16 novembre 1960 - Gaogoa
Il n'y a pas de terme, à part le terme même d'imparité qui n'est pas d'usage en ......
N'est-ce pas encore un autre sujet d'étonnement que nous autres analystes qui
nous en ... Il s'agît aujourd'hui d'entrer dans l'examen du Banquet. ...... trois ne
saurait d'aucune façon recevoir la qualification de la [imparité] <parité>, c'est sur
...
part of the document
là pour dire encore que je minscris en faux, du moins dans une position corrective, par rapport à cet effort. Je ne crois pas quon puisse dire de lanalyse purement et simplement quil y a là une situation. Si cen est une, cen est une dont on peut dire aussi : ce nest pas une situation ou encore, cest une fausse situation.
Tout ce qui se présente soi-même comme technique doit sinscrire comme référé à ces principes, à cette recherche de principes qui déjà sévoque dans lindication de ces différences, et pour tout dire dans une juste topologie, dans une rectification de ce dont il sagit qui est impliqué communément dans lusage que nous faisons tous les jours théoriquement de la notion de transfert, cest-à-dire de quelque chose en fin de compte quil sagit de référer à une expérience, quelle, nous connaissons fort bien pourtant, tout au moins pour autant quà quelque titre nous avons pratiqué lexpérience analytique. Je fais remarquer que jai mis longtemps à en venir à ce cur de notre expérience. Selon le point doù lon date ce séminaire qui est celui dans lequel je guide un certain nombre dentre vous depuis quelques années, selon la date où on le fait commencer, cest dans la huitième ou dans la dixième année que jaborde le transfert. Je pense que vous verrez que ce long retard nétait pas sans raison.
Commençons donc
au commencement, chacun mimpute de me référer à quelque paraphrase de la formule : « Au commencement était le Verbe », « lm Anfang war die Tat » dit un autre, et pour un troisième, dabord (cest-à-dire au commencement du monde humain), dabord était la praxis . Voilà trois énoncés qui sont en apparence incompatibles.
A la vérité, ce qui importe du lieu où nous sommes pour en trancher, cest-à-dire de lexpérience analytique, ce qui importe nest point leur valeur dénoncé, mais si je puis dire leur valeur dénonciation, ou encore dannonce, je veux dire ce en quoi ils font apparaître lex nihilo propre à toute création et en montrent la liaison intime avec lévocation de la parole. À ce niveau, tous évidemment manifestent quils rentrent dans le premier énoncé : « Au commencement était le Verbe ». Si jévoque ceci, cest pour en différencier ce que je dis, ce point doù je vais partir pour affronter ce terme plus opaque, ce noyau de notre expérience quest le transfert.
Jentends partir, je veux partir, je vais essayer, en commençant avec toute la maladresse nécessaire, de partir aujourdhui autour de ceci, que le terme « Au commencement » a certainement un autre sens. Au commencement de lexpérience analytique rappelons-le fût lamour. Ce commencement est autre chose que cette transparence à elle-même de lénonciation qui donnait leur sens aux formules de tout à lheure. Cest un commencement épais, confus, ici. Cest un commencement non de création mais de formation et jy viendrai tout à lheure au point historique où naît ce qui est déjà la psychanalyse et quAnna O. a baptisé elle-même, dans lobservation inaugurale des Studien Uber Hysterie, du terme de talking cure ou encore de ramonage de cheminée : chimney sweeping.
Mais je veux avant dy venir rappeler un instant, pour ceux qui nétaient pas là lannée dernière, quelques uns des termes autour desquels a tourné notre exploration de ce que jai appelé lÉthique la psychanalyse. Ce que jai voulu lannée dernière expliquer devant vous cest si lon peut dire pour se référer au terme de création que jai donné tout à lheure, la structure créationniste de lethos humain comme tel, lex nihilo qui subsiste dans son cur qui fait pour employer un terme de Freud, le noyau de notre être, Kern unseres Wesen. Jai voulu montrer que cet ethos senveloppe autour de cet ex nihilo comme subsistant en un vide impénétrable. Pour laborder, pour désigner ce caractère impénétrable, jai commencé vous vous en souvenez par une critique dont la fin consistait à rejeter expressément ce que vous me permettrez dappeler (tout au moins ceux qui mont entendu me le passeront), la Schwärmerei de Platon, Schwärmerei en allemand, pour ceux qui ne le savent pas, désigne rêverie, fantasme dirigé vers quelque enthousiasme et plus spécialement vers quelque chose qui se situe ou se dirige vers la superstition, le fanatisme, bref la connotation critique dans lordre de lorientation religieuse qui est ajoutée par lhistoire. Dans les textes de Kant, le terme de Schwärmerei a nettement cette inflexion. Ce que jappelle Schwärmerei de Platon, cest davoir projeté sur ce que jappelle le vide impénétrable lidée de souverain bien. Disons quil sagit simplement dindiquer le chemin parcouru, quavec plus ou moins de succès assurément, dans une intention formelle jai essayé de poursuivre ; jai essayé de poursuivre ce qui résulte du rejet de la notion platonicienne du souverain bien occupant le centre de notre être.
Sans doute pour rejoindre notre expérience, mais dans une visée critique, jai procédé en partie de ce quon peut appeler la conversion aristotélicienne par rapport à Platon qui sans aucun doute sur le plan éthique est pour nous dépassé ; mais au point où nous en sommes de devoir montrer le sort historique de notions éthiques à partir de Platon (assurément la référence aristotélicienne), lÉthique à Nicomaque est essentielle. Jai montré quil est difficile à suivre ce quelle contient dun pas décisif dans lédification dune réflexion éthique, de ne pas voir que pour autant quelle maintient cette notion de souverain bien, elle en change profondément le sens. Elle la fait par un mouvement de réflexion inverse consister en la contemplation des astres, cette sphère la plus extérieure du monde existant absolue, incréee, incorruptible. Cest justement parce que pour nous elle est décisivement volatilisée dans le poudroiement des galaxies qui est le dernier terme de notre investigation cosmologique, quon peut prendre la référence aristotélicienne comme point critique de ce quest dans la tradition antique, au point où nous en sommes là parvenus, la notion de souverain bien.
Nous avons été amenés par ce pas au pied du mur, du mur toujours le même depuis quune réflexion éthique essaie de sélaborer ; cest quil nous faut ou non assumer ce dont la réflexion éthique, la pensée éthique na jamais pu se dépêtrer, à savoir quil ny a de bon (good, gut),de plaisir, quà partir de là. Il nous reste à chercher le principe du Whol tat, le principe du bien agir. Ce quil infère permet de laisser dire quil nest peut-être pas simplement la B.A., la bonne action, fut-elle portée à la puissance kantienne de la maxime universelle. Si nous devons prendre au sérieux la dénonciation freudienne de la fallace de ces satisfactions dites morales, pour autant quune agressivité sy dissimule qui réalise cette performance de dérober à celui qui lexerce sa jouissance, tout en répercutant sans fin sur ses partenaires sociaux son méfait (ce quindiquent ces longues conditionnelles circonstancielles est exactement léquivalent du Malaise de la Civilisation dans luvre de Freud), alors on doit se demander par quels moyens opérer honnêtement avec le désir ; cest-à-dire comment préserver le désir avec cet acte où il trouve ordinairement plutôt son collapsus que sa réalisation et qui au mieux ne lui présente (au désir) que son exploit, sa geste héroïque comment préserver le désir, préserver ce quon peut appeler une relation simple ou salubre du désir à cet acte.
Ne mâchons pas les mots de ce que veut dire salubre dans le sens de lexpérience freudienne : ceci veut dire débarrassé, aussi débarrassé que possible de cette infection qui à nos yeux, mais pas seulement à nos yeux, aux yeux depuis toujours dès quils souvrent à la réflexion éthique
cette infection qui est le fond grouillant de tout établissement social comme tel. Ceci suppose bien sûr que la psychanalyse, dans son manuel opératoire même, ne respecte pas ce que jappellerai cette taie, cette cataracte nouvellement inventée, cette plaie morale, cette forme de cécité que constitue une certaine pratique du point de vue dit sociologique. Je ne métendrai pas là-dessus. Et même, pour rappeler ce qua pu présentifier à mes yeux telle rencontre récente de ce à quoi aboutit de vain, de scandaleux à la fois, cette sorte de recherche qui prétend réduire une expérience comme celle de linconscient à la référence de deux, trois, voire quatre modèles dits sociologiques, mon irritation qui fut grande je dois dire est tombée, mais je laisserai les auteurs de tels exercices aux pont aux ânes qui veulent bien les recueillir. Il est bien clair aussi quen parlant en ces termes de la sociologie je ne fais pas référence à cette sorte de méditation où se situe la réflexion dun Lévi-Strauss pour autant consultez son discours inaugural au Collège de France quelle se réfère expressément, concernant les sociétés, à une méditation éthique sur la pratique sociale. La double référence à une norme culturelle plus ou moins mythiquement située dans le néolithique, à la méditation politique de Rousseau dautre part, est là suffisamment indicative. Mais laissons, ceci ne nous concerne point. Je rappellerai seulement que cest par le chemin de la référence proprement éthique que constitue la réflexion sauvage de Sade, que cest sur les chemins insultants de la jouissance sadianiste que je vous ai montré un des accès possibles à cette frontière proprement tragique où se situe le oberland freudien, que cest au sein de ce que certains dentre vous ont baptisé lentre-deux-morts (terme très exact pour désigner le champ où sarticule expressément comme tel tout ce qui arrive dans lunivers propre dessiné par Sophocle et pas seulement dans laventure ddipe Roi), que se situe ce phénomène dont je crois pouvoir dire que nous avons introduit un repérage dans la tradition éthique, dans la réflexion sur les motifs et les motivations du bien. Ce repérage, pour autant que je lai désigné proprement comme étant celui de la beauté en tant quelle orne, a pour fonction de constituer le dernier barrage avant cet accès à la chose dernière, à la chose mortelle, à ce point où est venue faire son dernier aveu la méditation freudienne sous le terme de la pulsion de mort.
Je vous demande pardon davoir cru devoir dessiner, quoique dune façon abrégée mais constituant un long détour, ce bref résumé de ce que nous avons dit lannée dernière. Ce détour était nécessaire pour rappeler, à lorigine de ce que nous allons avoir à dire, que le terme auquel nous nous sommes arrêtés concernant la fonction de la beauté (car je nai pas besoin je pense, pour la plupart dentre vous, dévoquer ce que constitue ce terme du beau et de la beauté à ce point de linflexion de ce que jai appelé la Schwärmerei platonicienne) que provisoirement je vous prie, à titre dhypothèse, de tenir pour amenant au niveau dune aventure sinon psychologique du moins individuelle, de tenir pour leffet du deuil quon peut bien dire immortel, puisquil est à la source même de tout ce qui sest articulé depuis dans notre tradition sur lidée dimmortalité, du deuil immortel de celui qui incarna cette gageure de soutenir sa question qui nest que la question de tout un qui parle, au point où lui, celui-là, la recevait de son propre démon (selon notre formule sous une forme inversée), jai nommé Socrate. Socrate ainsi mis à lorigine, disons-le tout de suite, du plus long transfert (ce qui donnerait à cette formule tout son poids) quait connu lhistoire de la pensée. Car je vous le dis tout de suite, jentends le faire sentir, le secret de Socrate sera derrière tout ce que nous dirons cette année du transfert. Ce secret, Socrate la avoué. Mais ce nest pas pour autant quon lavoue quun secret cesse dêtre un secret. Socrate prétend ne rien savoir, sinon savoir reconnaître ce que cest que lamour et, nous dit-il (je passe au témoignage de Platon, nommément dans le Lysis), à savoir reconnaître infailliblement, là où il les rencontre, où est lamant et où est laimé. Je crois que cest au paragraphe . Les références sont multiples de cette référence de Socrate à lamour.
Et maintenant nous voici ramenés à notre point de départ pour autant que jentends aujourdhui laccentuer. Quelque pudique ou quelque inconvenant que soit le voile qui est maintenu à demi-écarté sur cet accident inaugural qui détourna léminent Breuer de donner à la première expérience, pourtant sensationnelle de la talking cure, toute sa suite, il reste bien évident que cet accident était une histoire damour, que cette histoire damour nait pas existé seulement du côté de la patiente ce nest absolument pas douteux non plus.
Il ne suffit pas de dire, sous la forme de ces termes exquisément retenus qui sont les nôtres (comme M. Jones le fait à telle page de son premier volume de la biographie de Freud), quassurément Breuer dut être la victime de ce que nous appelons, dit Jones, un contre-transfert un peu marqué. Il est tout à fait clair que Breuer aima sa patiente. Nous nen voyons pour preuve la plus évidente que ce qui en pareil cas en est lissue bien bourgeoise : le retour à une ferveur conjugale à ce propos ranimée, le voyage à Venise durgence avec même pour résultat ce que Jones nous dit, à savoir le fruit dune petite fille nouvelle sajoutant à la famille, dont assez tristement à ce propos Jones nous indique que la fin, bien des années après, devait se confondre avec lirruption catastrophique des nazis à Vienne. Il ny a pas à ironiser sur ces sortes daccidents, si ce nest bien sûr pour ce quils peuvent présenter de typique par rapport à certain style particulier des relations dites bourgeoises avec lamour, avec ce besoin, cette nécessité dun réveil à lendroit de cette incurie du cur qui sharmonise si bien avec le type dabnégation où sinscrit le devoir bourgeois.
Ce nest pas là limportant. Mais peu importe quil ait résisté ou non. Ce que nous devons bénir plutôt dans ce moment, cest le divorce déjà inscrit plus de dix années à lavance (puisque cest en 1882 que ceci se passe, et que cest seulement dix ans plus tard, puis quinze ans, quil faudra, pour que lexpérience de Freud aboutisse à louvrage des Studien Uber Hystérie écrit avec Breuer) bénir le divorce ente Breuer et Freud. Car tout est là : le petit erôs dont la malice a frappé le premier, Breuer, au plus soudain de sa surprise, la contraint à la fuite, le petit erôs trouve son maître dans le second, Freud. Et pourquoi ? Je pourrais dire laissez-moi mamuser un instant que cest parce que pour Freud la retraite était coupée : élément du même contexte où des amours intransigeantes (que nous savons depuis que nous avons sa correspondance avec sa fiancée) il était le sectateur. Freud rencontre des femmes idéales qui lui répondent sur le mode physique du hérisson. Sie streben dagegen (comme lécrit Freud dans le rêve dIrma, où les allusions à sa propre femme ne sont pas évidentes, ni avouées) elles sont toujours à rebrousse-poil . Elle apparaît en tout cas un élément du dessein permanent que nous livre Freud de sa soif, la Frau Professor elle-même, objet à loccasion des émerveillements de Jones, qui pourtant, si jen crois mes informations, savait ce que filer doux voulait dire. Ce serait un dénominateur commun curieux avec Socrate, dont vous savez que lui aussi avait affaire à la maison à une mégère pas commode . La différence entre les deux, pour être sensible, serait celle de cette loutre dapparat dont Aristophane noue a montré le profil, un profil de belette lysistratesque dont il nous faut sentir dans les répliques dAristophane la puissance de morsure . Simple différence dodeur. En voici assez sur ce sujet. Et tout de même je dirai que je pense quil ny a là quune référence occasionnelle et que, pour tout dire, cette donnée, quant à lexistence conjugale nest nullement indispensable rassurez-vous chacun à votre bonne conduite.
Il nous faut chercher plus loin le mystère dont il sagit. À la différence de Breuer, quelle quen soit la cause, Freud prend pour démarche celle qui fait de lui le maître du redoutable petit dieu. Il choisit comme Socrate de le servir pour sen servir. Cest bien là le point où vont commencer pour nous tous les problèmes. Encore sagissait-il bien de le souligner ce « sen servir de lerôs ». Et sen servir pourquoi ? Cest bien là quil était nécessaire que je vous rappelle les points de référence de notre articulation de lannée dernière : sen servir pour le bien. Nous savons que le domaine derôs va infiniment plus loin quaucun champ que puisse couvrir ce bien, tout au moins nous tenons pour acquis ceci. Vous voyez que les problèmes que pose pour nous le transfert ne vont ici que commencer. Et cest dailleurs une chose perpétuellement présentifiée à votre esprit (cest langage courant, discours commun concernant lanalyse, concernant le transfert) : vous devez bien navoir daucune façon, ni préconçue ni permanente, comme premier terme de la fin de votre action le bien prétendu ou pas de votre patient, mais précisément son erôs.
Je ne crois pas devoir manquer de rappeler une fois de plus ici ce qui conjoint au maximum du scabreux linitiative socratique à linitiative freudienne, en rapprochant leur issue dans la duplicité de ces termes où va sexprimer dune façon ramassée à peu près ceci : Socrate choisit de servir erôs pour sen servir ou en sen servant. Cela la conduit très loin remarquez-le à un très loin quon sefforce de camoufler en faisant un pur et simple accident de ce que jappelais tout à lheure le fond grouillant de linfection sociale. Mais nest-ce pas lui faire injustice, ne pas lui rendre raison de le croire, de croire quil ne savait pas parfaitement quil allait proprement à contre-courant de tout cet ordre social au milieu duquel il inscrivait sa pratique quotidienne, ce comportement véritablement insensé, scandaleux, de quelque mérite que la dévotion de ses disciples ait entendu ensuite la revêtir, en mettant en valeur les faces héroïques du comportement de Socrate. Il est clair quils nont pas pu faire autrement quenregistrer ce qui est caractéristique majeur et que Platon lui-même a qualifié dun mot resté célèbre auprès de ceux qui se sont approchés du problème de Socrate, cest son ((((((/atopia/ (dans lordre de la cité pas de croyances salubres si elles ne sont point vérifiées). Dans tout ce qui assure léquilibre de la cité, non seulement Socrate na pas sa place, mais il nest nulle part. Et quoi détonnant si une action si vigoureuse dans son caractère inclassable, si vigoureuse quelle vibre encore jusquà nous, a pris sa place. Quoi détonnant à ce quelle ait, abouti à cette peine de mort, cest-à-dire à la mort réelle de la façon la plus claire, en tant quinfligée à une heure choisie à lavance avec le consentement de tous et pour le bien de tous, et après tout sans que les siècles aient jamais pu trancher depuis si la sanction était juste au injuste. De là où va le destin, un destin quil me semble quil ny a pas dexcès à considérer comme nécessaire, et non pas extraordinaire de Socrate ? Freud dautre part, nest-ce pas suivant la rigueur de sa voie quil a découvert la pulsion de mort, cest-à-dire quel que chose aussi de très scandaleux, moins coûteux sans aucun doute pour lindividu ? Est-ce bien là une vraie différence ? Socrate comme le répète depuis des siècles la logique formelle non sans raison dans son insistance, Socrate est mortel, il devait donc mourir un jour.
Ce nest pas que Freud soit mort tranquille dans son lit qui ici nous importe. Je me suis efforcé de vous montrer la convergence de ce qui est ici dessiné avec laspiration sadianiste. Il est ici distingué cette idée de la mort éternelle, de la mort en tant qu'elle fait de lêtre même son détour sans que nous puissions savoir si cest là sens ou non sens et aussi bien lautre, celle des corps. La seconde est celle de ceux qui suivent sans compromis erôs, erôs par où les corps se rejoignent, avec Platon en une seule âme, avec Freud sans âme du tout, mais en tout cas en un seul erôs en tant quil unit unitivement. Bien sûr vous pouvez ici minterrompre. Où est-ce que je vous emmène ? Cet erôs bien sûr vous me laccordez cest bien le même dans les deux cas, même sil nous insupporte. Mais ces deux morts, quavez-vous à faire à nous les ramener, ce bateau de lannée dernière ? Y pensez-vous encore, pour nous faire passer quoi ? Le fleuve qui les sépare ? Sommes-nous dans la pulsion de mort ou dans la dialectique ?
Je vous réponds oui ! Oui, si lune comme lautre nous porte à létonnement. Car bien sûr je veux bien accorder que je mégare, que je nai pas après tout à vous porter aux impasses dernières, que je vous ferai vous étonner, si vous ne le faites déjà, sinon de Socrate, du moins de Freud au point de départ. Car ces impasses même on vous prouvera quelles sont simples à résoudre si vous voulez bien justement ne vous étonner de rien. Il suffit que vous preniez comme point de départ quelque chose de simple comme bonjour, de clair comme roche, lintersubjectivité par exemple. Je tintersubjective, tu mintersubjectives par la barbichette le premier qui rira aura un soufflet, et bien mérité !
Car comme on dit, qui ne voit que Freud a méconnu quil ny a rien dautre dans la constante sado-masochiste ? Le narcissisme explique tout. Et lon sadresse à moi : « ne fûtes-vous pas près de le dire ? » Il faut dire quen ce temps jétais rétif déjà à la fonction de sa blessure, au narcissisme mais quimporte ! Et lon me dira aussi que mon intempestif Socrate aurait dû y revenir lui aussi à cette intersubjectivité. Car Socrate na eu somme toute quun tort, cest de violer la marche sur laquelle il convient toujours de nous régler, de ne pas revenir à la loi des masses, dont chacun sait quil faut lattendre pour bouger le petit doigt sur le terrain de la justice, car les masses y arriveront nécessairement demain . Voilà comment létonnement est réglé, viré au compte de la faute ; les erreurs ne seront jamais que des erreurs judiciaires, ceci sans préjudice des motivations personnelles.
Ce que peut avoir chez moi ce besoin den rajouter que jai toujours, et qui, bien entendu, est à chercher dans mon goût de faire beau nous retombons sur nos pieds cest mon penchant pervers, donc ma sophistique peut être superflue. Alors nous allons repartir à procéder du a et je reprendrai, à toucher terre, la force de la litote pour viser sans que vous soyez légèrement étonnés. Est-ce lintersubjectivité, soit ce qui est le plus étranger à la rencontre analytique, qui pointerait, elle, que nous nous y dérobons, sûrs quil faut léviter ? Lexpérience freudienne se fige dès quelle apparaît, elle ne fleurit que de son absence. Le médecin et le malade comme on dit pour nous fameuse relation dont on fait des gorges chaudes, vont-ils sintersubjectiver à qui mieux mieux ? Peut-être, mais on peut dire dans ce sens que lun et lautre nen mènent pas large : « Il me dit cela pour son réconfort ou pour me plaire ? » pense lun ; « Veut-il me rouler ? », pense lautre. La relation berger-bergère elle même, si elle sengage ainsi, sengage mal. Elle est condamnée, si elle y reste, à naboutir à rien. Cest en quoi justement ces deux relations, médecin-malade, berger-bergère, doivent différer à tout prix de la négociation diplomatique et du guet-apens.
Ce quon appelle le poker, ce poker de la théorie, nen déplaise à M. Henri Lefebvre, nest pas à chercher dans luvre de M. Von Neumann comme il la pourtant affirmé récemment, ce qui fait que vu ma bienveillance je ne peux en déduire quune chose : quil ne connaît de la théorie de Von Neumann que le titre quil y a dans le catalogue dHermann. Il est vrai que du même coup M. Henri Lefebvre met sur le même registre du poker la discussion philosophique elle-même à laquelle nous étions en proie. Évidemment si ce nest pas son droit après tout je ne puis que lui laisser le retour de son mérite.
Pour revenir à la pensée de notre couple intersubjectif, mon premier soin comme analyste sera de ne pas me mettre dans le cas que mon patient ait même à me faire part de telles réflexions et le plus simple pour le lui épargner est justement déviter toute attitude qui prête à imputation de réconfort, a fortiori de séduction ; même éviterai-je absolument, quelle aille à méchapper comme telle, et si je le vois la faire, à toute extrémité, je ne puis [le faire] que dans la mesure où je souligne que cest à son insu que je suppose quil le fasse. Encore faudra-t-il que je prenne mes précautions pour éviter tout malentendu, à savoir avoir lair de le charger dune finasserie si peu calculée quelle soit. Donc ça nest même pas dire que lintersubjectivité serait dans lanalyse seulement reprise en mouvement qui la porterait à une puissance seconde, comme si lanalyste en attendait que lanalysé senferre pour que lui-même, lanalyste, le tourne.
Cette intersubjectivité est proprement réservée, ou encore mieux renvoyée sine die, pour laisser apparaître une autre prise dont la caractéristique est justement dêtre essentiellement le transfert. Le patient lui-même le sait, il lappelle, il se veut surpris ailleurs. Vous direz que cest un autre aspect de lintersubjectivité, même, chose curieuse, dans le fait que cest moi-même qui aurait ici frayé la voie. Mais où quon place cette initiative, elle ne peut mêtre imputée à moi là quà contresens.
Et de fait, si je navais pas formalisé dans la position des joueurs de bridge les altérités subjectives qui sont en jeu dans la position analytique, jamais on neût pu feindre me voir faire un pas convergent avec le schème de fausse audace dont un Rickman sest un jour avisé sous le nom de two body psychology. De telles ont toujours un certain succès dans létat de respiration amphibie où se sustente la pensée analytique. Pour quelles réussissent, il suffit de deux conditions. Dabord, quelles soient sensées venir de zones dactivité scientifique honorables doù puisse revenir dans lactualité, dailleurs facilement défraîchie de la psychanalyse, une ristourne de lustre. Ici cétait le cas. Rickman était un homme qui avait, peu après la guerre, cette sorte daura bénéfique davoir été dans le bain de la révolution russe, cétait censé le mettre en pleine expérience dinterpsychologie. La seconde raison de ce succès cétait de ne déranger en rien la routine de lanalyse. Et aussi bien sûr on refait une voie pour des aiguillages mentaux qui nous ramènent au garage. Mais au moins lappellation de two-body psychology aurait pu avoir un sens quand même : de nous réveiller. Cest justement celui qui est complètement élidé remarquez-le de lemploi de sa formule. Elle devrait évoquer ce que peut avoir à faire lattrait des corps dans la prétendue situation analytique. Il est curieux quil nous faille passer par la référence socratique pour en voir la portée. Dans Socrate, je veux dire là où on le fait parler, cette référence à la beauté des corps est permanente. Elle est si lon peut dire animatrice dans ce mouvement dinterrogation dans lequel remarquez-le nous ne sommes même pas encore entrés, où nous ne savons même pas encore comment se répartissent la fonction de lamant et de laimé (encore là, tout au moins, les choses sont-elles appelées par leur nom et autour delles pouvons nous faire des remarques utiles).
Si effectivement quelque chose dans linterrogation passionnée, dialectique, qui anime ce départ a rapport au corps il faut bien dire que, dans lanalyse, ceci se souligne par des traits dont la valeur daccent prend son poids de son incidence particulièrement négative. Que les analystes eux-mêmes jespère quici personne ne se sentira visé ne se recommandent pas par un agrément corporel, cest là ce à quoi la laideur socratique donne son plus noble antécédent, en même temps dailleurs quelle nous rappelle que ce nest pas du tout un obstacle à lamour. Mais il faut tout de même souligner quelque chose, cest que lidéal physique du psychanalyste, tel du moins quil se modèle dans limagination de la masse, comporte une addition dépaisseur obtuse et de rustrerie bornée qui véhicule vraiment avec elle toute la question du prestige.
Lécran de cinéma si je puis dire est ici le révélateur le plus sensible. Pour nous servir simplement du tout dernier film de Hitchcock, voyez sous quelle forme se présente le débrouilleur dénigme, celui qui se présente là pour trancher sans appel au terme de tous les recours. Franchement il porte toutes les marques de ce que nous appellerons un élément lintouchable ! Aussi bien dailleurs nous touchons là un élément essentiel de la convention puisquil sagit de la situation analytique. Et pour quelle soit violée, prenons toujours le même terme de référence, le cinéma, dune façon qui ne soit pas révoltante, il faut que celui qui joue le rôle de lanalyste
prenons Soudain lété dernier, nous y voyons là un personnage de thérapeute qui pousse la charitas jusquà rendre noblement le baiser quune malheureuse lui plaque sur les lèvres, il est beau garçon, là il faut absolument quil le soit. Il est vrai quil est aussi neurochirurgien, et quon le renvoie promptement à ses trépans. Ce nest pas une situation qui pourrait durer. En somme lanalyse est la seule praxis où le charme soit un inconvénient. Il romprait le charme. Qui a donc entendu parler dun analyste de charme ?
Ce ne sont pas des remarques qui soient tout à fait inutiles. Elles peuvent paraître ici faites pour nous amuser. Il importe quelles soient évoquées à leur étape. En tout cas il nest pas moins notable que dans la direction du malade cet accès même au corps, que lexamen médical semble requérir y est sacrifié ordinairement dans la règle. Et ceci vaut la peine dêtre noté. Il ne suffit pas de dire : « Cest pour éviter des effets excessifs de transfert ». Et pourquoi ces effets seraient-ils plus excessifs à ce niveau ? Bien sûr ce nest pas le fait non plus dune espèce de pudibonderie anachronique comme on en voit des traces subsister dans des zones rurales, dans des gynécées islamiques, dans cet incroyable Portugal où le médecin nausculte quà travers ses vêtements la belle étrangère. Nous renchérissons là-dessus, et une auscultation si nécessaire quelle puisse paraître à lorée dun traitement (ou soit en son cours) y fait manière de rupture de la règle. Voyons les choses sous un autre angle. Rien de moins érotique que cette lecture si lon peut dire des états instantanés du corps où excellent certains psychanalystes. Car tous les caractères de cette lecture, cest en termes de signifiants on peut dire que ces états du corps sont traduits. Le foyer de la distance dont cette lecture saccommode exige de la part de lanalyste autant dintérêt, tout cela nen tranchons pas trop vite le sens. On peut dire que cette neutralisation du corps (qui semble après tout la fin première de la civilisation) a affaire ici à une urgence plus grande et tant de précautions supposent la possibilité de son abandon. Je nen suis pas sûr. Jintroduis seulement ici la question de ce que cest que le corps. Tenons nous en pour linstant à cette remarque. Ce serait en tout cas mal apprécier les choses que de ne pas reconnaître au départ que la psychanalyse exige au début un haut degré de sublimation libidinale au niveau de la relation collective. Lextrême décence quon peut bien dire maintenue de la façon la plus ordinaire dans la relation analytique donne à penser que si le confinement régulier des deux intéressés du traitement analytique dans une enceinte à labri de toute indiscrétion naboutit que très rarement à nulle contrainte par corps de lun sur lautre, cest que la tentation que ce confinement entraînerait dans tout autre occupation est moindre ici quailleurs. Tenons-nous en à ceci pour linstant. La cellule analytique, même douillette, même tout ce que vous voudrez, nest rien de moins quun lit damour et ceci je crois tient à ce que, malgré tous les efforts quon fait pour la réduire au dénominateur commun de la situation, avec toute la résonance que nous pouvons donner à ce terme familier, ce nest pas une situation que dy venir comme je le disais tout à lheure cest la situation la plus fausse qui soit. Ce qui nous permet de le comprendre, cest justement la référence que nous tenterons de prendre la prochaine fois à ce quest dans le contexte social, la situation de lamour lui-même. Cest dans la mesure où nous pourrons serrer de près, arrêter ce que Freud a touché plus dune fois, ce quest dans la société la position de lamour, position précaire, position menacée disons-le tout de suite, position clandestine, cest dans cette mesure même que nous pourrons apprécier pourquoi et comment, dans cette position la plus protégée de toutes, celle du cabinet analytique, cette position de lamour y devient encore plus paradoxale.
Je suspends ici arbitrairement ce procès. Quil vous suffise de voir dans quel sens jentends que nous prenions la question. Rompant avec la tradition qui consiste à abstraire, neutraliser, à vider de tout son sens ce qui peut être en cause dans le fond de la relation analytique, jentends partir de lextrême de ce que je suppose : sisoler avec un autre pour lui apprendre quoi ? ce qui lui manque !
Situation encore plus redoutable, si nous songeons juste ment que de par la nature du transfert ce « ce qui lui manque » il va lapprendre en tant quaimant. Si je suis là pour son bien, ça nest certainement pas au sens de tout repos où là la tradition thomiste larticule (amare est velle bonum alicui) puisque ce bien est déjà un terme plus que problématique si vous avez bien voulu me suivre lannée dernière dépassé, je ne suis pas là en fin de compte pour son bien, mais pour quil aime. Est-ce à dire que je doive lui apprendre à aimer ? Assurément, il parait difficile den élider la nécessité que pour ce qui est daimer et de ce quest lamour il y aura à dire que les deux choses ne se confondent pas. Pour ce qui est daimer et savoir ce que cest que daimer, je dois tout le moins, comme Socrate, pouvoir me rendre ce témoignage que jen sais quelque chose. Or cest précisément, si nous entrons dans la littérature analytique, ce dont il est le moins dit. Il semble que lamour dans son couplage primordial ambivalent avec la haine, soit un terme qui aille de soi. Ne voyez rien dautre, dans mes notations humoristiques daujourdhui, que quelque chose destiné à vous chatouiller loreille.
Lamour pourtant, une longue tradition nous en parle. Vient à aboutir au dernier terme dans cette énorme élucubration dun Anders Nygren, qui le scinde radicalement en ces deux termes, incroyablement opposés dans son discours de lerôs et de lagapè.
Mais derrière ça, pendant des siècles on na fait que discuter, débattre sur lamour. Nest-ce pas encore un autre sujet détonnement que nous autres analystes qui nous en servons, qui navons que ce mot à la bouche, nous puissions dire que par rapport à cette tradition nous nous présentions véritablement comme, les plus démunis, dépourvus de toute tentative même partielle je ne dis pas de révision, daddition à ce qui sest poursuivi pendant des siècles sur ce terme, mais même de quelque chose qui simplement ne soit pas indigne de cette tradition. Est-ce quil ny a pas là quelque chose de surprenant ?
Pour vous le montrer, vous le faire sentir, jai pris comme objet de mon prochain séminaire le rappel de ce terme dintérêt vraiment monumental, original par rapport à toute cette tradition qui est la nôtre dans le sujet de la structure de lamour quest le Banquet. Si quelquun qui se sentirait suffisamment visé voulait faire dialogue avec moi sur le Banquet, je ny verrais que des avantages. Assurément une relecture de ce texte monumental bourré dénigmes où tout est pour montrer à la fais combien si lon peut dire la masse même dune élucubration religieuse qui nous pénètre par toutes nos fibres, qui est présente à toutes nos expérience, doit à cette sorte de testament extraordinaire, la Schwärmerei de Platon, ce que nous pouvons y trouver, en déduire comme repères essentiels et je vous le montrerai jusque dans lhistoire de ce débat, de ce qui sest passé dans le premier transfert analytique. Que nous puissions y trouver toutes les clefs possibles, je pense que, quand nous en aurons fait lépreuve, vous nen douterez pas. Assurément ce nest pas là termes que je laisserais facilement, dans quelque compte-rendu publié, si voyants. Ce ne sont pas non plus formules dont jaimerais que les échos allassent nourrir ailleurs les arlequinades habituelles. Jentendrai que, cette année, nous sachions entre qui et qui nous sommes.
Il sagît aujourdhui dentrer dans lexamen du Banquet. Cest tout au moins ce que je vous ai promis la dernière fois.
Ce que je vous ai dit la dernière fois semble vous être parvenu avec des sorts divers. Les dégustateurs dégustent. Ils se disent : lannée sera-t-elle bonne ? Simplement jaimerais quon ne sarrête pas trop à ce qui peut apparaître dapproximatif dans certaines des touches doù jessaie déclairer notre chemin. Jai essayé la dernière fois de vous montrer les portants de la scène dans laquelle va prendre place ce que nous avons à dire concernant le transfert. Il est bien certain que la référence au corps, et nommément à ce qui peut laffecter de lordre de la beauté, nétait pas simplement loccasion de faire de lesprit autour de la référence transférentielle. On mobjecte à loccasion quil arrive au cinéma [que jai pris comme exemple de lappréhension comme concernant laspect du psychanalyste] quelquefois que le psychanalyste est un beau garçon et pas seulement dans le cas exceptionnel que jai signalé. Il convient de voir que cest précisément au moment où au cinéma, lanalyse est prise comme prétexte à la comédie. Bref, vous allez voir que les principales références auxquelles je me suis référé la dernière fois trouvent leur justification dans la voie où nous allons avoir aujourdhui à nous conduire.
Pour rapporter ce quil en est du Banquet ça nest pas commode, étant donné le style et les limites qui nous sont imposées par notre place, notre objet particulier qui ne loublions pas est particulièrement celui de lexpérience analytique. Se mettre à faire un commentaire en bon ordre de ce texte extraordinaire cest, peut-être, nous forcer à un bien long détour qui ne nous laisserait plus ensuite assez de temps pour dautres parties du champ, étant donné que nous choisissons le Banquet dans la mesure où il nous a semblé y être une introduction particulièrement illuminante de notre étude.
Donc il va nous falloir procéder selon une forme qui nest évidemment pas celle qui serait dun commentaire, disons, universitaire du Banquet. Dautre part, bien sûr, je suis forcé de supposer quau moins une part dentre vous ne sont pas vraiment initiés à la platonicienne. Je ne vous dis pas que moi-même je me considère à cet égard comme absolument armé. Néanmoins jen ai quand même assez dexpérience, assez didée pour croire que je peux me permettre disoler, de concentrer les projecteurs sur le Banquet en respectant tout un arrière-plan. Je prie dailleurs ceux qui sont en état de le faire à loccasion de me contrôler, de me faire observer ce que peut avoir, non pas darbitraire il est forcément arbitraire cet éclairage mais dans son arbitraire, ce quil pourrait avoir de forcé et de décentrant.
Dautre part je ne déteste pas, et je crois même quil faut mettre en relief un je ne sais quoi de cru, de neuf, dans labord dun texte comme celui du Banquet. Cest pour ça que vous mexcuserez de vous le présenter sous une forme dabord, un peu paradoxale ou qui vous semblera peut-être telle. Il me semble que quelquun qui lit le Banquet pour la première fois, sil nest pas absolument obnubilé par le fait que cest un texte dune tradition respectable, ne peut pas manquer déprouver ce sentiment quon doit appeler à peu près : être soufflé. Je dirai plus : sil a un peu dimagination historique il me semble quil doit se demander comment une pareille chose a pu nous être conservée à travers ce que jappellerai volontiers les générations de grimauds, de moines, de gens dont il ne semble pas quils étaient par destination faits pour nous transmettre quelque chose ; dont il me semble quil ne peut manquer de nous frapper, au moins par une de ses parties (par sa fin) que ça ne se rattache plutôt pourquoi pas le dire à ce quon appelle de nos jours une littérature spéciale, une littérature qui peut faire lobjet
qui peut tomber sous le coup des perquisitions de la police.
A vrai dire si vous savez simplement lire il me semble quon peut parler dautant plus volontiers que, je crois quune fois nest pas coutume, pas mal dentre vous, à la suite de mon annonce de la dernière fois ont fait lacquisition de cet ouvrage et donc ont dû y mettre leur nez vous ne pouvez pas manquer dêtre saisis par ce qui se passe dans la deuxième partie au moins de ce discours entre Alcibiade et Socrate en dehors des limites de ce quest le banquet lui-même. En tant que nous verrons tout à lheure que cest une cérémonie avec des règles, une sorte de rite, de concours intime entre gens de lélite, de jeu de société
ce jeu de société, ce sumposion nous voyons que ce nest pas un prétexte au dialogue de Platon, cela se réfère à des un murs, à des coutumes réglées diversement selon les localités de la Grèce, le niveau de culture dirions-nous, et ça nest pas quelque chose dexceptionnel que le règlement qui y * est imposé : que chacun y apporte son « écot » sous la forme dune petite contribution, dun discours réglé sur un sujet. Néanmoins il y a quelque chose qui nest pas prévu, il y a si lon peut dire un désordre. Les règles ont même été données au début du Banquet quon ny boira pas trop ; sans doute le prétexte est que la plupart des gens qui sont là ont déjà un fort mal aux cheveux pour avoir un peu trop bu la veille. On se rend compte aussi de limportance du caractère sérieux du groupe délite que composent pour ce soir là les co-buveurs.
Ce qui nempêche pas quà un moment, qui est un moment où tout nest pas fini loin de là, un des convives qui est Aristophane a quelque chose à faire remarquer de lordre dune rectification à lordre du jour, ou dune demande dexplication. À ce moment là entre un groupe de gens, eux, complètement ivres, à savoir Alcibiade, et ses compagnons. Et Alcibiade, plutôt en lair, usurpe la présidence et commence à tenir des propos qui sont exactement ceux dont jentends vous faire valoir le caractère scandaleux.
Évidemment ceci suppose que nous nous faisons une certaine idée de ce quest Alcibiade, de ce que cest que Socrate et ceci nous amène loin. Tout de même je voudrais que vous vous rendiez compte de ce que cest quAlcibiade. Comme ça, pour lusage courant, lisez dans Les vies des hommes illustres ce que Plutarque en écrit, ceci pour vous rendre compte du format du personnage.
Je sais bien là encore il faudra que vous fassiez un effort. Cette vie nous est décrite par Plutarque dans ce que jappellerai latmosphère alexandrine, cest à savoir dun drôle de moment de lhistoire, où tout des personnages semble passer à Létat dune sorte dombre. Je parle de laccent moral de ce qui nous vient de cette époque qui participe dune sorte de sortie des ombres, une sorte de ((((((/nekuia/ comme on dit dans lOdyssée.
La fabrication de Plutarque, avec ce quils ont dailleurs comporté de modèle, de paradigme, pour toute une tradition moraliste qui a suivi, ont ce je ne sais quoi qui nous fait penser à lêtre des zombies : cest difficile dy faire couler à nouveau un sang véritable. Mais tâchez de vous imaginer à partir de cette singulière carrière que nous trace Plutarque, ce qua pu être cet homme ; cet homme venant là devant Socrate, Socrate qui ailleurs déclare avoir été (((((( ð(((((((/ðprôtos erastès/ le premier qui l a aimé lui, Alcibiade, cet Alcibiade qui d autre part est une sorte de pré-Alexandre, personnage dont sans aucun doute les aventures de politique sont toutes marquées du signe du défi, de l extraordinaire tour de force, de lincapacité de se situer ni de sarrêter nulle part, et partout où il passe renversant la situation et faisant passer la victoire dun camp à lautre partout où il se promène mais, partout pourchassé, exilé et, il faut bien le dire, en raison de ses méfaits.
Il semble que si Athènes a perdu la guerre du Péloponnèse, cest pour autant quelle a éprouvé le besoin de rappeler Alcibiade en plein cours des hostilités pour lui faire rendre compte dune obscure histoire, celle dite de la mutilation des Hermès, qui nous parait aussi inexplicable que farfelue avec le recul du temps, mais qui comportait sûrement dans son fond un caractère de profanation, à proprement parler dinjure aux dieux.
Nous ne pouvons pas non plus absolument tenir la mémoire dAlcibiade et de ses compagnons pour quitte. Je veux dire que ce nest sans doute pas sans raisons que le peuple dAthènes lui en a demandé compte. Dans cette sorte de pratique évocatrice, par analogie, de je ne sais quelle messe noire, nous ne pouvons pas ne pas voir sur quel fond dinsurrection, de subversion par rapport aux lois de la cité, surgît un personnage comme celui dAlcibiade. Un fond de rupture, de mépris des formes et des traditions, des lois, sans doute de la religion même
Cest bien là ce quun personnage traîne après lui dinquiétant. Il ne traîne pas moins une séduction très singulière partout où il passe. Et après cette requête du peuple athénien, il passe ni plus ni moins à lennemi, à Sparte, à cette Sparte dailleurs dont il nest pas pour rien quelle soit lennemie dAthènes puisque, préalablement, il a tout fait pour faire échouer, en somme, les négociations de concorde.
Voilà quil passe à Sparte et ne trouve tout de suite rien de mieux, de plus digne de sa mémoire, que de faire un enfant à la reine, au vu et au su de tous. Il se trouve quon sait fort bien que le roi Agis ne couche pas depuis dix mois avec sa femme pour des raisons que je vous passe. Elle a un enfant, et aussi bien Alcibiade dira : au reste, ce nest pas par plaisir que jai fait ça, cest parce quil ma semblé digne de moi dassurer un trône à ma descendance, dhonorer par là le trône de Sparte de quelquun de ma race. Cette sorte de choses, on le conçoit, peuvent captiver un certain temps, elles se pardonnent mal. Et bien sûr vous savez quAlcibiade, après avoir apporté ce présent et quelques idées ingénieuses à la conduite des hostilités, va porter ses quartiers ailleurs. Il ne manque pas de le faire dans le troisième camp, dans le camp des Perses, dans celui qui représente le pouvoir du roi de Perse en Asie Mineure, à savoir Tissapherne qui, nous dit Plutarque, naime guère les Grecs. Il les déteste à proprement parler, mais il est séduit par Alcibiade.
Cest à partir de là quAlcibiade va semployer à retrouver la fortune dAthènes. Il le fait à travers des conditions dont lhistoire bien sûr est également fort surprenante puisquil semble que ce soit vraiment au milieu dune sorte de réseau dagents doubles, dune trahison permanente : tout ce quil donne comme avertissements aux Athéniens est immédiatement à travers un circuit rapporté à Sparte aux Perses eux-mêmes qui le font savoir à celui nommément de la flotte athénienne qui a passé le renseignement ; de sorte quà la fois il se trouve à son tour savoir, être informé, quon sait parfaitement en haut lieu quil a trahi.
Ces personnages se débrouillent chacun comme ils peuvent. Il est certain quau milieu de tout cela Alcibiade redresse la fortune dAthènes. À la suite de cela, sans que nous puissions être absolument sûrs des détails, selon la façon dont les historiens antiques le rapportent, il ne faut pas sétonner si Alcibiade revient à Athènes avec ce que nous pourrions appeler les marques dun triomphe hors de tous les usages qui, malgré la joie du peuple athénien, va être le commencement dun retour de lopinion.
Nous nous trouvons en présence de quelquun qui ne peut manquer à chaque instant de provoquer ce quon peut appeler lopinion. Sa mort est une chose bien étrange aussi. Les obscurités planent sur qui en est le responsable ; ce qui est certain, cest quil semble, quaprès une suite de renversements de sa fortune, de retournements, tous plus étonnants les uns que les autres, (mais il semble quen tout cas, quelles que soient les difficultés où il se mette, il ne puisse jamais être abattu), une sorte dimmense concours de haines va aboutir à en finir avec Alcibiade par des procédés qui sont ceux, dont la légende, le mythe disent quil faut user avec le scorpion : on lentoure dun cercle de feu dont il séchappe et cest de loin à coups de javelines et de flèches quil faut labattre.
Telle est la carrière singulière dAlcibiade. Si je vous ai fait apparaître le niveau dune puissance, dune pénétration desprit fort active, exceptionnelle, je dirai que le trait le plus saillant est encore ce reflet quy ajoute ce quon dit de la beauté non seulement précoce de lenfant : Alcibiade (que nous savons tout à fait liée à lhistoire du mode damour régnant alors en Grèce à savoir, de lamour des enfants) mais cette beauté longtemps conservée qui fait que dans un âge avancé elle fait de lui quelquun qui séduit autant par sa forme que par son exceptionnelle intelligence.
Tel est le personnage. Et nous le voyons dans un concours qui réunit en somme des hommes savants, graves (encore que, dans ce contexte damour grec sur lequel nous allons mettre laccent tout à lheure qui apporte déjà un fond dérotisme permanent sur lequel ces discours sur lamour se détachent) nous le voyons donc qui vient raconter à tout le monde quelque chose que nous pouvons résumer à peu près en ces termes : à savoir les vains efforts quil a fait en son jeune temps, au temps où Socrate laimait, pour amener Socrate à le baiser.
Ceci est développé longuement avec des détails, et avec en somme une très grande crudité de termes. Il nest pas douteux quil ait amené Socrate à perdre son contrôle, à manifester son trouble, à céder à des invites corporelles et directes, à une approche physique. Et cest ceci qui publiquement par un homme ivre sans doute, mais un homme ivre dont Platon ne dédaigne pas de nous rapporter dans toute leur étendue les propos je ne sais pas si je me fais bien entendre.
Imaginez un livre qui paraîtrait je ne dis pas de nos jours, car ceci parait environ une cinquantaine dannées après la scène qui est rapportée, Platon le fait paraître à cette distance, supposez que dans un certain temps, pour ménager les choses, un personnage qui serait disons M. Kennedy, dans un bouquin fait pour lélite, Kennedy qui aurait été en même temps James Dean, vienne raconter comment il a tout fait au temps de son université pour se faire faire lamour par
(disons une espèce de prof), je vous laisse le soin au choix dun personnage. Il ne faudrait pas absolument le prendre dans le corps enseignant puisque Socrate nétait pas tout à fait un professeur. Cen était un tout de même dun peu spécial. Imaginez que ce soit quelquun comme M. Massignon et qui soit en même temps Henry Miller. Cela ferait un certain effet. Cela amènerait au Jean-Jacques Pauvert qui publierait cet ouvrage quelques ennuis. Rappelons ceci au moment où il sagît de constater que cet ouvrage étonnant nous a été transmis à travers les siècles par les mains de ce que nous devons appeler à divers titres des frères diversement ignorantins, ce qui fait que nous en avons sans aucun doute le texte complet.
Eh bien ! cest ce que je pensais, non sans une certaine admiration, en feuilletant cette admirable édition que nous en a donné Henri Estienne avec une traduction latine. Et cette édition est quelque chose dassez définitif pour quencore maintenant, dans toutes les éditions diversement savantes, critiques, elle soit déjà, celle là, parfaitement critique pour quon nous en donne la pagination. Pour ceux qui entrent là un peu neufs, sachez que les petits ou autres, par lesquels vous voyez notées les pages auxquelles il convient de se reporter, cest seulement la pagination Henri Estienne (1578). Henri Estienne nétait certainement pas un ignorantin, mais on a peine à croire que quelquun qui est capable (il na pas fait que cela) de se consacrer à mettre debout des éditions aussi monumentales ouverture sur la vie telle quelle puisse pleinement appréhender le contenu de ce quil y a dans ce texte, je veux dire en tant que cest éminemment un texte sur lamour.
A la même époque celle dHenri Estienne dautres personnes sintéressaient à lamour et je peux bien tout vous dire : quand je vous ai parlé lannée dernière longuement de la sublimation autour de lamour de la femme, la main que je tenais dans linvisible nétait pas celle de Platon ni de quelquun dérudit, mais celle de Marguerite de Navarre. Jy ai fait allusion sans insister. Sachez, pour cette sorte de banquet, de symposion aussi quest son Heptaméron, elle a soigneusement exclu ces sortes de personnages à ongles noirs qui sortaient à lépoque en rénovant le contenu des bibliothèques. Elle ne veut que des cavaliers, des seigneurs, des personnages qui, parlant de lamour parlent de quelque chose quils ont eu le temps de vivre. Et aussi bien dans tous les commentaires qui ont été donnés du Banquet, cest bien de cette dimension qui semble manquer bien souvent que nous avons soif. Peu importe.
Parmi ces gens qui ne doutent jamais que leur compréhension comme dit Jaspers natteigne les limites du concret sensible-compréhensible, lhistoire dAlcibiade et de Socrate a toujours été difficile à avaler. Je nen veux pour témoin que ceci cest que Louis le Roy , Ludovicus Rejus, qui est le premier traducteur en français de ces textes qui venaient démerger de lOrient pour la culture occidentale, tout simplement sest arrêté là, à lentrée dAlcibiade. Il na pas traduit après. Il lui a semblé quon avait fait dassez beaux discours avant quAlcibiade rentre. Ce qui est bien le cas dailleurs. Alcibiade lui a paru quelque chose de surajouté, dapocryphe, et il nest pas le seul à se comporter ainsi. Je vous passe les détails. Mais Racine un jour a reçu dune dame qui sétait employée à la traduction du Banquet un manuscrit pour le revoir. Racine qui était un homme sensible a considéré cela comme intraduisible et pas seulement lhistoire dAlcibiade, mais tout le Banquet. Nous avons ses notes qui nous prouvent quil a regardé de très près le manuscrit qui lui était envoyé ; mais pour ce qui est de le refaire, car il sagissait de rien moins, que de le refaire, (il fallait quelquun comme Racine pour traduire le grec), il a refusé. Très peu pour lui. Troisième référence. Jai la chance davoir cueilli il y a bien longtemps, dans un coin, les notes manuscrites dun cours de Brochard sur Platon. Cest fort remarquable, ces notes sont remarquablement prises, lécriture est exquise. À propos de la théorie de lamour, Brochard bien sûr se réfère à tout ce quil convient : le Lysis, le Phèdre, le Banquet. Cest surtout le Banquet. Il y a un très joli jeu de substitution quand on arrive à laffaire dAlcibiade. Il embraye, il aiguille les choses sur le Phèdre qui, à ce moment là, prend le relais. Lhistoire dAlcibiade, il ne sen charge pas.
Cette réserve après tout mérite plutôt notre respect. Je veux dire que cest tout au moins le sentiment quil y a là quelque chose qui fait question. Et nous aimons mieux cela que de le voir résolu par des hypothèses singulières qui ne sont pas rares à se faire jour. La plus belle dentre elles je vous la donne en mille M. Léon Robin sy rallie (ce qui est étonnant) cest que Platon a voulu là faire rendre justice à son maître. Les érudits ont découvert quun nomme Polycrate avait fait sortir quelques années après la mort de Socrate. Vous savez quil succomba sous diverses accusations dont se firent les porteurs trois personnages dont un nommé Anytus. Un certain Polycrate aurait remis ça effectivement dans la bouche dAnytus, un réquisitoire dont le corps principal aurait été constitué par le fait que Socrate serait responsable précisément de ce dont je vous ai parlé tout à lheure, à savoir de ce quon peut appeler le scandale, le sillage de corruption ; il aurait traîné toute sa vie après lui Alcibiade, avec le cortège de troubles sinon de catastrophes quil aurait entraîné avec lui.
Il faut avouer que lidée que Platon ait innocenté Socrate, ses murs, sinon son influence en nous mettant en acte dune scène de confession publique de ce caractère, cest vraiment le pavé de lours. Il faut vraiment se demander à quoi rêvent les gens qui émettent de pareilles hypothèses. Que Socrate ait résisté aux entreprises dAlcibiade, que ceci à soi tout seul puisse justifier ce morceau du banquet comme quelque chose destiné à rehausser le sens de sa mission auprès de lopinion publique, cest quelque chose qui, quant à moi, ne peut pas manquer de me laisser pantois.
Il faut tout de même bien que ou bien nous soyons devant une séquelle de raisons pour lesquelles Platon ne nous avise guère ou bien que ce morceau ait en effet sa fonction, je veux dire cette irruption du personnage [auquel en effet on peut conjoindre le personnage dun horizon plus éloigné sans doute de Socrate, mais aussi qui lui est lié par (lacune) le plus indissolublement pour que ce personnage samenant en chair et en os est quelque chose] qui a tout de même le plus étroit rapport avec ce dont il sagît : la question de lamour.
Alors pour voir ce quil en est, et cest justement parce que, ce quil en est, est justement le point autour duquel tourne tout ce dont il sagît dans le Banquet le point autour duquel va séclairer au plus profond non pas tellement la question de la nature de lamour que la question qui ici nous intéresse, à savoir, de son rapport avec le transfert. Cest à cause de cela que je fais porter la question sur cette articulation entre le texte qui nous est rapporté des discours prononcés dans le sumposion, (416 av. JC) et lirruption dAlcibiade.
Là il faut que je vous brosse dabord quelque chose concernant le sens de ces discours, le texte dabord qui nous en est retransmis, le récit. Quest-ce que cest en somme que ce texte ? Quest-ce que nous raconte Platon ?
Dabord on peut se le demander. Est-ce une fiction, une fabrication, comme manifestement beaucoup de ses dialogues qui sont des compositions obéissant à certaines lois (et dieu sait là-dessus quil faudrait beaucoup en dire) ? Pourquoi ce genre ? Pourquoi cette loi du dialogue ? Il faut bien que nous laissions des choses de coté ; je vous indique seulement quil y a là-dessus tout un pan de choses à connaître. Mais cela a tout de même un autre caractère, caractère dailleurs qui nest pas tout à fait étranger au mode sous lequel nous sont montrés certains de ces dialogues.
Pour me faire comprendre, je vous dirai ceci : si nous pouvons prendre le Banquet comme nous allons le prendre, disons comme une sorte de compte-rendu de séances psychanalytiques (car effectivement cest de quelque chose comme cela quil sagit) puisquà mesure que progressent, se succèdent les contributions des différents participants à ce sumposion quelque chose se passe qui est léclairement successif de chacun de ces flashes par celui qui suit, puis à la fin quelque chose qui nous est rapporté vraiment comme cette sorte de fait brut voire gênant, lirruption de la vie là-dedans, la présence dAlcibiade. Et cest à nous de comprendre quel sens il y a justement dans ce discours dAlcibiade.
Alors donc, si cest de cela quil sagit, nous en aurions daprès Platon une sorte denregistrement. Comme il ny avait pas de magnétophone, nous dirons que cest un enregistrement sur cervelle. Lenregistrement sur cervelle est une pratique excessivement ancienne, qui a soutenu je dirai même le mode découte pendant de longs siècles des gens, qui participaient à des choses sérieuses, tant que lécrit navait pas pris cette fonction de facteur dominant dans la culture qui est celui quil a de nos jours. Comme les choses peuvent sécrire, les choses qui sont à retenir pour nous sont dans ce que jai appelé les kilos de langage cest à dire, des piles de livres et des tas de papiers. Mais quand le papier était plus rare, et les livres beaucoup plus difficiles à fabriquer et à diffuser, cétait une chose excessivement importante que davoir une bonne mémoire, et si je puis dire de vivre tout ce qui sentendait dans le registre de la mémoire qui le garde. Et ce nest pas simplement au début du Banquet mais dans toutes les traditions que nous connaissons que nous pouvons voir le témoignage que la transmission orale des sciences et des sagesses y est absolument essentielle. Cest à cause de cela dailleurs que nous en connaissons encore quelque chose, cest dans la mesure où lécriture nexiste pas que la tradition orale fait fonction de support. Et cest bien à cela que Platon se référait dans le mode sous lequel il nous présente
sous lequel nous arrive le texte du Banquet. Il le fait raconter par quelquun qui sappelle Apollodore. Nous connaissons lexistence de ce personnage. Il existe historiquement et il est censé cet Apollodore que Platon fait parler (car Apollodore parle) venir dans un temps daté à environ un peu plus dune trentaine dannées avant la parution du Banquet si on prend la date dà peu près 370 pour la sortie du Banquet. Cest avant la mort de Socrate que se place recueilli ce que Platon nous dit être le moment où est [recueilli] par Apollodore ce compte-rendu de ce qui sest passé, quinze ans encore avant ce moment où il est censé le recevoir puisque nous avons des raisons de savoir que cest en 416 que se serait tenu ce prétendu sumposion auquel il a assisté.
Cest donc seize ans après quun personnage extrait de sa mémoire le texte littéral de ce qui se serait dit. Donc, le moins quon puisse dire, cest que Platon prend tous les procédés nécessaires à nous faire croire tout au moins à ce qui se pratiquait couramment et ce qui sest toujours pratiqué dans ces phases de la culture, à savoir ce que jai appelé lenregistrement sur cervelle. Il souligne que le même personnage, Aristodème
quil y a des bouts de la bande abîmés, que sur certains points il peut y avoir des manques. Tout ceci évidemment ne tranche pas absolument la question de la véracité historique mais a pourtant une grande vraisemblance. Si cest un mensonge, cest un mensonge beau. Comme dautre part cest manifestement un ouvrage damour, et que, peut-être arriverons-nous à voir pointer la notion après tout que seuls les menteurs peuvent répondre dignement à lamour, dans ce cas même, le Banquet répondrait certainement à quelque chose qui est comme (ceci par contre nous est légué sans ambiguïté) la référence élective de laction de Socrate à lamour.
Cest bien pour cela que le Banquet est un témoignage si important. Nous savons que Socrate lui-même témoigne, saffirme ne connaître vraiment quelque chose (sans doute le Théagès où il le dit nest pas un dialogue de Platon mais cest un dialogue quand même de quelquun qui écrivait sur ce quon savait de Socrate et ce qui restait de Socrate) et Socrate dans le Théagès nous est attesté avoir dit expressément ne savoir rien en somme que cette petite chose de science ((((((( ð((((( ð(((((((((/smikrou tinos mathematos/ qui est celle de ((( ð((((((((/tôn erôtikôn/, les choses de l amour. Il le répète en ces propres termes, en des termes qui sont exactement les mêmes en un point du Banquet.
Le sujet donc du Banquet est ceci
le sujet a été proposé, avancé par le personnage de Phèdre ni plus ni moins. Phèdre sera celui aussi qui a donné son nom à un autre discours, celui auquel je me suis référé lannée dernière à propos du beau et où il sagît aussi damour (les deux sont reliés dans la pensée platonicienne) Phèdre est dit ((((( ð((( ð(((((/ð, le père du sujet, à propos de ce dont il va s agir dans le Banquet, le sujet est celui-ci : en somme à quoi ça sert d être savant en amour ? Et nous savons que Socrate prétend n être savant en rien d autre. Il n en devient que plus frappant de faire cette remarque que vous pourrez apprécier à sa juste valeur quand vous vous reporterez au texte : vous apercevoir que Socrate ne dit presque rien en son nom. Ce « presque rien » je vous dirai si nous avons le temps aujourdhui, il est important. Je crois que nous arrivons juste au moment où je pourrai vous le dire, presque sans rien, sans doute est-ce essentiel. Et cest autour de ce « presque rien » que tourne vraiment la scène, à savoir quon commence à parler vraiment du sujet comme il fallait sy attendre.
Disons tout de suite quen fin de compte, dans lespèce de réglage, daccommodement de la hauteur à quoi prendre les choses, vous verrez quen fin de compte Socrate ne le met pas tellement haut par rapport à ce que disent les autres ; ça consiste plutôt à cadrer les choses, à régler les lumières de façon à ce quon voie justement cette hauteur qui est moyenne. Si Socrate nous dit quelque chose cest, assurément, que lamour nest pas chose divine. Il ne met pas ça très haut, mais cest cela quil aime, il naime même que ça. Ceci dit, le moment où il prend la parole vaut bien la peine aussi quon le souligne, cest justement après Agathon. Je suis bien forcé de les faire entrer les uns après les autres, au fur et à mesure de mon discours, au lieu de faire entrer dès le départ à savoir Phèdre, Pausanias, Aristodème qui est venu là je dois dire en cure-dent, cest-à-dire quil a rencontré (Agathon), Socrate, et que, Socrate la amené ; il y a aussi Eryximaque qui est un confrère pour la plupart dentre vous, qui est un médecin ; il y a Agathon qui est lhôte, Socrate (qui a amené Aristodème) qui arrive très en retard parce quen route il a eu ce que nous pourrions appeler une crise. Les crises de Socrate consistent à sarrêter pile, à se tenir debout sur un pied dans un coin. Il sarrête dans la maison voisine où il na rien à faire. Il est planté dans le vestibule entre le porte-parapluies et le porte-manteau et il ny a plus moyen de le réveiller. Il faut mettre un tout petit peu datmosphère autour de ces choses. Ce nest pas du tout des histoires comme vous le verrez aussi ennuyeuses que vous le voyiez au collège.
Un jour jaimerais vous faire un discours où je prendrais mes exemples justement dans le Phèdre, ou encore dans telle pièce dAristophane, sur quelque chose dabsolument essentiel sans lequel il ny a pas moyen tout de même de comprendre comment se situe, ce que jappellerai dans tout ce que nous propose lAntiquité, le cercle éclairé de la Grèce.
Nous, nous vivons tout le temps au milieu de la lumière. La nuit est en somme véhiculée sur un ruisseau de néon. Mais imaginez tout de même que jusquà une époque quil ny a pas besoin de reporter au temps de Platon, époque relativement récente, la nuit était la nuit. Quand on vient frapper, au début du Phèdre, pour réveiller Socrate, parce quil faut se lever un petit peu avant le point du jour (jespère que cest dans le Phèdre mais peu importe, cest au début dun dialogue de Platon) cest toute une affaire. Il se lève, et il est vraiment dans le noir, cest-à-dire quil renverse des choses sil fait trois pas. Au début dune pièce dAristophane à laquelle je faisais allusion aussi, quand on est dans le noir on est vraiment dans le noir, cest là quon ne reconnaît pas la personne qui vous touche la main.
Pour prendre ce qui se passe encore au temps de Marguerite de Navarre, les histoires de lHeptaméron sont remplies dhistoires de cette sorte. Leur possibilité repose sur le fait quà cette époque là, quand on glisse dans le lit dune dame la nuit, il est considéré comme une des choses les plus possibles qui soient, à condition de la fermer, de se faire prendre pour son mari ou pour son amant. Et cela se pratique, semble-t-il, couramment. Ceci change tout à fait la dimension des rapports entre les êtres humains. Et évidemment ce que jappellerai dans un tout autre sens la diffusion des lumières change beaucoup de choses au fait que la nuit ne soit pas pour nous une réalité consistante, ne puisse pas couler dune louche, faire une épaisseur de noir, nous ôte certaines choses, beaucoup de choses.
Tout ceci pour revenir à notre sujet qui est celui auquel il nous faut bien venir, à savoir ce que signifie ce cercle éclairé dans lequel nous sommes, et ce dont il sagît à propos de lamour quand on en parle en Grèce. Quand on en parle, eh bien
comme dirait M. de la Palisse, il sagît de lamour grec.
Lamour grec, il faut bien vous faire à cette idée, cest lamour des beaux garçons. Et puis, tiret, rien de plus. Il est bien clair que quand on parle de lamour on ne parle pas dautre chose. Tous les efforts que nous faisons pour mettre ceci à sa place sont voués davance à léchec. Je veux dire que pour essayer de voir exactement ce que cest nous sommes obligés de pousser les meubles dune certaine façon, de rétablir certaines perspectives, de nous mettre dans une certaine position plus ou moins oblique, de dire quil ny avait forcément pas que ça
évidemment
bien sûr
Il nen reste pas moins que sur le plan de lamour il ny avait que ça. Mais alors dautre part, si on dit cela, vous allez me dire lamour des garçons est quelque chose duniversellement reçu [Il y a beau temps, pour certains de nos contemporains qui avaient pu naître un peu plus tôt
]. Et non ! Même quand on dit cela il n en reste pas moins que dans toute une partie de la Grèce cétait fort mal vu, que dans une toute autre partie de la Grèce, cest Pausanias qui le souligne dans le Banquet cétait très bien vu, et comme cétait la partie totalitaire de la Grèce, les Béotiens, les Spartiates qui faisaient partie des totalitaires (tout ce qui nest pas interdit est obligatoire) non seulement cétait très bien vu, mais cétait le service commandé. Il ne sagissait pas de sy soustraire. Et Pausanias dit : il y a des gens qui sont beaucoup mieux. Chez nous, les Athéniens, cest bien vu mais cest défendu tout de même, et naturellement ça renforce le prix de la chose. Voilà à peu près ce que nous dit Pausanias.
Tout ceci, bien sûr, dans le fond, nest pas pour nous apprendre grand chose, sinon que cétait plus vraisemblable à une seule condition, que nous comprenions à peu près à quoi ça correspond. Pour sen faire une idée, il faut se référer à ce que jai dit lannée dernière de lamour courtois. Cest pas la même chose bien sûr, mais ça occupe dans la société une fonction analogue. Je veux dire que cest bien évidemment de lordre et de la fonction de la sublimation, au sens où jai essayé lannée dernière dapporter sur ce sujet une légère rectification dans vos esprits sur ce quil en est réellement de la fonction de la sublimation.
Disons quil ne sagit là de rien que nous ne puissions mettre sous le registre dune espèce de régression à léchelle collective. Je veux dire que ce quelque chose que la doctrine analytique nous indique être le support du lien social comme tel, de la fraternité entre hommes, lhomosexualité lattache à cette neutralisation du lien. Ce nest pas de cela dont il sagit. Il ne sagit pas dune dissolution de ce lien social, dun retour à la forme innée, cest bien évidemment autre chose. Cest un fait de culture et aussi bien il est clair que cest dans les milieux des maîtres de la Grèce, au milieu des gens dune certaine classe, au niveau où règne et où sélabore la culture, que cet amour est mis en pratique. Il est évidemment le grand centre délaboration des relations inter-humaines.
Je vous rappelle sous une autre forme, le quelque chose que javais déjà indiqué lors de la fin dun séminaire précédent, le schéma du rapport de la perversion avec la culture en tant quelle se distingue de la société. Si la société entraîne par son effet de censure une forme de désagrégation qui sappelle la névrose, cest dans un sens contraire délaboration, de construction, de sublimation disons le mot que peut se concevoir la perversion quand elle est produit de la culture. Et si vous voulez le cercle se ferme : la perversion apportant des éléments qui travaillent la société, la névrose favorisant la création de nouveaux éléments de culture. Cela nempêche pas, toute sublimation quelle soit, que lamour grec ne reste une perversion. Nul point de vue, culturaliste na ici à se faire valoir. Il ny a pas à nous dire que sous prétexte que cétait une perversion reçue, approuvée, voire fêtée lhomosexualité nen reste pas moins ce que cétait : une perversion. Que vouloir nous dire pour arranger les choses que si, nous, nous soignons lhomosexualité, cest que de notre temps lhomosexualité cest tout à fait autre chose, ce nest plus à la page, et quau temps des grecs par contre elle a joué sa fonction culturelle et comme telle est digne de tous nos égards, cest vraiment éluder ce qui est à proprement parler le problème. La seule chose qui différencie lhomosexualité contemporaine à laquelle nous avons affaire et la perversion grecque, mon dieu, je crois quon ne peut guère la trouver dans autre chose que dans la qualité des objets. Ici, les lycéens sont acnéiques et crétinisés par léducation quils reçoivent et ces conditions sont peu favorables à ce que ce soit eux qui soient lobjet des hommages ; il semble [sans quon] quon soit obligé daller chercher les objets dans les coins latéraux, le ruisseau, cest toute la différence. Mais la structure, elle, nest en rien à distinguer.
Bien entendu ceci fait scandale, vue léminente dignité dont nous avons revêtu le message grec. Et alors il y a de bons propos dont on sentoure à cet usage, cest à savoir quon nous dit : quand même ne croyez pas pour autant que les femmes ne reçussent pas les hommages qui convenaient. Ainsi Socrate, noubliez pas, justement dans le Banquet, où, je vous lai dit, il dit très peu de choses en son nom mais cest énorme ce quil parle seulement il fait parler à sa place une femme : Diotime. Ny voyez-vous pas le témoignage que le suprême hommage revient, même dans la bouche de Socrate, à la femme ? Voilà tout au moins ce que les bonnes âmes ne manquent jamais à ce détour de nous faire valoir ; et ceci ajouté, vous savez de temps en temps il allait rendre visite à Laïs, à Aspasie tout ce quon peut ramener des ragots des historiens à Théodota qui était la maîtresse dAlcibiade. Et sur Xanthippe, la fameuse, dont je vous parlais lautre jour, elle était là le jour de sa mort vous savez, et même quelle poussait des cris à assourdir le monde. Il ny a quun malheur
cela nous est attesté dans le Phédon, de toute façon, Socrate invite quon la couche promptement, quon la fasse sortir au plus vite et quon puisse parler tranquille, on na plus que quelques heures.
A ceci près, la fonction de la dignité des femmes serait préservée. Je ne doute pas en effet de limportance des femmes dans la société grecque antique, je dirai même plus, cest une chose très sérieuse dont vous verrez la portée, dans la suite. Cest quelles avaient ce que jappellerai leur vraie place. Non seulement elles avaient leur vraie place, mais ceci veut dire quelles avaient un poids tout à fait éminent dans les relations damour comme nous en avons toutes sortes de témoignages. Cest quil savère, à condition toujours de savoir lire il ne faut pas lire les auteurs antiques avec des lunettes grillagées quelles avaient ce rôle pour nous voilé mais pourtant très éminemment, le leur dans lamour : simplement le rôle actif, à savoir que la différence quil y a entre la femme antique et la femme moderne cest quelle exigeait son dû, cest quelle attaquait lhomme. Voilà ce que vous pourrez, je crois, toucher du doigt dans bien des cas. En tout cas lorsque vous serez éveillés à ce point de vue sur la question vous remarquerez bien des choses qui autrement, dans lhistoire antique, paraîtraient étranges. En tous les cas Aristophane, qui était un très bon metteur en scène de music-hall, ne nous a pas dissimulé comment se comportaient les femmes de son temps. Il ny a jamais rien eu de plus caractéristique et de plus cru concernant les entreprises si je puis dire des femmes. Et cest bien justement pour cela que lamour savant si je puis dire se réfugiait ailleurs.
Nous avons là en tout cas une des clefs de la question et qui nest pas faite pour étonner tellement les psychanalystes.
Tout ceci paraîtra peut-être un bien long détour pour excuser que dans notre entreprise (qui est danalyser un texte dont lobjet est de savoir ce que cest que dêtre savant en amour) nous prenions quelque chose évidemment, nous prenions ce que nous savons, quil relève du temps de lamour grec, cet amour si je puis dire de lécole, je veux dire des écoliers. Eh bien, cest pour des raisons techniques de simplification, dexemple, de modèle qui permet de voir une articulation autrement toujours élidée dans ce quil y a de trop compliqué dans lamour avec les femmes, cest à cause de cela que cet amour de lécole peut bien nous servir, peut légitimement servir à tous (pour notre objet) décole de lamour.
Ça ne veut pas dire, bien sûr, quil soit à recommencer. Je tiens à éviter tous les malentendus, parce quon dira bientôt que je me fais ici propagateur de lamour platonique. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles ça ne peut plus servir décole de lamour. Si je vous disais lesquelles, ce serait encore donner des grands coups dépée dans des rideaux dont on ne contrôle pas ce quil y a derrière croyez-moi jévite en général. Il y a une raison pour laquelle il ny a pas de raison de recommencer, pour laquelle cest même impossible de recommencer, et une des raisons qui vous étonnera peut-être si je la promeus devant vous cest que, pour nous, au point où nous en sommes, même si vous ne vous en êtes pas encore aperçus vous vous en apercevrez si vous réfléchissez un petit peu, lamour et son phénomène et sa culture et sa dimension est depuis quelque temps désengrené davec la beauté. Ça peut vous étonner, mais cest comme ça.
Contrôlez ça des deux côtés. Du côté des uvres belles de lart dune part, du côté de lamour aussi, et vous vous apercevrez que cest vrai. Cest en tout cas une condition qui rend difficile
et cest justement pour cela que je fais tout ce détour pour vous accommoder à ce dont il sagit
nous revenons à la fonction de la beauté, à la fonction tragique de la beauté puisque cest celle-là que jai mise en avant lannée dernière la dimension et cest cela qui donne son véritable sens à ce que Platon va nous dire de lamour.
D autre part, il est tout à fait clair quactuellement ce nest plus du tout au niveau de la tragédie, ni à un autre niveau dont je parlerai tout à lheure que lamour est accordé, cest au niveau de ce que dans le Banquet on appelle, dans le discours dAgathon, le niveau de Polymnie. Cest au niveau du lyrisme, et dans lordre des créations dart, au niveau de ce qui se présente bien comme la matérialisation la plus vive de la fiction comme essentielle, cest à savoir ce quon appelle chez nous le cinéma. Platon serait comblé par cette invention. Il ny a pas de meilleure illustration pour les arts de ce que Platon met à lorée de sa vision du monde, que ce « quelque chose » qui sexprime dans le mythe de la caverne que nous voyons tous les jours illustré par ces rayons dansants qui viennent sur lécran manifester tous nos sentiments à létat dombres.
Cest bien à cette dimension quappartient le plus éminemment dans lart de nos jours la défense et lillustration de lamour. Cest bien pour cela quune des choses que je vous ai dites qui va pourtant être ce autour de quoi nous allons centrer notre progrès une des choses que je vous ai dite et qui nest pas sans éveiller vos réticences, parce que je lai dite très incidemment : lamour est un sentiment comique. Même, cela demande un effort pour que nous revenions au point de convenable accommodement qui lui donne sa portée.
Il y a deux choses que j ai notées dans mon discours passé concernant lamour et je les rappelle. La première est que lamour est un sentiment comique, et vous verrez ce qui dans notre investigation lillustrera. Nous bouclerons à ce propos la boucle qui nous permettra de ramener ce qui est essentiel : la véritable nature de la comédie. Et cest tellement essentiel et indispensable que cest pour cela quil y a dans le Banquet, ce que depuis le temps des commentateurs nont jamais réussi à expliquer, à savoir, la présence dAristophane. Il était, historiquement parlant, lennemi juré de Socrate ; il est là pourtant.
La seconde chose que je voulais dire vous le verrez que nous retrouverons à tout instant, qui nous servira de guide, cest que lamour cest de donner ce quon na pas. Ceci vous le verrez également venir dans une des chevilles essentielles de ce que nous aurons à rencontrer dans notre commentaire.
Quoiquil en soit, pour entrer dans ce sujet, dans ce démontage par quoi le discours de Socrate autour de lamour grec sera pour nous quelque chose déclairant, disons que lamour grec nous permet de dégager dans la relation de lamour les deux partenaires au neutre (je veux dire à ce quelque chose de pur qui sexprime naturellement au genre masculin), cest de permettre dabord darticuler ce qui se passe dans lamour au niveau de ce couple que sont respectivement l amant et l aimé, ð(((((((,ð ð(((((((( ð/erastès/ et /erômenos/.
Ce que je vous dirai la prochaine fois consiste à vous montrer comment, autour de ces deux fonctions l amant et l aimé, le procès de ce qui se déroule dans le Banquet est tel que nous pouvons attribuer respectivement, avec toute la rigueur dont lexpérience analytique est capable, ce dont il sagit
En dautres termes nous y verrons articulé en clair, à une époque où lexpérience analytique comme telle manque, où linconscient dans sa fonction propre par rapport au sujet est assurément la dimension la moins soupçonnée, et donc avec les limitations que ceci comporte, vous verrez articulé de la façon la plus claire ce quelque chose qui vient rencontrer le sommet de notre expérience ; ce que jai essayé tout au long de ces années de dérouler devant vous sous la double rubrique, la première année de la relation dobjet, lannée qui la suivie, du Désir et de son interprétation
vous verrez apparaître clairement et dans les formules qui sont proprement celles auxquelles nous avons abouti : lamant comme sujet du désir (et tenant compte de ce que ça veut dire dans tout son poids pour nous le désir) lerômenos, laimé, comme celui qui dans ce couple est le seul à avoir quelque chose.
La question de savoir si « ce quil a » (car cest laimé qui la) a un rapport je dirai même un rapport quelconque avec ce dont lautre, le sujet du désir manque. Je dirai ceci, la question des rapports entre le désir et celui devant quoi le désir se fixe vous le savez nous a menés déjà autour de la notion du désir en tant que désir dautre chose. Nous y sommes arrivés par les voies de lanalyse des effets du langage sur le sujet. Cest étrange quune dialectique de lamour, celle de Socrate, qui sest faite précisément, tout entière par le moyen de la dialectique, dune épreuve des effets impératoires de linterrogation comme telle, ne nous ramène pas au même carrefour. Vous verrez que bien plus que nous ramener au même carrefour elle nous permettra daller au-delà, à savoir, de saisir le moment de bascule, le moment de retournement où de la conjonction du désir avec son objet en tant quinadéquat, doit surgir cette signification qui sappelle lamour.
Impossible, sans avoir saisi dans cette articulation, ce quelle comporte de conditions dans le symbolique, limaginaire et le réel
de ne pas saisir ce dont il sagit, à savoir dans cet effet si étrange par son automatisme qui sappelle le transfert, de mesurer, de comparer quelle est entre ce transfert et lamour la part, la dose, de ce quil faut leur attribuer à chacun et réciproquement, dillusion ou de vérité. Dans ceci la voie et linvestigation où je vous ai introduits aujourdhui va savérer être pour nous dune importance inaugurale.
Nous en sommes restés la dernière fois à la position de l/erastès/et de l/erômenos/ de lamant et de laimé, telle que la dialectique du Banquet nous permettra de lintroduire comme ce que jai appelé la base, le point tournant, larticulation essentielle du problème de lamour. Le problème de lamour nous intéresse en tant quil va nous permettre de comprendre ce qui se passe dans le transfert et, je dirai jusquà un certain point, à cause du transfert.
Pour motiver un aussi long que celui qui peut paraître à ceux dentre vous qui viennent neufs cette année à ce séminaire qui pourrait après tout vous paraître comme un détour superflu, jessaierai de justifier, de vous présentifier le sens, semble-t-il que vous devez appréhender tout de suite, de la portée de notre recherche.
Il me semble quà quelque niveau quil soit de sa formation, quelque chose doit être présent au psychanalyste comme tel, qui peut le saisir, laccrocher par le bord de son manteau à plus dun tournant (et le plus simple nest-il pas celui-ci me semble-t-il, difficile à éviter à partir dun certain âge et qui pour vous il me semble doit comporter déjà de façon très présente à lui tout seul ce quest le problème de lamour). Est-ce quil ne vous a jamais saisi à ce tournant que, dans ce que vous avez donné à ceux qui vous sont les plus proches jentends il ny a pas quelque chose qui a manqué, et non pas seulement qui a manqué, mais qui les laisse, les susdits, les plus proches, eux, par vous irrémédiablement manqués ? Et quoi ? [justement par ceci qui à vous analystes permet de comprendre] cest que justement ces proches avec eux on ne fait que tourner autour du fantasme dont vous avez cherché plus ou mains en eux la satisfaction, qui à eux a plus ou moins substitué ses images ou ses couleurs. Cet être auquel soudain vous pouvez être rappelé par quelque accident dont la mort est bien celui qui nous fait entendre le plus loin sa résonance, cet être véritable, pour autant que vous lévoquez, déjà séloigne et est déjà éternellement perdu. Or cet être cest tout de même bien lui que vous tentez de joindre par les chemins de votre désir. Seulement cet être là cest le vôtre et ceci comme analyste vous savez bien que cest, quelque façon, faute de lavoir voulu que vous lavez manqué aussi plus ou moins. Mais au moins ici êtes-vous au niveau de votre faute et votre échec la mesure exactement.
Et ces autres dont vous vous êtes occupé si mal, est-ce pour en avoir fait comme on dit seulement vos objets ? Plût au ciel que vous le eussiez traités comme des objets dont on apprécie le poids, le goût et la substance, vous seriez aujourdhui moins troublé par leur mémoire, vous leur auriez rendu justice, hommage, amour, vous auriez aimés au moins comme vous-même, à ceci près que vous aimez mal (mais ce nest même pas le sort des mal aimés que nous avons eu en partage) vous en aurez fait sans doute, comme on dit, des sujets si cétait là la fin du respect quils méritaient, respect comme on dit de leur dignité, respect dû à nos semblables. Je crains que cet emploi neutralisé nos semblables, soit bien autre chose que ce dont il sagit dans la question de l'amour et, de ces semblables, que le respect que vous leur donniez aille trop vite au respect du ressemblant, au renvoi à leurs lubies de résistance, à leurs idées butées, à leur bêtise de naissance, à leurs oignons quoi
quils se débrouillent ! Cest bien là, je crois, le fond de cet arrêt devant leur liberté, qui souvent dirige votre conduite, liberté d'indifférence dit-on, mais non pas de la leur, de la vôtre plutôt.
Et cest bien en cela que la question se pose pour un analyste, cest à savoir quel est notre rapport à cet être de notre patient ? On sait bien tout de même pourtant que cest de cela dans l'analyse quil sagit. Notre accès à cet être est-il ou non celui de l'amour ? A-t-il quelque rapport, notre accès, avec ce que nous saurons ce qu'est le point où nous posons quant à la nature de l'amour ? Ceci vous le verrez nous mènera assez loin, précisément à savoir ce qui si je puis m'exprimer ainsi me servant dune métaphore est dans le Banquet quand Alcibiade compare Socrate à quelques uns de ces menus objets dont il semble quils aient réellement existé à lépoque, aux poupées russes par exemple, ces choses qui s'emboîtaient les unes dans les autres ; parait-il il y avait des images dont l'extérieur représentait un satyre ou un silène, et à lintérieur nous ne savons trop quoi mais assurément des choses précieuses.
Ce quil doit y avoir, ce quil peut y avoir, ce quil est supposé y être, de ce quelque chose, dans l'analyste, cest bien à quoi tendra notre question, mais tout à la fin.
En abordant le problème de ce rapport qui est celui de lanalysé à lanalyste, qui se manifeste par ce si curieux phénomène de transfert que jessaie daborder de la façon qui le serre de plus près, qui en élude le moins possible les formes (à la fois se connaissant pour tous, et dont on cherche plus ou moins à abstraire, à éviter le poids propre), je crois que nous ne pouvons mieux faire que de partir dune interrogation de ce que ce phénomène est censé imiter au maximum, voire se confondre avec lui, .
Il y a vous savez un texte de Freud, célèbre dans ce sens, qui se range dans ce quon appelle dhabitude les Écrits Techniques, avec ce a quoi il est étroitement en rapport, à savoir disons que quelque chose à quelque chose est depuis toujours suspendu dans le problème de lamour une discorde interne, on ne sait quelle duplicité qui est justement ce quil y a lieu pour nous de serrer de plus près à savoir peut-être éclairer par cette ambiguïté de ce quelque chose dautre, cette substitution en route dont après quelque temps de séminaire ici vous devez savoir que cest tout de même ce qui se passe dans laction analytique, et que je peux résumer ainsi.
Celui qui vient nous trouver, par principe de cette supposition quil ne sait pas ce quil a (déjà là est toute limplication de linconscient, du « il ne sait pas » fondamental et cest par là que sétablit le pont qui peut relier notre nouvelle science à toute la tradition du « connais-toi toi-même » ; bien sûr il y a une différence fondamentale, laccent est complètement déplacé de cet « il ne sait pas ») et je pense que déjà là-dessus je vous en ai dit assez pour que je naie pas à faire autre chose que pointer au passage la différence , mais quoi ? ce quil a vraiment en lui-même, ce quil demande à être pas seulement formé, éduqué, sorti, cultivé selon la méthode de toutes les pédagogies traditionnelles, (il se met à lombre du pouvoir fondamentalement révélateur de quelques dialectiques qui sont les rejets, les surgeons de la démarche inaugurale de Socrate en tant quelle est philosophique) est-ce que cest là ce à quoi nous allons dans lanalyse, mener celui qui vient nous trouver comme analystes ?
Simplement comme lecteurs de Freud, vous devez tout de même déjà savoir quelque chose de ce qui au premier aspect tout au moins peut se présenter comme le paradoxe de ce qui se présente à nous comme terme, (((((/telos/, comme aboutissement terminaison de lanalyse. Quest-ce que nous dit Freud ? sinon quen fin de compte ce que trouvera au terme celui qui suit ce chemin, ce nest pas autre chose essentiellement quun manque. Que vous appeliez ce manque castration ou que vous lappeliez Pénisneid ceci est signe, métaphore. Mais si cest vraiment là ce devant quoi vient au terme buter lanalyse, est-ce quil ny a pas là déjà quelque ? Bref en vous rappelant cette ambiguïté, cette sorte de double registre entre ce début et départ de principe et ce terme (son premier aspect peut apparaître si nécessairement décevant) tout un développement sinscrit, ce développement, cest à proprement parler cette révélation de ce quelque chose tout entier dans son texte qui sappelle lAutre inconscient.
Bien surtout ceci, pour quiconque en entend parler pour la première fois je pense quil ny en a nul ici qui soit dans ce cas ne peut être entendu que comme une énigme. Ce nest point à ce titre que je vous le présente, mais au titre du rassemblement des termes où sinscrit comme telle notre action. Cest aussi bien pour tout de suite éclairer ce que je pourrai appeler, si vous voulez, le plan général dans lequel va se dérouler notre cheminement, quand il sagit après tout de rien dautre que tout de suite appréhender, y voir mon dieu ce qua danalogue ce développement et ces termes avec la situation de départ fondamentale de lamour. pour être après tout évidente, na jamais été, que je sache, aussi, en quelque terme située, placée au départ en ces termes que je vous propose articuler tout de suite, ces deux termes doù nous partons : erastès, lamant, ou encore erôn, laimant erômenos celui qui est aimé.
Est-ce que tout déjà ne se situe pas mieux au départ (il ny a pas lieu de jouer au jeu de cache-cache). que nous pouvons voir tout de suite dans telle assemblée ce qui caractérise lerastès, lamant, pour tous ceux qui lont interrogé, qui lapprochent, est-ce que ce nest pas essentiellement ce qui lui manque ? Et nous pouvons tout de suite, nous, ajouter quil ne sait pas ce qui lui manque, avec cet accent particulier de linscience qui est celui de linconscient. Et dautre part lerômenos, lobjet aimé, quil ne sest pas toujours situé comme celui qui ne sait pas ce quil a, ce quil a de caché, ce qui fait son attrait ? Parce que ce « ce quil a » nest-il pas ce qui est dans la relation de lamour appelé pas seulement à se révéler, à devenir, être, présentifier, ce qui nest jusque là que possibles ?
Bref avec laccent analytique, ou sans cet accent, lui aussi il ne sait pas. Et cest dautre chose quil sagit. Il ne sait pas ce quil a.
Entre ces deux termes qui constituent, si je puis dire, dans leur essence, lamant et laimé, observez quil ny a aucune coïncidence. Ce qui manque à lun nest pas ce « ce quil a », caché dans lautre. Et cest là tout le problème de lamour. Quon le sache ou quon ne le sache pas ceci na aucune importance. On en rencontre à tous les pas dans le phénomène, le déchirement, la discordance et quiconque na pas besoin pour autant de dialoguer, de « dialectiquer », ((((((((((((((((/dialektikeuesthai/ sur lamour, il lui suffit dêtre dans le coup, daimer, pour être pris à cette béance, à ce discord.
Est-ce là même tout dire ? Est-ce suffisant ? Je ne puis ici faire plus. Je fais beaucoup en le faisant, je moffre au risque de certaine incompréhension immédiate, mais je vous la dis, je nai pas lintention ici de vous en conter, jéclaire donc ma lanterne tout de suite. Les choses vont plus loin. Nous pouvons donner, dans les termes dont nous nous servons, ce que lanalyse de la création du sens dans le rapport signifiant-signifié indiquait déjà (nous en verrons, quitte à en voir le maniement, la vérité dans la suite) indiquait déjà ce dont il sagit, à savoir que justement lamour comme [signifiant] (car pour nous cen est [un] et ce nest que cela), est une métaphore, si tant est que métaphore nous avons appris à larticuler comme substitution, et que cest là que nous entrons dans lobscur et que je vous prie à linstant simplement de ladmettre, et de garder ce quici je promeus comme ce que cest dans la main : une formule algébrique.
Cest pour autant que la fonction où ceci se produit de lerastès, de laimant, qui est le sujet du manque, vient à la place, se substitue à la fonction de lerômenos qui est objet, objet aimé, que se produit la signification de lamour. Nous mettrons peut-être un certain temps à éclairer cette formule. Nous avons le temps de le faire dans lannée qui est devant nous. Du moins naurai-je pas manqué de vous donner dès le départ ce point de repère qui peut servir, non pas de devinette, tout au moins de point de référence à éviter certaines ambiguïtés (lorsque je développerai).
Et maintenant entrons dans ce Banquet dont je vous ai en quelque sorte, la dernière fois, planté le décor, présenté les personnages, les personnages qui nont rien de primitif sous un rapport à la simplification du problème quils nous présentent. Ce sont des personnages fort sophistiqués, cest bien le cas de le dire ! Et là, pour retracer ce qui est une des portées de ce à quoi jai passé mon temps avec vous la dernière fois, je le résumerai en quelques termes, car je considère important que le caractère provocant, soit émis articulé.
Il y a tout de même quelque chose dassez humoristique vingt-quatre siècles de méditation religieuse (car il ny a pas une seule réflexion sur lamour pendant ces vingt-quatre siècles (quelle se soit passée chez les libertins ou chez les curés) il ny a pas une seule méditation sur lamour qui ne se soit référée à ce texte inaugural) après tout (pris dans son côté extérieur) pour quelquun qui entre là-dedans sans être prévenu, représente tout de même une sorte de tonus, comme on dit, entre des gens dont il faut tout de même bien nous dire que (pour le paysan qui sort là de son petit autour dAthènes) cest une réunion de vieilles lopes. Socrate a cinquante-trois ans, Alcibiade toujours beau parait-il, en a trente-six, et Agathon lui-même chez qui ils sont réunis, en a trente. Il vient de remporter le prix du concours de tragédie ; cest cela qui nous permet de dater exactement le Banquet. Évidemment il ne faut pas sarrêter à ces apparences. Cest toujours dans des salons, cest à dire dans un lieu où les personnes nont dans leur aspect rien de particulièrement attrayant, cest chez les duchesses que se disent les choses les plus fines. Elles sont à jamais perdues bien entendu, mais pas pour tout le monde, pas pour ceux qui les disent en tout cas. Là nous avons la chance de savoir ce que tous ces personnages, à leur tour, ont échangé ce soir-là.
On en a beaucoup parlé de ce Banquet, et inutile de vous dire que ceux dont cest le métier dêtre philosophes, philologues, hellénistes lont regardé à la loupe et que je nai pas épuisé la somme de leurs remarques. Mais ce nest pas non plus inépuisable, car ça tourne toujours autour dun point. Aussi peu inépuisable que ce soit, il est quand même exclu que je vous restitue la somme de ces menus débats qui se font autour de telle ou telle ligne ; dabord il nest pas dit quelle soit de nature à nous laisser échapper quelque chose dimportant. Ce nest pas commode pour moi qui ne suis ni philosophe, ni philologue, ni helléniste, de me mettre dans ce rôle, dans cette peau et de vous faire une leçon sur le Banquet.
Ce que je peux espérer simplement, cest vous donner dabord première appréhension de ce quelque chose que je vous demande de croire que ce nest pas comme ça à la première lecture que je my fie. Faites-moi confiance, quand même ce crédit de penser que ça nest pas pour la première fois et à lusage de ce séminaire que je suis entré dans ce texte. Et faites-moi aussi ce crédit de penser que je me suis quand même donné quelque mal pour rafraîchir ce que javais comme souvenirs concernant les travaux qui sy sont consacrés, voire minformer de ceux que javais pu négliger jusquici.
Ceci pour mexcuser davoir (et quand même parce que je crois que cest le meilleur) abordé les choses par la fin ; cest-à-dire ce qui, du seul fait de la méthode que je vous apprends, doit être objet pour vous dune sorte de réserve, à savoir ce que jy comprends. Cest justement là que je cours les plus grands risques ; soyez-moi reconnaissants de les courir à votre place. Que ceci serve seulement pour vous dintroduction à des critiques qui ne sont pas tant à porter sur ce que je vais vous dire que jy ai compris, que sur ce qui est dans le texte, à savoir ce qui en tout cas va à la suite de ça vous apparaître comme étant ce qui a accroché ma compréhension. Je veux dire ce qui, cette compréhension vraie ou fausse lexplique, la rend nécessaire, et comme texte alors, comme signifiant impossible, même pour vous, même si vous le comprenez autrement, impossible à contourner.
Je vous passe donc les premières pages, qui sont ces pages qui existent toujours dans les dialogues de Platon. Et celui-ci nest pas un dialogue comme les autres, mais néanmoins cette espèce de situation faite pour créer ce que jai appelé lillusion dauthenticité, ces reculs, ces pointages de la transmission de qui a répété que lautre lui avait dit. Cest toujours la façon dont Platon entend, au départ, créer une certaine profondeur, qui sert sans doute pour lui au retentissement de ce quil va dire.
Je vais passer aussi le règlement auquel jai fait allusion la dernière fois, des lois du Banquet. Je vous ai indiqué que ces lois nétaient pas seulement locales, improvisées, quelles se rapportaient à un prototype. Le sumposion était quelque chose qui avait ses lois. Sans doute pas tout à fait les mêmes ici et là ; elles nétaient pas tout à fait les mêmes ici et là ; elles nétaient pas tout à fait les mêmes à Athènes quen Crête. Je passe sur toutes ces références.
Nous en arrivons à laccomplissement de la cérémonie qui comportera quelque chose qui en somme doit sappeler dun nom, et un nom qui prête je vous lindique au passage à discussion : éloge de lamour. Est-ce ((((((((/encômion/, est-ce (((((((((/epainesis/ ? Je vous passe tout ceci qui a son intérêt, mais qui est secondaire. Et je voudrais simplement aujourdhui situer ce que je peux appeler le progrès de ce qui va se dérouler autour de cette succession de discours qui sont dabord celui de Phèdre, celui de Pausanias
Phèdre est un autre bien curieux personnage, il faudrait tracer son caractère. Ça na pas tellement dimportance. Pour aujourdhui sachez seulement quil est curieux que ce soit lui qui ait mis le sujet au jour, qui soit le patèr tou logou, le père du sujet. Cest curieux parce que nous le connaissons un petit peu par ailleurs par le début du Phèdre, cest un curieux hypocondriaque. Je vous le dis tout de suite, cela vous servira peut-être par la suite.
Je vous fais tout de suite, pendant que jy pense, mes excuses. Je ne sais pas pourquoi je vous ai parlé de la nuit la dernière fois. Bien sûr je me suis souvenu que ce nest pas dans le Phèdre que cela commence la nuit, mais dans le Protagoras. Ceci corrigé continuons.
Phèdre, Pausanias, Eryximaque et avant Eryximaque, ça aurait dû être Aristophane, mais il a le hoquet, il laisse passer lautre avant lui et il parle après. Cest léternel problème dans toute cette histoire de savoir comment Aristophane, le poète comique, se trouvait là avec Socrate, dont chacun sait quil faisait plus que le critiquer, que le ridiculiser, le diffamer dans ses comédies et que, généralement parlant, les historiens tiennent pour en partie responsable de la fin tragique de Socrate, à savoir de sa condamnation. Je vous ai dit que ceci implique sans doute une raison profonde, dont je ne donne pas plus que dautres la dernière solution mais peut-être nous essaierons dabord un petit commencement de lumière.
Ensuite vient Agathon et, après Agathon, Socrate. Ceci constituant ce qui est à proprement parler le Banquet, cest-à-dire tout ce qui se passe jusquà ce point crucial dont, la dernière fois, je vous ai pointé quil devait être considéré comme essentiel, à savoir lentrée dAlcibiade, à quoi correspond la subversion de toutes les règles du Banquet, ne serait-ce que ceci : il se présente ivre, il se profère comme étant essentiellement ivre et parle comme tel dans livresse.
Supposons que vous vous disiez que lintérêt de ce dialogue, de ce Banquet, cest de manifester quelque chose qui est à proprement parler la difficulté de dire quelque chose qui se tienne debout sur lamour. Sil ne sagissait que de cela nous serions purement et simplement dans une cacophonie. Mais ce que Platon du moins cest ce que je prétends ce nest pas une audace spéciale de le prétendre ce que Platon nous montre dune façon qui ne sera jamais dévoilée, qui ne sera jamais mise au jour, cest que le contour que dessine cette difficulté est quelque chose qui nous indique le point où est la topologie foncière qui empêche de dire de lamour quelque chose qui se tienne debout.
Ce que je vous dis là nest pas très nouveau. Personne ne songe à le contester. Je veux dire que tous ceux qui se sont occupés de ce « dialogue » entre guillemets car cest à peine quelque chose qui mérite ce titre, puisque cest une suite déloges, une suite en somme de chansonnettes, de chansons à boire en lhonneur de lamour, qui se trouvent parce que ces gens sont un peu plus malins que les autres (et dailleurs on nous dit que cest un sujet qui nest pas souvent choisi, ce qui pourrait étonner au premier abord) prendre toute leur portée.
Alors on nous dit que chacun traduit laffaire dans sa corde, dans sa note. On ne sait dailleurs pas bien pourquoi par exemple Phèdre sera chargé de lintroduire (on nous dit) sous langle de la religion, du mythe ou de lethnographie même. Et en effet dans tout cela il y a du vrai. Je veux dire que notre Phèdre nous introduit lamour en nous disant quil est ((((( ð((((/megas theos/, c est un grand dieu. Il ne dit pas que cela, mais enfin il se réfère à deux théologiens, Hésiode et Parménide, qui à des titres divers ont parlé de la généalogie des dieux, ce qui est quand même quelque chose d important. Nous n allons pas nous croire obligés de nous reporter la Théogonie dHésiode poème de Parménide sous prétexte quon en cite un vers dans le Phèdre.
Je dirai tout de même quil y a eu il y a deux ou trois ans, quatre peut-être, quelque chose de très important qui est paru sur ce point, dun contemporain, Jean Beaufret, sur le Poème de Parménide. Cest très intéressant à lire. Ceci dit, laissons ça de côté et tâchons de nous rendre compte de ce quil y a dans ce discours de Phèdre.
Il y a donc la référence aux dieux. Pourquoi aux dieux au pluriel ? Je veux simplement tout de même indiquer quelque chose. Je ne sais pas pour vous quel sens ça a les dieux, spécialement les dieux antiques. Mais après tout on en parle assez dans ce dialogue pour quil soit, tout de même assez utile, voire nécessaire que je réponde à cette question comme si elle était posée de vous à moi. Quest-ce que vous en pensez après tout, des dieux ? Où est-ce que ça se situe par rapport au symbolique, à limaginaire et au réel ? Ce nest pas une question vaine, pas du tout. Jusquau bout la question dont il va sagir, cest de savoir si oui ou non lamour est un dieu, et on aura fait au moins ce progrès, à la fin, de savoir avec certitude que cela nen est pas un.
Évidemment je ne vais pas vous faire une leçon sur le sacré à ce propos. Tout simplement, comme cela, épingler quelques formules sur ce sujet. Les dieux, pour autant quils existent pour nous dans notre registre, dans celui qui nous sert à avancer dans notre expérience, pour autant que ces trois catégories nous sont dun usage quelconque, les dieux cest bien certain appartiennent évidemment au réel. Les dieux cest un mode de révélation du réel. Cest en cela que tout progrès philosophique tend en quelque sorte, de par sa nécessité propre, à les éliminer. Cest en cela que la révélation chrétienne se trouve, comme la fort bien remarqué Hegel, sur la voie de leur élimination, à savoir que sous ce registre la révélation chrétienne se trouve un tout petit peu plus loin, un petit peu plus profondément sur cette voie qui va du polythéisme à lathéisme. que par rapport à une certaine notion de la divinité, du dieu comme summum de révélation, de lumen, comme rayonnement, apparition (cest une chose fondamentale, réelle) le christianisme se trouve incontestablement, sur le chemin qui va à réduire, qui va au dernier terme à abolir le dieu de cette même révélation pour autant quil tend à le déplacer, comme le dogme, vers le verbe, vers le (((((/logos/ comme tel, autrement dit se trouve sur un chemin parallèle à celui que suit le philosophe, pour autant que je vous ai dit tout à lheure que sa fatalité est de nier les dieux.
Donc ces mêmes révélations qui se trouvent rencontrées jusque là par lhomme dans le réel, (dans le réel où ce qui se révèle est dailleurs réel)
mais cette même révélation, ce nest pas le réel qui la déplace (cette révélation) il va la chercher dans le logos. Il va la chercher au niveau dune articulation signifiante. Toute interrogation qui tend à sarticuler comme science au départ de la démarche philosophique de Platon, nous apprend à tort ou à raison, je veux dire au vrai ou au pas vrai, que cétait là ce que faisait Socrate. Socrate exigeait que ce à quoi nous avons ce rapport innocent qui sappelle ((((/doxa/, (et qui est mon dieu pourquoi pas quelquefois dans le vrai) nous ne nous en contentions pas, mais que nous demandions pourquoi, que nous ne nous satisfassions que de ce vrai assuré quil appelle ((((((((/ épistémè/, science, à savoir qui rend compte de ses raisons. C est cela nous dit Platon qui était l affaire du (iðlðoðsð((eðiðnð/philosophein/ de Socrate.
Je vous ai parlé de ce que j, ai appelé la Schwärmerei de Platon. Il faut bien croire que quelque chose dans cette entreprise reste à la fin en échec pour que la rigueur, le talent déployé dans la démonstration dune telle méthode, (tellement de choses dans Platon qui ont servi ensuite à toutes les mystagogies den profiter (Je parle avant tout de la gnose, et disons ce qui dans le christianisme lui-même est toujours resté gnostique)), il nen reste pas moins que ce qui est clair cest ce qui lui plaît cest la science. Comment saurions-nous lui en vouloir davoir mené dès le premier pas ce chemin jusquau bout ?
Quoiquil en soit donc, le discours de Phèdre se réfère, pour introduire le problème de lamour, à cette notion quil est un grand dieu, presque le plus ancien des dieux, né tout de suite après le Chaos dit Hésiode. Le premier auquel ait pensé la Déesse mystérieuse, la Déesse primordiale du discours parménidien.
Il nest pas possible ici que nous évoquions à ce niveau (au temps de Platon), que nous essayions (cette entreprise peut dailleurs être impossible à mener) de déterminer tout ce que ces termes pouvaient vouloir dire au temps de Platon, parce quenfin tâchez quand même de partir de lidée que les premières fois quon disait ces choses (et nous en étions là au temps de Platon) il est tout à fait exclu que tout ceci ait eu cet air de bergerie bêtifiante (que cela a par exemple au xviie siècle où lorsquon parle dÉros chacun joue à cela, tout ceci sinscrit dans un contexte tout autre, dans un contexte de culture courtoise, décho de lAstrée, et tout ce qui sensuit à savoir des mots sans importance) ici les mots ont leur pleine importance, la discussion est vraiment théologique. Et cest aussi bien pour vous faire comprendre cette importance que je nai pas trouvé mieux que de vous dire, pour vraiment le saisir, attrapez la deuxième Ennéades de Plotin, et voyez comment il parle de quelque chose qui se place à peu près au même niveau. Il sagit aussi déros, il ne sagit même que de ça. Vous ne pourrez pas, pour peu que vous ayez un tout petit peu lu un texte théologique sur la Trinité, ne pas vous apercevoir que ce discours de Plotin (à simplement
je crois quil y aurait trois mots à changer) est un discours (nous sommes à la fin du troisième siècle) sur la Trinité.
Je veux dire que ce Zeus, cette Aphrodite, et cet Éros, cest le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ceci simplement pour vous permettre dimaginer ce dont il sagit quand Phèdre parle en ces termes dÉros. Parler de lamour, en somme, pour Phèdre cest parler de théologie. Et après tout cest très important de sapercevoir que ce discours commence par une telle introduction, puisque pour beaucoup de monde encore, et justement dans la tradition chrétienne par exemple, parler de lamour cest parler de théologie. Il nen est que plus intéressant de voir que ce discours ne se limite pas là, mais passe à une illustration de ses propos. Et le mode dillustration dont il sagit est aussi bien intéressant, car on va nous parler de cet amour divin, on va nous parler de ses effets.
Ces effets, je le souligne, sont éminents à leur niveau par la dignité quils révèlent avec le thème qui sest un petit peu usé depuis dans les développements de la rhétorique, à savoir de ce que lamour est un lien contre quoi tout effort humain viendrait se briser. Une armée faite daimés et damants (et ici lillustration sous-jacente classique par la fameuse légion thébaine) serait une armée invincible et laimé pour lamant, comme lamant pour laimé seraient éminemment susceptibles de représenter la plus haute autorité morale, celle devant quoi on ne cède pas, celle devant quoi on ne peut se déshonorer.
Ceci aboutit au plus extrême, cest à savoir à lamour comme principe du dernier sacrifice. Et il nest pas sans intérêt de voir sortir ici limage dAlceste, à savoir dans la référence euripidienne, ce qui illustre une fois de plus ce que je vous ai apporté lannée dernière comme délimitant la zone de tragédie, à savoir à proprement parler cette zone de lentre-deux-morts. Alceste, seule de tout le parentage du roi Admète, homme heureux mais auquel la mort vient tout dun coup faire signe, Alceste incarnation de lamour est la seule (et non pas les vieux parents du dit Admète si peu de temps quil leur reste à vivre selon toute probabilité et non pas les amis et non pas les enfants, ni personne), Alceste est la seule qui se substitue à lui pour satisfaire à la demande de la mort. Dans un discours où il sagit essentiellement de lamour masculin, voilà qui peut nous paraître remarquable, et qui vaut bien que nous le retenions. Alceste donc nous y est proposée comme exemple. Ceci dit a lintérêt de donner sa portée à ce qui va suivre. Cest à savoir que deux exemples succèdent à celui dAlceste, deux qui au dire de lorateur se sont avancés aussi dans ce champ de lentre-deux-morts.
Orphée, qui lui, a réussi à descendre aux enfers pour aller chercher sa femme Eurydice, et qui comme vous le savez en est remonté bredouille pour une faute quil a faite, celle de se retourner avant le moment permis, thème mythique reproduit dans maintes légendes dautres civilisations que la Grèce. Une légende japonaise est célèbre. Ce qui nous intéresse ici est le commentaire que Phèdre y a mis.
Et le troisième exemple est celui dAchille. Je ne pourrai guère aujourdhui pousser les choses plus loin que vous montrer ce qui ressort du rapprochement de ces trois héros, ce qui vous met déjà sur la voie de quelque chose qui est déjà un premier pas dans la voie du problème.
Les remarques dabord quil fait sur Orphée, ce qui nous intéresse cest ce que dit Phèdre (ce nest pas sil va au fond des choses ni si cest justifié nous ne pouvons pas aller jusque là) ce qui nous importe cest ce quil dit, cest justement létrangeté de ce que dit Phèdre qui doit nous retenir. Dabord il nous dit dOrphée, fils dOeagre, que les dieux nont pas du tout aimé ce quil a fait. Et la raison quil en donne est en quelque sorte donnée dans linterprétation quil donne de ce que les dieux ont fait pour lui.
On nous dit que les dieux (pour un type comme Orphée qui était en somme quelqu un de pas si bien que cela, un amolli, (on ne sait pas pourquoi Phèdre lui en veut, ni non plus Platon) ne lui ont pas montré une vraie femme dun amour quon nous fait terrible, horrible, mauvais, tragique pour restituer une certaine profondeur à lespace tragique et dont nous voyons bien aussi que cest parce que lamour qui, par ailleurs occupe assez la pièce (avec Achille principalement), chaque fois quil se manifeste comme amour pur et simple, et non pas comme amour noir, amour de jalousie, est irrésistiblement comique.
Bref, nous voici au carrefour où, comme il sera rappelé à la fin dans les dernières conclusions du Banquet, il ne suffit pas pour parler de lamour dêtre poète tragique, il faut être aussi un poète comique. Cest en ce point précis que Socrate reçoit le discours dAgathon et, pour apprécier comment il laccueille, il était nécessaire, je crois vous le verrez par la suite de larticuler avec autant daccent que jai cru aujourdhui devoir le faire.
Nous sommes donc arrivés, dans le Banquet, au moment où Socrate va prendre la parole dans lepainos ou lencômion. Je vous lai dit en passant, ces deux termes ne sont pas tout à fait équivalents. Je nai pas voulu marrêter à leur différence qui nous aurait entraînés dans une discussion un peu excentrique. Dans la louange de lamour, il nous est dit, affirmé par lui-même et la parole de Socrate ne saurait dans Platon être contestée que Socrate, sil sait quelque chose, sil est quelque chose en quoi il nest pas ignorant, cest dans les choses de lamour. Nous ne devons pas perdre ce point de vue dans tout ce qui va se passer.
Je vous ai souligné, je pense dune façon suffisamment convaincante, la dernière fois, le caractère étrangement dérisoire du discours dAgathon. Agathon, le tragédien, parle de lamour dune façon qui donne le sentiment quil bouffonne, dun discours macaronique. À tout instant, il semble que lexpression quil nous suggère, cest quil un peu. Jai souligné, jusque dans le contenu, [encore] des arguments, dans le style, dans le détail de lélocution elle-même, le caractère excessivement provocant des versiculets où lui-même à un moment sexprime. Cest quelque chose de déconcertant à voir le thème du Banquet culminer dans un tel discours. Ceci nest pas nouveau, cest la fonction, le rôle que nous lui donnons dans le développement du Banquet qui peut lêtre, car ce caractère dérisoire du discours a arrêté depuis toujours ceux qui lont lu et commenté. Cest au point que, pour prendre par exemple ce quun personnage de la science allemande du début de ce siècle dont le nom, le jour où je vous lai dit, vous a fait rire, je ne sais pourquoi Wilamowitz Moellendorff, suivant en cela la tradition dà peu près tous ceux qui lont précédé, exprime que le discours dAgathon se caractérise par sa Nichtigkeit, sa nullité.
Cest bien étrange que Platon ait mis alors ce discours dans la bouche de celui qui va immédiatement précéder le discours de Socrate, dans la bouche de celui qui est, ne loublions pas, laimé de Socrate actuellement et dans cette occasion, au moment du Banquet.
Aussi bien ce par quoi Socrate va introduire son intervention, cest en deux points. Dabord, avant même quAgathon parle, il y a une sorte dintermède où Socrate lui-même a dit quelque chose comme : « Après avoir entendu tout ce qui vient dêtre entendu et, si maintenant Agathon ajoute son discours aux autres, comment vais-je, moi, pouvoir parler ? » Agathon de son côté, lui, sexcuse. Lui aussi annonce quelque hésitation, quelque crainte, quelque intimidation à parler devant un public, disons, aussi éclairé, aussi intelligent, ((((((((/emphrones/. Et une espèce débauche de discussion, de débat, se fait avec Socrate qui commence à ce moment-là à linterroger un peu à propos de la remarque qui a été faite que, si Agathon, le poète tragique, vient de triompher sur la scène tragique, cest que sur la scène tragique il sadresse à la foule, et quici, il sagit dautre chose. Et nous commençons à nous engager sur une pente qui devrait être scabreuse. Nous ne savons pas où elle nous conduira où Socrate commence à linterroger. Cest à peu près ceci : « Ne rougirais-tu de quelque chose où tu te montres éventuellement inférieur, que devant nous ? Devant les autres, devant la cohue, devant la foule, te sentirais-tu serein à avancer des thèmes qui seraient moins assurés
» Et là, mon Dieu, nous ne savons pas très bien à quoi nous nous engageons : si cest à une sorte daristocratisme, si on peut dire, du dialogue ou si, au contraire, la fin de Socrate est de montrer (comme il semble plus vraisemblable et comme toute sa pratique en témoigne) que même un esclave, que même un ignorant, est susceptible, convenablement interrogé, de montrer en lui-même les germes de la vérité, les germes dun jugement sûr.
Mais sur cette pente quelquun intervient, Phèdre qui, interrompant Agathon, ne laisse pas sur ce point Socrate lentraîner. Il sait bien que Socrate na pas dautre plaisir, est-il dit expressément, que de parler avec celui quil aime, et si nous nous engagions dans ce dialogue, on nen finirait plus.
Donc Agathon prend là-dessus la parole, et Socrate se trouve en posture de le reprendre. Il le reprend. Pour le faire, il na, si lon peut dire, que la partie trop belle et la méthode aussitôt se montre éclatante quant à sa supériorité, quant à laisance avec laquelle il fait apparaître au milieu du discours dAgathon ce qui vient éclater dialectiquement, et le [préjugé] est tel que ce ne peut être là quune réfutation, quun anéantissement du discours dAgathon, à proprement parler, de façon à en dénoncer lineptie, la Nichtigkeit, la nullité. que les commentateurs et nommément celui que jévoquais tout à lheure, pensent que Socrate lui-même hésite à pousser trop loin lhumiliation de son interlocuteur et quil y a là un ressort de ce que nous allons voir. Cest que Socrate à un moment donné sarrête et fait parler à sa place (prend le truchement de celle qui ne sera ensuite dans lhistoire quune figure prestigieuse) Diotime, létrangère de Mantinée ; que sil fait parler Diotime et sil se fait enseigner par Diotime, cest pour ne pas rester plus longtemps, vis-à-vis de celui auquel il a porté le coup décisif, en posture de magister. Il se fait lui-même enseigner, il se fait relayer par ce personnage imaginaire dans le sens de ménager le désarroi quil a imposé à Agathon.
Cest contre cette position que je minscrirai en faux. Car si nous regardons de plus près le texte, je crois que nous ne saurions dire que ce soit là tout à fait son sens. Je dirai que, là même où on veut nous montrer, dans le discours dAgathon, une sorte daveu de son fourvoiement : Je crains bien Socrate, de navoir absolument rien su des choses que jétais en train de dire, cette impression qui nous reste à lentendre est plutôt celle de quelquun qui répondrait : « Nous ne sommes pas sur le même plan, jai parlé dune façon qui avait un sens, dune façon qui avait un dessous, jai parlé disons, même à la limite, par énigme » ; noublions pas que (((((/ainos/ avec ((((((((((/ainittomai/, nous mène tout droit à létymologie même de lénigme : « ce que jai dit, je lai dit sur un certain ton ».
Et aussi bien nous lisons, dans le discours-réponse de Socrate, quil y a une certaine façon de concevoir la louange que pour un moment Socrate dévalorise, cest à savoir de mettre, denrouler autour de lobjet de la louange tout ce qui peut être dit de meilleur. Mais est-ce bien cela qua fait Agathon ? Au contraire, il semble, dans lexcès même de ce discours, quil y avait quelque chose qui semblait demander quà être entendu. Pour tout dire pendant un instant nous pouvons, à entendre dune certaine façon et dune façon qui je crois est la bonne la réponse dAgathon, nous avons limpression à la limite quà introduire sa critique, sa dialectique, son mode dinterrogation, Socrate se trouve dans la position pédante.
Je veux dire quil est clair quAgathon fait quoique ce soit , qui participe dune sorte dironie et cest Socrate qui, arrivé là avec ses gros sabots. change simplement la règle du jeu. Et à la vérité, quand Agathon reprend : ((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((/ego, phanai, o Sourates, soi ouk an dunaimèn anti-legein/, Je ne me mettrai pas à antiloguer, à contester avec toi, mais je suis daccord, vas-y selon ton mode, selon ta façon de faire, il y a là quelquun qui se dégage et qui dit à lautre : « Maintenant passons à lautre registre, à lautre façon dagir avec la parole ! »
Mais on ne saurait dire, comme les commentateurs et jusquà celui dont jai sous les yeux le texte, Léon Robin, que cest de la part dAgathon un signe dimpatience. Pour tout dire, si vraiment le discours dAgathon peut se mettre entre les guillemets de ce jeu vraiment paradoxal, de cette sorte de tour de force sophistique, nous navons quà prendre au sérieux cest la bonne façon ce que Socrate lui-même dit de ce discours qui, pour user du terme français qui lui correspond le mieux, le sidère, le méduse comme il est expressément dit, puisque Socrate fait un jeu de mots sur le nom de Gorgias et la figure de la Gorgone. Un tel discours ferme la porte au jeu dialectique, méduse Socrate et le transforme, dit-il, en pierre.
Mais ce nest pas là un effet à dédaigner. Socrate portait les choses sur le plan de sa méthode, de sa méthode interrogative, de sa façon de questionner, de sa façon aussi (soumise à nous par Platon), darticuler, de diviser lobjet, dopérer selon cette (((((((((/diairesis/, grâce à quoi lobjet se présente à lexamen être situé, articulé dune certaine façon dont nous pouvons repérer le registre avec le progrès constitué un développement du savoir suggéré à lorigine par la méthode socratique.
Mais la portée du discours agathonesque nen est pas pour autant anéantie. Elle est dun autre registre, mais elle reste exemplaire. Elle joue pour tout dire une fonction essentielle dans le progrès de ce qui se démontre à nous par la voie de la succession des éloges concernant lamour. Sans doute est-il pour nous significatif, riche denseignement, que ce soit le tragique qui, sur lamour ou de lamour, ait fait, si lon peut dire, le « romancero comique », et que ce soit le comique Aristophane qui ait parlé de lamour avec un accent presque moderne, dans son sens de passion. Ceci est éminemment pour nous riche de suggestions, de questions. Mais lintervention de Socrate intervient en manière de rupture, et non pas de quelque chose qui dévalorise, réduise à rien ce qui dans le discours dAgathon vient de sénoncer. Et après tout pouvons-nous tenir pour rien, et pour une simple antiphrase, le fait que Socrate mette tout laccent sur le fait que cétait il le dit à proprement parler : (((((((((((((/kalon
logon/ un beau discours, quil a très bellement parlé.
Souvent lévocation du ridicule, de ce qui peut provoquer le rire, a été faite dans le texte qui précède. Il ne semble pas nous dire que ce soit daucune façon de ridicule dont il sagisse au moment de ce changement de registre. Et au moment où Socrate amène le coin que sa dialectique a enfoncé dans le sujet pour y apporter ce quon attend de la lumière socratique, cest dun discord que nous avons le sentiment, non pas dune mise en balance qui soit tout entière pour annuler ce qui, dans le discours dAgathon, a été formulé.
Ici nous ne pouvons pas manquer de remarquer que, dans le discours de Socrate, ce qui sarticule comme étant proprement méthode, sa méthode interrogative (ce qui fait que, si vous me permettez ce jeu de mot en grec, lerômenos, laimé, va devenir l((((((((((/erôtomenos/, linterroge), avec cette interrogation proprement socratique, Socrate ne fait jaillir quun thème qui est celui que depuis le début de mon commentaire jai plusieurs fois annoncé cest à savoir : la fonction du manque.
Tout ce quAgathon dit plus spécialement , que le beau par exemple lui appartient, est un de ses attributs, dire tout cela succombe devant linterrogation, cette remarque de Socrate : Cet Amour dont tu parles, est-il ou non amour de quelque chose ? « Aimer et désirer quelque chose, est-ce lavoir ou ne pas lavoir ? Peut-on désirer ce quon a déjà ? » Je passe le détail de larticulation de cette question proprement dite. Il la tourne, la retourne, avec une acuité qui comme dordinaire fait de son interlocuteur quelquun quil manie, quil manuvre. Cest bien là lambiguïté du questionnaire de Socrate : cest quil est toujours le maître, même là où, pour nous qui lisons, dans bien des cas pourrait paraître être léchappatoire. Peu importe dailleurs aussi bien de savoir ce qui dans cette occasion doit ou peut se développer en toute rigueur. Cest le témoignage que constitue lessence de linterrogation socratique qui ici nous importe, et aussi ce que Socrate introduit, veut expressément produire, dont conventionnellement il parle pour nous.
Il nous est attesté que ladversaire ne saurait refuser la conclusion, cest à savoir, comme il sexprime expressément : Dans ce cas comme dans tout autre conclut-il lobjet du désir, pour celui qui éprouve ce désir est quelque chose,((((((((((((((/tou mè hetoimou/qui nest point à sa disposition, ((((((( ð(((((((((((/kai tou mè parontos/ et qui n est pas présent, (((((((((((((/kai ho mè echei/ bref, quelque chose ((((((((((((((((((((/kai ho mè estin/qu il ne possède pas, /autos/ quelque chose qu il n est pas lui-même traduit-on, ð((((((((((((((((((/kai hou endeès esti/ quelque chose dont il est dépourvu.
(((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((/toiaut atta estin ôn hè epithumia te kai ho erôs estin/ cest de cette sorte dobjets quil a désir . Le texte est assurément traduit de façon faible ((((((((/epithumei/ il désire tou mè hetoimou cest à proprement parler ce qui nest pas du prêt-à-porter, tou me parontos, ce qui nest pas là, ce quil na pas, ho mè echei kai ho mè estin autos, quil nest pas lui-même, ce dont il est manquant, ce dont il manque essentiellement au superlatif. Cest là ce qui est par Socrate articulé dans ce quil introduit à ce discours nouveau, ce quelque chose dont il a dit quil ne se place pas sur le plan du jeu verbal par quoi nous dirions que le sujet est capté, captivé, est figé, fasciné.
Ce en quoi il se distingue de la méthode sophistique, cest quil fait résider le progrès dun discours que, nous dit-il, il poursuit sans recherche délégance avec les mots de tous dans cet échange, ce dialogue, ce consentement obtenu de celui à qui il sadresse, et dans ce consentement présenté comme le surgissement, lévocation nécessaire chez celui à qui il sadresse des connaissances quil a déjà. Cest là, vous le savez, le point darticulation essentiel sur quoi toute la théorie platonicienne, aussi bien de lâme que de sa nature, de sa consistance, de son origine, repose. Dans lâme déjà sont toutes ces connaissances quil suffit de questions justes pour réévoquer, pour révéler. Ces connaissances sont là depuis toujours et attestent en quelque sorte la précédence, lantécédence de connaissance ; du fait quelle est non seulement depuis toujours, mais quà cause delle nous pouvons supposer que lâme participe dune antériorité infinie, elle nest pas seulement immortelle, elle est de toujours existante. Et cest là ce qui offre champ et prête au mythe de la métempsycose, de la réincarnation, qui sans doute sur le plan du mythe, sur un autre plan que celui de la dialectique, est tout de même ce qui accompagne en marge le développement de la pensée platonicienne.
Mais une chose est là faite pour nous frapper, cest quayant introduit ce que jai appelé tout à lheure ce coin de la notion, de la fonction du manque comme essentielle, constitutive de la relation damour, Socrate parlant en son nom sen tient là. Et cest sans doute poser une question juste que de se demander pourquoi il se substitue lautorité de Diotime.
Mais il nous semble aussi que cest, cette question, la résoudre à bien peu de frais que de dire que cest pour ménager lamour-propre dAgathon. Les choses sont comme on nous le dit : à savoir que Platon na quà faire un tour tout à fait élémentaire de judo ou de jiu-jitsu : « Je ten prie, je ne savais même pas ce que je te disais, mon discours est ailleurs, comme il le dit expressément. Ça nest pas tellement Agathon qui est en difficulté que Socrate lui-même. Et comme nous ne pouvons pas supposer, daucune façon, que ce soit là ce qui a été conçu par Platon, de nous montrer Socrate comme un pédant au pied assez lourd, après le discours assurément aérien, ne serait-ce que dans son style amusant, quest celui dAgathon, nous devons bien penser que si Socrate passe la main dans son discours, cest pour une autre raison que le fait quil ne saurait lui-même continuer, et cette raison nous pouvons tout de suite la situer : cest en raison de la nature de laffaire, de la chose, du to pragma, dont il sagit.
Nous pouvons soupçonner et vous verrez que la suite le confirme que cest parce quon parle de lamour quil faut passer par là, quil est amené à procéder ainsi. Notons en effet le point sur lequel a porté sa question. Lefficace quil a promu, produit, [comme] étant la fonction du manque, et dune façon très patente, le retour à la fonction désirante de lamour, la substitution depithumei, il désire, à era, il aime. Et dans le texte, on voit le moment où, interrogeant Agathon sur le fait : « sil pense ou non que lamour soit amour de quelque chose »
, se substitue le terme : amour ou désir de quelque chose.
Cest bien évidemment pour autant que lamour sarticule dans le désir, sarticule dune façon qui ici nest pas à proprement parler articulée comme substitution, que la substitution nest pas on peut légitimement lobjecter la fonction même de la méthode qui est celle du savoir socratique, justement parce que la substitution est là un peu rapide que nous sommes en droit de la pointer, de la remarquer.
Ce nest pas dire quil y ait faute pour autant, puisque cest bien autour de larticulation de lErôs, Amour et de lerôs, désir, que va tourner effectivement toute la dialectique telle quelle se développe dans lensemble du dialogue. Encore convient-il que la chose soit pointée au passage. Là, remarquons encore que ce qui est à proprement parler lintervention socratique, ça nest pas pour rien que nous le trouvons ainsi isolé. Socrate va très précisément jusquau point où ce que jai appelé la dernière fois sa méthode, qui est de faire porter leffet de son questionnement sur ce que jai appelé la cohérence du signifiant, est à proprement parler manifeste, visible dans le débit même, dans la façon dont il introduit sa question à Agathon : ((((((((((((((((((((((((((((((((((( ?/einai tinos ho Erôs erôs, è oudenos/ ? « Oui ou non, lAmour est-il amour de quelque chose ou de rien ? » Et ici il précise, car le génitif grec tinos comme le génitif français a ses ambiguïtés : quelque chose peut avoir deux sens, et ces sens sont en quelque sorte accentués dune façon presque massive, caricaturale dans la distinction que fait Socrate : tinos peut vouloir dire : être de quelquun, être le descendant de quelquun, ce que je te demande ce nest pas si cest à légard, dit-il, de tel père ou de telle mère, mais ce quil y a derrière.
Cela, cest justement toute la théogonie dont il a été question au début du dialogue. Il ne sagit pas de savoir de quoi lamour descend, de qui il est comme on dit : « Mon royaume nest pas de ce monde » de quel dieu est lamour pour tout dire ? Il sagit de savoir, sur le plan de linterrogation du signifiant, de quoi, comme signifiant, lamour est-il le corrélatif. Et cest pour ça quon trouve marqué
nous ne pouvons pas, nous, me semble-t-il, ne pas remarquer que ce quoppose Socrate à cette façon de poser la question : de qui est-il cet amour ? que ce dont il sagit cest de la même chose, dit-il, que de ce nom du Père nous le retrouvons là parce que ce que nous retrouvons cest le même père, cest la même chose de demander : quand vous dites Père, quest-ce que cela implique, non pas du père réel, à savoir ce quil a comme enfant, mais quand on parle dun père on parle obligatoirement dun fils. Le Père est père du fils par définition, en tant que père. Tu me dirais sans nul doute, si tu souhaitais faire une bonne réponse traduit Léon Robin que cest précisément dun fils que le Père est père.
Nous sommes là à proprement parler sur le terrain qui est celui propre où se développe la dialectique socratique dinterroger le signifiant sur sa cohérence de signifiant. Là, il est fort. Là, il est sûr. Et même ce qui permet cette substitution un peu rapide dont jai parlé entre lerôs et le désir, cest cela. Cest néanmoins un procès, un progrès qui est marqué, dit-il, de sa méthode.
Sil passe la parole à Diotime, pourquoi ne serait-ce pas que, concernant lamour, les choses ne sauraient, avec la méthode proprement socratique aller plus loin ? Je pense que tout va le démontrer et le discours de Diotime lui-même. Pourquoi aurions-nous [nous] à nous en étonner, dirai-je déjà : Sil y a un pas qui constitue par rapport à la contemporanéité des sophistes linitium, de la démarche socratique, cest quun savoir (le seul sûr nous dit Socrate dans le Phédon), peut saffirmer de la seule cohérence de ce discours qui est dialogue qui se poursuit autour de lappréhension nécessaire, de lappréhension comme nécessaire de la loi du signifiant.
Quand on parle du pair et de limpair, desquels, ai-je besoin de vous le rappeler dans mon enseignement ici, je pense avoir pris assez de peine, vous avoir exercés assez longtemps pour vous montrer quil sagit là du domaine entièrement clos sur son propre registre, que le pair et limpair ne doivent rien à aucune autre expérience que celle du jeu des signifiants eux-mêmes, quil ny a de pair et dimpair, autrement dit de comptable, que ce qui est déjà porté à la fonction délément du signifiant, de grain de la chaîne signifiante. On peut compter les mots ou les syllabes, mais on ne peut compter les choses quà partir de ceci que les mots et les syllabes sont déjà comptés.
Nous sommes sur ce plan, quand Socrate prend , hors du monde confus de la discussion, du débat des physiciens qui le précèdent comme des sophistes qui, à divers niveaux, à divers titres, organisent ce que nous appellerions de façon abrégée vous savez que je ne my résous quavec toutes les réserves le pouvoir magique des mots. Comment Socrate affirme ce savoir interne au jeu du signifiant : il pose, en même temps que ce savoir entièrement transparent à lui-même, que cest cela qui en constitue la vérité.
Or nest-ce pas sur ce point que nous avons fait le pas par quoi nous sommes en discord avec Socrate ; dans ce pas sans doute essentiel qui assure lautonomie de la loi du signifiant, Socrate, pour nous, prépare ce champ du verbe justement, à proprement parler, qui, lui, aura permis toute la critique du savoir humain comme tel.
Mais la nouveauté, si tant est que ce que je vous enseigne concernant la révolution freudienne soit correct, cest justement ceci que quelque chose peut se sustenter dans la loi du signifiant, non seulement sans que cela comporte un savoir mais en lexcluant expressément, cest-à-dire en se constituant comme inconscient, cest-à-dire comme nécessitant à son niveau léclipse du sujet pour subsister comme chaîne inconsciente, comme constituant ce quil y a dirréductible dans son fond dans le rapport du sujet au signifiant. Ceci pour dire que cest pour ça que nous sommes les premiers, sinon les seuls, à ne pas être forcément étonnés que le discours proprement socratique, le discours de lépistémè, du savoir transparent à lui-même, ne puisse pas se poursuivre au-delà dune certaine limite concernant tel objet, quand cet objet, si tant est que ce soit celui sur lequel la pensée freudienne a pu apporter des lumières nouvelles, cet objet est lamour.
Quoi quil en soit, que vous me suiviez ici ou que vous ne me suiviez pas, concernant un dialogue dont leffet, à travers les âges, sest maintenu avec la force et la constance, la puissance interrogative et la perplexité qui se développent autour, le Banquet de Platon, il est clair que nous ne pouvons pas nous contenter de raisons aussi misérables que si Socrate fait parler Diotime, cest simplement pour éviter de chatouiller à lexcès lamour-propre dAgathon.
Si vous permettez une comparaison qui garde toute sa valeur ironique, supposez que jaie à vous développer lensemble de ma doctrine sur lanalyse verbalement et que verbalement ou par écrit peu importe le faisant, à un tournant, je passe la parole à Françoise Dolto, vous diriez : « Quand même il y a quelque chose
pourquoi, pourquoi est-ce quil fait ça ? » Ceci, bien sûr supposant que si je passais la parole à Françoise Dolto ce ne serait pas pour lui faire dire des bêtises ! Ce ne serait pas ma méthode et, par ailleurs, jaurais peine à en mettre dans sa bouche. Ça gêne beaucoup moins Socrate, comme vous allez le voir, car le discours de Diotime se caractérise justement par quelque chose qui à tout instant laisse devant des béances dont assurément nous comprenons pourquoi ce nest pas Socrate qui les assume. Bien plus, Socrate ponctue ces béances de toute une série de répliques qui sont en quelque sorte cest sensible, il suffit de lire le texte de plus en plus amusées. Je veux dire que ce sont des répliques dabord fort respectueuses, puis de plus en plus du style : «Tu crois ? », puis ensuite : « Soit, allons encore jusque là où tu mentraînes
», et puis, à la fin, cela devient nettement : « Amuse-toi, ma fille, je técoute, cause toujours ! » Il faut que vous lisiez ce discours pour vous rendre compte que cest de cela quil sagit.
Ici je ne puis manquer de faire une remarque dont il ne semble pas quelle ait frappé les commentateurs : Aristophane, à propos de lAmour, a introduit un terme qui est transcrit tout simplement en français sous le nom de dioecisme. Il ne sagit de rien dautre que de cette Spaltung, de cette division de lêtre primitif tout rond, cette espèce de sphère dérisoire de limage aristophanesque dont je vous ai dit la valeur. Et ce dioecisme, il lappelle ainsi par comparaison avec une pratique qui, dans le contexte des relations communautaires, des relations de la cité, était le ressort sur lequel jouait toute la politique dans la société grecque, consistait , quand on voulait en finir avec une cité ennemie cela se fait encore de nos jours à disperser les habitants et à les mettre dans ce quon appelle des camps de regroupements. Ça sétait fait il ny avait pas longtemps, au moment où était paru le Banquet et cest même un des repères autour de quoi tourne la date que nous pouvons faire attribuer au Banquet, Il y a là, paraît-il, quelque anachronisme, la chose à laquelle Platon ferait allusion, à savoir une initiative de Sparte, sétant passée postérieurement au texte, à la rencontre présumée du Banquet et de son déroulement autour de la louange de lamour. Ce dioecisme est pour nous très évocateur.
Ce nest pas pour rien que jai employé tout à lheure le terme de Spaltung, terme évocateur de la refente subjective, et ce, au moment où ce que je suis en train dexposer devant vous dans la mesure où quelque chose qui, (quand il sagit du discours de lamour) échappe au savoir de Socrate, fait que Socrate sefface, se dioecise et fasse à sa place parler une femme. Pourquoi pas la femme qui est en lui ?
Quoi quil en soit, personne ne conteste et certains, Wilamowitz Moellendorff en particulier, ont accentué, souligné quil y a en tout cas une différence de nature, de registre, dans ce que Socrate développe sur le plan de sa méthode dialectique et ce quil nous présente au titre du mythe à travers tout ce que nous en transmet, nous restitue le témoignage platonicien. Nous devons toujours
(et dans le texte cest toujours tout à fait nettement séparé) quand on arrive (et dans bien dautres champs que celui de lamour) à un certain terme de ce qui peut être obtenu sur le plan de lépistémè, du savoir, pour aller au-delà (il nous est bien concevable quil y ait une limite si tant est que le plan du savoir est uniquement ce qui est accessible à faire jouer purement et simplement la loi du signifiant). En labsence de conquêtes expérimentales bien avancées, il est clair quen beaucoup de domaines et dans des domaines sur lesquels nous pouvons nous, nous en passer il sera urgent de passer au mythe la parole.
Ce quil y a de remarquable, cest justement cette rigueur qui fait que quand on enclenche, on embraye sur le plan du mythe, Platon sait toujours parfaitement ce quil fait ou ce quil fait faire à Socrate et quon sait quon est dans le mythe. Mythe, je ne veux pas dire dans son usage commun, (((((((((((((/muthous legein/ ça ne veut pas dire cela, muthous legein, cest le discours commun, ce quon dit, cest ça. Et à travers toute luvre platonicienne nous voyons dans le Phédon, dans le Timée, dans la République, surgir des mythes, au moment quil en est besoin, pour suppléer à la béance de ce qui ne peut être assuré dialectiquement.
A partir de là, nous allons mieux voir ce que constitue ce quon peut appeler le progrès du discours de Diotime. Quelquun ici, un jour, a écrit un article quil a appelé, si mon souvenir est bon : « Un désir denfant ». Cet article était tout entier construit sur lambiguïté qua ce terme : désir de lenfant, au sens où cest lenfant qui désire ; désir denfant dans le sens où on désire avoir un enfant. Ce nest pas un simple accident du signifiant si les choses en sont ainsi. Et la preuve, cest que vous avez tout de même pu remarquer que cest autour de cette ambiguïté que vient justement pivoter lattaque en coin du problème par Socrate.
Quest-ce que nous disait en fin de compte Agathon ? cest que léros était lerôs du beau, le désir du Beau, je dirais au sens où lon dirait que le dieu Beau désire. Et ce que Socrate lui a rétorqué, cest quun désir de beau implique que le beau, on ne le possède pas. Ces arguties verbales nont pas le caractère de vanité, de pointe daiguille, de confusion, à partir desquels on pourrait être tenté de sen détourner. La preuve, cest que cest autour de ces deux termes que va se développer tout le discours de Diotime.
Et dabord, pour bien marquer la continuité, Socrate va dire que cest sur le même plan, que cest avec les mêmes arguments dont il sest servi à légard dAgathon que Diotime introduit son dialogue avec lui. Létrangère de Mantinée qui nous est présentée comme un personnage de prêtresse, de magicienne (noublions pas quau tournant de ce Banquet, il nous est beaucoup parlé de ces arts de la divination, de la façon dopérer, de se faire exaucer par les dieux pour déplacer les forces naturelles), cest une savante en ces matières de sorcellerie, de mantique comme dirait le comte de Cabanis, de toute goétie. Le terme est grec (((((((/goèteia/ et est dans le texte. Aussi bien, nous dit-on delle quelque chose dont je métonne quon nen fasse pas tellement grand cas à lire ce texte, cest quelle aurait réussi par ses artifices à reculer de dix ans la peste, et à Athènes par-dessus le marché ! Il faut avouer que cette familiarité avec les pouvoirs de la peste est tout de même de nature à nous faire réfléchir, à nous faire situer la stature et la démarche de la figure dune personne qui va vous parler de lamour.
Cest sur ce plan que les choses sintroduisent et cest sur ce plan quelle enchaîne concernant ce que Socrate qui, à ce moment fait le naïf ou feint de perdre son grec, lui pose la question : « Alors si lAmour nest pas beau, cest quil est laid ? » Voici en effet où aboutit la suite de la méthode dite par plus ou moins, de oui ou non, de présence ou dabsence, propre de la loi du signifiant (ce qui nest pas beau est laid), voici tout au moins ce quimplique en toute rigueur une poursuite du mode ordinaire dinterrogation de Socrate. À quoi la prêtresse est en posture de lui répondre : « Mon fils » dirais-je ne blasphème pas ! et pourquoi tout ce qui nest pas beau serait-il laid ?
Pour le dire, elle nous introduit le mythe de la naissance de lAmour qui vaut tout de même bien la peine que nous nous y arrêtions. Je vous ferai remarquer que ce mythe nexiste que dans Platon que, parmi les innombrables mythes, je veux dire les innombrables exposés mythiques de la naissance de lAmour dans la littérature antique je me suis donné la peine den dépouiller une partie il ny a pas trace de ce quelque chose qui va nous être énoncé là. Cest pourtant le mythe qui est resté, si je puis dire, le plus populaire. Il apparaît donc, semble-t-il, tout à fait clair quun personnage qui ne doit rien à la tradition en la matière, pour tout dire un écrivain de lépoque de lAufklärung comme Platon, est tout à fait susceptible de forger un mythe, et un mythe qui se véhicule à travers les siècles dune façon tout à fait vivante pour fonctionner comme mythe, car qui ne sait que depuis que Platon nous la dit, lAmour est fils de (((((/Poros/, et de (((((/Penia/.
Poros, lauteur dont jai la traduction devant moi simplement parce que cest la traduction qui est en face du texte grec le traduit dune façon qui nest pas à proprement parler sans pertinence, par Expédient. Si expédient veut dire ressource, assurément cest une traduction valable, astuce aussi bien, si vous voulez, puisque Poros est fils de (((((/Mètis/, qui est encore plus lInvention que la sagesse. En face de lui nous avons la personne féminine en la matière, celle qui va être la mère dAmour, qui est Penia, à savoir la Pauvreté, voire la misère, et dune façon articulée dans le texte qui se caractérise par ce quelle connaît bien delle-même, cest l((((((/aporia/ à savoir quelle est sans ressources, cest cela ce quelle sait delle-même, cest que pour les ressources elle nen a pas ! Et le mot daporia, vous le reconnaissez, cest le même mot qui nous sert concernant le procès philosophique, cest une impasse, cest quelque chose devant quoi nous donnons notre langue au chat, nous sommes à bout de ressources.
Voilà donc lAporia femelle en face du Poros mâle, de lExpédient, ce qui nous semble assez éclairant. Mais il y a quelque chose qui est bien joli dans ce mythe, cest que pour que lAporia engendre lAmour avec Poros, il faut une condition quil exprime, cest quau moment où ça sest passé, cétait lAporia qui veillait, qui avait lil bien ouvert et était, nous dit-on, venue aux fêtes de la naissance dAphrodite et, comme toute bonne Aporia qui se respecte dans cette époque hiérarchique, elle était restée sur les marches, près de la porte, elle nétait pas entrée, bien entendu, pour être aporia, cest-à-dire navoir rien à offrir, elle nétait pas entrée dans la salle du festin.
Mais le bonheur des fêtes est justement quil y arrive des choses qui renversent lordre ordinaire et que Poros sendort. Il sendort parce quil est ivre, cest ce qui permet à lAporia de se faire engrosser par lui, cest-à-dire davoir ce rejeton qui sappelle lAmour et dont la date de conception coïncidera donc avec la date de la naissance dAphrodite. Cest bien pour ça nous explique-t-on que lAmour aura toujours quelque rapport obscur avec le beau, ce dont il va sagir dans tout le développement de Diotime, et cest parce quAphrodite est une déesse belle.
Voilà donc les choses dites clairement. Cest que dune part cest le masculin qui est désirable et que, cest le féminin qui est actif, cest tout au moins comme ça que les choses se passent au moment de la naissance de lAmour et, quand on formule que « lamour cest donner ce quon na pas », croyez-moi, ce nest pas moi qui vous dis ça à propos de ce texte histoire de vous sortir un de mes , il est bien évident que cest de ça quil sagit puisque la pauvre Penia, par définition, par structure na à proprement parler rien à donner, que son manque, aporia constitutif. Et ce qui me permet de vous dire que je namène rien là de forcé, cest que lexpression « donner ce quon na pas » si vous voulez bien vous reporter à lindice du texte du Banquet, vous la trouverez écrite en toutes lettres sous la forme du développement quà partir de là Diotime va donner à la fonction de lamour, à savoir : (((((((((((((((((((((((((((/aneu tou echein logon dounai/ cest exactement calquée, à propos du discours, la formule « donner ce quon na pas » il sagit là de donner un discours, une explication valable, sans lavoir. Il sagit du moment où, dans son développement, Diotime va être amenée à dire à quoi appartient lamour. Eh bien, lamour appartient à une zone, à une forme daffaire, de chose, de pragma, de praxis qui est du même niveau, de la même qualité que la doxa, à savoir ceci qui existe, à savoir quil y a des discours, des comportements, des opinions cest la traduction que nous donnons du terme de doxa qui sont vrais sans que le sujet puisse le savoir.
La doxa en temps quelle est vraie, mais quelle nest pas épistémè, cest un des bateaux de la doctrine platonicienne que den distinguer le champ, lamour comme tel est quelque chose qui fait partie de ce champ. Il est entre lépistémè et l((((((/amathia/ , de même quil est entre le beau et le vrai. Il nest ni lun ni lautre. Pour rappeler à Socrate que son objection (objection feinte sans doute, naïve, que si lamour manque de beau donc cest quil serait laid, or il nest pas laid)
il y a tout un domaine qui est, par exemple, exemplifié par la doxa à laquelle nous nous reportons sans cesse dans le discours platonicien et qui peut montrer que lamour, selon le terme platonicien, est ((((((/metaxu/ entre les deux.
Ce nest pas tout. Nous ne saurions nous contenter dune définition aussi abstraite, voire négative, de lintermédiaire. Cest ici que notre locutrice, Diotime, fait intervenir la notion du démonique : la notion du démonique comme intermédiaire entre les immortels et les mortels, entre les dieux et les hommes, est essentielle ici à évoquer en ce quelle confirme ce que je vous ai dit que nous devions penser de ce que sont les dieux, à savoir quils appartiennent au champ du réel. On nous le dit, ces dieux existent, leur existence nest point ici contestée et le démonique, le démon ((((((((((((/to daimonion/ il y en a bien dautres que lamour est ce par quoi les dieux font entendre leur message aux mortels, soit quils dorment, soit quils soient éveillés. Chose étrange qui ne semble pas non plus avoir beaucoup retenu lattention cest que : soit quils dorment, soit quils soient éveillés, si vous avez entendu ma phrase, à qui cela se rapporte-t-il aux dieux ou aux hommes ? Eh bien, je vous assure que dans le texte grec on peut en douter. Tout le monde traduit, selon le bon sens, que cela se rapporte aux hommes, mais cest au datif qui est précisément le cas où sont les theios dans la phrase, de sorte que cest une petite énigme de plus à laquelle nous ne nous arrêterons pas longtemps.
Simplement, disons que le mythe situe lordre du démonique au point où notre psychologie parle du monde de lanimisme. Cest bien fait en quelque sorte aussi pour nous inciter à rectifier ce qua de sommaire cette notion que le primitif aurait un monde animiste. Ce qui nous est dit là, au passage, cest que cest le monde des messages que nous dirons énigmatiques, ce qui veut dire seulement pour nous des messages où le sujet ne reconnaît pas le sien propre. La découverte de linconscient est essentielle en ceci quil nous a permis détendre le champ des messages que nous pouvons authentifier les seuls que nous puissions authentifier comme messages, au sens propre de ce terme en tant quil est fondé dans le domaine du symbolique à savoir que beaucoup de ceux que nous croyions être des messages [soupapes] du réel ne sont que les nôtres propres, cest cela qui est conquis sur le monde des dieux, cest cela aussi qui, au point où nous en sommes, nest pas encore conquis.
Cest autour de cela que ce qui va se développer dans le mythe de Diotime, nous le continuerons de bout en bout la prochaine fois ; et, en en ayant fait le tour nous verrons pourquoi il est condamné à laisser opaque ce qui est lobjet des louanges qui constituent la suite du Banquet, condamné à le laisser opaque et à laisser comme champ où peut se développer lélucidation de sa vérité seulement ce qui va suivre à partir de lentrée dAlcibiade.
Loin dêtre une rallonge, une partie caduque voire à rejeter, cette entrée dAlcibiade est essentielle, car cest delle, cest dans laction qui se développe à partir de lentrée dAlcibiade, entre Alcibiade Agathon et Socrate, que seulement peut être donnée dune façon efficace la relation structurale. Cest là même que nous pourrons reconnaître ce que la découverte de linconscient et lexpérience de la psychanalyse (nommément lexpérience transférentielle), nous permettent à nous, enfin, de pouvoir exprimer dune façon dialectique.
Nous en sommes la dernière fois arrivés au point où Socrate, parlant de lamour, fait parler à sa place Diotime. Jai marqué de laccent du point dinterrogation cette substitution étonnante à lacmé, au point dintérêt maximum du dialogue, à savoir quand Socrate après avoir apporté le tournant décisif en produisant le manque au cur de la question sur lamour (lamour ne peut être articulé quautour de ce manque du fait que ce quil désire il ne peut en avoir que manque), et après avoir apporté ce tournant dans le style toujours triomphant, magistral de cette interrogation en tant quil la porte sur cette cohérence du signifiant je vous ai montré quelle était lessentiel de la dialectique socratique le point où il distingue de toute autre sorte de connaissance lépistémè, la science, à ce point, singulièrement, il va laisser la parole de façon ambiguë à celle qui, à sa place, va sexprimer par ce que nous appelons à proprement parler le mythe le mythe dont en cette occasion je vous ai signalé que le terme nest pas aussi spécifié quil peut lêtre en notre langue avec la distance que nous avons prise de ce qui distingue le mythe de la science : , muthous legein, cest à la fois une histoire précise et le discours, ce quon dit. Voilà à quoi Socrate va sen remettre en laissant parler Diotime.
Et jai souligné, accentué dun trait, la parenté quil y a de cette substitution avec le dioecisme dont Aristophane avait déjà indiqué la forme, lessence, comme étant au cur du problème de lamour ; par une singulière division cest la femme peut-être, la femme qui est en lui ai-je dit, que Socrate à partir dun certain moment laisse parler.
Vous comprenez tous que cet ensemble, cette succession de formes, cette série de transformations employez-le comme vous voudrez au sens que ce terme prend dans la combinatoire sexpriment dans une démonstration géométrique ; cette transformation des figures à mesure que le dialogue avance, cest là où nous essayons de retrouver ces repères de structure qui, pour nous et pour Platon qui nous y guide, nous donneront les coordonnées de ce qui sappelle lobjet du dialogue : lamour.
Cest pourquoi, rentrant dans le discours de Diotime, nous voyons que quelque chose se développe qui, en quelque sorte, va nous faire glisser de plus en plus loin de ce trait original que dans sa dialectique a introduit Socrate en posant le terme du manque sur quoi Diotime va nous interroger ; ce vers quoi elle va nous mener samorce déjà autour dune interrogation, sur ce que vise le point où elle reprend le discours de Socrate : « De quoi manque-t-il celui qui aime ? ».
Et là, nous nous trouvons tout de suite portés à cette dialectique des biens pour laquelle je vous prie de vous reporter à notre discours de lannée dernière sur lÉthique. Ces biens pourquoi aime-t-il, celui qui aime ? et elle poursuit : « Cest pour en jouir ». Et cest ici que se fait larrêt, le retour : « Est-ce donc de tous les biens que va surgir cette dimension de lamour ? ». Et cest ici que Diotime, en faisant une référence aussi digne dêtre notée avec ce que nous avons accentué être la fonction originelle de la création comme telle, de la (((((((/poièsis/, va y prendre sa référence pour dire : « Quand nous parlons de poièsis, nous parlons de création, mais ne vois-tu pas que lusage que nous en faisons est tout de même plus limité, cest à cette sorte de [créations] quon appelle poètes, cette sorte de création qui fait que cest à la poésie et à la musique que nous nous référons, de même que dans tous les biens il y a quelque chose qui se spécifie pour que nous parlions de lamour
», cest ainsi quelle introduit la thématique de lamour du beau, du beau comme spécifiant la direction dans laquelle sexerce cet appel, cet attrait à la possession, à la jouissance de posséder, à la constitution dun ktèma qui est le point où elle nous mène pour définir lamour.
Ce fait est sensible dans la suite du discours, quelque chose y est suffisamment souligné comme une surprise et comme un saut : ce bien, en quoi se rapporte-t-il à ce qui sappelle et se spécifie spécialement comme le beau ? Assurément, nous avons à ce détour du discours à souligner ce trait de surprise qui fait que cest à ce passage même que Socrate témoigne dune de ces répliques démerveillement, de cette même sidération qui a été évoquée pour le discours sophistique, et dont il nous dit que Diotime ici fait preuve de la même impayable autorité qui est celle avec laquelle ils exercent leur fascination ; et Platon nous avertit quà ce niveau Diotime sexprime tout à fait comme le sophiste et avec la même autorité.
Ce quelle introduit est ceci, que ce beau a rapport avec ceci qui concerne non pas lavoir, non pas quoi que ce soit qui puisse être possédé, mais lêtre, et lêtre à proprement parler en tant quil est celui de lêtre mortel. Le propre de ce qui est de lêtre mortel est quil se perpétue par la génération. Génération et destruction, telle est lalternance qui régit le domaine du périssable, telle est aussi la marque qui en fait un ordre de réalité inférieur, du moins est-ce ainsi que cela sordonne dans toute la perspective qui se déroule dans la lignée socratique, aussi bien chez Socrate que chez Platon.
Cette alternance génération et corruption est là ce qui frappe dans le domaine même de lhumain, cest ce qui fait quil trouve sa règle éminente ailleurs, plus haut, là où justement ni la génération ni la corruption ne frappent les essences, les formes éternelles auxquelles seulement la participation assure ce qui existe dans son fondement dêtre.
Le beau donc, dit Diotime, cest ce qui en somme dans ce mouvement de la génération (en tant, dit-elle, que cest le mode sous lequel le mortel se reproduit, que cest seulement par là quil approche du permanent, de léternel, que cest son mode de participation fragile à léternel), le beau est à proprement parler ce qui dans ce passage, dans cette participation éloignée est ce qui laide, si lon peut dire, à franchir les caps difficiles. Le beau, cest le mode dune sorte daccouchement, non pas sans douleur mais avec la moindre douleur possible, cette pénible menée de tout ce qui est mortel vers ce à quoi il aspire, cest-à-dire limmortalité.
Tout le discours de Diotime articule proprement cette fonction de la beauté comme étant dabord cest proprement ainsi quelle lintroduit une illusion, mirage fondamental par quoi lêtre périssable, fragile, est soutenu dans sa relation, dans sa quête de cette pérennité qui est son aspiration essentielle. Bien sûr, il y a là-dedans presque sans pudeur loccasion de toute une série de glissements qui sont autant descamotages. Et à ce propos, elle introduit comme étant du même ordre cette [conscience] où le sujet se reconnaît comme étant dans sa vie, sa courte vie dindividu, toujours le même, malgré elle en souligne la remarque en fin de compte quil ny ait pas un point ni un détail de sa réalité charnelle, de ses cheveux jusquà ses os, qui ne soit le lieu dun perpétuel renouvellement. Rien nest jamais le même, tout [court] , tout change (le discours dHéraclite est là sous-jacent), rien nest jamais le même et pourtant quelque chose se reconnaît, saffirme, se dit être toujours soi-même. Et cest quelle se réfère significativement pour nous dire que cest analogue, que cest en fin de compte de la même nature que ce qui se passe dans le renouvellement des êtres par la voie de la génération : le fait que les uns après les autres ces êtres se succèdent en reproduisant le même type. Le mystère de la morphogenèse est le même que celui qui soutient dans sa constance la forme individuelle.
[il nest pas possible de ne pas] Dans cette référence première au problème de la mort, dans cette fonction qui est accusée de ce mirage du beau comme étant ce qui guide le sujet dans son rapport avec la mort (en tant quil est à la fois distancé et dirigé par limmortel), il est impossible que vous ne fassiez pas le rapproche ment avec ce que lannée dernière, jai essayé de définir, dapprocher, concernant cette fonction du beau dans cet effet de défense dans lequel il intervient, de barrière à lextrême de cette zone que jai définie comme celle de lentre-deux-morts. Ce que le beau en somme nous parait dans le discours même de Diotime destiné à couvrir cest, sil y a deux désirs chez lhomme qui le captent dans ce rapport à léternité avec [les générations par] , la corruption et la destruction de lautre, cest le désir de mort en tant quinapprochable que le beau est destiné à voiler. La chose est claire dans le début du discours de Diotime.
On trouve ce phénomène que nous avons fait surgir à propos de la tragédie en tant que la tragédie est à la fois lévocation, lapproche qui, du désir de mort comme tel, se cache derrière lévocation de lAtè, de la calamité fondamentale autour de quoi tourne le destin du héros tragique et de ceci que, pour nous, en tant que nous sommes appelés à y participer, cest à ce moment maximum que le mirage de la beauté tragique apparaît.
Désir de beau, désir du beau, cest cette ambiguïté autour de laquelle la dernière fois je vous ai dit quallait sopérer le glissement de tout le discours de Diotime. Je vous laisse là le suivre vous-mêmes dans le développement de ce discours.
Désir de beau, désir en tant quil sattache, quil est pris dans ce mirage, cest cela qui répond à ce que nous avons articulé comme correspondant à la présence cachée du désir de mort. Le désir du beau, cest ce qui, en quelque sorte, renversant la fonction, fait que le sujet choisit les traces, les appels de [celui qui lui offre cet objet] , certains entre ses objets.
Cest ici que nous voyons dans le discours de Diotime ce glissement sopérer qui, de ce beau qui était là, pas médium mais transition, mode de passage, le fait devenir, ce beau, le but même qui va être cherché. À force, si lon peut dire, de rester le guide, cest le guide qui devient lobjet, ou plutôt qui se substitue aux objets qui peuvent en être le support, et non sans aussi que la transition nen soit extrêmement marquée dans le discours même. La transition est faussée. Nous voyons Diotime, après avoir été aussi loin que possible dans le développement du beau fonctionnel, du beau dans ce rapport à la fin de limmortalité, y avoir été jusquau paradoxe puisquelle va (évoquant précisément la réalité tragique à laquelle nous nous référions lannée dernière) jusquà dire cet énoncé qui nest pas sans provoquer quelque sourire dérisoire : « Crois-tu même que ceux qui se sont montrés capables des plus belles actions, Alceste » dont jai parlé lannée dernière à propos de lentre-deux-morts de la tragédie « en tant quà la place dAdmète elle a accepté de mourir ne la pas fait pour quon en parle, pour quà jamais le discours la fasse immortelle ? ».
Cest à ce point que Diotime mène son discours et quelle sarrête, disant : « Si tu as pu en venir jusque-là, je ne sais si tu pourras arriver jusquà ((((((((/epopteia/ ». Évoquant proprement la dimension des mystères, , elle reprend son discours sur cet autre registre (ce qui nétait que transition devient but) où, développant la thématique de ce que nous pourrions appeler une sorte de donjuanisme platonicien, elle nous montre léchelle qui se propose à cette nouvelle phase qui se développe en tant quinitiatrice, qui fait les objets se résoudre en une progressive montée sur ce qui est le beau pur, le beau en soi, le beau sans mélange. Et elle passe brusquement à ce quelque chose qui semble bien navoir plus rien à faire avec la thématique de la génération, cest à savoir ce qui va de lamour (non pas seulement dun beau jeune homme, mais de cette beauté quil y a dans tous les beaux jeunes gens) à lessence de la beauté, de lessence de la beauté à la beauté éternelle et, à prendre les choses de très haut, à saisir le jeu dans lordre du monde de cette réalité qui tourne sur le plan fixe des astres qui nous lavons déjà indiqué est ce par quoi la connaissance, dans la perspective platonicienne, rejoint à proprement parler celle des Immortels.
Je pense vous avoir suffisamment fait sentir cette sorte descamotage par quoi le beau, en tant quil se trouve dabord défini, rencontré comme [pris] sur le chemin de lêtre, devient le but du pèlerinage, comment lobjet qui nous était dabord présenté comme le support du beau devient la transition vers le beau, comment vraiment pour être ramenés à nos propres termes on peut dire que cette définition dialectique de lamour, telle quelle est développée par Diotime, rencontre ce que nous avons essayé de définir comme la fonction métonymique dans le désir.
Cest quelque chose qui est au-delà de tous ces objets, qui est dans ce passage dune certaine visée, dun certain rapport, celui du désir à travers tous les objets vers une perspective sans limite ; cest de cela quil est question dans le discours de Diotime. On pourrait croire, à des indices qui sont nombreux, que cest là en fin de compte la réalité du discours. Et pour un peu, cest bien ce que toujours nous sommes habitués à considérer comme étant la perspective de lerôs, dans la doctrine platonicienne. Lerastès, lerôn, lamant, en quête dun lointain erômenos est conduit par tous les erômenon, tout ce qui est aimable, digne dêtre aimé (un lointain erômenos ou erômenon, cest aussi bien un but neutre) et le problème est de ce que signifie, de ce que peut continuer à signifier au-delà de ce franchissement, de ce saut [manqué] ce qui, au départ de la dialectique, se présentait comme ktèma, comme but de possession.
Sans doute le pas que nous avons fait marque assez que ce nest plus au niveau de lavoir comme terme de la visée que nous sommes, mais à celui de lêtre et quaussi bien dans ce progrès, dans cette ascèse, cest dune transformation, dun devenir du sujet quil sagit, que cest dune identification dernière avec ce suprême aimable quil sagit (lerastès devient lerômenos). Pour tout dire, plus le sujet porte loin sa visée, plus il est en droit de saimer dans son Moi Idéal comme nous dirions plus il désire, plus il devient lui-même désirable. Et cest aussi bien là encore que larticulation théologique pointe le doigt pour nous dire que lerôs platonicien est irréductible à ce que nous a révélé lagapè chrétienne à savoir, que dans lerôs platonicien, laimant, lamour, ne vise quà sa propre perfection.
Or le commentaire que nous sommes en train de faire du Banquet me semble justement de nature à montrer quil nen est rien, cest à savoir que ce nest pas là quen reste Platon, à condition que nous voulions bien voir après ce relief ce que signifie que dabord il ait fait à la place justement parler Diotime et puis voir ensuite ce qui se passe de larrivée dAlcibiade dans laffaire.
Noublions pas que Diotime a introduit lamour dabord comme nétant point de la nature des dieux, mais de celle des démons en tant quelle est, entre les immortels et les mortels, intermédiaire. Noublions pas que pour lillustrer, faire sentir ce dont il sagit, ce nest rien moins que la comparaison avec cet intermédiaire entre lépistémè, la science au sens socratique, et lamathia, lignorance, quelle sest servie, cet intermédiaire qui, dans le discours platonicien, sappelle la doxa, lopinion vraie en tant sans doute quelle est vraie, telle que le sujet est [capable] den rendre compte, quil ne sait pas en quoi cest vrai. Et jai souligné ces deux formules si frappantes : celle de laneu tou echein logon dounai qui caractérise la doxa, de donner la formule, le logos sans lavoir, de lécho que cette formule fait avec ce que nous donnons ici même pour celle de lamour qui est justement de « donner ce quon na pas », et lautre formule, celle qui fait face à la première, non moins digne dêtre soulignée sur la cour si je puis dire à savoir regardant du côté de amathia, à savoir que cette doxa nest pas non plus ignorance, oute amathia, car ce qui par chance atteint le réel, (((((((((((((((((((((((((/to gar tou ontos tugchanon/, ce qui rencontre ce qui est, comment serait-ce aussi absolument une ignorance ?
Cest bien cela quil faut que nous sentions, nous, dans ce que je pourrais appeler la mise en scène platonicienne du dialogue. Cest que Socrate, même posée la seule chose dans laquelle il se dit lui-même être capable (cest concernant les choses de lamour), même sil est posé au départ quil sy connaît, justement il ne peut en parler quà rester dans la zone du « il ne savait pas ».
Même sachant, il parle, et ne pouvant parler lui-même qui sait, il doit faire parler quelquun en somme qui parle sans savoir. Et cest bien ce qui nous permet de remettre à sa place lintangibilité de la réponse dAgathon quand il échappe à la dialectique de Socrate tout simplement en lui disant : « Mettons que je ne savais pas ce que je voulais dire » mais cest justement pour ça ! cest justement là ce qui fait laccent que jai développé sur ce mode si extraordinairement dérisoire que nous avons souligné, ce qui fait la portée du discours dAgathon et sa portée spéciale, davoir justement été porté dans la bouche du poète tragique. Le poète tragique, vous ai-je montré, nen peut parler que sur le mode bouffon, de même il a été donné à Aristophane le poète comique den accentuer ces traits passionnels que nous confondons avec le relief tragique.
« Il ne savait pas
». Noublions pas quici prend son sens le mythe qua introduit Diotime de la naissance de lAmour, que cet Amour naît dAporia et de Poros. Il est conçu pendant le sommeil de Poros, le-tout-sachant, fils de Mètis, linvention par excellence, le tout-sachant-et-tout-puissant, la ressource par excellence. Cest pendant quil dort, au moment où il ne sait plus rien, que va se produire la rencontre doù va sengendrer lAmour. Et celle qui à ce moment-là sinsinue par son désir pour produire cette naissance, lAporia, la féminine Aporia, ici lerastès, la désirante originelle dans sa position véritablement féminine que jai soulignée à plusieurs reprises, elle est bien définie dans son essence, dans sa nature tout de même davant la naissance de lAmour et très précisément en ceci qui manque, cest quelle na rien derômenon. LAporia, la Pauvreté absolue, est posée dans le mythe comme nétant en rien reconnue par le banquet qui se tient à ce moment-là, celui des dieux au jour de la naissance dAphrodite, elle est à la porte, elle nest en rien reconnue, elle na en elle-même Pauvreté absolue, aucun bien qui lui donne droit à la table des étants. Cest bien en cela quelle est davant lamour. Cest que la métaphore où je vous ai dit que nous reconnaîtrions toujours que damour il sagit, fût-il en ombre, la métaphore qui substitue lerôn, lerastès à lerômenon ici manque par défaut de lerômenon au départ. Létape, le stade, le temps logique davant la naissance de lamour est ainsi décrit.
De lautre côté, le « il ne savait pas
» est absolument essentiel à lautre pas. Et là laissez-moi faire état de ce qui mest venu à la tête tandis que jessayais hier soir de pointer, de scander pour vous ce temps articulaire de la structure, ce nest rien moins que lécho de cette poésie, de ce poème admirable dans lequel vous ne vous étonnerez pas car cest avec intention que jy ai choisi lexemple dans lequel jai essayé de démontrer la nature fondamentale de la métaphore ce poème qui à lui tout seul suffirait, malgré toutes les objections que notre snobisme peut avoir contre lui, à faire de Victor Hugo un poète digne dHomère, le Booz endormi et lécho qui men est venu soudain à lavoir depuis toujours, de ces deux vers :
Booz ne savait pas quune femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait delle,
Relisez tout ce poème pour vous apercevoir que toutes les données du drame fondamental, que tout ce qui donne à ldipe son sens et son poids éternels, quaucune de ces données ne manque, et jusquà lentre-deux-morts évoquée quelques strophes plus haut à propos de lâge et du veuvage de Booz :
Voilà longtemps que celle avec qui jai dormi,
0 Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encore tout mêlés lun à lautre,
Elle a demi vivante et moi mort à demi.
Le rapport de cet entre-deux-morts avec la dimension tragique qui est bien celle ici évoquée en tant que constitutive de toute la transmission paternelle, rien ny manque ; rien ny manque, et cest pourquoi cest le lieu même de la présence de la fonction métaphorique que ce poème où vous la retrouvez sans cesse. Tout, jusque si on peut dire dans les aberrations du poète y est poussé jusquà lextrême, jusquà dire ce quil a à dire en forçant les termes dont il se sert :
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Judith na jamais dormi, cest Holopherne, peu importe, cest quand même lui qui a raison car ce qui se profile au terme de ce poème, cest ce quexprime la formidable image par laquelle il se termine :
(
) et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant lil à moitié sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de léternel été
Avait, en sen allant, négligemment jeté
Cette faucille dor dans le champ des étoiles.
La serpe dont Cronos a été châtré ne pouvait pas manquer dêtre évoquée au terme de cette constellation complète composant le complexe de la paternité.
Je vous demande pardon de cette digression sur le « il ne [le] savait pas ». Mais elle me semble essentielle pour faire comprendre ce dont il sagit dans la position du discours de Diotime en tant que Socrate ne peut ici se poser dans son savoir quà montrer que, de lamour, il nest de discours que du point où il ne savait pas, qui, ici, me paraît fonction, ressort, naissance de ce que signifie ce choix par Socrate de son mode à ce moment denseigner ce quil prouve du même coup. Ce nest pas là non plus ce qui permet de saisir ce qui se passe concernant ce quest la relation damour ; mais cest précisément ce qui va suivre, à savoir lentrée dAlcibiade.
Vous le savez, est après (sans quen somme Socrate ait fait mine dy résister) ce merveilleux, splendide développement océanique du discours de Diotime et, significativement, après quAristophane ait quand même levé lindex pour dire : « Quand même laissez-moi placer un mot ». Car dans ce discours on vient de faire allusion à une certaine théorie et en effet cest la sienne que la bonne Diotime a repoussée négligemment du pied, dans un anachronisme remarquez-le tout à fait significatif (car Socrate dit que Diotime lui a raconté cela autrefois, mais cela ne lempêche pas de faire parler Diotime sur le discours que tient Aristophane). Aristophane, et pour cause, a son mot à dire et cest là que Platon met un index, montre quil y a quelquun qui nest pas content
Alors la méthode qui est de tenir au texte va nous faire voir si justement ce qui va se développer par la suite na pas avec cet index quelque rapport, même si, cet index levé, cest tout dire, on lui a coupé la parole par quoi ? par lentrée dAlcibiade.
Ici changement à vue dont il faut bien planter dans quel monde tout dun coup, après ce grand mirage fascinatoire, tout dun coup il nous replonge. Je dis replonge parce que ce monde ça nest pas lultra-monde, justement, cest le monde tout court où, après tout, nous savons comment lamour se vit et que, toutes ces belles histoires pour fascinantes quelles paraissent, il suffit dun tumulte, dun cri, dun hoquet, dune entrée dhomme saoul, pour nous y ramener comme au réel.
Cette transcendance où nous avons vu jouer comme en fantôme la substitution de lautre à lautre, nous allons la voir maintenant incarnée. Et si, comme je vous lenseigne, il faut être trois et non pas deux seulement pour aimer, eh bien là, nous allons le voir.
Alcibiade entre et il nest pas mauvais que vous le voyiez surgir sous la figure où il apparaît, à savoir sous la formidable trogne que lui fait non seulement son état officiellement aviné, mais le tas de guirlandes quil porte et qui, manifestement a une signification exhibitoire éminente, dans létat divin où il se tient, de chef humain. Noubliez jamais ce que nous perdons à navoir plus de perruques ! Imaginez bien ce que pouvaient être les doctes et aussi bien les frivoles agitations de la conversation au xviie siècle, lorsque chacun de ces personnages secouait à chacun de ses mots cette sorte dattifage léonin qui était en plus un réceptacle à crasse et à vermine, imaginez donc la perruque du Grand Siècle, au point de vue de leffet mantique ! Si ceci nous manque, ceci ne manque pas à Alcibiade qui va tout droit au seul personnage dont il est capable, dans son état, de discerner lidentité à savoir (dieu merci, cest le maître de maison !) Agathon. Il va se coucher près de lui, sans savoir où ceci le met, cest-à-dire dans la position metaxu, entre les deux, entre Socrate et Agathon, cest-à-dire précisément au point où nous en sommes, au point où se balance le débat entre le jeu de celui qui sait et, sachant, montre quil doit parler sans savoir et celui qui, ne sachant pas, a parlé sans doute comme un sansonnet, mais qui nen a pas moins fort bien parlé comme Socrate la souligné : « Tu as dit de fort belles choses », . Cest là que vient se situer Alcibiade, non sans bondir en arrière à sapercevoir que ce damné Socrate est encore là.
Ce nest pas pour des raisons personnelles si aujourdhui je ne vous pousserai pas jusquau bout de lanalyse de ce quapporte toute cette scène, à savoir celle qui tourne à partir de cette entrée dAlcibiade ; néanmoins, il faut bien que je vous annonce les premiers reliefs de ce quintroduit cette présence dAlcibiade : eh bien, disons une atmosphère de [scène] . Naturellement, je nirai pas accentuer le côté caricatural des choses. Incidemment, jai parlé à propos de ce Banquet, dassemblée de vieilles tantes, étant donné quils ne sont pas tous de la première fraîcheur, mais quand même, ils ne sont pas sans être dun certain format, Alcibiade cest quand même quelquun ! Et quand Socrate demande quon le protège contre ce personnage qui ne lui permet pas de regarder quelquun dautre, ce nest pas parce que le commentaire de ce Banquet au cours des siècles sest fait dans des chaires respectables au niveau des universités avec tout ce que cela comporte à la fois de noble et de noyant le poisson universel, ce nest tout de même pas pour ça que nous nallons pas nous apercevoir que ce qui se passe là est à proprement parler je lai déjà souligné du style scandaleux.
La dimension de lamour est en train de montrer devant nous ce quelque chose où il faut bien que nous reconnaissions tout de même que doit se dessiner une de ses caractéristiques, et tout dabord quelle ne tend pas, là où elle se manifeste dans le réel, à lharmonie. Ce beau vers lequel nous semblait monter le cortège des âmes désirantes, il ne semble pas, après tout, que ce soit quelque chose qui soit ce qui structure tout dans cette forme de convergence. Chose singulière, il nest pas donné dans les modes, dans les manifestations de lamour, quon appelle tous à aimer , ce que vous aimez, à se fondre avec vous dans la montée vers lerômenon.
Socrate, cet homme éminemment aimable, puisquon nous le produit dès les premiers mots comme un personnage divin, après tout, la première chose dont il sagit, cest quAlcibiade veut se le garder. Vous direz que vous ny croyiez pas et que toutes sortes de choses le montraient, la question nest pas là, nous suivons le texte et cest de cela quil sagit. Non seulement cest de cela quil sagit, mais cest à proprement parler cette dimension qui est ici introduite.
Si le mot concurrence est à prendre dans le sens et la fonction que je lui ai donnés (dans larticulation de ces transitivismes où se constitue lobjet en tant quil instaure entre les sujets la communication), quelque chose sintroduit bien là, dun autre ordre. Au cur de laction damour sintroduit lobjet, si lon peut dire, de convoitise unique, qui se constitue comme tel : un objet précisément dont on veut écarter la concurrence, un objet qui même à ce quon le montre. Et rappelez-vous que cest comme cela que je lai introduit il y a maintenant trois ans dans mon discours, rappelez-vous que pour vous définir lobjet a du fantasme je vous ai pris lexemple, dans La Grande Illusion de Renoir, de Dalio montrant son petit automate et de ce rougissement de femme avec lequel il sefface après avoir . Cest là même dimension dans laquelle se déroule cette confession publique connotée avec je ne sais quelle gêne dont lui-même, Alcibiade, a conscience quil la développe en parlant.
Sans doute nous sommes dans la vérité du vin et ceci est articulé In vino veritas que reprendra Kierkegaard lorsquil refera lui aussi son banquet. Sans doute, nous sommes dans la vérité du vin, mais il faut vraiment avoir franchi toutes les bornes de la pudeur pour parler vraiment de lamour comme Alcibiade en parle quand il exhibe ce qui lui est arrivé avec Socrate.
Quy a-t-il là derrière comme objet qui introduise dans le sujet lui-même cette vacillation ? Cest ici, cest à la fonction de lobjet en tant quelle est proprement indiquée dans tout ce texte que je vous laisse aujourdhui pour vous y introduire la prochaine fois, cest autour dun mot qui est dans le texte. Je crois avoir retrouvé lhistoire et la fonction de cet objet dans ce que nous pouvons entrevoir de son usage en grec autour dun mot :(gðaðlðmðað/agalma/, qui nous est dit là être ce que Socrate, cette espèce de silène hirsute, recèle. C est autour du mot agalma, dont je vous laisse aujourd hui, dans le discours même, fermée l énigme, que je ferai tourner ce que je vous dirai la prochaine fois.
Je vous ai laissés la dernière fois en manière de relais dans notre propos sur le mot auquel je vous disais en même temps que je laissais jusquà la prochaine fois toute sa valeur dénigme, sur le mot agalma.
Je ne croyais pas si bien dire. Pour un grand nombre, lénigme était si totale quon se demandait : « Quoi ? Quest-ce quil a dit ? Est-ce que vous savez ? » Enfin, à ceux qui ont manifesté cette inquiétude, quelquun de ma maison a pu donner au moins cette réponse qui prouve quau moins chez moi léducation secondaire sert à quelque chose ça veut dire : ornement, parure. Quoi quil en soit, cette réponse nétait en effet quune réponse de premier aspect de ce que tout le monde doit savoir : agalma, de ((((((/agallô/, parer, orner, signifie en effet au premier aspect ornement, parure. Dabord elle nest pas si simple que cela la notion dornement, de parure, on voit tout de suite que ça peut nous mener loin. Pourquoi, de quoi se pare-t-on ? ou pourquoi se parer et avec quoi ?
Il est bien clair que, si nous sommes là sur un point central, beaucoup davenues doivent nous y mener. Mais enfin jai retenu, pour en faire le pivot de mon explication, ce mot agalma. Ny voyez nul souci de rareté mais plutôt ceci que dans un texte auquel nous supposons la plus extrême rigueur, celui du Banquet, quelque chose nous mène en ce point crucial qui est formellement indiqué, au moment où je vous ai dit que tourne complètement la scène et, quaprès les jeux de léloge tels quils ont été jusque là réglés par ce sujet de lamour, entre cet acteur, Alcibiade, qui va tout faire changer. Je nen veux pour preuve que : lui-même change la règle du jeu en sattribuant dautorité la présidence. À partir de ce moment-là nous dit-il, ce nest plus de lamour quon va faire léloge mais de lautre et nommément chacun de son voisin de droite. Vous verrez que pour la suite ceci a son importance, que cest déjà beaucoup en dire, que, sil va sagir damour, cest en acte dans cette relation de lun à lautre qui va ici avoir à se manifester.
Je vous lai fait observer déjà la dernière fois, il est notable quà partir du moment où les choses sengagent sur ce terrain, avec le metteur en scène expérimenté que nous supposons être au principe de ce dialogue (ce qui nous est confirmé par lincroyable généalogie mentale qui découle de ce Banquet dont la dernière fois jai pointé à son propos lavant-dernier écho le banquet de Kierkegaard le dernier, je vous lai déjà nommé : cest lErôs et Agapè dAnders Nygren, tout cela se suspend toujours à larmature, à la structure du Banquet), eh bien, ce personnage expérimenté ne peut faire dès quil sagit de faire entrer en jeu lautre, il ny en a pas quun, il y en a deux autres, autrement dit au minimum ils sont trois. Cela, Socrate ne le laisse pas échapper dans sa réponse à Alcibiade quand, après cet extraordinaire aveu, cette confession publique, cette chose qui est entre la déclaration damour et presque dirait-on la malédiction, la diffamation de Socrate, Socrate lui répond : « Ce nest pour moi que tu as parlé, cest pour Agathon ». Tout ceci nous fait sentir que nous passons à un autre registre.
La relation duelle de celui qui, dans la montée vers lamour procède par une voie didentification (si vous voulez, aussi bien de production de ce que nous avons indiqué dans le discours de Diotime) y étant aidé par ce prodige du beau et, venant à voir dans ce beau lui-même identifié ici au terme à la perfection de luvre de lamour, trouve dans ce beau son terme même et lidentifie à cette perfection.
Autre chose donc ici entre en jeu ce rapport univoque qui donne au terme de luvre damour ce but, cette fin de lidentification à ce que jai mis ici en cause lannée dernière, la thématique du souverain bien, du bien suprême. Ici nous est montré quautre chose soudain est substitué dans la triplicité, dans la complexité, qui nous montre, soffre à nous livrer ce en quoi, vous savez, je fais tenir lessentiel de la découverte analytique, cette topologie dont dans son fond résulte la relation du sujet au symbolique en tant quil est essentiellement distinct de limaginaire et de sa capture. Cest cela qui est notre terme, cest cela que nous articulerons la prochaine fois pour clore ce que nous aurons à dire du Banquet. Cest cela à laide de quoi je ferai ressortir danciens modèles que je vous ai donnés de la topologie intrasubjective en tant que cest ainsi que nous devons comprendre toute la seconde topique de Freud.
Aujourdhui donc, ce que nous pointons, cest quelque chose qui est essentiel à rejoindre cette topologie, dans la mesure où cest sur le sujet de lamour que nous avons à la rejoindre. Cest de la nature de lamour quil est question, cest dune [opposition] , dune articulation essentielle trop souvent oubliée, élidée, et sur laquelle nous analystes pourtant nous avons apporté lélément, la cheville qui permet den accuser la problématique, cest là-dessus que doit se concentrer ce que jai aujourdhui à vous dire à propos [dagathon] .
Il est dautant plus extraordinaire, presque scandaleux que ceci nait pas été jusquici mieux mis en valeur, que cest dune notion proprement analytique quil sagit, que jespère pouvoir vous faire sentir, vous faire tout à lheure toucher du doigt.
Agalma, voici comment dans le texte il se présente : Alcibiade parle de Socrate, il dit quil va le démasquer nous nirons pas aujourdhui jusquau bout de ce que signifie le discours dAlcibiade vous savez quAlcibiade entre dans les plus grands détails de son aventure avec Socrate. Il a essayé quoi ? que Socrate, dirons-nous, lui manifeste son désir car il sait que Socrate a du désir pour lui, ce quil a voulu cest un signe.
Laissons ceci en suspens, il est trop tôt pour demander pourquoi. Nous sommes seulement au départ de la démarche dAlcibiade et, au premier abord, cette démarche na pas lair de se distinguer essentiellement de ce quon a dit jusque là. Il sagissait au départ, dans le discours de Pausanias, de ce quon va chercher dans lamour et il était dit que ce que chacun cherchait dans lautre (échange de bons procédés) cétait ce quil contenait erômenon, de désirable. Cest bien de la même chose quil a lair
quil semble sagir maintenant. Alcibiade nous dit que Socrate est quelquun que ses dispositions amoureuses portent vers les beaux garçon,
cest un préambule son ignorance est générale, il ne sait rien ((((((/agnoei/ du moins en apparence ! et là, il entre dans la comparaison célèbre du silène qui est double dans sa portée. Je veux dire dabord que cest là son apparence, cest-à-dire rien moins que belle et, dautre part, que ce silène nest pas simplement limage quon désigne de ce nom, mais aussi quelque chose qui a son aspect usuel : cest un emballage, un contenant, une façon de présenter quelque chose ça devait exister. Ces menus instruments de lindustrie du temps étaient de petits silènes qui servaient de boîte à bijoux, demballage pour offrir les cadeaux et justement, cest de cela quil sagit.
Cette indication topologique est essentielle. Ce qui est important, cest ce qui est à lintérieur. Agalma peut bien vouloir dire parement ou parure, mais cest ici avant tout objet précieux, bijou, quelque chose qui est à lintérieur. Et ici expressément, Alcibiade nous arrache à cette dialectique du beau qui jusquici était la voie, le guide, le mode de capture sur cette voie du désirable et il nous détrompe. et à propos de Socrate lui-même.
((((((((/Iste hoti/Sachez-le, dit-il, en apparence Socrate est amoureux des beaux garçons, ((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((/oute ei tis kalos esti melei auto ouden/, que lun ou lautre soit beau,/melei autô ouden/, cela ne lui fait ni chaud ni froid, il sen bat lil, il la méprise au contraire. (aðtðað(rðoðnðeð(/kataphroneî/, nous est-il dit. , à un point dont vous ne pouvez, pas vous faire idée tðoðsðoð(tðoðnð ð(sðoðnð ðoð(dð'ð ð(nð ðeð(wð ðoð((((((/tosouton hoson oud an eis oiètheiè/ vous ne pouvez même pas imaginer& et qu à vrai dire, la fin qu il poursuit je le souligne parce que tout de même cest dans le texte il est expressément articulé en ce point que ce nest pas seulement les biens extérieurs, la richesse par exemple, dont chacun jusque là (nous sommes des délicats) a dit que ce nétait pas cela quon cherchait chez les autres, [mais] aucun de ces autres avantages qui peuvent paraître daucune façon procurer /makaria/, un bonheur, une félicité,/hupo plèthous/ à qui que ce soit ; on a tout à fait tort de linterpréter ici comme un signe quil sagit de dédaigner les biens qui sont des biens pour la foule. [Il sagit que] Ce qui est repoussé, cest justement ce dont on a parlé jusque là, les biens en général.
Dautre part. nous dit Alcibiade, son aspect étrange ne vous y arrêtez pas si, (((((((((((((/eirôneuomenos/ il fait le naïf, il interroge, il fait lâne pour avoir du son, il se conduit vraiment comme un enfant il passe son temps à dire des badinages. Mais (((((((((((((((((((((/spouda santos de autou/ non pas comme on traduit quand il se met à être sérieux
mais, cest vous, soyez sérieux, faites-y bien attention, et ouvrez-le, le silène, (((((((((((/anoichthentos/ entrouvert, je ne sais pas si quelquun a jamais vu les agalmata qui sont à lintérieur, les joyaux [donc] tout de suite Alcibiade pose quil met fort en doute que quelquun ait jamais pu voir de quoi il sagit.
Nous savons que non seulement cest là le discours de la passion, mais que cest le discours de la passion en son point le plus tremblant, à savoir celui qui est en quelque sorte tout entier contenu dans lorigine. Avant même quil sexplique, il est là, lourd du coup de talon de tout ce quil a à nous raconter qui va partir. Cest donc bien le langage de la passion.
Déjà ce rapport unique, personnel : «
personne na jamais vu ce dont il sagit, comme il mest arrivé de voir ; et je lai vu ! » je les ai trouvés, ces agalmata à tel point déjà divins (((((/chrusa/, cest chou, cest en or, totalement [belles] si extraordinaires, faramineux, quil ny avait plus quune chose à faire, (((((((((/en brachei/, dans le plus bref délai, par les voies les plus courtes, faire tout ce que pouvait ordonner Socrate, ((((((((/poièteon/, ce qui est à faire ; ce qui devient le devoir, cest tout ce quil plaît à Socrate de commander.
Je ne pense pas inutile que nous articulions un tel texte pas à pas. On ne lit pas ça comme on lit France-Soir ou un article de lInternational Journal of Psychoanalysis. Il sagit bien de quelque chose dont les effets sont surprenants. Dune part ces agalmata (au pluriel) on ne nous dit pas jusquà nouvel ordre ce que cest et, dautre part, cela entraîne tout dun coup cette subversion, cette tombée sous le coup des commandements de celui qui les possède. Vous ne pouvez pas tout de même (ne> pas retrouver quelque chose de la magie que je vous ai déjà pointée autour du Che vuoi ? Que veux-tu ? Cest bien cette clé, ce tranchant essentiel de la topologie du sujet qui commence à : Quest-ce que tu veux ? en dautres termes : Y a-t-il un désir qui soit vraiment ta volonté ?
Or continue Alcibiade -, comme je croyais que lui aussi c était du sérieux quand il parlait de (((/ðhôra/, ((( ð(((/emè hôra/ on traduit la fleur de ma beauté& et commence toute la scène de séduction.
Mais je vous ai dit, nous nirons pas plus loin aujourdhui, nous essaierons de faire sentir ce qui rend nécessaire ce passage du premier temps à lautre, à savoir pourquoi il faut absolument à tout prix que Socrate se démasque. Nous allons seulement nous arrêter à ces agalmata. Je peux bien vous dire que ce nest pas faites-moi ce crédit à ce texte que remonte pour moi la problématique dagalma, non pas dailleurs quil y aurait à cela le moindre inconvénient car ce texte suffit pour la justifier, mais je vais vous raconter lhistoire comme elle est.
Je peux vous dire que, sans à proprement pouvoir la dater, ma première rencontre avec agalma est une rencontre comme toutes les rencontres, imprévue. Cest dans un vers de lHécube dEuripide quil ma frappé il y a quelques années et vous comprendrez facilement pourquoi. Cétait quand même un peu avant la période où jai fait entrer ici la fonction du phallus, dans larticulation essentielle que lexpérience analytique et la doctrine de Freud nous montrent quil a, entre la demande et le désir ; de sorte quau passage, je nai pas manqué dêtre frappé de lemploi qui était donné de ce terme dans la bouche dHécube. Hécube dit : « Où est-ce quon va memmener, où est-ce quon va me déporter ? ».
Vous le savez, la tragédie dHécube se place au moment de la prise de Troie et, parmi tous les endroits quelle envisage dans son discours, il y a : « Sera-ce à cet endroit à la fois sacré et pestiféré
Délos ? » comme vous [puisqu] le savez on navait ni le droit dy accoucher, ni dy mourir. Et là, devant la description de Délos, elle fait allusion à un objet qui était célèbre, qui était comme la façon dont elle en parle lindique un palmier dont elle dit que ce palmier, il est (((((((((((((((((/ôdinos agalma dias/, cest-à-dire ôdinos, de la douleur, agalma dias, le terme dias désigne , il sagit de lenfantement dApollon, cest lagalma de la douleur de la divine. Nous retrouvons la thématique de laccouchement mais tout de même assez changée, car là ce tronc, cet arbre, cette chose magique érigée, conservée comme un objet de référence à travers les âges, cest quelque chose qui ne peut manquer à nous en tout cas du moins, analystes déveiller tout le registre quil y a autour de la thématique du phallus en tant que son fantasme est là, nous le savons, à lhorizon et situe cet objet infantile .
Le fétiche quil reste ne peut pas ne pas être non plus pour nous lécho de cette signification. Mais en tout cas, il est bien clair quagalma ne peut pas là être traduit daucune façon par ornement, parure, ni même comme on voit souvent dans les textes, statue car souvent ((((/theôn/agalmata, quand on traduit rapidement on croit que ça colle, quil s agit dans le texte des statues des dieux.
Vous le voyez tout de suite, ce sur quoi je vous retiens, ce qui fait je crois que cest un terme à pointer dans cette signification, cet accent caché qui préside à ce quil faut faire pour retenir sur la voie de cette banalisation qui tend toujours à effacer pour nous le sens véritable des textes, cest que chaque fois que vous rencontrez agalma faites bien attention même sil semble sagir des statues des dieux, vous y regarderez de près, vous vous apercevrez quil sagit toujours dautre chose.
Je vous donne déjà nous ne jouons pas ici aux devinettes la clé de la question en vous disant que cest laccent fétiche de lobjet dont il sagit qui est toujours accentué. Aussi bien dailleurs, je ne fais pas ici un cours dethnologie, ni même de linguistique. Et je ne vais pas, à ce propos, accrocher la fonction du fétiche ni de ces pierres rondes, essentiellement au centre dun temple (le temple dApollon par exemple). Vous voyez très souvent (cest très connu, cette chose) le dieu lui-même représenté, [un] fétiche de quelque peuple, tribu de la boucle du Niger, cest quelque chose dinnommable, dinforme, sur quoi peuvent à loccasion se déverser énormément de liquides de diverses origines, plus ou moins puants et immondes et dont la superposition accumulée, allant du sang à la merde, constitue le signe que là est quelque chose autour de quoi toutes sortes deffets se concentrent faisant du fétiche en lui-même bien autre chose quune image, quune icône, en tant quelle serait reproduction.
Mais ce pouvoir [spécial] de lobjet reste au fond de lusage dont même pour nous, laccent est encore conservé dans le terme didole ou dicône. Dans le terme didole, par exemple dans lemploi quen fait Polyeucte, ça veut dire : cest rien du tout, ça se fout par terre. Mais tout de même si vous dites dun tel ou dune telle : « jen fais mon idole », ça veut dire tout de même [quelque chose qui nest] que vous nen faites pas simplement la reproduction de vous ou de lui que vous en faites quelque chose dautre, autour de quoi il se passe quelque chose.
Aussi bien il ne sagit pas pour moi ici de poursuivre la phénoménologie du fétiche mais de montrer la fonction que . Et pour ce faire je peux rapidement vous indiquer que jai essayé, dans toute la mesure de mes forces, de faire le tour des passages qui nous restent de la littérature grecque où est employé le mot agalma. Et ce nest que pour aller vite que je ne vous lirai pas chacun.
Sachez simplement par exemple que cest de la multiplicité du déploiement des significations que je vous dégage la fonction, en quelque sorte centrale, quil faut voir à la limite des emplois de ce mot ; car bien entendu, nous ne nous faisons pas lidée je pense ici dans la ligne de lenseignement que je vous fais que létymologie consiste à trouver le sens dans la racine.
La racine dagalma, cest pas si commode. Ce que je veux vous dire, cest que les auteurs, en tant quils le rapprochent [dagalos] d ((((((/agauos/ de ce mot ambigu quest /agamai/, jadmire mais aussi bien je porte envie, je suis jaloux de, qui va faire (((((/agazô/ quon supporte avec peine, va vers ((((((((/agaiomai/ qui veut dire être indigné, que les auteurs en mal de racines (je veux dire de racines qui portent avec elles un sens, ce qui est absolument contraire au principe de la linguistique) en dégagent (((/gal/ ou (((/gel/ le gel de (((((/gelaô/ le gal qui est le même dans (((((/glènè/ la pupille et galènè lautre jour, je vous lai cité au passage cest la mer qui brille parce quelle est parfaitement unie : bref, que cest une idée déclat qui est là cachée dans la racine. Aussi bien ((((((/aglaos/, Aglaè, la Brillante est là pour nous y faire un écho familier. Comme vous le voyez, cela ne va pas contre ce que nous avons à en dire. Je ne le mets là quentre parenthèses, parce que aussi bien ça nest plutôt quune occasion de vous montrer les, ambiguïtés de cette idée que létymologie est quelque chose qui nous porte non pas vers un signifiant mais vers une signification centrale.
Car aussi bien on peut sintéresser non pas au gal, mais à la première partie de larticulation phonématique, à savoir (((/aga/ qui est proprement ce en quoi lagalma nous intéresse par rapport à lagathos. Et dans le genre, vous savez que je ne rechigne pas à la portée du discours dAgathon, je préfère aller franchement à la grande fantaisie du Cratyle. Vous verrez que létymologie dagathon, cest (((((((/agastos/ admirable, donc Dieu sait pour quoi aller chercher agaston, ladmirable quil y a dans le ((((/thoon/ rapide !Telle est dailleurs la façon dont tout dans le Cratyle est interprété, il y a des choses assez jolies ; dans létymologie d ((((((((/anthrôpos/ il y a le langage articulé. Platon était vraiment quelquun de très bien.
Agalma, à la vérité, ce nest pas de ce côté-là que nous avons à nous tourner pour lui donner sa valeur ; agalma, on le voit, a toujours rapport aux images à condition que vous voyiez bien que, comme dans tout contexte, cest toujours dun type dimages bien spéciales. Il faut que je choisisse parmi les références. Il y en a dans Empédocle, dans Héraclite, dans Démocrite. Je vais prendre les plus vulgaires, les poétiques, celles que tout le monde savait par cur dans lAntiquité. Je vais les chercher dans une édition juxtalinéaire de lIliade et de lOdyssée. Dans lOdyssée par exemple il y a deux endroits où lon trouve agalma.
Cest dabord au livre III dans la Télémachie et il sagit des sacrifices que lon fait pour larrivée de Télémaque. Les prétendants, comme dhabitude, en mettent un coup et on sacrifie au dieu bðoð(wð/boos/ ce qu on traduit par une génisse, c est un exemplaire de l espèce bSuf. Et on dit qu on convoque tout exprès un nommé Laerkès qui est orfèvre, comme et qu on le charge de faire un ornement d or, agalma, pour les cornes de la bestiole. Je vous passe tout ce qui est pratique concernant la cérémonie. Mais ce qui est important, ce nest pas ce qui se passe après, quil sagisse dun sacrifice genre vaudou, ce qui est important, cest ce qui est dit quils attendent dagalma ; agalma en effet est dans le coup, on nous le dit expressément. Lagalma, cest justement cet ornement dor, et cest [à la faim de] la déesse Athéna que ceci est sacrifié, afin que, layant vu, elle en soit (((((((((/kecharoito/, gratifiée employons ce mot, puisque cest un mot de notre langage. Autrement dit, lagalma apparaît bien comme une espèce de piège à dieux, les dieux, ces êtres réels, il y a des trucs qui leur tirent lil.
Ne croyez pas que ce soit le seul exemple que jaie à vous donner de lemploi dagalma. Par exemple quand, au livre VIII de la même Odyssée, on nous raconte ce qui sest passé à la prise de Troie cest-à-dire la fameuse histoire du grand cheval qui contenait dans son ventre les ennemis et tous les malheurs. qui était enceint de la ruine de Troie les Troyens qui lont tiré chez eux sinterrogent et ils se demandent ce quon va en faire. Ils hésitent et il faut bien croire que cette hésitation, cest bien celle-là qui était pour eux mortelle, car il y avait deux choses à faire ou bien, le bois creux, lui ouvrir le ventre pour voir ce quil y avait dedans ou bien, layant traîné au sommet de la citadelle, ly laisser pour être quoi ? ((((/mega/ agalma. Cest la même idée, cest le charme. Cest quelque chose qui est là aussi embarrassant pour eux que pour les Grecs. Cest un objet insolite pour tout dire, cest ce fameux objet extraordinaire qui est tellement au centre de toute une série de préoccupations encore contemporaines je nai pas besoin dévoquer ici lhorizon surréaliste.
Ce quil y a de certain cest que, pour les Anciens aussi, lagalma cest quelque chose autour de quoi on peut en somme attraper lattention divine. Il y en a mille exemples que je pourrais vous donner. Dans lhistoire dHécube (encore dans Euripide), dans un autre endroit, on raconte le sacrifice aux mânes dAchille, de sa fille Polyxène. Et cest très joli ; nous avons là lexception qui est loccasion dévoquer en nous les mirages érotiques : cest le moment où lhéroïne offre elle-même une poitrine admirable qui est semblable, nous dit-on, à agalma ((((((((((((/hôs agalmatos/. Or il nest pas sûr
rien nindique quil faille nous contenter là de ce que cela évoque, à savoir la perfection des organes mammaires dans la statuaire grecque. Je crois bien plutôt que ce dont il sagit, étant donné quà lépoque cétait pas des objets de musée, cest bien plutôt de ce dont nous voyons partout ailleurs lindication dans lusage quon fait du mot quand on dit que dans les sanctuaires, dans des temples, dans des cérémonies on accroche ((((((/anaptô/ des agalmata. La valeur magique des objets qui sont ici évoqués est liée bien plutôt à lévocation de ces objets que nous connaissons bien quon appelle des ex-voto. Pour tout dire, pour des gens beaucoup plus près que nous de la différenciation des objets à lorigine, cest beau comme des [saints] dex-voto ; et en effet les [saints] dex-voto sont toujours parfaits, ils sont faits au tour, au moule. Dautres exemples ne manquent pas, mais nous pouvons en rester là.
Ce dont il sagit, cest du sens brillant, du sens galant, car le mot galant provient de galer [éclat qui est] en vieux français ; cest bien, il faut le dire, de cela que nous, analystes, avons découvert la fonction sous le nom dobjet partiel. Cest là une des plus grandes découvertes de linvestigation analytique que cette fonction de lobjet partiel. La chose dont nous avons à cette occasion le plus à nous étonner, nous autres analystes, cest quayant découvert des choses si remarquables tout notre effort soit toujours den effacer loriginalité.
Il est quelque part dit, dans Pausanias, aussi à propos dun usage dagalma, que les agalmata qui se rapportent dans tel sanctuaire aux sorcières qui étaient là exprès pour retenir, empêcher de se faire laccouchement dAlcmène étaient (((((((((((/amudroteros amudrotera/, un tant soit peu effacés. Eh bien, cest ça !
Nous avons effacé aussi, nous, tant que nous avons pu, ce que veut dire lobjet partiel ; cest-à-dire que notre premier effort a été dinterpréter ce quon avait fait comme trouvaille, à savoir ce côté foncièrement partiel de lobjet en tant quil est pivot, centre, clé du désir humain, ça valait quon sarrête là un instant
Mais non, que nenni ! On a pointé ça vers une dialectique de la totalisation, cest-à-dire le seul digne de nous, lobjet plat, lobjet rond, lobjet total, lobjet sphérique sans pieds ni pattes, le tout de lautre, lobjet génital parfait à quoi, comme chacun sait, irrésistiblement notre amour se termine ! Nous ne nous sommes pas dit à propos de tout ça que même à prendre les choses ainsi peut-être quen tant quobjet de désir, cet autre est laddition dun tas dobjets partiels (ce qui nest pas du tout pareil quun objet total), que nous-mêmes peut-être, dans ce que nous élaborons, ce que nous avons à manier de ce fond quon appelle notre Ça, cest peut-être dun vaste trophée de tous ces objets partiels quil sagit.
A lhorizon notre ascèse à nous, notre modèle de lamour, [nous lavons mis de lautre]
en quoi nous navons pas tout à fait tort, mais de cet autre, nous avons fait lautre à qui sadresse cette fonction bizarre que nous appelons loblativité : nous aimons lautre pour lui-même du moins quand on est arrivé au but et à la perfection, au stade génital qui bénit tout ça !
Nous avons certainement gagné quelque chose à ouvrir une certaine topologie de la relation à lautre dont aussi bien, vous le savez, nous navons pas le privilège puisque toute une spéculation contemporaine diversement personnaliste tourne là autour. Mais cest quand même drôle quil y ait quelque chose que nous ayons complètement laissé de côté dans cette affaire cest bien forcé de le laisser de côté quand on prend les choses dans cette visée particulièrement simplifiée et qui suppose, avec lidée dune harmonie préétablie, le problème résolu : quen somme, il suffit daimer génitalement pour aimer lautre pour lui-même.
Je nai pas apporté parce que je lui ai fait un sort ailleurs et vous le verrez bientôt sortir le passage incroyable qui, là-dessus, est développé sur le sujet de la caractérologie du génital, dans ce volume qui sappelle La Psychanalyse daujourdhui. La sorte de prêcherie qui se déroule autour de cette idéalité terminale est quelque chose dont je vous ai depuis bien longtemps, je pense, fait sentir le ridicule. Nous navons pas aujourdhui à nous y arrêter. Mais quoi quil en soit, il est bien clair quà revenir au départ et aux sources, il y a au moins une question à poser sur ce sujet. Si vraiment cet amour oblatif nest en quelque sorte que lhomologue, le développement, lépanouissement de lacte génital en lui-même (qui suffirait, je dirai, à en donner le mot, le la, la mesure), il est clair que lambiguïté persiste au sujet de savoir si cet autre, notre oblativité est ce que nous lui dédions dans cet amour tout amour, tout pour lautre, si ce que nous cherchons cest sa jouissance (comme cela semble aller de soi du fait quil sagit de lunion génitale) ou bien sa perfection.
Quand on évoque des idées aussi hautement morales que celle de loblativité, la moindre des choses quon puisse en dire, avec laquelle on puisse réveiller les vieilles questions, cest quand même dévoquer la duplicité de ces termes. En fin de compte ces termes, sous une forme aussi abrasée, simplifiée, ne se soutiennent que de ce qui est sous-jacent, cest-à-dire lopposition toute moderne du sujet et de lobjet. Aussi bien dès quun auteur un peu soucieux décrire dans un style perméable à laudience contemporaine développera ces termes, ce sera autour de la notion du sujet et de lobjet quil commentera cette thématique analytique : nous prenons lautre pour un sujet et non pas pour purement et simplement notre objet. Lobjet étant situé ici dans le contexte dune valeur de plaisir, de fruition, de jouissance, lobjet étant tenu pour réduire cette unique de lautre (en tant quil doit être pour nous le sujet) à cette fonction omnivalente (si nous nen faisons quun objet) dêtre après tout un objet quelconque, un objet comme les autres, dêtre un objet qui peut être rejeté, changé, bref dêtre profondément dévalué.
Telle est la thématique qui est sous-jacente à cette idée doblativité, telle quelle est articulée, quand on nous en fait un espèce de corrélatif éthique obligé de laccès à un véritable amour qui serait suffisamment connoté dêtre génital.
Observez quaujourdhui je suis moins en train de critiquer cest pour ça aussi bien que je me dispense den rappeler les textes cette niaiserie analytique, que de mettre en cause ce sur quoi même elle repose, cest à savoir quil y aurait une supériorité quelconque en faveur de laimé, du partenaire de lamour à ce quil soit ainsi, dans notre vocabulaire existentialo-analytique, considéré comme un sujet. Car je ne sache pas quaprès avoir donné tellement une connotation péjorative au fait de considérer lautre comme un objet, quelquun ait jamais fait la remarque que de le considérer comme un sujet, ça nest pas mieux. Car si un objet en vaut un autre selon sa noèse, à condition que nous donnions au mot objet son sens de départ (que ce soit les objets en tant que nous les distinguons et pouvons les communiquer), sil est donc déplorable que jamais laimé devienne un objet, est-il meilleur quil soit un sujet ?
Il suffit pour y répondre de faire cette remarque que si un objet en vaut un autre, pour le sujet cest encore bien pire, car ce nest pas simplement un autre sujet quil vaut. Un sujet strictement en est un autre ! Le sujet strict, cest quelquun à qui nous pouvons imputer quoi ? rien dautre que dêtre comme nous cet être qui (((((((((((((((((((/enarthron echein epos/, qui sexprime en langage articulé, qui possède la combinatoire et qui peut à notre combinatoire répondre par ses propres combinaisons donc, que nous pouvons faire entrer dans notre calcul comme quelquun qui combine comme nous.
Je pense que ceux qui sont formés à la méthode que nous avons ici introduite, inaugurée, niront pas là-dessus me contredire, cest la seule définition saine du sujet, en tout cas la seule saine pour nous celle qui permet dintroduire comment obligatoirement un sujet entre dans la Spaltung déterminée par sa soumission à ce langage. À savoir quà partir de ces termes nous pouvons voir comment il est strictement nécessaire quil se passe quelque chose, cest que dans le sujet il y a une part où ça parle tout seul, [ce en quoi] néanmoins le sujet reste suspendu. Aussi bien cest justement ce quil sagit de savoir et comment peut-on en venir à loublier quelle fonction peut occuper dans cette relation justement élective, privilégiée, quest la relation damour le fait que ce sujet avec lequel entre tous nous avons le lien de lamour
en quoi justement cette question a un rapport avec ceci quil soit lobjet de notre désir. Car si on suspend cette amarre, ce point tournant, ce centre de gravité, daccrochage de la relation damour, si on la met en évidence et si, en la mettant, on ne la met pas en la distinguant, il est véritablement impossible de dire quoi que ce soit qui soit autre chose quun escamotage concernant la relation de lamour. Cest précisément à cela, à cette nécessité daccentuer le corrélatif objet du désir en tant que cest ça lobjet, non pas lobjet de léquivalence, du transitivisme des biens, de la transaction sur les convoitises, mais ce quelque chose qui est la visée du désir comme tel, ce qui accentue un objet entre tous dêtre sans [balance] avec les autres. Cest avec cette fonction de lobjet, cest à cette accentuation de lobjet que répond lintroduction en analyse de la fonction de lobjet partiel.
Et aussi bien dailleurs tout ce qui fait, vous le savez, le poids, le retentissement, laccent du discours métaphysique, repose toujours sur quelque ambiguïté. Autrement dit, si tous les termes dont vous vous servez quand vous faites de la métaphysique, étaient strictement définis, navaient chacun quune signification univoque, si le vocabulaire de la philosophie daucune façon triomphait (but éternel des professeurs !) vous nauriez plus à faire de métaphysique du tout, car vous nauriez plus rien à dire. Je veux dire que vous vous apercevriez que les mathématiques, cest beaucoup mieux, là on peut agiter des signes ayant un sens univoque parce quils nen ont aucun.
De toute façon, quand vous parlez dune façon plus ou moins passionnée des rapports du sujet et de lobjet, cest parce que vous mettez sous le sujet quelque chose dautre que ce strict sujet dont je vous parlais tout à lheure et, sous lobjet, autre chose que lobjet que je viens de définir comme quelque chose qui, à la limite, confine à la stricte équivalence dune communication sans équivoque dun objet scientifique. Pour tout dire, si cet objet vous passionne cest parce que là-dedans, caché en lui il y a lobjet du désir, agalma (le poids, la chose pour laquelle cest intéressant de savoir où il est, ce fameux objet, savoir sa fonction et savoir où il opère aussi bien dans linter que dans lintrasubjectivité) et en tant que cet objet privilégié du désir, cest quelque chose qui, pour chacun, culmine à cette frontière, à ce point limite que je vous ai appris à considérer comme la métonymie du discours inconscient où il joue un rôle que jai essayé de formaliser jy reviendrai la prochaine fois dans le fantasme.
Et cest toujours cet objet qui, de quelque façon que vous ayez à en parler dans lexpérience analytique que vous lappeliez le sein, le phallus, ou la merde est un objet partiel. Cest là ce dont il sagit pour autant que lanalyse est une méthode, une technique qui sest avancée dans ce champ délaissé, dans ce champ décrié, dans ce champ exclu par la philosophie (parce que non maniable, non accessible à sa dialectique et pour les mêmes raisons) qui sappelle le désir. Si nous ne savons pas pointer, pointer dans une topologie stricte, la fonction de ce que signifie cet objet à la fois si limité et si fuyant dans sa figure, qui sappelle lobjet partiel, si donc vous ne voyez pas lintérêt de ce que jintroduis aujourdhui sous le nom dagalma (cest le point majeur de lexpérience analytique) et je ne puis le croire un instant étant donné que, quel que soit le malentendu de ceci, la force des choses fait que tout ce qui se fait, se dit de plus moderne dans la dialectique analytique tourne autour de cette fonction foncière, radicale, référence kleinienne de lobjet en tant que bon ou mauvais, ce qui est bien considéré dans cette dialectique comme une donnée primordiale. Cest bien là ce sur quoi je vous prie darrêter un instant votre esprit.
Nous faisons tourner un tas de choses, un tas de fonctions didentification : identification à celui auquel nous demandons quelque chose dans lappel damour et, si cet appel est repoussé, lidentification à celui-là même auquel nous nous adressions comme à lobjet de notre amour (ce passage si sensible de lamour à lidentification) et puis, dans une troisième sorte didentification (il faut lire Freud un petit peu : les Essais de psychanalyse), la fonction tierce que prend ce certain objet caractéristique en tant quil peut être lobjet du désir de lautre à qui nous nous identifions. Bref, notre subjectivité, nous la faisons tout entière se construire dans la pluralité, dans le pluralisme de ces niveaux didentification que nous appellerons lIdéal du Moi, Moi Idéal, que nous appellerons aussi [identifié] Moi désirant.
Mais il faut tout de même savoir où fonctionne, où se situe dans cette articulation lobjet partiel. Et là vous pouvez remarquer simplement, au développement présent du discours analytique, que cet objet, agalma, petit a, objet du désir, quand nous le cherchons selon la méthode kleinienne, est là dès le départ avant tout développement de la dialectique, il est déjà là comme objet du désir. Le poids, le noyau intercentral du bon ou du mauvais objet (dans toute psychologie qui tend à se développer et sexpliquer en termes freudiens) cest ce bon objet ou ce mauvais objet que Mélanie Klein situe quelque part dans cette origine, ce commencement des commencements qui est même avant la période dépressive. Est-ce quil ny a pas là quelque chose dans notre expérience, qui à soi tout seul est déjà suffisamment signalétique ?
Je pense avoir assez fait aujourdhui en disant que cest autour de cela que concrètement, dans lanalyse ou hors de lanalyse, peut et doit se faire la division entre une perspective sur lamour qui, elle, en quelque sorte, noie, dérive, masque, élide, sublime tout le concret de lexpérience (cette fameuse montée vers un Bien suprême dont on est étonné que nous puissions encore, nous, dans lanalyse, garder de vagues reflets à quatre sous, sous le nom doblativité, cette sorte daimer en Dieu, si je peux dire, qui serait au fond de toute relation amoureuse), ou si, comme lexpérience le démontre, tout tourne autour de ce privilège, de ce point unique et constitué quelque part par ce que nous ne trouvons que dans un être quand nous aimons vraiment. Mais quest-ce que cela
justement agalma, cet objet que nous avons appris à cerner, à distinguer dans lexpérience analytique et autour de quoi, la prochaine fois, nous essaierons de reconstruire, dans sa topologie triple (du sujet, du petit autre et du grand Autre), en quel point il vient jouer et comment ce nest que par lAutre et pour lAutre quAlcibiade, comme tout un chacun, veut faire savoir à Socrate son amour.
DOCUMENT ANNEXE n°1 au séminaire du 1er février 1961
Cratyle, trad. L. Méridier, « Les Belles Lettres », 1969 (cf. n°17, p.125).
.
.
Voici maintenant le bien (agathon). Ce mot tend à désigner ce qui est admirable (agaston) dans toute la nature. Car, puisque les êtres sont en marche, il y a en eux de la vitesse, et il y a aussi de la lenteur. Ce nest donc pas lensemble qui est admirable, mais une partie de lensemble, lélément rapide (thoon) ; à cette partie admirable (agaston) sapplique cette dénomination, le bien (agathon).
.. SOCRATE. À quel moment celui qui quitte la place aura-t-il le droit de sarrêter ? Nest-ce pas quand il en sera à ces noms qui sont, pour ainsi dire, les éléments du reste, phrases et noms ? Car ceux-là ne doivent plus apparaître comme composés dautres noms, sil en est ainsi. Voilà par exemple agathon (bien) : nous le disions tout à lheure composé de agaston et de thoon le mot thoon, nous pourrions sans doute le tirer de noms différents, et ceux-là, dautres encore. Mais si nous venons à prendre ce qui nest plus composé de noms différents, nous aurons le droit de dire que nous sommes arrivés à un élément, et que nous ne devons plus le rapporter à dautres noms.
Hermogène. Ton idée me semble juste.
DOCUMENT ANNEXE n°2 au séminaire du 1er février 1961
Cratyle, trad. L. Méridier, « Les Belles Lettres », 1969 (cf. n. 18, p. 125).
Mais ce nest pas cela qui est difficile à concevoir, cest plutôt le nom des hommes Pourquoi sont-ils appelés anthrôpois ? Toi, peux-tu le dire ?
HERMOGÈNE. Comment le pourrais-je, mon bon ? Même si jétais capable de le trouver, je ne men donnerais pas la peine, car je pense que tu sauras le découvrir mieux que moi.
SOCRATE. Linspiration dEuthyphron te donne confiance, parait-il !
HERMOGÈNE. Évidemment.
SOCRATE. Et tu as raison davoir confiance. Car, en ce moment, je crois quil mest venu des idées ingénieuses, et je risquerai, si je ny prends garde, dêtre encore aujourdhui plus habile que de raison. Fais attention à ce que je vais dire. En premier lieu, voici ce quon doit se mettre dans lesprit au sujet des noms : souvent nous ajoutons des lettres, nous en ôtons dautres, en dérivant les noms doù il nous plaît, et nous déplaçons les accents. Voilà, par exemple, Dii philos (ami de Zeus) ; pour faire un nom de cette locution, nous enlevons le second i, et à la syllabe du milieu, qui est aiguë, nous substituons une grave. Dans dautres cas, inversement, nous ajoutons des lettres, et faisons passer dans la prononciation le grave à laigu.
HERMOGÈNE. Tu dis vrai.
SOCRATE. Eh bien, cest un de ces changements qua éprouvé le nom des hommes, il me semble. De locution il est devenu nom, par la suppression dune lettre, la, et la transformation de la finale en grave.
HERMOGÈNE. Que veux-tu dire ?
SOCRATE. Ceci. Ce nom danthrôpos signifie quau contraire des animaux, incapables dobserver rien de ce quils voient, den raisonner et de lexaminer, lhomme, dès quil a vu, et opôpé a ce sens applique son examen et son raisonnement à ce quil a vu. Et voilà pourquoi, à la différence des animaux, lhomme a été justement nommé, anthrôpos : car il examine ce quil a vu (anathrôn ha opôpé).
HERMOGÈNE. Et la suite ? Dois-je te la demander ? Jaurais plaisir à lapprendre.
SOCRATE. Parfaitement.
..
Il y a donc des agalmata dans Socrate et cest ce qui a provoqué lamour dAlcibiade. Nous allons maintenant revenir sur la scène en tant quelle met en scène précisément Alcibiade dans son discours adressé à Socrate et auquel Socrate comme vous le savez va répondre en en donnant à proprement parler une interprétation. Nous verrons en quoi cette appréciation peut être retouchée, mais on peut dire que structuralement, au premier aspect, lintervention de Socrate va avoir tous les caractères dune interprétation, à savoir : , « Tout ce que tu viens de dire de si extraordinaire, énorme, dans son impudence, tout ce que tu viens de dévoiler en parlant de moi, cest pour Agathon que tu las dit ».
Pour comprendre le sens de la scène qui se déroule de lun à lautre de ces termes (de léloge quAlcibiade fait de Socrate à cette interprétation de Socrate et à ce qui suivra) il convient que nous reprenions les choses dun peu plus haut et dans le détail, que nous voyions le sens de ce qui se passe à partir de lentrée dAlcibiade, entre Alcibiade et Socrate.
Je vous lai dit, à partir de ce moment il sest passé ce changement que ce nest plus de lamour mais dun autre désigné dans lordre quil va être question de faire léloge, et limportant est justement ceci, cest quil va être question de faire léloge de lautre, epainos. Et cest précisément en cela, quant au dialogue, que réside le passage de la métaphore. Léloge de lautre se substitue non pas à léloge de lamour mais à lamour lui-même, et ceci dès lentrée. Cest à savoir que Socrate sadressant à Agathon, lui dit : lamour de cet homme-là Alcibiade nest pas pour moi une mince affaire ! Chacun sait quAlcibiade a été le grand amour de Socrate Depuis que je me suis énamouré de lui, nous verrons le sens quil convient de donner à ces termes, il en a été lerastès il ne mest plus permis, de porter les yeux sur un beau garçon, ni de mentretenir avec aucun, sans quil me jalouse et menvie, se livrant à dincroyables excès ; à peine sil ne me tombe pas dessus de la façon la plus violente ! Prends garde donc et protège-moi, dit-il à Agathon
car aussi bien de celui-ci la manie et la rage daimer (((((((((((/philerastian/ sont ce qui me fait peur !
Cest à la suite de cela que se place le dialogue avec Eryximaque doù va résulter le nouvel ordre des choses. Cest à savoir quil est convenu quon fera léloge à tour de rôle de celui qui dans le rang succède vers la droite. Ceci est instauré au cours dun dialogue entre Alcibiade et Eryximaque. Lepainos, léloge dont il va être alors question a je vous lai dit cette fonction métaphorique, symbolique dexprimer quelque chose qui de lun à lautre (celui dont on parle) a une certaine fonction de métaphore de lamour ; epainein, louer a ici une fonction rituelle qui est quelque chose qui peut se traduire dans ces termes : parler bien de quelquun. Et quoi quon ne puisse faire valoir ce texte au moment du Banquet, puisquil est bien postérieur, Aristote dans sa Rhétorique, livre 1, chapitre 9, distingue lepainos de lencômion. Je vous ai dit que je ne voulais pas entrer jusquà présent sur cette différence de lepainos et de lencômion, nous y viendrons quand même pourtant entraînés par la force des choses.
La différence de lepainos très précisément dans la façon dont Agathon a introduit son discours. Il parle de lobjet en partant de sa nature, de son essence pour en développer ensuite les qualités, cest un déploiement si lon peut dire de lobjet dans son essence, alors que lencômion que nous avons peine à traduire, semble-t-il, et le terme de (((((/kômos/ qui y est impliqué y est sans doute pour quelque chose lencômion si cela doit se traduire par quelque chose déquivalent dans notre langue cest quelque chose comme panégyrique et, si nous suivons Aristote, il sagira alors de tresser la guirlande des actes, des hauts faits de lobjet, point de vue qui déborde, qui est excentrique par rapport à la visée de son essence qui est celle de lepainos.
Mais lepainos nest pas quelque chose qui dès labord se présente sans ambiguïté. Dabord cest au moment où il est décidé que cest depainos quil sagira, quAlcibiade commence de rétorquer que la remarque qua faite Socrate concernant sa jalousie, disons féroce, ne comporte pas un traître mot de vrai. Cest tout le contraire
cest lui, le bonhomme, qui, sil marrive de louer quelquun en sa présence, soit un dieu soit un homme, du moment que cest un autre que lui, va tomber sur moi et il reprend la même métaphore que tout à lheure ((((((((/tô cheire/, à bras raccourcis ! Il y a là un ton, un style, une sorte de malaise, dembrouille, une sorte de réponse gênée, de « tais-toi » presque panique de Socrate. Tais-toi : est-ce que tu ne tiendras pas ta langue ? traduit-on avec assez de justesse Foi de Poseidôn ! répond Alcibiade ce qui nest pas rien tu ne saurais protester, je te linterdis ! Tu sais bien que je ne ferais pas de qui que ce fût dautre léloge en ta présence ! Eh bien, dit Eryximaque, vas-y prononce léloge de Socrate. Et ce qui se passe alors cest que, à Socrate, faisant son éloge, dois-je lui infliger devant vous le châtiment public que je lui ai promis
faisant son éloge dois-je le démasquer ? Cest ainsi ensuite quil en sera de son développement. Et en effet ce nest pas sans inquiétude non plus, comme si cétait là à la fois une nécessité de la situation et aussi une implication du genre, que léloge puisse en [ces] termes aller si loin que de faire rire de celui dont il va sagir. Aussi bien Alcibiade propose un gentlemans agreement : « Dois-je dire la vérité ? », ce à quoi Socrate ne se refuse pas : Je tinvite à la dire. Eh bien, dit Alcibiade, « je te laisse la liberté, si je franchis les limites de la vérité en mes termes, de dire : Tu mens »
certes, sil marrive derrer, de mégarer dans mon discours, tu ne dois point ten étonner (
) étant donné le personnage nous retrouvons là le terme de latopia, inclassable si déroutant que tu es (
) comment ne pas sembrouiller, au moment de mettre les choses en ordre (((((((((((/katarithmein/, den faire lénumération et le compte. Et voici léloge qui commence.
Léloge, la dernière fois, je vous en ai indiqué la structure et le thème. Alcibiade en effet dit que sans doute il va entrer dans le (((((/gelôs/ (((((((/geloios/plus exactement, dans le risible et assurément en commençant de présenter les choses par la comparaison qui je vous le note reviendra en somme trois fois dans son discours, chaque fois avec une insistance quasi répétitive, où Socrate est comparé à cette enveloppe rude et dérisoire que constitue le satyre. Il faut en quelque sorte louvrir pour voir à lintérieur ce quil appelle la première fois agalmata theôn, les statues des dieux. Et puis ensuite il reprend dans les termes que je vous ai dits la dernière fois, en les appelant encore une fois agalmata theia, divines, ((((((((/thaumasta/ admirables. La troisième fois, nous le verrons employer plus loin a le terme ((((((/aretès / agalmata aretès, la merveille de la vertu, la mer veille des merveilles.
En route, ce que nous voyons, cest cette comparaison qui, au moment où elle est instaurée, est poussée à ce moment-là fort loin, où il est comparé avec le satyre Marsyas
et malgré sa protestation eh, assurément il nest pas flûtiste ! Alcibiade revient, appuie et compare ici Socrate à un satyre pas simplement de la forme dune boîte, dun objet plus ou moins dérisoire mais au satyre Marsyas nommément, en tant que quand il entre en action chacun sait par la légende que le charme de son chant se dégage. Le charme est tel quil a encouru la jalousie dApollon, ce Marsyas. Apollon le fait écorcher pour avoir osé rivaliser avec la musique suprême, la musique divine. La seule différence, dit-il, entre Socrate et lui, cest quen effet Socrate nest pas flûtiste ; ce nest pas par la musique quil opère et pourtant le résultat est exactement du même ordre. Et ici il convient de nous référer à ce que Platon explique dans le Phèdre concernant les états, si lon peut dire, supérieurs de linspiration tels quils sont produits au-delà du franchissement de la beauté. Parmi les diverses formes de ce franchissement que je ne reprends pas ici, il y a celles qui sont (((((((((/deomenous/ qui ont besoin des dieux et des initiations ; pour ceux-là, le cheminement, la voie consiste en moyens parmi lesquels celui de livresse produite par une certaine musique produisant chez eux cet état quon appelle de possession. Ce nest ni plus ni moins à cet état quAlcibiade se réfère quand il dit que cest ce que Socrate produit, lui, par des paroles, par des paroles qui sont, elles, sans accompagnement, sans instruments ; il produit exactement le même effet par ses paroles. Quand il nous arrive dentendre un orateur, dit-il, parler de tels sujets, fût-ce un orateur de premier ordre, ça nous fait que peu deffet. Au contraire, quand cest toi quon entend, ou bien tes paroles rapportées par un autre, celui qui les rapporte fût-il (((((((((((/panu phaulos/, tout à fait homme de rien, que lauditeur soit femme, homme ou adolescent, le coup dont il est frappé, troublé et à proprement parler ((((((((((/katechometha/ nous en sommes possédés ! Voilà la détermination du point dexpérience pour lequel Alcibiade considère quen Socrate est ce trésor, cet objet tout à fait indéfinissable et précieux qui est celui qui va fixer, si lon peut dire, sa détermination après avoir déchaîné son désir. Il est au principe de tout ce qui va être ensuite développé dans ses termes, sa résolution, puis ses entreprises auprès de Socrate. Et cest sur ce point que nous devons nous arrêter.
Voici en effet ce quil va nous décrire. Il lui est arrivé avec Socrate une aventure qui nest pas banale. Cest quayant pris cette détermination, sachant quil marchait sur un terrain en quelque sorte [peu sûr] (il sait lattention que dès longtemps Socrate fait à ce quil appelle son [aura] on traduit comme on peut enfin son sex-appeal), il lui semble quil lui suffirait que Socrate se déclare pour obtenir de lui justement tout ce qui est en cause. à savoir ce quil définit lui-même comme : tout ce quil sait ((((((((((((((((((((((((((((((/pan takousai hosaper hou tos èdei/ Et cest alors le récit des démarches.
Mais après tout est-ce quici nous ne pouvons pas déjà nous arrêter ? Puisque Alcibiade sait déjà que de Socrate il a le désir, que ne présume-t-il mieux et plus aisément de sa complaisance ? Que veut dire ce fait quen quelque sorte sur ce que lui, Alcibiade sait déjà, à savoir que pour Socrate il est un aimé, un erômenos, qua-t-il besoin sur ce sujet de se faire donner par Socrate le signe dun désir ? Puisque ce désir est en quelque sorte reconnu (Socrate nen a jamais fait mystère dans les moments passés) reconnu et de ce fait connu et donc pourrait-on penser déjà avoué, que veulent dire ces manuvres de séduction développées avec un détail, un art et en même temps une impudence, un défi aux auditeurs ? dailleurs tellement nettement senti comme quelque chose qui dépasse les limites que ce qui lintroduit nest rien de moins que la phrase qui sert à lorigine des mystères : « Vous autres qui êtes là, bouchez vos oreilles ! ». Il sagit de ceux qui nont pas le droit dentendre, moins encore de répéter, les valets, les non-initiés, ceux qui ne peuvent pas entendre ce qui va être dit comme ceci va être dit ; il vaut mieux pour eux quils nentendent rien.
Et en effet, au mystère de cette exigence dAlcibiade, à ce mystère répond, correspond après tout la conduite de Socrate. Car si Socrate sest montré depuis toujours lerastès dAlcibiade, sans doute nous paraîtra-t-il (dans une perspective postsocratique nous dirions : dans un autre registre) que cest un grand mérite que ce quil montre et que le traducteur du Banquet pointe en marge sous le terme de « sa tempérance ». Mais cette tempérance nest pas non plus dans le contexte quelque chose qui soit indiqué comme nécessaire. Que Socrate montre là sa vertu
peut-être ! mais quel rapport avec le sujet dont il sagit, sil est vrai que ce quon nous montre à ce niveau cest quelque chose concernant le mystère damour.
En dautres termes, vous voyez de quoi jessaie de faire le tour (de cette situation, de ce jeu de ce qui se développe devant nous dans lactualité du Banquet) pour en saisir à proprement parler la structure. Disons tout de suite que tout dans la conduite de Socrate indique que le fait que Socrate en somme se refuse à entrer lui-même dans le jeu de lamour est étroitement lié à ceci, qui est posé à lorigine comme [le terme du débat] , cest que lui sait, cest même, dit-il, la seule chose quil sache ; il sait ce dont il sagit dans les choses de lamour. Et nous dirons que cest parce que Socrate sait, quil naime pas.
Et aussi bien avec cette clé donnons-nous leur plein sens aux paroles dont, dans le récit dAlcibiade, il laccueille, après trois ou quatre scènes dans lesquelles la montée des attaques dAlcibiade nous est produite selon un rythme ascendant. Lambiguïté de la situation confine toujours à ce qui est à proprement parler le geloios, le risible, le comique. En effet, cest une scène bouffonne que ces invitations à dîner qui se terminent par un monsieur qui sen va très tôt, très poliment, après sêtre fait attendre, qui revient une deuxième fois et qui séchappe encore, et avec lequel cest sous les draps que se produit le dialogue : Socrate, tu dors ? Pas du tout !
Il y a là quelque chose qui, pour arriver à ses derniers termes, nous fait passer par des cheminements bien faits pour nous mettre à un certain niveau. Quand Socrate à la fin lui répond, après quAlcibiade se soit vraiment expliqué, ait été jusquà lui dire : « Voilà ce que je désire et jen serais certainement honteux devant les gens qui ne comprendraient pas ; je texplique à toi ce que je veux », Socrate lui répond : en somme, tu nes pas le dernier des petits idiots, sil est bien vrai que justement tout ce que tu dis de moi je le possède, et si en moi il existe ce pouvoir grâce auquel tu deviendrais, toi, meilleur ! Oui, cest cela, tu as dû apercevoir en moi une invraisemblable beauté qui diffère de toutes les autres une beauté dune autre qualité, quelque chose dautre et layant découverte tu te mets dès lors en posture de la partager avec moi ou plus exactement de faire un échange, beauté contre beauté, et en même temps ici dans la perspective socratique de la science contre lillusion à la place dune opinion de beauté la doxa qui ne sait pas sa fonction, la tromperie de la beauté tu veux échanger la vérité. et en fait, mon Dieu, ça ne veut rien dire dautre que déchanger du cuivre contre de lor. Mais ! dit Socrate et là il convient de prendre les choses comme, elles sont dites détrompe-toi, examine les choses avec plus de soin. ((((((((((((((/ameinon skopei/ de façon à ne pas le tromper, ce nétant à proprement parler rien. Car évidemment, dit-il, lil de la pensée va en souvrant à mesure que la portée de la vue de lil réel va en baissant. Tu nen est certes pas là ! Mais attention, là où tu vois quelque chose, je ne suis rien.
Ce que Socrate refuse à ce moment, si cest définissable dans les termes que je vous ai dits concernant la métaphore de lamour, ce que Socrate refuse (pour se montrer ce quil sest déjà montré être, je dirai, presque officiellement dans toutes les sorties dAlcibiade, pour que tout le monde sache quAlcibiade autrement dit a été son premier amour) ce que Socrate refuse de montrer à Alcibiade cest quelque chose qui prend un autre sens, qui serait proprement la métaphore de lamour en tant que Socrate sadmettrait comme aimé et je dirai plus, sadmettrait comme aimé, inconsciemment. Cest justement parce que Socrate sait, quil se refuse à avoir été, à quelque titre justifié ou justifiable que ce soit, erômenos, le désirable, ce qui est digne dêtre aimé.
Ce qui fait quil naime pas, que la métaphore de lamour ne peut pas se produire, cest que la substitution de lerastès à lerômenos (le fait quil se manifeste comme erastès à la place où il y avait lerômenos) est ce à quoi il ne peut que se refuser, parce que, pour lui, il ny a rien en lui qui soit aimable, parce que son essence est cet (((((/ouden/, ce vide, ce creux (pour employer un terme qui a été utilisé ultérieurement dans la méditation néo-platonicienne et augustinienne) cette kenôsis qui représente la position centrale de Socrate. Cest si vrai que ce terme de kenôsis, de vide opposé au plein de qui ? Mais dAgathon justement ! est tout à fait à lorigine du dialogue quand Socrate, après sa longue méditation dans le vestibule de la maison voisine, samène enfin au banquet et sassoit auprès dAgathon. Il commence à parler, on croit quil badine, quil plaisante, mais dans un dialogue aussi rigoureux et aussi austère à la fois dans son déroulement pouvons nous croire que rien soit là à létat de remplissable. Il dit : « Agathon, toi, tu es plein et, comme on fait passer dun vase plein à un vase vide quelque chose, un liquide, à laide dune mèche le long de laquelle le liquide sécoule, de même je vais