Aden Arabie - kiosquenet
Chapitre XIII ... Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la
vraie fin, et non de celle .... Alors ils tomberont en poussière : ni vu ni connu, les
poser sera les résoudre. ... Où était placé notre mal ? dans quelle partie de notre
vie ? ..... pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité : le recrutement
des ...
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Paul Nizan
Aden Arabie
Table des matières
HYPERLINK \l "Chapitre_I" Chapitre I
HYPERLINK \l "Chapitre_II" Chapitre II
HYPERLINK \l "Chapitre_III" Chapitre III
HYPERLINK \l "Chapitre_IV" Chapitre IV
HYPERLINK \l "Chapitre_V" Chapitre V
HYPERLINK \l "Chapitre_VI" Chapitre VI
HYPERLINK \l "Chapitre_VII" Chapitre VII
HYPERLINK \l "Chapitre_VIII" Chapitre VIII
HYPERLINK \l "Chapitre_IX" Chapitre IX
HYPERLINK \l "Chapitre_X" Chapitre X
HYPERLINK \l "Chapitre_XI" Chapitre XI
HYPERLINK \l "Chapitre_XII" Chapitre XII
HYPERLINK \l "Chapitre_XIII" Chapitre XIII
HYPERLINK \l "Chapitre_XIV" Chapitre XIV
HYPERLINK \l "Chapitre_XV" Chapitre XV
Chapitre I
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En général, il ne faut pas prendre le voyage dArabie pour un voyage de plaisir. Mais celui qui désire de connaître les nations étrangères et qui, de retour dans sa patrie, peut espérer de fixer par-là sa fortune, doit se résoudre à supporter quelque désagrément. Carsten Niebuhr, Description de lArabie.
Pour les jeunes gens qui aiment leurs aises et une table délicate ou qui veulent passer agréablement leur temps en compagnie des femmes, il ne faut pas quils aillent en Arabie. Carsten Niebuhr, Description de lArabie.
Javais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que cest le plus bel âge de la vie.
Tout menace de ruine un jeune homme : lamour, les idées, la perte de sa famille, lentrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa partie dans le monde.
À quoi ressemblait notre monde ? Il avait lair du chaos que les Grecs mettaient à lorigine de lunivers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et non de celle qui est le commencement dun commencement. Devant des transformations épuisantes dont un nombre infime de témoins sefforçait de découvrir la clef, on pouvait simplement apercevoir que la confusion conduisait à la belle mort de ce qui existait. Tout ressemblait au désordre qui conclut les maladies : avant la mort qui se charge de rendre tous les corps invisibles, lunité de la chair se dissipe, chaque partie dans cette multiplication tire dans son sens. Cela finit par la pourriture qui ne comporte pas de résurrection.
Très peu dhommes se sentaient alors assez clairvoyants pour débrouiller les forces déjà à luvre derrière les grands débris pourrissants.
On ne savait rien de ce quil eût fallu savoir : la culture était trop compliquée pour permettre de comprendre autre chose que les rides de la surface. Elle se consumait en subtilités dans un monde rangé de raisons et presque tous ses professionnels étaient incapables dépeler les textes quils commentaient. Lerreur est toujours moins simple que le vrai.
On avait besoin dA.B.C. composés de ce quil y avait réellement dimportant. Mais au lieu dapprendre à lire, ceux quun tourment sincère empêchait quelquefois de dormir imaginaient des conclusions qui reposaient toutes sur létude des décadences comparées : conclusions par linvasion des barbares, le triomphe des machines, les visions à Pathmos, les recours à Genève et à Dieu. Comme tout le monde était intelligent !
Mais ces malins avaient la vue trop basse pour regarder par-dessus leurs lunettes plus loin que les naufrages. Et les jeunes gens avaient confiance en eux.
Condamnations sans appel, sentences impératives : « Vous allez mourir. » Les gens de mon âge, empêchés de reprendre haleine, oppressés comme des victimes à qui on maintient la tête sous leau, se demandaient sil restait de lair quelque part : il fallait pourtant les envoyer rejoindre entre deux eaux leurs familles de noyés.
Comme lon me classait parmi les intellectuels, je navais jamais rencontré dautres êtres que des techniciens sans ressources : des ingénieurs, des avocats, des chartistes, des professeurs. Je ne peux même plus me souvenir de cette pauvreté.
Des hasards scolaires, des conseils prudents mavaient porté vers lÉcole Normale et cet exercice officiel quon appelle encore philosophie : lune et lautre minspirèrent bientôt tout le dégoût dont jétais déjà capable. Si lon demande pourquoi je restais là, cétait par paresse, incertitude, ignorance des métiers, et parce que lÉtat me nourrissait, me logeait, me prêtait gratuitement des livres et maccordait cent francs par mois.
LÉcole Normale est une institution que les nations envient à la République : elle est une des têtes de la France qui est pourvue de chefs comme une hydre. On y dresse une partie de cette troupe orgueilleuse de magiciens que ceux qui paient pour la former nomment lÉlite et qui a pour mission de maintenir le peuple dans le chemin de la complaisance et du respect, vertus qui sont le Bien. Il y règne lesprit de corps des séminaires et des régiments : on arrive aisément à faire croire à des jeunes gens que leur faiblesse privée incline à lorgueil collectif, que lÉcole Normale est un être réel, qui a une âme et une belle âme une personne morale plus aimable que la vérité, la justice et les hommes. Dans ce lieu habité par des entités transparentes, comme le Jardin de la Rose. Hypocrisie est reine. La plupart des normaliens portent sur eux-mêmes les seuls jugements qui affirment leur participation à lÉlite : élite chrétiennes, beaucoup dentre eux aiment la messe. Élite universitaire : on en voit qui qui préparent comme un grand voyage les étapes dune belle carrière et projettent à vingt ans des mariages avec les filles de célèbres professeurs : Le Bulletin de lÉcole Normale publie dorgueilleuses et risibles généalogies. Élite politique : plusieurs nagent dans les eaux sales des sections socialistes, des ligues radicales avec une habileté de vieux poissons. Mais toujours élites de lEsprit. Ces pensées ambitieuses limitent la plupart des méditations sur la valeur des hommes.
On propose là à des adolescents fatigués par des années de lycée, corrompus par les humanités, par la morale et la cuisine bourgeoises de leurs familles, lexemple de prédécesseurs illustres : Pasteur, Taine, Lemaitre, Giraudoux, François-Poncet. On leur promet la Croix à leur tour de bêtes et lInstitut à la fin de leurs jours : mais personne ne leur raconte la vie dÉvariste Galois.
En 1924, il y avait encore un homme : cétait Lucien Herr. Quand on voyait ce géant penché sur une colline de livres, ces yeux sans brouillards au pied dun front bossué, dune sévère falaise de pensées, lorsquon entendait sa voix qui ne mentait jamais énoncer des jugements qui ne voulaient que cette fin juste : rendre à chacun ce qui lui revient, on savait quil nétait pas périlleux de vivre dans cette demeure crasseuse. Mais il mourut : il ne resta plus que lÉcole Normale, objet comique et plus souvent odieux, présidé par un petit vieillard patriote, hypocrite et puissant qui respectait les militaires.
Pendant des années, jai entendu rue dUlm et dans les salles de la Sorbonne des hommes importants qui parlaient au nom de lEsprit.
Cétaient de ces philosophes qui enseignent la sagesse dans des revues, écrivent des ouvrages de références et de bonnes raisons. Ils entrent dans les corps savants, ils convoquent des congrès pour décider des progrès que lEsprit a faits dans une année et de ceux qui lui restent à faire. Ils ont des rubans à leurs revers comme de vieux gendarmes retraités. Ils inaugurent des plaques de marbre, sur des maisons natales, sur des maisons mortuaires, à des carrefours hollandais. Ces commémorations leur font voir du pays. Ils vivent presque tous dans les quartiers de lOuest de Paris : à Passy, à Auteuil, à Boulogne : quartiers tranquilles, peu de bruits, peu dhommes, les filles ny sont pas réglées avec un an de retard. Ce sont les Sages du XVIe arrondissement.
Cependant ils présentent des idées bien dressées, des théories aux dents limées sur la psychologie, sur la morale, le progrès : ces abstractions montraient déjà la corde au temps de Jules Simon ou de Victor Cousin ; elles font encore bon usage. Ils sont bonshommes : ils disent que la vérité sattrape au vol comme un oiseau naïf. Ils lancent des messages sur la paix et la guerre, sur lavenir de la démocratie, sur la justice et la création de Dieu, sur la relativité, la sérénité et la vie spirituelle. Ils composent des vocabulaires, parce quils ont découvert tous ensemble une proposition importante : les problèmes nexisteront plus quand les termes en seront convenablement définis. Alors ils tomberont en poussière : ni vu ni connu, les poser sera les résoudre. Les philosophes seront simplement les chiens de garde du vocabulaire et les historiens de ce moyen âge où les mots avaient plusieurs sens. En attendant ils apprennent à mettre de côté les pensées dangereuses pour le jour où leurs poisons seront évaporés : la raison a le temps, elle les retrouvera à son heure qui ne coïncide pas avec lheure des hommes.
Ils font ainsi de la philosophie, qui demande en somme assez de propreté et de soins pour quil soit honorable dy consacrer des vies soustraites à la comptabilité et à la société de Jésus.
Et quel langage ! Ils montrent tant de bons tours, de proverbes, de figures que je ne sais même plus si à force de silences instruits par les déclarations secrètes du sommeil, dentretiens avec les passants attardés sur les places, dans les casernes, les débits, les usines je retrouverai le sens des paroles droites et des simples inventions des hommes.
Parmi eux un grand penseur : Léon Brunschwicg. Cachant mieux son jeu, avec plus das dans ses manchettes. Une précision dhorloger des pensées, une adresse relevant de lart de lillusionniste faisaient dabord croire à un philosophe : mais on ne trouvait à la fin quun Robert Houdin quon pouvait mesurer, de qui on pouvait compter les mensonges. Ce petit revendeur de sophismes avait un physique de vieux maître dhôtel autorisé sur le tard à porter ventre et barbe. La ruse sortait du coin de ses yeux, guidait dans lespace gris les courts mouvements de ses mains doucereuses de marchand juif. Lançant avec des clins dyeux des bons mots comme les décrets de la raison, suggérant à chaque discours : laissez-moi faire, tout va sarranger, je répare tout dans les âmes et dans les sciences. Puis saluant au parterre. Quel appétit caché de places, de repos et dhonneurs ! Quelle terreur sincère de la vérité qui menace, de celle qui aurait pu par exemple attenter à largent de cet homme riche ! Les disciples rangés autour de lui se tenaient prêts à relever au-dessus de son cadavre le drapeau mercenaire de lidéalisme critique.
Cependant des hommes travaillaient à la chaîne. Cependant des policiers marchaient dans les rues, des hommes mouraient en Chine de mort violente, dans la Haute-Volta, le travail forcé abattait les Noirs comme une épidémie.
Ainsi faisait-on ce quon pouvait pour nous cacher lexistence charnelle de nos frères afin que nous fussions vraiment armés pour les tâches de curés auxquelles nous étions destinés. La bourgeoisie gave ses intellectuels dans des mues pour quils ne soient pas tentés daimer le monde. Ainsi vivions-nous à la pauvre vitesse du sommeil : chacun sait que ce sont les grandes vitesses qui coûtent cher. Nous tournions comme on nous avait appris à tourner, occupés à de petits jeux de construction enseignés par tous ces fonctionnaires. Il y avait un peu partout des gens dans les campagnes et les banlieues : mais nous, nous regardions pour faire comme eux nos maîtres et nos pères tristement accroupis dans les coins, se relevant parfois pour faire rire leurs patrons, leur livrer une commande dillusions, darguments ou de justifications. Bouffons, complices : métiers de lesprit. De temps en temps, ils priaient quon fût patient : le monde allait prochainement être sauvé.
Chapitre II
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Figurez-vous : nous voilà lâchés à vingt ans dans un monde inflexible munis de quelques arts dagrément : le grec, la logique, un vocabulaire étendu qui ne nous donne même pas lillusion dy voir clair. Nous sommes perdus dans la galerie des machines de nos pères où tous les coins mal éclairés dissimulent les rencontres sanglantes, guerres aux colonies, terreur blanche aux Balkans, assassinats américains applaudis par toutes les mains françaises : la terrible hypocrisie des hommes au pouvoir narrive pas à voiler la présence des malheurs que nous ne comprenons pas : nous savons seulement quils sont là, quil arrive des malheurs quelque part. Ne nous dites pas que cest pour notre bien. Ne vous contentez pas daccuser le destin, de faire éternellement le geste de Pilate.
Chacun trouve au fond de ses réveils tous les désordres du temps je ne sais combien de fois réduit à la médiocre échelle dune inquiétude privée. Il y a en nous des divisions, des aliénations, des guerres et des palabres. On peut nous dire que cest lépoque de la conscience malheureuse : cela ne nous empêche pas de craindre pour notre peau, de souffrir des mutilations qui nous attendent : après tout nous savons comment vivent nos parents. Maladroitement malheureux comme les chats qui ont la fièvre, les chèvres qui souffrent du mal de mer. Où était placé notre mal ? dans quelle partie de notre vie ? Voici ce que nous savons : les hommes ne vivent pas comme un homme devrait vivre. Mais nous ignorons encore les éléments qui composent cette vie véritable : toutes nos pensées sont négatives. Le fameux Alain nous dit bien : « Penser, cest dire non. » Mais seul lesprit du Mal nie éternellement. Le temps arrivera où lesprit ne redoutera plus ses propres adhésions : lhomme rougira alors de sêtre si longtemps borné à la défensive.
Nous ne sommes pas satisfaits davance des métiers auxquels on nous dresse avec promesse de maigres salaires. Nous avons peur de ce qui va nous arriver : la belle jeunesse ! Comment demander des secours à des hommes ? Où sont-ils cachés ? Tout nous écarte deux : le devoir, la famille, la patrie, le respect, largent. Cest trop dennemis pour notre force. Je sais aujourdhui que ce sont des fantômes, des reflets dix mille fois tordus que nous prenions au sérieux à cause de nos bonnes intentions : mais jy ai mis le temps.
Voici : nous allons entrer dans une prison dont nous narrivons pas à imaginer dans tous ses détails le régime. Quel jeune homme pensant à une prison devine ce qui se passe dans chaque cellule : ce nest pas à vingt ans quon sait mettre la main sur les choses particulières, sur les événements singuliers. Mais nous en pressentons assez pour étouffer. Nous ne sommes pas malades dillusions : des diminutions et des contraintes réelles menacent et nous ne savons pas les dénombrer. En vain vouliez-vous nous faire croire aux conflits candides de la liberté et du déterminisme, de la prédestination et de la grâce, de la maturité et de la puberté : sil ne sagit que de ces mots, nous ne sommes pas plus bêtes que vous : nous saurions faire des thèses ou prêcher dans les chaires. Il y a des réalités déchirantes derrière vos sentences.
Mais nous sommes faibles, limpuissance est en nous, nous sommes dressés à lesclavage docile depuis notre enfance confortable : nul moyen de dépister en nous les sources de lespoir, nous ne sommes pas sourciers. Nul moyen de comprendre que nous souffrons du désuvrement de nos besoins humains. Nos maîtres paraissent inébranlables, les machines qui laminent toutes les existences trop bien jointes pour être brisées. Mais si nous ne faisons rien, le chômage va durer toute la vie. Que nous arrivera-t-il ? Que ne nous arrive-t-il pas ? Il est dur dêtre une boussole affolée par un orage ou une aurore boréale, tournant vers les points cardinaux, dans une ombre traversée de sonneries, de feux, de cris, où la folie fait la belle et montre au coin des rues son visage avenant.
Notre enfance y est bien pour quelque chose : les édredons de plume de la vie provinciale, nos premières communions, les glycines de lété quatorze ne nous ont pas préparés à lapparition de la guerre. La mort de nos cousins et de nos frères, la licence donnée par labsence de nos pères, les objets meurtriers de nos aînés ont fourni au désordre de mystérieux aliments : cétait celui de lenfance miraculeuse soustraite aux complots pacifiques de lordre : la guerre nous a permis de vivre. Pas dautres contraintes que lobligation de se découvrir devant les morts et les drapeaux. Dans les nuits de raids, enflammées par les bombes, les sirènes, les hurlements des chiens dans les caves, les incendies, les enfants samusaient : tranquillité des parents.
Comptant sur les misères du temps pour former des curs héroïques et lamour de la vertu, les professeurs et les mères ont pris peu de soins pour nous habituer aux valeurs morales qui coulèrent à pleins bords entre quatorze et dix-huit. Ils ont pensé quelles iraient de soi dans lair civique et guerrier quon respirait dans les préfectures les plus lointaines du Midi. Grâce à une erreur si grossière, à lâge viril, nous ignorons bien des drames : mais on se met trop tard à nous enfoncer dans la tête les Lois comme des réclames sur la vérole : comment y croire, nous ny voyons que des chaînes effrayantes pour un homme, des chaînes qui nous entaillent la vie. Être un homme nous paraît la seule entreprise légitime : nous sommes désespérés en découvrant que tant de beaux devoirs auxquels il fallait nous faire croire dix ans plus tôt ne laissent rien debout dans lamour de la vie. Aimer la vie quils nous font ? Assemblez des familles provinciales, des prospectus, des examens, des jeunes filles bien élevées, des basses figures dofficiers instructeurs, des putains accoudées sur de faux marbres, des avenues noires, des leçons à trente francs lheure et la table kantienne des jugements, vous êtes des hommes. Voilà de quoi combler votre jeunesse.
Ces journées des dupes se déroulent dans la fausse lumière de foire nationale du lendemain de la guerre : elles ont commencé avec le matin de larmistice, la seule fête des rues que jaie vue. Une grande expiration tenue des années au fond des poumons, des désirs de sexe et de boisson, le droit naturel dallumer toutes les lampes quon voulait, dinsulter les anciens ennemis, le jour enfin où jembrassai boulevard Montmartre devant la boucherie en gros du Matin la première bouche de ma vie. Les combattants vidés de toute leur guerre entretiennent cette flamme aussi fidèlement que le gaz imbécile sous lArc de Triomphe : éclatants de lorgueil insolent davoir été forcés aux sacrifices, ils exploitent devant nous les morts nationaux. Dans ces cadavres glorieux tout est bon pour une sinistre charcuterie qui débite publiquement tous les morceaux des morts. Ils vivent selon lordre militaire quils rêvent de maintenir dans une nation déréglée, entourée des ennemis quils lui inventent tous les jours : tous les curs sont imprégnés par eux dune sale odeur de combat, de bivouac et de permission de détente. Derrière ce déballage didéal patriotique qui séduit quelques adolescents de bonne famille sorganisent lindustrie française et la petite guerre civile contre les ouvriers qui ne mangent pas les morts. Nous pensons encore faiblement à ces vérités sévères, mais ces gens-là sont déjà pour nous les défenseurs bruyants de la loi, les prophètes de nos devoirs. Rien ne nous concerne dans ces fables : nous cherchons quelque chose de réel à nous mettre sous la dent : ils nous arracheraient le pain de la bouche. La faim et la faiblesse corrompent nos paroles et nos premières actions : les livres quon nous donne ont lair écrits dans des allées de cimetières. Les partis nous font des propositions en plein jour. Les messages que nous lançons nous retombent sur le nez. Faisons quelque chose. Mais quoi ?
Ce que font les esclaves désuvrés. On se divertit, on boit en bandes : nuits consolatrices. On entre dans des cinémas : il y a au moins la chaleur animale, les femmes dont on touche les genoux et quon accompagne. Dans ces cuves sonores pleines déclairs blancs, les hommes vont soublier : ils sortent hébétés par les songes et vont se perdre dans les cubes où se déroulent ce que Bergson ose encore appeler la vie, avec ce robinet éternel dans un coin. Nous faisons comme les hommes.
Nous connaissons encore des femmes. Je vais en retrouver une qui tient un des tristes petits bars de la rue Saint-Jacques : son mari séché par les vents de lArgentine circule entre Paris et Londres absorbés par des trafics que les codes commerciaux ne définissent pas : à ses retours, il enfonce des flèches tricolores dans une cible de paille. Cette jeune femme purifiée des alluvions de sa ville natale nest quun corps ennuyé sur les frontières dun désert, mais ses genoux écartés, les ciseaux noirs et blancs de ses cuisses suffisent provisoirement à lamour de la liberté, dans ces années où une bouche humide peut seule nous sortir de nos habitudes. Je me perds avec elle dans un pays sans contours fermé par les grands pans verticaux de la nuit.
Tout cela dure des mois et des mois : on veut nous faire croire que cest la croissance, mais nous savons quil ny a pas de raison pour que cette vie finisse, puisque tous les hommes vivent comme nous tournants comme des chauves-souris. Comme nous ignorons nos compagnons de révolte dans le fond des campagnes et des hôtels meublés de Billancourt, nous ne pensons quà fuir. Eux restent là, plus durement esclaves, parce que leur servitude est aussi celle du corps, la fatigue des reins, le manque de viande et dair. Mais nous, du fond de notre bourgeoisie, comment deviner que les fondements de notre peur et de notre esclavage sont dans les usines, les banques, les casernes, les commissariats de police, tout ce qui est pays étranger.
Chacun veut assurer son évasion par ses propres moyens.
Chapitre III
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Il y avait des quantités déchappatoires : que de portes pour naller nulle part.
Les uns allaient demander à Dieu et à ses prêtres de les recevoir et de leur expliquer ce qui nallait pas. Ils soccupaient à apprendre Notre Père aux enfants dans les patronages. Ils étaient vites au chaud, prenant lhumiliation pour la prière, la ruine de lhomme pour sa sainteté. Cela permettait aux plus intelligents de se livrer à une certaine sorte de poésie : Dieu continuait son vieux métier en se laissant accommoder à toutes les recettes. Naissance de bons dieux, apparitions de saints gagnés à des poètes qui auraient bien voulu quon les prît pour des Jongleurs de Notre-Dame. Immense pureté, refuges, indulgences. Des poètes ouvraient des bureaux de conversion. Rimbaud était tiré malgré ses derniers défenseurs du côté de la sacristie de Saint-Sulpice ; les curés, pour être salués par la Jeunesse, expliquaient que la prière et la poésie sont les faces dun acte unique. Ce Janus bifront laissait place à toutes les déclarations sur la pureté et limpureté de la poésie, sur linspiration, la conversion et linversion.
Dautres flambés jusquà la peau par les lumières de Paris shabituaient à mourir dans des trous, assiégés par les images femelles qui sétaient terrées un peu partout au sortir de la guerre : gens de loisir, ils vivaient dans un état horrible de fausse naïveté encore nommée poésie, simplement enfoncés dans le mal dont ils nessayaient pas de regarder les raisons. Alors renaissait le phénix appelé romantisme : on allait porter lobjet littéraire à la température dun dieu, docile à la fréquente communion. Mal du siècle confortable comme le spiritisme, dernier asile où crever en paix dans lodeur de renfermé des châteaux abandonnés par les grands-pères. Mais ce sérieux denfants malades arrive-t-il à faire crouler les murs percés de meurtrières par où des quantités dyeux les regardent, ces murs le long desquels ils narrivent pas à grimper ? Après tout voilà dautres bouffons des bourgeois tourmentés par le retour dâge et les avertissements que chaque jour leur apporte de leur déclin. Toute cette réalité poétique aide les industriels français, les académiciens, les policiers, les séminaristes, les socialistes français à empêcher de mourir leur classe bien-aimée. Espérons pour le dernier honneur de lhomme que ces poètes ne se doutaient de rien.
Il y avait dautres portes qui menaient vers les grands hommes : on se baignait dans leurs vies, on trempait dans leur gloire comme dans le cinéma, comme dans un carême à Notre-Dame. Ils étaient à la mode ; on se mettait dans leur peau en sendormant, on se mettait à genoux dans leurs chapelles expiatoires si calmes, où lon ne pense pas au cours de la Bourse, aux grèves, aux assassinats, aux armées, aux mariages convenables, aux devoirs conjugaux. Saint Thomas ramassait des disciples au sang pauvre dans les familles bien élevées, autour de Sainte-Croix de Neuilly et de linstitut catholique. De même Kant, Pascal, Descartes, Louis XIV.
Il y avait lironie, si convenable, comme un notaire. Elle était au moins conforme au passé de la France, elle était patriotique : la pudeur, vertu de ces petits Français. Elle neffraye personne, elle nest pas si négative quelle en a lair, elle ninterdit pas de faire des carrières applaudies jusque dans le quartier Malesherbes. On peut arriver, sous cette étiquette de sceptique si honorable depuis Montaigne et Huet.
Reste la fuite réelle : cela arrivait : les faits divers annonçaient quelquefois des suicides. Alors des jeunes gens dune correction américaine organisaient des enquêtes : le suicide est-il une solution ?
Quelques-uns ayant frappé à toutes ces portes voyaient fondre les raisons glacées quils avaient malgré tout de rester à lattache. Faisant appel à des souvenirs de lectures et aux jeux collectifs de lenfance, ils pensaient tout dun coup quon voyage. Dans ces années molles où le dégoût, où limpatience dêtre des hommes montaient dans tous les corps comme des accès de fièvre, une force centrifuge irrésistible attirait les hommes les moins pesants de lEurope, loin de ce nombril de la terre quétait peut-être Paris. Ils volaient du côté où les dernières chances paraissaient accrochées à la rose des vents : le prétexte des aventures garantissait la confiance quils ne pouvaient sempêcher, malgré tout, de conserver à la vie. Laventure était lattention merveilleuse quils portaient à leur avenir. Il y avait une grande part de naïveté dans ces entreprises qui avaient rarement une signification commerciale ; mais cette naïveté a des excuses : des écrivains, des philosophes promettaient merveilles des voyages. Cétait un mot où pendaient bien des ornements littéraires et moraux. Les souillures de la morale gâtaient tout.
Pas de voyages en Europe : nous en étions venus à regarder cette mince bande de territoire, ce surgeon de lAsie comme un bloc, comme la masse de notre pays natal. On parlait delle comme dun être unique, voué aux malheurs dun unique destin : il y avait notre patrie, lEurope, et nous. Cétait delle quil était important de nous débarrasser. Et ailleurs reposaient les autres continents, chargés des forces, des vertus, des sagesses absentes de notre province. Tout valait mieux quelle, et quelle tout entière. Et en effet lombre des cartels allemands, des milices fascistes, des textiles anglais, des bourreaux roumains, des socialistes polonais était aussi noire et froide que celle du comité des Forges et des usines de Saint-Gobain : mais nous nen savions rien. Nous pensions vie intérieure quand il fallait penser dividendes. Saisissez que nous étions en proie au vague des passions, que nous étions emportés dans un tourbillon dapparences sentimentales. Notre éducation avait été assez mal faite, assez artificiellement conçue pour nous permettre de penser sans rire à la Justice, au Bien, au Mal. Nous vivions, dans le ciel, après tout ; mais toutes nos forces nous tiraient du côté de la terre.
Franchissons donc les limites de cette presquîle limitée par des mers et les poteaux-frontière de la Russie. Condamnons cette taupinière avec ses tas de scories, les crassiers de ses vieilles mines. Les professeurs eux-mêmes, complices patients des poètes parlaient de son déclin, les philosophes décrivaient la décadence de lOccident. Comment savoir que la décadence véritable du monde était manifestée partout, dans les fabriques américaines, dans les guerres coloniales, les comptoirs africains ? Comment savoir que tout pouvait recommencer un jour, que tout recommençait dans les assemblées soviétiques, dans les mouvements ouvriers, les soulèvements qui redressaient la vieille Asie paralytique ?
Notre conclusion était vide, parce que lon nous avait accoutumés à penser à lOrient comme au contraire de lOccident : alors du moment que la chute et la pourriture de lEurope étaient des faits absolument simples et clairs et distincts, la renaissance et la floraison de lOrient nappartenaient pas moins à lordre des évidences. Il renfermait le salut et la nouvelle vie des Européens, il avait des remèdes et de lamour de reste. On usait un peu partout avec imprudence des analogies antiques et de lhistoire officielle des religions ; on ornait lAsie de toutes les vertus humaines que lOccident achevait de perdre depuis tantôt trois cents ans et ne réclamait plus que dans la colonne dagonie des quotidiens anglais. Lesprit de la civilisation planait sur lInde, la Chine nous semblait plus merveilleuse quà Marco Polo. Qui donc nous aurait révélé de bonnes raisons brutales, de bonnes raisons humaines de nous intéresser à lAsie : les grèves à Bombay, les révolutions et les massacres en Chine, les emprisonnements au Tonkin. Et non Bouddha.
Il y avait aussi lAmérique.
LEurope avec son maigre compte de terres, sa pauvreté dhommes et de pétrole, sa misère dévénements paraissait une vieille femme agonisante entre deux héros : lAsie, héros de la sagesse, lAmérique, héros de la puissance.
LAfrique, lOcéanie nétaient encore que des réservoirs débordants de poésie que nutilisaient guère que des marchands de curiosités et des poètes à linspiration desséchée.
Tout cela marquait simplement la paresse et limpuissance des gens dEurope à faire quelque chose pour eux-mêmes : les autres continents fournissaient quelques-uns des mondes imaginaires que tous les hommes inventaient dans la nuit pour oublier les vérités de leur purgatoire et décorer dillusions leur indigence et leur écrasement.
Chapitre IV
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Que contenait encore le nom du voyage ? Quy avait-il dans cette boîte de Pandore ?
La liberté, le désintéressement, laventure, la plénitude, tout ce qui faisait défaut à tant de malheureux et nétait possédé quen rêve, comme les femmes par les adolescents catholiques. Il contenait la paix, la joie, lapprobation du monde, le contentement de soi-même.
On faisait un sort à des exemples devenus vénérables. Stevenson, Gauguin, Rimbaud, Rupert Brooke. Beaucoup décrivains étaient employés dans la diplomatie, et le nombre et la vitesse des trains internationaux, le développement des lignes de navigation mettaient le déplacement à la portée de tous.
Les Parisiens sédentaires comme des moules se sentaient émus par les affaires du P.L.M., par les sifflets des trains sous le pont de lEurope, comme les courtisans de Louis XVI par un bêlement de mouton et un tableau de Watteau : ils pensaient à des voyages comme les habitants du XVIIIe siècle étaient malades du désir de la campagne, des archipels bienheureux et allaient à Ermenonville lire les écrits champêtres de Rousseau.
Nous possédons une tradition rarement interrompue de lespace géographique, favorisée par les expéditions maritimes et que le développement républicain de linstruction gratuite et obligatoire a contribué à rendre populaire. Tous les instituteurs encouragent lamour des pays étrangers. Cette tradition est aussi répandue que lutilisation du suffrage universel. Elle remonte aussi loin quaux débuts de la Renaissance : cétait un temps où les gens commençaient à en avoir assez où ils étaient passionnés par des histoires de paradis terrestres perdus et retrouvés, par des anecdotes morales sur les bons sauvages. Ils en croyaient Christine de Pisan racontant du fond de son Moyen Âge :
Je fus au pais de BrachyneOù les gens sont bons par natureEt ne font pechie ne leidure
Christophe Colomb aperçoit sur lAtlantique avant même darriver dans sa fausse Amérique les présages du monde des merveilles : il débarque aux îles, voici, en attendant les massacres, le vrai lieu de la vie humaine partout corrompue. On décrit pendant des siècles des voyages imaginaires, comme Platon décrit les îles des Bienheureux, on se croit autorisé à placer le Paradis Terrestre quelque part dans le monde : cest une contrée qui a longitude et latitude, la route en est perdue mais une exploration heureuse peut faire retrouver ses coordonnées. Béatitude et joie relèvent de la géographie. Cela continue au XVIIIe siècle : en attendant la Révolution, les utopies sont voyageuses. Nous en sommes là : des garçons de quatorze ans étouffés par la vertu de la famille, dégoûtés des têtières au crochet sur les fauteuils, des ronds de sparterie sous les semelles, fracturent les tiroirs ordonnés de leurs parents. Des bourgeois mécanisés par lexistence ont leur digestion troublée par le nom des îles Sous-le-Vent et des îles Paradis, par lAstrolabe et la Zélée. On en trouve dassez candides pour partir vers les îles dOcéanie, vers le centre africain. Les intellectuels ne sont pas plus malins que les enfants et les bijoutiers.
Seulement la terre connue, arpentée, cadastrée, les gens dEurope lont mise en coupe : on est partout volé comme dans un bois ; les paradis sont des entreprises commerciales de cobalt, darachides, de caoutchouc, de coprah ; les sauvages vertueux sont des clients et des esclaves. Les curés de tous les dieux blancs se sont mis à convertir ces idolâtres, ces fétichistes, à leur parler de Luther et de la Vierge de Lourdes, à leur révéler les culottes de chez Esders. Avec lEucharistie arrive le travail forcé du Brazzaville-Océan. Ainsi sont réduits au silence ceux-là mêmes de qui nos pères attendaient des secrets. Tout va bien : la prière et labsinthe entrent dans le jeu, la courbe des valeurs coloniales monte dans les bourses civilisées. Ceux qui abordent en dépit de tous les mauvais signes à Tahiti et aux Marquises y trouvent des missionnaires, si bons pour les lépreux, de grandes filles molles syphilitiques, des trafiquants grecs aux dents cariées, des sous-officiers alcooliques qui rêvèrent pour leur retraite dêtre policiers à Saigon.
Reste à conjuguer au futur les dernières utopies, à les enfoncer dans le brillant avenir du temps, à inventer pour la consolation des populations urbaines les uchronies de la vie intérieure.
Mais parlons aux hommes des actions présentes qui sont ici et en ce temps, et mettons-les en train.
Ainsi, il y avait dans ce temps cruel dont je parle, des hommes qui voulaient vraiment fuir les niches où les fixaient des chaînes de causes auxquelles ils ne comprenaient presque rien. Ils le voulaient sans hypocrisie, sans docilité à des mots dordre littéraires : ils nétaient pas tous des intellectuels adonnés aux délices de leurs raisonnements abstraits. Ni des amateurs oisifs qui aiment les paquebots des croisières ruineuses, ni des commerçants anonymes. Ces fuites étaient naturelles comme des crimes, des mariages, des suicides, qui sont en tel et tel nombre dans un pays. Les Pouvoirs connaissaient assez bien ces désirs pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité : le recrutement des marins et des militaires de carrière, la paix sanglante de leurs expériences coloniales. Les affiches de racolage à la porte des gendarmeries, des casernes, des mairies, les articles du « Temps » colonial, exploitaient avec une ruse grossière le désir que des paysans, des ouvriers, des employés pouvaient avoir déchapper à leur vieille peau : elles promettaient avec la certitude de la nourriture et du lit, les plaisirs des tropiques, la facilité des femmes de couleur, séduisaient les curs par des artifices enfantins quinspirait une connaissance élémentaire mais efficace des tentations humaines.
Comme tout le monde, ces voyageurs avaient vécu de ces années où on est mené par des puissances méthodiques, où on ne comprend goutte à ses passions, à ses mouvements, à ses mots, au travail, à lamour. Tout est commandement militaire, règlement sur la discipline. Comme tout le monde, victimes de diables qui ne laissent pas de marge aux plus simples vagabondages humains. Des voix qui les amollissaient au milieu de leurs tâches comme le vent du mois de mars, leur ordonnaient daller à la rencontre des événements, de les mettre au défi de toujours échapper. Les événements ne viennent pas à domicile, les événements ne sont pas un service public comme le gaz et leau. Mais il y a des routes, des ports, des gares, dautres pays que le chenil quotidien : il suffit un jour de ne pas descendre à sa station de métro. Ils savaient cela avec une précision plus ou moins éclairée, ils étaient tous de la même bande honteuse qui connaît son état de disette quand elle sort de son travail éternel. À quels jeux employer si tard dans la journée la vacance insolite des mains, la liberté provisoire de la promenade des prisonniers ? Où sont les femmes, où sont les amis introuvables, ces choses aussi simples que leau et que le pain ?
Alors ils partaient vers des accidents obscurs, que personne ne prévoyait, plus merveilleux que des comètes, en lan 1000, et qui feraient deux des hommes. Tout ce quils voyaient bien était les manques de leur vie, leur agitation dombres en proie à dhorribles humiliations.
Il était temps pour eux, il allait être trop tard davoir des yeux capables de voir le monde, de mettre la main sur un animal charnel, sur des objets à trois dimensions, de vivre soudain une telle journée quils seraient assurés que la vie en général nest pas le songe irrémédiable de leurs anciens déserts. Ils se dirigeaient à tâtons vers une découverte, et une invention substantielles, comme celle de la sainte Croix, quils ne désiraient même pas clairement, parce quils sétaient toujours endormis, éveillés dans une ombre si noire que leurs désirs nétaient pas nommés, comme un couteau, comme un chien, comme Dieu.
Jattends parmi eux, nous sommes des émigrants. Je ne juge pas, toute la méthode pour bien penser est aux orties, je tremble dinquiétude. La porte souvre. On parle autour de moi du départ, on me fait des recommandations, je respire dans un vertige que je devrais trouver agréable. On me dit adieu, je file comme un mort.
Chapitre V
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Je me trouve un matin dans la lumière rougeâtre du mois doctobre, sur le pont dun petit cargo neuf qui lève lancre, dans un dock de la Clyde, à Paisley. Le soleil au-dessus de la gelée blanche ressemble à létendard du Japon. Dans les champs les meules sont glacées, les tiges dherbe sont probablement cassantes comme du verre fêlé.
La mer dIrlande descendue, lîle du Lundy doublée, lEurope tombe dans le sillage comme une bouée. Entre Swansea et le cap Saint-Vincent, lAmin coupe les eaux de lAtlantique dans les coups de vent et les grains de la saison : derrière les vitres de la chambre des cartes on voit les paquets de mer éclater contre la roue du gouvernail, le corps de lhomme de quart, ils font sonner la cloche de timonerie. Au centre des froids humides de la mer, les mouettes soustraites au vent planent au-dessus du pont, pendues à des fils invisibles. La nuit, les malles battent les parois de la cabine, la vaisselle accrochée au plafond de loffice perd une tasse, une assiette. Les couchettes craquent.
Dans un mouvement monotone, les promontoires de lEspagne et du Maroc, les hauts lieux, la ruche guerrière de Gibraltar, Ceuta, Cadix, Algésiras, le mont Ida apparaissent comme des avertissements : on les suit des yeux jusquà ce quils ne soient plus quune ligne de fumée plate sur lhorizon : on les commente longtemps à la table vernie du carré.
Dans les eaux de Malte rôdent des croiseurs britanniques ; les coups de canon des écoles à feu ouvrent de profondes cavernes dans le grand silence architectural du ciel. Entre Malte et la Crète, un matin, une file de sous-marins glisse en surface, comme une bande de marsouins fatigués de faire la roue : lEurope se rappelle au voyageur par les symboles les plus révoltants de son destin.
Port-Saïd passé avec ses femmes à vendre, ses garçons à acheter, ses Juifs syriens, ses eaux jaunes, les paquebots couleur dabeille de la Peninsular et de la British India, grouillants de coolies de charbon, le bateau perd de vue le dôme de verre de la Compagnie du Canal, traîne jusquà Suez entre les sables, voit le Sinaï, tombe en mer Rouge.
Le thermomètre monte chaque jour, les soleils tournent, les jours, les nuits finissent par se fondre au sein dune lumière terne et éclatante qui aveugle tous les yeux. LArmin longe parfois des falaises rouges et jaunes coupées de rares accidents, les repères blancs dun tombeau de saint homme, dune maison écroulée. On se croirait dans la planète Mars : ce sont les limites marines du désert.
Les poissons volants filent sous létrave comme des grenouilles. À lapproche de certaines côtes volent dans la mâture des oiseaux singuliers.
Les péninsules sétalent sur leau comme des mains et on voit dans le lointain les hautes épines dorsales de ces morts. La mer est bombée comme une tortue, ses volutes se défont et respirent avec un bruit de vapeur évadée. La mer a des mouvements danimaux en gelée, elle gonfle, étire, rétracte, souffle un protoplasme vitrifié. Elle ne ressemble pas à une femme capricieuse, mais à la plus primitive des bêtes.
Des palmiers bas sur pattes comme des bassets, des grues métalliques, des toits rouges apparaissent un matin. Cette apparition est lescale de Port-Soudan. Le long des quais des bandes de requins se retournent maladroitement sur le dos et quêtent de la nourriture comme des ours, éblouis le soir par le feu du projecteur ils dansent des ballets de guêpes : ils ressemblent à tous les autres animaux.
Les employés des douanes britanniques montent la garde entre les parois de longs couloirs bordés de caisses dessence, à lorée desquels on aperçoit des rideaux de paille blanche et rouge, un ciel noir habité par des nébuleuses torrides, des vautours et des lampes à arc.
On essaye de descendre à terre : les forçats avec leur gros boulet à la cheville empierrent les rues, arrosent des arbres de cinquante centimètres. Des Soudanais vendent des porte-cigarettes en ivoire, des colliers pour les femmes, des fouets de cuir. Quand on a bu sur des tables de tôle, on rentre pour ne plus voir les fonctionnaires jouer au bridge sous les vérandas de leurs maisons, des femmes à leurs côtés. Alors il est impossible de soutenir le poids des airs aigres-doux de bag-pipes que joue à longueur de soirée lopérateur du sans-fil : il tente dattirer pour ses compagnons de chaîne des fantômes écossais capables de peupler le creux des mers tropicales. Je ne suis pas là pour des séances de spiritisme.
Accroupis à larrière, les lascars de léquipage parlent à voix basse, à toute vitesse, tard dans la nuit.
Les ailes du ventilateur, ce hanneton, chassent comme des feuilles les cartes du mort étalées sur la table, des mains humides de sueur les ramassent parmi les brins de raphia, les taches dhuile, lurine des moutons débarqués.
On repart au milieu de la grande rue marine de la mer Rouge, loin de cette lourde escale où lon fut déjà envahi par létat tropical. Létat tropical : une fureur inépuisable et parfois, un grand dérèglement sexuel. Trois, quatre navires par jour suffisent à peupler cette route déserte.
Le matin du trente-quatrième jour, une pyramide violette qui monte la garde se hisse sur le dos de locéan Indien. Elle augmente de minute en minute comme les plantes que les fakirs font pousser rien quen les regardant. Jeu de pavillons. Le pilote et le docteur arrivent, les machines marchent au ralenti. On découvre des maisons qui prennent peu à peu la taille des terriers où habitent les hommes, une ville à lombre de rochers éclatés. Lancre tombe, une fumée de sable sépanouit dans la mer : 12°45 de latitude Nord, 45°4 de longitude Est : cest Aden.
Je suis arrivé. Il ny a pas de quoi être fier.
Chapitre VI
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Au bout dun mois de mer, de coups de vent, de haltes, de secrets chuchotés sous les vents, je commence à comprendre des parties de ce voyage. Quest-ce qui lui arrive ? Cest une fusion de ses légendes, avec ce peu deau grise du printemps, ces légendes sur le bienfait du départ, sur les bénéfices du départ, sur les bénéfices dinventaire car il paraît que les voyages sont un inventaire, Duhamel me la dit quand jallais prendre le train, je me demandais si je ne ferais pas mieux de donner mon billet à un pauvre , légendes sur le salut, sur la liberté censée courir les mers, sur les gentilshommes de fortune. Encore dois-je laisser de côté le pavillon noir, je ne sais pas ce quil vaut, après tout, je nai tué personne.
Je suis tranquille derrière mes stores de roseaux, mes colonnes carrées, sur un fauteuil taillé par un forçat. Pensons à mon départ. Javais peur, mon départ était un enfant de la peur. Quand je regarde de cette latitude abritée par le Cancer les années où jai eu vingt ans et dix-neuf ans, comme on a la grippe et la typhoïde, avec le même plaisir, je vois une sale peur engendrant tout ce quun cur peut sécréter de fausseté et derreurs. Je ne suis pas plus fin quun autre : jai fui. Le premier mouvement de la peur est de fuir. On peut insulter cette lâcheté, les insultes nempêcheront pas les jeunes gens de prendre les lézards pour des sauriens sortis de la préhistoire. Le jour où les sirènes lâchent leurs aigrettes de valeur et leurs cris daccouchées sur les échos des docks, ils attendent en échange de ce quils abandonnent une liberté inconcevable des forces nues, et restées nues depuis Adam.
Mais quels cadeaux fait locéan quand les jours ont passé, quand on a coupé tant de fuseaux horaires quon sembrouille dans ses calculs si lon veut savoir ce que font les amis à Paris, sils dorment ou sils mangent ?
On peut dire quon est hors datteinte, matériellement invulnérable. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures : cela signifie quelque chose de tout à fait simple et important, que les armatures de lancien esprit sont perdues et quil faudra lui en trouver dautres : il ne vit pas sans squelette. Cette seconde naissance ne va pas de soi.
Les armatures de lesprit sont des objets en bois, en métal, en protoplasme, en verre, en tissu, des cubes, des sphères, des vivants, des boîtes, des moteurs, des apparitions visibles, des formes quon touche, des airs bruyants. Soudain on cesse de tomber toutes les cinq minutes sur des chevaux, sur des journaux, des automobiles, des joues de femmes, des bâtiments corinthiens, des personnages décorés de la croix de guerre, des rayons de bibliothèque, des tickets de métro, de tomber sur sa vie.
On eut aussi un corps : provisoirement il vous reste. Mais provisoirement : il faut lempêcher de séchapper.
Quels limbes sur la mer, quel oubli, quelle respiration dormante, quelle atmosphère de tables tournantes, il y a des fantômes de tous les côtés, le grand être blanc dArthur Gordon Pym vous attire. Quand les savants iront vous dire que les sirènes sont des dugongs, je leur rirai au nez, puisque cest vrai : il y en a à tous les coins de vagues, dans toutes les cachettes de lécume, et aussi Nausicaa, voir les Lotophages, voire Circé et ses merveilleux charmes. Impossible dentendre les voix des machines parlantes de la famille, de saluer les gens avec lesquels on avait un commerce de colère, de méfiance, dhypocrisie. On dort : les idées, les pressentiments usés jusquà la trame, les ruses attachées aux objets des départements senfoncent comme les derniers îlots du pays de Galles au fond dune distance quon naurait pas le courage de franchir deux fois.
Personne enfin pour réprouver ces omissions et ces absences essayez donc doublier vos souvenirs civiques filiaux, vos devoirs fraternels, dans vos arrondissements et vos sous-préfectures.
Tous les aliments qui nourrissent lhomme dune autre manière que les albumines et les hydrates de carbone, tout son régime est renouvelé. Les alentours qui glissent, des pans qui se décalent, se rident, senroulent vers le zénith, une boule se dilatant par surprise à lintérieur de laquelle se passe un échange de fumées, de fusions, de signaux, dondes électriques : où accrocher encore les vieilles habitudes terribles ? Lhéritage terrien, les images urbaines, les façons continentales, tout est soudain perdu.
Plus de solides que ce navire moins solide quon ne croit, poisson facile à délivrer de ses repères. Sur les planches de la terre tout est lié à des objets résistants assez fidèles pour quon ne regrette pas davoir appris à lécole la géométrie dans lespace et la mécanique des solides. Les jambes mêmes nont pas de souci avec des histoires déquilibre.
Tout dun coup le corps doit se mettre à létude de ses mouvements, il a un an, il faut quil invente sa position chaque fois que le vent tourne, en même temps quil perd sa peau au grand soleil des tropiques. Il pèle et il tombe : où lesprit trouverait-il le temps de penser à mal ?
On ne pense plus quà des événements simples mais essentiels, quand les membres et les yeux ne rencontrent plus quun nombre dérisoire dobjets à formes régulières : un pont tremblant de vibrations et de vagues, deux mâts, une antenne, un compas, une machine Diesel.
Quant au fameux secret caché dans les navires, celui qui les habite ne le trouvera pas. Un escalier de fer glissant dhuile avec des marches coupantes comme des os descend dans le gros ventre de la cale. Où mène-t-il vraiment ? se demande-t-on les premières nuits. Au-dessous de ce niveau de la mer qui nexiste pas plus que le niveau dune poitrine, dune hanche ? Vers les fosses ? Pourrait-on continuer vers ces refuges dextraordinaires poissons avec des abdomens soufflés et des yeux au bout dantennes, vers les pavillons rouges et verts des algues ? Ce serait changer dair dans des sortes de prairies pour hippocampes, araignées de mer, anémones. Mais on arrive dans une étable de fer bouillant, secoué par les coups des machines, le pouls de la vapeur. Cest le monde, avec ses fermetures à droite et à gauche, ses planchers, ses plafonds, il y a des piliers de métal rouge, des tuyaux, des membrures comme à lintérieur dun thorax, des ruisseaux avec des arcs-en-ciel de pétrole, des lampes qui se balancent comme des pendules. Espérez-vous monter jusquà Saturne en poussant à bout lescalier de la tour Eiffel ? Haut et Bas. Ne pas renverser : le monde nest quune caisse. Il faut penser sérieusement quon ne peut pas monter dans le ciel, descendre sous les eaux, sans avion, sans scaphandre et ces violations mécaniques ne durent quun temps. Voilà en somme une signification de la vie humaine : les hommes ont à tenir compte des renseignements sur la densité, sur la direction de la pesanteur : cela ne les empêche pas de vivre, cette fatalité na réellement pas plus dimportance pour leur bonheur que le fait davoir quatre membres et une tête seulement : ils finissent même par en retirer du plaisir lorsquils ont saisi que lexpansion de lhomme et son enrichissement ne sont peut-être pas naturellement illimités.
Le fond dun bateau, petit monde au sein dun grand monde fermé, comme les parois du monde, limite toutes les fantaisies. Le corps vit au-dessus des cales dans une indolence et une impatience sans destination.
Tout cela dessine les figures diverses de la paresse et de loubli. Sur la mer, liberté égale seulement absence.
Mais loubli nest pas lautre nom de la liberté. Revenons, la liberté compte seule. Sur les quais européens de Glasgow où cétait le temps de la grève charbonnière les hommes ne mangeaient pas tous les jours à leur faim, il était question de miracles, dévénements, de ce qui serait une rupture et la promesse de véritables réincarnations. Javais limpression que la vie humaine se découvre par révélation : quelle mystique. Mais les gens de mon âge vivaient dans lattente de nimporte quoi, des fameux coups de foudre de laventure : bonnes histoires de nos gardiens.
Les événements ne se rencontrent pas aux tournants des routes, les virages ne sont pas des mines dor, il ny a pas une route vide comme la plaine champenoise, et monotone, sans villages, et puis soudain quand personne ny pense, quand rien ne sert de présage, derrière un pan de rocher, ce que lon attendait et qui na pas de nom. M. Barnstaple passa seul un samedi après-midi sur une telle grand-route.
Ceux qui font des découvertes, ceux dont on dit en repassant lhistoire de leur existence quils nétaient pas nés pour rien, trouvez-les parmi les hommes prudents, sédentaires, qui savent rester éveillés patiemment, qui demeurent longtemps quelque part et chassent avec précaution : le vrai sabat dans un affût, ce nest pas une carte quon retourne un soir dans un jeu de hasard où tout coup peut être gagnant. Si vous voulez vivre, il faudra retrouver la persévérance. Vous voulez vivre et vous filez comme des morceaux dastres dans votre nuit. Il faudra une attention de vos jours et de vos nuits. Pendant que vous dormez, tous les êtres peuvent mourir. Pendant que vous courez, vous-mêmes pouvez mourir.
Les voyageurs sont condamnés à ne voir des maisons où vieillissent les hommes sédentaires que des murs de toutes les couleurs, avec des curiosités simplement architecturales. Je fus ce voyageur : circuler sur de petits vapeurs écaillés, sur des dhows indigènes de lun à lautre bord de ce profond canal des enfers, rebondir sur les remparts de lAfrique et de lArabie ces mouvements du désordre nimitent pas longtemps les allures de la liberté. On sent une espèce de boule de métal qui tourne à lintérieur de la vie : elle heurte les organes, plus on les remue, plus elle les blesse.
Les fenêtres sont fermées devant les voyageurs parce quils se croient obligés de conseiller le départ et le voyage partout où ils vont, tout le monde sait naturellement quils sont les ennemis de ceux qui savent séjourner longtemps dans une même chambre, les êtres sont fermés pour eux comme des globes étanches. Ils continuent à avancer en attendant le bonheur de la bienveillance du hasard comme si ce mélange de causes embrouillées était un dieu qui distribue des récompenses : mais un homme entêté, en qui lattachement volontaire à un lieu et à un genre particulier daction, une méthode constante ne détruisent pas les passions peut être puissant sur ces causes et les démêler. Il faut donc, pour DEMEURER, pour dire ma demeure sans rougir, aimer la puissance véritable. Les vrais voyageurs et les vrais évadés sont des témoins dérisoires dune impuissance humaine.
Il ny a que de maigres vérités dans les expressions proverbiales, mais quand on dit aux enfants que les alouettes ne tombent pas rôties dans la bouche, on leur communique une sentence efficace, cette pensée simple que les événements ne tombent pas du ciel.
Les voyageurs ne possèdent plus pour assurer leur vie que la surface du corps, la peau avec ses organes du chaud et du froid, la vue, lodorat, louïe. Ils ne quittent pas le désuvrement pour rencontrer lamour lui-même, les femmes leur sont interdites. Elles ne courent pas les routes : pas de vivants plus attachés et plus patients que les femmes qui poursuivent en bougeant à peine des actions très profondes dont elles ne savent presque rien, je connais une femme qui ignore quelle a des ovaires et qui a des enfants. Ils couchent parfois avec celles quils trouvent à portée de leurs mains, troublées par chance et ouvertes comme lon dit que les juments en chaleur étaient offertes aux semences des vents, mais elles ne les suivent pas, elles sont trop absorbées dans leurs travaux éternels. Ils ne les possèdent pas ni ne sont possédés, ils nont quun usufruit de corps hostiles à ces impatients.
Quelle patience eût-il fallu pour gagner et connaître cette femme assise au soleil dans le jardin de Gezireh, le long du Nil.
Voyageurs, devenez de plus en plus vides et tremblants, malades de lagitation de votre mal, vous aurez beau jeu de vous rassurer en répétant que vous êtes libres, que cela au moins ne vous sera pas enlevé. La liberté de la mer et des chemins est tout à fait imaginaire : au commencement des voyages, elle ressemble à la liberté parce quelle est comparée à lesclavage horrible de la vie qui précédait la mer. Mais voici ce quelle est : une licence de certains mouvements physiques ; plus de contrainte à des gestes que dautres ont voulus. Une aisance inconnue. Les routes de terre et de mer ont une faible densité dhabitants et ceux qui vivent sur elles ne sont pas des gens à prescrire et à défendre tel ou tel mouvement. Les membres peuvent réellement se mettre à lair, se donner de lair : nul geste qui soit encombrant, ou inconvenant, ou obscène, pas de foule que le coude puisse heurter, aucun de ces gestes honteux que font les êtres de la foule, comme de presser sournoisement les hanches si larges dune femme, de se regarder à la dérobée dans tous les miroirs des rues pour contrôler son personnage, comme de cracher vite, et en se détournant, dans un mouchoir. Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous ces actes la liberté ?
La liberté est un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi. Une puissance pour bâtir, pour inventer, pour agir, pour satisfaire à toutes les ressources humaines dont la dépense donne la joie.
Les voyageurs sont comme les autres tirés de toutes parts par les puissances quaucun objet ne satisfait, par lamour sans amant, lamitié sans ami, la course sans parcours, le moteur sans mouvement, la force qui na jamais dactualité : il ny a pas dobjet, de dessein, doccasion. Libres comme les sages qui paralysent une par une les parties de lhumanité et qui appellent sagesse cette mutilation : il est grandement temps de nêtre plus stoïques, vous naurez pas de ciel où rattraper le temps.
Fuir, toujours fuir pour ne plus penser que vous êtes mutilés ?
Je ninvente pas des contes littéraires : jai connu un soldat de coloniale envoyé aux sections spéciales du Cap Saint-Jacques, qui disait à ses juges empesés de galons : « Je ne peux pas ne pas céder aux crises qui me prennent, à ces fugues qui sont les seules fautes que vous ayez à me reprocher. Il faut que je fuie. Cest la seule explication que je puisse donner de ce que vous appelez mon inconduite habituelle. »
Je suis donc en mer. Je pense ces choses sur la mer pour lui rendre justice, être juste contre elle et pour elle.
Il y a cette absence, ces disparitions, ces éclipses des humains attirés par laccostage du navire comme des hannetons par une lampe, le soir à la campagne, puis disparus, fondant dans le tremblement de chaleur des quais de corail.
Il y a une grande existence identique et pesante, un monde posé contre nous, sans visage, écrasant les battements du cur quon écoute. La mer et les déserts, lélément mobile comme le feu et lélément apparemment immobile, ces êtres sans voix, sans bouche, sans regard, défigurés par les brûlures ne conspirent même pas contre lhomme : ils ne sont pas de son parti, ils ne sont pas ses adversaires : à peine parvient-il à les penser à force de mesures par la géométrie et les calculs qui traitent détendues inflexibles : la science est simplement ce qui nous empêche de nous sentir perdus. Mais les images, les désirs, les idées tombent les uns après les autres comme des mouches tuées par les approches de lhiver.
Liberté ? Ce nétait pas ce vide que je cherchais, mais une puissance véritable.
Et les marins qui voyagent comme un menuisier scie des grumes ? Il y a encore des marins, sur la mer, qui sont humains parfois.
Le capitaine Blair produit des actions réelles, quand il faut, il monte sans y penser jusquà une espèce de sublime professionnel, sans se dire que le moment est venu dêtre sublime. Jai connu un poète qui avait été pilotin ; il sauvait son âme éternelle chaque fois quil lançait un seau deau sur les planches du pont, le matin à cinq heures. Blair ne croit pas sauver son âme, mais Blair commande. Il lutte contre les sautes de vent, larrivée des grains, des courants, se méfie des lignes de récifs. Il va régulièrement dincident en incident sans aucune complaisance pour lui-même, sans aucune idée lyrique des océans. Il connaît quil arrive des moments où il ne faut pas se tourner les pouces, mais décider et ordonner parce que tout dépend de la vitesse et de la sûreté dun petit nombre de mouvements. Il est beau à voir : on limagine criant au directeur et au propriétaire de sa compagnie, comme le patron de la Tempête : « Silence, vous autres ! À vos cabanes ! » Quand son bateau est neuf comme lAmin, Blair apprend à connaître un objet : savoir comment les pompes à mazout fonctionnent, comment cette carcasse obéit aux tours du gouvernail à vapeur, comment elle se comporte à la lame. Il écoute les bruits du navire comme un cur, jusquà le connaître comme une femme, jusquà sen dégoûter comme dune vieille épouse.
Il est complet quand il fait un métier dhomme qui a des ennemis dans les cartes, les couleurs des fonds, les directions colorées des eaux. Alors il a autant de corps que léquipage a dunités. Il faut voir aussi un contremaître de chaudronnerie commandant son équipe devant la presse à emboutir les grosses pièces, ou encore un chirurgien qui opère. Sans aucune analyse qui les sépare de leur action. Blair est ainsi, vivant tout le temps que dure son acte : mais il nen sait quun, cest son malheur. Le reste du temps, il ny a pas tous les jours des tempêtes, des ports difficiles, il semmerde, il regarde son cargo comme une cellule, il narrive pas à se consoler en traitant la mer de putain. Les sentiments de la mer le secoueraient de son rire écossais : cest une matière instable difficile à traiter, dure à comprendre, cest un mauvais cheval. Elle peut tuer dune mort humide et pourrie celui qui loublie à la seconde où il faut se souvenir de ses façons. Blair ne descend même pas à terre pour contempler les paysages : il a fait vingt-cinq ou trente fois escale à Massaouah et il ne cherche pas à savoir que cest la plus belle baie du monde avec son cirque de montagnes, ses eaux jaunes et plates qui traînent des rivières de sable jaune, des amas dherbes comme lAmazone, et les débris de cet arbre que jappelle le Flamboyant. Mais il sait que le cheb, ou la bande des coraux, sétend là jusquau milieu de la mer Rouge. Les instructions nautiques lui disent que ce dédale de rues, de passages, de sentiers sous-marins changent dannée en année. Il voit lécume des lignes de brisants, mais il nadmire pas les prairies de zoophytes à vingt-cinq mètres de lui avec leurs bourgeonnements, leurs inflorescences. Il sait seulement que la navigation nest pas commode : son action est dirigée là où elle possède toute son efficace.
Tous ces marins se morfondent à périr, Blair, qui pense à ses enfants morts, aux sous-marins allemands que son patrouilleur poursuivait dans les brouillards glacés de la mer du Nord vers lautomne 1917, Beaton, Hiddleston lingénieur qui ne rêve que dun embarquement sur un paquebot, comme un fonctionnaire veut monter dune classe. Tous les marins diffèrent moins quon ne pourrait le croire des voyageurs de commerce qui font une région française dans une six chevaux Renault.
Je vous dis que tous les hommes sennuient.
Chapitre VII
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Aden, Makalla, Mascate sont au nombre de ces enfers que mentionnent les dictons des marins. Élisée Reclus,
Nouvelle Géographie Universelle IX, 856.
Mais seule lexpérience pouvait apprendre à celui que je fus quun mouvement dans limmense matière anonyme ne remédie pas à des désordres qui nont aucun rapport avec ses dimensions : létendue ajoute même les siens.
Les plus clairvoyants des voyageurs se rendent compte à leur première escale de la vérité des voyages. Partis pour Singapour, pour les îles Marquises, ils la découvrent avant davoir vu passer les Lacs Amers et les squares désolés de Suez. Lentêtement ou des nécessités étrangères à leur volonté et à leurs vux peuvent seuls les contraindre à un itinéraire où il ne leur reste plus à attendre que des malheurs.
Moins clairvoyant, oubliant le vertige même auquel javais voulu échapper, je vécus à Aden, « ville célèbre et ancienne ».
Samson, dans sa géographie, en 1683, écrit de beaux contes : « Zibit, près de lextrémité de la mer Rouge est belle, bien bâtie, riche et dun grand négoce en drogues, épiceries et parfums. Elle a été capitale dun royaume dont le Turc sest emparé il y a près de six vingt ans, comme il a fait en même temps dAden, en faisant pendre le roy de celle-ci au mât de son navire et couper la tête à lautre. Aden est la plus belle ville et la plus agréable de toute lArabie : elle est fermée de murailles du côté de la mer et de montagnes du côté de la terre. Dessus ces montagnes il y a plusieurs châteaux en très belle vue. Elle a bien six mille maisons. Elle est assise au-dehors de la mer Rouge et au commencement de la grande mer. »
Quelle impatience lorsque je lisais à Paris des histoires sur la ville où je devais vivre, trois ou quatre mois avant mon départ : de ma chambre jentendais les enfants crier dans la rue dUlm : « Chat perché », disaient-ils. Les taxis changeaient de vitesse. Les coqs de la rue Rataud chantaient la pluie à deux heures de laprès-midi. Un loriot restait des heures se balançant comme un imbécile à la pointe dun fusain, un merle sifflait la première mesure de la Marseillaise. Jétais enragé, jattendais la nuit pour courir dans les rues de la montagne Sainte-Geneviève.
Et voici ce lieu si beau quil fait mourir.
Aden est un grand volcan lunaire dont un pan a sauté avant que les hommes fussent là pour inventer des légendes sur lexplosion de cette poudrière. Ils ont fait la légende après : le réveil dAden qui conduit à lenfer annoncera la fin du monde.
Un tronc de pyramide recuit et violacé dans un monde bleu, couronné de forts Turcs en ruine, une pierre entourée de vagues concentriques lâchées par loiseau Roc au bord de locéan Indien, un terrain daventures pour Sindbad le Marin, né à la grande péninsule arabique par un cordon ombilical de salines et de sables, sous un atroce soleil que les hommes ne sont pas arrivés à prier.
Cest entouré de déserts deau couverte de méduses qui amènent des poissons, des couteaux, des casques, des bâtons : entre Ras Marshag et Kor Maksar sétendent des bancs de coquilles et de squelettes de poissons insolites comme des nervures desséchées de feuilles. « Lors du changement de la mousson
dit Reclus, des milliers de poissons morts de toute espèce sont rejetés par la vague sur les côtes de Périm et dAden. »
Des déserts de pierres ouvrent le Yémen au pied dun massif rouge flottant presque toujours entre des nuées de lessive. Ce massif cache les champs de lArabie heureuse, les jardins et les palais de Sana, les populations serrées de plus dune ville légendaire.
Des chemins de ronde fortifiés dominent les passes dans le rocher entre la ville indigène et la ville britannique, il y a des tunnels noirs où circule lodeur dammoniaque des excréments, des villages de tombeaux, des villages de maisons ; des citernes de métal pleines de pétrole, des casernes regardant la mer, des hangars davion, des clubs, des missions, poussière de la chrétienté en morceaux, une loge maçonnique, ce quil faut au bonheur.
Les chemins pierreux portent des chameaux qui traînent des tonnes deau, des voitures de vidange, des autos américaines conduites par des Somalis à turban, des soldats anglais et hindous, des peuples mélangés. Aden fut toujours marché et place forte : emporium, vetissumum oppidum Aden, dit Claude Morisot en 1663.
Aden bourdonne comme un grand animal rugueux couvert de mouches et de taons, roulé dans la poussière. Les ruelles du Bazar serrent des foules entre les murs des échoppes, les pièces de soie sortent des métiers à mains comme de beaux serpents de couleur, les changeurs banyans assis, en redingotes luisantes, sur le pas de leurs portes font rouler dune main à lautre des piles de roupies, de souverains et de ces dollars Marie-Thérèse avec lesquels les Anglais achetèrent vers 1839 les environs de la presquîle.
Accroupis à la porte de petits cafés enfumés, les hommes bienheureux fument des pipes à eau, raniment leurs charbons. Ils ont quelquefois le dos recouvert de ces ventouses faites dune corne de chèvre, qui aspirent le mauvais sang des maladies. Les cafés ont une place énorme. Cest un des lieux où lon atteint le Kief. On peut lire les récits des vieux voyageurs : les cafés au moins ne changent pas. Niebuhr qui fut en Arabie vers le milieu du XVIIIe siècle les décrit :
« On ny voit pas dautres ornements que des nattes de paille étendues par terre ou sur des banquettes de maçonnerie. Sur le foyer de la cheminée, il y a des pots à café de cuivre bien étamés en dedans et en dehors avec bon nombre de tasses. On ne sert pas dautres rafraîchissements dans ces cabarets orientaux quune pipe de tabac à la turque ou à la persane et du café sans lait ni sucre. Ainsi on ny a aucune occasion de faire de la dépense ni de senivrer : les Arabes étant aussi sobres dans ces tavernes quils létaient anciennement lorsquils ne buvaient que de leau
Ils naiment pas la promenade et ils restent souvent des heures entières à la même place quils ont dabord prise sans dire un mot à leurs voisins. Ils sassemblent par centaines dans ces cafés. Javoue que jai peu fréquenté ces maisons. Les marchands dEurope qui séjournent dans les villes dOrient ny vont pas du tout. Les autres voyageurs ont encore moins envie de passer des soirées entières collés à la même place surtout quand ils nespèrent pas dentendre quelque chose qui les amuse. » Beaucoup de travailleurs indigènes nont pas de domicile et couchent en plein air ou dans ces cafés.
Les Somalis y font en criant des parties sans fin de dominos. Tous les nègres ressemblent aux gens de Marseille, de Toulon.
Les enfants de lécole musulmane crient leurs versets dans leurs classes ouvertes comme des boutiques, ils nen sont pas troublés. Des mendiants circulent. Partout on conclut des marchés muets : il y a un code de signaux faits par les doigts qui se touchent sous un pan détoffe : les cris arrivent après la conclusion de laffaire.
Sur cette vie sépanouit lodeur rance, beurrée, poivrée, parfumée dencens, de bois aromatiques, cette odeur magnifique, inoubliable de lOrient.
Les Blancs et les banyans cachés dans leurs tanières hygiéniques travaillent sous les ailes des ventilateurs dans leurs bureaux où des indigènes silencieux marchent pieds nus entre les tables, les machines à écrire inscrivent sans relâche un petit nombre de signes noirs. Lexistence des gens de nos pays consiste à les combiner, les défaire, les recombiner. Cest un jeu de fous. Dehors sous les chutes de soleil des troupeaux de moutons descendent vers les docks, têtes noires, têtes rouges, portant leurs grosses queues courtes pleines de graisse.
Dans le grand port ouvert entre Steamer Point et Maala, il y a un grand mouvement de navires : les paquebots de la P. and O., des Messageries Maritimes, souvrent une voie dans un taillis de cargos dépeints, de pétroliers, de vedettes, de boutres aux châteaux coloriés comme des caravelles, dun bleu, dun vert si beau dont les reflets grouillent sur la mer comme des couleuvres. Sur ces paquebots montent pendant les heures descale les femmes et les hommes de la colonie : les femmes vont chez le coiffeur, les hommes vers le bar.
Le pétrole coule entre deux eaux dans de gros tuyaux articulés comme des serpents de mer, les seuls authentiques. Il va nourrir les réservoirs des navires.
Aden, il ny a pas si longtemps, était une station de charbonnage ; les chaudières à mazout ont amené à leur suite les citernes noires de lAnglo-Persian et de lAsiatic-Petroleum, des bureaux, des docks, des intrigues qui troublent le cur des petits souverains indigènes, devenus marchands dhuile et acheteurs dessence pour autos. Un peu partout se propage une petite guerre pour les concessions. Ainsi Aden se conforme encore à son destin. En Arabie lodeur des cuirs, lodeur chaque mois plus insolente du pétrole remplacent lodeur du café de Sana et dHarrar. Ce changement de prétextes ne change pas les conséquences humaines. On lit dans Reclus : « Pour étendre les caféteries, des guerres européennes ont été entreprises, de vastes territoires ont été conquis dans le Nouveau Monde, en Afrique, dans les îles de la Sonde ; des millions desclaves ont été capturés et transportés dans les plantations nouvelles : une révolution sest faite, entraînant avec elle des conséquences incalculables par leur complexité où le mal se mêle au bien, où les tromperies, les guerres, lasservissement de populations entières, les exterminations en masse accompagnent les échanges du commerce
»
Dans les entrepôts de Maala et de Somalipura les sacs de sucre et de riz, les balles de cuir de buf et de peaux de chèvres, les caisses dessence timbrées dun ours, dune gazelle, montent jusquaux toits de tôle ondulée. Les manuvres arabes travaillent et chantent les airs du travail dans létuve calcinée des magasins. Ils ne savent plus leurs gestes si le rythme est absent.La sagesse des nations approuve tant de détours, de contrats, de pesée, desclavages profitables. Mais quen pense la Sagesse qui nappartient pas aux nations ?
Quelle drôle didée davoir pris racine sur ce rocher. Partout ailleurs les humains saccrochent aux points deau entourés darbres et de champs quon irrigue. Mais dans ce pays sans fontaines ils boivent la précipitation de rares pluies, les eaux distillées de locéan Indien. Des navires ramènent des cargaisons deau puisées dans le canal deau douce à Suez. Les orages que les habitants titubant de sommeil contemplent de nuit comme une procession, emplissent parfois les cuves profondes des citernes de Cléopâtre plus mystérieuses que les catacombes.
Les hommes sont faits pour les ancrages : cest en tout lieu leur sagesse, cest ici une folie noire et volontaire. Ils savent bien partir sur les plus longues routes de leur globe aplati comme les melons deau : à peine débarqués aux escales, ils se cramponnent au moindre tas de sable. Ces perceurs de murailles perforent les rochers pour y faire des trous, menés par des desseins obscurs. Ces desseins, vous les nommez ici guerre, commerce et transit : croyez-vous que ces mots excuseront tout jusquà la fin des temps ?
Chapitre VIII
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Dans cette mixture de lOrient et de lEmpire britannique, je sentais chaque semaine, chaque soirée saccélérer un vertige dont je navais pas prévu lexistence surprenante.
Cest le vertige même des hommes qui viennent de détruire leurs habitudes et qui nont pas tout perdu dans cette victoire à la Pyrrhus.
Je mapercevais que je navais pas acquis dhabitudes, jétais propre. Javais des habitudes de traduction, de déchiffrement, danalyse logique, quelques coutumes de lintelligence. Mais mes actions ne marchaient pas avec des béquilles. Les seuls groupes qui mavaient accueilli étaient scolaires, universitaires, familiaux : tout cela était profondément inutile pour quelquun qui tombait du lycée dans des histoires de pétrole et lexistence mauvaise des grandes personnes.
Je me cherchais en vain des obligations, ces habitudes que personne ne comprend, ces dieux imaginaires dont lombre sétend sur tous les curs.
Par hasard jétais sans chaînes et sans tribu dans une foule où chaque passant reconnaissait les siens, et pouvait échanger des rites contre des rites, des mots de passe et des mots de ralliement.
Cet échange militaire fournit aux hommes une de leurs illusions du bonheur et toutes les illusions de la vie, de la défaite, de la paix et de la guerre. Il les empêche de se rendre compte tous ensemble, et tout dun coup quils marchent dans leur existence comme des chiens dans un jeu de quilles.
Pour moi, rien de prescrit, rien dinterdit, ni viande, ni vin, ni vêtement, ni femme de telle ou telle caste, ni modestie, ni débauche. Personne à adorer, à fléchir en priant, à remercier par des offrandes. Dans cette absence des dieux et des anges, jétais dépouillé des symboles de la piété et des lois, des catéchismes, des cultes, des mots dordre. Les actes ne me semblaient pas plus moraux que le mouvement des feuilles dans un arbre. Je vivais dans la nature, les hommes, les bêtes, les objets en faisaient partie sans transfiguration. Un vautour était un vautour, une vache était une vache, le drapeau du consulat de France une étoffe. Je ne devais pas porter une coiffure en forme de sabot de vache, un turban de la longueur dun linceul : il faut saisir quun casque de liège ne concilie aucun peuple, aucune divinité, quun costume de toile blanche est simplement celui qui absorbe le moins les rayons : lEuropéen colonial ne saisit pas les larges limites que lui découvrirait lintelligence de ses vestons tissés mécaniquement et réduits à des fonctions véritablement physiques.
Enfin je flottais dans une mer de prescriptions, de codes et de machinations religieuses comme un poisson entre deux eaux.
Les autres vivaient par clans, par religions, par couleurs de peau, par nations, par clubs, par maisons de commerce, par régiments. Ils passaient leur temps à inventer des subdivisions, des cloisons, des échelons sur lesquels ces singes montaient et descendaient. Ils se regardaient aussi comme des détachements en campagne. Dire que ces fous auraient pu aimer des hommes, quils nétaient faits que pour cela ! les Arabes haïssaient les Juifs, les membres de lUnion Club méprisaient ceux de linternational Club qui admettait les ingénieurs italiens des salines, les fabricants grecs de cigarettes dont aucun officier de lartillerie britannique ne saurait parler sans rire.
Il y avait un jeu inextricable de distances sociales où tout ce monde se glissait et se reconnaissait avec une dextérité merveilleuse, des degrés hiérarchiques au bas desquels se trouvaient sans doute les Juifs humbles et crasseux qui habitent autour de la synagogue où ils vont se consoler de bien des affronts en priant le dieu des vengeances, les épaules entourées dun thaless poétique comme la nuit. Au sommet de la pyramide il y avait lagent de la Peninsular, deux ou trois commerçants puissants dans la mer Rouge, les officiers, le gouverneur, et dans le Crescent, à Steamer Point, la statue assise de la grosse reine Victoria avec ses joues pendantes, ses petits yeux coincés divrognesse.
On comprend bien des choses si lon sait que chacun de ces hommes devait être enterré selon les rites de sa bande, avec tout ce quil peut y avoir de prières : catholiques, juives, puritaines, presbytériennes, méthodistes, parsies, jaïnes, musulmanes. Il y avait des morts quon déposait dans un lit de rochers, dautres quon brûlait, dautres quon abandonnait à la cuisson du soleil et au bec courbe des vautours. Aucun mort ne disparaissait dune manière vraiment raisonnable, dans un véritable néant où il neût été prétexte à aucun rite.
Chapitre IX
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Je vois dici Aidrus road, montant vers la grande mosquée Aidrus blanche et verte, du haut de laquelle le prêtre crie la prière vers les quatre vents de lhorizon au commencement du matin : les autres mosquées répondent des quatre coins de Crater endormi. Les chèvres couchées devant les portes, les indigènes couchés sur leurs bancs de ficelles comme des morts habillés de blanc commencent à remuer faiblement. La rue se termine, divisée par les éperons de rocher, se dissipe en sentiers qui senfoncent dans la montagne vers les baies, les carrières, les abattoirs et la Tour du silence, résidence des morts.
Il y a un trafic de passants, de fêtes, de ces enterrements arabes glapissants qui trottent comme des champions de marche. Et toute la journée courent dans la poussière riche de débris les coolies traînant des charrettes chargées de peaux séchées, et leur chant de travail sans couplets. De grandes filles somalies passent, riant aux hommes des deux yeux, un pan de leur voile de saintes vierges entre les dents. Les Indiennes offrent leurs puissants bras nus, des surfaces brunes et élastiques de chair entre leur jupe et le corselet étroit qui bande leurs omoplates et leurs seins. Les deux Américaines de la rue Aidrus marchent avec une gazelle derrière leurs talons. Tous les hommes et toutes les femmes inconnus.
Dune très profonde cour intérieure monte lodeur des peaux grillées au soleil des hauts plateaux abyssins, sur la pierraille des somalilands, dans ces pays dont les noms feraient travailler limagination dun enfant assis sur les bancs dune école primaire : Berberah, Ogaden, Dunkali, Harrar, Mogadiscio, Addis Abeba.
Et le bruit de beurre fondu des grains de café sur les claies des trieuses lie tous les bruits.
Dans cette maison de blocs noirs plus puissante entre Suez et le Kenya quun ministère dEurope, il y a le chef, des directeurs, une bande de femmes et demployés londoniens qui ont le vertige dêtre si loin du tramway dElephant and Castle, de leurs banlieues de jardins maigres, de leurs trains électriques roulant entre huit et neuf vers Cannon Street et London Bridge. Des gens comme tous les enfants de lEurope.
Le maître de la firme est un de ces hommes dont le poids empêche ceux qui le connaissent de sendormir sans arrière-pensée.
Il possède ce que les trois quarts des personnages les mieux doués du sentiment de limportance nont même pas : des adresses télégraphiques à Bombay, à New York, à Marseille, à Londres, un code télégraphique privé. Son pavillon rouge et vert flotte sur des bateaux qui transportent ses marchandises. Sa volonté a lair de peser sur lavenir des tanneries et du commerce international des gants de peau. Des agents règnent en son nom dans les ports de la mer Rouge, dans les bourgs de lAbyssinie, en plein Moyen Âge. Son nom est un mot de passe aussi loin quà Sana du Yémen et quaux frontières du Choa. Il parle haut aux sultans indigènes qui vivent dans les oasis de lintérieur et les États de lHadramut.
Il y a de faux hommes daction : il est lun deux. Il vous dit : « Jai constamment vécu dune manière totale, ma vie est une suite ininterrompue dactions, de batailles données et gagnées. Cette contrée où je suis arrivé pauvre et orgueilleux il y a plus de vingt ans porte les cicatrices de mon action. Elle témoigne pour moi. Elle me reconnaît. » Ainsi, il ment et il se ment.
Pas un seul de ces actes na ajouté une parcelle au pauvre quil fut et quil est demeuré. Il est inachevé, comme un chantier abandonné derrière des palissades brillantes dannonces. Faut-il prendre pour laction ses reflets ? Chaque être est divisé entre les hommes quil peut être, il a laissé vaincre celui pour qui la vie consiste à faire monter et descendre les cours des cuirs abyssins, et ceux du café sur le marché de Djibouti ou de Dire Daoua, celui qui est vendeur et acheteur de signes : dans lhistoire dun sac de café, vous ne trouverez que peu dactions, faire pousser un arbre, boire une tasse. Combattre des êtres de raison comme des firmes, des syndicats, des corporations de marchands : appellerez-vous cela des actions ? Je veux détester et battre tel homme particulier, cette figure de traître que je vois, ce patron, cet avoué, ce chef de bataillon, cet empêcheur de faire lamour. Sortez de la vie avec vos imitations, avec vos trompe-lil qui ne comptent pas dans létablissement de la vie charnelle, de la justice, de la joie, avec vos fabrications de haine, de défaillance et de colère, vos diminutions et vos images dans leau.
Voilà un homme né dun ventre de femme dont tous les gestes ont été déroulés au fond dun ciel intelligible, du firmament des changes, des escomptes, cieux cruels au-dessus des bonnes têtes humaines : ils ne sabaissent vers elle que pour les corrompre et les dessécher comme les petites têtes des momies indiennes. Ces mouvements formaient dans la mémoire de ceux qui lavaient connu une espèce de guirlande glaciale qui entourait les souvenirs quon avait de lui. Le passé dont il tirait une excessive fierté se réduisait au nombre de lakhs de roupies dont pouvait le créditer la National Bank of India.
Croyant agir et préméditer ses actes à son gré il suivait après tout le jeu des forces qui ne tiraient pas de lui leur puissance, et dont les sources, sil avait perdu le temps de les chercher, auraient pu lui paraître mystérieuses et chargées dune signification finalement révoltante.
Manier des taux de devises, se pencher sur la valeur du thaler et de la livre comme sur la courbe de température dun enfant malade, hâter la marche dun navire pour sassurer dun fret, ces songes creux composaient lidée quil se faisait de laction, les jours où il navait pas besoin de séduire autrui.
Il pensait à sa liberté, il parlait delle, comme sil avait été dupe des sentiments quil avait inspirés à plus petit que lui : lenvie, le respect de ceux qui lui disaient sincèrement quil était libre. Mais la méduse se croit libre, les banquiers, les marchands se croient libres : ils ont aussi cette folie-là, ils ne valent pas mieux que les vagabonds. Assis derrière leurs tables ornées dun code Bentley, dun Broomhall, les employés attentifs comme des soldats sont debout de lautre côté de la table , ils font les malins, ils dictent, ils réfléchissent : oubliant que les dictées et les malices sont montées de loin par dix télégrammes chiffrés, par des lettres qui ont fait du chemin pour les attendre. Ils ny comprennent rien.
Mr C
était donc le porte-voix dondes innombrables qui ne trouvaient en lui que de prévisibles échos. Il ne faut pas confondre un homme libre avec un baromètre enregistreur, une machine de Morin et un phonographe. Que de maux peut causer cette confusion lorsquil nest pas question denregistrer des chiffres mais des sentences de la sagesse morale, des décisions politiques. Ce qui ma le plus dégoûté de mes frères cest de les voir vivre comme des vers : les vers ne comprennent rien à lattraction universelle, les hommes à leur bon dieu, à leurs désirs, à leurs opérations : tout plane sur eux, et ils croient inventer ce qui plane.
Il ne fallait pas beaucoup de génie ni ces grandes ardeurs quil pensait éprouver pour résonner sous lafflux de tant de voix. Les échos les plus décoratifs ne sont pas des modèles de vertu ; redoubler des sons, quel nom faudra-t-il donner à cette opération passive ? Entraîné dans la ronde des capitaux et des échanges dont personne ne pouvait arrêter le mouvement sans cesse accéléré de rotation, il commandait des esclaves attachés à la même roue, échos moins sensibles qui devaient dabord recueillir sa voix.
Heureusement, il nétait pas tranquille. Il y avait autour de lui comme une atmosphère de présages mortels qui lempêchait de voir arriver les jours avec joie. Il attendait quelque chose de funeste, il ne croyait pas à ses propres projets. Pas de répit, de relâche : la pompe aspirante, qui vidait sa vie, continuait à monter et à descendre comme une respiration fatale. Il allait, de plus en plus souvent, jusquà dire quil abandonnerait tout un jour, laissant ses stocks de cuir, ses réserves dessence, ses piles de registres, et ses classeurs. Mais ces matières, ces registres étaient devenus sa matière : la fuite laurait tué.
Qui laurait dénoncé ? qui lui aurait demandé des comptes, au nom des hommes vidés à son service, devenus des mannequins empressés à plaire et tremblants ? Au nom de ses propres enfants écrasés par lui ?
Il aurait répondu que son cur était pur. Tous les meurtriers vont dabord se laver les mains. Il aurait étalé la grandeur de son uvre : dix millions de peaux de toutes catégories embarquées par an, des comptoirs dessinant les bornes dun royaume, des mouvements provoqués à distance à Grenoble, à Mazamet, quatre navires à la mer. Belle balance pour pencher en faveur dun homme. Je vois Mazamet tassée au pied de la Montagne Noire, avec ses eaux dans les prés, ses garages, son record du nombre dautos par mille habitants, son milliard daffaires par an, le sourire de ses hôteliers, ses noirs faubourgs pleins de laveurs de peau. Je vois les ouvriers gantiers de Millau, le dos courbé des vendeuses de chez Perrin, les manuvres somalis arrachés à leurs villages et à leurs troupeaux pour être insultés par tous les Blancs de Djibouti.
M. C
nétait pas absolument à labri des morsures de la vie intérieure : on peut imaginer que Ford a des rêves, que Poincaré sinvente des univers lorsquil est las de falsifier des pièces diplomatiques, dinaugurer des monuments aux morts.
Ce maître de firme conservait fidèlement des vestiges dune adolescence sentimentale troublée par le goût de la gloire et une sorte dambition poétique. Il cherchait la conversation des femmes et aimait quelles lui jouassent des pièces de Chopin conformes à une vue traditionnelle de lamour. Il faisait parfois des pèlerinages à Stratford, à Bayreuth, il se mettait le front dans les mains en écoutant Siegfried, en pensant à lAndrogyne des Thermes, aux vitraux de Saint-Nazaire de Carcassonne. Il oubliait les colonnes de ses comptes pour chercher dans les livres des inventions conformes à ce qui restait en friche dans les marges de sa vie. Bien que sa vie fît tout pour démentir un pareil jugement, il était de ceux qui se composent des retraites avec les débris scrupuleux du temps. Il souffrait sincèrement de nêtre pas un homme et cherchait à en créer une image solitaire. Il y avait des moments où il était donc vulnérable : mais quel spectacle de le voir revenir, comme un homme qui séveille à son gré dans le présent des marchés, rejetant les amas de ses nuages. Comme sil utilisait aussi ces repos pour refaire ses forces dans de profondes retraites, il reparaissait plus dur et plus armé contre les hommes. Il redevenait le fantôme impitoyable que son existence véritable avait substitué à lhomme quil eût pu être. Dailleurs, je lai vu employer les éléments de ses rêves pour attirer à lui, au service de ses profits ceux qui résistaient moins aux apparences sentimentales dun homme avec lequel ils étaient en droit despérer des relations humaines, quaux formules fatales des conversations commerciales et des contrats dengagement. Il laissait entrevoir à quelques-uns de ses employés une vie de lesprit, les plaisirs de la conversation, le souverain bien dune éthique de laction et dune moralité des affaires : ces jeunes hommes se montraient conciliants sur le taux de leurs salaires.
Il me proposait de fixer ma fuite loin dEurope à Aden, moffrant pour lâge mûr une puissance qui neût différé de la sienne quen degré. Voici : si vous fuyez, si votre fuite réussit au sens où les hommes des villes entendent le succès, vous serez M. C
Vous serez M. C
partout. Cest le dernier terme qui vous est proposé. Mais renoncez à être des hommes.
Javais découvert une autre vie qui formait un pendant presque parfait à la vie de M. C
Sur lEsplanade, à Crater, près de chez Palonjee Dinshaw, il existe une boutique qui est un musée. Il contient un petit nombre dépaves laissées par les passages des hommes, des monnaies, des tombeaux, des inscriptions, dont on voudrait percer le secret comme celui des aventures de jeunesse de son père. Les voir, cela suffit pour penser à Ophir, comme Napoléon. Pour le reste, on est chez Bouvard et Pécuchet, collectionneurs. Le gardien du musée était un ancien sergent de larmée britannique. Quarante années dAden. Déchu aux yeux anglais, jusquà fumer les cigarettes en cornet des indigènes, porter une foutah, faire le métier décrivain public pour les Arabes. Assis devant sa porte il regardait couler un petit filet intarissable dennui. Il ne connaissait plus personne dans son comté qui portât encore son nom : aucune raison daller voir des arbres sous lesquels ne marchent pas des visages de connaissance. Il se soûlait tous les soirs, craignant la folie et défendu de ses coups par lalcool. Il était comme une pierre rouge, en dehors des courants où presque tous les hommes sarrangent pour nager. Personne parmi les Européens ne savait quun Anglais avait trouvé ce gîte, ou cette noyade corps et biens. Les autorités militaires lui avaient refusé le droit de prendre part à cette comique petite guerre anglo-turque autour dAden, il ne sen consolait pas, ce refus lui avait signifié sa faiblesse. Le désir de tirer des balles perdues du côté des avant-postes turcs avait été son dernier rêve au sujet de laction. Il perdait ses souvenirs sans se débattre comme un vieux corbeau perd des plumes : tel est le dernier fruit de lamour des voyages. On comprend trop facilement les clefs qui ouvrent ces deux vies, si semblables, si également éloignées de la vie humaine. Inutile de chercher là où ils ne sont pas les secrets qui combinent les destins.
Tous les êtres accrochés à M. C
comme les poissons-pilotes à leur squale mouraient de la même mort que lui.
Que faire parmi ces gens-là ? Que faire des jeunes femmes anglaises ? Elles ont des yeux de verre si bien imités quon peut être amené à croire que ces prunelles voient. Puis un jour on se dit simplement « cest vivant » comme les bonnes gens devant le Scribe accroupi, au Louvre, le dimanche.
Que faire des officiers anglais, des fonctionnaires anglais avec leurs aventures de hiérarchie. Ils portent des couleurs de régiment, de collège comme des décorations : nul moyen quils se perdent en faisant le tour du monde dans nimporte quel sens, sur nimporte quel méridien. Il y aurait des chances pour que quelquun les reconnaisse, même chez les Barbares, au pôle Nord, en Espagne. Les autres pays habités par des hommes sont pour eux de drôles de corps, des espèces de planètes écartées de lorbite de lEmpire qui est parfois entré en contact avec elles, à Crécy, à Waterloo, sur la Somme. Ils croient que lempire, cest la paix, que les yeux de Margaret Bannermann, les records de lord Burghley compensent pour le Jour du Jugement les hautes maisons mortelles de la ville dEdinburgh, les grèves charbonnières et lexistence même de sir Henry Deterding, ils sont guidés par lignorance, les proverbes patriotiques, le respect du pétrole et de la bonne tenue à table, par la poésie romantique.
Il y avait les Hindous, les Arabes, les Noirs impénétrables. Je navais pas dix ans à perdre pour fixer ma vie parmi eux et dabord les connaître. Tout compté, tout pesé, je vis parmi les Européens. Ce sont les maîtres des hommes quil faut combattre et mettre à bas. Les belles connaissances viendront après cette guerre.
Chapitre X
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Il y a dans les plus petites villes dItalie un théâtre, de la musique, des improvisateurs, beaucoup denthousiasme pour la poésie et les arts, un beau soleil : enfin on y sent quon vit. Madame de Staël, Corinne.
La nouveauté des terres et des figures épuisées, les couleurs devenues ordinaires, les tableaux affaiblis, il nest plus impossible de chercher à comprendre Aden.
Aden est un nud qui boucle bien des cordes : il ne fallait pas beaucoup de mois pour épuiser le pittoresque de cet Orient et saisir les forces qui tiraient les ficelles et serraient fort ce nud. Cest une croisée de plusieurs chemins maritimes, ces chemins jalonnés de phares et dîlots hérissés de canons, une des mailles de la longue chaîne qui maintient autour du monde les profits des marchands de la City. Relâche pleine de signaux meurtriers, pendant de Gibraltar.
Lannée était justement le temps où les dépôts de troupe de lEurope prêtaient leurs soldats pour aider à la civilisation des Chinois. Économie mal ordonnée commence par les autres.
Il y avait promesse de révolution du côté de lembouchure divisée des fleuves du Kouang-Toung : alors les navires passaient vers les terres hautes de lAsie, les transports de troupes, les destroyers à museaux de requin sancraient en face du bâtiment gothique de la douane, les hommes déquipage prenaient le frais le soir sur la plate-forme des porte-avions. À Aden, les bataillons sortaient de leurs casernes comme des guêpes dun guêpier, le silence prenait ses quartiers au club du Second Régiment de Devon que je voyais de ma fenêtre : finies les band nights où lorchestre jouait le God save the King et la Marseillaise qui allaient éveiller des échos dociles et ignobles dans le cur des négociants en café et en pétrole. On lisait les dépêches de lEastern pour avoir des nouvelles de la Chine.
Ces accessoires suffisent peut-être à indiquer la portée de la vie des hommes à Aden.
Voici ce quil y avait à comprendre : Aden était une image fortement concentrée de notre mère lEurope, cétait un comprimé dEurope. Quelques centaines dEuropéens ramassés dans un espace raccourci comme un bagne, cinq milles de long, trois milles de large, reproduisaient avec une extraordinaire précision les dessins que composent à une plus large échelle les lignes et les rapports de la vie dans les terres occidentales. Le levant reproduit et commente le ponant.
On a sous les yeux une sorte de plan qui traduit fidèlement son modèle, comme les portulans de la Renaissance et les dessins symboliques que composent patiemment les moines des monastères bouddhistes. Tout est décanté jusquà lessence, tout ce qui allongeait la solution évaporée.
Il demeure un résidu impitoyable, descriptible et sec.
Le petit nombre dhommes engagés dans les courroies de transmission de cette machine encore complexe, permet de saisir la signification de lexistence européenne si souvent dissimulée par la multitude des acteurs et par lentrecroisement de leurs trames. Comprendre les lois de cette machinerie, la source de sa force motrice, paraît réellement important à un jeune homme qui commence maladroitement, après un petit nombre de vagabondages sans portée, à entrevoir le but vers lequel il nappartient quaux hommes de marcher. Ces gens jouent leurs rôles au milieu de petits drames anecdotiques qui représentent à la manière des pièces dombre les mouvements exemplaires de la vie des hommes civilisés : ces rôles sont régis par des habitudes et des passions faiblement réveillées, par la vie, ce jeu si simple de coutumes tristement consenties. On voit déjà à cette place la justesse de la comparaison stoïcienne du théâtre, bien quil faille éclairer ces Stoïciens magiques et profonds.
Les habitants dAden comme ceux de Londres et de Paris ce sont dailleurs les mêmes plantes dans une serre où la température leur permet de grossir paraissent, sarrêtent, marchent, pleurent, disparaissent, sont éclipsés sans rime et sans raison. On naperçoit pas dabord les prétextes des entrées et des sorties, des sonneries derrière les portes, des entretiens, on devine simplement que des plans et des forces étrangères alimentent laction et détiennent les clefs de ces apparences mobiles. Elles se montrent donc aux regards comme les grandes personnes remuent devant la critique des enfants. On assiste à leur existence, il est même facile de reproduire les gestes quelles font pour tenter de les comprendre, on saisit presque sur-le-champ quils nemporteront jamais un tel assentiment quil soit possible den attendre un seul atome de contentement ou de joie.
Finalement, on pénètre ce spectacle abstrait où les figurants nont guère que deux dimensions, cette pénétration noffre pas de difficultés bien que le sens du drame et la fable soient composés de tous les contresens à propos de la vie.
Ces hommes étaient les pièces de rechange dun mécanisme invisible qui ralentissait le dimanche, à cause de la religion, et que grippaient parfois les accidents périodiques et violents des crises économiques, tout cet amas boulonné, sans soupapes, vibrait comme un édifice de tôle. Dans toutes les villes du monde, il y a des témoins qui attendent le jour où ils verront sauter le couvercle et éclater les volants.
Groupés sous des raisons sociales, ils ne cessaient pas dêtre en proie à la cérémonie guerrière du commerce international, ils faisaient penser à des nègres qui dansent dans la nuit pleine des esprits et des reflets, jusquà tomber.
Cétait des victimes, comme Emmanuel Kant, de cette ordonnance horrible quest un emploi du temps : ils ne lavaient même pas, comme Kant, inventé, Kant avait au moins une porte de sortie, personne ne lempêchait den inventer un autre, et sept par semaine.
Six heures : lever, douche. Sept heures : premier déjeuner. Huit heures : bureau. Midi : second déjeuner. Une heure : sieste. Deux heures : bureau. Cinq heures : promenade, club. Sept heures et demie : dîner. Dix heures : sommeil.
Cela ressemble aux tableaux dinstruction affichés dans les bureaux des colonels, des censeurs, des directeurs de prison. Comme cette partie de plaisir durait pour chacun deux deux étés et trois hivers, cherchez après le sommeil et le bureau le loisir et lheure dêtre un homme. Ils navaient même pas le cinéma, le samedi soir, ils couraient sous les coups dun fouet quils navaient jamais vu.
On peut comprendre que la Révolution a des raisons plus méthodiques, mais peu de raisons plus persuasives que celle-ci : il faut des loisirs pour être un homme. Cette raison se trouve même dans Platon, ce conducteur desclaves.
Chaque seconde du temps quils passaient, qui les passait, subissait la pression du marché mondial : partout les hommes la subissent et ne subissent quelle, mais après tant de dérivations dans des canaux et des tuyauteries où sa force paraît se dissiper comme une vapeur, quils gardent et communiquent lillusion de lindépendance et même de lautonomie. À Aden, cette pression était immédiatement présente, elle se passait dintermédiaires, il faut comprendre que la vie était dégagée des faux ornements que lui ont ajoutés en Europe des siècles de civilisation morale décédés, des idées engendrées par le besoin des illusions et les nécessités hypocrites des luttes sociales. Comme ces gens comptaient revenir un jour dans leur pays natal, ils prenaient patience et réservaient lusage des illusions pour la date de leur retour. Ils étaient sûrs quelles ne leur feraient pas défaut. Ils pensaient que le malheur de leur vie naurait quun temps. Les travailleurs arabes et somalis étaient encore trop dociles pour quil fût nécessaire de découvrir et dinventer des raisons capables de justifier à tous les yeux leur exploitation méthodique. Ils gardaient ces raisons pour les ouvriers de lEurope. Comme les illusions leur paraissaient inutiles, ils ne leur consacraient pas les quelques instants de répit que pouvaient leur laisser des journées si chargées. Il ny avait pas dautre presse que celle des dépêches dagences ; personne navait le courage ni le besoin de lire les journaux européens qui sentassaient sous bande dans les coins des chambres. Pas de théâtres, pas déditeurs, de bibliothèques, si ce nest les grammaires anglaises, les arithmétiques et les livres pieux des Missions. Pas de discours, pas de philosophies, tout décor était oublié et provisoirement aboli. Pas de loisirs pour la paresse, pas de loisirs pour lamour : dans ce trou étouffé où il fallait bien vivre coude à coude il y avait 580 habitants au mille carré on ne trouvait aucun des espaces solitaires où des amants sont assurés dêtre méconnaissables. Dailleurs il y avait une femme pour trois mâles. Pas de musique, ni de fêtes foraines : quel Blanc eût été admis à des frairies de Ramadan, à cet étrange carnaval hindou où les plus graves vieillards saspergent dencre, où les portes austères sont ornées de symboles obscènes ?
Quand on essayait de parler des Beaux-Arts et de la question sociale, cela sonnait si faux et si vain que toutes les voix se taisaient. On sentait quil était inutile de prendre ces déguisements au sérieux, ils paraissaient déplacés comme des obscénités à un repas dévêques.
La vie des hommes étant réduite à son état de pureté extrême, qui est létat économique, on ne courait jamais le risque dêtre trompé par les miroirs déformants qui la réfléchissent en Europe : lart, la philosophie, la politique étant absents faute demploi, il ny avait aucune correction à faire. On voyait les fondations de la vie dOccident, les hommes étaient mis à nu comme des modèles anatomiques. Pour la première fois je voyais des gens qui nexigeaient pas, qui ne justifiaient pas une philosophie des vêtements.
Aucune concession à lamour de lart, rien à chanter, rien à risquer, rien à peindre, pas de poèmes à lire et à écrire. Les seuls accidents sincères de leurs journées étaient les dépêches de lEastern Telegraph Company, agents anonymes des puissances lâchées sur les marchés de lEurope et des États-Unis. Tous les curs étaient suspendus à ces ondes électriques qui circulaient sous des tas de mer à une vitesse dont aucun actionnaire de la Shell ne cherchait à se représenter le taux. Ces hommes qui ouvraient le dimanche matin les sacs de courrier apportés par la malle des Indes étaient ancrés là pour gagner plus dargent que chez eux, dans les capitales de leurs comtés, dans leurs préfectures françaises, cest-à-dire pour leur âge mûr et leur vieillesse le pouvoir dattendre la mort sans rien faire, sauf peut-être du jardinage ou du golf. Quels petits-bourgeois au fond de ces dominateurs coloniaux.
À cinq heures après-midi, comme ils vivaient à la cadence fixée par le soleil, ils sortaient de leurs abris et essayaient de simaginer quil y avait des rivières dans le monde. Toute la journée, à Aden, il y a au centre du ciel blanc la présence du soleil, les rochers éclatent, à la première défaillance dattention les hommes peuvent être foudroyés, mais vers le bout de la journée le soleil se dirige vers le sémaphore du Shamshan. Une sorte darmistice est conclu et une moitié des rues est délivrée. Les ombres sallongent comme des tiges dans le fond des ravins, les ventilateurs font leurs derniers tours comme une hélice au moment de latterrissage.
Ils abandonnaient alors les classeurs où dorment les contrats, les copies de lettres, les codes, les connaissements.
À Crater, sur lEsplanade étaient assemblés, autour du terrain de football, les Arabes de lHadramut, du Yémen, les Hindous de toute caste, les Noirs de la côte africaine, mêlés aux fantassins de Sa Majesté. Lorchestre du régiment punjabi jouait parfois. Les jours de sabbat, les jeunes Juifs se déniaisaient, nosant pas encore raser leurs papillotes, mais seulement porter les vestons clairs quils revêtiraient définitivement un jour sur les trottoirs de la place Mehemet Ali, à lentrée du Mouski, au Caire.
Devant la chapelle presbytérienne, des artilleurs, quelques jeunes Hindous sentraînaient au cricket. Les prêtres de la mission italienne passaient près deux, vêtus de leurs soutanes de toile blanche, chaussés de gros souliers noirs dinspecteurs de la Sûreté. Policiers des intentions morales, procureurs des confessionnaux.
Les autos partaient vers les lieux arrosés, vers le jardin de loasis de Sheikh-Othmann, vers Fishermans bay, vers le club de Gold-Mohur où nageaient les femmes blanches de la colonie. De rares couples montaient vers le phare isolé de Ras Marshag.
Les gens allaient voir dans les crevasses du volcan quelques arbres à fleurs de pommier gonflés deau comme des choux, et le lendemain dorages dérisoires, des prés de lys blancs. Ils montaient encore au-dessus des citernes voir un grand banyan exilé avec dans ses agrès, des cargaisons de martinets aux pattes courtes qui y dormaient le soir.
Les billards résonnaient dans les clubs, on buvait, on jouait aux cartes au milieu des airs de danse à Steamer-Point. Cétaient leurs maigres heures de suspension darmes. Ils essayaient alors de faire quelque chose pour leurs corps : comme ils étaient pour la plupart Anglais ils savaient heureusement comment sy prendre. Leurs corps recevaient une ou deux heures dexistence, mais non les corps italiens, les corps français. Trop prudents pour se mouvoir.
Cétaient aussi les heures où ils cédaient après tout aux illusions. Ils parlaient comme M. C
, de leur action. Cest un mot qui fait rêver tous les hommes, cest la chose quils nont pas. Ils essayaient de se faire croire quils agissaient. Ils finissaient par le croire. Ils étaient donc poétiques : être poétique, cest avoir besoin dillusions. Ils développaient cette illusion avec les ressources de lintelligence, leur vieille servante-maîtresse. Ils en faisaient la théorie.
Mais ils ne trompaient pas. On sentait bien quils naimaient pas leur vie. Ils avaient beau se forcer : lamour ne venait pas. Ils continuaient à vivre en pensant à ce quils avaient fait, à ce quils avaient à faire, le temps passait. Ils tenaient debout à force de tics. Ils étaient bien dressés ; leurs parents pouvaient être fiers deux, leur patron aussi. Ils navaient pas lair humain, ils ressemblaient plutôt à des sacs de son : si on leur avait ouvert le ventre cétait le seul service à leur rendre de la poussière aurait coulé. Ils se vantaient pourtant davoir possédé des femmes, reçu des blessures de guerre : impossible dimaginer la sortie de ces liquides vivants, le sperme, le sang.
Les objets de leur volonté nexistaient pas : cétaient des essences abstraites, impossibles même à personnifier pour les faire entrer dans une prosopopée, le bilan, la balance, le crédit, la circulation du capital, le succès commercial, le devoir professionnel. Couchez-vous avec le capital pour ami ? Ces entités les occupaient, emplissaient les minutes : elles volaient tout le temps autour deux. Ils étaient abstraits. Ils exécutaient toutes les consignes qui ne concernent pas les hommes, comme les ordres secrets dun vice dont ils ne pouvaient pas guérir. Ils disaient pourtant : la vie, malgré tout, ils pensaient : vivons. Premier cri du réveil, dernier soupir de la veille. Mais il aurait fallu pour que cela fût possible quils guérissent de leurs mauvaises habitudes, de leur digestion, de leur respiration, de leurs mariages, de leurs écritures, de leurs langages. Quils fussent transformés depuis les fondations. Mais ces maniaques mouraient à petit feu au service de capitaux anonymes.
Ce quil y avait de terrible, cétait de les voir dormir. Ils dormaient la nuit et ils dormaient après leur repas comme des serpents qui digèrent. Je les voyais sous les galeries de la maison endormies dans leurs fauteuils cannés. Ils reposaient enfin, arrivés dans un port accueillant, dans une rade sûre, dans le seul bonheur de la journée, défaits, dénoués, la joue posée sur le sommet de lépaule, le cou plissé, les mains à la traîne, avec des gouttes de sueur roulant sur leur front. Traversés par des rêves visibles, leurs faces déballées parcourues par des ondes, dernières volutes des lames de fond envoyées par les régions humaines, qui les soulevaient comme les insectes soulèvent les animaux morts dans les fossés. Ils bourdonnaient, se retournaient. Ils essayaient de reparaître dans le jour avec les trouvailles du sommeil, de ne pas les oublier. Mais ils les laissaient retomber, ils revenaient les mains vides plus tristes que les femmes qui accouchent dun enfant mort. Le sommeil est pour un vivant le désintéressement le plus semblable à celui de la mort : il était pour eux la pointe même de lattention, lextrême de leur effort, tout ce quils pouvaient connaître des réclamations de lhomme.
Que de fois jaurai répété le mot homme. Mais quon men donne un autre. Cest de ceci quil sagit : énoncer ce qui est et ce qui nest pas dans le mot homme.
Que faire de ces êtres de verre où lon voit passer jusquaux songeries ? Ce sont les fous de cristal dEdgar Poe. Mais du verre, cela se brise. Ils sont encore comme les poissons transparents des grands fonds. Mais des poissons, cela se pêche.
Parce quils sont nombreux et collés les uns sur les autres on commence par les croire impénétrables : beaucoup de transparence fait de lombre. Cest la description du mica. Il suffit de trouver les plans de clivage : chaque lamelle, chaque homme séparé sont alors transparents.
On ma toujours laissé croire que les hommes avaient de lépaisseur, je trouve quil y a quelque chose qui les empêche dêtre opaques comme des vrais hommes, comme ceux dont on parle par exemple dans lHistoire, dans la poésie. Lhomme ne sera-t-il donc jamais quun personnage historique ?
Chapitre XI
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Quand on veut changer dair, on peut se diriger vers Lahej, dans les terres ou vers Djibouti.
Si lon va du côté de Lahej, cest pour voir de lherbe.
Les autos marchent en tanguant dans le désert, elles se lancent de loin pour franchir des collines de sable qui les saisissent comme des ventouses. Des Arabes dans les haltes donnent des feuilles à leurs chameaux agenouillés. On passe près dune colline de tessons qui passe pour témoigner du passage dAlbuquerque, cétait en 1519. Au bout de quelques heures, des arbres se lèvent, on arrive en vue de Lahej, ville de poussière avec des maisons de poussière, des palmiers de poussière, des hommes de poussière.
Le palais du sultan est un bâtiment de corail gris : il a un toit à balustres, des files de fenêtres, des attiques, des colonnes corinthiennes. Dans le jardin des paquets de feuilles de tabac sèchent sur des ficelles. Il y a des boules de verre dépoli, pour y lire lavenir, comme dans la grande banlieue, près de Paris.
On entre. En haut dun escalier nu, un grand Arabe en veston de soie rayée, rouge et jaune, vous prie dattendre dans la salle daudience. Cest un grand salon dans la pénombre, les volets sont fermés contre le soleil. Aux murs pendent les photographies couleur et grandeur naturelles du père et de loncle du sultan régnant. Les tapis qui viennent de Paris, sont roulés et ficelés dans un coin comme si le sultan était au bord de la mer ou donnait le soir même une sauterie en lhonneur des dix-huit ans de son fils qui a des lunettes dacier et des boutons comme un élève de lÉcole Normale de Saint-Cloud. On boit du café poivré dans ces tasses de faux Chine que des Arméniens, des Syriens vendent aux esclaves sur le pont des paquebots dExtrême-Orient. On est assis sur des canapés recouverts de velours Napoléon III, sur le bord, par respect : cest un prince régnant. Arrive ce dernier, grand homme noir, lair rusé et cruel des nervis du vieux port à Marseille. La conversation ne compromet rien, il ne vous dira pas ce quil pense des Wahabites et de lIman de Sana. Finalement on est autorisé à circuler librement sur le territoire de sir Abdul Karim, Knight Commander of the Bath, qui se retire.
Alors on va voir lherbe. La route, parallèle au petit chemin de fer de Lahej à Aden, est bordée de mureaux de pierre recouverte de mottes sèches, comme dans le Morbihan.
On entre dans une région pleine de dattiers, de goyaviers, de papayers, dorangers, de grenadiers, on traverse des champs de bananiers de Chine, hauts comme des enfants de quinze ans. Le sol est un feutre humide fait de plantes grasses. Autour des champs circulent des canaux, entre des berges surélevées comme dans le delta du Nil. Leau y coule. Dans le fond du tableau, on revoit agrandies les montagnes du Yémen, soudain, au fond dun ravin rouge plus large que le val de Loire coule le fil dun fleuve à moitié mort.
Quelle joie ! Voilà des prairies avec de lherbe bourguignonne, des champs aux couleurs piémontaises. Les plus compassés sétendent sur les graminées, presque tremblants de voir après des semaines de pierres, des paysans, de leau douce quon écluse, comme dans les Géorgiques. Ils se penchent sur le disque dun puits. Malheureusement quelquun retourne du pied le cadavre blanc dun serpent, pendant le déjeuner au milieu des citronniers, des aigles tombent du ciel comme des pierres et dérobent les os quon lance aux chiens dont la mâchoire ne mord que le vent et une plume perdue : ce nest pas lOccident aux campagnes pacifiques, Toscane, Touraine ou Kent.
Sur les chemins, on croise des bandes de travailleurs qui reviennent du champ. Nus, ils portent seulement une foutah serrée par une ceinture de cuir brodé où pend un couteau recourbé dans une gaine dargent. Un gros fil noir est entouré à leur cheville. Un lépreux assis au bord de la voie écarte les mouches du soir avec un geste doucereux de machine.
Impossible de voir des hommes plus en ruine que les sujets du sultan : les ouvriers que jai vus sortir des mines de bauxite sur la route dAix-en-Provence, couverts de terre rouge, respiraient la force et la joie auprès deux. Vingt mille êtres mènent cette vie de purgatoire pour que ce marquis de Carabas indigène puisse regarder ses prés verdir à lombre des avions militaires anglais, puisse se regarder en paix dans ses boules de verre et voyager au Caire, à Londres et à Paris. En allant vers Lahej, on pensait à lherbe, aux femmes quon voudrait renverser sur elle après plusieurs mois de chasteté, mais voici quil faut demander à lherbe les mêmes comptes quaux cheminées dusine de Saint-Ouen.
Orient, sous tes arbres à palmes des poésies, je ne trouve encore quune autre souffrance des hommes.
Un autre jour, je pars pour Djibouti sur le bateau à moteur Halal. Le Halal est un vieux rouleur de mer Rouge dans les quatre cents tonneaux, alourdi par ses mâts de charge, avec une cheminée maigre à larrière. Le capitaine Mac Lean le laisse marcher tout seul, ce nest pas un de ces bateaux à caprices quil faut surveiller pendant tous les quarts, il file tout seul vers la côte des Somalis comme ces chevaux de maraîchers qui conduisent vers les Halles leur maître endormi sur les choux.
Mac Lean dort, raconte des histoires de femmes, boit un coup à toutes les calebasses qui pendent aux agrès autour de sa cabine. À une heure toujours fixe, il change de costume blanc, met un casque et des souliers propres : le Halal arrive en vue de Djibouti. On voit au fond de la baie de Tadjoura la côte basse de madrépores. On aperçoit au fond du pays comme sur un tableau de Vinci des étages bleus de montagnes couronnées de nuages, le commencement de lAbyssinie.
Le navire sur ses ancres, les allèges emplies de balles de cuir arrivent, montées par des Somalis brillants et crieurs, ils se mettent à danser autour de la coque un ballet déréglé et sans poids, ils plongent tout nus, attrapent un bout de corde entre les dents, grimpent par la chaîne de lancre, laissent sur le pont la trace mouillée de leurs longs pieds. Mac Lean marche déjà sur le môle, échange ses connaissements avec le directeur du comptoir et file vers les filles et les cafés.
Djibouti na aucun passé. Cest une sous-préfecture du Midi qui date de quarante ans. Cet âge a suffi pour que le lavis rose des maisons commence à sécailler, pour que des arbres se mettent à avoir lair darbres dans le jardin du gouverneur.
Même vie quà Aden, ornée du débraillé des coups de gueule de lEurope du Sud, grecque, française, italienne. À Aden il y a des clubs fermés, on ne peut jamais voir par les fenêtres ce qui sy passe. À Djibouti il y a des cafés, la belote détrône le bridge, les hommes parlent des femmes. Quelle surprise pour un Français dy retrouver les détails qui font que la France est la France et porte sur le même corps dautres vêtements que lAngleterre. Je suis chez moi place Ménélik assis à une terrasse de café dans le style de Montélimar, dAvignon, devant une station de fiacres avec des tentes à franges, comme à Périgueux. Chez moi, en voyant à la porte du commissariat de police le commissaire insulter un indigène de sa voix dancien adjudant de coloniale. Chez moi au tennis, en parlant du président du Tribunal qui porte une barbe radicale-socialiste, un ventre du Sud de la Garonne, à sa femme taillée sur le modèle dont sont faites dans la métropole, les femmes de colonels et les matrones de la rue Paradis. Chez-moi devant la poste, me demandant comment le directeur a si vite une auto. Chez moi, sur le plateau du Serpent, en voyant les jeunes filles se promener avec un bandeau autour des cheveux comme à Quiberon, en apprenant de qui la femme du directeur des chemins de fer est la maîtresse. Chez moi enfin, en découvrant dans la boutique dun épicier grec, sous des piles de boîtes de thon de chez Amieux, le texte grec de Prométhée enchaîné, ddipe à Colone.
Le même ennui sans formes quà Aden, mais en manches de chemise retenues par les élastiques des coiffeurs, mais avec le goût des vermouths-cassis, des mandarins-curaçao. Tous ces hommes aussi tournent en rond, heurtés aux murs invisibles de leur destin, faisant aux mêmes heures les mêmes mouvements que les Anglais de la côte dAsie, filant en auto le soir vers le jardin dessai dAmbouli où vont se consoler des couples dont les membres sont toujours des pièces de rechange. Cest la nuit, on tient une femme sans nom contre soi, les maigres arbustes de la steppe défilent, les chameaux leur broutent la cime : comme ces arbustes ont des formes et des proportions darbres faits, on se croirait dans un paysage préhistorique, les chameaux grands comme des iguanodons.
Comme les Français ont lhabitude de parler de lamour bien quils ny soient pas plus soumis que les Saxons, Djibouti possède un quartier réservé. Dans le village indigène doù les Somalis ont défense de sortir après dix heures du soir, à moins quils ne possèdent un laissez-passer, souvrent des rues pareilles aux autres, avec les pauvres huttes de roseaux quemporte la moindre crue de la rivière, les tas darêtes de poissons. Elles débordent de lodeur de la graisse rance de mouton mêlée à des parfums.
On arrive au bout de ces voies, le moteur au ralenti ouvre dans le silence qui écoute de toutes ses oreilles une source dorage. De toutes les portes les filles sortent en courant comme des folles délivrées des charmes qui les retenaient dans le noir ; elles sautent devant le radiateur en se tenant les mains, elles crient de leurs voix aiguës de chanteuses, elles sappellent, ce sont de grandes filles très jeunes couvertes de gros bijoux. Leur peau ointe reluit faiblement à la lueur des phares et au reflet rouge de leurs cabanes. Des mains se posent comme une patte danimal sur votre cou, il faut partir ou se laisser prendre, se plonger dans les vagues dun amour enfoncé dans létuve de la nuit. Ces descentes sont la dernière ressource des hommes perdus : si vous allez dans un pays noir, renoncerez-vous jamais au souvenir de ses petites filles admirables ? Mais cette perdition vaut mieux que vos sales habitudes vertueuses, gens de lEurope, vous feriez aussi bien dêtre toxicomanes ou dêtre débauchés.
Enfin quand il est temps de revenir aux bureaux dAden, on pense que ce nétait vraiment pas la peine de les quitter.
Chapitre XII
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Bien que tous les habitants dAden fussent écrasés de besogne, il ny avait absolument rien à faire : cest la phrase la moins favorable aux hommes, le jugement qui avoue leur condamnation, leur état de perpétuelle absence.
Pas une miette de réalité, pas une démarche qui pût aboutir à quelque chose. Un ennui inefficace parmi les compagnons habitués par le temps à tout ce qui nexiste pas. Des ombres engendrées par toutes sortes de faims : dans les famines où lon manque de pain, il y a aussi des hallucinations. Alors, faire bon ménage avec lennui, mourir de cette mort ? Il ny a pas dautre choix : comme on ne veut pas encore mourir on croirait offenser quelquun et les plus secrets avertissements de la vie on tombe dans lennui, on sinstalle parmi ces animaux savants qui nont plus quà saimer avec une ardeur hypocrite, qui se trompe vraiment dadresse.
Cest le moment de la descente dans la Nekuia. Il faut bien passer par toutes les étapes dUlysse, quon doive revenir ou non dans lIthaque natale. Il y a pour tous les hommes une région des pensées vaines, des idées qui nen sont pas, des vivants qui sont des morts. Lorsque tout ce qui est au monde paraît interdit, la vie intérieure arrive, on nattendait plus quelle. On convoque ses propres ombres qui rabâchent et prophétisent.
Je tombe à la contagion, il y a des microbes de tous les vices. Ce nest pas assez davoir saisi lessence et les ressorts dune vie inhumaine pour être protégé contre les maux quelle donne. Je vis comme une ombre parmi les autres ombres, tout passe avec des pas de coton au milieu des pierres de la fièvre.
Rien qui se passe, rien qui presse. Joublie que jai su mapercevoir du temps. Si lon sent quil y a un écoulement du temps, cest quon vit mal mais quon vit. Quand on vit bien, il ne sécoule pas : il est possédé. Mais il y a un intérêt du temps, je ne pense plus à lui : personne ne peut prévoir le jour où il se remettra en mouvement.
Parler ? Il faut avoir à qui parler et de quoi dire. Je pense que je suis le siège dextraordinaires avertissements de ce qui est pour le regard émoussé dun vivant le plus grand ennui, la mort. Je ne suis pas plus fort que les autres : je narrive pas à comprendre le néant, mon propre néant futur, mon néant, bien que le néant jure avec lidée de sa possession : je me vois donc mort, mais incomplètement, je me représente une existence dégradée : allons, je nai pas fait beaucoup de progrès depuis Achille. Enfin je prends cet état pour un avertissement continu de ma mort. Je trouve cet état horrible, la mort me dégoûte si elle est vraiment cela, si elle est moins la négation de tout ce qui va venir quune disposition encore humaine comme la maladie, le froid, la douleur physique. Je me sens mort : lindifférence est mûre. Je ne peux pas appeler ces semaines que je vis autrement que : mort, cest tout ce quun vivant peut penser quand il veut approcher daussi près quil le peut de la signification du néant. La véritable mort est ce quelle est, ce que la vie nest pas, ce quest létat dun homme quand il ne pense rien, quand il ne se pense pas, quand il ne pense pas que les autres le pensent. Je nen suis pas là : au fond rien nest perdu. Mais mon illusion est effrayante.
Jai fait le faraud au commencement. Je me disais : je suis réconcilié avec mon corps, je suis refondu au milieu de cette plénitude des gestes qui me sont permis dans la solitude. Mais un corps même peut perdre son temps : il peut gâcher les chances quil a dêtre uni à tout lensemble des idées. Il faut quil ait des objets pour compagnons, sinon il na rien à faire, il est tout seul, il ne sait plus que faire de ses grands muscles, il laisse lesprit en faillite : quand il a oublié le souffle des maigres vents parisiens, le renversement matinal de la brise de mer, la contexture de la gelée, les plantations de sel et de cristaux qui protègent les vitres, les prés et les rivières, les bouts du monde dont il avait lhabitude, il est désuvré. À Aden mon corps a encore moins à faire quà Paris. Il ne trouve rien : posé sur des sables gris, des ponces volcaniques, en face de criques ouvertes comme au commencement du monde, fréquentées par les raies, les requins, les poissons-arc-en-ciel. Cette mer baigne des rivages décharnés, les squelettes de ces êtres que lOccident appelle collines, promontoires, vallées. Quest-ce que le corps peut faire de cet amas éclatant de minéraux cassés et, la nuit venue, de la compagnie de Bételgeuse, de la Croix du Sud à des millions dannées-lumière ?
Lorsquil ne reste plus des éléments de lunivers mystérieusement décantés que des vapeurs décolorées, une lie de marées et de pierres, je découvre que mon corps est perdu, je ne peux même pas me servir de lui, à défaut de lamour et des actions humaines.
Alors la pensée se met à ruminer le passé, lavenir, les pouvoirs inconnus qui sont peut-être les siens, ce qui est désormais impossible mais qui aurait pu être, ce qui ne fut pas, ce qui est encore en sa puissance. Cette vie selon les choses possibles est la récolte de lennui. Cest une existence où nont lieu aucune opération, aucune pensée réelle de la faculté de penser. Une pensée cest ce qui est actuel, dans lactualité sont réunies une présence immédiate et quelques activité : une pensée comporte des objets qui sont placés à un certain moment, en un certain lieu ; elle dirige toutes ses ressources vers eux et les met en uvre en leur honneur. Une pensée a envie de quelque chose. Elle veut une fin.
Quand je vais me promener sur les pentes du volcan, je suis tout seul, je suis malheureux comme les pierres. Je passe devant les grottes de lave pleines des chauves-souris, je marche sur des pistes bordées de pierres peintes en blanc, au fond des ravins où poussent des épines et des rues empoisonnées, dans leurs nids, de grands vautours infatigables me regardent passer. La nuit arrive, comme un nuage ou comme un oiseau ; au sommet du Djebel Shamshan le soleil descend au milieu dune solitude de glaces : cest lheure où lon peut ramasser sans se brûler les doigts les morceaux de lave, les pierres plates où des jeux de cristaux imitent des fougères fossiles. Je suis perdu. Je veux retrouver les hommes qui ne mattendent pas sous les lumières dAden, qui ne sont pas là. Le cratère est une grande urne où la nuit sentasse et accumule les ingrédients mystérieux de ses opérations magiques. Les pavillons du sémaphore échangent leurs derniers signaux avec les navires qui surgissent encore du côté de Little Aden que les marins appellent les Oreilles dÂne. Lombre froide comme du mercure est pleine de faces invisibles, de conventions secrètes, de drogues destinées à la magie sympathique. Elle bat comme un cur. Je ne suis pas sauvé du jour sans pitié, je nose rien espérer dans cette nuit qui est dune étendue énorme autour du volcan refroidi par elle, mortel, circonscrit par les images de la lune dans la mer.
Je veux à peine penser à la figure actuelle de la vie qui me mène. Elle ne comprend la présence daucun objet matériel ou humain : un objet de pensée est aussi bien lamour dune femme quun arbre. Tout est absence. Montrez-moi mes outils, mes animaux, mes besoins, mes hommes, des champs, des armes. Jaurais seulement un champ, tout serait arrangé, ou encore, un métier réel entre les mains. Jai des objets qui sont mes esclaves, ces choses vidées des vieilles habitudes, celles qui ne veulent pas dinventions ou de joie ; des meubles, des porte-plume, des taxis, des dents, des lunettes, des habits, des mains, des portes.
Il faut faire quelque chose pour les objets. Quelle source de désespoir et dennui dans les objets que nous ne connaissons que trop bien. Ils jouent dans les existences humaines un rôle aussi important que les hommes. Penser à eux est une charité bien ordonnée.
Il arrive à tout le monde de rencontrer sans aucune préméditation des apparitions singulières : à Bourg-la-Reine jai vu dans une bonbonne un melon qui avait grandi là, plus merveilleux que les quatre-mâts mis en bouteille par les retraités de la marine sur les remparts de Belle-Île-en-Mer. Des opticiens égarés dans le siècle ornent leurs vitrines de verres, décaille et de métal, de signes plus vains que les lentilles poétiques qui répandent une lumière propice à toutes les métamorphoses sur les trottoirs des pharmacies : ce sont des crânes blancs aussi purs que des sphères célestes, atlas démodés de lesprit qui portent sur le front pour tatouage le nom : phrénologie. Limagination des photographes décore les cuisses des modèles de dentelles noires et de jarretières ornées de figurines, de devises, dattributs qui aiguillent tous les curs vers les régions les moins habitables de lamour, aussi bien que les curs transpercés de la Vierge des Douleurs et les fleurs de sainte Thérèse de Lisieux.
Ces îlots délivrés ont perdu toute communication avec les quantités incalculables de matière façonnée à toutes fins utiles, plus de ponts, plus de manettes. Évadés du cercle où sagite lesclavage des récipients, des instruments, ils ne sauraient servir aux usages consacrés par la sagesse des nations. Leur laideur, leur pauvreté nempêchent pas de les reconnaître pour les membres dun monde où les objets et leurs maîtres vivent en liberté. Le fait quils sont conçus par des fonctionnaires retraités ninterdit pas de les identifier aux dessins de Léonard de Vinci et aux poèmes de Rimbaud, détournés de leur destin jusquà tomber au rang dun canon ou dun drapeau : ils permettent dentrer dans lunivers où les choses nexigent pas dinstructions spéciales sur le mode demploi, où les actions correspondantes nentraînent aucun apprentissage, aucun dégoût, aucune mesure prophylactique, aucune sanction. Malheureusement, à douze ans, les hommes connaissent par cur tout ce qui les suivra. Il sagit de chercher les objets qui nobligent pas à des dressages, à des actions étalonnées dans les bureaux des poids et mesures. Il faut tout espérer dune vie où linvention, la nouveauté des objets capables déveiller tout ce qui na jamais servi composeraient un mélange plus joyeux que tous ceux de Platon. Toutes les ressources de lhomme, de son corps, de ses instincts, de ses beaux-arts seraient utilisées, on sapercevrait de lexistence de lhumanité. En attendant, vivons dans notre pauvreté, sous les coutumes des objets, les manies de nos frères, personne nest content. Pourtant, nos frères peuvent être les plus naïfs et les plus multiples de nos choses.
À Aden, ce désuvrement est terrible, on est privé de tout, même des semblants de lart, de la philosophie.
Alors cest la frivolité du passé, les poussières dun avenir formé des habitudes et des systèmes, la folie qui combine les éléments de la pauvreté, celle qui ne comporte pas de melons en bouteille, de saisons en enfer, de femmes sans famille. Jeu déchecs où le vivant perd les parties au bénéfice des morts. Le pressentiment obscur que le nombre de ces combinaisons indigentes est malgré tout infini conduit à ce que lon ne saurait nommer que désespoir. Toutes les légendes du vide sont dailleurs la vie conforme à lintelligence et à lancienne philosophie. La vie intérieure est Intelligente. Le désespoir se flatte quelquefois dune subtilité dérisoire. Lintelligence est une vieille maniaque qui triture les déchets, fabrique des nouveautés avec les ordures des états détruits : elle arrange des parties égales, sans aucune hiérarchie de portée, de proportion ni dattraits. Le fait quelle les contemple dune manière toujours identique à elle-même les réduit à cette égalité. Elle a deux devises : A est égal à B ; cela mest égal. La vérité sort de la bouche des calembours. Elle soccupe quand son maître ne trouve rien à faire, parce quil lui faut toujours marcher et parler toute seule : quelle vie ! Ce maître la regarde marcher comme un paralytique voit sauter et trembler son bras. Il ny a aucune raison pour que cela finisse. Le maître ne veut rien, alors il ne rencontre jamais un objet dont lintelligence lui dise quil est réellement important et capable de repousser tous les autres, pour elle la rencontre de telle ou telle pensée est indifférente, elle est trop pure pour indiquer un choix, elle est un miroir qui ne préfère aucune des images quil porte, le lieu de toutes les pensées possibles. Elle se moque de tout : elle se plaît aussi bien aux opérations de lanalyse quaux figures de tous les mondes possibles, quaux vies possibles pour un homme. Toutes les sortes dalgèbre sont le seul rêve quelle supporte : lalgèbre de Leibniz énonce toutes les recettes de la vie intérieure, tout ce qui justifie les dégradations de la vie extérieure. Avec ses pauvres signaux elle ne propose rien, elle na goût de rien, elle envahit tout lêtre et lhomme rongé par elle conclut finalement de léchec nécessaire de la raison à la défaite universelle des hommes : cette généralisation est la dernière limite de la raison et son opération la plus parfaite. Il ne reste plus quà continuer, à penser dune nouvelle façon à la mort. Quand toutes les apparences de la vie ne semblent comporter aucune raison de choisir, quelques-uns inventent des descriptions réconfortantes de la mort. Au-delà de cette ligne de partage des eaux, ils sefforcent à deviner des réserves dévénements que lintelligence renonce à comprendre et limagination à pressentir. Cédant aux illusions fatales de lennui, ils finissent par admettre une nouvelle sorte de vie composée du jeu des parties les moins connues de lunivers et des métamorphoses dont serait capable lintelligence enfin délivrée de ce corps quelle regarde comme un chien dans un jeu de quilles. Une vie où lexercice total de lintelligence ne serait plus borné par les exigences et lennui du corps qui aime la vie de la chair et de la présence du monde. Plus loin encore, il leur arrive de penser à des anges.
En six mois je passe par ces étapes mortelles. Heureusement mon corps désuvré, mes instincts ne saccommodent pas des calculs, de lart pour lart. Je hais cette vie. Je commence à désirer un état humain qui soit complètement le contraire de labstraction irrespirable. Je mefforce de me peindre des hommes libres, voulant être réellement et non en songe comme des chrétiens et des banquiers, tout ce quil est donné à lhomme dêtre.
Je vois tous les jours la puérilité de la peur qui nous possédait à Paris : les actions quon nous proposait conformément au rang de nos familles, à la civilité puérile et honnête, aux fonctions abstraites du monde bourgeois, étaient tellement absurdes et vaines, que nous pensions que toutes les actions sont éternellement stériles comme les bonnes surs qui boivent de la tisane pour faire couler leurs seins, que la nuit noire est lunique décor où meurent les hommes. Nous avions dans notre sommeil des rêves qui auraient dû nous détromper, mais nous voyions nos maîtres assez puissants pour interdire aux rêves de faire leur entrée au grand jour. De là des évasions qui paraissaient fatales, nous ne nous apercevions pas que tout le monde était bien content de nous voir partir, que tout le monde nous y encourageait. Tous ces donneurs de conseils rateront leur mauvais coup de bien peu : qui donc ne donnait pas de louanges aux diverses incarnations de la retraite, à la profondeur, à la confession, à lintrospection, à certaine poésie, au jeu de billard, aux religions, au cinéma, aux romans daventure, aux journaux policiers, aux raids daviation ? On plaçait haut dans la civilisation les romanciers des aventures intérieures, les psychologues de la conversation, on félicitait les jeunes gens et les petits employés de se faire des vies imaginaires : cela sappelait par exemple le temps retrouvé. On suggérait que le bouddhisme même est charmant. Pendant ce temps-là nos maîtres étaient bien tranquilles, quand vous pensez à retrouver le temps perdu vous ne mettez rien en danger. Fuir signifiait quon renonçait à regarder de près le monde quon fuyait, quon renonçait à demander des comptes le jour où on aurait compris. Allez jouer et laissez les grandes personnes tranquilles. Il y avait un plan merveilleusement établi pour faire oublier les maux présents et leurs remèdes. Toute recherche présente met en péril lOrdre. Vous vous croyez innocent si vous dites : jaime cette femme et je veux conformer mes actes à cet amour, mais vous commencez la révolution. Dailleurs votre amour ne réussira pas. Quel péché si vous réclamez la liberté et si vous annoncez que vous voulez faire quelque chose pour elle ! Vous serez rejeté : revendiquer un acte humain cest attaquer les forces maîtresses de tous les malheurs. Ces réclamations présentes sont simples : le jour où je me suis mis à y penser je me prenais pour Colomb, pour Newton, elles sont dailleurs plus importantes que lhistoire de luf et le calcul des fluxions. Car elles prophétisent la ruine du monde. Si quelquun va sur une place de Paris déclarer quil faut que les hommes vivent comme des humains, quils ont le droit, depuis le temps, de faire comme les plantes qui vivent comme des plantes, il sera couvert sous des tas noirs de policiers. Elles sont simples : puisquil suffit de renvoyer les fables à ceux qui les inventent et de laisser prospérer les puissances qui ne demandent quà exister sans fournir toutes les cinq minutes des justifications dialectiques.
Va-t-il falloir me contenter dimaginer seulement la vie humaine de mon lit, lors du temps, retomber dans les farces intérieures ? Quon ne me demande pas comment elle est faite ni à quoi elle ressemble ? Je ne lai pas accomplie, je tâtonne, cest comme lorsquon veut attraper le soir à la campagne, un pigeon qui vole dans le colombier. Mais je sais quelle est là, quil faut écarter ses voiles. Le désert de pierres et des pensées sefface. Jannonce quil y a, malgré les faux prophètes, des objets et des actes aussi naturels que les chevaux, qui sont situés dans des temps et dans des lieux accessibles aux mouvements humains. Les plus grandes ruses de ce que vous appelez votre âme ne sauraient même les imiter. Ils rejettent aux fous que vous êtes ce qui nest que possible. Il va falloir par exemple manier les outils, soccuper des vivants, annuler les morts, connaître enfin nos corps, tuer nos ennemis, inventer des objets, faire marcher des enfants, rire, apprendre le monde.
Laction met en avant de bien autres complices que toutes vos algèbres : des pouvoirs, des besoins, des possessions. Tout doit viser à la conciliation de ces complices naturels dont vous essayez détouffer les voix avec beaucoup de ruses et de savantes précautions, sous toutes les tentures de la bonne logique et de la sainte morale des affaires. Ils sont plus faciles à aimer que vos récits de bourgeois et de traîtres ne lont laissé entendre. Ils sont si près de nous que les langues ne savent pas les nommer : ils nont pas encore intéressé les relations humaines.
Avais-je besoin daller déterrer des vérités si ordinaires dans les déserts tropicaux et chercher à Aden les secrets de Paris ? Je vis en rentrant que bien dautres les avaient vus passer dans le cur de la Seine. Je ne regrette rien : elles crevaient les yeux, elles se manifestaient dans une lumière si éclatante que je suis assuré de ne jamais les perdre. Je fus trop proche de ma fin, pour les regarder comme des erreurs de jeunesse. Personne ne me fera croire que la croissance explique tout.
Les chances que javais de les rencontrer dans les murs du cinquième arrondissement me paraissent encore maigres. On sapprêtait à jeter sur moi tant de couvertures : jaurais pu être un traître, jaurais pu étouffer.
Chapitre XIII
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Quon ne me refasse plus le tableau séduisant des voyages poétiques et sauveurs, avec leurs fonds marins, leurs monceaux de pays et leurs personnages étrangement vêtus devant des forêts, des montagnes, des cimes couvertes de neiges éternelles, et des maisons de trente étages.
Je sais à quoi men tenir sur les départs dont on parlait en France entre mille neuf cent vingt et mille neuf cent vingt-sept, images déteintes de la vieille mort chrétienne au monde, renonciations au monde contre les promesses les plus solennelles du Bon Dieu, qui parlait dune récréation, de nouvelles arènes où toute la vie serait complètement restituée. Profusion de visions, de surprises, dincidents révélés. Abondance de divinité.
Et je suis retombé sur les gens qui mavaient effrayé. Cest ce que veut dire lexpression retomber de Charybde en Scylla.
On pourrait tirer de là une raison sans cesse renaissante davoir peur et de faire éternellement le Juif errant.
Mais je suis un Français paysan : jaime les champs, jaime même un seul champ, je men contenterais pour le reste de mes jours pourvu quil y passe des voisins. Je ne veux pas connaître labsence despoir des vagabonds : cela aussi jai su ce que cétait sur les côtes de la mer Rouge, de locéan Indien, dans le delta du Nil et ailleurs. Il fallut de temps en temps me défendre des voyages en regardant Aden comme mon champ, bien que cet effort fût un défi au bon sens.
Récifs pour récifs, jaime mieux la terre.
Je rejette les navigations et les itinéraires. On a toujours limpression quon est debout au sommet de quelque chose, quon a autour de soi de grandes pentes presque verticales au bas desquelles on roulera, au bas desquelles on se perdra. Tout vous est arraché ; les escales arrivent, on descend sur des quais, on espère posséder une ville, des habitants. Pensez-vous ! Le bateau repart, vous avez une fois encore perdu une place humaine et une belle occasion de rester tranquille. Cest le vrai voyage, où lon referme, comme un coupable dans lHadès, ses bras étendus sur la fumée des navires, des brouillards de lumière. Le voyage est une suite de disparitions irréparables.
Renonçons à conquérir des archipels désirables, producteurs de pétrole et dépices, où la poésie place de très hautes femmes debout dans des robes de couleur, des surs dAriane ramassant les fruits de mer et guettant les descendants de Thésée. En mil neuf cent vingt-six, jai entendu des gens de commerce parler avec une émotion véritablement sincère de lentrevue de Salomon et de la reine de Saba, du royaume de Balkis et de la Côte des Aromates. Ils croyaient que ces royaumes sont à leur porte, et il est permis despérer quun archéologue sensible aux éléments fantastiques de sa science se mette à la recherche dOphir, « entre Aden et Dafar ».
Mais moi, je ne me condamnerai pas à lenfer des voyages, quAriane meure en paix. Mes ennemis ne peuvent pas compter sur cette naïveté de ma part.
Enfin on peut tirer des clartés profitables de cette proposition rudimentaire que les hommes sont partout, même dans les capitales du désert. Jai fait bien des milles marins pour saisir pourquoi mes compatriotes que je devais aimer me faisaient peur. Quelle simplicité sous toutes ces histoires ! Il y a des femmes sensibles, des enfants, et même des hommes respectables comme des médecins, des notaires, qui se promènent seuls la nuit. Pour des quantités de raisons, profondes ou légères, qui ne me regardent pas actuellement. Il peut leur arriver dapercevoir un arbre, un arbre qui nest quun arbre, avec des branches et des feuilles, un tronc, une écorce, un aubier, avec des nids, des oiseaux de nuit, et peut-être une ombre, sil y a de la lune. Ils peuvent le prendre pour un spectre qui en veut à leur âme, ou un bandit qui va violer la femme, voler lhomme, enlever lenfant, ils peuvent fuir comme si un train arrivait sur eux. Mais ils pourraient aller voir de près et savoir quune branche déformée par la nuit nest quune branche sur laquelle il ne serait pas plus défendu de monter que sur une branche de jour.
Jai fait tous mes détours pour retomber finalement sur la branche qui mavait fait si peur. Je veux dire que je retrouve les ombres redoutables que je fuyais et je vois que ce sont des hommes dont le nombre seul risque dêtre dangereux. Je les mesure de près : ils ont les mêmes dimensions et les mêmes formes quen France. Mais la nuit qui les rendait redoutables, cette nuit de légendes, de savoirs, de mots et de beaux-arts est dissipée par le soleil qui dessèche jusquaux morts. Quils sont de peu de poids ! Quil mest facile de saisir pourquoi je craignais dêtre pareil à eux !
Voilà le prix des escales. Il ny a quune espèce valide de voyages, qui est la marche vers les hommes. Cest le voyage dUlysse, comme jaurais dû savoir, si je navais pas fait mes humanités pour rien. Et il se termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier jour.
Quant à la poésie, que les derniers éléments minéraux des voyages coulent dans loubli des mers.
Lespace ne contient aucun bien pour les hommes. Il y a des écrivains qui parlent des leçons des paysages, ils font semblant de croire que les pierres et le ciel se livrent à une mimique qui fait deux des instituteurs. En échange les hommes peuvent imiter les attitudes et les vertus morales dune ville, dun territoire, dune zone de végétation : sérénité, intelligence, grandeur, désespoir, volupté.
Mais les voyageurs sérieux ont fait peu de cas de cette rhétorique : les voyages de Montaigne sont secs, ceux de Descartes sont dénués de tout, à peine sintéressent-ils aux hommes.
Un homme nest pas un il qui regarde, une oreille qui écoute. Lespace nest pour rien dans les complications que des siècles de culture ajoutent à ses diverses parties. Il ne dit mot, il est prêt à tout ce que les hommes feront de lui. Cest un réceptacle, une cire, il ne faut pas prendre des empreintes humaines pour des propriétés de la cire vierge.
Quand on a dit quil y a des paysages où lon crève de froid, dautres où lon se dessèche de chaud, et quil nest possible de vivre facilement quentre les deux, il ny a plus grand-chose à ajouter sur la poésie de la terre. Les terres ne sont pas des associés, ni des professeurs de morale, ni des missionnaires prêchant ici lordre, là le désordre : tout est en nous. Elles ne persuadent rien. Ce lyrisme est tout à fait vide de matière.
Les hasards vous ramèneront seulement à lordre et au désordre des troupeaux humains qui sont dans les paysages et vous serez forcés de juger, daimer, de détester, de céder, de résister : lhomme attend lhomme, cest même sa seule occupation intelligente. Alors on ne confondra pas le bien-être rural avec une communion, les mélanges de couleurs avec les inspirations de la grâce efficace : il ne faut pas se croire sauvé parce quon est heureux de voir des blés verts : les familles qui descendent le dimanche à Nogent-sur-Marne épuisent tout ce qui peut dans la nature émouvoir réellement un cur.
Parlez-moi aussi longtemps que vous voudrez de ce que lhomme fait sur ces scènes tournantes et il y a des chances pour que je vous comprenne. Un jugement humain est seul intelligible, même sil sagit de la terre : les paysages mélancoliques sont ceux où les enfants meurent de faim, les paysages tragiques sont ceux que traversent des files de gendarmes casqués et des convois de canons, les paysages exaltants sont ceux où nimporte qui peut embrasser une femme sans trembler de froid ou de peur. Je ne comprends que ceci, que les pays offrent des résistances inégales aux désirs et à la joie. Si je peux vivre en homme dans les quatre éléments, tout le pays me sera bon : que je respire dabord. Lamour de la beauté pourra bien menvahir lorsque je serai vieux. Mais vous me faites rire avec vos révélations naturelles et vos magasins de symboles. Pourquoi, sans espoir dans le commerce humain, irais-je menfermer dans la Nature, lui accorder une confiance refusée aux vivants ? Un refus de lamour, de lamitié, de la victoire, un parfait désespoir peuvent conclure par cette retraite : cette sagesse qui ne comporte plus aucun espoir dans lhomme est celle dÉpicure, lorsque tout paraissait condamné, ce héros fit la part du feu. Pourquoi voulez-vous me voir absolument désespéré, me livrant aux mouvements du ciel ? Je vous donnerai plus de fil à retordre que vous ne pensez.
Quand jeus saisi les hommes, je neus que le retour dans la tête, impatient comme un cheval avec ses gros yeux noirs et ses pieds anxieux. Je voyais mon temps se perdre, cette chose qui mappartient. Mais comme tous les hommes, je nen suis pas riche : je mourrai. Lisolement où jétais minterdisait toute action efficace, toute lutte, qui eût été dun poids dérisoire dans une ville de lOccident. Je soupçonnais aussi quen Europe je ne serais pas un combattant solitaire.
On ne sait donner de la joie quaux êtres que lon connaît, et lamour est la perfection dune connaissance. Il en va de même de la haine. Parmi tous les ennemis de lhomme, il ny en avait pas qui me fût plus familier que la France : cétait à la France que, dans la mesure de ma force, je pouvais faire le plus de mal. Il existe tant de manières de faire le plus de mal. Il existe tant de manières de faire du mal à un être quand on connaît ses mensonges, ses vanités, les points vulnérables de son corps. Je pensais enfin à lEurope dune autre manière quavant de la quitter. LEurope nest pas une morte, cest une souche qui a laissé tomber un peu partout des racines adventices comme un figuier banyan : attaquons la souche dabord. Tout le monde meurt à lombre de ses feuilles.
Chapitre XIV
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Trop lentement au gré de mon impatience, je reviens. Jallais dire, je remonte : nous croyons penser à lunivers, nous ne pensons quaux cartes et, pour passer du Sud au Nord on lit la mappemonde de bas en haut. Dans le ciel cela ne veut rien dire. Le Nord est dans tous les sens.
Cest encore un voyage freiné tous les jours par les vents, les embarquements et les débarquements de marchandises. Entre Massaouah et Djeddah il faut marcher contre une tempête aveuglante et blanche au milieu des brûlures de lair remué, la vitesse descend à cinq nuds, je mange des bananes de Chine, cadeaux dun marchand arabe dHodeidah, je sens lodeur des moutons dans la cale, je suis ivre dimpatience et de fureur, va-t-on lancer jusquaux vents contre moi ?
Les villes à moitié enfouies dans les sables, tassées derrière les lignes de madrépore font des signaux dappel aussitôt annulés. Cest un film horrible de promptitude et déclipses qui laisse des souvenirs déclinants.
Zeilah est lun des ports de la côte britannique des Somalis, on dit quelle fut aussi un port de la Reine de Saba. Elle est bâtie à soixante milles environ vers le Sud-Est de Djibouti.
Ce nest quune bourgade qui dépasse le niveau de la mer comme un radeau : du pont des navires, elle est une sorte de mirage usé : ce nest point une de ces hautes apparitions de soleil qui dominent la plaine des eaux à la façon de grandes galères couvertes de pavillons, de clochetons, et de mâts, mais une image érodée par le sable, les grands vents et le soleil.
Comme la haute mer est séparée du rivage visible par un de ces hauts fonds insidieux dont on suit les détours sur les Instructions Nautiques, les bateaux restent au large : les passagers descendent dabord sur un petit boutre indigène, penché sur leau même si le vent ne souffle pas, avec ses marins noirs accroupis à lavant, impatients de toucher la côte de leurs mains. Puis le boutre racle le fond. On est porté dans une chaise par deux grands Somalis qui débrouillent les couloirs du fond comme un écheveau familier. De jeunes garçons courent et la mer jaillit, ils crient douchés par leau de cuivre qui ruisselle sur leur peau de ce beau noir à reflets rouges du pays. Leurs cris qui filent vers le ciel ne retombent plus.
Le sol est comme un mortier de poissons morts : chaque pas écrase des arêtes, des coquilles, soulève une poussière mêlée décailles.
Un cri denfant, une querelle de vieille femme, un bêlement de mouton quon égorge derrière un muron, nul bruit de pas, nul chuintement de feuilles, pas de chants, de disputes un silence sans frontières tombe du ciel comme une pluie de cendres lancée par un volcan plus lointain quun appel dalouette.
On voit des groupes dormir sur des places vides. Dans des pièces blanches démeublées, des commerçants désuvrés achètent et vendent quelques peaux. Ils fument ces cigarettes à lÉléphant, aux Ciseaux, que Wills fabrique pour les gens de couleur, et quun Blanc ne fume pas. Les hommes de Zeilah se nourrissent-ils de pierres ? Se sentent-ils oubliés au bord de leur désert ? Vivent-ils sous la terre pour habituer leurs corps au grand poids de la mort ?
À Hodeidah, port de Sana, de Manacha, du haut Yémen, dans les entrepôts, à lextrémité de longs couloirs, derrière des vantaux travaillés, sont effondrées les collines verdoyantes de café où, comme dans un bain froid, les membres perdraient leur sueur. Les petites Juives descendues de leurs montagnes de Sana trient ce café. Elles sont couvertes de toiles bleues et passées, elles mordent dans le vent du désert le bout mouillé dune étoffe rouge et noire. Sous leurs crasses quelles pourraient inspirer de désirs ! Faute de temps ces désirs se désagrègent au soleil.
On est en avril : cest le moment où les pèlerins montent vers Yembo et Djeddah, ports de Médine et de La Mecque. On croise du côté de Loheyah des transports chargés de gens de la Malaisie et de lInde qui traînent sur lhuile des eaux, calmes voyageurs qui voient la sainteté au bout de leur voyage. Ils possèdent des suites denfants à bonnets dorés, des malles de métal peintes à fleurs, des parapluies de coton. Il leur faut du loisir pour attendre le bon plaisir des quarantaines, des bureaux, des douanes, des médecins égyptiens à la politesse sifflante. Assemblés sous les hangars en plein vent des ports, ils monnayent des fortunes de patience. Au milieu de Djeddah pleine de pans de murs écroulés, damoncellements de gravats et de déblais, du côté du tombeau de la Grand-Mère et de la porte de La Mecque attendent pareillement les caravanes de chameaux tout chargés et les Ford sordides qui datent des premières comédies de Mac Sennett. Tout est espoir dans une torpeur de maladie. Les pèlerins endurent tout, les brutalités, les délais, les vols des entrepreneurs de pèlerinage. Il manque les bidons bleus, les Bernadette de plâtre, les médailles de la Vierge, les polytechniciens brancardiers, on se croirait à Lourdes.
Des drapeaux pendent comme des peaux le long des hampes, ce sont les pavillons des consulats dEurope, des pays qui possèdent des sujets musulmans. On pense à une Genève de lIslam : le drapeau rouge des Soviets accepte pour une fois la compagnie meurtrière de lUnion Jack. Cependant les consuls dorment derrière leurs balcons fermés et ajourés dans tous les coins de cette ville sans glace où le sirop de violettes a la température dune potion.
Dans le port, entre deux rangées de coraux, le yacht blanc du roi Ibn Séoud achève de rouiller sur une eau de sulfate de cuivre.
Patience, sommeil, sont les deux mots de passe de ces terres inconsolables décorées de merveilles sinistres et dhommes de mauvais augure. Un poème arabe fait dire à lArabe : « Je suis le Fils de la Patience. » Cet Orient sèche au soleil comme les poissons échoués, comme les morts dans lair sans germes du désert. Cest une corruption stérile. Des habitants dont le nombre paraît immense au milieu de ces solitudes minérales remuent faiblement. Conduits par des activités dont le sens sest complètement évaporé, ils se laissent couler vers la mort, assis sur des pierres tombées de leurs maisons. Ils sont dans une espèce de béatitude muette dont ils sortent pour parler à toute vitesse, pour signer de moment en moment des papiers de commerce.
Un Européen narrive pas à séparer, dans les idées quil peut former de la vie, les gestes humains des apparitions rafraîchissantes des végétaux, des rivières et des machines. Une inquiétude que les meilleures raisons ne sauraient dissiper saisit ce petit-fils de paysans et dartisans devant une existence consacrée à des tâches inexplicables qui ne se mesurent pas en dernier ressort à la croissance dune moisson ou à la production dun outil, devant des loisirs qui ne comportent pas normalement la marche dans un jardin.
De sa vie à celle des plantes le plus facile et le plus constant des échanges est institué : le mouvement des saisons, qui ont pour lui une réalité végétale, lui sert de repères. Ses divertissements, ses repos sont saisonniers, ses fêtes religieuses mêmes. Il connaît des travaux et des plaisirs pour les quatre saisons. Lhabitant des villes nest pas exclu de ces lois, il lui suffit de voir les feuilles des marronniers pousser, les cerises paraître chez les fruitiers. Il sait dominer les forces modestes de ses climats : il entretient donc lillusion dune nature docile et peut-être complice, assujettie à ses propres destins. Sur les bandeaux tempérés de la terre, il se croit libre parce quil triomphe.
LEuropéen est encore mécanicien. Linvention, lusage et lintelligence des instruments, des machines occupent les heures qui ne sont pas rattachées finalement à un sol capable de productions. Chacune de ces opérations lui prouve également son pouvoir. Il ne forme aucune idée naturelle de la fatalité. Ces gestes pourront encore sauver les gens dEurope.
Mais sur les zones du désert, les hommes nentretiennent que des rapports trop mystérieux ou trop simples avec une terre qui ne participe pas aux générations utiles à la vie. Elle est un espace pour des marches uniformes, un objet pour une contemplation monotone. Entre la presquîle du Sinaï et lîle de Socotora, il faut accepter une nature où les hommes sont véritablement étranges : ils ne peuvent rien, leurs souhaits, leurs désirs nébranlent pas la permanence du désert. Les incidents du climat, les tempêtes de sable, les orages prennent une violence telle quelle exclut toute tentative humaine de résistance ou dutilisation. Faute de blé, par excès de vent, faute de rivières, on ne trouve pas de moulins. Sur cette impuissance se fonde la croyance dans la fatalité. Un homme qui peut en même temps aimer une chute deau et monter sur elle une turbine ne croira pas que toutes choses sont écrites.
Alors ces villes perdues communiquent à lhomme dEurope une sorte de maladie de la paresse. Reniées, oubliées, elles se consument, la vie prend les déguisements de la mort. Ne parlez pas aux gens de lEurope du kief, du nirvana. Ils vous diront de laisser les morts tranquilles.
La Méditerranée finit par reparaître, peuplée de tous les noyés antiques.
Le cercle bouclé, je vis un matin le château dIf, et devant des collines blanches. Notre-Dame-de-la-Garde. Jétais servi : les premiers emblèmes venus à ma rencontre étaient justement les deux objets les plus révoltants de la terre : une église, une prison.
Chapitre XV
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FRANCE QUI MA NOURRI DU LAIT DE TA MAMELLE
Voici, une fois encore, la France. Je mapproche delle. Chaque tour dhélice diminue la portée. Passage des îles, vue de Marseille, douaniers. Je la reconnais, cette face familière dune nation : jy suis né et jy ai grandi, comme Brer Rabbit dans son buisson dépines.
Jen ai moins vu quUlysse, mais voici mon Ithaque de nomade où aucune femme fidèle ne mattend. Jai passé par des villes, mais les mêmes hommes vivaient partout. Lorsque le voyageur revient, il a eu le temps de dresser les plus longues listes de ses comptes pendant toutes ces nuits à ruminer sous les ventilateurs et toutes ces journées de fer à blanc. Leur règlement nest pas nécessairement si vif, si prompt, si joyeux que celui de lOdyssée. Je lisais cette rixe comme la plus exaltante prophétie qui pût être promise à un homme :
« Ulysse regardait sévèrement, sassurant quaucun prétendant navait échappé à la Parque. Il les voyait allongés dans la poussière et dans le sang. Comme des poissons entre les mailles dun grand filet, traînés sur le sable sec loin de lécume et de la mer. Ils cherchent les vagues et le feu solaire dessèche leur vie. »
Dans un salon de paquebot décoré comme une salle funéraire de pharaon et tous les acteurs de la Comédie-Française et les dames des fonctionnaires débordaient de reconnaissance envers les Messageries Maritimes jai reconnu la France à son image. Tous ses vices sortant des charmants dessins conventionnels auxquels se réduit la connaissance de la terre : il y a des êtres qui font sortir à la surface de leurs portraits le mal qui est en eux. Sur une carte de géographie, elle sétalait petitement, avaricieuse entre ses mers, ses montagnes, son Rhin. Boîte fermée à clef. Les bornes assignées par les hasards des formations géologiques et de cataclysmes préhistoriques profitables aux futurs cultivateurs et aux marchands dacier encore endormis dans les recoins dun grand singe, ces bornes ont justifié sa large part de lâchetés et dassassinats historiques et les quelques gloires militaires qui ornent les dernières homélies des maréchaux de France rengagés dans lAcadémie française. Ces morceaux de terre suffisent à ses politiques, aux vieillards irrités qui gouvernent ses destins, aux grands patriotes, à tous les mange-cadavres, à tous les fouille-caveaux qui remettent les vieux morts de France sur leurs pieds et défendent de la dernière pourriture ce qui nest plus à sauver. Il flotte partout une odeur dembaumement. Comment voulez-vous quon prenne au sérieux des gens qui ne voient jamais plus loin que cinq cent mille kilomètres carrés ?
Ce pays peuplé de conducteurs desclaves et desclaves dociles auxquels la longueur, chaque jour réduite de leurs chaînes donne encore lillusion de la liberté et les allures du pouvoir, est entouré par la mer. Il nen fait rien. Il craint que ses fils ne se trempent les pieds et ne senrhument. Jean, reste au village. Cette chanson retentit chaque soir dété sur toutes les plages publiques des provinces. Locéan est pour les maîtres des Français un réservoir de défenses, un prétexte de défenses, de batteries, de sous-marins, de croiseurs. Être tentés par la liberté ? Qui parle de tentations ? Qui donc prend la voix charmante de lEsprit du Mal pour séduire les Faust qui balbutient dans les chefs-lieux de canton ? On nous envahirait. Les Français ne peuvent pas sentir les sirènes.
La France est en proie à des rêves dimpénétrabilité. Avoir des frontières de diamant, de corindon ! Mais seulement, hélas, ces limites deau, de granit, de schistes.
Sale encore des excréments et de la crasse de sa guerre, elle gémit sur sa pauvreté, sur sa dignité, sur sa mission spirituelle et la petitesse de ses bénéfices et la grosseur de sa bonne volonté. Car elle est menée par des marchands hypocrites qui cachent les profits des bilans et pleurent sur la dureté des temps. Leurs voix répètent en son nom quelle est la capitale de lesprit, la fille aînée de lÉglise, la muse de la démocratie : ainsi nourrissent-ils dillusions les hommes que les hasards des mariages, de lamour et des voyages ont doués de la qualité de français. Ventre creux a beaucoup doreilles. Ainsi en font-ils accroire aux gens qui dorment de lautre côté de ses frontières dans des lits scandaleux qui nont pas la forme de ses lits.
Jentends par France la bande de possesseurs du territoire, des mines, des carrières, des usines, des moulins, des immeubles, la bande des maîtres des hommes, qui me donnent le droit didentifier la France à leur somme puisquils prétendent en tous lieux avoir seuls le droit de parler en son nom. Il nest pas lheure de parler de leurs victimes, des ouvriers agricoles et des manuvres, des soldats et des employés, des vendeurs de cravates et des filles avortées, des hommes et des femmes à qui la France nappartient pas.
La France nest dailleurs pas une personne comme les statues de Dalou pourraient le faire croire aux enfants des écoles. Il ne faut pas simaginer quelle est un personnage de taille surnaturelle marchant avec des oiseaux sur la tête entre les murailles qui ferment son domaine, une espèce de grande reine des abeilles, mère de quarante millions denfants. La France est une collection dhommes, dévénements et de produits.
Je naime pas ces hommes, ni leurs produits, ni les événements français. Que personne nessaye de me faire honte parce que jinsulte une déesse. Éternel visage. Éternelle maîtresse des généraux. Je nai pas manqué de respect à cette vierge qui nexiste pas.
France possédée, possesseurs de la France, possesseurs français, possession de la France, jeux de vocabulaire.
De ces possesseurs, pas un ne manque. Ils accourent à mon appel comme les mouettes se pressaient autour de moi il y a longtemps, le jour où jarrivais dans le pays des vacances. Pas un absent parmi ces petits-bourgeois desquels je fus légal, avec leurs faux cols propres, longtemps empesés, aujourdhui dune mollesse qui leur donne une fausse élégance dAméricains, leurs costumes noirs, deuil éternel de nimporte qui, dun cardinal, dune femme, dun oncle, dun chien terrier, leurs chapeaux melon, leurs chapeaux mous et les cannes du dimanche. Pas une ne manque de leurs femmes oisives ou de leurs femmes ménagères, qui marchent dans lamour comme un escadron dans du blé et il nen reste pas un épi debout. Pas une de leurs pauvres prostituées en uniforme, de leurs enfants étranglés par la sagesse des pères. Pas un de ces visages corrects qui narrivent pas à dissoudre le matin dans leurs cuvettes les traces de lorgueil, ou de la lâcheté, ou de lennui. Je marche et je vois à ma droite et à ma gauche devant moi et quand je me retourne, mes anciens frères, qui furent le terreau de ma croissance, forte couche végétale de commerçants, de professeurs, de délégués sénatoriaux, de voyageurs de commerce, dindustriels, davocats, dofficiers. Liseurs de livres. Hommes qui passent un mois à la mer, qui rougissent davoir la syphilis, mais ne sont quindulgence pour la blennorragie, qui détestent lamour et respectent le mariage, qui reconnaissent chaque matin leur portrait tiré dans les journaux à des millions dexemplaires.
Je reconnais le plus infime de leurs gestes, et pas un seul narrive à me toucher : je suis dans la moins émouvante des nations. Je comprends les titres des livres, les cris des rues, le mot Radical et le mot Esprit. Un citoyen français revient avec moi, ou plutôt ce double mattendait à Marseille, il memboîte le pas. Je vais tout mettre en uvre pour le perdre. Il mapporte tout ce qui tombait loin de moi quand le nom de ma province était celui de lHadramut.
Arabie-France, Aden-Paris, Versailles-Lahej, les noms de pays, les appellations des villes sont désormais interchangeables, je sens que je pourrais aussi bien dire Paris-New York, Londres-Melbourne. La place de lOpéra recouvre exactement le Victoria Crescent, les bureaux de mes parents, de mes amis, ceux des firmes anglo-indiennes, la caserne de Clignancourt, celle du 2e Devon. Les gens que je croise à la sortie du métro à six heures, sortant de ces bouches hébétées comme Orphée, ont les bras ballants, les fronts gris, les corps empruntés aux machines des compagnons que jaccompagnais au club vers la fin de laprès-midi, à Aden.
Aden me disait que je comprendrais tout dans mon pays natal. Mais je ne tire aucun orgueil dune intelligence capable de pénétrer des phonographes : il ny a rien de plus aisé à comprendre que des modèles démontables. Ainsi un enfant découvre tous les mystères du corps humain sur des cadavres de carton : il soulève un couvercle, et il décroche le cur, un second couvercle et le côlon transverse lui reste dans les mains.
Les Français vivent tous les jours de leurs interminables vies comme des escargots dans leurs coquilles, trop lourdes pour quils franchissent avec elles les grands déserts qui les séparent des actions et des pensées. Ils sarrangent avec une habileté de vieux titulaires des rentes viagères pour que rien narrive parmi eux. Pas même ces rencontres dautomobiles pleines de fusils mitrailleurs, dernière ressource américaine pour samuser en société.
Ce sont des corps envahis par les parasites et par les résidus de la mémoire, qui ruminent dans le fond de leurs lits ce qui se passa autrefois, et ce qui pourrait venir. Ils projettent dans lavenir des profits quils savent par cur, ceux de la piété, de la conscience professionnelle, des périodes militaires, de lamitié des classes, des maisons de tolérance. Comptables économes calculant dans les coins. Amants économes se satisfaisant seuls dans les coins. Ils se fuient, ils se détestent, car ils vivent entre eux comme des étrangers. Ils ne sont jamais que des complices. Approcher réellement dun autre être les effraye comme une descente aux enfers. Ne leur parlez pas de lamitié, ils préfèrent les tables tournantes. Sils aiment une femme, ils veulent la dominer comme un manuvre, la posséder comme une paire de gants.
Leurs penseurs ont fabriqué à leur usage des modèles stérilisés de lhomme. On apprend à les démonter à lécole et ce travail dispense de la connaissance véritable et de lamour efficace : on est même bien content den savoir si long sur lhomme, cest plus quil nen faut aux affaires, et ces descriptions abstraites sont après tout suffisantes pour ce quon fait de lhomme : elles constituent ce quon appelle la Culture.
Ils sont dans leurs terriers, défendant tout le temps leur propriété contre les propriétaires dalentour et la Propriété contre ceux qui ne possèdent rien. La France, ce pays des procès pour les murs mitoyens. Partout, pièges à loups, chiens méchants, ronces artificielles, verre cassé, culs de bouteilles, code civil : si quelque chose leur paraît vraiment aimable cest lécriteau : Défense dépasser.
Tous mes parents, tous mes cousins, tous mes camarades denfance font partie de cette espèce humaine qui vit stérile dans ses pourboires et ses respects.
Dépassée en pouvoir et en dignité par ceux quelle nomme elle-même grands bourgeois, elle exécute leurs consignes, collée à leur destin, unie à eux, pour opprimer un immense prolétariat qui sort de linconscience comme dune nuit et porte le dernier espoir des hommes. Cette Sainte-Alliance lui est payée par des profits pour lesquels elle a su inventer des noms : cette espèce délicate rejette les mots qui désignent le prix du travail réel, ouvrier et paysan. Comme elle feint que son travail soit une mission spirituelle, des mots la distinguent des gens mercenaires qui ne travaillent que pour manger : elle touche des traitements, des honoraires, des appointements, des indemnités, mais non un salaire, une paye. Vient finalement le jour glorieux où ses membres reçoivent un dividende : ils savent quils ont franchi enfin la barrière idéale qui les séparait encore de la parfaite complicité. Ils peuvent prononcer avec la seule émotion sincère quil leur soit donné de ressentir le mot religieux de Capital. Entre leurs maîtres et eux, il nexiste plus quune différence de quantité, mais ils sont de la même essence. Que vous ayez une action ou mille, le nombre ne compte plus. Toute leur bassesse, tout le poids dont ils pèsent, toute leur absence dhumanité proviennent de ce passage. Ils ne défendent plus leur vie, mais un profit luxueux et lidée quil donne de leur importance. La grandeur de ce profit même nentre pas en ligne de compte. Ils peuvent en arriver à être cruels. Ils sacrifient tout en faveur de lordre qui leur garantit ce profit et leur assure la permanence de leur transformation mystique de travailleurs en rentiers. Bien que ces profits ne procurent aucune satisfaction concrète. Un profit achète des objets : il ne se manifeste que par un achat. Ces achats sont morts, ces objets sont dès quon les possède usés jusquà la corde : ils engendrent une maladie, des faux désirs. Pour jouir de ses profits, pour rendre ses profits sensibles à sa propre conscience, un homme ne saurait les métamorphoser quen attestations de sa solitude et de son pouvoir. Les satisfactions les plus simples ne lui parviennent quà linstant où elles provoquent la dépense dun profit : un bourgeois ne se fait pas soigner à lhôpital, mais aime payer son médecin. Il souffre que la femme quil aime soit gratuite pour lui : il veut la payer. La seule fin est de dominer par un pouvoir dachat, qui fait que lacheteur est envié et écrase dautres hommes. Ce pouvoir peut être aussi réduit que lon voudra. Ainsi le mépris quils éprouvent, lenvie quils provoquent, sont les sentiments de leur vie. Ils ne se sentent vivre que si quelquun les jalouse ou les hait. Ils sen contentent car il faut bien se sentir vivre, sentir quon est. Personne nest content de lennui. Je dis quils sennuient car leur véritable vie est tuée sans réparation. Les hommes ne sont pas comme les crabes : leurs parties amputées ne repoussent pas toutes seules.
Réalité dissoute. Existence de fumée. Passions des rêves. Ni vu, ni connu, lhomme est passé au compte de profits et pertes.
Il existe un travail et une possession réelle, je veux dire chez les paysans, les artisans, les poètes, pour lesquels la possession signifie lunité de laction, du prix, et du produit. Mais les bourgeois produisent et possèdent abstraitement. Comme il y a beau temps quils ont hérité dIsraël, ils passent la vie à prêter à intérêt. Ils commanditent, petitement ou grandement, ils sont porteurs dobligations et touchent des sommes abstraites versées par des débiteurs abstraits : une ville, une compagnie, un État, un chemin de fer. Ou ils possèdent des actions : des ouvriers de chair travaillent pour allonger leur existence de fantômes. Entre les êtres et eux, la vie humaine et eux, la banque est suivie de son cortège fantastique de bourses, de charges, dagents de change. Le genre de possession et de profit bourgeois les sépare de tout ce qui est réel : ils connaissent seulement des signaux et de féeriques contacts à distance. Leur monde est magique. Le jour où ces gens tiennent entre les mains un pouvoir timbré, un titre vert, ils participent à la nature mystique dun être qui nexiste pas. Ils absorbent leurs hosties de capital.
Ils ne sont pas. Ils sont conduits par les démons de labstraction. Quest-ce quils pensent ? Qui les pense ? États civils, catalogues. Riches en étiquettes comme une vieille valise de voyageur. Dans les solides réguliers de leurs chambres, ils mettent sous clef tous leurs répertoires de signes et demblèmes, pour dormir dun sommeil tranquille : un livret de mariage, un livret militaire, une carte délecteur, et lécume de papier que laisse la circulation de largent dans les maisons des hommes.
Tous les monuments de la France défendent létat magique de ces hommes. Leur vie dasile est protégée, à tous les points cardinaux, contre les tentatives de la vie au grand air. Il est impossible de respirer, on est au fond dun puits. Je sais pourquoi je me sentais étouffer, ce nest plus un étouffement obscur, un aveugle mouvement de débat dans un rêve, mais la mutilation au soleil, lasphyxie au grand jour. Avec un beau public pour me voir étouffer. Tout ce qui est debout autour de moi appartient à mes ennemis. Je nai rien, je ne jouis de rien. Je vois partout les preuves de pierre de leur domination, les églises, les palais nationaux, les casernes, les instituts, les commissariats, les palais de justice, les bordels, les ministères. On ne peut pas étendre les bras sans toucher du bout des doigts la porte dune banque, la poitrine dun agent, dun chevalier de la Légion dhonneur. Ferai-je échapper la femme que jaime ? Ils mettent leurs bâtons dans les roues de lamour. Ils accourent de toutes parts à lendroit où se fait entendre un mot de protestation, où se produit une tentative de délivrance. Quand ils se retirent, ils laissent la place nette : leurs policiers, leurs badauds et leurs sages agissent avec la certitude rêveuse des machines. À quoi pense un tour vertical ? À quoi pense lagent 36541 ? À quoi pense M. Bergson ?
Je comprends quon est étranglé dans ce pays qui est plein des genres, des variétés, des familles dHomo Economicus.
Quand des savants assis dans leurs fauteuils, il y a déjà longtemps, se sont mis à décrire les apparences et les murs dHomo Economicus, bien des gens ne les crurent pas sur parole et en appelèrent à lhomme réel de lhomme abstrait. Personne ne pouvait alors se rendre compte que ces professeurs et ces calculateurs étaient simplement en train de décrire la nouvelle existence abstraite de lhumanité et signalaient les premiers léclipse de lhomme réel. Personne ne soupçonnait que leur description ne paraissait abstraite que par fidélité à labstraction de leur modèle nouveau.
Dans ses commencements, Homo Economicus était simple et unique, comme le triangle. Tous ses exemplaires se ressemblaient comme des épingles. Mais il a eu de la descendance, il a donné naissance à des familles qui ne saiment pas toujours bien quelles aient le même ancêtre. Homo Economicus est maintenant banquier, industriel, commissaire, coulissier. Il a des variétés de rentiers, de petits propriétaires, de joueurs de bourse. On peut rencontrer un Homo Economicus fonctionnaire, ouvrier même. Cest un animal content de son économie du profit supplémentaire. Bien quil répète avec lamour des sentences : on na rien pour rien, il a ce profit sans rien donner en échange. Il tient dautant plus à lui que ce profit est vraiment gratuit. Il a le corps dun homme. Tous les chiens, tous les chevaux, les femmes et lange de la Mort ne le prennent pas pour une simple caricature de lhomme, il aime, il mange, il digère, il élimine avec des organes dhomme, il ferme les yeux, la nuit, il sait marcher. En dépit de ces apparences, il se rapproche plutôt des distributeurs automatiques, cest un appareil qui parle et avance, aussi peu humain que les lampes qui sallument, que les moteurs qui tournent quand leur courant passe. Il est possible que les lampes croient sallumer volontairement, que le volant ne tourne pas sans une conscience agréable du libre arbitre de sa rotation.
Homo Economicus marche sur les derniers hommes, il est contre les derniers vivants et veut les convertir à sa mort. La grande ruse de la bourgeoisie consiste à rendre les ouvriers actionnaires ou rentiers : ils sont alors conquis à la morale et à la dureté et à la mort dHomo Economicus. Les hommes seront-ils éternellement dociles à ce piétinement et à la séduction des machines parlantes ? Il est temps de détruire Homo Economicus, quon peut blesser : il est vulnérable comme un homme lorsquil est nu. Mais on ne saurait le persuader : il ne sait pas quil vous écrase, ni pourquoi il le fait : le capital exige quil écrase, cest comme la loi dun dieu. Le capital lui donne assez de passion, de sentiments pour quil fasse son ouvrage avec conviction : les passions mêmes augmentent le profit et le rendement. Il écrase sans dessein, sans justification. Il nest pas admirable, ou parfait, ou bienheureux, parce quil écrase. Homo Economicus na pas de joie, il ne tire pas de bonheur du malheur des hommes. Je ne vois pas à gauche dun juge des esclaves et à sa droite des hommes achevés, des surnaturels de la France. Aucun sacrifice ne sert à la beauté ou à la joie dHomo Economicus : avez-vous seulement regardé ses plaisirs, ses visages ? Il est impossible de trouver pour lui des justifications humaines à labsurdité de sa vie et à la fatalité de sa puissance. Impossible de reprendre les prétextes de Platon justifiant esclavage et déchéance par la production de sages réellement joyeux dont la vie pouvait peser dans une balance des positions humaines dun poids égal à celui de dix mille fois dix mille travailleurs enchaînés. Vous ne vivez pas au Ve siècle avant le Christ. Ni même au temps du Christ. Dailleurs ce maigre sorcier ne protège plus que les fondeurs de fers, les filateurs et les marchands de caoutchouc.
Homo Economicus a son illusion du bonheur : il parle de sa puissance, et il entretient des hommes pour lui fabriquer des illusions : des romanciers, des historiens, des poètes épiques, des philosophes. Cest quil éprouve de temps en temps, quand un de ses organes marche mal, que sa vie na pas la substance que réclame la vie. Il se jette donc sur les satisfactions imaginaires. Par bonheur cest un animal respectueux qui aime les pensées de vénération. Homo Economicus respecte ce qui le protège. Il respecte à tous les étages. Confort moderne de la conscience. Il embrasse par exemple avec une ardeur imitée les causes inventées pour rendre son désert supportable : celles du droit, du devoir, de la loyauté, de la charité, de la patrie. Ces mots eurent du poids en leur temps, bien quil soit désormais impossible de saisir quils composèrent un langage humain, et nommaient des objets pour lesquels des hommes pouvaient mourir : seule preuve de lamour. Mais ils sont vidés. Ce sont des coquilles qui sentrechoquent dans les conseils dadministration et les conseils de cabinet où les politiques habillent leurs mauvais coups. Il respecte par exemple leurs grands hommes. Les grands le justifient. Il faut voir les Français défiler les jours de fête devant les héros quon procure sagement à leurs besoins de récréation. Aux tours de chiens savants de leurs penseurs. De leurs ministres. À leurs tours de chiens savants devant leurs Morts. Et ils appellent ces tours la communion et la vie. Il faut les voir quand un de leurs petits grands hommes est mort. Ils sont chez eux dans ce sublime de tentures, de drapeaux et de messes. Ils se portent en foule vers les lieux dexposition publique, hommes, femmes et petits enfants avides de bons exemples. Il y a ces jours-là de grandes bandes silencieuses de moutons noirs gardés par la police ; quand le soir arrive, lorsque le nombre des voitures diminue, on nentend plus que ce piétinement humide des invités dans les églises les jours de noce et de funérailles. Les figures de pierre molle ne remuent pas les lèvres. Les têtes sont inclinées. Tous les curs sont emplis de cette pourriture nommée Majesté de la Mort. Une aimantation mystérieuse les entraîne du côté des cadavres, comme les insectes qui pâturent en file sur les petits cadavres danimaux, les taupes, les belettes, les rats. Pauvres de divinité, ils sentent quils ont de la chance davoir un mort à adorer entre les reprises de leur tâche. Rien à se mettre sous la dent. Que des charognes. Ils flairent la douleur pompeuse des familles importantes égalées enfin aux bandes anonymes. Quelle jouissance de marcher entre des barrières de bois, de tirer son chapeau, de faire Au Nom du Père ! Ce contact les recharge comme de vieilles piles. Ils jouissent de leurs dieux morts accessibles enfin, avec leurs dents saillantes, leurs joues enfoncées et leurs mentonnières.
Il y a encore des fêtes patriotiques, lexaltation de voir passer des mitrailleuses, des canons plus poétiques que des seins, les fêtes nationales où seule leur dignité les arrête de ramasser la première fille qui passe dans la rue. Il y a les courses. Les mariages. Les cérémonies mondaines. De nouveau à tous les étages, au Cercle Interallié, ou chez le pharmacien de Tours, ou chez Ch. L. Dreyfus.
Cest tout ce quon trouve pour les amuser, avec les livres dAnatole France et de Paul Valéry. Avec les théâtres. Les tableaux. Quand les jours de communion sont passés, ils retombent dans leurs privations, sans sêtre rendu compte au moins de cette vérité qui court les rues : que les hommes et les femmes ont des corps, des bras qui heurtent la foule, des visages à aimer. Ils ne savisent jamais quil y avait des hommes aux funérailles de Foch, des femmes le jour du Onze Novembre, des jambes et des bras au Cercle Interallié. Ils ignorent toujours le parti quon peut tirer un jour de fête, si basse que soit la fête, de rencontres qui ne leur mettent que des injures dans les dents ou des politesses sur la langue.
Ils sont pauvres, avec tous leurs profits. Aussi pauvres que les hommes que jaime, que moi-même. Les gardiens de prison connaissent un ennui presque aussi vaste que celui des prisonniers, les adjudants ne sont pas beaucoup plus joyeux que leurs hommes. Mais ils possèdent des masques lorsquils se regardent dans les glaces. Ils ne reconnaissent pas leur mauvaise mine derrière le carton doré. Mais nous, nous ignorons les masques, nous voyons notre bassesse, notre indigence et lessence de notre malheur, nous savons nos mutilations, rien ne trompe notre appétit, nous ne suçons pas des cailloux pour oublier notre soif et feindre quelle soit étanchée. Leur vie, la succession de leurs années, lordre de leur destinée reposent sur notre anéantissement.
Leur vie est nourrie par lorgueil quils en tirent, par une déformation, une dilatation ignoble de lamour de soi. Lorgueil les empêche de voir leur propre impatience dindigents, leur besoin de diversion et de légendes. À Aden, on remettait les diversions et les légendes au temps du retour en Europe. Ils se mettent dans la bouche de fausses nourritures orgueilleuses, ils écrasent avec orgueil, ils font parfois dorgueilleuses charités, ils sassoient pour manger, se couchent pour dormir dans des salles orgueilleuses, ils lisent et regardent des spectacles avec lorgueil de comprendre des écrits, des images quils sont seuls assez initiés et oisifs pour saisir. Unique compensation : posséder ce quautrui na point. Lorgueil est engendré par une haine contre les hommes, un goût de faire du mal. Ils ne savent pas quils aiment exercer leurs mauvais pouvoirs, mais la puissance décraser, la capacité dhumilier sont les seules activités qui leur donnent conscience deux-mêmes. Aucun autre pouvoir réel ne leur échoit : sils sont fiers, ce nest pas comme Beethoven le jour où il avait achevé la symphonie avec churs, comme Lénine le jour où il voyait que la révolution était victorieuse, mais comme un singe qui a trouvé et mis un vieux haut-de-forme. Ces singeries cachent leur malheur. Et Homo Economicus pense être satisfait de son sort, puisquil est envié par ses parents pauvres. Que personne parmi les vivants ne perde son temps à lui décrire son malheur et sa stérilité. Épicure ne cherchait pas à sauver les tyrans et les banquiers mais sauvait des artisans, des esclaves, des putains. Jai entendu le rire de cette machine : il est plus facile de la détruire que de lanimer des souffles humains. Si lun de nos ennemis découvre quil confond lécume avec la mer il se sauvera seul. Mais aucun appel narrive au sommet de cet orgueil, ne brise tant de sédiments des mauvaises habitudes. Si les derniers filets de la sève humaine sont taris dans les plis de leurs vaisseaux, que personne ne fasse rien pour ces vieux arbres.
Mais leur malheur ne les regarde pas seul. Leur malheur et ses causes sont défendus et maintenus par eux, avec ruse, avec violence, avec obstination et sagesse. Leur vide entraîne le malheur de ceux qui naiment pas le néant, mais la vie. Javais bien raison davoir peur : ces ennemis rêveurs et pleins de nuit sont terribles. Je craignais à la fois leur propre vie et celle quils font mener aux hommes. Anonymes comme la corde de pendu : cette corde sans désirs et sans joie pend. Ils ne seront pas justifiés. Ils seront mesurés : eux et leurs âmes. Car ils ont des âmes.
La police, le gouvernement, léthique, la justice, le péché, la sanction, font remuer leurs pensées : une âme cest ce qui nest pas la chose dun homme, mais arrive du dehors pour vivre en lui. Lâme est une possession. Il est temps dêtre délivré de ces démons. De même le capital est une âme. Ils ont bien plus dâmes que moi, ils ont des âmes plus nombreuses encore que les hommes dAden, car ils doivent se défendre. À Aden personne ne mettait en doute la souveraineté de lhomme économique. Personne naccusait son vide. Personne ne dénonçait sa présence meurtrière. Reconnaissons quun révolutionnaire est un être qui peut se passer de lâme. Ou encore qui na pas besoin détat civil. Si vous voulez, je consens à vieillir sous un numéro dordre. Toute cette chiennerie abstraite de forces et didées est la cause véritable de lesclavage et de la crainte confuse quil minspirait. Lheure me presse de détruire et de dénuder ces mannequins de peau, dossements et de calculs, que je prenais pour dinvincibles démons. Cest le moment de faire la guerre aux causes de la peur. De se salir les mains : il sera toujours temps davoir des frères. Je suis dans cette position de faire la guerre pour être complètement délivré de la peur qui matteignit comme une flèche, jusquen Arabie, quand javais le droit de me croire dans un lieu écarté et enfin pacifique. La fuite ne sert à rien. Je reste ici : si je me bats, la peur sévanouit. Je suis à moitié sorti daffaire. Il faut être attentif, ne rien oublier. Ils guettent au fond de leurs trous confortables : ce qui nous attend nest pas un avenir séduisant Devenir leurs pareils, avec le souvenir honteux davoir voulu dans la jeunesse vivre comme des hommes : devenir un de leurs serviteurs, chargés de besognes désignées par eux et prescrites dun bout à lautre. Pas dautres fins sans batailles. Je craignais ces fins. Je ne veux pas mourir dans la dégradation dun banquier, ni dans la déchéance dun manuvre docile.
Un banquier, un manuvre enfin sont les derniers symboles élémentaires qui se lèvent au-dessus dun horizon fumeux illuminé par les feux de Paris. Toute la réalité de ce monde ressemble à une caricature de la Pravda. Elle se joue sur la scène dun guignol démesuré, construit et décoré par des communistes. Plus dautres images : le Maître et le Compagnon, le Père et lEnfant, Ariel et Caliban rejoignant le Seigneur, le Moine et le Serf dans le grenier des figures oubliées. Les poètes, les politiques, les philosophes trouvent cette vision simple et grossière et quil faut être plus fin. Ayons le cur dêtre grossiers : que lesprit de finesse aille rejoindre les drapeaux et les grands hommes de la guerre dans les collecteurs des égouts. Il nexiste plus que deux espèces humaines qui nont que la haine pour lien. Celle qui écrase et celle qui ne consent pas à être écrasée. Il ny a jamais eu de traité de Paix, il ny a que la guerre. Chaque minute doit abriter une pensée contre nos ennemis : les vieillards en 1913 pensaient à lAllemagne avec cette continuité.
Je vais vivre parmi mes ennemis. Constamment, cest-à-dire non passivement, mais sans laisser le temps mendormir du bruit paresseux et aimable de son cours, avec patience, attention et colère. Il me faut la vertu qui nous fit le plus complètement défaut, la constance. Mais il est plus facile dêtre constant avec la guerre quavec la poésie, quavec une femme. La poésie et les femmes passent, mais la révolution nest jamais passée.
Vous êtes solitaires. Quand vous dînez, quand vous êtes dans un théâtre, dans un cinéma, quand vous marchez sur un trottoir, quand vous êtes dans un lit avec une femme, cherchez des pièges. Les décors où vous passez sont dressés contre vous. Vous devez les détruire. Depuis votre réveil jusquà votre sommeil au fond dun lit protecteur comme un ventre, vous vivez parmi eux, soyez comme des espions, vous réchaufferez la colère, vous ne vous laisserez pas de répit. Pénétrerez-vous sans la haine leurs secrets ?
Cette guerre est entièrement privée de noblesse : les adversaires ny sont pas des égaux : cest une lutte où vous méprisez vos ennemis, vous qui voulez être des hommes. Serez-vous toujours assis à votre catéchisme ? Il faudrait refuser un verre deau à leurs mourants : ils payent des notaires et des prêtres pour les assister dans la mort, leurs mourants nont que faire des secours de lhomme, ils ont ceux de la religion. Il est question dune destruction et non dune simple victoire qui laisse debout lennemi. Cest une guerre inexpiable : nous ne sommes plus au temps des guerres féodales avec leurs trêves de Dieu. Nous ne sommes plus au temps de la lutte de Jacob avec lange. On raconte que, dans certaines cités grecques, les oligarques prêtaient ce serment : « Je serai ladversaire du peuple et je lui ferai au Conseil tout le mal que je pourrai. » Laisserez-vous vos ennemis prêter seuls pareil serment ?
Que pas une de nos actions ne soit pure de la colère. Les loisirs pour respirer, les vacances de la nuit sont des heures perdues, des retards dans le combat. Lamour seul est aussi un acte de révolte, ils écrasent lamour. Si vous trouvez que vos parents, que vos femmes sont du parti ennemi, vous les abandonnerez.
Il ne faut plus craindre de haïr. Il ne faut plus rougir dêtre fanatique. Je leur dois du mal : ils ont failli me perdre. La haine va saccroître de la colère de savoir que la haine est une diminution de lÊtre, un état qui a la pauvreté pour mère. Spinoza dit que la haine et le repentir sont deux ennemis du genre humain : jignorerai au moins le repentir, je ferai bon ménage avec la haine. Bon ménage avec loubli. Les devoirs honorés, les drames magiques engendrés dans les curs ne sont plus que les symboles de jeux meurtriers pour les hommes.
Il ne reste plus des voyages que de grands désordres dimages : la déroute des ennemis des hommes, des troubles sur la surface de la Terre et quelques hommes en veston noir, les bras ouverts sur le pavé, au milieu de la place déserte de la Concorde.
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