaticales.
L’argumentation qui soutient la thèse de Chomsky est puissante, puisqu’elle explique une propension humaine à parler confortablement une grande diversité de langues, ayant néanmoins des bases communes. Je veux dire par là que le Chinois ou le Papou n’est pas pour un Français une langue moins réelle que celle qu’il lit dans ces pages. Le fait que nous inventons perpétuellement des phrases que nous n’avons jamais entendues et qui demeurent néanmoins compréhensibles pour autrui, milite aussi en faveur de la notion de structure générative. Par contre, la capacité à différencier les phrases correctes des phrases incorrectes doit être précisée. Chomsky sait très bien qu’une langue peut être plus ou moins correctement parlée, et que l’éducation peut développer la compétence langagière. Pour lui, les incompétences langagières manifestes sont essentiellement un problème de vocabulaire et de « structure de surface » d’une langue. Les constructions de la « structure profonde » (verbe — sujet — complément) sont généralement correctes, par contre, les variantes complexes, les accords, les conjugaisons, les genres requièrent des adaptations du noyau dur de la compétence langagière aux particularités d’une culture.
La compétence langagière finale d’une personne est une construction nonconsciente de savoirs innés et d’habitudes acquises, qui exigent un calibrage régulier de la conscience. Ce calibrage n’est possible que si la culture produit un certain nombre de règles explicites et transmissibles qui peuvent ensuite être intégrées consciemment. Ce savoir-faire dépendra de la capacité d’une culture à isoler des particularités du langage et à les transmettre, comme le font, en France, l’Académie française, les maîtres d’école et les dictionnaires. Ce savoir explicite rend compte de ce qui peut être décelé empiriquement en regardant la surface des coutumes langagières, mais n’a pas la prétention de rendre compte des dynamiques langagières profondes. L’on retrouve ici deux discussions déjà amorcées par Platon :
a) D’un côté l’Académie française, comme Socrate, lutte contre un changement trop rapide des coutumes langagières, ou au moins essaye de les maîtriser. De ce point de vue, le modèle est celui d’une crainte que le monde ressemble à ce qu’Héraclite et Cratyle ont décrit : un flot incessant et indigeste de transformations.
b) De l’autre, Platon et Chomsky semblent garantir que les flots d’une rivière sont canalisés par des rives solides et surtout un sol qui résiste aux changements éternels. Ils différencient la mobilité de l’écume des vagues et la lenteur des grands courants au fond des océans. Ce sont ces grands courants, aussi réguliers que le Gulf Stream de l’Atlantique, qui inspirent les intuitions de l’âme.
Chomsky suppose que le langage est une sorte d’organe, comme l’oeil ou l’ensemble du système visuel. Les mécanismes de base de la vue sont innés, et utilisent les mêmes stratégies pour distinguer les objets entre eux depuis des millénaires. Ce système est néanmoins suffisamment souple pour s’adapter à l’apparition de nouvelles formes et façons de bouger, qui exigent de nouveaux types de distinctions visuelles (comme l’invention du cinéma). Le langage serait un système de même type, mais plus sophistiqué, et plus ressent dans l’histoire de l’évolution. Comme la capacité de voir, la capacité linguistique, la capacité linguistique contient des mécanismes universels, observables dans toutes les langues humaines. Une des manifestations de ces mécanismes, pour la conscience, est l’intuition du locuteur : ce sentiment qu’une phrase est grammaticalement correcte, la gêne ressentie quand une phrase est incorrecte, quand un mot n’est vraiment pas à sa place. Chomsky associe cette intuition du langage aux intuitions produites par l’inconscient platonicien.
Jean Piaget et le développement de la capacité de connaître
La genèse de la connaissance individuelle
Piaget est notamment connu pour sa façon d'étudier comment pense un enfant en jouant avec lui. Comme Socrate, il n’a pas peur d’utiliser son charme, son humour jubilatoire et des questions précises pour viser cette partie de l’être qui sait, et percevoir ce qu'elle ne sait pas (encore). À la différence de Socrate, Piaget étudie le développement de l’intelligence et de la connaissance chez l’enfant. Un adolescent de 12 ans peut répondre aux questions de Socrate, un enfant de 7 ans ne peut pas. L’enfant de 7 ans à un langage moins maîtrisé, une autre façon de ressentir et une capacité de raisonner incomplète qui mène à des impasses. Un enfant peut répondre à certaines questions sur le carré, mais pas à toutes. Il est possible que son intuition intérieure platonicienne soit innée, mais sa capacité de puiser dans ce savoir a besoin d’être éduquée, de se développer. Piaget pensait que les propriétés du carré mettent un certain temps (a) pour s’implanter dans le nonconscient d’un individu, et un temps encore plus grand (b) pour se manifester dans la conscience. Ainsi une opération peut être effectuée correctement à un certain âge, de façon automatique et nonconsciente, et comprise à un autre. Chomsky donnait des exemples de connaissances innées qui génèrent une forme d'intuition accessible à la conscience. Piaget fournit de beaux exemples de cette rencontre entre activité profonde, activité de la conscience et activité pédagogique. Ce n'est pas pour rien qu'il fut apprécié par les institutions scolaires. L'on voit là, que Platon avait su rassembler une série de thèmes qui aujourd'hui se disséminent dans plusieurs théories.
La marche à quatre pattes
Cet exemple reprend la question posée par Christine Caldwell sur la prise de conscience de ce qui se passe dans le corps, du geste que le corps effectue automatiquement, sans forcément faire appel à la conscience. Piaget et Androula Henriques — Christophides utilisèrent cette expérience pour saisir le rapport qui s’instaure entre geste et conscience, et qui permet une prise de conscience de ce qui se passe au niveau du geste :
La procédure adoptée consiste d'abord à demander au sujet de marcher à quatre pattes pendant une dizaine de mètres, puis d'expliquer verbalement comment il a fait. Après quoi, on lui fait montrer les mouvements qu'il imagine sur un petit ours, dont les pattes sont articulées. Si nécessaire l'expérimentateur se met lui-même par terre et l'enfant lui donne ses instructions : quel membre avancer d'abord, etc. Ensuite le sujet est prié de recommencer sa marche à quatre pattes, mais en faisant bien attention à ce qu'il fait et en le décrivant au fur et à mesure. En cas de prise de conscience erronée, on demande à l'enfant d'exécuter les mouvements qu'il a lui-même décrits et de vérifier si sa description est correcte. Enfin, si tout cela ne suffit pas, on suggère une marche à quatre pattes rapides s'arrêtant lorsqu'on dit « stop » en faisant alors analyser le dernier mouvement ébauché. (Piaget et Henriques-Christophides 1974, p.12)
Certains psychologues critiquent la procédure clinique de Piaget, parce qu'elle ne « fait » pas scientifique. Chaque interrogatoire ne se passe pas forcément de la même manière parce que chaque enfant est différent, et que chaque enfant ne peut dire ce qu'il sait que dans un contexte de confiance qui le motive. Comme ces expériences se déroulaient dans plusieurs écoles, Piaget ne contrôlait pas non plus des variables comme la taille de la pièce, la marque et le voltage des ampoules, etc. Une procédure standardisée en apparence ne permet pas de capturer cette activité intérieure nécessaire à la maïeutique socratique. Une procédure scientifique exigerait, selon ces critiques, qu'un expérimentateur (toujours le même) pose, chaque fois, les mêmes questions dans le même ordre et sur le même ton, et se contente de noter les réponses. J'ai plusieurs fois observé des chercheurs qui essayaient tellement de ressembler à un robot que les enfants avaient effectivement une tendance à réagir d'une façon uniforme : ils étaient perturbés. Ce type de procédure pseudo-scientifique est peut-être apprécié par certaines revues comportementalistes, mais leur utilisation implique que l'on se refuse à comprendre cette activité maïeutique qui intéresse tant Socrate et Piaget. Vous avez là un exemple de « tutelle » que certains psychologues voulaient que Piaget s'impose. Comme Kant, dans son écrit sur l'âge des lumières que j'ai cité dans la première partie de ce volume, Piaget préfère observer ce qu'il faut étudier, que d'écouter les sophistes à la mode. Il aime écouter l'enfant comme Socrate écoutait le jeune esclave du Ménon : c'est-à-dire en suivant les méandres du raisonnement d'un individu, pour essayer de comprendre la créativité intérieure qui engendre ce raisonnement.
Androula Henriques-Christophides était sans doute plus disciplinée que Jean Piaget, et utilisait moins son charme ; mais sa description de la procédure utilisée montre que découvrir comment un enfant perçoit ses gestes n'est pas une mince affaire. La procédure décrite a un « look » plus respectable que la procédure utilisée, tel que l'on pouvait la lire dans les protocoles. Ces expériences à la Piaget ont souvent lieu dans des écoles, pendant l'heure des cours. L'élève interrogé est parfois content de sortir d'un cours qui l'ennuie et de se retrouver en train de jouer à marcher par terre avec le trop gentil Piaget, ou la tout aussi agréable Androula. Il n'était pas interdit de rire quand l'enfant demandait au psychologue de bouger telle jambe de telle manière pendant que l'autre jambe et les deux bras étaient maintenus immobiles en l'air, pendant un moment d'équilibre fragile.
Piaget et Henriques-Christophides distinguent trois types de marches :
— Une marche en Z : les deux mains avancent d’abord, puis les deux genoux.
— Une marche en N : la main et le genou gauche avancent avant la main et le genou droit, ou l'inverse.
— Une marche en X : la main gauche et le genou droit avancent avant la main droite et le genou gauche.
Les trois marches sont utilisées à tous les âges, la marche en X plus souvent que les autres. À 4-5 ans la plupart des enfants, quelque soit la ou les marches qu'ils utilisent ne décrivent que la marche en Z. Leur nonconscient peut participer à une organisation qui utilise les trois marches, mais la conscience de l'enfant ne peut construire qu’une représentation en Z :
Sylvie (4 ans et 4 mois) marche quelques mètres (en X) : “Comment tu fais ? — Je bouge les mains, les bras, les pieds et les jambes et la tête. — Mais d'abord? — Je bouge tout en même temps. — (Sur l'ours.) D'abord celui-là (pied gauche), ça (pied droit), ça (main gauche) et ça (main droite.) — Marche encore une fois et remarque bien ce que tu fais ? — (Même description.) — Un enfant m'a dit que c'était comme ça (description en X). C'est juste ? — Non, d'abord ça et ça, etc. (description en Z). Tu me montres comment je dois faire (à terre). — Cette main, puis celle-là, puis ce pied puis celui-là (Z). » (Piaget et Henriques-Christophides 1974, p.12)
Ceci n'est que le résumé d'une discussion qui ressemble encore plus à un dialogue socratique si on lit le protocole original. Socrate lui-même n'aurait pas pu obtenir de cet enfant qu'il décrive une marche en X après avoir marché en X. Le corps peut faire comme s'il pensait en X, la conscience ne peut encore avoir ce type d'analyse. Pourtant, Androula ou Piaget ont même testé si l’enfant était capable de trouver la bonne raison s’ils la lui suggéraient.
Cette façon d'interroger les enfants, proche du jeu, mobilise l'activité du sujet et requiert du psychologue non seulement une série précise de questions, mais aussi une écoute des détails du raisonnement de l'enfant. La plupart des enfants de 5 et 6 ans peuvent utiliser le modèle en Z et celui en N. Il ne s'agit pas ici de stades rigoureux puisque Piaget a même observé que certains adultes (probablement d'illustres penseurs académiques) étaient incapables de s'imaginer la solution en X. La solution en X devient stable vers 9-10 ans. J'ai remarqué que vers 11 ans, l'enfant peut jouer avec ces trois représentations et ces trois marches.
Piaget a utilisé cette méthode de recherche pour comprendre non seulement comment la conscience appréhende les gestes, mais aussi les idées mathématiques, logiques, géométriques et physiques proches de ce qui intéressait Socrate : le poids, le temps, etc. Il a chaque fois pu montrer qu'en questionnant un enfant de façon ludique mais en connaissant les réponses, il est possible de comprendre a) comment une conscience construit et appréhende une idée, b) que la maïeutique permet à l'enfant de clarifier sa représentation d'une idée, et c) les limites des représentations utilisées à un âge donné.
Idéalisme des concepts/idéalisme des structures
… Les lois logiques, qui finalement gouvernent le monde intellectuel, sont de leur nature, essentiellement invariables et communes, non seulement à tous les temps et à tous les lieux, mais aussi à tous les sujets quelconques, sans aucune distinction même entre ceux que nous appelons réels et chimériques : elles s’observent, au fond, jusque dans les songes… (Auguste Comte 1842, Cours de philosophie positive, 52e leçon)
Mettons ensemble quelques étapes de l'histoire de la pensée :
— Recule de l'intervention de Dieu : avant Darwin de nombreux Anglais croyaient que Dieu créait personnellement chaque chose, chaque plante, chaque animal et chaque humain. Après Newton et Darwin les Anglais croyants se contentent de penser que Dieu a créé les lois de la physique et de la biologie, mais qu'il intervient rarement dans le cours des événements engendré par ces lois.
— Différenciation entre matière et organisation : La chimie a montré qu'une entité est toujours composée (a) d'éléments et (b) d'une organisation. Un groupe d'éléments identique organisé différemment forme des entités différentes.
À l'époque de Platon, les humains ne distinguaient pas encore clairement éléments et organisation. Une fois cette distinction inscrite dans la culture européenne, des penseurs utilisèrent spontanément les outils idéalistes pour la mettre en forme, et pour préciser ses implications. Ils admettent qu'il n'est plus possible, après Kant, Lamarck et Marx, d'appliquer les outils idéalistes aux éléments, mais continuent à les appliquer aux organisations qui n'avaient pas encore fait l'objet d'une critique détaillée. Cette étape peut être associée au recul de l'intervention de Dieu que je viens de décrire : l'idéalisme quitte définitivement les concepts pour essayer de survivre au niveau des organisations. C'est ce glissement qui caractérise le structuralisme de Jean Piaget, Claude Lévi-Strauss et Noam Chomsky.
Dans les dialogues de Platon, Socrate discute souvent de la définition de termes comme la connaissance, l'amour, etc. Les sciences humaines du vingtième siècle vont montrer qu'il est difficile de maintenir une vision idéaliste des idées, parce qu'elles varient parfois considérablement d'une culture à l'autre de deux points de vus :
— Le listage des idées varie. Ainsi certaines cultures peuvent avoir une notion de la beauté, mais pas de la vertu, et utilisent des Idées qui n'existent pas en Europe. L'enjeu est le suivant : il est possible que la conscience ait besoin de quelque chose comme des Idées pour fonctionner, et que ce soit l'intuition d'une exigence de la conscience qui a inspiré Platon. S'il existe des cultures complexes qui n'ont aucun équivalent à la notion platonicienne leur façon de comprendre Platon et la conscience sera fausse.
— Le contenu d'une Idée varie également. J'ai, par exemple, souvent entendu des Européens critiquer le sens esthétique des Etats-uniens, en faisant des mines de dégoût. J'ai aussi entendu des Etats-uniens critiquer l'esthétique maniérée des Européens, en faisant des mimiques ironiques.
Ainsi on ne trouve pas les mêmes catégories sonores (les gammes changent d'un continent à l'autre), visuelles (le nombre de couleurs distinguées change d'une langue à l'autre), et psychologiques (la liste des émotions change d'une culture à l'autre). La notion de beauté féminine varie aussi. Hume et Kant ont montré que la définition d'une notion dépend de la structure de la pensée d'une espèce ; puis les biologistes ont montré que certaines notions innées (comme le fonctionnement parental) avaient été construites par les tâtonnements de l'histoire des espèces. Par contre, il demeure toujours difficile d'expliquer, sans invoquer Dieu, que les lois de la nature semblent avoir la cohérence et la logique que décrivent les mathématiques. C’était déjà l’hypothèse de Platon. Avant l'éclosion de l'intelligence artificielle, dans les années 1970, de nombreux savants pensaient que les structures de l'Univers avaient une cohérence qui correspond à une logique unique. Lorsqu'un savant constate une incohérence dans les données, il suppose par défaut que les données sont incomplètes.
Un autre élément idéaliste que l'on trouve dans le discours structuraliste, est la notion que structures et éléments sont des dimensions distinctes de la réalité. C’est une organisation de l’oxygène et de l’hydrogène qui crée les propriétés émergentes de l’eau. L'on retrouve là, la différence entre âme et corps effectuée par Platon, qui s'étend, chez Piaget, à une différence de nature entre l'affectif et le cognitif. Pour Piaget l'affectif est l'énergétique des structures cognitives. Il y aurait donc d’après lui (a) une énergétique, (b) des structures, et (c) des objets psychiques (des représentations et des schèmes d'action). Ces trois dimensions de la psyché fonctionnent en parallèle. L’activité mentale est le produit de leur coordination. Les structures de base de l’activité mentale sont nécessairement nonconscientes, car si ce sont des structures qui dynamisent les activités conscientes, alors la conscience ne peut pas appréhender ce qui la contient et l'anime, par introspection. Les distinctions opérées par l'esprit humain entre organisation et éléments seraient « objectives ». L'on retrouve là, la notion dans laquelle l'esprit humain aurait la capacité de distinguer de façon adéquate les articulations qui existent dans la réalité. L'histoire de l'évolution des esprits aurait alors remplacé le monde des Idées de Platon, pour donner à chaque organisme humain la capacité miraculeuse de savoir, en son for intérieur, l'organisation des choses.
Pour en revenir à mes positions théoriques, je ne vois aucune raison de postuler qu'une organisation est forcément logique, ou que la distinction élément/organisation existe objectivement. Ces notions sont des outils intellectuels qui ont permis à la réflexion scientifique d'avoir une certaine efficacité.
Logique naturelle et constructivisme
Admettons que je n'ai pas la capacité de me représenter ce qu'est une structure cognitive, mais qu'elle existe. Dans l'exemple de la marche à quatre pattes, la structure cognitive est l'organisation mentale qui me permet de distinguer divers types de marches. Le schème d'action est ma façon de marcher à quatre pattes, et ce que j'éprouve en marchant à quatre pattes est mon énergétique. Une certaine forme d’activité consciente est une des dimensions de cette activité. Je simplifie le modèle de Piaget, mais ces distinctions suffisent pour cette discussion. Trois types d'explications classiques sont généralement utilisés pour analyser ce genre de modèle:
a) Une explication empiriste, inspirée par le philosophe Locke puis par les comportementalistes en psychologie : Ce type de modèle prévoit que des actions comme la marche à quatre pattes et la conscience de la manière dont elle s’effectue, sont des schèmes moteurs et mentaux qui s’apprennent. L'argumentation de Piaget est soutenue par l’observation que certains éminents collègues ne savent pas comment observer leur marche à quatre pattes. Un empiriste ne peut pas expliquer que le développement de la conscience suit un ordre logique, que, par exemple, c'est toujours la marche en X, logiquement la plus complexe, qui est saisie en dernier.
b) Une explication innéiste, inspirée par le philosophe Leibniz puis par les éthologues : Le modèle innéiste prévoit que la capacité de marcher à quatre pattes et de devenir conscient de sa façon de marcher, est innée, préprogrammée, et forgée par l'évolution des espèces. Ainsi, le développement observé par Piaget est expliqué par la maturation du système nerveux. En effet, le cerveau met des années à se former, et il est possible que chez l'enfant de cinq ans les connexions nerveuses nécessaires pour le fonctionnement de la conscience ne soient pas encore établies. Ce type d’analyse a plus de mal à expliquer qu'un éminent collègue de Piaget, n'arrive pas à prendre conscience de sa marche en X. Mais elle explique élégamment que le développement de tous les enfants suit le même ordre, allant du plus simple au plus complexe.
c) Piaget s'est souvent présenté comme le compromis suisse entre empirisme et innéisme. Il admet que certaines capacités de base sont innées, mais ces capacités prévoient une mise en application, une calibration du schème de base à la réalité. Cette deuxième étape requiert une éducation. Ainsi, la capacité de parler est innée, mais parler français demande une longue éducation. Lorsque cette éducation est insuffisante, ou trop tardive, le Français d'une personne est manifestement déficient d'après les critères reconnus par l'Académie française entre le XVIIe et le XXe siècle. Cette position est soutenue par l’impression robuste que l'organisme humain a su s'adapter à une grande variété d'environnements géographiques et sociaux, et qu'il serait difficile d'expliquer cette adaptabilité sans supposer qu'il est génétiquement prévu qu'un comportement inné doit suivre des instructions locales avant de pouvoir se développer pleinement. Piaget suppose qu'un organisme doit ensuite attendre de « voir » quels schèmes se développent et de quelle manière, avant de construire les derniers détails de la structure mentale globale qui coordonne tout cela. Cela explique la lente maturation (une dizaine d'années pour Piaget, une vingtaine d'années pour certains, et toute une vie pour d'autres) des structures mentales. Ce que je viens de résumer est l'aspect toujours apprécié de la théorie piagétienne. Cette théorie est aujourd'hui qualifiée de constructiviste, pour souligner le fait que le résultat final exige une construction effectuée par l'individu et son entourage. La théorie constructiviste n’est pas nécessairement structuraliste, ou idéaliste. Une théorie constructiviste n’exige pas que la dimension de l’organisation de la matière fonctionne comme un manuel de logique.
Piaget avait une créativité qui cherchait à comprendre la logique naturelle utilisée pour penser, mais cette créativité était aussi fidèle aux personnes, souvent idéalistes, qui l’ont influencé lors de sa jeunesse. Par une sorte de fidélité excessive à cette jeunesse, Piaget refusa d’abandonner un certain nombre de thèmes idéalistes qui n’étaient pas fondamentalement inscrits dans ce qu‘il découvrait, mais qui l’inspirait et le motivait. Il voulait devenir le Socrate des logiciens, qui les aiderait à formaliser cette façon de penser qui mène à l’intelligence. C’est dans cet esprit qu'il distingue logique naturelle et logique socialement construite. La logique naturelle est la logique suivie dans la réalité par les dynamiques de la nature, celle qui anime notamment la pensée humaine. Cette logique est partiellement formalisée par les logiciens qui essayent de construire des systèmes logiques et mathématiques les plus pertinents possibles. Comme Platon, Piaget croyait que c’était en étudiant des individus que l’on pouvait expliciter la logique sous-jacente des Idées ; comme Platon, il psychologisait. Il se demandait si ce que les logiciens ont formalisé correspond aux opérations de la « pensée » naturelle . Sa réponse est la suivante :
Oui et non : ce n’est nullement exact si l’on désigne sous ce terme la pensée consciente du sujet, avec ses intuitions et ses sentiments d’évidence, car ceux-ci varient au cours de l’histoire et du développement, et sont loin de suffire à « fonder » une logique. Par contre, si l’on dépasse les observables et que l’on cherche à reconstituer les structures, non pas de ce que le sujet sait dire ou penser consciemment, mais de ce qu’il sait « faire » au moyen de ses opérations lors de la solution des problèmes nouveaux pour lui, alors on se trouve en présence de structures logicisables. (Piaget 1970, L’épistémologie génétique, p.82)
Dans cette réponse, comme chez Platon, l’on constate que si logique il y a dans l’esprit humain, celle-ci se situe en profondeur. Par contre, ce n’est pas ici le contenu de la pensée qui peut devenir logique, mais sa structure, son fonctionnement. Piaget étudie par exemple la logique sous-jacente à l’activité ludique d’un enfant, puis se demande comment cette logique se reformule pour devenir une logique conceptuelle. Il est convaincu que l'intelligence tend vers un fonctionnement de plus en plus cohérent, logique, sensible aux contradictions. C'est ce que montrent toutes ses recherches. Dans le travail sur la marche à quatre pattes, j'ai remarqué qu'après les trois stades distingués par Piaget et Weil, les enfants apprennent à jouer avec les trois représentations possibles de la marche à quatre pattes. Je me dis aujourd'hui que les enfants genevois de onze ans arrivent peut-être tous à une vision logique de certaines notions de base comme l'emboîtement et la sériation, mais que plus tard il se passe d'autres opérations plus complexes que Piaget n'aurait pas pu expliquer avec son obsession de tout réduire à une structure logique. Il croyait qu'il suffisait d'étudier l'enfant de 0 à 12 ans pour analyser le développement mental. Je ne peux m'empêcher de croire que cette pensée logique est une pensée de pubère, et que Piaget préféra rester fidèle à sa logique de pubère que de dévoiler des formes de pensée plus complexes auxquelles il n'a jamais su s'accommoder, mais qu'il utilisait à longueur de journée. Sa mauvaise foi était par exemple légendaire.
En fondant ce qu'il appelle l'épistémologie génétique, Piaget essaye de coordonner recherches formelles et recherches empiriques. Ce projet était une des bases de l'intelligence artificielle dans les années 1960. En effet, l'intelligence artificielle coordonne (a) l'étude des mécanismes cognitifs qui permettent aux humains de réfléchir sur ce qui se passe ; (b) l'étude spéculative de systèmes formels mathématiques, logiques et de programmation ; et (c) l'étude de ce qui permet à une machine informatique de fonctionner aussi facilement que possible.
Sur le fil du rasoir
Le signifiant d’une Idée
Un texte n'est un texte que s'il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d'ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s'abritent pas dans l'inaccessible d'un secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu'on puisse rigoureusement nommer une perception. (Jacques Derrida 1972, La pharmacie de Platon, p.79)
Le recours aux fables montre que Platon n'a sans doute pas les moyens intellectuels de définir ce qui est beau ou laid, mais qu'il a l’impression d’avoir une intuition juste de ce qui est beau et laid. Il a du mal à traduire ce qui est ressenti comme tangible en un discours structuré. Je pense que cette difficulté est ressentie par tous les humains, elle fait partie de la condition humaine. Platon ressent une démangeaison intérieure jubilatoire chaque fois que quelqu'un dit quelque chose qui semble juste, et une irritation intérieure presque haineuse quand quelqu'un prêche ce qui semble manifestement faux. Après avoir fondé l’Académie, qui tente de réunir autant que possible les plus grands spécialistes du monde intellectuel méditerranéen, Platon veut initier une façon de penser qui allie une érudition empirique à un savoir-faire philosophique. Avec sa théorie des Idées, il essaye de démontrer qu’il est possible de connaître, et que les humains doivent par conséquent oser investir dans le projet scientifique, défini comme une tentative de construire un savoir social sur les mécanismes qui animent l’univers. La théorie des Idées est là pour nous dire qu'il y a en l'humain une capacité de réfléchir sur ce qui est perçu. Le vieux Platon voulait ainsi soutenir des gens comme Aristote qui construisaient les bases d'une science naissante, en luttant contre un scepticisme qui décourage ceux qui auraient l’orgueil de comprendre ce qui les anime. Ce pari audacieux, Platon l'a fait en trouvant une théorie plausible pour l'époque qui affirme que chaque membre de l'Académie a les moyens de savoir quelque chose, de construire une connaissance qui correspond à une réalité. Il n'a pas pu faire mieux que d'inventer cette fable selon laquelle, entre deux vies, nos âmes vagues dans le monde des Idées.
Les dangers de la conscience
Platon s’imagine bien qu’il existe des noyaux de connaissances innées, comme le noyau des phrases de Chomsky, mais chez Platon ce noyau est peu de chose s'il n'est pas animé par la culture. Chomsky a beau affirmer que les intuitions langagières sont innées, Platon est toujours là pour montrer que l'écoute de ses intuitions suppose un apprentissage délicat. C'est pour cela que le connais-toi est si important pour Platon. Il m'encourage à penser ceci : apprends à connaître mentalement ce que ton organisme sait déjà. Cette activité intérieure qui permet à une pensée individuelle de contacter ce qui est déjà su par certaines instances de l'organisme, est pour Platon la clef du savoir, et cette clef ne tourne dans sa serrure que si le sujet y ressent du plaisir. Sur ce point Piaget est plus proche de Platon que de Chomsky. Pour Platon et Piaget la jubilation, l'humour, l'ironie, la passion, le dialogue sont des ingrédients nécessaires à l'éclosion des connaissances humaines. Platon m'oblige en quelque sorte à penser qu'une idée ne peut s'expliciter qu'à partir d'une conjonction entre deux activités : les dynamiques de la pensée individuelle et de l'environnement. Dans le Ménon, Socrate oblige l'adolescent à confronter les représentations engendrées par une pensée consciente paresseuse, avec ce qu'il ressent comme juste et faux et l'oblige à corriger ce qui est représenté en fonction de ce qui est justement ressenti. Ce dialogue entre pensée consciente et intuition profonde est une préoccupation constante des philosophes. Cette discussion est toujours d’actualité dans les années 1950, lorsque Wilhelm Reich soutenait l'idée qu'une personne saine a automatiquement des orgasmes, et sait tout aussi spontanément gérer sa relation avec autrui. La rengaine était la suivante : l'humain est fondamentalement bon, enlevez sa névrose et il sera illuminé ! Si je pense comme Platon, ce qui est acquis à un certain niveau de soi ne l'est pas forcément par les autres dimensions de l'être. Les instincts, comme les idées, ont besoin d’apprendre à s’intégrer à une réalité sociale de façon adéquate. Il me semble que l’enveloppe théorique de l’innéisme de Platon est plus subtile et pertinente que celui des savants innéistes du vingtième siècle.
Je crois qu'un des enjeux défendus par Platon est celui de la construction sociale d'une connaissance. Même si les noyaux de la conscience sont principalement régulés par des mécanismes de régulation nonconscients qui coordonnent les dimensions sociales, psychologiques et biologiques, ce n’est que par le truchement de la pensée individuelle et des interactions explicites entre citoyens qu’une connaissance peut s’actualiser. Il a souvent été écrit qu'une des principales différences entre les humains et les singes est le développement de l'intelligence et du néocortex. En tant que témoin de la façon dont un humain se régule ou régule ses relations intimes, je n'ai pas l'impression que l'accroissement de conscience que les humains s’attribuent permet un fonctionnement plus constructif que celui du singe. En tant que citoyen témoin des événements politiques de mon époque, je ne suis pas convaincu que les humains ont un sens politique plus subtil que celui des singes. Chez les chimpanzés comme chez les humains, des clans s’organisent autour de meneurs qui entrent en compétition de façons relativement violentes. Si j’en crois les deux guerres mondiales qui ont ravagé l'Europe, l'histoire de la colonisation, la torture, les moeurs économiques, la destruction de l'équilibre écologique planétaire en cours, j'ai même l'impression que la conscience humaine n'a pas permis une « évolution » mais plutôt une régression de la capacité de coopérer avec ses proches. Il est par contre indéniable que cette régression est compensée par une évolution évidente de la capacité à créer des institutions, des lois, des technologies et des savoirs. C'est cette forme d'intelligence qui peut être considérée comme un événement biologique. Sa caractéristique est la construction d'un savoir transmissible qui peut être construit par de nombreux individus vivant à des époques lointaines. Ainsi, 2'300 ans après la mort de Platon, les intellectuels continuent à affiner les questions et les réponses qu'il a soulevées. Il ne m'est pas possible de savoir comment va finir ce bizarre déséquilibre entre mœurs individuelles et mœurs institutionnelles, mais il semble clair que là est l'enjeu du développement de la conscience et sa capacité de rendre explicite, l'implicite. La coordination entre organismes est nécessaire à des entreprises comme des traités internationaux, ou l'élaboration de nouvelles technologies ne peut pas s'effectuer sans des mécanismes conscients individuels capables de produire des contenus explicitement communicables. C'est à ce niveau seulement qu'effectivement l'humain a une capacité qui ne s'observe qu'à l'état d'ébauche chez le singe, et qui semble être liée au développement de certaines fonctions de la conscience notamment.
Le mal conscient
Les psychothérapeutes qui ont une formation jungienne ont une approche particulière du mal lorsqu’il est intentionnellement planifié. L'homme a un potentiel destructeur inné qui caractérise son espèce, puisqu’aucun autre animal ne possède sa capacité de massacrer ses proches et les autres espèces. Pour les jungiens, ce potentiel de sauvagerie est lié au développement de la conscience humaine. Le psychologue psychothérapeute suisse Pierre Willequet (2003) propose l'illustration suivante :
Faire le mal, en prévoir la portée, en assumer les effets, sont le privilège de créatures dotées d'intelligence. Comme le lançait Albert Cohen, à propos de celle qu'il aimait le plus, sa mère : « Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir ».
Une dimension apparaît en outre, qui semble clôturer cette définition : c'est la jouissance. Le mal, dans son absolutisme, s'empare du sujet sous la forme d'un jouir, d'un plaisir inouï qui renvoie certainement à la toute-puissance divine. (…) En écrasant et en annihilant, je m'empare de cette ivresse du saccage dont témoignent maints combattants revenus du champ de bataille.
Un exemple, terrible, qui m'a été donné de suivre alors que je travaillais, dans le cadre du Département de Médecine communautaire, avec des rescapés bosniaques de Srebrenica. L'un d'eux me raconte l'histoire suivante : dans son village, multiethnique, Serbes et Bosniaques vivaient en paix jusqu'à la guerre. Près de chez lui, une famille musulmane avec deux fils. Un jour, débarquent chez eux leurs voisins, serbes, accompagnés de quelques soldats, ivres de haine. Armés de haches, ils découpent le père en morceaux, sous les yeux des fils attachés. Puis ils leur font comprendre que, s'ils veulent eux-mêmes échapper à un tel sort, il leur faudra, devant les soldats, boire le sang de leur géniteur… ce qu'ils font. Après cela, on les laisse donc « en vie » en les abandonnant à leur sort.
Voilà. C'est de cela qu'il s'agit. C'est de cela qu'est capable la conscience humaine. Tout y est : ces hommes savent pertinemment qu'en exigeant des fils une telle abomination, ils les détruisent irrémédiablement. Dans cette macabre mise en scène (…) les fils assimilent le sang du père et, ce faisant, sont imprégnés de la faute parricide qu'ils n'ont pas commise mais de laquelle, cependant, on les rend complices. Leur mémoire, marquée au fer, ne fonctionne plus désormais que sur le mode traumatique, tout aliment, toute situation les renvoyant à cet innommable qu'ils furent amenés à commettre.
Les assassins savent, jouissent du fait qu'ils font de leurs victimes des morts-vivants, des spectres, sommés de traîner toute leur existence ces images infernales, venues tout droit des plus indestructibles noyaux de notre psyché. Ces hommes sont anéantis, frappés à trente ans d'un tel nombre de symptômes d'angoisses, qu'ils n'arrivent plus et ne peuvent plus sourire.
Ce type de fait est malheureusement courant, et demeure difficile à expliquer ou même à rationaliser. La perspective jungienne se distingue de la vision platonicienne dans la mesure où elle part d'une vision manichéenne, qui postule un univers dans lequel le bien et le mal sont deux forces de même puissance avec lesquelles les humains doivent pouvoir apprendre à vivre. Il n'est pas possible d'harmoniser ces forces entre elles, de même qu'il n'est pas possible d'effacer le mal qui a été fait. Le mal n'est donc pas l'implication d'un manque de bien et d'amour, mais une force active qui anime tout ce qui existe.
Pierre Willequet ne croit pas qu'en faisant parler un patient de ces traumas, il en deviendra possible d'évacuer le passé. La psychothérapie jungienne propose au contraire au patient de faire face au fait que les traumas ont existé et ne peuvent pas être annulés, afin de se construire une identité capable d'intégrer les forces qui l'animent. Cette optique a été introduite dans la pensée chrétienne par les mouvements gnostiques (les bogomiles, les cathares, etc.), qui ont été sauvagement persécutés par l’église du Moyen-âge.
Conscience et écriture
Un des exemples donnés par Platon sur les acquis d'une conscience qui permet de créer des contenus communicables explicites, est celui de l'écriture. L'histoire est inventée par le vieux Platon pour le Timée (21-26), mais il la présente comme une histoire transmise de père en fils dans sa famille depuis que le grand politicien athénien Solon l'a racontée à un ancêtre. Ainsi Solon part un jour pour en Égypte, dans une ville alliée d'Athènes. Il raconte devant une assemblée les légendes grecques sur l’origine du monde. L’un d’eux rit poliment. C'est un des grands prêtres égyptiens. Il explique qu'un des drames de la Grèce est d'avoir souvent été dévastée par des catastrophes naturelles et guerrières qui ont chaque fois détruit tout ce qu’ils écrivent. Par contre, la paisible Égypte possède des manuscrits qui existent depuis la naissance de l'écriture. Selon le prêtre, les textes égyptiens racontent des évènements que les Grecs ignorent, comme l’histoire de la ville d’Atlantide, fondée 9'000 ans avant Athènes. Lorsque cette ville fut détruite par les flots, certains survivants fuirent en Grèce, et fondèrent Athènes. Dans cet exemple, Platon montre que l'écriture ajoute à la mémoire individuelle des capacités qui n'existent pas dans un cerveau.
Dans Phèdre, Platon montre sa méfiance envers l'écrit, qui peut aussi bien transmettre des fables, des raisonnements de sophistes, des mensonges ou des vérités. L'écriture et la parole sont donc des outils qui peuvent être utilisés avec plus ou moins de pertinences, par les sophistes à des fins de propagande, ou par des chercheurs de vérité comme Platon. Derrida (1972) montre que, pour Platon, écriture et médicaments ont le même statut, dans la mesure où tous deux ont une utilité indéniable, mais peuvent aussi désamorcer l’envie d’exploiter les forces de l'âme.
Ce que je retiens de ces discussions est que la communication écrite et parlée est un des grands enjeux du développement épistémologique de l'humanité, car sans eux rien n'est possible, et avec eux tout devient possible… même le pire. À la même époque, en Chine, Tchouang-Tseu exprimait une méfiance analogue :
Si les saints ne meurent pas, les bandits ne disparaissent pas. Confier aux saints le gouvernement de l’État, c’est favoriser le brigand Tche. (…) Vouloir peser avec la balance et le poids, c’est voler les autres avec la balance et les poids. Vouloir inspirer confiance avec les contrats et les sceaux, c’est voler les autres avec les contrats et les sceaux. Vouloir corriger les hommes par la bonté et la justice, c’est les voler avec la bonté et la justice. Et voici comment on saura qu’il est ainsi.
Qui vole une agrafe est mis à mort ; qui vole une principauté en devient le seigneur, les gardiens de l’humanité et de la justice vivront sous sa protection. Cela ne prouve-t-il pas qu’on vole avec la bonté et la justice, la sagesse et la prudence ? (Tchouang tseu 319 avant Jésus-Christ, X, p.152)
L’association de ces deux points de vue, à peu près contemporains, me fait penser qu'en Chine et en Grèce, l'introduction de nouvelles technologies posait le même type de problèmes philosophiques, bien que les cultures fussent profondément différentes. En effet, l'argumentation taoïste est que les gens savaient estimer le poids d'une denrée en la prenant dans leurs mains. Après l'invention des poids, les gens firent tellement confiance aux systèmes de mesures qu'ils ne prirent plus la peine de développer leur capacité d'estimer le poids d'une denrée avec leurs mains, et devenaient donc faciles à voler par une personne qui falsifie les instruments de mesure. Il en va de même avec les lois écrites, puisque les gens finissent par ne plus apprendre à évaluer eux-mêmes ce qui est bon et juste. C'est ce qui permet aux brigands qui s'emparent d'un état de gérer la justice à leur manière, et aux religieux crapuleux d'utiliser les quelques saints qui existent pour justifier des pratiques religieuses douteuses. En perdant contact avec leurs ressources profondes, les gens deviennent éminemment manipulables, puisqu'ils perçoivent facilement l'existence des petits voleurs mais ne sont plus capables de ressentir comme pernicieux et dangereux ceux qui les volent en manipulant les rituels sociaux et le pouvoir politique.
Le mythe de la Caverne I
Une façon de résumer Platon est de prétendre qu'il existe des catégories de l'esprit qui existent, et que ces catégories ont une définition tout aussi réelle. Platon a plus de mal à avouer que même s'il a raison, il n'est pas capable de montrer ce que cette existence implique, et ce qu'elle est. Pour moi une catégorie est un outil mental et social, pas quelque chose qui existe. Par contre il est vrai que j'ai à la fois l'impression de m'entendre avec autrui sur ce qu'un mot ou une notion veut dire, tout en sachant qu'il est impossible de définir de façon explicite le sens que j'attribue à ce mot, ou comment d'autres le comprennent. Il y aurait donc trois niveaux dans le discours idéaliste, pour le psychologue :
a) Des catégories et des sens que le nonconscient crée dans la conscience.
b) Une liaison entre ces catégories et leurs fonctions qui ne peut qu'être partiellement explicitée par la conscience.
c) Des histoires que la conscience se raconte (invente) pour s'expliquer ce qui se passe et qu'elle ne peut pas gérer. Sans ces histoires qui la désangoissent, la conscience ne pourrait pas remplir son rôle. Nous aurions là un mécanisme de base de la conscience qui génère aussi les mécanismes de refoulement observés par Breuer et Freud (1895) à propos de leurs patientes hystériques.
Les points « a » et « b » sont bien décrits dans l’œuvre de Platon, mais ce n'est qu'en passant qu'il fait allusion aux questions « c ». Cependant il les pose. Dans le Timée, par exemple, il propose une cosmologie inutilement compliquée :
a) Un vrai dieu dans un vrai univers.
b) Ce vrai dieu crée une copie de ce vrai univers, dans lequel il crée des dieux qui sont des copies du dieu créateur. Ce sont ces ersatz de dieux qui créent des copies (plantes, animaux, hommes) des créatures qui peuplent le vrai univers.
c) Comme nous, les humains ont été créés par des copies de dieux. Nous sommes manifestement moins bien construits que ce qui existe dans le vrai univers.
Le problème de Platon est le même que celui des religions qui postulent un Dieu omnipotent et bon. Sa théorie ne permet pas d'expliquer l'imperfection de la nature. Cette cosmologie du Timée suggère qu'entre l'Idéal et le réel, il existe un nombre important de couches. Ces étapes franchies par une influence céleste se dénaturent de couche en couche. C'est ainsi que Platon explique dans ce mythe-parabole l'existence de la bêtise humaine, et des citoyens athéniens qui ont condamné Socrate. Il y aurait comme un essoufflement des Idées pendant le long trajet en ricochets qui les mènent au niveau où se situe l'action humaine. Mais le dispositif ne convainc guère le lecteur que la théorie de Platon permet de rendre compte des horreurs qu’il entend expliquer.
Comme nous ne sommes que des copies, notre accès à la vérité est complexe. Dans la République, probablement écrit juste avant le Timée, Socrate prétend savoir ce qu'est le bien, mais que ses lecteurs ne peuvent assimiler que des exemples de ce qui est bien. Autrement dit, il ne peut pas définir ce qu'est le bien, mais il peut nous montrer des événements qui sont des manifestations du bien. Il en va de même pour la vérité, et la capacité de savoir. Ce qui nous mène tout droit au mythe de la Caverne. Socrate décrit des personnes qui sont faces au fond de la caverne, comme des spectateurs face à un écran de cinéma. Sur ce fond de caverne, ils voient bouger des ombres. Comme au cinéma, les spectateurs que sont les humains ne parlent pas de ce que leurs sens projettent dans leur conscience. Comme le cinéma n'existait pas alors, Platon décrit un dispositif dans lequel le projecteur est en fait le soleil qui envoie en ombre ce qui se passe derrière le dos des spectateurs. Si un spectateur se retourne brusquement pour voir ce qui se passe à l'entrée de la grotte, il est rapidement aveuglé par le soleil, ce qui explique pourquoi les spectateurs se contentent de ce qu'ils perçoivent sur l'écran, et ne finissent pas croire que ce qu'ils perçoivent est la réalité.
Socrate évoque la possibilité que parfois des passants entrent dans la grotte et expliquent aux spectateurs prisonniers de leurs peurs, qu'une fois sorti, le soleil devienne moins aveuglant, et la réalité directement perceptible. Un spectateur ne peut pas directement passer de l'obscurité à la lumière du jour sans s'aveugler définitivement, mais en procédant avec méthode, il peut graduellement s'accoutumer à des intensités de lumière croissantes. Il percevra d'abord la nuit étoilée réelle, puis l'aube et le crépuscule, et finalement tout ce qui existe.
Dans la première partie du Mythe de la Caverne, Platon explique pourquoi il ne peut pas être plus explicite quand il communique avec des personnes qui n'ont pas appris à sortir de la caverne, et prétend être un de ceux qui ont su en sortir. Cela dit, il admet que l'on peut percevoir une partie de ce qui est et vivre normalement.
Les Idées sont des cailloux polis par une rivière
Platon situe les Idées loin de l'homme, dans une autre dimension. L'âme libérée de son enveloppe charnelle ne reçoit pas ces Idées comme une pluie de pétales qui lui tombe miraculeusement dessus. Non, l'âme doit s'activer et voyager jusqu'au monde des Idées. Elle doit lever la tête pour contempler le vrai sens des choses.
Le mythe de Platon réveille en moi l'impression que les Idées sont forcément des productions transpersonnelles, qu'elles ne peuvent pas être produites par un individu. Une Idée platonicienne est exactement la même en chacun de nous, et elle est produite en dehors de chacun. Aucune particularité génétique ne peut rendre compte de ces deux propriétés simultanément. Selon moi, s'il existe quelque chose comme une Idée, ce quelque chose est par définition un produit social et biologique plutôt qu'une production psychologique. Une Idée saute comme une puce d'un organisme à l'autre, se polit comme les cailloux d'une rivière. Cette métaphore implique qu'une idée peut être modifiée lorsqu'elle passe par un organisme, mais que les modifications subites ne peuvent jamais être fondamentales. Nous sommes là dans le domaine de ce que Philippe Rochat appelle la co-conscience. Platon se réfère au contenu que les humains ont l'impression d'avoir en commun dans leur conscience.
Si le propre du génie se résume à la capacité de reformuler des questions fondamentales, de cadrer un ensemble de propriétés problématiques ; sa vie est trop courte pour qu'il ait le temps de proposer une réponse adéquate à ses questions. La réponse proposée est déjà une première réponse géniale, puisqu'elle manie une plus grande complexité que ce qui était proposé jusque-là par ses contemporains. Il faut souvent un siècle au moins, mille ans parfois, pour que la pertinence des questions soit assimilée par d'autres humains qui peuvent proposer à leur temps des réponses plus pertinentes, mais elles restent souvent elles-mêmes des réponses encore inadéquates à de nouvelles questions.
Il arrive qu’un autre esprit génial réponde partiellement à certaines questions déjà posées, en les triant et en regroupant une partie des propriétés discutées par le génie précédent avec d'autres propriétés qui n'avaient pas été isolées auparavant ; mais ce nouvel ensemble de propriétés est encore plus problématique. C'est la loi de Wermus : compréhension accrue approfondit le mystère, en le rendant plus passionnant que jamais. Bref les génies qui s'intéresseront à la théorie de la connaissance après Platon, (Descartes, Spinoza, Locke, Leibniz, Hume, Kant, Piaget, etc.) trouveront d'autres façons d'aborder ce domaine, imagineront des mécanismes plus complexes que ceux qui sont décrits par Platon, mais leurs théories continueront à se baser sur une sensation de vérités incontournables, et sous-estimeront les exigences de leur conscience. Tout se passe comme si les vraies découvertes théoriques mènent à des découvertes technologiques qui répondent aux besoins des gens, mais ne répondent pas vraiment aux questions théoriques qu’elles soulèvent. Les mythes idéalistes platoniciens montrent qu'une Idée ne peut s'expliquer par une dynamique psychologique. En inventant une dimension qui n'existe pas pour expliquer la dynamique des idées, Platon sentait peut-être que cette dynamique ne pourrait jamais être expliquée par des humains. D'où la pertinence d'utiliser la forme de la parabole pour parler de l'inexplicable.
La nécessité d'inclure des mécanismes sociaux dans les dynamiques de la connaissance peut être illustrée par l'exemple suivant. Vous avez une idée merveilleuse, que personne ne connaît. Elle n'est jamais publiée, et vous n'en discutez qu'avec les membres de votre famille qui la trouvent trop compliquée. Cette idée brillante ne vous survivra pas, elle ne rentrera pas dans la rivière de l'histoire, elle ne sera pas polie, et malgré toute sa beauté, elle ne deviendra jamais une Idée qui se retrouve dans d'autres têtes humaines. L'optimiste se dira que si vous avez pu y penser, d'autres le peuvent ; et si cette idée est vraiment utile elle sera inévitablement jetée par quelqu'un dans le fleuve des discussions qui animent les philosophes. Le pessimiste sait que les idées salvatrices sont rares, et pleure toutes les vraiment bonnes idées qui se sont noyées dans le flux de l'histoire.
Le dilemme idéaliste
Voici une brève liste de certains dilemmes platoniciens :
— Platon croit que l'univers est une entité logique, cohérente et harmonieuse, dont les lois sont celles de la logique, de la géométrie, des mathématiques et de la musique. Il croit que cet univers requiert que nous, les humains, prenions conscience de quelques Idées clairement définissables pour guider notre conduite, et que nous pouvons expliciter les règles qui gèrent le monde dans lequel nous vivons.
— En même temps Platon n'arrive pas à expliquer que la réalité semble souvent irrationnelle, qu'elle engendre des phénomènes apparemment contradictoires, et que les humains ne savent pas encore ce que sont les Idées, et n'ont pas encore construit une connaissance adéquate. De plus, il sait que lui-même n'est pas capable de décrire explicitement le contenu apparemment accessible des Idées, ou de démontrer pourquoi certaines notions sont des Idées plus que d'autres.
— En même temps il sait qu'il est impossible de penser constructivement si l'on ne réfléchit pas de façon logique et cohérente, dans un esprit de respect pour des Idées comme l'amour, la beauté, la vérité, la vertu, etc.
— Il lutte contre tous les savoirs charlatans et invente des légendes pour défendre ses vérités.
La pensée de Platon est manifestement à la fois cohérente et incohérente, ce qui est à peu près ce qu'Héraclite pense de toute démarche humaine. Je vais maintenant montrer que ce n'est pas seulement le problème de Platon, mais aussi celui de l'humanité. Le génie de Platon est d'être allé si loin dans ce que la pensée peut produire, que ses écrits synthétisent mieux que la plupart des autres grands écrits, les qualités et les défauts de la pensée humaine.
Un des problèmes de base de la théorie des Idées est de croire que la pensée consciente peut créer des représentations de concepts qui règlent le fonctionnement de l’univers. C'est ce que j'appelle penser du point de vue du conscient. La difficulté de penser ainsi est qu’un individu risque de réduire tout ce qu’il sait aux capacités de sa conscience. Ce sont les ressources de notre écologie aussi bien que de notre espèce et de chacun de nous qui tissent les réseaux nonconscients de la connaissance. Et c'est bizarrement, dans les légendes métaphoriques de Platon que je trouve le plus d'inspiration quand je cherche à développer ce thème. La connaissance est, comme les instincts d'ailleurs, un phénomène produit par la coordination de plusieurs niveaux de la matière allant de l’échelle cellulaire à l’échelle planétaire.
Une idée inadéquate coûte cher
J'ai pour l'instant surtout montré certains points forts de l'Idéalisme. Sur le plan théorique, l'Idéalisme a tenté une multitude de penseurs, bien que l'utilisation de cette façon de penser pour gérer les affaires humaines, s'est souvent révélée délicate, voire dangereuse. C'est cette problématique que je vais maintenant tenter de rendre tangible.
Certains supposent que Platon pense comme Éryximaque, que l'Idéalisme mène à l'harmonie, que l'idéaliste recherche des relations harmonieuses avec son entourage. Mais la logique idéaliste est tellement éloignée des dynamiques du monde, qu'elle oblige l'idéaliste à œuvrer pour que le monde soit profondément transformé, jusqu’à rendre possible une relation harmonieuse entre les choses. Un cas récent et typique est la tentative de maîtriser la prodigalité de la nature par des produits « idéaux » d'après certains critères économiques. Le cas de la gestion des pommes par la Communauté européenne est exemplaire. Une des stratégies de base de la nature est de produire une grande variété de chaque produit. L'idéalisme industriel et politique veut éliminer par la force de la loi cette variété, pour imposer quelques variétés génétiquement modifiées, qualifiées d'idéales, qui correspondent aux critères des grands distributeurs et de certaines théories biologiques actuelles, idéalistes par définition. Cet exemple montre bien la violence nécessaire (la destruction de la plupart des espèces de pommes existantes) pour produire un monde qui devrait pouvoir devenir théoriquement harmonieux. Cette façon de penser est aussi souvent appliquée à l’organisation des sociétés humaines. Périodiquement, des élites ont essayé de convaincre les citoyens qu’il vaut mieux, pour leur salut, éliminer tous les humains d'humains « défectueux » pour imposer un type « idéal ». Il y eut Platon et Aristote, puis le darwinisme des eugénistes. Je tremble déjà à l'idée que, bientôt, de nouveaux arguments pseudo-scientifiques seront utilisés avec le support de médias financés par les mêmes bourses que celles qui investissent sur la recherche et l’industrialisation de plantes génétiquement modifiées. J’approfondirai ce thème dans les prochains volumes.
La vie de Platon et l'histoire de l'idéalisme montrent que, paradoxalement, la position idéaliste mène à des positions tranchées, et à des conflits qui ne peuvent être gérés que par la victoire des idéalistes. La dialectique d'Héraclite permet d'insérer la violence dans une conception globale qui fait de la violence une réalité et un outil parmi tant d'autres. Il devient alors possible de négocier. Pour l'idéaliste, le désaccord est un désagrégement ingérable qu'il faut accorder, un maléfice qui tente de détruire la vérité qui pourrait s'instaurer dans ce monde, un ennemi. La seule négociation possible est la victoire totale et éternelle, la mise en accord de ce qui est pensé avec la vérité. Ces considérations montrent l’Idéalisme sous un autre jour que le discours médical d’Éryximaque.
La difficulté que la plupart des penseurs ont eue avec l'Idéalisme est qu'il semble impossible de l'attaquer au niveau théorique, mais seulement par le truchement d'argumentations idéologiques. Autrement dit, il est facile de disqualifier les idéalistes, mais pour l'instant impossible de déconstruire leur théorie, et presque impossible d'en proposer une autre qui soit aussi robuste. J'avoue avoir hérité de Socrate cette politesse du philosophe, qui pose comme règle de base qu'un argument est vrai tant qu'il n'est pas démontré qu'il est faux, et tant qu'on n’en a pas proposé un autre aussi robuste. Cette situation est profondément insatisfaisante, mais c'est malheureusement où nous en sommes 2'500 ans plus tard.
Mon hypothèse est que la conscience est une machine dont les algorithmes fonctionnent à peu près comme une théorie idéaliste, alors que la réalité suit un ensemble plus vaste de règles. Il est difficile de lutter contre la structure de sa propre conscience, contre les inférences produites par elle, même lorsque celles-ci mènent de manière répétitive à un certain nombre de conséquences destructives pour soi et son entourage. Cela aussi est un dilemme que Platon m'a encouragé à formuler. C'est la seule hypothèse que j'arrive à imaginer, qui m'offre une explication plausible des dérapages induits par l'Idéalisme, et du fait que presque chaque penseur qui a cru trouver une façon de ne plus être idéaliste s'y retrouve néanmoins. Le piège est si diabolique que je suis persuadé qu’à l’avenir, d'autres intellectuels démontreront que j'y suis tombé, moi aussi. Je suis suffisamment peu idéaliste pour ne pas me croire omnipotent, et suffisamment optimiste pour espérer que cet ouvrage n'est qu'une brique pour un mur en construction. Commençons cette discussion avec Platon, dont la vie s’explique plus facilement en adoptant le point de vue d’Héraclite que celui d’Éryximaque.
Je commencerai cette discussion en résumant la vie de Platon, ce qui me permettra en même de temps de situer chronologiquement certains éléments dont j'ai déjà discuté.
Platon et Athènes
Platon est né à Athènes en 430 avant Jésus-Christ dans une famille richissime et aristocratique. Gouvernée par Périclès, la république d'Athènes vivait alors son âge d'or. La mère de Platon, Periktionè, descend d’un des premiers grands hommes d’État d’Athènes, le législateur Solon. Le père de Platon, Arison, meurt tôt. Periktionè se remarie avec son oncle Pyrilampes, un homme puissant qui a soutenu Périclès et la République. C’est chez lui que Platon a grandi.
Un an au paravent, Sparte avait attaqué Athènes, commençant ainsi l'interminable guerre du Péloponnèse (431 -404 ). Platon aura 26 ans quand cette guerre, perdue par Athènes, se terminera. Il a donc grandi dans une Athènes qui perd sa puissance, vivant sans doute ce qu'ont vécu les Européens du XXe siècle dans une Europe qui détruit sa puissance en s'infligeant deux guerres mondiales horribles. Le déclin d'Athènes commence dès la mort de Périclès en 428, car Athènes ne put jamais retrouver une figure politique aussi prestigieuse. Cette décadence devint palpable quand les Athéniens soutinrent un jeune politicien et général prometteur nommé Alcibiade, qui participa notamment au Banquet d'Agathon et qui fut élève de Socrate. Alcibiade mena une campagne inutile et suicidaire en Sicile avec l'armée athénienne, puis passa à l'ennemi. Il est probable que ses conseils jouèrent un rôle déterminant dans la chute d'Athènes.
Le régime royaliste de Sparte fit tomber la République, et confia en 404 les rênes d'Athènes à Trente oligarques aristocrates et royalistes. Critias (l’oncle de la mère de Platon) et Charmide (l'oncle maternel de Platon) faisaient partie de ces tyrans qui gouvernèrent plutôt mal et violemment pendant un an. Platon avait aussi une partie importante de sa famille dans le camp Républicain. Comme Socrate et Aristophane, il avait souffert de l'incapacité de la république à gouverner, et supportait mal l'incroyable bêtise du gouvernement des Trente, vendu à Sparte comme le fut au XXe siècle, le gouvernement de Vichy en France, aux forces hitlériennes. En 403, le peuple athénien se souleva, tua notamment Critias et Charmide, et restaura une république. Comme dans la France de 1944, cette république mit en procès ceux qui avaient collaboré avec l'ennemi et les tyrans, et créa une nouvelle période de prospérité financière et intellectuelle qui ne retrouva néanmoins jamais le dynamisme qu'elle avait connu sous Périclès.
Entre temps, Platon avait reçu une excellente éducation, notamment avec Cratyle, élève du grand Héraclite. Platon a 7 ans quand Aristophane fait jouer Les Nuées, un satyre de Socrate. Le Socrate d'alors est décrit comme un sophiste, un chef de secte :
Qui, par leur raisonnement et les discours, vous démontre que le ciel est un étouffoir, qu'il nous enveloppe, et que nous sommes des charbons. Ces gens-là vous apprennent moyennant finance à faire triompher par le raisonnement le juste et l'injuste. (Aristophane 423, Les nuées, p.156)
C'est un Socrate déjà cinquantenaire, que Platon rencontre 15 ans plus tard. Socrate devint pour Platon une telle référence qu’il est possible qu’Aristophane n’ait pas eu tout à fait tort de décrire Socrate comme un gourou. Ce sont sans doute Critias et Charmide qui ont présenté Platon à Socrate. Platon n’a pas trente ans quand le nouveau pouvoir républicain accuse Socrate de corrompre la jeunesse et de ne pas croire aux dieux de la cité. Socrate paye ici sans doute le prix d’une position politique ambiguë pendant les années précédentes. L'on sait, par ce qu'il a écrit dans la République et les Lois, que Platon avait souhaité qu'une tyrannie intelligente remplace la république. Cette opinion était peut-être aussi celle de Socrate. Cette position était incompatible avec la république renaissante d'Athènes. Condamné à mort, Socrate refuse de s’évader et boit la ciguë en 399.
Platon s’exile. Il se réfugie d’abord dans d'autres villes grecques pendant trois ans, puis part pour l’Afrique du Nord, où il passe un certain temps en Égypte. Il rencontre des Pythagoriciens au Sud de l’Italie, puis arrive en Sicile en 388, où il essaye de mettre en pratique ses théories politiques en soutenant et éduquant des tyrans plus ou moins éclairés. Cette aventure finit mal, et en 387 Platon rentre à Athènes. Il achète un gymnase situé dans le jardin d’Académos, près d’Athènes. Le gymnase devient « l’Académie » (c’est le nom des jardins), avec bibliothèque, salle de cours, chambres pour les étudiants, etc. L’organisation de cette école inspira la formation des Universités. C’est en effet la première école dans laquelle une équipe de spécialistes souvent prestigieux enseigne non seulement une approche particulière, mais l'ensemble des connaissances alors disponibles autour de la Méditerranée. L'enseignement de Platon est surtout décrit dans de nombreux dialogues qui relatent des discussions imaginaires entre Socrate et des personnalités athéniennes. Aristote passa une vingtaine d’années dans cette école, comme élève d’abord, puis comme enseignant, tout en essayant de trouver des espaces politiques pour appliquer ses théories.
Proche de sa famille, le vieux Platon lègue l'Académie à son neveu Speusippe. Vexé de ne pas devenir le directeur de l'Académie, Aristote quitte Athènes et rejoint Philippe de Macédoine. Il réussit là où Platon a échoué, puisqu'il devint le précepteur d'un des plus célèbres despotes de l'humanité : Alexandre le Grand. Cela démontre que les Athéniens avaient raison de se méfier de l'enseignement de Socrate, car au bout du compte c'est un élève de son élève le plus connu qui forma celui qui détruisit politiquement la Grèce et s’en servit pour conquérir Afrique et Asie.
Le banquet bisexuel
La discussion du Banquet que j'ai amorcé pour présenter un débat sur les dialectiques harmonieuses est un exemple typique de comment on a tendance à écrire sur Platon. Le Platon que j'ai présenté est volontairement édulcoré, privé de ce qui pourrait distraire le lecteur d'une vision simpliste de l’Idéalisme du fondateur de la philosophie. Je n'ai pas par exemple insisté sur le fait que les dynamiques de l'Univers sont associées au dieu Éros. Comme Wilhelm Reich, Platon n'a pas peur d'envisager une libido cosmique, et de penser que toutes les rencontres entre éléments ont quelque chose de commun avec ce qui se passe quand deux amants se rencontrent. L'amour humain est alors perçu comme un cas particulier d'un mécanisme universel. Platon n'essaye pas d'érotiser l'univers, mais plutôt de situer la complexité de chaque rencontre, qu'elle soit entre atomes, cellules ou animaux.
Cette dimension du discours de Platon est à la rigueur respectable, même si elle risque de choquer certains de ses lecteurs qui ont tendance à tourner la page dès que Platon aborde des sujets délicats. Mais Platon va plus loin. Non seulement il développe son sujet en explorant toutes sortes d'amours, qu'il décrit avec une imagination insolente, mais en plus il milite pour une vision bisexuelle - voir homosexuelle. Ce militantisme-là est associé au milieu des amis de Socrate, peut-être à celui des Trente oligarques et à l’entourage d'Alexandre le Grand. Autrement dit, c'est une bisexualité politisée et militante qui est présentée dans Le Banquet.
Le banquet de la nostalgie
Platon a 70 ans quand il écrit Le Banquet, dans lequel il restitue avec une précision relative une discussion qui fit grand bruit à Athènes quand il avait 14 ans, et qu'il découvrait une sexualité probablement bisexuelle, avec autant d'enthousiasme sans doute que les vastes mondes de l'intellect. À 70 ans, il était devenu respectable, et se distingua en défendant l'égalité entre hommes et femmes. C'est sans doute avec un mélange de mélancolie et de fierté qu'il décrit ce banquet de la chair et de la pensée. Cette dimension temporelle échappe souvent au lecteur d'aujourd'hui, qui ne sent pas tout ce qui a changé pendant ces 56 ans de vie. Je m'imagine Le Banquet que pourraient écrire certains de mes amis. Il se déroulerait en 1970 dans une commune dans laquelle on explore les possibilités ouvertes par les Beatles, Daniel Cohn-Bendit et Timothy Leary ; les plaisirs d'une révolution sexuelle à une époque où aucune maladie vénérienne n'existait, et ceux des drogues plus ou moins douces comme le haschisch et le LSD. Ces jeunes gens seraient ouvertement hétérosexuels, bisexuels ou homosexuels. Ils passeraient des heures à explorer des nouvelles façons d'imaginer le monde, d'être, d'agir, d'aimer, en espérant pouvoir réinventer la roue et tous les rituels sociaux à venir. Ils évoqueraient les abîmes de la méditation, les inconscients jungiens et freudiens, les derviches tourneurs et Einstein ; le pour et le contre des maoïstes, trotskistes, anarchistes et autres groupes d'extrême gauche. Tout cela paraîtra presque insignifiant, ou pittoresque pour ceux qui sont nés en 2000, mais pour les amis auxquels je pense, ce fut un grand moment d'insouciance, de lutte pour les plaisirs de la vie, pour la paix et pour une amélioration du sort des diverses espèces, qu'ils se sentent glorieux d'avoir vécu. Évidemment, ce ne sont pas toutes les personnes nées après la Seconde Guerre mondiale en Europe de l'Ouest et en Amérique de Nord qui ont vécu comme cela. Dans toutes les couches de la population, la majorité n'osait pas ou était dégoûtée par ceux qui pratiquaient cette vie hédoniste et brillante, surtout dans certains milieux artistiques, académiques et politiques. Les enfants de cette génération trouvèrent vite une série de termes plus ou moins ironiques, voire dédaigneux, comme baba cool, hippie ou soixante-huitard pour désigner leurs parents. Le Banquet serait-il le livre d’un vieux sage qui se remémore, avec fierté, les années folles de sa jeunesse ?
À 14 ans, Platon faisait partie de l’élite intellectuelle, à la mode, des années 410 à Athènes. On croise dans cette faune des personnages douteux mais brillants et puissants comme Alcibiade, et d'autres plus respectables comme Aristophane. Socrate était un des piliers de cette vie qui semble surtout réunir ceux qui peuvent échapper à la guerre pour briller en ville. À 70 ans, Platon parle de gens qui ont vécu la guerre en croyant qu'ils faisaient encore parti de la grande Athènes. Il s'adresse à des personnes qui vivent dans une Cité encore puissante (puisque même Alexandre le Grand n'osera pas l'attaquer militairement), parmi lesquels certains rêvent de retrouver la puissance d’antan. Platon invente une Atlantide qui aurait existé 9'000 ans plutôt, qui aurait été organisée de façon si parfaite, que les Athéniens devraient vouloir imiter cet idéal. Il est à cette époque en train de rédiger un vaste plan de réforme des mœurs et des lois qui permettront — espère-t-il — à Athènes de devenir une machine à gagner, plus puissante encore que celle de Périclès. Ce modèle totalitaire, qui inspira autant les fascistes que les communistes du vingtième siècle, était aussi austère que les propositions de Calvin et de Rousseau. Quand on l'accuse d'être devenu étroit d'esprit, il répond en écrivant Le Banquet. C'est la bande à Socrate, une ouverture totale d'imagination et d’intelligence, capable d'aborder tous les sujets, et d'envisager tous les comportements sans se préoccuper des tutelles moralisantes et religieuses que certains essayaient alors d'imposer aux intellectuels. Cette flamme s'éteindra avec le procès de Socrate. Sans connaître les détails de l'époque je suis persuadé qu'il y a un sentiment de ce type dans le Banquet, sans quoi il ne fait pas sens.
Dans ma première discussion du Banquet, j'ai fait comme tout le monde : je me suis débarrassé de toutes les phrases qui pouvaient détourner l'attention du lecteur d'une discussion qui se développe sur quelques pages seulement. Je voulais me concentrer sur l'harmonie, le discours du médecin, ne souhaitant pas que certains, choqués par des propos qui n'ont rien à voir avec la discussion sur la mise en accord de la diversité, arrêtent de me suivre. Ainsi, j'ai présenté le discours de Phèdre comme un discours sur l'amour, et le discours de Pausanias comme un discours sur la différence entre un amour noble qui permet à deux âmes de s'aimer, et un amour vulgaire qui unit des corps et des sexes seulement.
Ce que j'ai laissé de côté, pour ne pas tout mélanger, c'est ce qui se disait dans ces discours sur l'homosexualité, sur les femmes et sur les enfants. La plupart des livres que j'ai lus sur Platon contournent ce sujet ou le mettent en exergue pour choquer. Des histoires comme cela j'en entends. J'ai appris qu'il ne faut ni les banaliser, ni les glorifier, ni les ignorer. Platon ouvre le débat avec les discours les plus choquants pour attiser l'imagination du lecteur. S'il survit à cet électrochoc, il pourra plus facilement apprécier les discours les plus importants de cette œuvre, celui d'Aristophane qui influença Freud (1920, 6, pp. 72s), et celui de Socrate qui est un bijou de la littérature mondiale. C'est donc surtout sur les deux premiers discours que je vais me concentrer.
Le banquet des militants
Je vous ai présenté le discours de Phèdre sur la force de l'amour, mais je ne vous ai pas précisé que les premiers exemples décrivent des amours entre jeunes hommes :
Je suis en effet, quant à moi, incapable de nommer un seul bien qui surpasse celui d'avoir, dès la jeunesse, un amant qui mérite son amour.
Phèdre va jusqu'à supposer que si tous les soldats étaient homosexuels il n'y aurait plus de guerre ! Cela dit, Phèdre admet volontiers qu'il peut aussi exister des amours profondes entre femmes et hommes, comme celui d'Alceste qui accepta de mourir à la place de son époux.
Pausanias va plus loin que son compagnon, lorsqu'il distingue deux déesses de l'amour, deux amours, l'Aphrodite Céleste et l'Aphrodite Populaire:
Celui qui tient à Aphrodite la Populaire est lui-même vraiment populaire, et ses réalisations ont lieu à l'aventure : c'est lui qu'aiment ceux d'entre les hommes qui n'ont point de valeur ; et les gens de cette espèce, en premier lieu n'aiment pas moins les femmes que les jeunes garçons ; en second lieu, ils aiment le corps de ceux qu'ils aiment plus que leur âme. (Platon, Le Banquet, 181 a-b, traduction de Léon Robin, p.705)
Cette première Aphrodite ‘participe de la femelle et du mâle’, alors que l'Aphrodite céleste 'ne participe pas de la femelle, mais du mâle seulement' :
Ceux dont l'inspiration provient de cet Amour-là se tournent précisément vers le sexe mâle, chérissant le sexe qui naturellement est le plus vigoureux et a davantage d'intelligence. J'ajoute qu'on les reconnaîtrait, jusque dans cet amour même des jeunes garçons ceux qui reçoivent sans mélange, leur élan de cet Amour-là : ils n'aiment en effet les jeunes garçons que lorsque ceux — ci ont déjà commencé d'avoir de l'intelligence, ce qui se produit au voisinage du temps où la barbe pousse. (Platon, Le Banquet, 181c-d, traduction de Léon Robin, p.705)
Le psychothérapeute que je suis ne peut pas ignorer les violences inouïes que les hommes se sont permises pendant des millénaires, même dans les démocraties du XXe siècle en Europe, envers des femmes qui n'honoraient pas leur supériorité fondamentale. À propos de ces passages de Platon, l'on a tout dit. Le laïus habituel est une sorte de pseudo ouverture « anthropologique » qui se résume à un commentaire du genre : à l'époque, c'était normal ! Il y a un certain nombre de choses qui semblent normales à l'époque :
— L'humanité a de tout temps considéré que toute personne, capable de faire un enfant, est sexuellement adulte. Ce n'est que très récemment, et dans quelques cultures seulement, que l'on accorde la maturité sexuelle quand on peut également supposer une maturité plus générale (entre 16 et 21 ans dans la France du XXe siècle).
— Effectivement on trouve des représentations de relations homosexuelles en Grèce, et effectivement il n'y avait pas de tabous sur ce type de relations qui n'étaient pas rares.
Mais la norme demeurait hétérosexuelle. Ainsi, dans Homère, ce sont les couples d'Hector /Andromaque et Ulysse /Pénélope qui dominent l'Iliade et l'Odyssée ; et la relation Achille/Patrocle est présentée comme une relation d'amitié entre deux personnes apparemment hétérosexuelles. C'est notamment parce qu'Agamemnon s'empare de la maîtresse d'Achille que les Grecs doivent subir les foudres d'Hector. Voilà pourquoi, il me semble que le discours présenté au Banquet de Platon n'est pas banalement homosexuel, mais fait partie d'un militantisme caractéristique des amis de Socrate, ou plutôt du milieu dans lequel Socrate circulait. Il n'était pas banal ou coutumier de croire que seuls les hommes méritent un amour pur. Même le vieux Platon ne le pensait pas. Platon se présente, par à travers la bouche de Pausanias, comme plus moral que ses contemporains, puisqu'il trouve bêtement charnel de s'amouracher d'un enfant de moins de 10 ans. Cela dit, cette bêtise-là est présentée comme étant tout aussi stupide que d'aimer une femme adulte, pas plus.
Le pouvoir des justes
Une société organisée logiquement
Les élèves de Socrate étaient non seulement des militants bisexuels, voire homosexuels, mais aussi issus de grandes familles plus nostalgiques d'un passé royaliste que partisans d’un avenir républicain. Alcibiade le traître, et Critias, l'un des trente oligarques, étaient tous deux élèves de Socrate. Platon a non seulement soutenu des tyrans en Italie du Sud, mais a aussi ouvertement attaqué la notion de démocratie en proposant des formes de tyrannies éclairées extrêmement sévères. Si Platon était déjà anti-démocrate dans sa jeunesse, il ne pardonna jamais à la République d'avoir condamné Socrate. 
Ainsi dans le Timée, Critias prétend que les Athéniens ont l'honneur de descendre des habitants d'Atlantide, qui neuf mille ans plus tôt était une cité idéalement organisée. C'est cette organisation qu'Athènes devrait recréer pour retrouver sa grandeur passée. Ce discours est à peu près le même que celui de Mussolini dans son idéologie fasciste, lorsqu'il propose aux Italiens de retrouver la puissance qu'ils avaient acquise quand l'Empereur Auguste avait fait de l'antique Rome, la capitale de la Méditerranée. Le gouvernement idéal de Platon est une oligarchie de sages qui sont en contact avec le vrai sens des valeurs, et qui par conséquent peuvent ordonner la vie de chacun pour former une cité harmonieusement gérée. Dans Critias, l'organisation idéale est décrite plus en détail. La société est composée de classes sociales dans lesquelles les femmes partagent les fonctions des hommes. Chaque classe a une organisation liée à sa fonction. Ainsi la classe des militaires à un système éducatif, légal, économique et familial qui permet aux membres de cette classe de devenir aussi efficaces que possible dans leur fonction. Seules fonction et efficacité priment. Ces hommes n'ont pas de besoins personnels, n'ont pas à avoir une vie intérieure, un questionnement individuel, ou des options de vie. Leur chemin est tracé de la naissance à la mort par les sages de la cité.
Dans la République, probablement écrite juste avant le Timée, Platon détaille une vision eugéniste. Il aimerait que l’élite des femmes enfante avec l’élite des hommes, et les femmes inférieures avec les hommes inférieurs ; et que les enfants de l’élite reçoivent une éducation qui leur permettra de guider la cité, alors que les autres recevront une éducation qui leur permettra de servir l’élite. Ainsi la ville sera toujours gouvernée par des gens compétents, et servis par ceux qui savent accomplir les tâches manuelles.
Platon était conscient que les masses n'avaient pas la clairvoyance nécessaire pour apprécier les conclusions des sages. Aussi, dans sa République, il était souhaitable que l'élite ruse avec le peuple, lui mente, et le manipule tout en lui faisant croire qu'il participait à ce qui se décidait.
Socrate propose que le gouvernement des sages organise des fêtes pendant lesquelles fiancées et fiancés seront unis, en musique, avec des chants écrits par les grands poètes. Les autorités décideront combien de mariages peuvent être autorisées, afin de veiller à ce le nombre d’enfants produits par chaque catégorie sociale permet le bon fonctionnement de cette catégorie. Ainsi, après une guerre, les guerriers doivent créer plus d’enfants qu’en temps de paix, et après une épidémie, c’est l’ensemble de la population qui doit retrouver un équilibre qui permet à chaque catégorie sociale d’avoir un nombre approprié de personnes.
Pendant cette fête, les autorités feront semblant de tirer les couples au sort, pour que les citoyens de faible valeur ne reprochent pas aux autorités d’avoir des conjoints peu attirants. De plus les guerriers et les personnes aux qualités marquantes reçoivent entre autres récompenses, la permission de s’approcher plus souvent des femmes. Ainsi la qualité de la population athénienne croîtra sans cesse. Les autorités veilleront à ce que chacun et chacune reçoivent une éducation qui correspond à ses dons, sans discrimination de sexe. Les enfants doués vivront avec des nourrices, dans un quartier qui leur permettra de développer leurs dons. « Quant aux rejetons des sujets sans valeur et à ceux qui seraient mal conformé de naissance, ces mêmes autorités les cacheront, comme il sied, dans un endroit qu’on ne nomme pas et que l’on cache. » 
La Démocratie
Le gentil Pilote et les matelots ingrats
L’argument majeur de Platon contre la démocratie est que la plupart des citoyens n’ont pas les moyens intellectuels de pouvoir voter utilement. Cet argument est tellement important que la plupart des démocraties d’aujourd’hui font comme si la question n’avait jamais été posée.
Dans la République, (VI, 487-490), Socrate associe l’état à un navire. Ce navire est mené par un équipage dont le capitaine ressemble à un des derniers rois d’Athènes. Il « dépasse, par sa taille et par sa force, tous ceux qui sont sur le navire, mais il a l’oreille un peu dure, pareillement la vue assez courte », mais il connaît son métier. La masse des citoyens d’Athènes est associée à l’équipage de matelots. Ils ont tous envie de tenir le gouvernail, et passent leur temps à se chamailler à ce sujet. Ils ont un pilote fort habile sur le bateau, mais ils croient tous qu’ils peuvent aussi bien que lui, alors qu’ils n’ont jamais appris ce métier. Ils prétendent que ce métier ne s’apprend pas, et que le pilote gagne sa pie en faisant semblant d’en savoir plus que les autres sur son métier. Ils vont souvent parlementer avec le capitaine, pour lui demander de leur confier le pilotage du navire à tour de rôle. Comme il refuse de céder à leurs demandes, l’équipage tue le pilote, le jette par-dessus bord, et enferme le capitaine dans sa cabine après l’avoir drogué. Socrate décrit ensuite la pagaille qui se répand sur le bateau. Les matelots pilotent en mangeant et buvant tout ce qu’ils trouvent dans la cale, et se distribuent des diplômes de pilotage. Ils demandent au capitaine de reconnaître ces diplômes. Comme il refuse, ils le menacent, ainsi que tous ceux qui mettent en doute leurs compétences de pilote. Ils ne savent pas ce qu’un pilote devrait savoir sur les saisons, le ciel, les astres, les vents, les fonds marins, la solidité des coques. Socrate conclut son récit en associant le pilote au philosophe.
Ce texte décrit un phénomène qui a pu être observé dans la plupart des civilisations humaines, hier aujourd'hui et probablement demain. Son humour est grinçant. Même pour ceux qui, comme moi, croient que les humains peuvent encore imaginer une meilleure façon de procéder que ce qui est proposé sous forme de démocratie, ce texte est parlant. Pour Socrate une société, même démocratique, ne fonctionne que si elle propose :
A) Des lois justes, une police respectueuse et respectée, et une autodiscipline des citoyens qui empêchent les gens de se jeter par-dessus bord.
B) Le respect des compétences de chacun.
C) Une politique du développement humain.
Aujourd'hui, ces critères font officiellement partie des directives de la plupart des démocraties :
Les réformateurs du 19e siècle attendaient par-dessus tout que [l’instruction] assura les conditions du bon fonctionnement du suffrage universel en produisant des citoyens capables de voter (« le juge, disait Jules Simon, doit savoir ce qu’il fait, il doit s’éclairer lui-même »). (Pierre Bourdieu 1979, 8, pp. 484-5)
En rappelant cette réponse de la démocratie moderne à Platon, Pierre Bourdieu souligne aussitôt qu’elle demeure plus ou moins clairement appliquée. Par exemple, depuis que les principaux partis politiques visent un capitalisme libéral, ces directives sont souvent placées assez bas dans l’échelle des priorités, quand elles ne sont pas perverties dès le début, démontrant ainsi la robustesse de la critique de Platon :
C’est ainsi qu’aujourd’hui, par un de ces retournements paradoxaux qui sont coutumiers en ces matières, l’instruction (…) tend à fonctionner comme un principe de sélection, d’autant plus efficace qu’il n’est pas imposé officiellement ou même tacitement, qui fonde et légitime l’intégrale participation à la démocratie électorale, et tendanciellement, toute la division du travail politique. (Pierre Bourdieu 1979, 8, pp. 484 -5 )
Comment peut-on voter quand on pense si mal ?
La problématique compétence citoyenne soulève un grand nombre de questions, dont seulement certaines concernent le psychologue. Wilhelm Reich, dans sa Psychologie de masse du fascisme (1933), essaye de comprendre comment le peuple allemand a pu élire démocratiquement Hitler, puis accepter qu’Hitler reste au pouvoir au-delà de son mandat. Le psychologue est aujourd’hui l’expert qui est censé proposer une évaluation des moyens psychologiques (intellectuels et affectifs) dont dispose un citoyen, et de leur adéquation à la fonction de citoyen. Les sciences sociales sont censées décrire quels systèmes sociaux peuvent bénéficier des caractéristiques hétérogènes d’une population humaine. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault (1966) montre la difficulté qu’il y a à trouver un discours qui tienne la route sur les dynamiques sociales et psychologiques. Nous avons trop souvent des mots qui désignent des choses dont l’existence est hypothétique (l’âme, l’énergie vitale, etc.) comme si elles existaient vraiment, alors qu'un grand nombre de dynamiques réelles sont ignorées parce que pas nommées. La plupart du temps le vocabulaire et les systèmes de classification agrandissent des détails, les regroupent de façon arbitraire pour former des entités sémantiques qui n'existent pas dans la réalité, et détournent notre attention de ce qui existe vraiment. C'est ainsi que pendant longtemps, on a cru en Europe que des termes comme « intelligence », « émotion » ou « instinct » désignaient des dynamiques psychiques réelles ; ou que l'on a pu écrire des milliers de volumes sur les rapports entre le corps et l'esprit, alors qu'en fait cette distinction a une série de fonctions culturelles, mais ne permet pas de différencier utilement les dynamiques qui animent un organisme. Ce raisonnement peut aussi être appliqué à la démocratie. Il est probable que nous n'avons pas encore imaginé les concepts, les notions, les mots, les discours qui permettent de décrire le fonctionnement d'une démocratie et de ses citoyens de façon réaliste. Il est possible que le jour où des humains pourront répondre à Platon de façon satisfaisante, ils deviendront capables d'imaginer un système politique encore plus sophistiqué.
Le procès de Socrate
Socrate est presque Jésus
Lorsque mes parents et mes professeurs me parlaient du procès de Socrate, ils me le présentaient comme quelque chose d'aussi arbitraire que les procès des pays communistes contre le droit de penser, celui qui aux États-Unis emprisonna et causa indirectement la mort de Wilhelm Reich, les bûchers levés par l'Inquisition pour brûler les gnostiques et les premiers savants, et le meurtre du Christ. Au regard de ces exemples, Socrate était souvent présenté comme un innocent, qui n'avait comme seul tort d'avoir osé mettre en question l’enseignement de l'époque. Il incarnait le courage de poser toutes les questions imaginables, de refuser tous les mensonges et de ne jamais imposer de tutelle. Il incarnait aussi la vertu, l'intelligence, l'imagination, la bonté et l'humour d'être libre. Bref, il était la figure de proue de l'humanisme, de l'esprit d'enquête, de la volonté de savoir, et de l'espoir que les humains avaient la capacité de s'améliorer. Quelque part Socrate représente toujours cela, et malgré ce que je vais dire maintenant je trouve injuste qu'il ait été condamné. Mais la république d'Athènes avait quelques motifs d'être fâchée.
Reprenons les faits. En 403, la guerre du Péloponnèse se termine, et les oligarques sont chassés. Si la mort de Socrate n’était liée qu’à la chasse aux sorcières lancées contre les amis de l’oligarchie, le procès de Socrate aurait eu lieu à ce moment et non en 399. Outre l'esprit revanchard de la nouvelle république, pour Théodore Gomperz, le procès est avant tout la conséquence d’une accumulation de griefs contre Socrate :
— Les amis de Socrate militaient pour des mœurs hors norme en Grèce, à la limite de ce que le citoyen pouvait approuver.
— Socrate et ses élèves parlent des dieux de façon cavalière, modifiant les légendes en fonction de leurs besoins. Ainsi, dans le Banquet, Éros est le plus ancien des dieux dans la bouche d'un orateur, et le plus jeune dans la bouche d'un autre.
— Les amis de Socrate étaient souvent des ennemis féroces de la République (Alcibiade), et parfois membres des Trente.
— Certains élèves de Socrate, comme Platon, continuent à militer contre la république pour un retour à une forme de pouvoir tyrannique.
— Socrate et ces élèves veulent enseigner à une large part de la jeunesse athénienne les idées morales, religieuses et politiques qu'ils prônent. Douze ans plus tard, l'Académie est fondée. Elle inclura des personnalités comme Aristote qui prônent l'esclavage.
Ce sont des citoyens qui ont porté plainte contre Socrate, pour des raisons plus ou moins honorables. Ils l’accusent de “corrompre les jeunes gens et de ne pas croire aux dieux auxquels croit la Cité et de leur substituer des divinités nouvelles”. Socrate faisait partie d'un milieu d'enseignants qui veillaient à l'éducation des jeunes gens riches, capables de s’offrir une éducation de qualité. C'était un créneau officiel du marché athénien, un peu comme aujourd’hui certaines écoles privées Suisses et d’ailleurs. C'est notamment parce que Socrate était un enseignant officiel de la jeunesse que la qualité de son enseignement préoccupait un grand nombre de citoyens, souvent anciens élèves ou parents d'élèves. L'affaire jugée par une grande partie de la population, puisque le tribunal était formé de cinq cents juges, tirés au sort parmi les citoyens de plus de trente ans.
Mourir en philosophe
Ayant montré que Socrate n’est pas seulement une victime d’un citoyen moyen qui aurait eu peur de ses questions et d’être confronté à sa médiocrité, il y a un autre aspect lié à sa mort qui mérite d'être inclus dans notre discussion : la dignité du philosophe face à la mort. L’on peut sympathiser ou pas avec les conservateurs, les républicains ou ceux qui ont combattu pour la libération des esclaves. Mais l’on peut aussi sympathiser avec des personnes qui savent mourir dignement. Ce sont deux discussions différentes. Les trois dialogues écrits par Platon sur la mort de Socrate (l’Apologie, le Criton et le Phaedon), forment un des plus beaux textes sur la dignité du philosophe face à la mort. Je dis philosophe parce que Socrate montre qu’un citoyen philosophe n’a pas besoin de la religion comme « opium du peuple » pour mourir dignement. La mort de Socrate est présentée par Platon comme apolitique dans le sens fort du terme. Ses amis influents proposent d’organiser sa fuite et sa retraite luxueuse en exile. Socrate refuse. Il a passé sa vie à Athènes, parce que c’est pour lui, malgré les nombreuses contrariétés que j’ai évoquées, l’endroit qui lui a offert protection et stimulation, et que dans aucune autre cité, il n’aurait préféré vivre. Son amour pour Athènes dépasse même son amour pour sa mère et son père. Se soumettre aux lois de sa cité est donc un acte sacré que Socrate n’est pas près de profaner pour vivre quelques années de plus. Il accepte donc la sentence de mort qui lui a été adressée par ses concitoyens, amis et ennemis.
L’attitude de Socrate face à la mort se passe aussi de religion. Lentement, patiemment, il envisage avec ses élèves et amis, en prison, tous les scénarios possibles imaginés par les humains sur la mort : l’organisme qui pourrit dans la terre corps et âme, l’âme qui voyage d’un corps à l’autre comme dans la future théorie de Platon, ou l’âme jugée par les dieux qui peut ensuite aller, soit au paradis, soit au purgatoire, soit en enfer. Si le premier scénario correspond à ce qui se passe réellement, toutes les morts se valent. Dans les deux autres cas, l’avantage est à celui qui meurt dignement, puisqu’il se réincarnera de façon plus heureuse ou évitera l’enfer. Une fois encore, la délibération de Socrate renforce son idée qu’il a intérêt à mourir dignement, en respectant les lois de sa cité. Il peut maintenant boire la ciguë qui lui a été tendue.
Cet aspect-là de la vie de Socrate a été un modèle pour tous ceux qui prétendaient pouvoir mourir dignement sans avoir besoin de croire en un dieu. Un exemple de cette influence est la lettre dans laquelle Adam Smith montre comment son ami athée David Hume sut mourir dignement.
Ombres et lumières
Ombres et soleil chez Platon
Si Socrate était un homme de lumière, alors Platon n'a jamais oublié le paysage d'ombres et de lumières d'Héraclite. Si Platon avait cru qu'il suffisait de découvrir le sens juste des idées et de l'enseigner, pour améliorer le sort de l'humanité, pourquoi propose-t-il aux sages de sa République de manipuler les citoyens de la Cité ?
Le mythe de la caverne II
J'ai déjà introduit le mythe de la Caverne de Platon. Je ne vous en ai commenté que la première moitié, qui correspond à la période socratique de Platon. Le mythe montre que les humains font face à l'ombre de ce qui se passe vraiment, et qu'ils ont peur de se retourner vers le soleil et d'être éblouis par lui. Platon montre ensuite qu'en étant prudent, il est possible d’apprendre graduellement à sortir de la grotte et à voir ce qui est, sans devenir aveugle. Socrate défend un idéalisme doux, en montrant qu'il n'est pas possible de contraindre les gens de se retourner vers la lumière sans risquer de les aveugler à vie.
C'est à peu près là qu'intervient Platon, nettement plus méfiant. Il se déguise, puisqu'il utilise toujours la voix de Socrate, et demande pourquoi les gens refusent d'apprendre à quitter la caverne, pourquoi choisissent-ils presque sciemment de vivre dans l'ignorance ? Il s'imagine que si quelqu'un entrait dans la caverne pour annoncer à ceux qui s'y trouvent qu'il est possible d'en sortir et de voir ce qui est, les citoyens de la grotte préféreraient le tuer que de l'écouter et remettre en question tout ce qu'ils ont construit depuis des millénaires. Platon pense à ce que les Athéniens ont fait à Socrate, le lecteur de Platon pense à ce que les Juifs ont fait subir à Jésus et l'Inquisition aux premiers savants.
Cette partie du mythe recoupe la réalité décrite pas les psychologues, dans la mesure où Platon distingue ce qui se passe de ce qui est perçu ; et il se rapproche des thèmes psychothérapeutiques, dans la mesure où il mène non seulement à une discussion sur la perception des choses telles qu'elles existent vraiment, mais aussi sur la difficulté de cheminer vers la vérité et de partager ce que l'on découvre avec ceux qui n'ont pas essayé de regarder le soleil en face. Les psychothérapeutes ont repris ce texte (Lear 2000) comme annonciateur de leur démarche, au sens où il montre que l'homme normal doit lutter contre des forces qui le maintiennent dans son aveuglement. L'on retrouve ici, en germe, la notion de résistance au traitement, de résistance à la vérité et de résistance au changement, observée par de nombreux psychothérapeutes. Chez Platon, cette résistance n’est pas un symptôme psychopathologique, mais une propriété par défaut de la nature humaine.
Le meurtre du christ
Cette résistance au changement est reprise de façon particulièrement violente par Wilhelm Reich dans Le meurtre du christ (1953), dont voici deux extraits :
Le Christ est finalement assassiné en l’an 30. Non parce qu’il a été bon ou mauvais, parce qu’il a trahi son peuple ou défié les talmudistes du Sanhédrin ; il n’est pas mort parce qu’un gouverneur impérial jaloux s’est mépris sur ses paroles et a vu en lui le « roi des juifs » ; il n’est pas mort parce qu’il s’est rebellé contre l’occupation romaine, ni pour racheter les péchés de l’homme. Il n’est pas non plus un simple mythe que la hiérarchie chrétienne aurait créé pour « régner d’autant plus facilement sur l’âme des hommes ». Le Christ n’est pas un aboutissement de l’évolution économique dans une certaine phase de la société ; il aurait pu vivre à toutes les époques, en tous pays, dans n’importe quelle situation et sous n’importe quelles conditions sociales. Il serait toujours mort de la même manière. Son sort aurait été réglé partout à tous les âges. C’est là encore la signification émotionnelle du Christ. (p.87)
On peut trouver un Judas Iscariote dans chaque pays, dans chaque groupe humain se pressant autour d’un être généreux, en quelque période de l’histoire de l’humanité que ce soit. C’est le satellite, l’adepte fanatique, celui qui avant tous les autres voudrait mourir pour son maître. C’est le Petit Bonhomme aux lèvres pincées, à la face blême, aux yeux brûlants, au cœur d’acier. C’est l’enfant tenu en échec, retenu dans la boue dont l’âme fut écrasée et qui a grandi pour être, de par sa structure, un traître. Il sera l’homme haineux et accapareur, le sac vide, gonflé de fureur en attendant le ciel. (p.133)
La fureur de Reich témoigne de sa souffrance après avoir été persécuté pour ses idées par les communistes, les nazis, le maccartisme aux U.S.A., et même par ses collègues psychanalystes. Il présente le Christ comme le mythe de ce qui a aussi été vécu par Prométhée, Socrate et lui-même.
Les sens déforment
Mon organisme a tellement travaillé pour construire une belle représentation mentale du papillon qui vole devant moi, qu'il a du mal à nourrir le sceptique en moi pendant que je m'émerveille de ce que je vois. Il y aurait en chaque humain certaines dynamiques qui ne peuvent pas s'empêcher de lui faire croire que les informations sensorielles « parlent vrai ». Cette exigence de la conscience est notamment une des bases de ce qui permet aux artistes de nous impressionner si profondément. Pourtant, d'autres parties de la conscience humaine encouragent les individus à devenir plus conscients des limites de la perception. Platon décrit un conflit entre plusieurs tendances de la nature humaine, l’une qui cherche la vérité et l’autre qui s’accommode des us et coutumes de son entourage.
Un psychothérapeute a une vision moins manichéenne de ces dynamiques de la nature humaine. Pour Jung, par exemple, les ombres projetées sur la paroi de la caverne sont plus qu’un simple reflet d’une réalité, car elles forment une autre réalité qui mérite tout autant d’égards : la psyché. Le portrait proposé par un peintre n’est jamais l’exacte copie d’un visage, car il est aussi un acte créatif qui cherche à reconstruire une vision. De même, pour Jung, l’ombre de la caverne en tant que métaphore de la psyché humaine n’est pas l’exact miroir de ce qui est perçu, parce que c'est une autre dimension de la réalité. Exiger du mental qu’il puisse saisir les idées telles qu’elles existent, c’est exiger de l’esprit humain qu’il soit transparent et neutre : une sorte de pieuvre qui n’a comme seule tâche que de se gaver de nourritures célestes. Si un organisme développe des systèmes de défense et de protection, comme le système immunitaire, c’est qu’un organisme est une entité qui veut survivre, sans chercher à si sa vie est bonne ou mauvaise, utile ou inutile, pertinente ou pas. La vérité n’est pas un enjeu central de l’organisme humain. Les religieux sont des gens qui aimeraient que Dieu devienne l’enjeu principal de chaque individu, et un philosophe comme Platon aimerait que la vérité devienne l’enjeu central de chaque organisme humain. Le psychothérapeute se contente de soutenir un organisme pour qui vivre est trop inconfortable, et de l'aider à comprendre ces dimensions du fonctionnement humain afin d’en tirer un meilleur parti et de mieux en vivre. Le psychothérapeute jungien a un profond respect pour toutes les productions psychiques. Il comprend la nécessité des humains à transformer leur environnement en ombres digestes, projetées sur les écrans du cinéma intérieur. Chercher à modifier le cinéma intérieur d’une personne passe forcément par une déconstruction qui vise une reconstruction, plus habile à défendre les enjeux d’une vie. Le psychothérapeute est sans cesse confronté à des individus aveuglés par leur foi inébranlables dans la perception qu’ils ont de ce qui leur est arrivé. Ils ont l’impression que leurs ombres intérieures sont une perception directe des phénomènes qui créent ces ombres. Remettre en question certains épisodes du scénario qu'ils utilisent pour se représenter leur vie fait partie du processus psychothérapeutique. En accomplissant son travail, le psychothérapeute devient a fortiori un peu philosophe, car il se rend vite compte, en s’observant, en observant son entourage, qu’effectivement c’est l’espèce humaine tout entière qui se cherche une mythologie viable, des fables comme celles que Platon avait imaginées. Le psychothérapeute s'inspire donc souvent et de Socrate et de Platon, mais son intention est autre.
Un scénario, des scénarios
Trois sœurs racontent le divorce de leurs parents à un psychothérapeute. Celui-ci entend trois histoires différentes. Laquelle est la vraie ? Dans un sens, les trois. Chaque sœur raconte une façon personnelle de réagir à un événement. Chacun de ces récits est comme l’ombre d’un évènement réel pour le thérapeute platonicien, ou une manifestation de la créativité mentale d’un individu pour l’analyste jungien. Mais si ces dames viennent en psychothérapie, c'est qu'elles aimeraient modifier leurs modes de fonctionnement. Le psychothérapeute peut leur demander de confronter ces trois versions d’un divorce, et de construire ensemble une histoire familiale du divorce, pour qu'elles apprennent à mieux communiquer, à mieux se comprendre, à mieux apprécier trois façons de réagir. Il n’est pas question, dans cet exercice, de reconstruire ce qui s’est réellement passé, même si le récit construit à plusieurs semble souvent plus proche de la réalité. Il s'agit de co-construire une représentation qui sert de base de discussion aux trois sœurs. Je me retrouve à nouveau devant la difficulté de la notion de co-construction, qui est bien sûr une illusion de la conscience. Il y aura toujours trois histoires dans trois organismes, qui sont ressenties de trois façons différentes. En se construisant ensemble une nouvelle version des faits, les trois sœurs auront mobilisé les mécanismes de régulation impliqués par ces trois histoires de façon intense. Ces mécanismes de régulations devront se restructurer pour pouvoir assimiler la nouvelle version des faits, et les nouvelles charges affectives qui s’y associent. Comme Socrate, le psychothérapeute propose une thérapie graduelle, car il sait que le système de défense des trois organismes qui viennent le voir est complexe et fragile, et que chaque sœur a besoin de temps pour s’accommoder à une nouvelle vision de leur histoire. La stratégie thérapeutique proposée ici est une remise en question de ce que chacune croyait être la vraie histoire du divorce des parents.
Voici une autre forme de remise en question d'un point de vue figé :
Au début de sa thérapie, Anne me raconte qu'elle a été élevée par une mère possessive et un père indifférent. Ce père préférait boire avec ses amis que de travailler ou d’éduquer ses enfants. La mère déprime souvent, et n'arrête pas de se plaindre de son inutile mari à sa fille. Les parents se séparent quand Anne a 20 ans. Le père vit avec une autre femme, la mère vit avec sa fille qui passe beaucoup de temps à écouter les plaintes de sa mère.
Pendant sa thérapie, Anne rencontre un homme et sort avec lui. Elle le trouve sympathique : pas si beau que ça, mais gentil, drôle et amical. Catherine, une de ses meilleures amies, veut absolument lire dans les cartes ce qui va se passer entre Anne et cet homme. Elle étale ses cartes devant Anne, et sans lui demander son avis, déclame à haute voix ce que les cartes lui « disent » sur cet homme : d’après les cartes, Anne doit se méfier de cet homme, car il a une double personnalité, l’une gentille et l’autre méchante, comme dans l'histoire du docteur Jekyll et mister Hide. Anne est bouleversée. Effrayée, elle rompt avec son amant.
Je demande à ma patiente s'il n'y aurait pas, dans sa façon de réagir, une réminiscence des nombreux moments où elle croyait ce que sa mère lui disait sur son père. Je me demande à haute voix si le père est vraiment aussi nul qu'elle le prétend. Autrement dit, j'utilise ce qui s'est passé entre Anne et Catherine pour vérifier si le scénario parental que m'a raconté Anne, tient la route. Dans le cas présent, la question est de savoir si Anne va se contenter de croire ce que Catherine lui a « révélé », ou si Anne va oser vérifier si son ami a vraiment une double personnalité. Elle n'a pas appris à avoir confiance dans ses propres impressions sur un homme. Elle me raconte que pourtant, elle se souvient qu'à six ans, elle adorait son père. Chaque fois qu'il rentrait du travail, elle embrassait son visage. Un visage inexpressif, même quand il recevait un baiser d'Anne. La mère n'arrêtait pas de dire à sa fille que ce père ne méritait pas tant de tendresse. Anne se mit donc à supposer qu'elle aimait quelqu'un qui ne l'aimait pas, mais sans arriver à savoir précisément ce qu’il en est. Elle s’imagine que la mère a la capacité de savoir comment les hommes réagissent, et qu’elle ne sait pas faire cela. Personnellement, je m'imaginais un homme si déprimé à l’idée de retrouver sa femme acariâtre, et tellement sur ses gardes, qu'il n'osait même plus sourire à sa fille, qu'il aimait pourtant tendrement. Je ne savais si les choses s'étaient passées ainsi, mais je pensais qu'il était utile d'explorer cette hypothèse.
C'est à ce moment de la thérapie que Platon et son mythe de la caverne ont surgi dans ma mémoire pour m'apporter quelques conseils. Il est vrai qu'aimer quelqu'un ne garantit pas qu'il vous aime, et que certaines investigations peuvent s’imposer avant de faire confiance. Mais un sophiste utiliserait cette argumentation comme s'il s'agissait d'une vérité, pour ensuite imposer d'autres vérités du même acabit, qui pourront détruire une relation potentiellement constructive. Ce sophiste n'aiderait pas Anne à chercher d'autres points de vue qui pourraient être tout aussi pertinents, il ne l'aide pas à apprendre à apprendre. Or, ce dont Anne a besoin, c’est d’apprendre à découvrir ce que l’autre pense d’elle. Elle a appris à faire confiance à des sophistes féminins plutôt que d’écouter sa flamme intérieure. Catherine et sa mère sont d'ailleurs deux femmes qui ne savent pas comment se trouver un homme agréable, ou même un homme tout court, puisque leur seul amant est leur aigreur.
Cette histoire est sans doute moins poétique que la fable de Platon, mais j'espère qu'elle rend plus tangibles les illusions qui s'épanouissent dans la conscience. Il s’agit de scénarios systémiques, construits par un jeu complexe de miroirs - chaque miroir est le regard de l’autre - et, ce sont tous ces regards qui tissent ce que la conscience de tous les jours prend pour une réalité, une représentation objective de ce qui se passe. Anne par exemple croit que son père est tel que sa mère le décrit et le père a tellement peur de sa femme qu'il la laisse faire. Il est donc complice malgré lui de l’image erronée qui se forme dans l'imaginaire de sa fille. Au cours de sa thérapie, Anne va réévaluer sa façon de percevoir sa mère et son père, en se basant autant sur ce qu’elle ressent que sur ce que les autres lui disent. Elle va poser à ses parents des questions qu'elle ne leur avait jamais posées. Elle va participer plus activement à la construction des représentations qui la forgent.
Au début de sa thérapie, l'image de la petite Anne qui fait des baisers à son père est occultée. Après que je me fus transformé en torpille socratique, pour déstabiliser son système de défense, des images de tendresses enfantines entre elle et son père devinrent à nouveau accessibles. Ces souvenirs peuvent enfin être ressentis comme agréables, sans effacer celle d'un père « inutile ». Le nouveau portait de son père, qui s’inscrit dans sa mémoire consciente, lui permet d’accepter, et même d’apprécier, que son père vit avec une autre femme que sa mère.
Arrivée à ce point de la discussion, Anne commence à sentir monter en elle une colère contre Catherine. Elle se demande si Catherine est jalouse d'elle, parce qu'elle a un amant. Catherine craint peut-être qu'Anne, si elle est amoureuse, vienne moins souvent la voir, et d’avoir moins d’emprise sur elle. La lecture des cartes imposées par Catherine est maintenant clairement ressentie par Anne comme une intrusion, une tentative agressive de l’influencer. Anne finit par téléphoner à son amant, et lui dit qu'elle n'est pas sûre de vouloir rompre. Ils se revoient, et s’aiment à nouveau.
Il n’est pas question ici d'inverser les rôles, de rendre le père gentil et la mère méchante. En bonne torpille, j'espère créer un déséquilibre qui permet à Anne de chercher une nouvelle façon d'évaluer son entourage. Il est possible qu'elle finisse par redécouvrir que son père n'est effectivement pas quelqu'un de fiable, et qu'elle peut compter sur sa mère et Catherine. Ce constat aura néanmoins une base possible, plus personnalisée, avec un contenu plus riche et nuancé, moins caricaturale, et par conséquent plus vivante. En devenant capable d’intégrer des réalités humaines plus complexes, elle devient aussi capable de s’appréhender avec plus de souplesse, et moins de dédain pour elle-même. Dans la réalité, elle a changé en profondeur ses rapports familiaux et professionnels. Elle a pu contacter et laisser s’exprimer des capacités créatrices insoupçonnables au début de nos entretiens.
Le mythe du Chariot
Dans Phèdre, Platon raconte le mythe du chariot. Il nous propose une métaphore qui montre que nous sommes non seulement composés d'ombres et de lumière, mais qu'il faut avoir la force de contrôler ces deux forces également utiles.
Le mythe décrit l'homme en conducteur de char à deux montures : un gentil et beau cheval blanc et un méchant et horrible cheval noir. Le cheval blanc est l'âme immortelle, capable de voler dans tout l’univers, alors que le cheval noir est le corps périssable, qui aime courir sur le sol. Pour Platon, le philosophe peut s'approcher du monde des dieux et de celui des Idées par moments, puis accepter que l'effort fourni justifie ensuite des nourritures plus terrestres qui permettent de reprendre des forces. Un humain combine les forces de ses deux chevaux intérieures de diverses de manières :
[L'âme] qui suit et ressemble le mieux à la divinité, élève la tête de son cocher vers cet envers du ciel, et se laisse emporter par le mouvement circulaire. Mais, troublée par ses coursiers, elle ne contemple qu’avec peine les êtres doués d’une existence réelle. Telle autre, tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; et, violentée par ses chevaux, elle aperçoit certaines réalités tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de monter ; mais, incapables de suivre, elles sombrent dans le remous qui les emporte, se jettent les unes sur les autres et se foulent aux pieds, chacune essayant de se porter avant l’autre. De là un tumulte, une lutte et les sueurs d’une suprême fatigue. Par la maladresse des cochers, beaucoup d’âmes alors deviennent boiteuses, beaucoup brisent une grande partie de leurs ailes. Toutes, malgré leurs efforts répétés, s’éloignent sans avoir été admises à contempler l’Être réel ; elles s’en vont n’ayant obtenu qu’opinion pour pâture. La cause de cet intense empressement à découvrir la plaine de vérité, est que l’aliment qui convient à la partie la plus noble de l’âme provient de la prairie qui s’y trouve, et que la nature de l’aile ne peut s’alimenter que de ce qui est propre à rendre l’âme légère. Il est aussi une loi d’Adrastée. Toute âme, dit-elle, qui a pu être la suivante d’un dieu et contempler quelques vérités absolues, est jusqu’à un autre périodique retour à l’abri de tout mal ; et, si elle reste capable de toujours accompagner son dieu, elle sera pour toujours hors de toute atteinte. Lorsque l’âme pourtant, impuissante à suivre les dieux, ne peut point arriver à la contemplation, et que par malheur, en s’abandonnant à l’oubli et en se remplissant de vices, elle s’appesantit : alors, une fois appesantie, elle perd ses ailes et tombe sur la terre. Dès lors, une loi lui défend d’animer à la première génération le corps d’un animal, mais prescrit à l’âme qui a contemplé le plus de vérités, de générer un homme qui sera ami de la sagesse, ami du beau, des Muses ou de l’amour. L’âme qui tient le second rang doit donner un roi juste ou guerrier mais apte à commander ; celle du troisième rang produira un politique, un administrateur ou un homme d’affaires ; celle du quatrième, un gymnaste infatigable ou quelque homme versé dans la guérison des maladies du corps ; celle du cinquième mènera la vie d’un devin ou d’un initiateur ; celle du sixième conviendra à un poète ou à quelque autre imitateur celle du septième animera un artisan ou un agriculteur celle du huitième, un sophiste ou un flatteur du peuple celle du neuvième, un tyran. Dans tous ces états, quiconque a vécu en pratiquant la justice obtient en échange une destinée meilleure ; celui qui l’a violée tombe dans une pire. (Platon, Phèdre, 248, Traduction de Paul Vicaire, 1985)
Je retrouve ici cette dualité qui dans Le banquet opposait harmonie et discorde, santé et maladie, Aphrodites célestes et populaires. Ayant renvoyé l'unicité au monde des dieux, Platon illustre d'une autre façon, sa vision dialectique du monde dans lequel les êtres humains vivent. Un être humain capable du meilleur et du pire, aussi polarisé que dans les descriptions de Jung et de Reich, cité plus haut.
Le corps et l’esprit
Voici un exemple vécu qui montre une façon d’utiliser l’image du char dans une séance de psychothérapie. Il s’agit d’une jeune dame qui a peu d’amis, peu de vie sociale, peu d’activité sexuelle, et sous-évalue ses capacités professionnelles qui sont pourtant appréciées. Six mois après le début de la thérapie, elle m’apporte un rêve dans lequel elle s’imagine devenir une mère dégoûtée par son bébé.
Dans une des séances que nous avons consacrées à ce rêve, je me suis centré sur deux images :
Image I : Une mère qui allaite facilement.
Image II : Une mère dont le lait n’est pas appréciée par l’autre, un lait qui détruit l’autre.
Pour cette patiente, la fonction maternelle fait partie de la dimension « animale » de l’humanité. En parlant, son visage fait une mimique qu’elle ressent comme dédaigneuse et dégoûtée. Elle me parle de l’horreur que ça doit être de devenir une mère qui accueille son mari chaque soir en ne lui parlant que de son enfant et de ce qu’il faudrait faire. Je lui demande pourquoi elle trouve cela si ennuyeux, et pourquoi elle est si sûre que ce sujet ennuie forcément le père qu’elle imagine ? Le sien était dans la marine pendant les premières années de sa vie, si bien qu’elle jamais été témoin d'une discussion où ses parents parlent d’elle tendrement, de son éducation, de sa vie d’enfant.
Elle oppose les aventures d'une mère en train de gérer des biberons et des langes à des discussions plus « élevées » sur la pédagogie, sur les grands penseurs qui ont parfois été des membres de la famille, ou des connaissances. Elle est à la fois découragée et irritée par les thèmes de la vie quotidienne, et espère que sa psychothérapie ne va pas la ramener souvent à ce genre de sujet. Elle se sent violée dans son intimité par cette discussion, et me demande de la ménager. Je prends l’option de ralentir mais de garder le cap. Nous parlons un instant de sa résistance à aborder ces dimensions instinctuelles et corporelles de l’être. Elle m’accuse de « tout » réduire à la dimension pipi/caca. Je lui décris deux mères :
— Mère 1 : La mère met une pince à linge sur le nez quand elle enlève les langes du nourrisson, quand il fait des rots et des renvois ou quand il hurle ; par contre elle adore jouer avec un bébé propre qui rie avec elle.
— Mère 2 : La mère accepte l’enfant en tant qu’organisme qui fait pipi, des rots et aime rigoler.
La patiente reconnaît qu’elle a plutôt été l’enfant de la mère 1. Pour montrer qu’il n’est pas nécessaire de réduire la fonction intellectuelle à la fonction maternelle pour admettre que les deux fonctions sont des dimensions également importantes de l’organisme, j’utilise une version adaptée de la fable du chariot de Platon.
Le cheval blanc qui vise le soleil est la dimension spirituelle, intellectuelle, intelligente qu’elle valorise tant. Le cheval noir qui vise la terre est l’ensemble des dimensions instinctuelles, corporelles et matérielles qu’elle dédaigne. Si elle n’avait que le cheval blanc, elle brûlerait dans les cimes solaires ; si elle n’avait que le cheval noir elle se noierait dans les marécages sombres de la terre. J’associe ces deux montures à ses tendances maniaco-dépressives, en montrant qu’elle a besoin du cheval noir pour ne pas se brûler, pour avoir les pieds sur terre. J'ajoute que je comprends mieux, après cette discussion, pourquoi le côté concret des relations humaines la déprime. Pour en revenir à la thérapie que nous entreprenons, je lui parle de la personne dans le chariot qui doit tenir les rênes de façon à ce que l’attelage aille dans une direction choisie. Pour le moment cette personne a du mal à tenir les rênes et ne sait pas vraiment où elle veut aller.
L'intégration de l'ombre chez Jung
Un des outils à visée psychothérapeutique proposé par Carl Gustav Jung, est l’intégration des ombres et des lumières de l’âme. La théorie de Jung permet de récapituler ce que j’ai déjà développé à propos de la dialectique, et de reprendre la notion d’ombre et de maîtrise de l’ombre proposée par Platon, sous un autre angle.
Créer un tableau des ombres et des lumières de son âme est une des premières étapes d’un processus jungien type. Un analyste jungien s’attend à aborder ce thème assez rapidement, même s’il sait s’adapter aux exigences d’un processus individuel qui doit parfois commencer autrement. Une première façon de différencier l’ombre et la lumière d’une âme, selon les analystes jungiens, est d’associer la lumière à toutes les représentations de ce qu’un individu veut être, et l’ombre à toutes les représentations de ce qu’il ne veut pas devenir. La lumière regroupe des aspirations intérieures actives dont il est fier ; l’ombre, celles dont il a honte. Certaines de ces ombres sont personnelles (envie de suicide, lâcheté, etc.), d’autres culturelles (racisme, fanatisme, etc.).
En apprenant à distinguer ses ombres et ses lumières, l’individu met en branle un processus d’individuation dialectique qui permet à une force intérieure (diversement appelée « soi » ou « je » par les jungiens) de se structurer, de s’individualiser, et d’être capable de tenir par les rênes les forces intérieures représentées par les notions d’ombre et de lumière. Le thérapeute jungien vise donc une image proche du chariot de Platon, mais son centre d’attention est la formation du pilote, le développement de ses compétences.
Ce processus d’individuation est difficile, car il implique une réévaluation de ce qui est bon et mauvais en soi. Apprendre que les forces que l’on vénère ne sont pas forcément bienveillantes, est parfois plus difficile que d’admettre que nos rêves d’agressions violentes cachent des ressources créatrices. Le but de l’opération est de permettre à un individu d’acquérir la capacité et la force de devenir aussi conscient que possible des forces qui l’animent :
Il s’agit de regarder en face tous nos démons intérieurs, tous nos appétits agréés ou non, tout ce qui a été refoulé afin de conserver notre bonne conscience et notre sentiment de cohésion psychique. Le résultat de ce travail est de se réapproprier et d’intégrer l’énergie volée par nos démons intérieurs. (Claire Colliard 1987)
L’exploration de son ombre permet graduellement d’intégrer les forces qu’elles contiennent, et de se protéger des effets néfastes des diverses formes de peste émotionnelle comme le fascisme et le communisme qui ont rodé en Europe au vingtième siècle :
L’espèce humaine se plaît, elle aussi, à enfermer certains de ces problèmes dans des tiroirs séparés. Mais c’est précisément la raison pour laquelle nous devrions examiner avec la plus grande attention ce que nous sommes en train de faire, car l’humanité est aujourd’hui menacée par de mortels dangers, créés par elle-même, et qui cependant échappent toujours davantage à notre contrôle. (Jung 1964, p.145).
Jung écrit ces lignes peu de temps après que l’Union Soviétique a fait construire un mur et des barbelés qui ont divisé l’Europe en deux : à l’ouest les démocraties capitalistes, à l’est les démocraties communistes :
C’est le visage grimaçant de sa propre ombre mauvaise, que l’homme occidental voit grimacer de l’autre côté du rideau de fer. (…) Il vaudrait beaucoup mieux faire un effort sincère pour reconnaître dans l’autre notre propre « ombre », et son action néfaste. Si nous pouvions voir cette ombre (le côté ténébreux de la nature), nous serions immunisés contre toute contagion intellectuelle et morale. Dans l’état actuel des choses, nous ouvrons nous-mêmes la porte à la contagion parce que, pratiquement, nous faisons les mêmes choses qu’eux. (…) La triste vérité est que la vie réelle de l’homme est faite d’un ensemble inexorable de contraires, le jour et la nuit, la naissance et la mort, le bonheur et la souffrance, le bien et le mal.
Nous n’avons même pas la certitude qu’un jour l’un de ces contraires triomphera de l’autre, le bien du mal, ou la joie de la douleur. La vie est un champ de bataille. Elle l’a toujours été et le restera toujours. S’il n’en était pas ainsi, la vie s’interromprait. (Jung 1964, p.145-148)
Dans les écrits analytiques sur l’intégration de l’ombre et de la lumière, l’on retrouve la discussion du Banquet qui distingue les processus dialectiques qui n’intègrent que des relations harmonieuses, de ceux qui trouvent bénéfique l’intégration des dissonances. Certains analystes pensent que l’ombre et la lumière peuvent s’intégrer de façon harmonieuse, qu’il est possible de prendre la force cachée dans l’ombre pour renforcer la lumière, et d’utiliser la force de la lumière pour maintenir l’ombre à la périphérie de la conscience. Dans une telle démarche, l’ombre ne disparaît pas mais elle n’a plus d’autonomie.
D’autres analystes, comme le Finlandais Kaj Noschis, pensent que l’ombre ne s’intègre jamais, qu’elle ne perd jamais son individualité, qu’elle garde son indépendance :
L’indépendance de l’ombre engendre une souffrance qui, elle, peut, au mieux, amener à la recherche des conditions qui permettent d’y résister ou alors on y succombe. La vie spirituelle de l’homme est dans l’acceptation de ce drame. Voilà qui nous semble exclure toute intégration. (…) C’est une prise de conscience et une interrogation sur notre ombre qui nous ouvre la voie de l’âme. (Kaj Noschis 1997, À la recherche de l’ombre perdue)
Il y a dans cette formulation deux séries de questions différentes. La première provient du fait que la lumière à son ombre et l’ombre sa lumière. La lumière peut être dangereuse quand elle est abordée sans précautions, et la nuit permet aux individus de percevoir toutes les étoiles de l’univers. Le soleil par exemple est source de vie, tant qu’il demeure à une certaine distance de la terre, et deviendrait mortifère s’il s’en approchait. De même, les pulsions les plus effrayantes de l’être ont un potentiel créateur dont les artistes et les savants ont souvent bénéficié.
La deuxième série de questions est liée à la notion d’intégration de l’ombre. Si l’on admet qu’ombre et lumières sont deux forces indépendantes, comme le suggère la position manichéiste qui inspire Jung, alors seul l’effet d’émergence de la force du soi peut demeurer une préoccupation thérapeutique. Apprendre à admettre l’existence de forces maléfiques et bénéfiques au centre de son être, c’est apprendre à jouer avec une différence de potentiel qui peut devenir de plus en plus puissante au sein des dynamiques conscientes. Plus un individu peut consciemment admettre la puissance des forces maléfiques et bénéfiques qui l’animent, plus les dynamiques psychiques qui utilisent la conscience, ont d’espace pour trouver des solutions nouvelles à d’anciens problèmes. La conscience a moins peur de ce qui est, et peut percevoir des différences de potentiel de plus en plus puissantes sans perdre pied, sans se disloquer (psychose), ou sans se refermer dans un déni de ce qui est (névrose).
La force de la position jungienne est d’exiger que les humains reconnaissent les forces positives et négatives de l’univers, sans essayer de dissoudre leur identité dans des espoirs inutiles. Le bien et le mal qui émanent d’un tortionnaire ou d’un père qui commet des abus sexuels sur ses enfants, doivent pouvoir être confrontés par la conscience pour qu’un patient traumatisé puisse retrouver la force de vivre.
Cette attitude est élitaire — me semble-t-il — dans la mesure où je ne suis pas sûr que la plupart des humains sont capables de regarder toutes ces vérités en face. Cette dernière considération rejoint l’impression du Socrate, à la fin du mythe de la caverne. Pour Platon et pour Jung, le philosophe ou le psychothérapeute doit être capable de se percevoir de façon aussi honnête, et d’observer les autres avec la cruauté et l’amour de la vérité. Comment aider l’autre à se faire autant de bien que possible en s’appropriant autant de vérité que possible est un autre problème, plus pédagogique.
Le modèle de l’ombre éclaire utilement certaines difficultés que peuvent rencontrer ceux qui veulent soutenir une victime dans sa tentative d’intégrer l’indigeste. Tout d’abord le thérapeute aidera le patient à intégrer le fait qu’un traumatisme ne peut pas être oublié, ou annulé. Ensuite il essayera d’aider le patient à trouver une façon (a) de ne pas se couper de l’horreur de ce qui a été vécu, et (b) sans éteindre la lumière qui permet d’éclairer les élans qui forgeront le future. Il est parfois possible d’aller jusqu’à aider le patient de préciser les contours de l’ombre et de la lumière qui anime son tortionnaire. L’avantage de cette stratégie, qui n’implique jamais une justification des actes horribles dont les humains sont malheureusement souvent capables, est d’empêcher que le patient se protège en s’aveuglant, en devenant incapable de percevoir les lumières qui pourraient l’aider à se réparer. Il est en effet bouleversant de noter que les enfants qui ont été abusés par leur père ne cessent jamais de réclamer l’amour de leur père. Quand je travaille avec des patients qui ont été abusés, je suis horrifié par ce qu’ils ont vécu, mais je supporte encore plus mal que les parents abusifs ont rendu destructeur le besoin de tout enfant d’aimer leurs parents. Ce viol du besoin d’aimer est souvent encore plus ravageur que les abus sexuels et les violences corporelles.
Les sophismes d'une fin de vie
L'être, le mouvement, le repos, l'autre et le même
L'Étranger dans le Sophiste de Platon, montre qu’une entité peut être décrite en fonction de cinq états de base : une chose (1) est ou n’est pas, est (2) en mouvement ou (3) au repos, et est (4) la même ou (5) autre. Avec ces qualificatifs, selon Platon, la plupart des phénomènes peuvent être à la fois distingués et caractérisés. L’on peut se demander, par exemple, si une personne a, ou n’a pas, une personnalité intrinsèque ; si cette personnalité est statique ou dynamique, et si elle est « la même » tout le temps ou si elle devient « autre » ? Certaines catégories peuvent être combinées, d’autres pas. Si l’on démontre que les gens n’ont pas de personnalité intrinsèque, alors aucun des 4 autres états n’est pertinent. S’il est démontré que chaque humain a une personnalité de base, alors celle si ne peut pas être tout le temps la même et « autre ». Ces dimensions demeurent primordiales dans la philosophie et la psychologie à l'aube du XXIe siècle.
Durant la première moitié de la discussion, les protagonistes s'amusent à médire sur les sophistes, passe-temps favori des personnages de Platon. Mais l'étranger s'ennuie, et dirige lentement mais sûrement la discussion vers des sujets plus profonds. Il fait remarquer à ses amis qu'il est facile de qualifier d'autres protagonistes de farfelus sans savoir réel, mais qu’il est plus difficile de démontrer que l'on a soi-même une connaissance solide, même quand on est un mathématicien aussi illustre que Théétète. Ainsi, savoir quelque chose sur un objet dont l'existence est tangible est relativement aisé, mais comment désigner l'objet d'une proposition qui est fausse ? L'étranger montre que sa question mène à un paradoxe insoluble. Si je mens à propos d'un objet, c'est soit que cet objet n'existe pas, soit que les qualités que je lui prête n'existent pas. L'étranger promène ses interlocuteurs à travers une longue série de questions qui sont toutes des variations sur le thème de l'être et du non-être. Qu'est-ce qu'être, qu'est-ce que ne pas être ?
De Platon à Camus, la réponse des philosophes tourne autour d'une seule tautologie : seule l’existence existe. Le sentiment d'exister se situe face au néant, car tout le reste n'est que spéculations. Dans son fameux « je pense donc je suis », Descartes remplace le terme d’existence par celui de pensée : la seule chose dont un philosophe peut-être sûr est l’existence de cette impression d’exister. Platon en reste au niveau des connaissances, des représentations. Il n'est pas possible de se représenter une chose qui n'existe pas, comme une maison sans toit, sans murs, sans planchers, sans portes et sans fenêtres. Platon affirme qu'une connaissance est toujours positive. L'on ne peut étudier que ce qui existe, que ce qui excite les sens et se perçoit consciemment. Tout se passe, pour l'esprit, comme si ce qui n'est pas perçu, n'existe pas. L'autre implication de cette discussion est qu'il est impossible d'affirmer que quelque chose n'existe pas. Puisque la non-existence ne peut être observée ni étudiée, il est impossible d'en déduire sa non-existence. La question se pose néanmoins, car il faut gérer les connaissances fausses, qui désignent, par définition, quelque chose qui n'existe pas. Une connaissance fausse de quelque chose qui existe désigne des propriétés fausses de ce quelque chose qui existe.
La difficulté du philosophe face au sophiste est qu'il est impossible de démontrer que ce dont il parle n'existe pas. Pour le psychothérapeute que je suis, le sophiste est aussi le sophiste qui est en chacun de nous. Comment démontrer qu'une croyance, une projection ou un transfert, sont une expérience de quelque chose qui n'existe pas ? Ce problème est un casse-tête paradoxal pour tous les philosophes, et tous les psychothérapeutes. L'on a, depuis Platon, fait aussi bien que lui mais jamais mieux.
Pour Platon, le problème des représentations fausses est tellement inextricable qu'il ne sert à rien de s’y attarder, ou de vouloir faire comprendre à quelqu'un qui pense faux qu'il pense faux, ou à un croyant que ce qu'il ressent comme une vérité n'est qu'une illusion. La guerre est perdue d'avance. Mieux vaut se concentrer sur la compréhension de ce qui existe manifestement, car même ce champ d'études est incroyablement complexe. La créativité humaine est déjà dépassée par cette problématique-là ! Sentir son existence est une chose, mais préciser les contours et le contenu de cette expérience en est une autre. Ce n'est pas parce que je sens que ma chambre existe que j'arrive à préciser ce que cette sensation d'existence implique. Pour reprendre le parallèle que je suis en train d’établir entre Platon et le psychothérapeute, il ne sert à rien de vouloir montrer à un patient que ce qu’il prend pour réalité ne sont que des projections. Cette stratégie ne mène nulle part. Il vaut mieux se concentrer sur ce qu'il est, ce qu'il ressent, et sur ce qu’il peut saisir de la relation qui s'établit entre lui et son thérapeute. Ce n'est pas pour rien que Jung, qui était un spécialiste de la psychose et des hallucinations, affirmait que les ombres au fond de la Caverne de Platon sont aussi réelles que les êtres dont elles sont la projection. Une croyance est un phénomène réel, et le psychothérapeute peut encourager son patient à préciser les contours d'un fantasme, jusqu'à ce que le patient finisse par ressentir ce qu'il a de virtuel. Cette virtualité est réelle, mais pas de la même nature que la réalité qui se situe au-delà des organes de perception. Bref, « l'ici et maintenant » est un des concepts les plus utiles en psychothérapie face au délire. L'éprouvé du corps et des affects, celui des expériences sensorielles, permet déjà de décanter nombre de choses.
Peu à peu, le patient apprend à cerner de façon plus explicite son sentiment d'être, son Être. Il est alors confronté au fait angoissant qu’il est un et multiple à la fois, tiraillé par des passions contradictoires, parfois en guerre, parfois en recherche d'harmonie.
Platon prône explicitement un dépassement de la dualité dialectique et l'instauration d'une pensée capable d'inclure plus de deux éléments dans un phénomène d'émergence. Essayer d'appréhender ce qu'est l'Être, est presque aussi difficile que de manier le non-Être parce qu'il est à la fois un et multiple. Parfois la conscience a l'impression de saisir quelque chose qui semble être une émergence des forces qui nous animent, parfois elle saisit plus facilement une diversité qu'une unité, et parfois elle perçoit l'Être comme une des facettes de cette multiplicité.
C'est à ce stade du raisonnement que l'Étranger de Platon ressent le besoin d'introduire l'opposition dialectique entre mouvement et repos. Si je fixe mon attention sur cette impression que j'existe en tant que totalité, j'ai l'impression d'être une entité statique, qui conserve certaines propriétés, toute ma vie. Cette expérience est liée à l'impression que de ma naissance à ma mort, je suis essentiellement la même personne. Si, par contre, je concentre mon attention sur les multiples courants qui animent l'océan de mon monde intérieur, j'ai l'impression que tout change, tout bouge, et même parfois que chaque courant est quelque chose qui ne fait pas partit de mon Être. Ainsi, j'ai parfois l'impression qu'une colère s'empare de moi et me pollue, comme si cette colère ne faisait pas partie de moi. Pourtant c'est dans mon organisme que cette colère s'est activée.
« L’inconscient de Freud est structuré comme un langage »
L'Être est donc à la fois unique et multiple. Pour simplifier la discussion, l'Étranger a donc distingué 4 états de l'être : le mouvement, le repos, l'autre et le même. Il s'est ensuite acharné à distinguer les fonctions de ces dimensions, et leurs relations. Théoriquement, il est possible d'envisager toutes les combinaisons, mais dans la pratique, comme je l’ai montré à propos de la notion de personnalité de base, certaines sont plus probables et d'autres impossibles. Il faut donc bien admettre que les relations entre chaque état suivent certaines règles, selon une procédure proche de celles des lettres. Certaines se combinent plus facilement que d'autres, tandis que certaines combinaisons entre voyelles et consonnes sont, par exemple, impossibles. .
Cette organisation quasi phonétique des dimensions de base d'un organisme, existe indépendamment de ce qu'un individu en pense consciemment. De mon point de vue, elle est donc nonconsciente, mais gère des mécanismes proches de l'inconscient freudien. Ne serait-ce pas cette articulation, en faîte, qui est désignée par Jacques Lacan, grand connaisseur de Platon, lorsqu'il déclare que « l’inconscient de Freud est structuré comme un langage »?
Lacan est pour moi un des premiers psychanalystes à ressentir qu’il est cliniquement pertinent de distinguer le nonconscient de l’inconscient freudien. C’est cette intuition de l’articulation entre inconscient et nonconscient qui lui a permis de penser qu’il existe un lieu mental qui règle, à l’insu de la conscience, l'utilisation des mots, des concepts, des représentations ainsi que la structure profonde de la grammaire décrite par Chomsky. Elle relie les connaissances de l'âme aux coutumes d'une cité. Ces mécanismes inconscients sont d'un type bien particulier, puisque paradoxalement la conscience y joue un rôle nécessaire, et qu'ils ne peuvent se former que soutenus par des dimensions explicites et complexes, ressenties comme faisant partie d'une co-conscience, langage, coutumes, rituels, etc. C'est parce que ces mécanismes inconscients jouent un rôle essentiel dans les fonctions expressives de l’être et dans sa capacité de réaction à autrui, qu'un blocage de ces mécanismes peut avoir des conséquences désastreuses sur les systèmes de régulation de l'organisme. C'est aussi parce que ces mécanismes inconscients coordonnent âme et société par le truchement de la conscience que le blocage de certains fonctionnements conscients se décèle rapidement : lapsus du langage, dérèglement des rituels d'une famille, etc.
Ce serait au niveau de l’articulation entre inconscient et nonconscient que je situerais la capacité d’organiser les cinq états de base décrits par Platon. Comme l’organisation simultanée de cinq éléments s’avère impossible avec une dialectique qui ne peut qu’organiser des éléments par couple, Platon cherche à la fin de sa vie une forme de dialectique élargie capable de gérer plus de deux éléments à la fois (cinq en l’occurrence). Il n’aura pas le temps d’achever cette recherche avant sa mort, mais son intuition inspirera ceux qui créeront le mouvement structuraliste du XXe siècle, développé notamment par Jean Piaget et Claude Lévi-Strauss. Ce n’est pas par hasard si la pensée de Lacan, profondément influencé par ce mouvement, recoupe celle du dernier Platon. Pour Platon, la pensée naît de la prise de contact entre les âmes individuelles de chaque citoyen de la cité et les savoirs socialement élaborés comme la philosophie et les lois ; et le langage est, à la fois personnel, et structuré par la société dans laquelle les individus évoluent. Dans la théorie des Idées, le lien entre les âmes était une source d'inspiration commune construite entre deux vies. À l’approche de la mort, Platon commence à trouver sa théorie des Idées un peu sommaire et essaye d'en créer une autre, plus affinée, plus concrète. Dans le Sophiste, par exemple, il compare sa théorie des Idées au matérialisme, comme s’il s’agissait de deux théories existantes qui ont chacune leurs atouts et leurs limites.
Platon en arrive donc à penser que l'Être est structure, c'est-à-dire, à la fois une multiplicité d'éléments et une organisation de ces éléments. Les dynamiques de l’attention montrent bien comme les distinctions de Platon opèrent. Dès que l’esprit se focalise sur un objet, il se dynamise et se met à penser à autre chose. Dès que l’attention se fige, l’esprit se trouve en état d’apesanteur, comme en méditation, et perd de vue l’objet qui avait attiré son attention. La conscience est en effet une spectatrice qui perçoit l'Être comme sur un écran de cinéma, et un élément de cet Être qu'elle essaye de situer.
Ce genre de discussion est bien connu de tous ceux qui s'intéressent aux implications paradoxales de la notion l'identité. Il n'a pas le temps d'explorer les méandres d'un discours sur l'être et le néant avec ses collègues ou avec ses patients, mais il doit être conscient que le sujet est difficile à cerner, et se méfier des idées reçues : exiger du patient qu'il adopte une stratégie toute faite sur son identité. L’attitude raisonnable consiste à distinguer une position intermédiaire explicite (Monsieur X est un homme blanc âgé de 56 ans, etc.) et implicite (la sensation d'une ambiance diffuse qui semble être toujours la même dans la mémoire que j'ai de moi). La multiplicité dont parle Platon vise un Être unique qui, comme l'horizon, s'éloigne dès qu'on a l'impression de s'en approcher, mais qui demeure constamment visible. En même temps, cette multiplicité est contenue, voire canalisée, dans la mesure où elle se manifeste au sein d'un seul organisme et de son histoire une et multiple : le corps grandit puis vieillit, l'environnement se modifie sans cesse, mais le parcours reste le même.
La conscience est un scalpel
La science selon Platon et la science du psychothérapeute
La position platonicienne suppose qu’une même force profonde anime tout ce qui existe. Nous avons, par exemple, en nous, l'intuition des mêmes modèles mathématiques que ceux qui règlent le fonctionnement de l’univers. Cette position est assez répandue en philosophie, puisqu’on la retrouve notamment chez les taoïstes, Héraclite, Spinoza et Kant. La plupart des philosophes supposent par contre que les humains ne peuvent avoir qu’une conscience partielle, et par conséquent inadéquate, des forces qui les animent. Platon est un des premiers à croire que l’esprit peut se représenter avec exactitude, de façon explicite, les lois de l’univers :
Si ma pensée devient capable de s’ouvrir aux Idées enfouies dans mon âme, les lois de l’univers pourront s’y exprimer, et je pourrais les manier afin de parfaire ma compréhension du monde. Cette prise conscience me permettra non seulement de connaître le contenu de certains concepts clefs (le bien, le vrai, le beau, etc.), mais aussi la façon (les règles de l’harmonie, de la logique, des mathématiques, etc.) dont ils s’agencent.
C’est cet optimisme que reprendra Descartes 2’000 an plus tard, dans son Discours de la méthode, pour fonder l’épistémologie qui anima la recherche scientifique jusqu’au XXe siècle. Ce n’est que depuis les formulations explosives de la physique quantique, au début du XXe siècle, que certains savants commencent à mettre cette épistémologie en doute. Au XXIe siècle cette position demeure minoritaire dans la communauté scientifique, mais gagne néanmoins du terrain chaque décennie, en psychologie cognitive et en neurologie notamment.
Pour Platon et Aristote, observer pour observer nous permet de créer des catalogues, rien de plus. Mais ceux qui explorent les connaissances cachées dans leurs âmes y trouveront les principes qui leur permettront d'organiser ce qui est observé. Le monde des sophistes construit des catalogues et des rationalisations que la conscience humaine manie avec confort ; mais les notions qui se manient avec aisance et se laissent facilement mettre en mots ne correspondent pas forcément à ce qui se passe, à la logique de la nature. Le savant sent quelles sont les vraies lois, arrive à les valider empiriquement et laisse de côté toutes les formes de rationalisation qui ne tiennent pas la route.
La plupart des psychologues et psychothérapeutes que je connais sont tentés par la pensée sophiste. Une pensée qui permet à chacun de suivre un processus en ayant l’impression que l’on sait ce qui s’y passe. De nombreux patients supportent mal d’être soignés par des personnes qui n’ont pas accès à un système de connaissance parfait, et supposent qu’ils se trouvent chez le mauvais thérapeute quand celui-ci montre qu’il n’a qu’une vision approximative de ce qui se passe. L’image du spécialiste capable de sentir le génie caché au fond de l’âme du patient est souvent présente dans les pratiques psychothérapiques.
Je ne crois pas qu’un psychothérapeute a les moyens de sentir ce qui se passe chez son patient, et qu’il sait souvent ce qu’il faut faire. Il prétend seulement faire partie d’une aventure collective en devenir, qui permet de construire des façons de faire, de plus en plus utiles, d’aider des individus en errance et en souffrance. Le type de connaissance recherché par le psychothérapeute est essentiellement procédural. L'hypothèse de base est qu'à l'origine il y avait peu de différence entre un rituel, une croyance et une connaissance. Un savoir-faire est essentiellement composé de mécanismes nonconscients qui ont néanmoins besoin de recruter certaines fonctions de la conscience pour calibrer leur efficacité. Graduellement, la notion de connaissance s'est différenciée, en se centrant sur des façons de faire qui permettent de tester un modèle en fonction des résultats obtenus. Cette stratégie est souvent utilisée dans l'enseignement de la musique et du sport. L'élève apprend une certaine forme de rationalisation associée à une certaine façon de jouer qui mène à un certain résultat. Ce procédé nécessite des heures d'apprentissage, et ensuite des années d'exercice avant que toutes les ressources nécessaires de l'organisme (conscientes et nonconscientes) se soient ajustées à la pratique visée. Dans le cas du sport, les exercices d’entraînement deviennent un savoir-faire automatisé qui doit, en plus, permettre au corps de se transformer de façon appropriée. Certains muscles se développent grâce aux exercices, la respiration aussi, etc. Il devient alors possible de dire que les connaissances d'un entraîneur sont adéquates lorsque son savoir-faire a aidé nombre de sportifs à atteindre leurs objectifs, à les dépasser.
La raison pour laquelle une connaissance adéquate ne peut qu'être produite par des formes de ritualisations socialement construites, est qu'il devient alors possible de mettre en forme des façons de faire utiles sans que l’on ait besoin de comprendre tous les rouages qui rendent cette efficacité possible. Un savant est capable d’acquérir un grand nombre de procédures utiles et relativement explicites ; mais, même lui, ne sait pas toujours pourquoi sa façon de faire mène à des résultats aussi convaincants. Un modèle scientifique est produit par un savoir-faire qui organise perceptions et représentations d’une certaine façon. Or, ces perceptions suivent elles-mêmes un processus qui n’est pour l’instant, que partiellement compris. L’on sait qu’elles se fondent sur des irritations de certaines parties du corps (les organes sensoriels) et sur des stimulations d'organes. Ma rétine s'excite dès que certaines ondes s'approchent d'elles, et cette irritation produit un certain nombre de modifications de mon système nerveux. Ce sont ces modifications des tissus qui vont servir de base à la construction d'une image mentale. Ce processus est relativement stable, ce qui garantit que j'aurai toujours le même type d'images quand je regarde une rose ; et que d’autres créatures animales, qui ont des systèmes sensoriels similaires, perçoivent à peu près la même chose que moi quand ils regardent la même rose, mais non pas que cette image correspond réellement à la rose. Il y a sans doute une assez bonne corrélation entre mes représentations et ce qui se passe autour de moi, mais cette corrélation est partiellement robuste seulement, et rien ne garantit que cette corrélation aboutisse à une adéquation. Je perçois certaines roses comme étant rouges, et cette association entre le rouge et les roses correspond régulièrement aux mêmes roses, mais rien ne prouve que ces roses soient associées au rouge par d'autres systèmes perceptifs que ceux des mammifères.
Dans ces circonstances, un individu ne peut pas avoir suffisamment confiance dans l'adéquation entre ses perceptions et ce qui l'entoure pour oser construire un système de connaissance adéquat. Par contre, si plusieurs personnes arrivent à un comportement utile en se basant sur des perceptions similaires, le cheminement qui mène de cette perception à cette action devient plus fiable. C'est ce cheminement, co-construit par plusieurs, qui donne naissance à ce qui peut être appelé une connaissance. Mais ce cheminement est ce qui pose problème, car il se compose d’une multitude de mécanismes si différents, qu'il demeure difficile de comprendre comment ceux-ci peuvent servir de base à une stratégie intérieure cohérente. Selon les études existantes, il semble que réflexes, autorégulations psychophysiologiques, langage, maniement de concepts, pulsions affectives et instinctives et stratégies communicatives participent tous à la construction de ces cheminements. Certaines connexions nerveuses du cerveau s'établissent en fonction des cheminements intérieurs les plus fréquemment utilisés. Plus un enfant utilise certains gestes, plus certaines connexions nerveuses seront développées, tandis que d'autres seront sous-développées. Devenu adulte, il se sentira plus confortable avec certaines façons de faire que d'autres.
Pour en revenir à la psychothérapie, sa théorie doit pouvoir expliquer, me semble-t-il, quels cheminements intérieurs du psychothérapeute permettent de modifier certaines dimensions des cheminements qui s'activent dans l'organisme d'un patient. Puisque, dans ce volume, mon propos est axé sur la dimension cognitive de l’être, j’en arrive provisoirement à une formulation proche des thérapies cognitivistes et comportementales. La psychothérapie propose au patient de remplacer certains schémas intériorisés par des schémas plus appropriés à ce qui se passe dans sa vie présente. La difficulté ici est double :
a) Diagnostique. Il demeure difficile de décrire quels sont les cheminements intérieurs du patient, et quels aspects de ces cheminements débouchent sur des comportements qui frustrent attentes et désirs.
b) Thérapeutique. Dans la mesure où un organisme s'est forgé un corps adapté à certains cheminements intérieurs, il faut non seulement imaginer des solutions adaptées à partir du diagnostique, mais trouver aussi des stratégies qui permettent à l'organisme du patient d'intégrer ces solutions de façon constructives pour lui.
Cette analyse de l'acte psychothérapeutique implique déjà une action de longue durée, bien connue de ceux qui enseignent la musique et le sport à des adultes. Un organisme n'intègre pas facilement de nouvelles façons de faire, car elles impliquent un remaniement en profondeur des mécanismes psychophysiologiques, et des stratégies communicatives qui les rendent adéquates. Plus une intervention est ciblée, plus elle a de chance de créer un changement pertinent, capable de déclencher une cascade de petits changements, souvent nonconscients, qui permet un remaniement positif de toute une série de mécanismes de régulation. Les théories actuelles (néo-darwinistes) se basent sur l’idée que ces actions sont souvent déclenchées par hasard, puis calibrées en fonction de savoirs faire cliniques. Il est en effet difficile de savoir si c'est la personnalité du thérapeute, sa pratique ou des événements extérieurs qui activent une réaction positive chez le patient. Sans doute un peu de tout cela, et autre chose encore. Parfois un patient est déjà en train de mettre en route une spirale constructive quand il décide de consulter un thérapeute. Certains environnements sont plus propices que d'autres pour certaines personnes. Lorsqu’un processus positif se met en branle, l'habileté du thérapeute consiste à déblayer les obstacles qui empêchent le renforcement de cette trajectoire, en rendant peu à peu explicite ce qui se passe. Ce que l'on sait aussi, c'est que lorsqu'un patient consacre vraiment du temps à sa psychothérapie, ses mécanismes nonconscients arrivent souvent à trouver un espace dans lequel ils peuvent fonctionner de façon plus confortable.
Pendant tout le XXe siècle, on a assisté à une guerre des clans entre écoles de psychothérapies, qui chacune prétendait en savoir plus que l’autre. Depuis que les relations thérapeutiques sont étudiées en tant que phénomènes de communication, les psychologues essayent de modéliser ce qui se passe réellement entre patient et thérapeute, et entre procédures de soins et schémas intériorisés. Comme ces modèles sont utilisés pour analyser des descriptions détaillées de ce qui s’est passé pendant une séance de thérapie, ils sont indépendants des théories et stratégies proposées par les psychothérapeutes qui ont été observés. Ces récents progrès théoriques, et les changements de perspective qu'ils impliquent, me permettent d'affirmer qu'une théorie générale de l'activité psychothérapeutique est en train de naître.
Pour recadrer ce débat dans le contexte d’une discussion sur Platon, il est possible d’opposer (a) un savoir relativement objectif dans la mesure où il décrit des mécanismes dont les contours sont proches de ce qui peut être perçu consciemment (la chirurgie, par exemple) ; et (b) un savoir plus procédural, qui manie des mécanismes dont les contours sont flous pour la conscience (un rêve, par exemple). Il semblerait que pour une conscience humaine, les deux positions sont également défendables, ce qui explique pourquoi on les retrouve souvent dans un même cerveau de chirurgien ou de psychothérapeute. Leur dosage, par contre, varie non seulement d’un individu à l’autre, mais aussi d’une discipline à l’autre. Un psychothérapeute qui prétend savoir comment guérir la plupart des dépressions est presque certainement un charlatan, alors qu’un chirurgien qui prétend pouvoir réparer la plupart des jambes casées n’est même pas pris pour un génie. J’en reviens ici à des propos déjà développés selon lesquels la théorie de Platon est une des théories que la conscience humaine (sociale et individuelle) trouve spontanément confortable ; moins parce qu’elle touche une forme de vérité que parce que le potentiel créatif de la conscience fonctionne particulièrement bien quand il l’utilise comme cadre, pour organiser son travail.
La position que je viens de défendre est aussi courante que celle de Platon et de Descartes. Je relativise la notion de connaissance. Le problème avec cette position est qu’elle débouche facilement au scepticisme, qui décourage toute tentative de construire une science. Platon et Descartes ont bien senti qu’une société ne se mobilisera pas pour un savoir de sceptiques. Il faut un optimisme convaincant pour que l’ensemble d’une nation mobilise les ressources qui permettent la formation d’un savoir convaincant et productif. Comme la position sceptique est facile à défendre, Platon et Descartes ont essayé de montrer qu’il est possible d’appréhender les lois de l’univers. Ils ont tous les deux utilisé un subterfuge pour arriver à leur fin, mobilisant plus les croyances de leur temps que la raison. Platon nous fait croire que notre âme accumule des vérités chaque fois qu’elle quitte un corps, et Descartes suppose que Dieu fait en sorte qu’en suivant les règles de la raison l’homme a la capacité de construire un savoir dans les siècles à venir. Dans les deux cas, ils distinguent une capacité cachée, innée, potentielle qu’il faudra apprendre à incorporer aux mécanismes de la pensée en suivant un chemin qui durera des siècles, et qui sera tracé par des institutions consacrées au savoir ; dans les deux cas un deus ex machina garantit la faisabilité du projet. Du point de vue de la raison consciente, cette position est difficile à défendre, mais il est possible que le pari de Platon et Descartes soit juste pour des raisons que la raison ne peut pas appréhender. Ils sentent qu’il existe des forces qui lient la pensée à la réalité, sans pouvoir se représenter comment ces forces fonctionnent vraiment. Ce pari s’est renforcé depuis que de nombreux biologistes qui ont suivi Lamarck et sa théorie de l’évolution. Cette théorie renforce la notion que des mécanismes transpersonnels renforcent lentement l’adéquation des outils intellectuels à l’environnement. L’évolution se fait à coups d’espèces, à une vitesse d’un millénaire par mutation. L’homme serait la première espèce à pouvoir (a) influencer cette évolution, et (b) accélérer le rythme des mutations. Cette capacité s’exerce aussi bien sur elle-même que sur les autres espèces (croisements, élevages, etc.). Par contre, certains développements biologiques ne soutiennent pas l’idée que ces préréglages des capacités mentales humaines contiennent des vérités absolues (Heller 1999). L’on peut donc penser que les idéalistes ont eu raison de s’accrocher avec entêtement à l’idée qu’il y aurait un préréglage entre pensée individuelle et réalité qui garantit une certaine adéquation entre pensée et réalité, et que cette adéquation peut être améliorée par des pratiques institutionnellement construites comme celles proposées dans le Discours de la Méthode de Descartes. La formulation idéaliste est une tentative de mettre en forme une intime conviction qui semble avoir une pertinence. Par contre le détail de ces formulations est plus difficile à défendre, et peut avoir des implications dangereuses lorsqu’on confond métaphores de l’esprit et réalité. La difficulté, pour le sceptique, est de déterminer qu’elle est la puissance de cette adaptation. Il est possible de se demander ce qui se passerait si un jour l’adéquation entre réalité et pensées devenait totale. Aurions-nous alors un seul signifié par notion, ou verra-t-on des notions comme le beau devenir totalement relatives ? Je pense que si un jour l’humanité en arrivait là elle découvrirait que cette question est mal formulée, et surtout qu’une telle étape ne sera jamais atteinte. D’où la nécessité de trouver une autre façon de défendre la démarche scientifique que de croire que le monde est organisée selon les mêmes règles que les mathématiques construites par l’histoire humaine.
Socrate comme mythe du parfait psychothérapeute
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Éloge de la conscience
Une idée qui a guidé mon analyse de Platon est que la connaissance se situe du point de vue de la conscience, pas du point de vue de ce qui est. Toutes les formes de savoir sont pour moi (Heller 2004) des façons d’imaginer ce qui se passe en réalité, en suivant des rituels mentaux construits par des institutions (Églises, Académie, Télévision, etc.). L’activité consciente explicite associée au savoir construit des outils adaptés à certaines exigences, mais dont le produit est une sorte d’illusion utile. Ces illusions produisent des représentations de ce qui se passe et insufflent l’impression puissante que ces représentations correspondent à ce qui se passe. Les fonctions nonconscientes de l’organisme éditent les informations qui circulent dans l’organisme, les sélectionnent, et proposent un produit suffisamment simple pour que les dynamiques conscientes d’un individu puissent en faire quelque chose. L’opération ressemble un peu à ce qui se passe dans un studio, quand des personnes montent un film. Lorsque le spectateur visionne le produit final, il se représente rarement que la continuité qui se reconstruit dans son cerveau a été construite pendant des semaines par une équipe de techniciens. Le processus de montage n’est effectivement pas une donnée des sens pour le spectateur. Il ne pense pas qu’entre chaque image il a pu y avoir des luttes syndicales, des machines à réparer, des scènes à re-filmer. L’activité nonconsciente qui produit les perceptions qui nous hantent est tout aussi invisible pour nos perceptions conscientes.
L’activité consciente s’occupe alors de quelques variables qu’elle seule peut manier pendant que les régulations nonconscientes en gèrent d’autres. Le fait que j'effectue consciemment un certain nombre de gestes qui me permettent de jouer un morceau de piano de façon prévisible, ne veut pas dire que ma relation avec ce piano est régulée de façon consciente seulement. Les raisons pour lesquelles je joue du piano à un certain moment, dans un certain endroit, en pensant à quelques règles conscientes plutôt qu'à d'autres, dépendent aussi d'une multitude facteurs nonconscients. De même, le fait que ce que je pense mène à des gestes prévisibles, ne peut être expliqué consciemment.
Je me rends compte que certaines rationalisations produisent certains gestes pour lesquels je me suis longuement entraîné, mais je ne sais pas comment ces rationalisations débouchent sur ces gestes (le neurologue sait cela mieux que ce que je peux découvrir par introspection). Ce dialogue entre pensée et corps est un dialogue que j'analyse ici du point de vue de la conscience, pas du point de vue de l'organisme ou de la situation dans laquelle mon corps agit. Si je pense comme Socrate, je pourrais par exemple me dire que je ne peux pas m’empêcher de jouer le piano aussi bien que possible. Il est possible que ma conscience produise une longue série d’arguments qui me démontre qu’étant donnée la vie que je mène, je m’exerce déjà beaucoup. Du point de vue de ma conscience, j’ai l’impression d’être honnête, tout en me culpabilisant éventuellement un peu de ne pas faire plus. Du point de vue d’un regard extérieur, qui tient compte de mes performances produites par des dynamiques conscientes et nonconscientes, l’évaluation peut être plus critique, positivement et/ou négativement. En tant que psychothérapeute, je prends souvent en considération l’ensemble de l’agenda d’un patient pour évaluer une de ses activités. Avec lui j’évalue ensuite ses priorités et remarque souvent à quel point un individu a du mal à faire des choix rationnels élémentaires. Socrate pense qu’un individu ne fait pas sciemment du mal. Quand il affirme cela, il se place du point de vue de la conscience, pas de la victime. Il est possible qu’une personne qui torture avec le soutien de l’idéologie de son milieu social ait l’impression de faire du bien, même si les tortionnaires sadiques existent aussi. La conscience d’un tortionnaire est sans doute pleine d’arguments, qui lui démontrent que les hurlements et les douleurs de celui qui est torturé sont émis par une personne cruelle, qui menace la survie de sa culture. La capacité de s’aveugler à la douleur de l’autre a une longue histoire, qui commence avec le fait qu’un parent doit parfois gronder un enfant pour l’empêcher de commettre des actions dangereuses pour lui ou autrui. Il faut parfois savoir être agressif « pour la bonne cause ». Le problème est de savoir (ou au moins de sentir) quel est le seuil de pertinence entre la capacité de supporter la douleur que l’on inflige, la capacité de ne pas entendre l’autre, et le danger de suivre aveuglément les normes d’un seul groupe social. Les mécanismes sous-jacents sont encore mal compris, mais ceux qui sont exposés par la psychanalyste française Françoise Sironi, dans son livre Bourreaux et victimes (1999) sont déjà fort complexes. Dans ma pratique, je rencontre des gens qui font du mal aux autres, et hurlent à l’incompréhension dès que je leur parle des douleurs des autres. Ils dépensent tellement d’énergie pour répondre aux douloureuses questions qu’ils se posent sur eux-mêmes, qu’ils n’ont plus de disponibilité pour s’interroger sur ce que l’autre aurait besoin qu’ils fassent. Je pense par exemple à des parents torturés par la peur de mal faire. Ils s’interrogent si intensément à ce sujet, et de façon si préoccupante, que leur conscience n’a plus la disponibilité de remarquer quand ils font du bien ou du mal. L’impacte du comportement des ces parents peut-être profondément destructif, alors qu’ils pensent sans cesse à comment mieux faire (Tronick & Gianino, 1986).
Une autre illusion de la conscience est la confiance dans les outils utilisés. J'ai utilisé l'exemple de l'oxygène pour montrer qu'une entité peut être perçue comme l'émergence d'une organisation d'éléments. La distinction totalité/organisation/élément est un outil mental que certains groupements sociaux ont essayé de me vendre, ou même de m'imposer. Une fois que cette distinction a été intériorisée, j'ai le sentiment qu'elle devient une vérité, j'ai l'impression de pouvoir assimiler tout ce qui se passe à ce modèle, et m'étonne quand certains phénomènes résistent à cette assimilation. C'est ainsi que je peux avoir l'impression que le monde est structuré comme les mathématiques qui m'ont été inculquées à l'école, et que les lois qui régissent ce que je perçois fonctionnent de façon cohérente, sans contradiction. J'ai grandi dans une famille qui m'a inculqué une autre façon de penser, mais j'ai rencontré de nombreux individus pour qui cette cohérence de l'univers est une évidence non négociable.
En ce qui concerne les fonctions de la conscience, j'ai notamment montré que l'expérience consciente fonctionne comme un pont entre deux rives :
A) Sur une rive, il y a l’éprouvé d’une pensée individuelle, qu’il est impossible de partager directement avec autrui.
B) Sur l’autre rive, il y a ce qui se construit entre différentes personnes par le truchement d’instruments de communication comme le langage et les positions du corps, ou les médias. Tout se passe comme si les médias pouvaient transporter ce qui se passe dans la conscience des autres à l’intérieur de ma conscience. Cette impression est un autre exemple d’illusions nécessaires. L’impression de conscience n’existe que dans des organismes individuels, pas dans les livres et un lecteur de DVD. La coordination des consciences individuelle ne peut-être effectuée que par des mécanismes de régulation nonconscients. L’impression qu’un mot transmet une pensée est une illusion qui facilite la communication, et masque la complexité sous-jacente qui permet à une communication de s’effectuer avec une aisance apparente et une efficacité apparente. Cette illusion inter-subjective (Beebe et coll. 2005) nous permet de bavarder sans trop nous inquiéter. Elle crée l’impression qu’il existe une pensée sociale, une pensée collective, une circulation d’idées explicites. C’est l’illusion qu’il existe une co-conscience ou une conscience partagée (Rochat 2001, Tomasello 2003).
C) Il me semble que ce que l’on appelle couramment la conscience aujourd’hui est l’articulation entre ces deux impressions de conscience.
Selon moi, cette construction est régulée par des mécanismes nonconscients. La métaphore souvent utilisée pour aider une personne à s’imaginer l’articulation entre pensée consciente et activité nonconsciente, est celle de l’utilisateur d’un appareil comme le téléphone. Le dispositif ne fonctionne que si l’utilisateur connaît de façon consciente une série de procédures, mais une fois ces procédures effectuées (le téléphone décroché et numéro composé), c’est au réseau téléphonique de réagir. Ce réseau va effectuer un nombre énorme d’opérations que la plupart des utilisateurs sont incapables de comprendre, puis renvoyer un signal qui permet à l’utilisateur de décider quelle sera la prochaine action (la sonnerie sonne interminablement, une voix montre que le téléphone appelé a été décroché, etc.).
Je me suis contenté de préciser les contours paradoxaux de l'activité consciente, sans essayer de les expliquer. Il y a quelque chose dans la nature de la conscience qui ne prend sa pertinence que mêlée à des constructions sociales (les lois, l'art, les technologies, les religions et les sciences). Ce n'est qu'à cette altitude que les voiles de la conscience se gonflent de vent et mènent le bateau qu'elles animent quelque part. Dans d’autres contextes, comme la politique, la famille ou la vie intime, l'expérience consciente joue, certes, un rôle important, mais son utilité n'est pas évidente. La conscience, je dirais que la conscience humaine individuelle ne peut devenir efficace que lorsqu’elle est en contact avec le niveau de la matière qui organise les institutions d’une société. Ce niveau n’existe manifestement pas chez les singes ou dans les cultures dites primitives. Faire confiance aux ressources que les humains ont développées grâce à leur conscience est aussi dangereux que de les surestimer. Comme le scalpel du chirurgien, la conscience permet parfois de sauver une vie, une culture, le futur de l’espèce ; ou d’exterminer d’un geste tout ce qui existe sur cette planète.
Ce qu’a écrit Platon constitue un cadre idéal pour amorcer un débat sur les dimensions de la pensée qui ne peuvent être maniées par la pensée individuelle seulement. Il n'y a pas de pensée sans individus conscients et enthousiasmés par la recherche, il n'y a pas de connaissance sans une organisation sociale qui soutient cette recherche, et il n'y a pas de système de connaissance qui se construise en moins d'un siècle. Cette complexité, que je détaille avec mon modèle sur la coordination des niveaux d'organisation de la matière, reprend l’étude qu’en fait Platon, à la fin de sa vie, dans le Sophiste. Dans un dernier effort pour se libérer des séductions de son modèle idéaliste, Platon entrevoit un modèle « structuraliste » qui suppose que l'Être est animé par des dynamiques situées à différents niveaux (le corps, l’esprit, la république, l’âme, l’astronomie, le monde des Idées, etc.). En créant l’Académie, Platon montre que ces niveaux ne peuvent se coordonner de façon constructive pour les humains, que s’ils collaborent entre eux pour rassembler ces forces, et les diriger là où ils pourront se construire un savoir utile plutôt que de s’entre-tuer.
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— Vygotsky, Lev Semenovich (1934). Pensée et langage. Traduction Françoise Sève. Paris : Éditions sociales, 1985.
— Wallace, Alfred Russel (1890). Darwinism. Londres : MacMillan.
— Wegner, Daniel M (2002). The illusions of conscious will. Cambridge (Massachusetts): The MIT Press.
— Willequet, Pierre (2003). Quelques considérations sur le « mal absolu » et sa relation avec la conscience. La Vouivre, 13, pp.7-12.
— Wilson, Robert Anton (1987). Wilhelm Reich in hell. Phœnix : Falcon press.

 Cet ouvrage est mis à disposition sur l’internet le 21.6.2006, dans le but de partager des connaissances entre individus. Toute forme de distribution organisée ou commerciale requiert ma permission, en suivant le droit qui protège les auteurs.
 L’inconscient Freudien est composé de représentations qui ont été conscientes, et qui ne peuvent plus le devenir pendant un certain temps. Le nonconscient regroupe des mécanismes qui influencent et régulent le contenu de la conscience, mais ils ne peuvent pas être appréhendés par la conscience, ou explorés de façon explicite par introspection (Heller 2004).
 Il n'est pas impossible que Freud eût notamment cette discussion en tête quand il distingua dans la libido les forces d'Eros et Thanatos. Dans Au-delà du principe du plaisir Freud (1920, p.106f) cite ce qu'Aristote raconte dans Le Banquet de Platon. C'est Heinrich Gomperz, spécialiste de l’époque sur la pensée grecque, qui avait attiré son attention sur ce passage.
 Je vois ici naître la notion d'émergence, puisque certaines façons d'organiser le grave et l'aiguë peuvent donner naissance à un accord musical. L'organisation des éléments permet donc de créer un événement sonore qui propose à l'oreille quelque chose qui n’est contenu ni dans l'aiguë ni dans le grave.
 Les électriciens remarquent, par exemple, que plus la différence de potentiel entre les charges positives et négatives est forte, plus l'énergie produite est puissante.
 Voilà une première description du projet scientifique tel que l'explicitera Aristote, élève de Platon.
 Et voilà une première description du projet philosophique tel qu'il s'explicitera pendant deux millénaires.
 Thelen and Smith 1994, p.xvii
 Le terme anglais utilisé par Thelen et Smith est “messy”, qui est plus approprié.
 Heisenberg 1930, p.10)
 Laborit 1968, pp.66-74.
 L'exemple d'Homère, dans son récit sur le séjour d'Ulysse chez Circée, demeure un bon exemple de ce qui se passe lorsqu'on s'éternise dans un port.
 Ceci est particulièrement bien illustré dans Stern, La constellation maternelle, 1995.
 Le patient que je présente ici est un amalgame de plusieurs cas concrets.
 Ce type d’incident est assez typique des structures narcissiques décrites par Kohut (1971).
 Ce type d’intervention est une des stratégies proposées par Beck (1979) pour la thérapie cognitive.
 Gomperz 1905, vol. 2, p. 55.
 Gomperz 1905, vol. 2, p. 67.
 Spinoza 1677, Ethique, partie I, scolie de la proposition 49.
 Ecrit vers 380 d’après Encyclopaedia Britannica 2003.
 Je demeure réaliste !
 Comme pour le Tao des Chinois, le Logos des Grecques a été analysé de nombreuses manières. Je me permets ici d’en résumer quelques aspects pertinents pour la discussion développée dans ce livre.
 Fraguement 1.
 Freud écrit rarement sur Platon et Socrate. C'est plutôt Jung qui a massivement introduit la mythologie platonicienne dans le domaine de la psychothérapie.
 Je fais référence aux évènements de Mai 1968 à Paris.
 Ce texte est rédigé en 1927, à l’époque où Wilhelm Reich est encore psychanalyste.
 Platon, Théétète 148-150, traduction Léon Robin
 Méthode de psychothérapie corporelle mise au point par Wilhelm Reich pendant les années 1930, lors de son exile en Scandinavie.
 Ola Raknes est un élève de Wilhelm Reich et un des formateurs de Gerda Boyesen.
 Pour des raisons que j'expliquerai ailleurs, l'innocence est pour moi toujours dangereuse et perverse.
 Jung 1964, p.116.
 Jung 1964 VI.
 La théorie bouddhiste suppose que l’humain a plusieurs corps (un corps mental, un corps physique, un corps de l’affect, un corps spirituel, etc.).
 Jung 1964, p.75.
 Reich 1951, chapitre II. Boyesen 1972
 La sérotonine par exemple, avec laquelle il est possible de fabriquer le LSD et les antidépresseurs.
 Chomsky 1980, chapitre 6.
 Chomsky 1980, p.227.
 Chomsky 1965, p.24, 51.
 Nous avons ici aussi un exemple d'illusion de la conscience. L'enfant est persuadé qu'il marche en Z même s'il marche en X. Le fait qu'il a une représentation (même fausse) de sa marche, lui permet de mettre toute son énergie à marcher de toutes les façons possibles, de discuter en s'amusant de sa marche. Si l'enfant avait eu l'impression qu'il se représentait faussement sa marche, il aurait été moins ludique, plus angoissé. Ainsi fonctionne l'humain depuis des millions d'années !
 Heller 1976.
 En fait, ces entités mentales n'ont pas toutes le même statut épistémologique chez Platon. Une idée n'est pas tout à fait la même chose qu'une forme géométrique, mais je ne tiendrai pas compte de cette distinction ici : “Outre les choses sensibles et les Idées, Platon admet qu'il existe les Choses mathématiques, qui sont des intermédiaires, différentes, d'une part, des objets sensibles, en ce qu'elles sont éternels et immobiles, et, d'autre part, des idées, en ce qu'elles sont une pluralité d'exemplaires semblables, tandis que l'Idée est en elle-même une réalité une, individuelle et singulière” (Aristote, Métaphysique, A. 6. 15, p.31).
 Cité par Claude Lévi-Strauss (1962), en exergue de Le Totémisme aujourd’hui.
 Cette vision est résumée par Auguste Comte au début de cette section.
 L'ouvrage de Massimo Piattelli-Palmarini (1979) sur le débat initialement organisé par Scott Atran entre Jean Piaget et Noam Chomsky décrit une discussion (orageuse) entre représentants de ces divers points de vus.
 Aujourd’hui, plus de trente ans plus tard, il devient évident que le développement s’effectue moins logiquement que le prévoyait Piaget, mais avec un plus grand nombre d’acquis innés que le prévoyaient les empiristes.
 Piaget 1972, p.XII.
 Les observables : ce qui est observé.
 Piaget 1979b, p.248.
 Heller 1976.
 L'épistémologie génétique (Piaget 1970) étudie la formation du savoir (connaissance, sciences, etc.) dans une vie animale ou humaine.
 Dans Massimo Piattelli-Palmarini, 1979.
 Frans De Waal, 2001.
 Cohen 1954, p.62.
 A Genève, en Suisse.
 Voir Sironi 1999 pour une vision psychanalytique.
 Voilà aussi encore un exemple de ce que j'appelle une illusion nécessaire de la conscience.
 Platon, La République V, 506e.
 Platon, La République VII, 507-522.
 Platon, Phèdre 249c-250b.
 Je fais exprès d'utiliser ici le mot “idée” dans son sens courant, sans majuscule, pour que vous puissiez contraster cette façon d'utiliser ce terme avec celle de Platon. Depuis qu'essence et représentation ont été clairement séparées, le mot idée a perdu une grande partie de sa force.
 Je distingue la science telle qu’elle est représentée par ceux qui font de la recherche fondamentale, et la recherche technologique qui applique, parfois sans précautions éthiques, les découvertes de la science pour exploiter un marché et servir une idéologie. Je retrouve ici la pensée de Tchouang-tseu, lorsqu’il écrit « confier aux saints le gouvernement de l’État, c’est favoriser le brigand » (Tchouang-tseu 319 avant Jésus-Christ, X, p.152 ). Chaque savant de bonne fois favorise, hélas, souvent l’apparition des brigands technocrates qui servent les intérêts des milieux financiers.
 Reich 1951.
 Platon, Le Banquet, 178c, traduction de Léon Robin, p.701.
 Platon, Le Banquet, 179a, traduction de Léon Robin, p.702.
 Platon, Le Banquet, 179b, traduction de Léon Robin, p.702.
 Platon, Le Banquet, 180d&e, traduction de Léon Robin, p.704.
 Platon, Le Banquet, 181c, traduction de Léon Robin, p.705.
 Le lien entre la puberté et la capacité de suivre un raisonnement logique a été observé de façon robuste par des psychologues comme Piaget.
 Platon, Lettre VII, traduction de Léon Robin, p.1185.
 Platon, Le Timée, pp. 21-27.
 Platon, La République, 459, traduction de Léon Robin, p.1033.
 Platon, La République, 460c, traduction de Léon Robin, p.1034.
 Platon, La République, 488b, traduction de Léon Robin, p.1068.
 Gomperz 1905, vol. 2, p. 92.
 Aristote, La Politique, I, 4-5.
 Nous n'avons pas la formulation réelle de l'acte d'accusation. Cette formulation est celle de Platon (Apologie de Socrate, 24b, traduction de Robin).
 François Châtelet 1989, p.31.
 C’est ainsi qu’Adam Smith montre comment le républicain David Hume mourut dignement, sans le secours de la religion.
 Lettre d’Adam Smith à William Strathan, Kirkaldy, Fifeshire, 9 novembre 1776.
 Jung 1964, II.7, note 123, p.123 (page 417 de l’édition originale).
 Platon, Phèdre, pp. 246-248.
 http://www.ac-nice.fr/philo/textes/Platon-Phedre.htm , le 16.08.2004.
 Elle active les muscles de chaque côté des narines, l’unité 10 dans le système de codage de l’activité faciale (Facial Action Coding System ou FACS) d’Ekman et Friesen, qui associent souvent cette mimique à une expression de dédain (Ekman & Rosenberg 1997).
 Christophe Eich 1997, pp.27-28.
 Jung écrit ces lignes dans une Suisse profondément anticommuniste.
 Kaj Noschis 1997, p.10.
 Je reprends les termes proposés par Léon Robin.
 La position que j'ai prise en discutant du Banquet est proche de celle du vieux Platon.
 Platon, Le sophiste, traduction de Léon Robin, 244a, p.298.
 Platon, Le sophiste, traduction de Léon Robin, 252b, p.312.
 Platon, Le sophiste, traduction de Léon Robin, 253a, p.313.
 Entretien de Jacques Lacan avec Gilles Lapouge, Le Figaro Littéraire, 1er décembre 1966, n. 1076, p. 2. Voir aussi Jacques Lacan 1973, pp.25-78; 1975, p. 20.
 Lacan n’a pas distingué de façon explicite, comme je le fais, le nonconscient et l’inconscient. Mais sa pensée rode clairement autour de cette distinction dans le deuxième livre de son séminaire, quand il parle de répétition, et associe psychanalyse et cybernétique (p.350-354).
 Platon, Le sophiste, traduction de Léon Robin, 245-248.
 En Français le mot « procédure » est surtout juridique. Il est maintenant utilisé par une psychologie fortement influencée par les écrits anglo-saxons, pour désigner une façon de penser « par habitude ». Une mémoire procédurale, par exemple, est la mémoire parfois inconsciente d’une succession rigide de gestes à effectuer dans une situation donnée.
 Je fais ici comme Platon. J'invente pour des raisons pédagogiques un développement qui n'a peut— être jamais existé, afin de faire passer une notion.
 Je résume ici l'analyse proposée par Spinoza dans la deuxième partie de son Éthique (1677), qu'il conclut en déclarant que si l'on a bien compris comment une représentation se forme dans la conscience d'un individu, l'on doit bien admettre que cette représentation ne peut qu’être inadéquate, puisque l'objet lui-même n'est jamais perçu. La conscience ne perçoit en fait que des réactions du corps à des stimulations internes et externes.
 Voir Stern 1995 et 2004, Heller et coll. 2001.
 Beebe & Lachmann 2002.
 Voir par exemple Leroi-Gouhran (1964) et Dawin 1868.
 L’importance de ces impressions est bien décrite dans le Traité de Hume (1840).
Existe en français.
 J’ai revu cet article pour mon site www.aqualide.com.
 Ce texte n’est actuellement pas en vente, mais il est facile à trouver sur internet. Ma version à été copiée du site suivant: http://www.cite-sciences.fr/francais/ala_cite/expo/ tempo/defis/histoire/medias1/ Histoire_nat-urelle.doc, 2003.
 Traduit en Français, chez Odile Jacobe.









Michel Coster Heller

Le Platon du « psy »

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Essai sur la nature humaine I


Un peu


beaucoup