Td corrigé 16 novembre 1960 - Gaogoa pdf

16 novembre 1960 - Gaogoa

Il n'y a pas de terme, à part le terme même d'imparité qui n'est pas d'usage en ...... N'est-ce pas encore un autre sujet d'étonnement que nous autres analystes qui nous en ... Il s'agît aujourd'hui d'entrer dans l'examen du Banquet. ...... trois ne saurait d'aucune façon recevoir la qualification de la [imparité] <parité>, c'est sur  ...




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là pour dire encore que je m’inscris en faux, du moins dans une position corrective, par rapport à cet effort. Je ne crois pas qu’on puisse dire de l’analyse purement et simplement qu’il y a là une situation. Si c’en est une, c’en est une dont on peut dire aussi : ce n’est pas une situation ou encore, c’est une fausse situation.

Tout ce qui se présente soi-même comme technique doit s’inscrire comme référé à ces principes, à cette recherche de principes qui déjà s’évoque dans l’indication de ces différences, et pour tout dire dans une juste topologie, dans une rectification de ce dont il s’agit qui est impliqué communément dans l’usage que nous faisons tous les jours théoriquement de la notion de transfert, c’est-à-dire de quelque chose en fin de compte qu’il s’agit de référer à une expérience, qu’elle, nous connaissons fort bien pourtant, tout au moins pour autant qu’à quelque titre nous avons pratiqué l’expérience analytique. Je fais remarquer que j’ai mis longtemps à en venir à ce cœur de notre expérience. Selon le point d’où l’on date ce séminaire qui est celui dans lequel je guide un certain nombre d’entre vous depuis quelques années, selon la date où on le fait commencer, c’est dans la huitième ou dans la dixième année que j’aborde le transfert. Je pense que vous verrez que ce long retard n’était pas sans raison.

Commençons donc… au commencement, chacun m’impute de me référer à quelque paraphrase de la formule : « Au commencement était le Verbe », « lm Anfang war die Tat » dit un autre, et pour un troisième, d’abord (c’est-à-dire au commencement du monde humain), d’abord était la praxis . Voilà trois énoncés qui sont en apparence incompatibles.

A la vérité, ce qui importe du lieu où nous sommes pour en trancher, c’est-à-dire de l’expérience analytique, ce qui importe n’est point leur valeur d’énoncé, mais si je puis dire leur valeur d’énonciation, ou encore d’annonce, je veux dire ce en quoi ils font apparaître l’ex nihilo propre à toute création et en montrent la liaison intime avec l’évocation de la parole. À ce niveau, tous évidemment manifestent qu’ils rentrent dans le premier énoncé : « Au commencement était le Verbe ». Si j’évoque ceci, c’est pour en différencier ce que je dis, ce point d’où je vais partir pour affronter ce terme plus opaque, ce noyau de notre expérience qu’est le transfert.

J’entends partir, je veux partir, je vais essayer, en commençant avec toute la maladresse nécessaire, de partir aujourd’hui autour de ceci, que le terme « Au commencement » a certainement un autre sens. Au commencement de l’expérience analytique – rappelons-le – fût l’amour. Ce commencement est autre chose que cette transparence à elle-même de l’énonciation qui donnait leur sens aux formules de tout à l’heure. C’est un commencement épais, confus, ici. C’est un commencement non de création mais de formation – et j’y viendrai tout à l’heure – au point historique où naît ce qui est déjà la psychanalyse et qu’Anna O. a baptisé elle-même, dans l’observation inaugurale des Studien Uber Hysterie, du terme de talking cure ou encore de ramonage de cheminée : chimney sweeping.

Mais je veux avant d’y venir rappeler un instant, pour ceux qui n’étaient pas là l’année dernière, quelques uns des termes autour desquels a tourné notre exploration de ce que j’ai appelé l’Éthique la psychanalyse. Ce que j’ai voulu l’année dernière expliquer devant vous c’est – si l’on peut dire – pour se référer au terme de création que j’ai donné tout à l’heure, la structure créationniste de l’ethos humain comme tel, l’ex nihilo qui subsiste dans son cœur qui fait pour employer un terme de Freud, le noyau de notre être, Kern unseres Wesen. J’ai voulu montrer que cet ethos s’enveloppe autour de cet ex nihilo comme subsistant en un vide impénétrable. Pour l’aborder, pour désigner ce caractère impénétrable, j’ai commenc頖 vous vous en souvenez – par une critique dont la fin consistait à rejeter expressément ce que vous me permettrez d’appeler (tout au moins ceux qui m’ont entendu me le passeront), la Schwärmerei de Platon, Schwärmerei en allemand, pour ceux qui ne le savent pas, désigne rêverie, fantasme dirigé vers quelque enthousiasme et plus spécialement vers quelque chose qui se situe ou se dirige vers la superstition, le fanatisme, bref la connotation critique dans l’ordre de l’orientation religieuse qui est ajoutée par l’histoire. Dans les textes de Kant, le terme de Schwärmerei a nettement cette inflexion. Ce que j’appelle Schwärmerei de Platon, c’est d’avoir projeté sur ce que j’appelle le vide impénétrable l’idée de souverain bien. Disons qu’il s’agit simplement d’indiquer le chemin parcouru, qu’avec plus ou moins de succès assurément, dans une intention formelle j’ai essayé de poursuivre ; j’ai essayé de poursuivre ce qui résulte du rejet de la notion platonicienne du souverain bien occupant le centre de notre être.

Sans doute pour rejoindre notre expérience, mais dans une visée critique, j’ai procédé en partie de ce qu’on peut appeler la conversion aristotélicienne par rapport à Platon qui sans aucun doute sur le plan éthique est pour nous dépassé ; mais au point où nous en sommes de devoir montrer le sort historique de notions éthiques à partir de Platon (assurément la référence aristotélicienne), l’Éthique à Nicomaque est essentielle. J’ai montré qu’il est difficile à suivre ce qu’elle contient d’un pas décisif dans l’édification d’une réflexion éthique, de ne pas voir que pour autant qu’elle maintient cette notion de souverain bien, elle en change profondément le sens. Elle la fait par un mouvement de réflexion inverse consister en la contemplation des astres, cette sphère la plus extérieure du monde existant absolue, incréee, incorruptible. C’est justement parce que pour nous elle est décisivement volatilisée dans le poudroiement des galaxies qui est le dernier terme de notre investigation cosmologique, qu’on peut prendre la référence aristotélicienne comme point critique de ce qu’est dans la tradition antique, au point où nous en sommes là parvenus, la notion de souverain bien.

Nous avons été amenés par ce pas au pied du mur, du mur toujours le même depuis qu’une réflexion éthique essaie de s’élaborer ; c’est qu’il nous faut ou non assumer ce dont la réflexion éthique, la pensée éthique n’a jamais pu se dépêtrer, à savoir qu’il n’y a de bon (good, gut),de plaisir, qu’à partir de là. Il nous reste à chercher le principe du Whol tat, le principe du bien agir. Ce qu’il infère permet de laisser dire qu’il n’est peut-être pas simplement la B.A., la bonne action, fut-elle portée à la puissance kantienne de la maxime universelle. Si nous devons prendre au sérieux la dénonciation freudienne de la fallace de ces satisfactions dites morales, pour autant qu’une agressivité s’y dissimule qui réalise cette performance de dérober à celui qui l’exerce sa jouissance, tout en répercutant sans fin sur ses partenaires sociaux son méfait (ce qu’indiquent ces longues conditionnelles circonstancielles est exactement l’équivalent du Malaise de la Civilisation dans l’œuvre de Freud), alors on doit se demander par quels moyens opérer honnêtement avec le désir ; c’est-à-dire comment préserver le désir avec cet acte où il trouve ordinairement plutôt son collapsus que sa réalisation et qui au mieux ne lui présente (au désir) que son exploit, sa geste héroïque comment préserver le désir, préserver ce qu’on peut appeler une relation simple ou salubre du désir à cet acte.

Ne mâchons pas les mots de ce que veut dire salubre dans le sens de l’expérience freudienne : ceci veut dire débarrassé, aussi débarrassé que possible de cette infection qui à nos yeux, mais pas seulement à nos yeux, aux yeux depuis toujours dès qu’ils s’ouvrent à la réflexion éthique… cette infection qui est le fond grouillant de tout établissement social comme tel. Ceci suppose bien sûr que la psychanalyse, dans son manuel opératoire même, ne respecte pas ce que j’appellerai cette taie, cette cataracte nouvellement inventée, cette plaie morale, cette forme de cécité que constitue une certaine pratique du point de vue dit sociologique. Je ne m’étendrai pas là-dessus. Et même, pour rappeler ce qu’a pu présentifier à mes yeux telle rencontre récente de ce à quoi aboutit de vain, de scandaleux à la fois, cette sorte de recherche qui prétend réduire une expérience comme celle de l’inconscient à la référence de deux, trois, voire quatre modèles dits sociologiques, mon irritation qui fut grande je dois dire est tombée, mais je laisserai les auteurs de tels exercices aux pont aux ânes qui veulent bien les recueillir. Il est bien clair aussi qu’en parlant en ces termes de la sociologie je ne fais pas référence à cette sorte de méditation où se situe la réflexion d’un Lévi-Strauss pour autant – consultez son discours inaugural au Collège de France – qu’elle se réfère expressément, concernant les sociétés, à une méditation éthique sur la pratique sociale. La double référence à une norme culturelle plus ou moins mythiquement située dans le néolithique, à la méditation politique de Rousseau d’autre part, est là suffisamment indicative. Mais laissons, ceci ne nous concerne point. Je rappellerai seulement que c’est par le chemin de la référence proprement éthique que constitue la réflexion sauvage de Sade, que c’est sur les chemins insultants de la jouissance sadianiste que je vous ai montré un des accès possibles à cette frontière proprement tragique où se situe le oberland freudien, que c’est au sein de ce que certains d’entre vous ont baptisé l’entre-deux-morts (terme très exact pour désigner le champ où s’articule expressément comme tel tout ce qui arrive dans l’univers propre dessiné par Sophocle et pas seulement dans l’aventure d’Œdipe Roi), que se situe ce phénomène dont je crois pouvoir dire que nous avons introduit un repérage dans la tradition éthique, dans la réflexion sur les motifs et les motivations du bien. Ce repérage, pour autant que je l’ai désigné proprement comme étant celui de la beauté en tant qu’elle orne, a pour fonction de constituer le dernier barrage avant cet accès à la chose dernière, à la chose mortelle, à ce point où est venue faire son dernier aveu la méditation freudienne sous le terme de la pulsion de mort.

Je vous demande pardon d’avoir cru devoir dessiner, quoique d’une façon abrégée mais constituant un long détour, ce bref résumé de ce que nous avons dit l’année dernière. Ce détour était nécessaire pour rappeler, à l’origine de ce que nous allons avoir à dire, que le terme auquel nous nous sommes arrêtés concernant la fonction de la beauté (car je n’ai pas besoin je pense, pour la plupart d’entre vous, d’évoquer ce que constitue ce terme du beau et de la beauté à ce point de l’inflexion de ce que j’ai appelé la Schwärmerei platonicienne) que provisoirement je vous prie, à titre d’hypothèse, de tenir pour amenant au niveau d’une aventure sinon psychologique du moins individuelle, de tenir pour l’effet du deuil qu’on peut bien dire immortel, puisqu’il est à la source même de tout ce qui s’est articulé depuis dans notre tradition sur l’idée d’immortalité, du deuil immortel de celui qui incarna cette gageure de soutenir sa question qui n’est que la question de tout un qui parle, au point où lui, celui-là, la recevait de son propre démon (selon notre formule sous une forme inversée), j’ai nommé Socrate. Socrate ainsi mis à l’origine, disons-le tout de suite, du plus long transfert (ce qui donnerait à cette formule tout son poids) qu’ait connu l’histoire de la pensée. Car je vous le dis tout de suite, j’entends le faire sentir, le secret de Socrate sera derrière tout ce que nous dirons cette année du transfert. Ce secret, Socrate l’a avoué. Mais ce n’est pas pour autant qu’on l’avoue qu’un secret cesse d’être un secret. Socrate prétend ne rien savoir, sinon savoir reconnaître ce que c’est que l’amour et, nous dit-il (je passe au témoignage de Platon, nommément dans le Lysis), à savoir reconnaître infailliblement, là où il les rencontre, où est l’amant et où est l’aimé. Je crois que c’est au paragraphe . Les références sont multiples de cette référence de Socrate à l’amour.

Et maintenant nous voici ramenés à notre point de départ pour autant que j’entends aujourd’hui l’accentuer. Quelque pudique ou quelque inconvenant que soit le voile qui est maintenu à demi-écarté sur cet accident inaugural qui détourna l’éminent Breuer de donner à la première expérience, pourtant sensationnelle de la talking cure, toute sa suite, il reste bien évident que cet accident était une histoire d’amour, que cette histoire d’amour n’ait pas existé seulement du côté de la patiente ce n’est absolument pas douteux non plus.

Il ne suffit pas de dire, sous la forme de ces termes exquisément retenus qui sont les nôtres (comme M. Jones le fait à telle page de son premier volume de la biographie de Freud), qu’assurément Breuer dut être la victime de ce que nous appelons, dit Jones, un contre-transfert un peu marqué. Il est tout à fait clair que Breuer aima sa patiente. Nous n’en voyons pour preuve la plus évidente que ce qui en pareil cas en est l’issue bien bourgeoise : le retour à une ferveur conjugale à ce propos ranimée, le voyage à Venise d’urgence avec même pour résultat ce que Jones nous dit, à savoir le fruit d’une petite fille nouvelle s’ajoutant à la famille, dont assez tristement à ce propos Jones nous indique que la fin, bien des années après, devait se confondre avec l’irruption catastrophique des nazis à Vienne. Il n’y a pas à ironiser sur ces sortes d’accidents, si ce n’est bien sûr pour ce qu’ils peuvent présenter de typique par rapport à certain style particulier des relations dites bourgeoises avec l’amour, avec ce besoin, cette nécessité d’un réveil à l’endroit de cette incurie du cœur qui s’harmonise si bien avec le type d’abnégation où s’inscrit le devoir bourgeois.

Ce n’est pas là l’important. Mais peu importe qu’il ait résisté ou non. Ce que nous devons bénir plutôt dans ce moment, c’est le divorce déjà inscrit plus de dix années à l’avance (puisque c’est en 1882 que ceci se passe, et que c’est seulement dix ans plus tard, puis quinze ans, qu’il faudra, pour que l’expérience de Freud aboutisse à l’ouvrage des Studien Uber Hystérie écrit avec Breuer) bénir le divorce ente Breuer et Freud. Car tout est là : le petit erôs dont la malice a frappé le premier, Breuer, au plus soudain de sa surprise, l’a contraint à la fuite, le petit erôs trouve son maître dans le second, Freud. Et pourquoi ? Je pourrais dire – laissez-moi m’amuser un instant – que c’est parce que pour Freud la retraite était coupée : élément du même contexte où des amours intransigeantes (que nous savons depuis que nous avons sa correspondance avec sa fiancée) il était le sectateur. Freud rencontre des femmes idéales qui lui répondent sur le mode physique du hérisson. Sie streben dagegen (comme l’écrit Freud dans le rêve d’Irma, où les allusions à sa propre femme ne sont pas évidentes, ni avouées) elles sont toujours à rebrousse-poil . Elle apparaît en tout cas un élément du dessein permanent que nous livre Freud de sa soif, la Frau Professor elle-même, objet à l’occasion des émerveillements de Jones, qui pourtant, si j’en crois mes informations, savait ce que filer doux voulait dire. Ce serait un dénominateur commun curieux avec Socrate, dont vous savez que lui aussi avait affaire à la maison à une mégère pas commode . La différence entre les deux, pour être sensible, serait celle de cette loutre d’apparat dont Aristophane noue a montré le profil, un profil de belette lysistratesque dont il nous faut sentir dans les répliques d’Aristophane la puissance de morsure . Simple différence d’odeur. En voici assez sur ce sujet. Et tout de même je dirai que je pense qu’il n’y a là qu’une référence occasionnelle et que, pour tout dire, cette donnée, quant à l’existence conjugale n’est nullement indispensable – rassurez-vous chacun – à votre bonne conduite.

Il nous faut chercher plus loin le mystère dont il s’agit. À la différence de Breuer, quelle qu’en soit la cause, Freud prend pour démarche celle qui fait de lui le maître du redoutable petit dieu. Il choisit comme Socrate de le servir pour s’en servir. C’est bien là le point où vont commencer pour nous tous les problèmes. Encore s’agissait-il bien de le souligner ce « s’en servir de l’erôs ». Et s’en servir pourquoi ? C’est bien là qu’il était nécessaire que je vous rappelle les points de référence de notre articulation de l’année dernière : s’en servir pour le bien. Nous savons que le domaine d’erôs va infiniment plus loin qu’aucun champ que puisse couvrir ce bien, tout au moins nous tenons pour acquis ceci. Vous voyez que les problèmes que pose pour nous le transfert ne vont ici que commencer. Et c’est d’ailleurs une chose perpétuellement présentifiée à votre esprit (c’est langage courant, discours commun concernant l’analyse, concernant le transfert) : vous devez bien n’avoir d’aucune façon, ni préconçue ni permanente, comme premier terme de la fin de votre action le bien prétendu ou pas de votre patient, mais précisément son erôs.

Je ne crois pas devoir manquer de rappeler une fois de plus ici ce qui conjoint au maximum du scabreux l’initiative socratique à l’initiative freudienne, en rapprochant leur issue dans la duplicité de ces termes où va s’exprimer d’une façon ramassée à peu près ceci : Socrate choisit de servir erôs pour s’en servir ou en s’en servant. Cela l’a conduit très loin – remarquez-le – à un très loin qu’on s’efforce de camoufler en faisant un pur et simple accident de ce que j’appelais tout à l’heure le fond grouillant de l’infection sociale. Mais n’est-ce pas lui faire injustice, ne pas lui rendre raison de le croire, de croire qu’il ne savait pas parfaitement qu’il allait proprement à contre-courant de tout cet ordre social au milieu duquel il inscrivait sa pratique quotidienne, ce comportement véritablement insensé, scandaleux, de quelque mérite que la dévotion de ses disciples ait entendu ensuite la revêtir, en mettant en valeur les faces héroïques du comportement de Socrate. Il est clair qu’ils n’ont pas pu faire autrement qu’enregistrer ce qui est caractéristique majeur et que Platon lui-même a qualifié d’un mot resté célèbre auprès de ceux qui se sont approchés du problème de Socrate, c’est son ((((((/atopia/ (dans l’ordre de la cité pas de croyances salubres si elles ne sont point vérifiées). Dans tout ce qui assure l’équilibre de la cité, non seulement Socrate n’a pas sa place, mais il n’est nulle part. Et quoi d’étonnant si une action si vigoureuse dans son caractère inclassable, si vigoureuse qu’elle vibre encore jusqu’à nous, a pris sa place. Quoi d’étonnant à ce qu’elle ait, abouti à cette peine de mort, c’est-à-dire à la mort réelle de la façon la plus claire, en tant qu’infligée à une heure choisie à l’avance avec le consentement de tous et pour le bien de tous, et après tout sans que les siècles aient jamais pu trancher depuis si la sanction était juste au injuste. De là où va le destin, un destin qu’il me semble qu’il n’y a pas d’excès à considérer comme nécessaire, et non pas extraordinaire de Socrate ? Freud d’autre part, n’est-ce pas suivant la rigueur de sa voie qu’il a découvert la pulsion de mort, c’est-à-dire quel que chose aussi de très scandaleux, moins coûteux sans aucun doute pour l’individu ? Est-ce bien là une vraie différence ? Socrate comme le répète depuis des siècles la logique formelle non sans raison dans son insistance, Socrate est mortel, il devait donc mourir un jour.

Ce n’est pas que Freud soit mort tranquille dans son lit qui ici nous importe. Je me suis efforcé de vous montrer la convergence de ce qui est ici dessiné avec l’aspiration sadianiste. Il est ici distingué cette idée de la mort éternelle, de la mort en tant qu'elle fait de l’être même son détour sans que nous puissions savoir si c’est là sens ou non sens et aussi bien l’autre, celle des corps. La seconde est celle de ceux qui suivent sans compromis erôs, erôs par où les corps se rejoignent, avec Platon en une seule âme, avec Freud sans âme du tout, mais en tout cas en un seul erôs en tant qu’il unit unitivement. Bien sûr vous pouvez ici m’interrompre. Où est-ce que je vous emmène ? Cet erôs bien sûr – vous me l’accordez – c’est bien le même dans les deux cas, même s’il nous insupporte. Mais ces deux morts, qu’avez-vous à faire à nous les ramener, ce bateau de l’année dernière ? Y pensez-vous encore, pour nous faire passer quoi ? Le fleuve qui les sépare ? Sommes-nous dans la pulsion de mort ou dans la dialectique ?

Je vous réponds oui ! Oui, si l’une comme l’autre nous porte à l’étonnement. Car bien sûr je veux bien accorder que je m’égare, que je n’ai pas après tout à vous porter aux impasses dernières, que je vous ferai vous étonner, si vous ne le faites déjà, sinon de Socrate, du moins de Freud au point de départ. Car ces impasses même on vous prouvera qu’elles sont simples à résoudre si vous voulez bien justement ne vous étonner de rien. Il suffit que vous preniez comme point de départ quelque chose de simple comme bonjour, de clair comme roche, l’intersubjectivité par exemple. Je t’intersubjective, tu m’intersubjectives par la barbichette le premier qui rira aura un soufflet, et bien mérité !

Car comme on dit, qui ne voit que Freud a méconnu qu’il n’y a rien d’autre dans la constante sado-masochiste ? Le narcissisme explique tout. Et l’on s’adresse à moi : « ne fûtes-vous pas près de le dire ? » Il faut dire qu’en ce temps j’étais rétif déjà à la fonction de sa blessure, au narcissisme mais qu’importe ! Et l’on me dira aussi que mon intempestif Socrate aurait dû y revenir lui aussi à cette intersubjectivité. Car Socrate n’a eu somme toute qu’un tort, c’est de violer la marche sur laquelle il convient toujours de nous régler, de ne pas revenir à la loi des masses, dont chacun sait qu’il faut l’attendre pour bouger le petit doigt sur le terrain de la justice, car les masses y arriveront nécessairement demain . Voilà comment l’étonnement est réglé, viré au compte de la faute ; les erreurs ne seront jamais que des erreurs judiciaires, ceci sans préjudice des motivations personnelles.

Ce que peut avoir chez moi ce besoin d’en rajouter que j’ai toujours, et qui, bien entendu, est à chercher dans mon goût de faire beau – nous retombons sur nos pieds – c’est mon penchant pervers, donc ma sophistique peut être superflue. Alors nous allons repartir à procéder du a et je reprendrai, à toucher terre, la force de la litote pour viser sans que vous soyez légèrement étonnés. Est-ce l’intersubjectivité, soit ce qui est le plus étranger à la rencontre analytique, qui pointerait, elle, que nous nous y dérobons, sûrs qu’il faut l’éviter ? L’expérience freudienne se fige dès qu’elle apparaît, elle ne fleurit que de son absence. Le médecin et le malade – comme on dit pour nous – fameuse relation dont on fait des gorges chaudes, vont-ils s’intersubjectiver à qui mieux mieux ? Peut-être, mais on peut dire dans ce sens que l’un et l’autre n’en mènent pas large : « Il me dit cela pour son réconfort ou pour me plaire ? » pense l’un ; « Veut-il me rouler ? », pense l’autre. La relation berger-bergère elle même, si elle s’engage ainsi, s’engage mal. Elle est condamnée, si elle y reste, à n’aboutir à rien. C’est en quoi justement ces deux relations, médecin-malade, berger-bergère, doivent différer à tout prix de la négociation diplomatique et du guet-apens.

Ce qu’on appelle le poker, ce poker de la théorie, n’en déplaise à M. Henri Lefebvre, n’est pas à chercher dans l’œuvre de M. Von Neumann comme il l’a pourtant affirmé récemment, ce qui fait que vu ma bienveillance je ne peux en déduire qu’une chose : qu’il ne connaît de la théorie de Von Neumann que le titre qu’il y a dans le catalogue d’Hermann. Il est vrai que du même coup M. Henri Lefebvre met sur le même registre du poker la discussion philosophique elle-même à laquelle nous étions en proie. Évidemment si ce n’est pas son droit après tout je ne puis que lui laisser le retour de son mérite.

Pour revenir à la pensée de notre couple intersubjectif, mon premier soin comme analyste sera de ne pas me mettre dans le cas que mon patient ait même à me faire part de telles réflexions et le plus simple pour le lui épargner est justement d’éviter toute attitude qui prête à imputation de réconfort, a fortiori de séduction ; même éviterai-je absolument, qu’elle aille à m’échapper comme telle, et si je le vois la faire, à toute extrémité, je ne puis [le faire] que dans la mesure où je souligne que c’est à son insu que je suppose qu’il le fasse. Encore faudra-t-il que je prenne mes précautions pour éviter tout malentendu, à savoir avoir l’air de le charger d’une finasserie si peu calculée qu’elle soit. Donc ça n’est même pas dire que l’intersubjectivité serait dans l’analyse seulement reprise en mouvement qui la porterait à une puissance seconde, comme si l’analyste en attendait que l’analysé s’enferre pour que lui-même, l’analyste, le tourne.

Cette intersubjectivité est proprement réservée, ou encore mieux renvoyée sine die, pour laisser apparaître une autre prise dont la caractéristique est justement d’être essentiellement le transfert. Le patient lui-même le sait, il l’appelle, il se veut surpris ailleurs. Vous direz que c’est un autre aspect de l’intersubjectivité, même, chose curieuse, dans le fait que c’est moi-même qui aurait ici frayé la voie. Mais où qu’on place cette initiative, elle ne peut m’être imputée à moi là qu’à contresens.

Et de fait, si je n’avais pas formalisé dans la position des joueurs de bridge les altérités subjectives qui sont en jeu dans la position analytique, jamais on n’eût pu feindre me voir faire un pas convergent avec le schème de fausse audace dont un Rickman s’est un jour avisé sous le nom de two body psychology. De telles ont toujours un certain succès dans l’état de respiration amphibie où se sustente la pensée analytique. Pour qu’elles réussissent, il suffit de deux conditions. D’abord, qu’elles soient sensées venir de zones d’activité scientifique honorables d’où puisse revenir dans l’actualité, d’ailleurs facilement défraîchie de la psychanalyse, une ristourne de lustre. Ici c’était le cas. Rickman était un homme qui avait, peu après la guerre, cette sorte d’aura bénéfique d’avoir été dans le bain de la révolution russe, c’était censé le mettre en pleine expérience d’interpsychologie. La seconde raison de ce succès c’était de ne déranger en rien la routine de l’analyse. Et aussi bien sûr on refait une voie pour des aiguillages mentaux qui nous ramènent au garage. Mais au moins l’appellation de two-body psychology aurait pu avoir un sens quand même : de nous réveiller. C’est justement celui qui est complètement élid頖 remarquez-le – de l’emploi de sa formule. Elle devrait évoquer ce que peut avoir à faire l’attrait des corps dans la prétendue situation analytique. Il est curieux qu’il nous faille passer par la référence socratique pour en voir la portée. Dans Socrate, je veux dire là où on le fait parler, cette référence à la beauté des corps est permanente. Elle est si l’on peut dire animatrice dans ce mouvement d’interrogation dans lequel – remarquez-le – nous ne sommes même pas encore entrés, où nous ne savons même pas encore comment se répartissent la fonction de l’amant et de l’aimé (encore là, tout au moins, les choses sont-elles appelées par leur nom et autour d’elles pouvons nous faire des remarques utiles).

Si effectivement quelque chose dans l’interrogation passionnée, dialectique, qui anime ce départ a rapport au corps il faut bien dire que, dans l’analyse, ceci se souligne par des traits dont la valeur d’accent prend son poids de son incidence particulièrement négative. Que les analystes eux-mêmes – j’espère qu’ici personne ne se sentira vis頖 ne se recommandent pas par un agrément corporel, c’est là ce à quoi la laideur socratique donne son plus noble antécédent, en même temps d’ailleurs qu’elle nous rappelle que ce n’est pas du tout un obstacle à l’amour. Mais il faut tout de même souligner quelque chose, c’est que l’idéal physique du psychanalyste, tel du moins qu’il se modèle dans l’imagination de la masse, comporte une addition d’épaisseur obtuse et de rustrerie bornée qui véhicule vraiment avec elle toute la question du prestige.

L’écran de cinéma – si je puis dire – est ici le révélateur le plus sensible. Pour nous servir simplement du tout dernier film de Hitchcock, voyez sous quelle forme se présente le débrouilleur d’énigme, celui qui se présente là pour trancher sans appel au terme de tous les recours. Franchement il porte toutes les marques de ce que nous appellerons un élément l’intouchable ! Aussi bien d’ailleurs nous touchons là un élément essentiel de la convention puisqu’il s’agit de la situation analytique. Et pour qu’elle soit violée, prenons toujours le même terme de référence, le cinéma, d’une façon qui ne soit pas révoltante, il faut que celui qui joue le rôle de l’analyste… prenons Soudain l’été dernier, nous y voyons là un personnage de thérapeute qui pousse la charitas jusqu’à rendre noblement le baiser qu’une malheureuse lui plaque sur les lèvres, il est beau garçon, là il faut absolument qu’il le soit. Il est vrai qu’il est aussi neurochirurgien, et qu’on le renvoie promptement à ses trépans. Ce n’est pas une situation qui pourrait durer. En somme l’analyse est la seule praxis où le charme soit un inconvénient. Il romprait le charme. Qui a donc entendu parler d’un analyste de charme ?

Ce ne sont pas des remarques qui soient tout à fait inutiles. Elles peuvent paraître ici faites pour nous amuser. Il importe qu’elles soient évoquées à leur étape. En tout cas il n’est pas moins notable que dans la direction du malade cet accès même au corps, que l’examen médical semble requérir y est sacrifié ordinairement dans la règle. Et ceci vaut la peine d’être noté. Il ne suffit pas de dire : « C’est pour éviter des effets excessifs de transfert ». Et pourquoi ces effets seraient-ils plus excessifs à ce niveau ? Bien sûr ce n’est pas le fait non plus d’une espèce de pudibonderie anachronique comme on en voit des traces subsister dans des zones rurales, dans des gynécées islamiques, dans cet incroyable Portugal où le médecin n’ausculte qu’à travers ses vêtements la belle étrangère. Nous renchérissons là-dessus, et une auscultation si nécessaire qu’elle puisse paraître à l’orée d’un traitement (ou soit en son cours) y fait manière de rupture de la règle. Voyons les choses sous un autre angle. Rien de moins érotique que cette lecture – si l’on peut dire – des états instantanés du corps où excellent certains psychanalystes. Car tous les caractères de cette lecture, c’est en termes de signifiants – on peut dire que ces états du corps sont traduits. Le foyer de la distance dont cette lecture s’accommode exige de la part de l’analyste autant d’intérêt, tout cela n’en tranchons pas trop vite le sens. On peut dire que cette neutralisation du corps (qui semble après tout la fin première de la civilisation) a affaire ici à une urgence plus grande et tant de précautions supposent la possibilité de son abandon. Je n’en suis pas sûr. J’introduis seulement ici la question de ce que c’est que le corps. Tenons nous en pour l’instant à cette remarque. Ce serait en tout cas mal apprécier les choses que de ne pas reconnaître au départ que la psychanalyse exige au début un haut degré de sublimation libidinale au niveau de la relation collective. L’extrême décence qu’on peut bien dire maintenue de la façon la plus ordinaire dans la relation analytique donne à penser que si le confinement régulier des deux intéressés du traitement analytique dans une enceinte à l’abri de toute indiscrétion n’aboutit que très rarement à nulle contrainte par corps de l’un sur l’autre, c’est que la tentation que ce confinement entraînerait dans tout autre occupation est moindre ici qu’ailleurs. Tenons-nous en à ceci pour l’instant. La cellule analytique, même douillette, même tout ce que vous voudrez, n’est rien de moins qu’un lit d’amour et ceci je crois tient à ce que, malgré tous les efforts qu’on fait pour la réduire au dénominateur commun de la situation, avec toute la résonance que nous pouvons donner à ce terme familier, ce n’est pas une situation que d’y venir – comme je le disais tout à l’heure – c’est la situation la plus fausse qui soit. Ce qui nous permet de le comprendre, c’est justement la référence que nous tenterons de prendre la prochaine fois à ce qu’est dans le contexte social, la situation de l’amour lui-même. C’est dans la mesure où nous pourrons serrer de près, arrêter ce que Freud a touché plus d’une fois, ce qu’est dans la société la position de l’amour, position précaire, position menacée disons-le tout de suite, position clandestine, c’est dans cette mesure même que nous pourrons apprécier pourquoi et comment, dans cette position la plus protégée de toutes, celle du cabinet analytique, cette position de l’amour y devient encore plus paradoxale.

Je suspends ici arbitrairement ce procès. Qu’il vous suffise de voir dans quel sens j’entends que nous prenions la question. Rompant avec la tradition qui consiste à abstraire, neutraliser, à vider de tout son sens ce qui peut être en cause dans le fond de la relation analytique, j’entends partir de l’extrême de ce que je suppose : s’isoler avec un autre pour lui apprendre quoi ? ce qui lui manque !

Situation encore plus redoutable, si nous songeons juste – ment que de par la nature du transfert ce « ce qui lui manque » il va l’apprendre en tant qu’aimant. Si je suis là pour son bien, ça n’est certainement pas au sens de tout repos où là la tradition thomiste l’articule (amare est velle bonum alicui) puisque ce bien est déjà un terme plus que problématique – si vous avez bien voulu me suivre l’année dernière – dépassé, je ne suis pas là en fin de compte pour son bien, mais pour qu’il aime. Est-ce à dire que je doive lui apprendre à aimer ? Assurément, il parait difficile d’en élider la nécessité que pour ce qui est d’aimer et de ce qu’est l’amour il y aura à dire que les deux choses ne se confondent pas. Pour ce qui est d’aimer et savoir ce que c’est que d’aimer, je dois tout le moins, comme Socrate, pouvoir me rendre ce témoignage que j’en sais quelque chose. Or c’est précisément, si nous entrons dans la littérature analytique, ce dont il est le moins dit. Il semble que l’amour dans son couplage primordial ambivalent avec la haine, soit un terme qui aille de soi. Ne voyez rien d’autre, dans mes notations humoristiques d’aujourd’hui, que quelque chose destiné à vous chatouiller l’oreille.

L’amour pourtant, une longue tradition nous en parle. Vient à aboutir au dernier terme dans cette énorme élucubration d’un Anders Nygren, qui le scinde radicalement en ces deux termes, incroyablement opposés dans son discours de l’erôs et de l’agapè.

Mais derrière ça, pendant des siècles on n’a fait que discuter, débattre sur l’amour. N’est-ce pas encore un autre sujet d’étonnement que nous autres analystes qui nous en servons, qui n’avons que ce mot à la bouche, nous puissions dire que par rapport à cette tradition nous nous présentions véritablement comme, les plus démunis, dépourvus de toute tentative – même partielle – je ne dis pas de révision, d’addition à ce qui s’est poursuivi pendant des siècles sur ce terme, mais même de quelque chose qui simplement ne soit pas indigne de cette tradition. Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de surprenant ?

Pour vous le montrer, vous le faire sentir, j’ai pris comme objet de mon prochain séminaire le rappel de ce terme d’intérêt vraiment monumental, original par rapport à toute cette tradition qui est la nôtre dans le sujet de la structure de l’amour qu’est le Banquet. Si quelqu’un qui se sentirait suffisamment visé voulait faire dialogue avec moi sur le Banquet, je n’y verrais que des avantages. Assurément une relecture de ce texte monumental bourré d’énigmes où tout est pour montrer à la fais combien – si l’on peut dire – la masse même d’une élucubration religieuse qui nous pénètre par toutes nos fibres, qui est présente à toutes nos expérience, doit à cette sorte de testament extraordinaire, la Schwärmerei de Platon, ce que nous pouvons y trouver, en déduire comme repères essentiels et – je vous le montrerai – jusque dans l’histoire de ce débat, de ce qui s’est passé dans le premier transfert analytique. Que nous puissions y trouver toutes les clefs possibles, je pense que, quand nous en aurons fait l’épreuve, vous n’en douterez pas. Assurément ce n’est pas là termes que je laisserais facilement, dans quelque compte-rendu publié, si voyants. Ce ne sont pas non plus formules dont j’aimerais que les échos allassent nourrir ailleurs les arlequinades habituelles. J’entendrai que, cette année, nous sachions entre qui et qui nous sommes.
Il s’agît aujourd’hui d’entrer dans l’examen du Banquet. C’est tout au moins ce que je vous ai promis la dernière fois.

Ce que je vous ai dit la dernière fois semble vous être parvenu avec des sorts divers. Les dégustateurs dégustent. Ils se disent : l’année sera-t-elle bonne ? Simplement j’aimerais qu’on ne s’arrête pas trop à ce qui peut apparaître d’approximatif dans certaines des touches d’où j’essaie d’éclairer notre chemin. J’ai essayé la dernière fois de vous montrer les portants de la scène dans laquelle va prendre place ce que nous avons à dire concernant le transfert. Il est bien certain que la référence au corps, et nommément à ce qui peut l’affecter de l’ordre de la beauté, n’était pas simplement l’occasion de faire de l’esprit autour de la référence transférentielle. On m’objecte à l’occasion qu’il arrive au cinéma [que j’ai pris comme exemple de l’appréhension comme concernant l’aspect du psychanalyste] quelquefois que le psychanalyste est un beau garçon et pas seulement dans le cas exceptionnel que j’ai signalé. Il convient de voir que c’est précisément au moment où au cinéma, l’analyse est prise comme prétexte à la comédie. Bref, vous allez voir que les principales références auxquelles je me suis référé la dernière fois trouvent leur justification dans la voie où nous allons avoir aujourd’hui à nous conduire.

Pour rapporter ce qu’il en est du Banquet ça n’est pas commode, étant donné le style et les limites qui nous sont imposées par notre place, notre objet particulier qui – ne l’oublions pas – est particulièrement celui de l’expérience analytique. Se mettre à faire un commentaire en bon ordre de ce texte extraordinaire c’est, peut-être, nous forcer à un bien long détour qui ne nous laisserait plus ensuite assez de temps pour d’autres parties du champ, étant donné que nous choisissons le Banquet dans la mesure où il nous a semblé y être une introduction particulièrement illuminante de notre étude.

Donc il va nous falloir procéder selon une forme qui n’est évidemment pas celle qui serait d’un commentaire, disons, universitaire du Banquet. D’autre part, bien sûr, je suis forcé de supposer qu’au moins une part d’entre vous ne sont pas vraiment initiés à la platonicienne. Je ne vous dis pas que moi-même je me considère à cet égard comme absolument armé. Néanmoins j’en ai quand même assez d’expérience, assez d’idée pour croire que je peux me permettre d’isoler, de concentrer les projecteurs sur le Banquet en respectant tout un arrière-plan. Je prie d’ailleurs ceux qui sont en état de le faire à l’occasion de me contrôler, de me faire observer ce que peut avoir, non pas d’arbitraire – il est forcément arbitraire cet éclairage – mais dans son arbitraire, ce qu’il pourrait avoir de forcé et de décentrant.

D’autre part je ne déteste pas, et je crois même qu’il faut mettre en relief un je ne sais quoi de cru, de neuf, dans l’abord d’un texte comme celui du Banquet. C’est pour ça que vous m’excuserez de vous le présenter sous une forme d’abord, un peu paradoxale ou qui vous semblera peut-être telle. Il me semble que quelqu’un qui lit le Banquet pour la première fois, s’il n’est pas absolument obnubilé par le fait que c’est un texte d’une tradition respectable, ne peut pas manquer d’éprouver ce sentiment qu’on doit appeler à peu près : être soufflé. Je dirai plus : s’il a un peu d’imagination historique il me semble qu’il doit se demander comment une pareille chose a pu nous être conservée à travers ce que j’appellerai volontiers les générations de grimauds, de moines, de gens dont il ne semble pas qu’ils étaient par destination faits pour nous transmettre quelque chose ; dont il me semble qu’il ne peut manquer de nous frapper, au moins par – une de ses parties (par sa fin) que ça ne se rattache plutôt – pourquoi pas le dire – à ce qu’on appelle de nos jours une littérature spéciale, une littérature qui peut faire l’objet… qui peut tomber sous le coup des perquisitions de la police.

A vrai dire si vous savez simplement lire – il me semble qu’on peut parler d’autant plus volontiers que, je crois qu’une fois n’est pas coutume, pas mal d’entre vous, à la suite de mon annonce de la dernière fois ont fait l’acquisition de cet ouvrage et donc ont dû y mettre leur nez – vous ne pouvez pas manquer d’être saisis par ce qui se passe dans la deuxième partie au moins de ce discours entre Alcibiade et Socrate en dehors des limites de ce qu’est le banquet lui-même. En tant que nous verrons tout à l’heure que c’est une cérémonie avec des règles, une sorte de rite, de concours intime entre gens de l’élite, de jeu de société… ce jeu de société, ce sumposion nous voyons que ce n’est pas un prétexte au dialogue de Platon, cela se réfère à des un mœurs, à des coutumes réglées diversement selon les localités de la Grèce, le niveau de culture dirions-nous, et ça n’est pas quelque chose d’exceptionnel que le règlement qui y * est imposé : que chacun y apporte son « écot » sous la forme d’une petite contribution, d’un discours réglé sur un sujet. Néanmoins il y a quelque chose qui n’est pas prévu, il y a si l’on peut dire un désordre. Les règles ont même été données au début du Banquet qu’on n’y boira pas trop ; sans doute le prétexte est que la plupart des gens qui sont là ont déjà un fort mal aux cheveux pour avoir un peu trop bu la veille. On se rend compte aussi de l’importance du caractère sérieux du groupe d’élite que composent pour ce soir là les co-buveurs.

Ce qui n’empêche pas qu’à un moment, qui est un moment où tout n’est pas fini loin de là, un des convives qui est Aristophane a quelque chose à faire remarquer de l’ordre d’une rectification à l’ordre du jour, ou d’une demande d’explication. À ce moment là entre un groupe de gens, eux, complètement ivres, à savoir Alcibiade, et ses compagnons. Et Alcibiade, plutôt en l’air, usurpe la présidence et commence à tenir des propos qui sont exactement ceux dont j’entends vous faire valoir le caractère scandaleux.

Évidemment ceci suppose que nous nous faisons une certaine idée de ce qu’est Alcibiade, de ce que c’est que Socrate et ceci nous amène loin. Tout de même je voudrais que vous vous rendiez compte de ce que c’est qu’Alcibiade. Comme ça, pour l’usage courant, lisez dans Les vies des hommes illustres ce que Plutarque en écrit, ceci pour vous rendre compte du format du personnage.

Je sais bien là encore il faudra que vous fassiez un effort. Cette vie nous est décrite par Plutarque dans ce que j’appellerai l’atmosphère alexandrine, c’est à savoir d’un drôle de moment de l’histoire, où tout des personnages semble passer à L’état d’une sorte d’ombre. Je parle de l’accent moral de ce qui nous vient de cette époque qui participe d’une sorte de sortie des ombres, une sorte de ((((((/nekuia/ comme on dit dans l’Odyssée.

La fabrication de Plutarque, avec ce qu’ils ont d’ailleurs comporté de modèle, de paradigme, pour toute une tradition moraliste qui a suivi, ont ce je ne sais quoi qui nous fait penser à l’être des zombies : c’est difficile d’y faire couler à nouveau un sang véritable. Mais tâchez de vous imaginer à partir de cette singulière carrière que nous trace Plutarque, ce qu’a pu être cet homme ; cet homme venant là devant Socrate, Socrate qui ailleurs déclare avoir été (((((( ð(((((((/ðprôtos erastès/ le premier qui l a aimé lui, Alcibiade, cet Alcibiade qui d autre part est une sorte de pré-Alexandre, personnage dont sans aucun doute les aventures de politique sont toutes marquées du signe du défi, de l extraordinaire tour de force, de l’incapacité de se situer ni de s’arrêter nulle part, et partout où il passe renversant la situation et faisant passer la victoire d’un camp à l’autre partout où il se promène mais, partout pourchassé, exilé et, il faut bien le dire, en raison de ses méfaits.

Il semble que si Athènes a perdu la guerre du Péloponnèse, c’est pour autant qu’elle a éprouvé le besoin de rappeler Alcibiade en plein cours des hostilités pour lui faire rendre compte d’une obscure histoire, celle dite de la mutilation des Hermès, qui nous parait aussi inexplicable que farfelue avec le recul du temps, mais qui comportait sûrement dans son fond un caractère de profanation, à proprement parler d’injure aux dieux.

Nous ne pouvons pas non plus absolument tenir la mémoire d’Alcibiade et de ses compagnons pour quitte. Je veux dire que ce n’est sans doute pas sans raisons que le peuple d’Athènes lui en a demandé compte. Dans cette sorte de pratique évocatrice, par analogie, de je ne sais quelle messe noire, nous ne pouvons pas ne pas voir sur quel fond d’insurrection, de subversion par rapport aux lois de la cité, surgît un personnage comme celui d’Alcibiade. Un fond de rupture, de mépris des formes et des traditions, des lois, sans doute de la religion même… C’est bien là ce qu’un personnage traîne après lui d’inquiétant. Il ne traîne pas moins une séduction très singulière partout où il passe. Et après cette requête du peuple athénien, il passe ni plus ni moins à l’ennemi, à Sparte, à cette Sparte d’ailleurs dont il n’est pas pour rien qu’elle soit l’ennemie d’Athènes puisque, préalablement, il a tout fait pour faire échouer, en somme, les négociations de concorde.

Voilà qu’il passe à Sparte et ne trouve tout de suite rien de mieux, de plus digne de sa mémoire, que de faire un enfant à la reine, au vu et au su de tous. Il se trouve qu’on sait fort bien que le roi Agis ne couche pas depuis dix mois avec sa femme pour des raisons que je vous passe. Elle a un enfant, et aussi bien Alcibiade dira : au reste, ce n’est pas par plaisir que j’ai fait ça, c’est parce qu’il m’a semblé digne de moi d’assurer un trône à ma descendance, d’honorer par là le trône de Sparte de quelqu’un de ma race. Cette sorte de choses, on le conçoit, peuvent captiver un certain temps, elles se pardonnent mal. Et bien sûr vous savez qu’Alcibiade, après avoir apporté ce présent et quelques idées ingénieuses à la conduite des hostilités, va porter ses quartiers ailleurs. Il ne manque pas de le faire dans le troisième camp, dans le camp des Perses, dans celui qui représente le pouvoir du roi de Perse en Asie Mineure, à savoir Tissapherne qui, nous dit Plutarque, n’aime guère les Grecs. Il les déteste à proprement parler, mais il est séduit par Alcibiade.

C’est à partir de là qu’Alcibiade va s’employer à retrouver la fortune d’Athènes. Il le fait à travers des conditions dont l’histoire bien sûr est également fort surprenante puisqu’il semble que ce soit vraiment au milieu d’une sorte de réseau d’agents doubles, d’une trahison permanente : tout ce qu’il donne comme avertissements aux Athéniens est immédiatement à travers un circuit rapporté à Sparte aux Perses eux-mêmes qui le font savoir à celui nommément de la flotte athénienne qui a passé le renseignement ; de sorte qu’à la fois il se trouve à son tour savoir, être informé, qu’on sait parfaitement en haut lieu qu’il a trahi.

Ces personnages se débrouillent chacun comme ils peuvent. Il est certain qu’au milieu de tout cela Alcibiade redresse la fortune d’Athènes. À la suite de cela, sans que nous puissions être absolument sûrs des détails, selon la façon dont les historiens antiques le rapportent, il ne faut pas s’étonner si Alcibiade revient à Athènes avec ce que nous pourrions appeler les marques d’un triomphe hors de tous les usages qui, malgré la joie du peuple athénien, va être le commencement d’un retour de l’opinion.

Nous nous trouvons en présence de quelqu’un qui ne peut manquer à chaque instant de provoquer ce qu’on peut appeler l’opinion. Sa mort est une chose bien étrange aussi. Les obscurités planent sur qui en est le responsable ; ce qui est certain, c’est qu’il semble, qu’après une suite de renversements de sa fortune, de retournements, tous plus étonnants les uns que les autres, (mais il semble qu’en tout cas, quelles que soient les difficultés où il se mette, il ne puisse jamais être abattu), une sorte d’immense concours de haines va aboutir à en finir avec Alcibiade par des procédés qui sont ceux, dont la légende, le mythe disent qu’il faut user avec le scorpion : on l’entoure d’un cercle de feu dont il s’échappe et c’est de loin à coups de javelines et de flèches qu’il faut l’abattre.

Telle est la carrière singulière d’Alcibiade. Si je vous ai fait apparaître le niveau d’une puissance, d’une pénétration d’esprit fort active, exceptionnelle, je dirai que le trait le plus saillant est encore ce reflet qu’y ajoute ce qu’on dit de la beauté non seulement précoce de l’enfant : Alcibiade (que nous savons tout à fait liée à l’histoire du mode d’amour régnant alors en Grèce à savoir, de l’amour des enfants) mais cette beauté longtemps conservée qui fait que dans un âge avancé elle fait de lui quelqu’un qui séduit autant par sa forme que par son exceptionnelle intelligence.

Tel est le personnage. Et nous le voyons dans un concours qui réunit en somme des hommes savants, graves (encore que, dans ce contexte d’amour grec sur lequel nous allons mettre l’accent tout à l’heure qui apporte déjà un fond d’érotisme permanent sur lequel ces discours sur l’amour se détachent) nous le voyons donc qui vient raconter à tout le monde quelque chose que nous pouvons résumer à peu près en ces termes : à savoir les vains efforts qu’il a fait en son jeune temps, au temps où Socrate l’aimait, pour amener Socrate à le baiser.

Ceci est développé longuement avec des détails, et avec en somme une très grande crudité de termes. Il n’est pas douteux qu’il ait amené Socrate à perdre son contrôle, à manifester son trouble, à céder à des invites corporelles et directes, à une approche physique. Et c’est ceci qui publiquement par un homme ivre sans doute, mais un homme ivre dont Platon ne dédaigne pas de nous rapporter dans toute leur étendue les propos – je ne sais pas si je me fais bien entendre.

Imaginez un livre qui paraîtrait je ne dis pas de nos jours, car ceci parait environ une cinquantaine d’années après la scène qui est rapportée, Platon le fait paraître à cette distance, supposez que dans un certain temps, pour ménager les choses, un personnage qui serait disons M. Kennedy, dans un bouquin fait pour l’élite, Kennedy qui aurait été en même temps James Dean, vienne raconter comment il a tout fait au temps de son université pour se faire faire l’amour par… (disons une espèce de prof), je vous laisse le soin au choix d’un personnage. Il ne faudrait pas absolument le prendre dans le corps enseignant puisque Socrate n’était pas tout à fait un professeur. C’en était un tout de même d’un peu spécial. Imaginez que ce soit quelqu’un comme M. Massignon et qui soit en même temps Henry Miller. Cela ferait un certain effet. Cela amènerait au Jean-Jacques Pauvert qui publierait cet ouvrage quelques ennuis. Rappelons ceci au moment où il s’agît de constater que cet ouvrage étonnant nous a été transmis à travers les siècles par les mains de ce que nous devons appeler à divers titres des frères diversement ignorantins, ce qui fait que nous en avons sans aucun doute le texte complet.

Eh bien ! c’est ce que je pensais, non sans une certaine admiration, en feuilletant cette admirable édition que nous en a donné Henri Estienne avec une traduction latine. Et cette édition est quelque chose d’assez définitif pour qu’encore maintenant, dans toutes les éditions diversement savantes, critiques, elle soit déjà, celle là, parfaitement critique pour qu’on nous en donne la pagination. Pour ceux qui entrent là un peu neufs, sachez que les petits ou autres, par lesquels vous voyez notées les pages auxquelles il convient de se reporter, c’est seulement la pagination Henri Estienne (1578). Henri Estienne n’était certainement pas un ignorantin, mais on a peine à croire que quelqu’un qui est capable (il n’a pas fait que cela) de se consacrer à mettre debout des éditions aussi monumentales ouverture sur la vie telle qu’elle puisse pleinement appréhender le contenu de ce qu’il y a dans ce texte, je veux dire en tant que c’est éminemment un texte sur l’amour.

A la même époque – celle d’Henri Estienne – d’autres personnes s’intéressaient à l’amour et je peux bien tout vous dire : quand je vous ai parlé l’année dernière longuement de la sublimation autour de l’amour de la femme, la main que je tenais dans l’invisible n’était pas celle de Platon ni de quelqu’un d’érudit, mais celle de Marguerite de Navarre. J’y ai fait allusion sans insister. Sachez, pour cette sorte de banquet, de symposion aussi qu’est son Heptaméron, elle a soigneusement exclu ces sortes de personnages à ongles noirs qui sortaient à l’époque en rénovant le contenu des bibliothèques. Elle ne veut que des cavaliers, des seigneurs, des personnages qui, parlant de l’amour parlent de quelque chose qu’ils ont eu le temps de vivre. Et aussi bien dans tous les commentaires qui ont été donnés du Banquet, c’est bien de cette dimension qui semble manquer bien souvent que nous avons soif. Peu importe.

Parmi ces gens qui ne doutent jamais que leur compréhension – comme dit Jaspers – n’atteigne les limites du concret sensible-compréhensible, l’histoire d’Alcibiade et de Socrate a toujours été difficile à avaler. Je n’en veux pour témoin que ceci c’est que Louis le Roy , Ludovicus Rejus, qui est le premier traducteur en français de ces textes qui venaient d’émerger de l’Orient pour la culture occidentale, tout simplement s’est arrêté là, à l’entrée d’Alcibiade. Il n’a pas traduit après. Il lui a semblé qu’on avait fait d’assez beaux discours avant qu’Alcibiade rentre. Ce qui est bien le cas d’ailleurs. Alcibiade lui a paru quelque chose de surajouté, d’apocryphe, et il n’est pas le seul à se comporter ainsi. Je vous passe les détails. Mais Racine un jour a reçu d’une dame qui s’était employée à la traduction du Banquet un manuscrit pour le revoir. Racine qui était un homme sensible a considéré cela comme intraduisible et pas seulement l’histoire d’Alcibiade, mais tout le Banquet. Nous avons ses notes qui nous prouvent qu’il a regardé de très près le manuscrit qui lui était envoyé ; mais pour ce qui est de le refaire, car il s’agissait de rien moins, que de le refaire, (il fallait quelqu’un comme Racine pour traduire le grec), il a refusé. Très peu pour lui. Troisième référence. J’ai la chance d’avoir cueilli il y a bien longtemps, dans un coin, les notes manuscrites d’un cours de Brochard sur Platon. C’est fort remarquable, ces notes sont remarquablement prises, l’écriture est exquise. À propos de la théorie de l’amour, Brochard bien sûr se réfère à tout ce qu’il convient : le Lysis, le Phèdre, le Banquet. C’est surtout le Banquet. Il y a un très joli jeu de substitution quand on arrive à l’affaire d’Alcibiade. Il embraye, il aiguille les choses sur le Phèdre qui, à ce moment là, prend le relais. L’histoire d’Alcibiade, il ne s’en charge pas.

Cette réserve après tout mérite plutôt notre respect. Je veux dire que c’est tout au moins le sentiment qu’il y a là quelque chose qui fait question. Et nous aimons mieux cela que de le voir résolu par des hypothèses singulières qui ne sont pas rares à se faire jour. La plus belle d’entre elles – je vous la donne en mille – M. Léon Robin s’y rallie (ce qui est étonnant) c’est que Platon a voulu là faire rendre justice à son maître. Les érudits ont découvert qu’un nomme Polycrate avait fait sortir quelques années après la mort de Socrate. Vous savez qu’il succomba sous diverses accusations dont se firent les porteurs trois personnages dont un nommé Anytus. Un certain Polycrate aurait remis ça effectivement dans la bouche d’Anytus, un réquisitoire dont le corps principal aurait été constitué par le fait que Socrate serait responsable précisément de ce dont je vous ai parlé tout à l’heure, à savoir de ce qu’on peut appeler le scandale, le sillage de corruption ; il aurait traîné toute sa vie après lui Alcibiade, avec le cortège de troubles sinon de catastrophes qu’il aurait entraîné avec lui.

Il faut avouer que l’idée que Platon ait innocenté Socrate, ses mœurs, sinon son influence en nous mettant en acte d’une scène de confession publique de ce caractère, c’est vraiment le pavé de l’ours. Il faut vraiment se demander à quoi rêvent les gens qui émettent de pareilles hypothèses. Que Socrate ait résisté aux entreprises d’Alcibiade, que ceci à soi tout seul puisse justifier ce morceau du banquet comme quelque chose destiné à rehausser le sens de sa mission auprès de l’opinion publique, c’est quelque chose qui, quant à moi, ne peut pas manquer de me laisser pantois.

Il faut tout de même bien que ou bien nous soyons devant une séquelle de raisons pour lesquelles Platon ne nous avise guère ou bien que ce morceau ait en effet sa fonction, je veux dire cette irruption du personnage [auquel en effet on peut conjoindre le personnage d’un horizon plus éloigné sans doute de Socrate, mais aussi qui lui est lié par (lacune) le plus indissolublement pour que ce personnage s’amenant en chair et en os est quelque chose] qui a tout de même le plus étroit rapport avec ce dont il s’agît : la question de l’amour.

Alors pour voir ce qu’il en est, et c’est justement parce que, ce qu’il en est, est justement le point autour duquel tourne tout ce dont il s’agît dans le Banquet le point autour duquel va s’éclairer au plus profond non pas tellement la question de la nature de l’amour que la question qui ici nous intéresse, à savoir, de son rapport avec le transfert. C’est à cause de cela que je fais porter la question sur cette articulation entre le texte qui nous est rapporté des discours prononcés dans le sumposion, (416 av. JC) et l’irruption d’Alcibiade.

Là il faut que je vous brosse d’abord quelque chose concernant le sens de ces discours, le texte d’abord qui nous en est retransmis, le récit. Qu’est-ce que c’est en somme que ce texte ? Qu’est-ce que nous raconte Platon ?

D’abord on peut se le demander. Est-ce une fiction, une fabrication, comme manifestement beaucoup de ses dialogues qui sont des compositions obéissant à certaines lois (et dieu sait là-dessus qu’il faudrait beaucoup en dire) ? Pourquoi ce genre ? Pourquoi cette loi du dialogue ? Il faut bien que nous laissions des choses de coté ; je vous indique seulement qu’il y a là-dessus tout un pan de choses à connaître. Mais cela a tout de même un autre caractère, caractère d’ailleurs qui n’est pas tout à fait étranger au mode sous lequel nous sont montrés certains de ces dialogues.

Pour me faire comprendre, je vous dirai ceci : si nous pouvons prendre le Banquet comme nous allons le prendre, disons comme une sorte de compte-rendu de séances psychanalytiques (car effectivement c’est de quelque chose comme cela qu’il s’agit) puisqu’à mesure que progressent, se succèdent les contributions des différents participants à ce sumposion quelque chose se passe qui est l’éclairement successif de chacun de ces flashes par celui qui suit, puis à la fin quelque chose qui nous est rapporté vraiment comme cette sorte de fait brut voire gênant, l’irruption de la vie là-dedans, la présence d’Alcibiade. Et c’est à nous de comprendre quel sens il y a justement dans ce discours d’Alcibiade.

Alors donc, si c’est de cela qu’il s’agit, nous en aurions d’après Platon une sorte d’enregistrement. Comme il n’y avait pas de magnétophone, nous dirons que c’est un enregistrement sur cervelle. L’enregistrement sur cervelle est une pratique excessivement ancienne, qui a soutenu – je dirai même – le mode d’écoute pendant de longs siècles des gens, qui participaient à des choses sérieuses, tant que l’écrit n’avait pas pris cette fonction de facteur dominant dans la culture qui est celui qu’il a de nos jours. Comme les choses peuvent s’écrire, les choses qui sont à retenir pour nous sont dans ce que j’ai appelé les kilos de langage c’est à dire, des piles de livres et des tas de papiers. Mais quand le papier était plus rare, et les livres beaucoup plus difficiles à fabriquer et à diffuser, c’était une chose excessivement importante que d’avoir une bonne mémoire, et – si je puis dire – de vivre tout ce qui s’entendait dans le registre de la mémoire qui le garde. Et ce n’est pas simplement au début du Banquet mais dans toutes les traditions que nous connaissons que nous pouvons voir le témoignage que la transmission orale des sciences et des sagesses y est absolument essentielle. C’est à cause de cela d’ailleurs que nous en connaissons encore quelque chose, c’est dans la mesure où l’écriture n’existe pas que la tradition orale fait fonction de support. Et c’est bien à cela que Platon se référait dans le mode sous lequel il nous présente… sous lequel nous arrive le texte du Banquet. Il le fait raconter par quelqu’un qui s’appelle Apollodore. Nous connaissons l’existence de ce personnage. Il existe historiquement et il est censé cet Apollodore que Platon fait parler (car Apollodore parle) venir dans un temps daté à environ un peu plus d’une trentaine d’années avant la parution du Banquet si on prend la date d’à peu près 370 pour la sortie du Banquet. C’est avant la mort de Socrate que se place recueilli ce que Platon nous dit être le moment où est [recueilli] par Apollodore ce compte-rendu de ce qui s’est passé, quinze ans encore avant ce moment où il est censé le recevoir puisque nous avons des raisons de savoir que c’est en 416 que se serait tenu ce prétendu sumposion auquel il a assisté.

C’est donc seize ans après qu’un personnage extrait de sa mémoire le texte littéral de ce qui se serait dit. Donc, le moins qu’on puisse dire, c’est que Platon prend tous les procédés nécessaires à nous faire croire tout au moins à ce qui se pratiquait couramment et ce qui s’est toujours pratiqué dans ces phases de la culture, à savoir ce que j’ai appelé l’enregistrement sur cervelle. Il souligne que le même personnage, Aristodème … qu’il y a des bouts de la bande abîmés, que sur certains points il peut y avoir des manques. Tout ceci évidemment ne tranche pas absolument la question de la véracité historique mais a pourtant une grande vraisemblance. Si c’est un mensonge, c’est un mensonge beau. Comme d’autre part c’est manifestement un ouvrage d’amour, et que, peut-être arriverons-nous à voir pointer la notion après tout que seuls les menteurs peuvent répondre dignement à l’amour, dans ce cas même, le Banquet répondrait certainement à quelque chose qui est comme (ceci par contre nous est légué sans ambiguïté) la référence élective de l’action de Socrate à l’amour.

C’est bien pour cela que le Banquet est un témoignage si important. Nous savons que Socrate lui-même témoigne, s’affirme ne connaître vraiment quelque chose (sans doute le Théagès où il le dit n’est pas un dialogue de Platon mais c’est un dialogue quand même de quelqu’un qui écrivait sur ce qu’on savait de Socrate et ce qui restait de Socrate) et Socrate dans le Théagès nous est attesté avoir dit expressément ne savoir rien en somme que cette petite chose de science ((((((( ð((((( ð(((((((((/smikrou tinos mathematos/ qui est celle de ((( ð((((((((/tôn erôtikôn/, les choses de l amour. Il le répète en ces propres termes, en des termes qui sont exactement les mêmes en un point du Banquet.

Le sujet donc du Banquet est ceci… le sujet a été proposé, avancé par le personnage de Phèdre ni plus ni moins. Phèdre sera celui aussi qui a donné son nom à un autre discours, celui auquel je me suis référé l’année dernière à propos du beau et où il s’agît aussi d’amour (les deux sont reliés dans la pensée platonicienne) Phèdre est dit ((((( ð((( ð(((((/ð, le père du sujet, à propos de ce dont il va s agir dans le Banquet, le sujet est celui-ci : en somme à quoi ça sert d être savant en amour ? Et nous savons que Socrate prétend n être savant en rien d autre. Il n en devient que plus frappant de faire cette remarque que vous pourrez apprécier à sa juste valeur quand vous vous reporterez au texte : vous apercevoir que Socrate ne dit presque rien en son nom. Ce « presque rien » je vous dirai si nous avons le temps aujourd’hui, il est important. Je crois que nous arrivons juste au moment où je pourrai vous le dire, presque sans rien, sans doute est-ce essentiel. Et c’est autour de ce « presque rien » que tourne vraiment la scène, à savoir qu’on commence à parler vraiment du sujet comme il fallait s’y attendre.

Disons tout de suite qu’en fin de compte, dans l’espèce de réglage, d’accommodement de la hauteur à quoi prendre les choses, vous verrez qu’en fin de compte Socrate ne le met pas tellement haut par rapport à ce que disent les autres ; ça consiste plutôt à cadrer les choses, à régler les lumières de façon à ce qu’on voie justement cette hauteur qui est moyenne. Si Socrate nous dit quelque chose c’est, assurément, que l’amour n’est pas chose divine. Il ne met pas ça très haut, mais c’est cela qu’il aime, il n’aime même que ça. Ceci dit, le moment où il prend la parole vaut bien la peine aussi qu’on le souligne, c’est justement après Agathon. Je suis bien forcé de les faire entrer les uns après les autres, au fur et à mesure de mon discours, au lieu de faire entrer dès le départ à savoir Phèdre, Pausanias, Aristodème qui est venu là je dois dire en cure-dent, c’est-à-dire qu’il a rencontré (Agathon), Socrate, et que, Socrate l’a amené ; il y a aussi Eryximaque qui est un confrère pour la plupart d’entre vous, qui est un médecin ; il y a Agathon qui est l’hôte, Socrate (qui a amené Aristodème) qui arrive très en retard parce qu’en route il a eu ce que nous pourrions appeler une crise. Les crises de Socrate consistent à s’arrêter pile, à se tenir debout sur un pied dans un coin. Il s’arrête dans la maison voisine où il n’a rien à faire. Il est planté dans le vestibule entre le porte-parapluies et le porte-manteau et il n’y a plus moyen de le réveiller. Il faut mettre un tout petit peu d’atmosphère autour de ces choses. Ce n’est pas du tout des histoires comme vous le verrez aussi ennuyeuses que vous le voyiez au collège.

Un jour j’aimerais vous faire un discours où je prendrais mes exemples justement dans le Phèdre, ou encore dans telle pièce d’Aristophane, sur quelque chose d’absolument essentiel sans lequel il n’y a pas moyen tout de même de comprendre comment se situe, ce que j’appellerai dans tout ce que nous propose l’Antiquité, le cercle éclairé de la Grèce.

Nous, nous vivons tout le temps au milieu de la lumière. La nuit est en somme véhiculée sur un ruisseau de néon. Mais imaginez tout de même que jusqu’à une époque qu’il n’y a pas besoin de reporter au temps de Platon, époque relativement récente, la nuit était la nuit. Quand on vient frapper, au début du Phèdre, pour réveiller Socrate, parce qu’il faut se lever un petit peu avant le point du jour (j’espère que c’est dans le Phèdre mais peu importe, c’est au début d’un dialogue de Platon) c’est toute une affaire. Il se lève, et il est vraiment dans le noir, c’est-à-dire qu’il renverse des choses s’il fait trois pas. Au début d’une pièce d’Aristophane à laquelle je faisais allusion aussi, quand on est dans le noir on est vraiment dans le noir, c’est là qu’on ne reconnaît pas la personne qui vous touche la main.

Pour prendre ce qui se passe encore au temps de Marguerite de Navarre, les histoires de l’Heptaméron sont remplies d’histoires de cette sorte. Leur possibilité repose sur le fait qu’à cette époque là, quand on glisse dans le lit d’une dame la nuit, il est considéré comme une des choses les plus possibles qui soient, à condition de la fermer, de se faire prendre pour son mari ou pour son amant. Et cela se pratique, semble-t-il, couramment. Ceci change tout à fait la dimension des rapports entre les êtres humains. Et évidemment ce que j’appellerai dans un tout autre sens la diffusion des lumières change beaucoup de choses au fait que la nuit ne soit pas pour nous une réalité consistante, ne puisse pas couler d’une louche, faire une épaisseur de noir, nous ôte certaines choses, beaucoup de choses.

Tout ceci pour revenir à notre sujet qui est celui auquel il nous faut bien venir, à savoir ce que signifie ce cercle éclairé dans lequel nous sommes, et ce dont il s’agît à propos de l’amour quand on en parle en Grèce. Quand on en parle, eh bien… comme dirait M. de la Palisse, il s’agît de l’amour grec.

L’amour grec, il faut bien vous faire à cette idée, c’est l’amour des beaux garçons. Et puis, tiret, rien de plus. Il est bien clair que quand on parle de l’amour on ne parle pas d’autre chose. Tous les efforts que nous faisons pour mettre ceci à sa place sont voués d’avance à l’échec. Je veux dire que pour essayer de voir exactement ce que c’est nous sommes obligés de pousser les meubles d’une certaine façon, de rétablir certaines perspectives, de nous mettre dans une certaine position plus ou moins oblique, de dire qu’il n’y avait forcément pas que ça… évidemment… bien sûr…

Il n’en reste pas moins que sur le plan de l’amour il n’y avait que ça. Mais alors d’autre part, si on dit cela, vous allez me dire l’amour des garçons est quelque chose d’universellement reçu [Il y a beau temps, pour certains de nos contemporains qui avaient pu naître un peu plus tôt…]. Et non ! Même quand on dit cela il n en reste pas moins que dans toute une partie de la Grèce c’était fort mal vu, que dans une toute autre partie de la Grèce, c’est Pausanias qui le souligne dans le Banquet – c’était très bien vu, et comme c’était la partie totalitaire de la Grèce, les Béotiens, les Spartiates qui faisaient partie des totalitaires (tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire) non seulement c’était très bien vu, mais c’était le service commandé. Il ne s’agissait pas de s’y soustraire. Et Pausanias dit : il y a des gens qui sont beaucoup mieux. Chez nous, les Athéniens, c’est bien vu mais c’est défendu tout de même, et naturellement ça renforce le prix de la chose. Voilà à peu près ce que nous dit Pausanias.

Tout ceci, bien sûr, dans le fond, n’est pas pour nous apprendre grand chose, sinon que c’était plus vraisemblable à une seule condition, que nous comprenions à peu près à quoi ça correspond. Pour s’en faire une idée, il faut se référer à ce que j’ai dit l’année dernière de l’amour courtois. C’est pas la même chose bien sûr, mais ça occupe dans la société une fonction analogue. Je veux dire que c’est bien évidemment de l’ordre et de la fonction de la sublimation, au sens où j’ai essayé l’année dernière d’apporter sur ce sujet une légère rectification dans vos esprits sur ce qu’il en est réellement de la fonction de la sublimation.

Disons qu’il ne s’agit là de rien que nous ne puissions mettre sous le registre d’une espèce de régression à l’échelle collective. Je veux dire que ce quelque chose que la doctrine analytique nous indique être le support du lien social comme tel, de la fraternité entre hommes, l’homosexualité l’attache à cette neutralisation du lien. Ce n’est pas de cela dont il s’agit. Il ne s’agit pas d’une dissolution de ce lien social, d’un retour à la forme innée, c’est bien évidemment autre chose. C’est un fait de culture et aussi bien il est clair que c’est dans les milieux des maîtres de la Grèce, au milieu des gens d’une certaine classe, au niveau où règne et où s’élabore la culture, que cet amour est mis en pratique. Il est évidemment le grand centre d’élaboration des relations inter-humaines.

Je vous rappelle sous une autre forme, le quelque chose que j’avais déjà indiqué lors de la fin d’un séminaire précédent, le schéma du rapport de la perversion avec la culture en tant qu’elle se distingue de la société. Si la société entraîne par son effet de censure une forme de désagrégation qui s’appelle la névrose, c’est dans un sens contraire d’élaboration, de construction, de sublimation – disons le mot – que peut se concevoir la perversion quand elle est produit de la culture. Et si vous voulez le cercle se ferme : la perversion apportant des éléments qui travaillent la société, la névrose favorisant la création de nouveaux éléments de culture. Cela n’empêche pas, toute sublimation qu’elle soit, que l’amour grec ne reste une perversion. Nul point de vue, culturaliste n’a ici à se faire valoir. Il n’y a pas à nous dire que sous prétexte que c’était une perversion reçue, approuvée, voire fêtée l’homosexualité n’en reste pas moins ce que c’était : une perversion. Que vouloir nous dire pour arranger les choses que si, nous, nous soignons l’homosexualité, c’est que de notre temps l’homosexualité c’est tout à fait autre chose, ce n’est plus à la page, et qu’au temps des grecs par contre elle a joué sa fonction culturelle et comme telle est digne de tous nos égards, c’est vraiment éluder ce qui est à proprement parler le problème. La seule chose qui différencie l’homosexualité contemporaine à laquelle nous avons affaire et la perversion grecque, mon dieu, je crois qu’on ne peut guère la trouver dans autre chose que dans la qualité des objets. Ici, les lycéens sont acnéiques et crétinisés par l’éducation qu’ils reçoivent et ces conditions sont peu favorables à ce que ce soit eux qui soient l’objet des hommages ; il semble [sans qu’on] qu’on soit obligé d’aller chercher les objets dans les coins latéraux, le ruisseau, c’est toute la différence. Mais la structure, elle, n’est en rien à distinguer.

Bien entendu ceci fait scandale, vue l’éminente dignité dont nous avons revêtu le message grec. Et alors il y a de bons propos dont on s’entoure à cet usage, c’est à savoir qu’on nous dit : quand même ne croyez pas pour autant que les femmes ne reçussent pas les hommages qui convenaient. Ainsi Socrate, n’oubliez pas, justement dans le Banquet, où, je vous l’ai dit, il dit très peu de choses en son nom – mais c’est énorme ce qu’il parle – seulement il fait parler à sa place une femme : Diotime. N’y voyez-vous pas le témoignage que le suprême hommage revient, même dans la bouche de Socrate, à la femme ? Voilà tout au moins ce que les bonnes âmes ne manquent jamais à ce détour de nous faire valoir ; et ceci ajouté, vous savez de temps en temps il allait rendre visite à Laïs, à Aspasie – tout ce qu’on peut ramener des ragots des historiens – à Théodota qui était la maîtresse d’Alcibiade. Et sur Xanthippe, la fameuse, dont je vous parlais l’autre jour, elle était là le jour de sa mort vous savez, et même qu’elle poussait des cris à assourdir le monde. Il n’y a qu’un malheur… cela nous est attesté dans le Phédon, de toute façon, Socrate invite qu’on la couche promptement, qu’on la fasse sortir au plus vite et qu’on puisse parler tranquille, on n’a plus que quelques heures.

A ceci près, la fonction de la dignité des femmes serait préservée. Je ne doute pas en effet de l’importance des femmes dans la société grecque antique, je dirai même plus, c’est une chose très sérieuse dont vous verrez la portée, dans la suite. C’est qu’elles avaient ce que j’appellerai leur vraie place. Non seulement elles avaient leur vraie place, mais ceci veut dire qu’elles avaient un poids tout à fait éminent dans les relations d’amour comme nous en avons toutes sortes de témoignages. C’est qu’il s’avère, à condition toujours de savoir lire – il ne faut pas lire les auteurs antiques avec des lunettes grillagées – qu’elles avaient ce rôle pour nous voilé mais pourtant très éminemment, le leur dans l’amour : simplement le rôle actif, à savoir que la différence qu’il y a entre la femme antique et la femme moderne c’est qu’elle exigeait son dû, c’est qu’elle attaquait l’homme. Voilà ce que vous pourrez, je crois, toucher du doigt dans bien des cas. En tout cas lorsque vous serez éveillés à ce point de vue sur la question vous remarquerez bien des choses qui autrement, dans l’histoire antique, paraîtraient étranges. En tous les cas Aristophane, qui était un très bon metteur en scène de music-hall, ne nous a pas dissimulé comment se comportaient les femmes de son temps. Il n’y a jamais rien eu de plus caractéristique et de plus cru concernant les entreprises – si je puis dire des femmes. Et c’est bien justement pour cela que l’amour savant – si je puis dire – se réfugiait ailleurs.

Nous avons là en tout cas une des clefs de la question et qui n’est pas faite pour étonner tellement les psychanalystes.

Tout ceci paraîtra peut-être un bien long détour pour excuser que dans notre entreprise (qui est d’analyser un texte dont l’objet est de savoir ce que c’est que d’être savant en amour) nous prenions quelque chose évidemment, nous prenions ce que nous savons, qu’il relève du temps de l’amour grec, cet amour si je puis dire de l’école, je veux dire des écoliers. Eh bien, c’est pour des raisons techniques de simplification, d’exemple, de modèle qui permet de voir une articulation autrement toujours élidée dans ce qu’il y a de trop compliqué dans l’amour avec les femmes, c’est à cause de cela que cet amour de l’école peut bien nous servir, peut légitimement servir à tous (pour notre objet) d’école de l’amour.

Ça ne veut pas dire, bien sûr, qu’il soit à recommencer. Je tiens à éviter tous les malentendus, parce qu’on dira bientôt que je me fais ici propagateur de l’amour platonique. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles ça ne peut plus servir d’école de l’amour. Si je vous disais lesquelles, ce serait encore donner des grands coups d’épée dans des rideaux dont on ne contrôle pas ce qu’il y a derrière – croyez-moi – j’évite en général. Il y a une raison pour laquelle il n’y a pas de raison de recommencer, pour laquelle c’est même impossible de recommencer, et une des raisons qui vous étonnera peut-être si je la promeus devant vous c’est que, pour nous, au point où nous en sommes, même si vous ne vous en êtes pas encore aperçus vous vous en apercevrez si vous réfléchissez un petit peu, l’amour et son phénomène et sa culture et sa dimension est depuis quelque temps désengrené d’avec la beauté. Ça peut vous étonner, mais c’est comme ça.

Contrôlez ça des deux côtés. Du côté des œuvres belles de l’art d’une part, du côté de l’amour aussi, et vous vous apercevrez que c’est vrai. C’est en tout cas une condition qui rend difficile…et c’est justement pour cela que je fais tout ce détour pour vous accommoder à ce dont il s’agit… nous revenons à la fonction de la beauté, à la fonction tragique de la beauté puisque c’est celle-là que j’ai mise en avant l’année dernière – la dimension et c’est cela qui donne son véritable sens à ce que Platon va nous dire de l’amour.

D autre part, il est tout à fait clair – qu’actuellement ce n’est plus du tout au niveau de la tragédie, ni à un autre niveau dont je parlerai tout à l’heure que l’amour est accordé, c’est au niveau de ce que dans le Banquet on appelle, dans le discours d’Agathon, le niveau de Polymnie. C’est au niveau du lyrisme, et dans l’ordre des créations d’art, au niveau de ce qui se présente bien comme la matérialisation la plus vive de la fiction comme essentielle, c’est à savoir ce qu’on appelle chez nous le cinéma. Platon serait comblé par cette invention. Il n’y a pas de meilleure illustration pour les arts de ce que Platon met à l’orée de sa vision du monde, que ce « quelque chose » qui s’exprime dans le mythe de la caverne que nous voyons tous les jours illustré par ces rayons dansants qui viennent sur l’écran manifester tous nos sentiments à l’état d’ombres.

C’est bien à cette dimension qu’appartient le plus éminemment dans l’art de nos jours la défense et l’illustration de l’amour. C’est bien pour cela qu’une des choses que je vous ai dites – qui va pourtant être ce autour de quoi nous allons centrer notre progrès – une des choses que je vous ai dite et qui n’est pas sans éveiller vos réticences, parce que je l’ai dite très incidemment : l’amour est un sentiment comique. Même, cela demande un effort pour que nous revenions au point de convenable accommodement qui lui donne sa portée.

Il y a deux choses que j ai notées dans mon discours passé concernant l’amour et je les rappelle. La première est que l’amour est un sentiment comique, et vous verrez ce qui dans notre investigation l’illustrera. Nous bouclerons à ce propos la boucle qui nous permettra de ramener ce qui est essentiel : la véritable nature de la comédie. Et c’est tellement essentiel et indispensable que c’est pour cela qu’il y a dans le Banquet, ce que depuis le temps des commentateurs n’ont jamais réussi à expliquer, à savoir, la présence d’Aristophane. Il était, historiquement parlant, l’ennemi juré de Socrate ; il est là pourtant.

La seconde chose que je voulais dire – vous le verrez – que nous retrouverons à tout instant, qui nous servira de guide, c’est que l’amour c’est de donner ce qu’on n’a pas. Ceci vous le verrez également venir dans une des chevilles essentielles de ce que nous aurons à rencontrer dans notre commentaire.

Quoiqu’il en soit, pour entrer dans ce sujet, dans ce démontage par quoi le discours de Socrate autour de l’amour grec sera pour nous quelque chose d’éclairant, disons que l’amour grec nous permet de dégager dans la relation de l’amour les deux partenaires au neutre (je veux dire à ce quelque chose de pur qui s’exprime naturellement au genre masculin), c’est de permettre d’abord d’articuler ce qui se passe dans l’amour au niveau de ce couple que sont respectivement l amant et l aimé, ð(((((((,ð ð(((((((( ð/erastès/ et /erômenos/.

Ce que je vous dirai la prochaine fois consiste à vous montrer comment, autour de ces deux fonctions l amant et l aimé, le procès de ce qui se déroule dans le Banquet est tel que nous pouvons attribuer respectivement, avec toute la rigueur dont l’expérience analytique est capable, ce dont il s’agit… En d’autres termes nous y verrons articulé en clair, à une époque où l’expérience analytique comme telle manque, où l’inconscient dans sa fonction propre par rapport au sujet est assurément la dimension la moins soupçonnée, et donc avec les limitations que ceci comporte, vous verrez articulé de la façon la plus claire ce quelque chose qui vient rencontrer le sommet de notre expérience ; ce que j’ai essayé tout au long de ces années de dérouler devant vous sous la double rubrique, la première année de la relation d’objet, l’année qui l’a suivie, du Désir et de son interprétation… vous verrez apparaître clairement et dans les formules qui sont proprement celles auxquelles nous avons abouti : l’amant comme sujet du désir (et tenant compte de ce que ça veut dire dans tout son poids pour nous le désir) l’erômenos, l’aimé, comme celui qui dans ce couple est le seul à avoir quelque chose.

La question de savoir si « ce qu’il a » (car c’est l’aimé qui l’a) a un rapport je dirai même un rapport quelconque avec ce dont l’autre, le sujet du désir manque. Je dirai ceci, la question des rapports entre le désir et celui devant quoi le désir se fixe – vous le savez – nous a menés déjà autour de la notion du désir en tant que désir d’autre chose. Nous y sommes arrivés par les voies de l’analyse des effets du langage sur le sujet. C’est étrange qu’une dialectique de l’amour, celle de Socrate, qui s’est faite précisément, tout entière par le moyen de la dialectique, d’une épreuve des effets impératoires de l’interrogation comme telle, ne nous ramène pas au même carrefour. Vous verrez que bien plus que nous ramener au même carrefour elle nous permettra d’aller au-delà, à savoir, de saisir le moment de bascule, le moment de retournement où de la conjonction du désir avec son objet en tant qu’inadéquat, doit surgir cette signification qui s’appelle l’amour.

Impossible, sans avoir saisi dans cette articulation, ce qu’elle comporte de conditions dans le symbolique, l’imaginaire et le réel… de ne pas saisir ce dont il s’agit, à savoir dans cet effet si étrange par son automatisme qui s’appelle le transfert, de mesurer, de comparer quelle est entre ce transfert et l’amour la part, la dose, de ce qu’il faut leur attribuer à chacun et réciproquement, d’illusion ou de vérité. Dans ceci la voie et l’investigation où je vous ai introduits aujourd’hui va s’avérer être pour nous d’une importance inaugurale.
Nous en sommes restés la dernière fois à la position de l’/erastès/et de l’/erômenos/ de l’amant et de l’aimé, telle que la dialectique du Banquet nous permettra de l’introduire comme ce que j’ai appelé la base, le point tournant, l’articulation essentielle du problème de l’amour. Le problème de l’amour nous intéresse en tant qu’il va nous permettre de comprendre ce qui se passe dans le transfert et, je dirai jusqu’à un certain point, à cause du transfert.

Pour motiver un aussi long que celui qui peut paraître à ceux d’entre vous qui viennent neufs cette année à ce séminaire qui pourrait après tout vous paraître comme un détour superflu, j’essaierai de justifier, de vous présentifier le sens, semble-t-il que vous devez appréhender tout de suite, de la portée de notre recherche.

Il me semble qu’à quelque niveau qu’il soit de sa formation, quelque chose doit être présent au psychanalyste comme tel, qui peut le saisir, l’accrocher par le bord de son manteau à plus d’un tournant (et le plus simple n’est-il pas celui-ci me semble-t-il, difficile à éviter à partir d’un certain âge et qui pour vous il me semble doit comporter déjà de façon très présente à lui tout seul ce qu’est le problème de l’amour). Est-ce qu’il ne vous a jamais saisi à ce tournant que, dans ce que vous avez donn頖 à ceux qui vous sont les plus proches j’entends – il n’y a pas quelque chose qui a manqué, et non pas seulement qui a manqué, mais qui les laisse, les susdits, les plus proches, eux, par vous irrémédiablement manqués ? Et quoi ? [justement par ceci qui à vous analystes permet de comprendre] c’est que justement ces proches – avec eux – on ne fait que tourner autour du fantasme dont vous avez cherché plus ou mains – en eux – la satisfaction, qui – à eux – a plus ou moins substitué ses images ou ses couleurs. Cet être auquel soudain vous pouvez être rappelé par quelque accident dont la mort est bien celui qui nous fait entendre le plus loin sa résonance, cet être véritable, pour autant que vous l’évoquez, déjà s’éloigne et est déjà éternellement perdu. Or cet être c’est tout de même bien lui que vous tentez de joindre par les chemins de votre désir. Seulement cet être là c’est le vôtre et ceci comme analyste vous savez bien que c’est, quelque façon, faute de l’avoir voulu que vous l’avez manqué aussi plus ou moins. Mais au moins ici êtes-vous au niveau de votre faute et votre échec la mesure exactement.

Et ces autres dont vous vous êtes occupé si mal, est-ce pour en avoir fait comme on dit seulement vos objets ? Plût au ciel que vous le eussiez traités comme des objets dont on apprécie le poids, le goût et la substance, vous seriez aujourd’hui moins troublé par leur mémoire, vous leur auriez rendu justice, hommage, amour, vous auriez aimés au moins comme vous-même, à ceci près que vous aimez mal (mais ce n’est même pas le sort des mal aimés que nous avons eu en partage) vous en aurez fait sans doute, comme on dit, des sujets si c’était là la fin du respect qu’ils méritaient, respect comme on dit de leur dignité, respect dû à nos semblables. Je crains que cet emploi neutralisé nos semblables, soit bien autre chose que ce dont il s’agit dans la question de l'amour et, de ces semblables, que le respect que vous leur donniez aille trop vite au respect du ressemblant, au renvoi à leurs lubies de résistance, à leurs idées butées, à leur bêtise de naissance, à leurs oignons quoi… qu’ils se débrouillent ! C’est bien là, je crois, le fond de cet arrêt devant leur liberté, qui souvent dirige votre conduite, liberté d'indifférence dit-on, mais non pas de la leur, de la vôtre plutôt.

Et c’est bien en cela que la question se pose pour un analyste, c’est à savoir quel est notre rapport à cet être de notre patient ? On sait bien tout de même pourtant que c’est de cela dans l'analyse qu’il s’agit. Notre accès à cet être est-il ou non celui de l'amour ? A-t-il quelque rapport, notre accès, avec ce que nous saurons ce qu'est le point où nous posons quant à la nature de l'amour ? Ceci vous le verrez nous mènera assez loin, précisément à savoir ce qui – si je puis m'exprimer ainsi me servant d’une métaphore – est dans le Banquet quand Alcibiade compare Socrate à quelques uns de ces menus objets dont il semble qu’ils aient réellement existé à l’époque, aux poupées russes par exemple, ces choses qui s'emboîtaient les unes dans les autres ; parait-il il y avait des images dont l'extérieur représentait un satyre ou un silène, et à l’intérieur nous ne savons trop quoi mais assurément des choses précieuses.

Ce qu’il doit y avoir, ce qu’il peut y avoir, ce qu’il est supposé y être, de ce quelque chose, dans l'analyste, c’est bien à quoi tendra notre question, mais tout à la fin.

En abordant le problème de ce rapport qui est celui de l’analysé à l’analyste, qui se manifeste par ce si curieux phénomène de transfert que j’essaie d’aborder de la façon qui le serre de plus près, qui en élude le moins possible les formes (à la fois se connaissant pour tous, et dont on cherche plus ou moins à abstraire, à éviter le poids propre), je crois que nous ne pouvons mieux faire que de partir d’une interrogation de ce que ce phénomène est censé imiter au maximum, voire se confondre avec lui, .

Il y a vous savez un texte de Freud, célèbre dans ce sens, qui se range dans ce qu’on appelle d’habitude les Écrits Techniques, avec ce a quoi il est étroitement en rapport, à savoir disons que quelque chose à quelque chose est depuis toujours suspendu dans le problème de l’amour – une discorde interne, on ne sait quelle duplicité qui est justement ce qu’il y a lieu pour nous de serrer de plus près à savoir peut-être éclairer par cette ambiguïté de ce quelque chose d’autre, cette substitution en route dont après quelque temps de séminaire ici vous devez savoir que c’est tout de même ce qui se passe dans l’action analytique, et que je peux résumer ainsi.

Celui qui vient nous trouver, par principe de cette supposition qu’il ne sait pas ce qu’il a (déjà là est toute l’implication de l’inconscient, du « il ne sait pas » fondamental et c’est par là que s’établit le pont qui peut relier notre nouvelle science à toute la tradition du « connais-toi toi-même » ; bien sûr il y a une différence fondamentale, l’accent est complètement déplacé de cet « il ne sait pas ») – et je pense que déjà là-dessus je vous en ai dit assez pour que je n’aie pas à faire autre chose que pointer au passage la différence – , mais quoi ? ce qu’il a vraiment en lui-même, ce qu’il demande à être pas seulement formé, éduqué, sorti, cultivé selon la méthode de toutes les pédagogies traditionnelles, (il se met à l’ombre du pouvoir fondamentalement révélateur de quelques dialectiques qui sont les rejets, les surgeons de la démarche inaugurale de Socrate en tant qu’elle est philosophique) est-ce que c’est là ce à quoi nous allons dans l’analyse, mener celui qui vient nous trouver comme analystes ?

Simplement comme lecteurs de Freud, vous devez tout de même déjà savoir quelque chose de ce qui au premier aspect tout au moins peut se présenter comme le paradoxe de ce qui se présente à nous comme terme, (((((/telos/, comme aboutissement terminaison de l’analyse. Qu’est-ce que nous dit Freud ? sinon qu’en fin de compte ce que trouvera au terme celui qui suit ce chemin, ce n’est pas autre chose essentiellement qu’un manque. Que vous appeliez ce manque castration ou que vous l’appeliez Pénisneid ceci est signe, métaphore. Mais si c’est vraiment là ce devant quoi vient au terme buter l’analyse, est-ce qu’il n’y a pas là déjà quelque  ? Bref en vous rappelant cette ambiguïté, cette sorte de double registre entre ce début et départ de principe et ce terme (son premier aspect peut apparaître si nécessairement décevant) tout un développement s’inscrit, ce développement, c’est à proprement parler cette révélation de ce quelque chose tout entier dans son texte qui s’appelle l’Autre inconscient.

Bien surtout ceci, pour quiconque en entend parler pour la première fois – je pense qu’il n’y en a nul ici qui soit dans ce cas – ne peut être entendu que comme une énigme. Ce n’est point à ce titre que je vous le présente, mais au titre du rassemblement des termes où s’inscrit comme telle notre action. C’est aussi bien pour tout de suite éclairer ce que je pourrai appeler, si vous voulez, le plan général dans lequel va se dérouler notre cheminement, quand il s’agit après tout de rien d’autre que tout de suite appréhender, y voir mon dieu ce qu’a d’analogue ce développement et ces termes avec la situation de départ fondamentale de l’amour. pour être après tout évidente, n’a jamais été, que je sache, aussi, en quelque terme située, placée au départ en ces termes que je vous propose articuler tout de suite, ces deux termes d’où nous partons : erastès, l’amant, ou encore erôn, l’aimant erômenos celui qui est aimé.

Est-ce que tout déjà ne se situe pas mieux au départ (il n’y a pas lieu de jouer au jeu de cache-cache). que nous pouvons voir tout de suite dans telle assemblée ce qui caractérise l’erastès, l’amant, pour tous ceux qui l’ont interrogé, qui l’approchent, est-ce que ce n’est pas essentiellement ce qui lui manque ? Et nous pouvons tout de suite, nous, ajouter qu’il ne sait pas ce qui lui manque, avec cet accent particulier de l’inscience qui est celui de l’inconscient. Et d’autre part l’erômenos, l’objet aimé, qu’il ne s’est pas toujours situé comme celui qui ne sait pas ce qu’il a, ce qu’il a de caché, ce qui fait son attrait ? Parce que ce « ce qu’il a » n’est-il pas ce qui est dans la relation de l’amour appelé pas seulement à se révéler, à devenir, être, présentifier, ce qui n’est jusque là que possibles ?

Bref avec l’accent analytique, ou sans cet accent, lui aussi il ne sait pas. Et c’est d’autre chose qu’il s’agit. Il ne sait pas ce qu’il a.

Entre ces deux termes qui constituent, si je puis dire, dans leur essence, l’amant et l’aimé, observez qu’il n’y a aucune coïncidence. Ce qui manque à l’un n’est pas ce « ce qu’il a », caché dans l’autre. Et c’est là tout le problème de l’amour. Qu’on le sache ou qu’on ne le sache pas ceci n’a aucune importance. On en rencontre à tous les pas dans le phénomène, le déchirement, la discordance et quiconque n’a pas besoin pour autant de dialoguer, de « dialectiquer », ((((((((((((((((/dialektikeuesthai/ sur l’amour, il lui suffit d’être dans le coup, d’aimer, pour être pris à cette béance, à ce discord.

Est-ce là même tout dire ? Est-ce suffisant ? Je ne puis ici faire plus. Je fais beaucoup en le faisant, je m’offre au risque de certaine incompréhension immédiate, mais je vous la dis, je n’ai pas l’intention ici de vous en conter, j’éclaire donc ma lanterne tout de suite. Les choses vont plus loin. Nous pouvons donner, dans les termes dont nous nous servons, ce que l’analyse de la création du sens dans le rapport signifiant-signifié indiquait déjà (nous en verrons, quitte à en voir le maniement, la vérité dans la suite) indiquait déjà ce dont il s’agit, à savoir que justement l’amour comme [signifiant] (car pour nous c’en est [un] et ce n’est que cela), est une métaphore, si tant est que métaphore nous avons appris à l’articuler comme substitution, et que c’est là que nous entrons dans l’obscur et que je vous prie à l’instant simplement de l’admettre, et de garder ce qu’ici je promeus comme ce que c’est dans la main : une formule algébrique.

C’est pour autant que la fonction où ceci se produit de l’erastès, de l’aimant, qui est le sujet du manque, vient à la place, se substitue à la fonction de l’erômenos qui est objet, objet aimé, que se produit la signification de l’amour. Nous mettrons peut-être un certain temps à éclairer cette formule. Nous avons le temps de le faire dans l’année qui est devant nous. Du moins n’aurai-je pas manqué de vous donner dès le départ ce point de repère qui peut servir, non pas de devinette, tout au moins de point de référence à éviter certaines ambiguïtés (lorsque je développerai).

Et maintenant entrons dans ce Banquet dont je vous ai en quelque sorte, la dernière fois, planté le décor, présenté les personnages, les personnages qui n’ont rien de primitif sous un rapport à la simplification du problème qu’ils nous présentent. Ce sont des personnages fort sophistiqués, c’est bien le cas de le dire ! Et là, pour retracer ce qui est une des portées de ce à quoi j’ai passé mon temps avec vous la dernière fois, je le résumerai en quelques termes, car je considère important que le caractère provocant, soit émis articulé.

Il y a tout de même quelque chose d’assez humoristique vingt-quatre siècles de méditation religieuse (car il n’y a pas une seule réflexion sur l’amour pendant ces vingt-quatre siècles (qu’elle se soit passée chez les libertins ou chez les curés) il n’y a pas une seule méditation sur l’amour qui ne se soit référée à ce texte inaugural) après tout (pris dans son côté extérieur) pour quelqu’un qui entre là-dedans sans être prévenu, représente tout de même une sorte de tonus, comme on dit, entre des gens dont il faut tout de même bien nous dire que (pour le paysan qui sort là de son petit autour d’Athènes) c’est une réunion de vieilles lopes. Socrate a cinquante-trois ans, Alcibiade toujours beau parait-il, en a trente-six, et Agathon lui-même chez qui ils sont réunis, en a trente. Il vient de remporter le prix du concours de tragédie ; c’est cela qui nous permet de dater exactement le Banquet. Évidemment il ne faut pas s’arrêter à ces apparences. C’est toujours dans des salons, c’est à dire dans un lieu où les personnes n’ont dans leur aspect rien de particulièrement attrayant, c’est chez les duchesses que se disent les choses les plus fines. Elles sont à jamais perdues bien entendu, mais pas pour tout le monde, pas pour ceux qui les disent en tout cas. Là nous avons la chance de savoir – ce que tous ces personnages, à leur tour, ont échangé ce soir-là.

On en a beaucoup parlé de ce Banquet, et inutile de vous dire que ceux dont c’est le métier d’être philosophes, philologues, hellénistes l’ont regardé à la loupe et que je n’ai pas épuisé la somme de leurs remarques. Mais ce n’est pas non plus inépuisable, car ça tourne toujours autour d’un point. Aussi peu inépuisable que ce soit, il est quand même exclu que je vous restitue la somme de ces menus débats qui se font autour de telle ou telle ligne ; d’abord il n’est pas dit qu’elle soit de nature à nous laisser échapper quelque chose d’important. Ce n’est pas commode pour moi qui ne suis ni philosophe, ni philologue, ni helléniste, de me mettre dans ce rôle, dans cette peau et de vous faire une leçon sur le Banquet.

Ce que je peux espérer simplement, c’est vous donner d’abord première appréhension de ce quelque chose que je vous demande de croire que ce n’est pas comme ça à la première lecture que je m’y fie. Faites-moi confiance, quand même ce crédit de penser que ça n’est pas pour la première fois et à l’usage de ce séminaire que je suis entré dans ce texte. Et faites-moi aussi ce crédit de penser que je me suis quand même donné quelque mal pour rafraîchir ce que j’avais comme souvenirs concernant les travaux qui s’y sont consacrés, voire m’informer de ceux que j’avais pu négliger jusqu’ici.

Ceci pour m’excuser d’avoir (et quand même parce que je crois que c’est le meilleur) abordé les choses par la fin ; c’est-à-dire ce qui, du seul fait de la méthode que je vous apprends, doit être objet pour vous d’une sorte de réserve, à savoir ce que j’y comprends. C’est justement là que je cours les plus grands risques ; soyez-moi reconnaissants de les courir à votre place. Que ceci serve seulement pour vous d’introduction à des critiques qui ne sont pas tant à porter sur ce que je vais vous dire que j’y ai compris, que sur ce qui est dans le texte, à savoir ce qui en tout cas va à la suite de ça vous apparaître comme étant ce qui a accroché ma compréhension. Je veux dire ce qui, cette compréhension vraie ou fausse l’explique, la rend nécessaire, et comme texte alors, comme signifiant impossible, même pour vous, même si vous le comprenez autrement, impossible à contourner.

Je vous passe donc les premières pages, qui sont ces pages qui existent toujours dans les dialogues de Platon. Et celui-ci n’est pas un dialogue comme les autres, mais néanmoins cette espèce de situation faite pour créer ce que j’ai appelé l’illusion d’authenticité, ces reculs, ces pointages de la transmission de qui a répété que l’autre lui avait dit. C’est toujours la façon dont Platon entend, au départ, créer une certaine profondeur, qui sert sans doute pour lui au retentissement de ce qu’il va dire.

Je vais passer aussi le règlement auquel j’ai fait allusion la dernière fois, des lois du Banquet. Je vous ai indiqué que ces lois n’étaient pas seulement locales, improvisées, qu’elles se rapportaient à un prototype. Le sumposion était quelque chose qui avait ses lois. Sans doute pas tout à fait les mêmes ici et là ; elles n’étaient pas tout à fait les mêmes ici et là ; elles n’étaient pas tout à fait les mêmes – à Athènes qu’en Crête. Je passe sur toutes ces références.

Nous en arrivons à l’accomplissement de la cérémonie qui comportera quelque chose qui en somme doit s’appeler d’un nom, et un nom qui prête – je vous l’indique au passage – à discussion : éloge de l’amour. Est-ce ((((((((/encômion/, est-ce (((((((((/epainesis/ ? Je vous passe tout ceci qui a son intérêt, mais qui est secondaire. Et je voudrais simplement aujourd’hui situer ce que je peux appeler le progrès de ce qui va se dérouler autour de cette succession de discours qui sont d’abord celui de Phèdre, celui de Pausanias … Phèdre est un autre bien curieux personnage, il faudrait tracer son caractère. Ça n’a pas tellement d’importance. Pour aujourd’hui sachez seulement qu’il est curieux que ce soit lui qui ait mis le sujet au jour, qui soit le patèr tou logou, le père du sujet. C’est curieux parce que nous le connaissons un petit peu par ailleurs par le début du Phèdre, c’est un curieux hypocondriaque. Je vous le dis tout de suite, cela vous servira peut-être par la suite.

Je vous fais tout de suite, pendant que j’y pense, mes excuses. Je ne sais pas pourquoi je vous ai parlé de la nuit la dernière fois. Bien sûr je me suis souvenu que ce n’est pas dans le Phèdre que cela commence la nuit, mais dans le Protagoras. Ceci corrigé continuons.

Phèdre, Pausanias, Eryximaque et avant Eryximaque, ça aurait dû être Aristophane, mais il a le hoquet, il laisse passer l’autre avant lui et il parle après. C’est l’éternel problème dans toute cette histoire de savoir comment Aristophane, le poète comique, se trouvait là avec Socrate, dont chacun sait qu’il faisait plus que le critiquer, que le ridiculiser, le diffamer dans ses comédies et que, généralement parlant, les historiens tiennent pour en partie responsable de la fin tragique de Socrate, à savoir de sa condamnation. Je vous ai dit que ceci implique sans doute une raison profonde, dont je ne donne pas plus que d’autres la dernière solution mais peut-être nous essaierons d’abord un petit commencement de lumière.

Ensuite vient Agathon et, après Agathon, Socrate. Ceci constituant ce qui est à proprement parler le Banquet, c’est-à-dire tout ce qui se passe jusqu’à ce point crucial dont, la dernière fois, je vous ai pointé qu’il devait être considéré comme essentiel, à savoir l’entrée d’Alcibiade, à quoi correspond la subversion de toutes les règles du Banquet, ne serait-ce que ceci : il se présente ivre, il se profère comme étant essentiellement ivre et parle comme tel dans l’ivresse.

Supposons que vous vous disiez que l’intérêt de ce dialogue, de ce Banquet, c’est de manifester quelque chose qui est à proprement parler la difficulté de dire quelque chose qui se tienne debout sur l’amour. S’il ne s’agissait que de cela nous serions purement et simplement dans une cacophonie. Mais ce que Platon – du moins c’est ce que je prétends ce n’est pas une audace spéciale de le prétendre – ce que Platon nous montre d’une façon qui ne sera jamais dévoilée, qui ne sera jamais mise au jour, c’est que le contour que dessine cette difficulté est quelque chose qui nous indique le point où est la topologie foncière qui empêche de dire de l’amour quelque chose qui se tienne debout.

Ce que je vous dis là n’est pas très nouveau. Personne ne songe à le contester. Je veux dire que tous ceux qui se sont occupés de ce « dialogue » – entre guillemets – car c’est à peine quelque chose qui mérite ce titre, puisque c’est une suite d’éloges, une suite en somme de chansonnettes, de chansons à boire en l’honneur de l’amour, qui se trouvent parce que ces gens sont un peu plus malins que les autres (et d’ailleurs on nous dit que c’est un sujet qui n’est pas souvent choisi, ce qui pourrait étonner au premier abord) prendre toute leur portée.

Alors on nous dit que chacun traduit l’affaire dans sa corde, dans sa note. On ne sait d’ailleurs pas bien pourquoi par exemple Phèdre sera chargé de l’introduire (on nous dit) sous l’angle de la religion, du mythe ou de l’ethnographie même. Et en effet dans tout cela il y a du vrai. Je veux dire que notre Phèdre nous introduit l’amour en nous disant qu’il est ((((( ð((((/megas theos/, c est un grand dieu. Il ne dit pas que cela, mais enfin il se réfère à deux théologiens, Hésiode et Parménide, qui à des titres divers ont parlé de la généalogie des dieux, ce qui est quand même quelque chose d important. Nous n allons pas nous croire obligés de nous reporter la Théogonie d’Hésiode poème de Parménide sous prétexte qu’on en cite un vers dans le Phèdre.

Je dirai tout de même qu’il y a eu il y a deux ou trois ans, quatre peut-être, quelque chose de très important qui est paru sur ce point, d’un contemporain, Jean Beaufret, sur le Poème de Parménide. C’est très intéressant à lire. Ceci dit, laissons ça de côté et tâchons de nous rendre compte de ce qu’il y a dans ce discours de Phèdre.

Il y a donc la référence aux dieux. Pourquoi aux dieux au pluriel ? Je veux simplement tout de même indiquer quelque chose. Je ne sais pas pour vous quel sens ça a les dieux, spécialement les dieux antiques. Mais après tout on en parle assez dans ce dialogue pour qu’il soit, tout de même assez utile, voire nécessaire que je réponde à cette question comme si elle était posée de vous à moi. Qu’est-ce que vous en pensez après tout, des dieux ? Où est-ce que ça se situe par rapport au symbolique, à l’imaginaire et au réel ? Ce n’est pas une question vaine, pas du tout. Jusqu’au bout la question dont il va s’agir, c’est de savoir si oui ou non l’amour est un dieu, et on aura fait au moins ce progrès, à la fin, de savoir avec certitude que cela n’en est pas un.

Évidemment je ne vais pas vous faire une leçon sur le sacré à ce propos. Tout simplement, comme cela, épingler quelques formules sur ce sujet. Les dieux, pour autant qu’ils existent pour nous dans notre registre, dans celui qui nous sert à avancer dans notre expérience, pour autant que ces trois catégories nous sont d’un usage quelconque, les dieux c’est bien certain appartiennent évidemment au réel. Les dieux c’est un mode de révélation du réel. C’est en cela que tout progrès philosophique tend en quelque sorte, de par sa nécessité propre, à les éliminer. C’est en cela que la révélation chrétienne se trouve, comme l’a fort bien remarqué Hegel, sur la voie de leur élimination, à savoir que sous ce registre la révélation chrétienne se trouve un tout petit peu plus loin, un petit peu plus profondément sur cette voie qui va du polythéisme à l’athéisme. que par rapport à une certaine notion de la divinité, du dieu comme summum de révélation, de lumen, comme rayonnement, apparition (c’est une chose fondamentale, réelle) le christianisme se trouve incontestablement, sur le chemin qui va à réduire, qui va au dernier terme à abolir le dieu de cette même révélation pour autant qu’il tend à le déplacer, comme le dogme, vers le verbe, vers le (((((/logos/ comme tel, autrement dit se trouve sur un chemin parallèle à celui que suit le philosophe, pour autant que je vous ai dit tout à l’heure que sa fatalité est de nier les dieux.

Donc ces mêmes révélations qui se trouvent rencontrées jusque là par l’homme dans le réel, (dans le réel où ce qui se révèle est d’ailleurs réel)… mais cette même révélation, ce n’est pas le réel qui la déplace (cette révélation) il va la chercher dans le logos. Il va la chercher au niveau d’une articulation signifiante. Toute interrogation qui tend à s’articuler comme science au départ de la démarche philosophique de Platon, nous apprend à tort ou à raison, je veux dire au vrai ou au pas vrai, que c’était là ce que faisait Socrate. Socrate exigeait que ce à quoi nous avons ce rapport innocent qui s’appelle ((((/doxa/, (et qui est mon dieu pourquoi pas quelquefois dans le vrai) nous ne nous en contentions pas, mais que nous demandions pourquoi, que nous ne nous satisfassions que de ce vrai assuré qu’il appelle ((((((((/ épistémè/, science, à savoir qui rend compte de ses raisons. C est cela nous dit Platon qui était l affaire du (iðlðoðsð((eðiðnð/philosophein/ de Socrate.

Je vous ai parlé de ce que j, ai appelé la Schwärmerei de Platon. Il faut bien croire que quelque chose dans cette entreprise reste à la fin en échec pour que la rigueur, le talent déployé dans la démonstration d’une telle méthode, (tellement de choses dans Platon qui ont servi ensuite à toutes les mystagogies d’en profiter (Je parle avant tout de la gnose, et disons ce qui dans le christianisme lui-même est toujours resté gnostique)), il n’en reste pas moins que ce qui est clair c’est ce qui lui plaît c’est la science. Comment saurions-nous lui en vouloir d’avoir mené dès le premier pas ce chemin jusqu’au bout ?

Quoiqu’il en soit donc, le discours de Phèdre se réfère, pour introduire le problème de l’amour, à cette notion qu’il est un grand dieu, presque le plus ancien des dieux, né tout de suite après le Chaos dit Hésiode. Le premier auquel ait pensé la Déesse mystérieuse, la Déesse primordiale du discours parménidien.

Il n’est pas possible ici que nous évoquions à ce niveau (au temps de Platon), que nous essayions (cette entreprise peut d’ailleurs être impossible à mener) de déterminer tout ce que ces termes pouvaient vouloir dire au temps de Platon, parce qu’enfin tâchez quand même de partir de l’idée que les premières fois qu’on disait ces choses (et nous en étions là au temps de Platon) il est tout à fait exclu que tout ceci ait eu cet air de bergerie bêtifiante (que cela a par exemple au xviie siècle où lorsqu’on parle d’Éros chacun joue à cela, tout ceci s’inscrit dans un contexte tout autre, dans un contexte de culture courtoise, d’écho de l’Astrée, et tout ce qui s’ensuit à savoir des mots sans importance) ici les mots ont leur pleine importance, la discussion est vraiment théologique. Et c’est aussi bien pour vous faire comprendre cette importance que je n’ai pas trouvé mieux que de vous dire, pour vraiment le saisir, attrapez la deuxième Ennéades de Plotin, et voyez comment il parle de quelque chose qui se place à peu près au même niveau. Il s’agit aussi d’éros, il ne s’agit même que de ça. Vous ne pourrez pas, pour peu que vous ayez un tout petit peu lu un texte théologique sur la Trinité, ne pas vous apercevoir que ce discours de Plotin (à simplement… je crois qu’il y aurait trois mots à changer) est un discours (nous sommes à la fin du troisième siècle) sur la Trinité.

Je veux dire que ce Zeus, cette Aphrodite, et cet Éros, c’est le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ceci simplement pour vous permettre d’imaginer ce dont il s’agit quand Phèdre parle en ces termes d’Éros. Parler de l’amour, en somme, pour Phèdre c’est parler de théologie. Et après tout c’est très important de s’apercevoir que ce discours commence par une telle introduction, puisque pour beaucoup de monde encore, et justement dans la tradition chrétienne par exemple, parler de l’amour c’est parler de théologie. Il n’en est que plus intéressant de voir que ce discours ne se limite pas là, mais passe à une illustration de ses propos. Et le mode d’illustration dont il s’agit est aussi bien intéressant, car on va nous parler de cet amour divin, on va nous parler de ses effets.

Ces effets, je le souligne, sont éminents à leur niveau par la dignité qu’ils révèlent avec le thème qui s’est un petit peu usé depuis dans les développements de la rhétorique, à savoir de ce que l’amour est un lien contre quoi tout effort humain viendrait se briser. Une armée faite d’aimés et d’amants (et ici l’illustration sous-jacente classique par la fameuse légion thébaine) serait une armée invincible et l’aimé pour l’amant, comme l’amant pour l’aimé seraient éminemment susceptibles de représenter la plus haute autorité morale, celle devant quoi on ne cède pas, celle devant quoi on ne peut se déshonorer.

Ceci aboutit au plus extrême, c’est à savoir à l’amour comme principe du dernier sacrifice. Et il n’est pas sans intérêt de voir sortir ici l’image d’Alceste, à savoir dans la référence euripidienne, ce qui illustre une fois de plus ce que je vous ai apporté l’année dernière comme délimitant la zone de tragédie, à savoir à proprement parler cette zone de l’entre-deux-morts. Alceste, seule de tout le parentage du roi Admète, homme heureux mais auquel la mort vient tout d’un coup faire signe, Alceste incarnation de l’amour est la seule (et non pas les vieux parents du dit Admète si peu de temps qu’il leur reste à vivre selon toute probabilité et non pas les amis et non pas les enfants, ni personne), Alceste est la seule qui se substitue à lui pour satisfaire à la demande de la mort. Dans un discours où il s’agit essentiellement de l’amour masculin, voilà qui peut nous paraître remarquable, et qui vaut bien que nous le retenions. Alceste donc nous y est proposée comme exemple. Ceci dit a l’intérêt de donner sa portée à ce qui va suivre. C’est à savoir que deux exemples succèdent à celui d’Alceste, deux qui au dire de l’orateur se sont avancés aussi dans ce champ de l’entre-deux-morts.

Orphée, qui lui, a réussi à descendre aux enfers pour aller chercher sa femme Eurydice, et qui comme vous le savez en est remonté bredouille pour une faute qu’il a faite, celle de se retourner avant le moment permis, thème mythique reproduit dans maintes légendes d’autres civilisations que la Grèce. Une légende japonaise est célèbre. Ce qui nous intéresse ici est le commentaire que Phèdre y a mis.

Et le troisième exemple est celui d’Achille. Je ne pourrai guère aujourd’hui pousser les choses plus loin que vous montrer ce qui ressort du rapprochement de ces trois héros, ce qui vous met déjà sur la voie de quelque chose qui est déjà un premier pas dans la voie du problème.

Les remarques d’abord qu’il fait sur Orphée, ce qui nous intéresse c’est ce que dit Phèdre (ce n’est pas s’il va au fond des choses ni si c’est justifié nous ne pouvons pas aller jusque là) ce qui nous importe c’est ce qu’il dit, c’est justement l’étrangeté de ce que dit Phèdre qui doit nous retenir. D’abord il nous dit d’Orphée, fils d’Oeagre, que les dieux n’ont pas du tout aimé ce qu’il a fait. Et la raison qu’il en donne est en quelque sorte donnée dans l’interprétation qu’il donne de ce que les dieux ont fait pour lui.

On nous dit que les dieux (pour un type comme Orphée qui était en somme quelqu un de pas si bien que cela, un amolli, (on ne sait pas pourquoi Phèdre lui en veut, ni non plus Platon) ne lui ont pas montré une vraie femme d’un amour qu’on nous fait terrible, horrible, mauvais, tragique pour restituer une certaine profondeur à l’espace tragique et dont nous voyons bien aussi que c’est parce que l’amour qui, par ailleurs occupe assez la pièce (avec Achille principalement), chaque fois qu’il se manifeste comme amour pur et simple, et non pas comme amour noir, amour de jalousie, est irrésistiblement comique.

Bref, nous voici au carrefour où, comme il sera rappelé à la fin dans les dernières conclusions du Banquet, il ne suffit pas pour parler de l’amour d’être poète tragique, il faut être aussi un poète comique. C’est en ce point précis que Socrate reçoit le discours d’Agathon et, pour apprécier comment il l’accueille, il était nécessaire, je crois – vous le verrez par la suite – de l’articuler avec autant d’accent que j’ai cru aujourd’hui devoir le faire.
Nous sommes donc arrivés, dans le Banquet, au moment où Socrate va prendre la parole dans l’epainos ou l’encômion. Je vous l’ai dit en passant, ces deux termes ne sont pas tout à fait équivalents. Je n’ai pas voulu m’arrêter à leur différence qui nous aurait entraînés dans une discussion un peu excentrique. Dans la louange de l’amour, il nous est dit, affirmé par lui-même – et la parole de Socrate ne saurait dans Platon être contestée – que Socrate, s’il sait quelque chose, s’il est quelque chose en quoi il n’est pas ignorant, c’est dans les choses de l’amour. Nous ne devons pas perdre ce point de vue dans tout ce qui va se passer.

Je vous ai souligné, je pense d’une façon suffisamment convaincante, la dernière fois, le caractère étrangement dérisoire du discours d’Agathon. Agathon, le tragédien, parle de l’amour d’une façon qui donne le sentiment qu’il bouffonne, d’un discours macaronique. À tout instant, il semble que l’expression qu’il nous suggère, c’est qu’il  un peu. J’ai souligné, jusque dans le contenu, [encore] des arguments, dans le style, dans le détail de l’élocution elle-même, le caractère excessivement provocant des versiculets où lui-même à un moment s’exprime. C’est quelque chose de déconcertant à voir le thème du Banquet culminer dans un tel discours. Ceci n’est pas nouveau, c’est la fonction, le rôle que nous lui donnons dans le développement du Banquet qui peut l’être, car ce caractère dérisoire du discours a arrêté depuis toujours ceux qui l’ont lu et commenté. C’est au point que, pour prendre par exemple ce qu’un personnage de la science allemande du début de ce siècle – dont le nom, le jour où je vous l’ai dit, vous a fait rire, je ne sais pourquoi – Wilamowitz Moellendorff, suivant en cela la tradition d’à peu près tous ceux qui l’ont précédé, exprime que le discours d’Agathon se caractérise par sa Nichtigkeit, sa nullité.

C’est bien étrange que Platon ait mis alors ce discours dans la bouche de celui qui va immédiatement précéder le discours de Socrate, dans la bouche de celui qui est, ne l’oublions pas, l’aimé de Socrate actuellement et dans cette occasion, au moment du Banquet.

Aussi bien ce par quoi Socrate va introduire son intervention, c’est en deux points. D’abord, avant même qu’Agathon parle, il y a une sorte d’intermède où Socrate lui-même a dit quelque chose comme : « Après avoir entendu tout ce qui vient d’être entendu et, si maintenant Agathon ajoute son discours aux autres, comment vais-je, moi, pouvoir parler ? » Agathon de son côté, lui, s’excuse. Lui aussi annonce quelque hésitation, quelque crainte, quelque intimidation à parler devant un public, disons, aussi éclairé, aussi intelligent, ((((((((/emphrones/. Et une espèce d’ébauche de discussion, de débat, se fait avec Socrate qui commence à ce moment-là à l’interroger un peu à propos de la remarque qui a été faite que, si Agathon, le poète tragique, vient de triompher sur la scène tragique, c’est que sur la scène tragique il s’adresse à la foule, et qu’ici, il s’agit d’autre chose. Et nous commençons à nous engager sur une pente qui devrait être scabreuse. Nous ne savons pas où elle nous conduira où Socrate commence à l’interroger. C’est à peu près ceci : « Ne rougirais-tu de quelque chose où tu te montres éventuellement inférieur, que devant nous ? Devant les autres, devant la cohue, devant la foule, te sentirais-tu serein à avancer des thèmes qui seraient moins assurés… » Et là, mon Dieu, nous ne savons pas très bien à quoi nous nous engageons : si c’est à une sorte d’aristocratisme, si on peut dire, du dialogue ou si, au contraire, la fin de Socrate est de montrer (comme il semble plus vraisemblable et comme toute sa pratique en témoigne) que même un esclave, que même un ignorant, est susceptible, convenablement interrogé, de montrer en lui-même les germes de la vérité, les germes d’un jugement sûr.

Mais sur cette pente quelqu’un intervient, Phèdre qui, interrompant Agathon, ne laisse pas sur ce point Socrate l’entraîner. Il sait bien que Socrate n’a pas d’autre plaisir, est-il dit expressément, que de parler avec celui qu’il aime, et si nous nous engagions dans ce dialogue, on n’en finirait plus.

Donc Agathon prend là-dessus la parole, et Socrate se trouve en posture de le reprendre. Il le reprend. Pour le faire, il n’a, si l’on peut dire, que la partie trop belle et la méthode aussitôt se montre éclatante quant à sa supériorité, quant à l’aisance avec laquelle il fait apparaître au milieu du discours d’Agathon ce qui vient éclater dialectiquement, et le [préjugé] est tel que ce ne peut être là qu’une réfutation, qu’un anéantissement du discours d’Agathon, à proprement parler, de façon à en dénoncer l’ineptie, la Nichtigkeit, la nullité. que les commentateurs et nommément celui que j’évoquais tout à l’heure, pensent que Socrate lui-même hésite à pousser trop loin l’humiliation de son interlocuteur et qu’il y a là un ressort de ce que nous allons voir. C’est que Socrate à un moment donné s’arrête et fait parler à sa place (prend le truchement de celle qui ne sera ensuite dans l’histoire qu’une figure prestigieuse) Diotime, l’étrangère de Mantinée ; que s’il fait parler Diotime et s’il se fait enseigner par Diotime, c’est pour ne pas rester plus longtemps, vis-à-vis de celui auquel il a porté le coup décisif, en posture de magister. Il se fait lui-même enseigner, il se fait relayer par ce personnage imaginaire dans le sens de ménager le désarroi qu’il a imposé à Agathon.

C’est contre cette position que je m’inscrirai en faux. Car si nous regardons de plus près le texte, je crois que nous ne saurions dire que ce soit là tout à fait son sens. Je dirai que, là même où on veut nous montrer, dans le discours d’Agathon, une sorte d’aveu de son fourvoiement : Je crains bien Socrate, de n’avoir absolument rien su des choses que j’étais en train de dire, cette impression qui nous reste à l’entendre est plutôt celle de quelqu’un qui répondrait : « Nous ne sommes pas sur le même plan, j’ai parlé d’une façon qui avait un sens, d’une façon qui avait un dessous, j’ai parlé disons, même à la limite, par énigme » ; n’oublions pas que (((((/ainos/ avec ((((((((((/ainittomai/, nous mène tout droit à l’étymologie même de l’énigme : « ce que j’ai dit, je l’ai dit sur un certain ton ».

Et aussi bien nous lisons, dans le discours-réponse de Socrate, qu’il y a une certaine façon de concevoir la louange que pour un moment Socrate dévalorise, c’est à savoir de mettre, d’enrouler autour de l’objet de la louange tout ce qui peut être dit de meilleur. Mais est-ce bien cela qu’a fait Agathon ? Au contraire, il semble, dans l’excès même de ce discours, qu’il y avait quelque chose qui semblait demander qu’à être entendu. Pour tout dire pendant un instant nous pouvons, à entendre d’une certaine façon – et d’une façon qui je crois est la bonne – la réponse d’Agathon, nous avons l’impression à la limite qu’à introduire sa critique, sa dialectique, son mode d’interrogation, Socrate se trouve dans la position pédante.

Je veux dire qu’il est clair qu’Agathon fait quoique ce soit , qui participe d’une sorte d’ironie et c’est Socrate qui, arrivé là avec ses gros sabots. change simplement la règle du jeu. Et à la vérité, quand Agathon reprend : ((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((/ego, phanai, o Sourates, soi ouk an dunaimèn anti-legein/, Je ne me mettrai pas à antiloguer, à contester avec toi, mais je suis d’accord, vas-y selon ton mode, selon ta façon de faire, il y a là quelqu’un qui se dégage et qui dit à l’autre : « Maintenant passons à l’autre registre, à l’autre façon d’agir avec la parole ! »

Mais on ne saurait dire, comme les commentateurs et jusqu’à celui dont j’ai sous les yeux le texte, Léon Robin, que c’est de la part d’Agathon un signe d’impatience. Pour tout dire, si vraiment le discours d’Agathon peut se mettre entre les guillemets de ce jeu vraiment paradoxal, de cette sorte de tour de force sophistique, nous n’avons qu’à prendre au sérieux – c’est la bonne façon – ce que Socrate lui-même dit de ce discours qui, pour user du terme français qui lui correspond le mieux, le sidère, le méduse comme il est expressément dit, puisque Socrate fait un jeu de mots sur le nom de Gorgias et la figure de la Gorgone. Un tel discours ferme la porte au jeu dialectique, méduse Socrate et le transforme, dit-il, en pierre.

Mais ce n’est pas là un effet à dédaigner. Socrate portait les choses sur le plan de sa méthode, de sa méthode interrogative, de sa façon de questionner, de sa façon aussi (soumise à nous par Platon), d’articuler, de diviser l’objet, d’opérer selon cette (((((((((/diairesis/, grâce à quoi l’objet se présente à l’examen être situé, articulé d’une certaine façon – dont nous pouvons repérer le registre avec le progrès constitué un développement du savoir suggéré à l’origine par la méthode socratique.

Mais la portée du discours agathonesque n’en est pas pour autant anéantie. Elle est d’un autre registre, mais elle reste exemplaire. Elle joue pour tout dire une fonction essentielle dans le progrès de ce qui se démontre à nous par la voie de la succession des éloges concernant l’amour. Sans doute est-il pour nous significatif, riche d’enseignement, que ce soit le tragique qui, sur l’amour ou de l’amour, ait fait, si l’on peut dire, le « romancero comique », et que ce soit le comique Aristophane qui ait parlé de l’amour avec un accent presque moderne, dans son sens de passion. Ceci est éminemment pour nous riche de suggestions, de questions. Mais l’intervention de Socrate intervient en manière de rupture, et non pas de quelque chose qui dévalorise, réduise à rien ce qui dans le discours d’Agathon vient de s’énoncer. Et après tout pouvons-nous tenir pour rien, et pour une simple antiphrase, le fait que Socrate mette tout l’accent sur le fait que c’était – il le dit à proprement parler : (((((((((((((/kalon… logon/ un beau discours, qu’il a très bellement parlé.

Souvent l’évocation du ridicule, de ce qui peut provoquer le rire, a été faite dans le texte qui précède. Il ne semble pas nous dire que ce soit d’aucune façon de ridicule dont il s’agisse au moment de ce changement de registre. Et au moment où Socrate amène le coin que sa dialectique a enfoncé dans le sujet pour y apporter ce qu’on attend de la lumière socratique, c’est d’un discord que nous avons le sentiment, non pas d’une mise en balance qui soit tout entière pour annuler ce qui, dans le discours d’Agathon, a été formulé.

Ici nous ne pouvons pas manquer de remarquer que, dans le discours de Socrate, ce qui s’articule comme étant proprement méthode, sa méthode interrogative (ce qui fait que, si vous me permettez ce jeu de mot en grec, l’erômenos, l’aimé, va devenir l’((((((((((/erôtomenos/, l’interroge), avec cette interrogation proprement socratique, Socrate ne fait jaillir qu’un thème qui est celui que depuis le début de mon commentaire j’ai plusieurs fois annoncé c’est à savoir : la fonction du manque.

Tout ce qu’Agathon dit plus spécialement , que le beau par exemple lui appartient, est un de ses attributs, dire tout cela succombe  – devant l’interrogation, cette remarque de Socrate : Cet Amour dont tu parles, est-il ou non amour de quelque chose ? « Aimer et désirer quelque chose, est-ce l’avoir ou ne pas l’avoir ? Peut-on désirer ce qu’on a déjà ? » Je passe le détail de l’articulation de cette question proprement dite. Il la tourne, la retourne, avec une acuité qui comme d’ordinaire fait de son interlocuteur quelqu’un qu’il manie, qu’il manœuvre. C’est bien là l’ambiguïté du questionnaire de Socrate : c’est qu’il est toujours le maître, même là où, pour nous qui lisons, dans bien des cas pourrait paraître être l’échappatoire. Peu importe d’ailleurs aussi bien de savoir ce qui dans cette occasion doit ou peut se développer en toute rigueur. C’est le témoignage que constitue l’essence de l’interrogation socratique qui ici nous importe, et aussi ce que Socrate introduit, veut expressément produire, dont conventionnellement il parle pour nous.

Il nous est attesté que l’adversaire ne saurait refuser la conclusion, c’est à savoir, comme il s’exprime expressément : Dans ce cas comme dans tout autre – conclut-il – l’objet du désir, pour celui qui éprouve ce désir est quelque chose,((((((((((((((/tou mè hetoimou/qui n’est point à sa disposition, ((((((( ð(((((((((((/kai tou mè parontos/ et qui n est pas présent, (((((((((((((/kai ho mè echei/ bref, quelque chose ((((((((((((((((((((/kai ho mè estin/qu il ne possède pas, /autos/ quelque chose qu il n est pas lui-même  traduit-on, ð((((((((((((((((((/kai hou endeès esti/ quelque chose dont il est dépourvu.

(((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((/toiaut’ atta estin ôn hè epithumia te kai ho erôs estin/ c’est de cette sorte d’objets qu’il a désir . – Le texte est assurément traduit de façon faible – ((((((((/epithumei/ il désire tou mè hetoimou – c’est à proprement parler – ce qui n’est pas du prêt-à-porter, tou me parontos, ce qui n’est pas là, ce qu’il n’a pas, ho mè echei kai ho mè estin autos, qu’il n’est pas lui-même, ce dont il est manquant, ce dont il manque essentiellement au superlatif. C’est là ce qui est par Socrate articulé dans ce qu’il introduit à ce discours nouveau, ce quelque chose dont il a dit qu’il ne se place pas sur le plan du jeu verbal – par quoi nous dirions que le sujet est capté, captivé, est figé, fasciné.

Ce en quoi il se distingue de la méthode sophistique, c’est qu’il fait résider le progrès d’un discours que, nous dit-il, il poursuit sans recherche d’élégance avec les mots de tous dans cet échange, ce dialogue, ce consentement obtenu de celui à qui il s’adresse, et dans ce consentement présenté comme le surgissement, l’évocation nécessaire chez celui à qui il s’adresse des connaissances qu’il a déjà. C’est là, vous le savez, le point d’articulation essentiel sur quoi toute la théorie platonicienne, aussi bien de l’âme que de sa nature, de sa consistance, de son origine, repose. Dans l’âme déjà sont toutes ces connaissances qu’il suffit de questions justes pour réévoquer, pour révéler. Ces connaissances sont là depuis toujours et attestent en quelque sorte la précédence, l’antécédence de connaissance ; du fait qu’elle est non seulement depuis toujours, mais qu’à cause d’elle nous pouvons supposer que l’âme participe d’une antériorité infinie, elle n’est pas seulement immortelle, elle est de toujours existante. Et c’est là ce qui offre champ et prête au mythe de la métempsycose, de la réincarnation, qui sans doute sur le plan du mythe, sur un autre plan que celui de la dialectique, est tout de même ce qui accompagne en marge le développement de la pensée platonicienne.

Mais une chose est là faite pour nous frapper, c’est qu’ayant introduit ce que j’ai appelé tout à l’heure ce coin de la notion, de la fonction du manque comme essentielle, constitutive de la relation d’amour, Socrate parlant en son nom s’en tient là. Et c’est sans doute poser une question juste que de se demander pourquoi il se substitue l’autorité de Diotime.

Mais il nous semble aussi que c’est, cette question, la résoudre à bien peu de frais que de dire que c’est pour ménager l’amour-propre d’Agathon. Les choses sont comme on nous le dit : à savoir que Platon n’a qu’à faire un tour tout à fait élémentaire de judo ou de jiu-jitsu : « Je t’en prie, je ne savais même pas ce que je te disais, mon discours est ailleurs, comme il le dit expressément. – Ça n’est pas tellement Agathon qui est en difficulté que Socrate lui-même. Et comme nous ne pouvons pas supposer, d’aucune façon, que ce soit là ce qui a été conçu par Platon, de nous montrer Socrate comme un pédant au pied assez lourd, après le discours assurément aérien, ne serait-ce que dans son style amusant, qu’est celui d’Agathon, nous devons bien penser que si Socrate passe la main dans son discours, c’est pour une autre raison que le fait qu’il ne saurait lui-même continuer, et cette raison nous pouvons tout de suite la situer : c’est en raison de la nature de l’affaire, de la chose, du to pragma, dont il s’agit.

Nous pouvons soupçonner – et vous verrez que la suite le confirme que c’est parce qu’on parle de l’amour qu’il faut passer par là, qu’il est amené à procéder ainsi. Notons en effet le point sur lequel a porté sa question. L’efficace qu’il a promu, produit, [comme] étant la fonction du manque, et d’une façon très patente, le retour à la fonction désirante de l’amour, la substitution d’epithumei, il désire, à era, il aime. Et dans le texte, on voit le moment où, interrogeant Agathon sur le fait : « s’il pense ou non que l’amour soit amour de quelque chose » …, se substitue le terme : amour ou désir de quelque chose.

C’est bien évidemment pour autant que l’amour s’articule dans le désir, s’articule d’une façon qui ici n’est pas à proprement parler articulée comme substitution, que la substitution n’est pas – on peut légitimement l’objecter – la fonction même de la méthode qui est celle du savoir socratique, justement parce que la substitution est là un peu rapide que nous sommes en droit de la pointer, de la remarquer.

Ce n’est pas dire qu’il y ait faute pour autant, puisque c’est bien autour de l’articulation de l’Erôs, Amour et de l’erôs, désir, que va tourner effectivement toute la dialectique telle qu’elle se développe dans l’ensemble du dialogue. Encore convient-il que la chose soit pointée au passage. Là, remarquons encore que ce qui est à proprement parler l’intervention socratique, ça n’est pas pour rien que nous le trouvons ainsi isolé. Socrate va très précisément jusqu’au point où ce que j’ai appelé la dernière fois sa méthode, qui est de faire porter l’effet de son questionnement sur ce que j’ai appelé la cohérence du signifiant, est à proprement parler manifeste, visible dans le débit même, dans la façon dont il introduit sa question à Agathon : ((((((((((((((((((((((((((((((((((( ?/einai tinos ho Erôs erôs, è oudenos/ ? « Oui ou non, l’Amour est-il amour de quelque chose ou de rien ? » Et ici il précise, car le génitif grec tinos comme le génitif français a ses ambiguïtés : quelque chose peut avoir deux sens, et ces sens sont en quelque sorte accentués d’une façon presque massive, caricaturale dans la distinction que fait Socrate : tinos peut vouloir dire : être de quelqu’un, être le descendant de quelqu’un, ce que je te demande ce n’est pas si c’est à l’égard, dit-il, de tel père ou de telle mère, mais ce qu’il y a derrière.

Cela, c’est justement toute la théogonie dont il a été question au début du dialogue. Il ne s’agit pas de savoir de quoi l’amour descend, de qui il est comme on dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde » – de quel dieu est l’amour pour tout dire ? Il s’agit de savoir, sur le plan de l’interrogation du signifiant, de quoi, comme signifiant, l’amour est-il le corrélatif. Et c’est pour ça qu’on trouve marqué… nous ne pouvons pas, nous, me semble-t-il, ne pas remarquer que ce qu’oppose Socrate à cette façon de poser la question : de qui est-il cet amour ? que ce dont il s’agit c’est de la même chose, dit-il, que de ce nom du Père – nous le retrouvons là parce que ce que nous retrouvons c’est le même père, c’est la même chose de demander : quand vous dites Père, qu’est-ce que cela implique, non pas du père réel, à savoir ce qu’il a comme enfant, mais quand on parle d’un père on parle obligatoirement d’un fils. Le Père est père du fils par définition, en tant que père. Tu me dirais sans nul doute, si tu souhaitais faire une bonne réponse – traduit Léon Robin – que c’est précisément d’un fils que le Père est père.

Nous sommes là à proprement parler sur le terrain qui est celui propre où se développe la dialectique socratique d’interroger le signifiant sur sa cohérence de signifiant. Là, il est fort. Là, il est sûr. Et même ce qui permet cette substitution un peu rapide dont j’ai parlé entre l’erôs et le désir, c’est cela. C’est néanmoins un procès, un progrès qui est marqué, dit-il, de sa méthode.

S’il passe la parole à Diotime, pourquoi ne serait-ce pas que, concernant l’amour, les choses ne sauraient, avec la méthode proprement socratique aller plus loin ? Je pense que tout va le démontrer et le discours de Diotime lui-même. Pourquoi aurions-nous [nous] à nous en étonner, dirai-je déjà : S’il y a un pas qui constitue par rapport à la contemporanéité des sophistes l’initium, de la démarche socratique, c’est qu’un savoir (le seul sûr nous dit Socrate dans le Phédon), peut s’affirmer de la seule cohérence de ce discours qui est dialogue qui se poursuit autour de l’appréhension nécessaire, de l’appréhension comme nécessaire de la loi du signifiant.

Quand on parle du pair et de l’impair, desquels, ai-je besoin de vous le rappeler dans mon enseignement ici, je pense avoir pris assez de peine, vous avoir exercés assez longtemps pour vous montrer qu’il s’agit là du domaine entièrement clos sur son propre registre, que le pair et l’impair ne doivent rien à aucune autre expérience que celle du jeu des signifiants eux-mêmes, qu’il n’y a de pair et d’impair, autrement dit de comptable, que ce qui est déjà porté à la fonction d’élément du signifiant, de grain de la chaîne signifiante. On peut compter les mots ou les syllabes, mais on ne peut compter les choses qu’à partir de ceci que les mots et les syllabes sont déjà comptés.

Nous sommes sur ce plan, quand Socrate prend , hors du monde confus de la discussion, du débat des physiciens qui le précèdent comme des sophistes qui, à divers niveaux, à divers titres, organisent ce que nous appellerions de façon abrégée – vous savez que je ne m’y résous qu’avec toutes les réserves – le pouvoir magique des mots. Comment Socrate affirme ce savoir interne au jeu du signifiant : il pose, en même temps que ce savoir entièrement transparent à lui-même, que c’est cela qui en constitue la vérité.

Or n’est-ce pas sur ce point que nous avons fait le pas par quoi nous sommes en discord avec Socrate ; dans ce pas sans doute essentiel qui assure l’autonomie de la loi du signifiant, Socrate, pour nous, prépare ce champ du verbe justement, à proprement parler, qui, lui, aura permis toute la critique du savoir humain comme tel.

Mais la nouveauté, si tant est que ce que je vous enseigne concernant la révolution freudienne soit correct, c’est justement ceci que quelque chose peut se sustenter dans la loi du signifiant, non seulement sans que cela comporte un savoir mais en l’excluant expressément, c’est-à-dire en se constituant comme inconscient, c’est-à-dire comme nécessitant à son niveau l’éclipse du sujet pour subsister comme chaîne inconsciente, comme constituant ce qu’il y a d’irréductible dans son fond dans le rapport du sujet au signifiant. Ceci pour dire que c’est pour ça que nous sommes les premiers, sinon les seuls, à ne pas être forcément étonnés que le discours proprement socratique, le discours de l’épistémè, du savoir transparent à lui-même, ne puisse pas se poursuivre au-delà d’une certaine limite concernant tel objet, quand cet objet, si tant est que ce soit celui sur lequel la pensée freudienne a pu apporter des lumières nouvelles, cet objet est l’amour.

Quoi qu’il en soit, que vous me suiviez ici ou que vous ne me suiviez pas, concernant un dialogue dont l’effet, à travers les âges, s’est maintenu avec la force et la constance, la puissance interrogative et la perplexité qui se développent autour, le Banquet de Platon, il est clair que nous ne pouvons pas nous contenter de raisons aussi misérables que si Socrate fait parler Diotime, c’est simplement pour éviter de chatouiller à l’excès l’amour-propre d’Agathon.

Si vous permettez une comparaison qui garde toute sa valeur ironique, supposez que j’aie à vous développer l’ensemble de ma doctrine sur l’analyse verbalement et que – verbalement ou par écrit peu importe – le faisant, à un tournant, je passe la parole à Françoise Dolto, vous diriez : « Quand même il y a quelque chose… pourquoi, pourquoi est-ce qu’il fait ça ? » Ceci, bien sûr supposant que si je passais la parole à Françoise Dolto ce ne serait pas pour lui faire dire des bêtises ! Ce ne serait pas ma méthode et, par ailleurs, j’aurais peine à en mettre dans sa bouche. Ça gêne beaucoup moins Socrate, comme vous allez le voir, car le discours de Diotime se caractérise justement par quelque chose qui à tout instant laisse devant des béances dont assurément nous comprenons pourquoi ce n’est pas Socrate qui les assume. Bien plus, Socrate ponctue ces béances de toute une série de répliques qui sont en quelque sorte – c’est sensible, il suffit de lire le texte – de plus en plus amusées. Je veux dire que ce sont des répliques d’abord fort respectueuses, puis de plus en plus du style : «Tu crois ? », puis ensuite : « Soit, allons encore jusque là où tu m’entraînes… », et puis, à la fin, cela devient nettement : « Amuse-toi, ma fille, je t’écoute, cause toujours ! » Il faut que vous lisiez ce discours pour vous rendre compte que c’est de cela qu’il s’agit.

Ici je ne puis manquer de faire une remarque dont il ne semble pas qu’elle ait frappé les commentateurs : Aristophane, à propos de l’Amour, a introduit un terme qui est transcrit tout simplement en français sous le nom de dioecisme. Il ne s’agit de rien d’autre que de cette Spaltung, de cette division de l’être primitif tout rond, cette espèce de sphère dérisoire de l’image aristophanesque dont je vous ai dit la valeur. Et ce dioecisme, il l’appelle ainsi par comparaison avec une pratique qui, dans le contexte des relations communautaires, des relations de la cité, était le ressort sur lequel jouait toute la politique dans la société grecque, consistait , quand on voulait en finir avec une cité ennemie – cela se fait encore de nos jours – à disperser les habitants et à les mettre dans ce qu’on appelle des camps de regroupements. Ça s’était fait il n’y avait pas longtemps, au moment où était paru le Banquet et c’est même un des repères autour de quoi tourne la date que nous pouvons faire attribuer au Banquet, Il y a là, paraît-il, quelque anachronisme, la chose à laquelle Platon ferait allusion, à savoir une initiative de Sparte, s’étant passée postérieurement au texte, à la rencontre présumée du Banquet et de son déroulement autour de la louange de l’amour. Ce dioecisme est pour nous très évocateur.

Ce n’est pas pour rien que j’ai employé tout à l’heure le terme de Spaltung, terme évocateur de la refente subjective, et ce, au moment où – ce que je suis en train d’exposer devant vous – dans la mesure où quelque chose qui, (quand il s’agit du discours de l’amour) échappe au savoir de Socrate, fait que Socrate s’efface, se dioecise et fasse à sa place parler une femme. Pourquoi pas la femme qui est en lui ?

Quoi qu’il en soit, personne ne conteste et certains, Wilamowitz Moellendorff en particulier, ont accentué, souligné qu’il y a en tout cas une différence de nature, de registre, dans ce que Socrate développe sur le plan de sa méthode dialectique et ce qu’il nous présente au titre du mythe à travers tout ce que nous en transmet, nous restitue le témoignage platonicien. Nous devons toujours… (et dans le texte c’est toujours tout à fait nettement séparé) quand on arrive (et dans bien d’autres champs que celui de l’amour) à un certain terme de ce qui peut être obtenu sur le plan de l’épistémè, du savoir, pour aller au-delà (il nous est bien concevable qu’il y ait une limite si tant est que le plan du savoir est uniquement ce qui est accessible à faire jouer purement et simplement la loi du signifiant). En l’absence de conquêtes expérimentales bien avancées, il est clair qu’en beaucoup de domaines – et dans des domaines sur lesquels nous pouvons nous, nous en passer – il sera urgent de passer au mythe la parole.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est justement cette rigueur qui fait que quand on enclenche, on embraye sur le plan du mythe, Platon sait toujours parfaitement ce qu’il fait ou ce qu’il fait faire à Socrate et qu’on sait qu’on est dans le mythe. Mythe, je ne veux pas dire dans son usage commun, (((((((((((((/muthous legein/ ça ne veut pas dire cela, muthous legein, c’est le discours commun, ce qu’on dit, c’est ça. Et à travers toute l’œuvre platonicienne nous voyons dans le Phédon, dans le Timée, dans la République, surgir des mythes, au moment qu’il en est besoin, pour suppléer à la béance de ce qui ne peut être assuré dialectiquement.

A partir de là, nous allons mieux voir ce que constitue ce qu’on peut appeler le progrès du discours de Diotime. Quelqu’un ici, un jour, a écrit un article qu’il a appelé, si mon souvenir est bon : « Un désir d’enfant ». Cet article était tout entier construit sur l’ambiguïté qu’a ce terme : désir de l’enfant, au sens où c’est l’enfant qui désire ; désir d’enfant dans le sens où on désire avoir un enfant. Ce n’est pas un simple accident du signifiant si les choses en sont ainsi. Et la preuve, c’est que vous avez tout de même pu remarquer que c’est autour de cette ambiguïté que vient justement pivoter l’attaque en coin du problème par Socrate.

Qu’est-ce que nous disait en fin de compte Agathon ? c’est que l’éros était l’erôs du beau, le désir du Beau, je dirais au sens où l’on dirait que le dieu Beau désire. Et ce que Socrate lui a rétorqué, c’est qu’un désir de beau implique que le beau, on ne le possède pas. Ces arguties verbales n’ont pas le caractère de vanité, de pointe d’aiguille, de confusion, à partir desquels on pourrait être tenté de s’en détourner. La preuve, c’est que c’est autour de ces deux termes que va se développer tout le discours de Diotime.

Et d’abord, pour bien marquer la continuité, Socrate va dire que c’est sur le même plan, que c’est avec les mêmes arguments dont il s’est servi à l’égard d’Agathon que Diotime introduit son dialogue avec lui. L’étrangère de Mantinée qui nous est présentée comme un personnage de prêtresse, de magicienne (n’oublions pas qu’au tournant de ce Banquet, il nous est beaucoup parlé de ces arts de la divination, de la façon d’opérer, de se faire exaucer par les dieux pour déplacer les forces naturelles), c’est une savante en ces matières de sorcellerie, de mantique comme dirait le comte de Cabanis, de toute goétie. Le terme est grec – (((((((/goèteia/ et est dans le texte. Aussi bien, nous dit-on d’elle quelque chose dont je m’étonne qu’on n’en fasse pas tellement grand cas à lire ce texte, c’est qu’elle aurait réussi par ses artifices à reculer de dix ans la peste, et à Athènes par-dessus le marché ! Il faut avouer que cette familiarité avec les pouvoirs de la peste est tout de même de nature à nous faire réfléchir, à nous faire situer la stature et la démarche de la figure d’une personne qui va vous parler de l’amour.

C’est sur ce plan que les choses s’introduisent et c’est sur ce plan qu’elle enchaîne concernant ce que Socrate qui, à ce moment fait le naïf ou feint de perdre son grec, lui pose la question : « Alors si l’Amour n’est pas beau, c’est qu’il est laid ? » Voici en effet où aboutit la suite de la méthode dite par plus ou moins, de oui ou non, de présence ou d’absence, propre de la loi du signifiant (ce qui n’est pas beau est laid), voici tout au moins ce qu’implique en toute rigueur une poursuite du mode ordinaire d’interrogation de Socrate. À quoi la prêtresse est en posture de lui répondre : « Mon fils »  – dirais-je – ne blasphème pas ! et pourquoi tout ce qui n’est pas beau serait-il laid ?

Pour le dire, elle nous introduit le mythe de la naissance de l’Amour qui vaut tout de même bien la peine que nous nous y arrêtions. Je vous ferai remarquer que ce mythe n’existe que dans Platon que, parmi les innombrables mythes, je veux dire les innombrables exposés mythiques de la naissance de l’Amour dans la littérature antique – je me suis donné la peine d’en dépouiller une partie – il n’y a pas trace de ce quelque chose qui va nous être énoncé là. C’est pourtant le mythe qui est resté, si je puis dire, le plus populaire. Il apparaît donc, semble-t-il, tout à fait clair qu’un personnage qui ne doit rien à la tradition en la matière, pour tout dire un écrivain de l’époque de l’Aufklärung comme Platon, est tout à fait susceptible de forger un mythe, et un mythe qui se véhicule à travers les siècles d’une façon tout à fait vivante pour fonctionner comme mythe, car qui ne sait que depuis que Platon nous l’a dit, l’Amour est fils de (((((/Poros/, et de (((((/Penia/.

Poros, l’auteur dont j’ai la traduction devant moi – simplement parce que c’est la traduction qui est en face du texte grec – le traduit d’une façon qui n’est pas à proprement parler sans pertinence, par Expédient. Si expédient veut dire ressource, assurément c’est une traduction valable, astuce aussi bien, si vous voulez, puisque Poros est fils de (((((/Mètis/, qui est encore plus l’Invention que la sagesse. En face de lui nous avons la personne féminine en la matière, celle qui va être la mère d’Amour, qui est Penia, à savoir la Pauvreté, voire la misère, et d’une façon articulée dans le texte qui se caractérise par ce qu’elle connaît bien d’elle-même, c’est l’((((((/aporia/ à savoir qu’elle est sans ressources, c’est cela ce qu’elle sait d’elle-même, c’est que pour les ressources elle n’en a pas ! Et le mot d’aporia, vous le reconnaissez, c’est le même mot qui nous sert concernant le procès philosophique, c’est une impasse, c’est quelque chose devant quoi nous donnons notre langue au chat, nous sommes à bout de ressources.

Voilà donc l’Aporia femelle en face du Poros mâle, de l’Expédient, ce qui nous semble assez éclairant. Mais il y a quelque chose qui est bien joli dans ce mythe, c’est que pour que l’Aporia engendre l’Amour avec Poros, il faut une condition qu’il exprime, c’est qu’au moment où ça s’est passé, c’était l’Aporia qui veillait, qui avait l’œil bien ouvert et était, nous dit-on, venue aux fêtes de la naissance d’Aphrodite et, comme toute bonne Aporia qui se respecte dans cette époque hiérarchique, elle était restée sur les marches, près de la porte, elle n’était pas entrée, bien entendu, pour être aporia, c’est-à-dire n’avoir rien à offrir, elle n’était pas entrée dans la salle du festin.

Mais le bonheur des fêtes est justement qu’il y arrive des choses qui renversent l’ordre ordinaire et que Poros s’endort. Il s’endort parce qu’il est ivre, c’est ce qui permet à l’Aporia de se faire engrosser par lui, c’est-à-dire d’avoir ce rejeton qui s’appelle l’Amour et dont la date de conception coïncidera donc avec la date de la naissance d’Aphrodite. C’est bien pour ça nous explique-t-on que l’Amour aura toujours quelque rapport obscur avec le beau, ce dont il va s’agir dans tout le développement de Diotime, et c’est parce qu’Aphrodite est une déesse belle.

Voilà donc les choses dites clairement. C’est que d’une part c’est le masculin qui est désirable et que, c’est le féminin qui est actif, c’est tout au moins comme ça que les choses se passent au moment de la naissance de l’Amour et, quand on formule que « l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas », croyez-moi, ce n’est pas moi qui vous dis ça à propos de ce texte histoire de vous sortir un de mes , il est bien évident que c’est de ça qu’il s’agit puisque la pauvre Penia, par définition, par structure n’a à proprement parler rien à donner, que son manque, aporia constitutif. Et ce qui me permet de vous dire que je n’amène rien là de forcé, c’est que l’expression « donner ce qu’on n’a pas » si vous voulez bien vous reporter à l’indice du texte du Banquet, vous la trouverez écrite en toutes lettres sous la forme du développement qu’à partir de là Diotime va donner à la fonction de l’amour, à savoir : (((((((((((((((((((((((((((/aneu tou echein logon dounai/ – c’est exactement calquée, à propos du discours, la formule « donner ce qu’on n’a pas »  – il s’agit là de donner un discours, une explication valable, sans l’avoir. Il s’agit du moment où, dans son développement, Diotime va être amenée à dire à quoi appartient l’amour. Eh bien, l’amour appartient à une zone, à une forme d’affaire, de chose, de pragma, de praxis qui est du même niveau, de la même qualité que la doxa, à savoir ceci qui existe, à savoir qu’il y a des discours, des comportements, des opinions c’est la traduction que nous donnons du terme de doxa – qui sont vrais sans que le sujet puisse le savoir.

La doxa en temps qu’elle est vraie, mais qu’elle n’est pas épistémè, c’est un des bateaux de la doctrine platonicienne que d’en distinguer le champ, l’amour comme tel est quelque chose qui fait partie de ce champ. Il est entre l’épistémè et l’((((((/amathia/ , de même qu’il est entre le beau et le vrai. Il n’est ni l’un ni l’autre. Pour rappeler à Socrate que son objection (objection feinte sans doute, naïve, que si l’amour manque de beau donc c’est qu’il serait laid, or il n’est pas laid)… il y a tout un domaine qui est, par exemple, exemplifié par la doxa à laquelle nous nous reportons sans cesse dans le discours platonicien et qui peut montrer que l’amour, selon le terme platonicien, est ((((((/metaxu/ entre les deux.

Ce n’est pas tout. Nous ne saurions nous contenter d’une définition aussi abstraite, voire négative, de l’intermédiaire. C’est ici que notre locutrice, Diotime, fait intervenir la notion du démonique : la notion du démonique comme intermédiaire entre les immortels et les mortels, entre les dieux et les hommes, est essentielle ici à évoquer en ce qu’elle confirme ce que je vous ai dit que nous devions penser de ce que sont les dieux, à savoir qu’ils appartiennent au champ du réel. On nous le dit, ces dieux existent, leur existence n’est point ici contestée et le démonique, le démon ((((((((((((/to daimonion/ il y en a bien d’autres que l’amour est ce par quoi les dieux font entendre leur message aux mortels, soit qu’ils dorment, soit qu’ils soient éveillés. Chose étrange qui ne semble pas non plus avoir beaucoup retenu l’attention c’est que : soit qu’ils dorment, soit qu’ils soient éveillés, si vous avez entendu ma phrase, à qui cela se rapporte-t-il aux dieux ou aux hommes ? Eh bien, je vous assure que dans le texte grec on peut en douter. Tout le monde traduit, selon le bon sens, que cela se rapporte aux hommes, mais c’est au datif qui est précisément le cas où sont les theios dans la phrase, de sorte que c’est une petite énigme de plus à laquelle nous ne nous arrêterons pas longtemps.

Simplement, disons que le mythe situe l’ordre du démonique au point où notre psychologie parle du monde de l’animisme. C’est bien fait en quelque sorte aussi pour nous inciter à rectifier ce qu’a de sommaire cette notion que le primitif aurait un monde animiste. Ce qui nous est dit là, au passage, c’est que c’est le monde des messages que nous dirons énigmatiques, ce qui veut dire seulement pour nous des messages où le sujet ne reconnaît pas le sien propre. La découverte de l’inconscient est essentielle en ceci qu’il nous a permis d’étendre le champ des messages que nous pouvons authentifier – les seuls que nous puissions authentifier comme messages, au sens propre de ce terme en tant qu’il est fondé dans le domaine du symbolique – à savoir que beaucoup de ceux que nous croyions être des messages [soupapes] du réel ne sont que les nôtres propres, c’est cela qui est conquis sur le monde des dieux, c’est cela aussi qui, au point où nous en sommes, n’est pas encore conquis.

C’est autour de cela que ce qui va se développer dans le mythe de Diotime, nous le continuerons de bout en bout la prochaine fois ; et, en en ayant fait le tour nous verrons pourquoi il est condamné à laisser opaque ce qui est l’objet des louanges qui constituent la suite du Banquet, condamné à le laisser opaque et à laisser comme champ où peut se développer l’élucidation de sa vérité seulement ce qui va suivre à partir de l’entrée d’Alcibiade.

Loin d’être une rallonge, une partie caduque voire à rejeter, cette entrée d’Alcibiade est essentielle, car c’est d’elle, c’est dans l’action qui se développe à partir de l’entrée d’Alcibiade, entre Alcibiade Agathon et Socrate, que seulement peut être donnée d’une façon efficace la relation structurale. C’est là même que nous pourrons reconnaître ce que la découverte de l’inconscient et l’expérience de la psychanalyse (nommément l’expérience transférentielle), nous permettent à nous, enfin, de pouvoir exprimer d’une façon dialectique.
Nous en sommes la dernière fois arrivés au point où Socrate, parlant de l’amour, fait parler à sa place Diotime. J’ai marqué de l’accent du point d’interrogation cette substitution étonnante à l’acmé, au point d’intérêt maximum du dialogue, à savoir quand Socrate après avoir apporté le tournant décisif en produisant le manque au cœur de la question sur l’amour (l’amour ne peut être articulé qu’autour de ce manque du fait que ce qu’il désire il ne peut en avoir que manque), et après avoir apporté ce tournant dans le style toujours triomphant, magistral de cette interrogation en tant qu’il la porte sur cette cohérence du signifiant – je vous ai montré qu’elle était l’essentiel de la dialectique socratique – le point où il distingue de toute autre sorte de connaissance l’épistémè, la science, à ce point, singulièrement, il va laisser la parole de façon ambiguë à celle qui, à sa place, va s’exprimer par ce que nous appelons à proprement parler le mythe – le mythe dont en cette occasion je vous ai signalé que le terme n’est pas aussi spécifié qu’il peut l’être en notre langue – avec la distance que nous avons prise de ce qui distingue le mythe de la science : , muthous legein, c’est à la fois une histoire précise et le discours, ce qu’on dit. Voilà à quoi Socrate va s’en remettre en laissant parler Diotime.

Et j’ai souligné, accentué d’un trait, la parenté qu’il y a de cette substitution avec le dioecisme dont Aristophane avait déjà indiqué la forme, l’essence, comme étant au cœur du problème de l’amour ; par une singulière division c’est la femme peut-être, la femme qui est en lui ai-je dit, que Socrate à partir d’un certain moment laisse parler.

Vous comprenez tous que cet ensemble, cette succession de formes, cette série de transformations – employez-le comme vous voudrez au sens que ce terme prend dans la combinatoire – s’expriment dans une démonstration géométrique ; cette transformation des figures à mesure que le dialogue avance, c’est là où nous essayons de retrouver ces repères de structure qui, pour nous et pour Platon qui nous y guide, nous donneront les coordonnées de ce qui s’appelle l’objet du dialogue : l’amour.

C’est pourquoi, rentrant dans le discours de Diotime, nous voyons que quelque chose se développe qui, en quelque sorte, va nous faire glisser de plus en plus loin de ce trait original que dans sa dialectique a introduit Socrate en posant le terme du manque sur quoi Diotime va nous interroger ; ce vers quoi elle va nous mener s’amorce déjà autour d’une interrogation, sur ce que vise le point où elle reprend le discours de Socrate : « De quoi manque-t-il celui qui aime ? ».

Et là, nous nous trouvons tout de suite portés à cette dialectique des biens pour laquelle je vous prie de vous reporter à notre discours de l’année dernière sur l’Éthique. Ces biens pourquoi aime-t-il, celui qui aime ? et elle poursuit : « C’est pour en jouir  ». Et c’est ici que se fait l’arrêt, le retour : « Est-ce donc de tous les biens que va surgir cette dimension de l’amour ? ». Et c’est ici que Diotime, en faisant une référence aussi digne d’être notée avec ce que nous avons accentué être la fonction originelle de la création comme telle, de la (((((((/poièsis/, va y prendre sa référence pour dire : « Quand nous parlons de poièsis, nous parlons de création, mais ne vois-tu pas que l’usage que nous en faisons est tout de même plus limité, c’est à cette sorte de [créations] qu’on appelle poètes, cette sorte de création qui fait que c’est à la poésie et à la musique que nous nous référons, de même que dans tous les biens il y a quelque chose qui se spécifie pour que nous parlions de l’amour… », c’est ainsi qu’elle introduit la thématique de l’amour du beau, du beau comme spécifiant la direction dans laquelle s’exerce cet appel, cet attrait à la possession, à la jouissance de posséder, à la constitution d’un ktèma qui est le point où elle nous mène pour définir l’amour.

Ce fait est sensible dans la suite du discours, quelque chose y est suffisamment souligné comme une surprise et comme un saut : ce bien, en quoi se rapporte-t-il à ce qui s’appelle et se spécifie spécialement comme le beau ? Assurément, nous avons à ce détour du discours à souligner ce trait de surprise qui fait que c’est à ce passage même que Socrate témoigne d’une de ces répliques d’émerveillement, de cette même sidération qui a été évoquée pour le discours sophistique, et dont il nous dit que Diotime ici fait preuve de la même impayable autorité qui est celle avec laquelle ils exercent leur fascination ; et Platon nous avertit qu’à ce niveau Diotime s’exprime tout à fait comme le sophiste et avec la même autorité.

Ce qu’elle introduit est ceci, que ce beau a rapport avec ceci qui concerne non pas l’avoir, non pas quoi que ce soit qui puisse être possédé, mais l’être, et l’être à proprement parler en tant qu’il est celui de l’être mortel. Le propre de ce qui est de l’être mortel est qu’il se perpétue par la génération. Génération et destruction, telle est l’alternance qui régit le domaine du périssable, telle est aussi la marque qui en fait un ordre de réalité inférieur, du moins est-ce ainsi que cela s’ordonne dans toute la perspective qui se déroule dans la lignée socratique, aussi bien chez Socrate que chez Platon.

Cette alternance génération et corruption est là ce qui frappe dans le domaine même de l’humain, c’est ce qui fait qu’il trouve sa règle éminente ailleurs, plus haut, là où justement ni la génération ni la corruption ne frappent les essences, les formes éternelles auxquelles seulement la participation assure ce qui existe dans son fondement d’être.

Le beau donc, dit Diotime, c’est ce qui en somme dans ce mouvement de la génération (en tant, dit-elle, que c’est le mode sous lequel le mortel se reproduit, que c’est seulement par là qu’il approche du permanent, de l’éternel, que c’est son mode de participation fragile à l’éternel), le beau est à proprement parler ce qui dans ce passage, dans cette participation éloignée est ce qui l’aide, si l’on peut dire, à franchir les caps difficiles. Le beau, c’est le mode d’une sorte d’accouchement, non pas sans douleur mais avec la moindre douleur possible, cette pénible menée de tout ce qui est mortel vers ce à quoi il aspire, c’est-à-dire l’immortalité.

Tout le discours de Diotime articule proprement cette fonction de la beauté comme étant d’abord – c’est proprement ainsi qu’elle l’introduit une illusion, mirage fondamental par quoi l’être périssable, fragile, est soutenu dans sa relation, dans sa quête de cette pérennité qui est son aspiration essentielle. Bien sûr, il y a là-dedans presque sans pudeur l’occasion de toute une série de glissements qui sont autant d’escamotages. Et à ce propos, elle introduit comme étant du même ordre cette [conscience] où le sujet se reconnaît comme étant dans sa vie, sa courte vie d’individu, toujours le même, malgr頖 elle en souligne la remarque – en fin de compte qu’il n’y ait pas un point ni un détail de sa réalité charnelle, de ses cheveux jusqu’à ses os, qui ne soit le lieu d’un perpétuel renouvellement. Rien n’est jamais le même, tout [court] , tout change (le discours d’Héraclite est là sous-jacent), rien n’est jamais le même et pourtant quelque chose se reconnaît, s’affirme, se dit être toujours soi-même. Et c’est qu’elle se réfère significativement pour nous dire que c’est analogue, que c’est en fin de compte – de la même nature que ce qui se passe dans le renouvellement des êtres par la voie de la génération : le fait que les uns après les autres ces êtres se succèdent en reproduisant le même type. Le mystère de la morphogenèse est le même que celui qui soutient dans sa constance la forme individuelle.

[il n’est pas possible de ne pas] Dans cette référence première au problème de la mort, dans cette fonction qui est accusée de ce mirage du beau comme étant ce qui guide le sujet dans son rapport avec la mort (en tant qu’il est à la fois distancé et dirigé par l’immortel), il est impossible que vous ne fassiez pas le rapproche ment avec ce que l’année dernière, j’ai essayé de définir, d’approcher, concernant cette fonction du beau dans cet effet de défense dans lequel il intervient, de barrière à l’extrême de cette zone que j’ai définie comme celle de l’entre-deux-morts. Ce que le beau en somme nous parait dans le discours même de Diotime destiné à couvrir c’est, s’il y a deux désirs chez l’homme qui le captent dans ce rapport à l’éternité avec [les générations par] , la corruption et la destruction de l’autre, c’est le désir de mort en tant qu’inapprochable que le beau est destiné à voiler. La chose est claire dans le début du discours de Diotime.

On trouve ce phénomène que nous avons fait surgir à propos de la tragédie en tant que la tragédie est à la fois l’évocation, l’approche qui, du désir de mort comme tel, se cache derrière l’évocation de l’Atè, de la calamité fondamentale autour de quoi tourne le destin du héros tragique et de ceci que, pour nous, en tant que nous sommes appelés à y participer, c’est à ce moment maximum que le mirage de la beauté tragique apparaît.

Désir de beau, désir du beau, c’est cette ambiguïté autour de laquelle la dernière fois je vous ai dit qu’allait s’opérer le glissement de tout le discours de Diotime. Je vous laisse là le suivre vous-mêmes dans le développement de ce discours.

Désir de beau, désir en tant qu’il s’attache, qu’il est pris dans ce mirage, c’est cela qui répond à ce que nous avons articulé comme correspondant à la présence cachée du désir de mort. Le désir du beau, c’est ce qui, en quelque sorte, renversant la fonction, fait que le sujet choisit les traces, les appels de [celui qui lui offre cet objet] , certains entre ses objets.

C’est ici que nous voyons dans le discours de Diotime ce glissement s’opérer qui, de ce beau qui était là, pas médium mais transition, mode de passage, le fait devenir, ce beau, le but même qui va être cherché. À force, si l’on peut dire, de rester le guide, c’est le guide qui devient l’objet, ou plutôt qui se substitue aux objets qui peuvent en être le support, et non sans aussi que la transition n’en soit extrêmement marquée dans le discours même. La transition est faussée. Nous voyons Diotime, après avoir été aussi loin que possible dans le développement du beau fonctionnel, du beau dans ce rapport à la fin de l’immortalité, y avoir été jusqu’au paradoxe puisqu’elle va (évoquant précisément la réalité tragique à laquelle nous nous référions l’année dernière) jusqu’à dire cet énoncé qui n’est pas sans provoquer quelque sourire dérisoire : « Crois-tu même que ceux qui se sont montrés capables des plus belles actions, Alceste » – dont j’ai parlé l’année dernière à propos de l’entre-deux-morts de la tragédie – « en tant qu’à la place d’Admète elle a accepté de mourir ne l’a pas fait pour qu’on en parle, pour qu’à jamais le discours la fasse immortelle ? ».

C’est à ce point que Diotime mène son discours et qu’elle s’arrête, disant : « Si tu as pu en venir jusque-là, je ne sais si tu pourras arriver jusqu’à ((((((((/epopteia/ ». Évoquant proprement la dimension des mystères, , elle reprend son discours sur cet autre registre (ce qui n’était que transition devient but) où, développant la thématique de ce que nous pourrions appeler une sorte de donjuanisme platonicien, elle nous montre l’échelle qui se propose à cette nouvelle phase qui se développe en tant qu’initiatrice, qui fait les objets se résoudre en une progressive montée sur ce qui est le beau pur, le beau en soi, le beau sans mélange. Et elle passe brusquement à ce quelque chose qui semble bien n’avoir plus rien à faire avec la thématique de la génération, c’est à savoir ce qui va de l’amour (non pas seulement d’un beau jeune homme, mais de cette beauté qu’il y a dans tous les beaux jeunes gens) à l’essence de la beauté, de l’essence de la beauté à la beauté éternelle et, à prendre les choses de très haut, à saisir le jeu dans l’ordre du monde de cette réalité qui tourne sur le plan fixe des astres qui nous l’avons déjà indiqu頖 est ce par quoi la connaissance, dans la perspective platonicienne, rejoint à proprement parler celle des Immortels.

Je pense vous avoir suffisamment fait sentir cette sorte d’escamotage par quoi le beau, en tant qu’il se trouve d’abord défini, rencontré comme [pris] sur le chemin de l’être, devient le but du pèlerinage, comment l’objet qui nous était d’abord présenté comme le support du beau devient la transition vers le beau, comment vraiment – pour être ramenés à nos propres termes – on peut dire que cette définition dialectique de l’amour, telle qu’elle est développée par Diotime, rencontre ce que nous avons essayé de définir comme la fonction métonymique dans le désir.

C’est quelque chose qui est au-delà de tous ces objets, qui est dans ce passage d’une certaine visée, d’un certain rapport, celui du désir à travers tous les objets vers une perspective sans limite ; c’est de cela qu’il est question dans le discours de Diotime. On pourrait croire, à des indices qui sont nombreux, que c’est là en fin de compte la réalité du discours. Et pour un peu, c’est bien ce que toujours nous sommes habitués à considérer comme étant la perspective de l’erôs, dans la doctrine platonicienne. L’erastès, l’erôn, l’amant, en quête d’un lointain erômenos est conduit par tous les erômenon, tout ce qui est aimable, digne d’être aimé (un lointain erômenos ou erômenon, c’est aussi bien un but neutre) et le problème est de ce que signifie, de ce que peut continuer à signifier au-delà de ce franchissement, de ce saut [manqué] ce qui, au départ de la dialectique, se présentait comme ktèma, comme but de possession.

Sans doute le pas que nous avons fait marque assez que ce n’est plus au niveau de l’avoir comme terme de la visée que nous sommes, mais à celui de l’être et qu’aussi bien dans ce progrès, dans cette ascèse, c’est d’une transformation, d’un devenir du sujet qu’il s’agit, que c’est d’une identification dernière avec ce suprême aimable qu’il s’agit (l’erastès devient l’erômenos). Pour tout dire, plus le sujet porte loin sa visée, plus il est en droit de s’aimer dans son Moi Idéal comme nous dirions – plus il désire, plus il devient lui-même désirable. Et c’est aussi bien là encore que l’articulation théologique pointe le doigt pour nous dire que l’erôs platonicien est irréductible à ce que nous a révélé l’agapè chrétienne à savoir, que dans l’erôs platonicien, l’aimant, l’amour, ne vise qu’à sa propre perfection.

Or le commentaire que nous sommes en train de faire du Banquet me semble justement de nature à montrer qu’il n’en est rien, c’est à savoir que ce n’est pas là qu’en reste Platon, à condition que nous voulions bien voir après ce relief ce que signifie que d’abord il ait fait à la place justement parler Diotime et puis voir ensuite ce qui se passe de l’arrivée d’Alcibiade dans l’affaire.

N’oublions pas que Diotime a introduit l’amour d’abord comme n’étant point de la nature des dieux, mais de celle des démons en tant qu’elle est, entre les immortels et les mortels, intermédiaire. N’oublions pas que pour l’illustrer, faire sentir ce dont il s’agit, ce n’est rien moins que la comparaison avec cet intermédiaire entre l’épistémè, la science au sens socratique, et l’amathia, l’ignorance, qu’elle s’est servie, cet intermédiaire qui, dans le discours platonicien, s’appelle la doxa, l’opinion vraie en tant sans doute qu’elle est vraie, telle que le sujet est [capable] d’en rendre compte, qu’il ne sait pas en quoi c’est vrai. Et j’ai souligné ces deux formules si frappantes : celle de l’aneu tou echein logon dounai qui caractérise la doxa, de donner la formule, le logos sans l’avoir, de l’écho que cette formule fait avec ce que nous donnons ici même pour celle de l’amour qui est justement de « donner ce qu’on n’a pas », et l’autre formule, celle qui fait face à la première, non moins digne d’être soulignée – sur la cour si je puis dire – à savoir regardant du côté de amathia, à savoir que cette doxa n’est pas non plus ignorance, oute amathia, car ce qui par chance atteint le réel, (((((((((((((((((((((((((/to gar tou ontos tugchanon/, ce qui rencontre ce qui est, comment serait-ce aussi absolument une ignorance ?

C’est bien cela qu’il faut que nous sentions, nous, dans ce que je pourrais appeler la mise en scène platonicienne du dialogue. C’est que Socrate, même posée la seule chose dans laquelle il se dit lui-même être capable (c’est concernant les choses de l’amour), même s’il est posé au départ qu’il s’y connaît, justement il ne peut en parler qu’à rester dans la zone du « il ne savait pas ».

Même sachant, il parle, et ne pouvant parler lui-même qui sait, il doit faire parler quelqu’un en somme qui parle sans savoir. Et c’est bien ce qui nous permet de remettre à sa place l’intangibilité de la réponse d’Agathon quand il échappe à la dialectique de Socrate tout simplement en lui disant : « Mettons que je ne savais pas ce que je voulais dire » mais c’est justement pour ça ! c’est justement là ce qui fait l’accent que j’ai développé sur ce mode si extraordinairement dérisoire que nous avons souligné, ce qui fait la portée du discours d’Agathon et sa portée spéciale, d’avoir justement été porté dans la bouche du poète tragique. Le poète tragique, vous ai-je montré, n’en peut parler que sur le mode bouffon, de même il a été donné à Aristophane le poète comique d’en accentuer ces traits passionnels que nous confondons avec le relief tragique.

« Il ne savait pas… ». N’oublions pas qu’ici prend son sens le mythe qu’a introduit Diotime de la naissance de l’Amour, que cet Amour naît d’Aporia et de Poros. Il est conçu pendant le sommeil de Poros, le-tout-sachant, fils de Mètis, l’invention par excellence, le tout-sachant-et-tout-puissant, la ressource par excellence. C’est pendant qu’il dort, au moment où il ne sait plus rien, que va se produire la rencontre d’où va s’engendrer l’Amour. Et celle qui à ce moment-là s’insinue par son désir pour produire cette naissance, l’Aporia, la féminine Aporia, ici l’erastès, la désirante originelle dans sa position véritablement féminine que j’ai soulignée à plusieurs reprises, elle est bien définie dans son essence, dans sa nature tout de même d’avant la naissance de l’Amour et très précisément en ceci qui manque, c’est qu’elle n’a rien d’erômenon. L’Aporia, la Pauvreté absolue, est posée dans le mythe comme n’étant en rien reconnue par le banquet qui se tient à ce moment-là, celui des dieux au jour de la naissance d’Aphrodite, elle est à la porte, elle n’est en rien reconnue, elle n’a en elle-même Pauvreté absolue, aucun bien qui lui donne droit à la table des étants. C’est bien en cela qu’elle est d’avant l’amour. C’est que la métaphore où je vous ai dit que nous reconnaîtrions toujours que d’amour il s’agit, fût-il en ombre, la métaphore qui substitue l’erôn, l’erastès à l’erômenon ici manque par défaut de l’erômenon au départ. L’étape, le stade, le temps logique d’avant la naissance de l’amour est ainsi décrit.

De l’autre côté, le « il ne savait pas… » est absolument essentiel à l’autre pas. Et là laissez-moi faire état de ce qui m’est venu à la tête tandis que j’essayais hier soir de pointer, de scander pour vous ce temps articulaire de la structure, ce n’est rien moins que l’écho de cette poésie, de ce poème admirable – dans lequel vous ne vous étonnerez pas car c’est avec intention que j’y ai choisi l’exemple dans lequel j’ai essayé de démontrer la nature fondamentale de la métaphore – ce poème qui à lui tout seul suffirait, malgré toutes les objections que notre snobisme peut avoir contre lui, à faire de Victor Hugo un poète digne d’Homère, le Booz endormi et l’écho qui m’en est venu soudain à l’avoir depuis toujours, de ces deux vers :

Booz ne savait pas qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle,

Relisez tout ce poème pour vous apercevoir que toutes les données du drame fondamental, que tout ce qui donne à l’Œdipe son sens et son poids éternels, qu’aucune de ces données ne manque, et jusqu’à l’entre-deux-morts évoquée quelques strophes plus haut à propos de l’âge et du veuvage de Booz :

Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
0 Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encore tout mêlés l’un à l’autre,
Elle a demi vivante et moi mort à demi.

Le rapport de cet entre-deux-morts avec la dimension tragique qui est bien celle ici évoquée en tant que constitutive de toute la transmission paternelle, rien n’y manque ; rien n’y manque, et c’est pourquoi c’est le lieu même de la présence de la fonction métaphorique que ce poème où vous la retrouvez sans cesse. Tout, jusque si on peut dire dans les aberrations du poète y est poussé jusqu’à l’extrême, jusqu’à dire ce qu’il a à dire en forçant les termes dont il se sert :

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,

Judith n’a jamais dormi, c’est Holopherne, peu importe, c’est quand même lui qui a raison car ce qui se profile au terme de ce poème, c’est ce qu’exprime la formidable image par laquelle il se termine :

(… ) et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

La serpe dont Cronos a été châtré ne pouvait pas manquer d’être évoquée au terme de cette constellation complète composant le complexe de la paternité.

Je vous demande pardon de cette digression sur le « il ne [le] savait pas ». Mais elle me semble essentielle pour faire comprendre ce dont il s’agit dans la position du discours de Diotime en tant que Socrate ne peut ici se poser dans son savoir qu’à montrer que, de l’amour, il n’est de discours que du point où il ne savait pas, qui, ici, me paraît fonction, ressort, naissance de ce que signifie ce choix par Socrate de son mode à ce moment d’enseigner ce qu’il prouve du même coup. Ce n’est pas là non plus ce qui permet de saisir ce qui se passe concernant ce qu’est la relation d’amour ; mais c’est précisément ce qui va suivre, à savoir l’entrée d’Alcibiade.

Vous le savez, est après (sans qu’en somme Socrate ait fait mine d’y résister) ce merveilleux, splendide développement océanique du discours de Diotime et, significativement, après qu’Aristophane ait quand même levé l’index pour dire : « Quand même laissez-moi placer un mot ». Car dans ce discours on vient de faire allusion à une certaine théorie et en effet c’est la sienne que la bonne Diotime a repoussée négligemment du pied, dans un anachronisme remarquez-le tout à fait significatif (car Socrate dit que Diotime lui a raconté cela autrefois, mais cela ne l’empêche pas de faire parler Diotime sur le discours que tient Aristophane). Aristophane, et pour cause, a son mot à dire et c’est là que Platon met un index, montre qu’il y a quelqu’un qui n’est pas content… Alors la méthode qui est de tenir au texte va nous faire voir si justement ce qui va se développer par la suite n’a pas avec cet index quelque rapport, même si, cet index levé, c’est tout dire, on lui a coupé la parole par quoi ? par l’entrée d’Alcibiade.

Ici changement à vue dont il faut bien planter dans quel monde tout d’un coup, après ce grand mirage fascinatoire, tout d’un coup il nous replonge. Je dis replonge parce que ce monde ça n’est pas l’ultra-monde, justement, c’est le monde tout court où, après tout, nous savons comment l’amour se vit et que, toutes ces belles histoires pour fascinantes qu’elles paraissent, il suffit d’un tumulte, d’un cri, d’un hoquet, d’une entrée d’homme saoul, pour nous y ramener comme au réel.

Cette transcendance où nous avons vu jouer comme en fantôme la substitution de l’autre à l’autre, nous allons la voir maintenant incarnée. Et si, comme je vous l’enseigne, il faut être trois et non pas deux seulement pour aimer, eh bien là, nous allons le voir.

Alcibiade entre et il n’est pas mauvais que vous le voyiez surgir sous la figure où il apparaît, à savoir sous la formidable trogne que lui fait non seulement son état officiellement aviné, mais le tas de guirlandes qu’il porte et qui, manifestement a une signification exhibitoire éminente, dans l’état divin où il se tient, de chef humain. N’oubliez jamais ce que nous perdons à n’avoir plus de perruques ! Imaginez bien ce que pouvaient être les doctes et aussi bien les frivoles agitations de la conversation au xviie siècle, lorsque chacun de ces personnages secouait à chacun de ses mots cette sorte d’attifage léonin qui était en plus un réceptacle à crasse et à vermine, imaginez donc la perruque du Grand Siècle, au point de vue de l’effet mantique ! Si ceci nous manque, ceci ne manque pas à Alcibiade qui va tout droit au seul personnage dont il est capable, dans son état, de discerner l’identité  – à savoir (dieu merci, c’est le maître de maison !) Agathon. Il va se coucher près de lui, sans savoir où ceci le met, c’est-à-dire dans la position metaxu, entre les deux, entre Socrate et Agathon, c’est-à-dire précisément au point où nous en sommes, au point où se balance le débat entre le jeu de celui qui sait et, sachant, montre qu’il doit parler sans savoir et celui qui, ne sachant pas, a parlé sans doute comme un sansonnet, mais qui n’en a pas moins fort bien parlé comme Socrate l’a souligné : « Tu as dit de fort belles choses », . C’est là que vient se situer Alcibiade, non sans bondir en arrière à s’apercevoir que ce damné Socrate est encore là.

Ce n’est pas pour des raisons personnelles si aujourd’hui je ne vous pousserai pas jusqu’au bout de l’analyse de ce qu’apporte toute cette scène, à savoir celle qui tourne à partir de cette entrée d’Alcibiade ; néanmoins, il faut bien que je vous annonce les premiers reliefs de ce qu’introduit cette présence d’Alcibiade : eh bien, disons une atmosphère de [scène] . Naturellement, je n’irai pas accentuer le côté caricatural des choses. Incidemment, j’ai parlé à propos de ce Banquet, d’assemblée de vieilles tantes, étant donné qu’ils ne sont pas tous de la première fraîcheur, mais quand même, ils ne sont pas sans être d’un certain format, Alcibiade c’est quand même quelqu’un ! Et quand Socrate demande qu’on le protège contre ce personnage qui ne lui permet pas de regarder quelqu’un d’autre, ce n’est pas parce que le commentaire de ce Banquet au cours des siècles s’est fait dans des chaires respectables au niveau des universités avec tout ce que cela comporte à la fois de noble et de noyant le poisson universel, ce n’est tout de même pas pour ça que nous n’allons pas nous apercevoir que ce qui se passe là est à proprement parler – je l’ai déjà soulign頖 du style scandaleux.

La dimension de l’amour est en train de montrer devant nous ce quelque chose où il faut bien que nous reconnaissions tout de même que doit se dessiner une de ses caractéristiques, et tout d’abord qu’elle ne tend pas, là où elle se manifeste dans le réel, à l’harmonie. Ce beau vers lequel nous semblait monter le cortège des âmes désirantes, il ne semble pas, après tout, que ce soit quelque chose qui soit ce qui structure tout dans cette forme de convergence. Chose singulière, il n’est pas donné dans les modes, dans les manifestations de l’amour, qu’on appelle tous à aimer , ce que vous aimez, à se fondre avec vous dans la montée vers l’erômenon.

Socrate, cet homme éminemment aimable, puisqu’on nous le produit dès les premiers mots comme un personnage divin, après tout, la première chose dont il s’agit, c’est qu’Alcibiade veut se le garder. Vous direz que vous n’y croyiez pas et que toutes sortes de choses le montraient, la question n’est pas là, nous suivons le texte et c’est de cela qu’il s’agit. Non seulement c’est de cela qu’il s’agit, mais c’est à proprement parler cette dimension qui est ici introduite.

Si le mot concurrence est à prendre dans le sens et la fonction que je lui ai donnés (dans l’articulation de ces transitivismes où se constitue l’objet en tant qu’il instaure entre les sujets la communication), quelque chose s’introduit bien là, d’un autre ordre. Au cœur de l’action d’amour s’introduit l’objet, si l’on peut dire, de convoitise unique, qui se constitue comme tel : un objet précisément dont on veut écarter la concurrence, un objet qui même à ce qu’on le montre. Et rappelez-vous que c’est comme cela que je l’ai introduit il y a maintenant trois ans dans mon discours, rappelez-vous que pour vous définir l’objet a du fantasme je vous ai pris l’exemple, dans La Grande Illusion de Renoir, de Dalio montrant son petit automate et de ce rougissement de femme avec lequel il s’efface après avoir . C’est là même dimension dans laquelle se déroule cette confession publique connotée avec je ne sais quelle gêne dont lui-même, Alcibiade, a conscience qu’il la développe en parlant.

Sans doute nous sommes dans la vérité du vin et ceci est articulé In vino veritas que reprendra Kierkegaard lorsqu’il refera lui aussi son banquet. Sans doute, nous sommes dans la vérité du vin, mais il faut vraiment avoir franchi toutes les bornes de la pudeur pour parler vraiment de l’amour comme Alcibiade en parle quand il exhibe ce qui lui est arrivé avec Socrate.

Qu’y a-t-il là derrière comme objet qui introduise dans le sujet lui-même cette vacillation ? C’est ici, c’est à la fonction de l’objet en tant qu’elle est proprement indiquée dans tout ce texte que je vous laisse aujourd’hui pour vous y introduire la prochaine fois, c’est autour d’un mot qui est dans le texte. Je crois avoir retrouvé l’histoire et la fonction de cet objet dans ce que nous pouvons entrevoir de son usage en grec autour d’un mot :(gðaðlðmðað/agalma/, qui nous est dit là être ce que Socrate, cette espèce de silène hirsute, recèle. C est autour du mot agalma, dont je vous laisse aujourd hui, dans le discours même, fermée l énigme, que je ferai tourner ce que je vous dirai la prochaine fois.
Je vous ai laissés la dernière fois en manière de relais dans notre propos sur le mot auquel je vous disais en même temps que je laissais jusqu’à la prochaine fois toute sa valeur d’énigme, sur le mot agalma.

Je ne croyais pas si bien dire. Pour un grand nombre, l’énigme était si totale qu’on se demandait : « Quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ? Est-ce que vous savez ? » Enfin, à ceux qui ont manifesté cette inquiétude, quelqu’un de ma maison a pu donner au moins cette réponse – qui prouve qu’au moins chez moi l’éducation secondaire sert à quelque chose – ça veut dire : ornement, parure. Quoi qu’il en soit, cette réponse n’était en effet qu’une réponse de premier aspect de ce que tout le monde doit savoir : agalma, de ((((((/agallô/, parer, orner, signifie en effet – au premier aspect – ornement, parure. D’abord elle n’est pas si simple que cela la notion d’ornement, de parure, on voit tout de suite que ça peut nous mener loin. Pourquoi, de quoi se pare-t-on ? ou pourquoi se parer et avec quoi ?

Il est bien clair que, si nous sommes là sur un point central, beaucoup d’avenues doivent nous y mener. Mais enfin j’ai retenu, pour en faire le pivot de mon explication, ce mot agalma. N’y voyez nul souci de rareté mais plutôt ceci que dans un texte auquel nous supposons la plus extrême rigueur, celui du Banquet, quelque chose nous mène en ce point crucial qui est formellement indiqué, au moment où je vous ai dit que tourne complètement la scène et, qu’après les jeux de l’éloge tels qu’ils ont été jusque là réglés par ce sujet de l’amour, entre cet acteur, Alcibiade, qui va tout faire changer. Je n’en veux pour preuve que  : lui-même change la règle du jeu en s’attribuant d’autorité la présidence. À partir de ce moment-là nous dit-il, ce n’est plus de l’amour qu’on va faire l’éloge mais de l’autre et nommément chacun de son voisin de droite. Vous verrez que pour la suite ceci a son importance, que c’est déjà beaucoup en dire, que, s’il va s’agir d’amour, c’est en acte dans cette relation de l’un à l’autre qui va ici avoir à se manifester.

Je vous l’ai fait observer déjà la dernière fois, il est notable qu’à partir du moment où les choses s’engagent sur ce terrain, avec le metteur en scène expérimenté que nous supposons être au principe de ce dialogue (ce qui nous est confirmé par l’incroyable généalogie mentale qui découle de ce Banquet – dont la dernière fois j’ai pointé à son propos l’avant-dernier écho le banquet de Kierkegaard – le dernier, je vous l’ai déjà nommé : c’est l’Erôs et Agapè d’Anders Nygren, tout cela se suspend toujours à l’armature, à la structure du Banquet), eh bien, ce personnage expérimenté ne peut faire dès qu’il s’agit de faire entrer en jeu l’autre, il n’y en a pas qu’un, il y en a deux autres, autrement dit au minimum ils sont trois. Cela, Socrate ne le laisse pas échapper dans sa réponse à Alcibiade quand, après cet extraordinaire aveu, cette confession publique, cette chose qui est entre la déclaration d’amour et presque dirait-on la malédiction, la diffamation de Socrate, Socrate lui répond : « Ce n’est pour moi que tu as parlé, c’est pour Agathon ». Tout ceci nous fait sentir que nous passons à un autre registre.

La relation duelle de celui qui, dans la montée vers l’amour procède par une voie d’identification (si vous voulez, aussi bien de production de ce que nous avons indiqué dans le discours de Diotime) y étant aidé par ce prodige du beau et, venant à voir dans ce beau lui-même identifié ici au terme à la perfection de l’œuvre de l’amour, trouve dans ce beau son terme même et l’identifie à cette perfection.

Autre chose donc ici entre en jeu ce rapport univoque qui donne au terme de l’œuvre d’amour ce but, cette fin de l’identification à ce que j’ai mis ici en cause l’année dernière, la thématique du souverain bien, du bien suprême. Ici nous est montré qu’autre chose soudain est substitué dans la triplicité, dans la complexité, qui nous montre, s’offre à nous livrer ce en quoi, vous savez, je fais tenir l’essentiel de la découverte analytique, cette topologie dont dans son fond résulte la relation du sujet au symbolique en tant qu’il est essentiellement distinct de l’imaginaire et de sa capture. C’est cela qui est notre terme, c’est cela que nous articulerons la prochaine fois pour clore ce que nous aurons à dire du Banquet. C’est cela à l’aide de quoi je ferai ressortir d’anciens modèles que je vous ai donnés de la topologie intrasubjective en tant que c’est ainsi que nous devons comprendre toute la seconde topique de Freud.

Aujourd’hui donc, ce que nous pointons, c’est quelque chose qui est essentiel à rejoindre cette topologie, dans la mesure où c’est sur le sujet de l’amour que nous avons à la rejoindre. C’est de la nature de l’amour qu’il est question, c’est d’une [opposition] , d’une articulation essentielle trop souvent oubliée, élidée, et sur laquelle nous analystes pourtant nous avons apporté l’élément, la cheville qui permet d’en accuser la problématique, c’est là-dessus que doit se concentrer ce que j’ai aujourd’hui à vous dire à propos [d’agathon] .

Il est d’autant plus extraordinaire, presque scandaleux que ceci n’ait pas été jusqu’ici mieux mis en valeur, que c’est d’une notion proprement analytique qu’il s’agit, que j’espère pouvoir vous faire sentir, vous faire tout à l’heure toucher du doigt.

Agalma, voici comment dans le texte il se présente : Alcibiade parle de Socrate, il dit qu’il va le démasquer – nous n’irons pas aujourd’hui jusqu’au bout de ce que signifie le discours d’Alcibiade – vous savez qu’Alcibiade entre dans les plus grands détails de son aventure avec Socrate. Il a essayé quoi ? que Socrate, dirons-nous, lui manifeste son désir car il sait que Socrate a du désir pour lui, ce qu’il a voulu c’est un signe.

Laissons ceci en suspens, il est trop tôt pour demander pourquoi. Nous sommes seulement au départ de la démarche d’Alcibiade et, au premier abord, cette démarche n’a pas l’air de se distinguer essentiellement de ce qu’on a dit jusque là. Il s’agissait au départ, dans le discours de Pausanias, de ce qu’on va chercher dans l’amour et il était dit que ce que chacun cherchait dans l’autre (échange de bons procédés) c’était ce qu’il contenait erômenon, de désirable. C’est bien de la même chose qu’il a l’air… qu’il semble s’agir maintenant. Alcibiade nous dit que Socrate est quelqu’un que ses dispositions amoureuses portent vers les beaux garçon,… – c’est un préambule – son ignorance est générale, il ne sait rien ((((((/agnoei/ du moins en apparence ! – et là, il entre dans la comparaison célèbre du silène qui est double dans sa portée. Je veux dire d’abord que c’est là son apparence, c’est-à-dire rien moins que belle et, d’autre part, que ce silène n’est pas simplement l’image qu’on désigne de ce nom, mais aussi quelque chose qui a son aspect usuel : c’est un emballage, un contenant, une façon de présenter quelque chose – ça devait exister. Ces menus instruments de l’industrie du temps étaient de petits silènes qui servaient de boîte à bijoux, d’emballage pour offrir les cadeaux et justement, c’est de cela qu’il s’agit.

Cette indication topologique est essentielle. Ce qui est important, c’est ce qui est à l’intérieur. Agalma peut bien vouloir dire parement ou parure, mais c’est ici avant tout objet précieux, bijou, quelque chose qui est à l’intérieur. Et ici expressément, Alcibiade nous arrache à cette dialectique du beau qui jusqu’ici était la voie, le guide, le mode de capture sur cette voie du désirable et il nous détrompe. et à propos de Socrate lui-même.

((((((((/Iste hoti/Sachez-le, dit-il, en apparence Socrate est amoureux des beaux garçons, ((((((((((((((((((((((((((((((((((((((((/oute ei tis kalos esti melei auto ouden/, que l’un ou l’autre soit beau,/melei autô ouden/, cela ne lui fait ni chaud ni froid, il s’en bat l’œil, il la méprise au contraire. (aðtðað(rðoðnðeð(/kataphroneî/, nous est-il dit. , à un point dont vous ne pouvez, pas vous faire idée tðoðsðoð(tðoðnð ð(sðoðnð ðoð(dð'ð ð(nð ðeð(wð ðoð((((((/tosouton hoson oud an eis oiètheiè/ vous ne pouvez même pas imaginer& et qu à vrai dire, la fin qu il poursuit  je le souligne parce que tout de même c’est dans le texte – il est expressément articulé en ce point que ce n’est pas seulement les biens extérieurs, la richesse par exemple, dont chacun jusque là (nous sommes des délicats) a dit que ce n’était pas cela qu’on cherchait chez les autres, [mais] aucun de ces autres avantages qui peuvent paraître d’aucune façon procurer /makaria/, un bonheur, une félicité,/hupo plèthous/ à qui que ce soit ; on a tout à fait tort de l’interpréter ici comme un signe qu’il s’agit de dédaigner les biens qui sont des biens pour la foule. [Il s’agit que] Ce qui est repoussé, c’est justement ce dont on a parlé jusque là, les biens en général.

D’autre part. nous dit Alcibiade, son aspect étrange ne vous y arrêtez pas si, (((((((((((((/eirôneuomenos/ il fait le naïf, il interroge, il fait l’âne pour avoir du son, il se conduit vraiment comme un enfant il passe son temps à dire des badinages. Mais (((((((((((((((((((((/spouda santos de autou/ – non pas comme on traduit – quand il se met à être sérieux… – mais, c’est – vous, soyez sérieux, faites-y bien attention, et ouvrez-le, le silène, (((((((((((/anoichthentos/ entr’ouvert, je ne sais pas si quelqu’un a jamais vu les agalmata qui sont à l’intérieur, les joyaux [donc] tout de suite Alcibiade pose qu’il met fort en doute que quelqu’un ait jamais pu voir de quoi il s’agit.

Nous savons que non seulement c’est là le discours de la passion, mais que c’est le discours de la passion en son point le plus tremblant, à savoir celui qui est en quelque sorte tout entier contenu dans l’origine. Avant même qu’il s’explique, il est là, lourd du coup de talon de tout ce qu’il a à nous raconter qui va partir. C’est donc bien le langage de la passion.

Déjà ce rapport unique, personnel : « … personne n’a jamais vu ce dont il s’agit, comme il m’est arrivé de voir ; et je l’ai vu ! » je les ai trouvés, ces agalmata à tel point déjà divins (((((/chrusa/, c’est chou, c’est en or, totalement [belles]  si extraordinaires, faramineux, qu’il n’y avait plus qu’une chose à faire, (((((((((/en brachei/, dans le plus bref délai, par les voies les plus courtes, faire tout ce que pouvait ordonner Socrate, ((((((((/poièteon/, ce qui est à faire ; ce qui devient le devoir, c’est tout ce qu’il plaît à Socrate de commander.

Je ne pense pas inutile que nous articulions un tel texte pas à pas. On ne lit pas ça comme on lit France-Soir ou un article de l’International Journal of Psychoanalysis. Il s’agit bien de quelque chose dont les effets sont surprenants. D’une part ces agalmata (au pluriel) on ne nous dit pas jusqu’à nouvel ordre ce que c’est et, d’autre part, cela entraîne tout d’un coup cette subversion, cette tombée sous le coup des commandements de celui qui les possède. Vous ne pouvez pas tout de même (ne> pas retrouver quelque chose de la magie que je vous ai déjà pointée autour du Che vuoi ? Que veux-tu ? C’est bien cette clé, ce tranchant essentiel de la topologie du sujet qui commence à : Qu’est-ce que tu veux ? – en d’autres termes : Y a-t-il un désir qui soit vraiment ta volonté ?

Or  continue Alcibiade -, comme je croyais que lui aussi c était du sérieux quand il parlait de (((/ðhôra/, ((( ð(((/emè hôra/  on traduit  la fleur de ma beauté& et commence toute la scène de séduction.

Mais je vous ai dit, nous n’irons pas plus loin aujourd’hui, nous essaierons de faire sentir ce qui rend nécessaire ce passage du premier temps à l’autre, à savoir pourquoi il faut absolument à tout prix que Socrate se démasque. Nous allons seulement nous arrêter à ces agalmata. Je peux bien vous dire que ce n’est pas – faites-moi ce crédit – à ce texte que remonte pour moi la problématique d’agalma, non pas d’ailleurs qu’il y aurait à cela le moindre inconvénient car ce texte suffit pour la justifier, mais je vais vous raconter l’histoire comme elle est.

Je peux vous dire que, sans à proprement pouvoir la dater, ma première rencontre avec agalma est une rencontre comme toutes les rencontres, imprévue. C’est dans un vers de l’Hécube d’Euripide qu’il m’a frappé il y a quelques années et vous comprendrez facilement pourquoi. C’était quand même un peu avant la période où j’ai fait entrer ici la fonction du phallus, dans l’articulation essentielle que l’expérience analytique et la doctrine de Freud nous montrent qu’il a, entre la demande et le désir ; de sorte qu’au passage, je n’ai pas manqué d’être frappé de l’emploi qui était donné de ce terme dans la bouche d’Hécube. Hécube dit : « Où est-ce qu’on va m’emmener, où est-ce qu’on va me déporter ? ».

Vous le savez, la tragédie d’Hécube se place au moment de la prise de Troie et, parmi tous les endroits qu’elle envisage dans son discours, il y a : « Sera-ce à cet endroit à la fois sacré et pestiféré… Délos ? » – comme vous [puisqu’] le savez on n’avait ni le droit d’y accoucher, ni d’y mourir. Et là, devant la description de Délos, elle fait allusion à un objet qui était célèbre, qui était – comme la façon dont elle en parle l’indique – un palmier dont elle dit que ce palmier, il est (((((((((((((((((/ôdinos agalma dias/, c’est-à-dire ôdinos, de la douleur, agalma dias, le terme dias désigne , il s’agit de l’enfantement d’Apollon, c’est l’agalma de la douleur de la divine. Nous retrouvons la thématique de l’accouchement mais tout de même assez changée, car là ce tronc, cet arbre, cette chose magique érigée, conservée comme un objet de référence à travers les âges, c’est quelque chose qui ne peut manquer – à nous en tout cas du moins, analystes – d’éveiller tout le registre qu’il y a autour de la thématique du phallus en tant que son fantasme est là, nous le savons, à l’horizon et situe cet objet infantile .

Le fétiche qu’il reste ne peut pas ne pas être non plus pour nous l’écho de cette signification. Mais en tout cas, il est bien clair qu’agalma ne peut pas là être traduit d’aucune façon par ornement, parure, ni même comme on voit souvent dans les textes, statue – car souvent ((((/theôn/agalmata, quand on traduit rapidement on croit que ça colle, qu’il s agit dans le texte des statues des dieux.

Vous le voyez tout de suite, ce sur quoi je vous retiens, ce qui fait je crois que c’est un terme à pointer dans cette signification, cet accent caché qui préside à ce qu’il faut faire pour retenir sur la voie de cette banalisation qui tend toujours à effacer pour nous le sens véritable des textes, c’est que chaque fois que vous rencontrez agalma – faites bien attention – même s’il semble s’agir des statues des dieux, vous y regarderez de près, vous vous apercevrez qu’il s’agit toujours d’autre chose.

Je vous donne déjࠖ nous ne jouons pas ici aux devinettes – la clé de la question en vous disant que c’est l’accent fétiche de l’objet dont il s’agit qui est toujours accentué. Aussi bien d’ailleurs, je ne fais pas ici un cours d’ethnologie, ni même de linguistique. Et je ne vais pas, à ce propos, accrocher la fonction du fétiche ni de ces pierres rondes, essentiellement au centre d’un temple (le temple d’Apollon par exemple). Vous voyez très souvent (c’est très connu, cette chose) le dieu lui-même représenté, [un] fétiche de quelque peuple, tribu de la boucle du Niger, c’est quelque chose d’innommable, d’informe, sur quoi peuvent à l’occasion se déverser énormément de liquides de diverses origines, plus ou moins puants et immondes et dont la superposition accumulée, allant du sang à la merde, constitue le signe que là est quelque chose autour de quoi toutes sortes d’effets se concentrent faisant du fétiche en lui-même bien autre chose qu’une image, qu’une icône, en tant qu’elle serait reproduction.

Mais ce pouvoir [spécial] de l’objet reste au fond de l’usage dont même pour nous, l’accent est encore conservé dans le terme d’idole ou d’icône. Dans le terme d’idole, par exemple dans l’emploi qu’en fait Polyeucte, ça veut dire : c’est rien du tout, ça se fout par terre. Mais tout de même si vous dites d’un tel ou d’une telle : « j’en fais mon idole », ça veut dire tout de même [quelque chose qui n’est] que vous n’en faites pas simplement la reproduction de vous ou de lui que vous en faites quelque chose d’autre, autour de quoi il se passe quelque chose.

Aussi bien il ne s’agit pas pour moi ici de poursuivre la phénoménologie du fétiche mais de montrer la fonction que . Et pour ce faire je peux rapidement vous indiquer que j’ai essayé, dans toute la mesure de mes forces, de faire le tour des passages qui nous restent de la littérature grecque où est employé le mot agalma. Et ce n’est que pour aller vite que je ne vous lirai pas chacun.

Sachez simplement par exemple que c’est de la multiplicité du déploiement des significations que je vous dégage la fonction, en quelque sorte centrale, qu’il faut voir à la limite des emplois de ce mot ; car bien entendu, nous ne nous faisons pas l’idée – je pense ici dans la ligne de l’enseignement que je vous fais – que l’étymologie consiste à trouver le sens dans la racine.

La racine d’agalma, c’est pas si commode. Ce que je veux vous dire, c’est que les auteurs, en tant qu’ils le rapprochent [d’agalos] d’ ((((((/agauos/ de ce mot ambigu qu’est /agamai/, j’admire mais aussi bien je porte envie, je suis jaloux de, qui va faire (((((/agazô/ qu’on supporte avec peine, va vers ((((((((/agaiomai/ qui veut dire être indigné, que les auteurs en mal de racines (je veux dire de racines qui portent avec elles un sens, ce qui est absolument contraire au principe de la linguistique) en dégagent (((/gal/ ou (((/gel/ le gel de (((((/gelaô/ le gal qui est le même dans (((((/glènè/ la pupille et galèn蠖 l’autre jour, je vous l’ai cité au passage – c’est la mer qui brille parce qu’elle est parfaitement unie : bref, que c’est une idée d’éclat qui est là cachée dans la racine. Aussi bien ((((((/aglaos/, Aglaè, la Brillante est là pour nous y faire un écho familier. Comme vous le voyez, cela ne va pas contre ce que nous avons à en dire. Je ne le mets là qu’entre parenthèses, parce que aussi bien ça n’est plutôt qu’une occasion de vous montrer les, ambiguïtés de cette idée que l’étymologie est quelque chose qui nous porte non pas vers un signifiant mais vers une signification centrale.

Car aussi bien on peut s’intéresser non pas au gal, mais à la première partie de l’articulation phonématique, à savoir (((/aga/ qui est proprement ce en quoi l’agalma nous intéresse par rapport à l’agathos. Et dans le genre, vous savez que je ne rechigne pas à la portée du discours d’Agathon, je préfère aller franchement à la grande fantaisie du Cratyle. Vous verrez que l’étymologie d’agathon, c’est (((((((/agastos/ admirable, donc Dieu sait pour quoi aller chercher agaston, l’admirable qu’il y a dans le ((((/thoon/ rapide !Telle est d’ailleurs la façon dont tout dans le Cratyle est interprété, il y a des choses assez jolies ; dans l’étymologie d’ ((((((((/anthrôpos/ il y a le langage articulé. Platon était vraiment quelqu’un de très bien.

Agalma, à la vérité, ce n’est pas de ce côté-là que nous avons à nous tourner pour lui donner sa valeur ; agalma, on le voit, a toujours rapport aux images à condition que vous voyiez bien que, comme dans tout contexte, c’est toujours d’un type d’images bien spéciales. Il faut que je choisisse parmi les références. Il y en a dans Empédocle, dans Héraclite, dans Démocrite. Je vais prendre les plus vulgaires, les poétiques, celles que tout le monde savait par cœur dans l’Antiquité. Je vais les chercher dans une édition juxtalinéaire de l’Iliade et de l’Odyssée. Dans l’Odyssée par exemple il y a deux endroits où l’on trouve agalma.

C’est d’abord au livre III dans la Télémachie et il s’agit des sacrifices que l’on fait pour l’arrivée de Télémaque. Les prétendants, comme d’habitude, en mettent un coup et on sacrifie au dieu bðoð(wð/boos/ ce qu on traduit par une génisse, c est un exemplaire de l espèce bSuf. Et on dit qu on convoque tout exprès un nommé Laerkès qui est orfèvre, comme et qu on le charge de faire un ornement d or, agalma, pour les cornes de la bestiole. Je vous passe tout ce qui est pratique concernant la cérémonie. Mais ce qui est important, ce n’est pas ce qui se passe après, qu’il s’agisse d’un sacrifice genre vaudou, ce qui est important, c’est ce qui est dit qu’ils attendent d’agalma ; agalma en effet est dans le coup, on nous le dit expressément. L’agalma, c’est justement cet ornement d’or, et c’est [à la faim de] la déesse Athéna que ceci est sacrifié, afin que, l’ayant vu, elle en soit (((((((((/kecharoito/, gratifiée – employons ce mot, puisque c’est un mot de notre langage. Autrement dit, l’agalma apparaît bien comme une espèce de piège à dieux, les dieux, ces êtres réels, il y a des trucs qui leur tirent l’œil.

Ne croyez pas que ce soit le seul exemple que j’aie à vous donner de l’emploi d’agalma. Par exemple quand, au livre VIII de la même Odyssée, on nous raconte ce qui s’est passé à la prise de Troie c’est-à-dire la fameuse histoire du grand cheval qui contenait dans son ventre les ennemis et tous les malheurs. qui était enceint de la ruine de Troie les Troyens qui l’ont tiré chez eux s’interrogent et ils se demandent ce qu’on va en faire. Ils hésitent et il faut bien croire que cette hésitation, c’est bien celle-là qui était pour eux mortelle, car il y avait deux choses à faire – ou bien, le bois creux, lui ouvrir le ventre pour voir ce qu’il y avait dedans – ou bien, l’ayant traîné au sommet de la citadelle, l’y laisser pour être quoi ? ((((/mega/ agalma. C’est la même idée, c’est le charme. C’est quelque chose qui est là aussi embarrassant pour eux que pour les Grecs. C’est un objet insolite pour tout dire, c’est ce fameux objet extraordinaire qui est tellement au centre de toute une série de préoccupations encore contemporaines – je n’ai pas besoin d’évoquer ici l’horizon surréaliste.

Ce qu’il y a de certain c’est que, pour les Anciens aussi, l’agalma c’est quelque chose autour de quoi on peut en somme attraper l’attention divine. Il y en a mille exemples que je pourrais vous donner. Dans l’histoire d’Hécube (encore dans Euripide), dans un autre endroit, on raconte le sacrifice aux mânes d’Achille, de sa fille Polyxène. Et c’est très joli ; nous avons là l’exception qui est l’occasion d’évoquer en nous les mirages érotiques : c’est le moment où l’héroïne offre elle-même une poitrine admirable qui est semblable, nous dit-on, à agalma ((((((((((((/hôs agalmatos/. Or il n’est pas sûr… rien n’indique qu’il faille nous contenter là de ce que cela évoque, à savoir la perfection des organes mammaires dans la statuaire grecque. Je crois bien plutôt que ce dont il s’agit, étant donné qu’à l’époque c’était pas des objets de musée, c’est bien plutôt de ce dont nous voyons partout ailleurs l’indication dans l’usage qu’on fait du mot quand on dit que dans les sanctuaires, dans des temples, dans des cérémonies on accroche ((((((/anaptô/ des agalmata. La valeur magique des objets qui sont ici évoqués est liée bien plutôt à l’évocation de ces objets que nous connaissons bien qu’on appelle des ex-voto. Pour tout dire, pour des gens beaucoup plus près que nous de la différenciation des objets à l’origine, c’est beau comme des [saints] d’ex-voto ; et en effet les [saints] d’ex-voto sont toujours parfaits, ils sont faits au tour, au moule. D’autres exemples ne manquent pas, mais nous pouvons en rester là.

Ce dont il s’agit, c’est du sens brillant, du sens galant, car le mot galant provient de galer [éclat qui est] en vieux français ; c’est bien, il faut le dire, de cela que nous, analystes, avons découvert la fonction sous le nom d’objet partiel. C’est là une des plus grandes découvertes de l’investigation analytique que cette fonction de l’objet partiel. La chose dont nous avons à cette occasion le plus à nous étonner, nous autres analystes, c’est qu’ayant découvert des choses si remarquables tout notre effort soit toujours d’en effacer l’originalité.

Il est quelque part dit, dans Pausanias, aussi à propos d’un usage d’agalma, que les agalmata qui se rapportent dans tel sanctuaire aux sorcières qui étaient là exprès pour retenir, empêcher de se faire l’accouchement d’Alcmène étaient (((((((((((/amudroteros amudrotera/, un tant soit peu effacés. Eh bien, c’est ça !

Nous avons effacé aussi, nous, tant que nous avons pu, ce que veut dire l’objet partiel ; c’est-à-dire que notre premier effort a été d’interpréter ce qu’on avait fait comme trouvaille, à savoir ce côté foncièrement partiel de l’objet en tant qu’il est pivot, centre, clé du désir humain, ça valait qu’on s’arrête là un instant… Mais non, que nenni ! On a pointé ça vers une dialectique de la totalisation, c’est-à-dire le seul digne de nous, l’objet plat, l’objet rond, l’objet total, l’objet sphérique sans pieds ni pattes, le tout de l’autre, l’objet génital parfait à quoi, comme chacun sait, irrésistiblement notre amour se termine ! Nous ne nous sommes pas dit à propos de tout ça que – même à prendre les choses ainsi – peut-être qu’en tant qu’objet de désir, cet autre est l’addition d’un tas d’objets partiels (ce qui n’est pas du tout pareil qu’un objet total), que nous-mêmes peut-être, dans ce que nous élaborons, ce que nous avons à manier de ce fond qu’on appelle notre Ça, c’est peut-être d’un vaste trophée de tous ces objets partiels qu’il s’agit.

A l’horizon notre ascèse à nous, notre modèle de l’amour, [nous l’avons mis de l’autre] … en quoi nous n’avons pas tout à fait tort, mais de cet autre, nous avons fait l’autre à qui s’adresse cette fonction bizarre que nous appelons l’oblativité : nous aimons l’autre pour lui-même – du moins quand on est arrivé au but et à la perfection, au stade génital qui bénit tout ça !

Nous avons certainement gagné quelque chose à ouvrir une certaine topologie de la relation à l’autre dont aussi bien, vous le savez, nous n’avons pas le privilège puisque toute une spéculation contemporaine diversement personnaliste tourne là autour. Mais c’est quand même drôle qu’il y ait quelque chose que nous ayons complètement laissé de côté dans cette affaire – c’est bien forcé de le laisser de côté quand on prend les choses dans cette visée particulièrement simplifiée – et qui suppose, avec l’idée d’une harmonie préétablie, le problème résolu : qu’en somme, il suffit d’aimer génitalement pour aimer l’autre pour lui-même.

Je n’ai pas apport頖 parce que je lui ai fait un sort ailleurs et vous le verrez bientôt sortir – le passage incroyable qui, là-dessus, est développé sur le sujet de la caractérologie du génital, dans ce volume qui s’appelle La Psychanalyse d’aujourd’hui. La sorte de prêcherie qui se déroule autour de cette idéalité terminale est quelque chose dont je vous ai depuis bien longtemps, je pense, fait sentir le ridicule. Nous n’avons pas aujourd’hui à nous y arrêter. Mais quoi qu’il en soit, il est bien clair qu’à revenir au départ et aux sources, il y a au moins une question à poser sur ce sujet. Si vraiment cet amour oblatif n’est en quelque sorte que l’homologue, le développement, l’épanouissement de l’acte génital en lui-même (qui suffirait, je dirai, à en donner le mot, le la, la mesure), il est clair que l’ambiguïté persiste au sujet de savoir si cet autre, notre oblativité est ce que nous lui dédions dans cet amour tout amour, tout pour l’autre, si ce que nous cherchons c’est sa jouissance (comme cela semble aller de soi du fait qu’il s’agit de l’union génitale) ou bien sa perfection.

Quand on évoque des idées aussi hautement morales que celle de l’oblativité, la moindre des choses qu’on puisse en dire, avec laquelle on puisse réveiller les vieilles questions, c’est quand même d’évoquer la duplicité de ces termes. En fin de compte ces termes, sous une forme aussi abrasée, simplifiée, ne se soutiennent que de ce qui est sous-jacent, c’est-à-dire l’opposition toute moderne du sujet et de l’objet. Aussi bien dès qu’un auteur un peu soucieux d’écrire dans un style perméable à l’audience contemporaine développera ces termes, ce sera autour de la notion du sujet et de l’objet qu’il commentera cette thématique analytique : nous prenons l’autre pour un sujet et non pas pour purement et simplement notre objet. L’objet étant situé ici dans le contexte d’une valeur de plaisir, de fruition, de jouissance, l’objet étant tenu pour réduire cette unique de l’autre (en tant qu’il doit être pour nous le sujet) à cette fonction omnivalente (si nous n’en faisons qu’un objet) d’être après tout un objet quelconque, un objet comme les autres, d’être un objet qui peut être rejeté, changé, bref d’être profondément dévalué.

Telle est la thématique qui est sous-jacente à cette idée d’oblativité, telle qu’elle est articulée, quand on nous en fait un espèce de corrélatif éthique obligé de l’accès à un véritable amour qui serait suffisamment connoté d’être génital.

Observez qu’aujourd’hui je suis moins en train de critiquer – c’est pour ça aussi bien que je me dispense d’en rappeler les textes – cette niaiserie analytique, que de mettre en cause ce sur quoi même elle repose, c’est à savoir qu’il y aurait une supériorité quelconque en faveur de l’aimé, du partenaire de l’amour à ce qu’il soit ainsi, dans notre vocabulaire existentialo-analytique, considéré comme un sujet. Car je ne sache pas qu’après avoir donné tellement une connotation péjorative au fait de considérer l’autre comme un objet, quelqu’un ait jamais fait la remarque que de le considérer comme un sujet, ça n’est pas mieux. Car si un objet en vaut un autre selon sa noèse, à condition que nous donnions au mot objet son sens de départ (que ce soit les objets en tant que nous les distinguons et pouvons les communiquer), s’il est donc déplorable que jamais l’aimé devienne un objet, est-il meilleur qu’il soit un sujet ?

Il suffit pour y répondre de faire cette remarque que si un objet en vaut un autre, pour le sujet c’est encore bien pire, car ce n’est pas simplement un autre sujet qu’il vaut. Un sujet strictement en est un autre ! Le sujet strict, c’est quelqu’un à qui nous pouvons imputer quoi ? rien d’autre que d’être comme nous cet être qui (((((((((((((((((((/enarthron echein epos/, qui s’exprime en langage articulé, qui possède la combinatoire et qui peut à notre combinatoire répondre par ses propres combinaisons donc, que nous pouvons faire entrer dans notre calcul comme quelqu’un qui combine comme nous.

Je pense que ceux qui sont formés à la méthode que nous avons ici introduite, inaugurée, n’iront pas là-dessus me contredire, c’est la seule définition saine du sujet, en tout cas la seule saine pour nous – celle qui permet d’introduire comment obligatoirement un sujet entre dans la Spaltung déterminée par sa soumission à ce langage. À savoir qu’à partir de ces termes nous pouvons voir comment il est strictement nécessaire qu’il se passe quelque chose, c’est que dans le sujet il y a une part où ça parle tout seul, [ce en quoi] néanmoins le sujet reste suspendu. Aussi bien – c’est justement ce qu’il s’agit de savoir et comment peut-on en venir à l’oublier – quelle fonction peut occuper dans cette relation justement élective, privilégiée, qu’est la relation d’amour le fait que ce sujet avec lequel entre tous nous avons le lien de l’amour… en quoi justement cette question a un rapport avec ceci qu’il soit l’objet de notre désir. Car si on suspend cette amarre, ce point tournant, ce centre de gravité, d’accrochage de la relation d’amour, si on la met en évidence et si, en la mettant, on ne la met pas en la distinguant, il est véritablement impossible de dire quoi que ce soit qui soit autre chose qu’un escamotage concernant la relation de l’amour. C’est précisément à cela, à cette nécessité d’accentuer le corrélatif objet du désir en tant que c’est ça l’objet, non pas l’objet de l’équivalence, du transitivisme des biens, de la transaction sur les convoitises, mais ce quelque chose qui est la visée du désir comme tel, ce qui accentue un objet entre tous d’être sans [balance] avec les autres. C’est avec cette fonction de l’objet, c’est à cette accentuation de l’objet que répond l’introduction en analyse de la fonction de l’objet partiel.

Et aussi bien d’ailleurs tout ce qui fait, vous le savez, le poids, le retentissement, l’accent du discours métaphysique, repose toujours sur quelque ambiguïté. Autrement dit, si tous les termes dont vous vous servez quand vous faites de la métaphysique, étaient strictement définis, n’avaient chacun qu’une signification univoque, si le vocabulaire de la philosophie d’aucune façon triomphait (but éternel des professeurs !) vous n’auriez plus à faire de métaphysique du tout, car vous n’auriez plus rien à dire. Je veux dire que vous vous apercevriez que les mathématiques, c’est beaucoup mieux, là on peut agiter des signes ayant un sens univoque parce qu’ils n’en ont aucun.

De toute façon, quand vous parlez d’une façon plus ou moins passionnée des rapports du sujet et de l’objet, c’est parce que vous mettez sous le sujet quelque chose d’autre que ce strict sujet dont je vous parlais tout à l’heure et, sous l’objet, autre chose que l’objet que je viens de définir comme quelque chose qui, à la limite, confine à la stricte équivalence d’une communication sans équivoque d’un objet scientifique. Pour tout dire, si cet objet vous passionne c’est parce que là-dedans, caché en lui il y a l’objet du désir, agalma (le poids, la chose pour laquelle c’est intéressant de savoir où il est, ce fameux objet, savoir sa fonction et savoir où il opère aussi bien dans l’inter que dans l’intrasubjectivité) et en tant que cet objet privilégié du désir, c’est quelque chose qui, pour chacun, culmine à cette frontière, à ce point limite que je vous ai appris à considérer comme la métonymie du discours inconscient où il joue un rôle que j’ai essayé de formaliser – j’y reviendrai la prochaine fois – dans le fantasme.

Et c’est toujours cet objet qui, de quelque façon que vous ayez à en parler dans l’expérience analytique – que vous l’appeliez le sein, le phallus, ou la merde – est un objet partiel. C’est là ce dont il s’agit pour autant que l’analyse est une méthode, une technique qui s’est avancée dans ce champ délaissé, dans ce champ décrié, dans ce champ exclu par la philosophie (parce que non maniable, non accessible à sa dialectique et pour les mêmes raisons) qui s’appelle le désir. Si nous ne savons pas pointer, pointer dans une topologie stricte, la fonction de ce que signifie cet objet à la fois si limité et si fuyant dans sa figure, qui s’appelle l’objet partiel, si donc vous ne voyez pas l’intérêt de ce que j’introduis aujourd’hui sous le nom d’agalma (c’est le point majeur de l’expérience analytique) et je ne puis le croire un instant étant donné que, quel que soit le malentendu de ceci, la force des choses fait que tout ce qui se fait, se dit de plus moderne dans la dialectique analytique tourne autour de cette fonction foncière, radicale, référence kleinienne de l’objet en tant que bon ou mauvais, ce qui est bien considéré dans cette dialectique comme une donnée primordiale. C’est bien là ce sur quoi je vous prie d’arrêter un instant votre esprit.

Nous faisons tourner un tas de choses, un tas de fonctions d’identification : identification à celui auquel nous demandons quelque chose dans l’appel d’amour et, si cet appel est repoussé, l’identification à celui-là même auquel nous nous adressions comme à l’objet de notre amour (ce passage si sensible de l’amour à l’identification) et puis, dans une troisième sorte d’identification (il faut lire Freud un petit peu : les Essais de psychanalyse), la fonction tierce que prend ce certain objet caractéristique en tant qu’il peut être l’objet du désir de l’autre à qui nous nous identifions. Bref, notre subjectivité, nous la faisons tout entière se construire dans la pluralité, dans le pluralisme de ces niveaux d’identification que nous appellerons l’Idéal du Moi, Moi Idéal, que nous appellerons aussi [identifié] Moi désirant.

Mais il faut tout de même savoir où fonctionne, où se situe dans cette articulation l’objet partiel. Et là vous pouvez remarquer simplement, au développement présent du discours analytique, que cet objet, agalma, petit a, objet du désir, quand nous le cherchons selon la méthode kleinienne, est là dès le départ avant tout développement de la dialectique, il est déjà là comme objet du désir. Le poids, le noyau intercentral du bon ou du mauvais objet (dans toute psychologie qui tend à se développer et s’expliquer en termes freudiens) c’est ce bon objet ou ce mauvais objet que Mélanie Klein situe quelque part dans cette origine, ce commencement des commencements qui est même avant la période dépressive. Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose dans notre expérience, qui à soi tout seul est déjà suffisamment signalétique ?

Je pense avoir assez fait aujourd’hui en disant que c’est autour de cela que concrètement, dans l’analyse ou hors de l’analyse, peut et doit se faire la division entre une perspective sur l’amour qui, elle, en quelque sorte, noie, dérive, masque, élide, sublime tout le concret de l’expérience (cette fameuse montée vers un Bien suprême dont on est étonné que nous puissions encore, nous, dans l’analyse, garder de vagues reflets à quatre sous, sous le nom d’oblativité, cette sorte d’aimer en Dieu, si je peux dire, qui serait au fond de toute relation amoureuse), ou si, comme l’expérience le démontre, tout tourne autour de ce privilège, de ce point unique et constitué quelque part par ce que nous ne trouvons que dans un être quand nous aimons vraiment. Mais qu’est-ce que cela… justement agalma, cet objet que nous avons appris à cerner, à distinguer dans l’expérience analytique et autour de quoi, la prochaine fois, nous essaierons de reconstruire, dans sa topologie triple (du sujet, du petit autre et du grand Autre), en quel point il vient jouer et comment ce n’est que par l’Autre et pour l’Autre qu’Alcibiade, comme tout un chacun, veut faire savoir à Socrate son amour.
DOCUMENT ANNEXE n°1 au séminaire du 1er février 1961

Cratyle, trad. L. Méridier, « Les Belles Lettres », 1969 (cf. n°17, p.125).
………………………. ………….
Voici maintenant le bien (agathon). Ce mot tend à désigner ce qui est admirable (agaston) dans toute la nature. Car, puisque les êtres sont en marche, il y a en eux de la vitesse, et il y a aussi de la lenteur. Ce n’est donc pas l’ensemble qui est admirable, mais une partie de l’ensemble, l’élément rapide (thoon) ; à cette partie admirable (agaston) s’applique cette dénomination, le bien (agathon).

…………………….. – SOCRATE. – À quel moment celui qui quitte la place aura-t-il le droit de s’arrêter ? N’est-ce pas quand il en sera à ces noms qui sont, pour ainsi dire, les éléments du reste, phrases et noms ? Car ceux-là ne doivent plus apparaître comme composés d’autres noms, s’il en est ainsi. Voilà par exemple agathon (bien) : nous le disions tout à l’heure composé de agaston et de thoon le mot thoon, nous pourrions sans doute le tirer de noms différents, et ceux-là, d’autres encore. Mais si nous venons à prendre ce qui n’est plus composé de noms différents, nous aurons le droit de dire que nous sommes arrivés à un élément, et que nous ne devons plus le rapporter à d’autres noms.
Hermogène. – Ton idée me semble juste.
DOCUMENT ANNEXE n°2 au séminaire du 1er février 1961

Cratyle, trad. L. Méridier, « Les Belles Lettres », 1969 (cf. n. 18, p. 125).

Mais ce n’est pas cela qui est difficile à concevoir, c’est plutôt le nom des hommes Pourquoi sont-ils appelés anthrôpois ? Toi, peux-tu le dire ?

HERMOGÈNE. – Comment le pourrais-je, mon bon ? Même si j’étais capable de le trouver, je ne m’en donnerais pas la peine, car je pense que tu sauras le découvrir mieux que moi.

SOCRATE. – L’inspiration d’Euthyphron te donne confiance, parait-il !

HERMOGÈNE. – Évidemment.

SOCRATE. – Et tu as raison d’avoir confiance. Car, en ce moment, je crois qu’il m’est venu des idées ingénieuses, et je risquerai, si je n’y prends garde, d’être encore aujourd’hui plus habile que de raison. Fais attention à ce que je vais dire. En premier lieu, voici ce qu’on doit se mettre dans l’esprit au sujet des noms : souvent nous ajoutons des lettres, nous en ôtons d’autres, en dérivant les noms d’où il nous plaît, et nous déplaçons les accents. Voilà, par exemple, Dii philos (ami de Zeus) ; pour faire un nom de cette locution, nous enlevons le second i, et à la syllabe du milieu, qui est aiguë, nous substituons une grave. Dans d’autres cas, inversement, nous ajoutons des lettres, et faisons passer dans la prononciation le grave à l’aigu.

HERMOGÈNE. – Tu dis vrai.

SOCRATE. – Eh bien, c’est un de ces changements qu’a éprouvé le nom des hommes, il me semble. De locution il est devenu nom, par la suppression d’une lettre, l’a, et la transformation de la finale en grave.
HERMOGÈNE. – Que veux-tu dire ?

SOCRATE. – Ceci. Ce nom d’anthrôpos signifie qu’au contraire des animaux, incapables d’observer rien de ce qu’ils voient, d’en raisonner et de l’examiner, l’homme, dès qu’il a vu, – et opôpé a ce sens – applique son examen et son raisonnement à ce qu’il a vu. Et voilà pourquoi, à la différence des animaux, l’homme a été justement nommé, anthrôpos : car il examine ce qu’il a vu (anathrôn ha opôpé).

HERMOGÈNE. – Et la suite ? Dois-je te la demander ? J’aurais plaisir à l’apprendre.

SOCRATE. – Parfaitement.
…………………………………………………………………..
Il y a donc des agalmata dans Socrate et c’est ce qui a provoqué l’amour d’Alcibiade. Nous allons maintenant revenir sur la scène en tant qu’elle met en scène précisément Alcibiade dans son discours adressé à Socrate et auquel Socrate – comme vous le savez – va répondre en en donnant à proprement parler une interprétation. Nous verrons en quoi cette appréciation peut être retouchée, mais on peut dire que structuralement, au premier aspect, l’intervention de Socrate va avoir tous les caractères d’une interprétation, à savoir : , « Tout ce que tu viens de dire de si extraordinaire, énorme, dans son impudence, tout ce que tu viens de dévoiler en parlant de moi, c’est pour Agathon que tu l’as dit ».

Pour comprendre le sens de la scène qui se déroule de l’un à l’autre de ces termes (de l’éloge qu’Alcibiade fait de Socrate à cette interprétation de Socrate et à ce qui suivra) il convient que nous reprenions les choses d’un peu plus haut et dans le détail, que nous voyions le sens de ce qui se passe à partir de l’entrée d’Alcibiade, entre Alcibiade et Socrate.

Je vous l’ai dit, à partir de ce moment il s’est passé ce changement que ce n’est plus de l’amour mais d’un autre désigné dans l’ordre qu’il va être question de faire l’éloge, et l’important est justement ceci, c’est qu’il va être question de faire l’éloge de l’autre, epainos. Et c’est précisément en cela, quant au dialogue, que réside le passage de la métaphore. L’éloge de l’autre se substitue non pas à l’éloge de l’amour mais à l’amour lui-même, et ceci dès l’entrée. C’est à savoir que Socrate s’adressant à Agathon, lui dit : l’amour de cet homme-lࠖ Alcibiade – n’est pas pour moi une mince affaire ! – Chacun sait qu’Alcibiade a été le grand amour de Socrate – Depuis que je me suis énamouré de lui, – nous verrons le sens qu’il convient de donner à ces termes, il en a été l’erastès – il ne m’est plus permis, de porter les yeux sur un beau garçon, ni de m’entretenir avec aucun, sans qu’il me jalouse et m’envie, se livrant à d’incroyables excès  ; à peine s’il ne me tombe pas dessus de la façon la plus violente ! Prends garde donc et protège-moi, dit-il à Agathon… car aussi bien de celui-ci la manie et la rage d’aimer (((((((((((/philerastian/ sont ce qui me fait peur !

C’est à la suite de cela que se place le dialogue avec Eryximaque d’où va résulter le nouvel ordre des choses. C’est à savoir qu’il est convenu qu’on fera l’éloge à tour de rôle de celui qui dans le rang succède vers la droite. Ceci est instauré au cours d’un dialogue entre Alcibiade et Eryximaque. L’epainos, l’éloge dont il va être alors question a – je vous l’ai dit – cette fonction métaphorique, symbolique d’exprimer quelque chose qui de l’un à l’autre (celui dont on parle) a une certaine fonction de métaphore de l’amour ; epainein, louer a ici une fonction rituelle qui est quelque chose qui peut se traduire dans ces termes : parler bien de quelqu’un. Et quoi qu’on ne puisse faire valoir ce texte au moment du Banquet, puisqu’il est bien postérieur, Aristote dans sa Rhétorique, livre 1, chapitre 9, distingue l’epainos de l’encômion. Je vous ai dit que je ne voulais pas entrer jusqu’à présent sur cette différence de l’epainos et de l’encômion, nous y viendrons quand même pourtant entraînés par la force des choses.

La différence de l’epainos très précisément dans la façon dont Agathon a introduit son discours. Il parle de l’objet en partant de sa nature, de son essence pour en développer ensuite les qualités, c’est un déploiement si l’on peut dire de l’objet dans son essence, alors que l’encômion – que nous avons peine à traduire, semble-t-il, et le terme de (((((/kômos/ qui y est impliqué y est sans doute pour quelque chose – l’encômion – si cela doit se traduire par quelque chose d’équivalent dans notre langue – c’est quelque chose comme panégyrique et, si nous suivons Aristote, il s’agira alors de tresser la guirlande des actes, des hauts faits de l’objet, point de vue qui déborde, qui est excentrique par rapport à la visée de son essence qui est celle de l’epainos.

Mais l’epainos n’est pas quelque chose qui dès l’abord se présente sans ambiguïté. D’abord c’est au moment où il est décidé que c’est d’epainos qu’il s’agira, qu’Alcibiade commence de rétorquer que la remarque qu’a faite Socrate concernant sa jalousie, disons féroce, ne comporte pas un traître mot de vrai. C’est tout le contraire… c’est lui, le bonhomme, qui, s’il m’arrive de louer quelqu’un en sa présence, soit un dieu soit un homme, du moment que c’est un autre que lui, va tomber sur moi – et il reprend la même métaphore que tout à l’heure – ((((((((/tô cheire/, à bras raccourcis ! Il y a là un ton, un style, une sorte de malaise, d’embrouille, une sorte de réponse gênée, de « tais-toi » presque panique de Socrate. Tais-toi : est-ce que tu ne tiendras pas ta langue ? – traduit-on avec assez de justesse – Foi de Poseidôn ! répond Alcibiade – ce qui n’est pas rien – tu ne saurais protester, je te l’interdis ! Tu sais bien que je ne ferais pas de qui que ce fût d’autre l’éloge en ta présence ! – Eh bien, dit Eryximaque, vas-y prononce l’éloge de Socrate. Et ce qui se passe alors c’est que, à Socrate, faisant son éloge, dois-je lui infliger devant vous le châtiment public que je lui ai promis… faisant son éloge dois-je le démasquer ? C’est ainsi ensuite qu’il en sera de son développement. Et en effet ce n’est pas sans inquiétude non plus, comme si c’était là à la fois une nécessité de la situation et aussi une implication du genre, que l’éloge puisse en [ces] termes aller si loin que de faire rire de celui dont il va s’agir. Aussi bien Alcibiade propose un gentleman’s agreement : « Dois-je dire la vérité ? », ce à quoi Socrate ne se refuse pas : Je t’invite à la dire. Eh bien, dit Alcibiade, « je te laisse la liberté, si je franchis les limites de la vérité en mes termes, de dire : Tu mens » … certes, s’il m’arrive d’errer, de m’égarer dans mon discours, tu ne dois point t’en étonner (…) étant donné le personnage – nous retrouvons là le terme de l’atopia, inclassable – si déroutant que tu es (…) comment ne pas s’embrouiller, au moment de mettre les choses en ordre (((((((((((/katarithmein/, d’en faire l’énumération et le compte. Et voici l’éloge qui commence.

L’éloge, la dernière fois, je vous en ai indiqué la structure et le thème. Alcibiade en effet dit que sans doute il va entrer dans le (((((/gelôs/ (((((((/geloios/plus exactement, dans le risible et assurément en commençant de présenter les choses par la comparaison qui – je vous le note – reviendra en somme trois fois dans son discours, chaque fois avec une insistance quasi répétitive, où Socrate est comparé à cette enveloppe rude et dérisoire que constitue le satyre. Il faut en quelque sorte l’ouvrir pour voir à l’intérieur ce qu’il appelle la première fois agalmata theôn, les statues des dieux. Et puis ensuite il reprend dans les termes que je vous ai dits la dernière fois, en les appelant encore une fois agalmata theia, divines, ((((((((/thaumasta/ admirables. La troisième fois, nous le verrons employer plus loin a le terme ((((((/aretès / agalmata aretès, la merveille de la vertu, la mer veille des merveilles.

En route, ce que nous voyons, c’est cette comparaison qui, au moment où elle est instaurée, est poussée à ce moment-là fort loin, où il est comparé avec le satyre Marsyas… et malgré sa protestation – eh, assurément il n’est pas flûtiste ! – Alcibiade revient, appuie et compare ici Socrate à un satyre pas simplement de la forme d’une boîte, d’un objet plus ou moins dérisoire mais au satyre Marsyas nommément, en tant que quand il entre en action chacun sait par la légende que le charme de son chant se dégage. Le charme est tel qu’il a encouru la jalousie d’Apollon, ce Marsyas. Apollon le fait écorcher pour avoir osé rivaliser avec la musique suprême, la musique divine. La seule différence, dit-il, entre Socrate et lui, c’est qu’en effet Socrate n’est pas flûtiste ; ce n’est pas par la musique qu’il opère et pourtant le résultat est exactement du même ordre. Et ici il convient de nous référer à ce que Platon explique dans le Phèdre concernant les états, si l’on peut dire, supérieurs de l’inspiration tels qu’ils sont produits au-delà du franchissement de la beauté. Parmi les diverses formes de ce franchissement que je ne reprends pas ici, il y a celles qui sont (((((((((/deomenous/ qui ont besoin des dieux et des initiations ; pour ceux-là, le cheminement, la voie consiste en moyens parmi lesquels celui de l’ivresse produite par une certaine musique produisant chez eux cet état qu’on appelle de possession. Ce n’est ni plus ni moins à cet état qu’Alcibiade se réfère quand il dit que c’est ce que Socrate produit, lui, par des paroles, par des paroles qui sont, elles, sans accompagnement, sans instruments ; il produit exactement le même effet par ses paroles. Quand il nous arrive d’entendre un orateur, dit-il, parler de tels sujets, fût-ce un orateur de premier ordre, ça nous fait que peu d’effet. Au contraire, quand c’est toi qu’on entend, ou bien tes paroles rapportées par un autre, celui qui les rapporte fût-il (((((((((((/panu phaulos/, tout à fait homme de rien, que l’auditeur soit femme, homme ou adolescent, le coup dont il est frappé, troubl頖 et à proprement parler – ((((((((((/katechometha/ nous en sommes possédés ! Voilà la détermination du point d’expérience pour lequel Alcibiade considère qu’en Socrate est ce trésor, cet objet tout à fait indéfinissable et précieux qui est celui qui va fixer, si l’on peut dire, sa détermination après avoir déchaîné son désir. Il est au principe de tout ce qui va être ensuite développé dans ses termes, sa résolution, puis ses entreprises auprès de Socrate. Et c’est sur ce point que nous devons nous arrêter.

Voici en effet ce qu’il va nous décrire. Il lui est arrivé avec Socrate une aventure qui n’est pas banale. C’est qu’ayant pris cette détermination, sachant qu’il marchait sur un terrain en quelque sorte [peu sûr] (il sait l’attention que dès longtemps Socrate fait à ce qu’il appelle son [aura]  – on traduit comme on peut – enfin son sex-appeal), il lui semble qu’il lui suffirait que Socrate se déclare pour obtenir de lui justement tout ce qui est en cause. à savoir ce qu’il définit lui-même comme : tout ce qu’il sait ((((((((((((((((((((((((((((((/pan t’akousai hosaper hou tos èdei/ Et c’est alors le récit des démarches.

Mais après tout est-ce qu’ici nous ne pouvons pas déjà nous arrêter ? Puisque Alcibiade sait déjà que de Socrate il a le désir, que ne présume-t-il mieux et plus aisément de sa complaisance ? Que veut dire ce fait qu’en quelque sorte sur ce que lui, Alcibiade sait déjà, à savoir que pour Socrate il est un aimé, un erômenos, qu’a-t-il besoin sur ce sujet de se faire donner par Socrate le signe d’un désir ? Puisque ce désir est en quelque sorte reconnu (Socrate n’en a jamais fait mystère dans les moments passés) reconnu et de ce fait connu et donc pourrait-on penser déjà avoué, que veulent dire ces manœuvres de séduction développées avec un détail, un art et en même temps une impudence, un défi aux auditeurs ? – d’ailleurs tellement nettement senti comme quelque chose qui dépasse les limites que ce qui l’introduit n’est rien de moins que la phrase qui sert à l’origine des mystères : « Vous autres qui êtes là, bouchez vos oreilles ! ». Il s’agit de ceux qui n’ont pas le droit d’entendre, moins encore de répéter, les valets, les non-initiés, ceux qui ne peuvent pas entendre ce qui va être dit comme ceci va être dit ; il vaut mieux pour eux qu’ils n’entendent rien.

Et en effet, au mystère de cette exigence d’Alcibiade, à ce mystère répond, correspond après tout la conduite de Socrate. Car si Socrate s’est montré depuis toujours l’erastès d’Alcibiade, sans doute nous paraîtra-t-il (dans une perspective postsocratique nous dirions : dans un autre registre) que c’est un grand mérite que ce qu’il montre et que le traducteur du Banquet pointe en marge sous le terme de « sa tempérance ». Mais cette tempérance n’est pas non plus dans le contexte quelque chose qui soit indiqué comme nécessaire. Que Socrate montre là sa vertu… peut-être ! mais quel rapport avec le sujet dont il s’agit, s’il est vrai que ce qu’on nous montre à ce niveau c’est quelque chose concernant le mystère d’amour.

En d’autres termes, vous voyez de quoi j’essaie de faire le tour (de cette situation, de ce jeu de ce qui se développe devant nous dans l’actualité du Banquet) pour en saisir à proprement parler la structure. Disons tout de suite que tout dans la conduite de Socrate indique que le fait que Socrate en somme se refuse à entrer lui-même dans le jeu de l’amour est étroitement lié à ceci, qui est posé à l’origine comme [le terme du débat] , c’est que lui sait, c’est même, dit-il, la seule chose qu’il sache ; il sait ce dont il s’agit dans les choses de l’amour. Et nous dirons que c’est parce que Socrate sait, qu’il n’aime pas.

Et aussi bien avec cette clé donnons-nous leur plein sens aux paroles dont, dans le récit d’Alcibiade, il l’accueille, après trois ou quatre scènes dans lesquelles la montée des attaques d’Alcibiade nous est produite selon un rythme ascendant. L’ambiguïté de la situation confine toujours à ce qui est à proprement parler le geloios, le risible, le comique. En effet, c’est une scène bouffonne que ces invitations à dîner qui se terminent par un monsieur qui s’en va très tôt, très poliment, après s’être fait attendre, qui revient une deuxième fois et qui s’échappe encore, et avec lequel c’est sous les draps que se produit le dialogue : Socrate, tu dors ? – Pas du tout !

Il y a là quelque chose qui, pour arriver à ses derniers termes, nous fait passer par des cheminements bien faits pour nous mettre à un certain niveau. Quand Socrate à la fin lui répond, après qu’Alcibiade se soit vraiment expliqué, ait été jusqu’à lui dire : « Voilà ce que je désire et j’en serais certainement honteux devant les gens qui ne comprendraient pas ; je t’explique à toi ce que je veux », Socrate lui répond : en somme, tu n’es pas le dernier des petits idiots, s’il est bien vrai que justement tout ce que tu dis de moi je le possède, et si en moi il existe ce pouvoir grâce auquel tu deviendrais, toi, meilleur ! Oui, c’est cela, tu as dû apercevoir en moi une invraisemblable beauté qui diffère de toutes les autres – une beauté d’une autre qualité, quelque chose d’autre – et l’ayant découverte tu te mets dès lors en posture de la partager avec moi ou plus exactement de faire un échange, beauté contre beauté, et en même temps – ici dans la perspective socratique de la science contre l’illusion – à la place d’une opinion de beaut頖 la doxa qui ne sait pas sa fonction, la tromperie de la beaut頖 tu veux échanger la vérité. et en fait, mon Dieu, ça ne veut rien dire d’autre que d’échanger du cuivre contre de l’or. Mais ! dit Socrate – et là il convient de prendre les choses comme, elles sont dites – détrompe-toi, examine les choses avec plus de soin. ((((((((((((((/ameinon skopei/ de façon à ne pas le tromper, ce n’étant – à proprement parler – rien. Car évidemment, dit-il, l’œil de la pensée va en s’ouvrant à mesure que la portée de la vue de l’œil réel va en baissant. Tu n’en est certes pas là ! Mais attention, là où tu vois quelque chose, je ne suis rien.

Ce que Socrate refuse à ce moment, si c’est définissable dans les termes que je vous ai dits concernant la métaphore de l’amour, ce que Socrate refuse (pour se montrer ce qu’il s’est déjà montré être, je dirai, presque officiellement dans toutes les sorties d’Alcibiade, pour que tout le monde sache qu’Alcibiade autrement dit a été son premier amour) ce que Socrate refuse de montrer à Alcibiade c’est quelque chose qui prend un autre sens, qui serait proprement la métaphore de l’amour en tant que Socrate s’admettrait comme aimé et je dirai plus, s’admettrait comme aimé, inconsciemment. C’est justement parce que Socrate sait, qu’il se refuse à avoir été, à quelque titre justifié ou justifiable que ce soit, erômenos, le désirable, ce qui est digne d’être aimé.

Ce qui fait qu’il n’aime pas, que la métaphore de l’amour ne peut pas se produire, c’est que la substitution de l’erastès à l’erômenos (le fait qu’il se manifeste comme erastès à la place où il y avait l’erômenos) est ce à quoi il ne peut que se refuser, parce que, pour lui, il n’y a rien en lui qui soit aimable, parce que son essence est cet (((((/ouden/, ce vide, ce creux (pour employer un terme qui a été utilisé ultérieurement dans la méditation néo-platonicienne et augustinienne) cette kenôsis qui représente la position centrale de Socrate. C’est si vrai que ce terme de kenôsis, de vide opposé au plein – de qui ? Mais d’Agathon justement ! – est tout à fait à l’origine du dialogue quand Socrate, après sa longue méditation dans le vestibule de la maison voisine, s’amène enfin au banquet et s’assoit auprès d’Agathon. Il commence à parler, on croit qu’il badine, qu’il plaisante, mais dans un dialogue aussi rigoureux et aussi austère à la fois dans son déroulement pouvons nous croire que rien soit là à l’état de remplissable. Il dit : « Agathon, toi, tu es plein et, comme on fait passer d’un vase plein à un vase vide quelque chose, un liquide, à l’aide d’une mèche le long de laquelle le liquide s’écoule, de même je vais