OEUVRES
Elles mettent en scène un sujet, naturellement apte à saisir des régularités .... Un
examen rapide des contributions à ce colloque montre que cette ...... On insiste
donc sur une chimie ou une alchimie (Le Boterf, 1994) plutôt que ...... On peut
citer un extrait particulièrement significatif d'Arnaud (1986) pour ...... Paul Goirand
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OEUVRES SAINT-SIMON & DENFANTIN PRGIDÊES 0E DEUX NTICES HISTORIQUES XLI VOLUME
OEUVRES SAINTSIMON & DENFANTIN PUBLIÉES PAR LES MEMBRES DU CONSEIL INSTITUE PAR ENFANTIN POUH LEXÉCUTIO DE SES DERNIÈRES VOLONTÉS QUARANTE ET UNIÈME VOLUME DE LA GOLLE(TION OÉNÈRÀLE Réimpression photoméehanique de lédition 18S.78 AALEN OTTO ZELLER 1964
Herstellung: Anton Hain K. G. Meisenheim,Glan
DISCOURS PRELIMINAIRE LA R1PUBL1QUE. LE P1R1L SOCIAL Ç, LE NOUVEAL CHRiSTiANISME Les conservateurs des traditions inonarchi ques, en France, poussent à lenvi un cri dalarme quand on leur demande une adhésion formelle et sincère à laRépublique dont le suffrage universel a récemment sanctionné létablissement; ils ne savent répondre à ce rappel du vote souverain que par celte exclamation : Et le péril social I Oui, le péril social existe! niais doù vient-iI? quelle est sa cause? qui le provoque, le perpétue et laggrave? qui peut latténuer et le faire cesser?
B btSCOUIiS PRÉLIMINAIRE Ce nest pas à des utopistes radicaux que nous emprunterons la réponse à toutes ces questions. Un homme dEtat illustre, qui fut le chef des conservateurs anglais, Robert Peel, nous la fournira, et ce sera dans les mémoires dun chef non moins célèbre des conservateurs français, M. Guizot, que nous la trouverons. En 1840, M. Guizot représentait la France à Loncires. II eut de nombreux et intimes entretiens avec Robert Peel qui nétait plus ministre. Dans un de ces entretiens, lAnglais dit à lambassadeur français que la situation misérable du peuple immense du travail manuel était à la fois une honte et un péril pour notre civilisation. « On ny peut pas tout, ajoutait-il, mais on y doit (([aire tout ce qui se peut. Voilà le vraipéril social qui menace la France aussi bien que PAngleterre et la plus grande partie de la vieille Europe. Il a pour cause la situation misérable (lu peuple immense du travail mannel; il couvre de honte notre civilisation et il est aggravé pa ses dénonciateurs eux-mêmes, par ces aveugles conservateurs qui ne savent ou ne veulent rien /iire (le CC qui . peut pour en délivrer notre civilisation. Loin de J?, en effet, ces préfenlu: conserva-
I)ISCOULS PR1LIM1NAIIE teurs, vrais révolutionnaires inconscients, ne parlent tant de ce péril que pour en faire leur mot dordre et leur cri de ralliement dans leurs ma nceuvres souterraines et leurs attaques ouvertes contre lordre établi par le suffrage universel. « Nest-il pas surabondamment démontré, par « lexpérience de trois quarts de siècle, disent-ils ((incessamment, que la République ne peut pas naître viable en Fran.ce et quelle ne sert quà « provoquer quelque nouvelle révolution?» Examinons froidement cette allégation accri monieuse et devenue classique chez les monarchistes de toutes les nuances. 11 est certain que la République, établie deux fois en France, au nom de la souveraineté nationale (eu 1792 et en 1848), a été deux fois remplacée par lEmpire (en 1804 et en 4852); mais il est incontestable aussi quà ces deux époques elle na pas succombé sous les coups de la souveraineté populaire, ni sous la pression dun soulèvement national, et que, loin dêtre bru-
DiSCOURS PRL1MtNÀJRk talement fenversée par une révolution, elle fut plutôt ambitieusement et adroitement transfoimée en monarchie dorigine démocratique au moyen des plébiscites. Non, ce nest pas le rgime républicain qui a provoqué les fréquentes et terribles révolutions dont la France a été le théâtre en 1814 et en 1815. Cesl lEmpire qui, deux fois, a provoqué la pire des révolutions, par linvasion étrangère, et ce sont les monarchies des deux branches de la maison de Bourbon qui, deux fois aussi, en 1830 et 1848, ont réduit la France à subir de nouveau la terrible interven lion de la loudre populaire dans le cours de ses destinées. Enfin, quand, pour la troisième fois en ce siècle, lEmpire a succombé sous les coups de létranger, cest la République seule qui sest trouvée debout pour saisir le glaive national et pour défendre le sol français, autant quil pouvait létr, après lexcès dimprévoyance dont la guerre avait été précédée dans les conseils de la monarchie impériale. Quelle est celle des trois monarchies prétendantes, toutes si hardies, si actives, dans leur revendication du pouvoir souverain en France, quelle est celle qui osa, l 4 septembre 1870, disputer la République le droit, le devoir, lhon.
DJS(OURS P11ÉLH1HA1RE neur de la défense nationale? Ni les monarchies détrônées depuis vingt ou quarante ans, ni la monarchie régnante effondrée, nosèrent se présenter pour faire valoir leurs titres au gouvernement de la patrie en danger. Cétait à cette heure suprême que la France pouvait reconnaître ses véritables enfants, ceux qui seraient capables et dignes de la diriger au retour de a prospérilé, après quils rauraient secourue au bord de labîme. Oi étaient donc alors les négociateurs ambulants des fusions dynastiques, les plénipotentiaires infatigables du comte de Cliambord et du comte de Paris? où étaient surtout ces organes superbes de lEmpire qui, la veille même de cette lutte effroyable, disaient à lempereur, au nom du Sénat, quil avait porté à sa plus haute per,tection larmement de nos soldats, et élevé à toute sa puissance lorganisation de nos forces militaires? La journée de Sedan avait frappé de mutisme et de paralysie tous les membres du gouvernement impérial, ministres, sénateurs, conseillers dÉtat, les favoris et représentants de la candidature officielle. Aussi tandis que limpératrice, au milieu de cette résignation silencieuse et univers
vi DISCOURS PRLIMINA1RE selle, se hâtait de faire ses malles aux r1ujIerje5 pour gagner la frontière, il suffisait à quelques députés de lopposition, avocats ou publicistes, daller sinstaller à lHôtel de Ville, à titre de membres dun gouvernement provisoire républicain, pour opérer la plus complète des révolutions, sans coup férir, sans rencontrer le moindre obstacle. Cétait prodigieux à ny pas croire; nous en étions témoins et nous pensions rêver; mais quand la certitude de cette étourdissante révolution ne fut plus contestable, et que labsence de toute opposition monarchique, royaliste ou bonapartiste, fut bien constatée, il dovint évident que lavenir gouvernemental de la France allait être déterminé par la diversité dattitude des anciens partis militants et que la forme politique qui aurait abrité la patrie dans les mauvais jours et laurait aidée à se relever de sa chute, ne serait pas sacrifiée, après sa suprême intervention et ses immenses services, â lun des vieux régimes fatalement destinés désormais à ne pouvoir gouverner la France quaccidentellement, pour la livrer ensuite, les uns au fléau des invasions, les autres au jeu sanglant des révolutions.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE En pIésence de laudacieuse prise de possession provisoire de la souveraineté nationale par une poignée de patriotes républicains ; au milieu de lacquiescement formel ou tacite de luni versalité des citoyens, nous fùmes de ceux qui comprirent que lheure dune République de raison et de salut était venue, et que les exigences sociales, les considérations dordre et de stabilité, qui avaient rendu possible, sinon nécessaire, le passage de la forme républicaine à lEmpire, en 1804 et en 1852, militaient désormais et militeraient dorénavant de plus en plus pour la république contre toute espèce de monarchie. Un coup doeil rapide et dégagé de toute prevention sur notre histoire nationale justifiera cette opinion. Il.. En 17Y, la proclamation de la République en France ne fut pas le résultat de léducation politique et de la marche progressive de lesprit libéral dans toutes les classes de la nation non, la population française nétait pas alors tiicoriqueniciit convertie à la République . I 4e
vin D1SCOU1S PRÉLIMINAIRE préjugé, dans les ateliers et dans les champs comme dans les salons, était encore profondé mént monarchique, tout en se conciliant avec une vive sollicitude et une ferme résolution pour la conservalion des conquêtes de 1789. Aussi, quand ces conquêtes furent menacées par la coalition des rois de lEurope, venus en aide aux émigrés et au roi de France pour le rétablissement de lancien régime, le préjugé monarchique, pendant cette lutte terrible, se trouvat-il dominé et étouffé par le dévouement à la patrie et à la révolution. Ce furent les potentats européens et le émigrés francais qui facilitèrent loeuvre des Girondins et des Jacobins et qui rendirent nécessaire la proclamation de la République. La France noubiera jamais comment la République justifia cette nécessité, dans la défense du sol national et du drapeau de la révolution. Mais, à côté de celte double défense et de la gloire impérissable acquise à ses armes, la République, menacée tout dabord par le socialisme sauvage dHébert et de Chaumette, eut le malheur dêtre ensanglantée par la guerre civile, de subir le terrorisme révolutionnaire et les représailles réactionnaires, et dêtre enfin assez dépopularisée pour ne pouvoir plus cm-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE pêcher le retour du principe monarchique au profit du plus illustre soldat des armées républicaines. Non, la France nétait plus républicaine en 180+, et ce fut un grand malheur pour elle, en 1814, quand létranger et lancien régime franchirent ensemble les frontières et simposèrent à elle, sans quil lui fût possible de leur opposer lélan patriotique qui avait fait son salut sous la république de 1792. Linvasion et la Restauration eurent toutefois pour effet de raviver le patriotisme et le libéraIisnie en France. Lesprit républicain se réveilla même dans la jeunesse studieuse; il dominait dans les sociétés secrètes les plus avancées; mais le préjugé antirépublicain nen conservait pas moins toute sa force dans les masses populaires et jusques dans les rangs de lopposition constitutionrielle. On le vit bien en 1830, quand le résultat dune grande révolution dut se réduire au remplacement de la branche aînée des Bourbons par la branche cadette. Les générations alors viriles étaient nées ou avaient été élevées dans un milieu où le principe monarchique avait dû se maintenir prépondérant sous 1 influence du souvenir toujours palpitant
x DISCOUliS PRELIMINAIRE des excès révolutionnaires. Lheure de la Bépublique normale, définitive, expression des sentiments, des pensées, des intérêts et des besoins de la nation; cette heure navait pas encore sonné pour la France. Sonna-telle mieux en 188? Quelques membres de lextrême gauche le croyaient sans doute, à la séance du 24 février, mais aucun deux nosa le dire. Leur chef, M. LedruRollin, mattre de la tribune, se bornait à démontrer linsuffisance de la Régence, quand il fut vivement interrompu par le grand orateur des légitimistes, M. Berryer, qui lui cria: « Concluez donc : demandez un gouvernement provisoire. » M. de laRochejacquelein appuya vivement cette motion et lAssemblée layant adoptée. la foule envahissante laccueillit avec enthousiasme, aux cris de Vzue la Repuhiique! à lHdtel de Ville! il. A lFlôtel de Ville, en effet, le gouvernemezil provisoire se constitua sous la présidence de Dupont de lEure.
DISCOURS PRÉL1M1NAIIE X Mais la démocratie militante et républicaine, qui était maîtresse de Paris, représentaitelle la majorité de la nation dans ses lumières et ses aspirations politiques, dans ses intérêts industriels et commerciaux, dans son état moral et matériel? Cétait là la qustion fondamentale sur laquelle les événements allaient répondre. Dès le milieu du mois de mars, la République se trouva eu face dune démonstration hostire, celle des boniiels poil. Il y avait urgence ; demander la constitution dun pouvoir légal au suffrage universel, et les élections populaires furent fixées à cette fin, au 9 avril. A cette date lélan républicain du 24 février aurait été encore assez vif et assez entraînant pour faire élire une importai ite majorité dénergiques républicains de la veille. Le Gouvernement provisoire ajourna les élections au 23avril, ce qui donna le tempsàla réaction de mettre en campagne ses agents provocateurs et de préparer une première apparition du spectre rouge au Champ-de-Mars pour le 16 avril, à la veille des élections. Le résultat que sétaient promis les machina Leurs de cette échauffourée ne leur fit pas défaut. Le suffrage universel, ramené à la peur tradi
xl DISCOURS PRLLMLNAIRE tionnelle du jacobinisme, nenvoya à lAssemblée constituante quune minorité vraiment républicaine en face dune majorité de nuances diverses et toutes plus ou moins monarchistes. Linfluence persistante des souvenirs de 1793 était dautant plus facilement exploitée avec succès par les faux républicains, que les générations contemporaines de la Terreur, avaient encore de nombreux représentants dans les villes et les campagnes. Aussi, les agents provocateurs neurent garde de sen tenir à la ,journée du 1 6 avril qui leur avait tant profité aux élections du 23 du même mois, ils y joignirent bientôt la démonstration anarchique du 15 mai, qui fut elle-même suivie des luttes sanglantes et fratricides des 23 et 24juin La République put dès lors être considérée comme blessée mortellement. Elle avait pour ennemis, non-seulement les conservateurs royalistes, partisans des Bourbons des deux branches, mais aussi les conservateurs impérialistes et les monarchistes constitutionnels, ralliés à lOrléanisme sous le drapeau de MM. Thiers et OdilonBarrot, et qui formaient la majorité des classes moyennes. Dun autre côté, la plus grande partie des masses populaires, 1 es ouvriers et les com
DISCOURS PIIÉLIM1AIR rnerçarits. les uns affamés, les autres ruinés, par labsence du travail et du crédit, rejetaient sur les républicains et la République toutes les calamités et toutes les misères que le choc des partis avait attirées sur la France depuis le 24 février. Mais, telle était la vivacité de la répulsion que les monarchies plus ou moins héritières de lancien régime avaient soulevées contre elles en France, que lAssemblée nationale, composée aux trois quarts de monarchistes, déclarés ou dissimulés, proclama, en tête de la Constitution, la République démocratique. Cela se passait dans les premiers jours de novembre 188, et, le 10 dé. cembre suivant, près de six millions de suffrages appelaient à la présidence de cette République démocratique, un prince qui avait la prétention dêtre lhéritier légitime de la monarchie irnpériale! Ce contraste entre le vote républicain de lAssemblée constituante et le vote à tendance monarchique des assemblées électorales, sexpliquait par cette considération, que le Bonaparlisme sappuyait sur un vote national et se présentait toujours comme une émanation glorieuse de limmortelle révolution de 1789. Les élections pour lAssemblée législative en 1849 ne firent que mettre de plus en plus en évi
XL bISCOURS PRÉL1MINÂIIE dence la défaveur dont le régime républicain était frappé, non-seulement dans les hautes classes et dans la bourgeoisie, mais aussi dar la masse populaire. Cette Assemblée, quoiquê issue du suffrage universel, se montra, en effet, passion née tout dabord contre cette institution fondamentale de la démocratie. Le Président de la République, qui navait pas cessé de rêver le rétablissement de la Monarchie impériale, encouragea, par ses ministres, le vote de toutes les lois réactionnaires dont limpopularité pouvait servir plus aisément le succès de ses prétentions ultérieures. Entre toutes ces lois nous ne rappellerons que celle dorigine cléricale sur linstruction publique, et celle surtout du 31 mai pour la mutilation du suffrage universel. Ce fut en effet le vote de cette dernière loi qui lui servit de levier et de prétexte suprême au 2 décèmbre. 1V. Ce coup dItat, conçu dès longtemps et exécuté le 2 décembre contre la majorité royaliste du parlement, pour prJserver la Rdpublique des
U1SCOIJBS PRÉLLMLÀJI E complots monarchiques, disait le manifeste présidentiel de ce jourlà; ce coup dÉtat fut détourné le lendemain contre le parti républicain, au moyen dune tentative dinsurrection suscitée à Paris et dans les départements par les agents provocateurs que la police présidentielle avait eu soin dintroduire dans les sociétés secrètes (le la démocratie. Il était évident que le nom et les opinions des coopérateurs dont le prétendant à lEmpire sétait entouré pour sauver la République, rie pouvaient pas faire prendre au sérieux la sollicitude que le Président affectait pour elle dans sa proclamation du 2 décembre après lécrasement et la dispersion des royalistes parlementaires. Les conseillers du représentant de la mojiarchie impériale (MM. de Morny, SaintArnaud, Magnan, etc., etc.), devaient nécessairemeni se presser dabattre les partisans du régime républicain, et ils se mirent à les proscrire à outrance au moyen de commissions mixtes et temporaires créées ad hoc, bien assurés quils étaient dobtenir par la, avec la déroute de la démocratie, le concours (le laristocratie (iOflt ils avaient été obligés de frapper les chefs pour 24 heures. Avec le coup dEtat, lEmpire était fait, comme lavait prévu M. Thiers un an auparavant.
DLS0U1S PilÉL1111NA1hE Si lEmpereur eût suivi, développé et mis en action sur le trône, le programme quil avait exposé dans ses écrits en faveur des libertés publiques et des améliorations sociales; sil eût fait cesser immédiatement la proscription des républicains, il aurait pu se faire absoudre par les générations, qui auraient été libéralement dotées de franchises et de bien.être, dun attentat qui naurait élé funeste quaux défenseurs parlementaires des institutions de lancien régime, conspirateurs permanents et incorrigibles contre les principes et les réformes de 89. V. Quelques actes de son règne furent bien conformes aux doctrines progressives quil avait embrassées et défendues comme prétendant. Il modifia deux ou trois articles du Code pénal et du Code eiil dans Iintérêt. de la classe ouvrière; il proclama le libre échange et délivra litalie de la domination autrichienne. Mais à côté de ces titres à lapprobation de lesprit national et libérai, il donna trop àson gouvernement le caractère
DISCOUaS PRÉLiMINAIRE Vll autôcratique et commit assez de fautes dans son absolutisme, à lintérieur et au dehors pour que Le progrès du mécontentement populaire le fît songer à faire lEmpire 1ibral. Le plébiscite de 1870, par son immense succès, sembla devoir écarter tout soupçon de péril pour la quaLrième dynastie; mais cétait précisément dans lexcès de joie et de confiance que faisait éclater en haut lieu ce vote populaire, que devait se trouver un grave danger pour lEmpire, si, dans livresse du triomphe, lEmpereur et ses conseillers allaient se croire désormais à labri de toute attaque, et, partant., dispensés de toute précaution et de toute nouVellè concession à lesprit du siècle et aux intérêts moraux et matériels de la nation.. Mais les questions dordre intérieur firent bientôt plâce à dautres préoccupations dune nature plus grave et plus inquiétante. La France eut à demander à la Prusse de ne pas permettre à un membre de la famille royale des Hohenzollern daller sasseoir sur le trône dEspagne. Le père de ce prince, autorisé sans doute par le chef de la famille qui était son maître, adressa au gouvernement impérial une déclaration de désistement pour son fils, qui semblait devoir don ner pleine satisfaction la France. Et, en effet,
DISCOURS PRÉLLMINAIRE iuand cet acte fut présenté au Conseil des minis. ires présidé par lEmpereur, il y eut unanimité pour déclarer quil donnait pleine satisfaction à notre pays et quil ny avait pas lieu de faire la guerre. Cela se passait dans la matinée dun jour de juillet, et dans la soirée de ce même jour, les mêmes hommes, lEmpereur et ses ministres, se décidaient pour la guerre. Limpératrice lavait voulu ainsi: comptant sur lafortunode la France, elle se réservait de sen faire honneur et de dire bien haut : Cest ma guerre! Elle comptait que les Français iraient triomphalement à Berlin et que de là ils iraient à Borne rétablir le pouvoir temporel du Pape. A cette époque, il faut le reconnaître, et pour dautres raisons que celles qui rendaient belliqueuse lépouse de Napoléon III, beaucoup de démocrates, en dehors des irréconciliables, désiraient la guerre, pensan t quil était temps darrêter le torrent prussien et croyant que larmée françnise était si bien prête pour entrer en campagne quil ne lui manquait pas, selon le mt hitorique du ministre de la guerre, un boulon de qu&re. Malheureusement, la confiance de ces démocrates fut affreusement abusée, pour ne pas dire trahie.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE xix Notre armée, divisée en corps isolés et manquant de véritable général en chef, ne put tenir devant un ennemi accablant par le nombre et par la discipline, et elle se trouva réduite à revenir sur Châlons pour sy réorganiser et suivre ensuite le plan de campagne que lEmpereur et son conseil adopteraient. Le conseil se prononça pour la retraite sous Paris: lEmpereur y adhéra. Mais cette fois encore lunanimité des conseillers, sanctionnée par le généralissime en titre, toujours revêtu du pouvoir souverain, mais cette fois encore lEmpereur et son conseil durent céder à un télégramme venu de Paris; 1irnpératrce était toujours persuadée que cétait sa guerre que lon faisait, et ce téldgramme mena Napoléon III à Sedan. La retraite sous Paris pouvait changer les éventualités de la guerre au profit de la défense nationale. Une armée de plus de cent mille hommes couvrant la capitale hérissée de fortifications et défendue par trois cent mille gardes nationaux, il y avait de quoi rendre lissue de linvasion fatale aux envahisseurs; mais lesprit de cette capitale était manifestement hostile à lEmpereur, on pouvait redouter une révolte, une révolution, contre son autorité et sa personne. En se retirant
x DISCOURS PBÉLIMINA1RE vers la fronlière du Nord, on se réservait lune de ces deux chances, ou de gagner une bataille qui permettrait au monarque de rentrer victorieux dans sa capitale pour y imposer si!ence à ses ennemis, ou, en cas de défaite, de traiter avec le vainqueur en lintéressant au maintien du vaincu sur le trône de France. Voilà ce qui détermina Napoléon III, sur lavis pressant de son épouse, à abandonner la résolution arrêtée à Châlons, à lunanimité, sous sa présidence, et ce qui se trouve constaté et caractérisé par lEmpereur luimême dans sa lettre écrite de Wilhemsh, le 9 octobre 1870, à sir John Burgoyne; on lit en effet dans cette lettre « Rentré à Châlons, je voulais conduire à « Paris la dernière armée qui nous restait; mais « là encore des considérations politiques me for « cèrent dentreprendre la marche la plus im « prudenté et la moins justifiable au point (le « vue stratégique. . . 3) NAPOLÉON. Ainsi les considerations politiques lemportent sur les exigences strateqiques, cest-à-dire le salut de la couronne passe avant celui de la patrie en proie à linvasion! Quelle leçon pour les peuples ballottés entre la monarchie et la république!
DISUOURS t)IiÉL1MINAIRE xI La regrettable préférence donnée à la marche de larmée française vers le Nord ayant abouti à la capitulation de Sedan, et la déchéance de lEmpereur étant devenue inévitable, le Gouvernement de la défense nationale qui sétablit révolu. tionnairement à lHôtel de Ville, ne pouvait donner dautre titre au nouveau régime de la France que celui de Rdpublique. VI. La République de 4870, qui ne fut daborJ en apparence quune surprise, une improvisa tion audacieuse de quelques hommes, a prouve depuis par ses actes quelle avait été, en réalité, loeuvre de linstinct national et de la raison publique. Quand, après tant dessais malheureux de restaurations éphémères, une monarchie qui sernblait défier le génie des révolutions seffondrait à son tour en quelques heures comme ses devancières, malgré le double appui du suffrage universel et du nom le plus populaire des temps modernes; et quand cette monarchie, en tombant, 2 Vol. 41
xx DISCOURS PRÉLIMINAIRE laissait la France désarmée, envahie et menacée jusques dans son existence, la France, qui ne veut pas et qui sent quelle ne doit pas périr, sest trouvée prête, desprit et de coeur, pour le régime qui pouvait seul la sauver, pour le v!ritable gouvernement du pays p le pays. Cette disposition salutaire, indispensable pour fermer autrement quen paroles labîme des révolutions, sest manifestée chez les plus hautes intelligences, chez les hommes politiques les plus éminents de la phalange conservatrice sous la monarchie constitutionnelle; il suffit de nommer MThiers autour duquel se sont ralliés les autres célébrités parlementaires qui furent si longtemps et si vivement attachées à la dynastie de Juillet. Honneur à tous ces vrais amis de lordre et de la liberté, chez lesquels le devoir patriotique a noblement triomphé des affections dynastiques et de lesprit de parti! honneur à ces intelligents appréciateurs du mouvement qui emporte les sociétés modeuies et des aspirations flagrantes et progressives de la nation française! Mais prouvons aussi que nous sommes sincèrement et com1)Iétement délivrés des funestes suggestions du démon révolutionnaire, en appelant à partager fraternellement les bienfaits de notre civilisation
DISCOURS PRLIM1NAIRE xxiii ascendante ceux qui ont le malheur de se méfier de sa marche et de sa fécondité. Et ces bienfaits de lesprit de progrès qui améliore incessamment le sort de la race humaine ne doivent pas être bornés au choix des régimes politiques, à la préférence à donner à une forme gouvernementale. Si lheure de la République sonne aujourdhui dune manière éclatante, cest que ce régime, en tant que gouvernement du pays par le pays, se prête mieux que la monarchie à lapplication immédiate et graduelle des améliorations sociales évidemment urgentes et pacifiquement réalisables; cest que cette aptitude souveraine à faire du bon socialisme, indéniable à la République, fait de sa souveraineté incontestable, non pas un péril social, comme le répétent sans cesse les échos de la réaction, mais au contraire une sauve-garde contre ce péril, dont elle peut seule prévenir les explosions ou faire cesser les ravages. Oui, il est manifeste que la nation française, républicainement constituée, est plus puissante que sous aucune monarchie contre le péril social, précisément parce que cette constitution implique une sollicitude plus grande des pouvoirs publics pour le bien-être social de la
XXIV DISCOURS PRÉLIMINAIRE classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Mais il est incontestable aussi que les alarmistes les plus éminents du parti rétrograde, pour justifier le cri deffroi dont ils saluent sans relâche le règne naissant des principes démocratiques, croient justifier leur terreur plus ou moins affectée pour lavénement gouvernemental de ces principes, en les déclarant inconciliables avec le sentiment universel qui a servi jusquici de fondement et de sanction aux sociétés humaines, le sentiment religieux. Hier encore, un des champions les plus fermes et les plus fervents de la suprématie universelle et irrévocable de la papauté, telle quelle fut proclamée au moyen âge et que le Syllabus la maintenue; hier encore, un éloquent député nopposait-il pas aux adversaires de lultramontanisme comme dernier et irréfutable argument, quils navaient rien à mettre à la place du catholicisme? Cet argument in extremis est plus sérieux et plus redoutable quon ne peut le supposer dans le monde sceptique, où lon accueille avec une vive approbation le mot de De Maistre sur lanéantissement de la foi. En effet, sil est vrai que la foi soit éteinte, comme le dit De Maistre, il faut reconnaître aussi,
COURS PRÉLIMINAIRE xv avec lui, que le genre humain ne peut rester en cet diat, et que tout vrai philosophe doit opter pour lune de ces deux hypothèses, ou que le christianisme sera rajeuni dune manière extraordinaire, ou quil va se produire une religion nouvelle. Nous avons déjà expliqué, dans nos précédentes publications, comment la religion nouvelle dont parle De Maisire ne pourrait être que la continuation du christianisme, approprié graduellement aux aspirations, aux exigences, aux lumières et aux nécessités des sociétés humaines dans leur marche ascendante. Il ny a, en effet, que le christianisme, épuré de toutes les idolâtries mythologiques ou bibliques, de tous les vestiges de lanthropomorphisme payen ou juif, qui puisse rdconcilier la science avec la foi, selon le désir et la prévision du dernier défenseur du catholicisme. Taqt que cette réconciliation ne sera pas accomplie, la foi religieuse manquera au monde civilisé, niais elle sera fatalement remplacée par la superstition, entretenue et exploitée dans le sein des masses ignorantes, par des milices nombreuses profondément intéressées à la perpétuer et parfaitement organisées dans ce but.
xxvi DISCOURS PRÉLIIINÀIRE Le dernier défi quun fervent catholique a porté en plein parlement aux incrédules renferme donc un enseignement pour les esprits forts qui oublient trop que les révolutions, en sattaquant, même à bon droit, à des croyances religieuses et à des institutions sociales, surannées, ne détruisent bien que ce quelles remplacent. SaintSimoji était pénétré de cette vérité quand il écrivait le ,Nouveau Christianisme, dont le couronnement théologique, loin dêtre une nouveauté, remontait aux apôtres et aux pères de la primitive g1ise, adorateurs dun ÊTRE SUPRÈME, qui nétait et ne pouvait être, pour eux comme pour nous, que lINFINi CONSCIENT, LE VRAI DIEU, qui vit et se sent vivre dans tout ce qui est. Cest lordre social, fondé sur cette pensée religieuse, et dont les disciples de SaintSimon firent un enseignement public en 1829 et 1830, cest la doctrine du nouveau christianisme développée dans cet enseignement, quil nous a paru indispensable de comprendre dans notre collection des oeuvres de SaintSimon et dEnfantin. Ce nest quen réalisant socialement cette doctrine religieuse, en mettant en pratique la maxime du classement selon la capacité et de la rétribution selon les oeuvres, en donnant pour but
DISCOURS PRÉLIMINAIRE aux institutions politiques lamélioration morale, intellectuelle et matérielle de toutes les classes et surtout de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre; ce nest que par la réalisation pacifique et progressive des préceptes du Nouveau Chris tian isme, que saccomplira, au profit du régime républicain, la réalisation, indispensable pour lhumanité, de LA RÉCONCILIATION DE LA SCIENCE ET DE LA FOl. Le dé1gzé du ?gatczire wniversel d.Eifanin, LAURENT (de lArdèche). - ----- --
DOCTB INE SAINT-SIMONIENNE (Nouenii Chri%(hinlne)
DOCTRINE SAINT - SIMONIENNE (Nouseau Christiani..ne) EXPOSITION PAR BAZARD AU NOM DU COLLÈGE, EN 1829 ET 1830
INTRODUCTION Lorsque le Producteur fut créé, en 1824, Saint-Simon venait de mourir. Pénétrés dadmiration pour la doctrine sublime à laquele notre maître avait clù les dégoûts, les mépris, les injures dont il avait été abreuvé, nous consacrâmes nos efforts à la propager: dès lors nous sentîmes toute limportance de cette grande mission, nous prévîmes les obstacles quil nous faudrait vaincre. Certains dêtre considérés dabord comme des rêveurs, de voir les esprits les plus éclairés faire tomber sur nous, du haut de leur grandeur, quelques regards de pitié et peutêtre aussi de colère, nous consentîmes à braver lopinion des
6 EXPOSITION personnes qui, voyant la société actuelle divisée en deux camps, se méprendraient sur nos intentions et nous traiteraient comme des transfuges. Nous savions qu en refusant les titres de libéraux ou dultras, nos opinions politiques seraient dabord incompréhensibles; et cependant, affranchir les sentiments, les sciences, lindustrie, de tous les liens qui sopposent à leur PROGR5, tel était notre désir; mais nous devions aussi montrer que de nouveaux liens étaient nécessaires pour combiner avec ordre les efforts, pour diriger toute lactivité sociale vers un même but : ici devait sabîmer lesprit des hommes pour lesquels le mot daffranchissement ne rappelle que la révolte, et de ceux qui frémissent lorsquils entendent parler de direction sociale les représentants des opinions arriérées allaient nous nommer radicaux, révolutionnaires; tandis que les défenseurs des opinions dites nouvelles, mais qui déjà, pour nous, appartiennent au passé, nous appelleraient Égyp.. tiens, ultramontains, jésuites! Les difficultés que nous avions à vaincre auraient pu nous paraître insurmontables, si nous navions pas eu lexpérience du passé, si nous navions pas su que le jour qui éclaire un grand
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE I siècle, cestà-dire un siècle ou apparaît une lumière nouvelle, trouble toujours la vue des hommes habitués depuis longtemps à lobscurité; le christianisme a eu plus de persécuteurs de bonne foi quil na compté de martrs les chrétiens devaient affranchir lesclave, ils devaient détruire lexploitation directe de lhomme par lhomme; aussi ont-ils été traités par les ultras du temps comme des révolutionnaires . La communion chrétienne préparait lassociation humaine; elle a rencontré ses libéraux dans les schismes qui lont déchirée. Nous qui croyons que lexploitatioa de lhomme par lhomme, sans être directe, existe encore; nous qui prétendons que lunité papale na fait naître lopposition protestante que parce que le catholicisme ne comprenait pas en lui tous les modes de lactivité humaine, et quil nétait pas dailleurs constitué directement pour le progrès, comment pouvions-nous ne pas nous attendre à des obstacles semblables? Notre position paraissait dautant plus difficile, que Saint-Simon avait laissé un bien petit nom 1 Judo ,ssidnc rebellaiites, incitanto Chrislo, ah ,pbi expulit. (Suetonius.)
8 EXPOSITION bre délèves, et que sa doctrine navait été étudiée scientifiquement que par très-peu de personnes. Notre premier travail devait donc surtout avoir pour but dindiquer les sommités de cette nouvelle philosophie aux penseurs qui, en se réunissant un jour à nous, pourraient constituer une école. Nous résolûmes alors de publier un recueil périodique, le Producteur, où les principaux points de la doctrine seraient sommairement exposés sous la forme scientifique: suivre une pareille marche, cétait nous ecposer dautant plus à nêtre pas compris par les gens qui nous liraient corhme on lit un des cours de la Sorbonne ou une gazette; cétait encore rendre trèsdifficile, non-seulement la rédaction de notre journal, mais son établissement financier. Sous ce dernier rapport, nous ne nous dissimulioiis pas quil était impossible qhe nous fussions rétribués pour nos propres efforts par de nombreux abonnements; nous savions que, pendant quelques années au moins, leur produit ne suffirait même pas pour payer les frais dimpression. Nous nous adressâmes à quelques banquiers qui, précédemment entraînés par les sollicitations constantes de Saint-Simon, avaient soutenu ses premiers travaux, et à dautres per-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 9 sonnes que leur amitié pour nous engageait. à contribuer au succès des idées pour lesquelles elles nous voyaient tant daffection et de dévouement. Une société en commandite par actions fut formée. Dans le but de rendre le Producteur moins étranger aux habitudes du public, nons pensâmes quil était nécessaire dadopter la forme de publication hebdomadaire, et de consacrer une partie du journal à des articles de technologie ou de statistique industrielle; mais nous ne tardâmes pas à reconnaître les inconvénients de ce plan : dune part, le format que nous adoptions favorisait la tendance du public à soccuper en jouant des matières Jes plus graves; de lautre, les articles de technologie, souvent rédigés par des personnes presque entièrement étrangères à la doctrine, pouvaient donner le change aux esprits sérieux, sans intéresser vivement les lecteurs superficiels, pour lamusement desquels, dailleurs, nous ne sentions pas la nécessité de faire le moindre sacrifice. Nous avions été à peu près forcés de commencor ainsi, parce quil était nécessaire de. réunir dabord autour de nous un assez grand nombre
10 EXPOSITION de rédacteurs pour nous ménager la chance de trouver parmi eux des auxiIiaies qui nous permettraient, dans la suite, dentreprendre une exposition plus pure de la doctrine de notre maître. Cette raison nous avait encore engagés à payer la rédaction du journal, cai flous nignorions pas que, pour consacrer fjratuitement son temps à des idées, il faut, avant tout, les comprendre et surtout les AIMER. Mais bientôt nous nous sentîmes assez forts pour ne plus recourir à ce moyen; et pour soutenir, par le travail assidu de six personnes, la publication du journal, et cependant cette tâche était assez pénible, aucun de nous ne jouissait du magnifique privilège de pouvoir vivre sans travailler; nous étions tous, au contraire, sans cesse distraits de nos spéculations philosophiques par des occupations qui leur étaient étrangères. Le Producteur parut alors chaque mois, par cahier de douze feuilles dimpression, et fut consacré tout entier à lexposition plus détaillée et plus méthodique de plusieurs points importants de la philosophie de Sain t-Simon. Les grands phénomènes que présente le développement INflUSTRIEL et SCIENTIFIQUE de lespèce humaine furent part leulièment employés par nous à la
DF LA flOCTRINE SAINT-SIMONIENNE IL démonstration des vues générales de lécole sur lavenir quils annoncent et nécessitent. Nos efforts ne tardèrent pas à être couronnés du genre de succès que nous avions prévu; bien des gens daignèrent nous épargner, par égard pour notre qualité de rêveurs; dautres nous firent lhonneur de nous ranger dans cette classe de jeunes imberbes qui veulent régenter le monde. Toutes les opinions arriérées, de quelques noms quelles se parassent, semblèrent alarmées: les disciples du dix-huitième siècle surtout nous jugèrent dignes de leurs coups. Mais un phénomène remarquable sopérait dans cette espèce de combat; nos mots de ralliement passaient peu à peu dans le camp de nos adversaires. Un philosophe du dix-huitième siècle, dAlembert, avait déjà remarqué que lon commençait par flétrir les novateurs du nom de rêveurs, et quon finissait par les accuser de plagiat; il aurait pu observer encore quaprès ces précautions on semparait de leurs idées, tout en continuant de les attaquer dans leur source : tout cela nous est arrivé, et nous nous en sommes réjouis, parce que nous avons vu la marche naturelle
EXPOSITION que devait suivre, dans son progrès, la doctrine dont flous étions les organes. Nous avions obtenu le résultat le iiius ilupor tant quo nous pussions espérer : lécole do Saint-Simon était constituée; nous étions mèmo désignés sous ce nom par les personnes qui attaquaient nos idées, et nous attachions beaucoup de prix à i,ette désignation, précisément à cause de lanomalie quelle exprime aujourdhui. Nos moeurs philosophiques, aussi bien que nos passions politiques, nous ont habitués, depuis quelques siècles, à voir danS ui niaitre un tyran, un despote; à établir sur le terrain de la science un système de souveraineté individuelle, constituant la lutte entre toutes les intelligences; chacun prétend trouver en lui-même le maître et lélève, au moyen de la double révélation et de laction réciproque de la conscience et de la raison, divinités mystiques de loiitologie moderne. Nos jeunes philosophes ont même trouvé un mot qui peint merveilleusement cette anarchie intellectuelle : demandez-leur à quelle école ils appar-. tiennent, ils répondront: Nous sommes de lécole éclectique; cest comme sils disaient : Nous ne sommes de lécole de personne; et ils ont bien raison, car aucune des vieillcs philoso
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 13 phies quils cultivent ne convient ù létat actuel tEe la civilisation. Un homme ne constitue une école et ne lui donne son nom que lorsquil produit un système nouveau, généralisant tous les faits observés, et donnant ainsi une direction aux observations nouvelles. CeIte remarque, qui sapplique aux spécialités scientifiques comme t la philosophie, et qui nous fait dire lécole de Newton, comme celle de Socrate, sétend aussi aux systèmes politiques le pouvoir de constituer une société nest donné quaux hommes qui savent trouver le lien du passé et de lave nir de lespèce humaine, et coordonner ainsi ses souvenirs avec ses espérances, rattacher, en dautres termes, la tradition aux prévisions, et satisfaire également les regrets et les désirs (le tous. Si Grégoire VII, par exemple, a constitué lordre social du moyen âge, si Mahomet a fondé lislamisme, cest que lun et lautre sen [aient vivement les besoins généraux des messes quils dirigeaient. Revenons au Producteur. Le nouveau mode de publication que nous avions adopté nous avait permis de faire une économie tellement considérable, que jamais ouvrage périodique ne sest soutenu à moins de frais. Cependant le moment
14 EXPOSITION approchait où nos ressources allaient être épui-. sées. Pénétrés de la nécessité de continuer le développement des idées sur lesquelles nous avions commencé à fixer lattention dun public, peu nombreux, il est vrai, mais livré à des études sérieuses, nous fîmes tous nos efforts pour déterminer les deux personnes qui avaient jusqualors consacré le plus dargent à favoriser les travaux de Saint-Simon et lAs nôtres, à donner encore leur appui au Producteur; nous leur montrâmes dabord que le maximum des dépenses annuelles du Producteur, et, par conséquent, du sacrifice probable qui serait nécessaire, en supposant que le nombre des abonnés naugmentât pas, sélèverait à une somme bien modique; à peine cinq mille francs . Ensuite nous cherchâmes à leur faire sentir que si nous étions dans limpossibilité de faire cette dépense, si légère pour des millionnaires, mais trop pe 1 Gs détails nous ont paru nécessaires pour faire apprécier les difficultés de tous genres qui entourent les premiers pas dune doctrine nouvelle. Quelque faible que soit limpression produite par la publication du Producteur, il nest pas un de ses lecteurs aujourdhui, même parmi ceux qui nont pas adopté les principes développés dans cet ouvrage, qui ne le regarde comme ayant soulevé de grandes idées, et méritant ainsi lattention des esprits sérieux et lappui des hommes qui sintéressent aux progrès de lhumanité.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE sante pour des hommes qui nont dautre fortune que leur travail, le sacrifice auquel nous nous obligions nous-mômes, en nous engageant à continuer gratuitement la rédaction jusquau moment où les produits couvriraient les dépenses, pouvait donner une idée du dévouemeut que notre doctrine savait inspirer. Nos démarches neurent aucun succès; la publication du Proclueteur fut suspendue. Le travail pénible auquel nous avions été obligés de nous livrer pour rédiger un système didées entièrement neuf, et pour épargner à nos lecteurs une partie des difficultés que nous avions éprouvées à nous lapproprier, nous avait empêchés de nous aperevoir que nous comptions trop sur nos forces, en pensant pouvoir continuer ce que nous avions fait pendant une année; le repos nous était devenu indispensable, et nOUS en fûmes tous avertIs par des maladies plus ou moins graves qui auraient, malgré nous, suspendu nos travaux. Nous éprouvâmes bientôt, dailleurs, quelques compensations à la peine q.ue cette suspension nous avait fait ressentir. Lapresse ne nous mettant plus en communication avec le publie, les personnes qui avaient pris intérêt aux idées de
EXPOSITION lécole sempressèrent de sapprocher de nous; des correspondances vraiment apostoliques souvrirent avec de nouveaux initiés; ils invoquaient lesprit de SaintSimon pour les diriger au milieu de la confusion produite dans leurs sentiments et dans leurs idées par celte nouvelle doctrine, qui, ébranlant tous leurs préjugés, appelait en eux une complète régénération. Chacun tic nous sentoura promptement de quelques-uns de ces hommes, si nombreux aujourdhui, qui, las du vide intellectuel et moral des doctrines politiques ou philosophiques professées dans les salons, dégoùtés du passé, fatigués du présent, appellent un avenir quils ignorent, mais auquel ils demandent la solution des grands problèmes que présente la marche progressive de lespèce humaine. Ainsi, après nous être adressés pendant quelque temps au public, par lorgane du Produoteur, nous pouvions agir alors personnellement suj ceix de nos lecteurs qui avaient adopté quelques-unes des vues générales de lécole, et qui désiraient vivement compléter leur initiation. Des réunions se formèrent, elle développement de la doctrine fut continué par lun de nous. Des centres de propagation séta
ni LA I)o(:TRIzE SAINT-SIMOJIUE burent sur divers points; les ouvrages de Saint Simon, le Producteur et notre correspondance, appuyés des éclaircissements que des discussions consciencieuses et approfondies exigeaient, furent distribués avec choix; en un mot, la parole nous servit mieux encore que ne lavait fait la presse et le flOIni)re des partisans dévoués de la doctrine nouvelir saccrut rapidement; car chacun de nous, aujourdhui, peut se félicitoi davoir réuni à lécole un plus grand nombre de disciples que Saint-Sirnon nen comptait autour de son ht de mort. Ces avantages ne nous empêchaient pas, cependant, de reconnaître lutilité quil y aurait, surtout depuis que les bases de lécole sétaient étendues et affermies, à se servir de la presse pour propager notre doctrine; quelques-uns de nous, pendant la suspension du Producteur, avaient publié des ouvrages oi des parties importantes, mais presque toujours isolées, de la philosophie de Saint-Sirnon, étaient développées. rfoIItefois ces travaux particuliers ne pouvaient las remplir le but que nous avions en vue. Cétait lensemble de la doctrine dont il fallait continuer les développements ébauchés par nos premières publications. S Vol. 41
XPOS1TtON Lexposition orale ne suffisait plus, dailleurs, pour le nombre ds personnes qui étudiaieiit nos idées; la correspondance emploai un temps précieux, et devenait aussi trop multipliée; elle exigeait la répétition trop fréquente des mêmes idées à des personnes différentes; car les mêmes éclaircissements nous étaient souvent demandés dans divers lieux; enfin nous étions certains que lexistence continuée de lécole, et ses progrès connus, excitaient la curiosité de nos anciens adversaires, qui autrefois avaient si peu approfondi la doctrine que nous leur avions fait connaître, quils avaient célébré gaiement ses funérailles en annonçant la suspension du Producteur; quelquesuns même avaient pensé que, revenus de cette folie de jeunesse, désabusés des illusions que Saint-Simon avait fait naître dans nos esprits, nous avions été ramenés par la réflexion à des idées plus saines; cependant chaque jour ils entendaient parler avec surprise de conversions qui amenaient vers nous quelques-uns de leurs frères darmes eux-mêine daignaient reconnaître quil y avait bien, en effet, quelques bonnes idées dans la doctrine du Producteur. ils osaient avouer, chose miraculeuse cependant. que ce fou de SaintSimon avaiç
DE L.k DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 19 formé des élèves assez forts; dautres oommen-, Qaient à trouver assez singulier, s la doctrine nétait quun composé de rêveries, même de rê eries ingénieuses, que lécole se recrutât particulièrement dans la classe des hommes qui se payent le moins de rêveries, cest-h-dire de ceux qui ont consacré leur rio à létude des sciences positives; tandis quil était évident, au contraire, que les faiseurs de phrases, les habiles diseurs, ce quon appelle, en un mot, les Jittératours, ne figuraient pas dans nos rangs; dautres, enfin, reconnaissaient lexcellence de plusieurs de nos principes, et, par exemple, la haute utilité de la méthode indiquée par nous pour classer les faits humains dans Uétude de lhistoire; il adoptaient même, sur i foi des démonstrations que nous en donnions à laide de celte méthode, quelquesunes de nos vues Ie.s plus importantes sur le passé et sur lavenir de lhumanité. Toutes ces dispositions nous prouvaient que nons touchions à la seconde crise qui menace les novateurs, et que nous allions voir disparaître bientôt des discussions quexciterait la réapparition publique de la doctrine, les attaques semblables à celles qui avaient été dirigées contra la persônn.o de Saint-Simon, les
I N P U S IIlO N plaisanteries plus ou moins insignifuintes qui nous avaient été prodiguées, enfin cette légèreté qui fait prononcer sur des idées, avant de sêlre donné la peine dc les lire et de les étudier, avec dautant plus de soin quelles sont plus non voiles. Nous nous décidâmes donc à nous adressei (le nouveau au public par la voie de la presse. La position de lécole était changée; nous nous sentions plus forts que nous ne ltions à la mort de Saint-Sirnon; plus forts quau moment où la publication du Producteur avait été sus,pendue; nous nétions plus dans la dure nécessité de solliciter lappui des personnes qui, par des considérations étrangères à la doctrine, avaient contribué à sa propagation; non-seulement lextension que nous avions donnée à nos relations nous offrait la presque certftude que nous aurions un assez grand nombre de lectours pour néprouver aucune inquiétude sur les moyens de couvrir nos dépenses, mais déjà le nombre des personnes qui sé1aient ralliées à nous pour le succès de la doctrine de notre maître était assez considérable pour garantir que, quels que fussent les efforts entrepris, ils seraient continués sans interruption; déjà
DI LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE lécole présentait laspect dune association intime, forte, dont tous les membres étaient unis par une pensée puissante et généreuse. Cet accord unanime nous rappelait les difficultés, nous dirons même les dégoûts que nous avions éprouvés, lorsque lécole de Saint-Simon, naissante à peine, avait fait tant defforts inutiles pour nêtre pas condamnée au silence. loi, au 4contraire, un même esprit nous animait; nous formions tous les mêmes voeux, Les mêmes espéiances; nous por[wais nos regards vers nu même but, lac complisseinent des destiiwes humaines, lélévation morule, intellectuulle e iiicluslrielle des générations futures. Les détails auxquels nous venons de nous livrer donneront principalement lidée des obs tades matériels que la doctrine de Saint-Simon a jusquà présent rêncoritrés, et dont elle a tiioinphé; ils indiqueront également la marche suivie dans la composition du personnel de lécole, et, sous ce rapport, nous désirons surtout quils fassent partager à nos lecteurs le sentiment qiw flOUS éprouvons si vivement à laspect duiw association formée avec tant de peine, luttant contre les préjugés et les répugnances que de vieilles habitudes, quune vieille éducation, op
EXPOSITION posent toujours à des idées nouvelles. Le zèle qui nous anime, le dévouement auquel nou nous sentons capables de nous abandonner, nous donnent sans doute une physionomie étrange, placés comme nous le sommes au milieu dune société qui néprouve de sympathie vive pour aucune entreprise générale, qui ne sait se passionner que pour des intérêts purement individuels, qui calcule ce que doivent pécuniairement rapporter, même les actes où les sentiments les plus tendres devraient seuls se faire écouter, qui enfin est livrée tout entière à lÉGoÏsME. Ce nest pas un succès financier que lécole désire; nous nespérons pas non plus, pendant longtemps du moins, durant toute notre vie peut-être, voir changer en reconnaissance, en affection, la légèreté dédaigneuse et lhostilité que nous nous attendons à exciter plus fortement que j ainais contre nous, lorsque des réputations caduques, des intérêts rétrogrades, qui exercent encore une assez grande puissance, se sentiront plus ouvertement attaqués par nous. Nous savons quelle est la destinée des hommes qui luttent contre le PRÉSENT avec Ies armes du ssé; les souffrances que leur commande un
DE LÀ DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE noble dévouement nous inspirent la ii mais nous connaisons aussi le sort promis à ceux qui, les premiers, montrent à leur siècle la route dun long AVENIR; pour ceux-là seuls nous réservons NOTRE AMOUR. Notre tâche nest pas terminée, il nous reste à exposer la marche des travaux de lécole. Nous lavons déjà dit, les quatre premièrs volumes du Producteur ont été presque exclusivement consacrés au développement des séries historiques relatives aux faits INDUSTRIELS et SCIENTIFIQUES, doù ressortaient des considérations sur lorganisation politique des savants, et sur les combinaisons favorables aux plus grands efforts de lindustrie. Nous sommes loin davoir épuisé une source si féconde dobservations; peu didées ont encore été émises sur lordre des travaux soientifiques, sur le lien enc rclopédique des sciences, sur les institutions politiques qui doivent unir les sciences à Uïndustrie, ou les faire servir au développement des sentiments sociaux; la grande questioii de léducation, celle, tout aussi vaste, du perfectionnement constant des sciences, pouvaient à peine être indiquées; nous en exposerons pbis loin la raison. De même, en nous occupant du
EXPOSITION crédit, des banques, des relations à établir entre les directeurs des travaux industriels et les hommes qui les exécutent, nous avons été for. cés, avant toutes choses, de db1ayer le terrain sur lequel nous flous placions, et, dans ce but, nous avons employé nos efforts à démontrer la décroissance constante de linfluence des mi l aires, cestà-dire de lEXPLOITATION DE LHOMME PAR LHOMME, et en même temps les progrès des Luavailleurs pacifiques, cest- à-dire de lEXPI..o[TÂTION DU GLOBE PAR LINDUSTRIE. Ces traviiiix préliminaires, indispensables, ne nous perrni rent donc pas de traiter dans son ensemble la superbe question de lorganisation matérielle de la société, on, en dautres termes, de la contitiition de la propriéte. Enfin , dans cettc conde série de travaux, nous renuontrions In même obstacle qui sopposait, comme lIeUS Venons de le dire, à ce que les questions les plus générales de lordre scientifique fussent encore traitées p nous. En nous expliquant sur les causes qui arrêtaient ainsi notre pensée dans certaines limites. nous allons donner une idée de la nouvelle carrière que lécole a dû parcourir depuis le Proriurteur, pour comphIer, dans les termes les
DE LX DOCTRiNE SAINT-iMONIENNE plus généraux, lexposition dune doctrine qui comprend aussi bien les phénomènes de lactivité SENTIMENTALE de lhomme que ceux qui nous sont offerts par la marche progressive des SCIEXCES et de lINDUSTRIE. Les beaux-arts, en donnant à ce mot la valeur que nous lui avons attribuée, cest-à-dire en lappliquant à toute expression des syinpat hics et des anti,athies de lhomme; les beaux-urts, ou la vie passionnée de lespèce humaine, peuvent Lre scientifiquement observés, dans leur développement, avec la même méthode que nous UVOIIS employée pour étudier les progrès sciontitiques et industriels de la société les faits historiques, qui doivent être classés sous cette dénomination, donnent également lieu à lélahiissement de séries régulières, dont les lois expriment, sous une nouvelle forme, lavenir social. Nous avons proclamé, dans lancien Producteur, toute limportance de cette partie de la doctrine de Saiiit-Simon; m&s nous nous sommes conformés à lexemple de notre rnajtre nous avons cru devoir commencer par poser les bases scientifiques de sa doctrine, et nous nous sommes empressés dy rattacher dabord les faits les plus palpables, ceux qui ont évidem
EXPOSITION ment conservé la plus grande influence, parce quils sadressent aux intérêts matériels, au jourdhui si puissants, cestàdire les faits industriels. Lécole a donc un champ presque entièrement neuf à exploiter : là se présenteront en foule à nos veux les ruines de ces grands monuments qui attestent le perfectionnement MOBAL de lhumanité. Les sentiments créés pal la poésie, exprimés par la parole, ]e chant, lharmonie, par la peinture, la sculpture, larchitecture, se réunissant tous dans la pompe majestueuse du culte, ont laissé des traces quil est facile de suivre dans lhistoire à chaque époque de civilisation, la législation porte leur empreinte, ils apparaissent dans les perfectionnements du laii gage, dans les habitudes, dans les jeux du peu pie, comme dans les passions de ses maitres. En effleurant à peine, dans lancien Produc leur, les questions relatives à ce nouvel ordre de travaux, nous étions privés des moyens de donner aux faits dont nous nous occupions le degré de généralité nécessaire pour faire sentir toute leur importance dans le développement de Ftspèee humaine; mais cette abstraction nous prrnettait déviter la confusion qui aurait pu
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE résulter de linfluence simultanée des deux principes, sinon contradictoires, puisquils mènent au même but, du moins trèsdifférents, puisquils y conduisent par deux routes distinctes : nous voulons parler du raisonnement et de la sym-pathie, en dautres termes, de la science et de la poésie. Ainsi, il nous paraît évident, par exemple, que si les adversaires de la traite des nègres, qui cherchent à détruire lesclavage dans les colonies, sefforcent de démontrer que, dans lintérêt de la production matérielle, lesclavage est un mavais calcul, dautres hommes sont arrivés autrement cii Europe au même résultat; lesclavage a cessé par dautres morens, ou du moins dautres moyens ont puissamment contribué à nous en délivrer. En deux mots, le calcul ou le raisonnement, la science, appliquée aux intérêts matériels, nest pas le seul mobile des actes humains; nous agissons par suite de sympathies que les beaux-arts excitent et favorisent; nous sommes raisonneurs, mais. aussi passionnés; nous sommes intéressés, et cependant nous savons nouslivrer au dévouement le plus généreux. Lécolo devait donc montrer quels sont les actes passionnes qui ont favorisé ou contrarié I
EXPOSITION inarcli de la société; elle devait observer les différences qui existent dans les formes sous lesquelles, à chaque époque de civilisation, se témoignent les sympathies humaines, les senti inents de famille, ceux qui ont attaché le citoyen à la patrie, et qui doivent unir aujourdhui lhomme à lespèce humaine tout entière, ceux enfin qui pottent lêtre doué de la vie à la répandre sur tout ce qui lentoure voilà les sources nouvelles où nous dévions puiser. Nous avions alors à reprendre les résultats auxquels nous avions été cohduits dans le Producteur, par lexamen des faits industriels ou des faits scientifiques. Les sciences, lindustrie allaient nous apparaître surtout comme les moyens de placer lhomme dans les conditions les plus favorables au développement de ses SENTIMENTS daffection pour les faibles3 de sii mission pour les puissants, damour ponr Lordre social, dadoration pour lharmonie universelle. Les poétes, ceux surtout qui animés de lesprit prophétique, ont chanté Lavenir, mais ceux aussi qui, privés dinspirations nouvelles, ont célébré lepass, devenaient nos guides; nous devions étudier les sentiments que Leur chaleur entraînante a fait naître, ou ceux quils seffor
t »ocrBINE SA1NTS1MONIINNE :.aieI1L en vain de ressusciter. Il nous fallait découvrir quelle a été linfluènce constante des fornmes sur ladoucissement de nos moeurs, et quelle élévation morale, desclaves avilies quelles étaient, elles sont paivenues.; il nous fallait surtout faire sentir le sort que leur réserve un avenir qui, après les avoir compléternent affranchies dii joug barbare que d.es passions brutales Ieui ont imposé, reconnaîtra en elles le type de cette puissance sympathique qui excita dabord lhorreur pour les sacrifices humains, brisa plus tard les chaînes de lesclave, et prononç a enfin ce mot sublime philanthropie. Cet exposé rapide suffira sans doute pour faire apprécier létendue immense du champ qui souvrait devant nous. Le cercle quembrasse la doctrine comprend tous les phénomènes humains dans leurs plus hautes généralités; et cest à ce titre que nous réclamions dabord pour elle le beau nom de philosophie , prodigué si complaisamment de nos jours. 1. Un autre nom, plus grand encore. lui est réservé, un nom que toutes les doctrines qui ont dirigé les peuples ont. successivement pris et quitté, celui de reIi,rion. Ainsi les philosophes de la Grèce et de litalie, après avoir longtemps par. couru, et enfin senti le vide dans lequel leurs interminables dise.ussions étaient agitées, se sont tous ralliés à la voix du
XPOSIT1OI Nous sommes habitués à entendre nommer célèbre historien le compilateur de petits faits renfermés dans de vieilles chroniques; on appelle également profond publiciste un homme qui prévoit la chute dun ministère dun jour, et la naissance de celui qui lui succède pour mourir lui-même le lendemain : mais nos philosophes rencontrent une indulgence plus grande encore, lexigence à leur égard est aussi petite que possible. En effet, pour suivre des cours de droit ou e médecine, pour obtenir les grades universitaires les plus obscurs, dans les sciences et clans les lettres, il faut pouvoir subir un examen de philosèphie; donc, pour être pliilosoph, il nest pas nécessaire de connaître les principes de la législation et des sciences, ni davoir réfléchi sur linfluence sociale exercée par la poésie; ce nest pas tout encore, parlez à nos philosophes du crédit, des emprunts, de la population, des douanes; cherchez à connaître leur pensée sur quelques-unes des questions les plus intéresCHRIST, et la reliqion chrétienne a été fondée ; et depuis trois siècles les chrétiens, renonçant à leur communion, se sont détachés. de lÉglise pour former des écoles philosophiques, qui séteignent à leur tour comme celles dAthènes et de Rome, et se dirigent, à leur insu même, vers lEglise nouvelle.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE santes de lordre industriel, telle que lorganisaLion du travail, la constitution de la propriété, les corporations, etc., les plus hardis vous répondent par quelques lieux communs dune science arriérée, les autres disent naïvement Nous navons pas étudié léconon2ie politique. Pour nous, lhistoire, la science sociale et la philosophie ont une autre importance; le but qùelles doivent se proposer nest pas de récréer, par le récit de quelques historiettes, un public ennuyé, ou de lintéresser à des événements politiques qui nauront quun instant de durée, ou bien encore de le distraire par des discussions arides, incomplètes, arriérées sur les procédés, sur le mécanisme des facultés intellectuelles il faut quelIes révèlent avec certitude à lhumanité sou avenir, quelles le justifient par sa marche passée, quelles lui montrent les progrès déjà accomplis et ceux qui lui restent f faire, nfin quelles la passionnent sur ce noble but de ses travaux, pour cette grande récompense de ses efforts, pour cette douce compensat.iôn de ses longues souffrances. En donnant à nos travaux ce. sublime caractère, notre enthousiame, flOUS le savons, fera. sourire les sceptiques de nos jours; ils seront
32 E>POSITION surpris de trouver autour deux une semblable exaltation, quils ne sauraient concevoir, parce quils ne connaissent rien qui puisse lexciter en eux; ils admirent tous cependant Socrate mourant pour ses croyances, mais tous se prôcipite raient à genoux, comme Gaulée, pour abjurer les leurs : quils réfLéchissent un instant sur SaintSimon, sur notre maître, sur cette vie de sacrifices, dhumiliations même, sur ce calme imperturbable qui le faisait, en présence de la mort, sentretenir avec nous de lavenir de lespèce humaine; peut-être alors sentiront-ils quuii nouveau Socrate n pu paraître, que lhumanité pouvait encore assister à un aussi grand phénomène, enfin que la révélation dune philosophie nouvelle devait encore illustrer le monde. La disposition des esprits auxquels nous nous adressons ne nous a pas encore permis dentreprendre un enseignement dogmatique de la doctrine; nous avons dû marcher pas à pas, prendre les penseurs de notre époque sur leur terrain (cétait là que SaintSimon nous avait pris nous-mêmes) pour les amener sur le nôtre. Nous devions employer avec eux larma dont ils se servent avec tant dardeur, la critique; les dégoûter de leurs croyances anarchiques; leur
1I LA DOCTRINE SA.INT-SJMONIENNE 3 faire sentir les souffrairnes rnor1e, itiSeilec molles et physiques qui accablent les masses, dans une époque de désordre comme la nôtre, souffrances qui sont dautant plus cuisantes quon a lâme généreuse, lintelligence élevée et une puissante activité; nous devions surtout exposer devant eux les titres qui nous donnaient le droit de leur parler bientôt damour, de poésie, de CLIGtON, et, pour c&a, nous asseoir fermement sur le terrain de la science et de lindustrie, combattre les préjugés des savants et des économistes de nos jours, attaquer les dogmes dune politique dissolv2nte, qui fut longtemps ntcesairè OUP détruire un ordre social vicieux, qui lest encore, comme obstacle à la rétrogradation, mais dont la puissance, purement négative, ne saurait commander lenthousiasme et le dévouement, aujourdhui que. tout à été nié, jusque dans les rangs les plus obsôurs de la société. Tel est le but du volume que nous publions aujourdhui, et qui renferme les résumés des séances dune exposition publique, faite lannée 4. « Si je fais quelque cas de la science, disait Leibnitz, cest parce quelle me donne le droit de réclamer le silnee quand je parle de religion.
34 EXIOSITLON dernière (l829).. Nous allons en présenter labrégé très-sommaire, pour en faire saisir lordre, et en fae.ititer ainsi la lectureh PFEMIÈRE SÉ\YCE. Uetl.e sance est consacrée à faire sentir la situation douloureuse dans laquelle se trouve, en ce moment., la société : tous les liens daffection brisas, des regrets ou des craintes partout, des joies ou des espérances nulle part; la défiance et. la haine, le charlatanisme et la ruse présidant aux relations générales, et apparaissant aussi dans les relations particulières. Ce désordre, nous le signalons dans la politique, qui nous DIVISE, au nom du pouvoir et de la liberté; dans les sciences, qui nont aucun lien entre elles, qui sont DÉSUNIES comme les hommes qui les cultivent; dans lindustrie, où une cocun i.:ci acharnée sacrifie tant de victimes, et élève des temples brillants à la fraude, à la mauvaise foi; dans les beoiix-aris, enfin, qui, privés diris- pirations larges et généreuses , languissent décolores, et, ne retrouventde force que pour salir, pour DÉCHIRER ce monde qui les blesse et les epnnvanle.En présence de. cette crise terrible,
bE LA bOtTRINE SAINT-SIMONIENNE nons appelons lhumanité à une vie nouvelle, nous demandons à ces hommes divisés, isolés, en lutte, si le moment nest pas venu de découvrir le nouveau LIEN daffection, do doctrine et dactivité qui doit les UNIR, les faire marcher EN PAIX, avec ORDRE, avec AMOUR, vers une COMMUNE destinée, et donner à la société, au globe lui- môme, au monde tout entier, un caractère dunion, de sagesse et de beauté, qui fasse succéder lhymne de grùce aux cris de désespoir que fait entendre aujourdhui le génie. I)KIJXIK..l VGK Un 1areiI avenir estil possible : Ouvrant l grand livre des traditions, nous voyons la société humaine savancer, eflèctivemerit, sans cesse, vers cet avenir que Saint-Sirnon lui annonce aujourdhui flous la voyons marcher à travers les époques doRDRE et de DSORDBE, élevant, détruisant chaque fois lédifice, toujours de plus en plus parfait, dans lequel sélaborent et se préparent ses pacifiques destinées. Alors notre vue Se reporte avec plus (le caLme sur la crise actuelle, précédemment signalée : à des crises sembabIes dans le passé, à des moments de
XV OS I T ION ISoRDRE, danarchie, dérjoïsni e, dalh cisme, nous avons vu succéder une hiérarchie, un dévoumen t, une foi, en un moL, un OflDRE nouveau. Nous savons, par exemple, que les divinités de lOlympe et leurs prêtres, et que le patriciat do Home, sont tombés sous les coups des philosophes et des affranchis, comme notre foi catholique, ses ministres et notre noblesse féodale, ont été frappés à mort par nos savants, nos légistes, et nos bourgeois, par notre tiers état; mais les disciples du Christ nont pas douté de lavenir de lhumanité. Pourquoi ceux de Sain.t-Simon en désespéreraientils TROTSI1ME SIlANCF.. Mais quelle est cette nouvelle manière denvisager lhistoire, de faire, pour ainsi dire, raconter au passé lavenir de lhumanité? De quelle valeur est donc cette preuve, apportée par nous à lappui de nos rêves davenir? Une science nouvelle, ure science aussi positive que toutes celles qui méritent ce titre, a été conçue par SaintSimon : cette science est celle de lespèce humaine; sa méthode est la même (lue celle qui est employée en astronomie, en physique; les
DE LÀ DOcTRiNE SAiNT-SIMONiENNE Si faits y sont classés par séries de termes homogènes, enchainés par ordre de généralisation et de particularisation, de manière à faire ressortir leur TENDANCE, cest-à-dire à montrer la lôi de croissance et de décroissance à laquelle jis sont soumis. QUATRIÈME SÉANCE. Une première application de cette science vient justifier la tendance do lespèce humaine vers lassociation universelle, ou, en dautres termes, la décroissance constante de lantagonisme, exprimée successivement par ces mots familles, castes, cités, nations, IIuMANIT doù résulte que les sociétés, constituées primitive. ment pour la guerre, tendent à se confondre en une ASSOGI ATION paeifiq flO UNIVERSELLE. C1NQUIIME S ANGE. Un tableau général du développement de lespèce humaine, embrassant le monôth6isme juiî, le polythéisme grec et romain, et le christianisme jusquà nos jours, fait ressortir avec évidence cette loi du 1ROGRÉS. JIRUSALEM, HOME
EXPOSITION des CÉSARS et RaME du monde chrétien, voilà les trois grandes cités initiatrices du genre humain. Moïse, Numa, Jésus, ont enfanté des peuples morts ou mourant aujourdhui. Quel sera le PÈRE de la race future? où est la ville du PROGRÈS, qui sélèvera, GLORIEÛSE, sur les ruines des cités de [EXPIATION et de la RÉDEMPTION où esL la Jérusalem nouvelle SIXI1ME SÉANCE. Lhomme aj usq iiioi exploité lhomme. Maîtres., esclaves; patricien, plébéien; seigneurs, serrs; propriétaires, fermiers; oisifs, travailleurs voilà lhistoire progressive de lhumanité jusquà nos jours; ASSOCIATION UNIVERSELLE ; voilà notre avenir; à chacun suivant sa capacité, è chaque capacité suivant ses oeuvres voilà le DROIT nouveau, qui remplace celui de la conquête et de la naissance : lhomme nexploite plus lhomme; mais lhomme, associé à lhomme, exploite le monde livré à sa puissance.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 39 SE1TiME SIAXCE. Cc nouveau droit, celui de la CAPAC1TI, suhstitué à celui du plus fort et au privilége de la naissance, est-il conforme aux lois de la na turc, à la volonté divine, à lutilité générale Î La nature, Dieu, lutilité, ont permis à lhomme davoir des esclaves; plus tard, ils le lui oui défendu; fls lui ont donné des serfs, niais leurs chaînes sont brisées; ils lui permettent encore de vivre, dans loisiveté, des sueurs du travailleur, des larmes de lenfance et de la vieillesse; mais Saint-Simon est venu lui dire: Ton oisiveté est contre nature, impie, nuisible à tous et à toi-même, TU TRAVAILLERAS. Hommés! formez une armée pacifique, et nc dites pas : Cela est impossible; vous avez été braves dans les camps, naguère vous saviez tous vous ranger sous un eh e1 vous classer hiérarchiquement, reconnaître des guides, marcher avec ordre, économie, eI surtout aec ENTHOUSIA.sME; et où couriez-vous ainsi? Ravager le monde, porter partout des larmes, du sang, la MORT! Suivez-moi,rangez-vous, reconnaissez de nouveaux guides, soyez courageux encore, car
40 EXPOSITIoN vous avez de grands et nobles travaux à faire suivez-moi, j apporte la VIE. HUITIÈME SÉANCE. Eh! que viennent nous dire aujourdhui nos légistes, publicistes, économistes? leur science nous prouvera-t-elle quà jamais la richesse et la misère seront héréditaires; que le repos peut sacquérir par le repos; que la richesse est Lin séparable apanage de loisiveté? Nous prouvera. t-elle iussi que le fils du pauvre est libre comme celui du riche ? Libre ! quand on manque de pain! Quils sont égaux en droits? Égaux en droits! lorsque lun a le droit de vivre sans travailler, et que lautre, sil ne travaille pas, na plus que le droit de mourir! Ils nous répètent sans cesse que la propriété est la base de lordre social; nous aussi, nous proclamons cette éternelle vérité. Mais qui sera propriétaire? est-ce le fils oisif, ignorant, IMMORAL du défunt, ou bien est-ce lhomme capable de remplir dignement sa fonction sociale ? Ils prétendent que tous les priviléges de la naissance sont détruits : Eh! questce donc que lhérédité dans le sein des familles quest-ce
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE que la transmission de la fortune des pères aux enfants sans autre raison que la filiation du sang, si ce nest le plus immoral de tois les priviléges, celui de vivre en société sans travailler, ou dy être récompensé au delà de ses oeuvres? rrriste science, qui aurait maintenu le servage. qui aurait défendu à Jésus de prêcher la frateinité humaine, dans la crainte que sa parole ne retentît à loreille dun esclave ; triste science, qui, dans une époque plus reculée encore, aurait célébré la justice de lanthropophagie! Oui, tous nos théoriciens politiques ont les yeux tournés vers le passé, ceux même, ceux surtout qui se prétendent dignes de lavenir; et lorsque nous leur annonçons que le règne dii TRAVAIL arrive, que celui do loIsIvETIl est fini, iI nous traitent de rêveurs; ils nous disent que le fils u toujours hérité de son père, comme un païen aurait dit que lhomme libre avait toujours eu des esclaves; mais lhumanité la proclamé par Jésus: PLUS DESCLAVAGE! par Saint-Simon elle sécrie : A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres, PLUS BITAGE! 4 Vol. 41
EXPOSITION NEUVIÈME, DIXUME ET 0NZIME SÉANCES. o Mais la répartition des instruments et des pro-. duits de lindustrie nest pas le seul objet du gouvernement des sociétés futures; une autre distribution réclame les soins paternels des directeurs de lhumanité. Inspirer à tous les hommes, développer, cultiver en eux les SENTIMENTS, les connaissanes, les habitudes qui doivent les rendre dignes dêtre les membres dune société AIMANTE, ordonnée et forte; préparer chacun deux, selon sa vocation, à lui apporter son tribut dAMOuR, dintelligence et de force; lÉDUCATION, en un mot, qui embrasse la vie entière de chaque être, sa destination générale et sa profession particulière, ses affections sociales comme celles du foror domestique; léducation, qui ne consiste plus, de nos jours, que dans une instruction sans but pécis, désordonnée, indépendante des dispositions individuelles et des besoins généraux, est laspect le plus irnportan du règlement social : lavenir noûs demande de poser les bases de la sienne. Nous avons dû montrer, avant tout, le vide désolant de nos sooités, sous oerapport. Ensnite,
DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE 43 jetant un coup doeil sur les époques organjques du passé, nous avons fait voir que dans ces pé-. riodes du développement humain, où la société se conçoit une destination, les hommes supérieurs qui la dirigent sentent limportance, découvrent les morens de transmettre aux générations naissantes, de confirmer dans la génération active, leur amour pour la destinée commune, et daccroître, par une culture de tous les iristants, la puissance morale, intellectuelle et physique des masses, afin deles rapprocher sans cesse de lobjet (le leurs espérances. Comparons, en effet, léducation que nous recevons de nos jours à celle des nations de lantiquité, constituées pour la guerre, fondées sur la guerre, étendues par la guerre, et nous pourrons afflr mer que notre société nest pas fondée sir la paix, quelle na point de base, quelle ne se connaît aucun.but, quèlle agit sans prévo yance, sans espoir davenir, et uniquement en haine du passé. Elle combat, elle cherche à détruire un vieux système déducation qui ne convient plus, saiis doute, à son avenir; mais elle est impuissante à en troinplier, parce quelle ignore la raison profonde de sa longue existence, parce quelle ne sait. pas reconnaître limmense progrès
u EXPOS1TIO dû à cotte éducation chrtienno, dont elle est la flhlOb et quelle ne pourra repousser quen faisant un progrès pius grand encore. Elle attaque les jsuitos, rien de mieux : Pascal et Voltaire nont point parlé en vain; mais elle ne songe pas que les jésuites ne sauraient disparaitre, tant quune institution propageant des crû yans communes, supérieures aux croyances catholiques, professant un dogme plus large que le dogme catholique, pratiquant un culte plus complet que le culte catholique, naura pas été concue et réa usée. Élever tous les hommes, en leur qualité dhommes, cest-à-dire dêtres sociaux ou religiçux. 4 diriger chacun deux vers la fonction à laquelle sa vocation lappelle, telles sont, nous le rêpétons, les deux parties distinctes de léducation : elle est généralé ou pro fessionnelle. Tous les membres du corps social sont hommes, mais tous sont artistes, savants ou industriels; en dautres termes, tous sympathisent, raisonnent ou agissent, et ce triple aspect de lexistence humaine donne lieu à une division trinaire 1. Ces deux termes, pour nous, sont synonymes, parce que nous étendons, 3olnme on le verra plus tard, Ja ignifleatlôn dè lun et e lautre.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4$ dans léducation générale et professionnelle. Telle est la conception qui sert de base & léducation dans lavenir, et dont nous avons indiqué sommairement les dtiveloppemens principaux. I)OUZIME SAN CE. En exprimant ainsi nos vues sur léducation, nous sommes naturellement conduits à envisager une autre partie de lordre politique, dont limportance frappe immédiatement les esprits. Si. léducation atteignait le but quelle doit se proposer, suivant nous, si elle préparait tous les hommes à contribuer, chacun selon son amour, son intelligence et sa force, au progrès social, la LGlSlÀTION serait sans objet; mais l nen est pas ainsi. Trouver, selon lexpression de notre maître, la ligne de démarcation qui sépare I. Une législation privée de son caractère préventif nous paraît un témoignage frappant de la barbarie et de lignorance du peuple qIi est soumis; il ne sagit pas seulement, pour nous, quelle se propose de rtprilnei et de prévenir le M, de punir ou dempêcher le vice, il faut quelle commande et inspire le bien, quelle excite et ièvc la vertu. Nous ne parlons ici, et dans le cours de lexposition, que de la législation telle quelle est comprise aujourdhui, cesté-dire répreasive, pénale., coercitive.
XPOS1T1ON les actions en bonnes et mauvaises, est une des plus élevées de la fonction du législateur; appliquer cette règle morale, est lun des actes principaux du gouvernant; la légistation et lordre judiciaire sont donc les compléments indispensables de léducation, et du corps à qui elle est confiée. Les peines et les récompenses ne sont même, à proprement parler, que lun des aspects de r éducation. La législation, comme tous les faits humains, est variable, progressive, suivant létat de civilisation des sociétés; cest dire quelle est soumise à lalternative des époques organiques et critiques que nous avons signalées dans tout le passé. Dans les premières, le chef politique est. législateur et juge, il conçoit le règlement dor (ire et en détermine lapplication; il est la loi vivante, il est lorgane de la louange et de la réprobation sociales ; cest lui qui décerne la gloire ou imprime la honte. Dans les époques critiques, au contraire, la loi est une lettre morte, sans puissance morale; la justice et léquité sont deux choses distinctes dans lopinion des hommes; ce nest plus parce quils dirigent les peuples, parce quils prévoient leurs besoins et r pour voient, parce quils sont entourés de laffection,
b L. bOCTRINE SA1NT-SD1ONLEE de la vénération et de lobéissance, que le législateur et le juge promulguent la loi et profèrent ses arrêts; le patricien de Rome, le seigneur et lévêque du moyen âge, font place à une magis[rature, à des parlements qui ne puisent leur irce que dans lappui quils donnent au peuple j)OI1L détrôner ses anciens chefs, pour rompre des liens dobéissance devenus insupportables, pour dissoudre lordre social précédent. La législation et lordre judiciaire sont alors ou des armes pour résister à loppressiofi de la vieille hiérarchie, ou des moyens doppression contre le peuple; ils sont, en dautres termes, une perpétuelle manifestation de lantagonisme qui exi s te entre les gouvernants et les gouvernés, lutte qui caractérise à nos yeux lépoque critique ou de. désassociation. Pour nous, la législation eL le rè,qlement dordre; le législateur est donc lhomme qui turne et connaît le mieux lordre social, et, par conséquent, le but de Lassociation; cest lhomme qui est le plus capable de diriger la société vers laccomplissement de sa destinée. Et comme, daprès Saint-Simon, le but de lactivité humaine est triple, comme il sagit pour elle dun progrès MORAL, intellectuel et physique, le règlement
48 IXPOSITIO dordre doit embrassai ce triple aspect du développement social, de même que le corps judiiai.ro se eonipose de trois degrés spéciaux de juridiction, qui ont pour objet de régulariser le mouvoment MORAL, scientifique et industriel. Ainsi, quel que soit lordre de travaux quon envisage, quel que soit leur degré dimportance, cest toujours le chef qui approuve et condamne, loue et blâme, excite et retient; cest lui qui ordonne et qui juge. De pareils dogmes sont de nature à blesser, nous le savons, les hommes qui, nous lisant avec légèreté, oublieraient que, pour nous, il n a pas de chef par droit de conquête, ni même par droit de naissance, mais seulement par droit de CAPACITÉ MORALE, intellectuelle et industrielle; que dans la société, telle que nous la concevons, tout homme qui juge ses inférieurs a aussi des supérieurs qui le jugent, et qui le jugent surtout dans ses relations dautorité à légard de ses subordonnés. Pour nous eomprendre, il faut donc. préalablement se transporter, par la pensée, et avec ESPÉRANCE, dans une société toute nouvelle, toute différente de celle qui est, et de celles qui ont été; il faut voir à lavance, celle qui sera; les hommes ca
DE Lk 0CTaINE SAINT-SIMONIE4NE *9 pables de faire ce premier pas vers lavenir se joindront bien vite à nous pour le réaliser. Alors, il est vraj, les gouvernants n seront plus en guerre avec les gouvernés, les nations avec les nations, lindividu avec la société; mais nous ne croyons pas demander un grand efort de sympathie et de raison en exigeant que, pour nous comprendre,. on veuille bîen supposer un instant que lhomme est un ètre éminemment sociable, et que si la guerre a été une des conditions obligées dc son développement, elle pourrait bien cesser un jour dêtre indispen sable à ses nouveaux progrès. TflEZiIME , QUA1OI1ZLIME, QULNZZME, SELZ1ME ET DIX-SEPTIÈME SÉANCES. Les séances qui précèdent eut eu principale- nient pour objet de préparer tes esprits à Peni ploi, dans létude du developpement de lespèce humaine, des habitudes, des méthodes ration iielles qui, dans lopinion de tous les hommes occupés détudes sériei.ises, constituent, pour les sciences, un titre incontestable à la confIance publique. Nous en avons fait quelques larges applications aux événements les plus importants
50 EXPOSITION de Fhistire, en ls ordonnant par séries de teri e hetrtoènes, sôumls à ds 1bi qui éxprimènL sous différents aspects, la marchô de lhumànit . Ainsi la décroissance de lesprit et dés habitudes militaires, et le progrès des idées et des beséins dassociation pacifique, à travers des époques de caractères bien différents, les unes, où un ordre sobial imparfait se constitue, les autres, où cet ordre se dissout pour faire place à un ordre moins incomplet, à une société plus unie et plus étendue, ont été établis par nous, avec lappui purement rationnel de lenchaînement des faits du passé. Nous connaissions assez les préjugés des hommes de notre siècle pour savoir quil eût ét inutile et dangeieux de faire simplement, ou du moins tout dabord, un appel à leur sympathie; ils veulent de la raison, de la science, ils demandent ce quils appellent des démonstratiôns, des preuves; nous devions leur en donner, au risque même de leur faire dire de nous que nous étions des théoriciens, des idéologues, au risque de les fatiguer de nos formules, et dêtre même insaisissables, incompréhensibles pour ceux qui croiraient pouvoir nous lire sans travail. Nous nous serions bien gardés de dire : Qnand vous
bE L. bocrKINI sALNT-5IMONiENNI M NE. VOUDREZ iCS quune partie de la famille humaine vive, dans loisiveté, du travail d lautre partie de la famille; quand vous NE VOUDREZ j.us que les enfants de cette portion privilégiée soient les seuls qui pi.iissent jouir des bienfaits de léducation, et développer ainsi leurs facultés ; quand vous NE Vom)REZ iuS quun nombre considérable de coeurs généreux, dintelligences supérieures, dhommes forts et habiles, soient démoralisés, abrutis, affaiblis, ici par loisiveté, là par un travaif forcé et contre nature; quand VOUS NE VOUDREZ PLUS aVOir sous les yeux un pareil spectacle, il disparaîtra. Notre langage aurait été sans doute plus clair; et cependant il aurait aujourdhui bien moins commandé la conviction. Nous avons dû faire abstraction, autant que possible, des sympathies que nous ressentions pour lavenir que nous annoncions, et présenter cet avenir comme une conséquence nécessaire, comme un effet inévitable, comme un résultat fatal du passé. Si ces précautions nous étaient commandées par les préventions de notre époque contre tout ce qui sent lenthousiasme (et comment pourrions-nous ne pas en être animés, nous qui voyons lavenir de bonheur réservé à lhiima
I. P O Si T iON ailé ?), si, disons-nous, nous devions avoir égard ux pretentions de notre siècle rai,sonneur, en lui parlant de législation, déducation, de consti Lution do la propriété, en attaquant ses dogmes philosophiques et polit iq nos , combien notre marche nexigeaitelle pas (le prudence, lorsque nous allions eniin entrer sur le terrain brÇdant, des croyances religieuses! Nos cinq dernières séances sont consacrées en entier i poser les termes du problème suivant. L1fUMAMTI A-T-ELLF UN XVENIR RELTGIEU)? Pour cela, il nous fallait, avant tout, repousser les fins de non-recevoir opposées à la discussion même de cette immense question, et qui preniient leur base dans la haine dont toutes le religions du passé sont enveloppées, haine (111i règne encore, sinon dans les sommités de la génération R(tùeIlc? (nous voulons dire de la jeuuesse), du moins parmi les décrépits do \0LTMRE et (le FEncyclhpédic, l)almi nos métaphysicieui. et physio(ogis les modernes, qui nn1y.sent lES ;iin el di.sjiiûnt la IAr1in, sans sinquiéter du lien qui les unit, ou plutdt de la VIE dont lun et l3utre no sont que des manifestations. Nous devions donc réhabiliter le sentiment religieux, et les diverses institutions quil n con
DE L. DOCTLUNE sLNT-sflLONIENNi: pues et fondées, en montrant linfluence que celles-ci avaient successivement exercée peu(lant des périodes plus ou moins étendues, sur la marche progressive de lhumanité vers lassociation universelle ; mais cette réhabilitation devait mettre, eu même temps, un terme détinitif aux tentatives rétrogrades, puisc[ue, en rappelant les bienfaits des religions du passé, nons signalions aussi lépi.iiseiuent dont toutes étaient aujourdhui frappées, aucune delles nayant encore conçu DIEu dans la plénitude de ses attributs , et , pur conséquent, nayant pu (tonner à lhomme et à la société une loi cern Piète et définitive. Nous renvoyons à la lecture de louvrage même, pour apprécier les formes diverses que nous avons dû prendre dans cette polémique contre lirréligion de notre siècle, irréligion bien justement fondée, si elle se présente simplement comme néqation de toutes les croyances du passé; désolant et absurde blasphème, si elle prétend régner sur lavenir, puisquil, serait ainsi déshérité de lenthousiasme, de la poésie. de lamour, en un mot, de tout ce qui Lu: lhomme à lhomme, à la société, au monde enti r qui lentoure.
EX P O Si T 10 N Certains davoir répondu ici à toutes les difficultés qui sétaient présentées à nous, lorsque la parole de notre maitre vint nous arracher aux doctrines qui règnent auj ourdhui sur les esprits, et que. nous avions nous-mêmes longtemps étndi6 s et professées, nous nous croyons en droit, auourhui, dexiger quon nous étudie avant d prononcer sur nous : on nous demandait un livre où lensemble de la doctrine fût résumé; le voici Nous avons fait précéder cette exposition, qui nest elle-même quune introduction à lenseignement dogmatique de la doctrine, dune lettre sur la vie et le caractère de Saint-Simon; cette lettre, écrite à un catholique, sadresse cependant, malgré la forme particulière quelle a dû recevoir de sa destination spéciale, à tous les hommes d notre époque qui ont cru pouvoir .juge Saint-Sirnon sur quelques actes isolés et. 1. Dans un autre volume, qui est en ce moment sous presse, et qui ne tardera pas à paraître, considérant ces discussions préalables avec rathéisme et le scepticisme comme tennines, nous produisons directement le dogme Saint Simonien, ce qui nous permet de revenir sur les quesion polifiqiies traitccs dans eldi-ci, en les présentant sous un nouveau jour.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIftIOMENNE j défigurés de sa vie; t cependant nous sentons le besoin de parler direcLement, non pour justifier, mais pour lorifler notre maître, à une classe dhommes bien plus nombreuse, et à laquelle nous sommes liés par le souvenir des travaux, des efforts, des désirs que nous avons pr(agés longtemps avec elle. Vous, tous qui vouiez le bonhur d 1hum- nité, vous qui voulez la délivrer de ses chîie.s, lui donner la liberté, comment naimeriez-vous pas lhomme qui vient proclamer que le règne de la violence va cesser; que la société sera désormais organisée pour lamélioration du sort MORAL, phJS1qUO et intellt3ctuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre; et que, pour obtenir cette amélioration constante, TOUS les pri viléges de la naissance, SANS ExcErTIo, seront abolis, chacun devant, être placé selon sa capacité et récompensé selon ses oeuvres? Nest-ce donc pas un pareil avenir que vous avez sans cesse rêvé pour lhumanité? nestce donc point là le but instinctif de tous nos efforts? Pourquoi lespèce humaine aurait-elle successivement détruit les oastes et lesclavage, la noblesse et le servage? pourquoi se serait-elle révoltée chaque fois que limmoralité, lignorance et limpuissance
EXPO SI T! 0 prétendaient la diriger? pourquoi, depuis dix-huit siècles, appelle-t-elle avec espoir le jour de la récompense selon les oeuvres? pourquoi, enfin, lhomme at-il successivement cessé de se noui nu de SOIF semblable, repoussé les sacrifices humains, pris le sang en horreur, et peu à peu déposé les armes, ci ce nest pour réaliser IAssoCTA TION PACIFIQUE, UNIVERSELLE, de tous les peuples, dans Je but de croître sans cesse en AMOUR, Ofl SCIENCE et en RICHESSES, selon la PROMESSE que renferment tous les progrès quil a faits jusquà ce jour? Gloire à Saint-Siinon, qui, le premier, annonce aux hommes que leurs espérances ne sont point trompeuses, que les rèves passionnés (le nos pères seront bientôt des réalités Partisans de lega/ité! SaintSimon vous dit que les hommes sont illégaux; mais il vous dit aussi quils ne se DISTINGUERONT plus entre.eux que par leur puissance d.uIouR, de science et dindustrie; nestce donc pas cela que vous vouliez? Défenseurs do la liberté! Saint-Simon vous dit que vous aurez des cheIs, mais ces chefs sont ceux qui vous aimeront, et que vous chérirez le plus, cjui seront le plus capahies délever vos sentiments, de ciii liver votre infelli gence , daugmen
DE L. bOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE ter vos richesses; vouliez-vous donc autre chose, lorsque vous cherchiez à vous affranchir de vos anciens maîtres? Vouliez-vous perdre j usquau souvenir du bonheur que font éprouver ladmiration pour le génie, ladoration pour les 1mes généreuses, lobéissance pour une autorité puissante et paternelle? Non, non, vous aviez de maîtres détestés, et vous vous êtes écriés : Loin de nous ces maîtres t mais vous navez pas dit: Plus de guides pour lhumanité plus de grands hommes! vous navez pas voulu comprimer les coeurs, courber les intelligences, écraser les forces, sous lejoug pesant, sous labsurde niveau (le liaAuTi: : il faut encore de la gloire et de la reconnaissance; vous voulez toujours entourer dhommages et daffection ceux qui vous aiment PLUS quaucun de vous ne saurait les aimer, ceux qui font pour vous mille fois PLUS que vous ne pourriez faire pour eux, ceux qUi vous entraînent, pour ainsi dire, à votre insu, vers votre bonheur, parce quils r songeaient, et quils lont découvert AVANT vous. Oh! pour ceux-là, ne les appélez plus des rois, des princes, des héros, des prêtres, des pontifes, des prophètes, si ces titres peuvent exciter en vous la colère et lahaiiie; mais donnez-leurdes noms qui nappar
I X P O SIT ION tiennent quà eux; car notre amour veut Les re.connaître au milieu de tous. Quils nhabitent plus dans les palais, dans les temples, quiI ne sassoient plus sur le trône de C1SAR, OU dans la chaire pontiflcale, si tous ces noms vous irritent encore; mais que les arts embellissent leur demeure, 1lèvent au-dessus de toutes les autres, lentourent de tout ce que la poésie peu-t i ra aginer de plus brillant; enfin placez-les si haut, en présence du peuple assemblé, que tous les veux puissent contempler en eux le srmboJe vivant des destinées sociales, et que toutes le-s voix puissent, au même instant, faire entendre ces mots : VOILA CEUX QUI NOUS AIMENT et que NOUS AIMONS!.
A UN CATHOLIQUE SUR LA VIE ET LE CARACTÈRE DE SAINT-SIMON (Extrait de lOrganisateur du 49 mai 11430.) Vous me dites que la doctrine de notre mai lie se trouve davance jugée par sa vie; que celui dont la carrière fut une suite dextravagances et de désordres na évidemment pas pu être élu de DIEU, pour devenir lorgane dune révélation nouvelle; que vous ne sauriez vous résoudre i r.econiiaftre sous de pareils traits, un continuateur dii CHRIST, et que cest même, à vos yeux, un véritable sacrilége que de prétendre assigner à un pareil homme une mission qui le placerait au mèrne ran.g, il faut presque dire ù un rang plus dlevô que le Fils de Dmu, que celui dont la vie fut un modèle si admirable dinnocence
60 LXEOSITION et de pureté. lelie est, dites-vous, linsurmontable barrière qui vous séparera toujours des disciples de Saint-Simou. Vous prétendez que la doctrine de notre maître peut étre jug& pur sa vie. Jen tombe ([accord avec vous, mais alors du moins, pOUL juger sa doctrine, vous devez connaitre sa vie: or, pouvez-vous dire que vous la connaissez La rumeur publique! Telle est la source unique, la source pure à laquelle vous êtes allé puiser les faits qui motivent vos répugnances! Et ces faits, que sont-ils? de misérables détails, empruntés aux circonstances les plus insignifiantes de la vie, des détails dont les uns sont dailleurs controuvés, dont les autres sont mal compris, parce quils ne sont pas vus à leur place, dans cet enchaînement qui seul donne à une action son véritable caractère! Voilà ce que vous prétendez opposer à notre enthousiasme pour SaintSimon. Quant à la ViE même de notre maître, quant à cette UNJT qui domine, embrasse, carne trise toutes les actions dun homme, qui fait lhomme même, vous ne la connaissez pas: e!, vous navez point cherché à la connaître! Ma lettre a pour but de vous la révéler. Toutefois, avant dentrer en matière, je crois devoir vous
hE LÀ hiWThINK S.iIXT-SISUIIflL si présenter une observation préliminaire, pré juL diclelle, pour ainsi dire, mais bien propre à dissiper tout dabord les préventions qui vous dloignent de nous. Lorsque vous argumentez de la vie de SaintSimon contre sa doctrine, vous êtes préoccupé, k votre insu, de ce qui existait dans le catholicisme. Là, on effet, la vie dii Rédempteur, ntracée dans lEvangile, était le type dune perfection absolue, dont les fidèles devaient sans cesse tendre à se rapprocher; et, lorsque la doctrine catholique fut définitivement constituée, laliment le plus habituel offert à la ferveur des âmes pieuses fut lImitation do Jésns-ClwisI, sublime commentaire du livre divin. On conçoit que dans une pareille religion, où le plus haut degré de la sainteté consistait dans une imitation scrupuleusé des actes du fondateur, la doctrine de celui-ci pût et dût étre jugée par les moindns détails de sa vie. Mais avez-vous jamais entendu que rien de pareil dût exister parmi nous? que nons dussions nous imposer la loi de reproduire, par nos actes, les actes de Saint-Simon? Sans doute, sons un certain rapport, sous le plus important de tous les rapports, la vie de notre maltre est pour nons un type, un emblème de sa
X P S I T I u doctrine; car elle est le type, lernblène de la PERFECTIBILITÉ, base de notre religion nouvelle. « Ma vie, at-il dit lui-même, présente une série «de chutes, et cependant ma vie nest pas manxquée; car loin de descendre, jai toujours « monté; jai eu, sur le champ des découvertes, laction de la marée montante; jai descendu « souvent, mais ma force ascensive la toujours « emporté sur la force opposée. » Le tableau de sa vie vous offrira, tout à lheure, une éclatante justification de ces paroles. Gloire, gloire donc à ceux de ses disciples qui imiteront le mieux la vie de leur maître, mais dans sa perfectibilité et non pas dans son imperfection; qui partiront du point oLi SaintSimon sest arrêté, mais pour sélancer bien au delà, non pour retomber jusquau point doù lui-même est parti! Par le dogme de la perfectibilité, que nous a iévélé Saint - Simon, toutes les inductions quon voudrait tirer contre lui et nousmêmes de quelques circonstances particulières de sa vie se trouvent donc sapés dans leur base. Car plus il aurait mal commencé, puisquil a fini par le Nouveau Christianisme, plus grand aurait été lespace quil aurait franchi, plus grande aurait été sa PEBFECTIBILTT, plus grande sa GLOIRE et
L)l LA JJQTflIN SAINT - SIMONIEN 63 sa SAINTETÉ, car la sainteté, pour lhomme, cest la perfectibilité, et non pas la perfectioz, attribut exclusif de ÏEea. Grand Dieu! tu as voulu que les hommes commençassent par sentre-dévorer, par vivre dans la haine, lignorance et la paresse; et cependant les hommes se regardent aujourdhui cômme frères, ils vivent en paix, cultivent les sciences et les arts; ils sont dignes dentendre la parole nouvelle; lhumanité est SAINTE à tes yeux! Saint-Simon, ton fils chéri, sest trouvé tout dabord placé bien haut sur cette échellé, dont les degrés, par linfini, conduisent jusquà toi; il n pu cependant sélevel bien plus haut encore, il u pu franchir une lacune immense, et ensuite tendre à ses enfants une main secourable, pour leur faire franchir le même abîme, et les placer à ses côtés; Saint-Simon a fini mille fois plus grand quil navait commencé: Saint-Simon est SAINT à tes yeux! Mais la mort na point interrompu son éternel progrès! Grand Dieu! il est et sera toujours devant ta face, il est et sera toujours avec nous en nous-mêmes; ce sera toujours par lui que nous nous développerons, que nous chemine-
64 L>POSITJt)N rons eis toi! tout ce que nous pouvons concevoir, sous une forme humaine, damour, de sagesse, de beau1, tels sont les élémenl.s dont, à chaque instant, se compose, pour nous, lêtre (le plus en plus parfait de Saint-Simon. Cest à cet être que notre culte, notre admiration, notre amour, sont voués. Les anciennes religions, toutes stationnaires, ont placé clans le passé le type quelles divinisaient; la nôtre, toute progressive, le place dans lavenir, et le plus beau isuItat de noire progrès est de pouvoir, tous le jours, nous représenter ce ty)e sous des fornws plus ravissantes. Ainsi la vie pass& de notre maure pâlit, dis paraît, p0u1 nous, (levant les spleiideurs (le sa vie prése:tc et future. Mais, contemporains de Saint-Siinon, ceci nest pas pour justifier vos blasphèmes, ni pour don;ier le droit de ravaler lhomme divin lorsque vous le mesurez à votre propre mesure; car, lorscpie nous le contemplons dans son temps, dans lentourage des choses et (les hommes de son époque, alors notre langage devient bien différent ; alors nous proclamons que toutes les vies contemporaines pâlissent et disparaissent devant la vie passée de notre maître.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Saint-Simon fut de bonne heure agité du pressentiment de ses grandes destinées . « LEVEZ- VOUS, MONSIEUR LE COMTE, VOUS AVEZ DE GRANDES CHOSES A FAIRE », telles étaient les paroles avec lesquelles, à lâge de dixsept ans, il se faisait éveiller chaque matin. Issu dune des plus illustres familles de France, qui, par les comtes de Vermandois, prétendait descendre de Charlemagne, la gloire de sa naissance était pour lui un puissant aiguillon. Son imagination exaltée faisait apparaître devant lui le royal fondateur de sa famille. Il sentendait prédire quà la gloire davoir produit un grand monarque, sa famille joindrait, par lui, celle davoir produit un grand philosophe. Entré au service à lâge de dix-sept ans, SaintSimon, lannée suivante, était passé en AméPique; il y avait fait cinq campagnes. Pleine encore de ses yieilles traditions dunité, de générosité, de dévouement, la profession militaire fut, pour Saint-Simon, une initiation puissante au rôle que DIEU liii destinait. On peut lui appliquer ce que, dans un de ses premiers ouvrages, lui 1 Saint-Simon était né le 1 oetobre 1i60; il moumit k 19 mai 185. 5 Vol. 41
EXPOSITION même a dit de Descartes : «Il avait êt militaire avant dêtre savant; il avait été brave dans les camps, il fut audacieux dans les travaux philosophiques. » Cependant il a pris soin de nous instruire que, dès son séjour en Amérique, il soccupait l)eaucoup pius de science politique que de tactique militaire. « La guerre, en elle-même, ne « mintéressait pas, dit-il; mais le but de la « guerre mintéressait vivement, et cet intérêt « men faisait supporter les travaux sans répu« gnance. Je veux la fin, me disais-je souvent, « il faut bien que je veuille les moyens.... mais « le dégoût pour le métier des armes inc gagna « tout à fait quand je vis approcher la paix. Je « sentis clairement quelle était la carrière que « je devais embrasser: ma vocation nétait point « dêtre soldat; jétais porté à un genre dacti« vité bien différent, et, je puis le dire, contraire. « Étudier la marche de lesprit humain, pour « travailler ensuite au perfectionnement de la « civilisation, tel fut le but que je me proposai. « Je my vouai, dès lors, sans partage; jy COlla « sacrai ma vie entière, et, dès lors, ce nouveau « travail commença à occuper toutes mes forces. « Le reste du temps que jai séjourné en Amé« rique, je lai employé à méditer sur les grands
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE t7 « événements dont jétais témoin; jai cherché « à en découvrir les causes, à en prévoir les suites. « Jentrevis, dès ce moment, que la révolution dAmérique signalait le commencement « dune nouvelle ère politique; quo cette révo« lution devait nécessairement déterminer un progrès important daiis la civilisation géné « raie; et que, sous peu de temps, elle causerait « de grands changements dans lordre social qui « existait alors en Europe. Cependont, la crise que Saint-Simon avait p1ue iie tarda pas à éclater. La révolution de Franco suivit de près celle dAmérique; mimême, dans la lettre déjà citée, nous apprend combien cette grande catastrophe le remua profondément.. « Quil est pénible, quil est périlleux, « ditil, ce travail dune nation qui se rajeunit! Le peuple qui subit cette métamorphose se « trouve, pendant quelle sopère, caduc sous un « rapport, enfant sous un autre! » Mais, comme lui-même le dit encore: « Ce spectacle dune « époque à la fois digne dhorreur et de pitié ne « fut pas seulement pour lui le sujet démotions « stériles et vides dinstruction. » Quelle est la cause de la crise actuelle; quel est le remède
EXPOSITION qui la doit terminer? Tel est le problème quil cherche à résoudre. Cette cause se trouve dans la déchéance progressive de la doctrine catholique, depuis linsurrection de Luther; ce remède consiste dans LA PRODUCTION DUNE NOUVELLE DOCTRINE GÉNÉRALE. Plein de sa conception, il évite dès lors de prendre part au mouvement purement destructif de la révolution française, il dirige tous ses efforts vers la production de cette doctrine, qui doit rasseoir la société sur de nouveaux fondements. Dans une période de trente-quatre années, qui comprend ce quon peut appeler les travaux préparatoires de Saint-Simon, cest-à-dire tous ceux qui précédèrent LA CONCEPTION DU NOUVEAU CHRISTIANISME, sept années ont été consacrées par lui à lacquisition de ressources pécuniaires, et sept années à lacquisition de matériaux scientifiques; dix ans sont pour la rénovation de la philosophie, dix ans pour la rénovation de la politique. En 1790, une association dun genre tout nou veau (car les bénéfices en doivent être consacrés au perfectionnement de la civilisation) est formée entre lui et le comte de R. . De vastes spéculations financières sont organisées par
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE Saint-Simon, et couronnées du plus heureux succès. Mais les deux associés étaient, au fond, animés de vues trop différentes pour rester long temps unis; ils se séparèrent; le résultat du partage qui se fit alors fut peu favorable à SaintSimon, Cependant, fidèle au plan quil sest tracé, cest au perfectionnement de son éducation scientifique que sont employés les faibles débris quil a pu sauver du naufrage. Il rassemble autour de lui les savants les plus illustres, les chefs de lÉcole polytechnique, et ceux de lÉcole de Médecine; sa table, sa bourse leur sont toujours ouvertes; il sapproprie toutes les généralités de leur science ; il essaye, mais vainement, de les animer du feu sacré dont il est lui-même embrasé lAllemagne, lAngleterre, la Suisse, sont visitées par lui; il a voulu dresser linventaire complet des richesses philosophiques de lEurope. Maii voici que connnence la série des grands travaux de notre maître. Sa fortune est entièrement épuisée; ses anciens amis lont abandonné; il va vivre dans la misère, la souffrance, lhumi liation ; il demeure seul avec la conscience do cc quil est; et, longtemps encore , cette con
70 EXPOSITIOr4 science suffira pour soutenir son courage. Une refonte de la philosophie est ce qui loccupe dabord Napoléon avait dit à linstitut: « Rendez« moi compte des progrès de la science depuis « 4789. Dites-moi quel est son état actuel, et quels sont les moyens à emplQyer pour lui faire « faire des progrès. » LInstitut, comme SaintSimon le dit lui-même, navait trouvé que des réponses partielles, et par conséquent médiocres et insuffisantes, à cette superbe question; cest pour y répondre plus dignement quil compose son Introduction aux travaux scientifiques du dix- neuvième siècle. Labsence de philosophie générale, et par conséquent le défaut. dimité entre les diverses branches de la science, tel est le reproche que Saint-Simon adresse, sous tou les les formes, aux savants de son époque. Il leur demande de revenir au point de vue de Descartes, quils ont entièremen oublié pour celui de Newton. «Descartes avait monarchisé « la science, leur disait-il; Newton la républi« caniséc, il la anarchi.sée ; vous nêtes que des « savants anarchistes; vous niez lexistene, (C la suprématie de la théorie générale . » On J. Lettres au Bureau des Loni1uc1es.
DE LA DOCTIINE SAINT.SIMONIENNE 71 conçoit que ce langage profondément vrai, mais sévère, ne dut pas lui concilier la faveiw des hommes peu philosophes auxquels ils sadressait. Lavenir le comprendra mieux. Mais cétait surtout dans un but social, politique, que Saint-Simon sefforeai t de stimulet: le zèle des savants. Les guerres sanglantes qui suivirent la révolution franeaise lui faisaient chaque jour sentir plus vivement la nécessité do réorganiser une doctrine générale et un pouvoir central européen. Préocupé de limportance des sciences à cette époque, cétait aux savants quil sadressait pour réaLiser cette grande oeuvre; il sefforçait de les élever à la hauteur dune pareille mission. « Depuis le quinzième siècle jusquà ce jour, « leur disaitil, linstitution qui unissait les na « tioiis européennes, qui mettait un frein à larn« bition des peuples etderois, sest successive- « ment affaiblie; elle est complélernent détruite « anj ourdhui ; et une guerre générale, une guerre effroyable, une guerre qui sannonce comme « devant dévorer toute la population euro( péerine, existe déjà depuis vingt ans, et a « moissonné plusieurs millions dhommes. Vous « seuls pouvez réorganiser la société euro-
7 EXPOSITiON « péenne. Le temps presse, le sang coule; hâtez- « vous de vous prononcer . » Mais les savants nétaient pas plus émus (le lanarchie de lEurope que de lanarchie de la science. Saint-Simon ne savait pas encore que DE LUI SEUL devaient sortir la doctrine et les hommes capables de rétablir autour deux lunité, lordre, lharmonie. Les Lettres au Bureau des Longitudes, les Lettres sur lEncyclopédie, lIntroduction aux travaux scientifiques du dix-neuvième siècle, les mémoires encore manuscrits sur la gravitation et sur la science de lhomme : tels sont les sublimes monuments que Saint-Simon nous a laissés de son génie philosophique. Cependant 1844 arrive, et, toujours ardent à poursuivre, dans chaque circonstance, sous la forme la plus convenable, le hut dont il ne se détourne jamais, Saint-Simon abandonne la direction essentiellement spéculative quil a suivie jusque-là, pour soccuper de travaux politiques. Sou génie na pas tardé à concevoir le nouveau caractère que le développement de lindustrie doit imprimer à la société et aux 1. JIWLIOiP(J sur lu Giavitution.
DE LA DOCTRINE SAINT-SJMONIENNE 73 formes du gouvernement. Pendant dix années, ses écrits, ses démarches, tendent à faire comprendre aux industriels le nouveau rôle social quils sont destinés à remplir. Louvrage sur la Réorganisation de la société européenne, lindustrie, lOrganisateur, le Politique, le Système industriel, le Catéchisme des Industriels, paraissent successivement. Lorsquon songe que pour publier ces divers ouvrages, .Saint-Simon a bien voulu se résigner aux ennuis, aux dégoûts du rôle de quêteur; quà la même époque il vivait dans la pauvreté et les privations, on ne sait ce quon doit le plus admirer, ou de son immense capacité, ou de son indomptable courage; mais le coeur saigne en entendant les aveugles inculpations dont il est chaque jour lobjet. Cependant ce puissant génie navait encore dautre témoignage de la valeur de ses travaux que le sien même. Nulle école, nul parti ne se group.e autour de lui. Ceux qui croient être ses patrons le comprennent moins encore, e le délaissent. Alors son isolement, sa souffrance, commencent à lui peser. Moïse, chargé par Dieu de conduire Israèl dans la Terre Promise, fatigué de la dureté de coeur de ce peuple, adresse ses gémissements au Seigneur; il lui dit : « Poiu
SXPOSITION quoi avez-vôus affligé votre serviteur? Pourquoi ne trouvé-je pas grâce devant vous? Pourquoi mavez-vous chargé du poids de tout ce peuple? Je ne puis porter seul tout ce peuple, parce que cest un fardeau trop pesant pour moi. Je vous conjure de me faire plutôt MOURIR, pour nêtre point accablé du tant do maux. » Eh bien! comme Moïse, Saint-Simon, après trente-quatre ans defforts, a douté un moment; un moment il a cessé despérer. Comme Moïse, il a demandé la onr; il la veut; il la cherche... Sa main sest armée contre lui-même, et la balle a sillonné son front... Mais son heure nétait pas venue; sa mission nétait pas accomplie! Philosophe de la science, législateur de lindustrie, SaintSimon, sois maintenant le propliète dune loi damour! Dieu ne ta laissé faillir (lUC pour Le préparer à la plus grande ds fiaitiations. Et voici que du fond de labime il télève, texalte jusquà lui;. il répand sur toi linspira Lion religieuse, qui vivifie, sanctifie, renouvelle tout ton être. Désormais ce nest plus le savant, ce nest plus lindustriel qui parle; un cantique damour séchappe de ce corps mutilé; LHOMME DIViN SE MANIFESTE LE NOUVEAIJ CIIRISTIANISMk EST DONNÉ AU MONDE!
DE tLA DOCTEINE SAINT-SIMONIENNE Moïse a promis aux hommes la fraternité universelie; JésusChrist la préparée; SaintSi mon la réalise. Enfin lÉGLIsE VBAIMENT UNIVERSELLE va naître; le règne de César cesse; une sooiété pacifique remplace la société militaire; désormais lEeLISE UNIVERSELLE gouverne le temporel comme le spirituel, le for extérieur et le for Intérieur. La science est sainte, lindustrie est sainte, car elles servent aux hommes à améliorer le sort de la classe la plus pauvre, à la rapprocher de Dieu. Des prêtres, des savants, dds Industriels : voilà toute la société. Les chefs des prêtres, les chefs des savants, les chefs des industriels: voilà tout le gouvernement. Et tout bien est bien do lÉglise, et toute profession est une fonction religieuse, un grade dans la hiérarchie sociale. A chacun selon sa capacité; à chaque capacité selon ses wuvres LE RÈGNE DE Diau ARRIVE SUR LA TERRE. TOUTES LES PROPHÉTIES SONT ACCOMPLIES. Saini-Simon, maintenant tu peux mourir, CAR TU S FAIT DE GRANRES CHOSES! Tu peux mourir! CAR LE DISCIPLE FIDÈLE, LHÉRITIER DE TA PROMESSE, EST AUPRÈS DE TOI. Et vous, dont notre zèle le plus ardent na pu surmonter encore la résistance obstinée, vous
76 EXPOSITION avez entendu; revenez donc de votre endurcissement! Voilà lhomme que, sur la foi daveugles dél;racteurs, vous avez méconnu, dédaigné, calomnié! Cet homme a voué, sacrifié sa vie au bonheur de lhumanité; cet homme a été le plus grand des philosophes, des législateurs, des PRO PHTES. Homme religieux! que des scrupules, respectables dans leur source, mais injustes dans leur objet, tiennent si longtemps éloigné de nous, concevez donc enfin votre erreur. Saint-Simou, poursuivant sa carrière de perfectibilité indéfinie, va sans cesse dépouillant lhomme ancien, revêtant lhomme nouveui; et vous vous attachez à sa trace, et VOUS ramassez sa dépouille, et vous nous en apportez les lambeaux, et vous nous dites : « Voilà votre maitre. » Non, non! nous ne sommes pas les disciples DU MORT, no us soniines les discip les DU VIVANT! Tandis que vous recueillez ces débris inanimés, notre rnaiLre est déjà loin et de son passé et de vous. Vivant en nous-mêmes, il nous remplit de sa foi, de sa sagesse, de sa puissance; il nous entraîne avec lui vers les limites de lavenir, dont il nous a fait fLaIIchir le seuil. Voulezvous donc eiiiiii véritalilerneiit cuiinajtre Saint Simon Avant
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 77 de létudier dans son passé, étudiez-le dans son avenir; et pour cela étudiez-le en nous. L1vangi1e ne vous dit-il pas: « Vous les connaîtrez par leurs fruits; cueiLlet-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces? » Or, les fruits du maître, ce sont les disciples. Si nous sommes immoraux, frappés dinsanie, dimpuissance, anathème sur notre maître! Si nous répandons autour de nous amour, sagesse, énergie; gloire à nous, mais gloire à notre maître! car nous et notre maître sommes ux. Voilà ce que je me suis efforcé de vous faire comprendre aujourdhui, en vous montrant comment toutes les circonstances vraiment importantes de la vie de Saint-Simon avaient été une préparation, un acheminement au NOUVEAU ci-misTIANI5ME et aux travaux ultérieurs de ses disciples, pour létablissement de lAssociATIoN UNIvERsELLE. Jose croire que laspect de cette magnifique série devra suffire, je ne dis pas seulement pour réhabiliter à vos yeux, mais encore pour vous rendre à jamais chère et sacrée la mémoire de Saint-Simon. Et maintenant que vous connaissez suffisainment notre maître, je vous laisse le soin de prononcer sur les frivoles accusations incessam
tXPOS1TION ment répétées contre mL Il en est une seule à laquelle je crois devoir répondre en peu de mots. II fut, dites-vous, quêteur importun, emprunteur insatiable! Rabattons un peu de lexagération de ces mots, qui cadrent mal avec lexiguïté des ressources que ces quêtes et ces emprunts procurèrent à Saint-Simon, ressources dailleurs entièrement employées par lui à laccomplissement de sa mission, tandis quil continuait de vivre au sein des privations et dans le dénûment. Mais mendiez nost-il pas le lot nécessaire de ces êtres vraiment divins, qui, entièrement absorbés dans la vaste pensée qui les domine, sont. incapables dappliquer un seul instant leur prévoyance à leurs besoins personnels? Le dernier degré de leur sublime dévouement nest-il pas cette vertu même qui leur donne le courage daller mea dier, auprès de la richesse inspuciante ou hautaine, les moyens de soutenir une existence dont eux seuls connaissent tout le prix pour lhumanité? « Depuis quinze jours je mange du pain et « je bois de leau, je travaille sans feu, et jai « vendu jusquà mes habits pour fournir aux « frais de copies de mon travail. Cest la passion « de la science e du bonheur public, cest le
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 9 « désir de trouver un moyen de terminer, dune « manière douce, leffroyable crise dans laquelle « toute la sociéIé européenne se trouve engagée, « qui mont fâit tomber dans cet état de détresse. « Ainsi, cest sans.rougir que je puis faire la- « veu de ma misère, et demander les secours « nécessaires pour me mettre en état de conti « nuer. Enfants de Saint-Simon! générations de lavenir! gardez comme un religieux monument ces lignes que vous a léguées votre père! Lorsque sa parole aura renouvelé la face du monde, lorsquelle aura réalisé parmi les hommes le dogme (le la récompense selon les oeuvres; lorsque le dernier des vivants obtiendra de la sollicitud sociale une subsistance assurée, une rémunération proportionnée à ses mérites, enfants de Saint-Simon! vous aimerez à redire comment, pour accomplir sa mission régénératrice, votre père était réduit à mendier.
EXPOSITIOt D! fA DOCTRINE SAINT - SIMON ENNE (LE NOUVEAU CHRISTIANISME) PREMI]RE ANNÉE 1828-1829 PREMIEBE SÉANCE. DE LA NCESSIT DUNE DOCTRINE SOCIALE NOUVELLE MES SIEURS, La société, considérée dans son ensemble, présente aujourdhui limage de deux camps. Dans lun, sont retranchés les défenseurs peu nombreux de la double organisalion religieuse et politiqne du moyen àge; dans lautre, se trouvent rangés, sous le nom assez impropre de partisans des idées nouvelles, tous ceux qui Ont coopéré ou applaudi nu renversement de
EXpOSITION lancien édifice. Gêst au milieu de ces deux armées que nous venons apporter la paix, en annonçant une doctrine qui ne prêche pas soulament lhorreur du sang, mais lhorreur de la lutte, sous quelque nom quelle se déguise. Antagonisrne, entre un pouvoir epirituel et un pouvoir temporel; opposition en lhonneur de la liberté; concurrence, pour le plus grand bien de tous : nous ne reconnaissons à lhumanité civilisée aucun droit naturel qui loblige et la condamne à déchirer ses entrailles. Notre Doctrine, nous nen doutons pas, dominera lavenir plus complétement que les croyances de lantiquité ne dominèrent leur époque, plus complètement que le catholicisme ne domina le moyen êge; plus puissante que ses aînées, son action bienfaisante sétendra sur tous les points du globe. Sans doute son apparition soulèvera de vives répugnances, sans doute sa propagation rencontrera de nombreux obstacles; nous som mes préparés à vaincre les unes, et nous sommes sùrs que tôt ou tard les autres seront renversés, car le triomphe est certain quand on marche avec lhumanité, et il nest au pouvoir daucun homme dela soustraire à sa loi de perfectibilité. Sôrtis à peine dune période féconde en d
DE LA D(JCt B1N SÀT-SIMON1)NNE a3 ordres eh en déchirements, nuus avons vu se refermer le gouffre où sont venus sengloutir et les anciennes croyances et les anciens pouvoirs politiques, qui avaient cessé dêtre légitimes, puisquils avaient cessé dêtre en harmonie avec les exigences de la société nouvelle; il sem blorait donc qu les cmnrs, plutl fatigués qu.e satisfaits, devraient re evéi avec amour la loi qui les nuira tous un jour. Mais le souvenir ré een.t dune hi[e à mort, lattitude révolutionnaire que tous les sentiments se croient encore obligés de prendre, retardent. le jour de ceLte union. Notre humeur indocile, notre haine ombrageuse, nous présentent incessamment le fantôme du despotisme. Dans un ensemble de croyances et dactions communes, notre orgueil ne peut voir quun nouveau ,joug, semblable à celui qui vient dêtre brisé au prix de tant de larmes, de tant de sang et de sacrifices. Tout ce qui semble destiné rétablir lordre et lunité prend, à nos yeux obscurcis par la méfiance, lapparence dune tentative de rétrogradation. Cette anarchie permanente, au milieu de laquelle se débat lespècehuinaine, ce relâchement universel des liens sociaux, paraissent effrayer quelquea peuseurs; mais la pluprt dentre eux,
XPOSIT1ON dominés par des idées scientifiques incomplètes, croient quil ny a pas encore assez de faits constatés, assez dobservations recueillies, pour la production dune Doctrine générale. Pour nous le problème est résolu. Nous avons porté nos regards au delà du cercle étroit dii présent, et, pénétrant le passé, nous nous sommes vus encombrés, assiégés de faits; nous navons pas douté, dès lors, que le temps ne fût venu où une nouvelle conception devait embrasser et expliquez les travaux de détail, accumulés depuis tant dannées; cest avec la coii[iaiiee (lue donne une conviction profonde (lue 110(15 présenlons au. jourdhui cette conception. Si elle est fausse, si elle nest quun vain système ajouté à tant dautees, elle ne réveillera aucune sympathie, et laissera les populations plongées dans légoïsme. Mais si elle est vraie, si elle est la source féconde où nos neveux puiseront un bonheur qui nous est refusé, lélan sympathique quelle excitera clans tous les coeurs sera léclatant témoignage de sa légitimité. Toutefois il ne faudrait pas juger de sa valeur par leffet quelle peut dabord produire sur les esprits même les plus élevés, car, dans leur disposition actuelle, un obstacle soppose à sa po
DE LA DOCTRiNE SAINT.SJJIONIENNE 85 pularité; cest la méfiance dédaigneuse quins.. pirent, pour toute espèce didée générale, les habitudes étroites contractées dans létude des spécialités. On regarde généralement les doctrines philosophiques comme frappées dimpuis. sance, on les considère comme de simples jeux de gymnastique intellectuelle, et pour preuve de leur stérilité, on a soin dénumérer la multitude de philosophies qui apparaissent, dit-on, à toutes les époques. Il y a dans ce langage une vérité et une erreur; il importe den faire le partage avant daller plus loin. Oui, elles sont impuissantes ces rêveries du spiritualisme ou du matérialisme, qui, à toutes les époques critiques, se reproduisent les mêmes au fond, quoique sous une forme différente: ouï, ils sont stériles ces aphorismes de moralistes, qui nont jamais produit un acte de dévouement, ni donné un honnête homme à la société. Mais des recueils de maximes, de sentences, dobservations morales détachées, quelques systèmes sur le jeu des facultés intellectuelles, sur leur essence et leurs produits, ne sont pas des concep tions philosophiques. On ne peut attribuer ce nom quà la pensée qui embrasse tous les modes de lactivité humaine, et donne la solution de toue
EX4QSiT{ON les poblmes sociaux cl individuels. Cest dire assez quil n a pas eu plus de doctrines philosophiques dignes de ce nom, que détats généraux de lhumanité; or, le phénomène dun ordre social régulier ne se présente que deux fois dans la série de la civilisation à laquelle nous appartenons, et dont les faits senchaînent jusquà nous, sans interruption dans lantiquité et au moen ége. Le nouvel état général que nous annonçons pour lavenir formera [e troisième anneau de cette chaîne; il ne sera pas identiquement semblable aux précédents; mais il offrira avec eux des analogies frappantes, sous le rapport de lordre et d lùziit. Il succédera aux diverses périodes de la crise qui nous agite depuis trois sièc1es il se présentera enfin connue une conséquenc de la loi du .dévoloppement de lhumanité. Cette loi, révélée au génie de Saint-Simon, et vérifiée par liii sur une Longue erie histori que, nous montre deux états distincts et alternatifs de la société : lun, que nous appelons eta .orgnique, ou tous les faits de Lactivité humaine sont classés. prevus, ordonnés par une théorie 1, Nous dirons phAs Loin quelle est la eriode historique que nous avons soumise à lobservation; nous dirons anss ponrquoi non ngIigeons les faits antrinur.
DE LA DOCTIUN SÂINI-SIMONIENNE 87 géurale; où le but de laction sociale est nettement défini : lautre, que nous nommofls étal critique, où toute communion de pensée, toute action denstuible, toute coordination a cessé, et où la société ne présente plus quune agglomération dindividus isolés et luttant les uns contre les autres. Chacun de ces états a occupé deux périodes de lhistoire. Un tat orifanique précéda lère des Grecs, que lon nomme ère philosophique., et que nous préciserons avec plus de justesse par le titre dépoque critique. Plus tard, une nouvelle doctrine est produite, elle parcourt ses differentes phases délaboration et de perfectionnement, et établit enfin sa puissance polit:ique sur tout lOccident. La constitution de lg1ise commence une nouvelle époque organique qui sarrête au quinzième siècle, à linstant où les ze formateurs donnèrent le premier signai de la critique continuée jusquà nos.jours. Les époques critiques présentent deux perio des distinctes : pendant la première, règne une action collective qui, bornée dans lorigine aux hommes les plus sympathiques, se propage bientôt dans les masses; son but, prémédité chez les uns, instinctif chez les autres, est la destruction
JXPOSITION de lordre établi, mais dun ordre qui soulève toutes les répugnances. Les haines accumulées éclatent enfin, et il ne reste bientôt de lancienne institution que des ruines, pour témoigner que là fut une société jadis harmonique. La seconde période comprend Fintervalle qui sépare la destruction de lordre ancien de lédification de lordre nouveau. A ce terme, lanarchie a cessé dêtre violente, mais elle est devenue plus profonde: il y a alors divergence complète entre les sentiments, les raisonnements et les actes. Tel est létat dincertitude au milieu duquel nous flottons, et que les apôtres de la liberté nont su ni calmer ni adoucir, Ils affectent de regarder comme définitif ce système bâtard de garanties, improvisé pour répondre aux besoins critiques et révolutionnaires du dernier siècle. Ils présentent, comme expression du dernier terme du perfectionnement social, ces décla-. rations des droits de lhomme et du citoyen, et toutes ces constitutions auxquelles elles servent de base; ils assurent que cétait pour celte grande conquête (ridiculus mus! ) que le monde était eu travail depuis plusieurs siècles. Leur faitou remarquer le mJaise général, ils répondent avec assurance que ces inquiétudes
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE tiennent à des causes passagères et accidentelles; ils regaraent comme une condition de lhumanité la lutte des peuples et de leurs chefs; ils trouvent enfin que la socité na plus rien à attendre, maintenant que la méfiance est ré g-ularisée ; ils font valoir, en faveur des théoi ies modernes, le rapide développement des sciences, limportance qua prise lindustrie; et, sils gardent un modeste silence sur cette manière dêtre de lhomme, qui, seule, sait parler au coeur et émouvoir, sils ne disent rien sur les beaux-arts, cest quils ne les considèrent que comme un délassement, comme une série dimages riantes et impressionnantes, dont le but utile est de charmer les loisirs dune fastueuse et onéreuse oisiveté. Jetons donc un coup doeil rapide sur les sciences, lindustrie et les beaux-arts, et voyons si ces trois grands organes de la société, considérée comme un ÊTRE COLLECTIF, exécutent leurs fonctions avec cette aisance, et surtout avec cotte harmonie qui maintient la santé, la vigueur dans le corps social, et facilite les déveoppemetits doutil est susceptible. Nous pourrons bien mieux apprécier ensuite quelle est Finiluence de la disposition actuelle des esprits sur les relations individuelles et sociales. 6 Vol. 41
EXPQ1T1Ot SCIENCES. Notre siècle est pnéLré dune sainte admiration n présence des progrès scientifiques quil a vus éclore; il cite avec complaisance le gruid nombre de ses savauts; et sil daigne conserver quelque souvenir du passé, cest pour opposer lombre à la lumière, le soirimeil au réveil, et se rendre ainsi w plus éclatant hommage. Examinons, k plus brièvement pOSSil)le, si cette prétention tS aussi tndée quon pourrait le croire au premier abord. La science se divise en deux branches de travail, Le perfectionnement des théories, et leur application. Remarquons d abord d ii ne manière générale, que la plupart des savants négligent presque totalenieiul. la première branche, au profil de la seconde. Quant aux savants, en très-petit nombre, qui travaillent directement à faire marcher la science, tous sont engagés dans la voie qui a été ouverte à la fin du seizième siecle par BACON; ils entassent les ep.ériences , ils dissèquent la nature entière, ils enrichissent la science d nouveaux détails, ils ajoutent des faits plus ou moins curieux aux faits précédemment
bE LA DOCTMN SAINT-SiMONIENNE observés; presque tous vérifient4, presque tous Sont armés du microscope, pour que les plus petits phénomènes néchappent pas à leur vigilante exploration. Mais quels sont les . savants qui classent et coordonnent ces richesses entassées en désordre Oùsont ceux qui rangent les épis de cette abondante moisson? Quelques gerbes saperçoivent çà et là; niais elles son I éparses dans le vaste champ de la science, et, depuis plus dun siècle, aucune grande vue tiidorique na été produite. Si lon demande quel lien unit lattraction céleste et lattraction molcu aire, quelle conception générale sur lordre phénoménal préside aux recherches des savants., soit que, selon la division admise, ils aient pour but létude des corps bruts ou celle des corps organisés; non-seulement de pareilles questions restent sans réponse, mais on ne parait même pas sinquièter de rechercher cette réponse. On a divisé et subdivisé lestravaux, ce qui est fort sage, 1. Nous aurons occasion de dire plus tard la haute importaflce que nous attachons à la v$riflcatioia par les faits, mais même temps nous montrerons iinelle nest quune partie (lu travail du savant. 2. Newton est mort en 1727. La loi de Berzélius et de Davy rw parait se vérifier que sur les corps inorganiques.
EXPOSITION sans doute, mais on a brisé le lien qui les resserrait et leur donnait une direction commune : dès lors chaque science, se félicitantde ce quelle appelait son affranchissement, a suivi une route articulière. De ce que lancienne conception ne satisfaisait plus aux découvertes modernes, on en a conclu quil fallait se livrer exclusivement aux recherches de lobservation, et lon na plus élevé que des colonnes isolées, au lieu dordonner un édifice régulier. Cependant, dira-t-on, il existe des académies, où sont appelés tous les hommes qui, par leurs découvertes, ont donné des gages dune haute capacité; on doit croire que le champ de la science es1 exploité par elles de la manière la plus étendue et la plus convenable. Oui, sans doute, il existe des académies, et les membres quelles comptent dans leur sein sont tous dun grand savoir: ils possèdent chacun une science, quelques-uns mème en possèdent plusieurs. Ce nest pas ici le lieu dexaminer si lesprit de coterie qui sest introduit dans ces sociétés na pas présidé parteis au choix de quolquc élu e est là une des misères contemporaines que nous ne chercherons pas à faire ressortir; mais nous dirons de ces corps savants ce que nous
DE LA DOCTBJNE SAiNT-SIMONIENNE 93 avons dit des sciences eliès-mêrnes : nulle grande vue n harmonise leur travaux. Les membres qui les composent se réunissent dans une même salle; mais, nayant aucune idée commune, il nentreprennent aucun travail commun; ils ont tous le même costume, mais len-. seigne seule offre un caractère dunité, car dans le fond aucune sympathie ne les apeIle lun vers lautre. Chacun se livre en son particulier à des recherches fort utiles et fort intéressantes assurément, mais sans se mettre en peine si une science voisine naurait pas pu éclairer ses recherches . Qielques physiciens abandonnent lexplication de NEwToN pour celle dHuYGHENS, et la section de physique prend seule part, pour ainsi dire, à ce changement. Quant aux sciences MORALES ET. POLITIQUES, elles ne sont pas même représentées dans notre Institut. De cette organisation vicieuse des corps savants, de cette absence de hiérarchie intellec 4 Un des exemples les plus frappants en ce genre a été uffert par la chimie: on u analysé un gand nombre de parties de lhomme et des animaux, en labsence de toute vue phjsiologique, et il est certain que ces travaux, longs, péni bles, et pal fois dégoùtants, ne sauraient avoir, dans cet isolement, que des rsultats imparfaits. Nous citons cet exemple entre beaucoup dantrea.
S4 XPQStTLO tueile, iI résulte que lacadémie la plus respec - table ne croit pas avoir une mission suffisamment ganctionnée pour cnnstater létat des acquisitions faites et .eeliii des acquisitions fàire; pour poser les problèmes quil est important de résoudre pour apprécier les résultats obtenus et les efforts quils ont exigés, pour diriger, en un mot, les travaux avec rapidité et régularité, dans un hut. de perfectionnement. Elle peut, bien proposer quelques prix mesquins pour obtenir la solution de telle ou telle question; mais si le public ne répond pas cet appel, ce qui arrive quelquefois, le problème est ajourné indéfiniment, et. le pas, sans doute neessaire, puisque le programme le disait, le pas reste à fairo. Telles sont les diverses causes anxquelies il faut attribuer la stérilité de nos académies. La penée de leur fondation fut bien plus doffrir 1. LAcadémie ds Sciences est enilu arrivée au 1iojnt Ot devait li conduire sa vicieuse organisation : les rlécou vertes eientifi1nes se produisant depuis loniemis eu dehors delle, elle nose plus quider les savants, les diriger dans les voies où de nouvaux progres dmvent étre ohtenus elle n réellement donné sa démission, du moment où clic na pas craint de dévoiler son impuissance en proposant des prix aux meilleurs Mémoires scientifiques, sans indiquer aux concurrents un objet détermind, une qiwsiion à résoudre.
DI1 LA DOCTRINE SMNT-SIiWONIENN une récompense, un lieu de retraite aux hommes qui auraient parcouru avec distinction la carrière de la science, que de créer des associations laborieuses, destinées à organiser et centraliser les efforts. Aussi, dépourvues de priitcipe actif, sans autorité pour distribuer le travail ct pour en juger les produits, nobtiennent-elles que des résultats à peu près insignifiants, alors même quelles sont composées des plus hautes capacités. Que peut-on en attendre quand elles sont formées presque exclusivement de savants livrés à des travaux de détail, et; particulièrement à la pratique? Ce qui se passe sous nos yeux est la conséquence du défaut dordro que nous venons de signaler. En labsence dun inventaire officiel des deouvertes constatées, les savants isolés sont exposés chaque jour à répéter des expériences déjà faites par dautres, et dont la connaissance, en leur épargnant des essais, souvent aussi pénibles quinutiles, leur faciliterait les moyens de marcher en avant. Ajoutons aussi que leur sécurité nest pas complète : la pensée dun concurrent les poursuit; un autre , peut-être, glane dans le même champ, et va prendre date (comme on dit); il faut se cacher, se hâter, fafre avec
96 £XPos1TIor précipitation et dans lisolement un travail qui demandait de la lenteur et réclamait les secours de lassociation. On voit, en un mot, sous tous les aspects, se manifester les inconvenienl.s qui résultent dune organisation qui abandonne le perfectionnement des théories scientifiques à des tentatives individuelles. LAcadémie ne COMMANDE pas le progrès, elle se contente de lENREGISTRER. Nous avons dit que la plupart des savants se livraient à la pratique. Là où lexistence des savants nest point assurée par une prévision sociale, on conçoit labandon des travaux de pure théorie; car, pour sy livrer, il faut que le hasard de La naissance donne à la fois la fortune et une haute capacité, double condition bien rareinent remplie. Ce nest pas que le gouvernement ne récompense parfois les savants; mais, incompétent autant quil est possible de lêtre, il cherche à les utiliser dans dis écoles, dans des facultés, dans des arsenaux, etc., et toujours en leur ravissant, par la pratique, un temps précieux pour la théorie. Reste donc la noble et grande ressource des sinécures; mais, qui voudrait, à ce prix, acheter lavantage de travailler en paix? Quel esprit élevé consentirait
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 97 à être pourvu par une fonction quil ne remplit pas, quand il sent en lui des titres véritables à. faire valoir? Pourquoi le irtot insultant de faveur interviendrait- il là où celui de justice doit tout exprimer? Dailleurs, en échange dune faveur, un pouvoir étranger à la science de- mande au savant, réduit au rôle de solliciteur, une servitude politique et morale complète, et iL lui faut opter entre son amour pour la science cest-à-dire pour le progrès de lintelligence hit. maine, et son amour pour lui-même. Mais, dira-t-on, il faut croire que la soeiéV trouve damples eompensa Lions aux inconvénients que vous signalez; les savants, obligés, pour vivre, de se livrer à lapplication, font sans doute des prodiges dans cette direction. Cette pensée se présente naturellement; mais si on vient à la vérifier par les faiïs, on trouve des fonctions en général mal remplies, et nulle part on ue rencontre de prodiges. Le dgoûL et lennui se mêlent à des travaux quc lon naime pas; la vie sécoule en regrets, et de hautes capacités passent sur la terre et séteignent, après navoir rendu à la société quune faible partie des services quelles auraient pu rendre. Supposez qu Un habile ingénieur soit appelé à cuber, compter CL
EXPOSiTION faire répandre des ta dé pierres sur (nie grande route; il est probable que cettô tâche sera plus mal remplie par lui que par un homme subaltérne, et la tâche beaucoup plus importante tlu.il éùt été appelé à remplir né le sera pas. puisque nous parlons de lapplication, nest-il pas évidént que la première, la plus grande application de la science, devrait être faite à lenseignement? Or il a discordance complète entre le corps savant ét lé corps enseignant; on pourraitdire, en toute rigueur, quils ne parlent pas la même langue. Aucune mesure générale nest prise pour que les progrès, à mesure quils sont obtenus, passent iinmédiatement dans léducation; il nexiste point enfin déchelle large et mesurée pour descendre de la théorie à la pratique. Ainsi, sans vouloir déprécier des hommes qui, par leurs veilles, ont bien mérité de la société, mais qui restent loin des Descartes, des Pascal, des Newton, des Leibnitz; sans chercher à dénigrer leurs travaux, qui supposent souvent une capacité peu commune, nous sommes forcés de reconnaître quaucune grande pensée philo- sophique ne domine et ne coordonne les conceptions scientifiques actuelles. Nous ne pouvons découvrir, dans tout cet ensemble, quune
bK LA lWCT1INE SÀINT-SIMONIENNK riche colleclion de faits particuliers ; cest un musée de belles médailles dans lattenl.e de la main qui doit les classer. Le désordre des esprits a envahi les sciences ellesmêmes, et lon peut dire quelles offrenl lafîligeant spectacle dune anarchie complète. Prononçons, en terminant, que cest dans labsence dune unité de vue sociale quil faut rechercher la cause du niai, et (lans la déconverl e de cette imité quoH trouvera le remède. 1NiFSTBIE. On a peut être plus exalté encore les merveilles de lindus!rif iiie celles de la science tâchons dapprécier les efforts Leu tés d aiis celle direction. Ici, comme dans les sciences, nous ne chercherons à nier aucun des progrès qui ont été faits. Il est évident que les sciences, récemment dirigees vers lapplication , ont di éclairer pi ii sieurs branches de la technologie ; il nest pas moins évident que, proIi[aTlt de tous les efforts de nos prédécesseurs, nous avons di les dépasser. La questIon nest. donc pas (le savoir si lindnstri a fait des conquêtes, auxquelles per
iOO £XPOSIT1ON sonne napplaudit plus que nous; mais ce qui nous importe, cest de rechercher si sa marche dans la voie des améliorations ne pourrait pas être beaucoup plus rapide quellé ne lest. Nous sommes conduits ainsi à observer lindustrie sous ses trois grands aspects 1 la partie teclinologique; ° lorganisation du travail, cestà- dire la répartition des efforts de la production, eu égard aux besoins de la consommation; 3° la relation des travailleurs avec les propriétaires des instruments de travail. Dans létat avancé où se trouvent la science et lindustrie, la dernière se présente comme devant être, sous le rapport technologique, une déduction 4e la première, une application directe de ses données à la production matérielle, et non pas uuie simple collection de procédés ioutiniers, plus ou moins confirmés par lexpérience. Rien cependant nest organisé pour la faire sortir des voiès étroites où nous la voyons encore engagée., pour mettre les pratiques in (lustrielles à la hauteur des théories scientifiques. Ici encore tout est livré aux chances incertaines des lumières individuelles. Des épreuves souvent longues, souvent préjudiciables, sont peu près les uniques moyens employés par les
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 101 industriels pour lappréciation de leurs procédés; épreuves que chacun deux est obligé de renouveler, car, grâce à la concurrence, chacun deux est intéressé à couvrir de mystère, pour sen conserver le monopole, les découvertes auxquelles il parvient. Lorsquun rapprochement sopère entre la théorie et la pratique, cest fortuitement, isolément, et toujours dune manière incomplète. Sans doute, malgré ces entraves, des perfectionnements se sont fait jour; mais pourrait-on compter ce quils ont coûté? Que defforts perdus, que de capitaux enfouis, et quelle douleur de penser que les fondateurs des plus beaux établissements en ont rarement recueilli les fruits! Dans lindustrie comme dans la science, nous ne trouvons que des efforts isolés; le seul sentiment qui domine toutes les pensées, cest légoïsme. Lindustriel se soucie peu des intérêts de la société. Sa famille, ses instruments de travail, et. la fortune personnelle quil sefforce datteindre : voilà son humanité, son univcrs et son DIEU. Dans ceux qui suivent la même carrière il ne voit que des ennemis ; il les attend, il les épie, et cest à les ruiner quil fait consister son bonheur et sa gloire. En quelles mains, enfin,
1fl IXPO51T1O? sont placés la plupart des ateliers etinstiuments dindustrie? Sontils livrés aux hommes qui pourraient en tirer le meilleur parti possible, clans lintérêt de la société? Assurément non. Ils snnt, en général, maniés par des gérants inhabiles, et lon ne remarque pas, jusquici, que leur intéret persoitiwi ait conduit ces gérants à appiei dre ce quils devraient sa-voir. T)es iiioonvénients non moins graves se manilestent dans lorganisation du travail. Lindustrie, avons-nous dit, possède une théorie, et lon pourrait croire que, par elle, on voit comment la pro duction et la cOnsolJifl2ation peuvent et doivent être harmonisés à tous les instants. Or, cette théorie elle-même est la pricipale source dii désordre; les économistes semblent sêtre posé le problème suivant Étant dûniié des chefs plus igiiorants que les gouvernés, supposant en outre que, « loin de favoriser lessor de lindustrie, ces « chefs voulussent lentraver, et que leurs délé« gus fusseuL les ennemis-nés des producteurs, « quelle est lorganisation industrielle qui con « vient à la société?» Laissez Iiire, laissez passer! telle a été la solution nécessaire, tel a été lu seul principe gé
DE LA DOCTaINE SAINT-SIMONIENNE 103 néral quils aient proclamé. On sait assez sous quelle influence cette maxime sest produite, elle porte sa date avec elle. Les économistes ont cru résoudre ainsi, dun trait de plume, toutes les qustions qui se rattachent à la production et à la distribution des richesses; ils ont confié à ljntrt personnel la réalisation du grand précepte, sans songer que chaque individu, quelle que soit la pénétration de sa vue, ne saurait, dans le milieu quil habite, et du fond des vallées, juger lensemble quo lon ne peut découvrir quau sommet le plus élevé. Nous sommes les témoins des désastres qui ont été déjà la suite de ce principe de circonstance, e il fallait citer des exemples éclatants, ils viendraient en foule témoigner de limpuissance dune théorie destinée à féconder lindustrie. Aujourdhui, sil règne quelques privilèges exclusifs, quelques monopoles, la pluparL nont dexistence que dans les dispositions législatives. De fait la liberté est grande, et la maxime des économistes est appliquée g4néralement en France .et en Angle- terre. Eh bien! quel est le tableau que nous avons sous les veux? Chaque industriel, privé de guide, sans autre boussole que ses observations personnelles, toujours incomplètes, quelque
104 EXPOSITION étendues ciue soient ses relations, cherche à sinstruire des besoins de la consommation. Le bruit vient-il à circuler quune branche de production présente de belles chances, tous les efforts, tous les capitaux se dirigent vers elle, chacun se précipite en aveugle; on ne prend pas le temps de sinquiéter de la mesure convenable, des limites nécessaires. Les économistes applaudissent à la vue de cette encombrée, parce quau grand nombre de joûteurs, ils reconnaissent que le principe de la concurrence va être largement appliqué. Hélas! que résulte-t-il de cette lutte à mort? Quelques heureux triomphent ; mais cest au prix de la mine complète dinnombrables victimes. La conséquence nécessaire de cette production outrée, dans certaines directions de ces efforts incohérents, cest queléquilibre entre la production ét la consommation est à chaque instant troublé. De là ces catastrophes sans nombre, ces crises commerciales qui viennent épouvanter les spéculateurs et arrêter lexécution des meilleurs projets. Qn voit se ruiner des hommes probes et laborieux, et la morale est blessée de pareils exemples; car ils poussent à conclure quapparemment, pour réussir, il faut quelque
DE LA DOGTRINE SAINT-SiMONiENNE io chose de plus que la probité et le travail; on devient fin, adroit, rusé; on ose même se glorifier dêtre tout cela; ce pas une fois franchi, on est perdu. Ajoutons maintenant que lé principe fondamental, LAISSEZ FAIRE, LAISSEZ PASSER, suppose lintérêt peronnel toujours en harmonie avec lintérêt général, supposition que des faits sans nombre viennent démentir. Pour choisjr entre mille, nest-il pas évident que si la société voit son intérêt dans létablissement des machines à vapeur, louvrier qui vit du travail de ses bras ne peut pas joindre sa voix à celle de la société? La réponse à cette objection est connue; on cite limprimerie, par exemple, et lon établit quelle occupe plus dhommes aujourdhui quil ny avait de copistes avant son invention, puis lon tire la conséquence, et lon dit Donc tout finit par se niveler. Admirable conclusion! Et, jusquà lachèvement complet de ce nivellement, que ferons-nous de ces milliers dhommes affamés? Nos raisonnements les consoleront-ils? prendront-ils leur misère en patience, parce que les calculs statistiques prouveront que, dans un certain nombre dannées, ils auront du pain? Assurément la mécanique na rien à voir ici,
106 EXPOSITION elle doit enfanter tout oe que son génie lui inspire; mais la prévoyance sociale doit faire en sorte que les conquête de lindustrie ne soient pas comme celles de la guerre; les chants funèbres ne doivent plus se mêler aux chants dallégresse. Le troisième rapport sous lequel on peut envisager lindustrie est la relation entre les travailleurs et les possesseurs des instruments de travail ou des capitanx. Mais cette question se rattache à la constitution même de la propriété; elle sera pour nous lobjet dun examen approfojidi, car elle est un des aspects généraux de la réforme sociale quamène ra la nouvelle doctrine, et nous ne pourrions sans anticipation jeter un coup doeil sur le caractère qu.e nous présentent, à cet égard, les sociétés actuelles. Nous ferons seulement remarquer que les terres, ateJier, capitaux, eto, ne peuvent être employés avec le plus grand avantage possible à la production quà une condition cest dêtre confiés aux mains les plus habiles à eu tirer parti, ou, en dautres termes, aux capacités industrielles Or, aujourdhui, la capacité toute seule est un faible titre eu crédit; pour acquérir, il faut pos scder djè. Le hasard de la naissance distribue en veuz1e les instrunients de travail quels
DE L UOCTBINJ SAiNT-SIMONIENNE 1O quils soient, et si lhéritier, le propriétaire oisif, les contient aux mains dun travailleur habile, il est bien entendu que le plus pur produit, le premier gain est pour le propriétaire incapable ou paresseuxt. Que conclure de Lotit ce qui précède, si cc nest que les résultats que nous admirons seraieiit dépassés de beaucoup, et. cela sans les malheurs (but nous sommes chaque jour les témoins, si lexploitation du globe était régularisée, et si, par conséquent, une vue générale I)résidait à cette exploitation: Cest donc encore ici lunité et lensemble qui nous manquent. Les chefs de la société ont crié : Sutivo qui peut. et chaque membre de ce grand tout sest séparé en disant CIi,ic,ii, pour soi, I)ieu pour PEk SONNi iU\AI{TS. Après avoir montré labsence dun but com muri dans les sciences et dans lindustrie, il ne nous reste plus quà jeter un coup doeil sur les beaux-arts, pour avoir embrassé tous les modes de lactivité de lhomme. I . Kn ltai1aii hi uestion de la propriété, nous montre IOJIS (Ouhiflelit le j(r((/nft/uirf ei.iî ep1oite le (/iI((,i(3111 do 07h -mv oL onhnieflt echtiri eploit@ à SOfl tour lOttVrj(J.
SXPOSITION Lorsquon se reporte aux siècles de Périclès, dAuguste, de Léon X, de Louis XIV, et quon vient à jeter les veux sur le dixneuvième siècle, on ne peut que sourire, et personne ne songe à établir un parallèle; sur ce point du moins tout le monde saccorde. Il est vrai que les journaux nous consolent de cette disgrâce, en nous assurant que nous sommes éminemment positifs; mais cette explication est un faible motif de consolation pour ceux qui savent le vrai sens de cet objectif magique dont on abuse si étran gement. Nous aussi nous reconnaissons létat de dépérissement et de langueur des beaux-arts; mais nous lattribuons à des causes fondamentales, et il est dautant plus intéressant de remonter à ces causes, que plus tard nous aurons à faire voir quel est le véritable rôle des heauxarts, el quelle est pour nous létendue de ce mot4. Les beaux-arts sont lexpression du sentiment, cest-à-dire de lune des trois manières dêtre de lhumanité, qui, sans eux, manquerait de langage; sans eux, il r aurait lacune dans la vie in I. Voir lécrt intitnIt .&ux Artistes, sur le passé cL lavenir (les beaux-arts. (l)otriiw de SairitSiwon) Paris, 1880, nu bureau du Globe, ue Monsigny, u° fi.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 109 dividuelle, lacune dans la vie sociale. Cest par eux que lhomme est déterminé aux actes sociaux, quil est entraîné à voir son intérêt privé dans lintérêt général; ils sont la source du dévouement, des affections vives et tendres. Laveu que lon fait aujourdhui, avec une sorte de complaisance, de leur infériorité, est un aveu déchirant de la sécheresse des sentiments généraux, et même des sentiments individuels. A quel rôle sont-ils réduits, lor,quon regarde leur expression comme frappée dimpuissance, lorsquon les avilit jusquà nêtre itLS quune récréation? Il r a deux parties dans les beaux-arts la poésie ou lanimation, et la forme ou le technique. Cest la première, sans doute, qui détermine lautre; cependant on a vu la poésie disparaître, et la perfection technique lui survivre. Aujourdhui on soccupe presque exclusivement de la forme, la nature des affections dont elle doit être linterprète est.à peine considérée. Nous apprécions un ouvrage dart indépendamment de son action sur nos sympathies, cest-à-dire que nous ne lenvisageons que sous un seul aspect. De là lindifférence dans laquelle les beauxarts nous trouvent et nous laissent. Ajoutons, en passant, quaujourdhui les véritables ar
HO EXPOSITION tistes, les hommes vivement inspirés, ne réfléchissent que des sentiments antisociaux, car les seules formes poétiques où lon retrouve de lanimation sont la satire et lélégie. Celle-ci est, il est vrai, aujourdhui le langage des âmes tendres, des organisations privilégiés; mais toutes deux saltaqnent également aux sentiments sociaux, soit par lexpression passionnée du désespoir, soit par celle du mépris, dont le rire infernal sattache à souiller tout ce quil r a de pur et de sacré. Mais, sans nous arrêter plus longtemps sur ce sujet qui ouvre une carrière si facile à la critique du présent, pénétrons dans les relations sociales, générales et individuelles; nous y trouverons la cause de la décadence des beaux-arts, nous vérifierons, en même temps, le désordre que fait pressentir le tableau que nous venons de tracer de lactivité scientifique et industrielle. Nous avons dit plus haut ce quil fallait entendre par les mots époques organiques, époques critiques; nous avons dit que le paganisme jusquà Socrate, et le christianisme jusquà Luther, avaient formé deux états organiques; esquissons rapidement quelques uns de leurs caractères. La base fondamentale des sociétés de lanti-
DE LA DOCTRiNE SA1NT-SIMONLErNE w quité fut lESCLAVAGE. La guerre était pour ces peuples lunique moyen (le sapprovisionner desclaves, et par conséquent des choses propres à satisfaire les besoins matériels de la vie; chez eux, les plus forts laient les plus riches; leur industrie se bornait à savoir dépouiller. Malheur au faible qui ne pouvait supporter le poids de larmure! La pensée dominante de ces peuples, leur but de tons les jours, cétait la gnerre; toutes leurs passions, tous leurs sentiments répondaient au cri de guerre, et leurs émotions les plus fortes prenaient leur source dans lamour de la patrie, dans la haine de létranger. La mère elle-même rendait grâce aux dieux lorsquon lui apportait le bouclier de son fils. Parcourez la Grèce, parcourez lItalie, vous nentendez que le bruit des armes, et Rome a cessé dêtre Rome quand le tetnple de Janus a été fermé. Faut-il donc nous étonner eubore de la puissance des beaux-arts è cette époque? Une même passion anime tous les coeurs, un même but les dirige, une même pensée les pousse au dévouement; or, le dévouement et linspiration poétique sont inséparables. Plus Laid, lorsque le christianisme, préparé par lécole de Socrate, eut détruit lesclavage,
E X P OS L TiO N lorsquau prix de mille douleurs les préceptes de lÉvangile, appliqués à la politique sous le nom de catholicisme, eurent donné à la société une organisation nouvelle, en harmonie avec ses besoins, la foi devint une patrie spirituelle, commune à tous les enfants du Christ; et. malgré les haines et légoïsme des nations, la nouvelle patrie vit renaître un nouvel amour; alors aussi on vit reparaître de grands dévouements et de grandes inspirations. Huit croisades successives, dans le court intervalle de deux siècles, naffaiblissent pas la ferveur des peuples; et les siècles de Léon X et de Louis XIV viennent couronner le grand oeuvre du catholjcisme et de la féodalité, qui ne devaient ius avoir que quelques instants dexistence, ou plutôt dagonie; car, après quinze siècles, lorganisation du moyeti âge était menacée de toutes parts. Le clergé, incapable de continuer la mission divine quil avait commencée, avait abandonné les faibles q&il devait protéger, et sétait subordonné aux successeurs de César; dun autre côté, la noblesse qui sétait consacrée aussi, sous le nom de chevalerie, à la défense du faible, était venue prendre ses invalides dans les antichambres brillantes du grand roi; et les laïques, sern
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE H3 parant peu à peu de la science et de la richesse, renversèrent, avec ces armes puissantes, la coalition impie qui croyait à léteinité de lexploitation de lhomme par lhomme. Ce nest pas le lieu de décrire la longue lutte qui a préparé laffranchissement complet de lhomme par labolition du servage; nous savons tous quelle a été lissue de cette lutte engagée dès la fin du quinzième siècle. Nous vivons au milieu des débris de la société du moyen age, débris vivants, qui expriment encore quelques regrets autour de nous. Nous navons eu dautre but, en rappelant ces faits, que détablir le ca ractère distinctif de notre époque, et de constater que flous assistons à lune de celles que flOUS avons désignées sous le nom de critiques. Le cachet des époques critiques, comme celui des grandes déroutes, cest lé,qosmo. Toutes les croyances sont abolies, tous les sentiments communs sont éteints, le feu sacré na plus de vestales. Le poète nest plus le chantre divin, placé en tête de la société pour servir dinterprète à lhomme, pour lui donner des lois, pour réprimer ss penchants rétrogrades, pour lui révéler les joies de lavenir, et soutenir, exciter sa marche progressive : non, le poète ne trouve 7Vol.41 8
114 EXPOSITION plus que des chants sinistres. Tantôt il sarme du fouet de la satire, sa verve sexhale en paroles amères, il se déchalne contre lhumanité tout entière, il pousse lhomme à la défiance, à la haine de ses semblables; tantôt, dune voix affaiblie, il lui chante en vers élégiaques les charmes de la solitude, il sabandonne au vague des rêveries, il lui peint le bonheur dans lisolement; et cependant, si lhomme, séduit par ces tristes accents, fuyait ses semblables, loin deux il ne trouverait que le désespoir. Mais ce langage na plus même le pouvoir dentraîner; sur la fin dune époque critique, on némeut plus lhomme en parlant à son coeur, il faut lui faire voir SA fortune en danger; aussi observez les chefs actuels de la critique; lorsquils ont voulu populariser leur système, ont-ils appelé nos poètes, nos peintres, nos musiciens? Quen auraient-ils fait? ils ne pouvaient toucher en nous que les cordes qui répondissent à des désirs individuels. Ils ont donc évoqué le fantôme de la féodalité, ils nous lont présenté tout armé, venant dune main reconquérir la dîme, et de lautre arracher leurs propriétés aux acquéreurs de bièns nationaux1. Plus récemment, lorsquune 1. Nous sommes loin de prétendre que les tôntatives rétro-
DF LA IIOCT1IINE SAiNT-SIMONIENNE 41 attaque redoutable a été dirigée contre la liberté (le la presse, contre le palladium de nos libertés (comme n dit en langage de tribune), a-t-on eu recours, pour la défendre, à des considérations générales, morales? Fort peu. Qui ne sait com l)ien est restreint le nombre des hommes disposés à prendre parti pour ce quon appelle lintérêt général! On sest prudemment adressé à quelque chose de plus positif; ou a rédigé des pétitions dans lintérêt des libraires, imprimeurs, papetiers, brocheurs, colleurs, etc. Ah! disons-le : les beaux-arts nont plus de voix quand la société na plus damour; la poésie nest pas linterprète de légoïsme. Pour que le véritable artiste se révèle, il lui faut un choeur qui redise ses chants et reçoive son âme lorsquelle sépanche. Mais sil nexiste pas daffections sociales, les affections individuelles sont - elles, en re grades, signalées par les directeurs actuels de lopinion publique, aient été de simples fruits de leur imagination craintive, et quil ait été inutile dopposer cet obstacle aux partisans aveugles du passé ; nous voulons simplement constater ce fait, savoir: quaux époques critiques, on ne sait, on ne peut agiter les masses que par la crainte, jamais par lespoir; par la haine, jamais par lamour; par lintérêt, jamais par le devoir; par légoïsme enfin, jamais par le dévouement.
EXPOSITION vanche, très-développées? Bien que la génération actuelle se réfugie avec orgueil dans cette sphère lorsquon laccuse dégoïsme, il sen faut de beaucoup pourtant quelle j soit à labri de ce reproche. Comment se forme aujourdhui ce lien si doux par lequel un sexe sunit à lautre, pour mettre en commun et les joies et les peines de la vie? Nous avons tous appris ce que cest quun bon mariage, par opposition à ce quon appelle un sot mariage. Pauvres jeunes filles on vous met à lencan comme des esclaves; aux ,jours de fête on vous pare pour vous faire vaIQir; et, souvent, dans son impudeur, votre père met vos attraits dans la balance, pour donner un peu moitis dargent à lindigne époux qui vous marchande. Sans doute, et nous le disons avec joie, il est des hommes qui répudient cet odieux trafic, mais ils sont en petit nombre, et le monde sen rit. On pourrait croire que les affections paternelles et filiales, celles qui naissent, pour ainsi dire, le jour où nous recevons la vie, ne sont pas de nature à subir daussi grandes altérations; et cependant toutes les sympathies senchaînent; la cause qui affaiblit les unes réagit également sur les autres; pour acquérir son entier développe-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Iii ment, le sentiment a besoin de recevoir toutes ses applications. Navons-nous pas vu la philosophie mettre froidement en doute les devoirs réciproques des parents et des enfants? et les successions nont-elles jamais adouci des regrets, nont-elles jamais tari des larmes? Tous ces maux, toutes ces misères, nous les constatons avec douleur, mais sans amertume. Nous disons quils rongent la société, et quils lanéantiraient sils lui étaient inhérents. En nommant 1GoïsME, nous avons mis le doigt sur la plaie la plus profonde des sociétés modernes; il règne en maître chez les nations comme chez les individus. Au moyen âge, grâce au lien religieux, on vit plus dune fois, malgré les haines nationales, les peuples de lEurope se lever de concert pour marcher vers un but commun. Les souverains de nos jours ont essaîé de rétablir entre eux une association, mais leurs efforts nont eu pour résultat quune espèce de parodie du passé, décorée du titre de Sainte-Alliance. Ce pacte européen, basé sur des intérôts étroits, et conçu uniquement dans la crainte du mouvement révolutionnaire, privé du souffle de vie qui animait lancienne confédération, ne pouvait avoir quune existence éphémère; il ne réalisait
418 EXPOSITION rien de plus que ce qui avait été tenté vainement, à diverses époques, pour assurer le maintien de léquilibre européen, problème insoluble, tant que les peuples de lEurope ne se sentiront pas unis par un but commun; jusque-là, pleins de défiance les uns envers les autres, livrés à leur individualité, hostiles contre tout pouvoir qui ne sassocie pas à leur destinée (quils ignorent, mais quils cherchent), les membres de cette grande famille européenne ne se sentiront pas, comme au temps de la fraternité spirituelle des chrétiens, liés par un même devoir, par une même loi morale. Nous avons gémi sur les malheurs récents de lItalie et de lEspagne; nous avons vu ces peuples essayer de saffranchir et dadopter la forme dun gouvernement que nous prétendons aimer quavons-nous fait pour eux? des voeux impuissants. Les Grecs, massacrés par milliers, ont imploré notre pitié; nous sommsnous croisés? Non, il a fallu nous donner de fêles et des concerts pour nous arracher une stérile aumône prélevée sur le superflu! 1. Quaurions-nous è répondre aux bwItuus du moo,i égo, sils nous (lcrnan(laidnt compte de notre tiédeur en eettc circonstance ? quaurionsnous ii leiw réprnnlro, sils nons iemnndaicnt compte 1e I Ii de scr,nciif ?
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 119 Dira-t-on que ce sont les gouvernements qui ont réprimé lélan des nations européennes, et que, sans les entraves apportées par eux, nus aurions volé au. secours de nos frères et vengé leur défaite? Mais lAmérique, ce pays-modèle, qui na pas le prétexte banal de la contrainte exercée par son gouvernement, qua-t-elle fait? Il faut le dire à sa honte, elle a passé un marché avec les Turcs pour les approvisionner! Quelques parties de lAmérique du Sud ont voulu secouer le joug espagnol qui pèse encore sur elles; les ÉtatsUnis, tout remplis des souvenirs amers de la métropole; les États-Unis, où retentit encore le bruit des chaînes naguère brisées, ont-ils facilité en rien lémancipation de leurs compatriotes? Non. Ont-ils, enfin, offert à la république dHaïti le secours de leurs finances pour payer sa ranQon? Non, toujours non. Ce peuple libre qui a secoué, dit-on, tous les préjugés de la vieille Europe; ce peuple, en avant de tous les peuples dans les voies de la civilisation, a protesté contre lexistence dun peuple affranchi, dune nation de nègres! Ah! sans doute, le tableau que nous venons 1. Lin septième de la population américaine cultive dans lesclavage cette /viic dc lu lilwrk.
i20 EXPOSITION de tracer de lépoque actuelle serait déchirant sil pouvait être limage de létat définitif de lhumanité. Heureusement un meilleur avenir lui est réservé, et le présent, malgré ses vices, est gros dé éet avenir vers lequel sont tournés toutes nos espérances, toutes nos pensées, tous nos efforts. Pour détruire un ordre social qui nétait plus possible, on a proclamé la liberté, et nulle idée ne pouvait être plus puissante contre des hiérarchies justement déchues4 dans lestime des peuples; mais lorsquon a voulu appliquer cette idée, soit en Europe, soit en Amérique, à la construction dun NOUVÉL ORDRE SOCIAL, on a produit létat (lue flOUS venons desquisser. On a semblé croire que la solution du problème consistait à mettre le signe moins devant tous les termes de la formule du moyen âge, et cette étrange solution na pu engendrer que lANARCHIE; les publicistes de notre époque sont restés les échos des philosophes du dixhuitième siècle, sans sapercevoir quils avaient une missioi INVERSE remplir. Ils ont continué lattaque avec la même chaleur que 1. Nous avons souligné ces mots, pour répondre indirectement au personnes qui paraissent croire que nous voulons ramener le passé, parce que flous savons lui vendre justice.
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE si lennemi avait été encore en présence, et ils sépuisent à combattre un fantôme. Le temps est-il venu pour la production dune Doctrine sociale nouvelle? Tout lannonce: et la profondeur du mal, et les efforts même infruc. tueux de quelques philanthropes, et les cris de détresse des intelligences élevées. Depuis plusieurs années M. Guizot, et surtout M. Cousin, annoncent quelque chose dautre que ce dix- huitième siècle, proclamé longtemps comme le dernier terme des progrès de lesprit humain. Saint-Simon a eu occasion dadresser ses remerciments au premier, dans un post-scriptum que nous rapporterons ici4. Quant au second, on la 1. « Il y a, messieurs, disait SaintSimon, Ides hommes « qui rendent de grands services aux inventeurs, ainsi quau « public; ce sont les vulgarisateurs les inventeurs, ainsi « que le public, ne sauraient trop les encourager. Voltaire « fait connaître les idées critiques de Baylo ; M. Guizot vient ( de populariser les observations que Javais publiées dans « lOrganisateur, relativement à la division de notre nation « en deux peuples, relativement aussi à lalliance de la royauté « avec les Gaulois, et relativement à la faule commise « par Louis XIV, davoirabandonné les Gaulois, pour &allier « de nouveau avec 1m Francs. e Je prie M. Guizot de recevoir mes sincères remerci e ments : je linvite à lire cette lettre avec attention, il est « très-désirable pour le public, ainsi que pour moi, quil « sapproprie son contenu aussi complètement que mes pre « mières idées sur la marche de la royauté en Fraiice. » (Henri Saint-Simon, Système industriel, p. 153. 4824.)
122 EXPOSITION vu, il y a quelques années, apporter comme conclusion définitive de la philosophie, la conception du GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF. cest-à-dire létat politique que le premier quart du dix-neuvième siècle a réalisé. Pour nous, (jul nadoptons ni le moyen âge ni le constitutionalisme, nous franchissons la limite du présent; et le régime actuel, même modifié, même perfectionné, ne nous apparaît que comme provisoire, car cest dans sa base même que se trouve le vice dont il est atteint. Toutefois nous ne sommes point ingrats envers les défenseurs de ce système; ils opposent, nous le savons, un obstacle salutaire aux tentatives de rétrogradation des anciens intérêts généraux; ils servent ainsi de contrepoids à une fraction de la société, qui pourrait introduire le désordre dans la population européenne, dont le premier besoin est la paix. Mais nous nattendons rien de leurs efforts pour lorganisation des peuples; car, semblable en tout à la guerre, la critique na de puissance que pour détruire, et aujourdhui la critique a rempli sa mission. Le temps approche où les nations abandonneront les bannières dun libéralisme irréfléchi et désordonné, pour entrer avec amour dm15 tin état do peix et de bonheur,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 13 pour abdiquer la méfiance, et reconnaître quil peut exister sur la terre un pouvoir légitime. En portant sur les relations sociales un oeil attentif, nous avons reconnu que tous les liens qui avaient uni les hommes dans le passé étaient rompus, et nous navons exprimé aucun regret; nous navons pas même pleuré en vorant Séteindre lamour exclusif de la patrie, parce quil nest à nos euxque légoïsme des nations, et que ce sentiment si pur, qui a inspiré tant do nobles dévouements, tant de généreux sacrifices, doit disparaître devant un sentiment plus pui, plus grand, plus fécond, lamour de la famille univrsollo des hommes. Aurions-nous encore à repousser les idées de joug, de despotisme, que le mot de pouvoir réveille ordinairement dans les esprits inquiets ? Ah! messieurs, bénissez avec nous le joug que lon impose par la con iciion, et qui satisfait tous les sentiments déposés dans le coeur de lhomme; bénissez un pouvoir dont la pensée unique est de pousser les peuples dans la voie du progrès etde lcdnder toutes les sources de la prospérité puhiiquc. La doctrine que nous annonçons doit semparer de lhomme font on fier, et donner aux trois grandes facultés humaines im but com
EXPOSITION mun, une direction harmonique. Par elle, les sciences marcheront avec ensemble, avec unité, vers leur plus rapide développement; lindustrie, régularisée dans lintérêt de tous, ne présentera plus laffreux spectacle dune arène; et les beaux- arts, animés encore une fois par une vive srm pathie, nous révéleront les sentiments denthousiasme dune vie commune, dont la douce influence se fera sentir sur les joies les plus secrètes de la vie privée. DEUXIÈME SÉANCE. LOI DU DÉVELOPPEMENT DE LHUMANITÉ. RIFICATION DE CETTE LOI PAR LHISTOIRE. Nous avons Iracé un tableau pénible, Messieurs; nous navons dù songer quà être vrais. Il nous en a coûté de vous mettre face à face avec la société, telle que le criticisme la faite, et de découvrir ses plaies, pour vous faire sentir la nécessité et lopportunité dune nouvelle doctrine générale. Nous vous avons épargné toutes les douleurs que lon éprouve en pénétrant dans
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t lintimité de ces familles sans foi, sans croyances, qui, repliées sur elles-mêmes, ne se rattachent plus à la société que par le lien de limpôt. Nous navons rien dit de cette époque sanglante où léquipage révolté brisa le gouvernail avant den avoir construit un meilleur. Nous aurions pu vous montrer lautel profané par la scandaleuse concurrence des cultes, ou renversé par lathéisme, et les débris du sceptre dispersés entre mille mains, comme on voit, après une victoire, les soldats se partager les dépouilles du vaincu. Mais nous avons pensé que vos esprits, une fois désenchantés de cette merveille de la liberté, au nom de laquelle tout est permis., sauraient apprécier, comme les nôtres, tout ce qui ressort de cette funeste métaphîsique; et,. après avoir annoncé une doctrine qui donne la solution du grand problème social, nous allons nous hâter de vous lexposer, pour ramener votre pensée sur des idées consolantes, pour vous soulager de ce malaise et de cette anxiété qui agitent tous les bons esprits, au moment où la société va revêtir une vie et des formes nouvelles. Nous avons dit, dès le début, que la..conception de Saint-Simon était vérifiable par lhis
EXPOSITi0 Loire; nattendez de nous iii la discussion des faits partiels, ni léclaircissement des détails consignés dans dobscures chroniques. Nous ne porterons vos regards que sur les lois générales qui dominent tous les faits; lois simples et con s- tantes comme celles qui régissent lorganisation de lhomme. Plus le chaos des événements et leurs pertubations sans nombre les ont masquées pour vous jusquà ce jour, plus vous serez pénétrés dadmiration pour lhomme qui nous les dévoilait à son lit de mort. Saint-Simon eut pour mission de découvrir ces lois, et il les légua au monde comme un sublime héritage. Notre mission, à nous qui sommes ses disciples, est de continuer sa révélation, de développer ses hautes conceptions, et de les propager. Le chef de notre école, Messieurs, na pas échappé à la persécution qui semble être, poui tous les novateurs, une sorte de triste privilége. Représentez-vous quel dut être laffreux martre de ce génie ardent et sublime, possédant la loi de lhumanité, lannonçant, et nexcitant que la risée. Il montra une route nouvelle aux savants, et les savants laccablèrent de leurs dédains par lui, on peut le dire, lunivers tout entier
DE LA DOCTRINE SA1NT-SIMON1ENNF 17 fut pour la seconde fois donné aux hommes, et il mourut dans labandon et le dénuement. Poursuivi par les huées de la foule académique, abreuvé de fiel, il fut frappé des verges du clix- neuvième siècle, la misère et le ssrcasme. Représentez - vous lindignation de ce génie inconnu, se débattant sous le faix des mépris dont il était couvert; sépuisant à prendre toutes les formes sans réussir jamais à frapper les esprits; sadressant à toutes les intelligences, et toujours renvoyé devant le tribunal aveugle de lopinion publique; repoussé par ceux quil avait nourris, renié par ceux quil avait adoptés, et tournant. ses derniers regards vers lavenir, pour rencontrer un sourire et obtenir une bénédiction. Telle est en abrégé, Messieurs, la vie de SaintSimon; tel fut le partage de celui qui avait droil aux couronnes que lhumanité reconnaissante décerne à ses bienfaiteurs, et qui nobtint que la couronne douloureuse du martrre. Cest pendant le cours de cette vie, toute remplie dhumiliations et de sacrifices, que, planant au-dessus de son siècle qui le répudiait, et se frayant une route nouvelle à travers les coeurs glacés et les intelligences étroites qui lentouraient, cet homme PASStONN pour lhumanité parvint
EXPOSITION prophétiser lavenir, et à vérifier ses prophéties par des vues toutes nouvelles sur le passé. Lhumanité, a-t-il dit, est ua être collectif qui se développe; cet être a grandi de génération en génération, comme un seul homme grandit dans la succession des âges. Cet être a grandi, en obéissant à une loi qui est sa loi phrsiologi que; et cett.e loi a été celle dun développement progressif. Le fait le plus général dans la marche des sociétés, celui qui renferme implicitement tous les autres, est le progrès de la conception MORALE par laquelle lhomme se sent une destination sociale. Linstitution politique est la réalisation, la mise en pratique de cette conception, son application à létablissement, au maintien et aux progrès des relations sociales. Une première classification des faits du passé devient alors nécessaire; cest celle que nous avons déjà indiquée, dans la séance précédente, par les noms dépoques organiques et époques critiques; les premières présentant le spectacle de lunion entre les, membres dassociations de plus eu plus étendues, cest-è-dire déterminant. la combinaison de leurs efforts vers un but commun; les autres, au contraire, pleines de désor
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE dre, brisanl danciennes relations sociales, et tendant enfin de toutes parts vers légoïsme. Ajoutons toutefois que celles-ci furènt toujours utiles, nécessaires, indispensables, puisquen détruisant des formes vieillies, qui nuisaient, après y avoir longtemps contribué, au développement de lhumanité, elles facilitèrent la côncepti.on et la réalisation de formes meilleures. Viennent ensuite trois grandes séries secondaires, qui répondent aux trois modes de lactivité humaine, le SENTIMENT, lintelligence et lactivité matérielle. La première comprend tous les faits du développement des sympathies huiiiaines, représentées par les hommes qui, vivement inspirés par elles, ont. su les communiquer aux masses; la seconde se compose des termes du progrès constant des sciences, qui indiquent ainsi le développement de lesprit humain; la troisième, enfin, que nous désignons par ces mots: lactivité matérielle, est représentée dans le passé par la double action de la guerre et de lindustrie, dans lavenir par lINDUsTRIE SEULE, puisque lexploitation de lhomme par lhomme era remplacée par laction harmonique des hommes sur la nature. Saint-Simon nous montre, à lorigitie, la haine
430 EXPOSITION développée au plus haut degré de famille à famille, de cité à cité, de nation à nation. Toutes ces antipathies, toûtes ces violences sexercent, il est vrai, surtout en dehors du cercle dassociation, quelque petit quil soit; mais dans lintérieur de la patrie, de la cité, de la caste ou de la famille, les habitudes brutales que la haine de létranger a fait contracter se reproduisent. Dans la famille, lhomme a droit de vie et de mort sur tout ce qui lentoure: au temple, cest par un sacrifice sanglant quil se rend les dieux favorables; il ne quitte sa demeure que revêtu de ses armes, car il ne peut faire un pas sans rencontrer un ennemi; peu à peu cependant, des sentiments moins sauvages se font jour; lhomme nimmole plus son prisonnier; il le fait travailler pour mi, il le réduit en esclavage; plus tard, cette loi si dure du vainqueur sadoucit par degrés insensibles, et un progrès immense est accompli le jour où le servage est établi sur les débris de lantiquité. et sous la puissante égide dune religion qui prêche la fraternité humaine. Aujourdhui, messieurs, nous consultons 1 histoire, pour savoir ce que cétait quun maître, et pour mesurer la distance qui séparait le sei gneur du serf attaché la glèbe; lhomme a hor
BE lA D0CTRINi SAiNT-SIMONIENNE 13t reur du sang, qui longtemps fit ses délices; lappareil des supplices barbares a disparu, même pour châtier le coupable; les haines nationales seffacent de jour en jour, et les peuples, prêts à former une alliance complète et définitive, nous offrent le beau spectacle de lhumanité gravitant lAssocIArIoN UNIVERSELLE. Dune autre part, la ftrce guerrière, dabord déifiée, est détrônée par le travail pacifique. Saint-Simon nous montre le Grec et le Romain abandonnant les arts industriels aux viles mains delesclavc, et rougissant de ce qui est pour nous un titre dhonneur. Lesclave rend alors à son maître la totalité de son travail; mais lhomme obéit à sa loi, il laccornpliL leiitemcnt, mais infailliblement, et bientôt le tribut de lesclave diminue: il ne rend plus, sous le irnm de serf, quune partie du produit de ses sueurs; cette partie va même sans cesse décroissant jusquà nêtre plus quune faible fraction, que nos pères ont connue sous le nom de corvées, redevances, dîmes, Jetez les yeux sur lEurope: lamour des travaux pacifiques a succédé à lardeur des combats. Vous ne voyez plus de ces populations dévorées du besoin de la guerre; on arrache péniblement lhomme à la charrue pour lui faire
EXPOSITION prendre les armes; on ne ceint plus dépée pour satisfaire un instinct guerrier, et Napoléon, ce génie que Rome oublia de produire, et qui vint, après deux mille ans, étonner lEurope incrédule au Dieu des armées, Napoléon range ses soldats en bataille, en leur disant quils vont conquérir la paix et la liberté du commerce4. Pour compléter ce tableau, considérons lintelligence, dabord refoulée par la brutalité, occupant successivement une place plus élevée. Nous sommes loin des temps où lon aUait chercher un grammairien sur le marché aux esclaves, et le moyen âge nous présente déjà, dans le clergé catholique, une association où le mérite personnel est le titre délévation. Les sciences, limitées dabord à lobservation des phénomènes les plus grossiers, sétendent, se divisent dans les diverses directions, et dune autre part se coordonnent, se systématisent, se rapprochent de lunité. Il ne peut pas entrer dans nos vues de suivre 1. Voltaire, qui eut le sentiment de tous les progrès, sans pouvoir se dégager de ses pr/ugds, on pourrait dire de son fanatisme contre le noen ége, disait: « Les princes avaient jusque-lé (1498) fait la guerre pour « aller ravir des terres ; on la fit alors pour établir des comptoirs. (Essai sur les moeurs, t. III, p. 8i4.)
DE LA DOGTRINR SAINT-SIMONIENNE 133 pas à pas le développement des trois manifestations humaines ; cest à chacun de vous, messieurs, à rassembler ses souvenirs, à grouper autour de ces généralités tous les faits de détail quil pos- sède. Il nous suffisait de vous montrer les sentiments affectueux succédant à la haine, les travaux pacifiques de lindustrie sétendant sans cesse aux dépens des travaux de la guerre, et les sciences dissipant peu à peu les ténèbres de lignorance, pour vous mettre à même de suivre le développement de lhumanité à travers les époques organiques. Nous venons dindiquer les termes généraux des séries croissantes et décroissantes, dont la marche simultanée démontre la loi découverte par Saint-Simon. Vous pouvez dans ces termes généraux, intercaler les faits particuliers qui y correspondent, et, formant ainsi des séries subordonnées aux précédentes, descendre jusquau détail des faits humains déposés dans lhistoire, et apprécier leur tendance. Telle est la loi de perfectibilité de lespèce humaine, telle est la méthode au moyen de laquelle on peut la vérifier. 4. Grâce aux travaux de quelques hommes supérieurs du dix-huitième siècle, la croyance à la perfectibilité indéfinie de lespèce humaine est auourdJui généralement répandue,
EXlOSJTlON Vous devez sentir maintenant ce qui distingue la cônception de notre maître de toutes les conceptions sur la perfecLibilité, vous voyez comment et pourquoi le mot de perfectibilité eut dans sa bouche, pour la première fois, un sens exact, positif; vous entrevoyez enfin comment, en considérant, daprès ses indications, le déve loppemen des faits dans chacune des séries que fournit lhistoire, on peut, dès aujourdhui, prévoir lavenir. La Iôi de perfectibilité est si absolue, elle et lon ne tardera pas, nous en sommes certains, lorsque le premier sourire de dédain sera effacé, à traiter Saint-Simon du nom de plagiaire: ce sera une preuve quil naura pas encore été compris mais quil sera bien près de lêtre. Lidée depcrfectibilit6, entrevue par Vio, Lssing, Turgot, Kant, Herder, Conriorcet, est restée stérile dans leurs mains, parce quaucun de ces philosophes na su caractériser le progrès; aucun deux na indiqué en quoi il consistait, comment il sétait opéré, par quelles institutions il sétait produit et devait se continuer ; aucun deux, en présence des faits nombreux de lhistoire, na su les classer en faits pro7res- sifs et faits rétrogrades; les coordonner en séries homogènes dont tout les termes fussent enchaînés suivant une loi de croissance ou de dècroissance; tous ignoraient enfin que les seuls éléments qûi intéressaient lavenir, et qui se soient fait jour à travers le passé, étaieit les Beaux-Arts, les Sciences et lindustrie et que létude de cette triple manifestation de lactivité humaine devait constituer la science sociale, parce quelle servait è vérifier le développement moral, intellectuel et physique du genre humain, eest-àdire son progrès sans cesse croissant vers Iunitc daffection, de doctrine e rIatiyité.
DE LA DOtTRINE SAINT-SIMONiENNE L3 est une condition si intime de lexistence de notre espèce, que toutes les fois quun peuple placé en tête de lhumanité est devenu stationnaire, les germes du progrès, qui se trouvaient comprimés dans son sein, ont été aussitôt transportés ailleurs, sur un sol où ils pouvaient se développer; et lon a vu constamment, dans ce cas, le peuple rebelle à la loi humaine sabîmer et sanéantir, comme écrasé sous le poids dun anathème. Ainsi sexpliquent ces décadences, ces chutes dempires dont le monde a été ébranlé, et qui ont porté lépouvante dans les coeurs irréligieux, en leur faisant croire quun aveugle destin se jouait do lhumanité. Non, messieurs, la tradition du progrès ne sest jamais perdue, la perfectihilit ne sest jamais démentie ; on a vu seulement la civilisation émigrer, comme ces oiseauxvoyageurs qui vont chercher, dans des contrés lointaines, un climat et une atmosphère favorables que ne doit bienlot plus leur offrir la contrée quils habitent. Aujourdhui tout porte à admettre que par la cessation des guerres, par létablisement dun régime qui mettra tin terme aux crises violentes, aucune rétrogradation, même partielle, naura lieu (Jsormais. Il y aura continuité et rapidité dans les progrès, pour lespèce humaine
36 EXPOSiTION tout entière, car les peuples senseigneront et se soutiendront les uns les autres. Mais, dira-t-on peut-être, quimporte lexplication donnée au progrès, pourvu que le progrès existe? Cette explication est de la plus haute importance; car sil était impossible de saisir un lien, un enchaînement dans la succession des faits du passé, létude de lhistoire deviendrait sans valeur; et cest ici le lieu de faire remarquer limmense distance qui sépare la vue historique de SaintSimon de toutes celles qui ont été produites jusquà lui. Depuis longtemps les philosophes ont fait dt genre humain lobjet de leurs investigations ; ils ont étudié son histoire à ses âges divers, et médité. sur les révolutions quil a subies. Mais au lieu de lenvisager comme un corps organisé, croissant progressivement daprès des lois invariables, ils ne lon considéré que dans les individus qui le composent; ils ont cru quà chaque époque de son existence il était arrivé à son entier développement. Aussi ont-il admis, sans hésiter, que les mêmes faits pouvaient toujours se reproduire identiquement, à toutes les époques. De ce point de vue, lhistoire ne leur est apparue que comme une vaste collection de faits et dob
DE LA DOCTRINE SÀIwr..SIMON1EMSE 137 servations ; et sils ont étudié les causes des révolutions humaines, ce na été que dans le but den tirer des préceptes de conduite en pareille occasion: voilà ce quon appelle très-gravement les leçons de lhistoire. Au point de vue du développement successif, il est évident que de pareilles leçons ne peuvent être quil1usoires, attendu que les mêmes circonstances ne sauraient pas plus se reproduire aux différents termes de la croissance de lêtre collectif, que les mêmes conditions phsio1ogiques aux différents âges de lindividu, et que des faits sociaux, en apparence semblables, mais se passant à des époques différentes, ne sauraient avoir ni la même valeur ni la même signification. Aussi lhistoire, telle quon la présentée jusquà ce jour, au lieu de servir dappui à un srstème complet et homogène, na été quun arsenal en désordre, où chacun a pu puiser des armes à sa guise, pour défendre des opinions contradictoires. Les historiens ont fait de lhomme un être abstrait et de raison, ils nont vu que lhomme individuel, se mani 1 « On prétend, disait Saint-Simon, que lhistoire est le « bréviaire des rois: à la manière dont les rois gouverbent, « on voit bien que leur bréviaire ne vaut rien. » (Mémoire présenté à Napoléon en 1818, p. 16.) 8 Vol. 41
138 EXPOSITION festant en divers lieux et à diverses époques, et ils ne lont observé, dans ces situations différentes, quatm de varier les aspects, et den faire jaillir des comparaisons: mais aucun na étudié la vie de lespèce humaine Les uns nous parlent de lenfance des sociétés, de leur jeunesse, de leur virilité, pour arriver à nous dire que nous en sommes à la caducité, et ils engagent lEurOI)o vieille et usée à tourner ses regards vers la jeune Amérique. Dautres prononcent les mots de progrès, de perfectibilité; mais cette terminologie, dans leur esprit, ne présente point lidée dune suite, dun enchaînement. Combien de fois nous a-t-ou dit que les nations sélèvent à un certain apogée de gloire, pour être ensuite replongées dans la barbarie ! A ce sujet on cite linde et lE gypte, Athènes et Rome, et ces exemples ont force de démonstration. I)es progrès ont été faits, des révolutions salutaires se sont opérées, on en convient ; mais les plus grands événements ne sont dus, suivant nos historiens, quà des causes contingentes; cest le plus souvent I( hasard, cest lapparition impré vue dun homme de génie, la découverte fortuite dun fait scientifique, qui les déterminent. On ne voit pas dans ces faits la conséquence de létat de société qui
11E LA DOCTRINE $I1NT - SIMONIENNE 9 les rendait nécessaires ; on ne voit pas que chaque évolution est le résultat indispensable dune évolution antérieure, chaque nouveau pas, un produit, pour ainsi dire, des termes déjà parcourus. On reconnaît lutilité des travaux exécutés par les générations précédentes, mais seulement comme offrant des matériaux pour les travaux à venir, ou comme multipliant les chances favorables à des progrès futurs: aussi voyez les lumineuses explications qui sortent de ce chaos. Si le christianisme est monté sur le trône avec Constantin, cest que le prince voulut animer les soldats quil conduisait à Rome pour détrôner Maxence; ou bien encore, pour ceux que narrête aucun obstacle, pas même celui des dates, cest que les prêtres païens refusèrent dabsoudre Constantin des meurtres de Crispus et de Fausta, et que les chétiens, plus indulgents, ne craignirent pas de laver le sang du fils et de lépouse. Les communes sont-elles affranchies au commencement du douzième siècle ; cest quo Louis le Gros voulut mettre un terme aux révoltes des seigneurs excités par son mortel ennemi. La réforme vient-elle enlever à lÉglise romaine une possession de quinze siècles: cc grand évé
i40 EXPOSITION nement nest dû quà la jalousie de deux ordies monastiques qui, dans un coin de la Saxe, se disputaient la ferme des indulgences, et peut-être aussi à lambition personnelle du moine Luther, ou au caprice de quelque prince. La révolution française... Elle fut amenée par les profusions de la cour, par la légèreté du ministre Galonne, qui dérangea les financés ; les plus profonds annalistes remontent jusquau partage de la Pologne. En vérité, messieurs, il faudrait énumérer toute lhistoire pour énumérer toutes les puériles hypothèses quelle a inspirées aux critiques du dix-septième siècle ; le langage, lécriture, labolition de lesclavage, la prédication de lÉvangile, ne sont, sans doute aussi, que dheureux coups de dés; car il semblerait, à entendre les historiens, que lhumanité joue à une grande loterie, où elle peut se ruiner ou senrichir; et quon nenous accuse pas dironie, cest bien ainsi quil assoient 1. « La b!zarre destinée qui se joue de ce monde, dit « Voltaire, voulut que le roi dAngleterre Henri VIII entrât dans la dispute. » (Essai sur 1c moeurs, t. iII, p. 219 et 226.) On voit que même pour les philosophes qui croient à la perfectibilité, cest encore le destin aveugle qui amène les plus grands événements.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4t leurs jugements, lorsquils attribuent plus ou moins au hasard les plus grands événements de lhistoire. Ce système favori a donné lieu à un proverbe populaire Aux grands effets petites causes. 11 y a loin de ces misérab1e explications des phénomènes humains à ce spectacle vraiment grand, vraiment imposant, de lhumanité accomplissant lentement la loi à laquelle elle est sou- mise, et à cette suite de lhistoire présentant une longue série de corollaires enchaînés les uns aux autres, et permettant, par la juste appréciation des événements accomplis, de déterminer ceux qui vont suivre. Lhistoire, étudiée daprès la méthode que nous venons dexposer, devient tout autre chose quun recueil dexpériences ou de faits dramatiques propres à récréer limagination elle présente un tableau successif des états physiologiques de lespèce humaine, considérée dans son existence collective; elle constitue une science qui prend le caractère de rigueur des scienceè exactes. Cependant on a élevé quelques doutes sur la rigueur des démonstrations tirées de. la série historique adoptée par notre école on a de-
EXPOSITION mandé si cette série était assez longue, et sil n avait pas imprudence à négliger toutes les traditions de lOrient. A cette objection, nous répondons que lhistoire de la série de civilisation dont la société européenne est aujourdhui le dernier terme embrasse environ trois mille ans, et que le développement de lhumanité pendant cette période, si vaste et si féconde, na pas seulement lavantage de présenter une longue suite de termes, mais encore quaucune autre époque historique nest mieux connue, et quelle est celle dont le dernier terme constitue létat de civilisation le plus avancé. Les Orientalistes sont loin davoir rempli les lacunes de lhistoire de lAsie, et, comme à chaque pas, dans cette histoire, il y solution de continuité, il est impossi 1)le dy suivre un développement régulier; il en est de ces fragments historiques comme des lambeaux dc terrain sur lesquels le géologue peut faire des hypothèses plus ou moins ingénieuses, mais oii il ne porte jamais le cachet de certitude scientifique quil imprime aux contrées ou les terrains se recouvrent successivement et sans interruption; il y a plus, on peut affirmer à lavance que, si linterpolation de cette série (celle de la civilisation orientale), est complétée,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 443 elle noffrira dans son ensemble que lun des termes qui flous sont connus : remarquons en outreque la Grèce avait transporté chez elle tous les progrès épars chez les autres peuples, et quelle se présente comme le résumé de toutes les civilisations qui avaient grandi jusquà elle. On se souvient que, plus de six cents ans avant Père chrétienne, Thalès, arrivant de lÉgypte, étonna les Grecs par la prédiction dune éclipse de soleil; on sait encore que les philosophes qui brillaient au Lycée avaient étendu leur savoir par de longs voages dans les pays les plus éclairés de lOrient. Peut-être, messieurs, après nous avoir entendu appuyer avec tant dinstance sur lutilité de lhistoire, comme vérification des conceptions de Saint-Simon sur le développement de lhumanité, nous reprocherez-vous de ne pas tenir assez compte du présent. Ce reproche ne serait pas fondé: si nous avons donné une valeur aussi grande aux observations faites sur lhu 1 Nous ne craignons pas même de dire que les Européens seiis sontcapables dapprendre au Indiens leftr propre histoire, et de voir dans leur traditions, dans leurs monuments, des idées, des faits qui ne sauraient être découverts et compris par les Indiens eux-mêmes.
144 EXPOSITION manité, cétait uniquement pour nous placer sur Je terrain où les hommes éclairés de notre époque se croient si bien assis, celui de la science; nous avons voulu leur montrer que si nous adoptions des vues nouvelles sur lavenir social, cest-à-dire des prédictions de phénomènes humains qui leur sont inconnus, nous suivions, pour justifier ces prévisions, la même méthode que lon observe dans toutes les sciences; nous avons voulu leur prouver que notre prévoyance avait la même origine, les mêmes bases jue celle qui apparaît dans las découvertes scientifiques; ou autrement que le uénie de Saint-Simon était de la même nature que celui do Kepler, de Gaulée, et ne différait du leur que par létendue, que par limportance des lois quil nous a révélées. Sans doute le présent nest quun point dans lespace, un moment dans le temps; il est le lien insaisissable du passé et de lavenir; mais nous savons quil renferme le résumé de lun, le germe de lautre; nous savons quil est le milieu dans lequel nous vivons, sollicité par ladouhie force et des souvenirs qui nous poussent et des espérances qui nous attirent; et que cest en lui et par lui que nous marchons sans cesse vers un meilleur avenir.
IE LA DOCTRINE SA.IXTS1M0NlENNE W Saint-Simon. s senti vivement le vide de ce milieu qui lentourait, et te froid glacial auquel iavaît fait descendre légoïsme qui le pénètre de toutes parts; mais il na pas désespéré de lhu manité, parce quil sentait en lui assez de vie, assez damour pour ranimer le monde il noubliait pas le présent puisquil savait y lire, avec le conviction du génie, que sa parole semée dans un sol qui semblait la rejeter ne tarderait pas à germer ; et nous, messieurs, perdons-nous de vue le présent, lorsque nous nous adressons à vous, lorsque nous venons vous apprendre ce quil y a de plus important à aimer, à connaître, à pratiquer, aujourdhui : la doctrine de no-. tre maître? Oui, messieurs, si nous avons insisté sur le caractère scientifique de la Doctrine, si nous avons cherché à calmer des inquiétudes, bien naturelles à une époque dont le caractère distinctif est le doute, nous serons heureux lorsque vous nattacherez à la science, aux raisonnements, aux démonstrations , à lobservation I. CeLLte prétention que lon affiche à la rigueur des drnonsfrations, à lhorreur pour les fietions,peut paraître bizarre, à une. époque où la plupart des dogmes politiques sont des fictions. Ainsi, dans les théories consiLutionnelles
146 EXPOSITION des faits, et, par conséquent, aux traditions, que limportance quelles méritent, et que nous leur attribuons nous-mêmes. Pour nous, pleins de foi dans lavenir que Saint-Simon nous an nônce, nous ne répudions pas, sans doute, la n2éth ode purement rationnelle, au moyen de làqaelle nous pouvons démontrer aux plus incrédules que cet avenir est une conséquence né cêssaire des progrès accomplis jusquà nos jou,rs: mais ces efforts de logique ne sont pas ceux que flous ambitionnons le plus de voir produire par lês âmes généreuses, quil nous tarde de sentir près de nous, cherchant avec nous à Téveiller les ayrnpathies de 1humanié, à confondre tous les coeurs dans un même amour. Avant de terminer, nous éprouvons le besoin de répondre à une objection que le sentiment les plus élevées, un roi a le droit de nommer ses ministres; mais les chambres peuvent les renvoer en refusant le bud jet. Quant un roi fait bien, cest lui qui a agi; quand il fait mal, ce nest pas lui; il peut déclarer la guerre, mais on a le droit de lui refuser les ressources qui lui sont nécessai res pour la faire; tous les hommes sont goux devant la loi mais les lois, sans prendre dautre base que la fortune répartie par le hasrd de la naissance, consacreut des méga lités (pairie, électeurs, éligibles, jurés, garde nationale). Toutes ces contradictions, tous ces mystères ont lapprobation dun publie qui se croit très-positil
DE LÀ DO(TRNE SA1NT-S1MON1ENE 141 pourrait élever contre nos idées. Sil a, dans lenchaînement des faits, une telle rigueur, que ceux de lavenir soient une conséquence nécessaire de ceux du passé, le genre humain serait il donc assujetti à une loi de fatalité? Oui; si un homme pouvait faire abstraction complète de ses désirs et de ses espérances, et du passé déduire froidement lavenir, par la seule voie rationnelle, cet homme devrait se regarder comme soumis à la fatalité; mais un pareil homme nexiste pas dans la nature. Tous éprouvent plus ou moins de sympathie pour la société, tous portent un regard intéressé vers lavenir, et là commence pour eux le point de vue providentiel. Sous lempire dun fatalisme brutal tel que le concevait lantiquité, lhomme, être passif à légard des événements, était entraîné malgré lui, sans rien prévoir, sans rien comprendre; poussé par une force aveugle, inappréciable, vers une destinée qui néveillait dans son ûme que la crainte et la répulsion, il demandait sans espérer, il semait dune main incertaine et sans oser rien attendre de ses efforts. La li que nous annonçons, cette loi toute de promesses et des pérances, mériterait-elle le même nom? Ah t messieurs, vous ne le pensez pas. Lhomme
148 EXPOSITION prévoit sympathiquement sa destinée; et lorsque par la science il a vérifié les prévisions de ses sympathies, lorsquil sest assuré de la légitimité de ses désirs, il savance avec calme et confiance vers lavenir qui lui est connu. Sans doute sa prévoyance ne peut aller jusquau détail et jusquà la fixation des dates; mais il sent que par ses efforts il peut hâter son bonheur. Sûr de sa destination, il dirige vers elle ses voeux, sa spontanéité; il sait, avant dagir, quel sera le résultat général de son action, et il y applique toute la puissance de ses facultés. Voilà comment il devient un agent libre et intelligent de sa destinée, quil peut, sinon changer (ce que dailleurs il ne voudMit pas), du moins hâter par ses travaux. Le fatalisme ne saurait inspirer dautre vertu quune morne résignation, puisque lhomme ignore et redoute le destin inévitable qui lattend; au point de vue providentiel, au contraire, se manifeste une activité pleine de confiance et damour: car plus lhomme a la conscienc.e de sa destinée, plus il travaille, de concert avec Dieu lui-même, à la réaliser. Dépouillez donc toute crainte, messieurs, et ne luttez pas contre le flot qui vous entraîne avec nous vers un heureux avenir; mettez fin à
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 149 lincertitude qni flétrit vos coeurs et vous frappe dimpuissance; embrassez avec amour lautel de la réconciliation, car les temps sont accomplis, et lheure va bientôt sonner où, suivant la transfiguration saint-simonienne de la parole chrétienne, TOUS seront appelés et TOUS seront élus. TROISIÈME SÉANCE. CONCEPTION. MTliODE. CLASSiFICATIoN HISTORIQUE. MEssIEuRs, En présence dune génération qui prétend, avant de croire, analyser, disséquer, pour ainsi dire, les éléments de ses croyances, ou mieux encore démontrer ses axiomes, nous devons tenir compte de cette disposition des esprits; il nous faut dabord briser les armes que lon serait tenté dopposer à lintroduction, de la doctrine de notre maître, et prouver la supériorité de cette doctrine, sur lê terrain,même de sesad
iO EXPOSITION versaires, pour acquérir le droit de les amener sur le sien. Nous devons montrer à un siècle qui se dit, par-dessus tout, raisonneur, que nos croyances sur lavenir de lhumanité, révélées par une vive sympathie, par un ardent désir de contribuer à son bonheur, sont justifiées par lobservation la plus rigoureuse des faits; nous devons prouver même que cette qualification de raisonneur, que se donne notre siècle, exprime bien plutôt une prétention quune véritable puissance. En effet, le monde présente aujourdhui trois classes de penseurs: les savants, plus ou moins spéciaux, les publicistes et les philosophes. Il est inutile de flous occuper ici des premiers (les savants speci9ux), leur incompétence, à légard des sujets qui nous occupent, est évidente, et nous nous hâtons dautant plus de les mettre en dehors de la question, que nous espérons, par là, faire apprécier à sa juste valeur labsurde aceu sation, si souvent intentée contre notre maître, dattribuer I» direction de la société aux chimistes, aux physiciens, aux astronomes, comme on lui reprochait, dans dautres circonstances, de vouloir confier les destinées sociales aux peintres et aux musiciens, et même aux mécaniciens, aux maçons et aux laboureurs. Quant
1)5 LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 1M aux publicistes, que font-ils? Ils sépuisent combattre au jour le jour, sans prévoyance, un pouvoir éphémère, qui présente, comme sort plus beau titre à lestime publique, le spectacle dune lutte entre les diverses parties de linstitution politique. Dun autre côté, les philosophes sont occupés à justifier cet état de lutte en démontrant, à laide de quelques faits hisJoriques isolés, ou de quelques vieilles idées métaphysiques, quil est une conséquence nécessaire et définitive des progrès de la civilisation et du libre développement des facultés de lhomme. Tous ces penseurs restent sans intluence sur la direction de la sociéé; la vie pratique de leurs contemporains leur échappe entièrement, et demeure en dehors du mouvement intellectuel dont ils se sont constitués les chefs. Personne enfin, malgré les noms dont on les honore, nest disposé à reconnaître, dans les théories contradictoires de nos publicistes, une science sociale, LA POLITIQUE; dans les abstractions de nos philosophes, une sciencede lhomme, LÀ. MORALE. Dailleurs, en attachant au titre de raisonneqr toute limportance quil mérite, où trouveraiton, parmi les esprits en possession de la faveur
E X POSITION populaire, des hommes qui, par létendue de leurs connaissances, par la puissance de leur logique, plissent SC comparer aux Leibnitz, aux Descarles, aux Malebranche, et, ne craignons pas de le dire, malgré les dédains du dix- huitième siècle, aux saint Augustin, aux saint Thomas? Mais si notre époque se montre inférieure à plusieurs de celles qui lont précédée, quant à la grandeur des conceptions, quant à leur influence sur la vie pratique, elle se distingue du moins par son affectation à najouter foi quaux faits, à nadmettre dautres moyens, pour la solution de tous les problèmes, que lobservation des Iits. Le procédé employé pour réunir les éléments de toute découverte, de toute invention, de toute idée nouvelle, est ce quon appelle la méthode positive, adjectif merveifl eux, devant lequel la foule sincline respectueusement sans le comprendre, et que ne comprennent pas beaucoup mieux ceux qui ne cessent de le répéter. Ajoutons que nulle part cette méLhode nest mise en usage, ni dans toute sa rigueur, ni avec la conscience de sa véritable nature. La méthode positive consiste, nous dit-on, à dresser un inventaire des faits que lon observe,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE sans se laisser préoccuper par aucun sentiment de désir ou dappréhension. Si cet inventaire est exact, il doit offrir au regard de lobservateur la loi de succession de tous les faits, cest- à-dire lexpression du rapport qui existe entre eux, et qui les lie. Quelques préliminaires nous sont indispensables avant dexaminer tout ce que présente de faux et dincomplet cette définition de la méthode positive. Lexercice de lintelligence humaine se divise en deux modes distincts, la conception et la vériflcation,linvention et laméthode : par le premier, elle découvre, elle devine, elle crée; par le second, elle justifie ses prévisions, ses inspirations, ses révélations. Que dautres que nous sefforcent danalyser, de décomposer, de définir le procédé de la conception, de linvention, nous ne lentreprendrons pas; car ce serait essayer de définir le uénie or, le génie, pour nous, est indéfinissable; cest un phénomène un de sa nature, au delà duquel nous ne saurions remonter; cest le principe de toute connaissance humaine; cest, dans le domaine de lesprit, ce que le mouvement est dans lordre de la matière, ce que la VIE est pour tout être AIMANT.
154 EXPOSITION Pour bien apprécier la nature de ces deux procédés de lintelligence humaine, la conception et la vérification, il est nécessaire de se rendre compte de la situation où lhomme se trouve, scion quil emploie lun ou lautre. En réalité, lhomme nest jamais isolé dans le milieu qui lentoure; toutefois, par effort dabstraction, tantôt cest le monde, tantôt cest son individualité propre qui labsorbent presque exclusivement : dune part, et en suivant, aussi loin quil lui est donné de le faire, ces abstractions, le monde lui apparaît comme une pure création de son esprit; de lautre, au contraire, il sanéantit lui-même devant ce phénomène immense qui lenvironne; en dautres termes, tantôt sa puissance créatrice, son activité, sa spontanéité sexaltent, et il impose aux faits quil contemple les formes de son être; tantôt, au contraire, sim pie observateur, passif, infécond, .il réfléchit en lui les fails (lui se produisent hors de lui: dans le premier cas, il veut, il commande, il parle; dans lantre. il se laisse entraîner, il obéit, il ecoute, dans lun il invente, dans lautre il véri lie ; alternativement il est poète et raisonneur, il est savant I. Rappelons encore que laiialyse philosophique, ou mieux
DI LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 155 Cest en passant de la vue active à la vue passive, du rôle de créateur à celui dobservateur, de limagination au raisonnement, que lhomme arrive à la plénitude de sa puissance scientifique. La méthode, sanction do la pensée primitive, imprime aux créations du génie le cachet qui distingue si nettement loeuvre du savant do celle dupoête. Quest-ce que la méthode? Les mêmes priai cipes philosophiques que nous venons dappliquer à lexamen des procédés de la faculté de connaître, dans lhomme, vont nous rendre compte du moyen employé par lui pour justifiei ses prévisions, ses découvertes, cestà-dire de la méthode; car, nous le répétons, tel est surtout encore metaphysique, à laquel1e nous nous livrons ici, et par laquelle nous décomposons luxrrÉ de lexistence intellectuelle de lhomme en deux parties (listinctes, iia dautre valeur que celle que peuvent avoir (les ubstr,jctio,is ; nous aurions pu dire, en employant le langage newtonien: les choses se passent conirne si lhomme t.ait alternativement actif et passif, acteur et spectateur, inventeur et vérilica teur, quoique en réalité, à chaque moment de sou existence, de quelque durée que soit ce moment, il soit en mème temps actif et passif. La division qo nous étaldissons nexprime clone que des prédominances, constantes chez certains individus comparés dautres, mais alternatives dans chaque homme.
EXPOSITION son but : toutefois, avant de faire cette application, reprenons la définition que nous avons citée plus haut de la méthode positive. Elle consiste, dit-on, à faire un inventaire des faits, sans se laisser préoccuper par aucun sentiment de désir ou dappréhension. Mais dans quel ordre classer ces faits? Quel sera le premier ou le dernier? Et, avant toutes choses, pourquoi vouloir, pourquoi désirer les mettre en ordre? Le savant croit donc quun certain ordre existe entre ces faits, il le croit même fermement; car il sefforce de le découvrir : ce nest pas tout, il ne suffit pas de croire quil existe un ordre, il faut découvrir quel est cet ordre; dans nombre infini dhypothèses qui se présentent, quelle sera celle quil choisira pour la vérifier, cestà-dire pour voir si tous les faits que cette hypothèse lui semble devoir embrasser sont effectivement compris par elle? Faut-il, avant de sarrêter à 1. Nous employons à dessein ce mot infini, parce que telle est, en effet, la position dans laquelle se trouverait lhomme, si son organisation même ne lui faisait pas une nécessité de préférer telle hypothèse à telle autre, cestà dire si, avant dobserver des faits, avant dagir, il navait pas conçu le désir dobserver certains faits, de produire certains actes, en dautres termes, sil navait pas de volonté, principe, cause, mobile de toute son activité intellectuelle et physique.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE une de ces hypothèses, quil ait observé tous les faits? Combien faut-il quil en ait observé pour oser prononcer? Et dajlleurs, pour les observer même, rie faut-il pas quil découvre un rapport entre un fait déjà observé et celui quil observe? Or, pour affirmer quun rapport de telle ou telle natire existe entre deux faits, il faut nécessairement supposez que lon connaît intimement toutes les conditions dans lesquelles ces faits se produisent (ce qui dépasse la puissance humaine), car une de ces conditions venant à changer, le rapport serait différent. Ainsi la science humaine naurait rien de certain, disons plus, elle naurait rien de probable, puisque le nombre des conditions dexistence qui sont connues par lhomme nest jamais quun infiniment petit par rapport à celles quil ignore. Ici, sans doute, on nous accusera dinjustice, on nous opposera les superbes travaux des savants de nos jours sur le calcul des probabilités; mais ce sont précisément ces travaux qui prouveront toute la vérité de ce que nous venons de dire. A quelles conditions le mot probabilité veut-il dire quelque chose? Ou , autrement, quelles sont les hypothèses quil faut admettre, les croyances quil faut préalablement avoir,
EXPOSIT10 ROUF (lue louvrage de M. de Laplace lui-même ne soit pas un vain assemblage de mots? Là flous raisonnons comme si toutes les boules renfermées dans une urne ôtaient parfaitement sem blables, comme si lurne était faite de telle manière que toutes ces boules égales eussent une chance semblable de sortir; or, si ces hypothèses étaient la réalité, tout calcul serait impossible, car aucune boule ne sortirait. Ici nous prévoyons le retour dii lever du soleil, comme si toutes les circonstances qui ont permis quil se levât depuis un long espace de temps (et quest-ce que ce long espace de temps, en présence de léternité? un point) devaient se coriti nuer sensiblement les mêmes. Enfin partout règne cette croyance, sans laquelle, il est vrai, aucune science humaine nest possible ou utile, savoir, quil y a constance, régularité, ordre dans la succession des phénomènes. Comme nous venons do le dire, le nombre des hypothèses que lon peut concevoir sur un phénomène attendu, le lever du soleil, par exemple, est infini; lhumanité adopte celle qui est justifiée par lobservation d.u passé, et elle dit que cellelà est la plus probable, parce quelle croit à lordre; car en faisant abstraction de cette croyance, la
UE LA LIOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 159 quantité finie dobservations faites naurait aucune valeur, en présence du nombre in fini de phénomènes possibles. Revenons à la méthode. Toutes les écoles philosophiques ont reconnu deux modes distititts du raisonnement humain, au moyeu desquels une série de fails étant donnée, lobservateur la parcourt, tantôt en remontant des faits particuculiers aux faits généraux, et tantôt en descendant des faits généraux aux faits particuliers. On se rappelle la figure sous laquelle Bacon exprime cette idée, léchelle double; Saint Simon la reproduite sous une foule de formes. Ce quil nous importe de conshiter ici, cest qe ces deux modes de lesprit, qui coiistituent, à proprement parler, la logique, ont une importance semblable, et que djscuter de la supériorité de lanalyse sur la synthèse, cest, comme le dit Saint-Simrni, rechercher sil vaut mieux baisser ou élever le piston dun pompe pour la mettre en jeu. Lorsquune conception nouvelle semble pouvoir lier des faits, il a deux moyens de vérifier cette conception, savoir : parcourir la série des faits en descendant du fait désigna PAB LA CONCEPTION MÊME, comme ôtant le plus général, au fait le plus particulier, en observant si tous
160 EXPOSITiON les faits intermédiaires peuvent se ranger régulièrement dans cette série, par ordre de particularisation de plus en plus grande; ou bien, remonter du fait désigné par la conception comme étant le plus particulier, au fait le plus général, en classant les faits intermédiaires, par ordre de généralisation. Ces deux aspects, sous lesquels nous venons denvisager la méthode, ont Pun et lautre un principe et un résultat distincts : lun est lopération par laquelle la loi de production des phénomènes étant donnée, le savant prononce que tel phénomène aura lieu; par lautre, au contraire, il affirme que tel phénomène qui a eu lieu était une dépendance de la loi conçue : le premier sapplique donc spécialement à prévoir le second à raconter; mais tous deux sont la justifl 1 Nous répétons ici ce que nous avons dit plus haut, à loccasion de la division étal)lie entre la CONCEPTI0( et le raisonl7emel)t, la posi et la ssienee: la synthèse et lanalyse ne sont jamais complètement isolées lune de lautre, mais lune ou lautre se manifeste pins particulièrement à nous, selon que la science dont nous nous occupons revêt le caractère spéculatif ou descriptif; sans doute, une loi étant donnôe, on peut prophétiser, daprès elle, aussi bien des faits qui ont dû avoir lieu, que des faits qui auront lieu, mais le mot même dont nous nous servons ici, prophétiser, est évidement pris ( orsquil sagit du passé) par extension
DE LA DoCTRiNE SINT -SIMDNLENNE wt cation, dans lavenir et dans le passé, par ce qui sera et par ce qui a été, de lINSPIRATION produite en lhomme par ce qui EST, cestà-Wre de la manière dont lêtre SENT la vie universelle en lui et hors de lui. Voilà toute la méthode, voilà toute la logique; mais la logique et la méthode supposent des conceptions et nen donnent pas, comme les poétiques supposent des poèmes et nen inspirent pas; tout ce que nous avons dit ici na pas pour but de donner des indications nouvelles sur les procédés de lesprit humain, mais uniquement de faire senljr la confusion établie si souvent, jusquici, entre linvention et la méthode, et linconvénient qui résulte de la préféeence accordée par tous les métaphsicieiis à lun ou à lautre mode de raisonnement, comme étant celui qui conduit à la découverte; les uns préférant la synthèse, les autres lanalyse; les premiers contemplant, comme le dit Saint-Simon, les principes généraux, les faits généraux, les intérêts généraux; les autres observant minuticude sa vaeur véritable; cestiidire, par conséquent, que lhomme, quand il jette les eu sur le passé, Le considère particulièrement comme étant connu, quoiquil soit, au point de vue de lunité, aussi inconnu que lavenir. 9 Vol. 41
4$ EXPOSATIOtI sement les principes secondaires, les faits particuliers, les intérêts privés. Résumons ce qui précède. Lhomme conçoit et vérifie, cest dire quil est savant; car il sait, lorsquaprès avoir imaginé, il Justifie sa création, son hypothèse; il sait quand Hile sa prévoyance à ses souvenirs, par un enchainement non interrompu de causes et deffets; il sait enfin, il veut savoir, parce que, amoureux de lordre, il trouve dans le passé, auquel il croit, un gage de lavenir quil désire. Lopinion commune est que lesprit humain, observant une masse de faits, passe àuccessivement de run à lautre, et parvient ainsi, sans interruption, des faits particuliers au fait gdnérai, à la loi qui les lie; cest-à-dire que la conception, la découverte de cotte loi, serait la conséquence, le résultat logique du dernier (ait obtervé. Il ny pas dexemple dune pareille marche dans rhisioire des découvertes humaines. Assurément la prés. nos des (ails qui nous entourent est la circonstance (extérieure à lhomme) qui inspire mie pensée de c.xdinalion; mais entre cette pensée et le fait occasionnel qui y a donné lieu, il ny a pas de contact imind-. diat, ily une lacune qui ne saurait être comblée
DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE 16 par aucune méthode, et que le génie seul peut franchir. Il est indubitable que toutes les conceptions successives sont enchaînées lune à lautre; que la dernière ne peut se manifester quaprès toutes les précédentes, mais ce nen est pas pour cela une déduction; son auteur ne sest pas dit préalablement Telles vues générales ont été produites, donc il y a lieu den concevoir une nouvelle de telle espèce. 11 fallait, sans contredit, que lhumanité eût fait tous les progrès qui ont précédé le siècle de Socrate pour quil sélevât à la conception de lunité de cause qui devait contribuer à changer la face des sciences, celle du monde tout entier; il fallait aussi que la carrière ouverte par la conception de Socrato eût été entièrement parcourue, pour que Saint-Simon apparût à son tour; mais lorsque leur temps est arrivé, ces deux hommes extraordinaires ont saisi leur pensée créatrice par linspiration du génie, et non pas au moyen dune méthode. Cependant, après avoir donné à la méthode le véritable rang auquel elle petit prétendre, quon ne croie pas que nous soyons injustes envers elle. Sans doute la science sest trop longtemps confondue avec la poésie; liIneginatio! a trop souvent méconnu lappui quelle devait trouver
164 )XPOStT1ON dans le raisonnement; est-ce un motif pour quaujourdhui la science repousse, méconnaisse, déchire le sein doù elle émane et qui la nourrit? Quon nous permette une sévérité vraiment sainte, lorsque nous vorons des assembleurs de faits, instruments glacés dobservation manoeuvres du génie, apporter avec défiance, avec envie, lès matériaux de lédifice dont le plan a été tracé jar la main dun maître créateur. Non, nous ne méconnaissons pas limportance du raisonnement et de la méthode qui en dirige, qui en perfectionne le procédé; nous-mêmes, ne disons-nous pas que létude de lhumanité ne formera réellement une science digne de ce nom quau moment où lhistoire, ce vaste champ dobservations, éclairée par la lumière que le génie de Saint-Simon a répandue sur elle, se présentera aux reux du plus sévère logicien comme une série non interrompue de progrès, depuis lassociation la plus étroite et la plus sauvage jusquà la société la plus AIMANTE, la plus savante, la plus riche quil soit donné à lhomme de concevoir, de désirer? Mais quon ne sy trompe pas, la faveur dont jouit aujouidhui la méthode positive, faveur que lon peut nommer populaire, ne provient
flE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 165 point, ou du moins dépend à peine des services quelle a rendus à la science. Son crédit vient de plus haut, mi a vu en elle autre chose quune arme dacadémie; cest surtout comme machine de guerre, comme levier de destruction contre une loi religieuse, contre un ordre social dont le poids fatiguait lEurope depuis deux siècles, quelle est aimée et préconisée. Et, en effet, quelle arme plus puissante pouvait être employée contre une doctrine qui présentait le monde comme empreint de spontanéité, de vie, damour, qui appelait sans cesse lesprit de lhomme dans un monde nouveau, que lesprit seul devait concevoii! Quelle arme plus puissante contre les croyances chrétiennes, en un mot, quune méthode qui couvrait dun suaire de mort lunivers et lhomme luimême, qui les présentait lun à lautre comme des assemblages fortuits de molécules soumises à un ordre purement mécanique, comme des cadavres privés de ce feu sacré qui jusque-là les avait unis lun à lautre, les avait fait marcher de concert vers une commune destinée? Voilà les véritables titres de la méthode scientifique actuélle à la faveur dont elle jouit, disons-le aussi, à la reconnaissance des hommes; car le bonheur de
166 EXPOSITION lhumanité exigeait que loeuvre de destruçtion à laquelle elle a été si puissamment employée fût accomplie. Nous lavons déjà dit, personne plus que nous ne sent aujourdhui lutilité dune division entre la POÉSIE et la i1 lIMAGINATION et le raisonnement; personne aussi mieux que nous ne sait comment leur confusion primitive a été une condition du progrès, cest-à-dire comment, à lorigine des sociétés, les chefs de lhumanité devaient être à la fois poètes, savants, et même guerriers, prophètes, législateurs et rois 1; mais cest précisément parce que nous savons tout I. Nois verrons plus tard- comment la division ds pouvoirs en spirituel et temporel, au moyen ége, facilita le développement progressif de lhumanité: remarquons seulement, pour lobjet qui nous occupe ici, que le pouvoir spirituel, ou clergé chrétien, présentait encore la confusion dont nous avons parlé, et que là, les mêmes hommes soccupèrent de poésie et de science. Toutefois la division du clergé en deux parties, le clergé séculier et le clergé régulier, lun plus particulièrement chargé de la prédication et du service de Dieu en prscnce d-es fidùles, lautre renfermé dans les cloîtres, et travaillanL, hors du mouvement toujours passionné des masses, à lélaboration du dogme à la constitution de la science de Dieu, témoignait de la tendance de lhumanité, non pas à rendre étrangeres la flELIGION et la science, la Posia et la raison, mais à donnei à chacune delles le rôle qui lui est propre, à en confier la culture à des mains différentes.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 267 cela, que nous pourrions mettre en pratique, réaliser cette division avec plus de rigueur encore que les savants qui semblent en revendiquer la propriété exclusive, et qui tous sont loin dy être entièrement soumis. II nous tarde, Messieurs, de faire sur lhistoire de lhumanftô une large application des principes que nous venons détablir. En jetant les yeux sur le passé, et avant clobserver en déteil les faits que nous transmet la tradition, ne faut-il pas nous demander quel fil conducteur nous conduira dans cette immense labyrinthe? Tous ces faits, jusquà nous, ont déjà été observés, classés, nommés; les monuments des diverses civilisations qui se sont succédé ont été décrits ou sont encore debout; les livres quelles ont produits sont sous nos yeux, traduits, commentés, expliqués; enfin les grands hommes qui ont remué les masses, les lois auxquelles ces masses ont obéi, les croyances qui remplissaient leurs drues, tout est là, tout est vivant encore pour celui qui aime lhumanité, qui connaît ses destinées et sapplique à les réaliser. A. quoi nous servent tous ces faifs, si nous ne savons pas y lire, en c&ractères distincts, une
168 EXPOSITION volonté, un désir, un but cherché, jamais atteint, mais dont lhumanité sst rapprochée sans cesse, et vers lequel nous devons nous- mêmes laider à se diriger? A quoi nous servent-ils, si nous ne savons pas les lier entre eux par une conception générale, qui, les em brassant tous, nous indique la place que chacun deux doit occuper dans la série du développement de lespèce humaine? Et quel puissant génie nous révélera cette conception? Un homme passionné pour lhumanité, aimant lordre et vivant au milieu dune société en désordre, brûlant dii désir de voir ses semblables associés, frères, au moment même ou tous, autour de lui, sont eu lutte, en guerre, se déchirent; un homme éminemment srmpathique,poÉte avant dêtre savant, vient donner à la science humaine une nouvelle base, de nouveaux axiomes; Saint-Simon dit : « Lordre, la paix, la« mour, sont pour lavenir: le passé a toujours « aimé, étudié, pratiqué la guerre, la haine, lantagonisme; et cependant lespèce humaine « marchait sans cesse vers ses pacifiques desti« nées, passant successivement dun ordre im « parfait à un ordre meilleur, dune association « faible, étroite - à une association plu forte,
D E LÀ DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 169 » plus étendue; et chaque pas quelle faisait « était dabord une crise pour elle, car il liii « fallait nier son passé, briser violemment les « liens qui avaient été salutaires à son enfance, « mais qui devenaient des obstacles à son développement.)> A ces paroles de notre maître, lhistoire prend un caractère tout nouveau; lobservateur, le savant vérifie, par un nouvel examen du passé, cette sublime inspiration du génie; il cherche comment à la hutte du sauvage a succédé la cité, à la cité la patrie, à la patrie lhumanité; il observe, dans cette longue suite de siècles qui nous précèdent, quelles sont les époques où les hommes appartenant dabord à la famille, ensuite à une cité, plus tard enfin à une même patrie, semblent liés avec amour aux destinées de leur race, de leurs concitoyens, de leurs compatriotes; quelles sont celles au oontraire où les liens daffection sont rompus, où lordre quon avait aimé devient oppressif et incompatible avec les nouveaux désirs qui agitent les coeurs. Dans les premières, tous Ls effort semblent converger vers un même but; dans les auies, chacun sisole: dans les unes, tous les éléments du corps social se rapprochent, se combinent, sorganisent; dans les secondes, la dis.
170 EXPOSITION solution et la mort paraissent chaque jour plus prochaines, jusquà ce quun germe damour vienne rappeler à la vie, unir plus fortement que jamais les membres de ce corps fatigué par une crise terrible. Ainsi une première et large classification du passé nous est donnée; nous pouvons le décomposer en époques organiques, dans lesquelles se développe un ordre social, incomplet puisquil nest pas universel, provisoire puisquil nest pas encore pacifique, et en époques critiques, dans lesquelles lordre ancien est critiqué, attaqué, détruit, et qui sétendent jusquau moment où un nouveau principe dordre est révélé au monde. Jetons les yeux sur la série de civilisation laquelle nous nous rattachons directement, et qui nous est le mieux connue. Élevés au milieu des lettres grecques et romaines, fils de chrétiens, témoins du déclin du caiholicisme, et de la tiédeur même de la réforme, deux périodes critiques nettement prononcées nous apparaissent dans la durée de vingt4rois siècles : 1° celle qui sépara le polythéisme du christianisme, cest-à- dire qui sétendit depuis lappari[ion des premiers philosophes de la Grèce jusquà la pré
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t1 dication de lÉvangile; 2° celle qui sépare la doctrine catholique de celle de lavenir, et qui comprend les trois siècles écoulés depuis [4uther jusquà nos jours. Les épôques organiques correspondantes sont : 10 celLe où le polrthéisme grec et romain fut dans la plus grande igueur, et qui se termine aux siècles de Périclès et dAuguste; 2° celle où le catholicisme et la féodalité furent constitués avec le plus de force et déclat, et qui vint finir, sous le rapport religieux, à Léon X, sous le point de vue politique, à Louis XIV. Quelle est la destination de lhomme par rapport à son semblable, quelle est sa destination par rapport à lunivers? Tels sont les termes généraux du double problème que lhumanité sest toujours posé. Toutes les époques organiques ont été des solutions, au moins provisoires, de ces problèmes; mais bientôt les progrès opérés à laide de ces solutions, cest-à-dire à labri des institutions sociales qui avaient été réalisées daprès elles, les rendaient ellesmêmes insufti santes, et en appelaient de nouvelles; les époques critiques, moments de débats, de protestation, dattente, de transition., venaient alors remplir lintervalle par le doute, par lindifférence
EXPOSITION àlégardde ces grands problèmes, par légoïsme, conséquence obligée de ce doute, de ce Lie indifférence. Toutes les fois que ces grands problèmes sociaux ont été résolus, il y a eu époque organique; toutes les fois quils sont demeurés sans solution, il y a eu époque critique. Aux époques organiques, le but de lactivité sociale est nettement défini; tous les efforts, avons-nous déjà dit, sont consacrés à laccomplissement de ce but, vers lequel les hommes sont continuellement dirigés, dans le cours entier de leur vie, par léducation et la législation . Les relations générales étant fixées, les relations individuelles, modélées sur elles, le sont également; lobjet que la société se propose datteindre est révélé à tous les coeurs, à toutes les intelligences; il devient facile dapprécier les capacités les plus propres à favoriser sa tendance, et les véritables supériorités se trouvent naturellement alors en possession du pouvoir; il y a légitimité, souveraineté, autorité, clans I. Nous renvuons aux leçons dans lesquellcs ces deux sujets (léucation et la 1éislaIion) sont traités du point de vue de la cloctiiue de SainlSimoii; disons eependar, dés présent, que ces deux mots représentent, pout nous, autre chose que nos codes et lenseignement de nos colleges.
1E LA 1)0(TR1NE SAINT-SiMONIENNE i lacception réelle de ces mots, lharmonie règne dans les rapports sociaux. Lhomme alors voit lensemble des phénomènes régi par une providence, par une volonté bienfaisante; le principe même des sociétés hurriaines, la loi à laquelle elles obéissent se présente à lui comme lexpression de cette voLonté, et cette croyance commune se manifeste par un culte qui attache le fort au faible, et le faible au fort. On peut d.ire, en ce sens, que le caractère des époques organiques est essentiellement zeligieux. Lunité qui existe dans la sphère des relations sociales se réfléchit dans un ordre de faits que nous devons mentionner particulièrement ici, à cause de limportance que lon y attache aujourdhui; nous voulons parler des sciences. Les spécialités diverses dont elles se composent ne se présentent, aux époques organiques, que comme une série de sous-divisions de la conception générale du dogme fondamental. II y a réellement alors encyclopédie des sciences, en conservant à ce mot, encyclopédie, sa véritable signification, cest-à-dire enchaînement des connaissances humaines . 1. Nous verrons, toutefois, plus tard, comment certaines
174 )XP0SlTlON Les époques critiques offrent un spectacle diamétralement opposé. On aperçoit, il est vrai, à leur début, un concert dactivité, déterminé par le besoin géneralement épLouvé de détruire; mais la divergence ne tarde pas à éclater et à devenir complète, de toutes parts lanarchie se manifeste, et bientôt chacun nest plus occupé quà sapproprier quelques débris de lédifice qui sécroule et se disperse, jusquà ce quil soit rédùit en poussière. Alors le but de lactivité sociale est complétement ignoré, lincertitude des relations générales passe dans les relations privées; les vêt itables capacités ne sont plus et ne peuvent plus être appréciées; la légitimité du pouvoir est contestée à ceux qui rexercent; les gouvernants e les gouvernés sont en guerre; une guerre semblable sétablit entre les intérêts particuliers, qui ont acquis chaque jour une prMominance plus marquée sur lintérêt générai, légoEsme enfin succède au dévouement, comme lathéisme à la dévotion. Lhomme a cessé de comprendre et sa relation avec ses semblables, et celle qui unit sa destinée sciences nont pas été comprises directement dans tencyclopédie catholi pie. cest-à-dire dans le dogme chrétien; les sciences physiques, par exemple.
liE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 115 à la destinée universelle; il passe de la foi au doute, du doute à lincrédulité, ou plutôt à la négation de la foi ancienne, car cette négation nième est une foi nouvelle; il croit à la fatalité, comme il avait cru à la Providence; il aime, il chante le désordre, comne il avait adoré et célébré lliap,nonie. A ces époques, on voit se produire une foule de systèmes qui excitent plus ou moins la sym patliie de quelques fractions de la société, et qui la divisent de plus en plus, tandis que, presque à son insu, lancienne doctrine et les vieilles justjtutions qui la représentent encore coiitinuent à lui servir de lien, ou du moins opposent une barrière à lexcès du désordre. Les divers systèmes des connaissances humaines ne composent plus une unité, ce que lhomme sait ne forme plus un dogme; la collection des sciences ne mérite plus le nom den. cyclopédie, car le recueil qui les contient, quelque volumineur quil soit, nest plus quune agrégation sans enchainernnt. A de telles époques. où tons les liens sociaux sont brisés , les mass3s ne ressentent quim parfaitelT1en limmense lacune qui se révèle dans lactivité MoRALE; cette lacune est comblée, pour
j7 SXPOSITEON elles, par un surcroît dactivité spirituelle ou matérielle, SANS BUT SYMPATHIQUE, sans inspiration damour. Mais les âmes supérieures contemplent labîme avec effroi; tantôt le néant moral met dans leur bouche la satire amère et sanglante, tantôt il leur inspire des chants de tristesse et de désespoir. Cest à de telles époques que lon voit apparaître les Juvénal, les Perse, les Goethe et les Byron. En résumé, les caractères distinctifs des époques organiques sont lunité, lharmonie dans toutes les branches de lactivité humaine; tandis que ce qui distingue les époques critiques, cest lanarchie, la confusion, le désordre dans toutes les directions, Dans les premières, lensemble des irIe» géndrales a eu, jusquici., le nom de religion.; dans les secondes, elles se sont produites sous ceIui de philo.sophi6, expression qui, dans ce sens, na quune valeur de destruction à légard des anciennes croyances. Observous toutefois que les idées destinées à servir plus tard à la réorganisation adoptent également, à leur naissance, le titre de philosophie. Aux époques organiques, enfin, la manifestation la plus élevée des sentiments porte le nom de culte, dans lacception la. plus directe du mot;
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 177 aux époques critiques, elle prend celui de beaux- arts, expression qui renferme la même pens,ée critique, à légard de celle du culte, que le terme de philosophie, par rapport à celui de religion. Nous avons déterminé les caractères généraux des époques organiques et critiques : dans toutes les époques dune même nature, organique ou critique, quels que soient le lieu et le temps, les hommes sont toujours occupés, dans la durée des pfemières, à édifier; pendant la durée des secondes, à détruire. Les différences que lon peut remarquer entre deux époques organiques, ou entre deux époques critiques, tiennent seulement à la nature de lobjet quil sagit dédifier ou de détruire. Lin[ensité de la croyance, létendue de lassociation, donnent à chacune delles une nuance particulière; mais lappréciation des détails qui distinguent telle époque de telle autre de même nature est de peu dimportance, et facile à faire pôuu chacun, une fois quon a saisi les caractères communs à toutes les époques critiques, et ceux qui appartiennent à toutes ls époques organiques. A chaque instant, dans le cours de cette exposition, la division que nous venons de faiie dans lhistoire sera reproduite et justifiée par
178 EXPOSITION une nouvelle appréciation des faits que nous livrent les traditions humaines; cette grande conception sera pour nous une véritable boisso1e dans notre retour vers le passé, comme elle nous servira, mais sous une autre forme, pour nous diriger vers lavenir. Nous disons sous une autre lrmo, parce quaujourdhui lhumanité sachemine vers un état définitf, qui sera dispensé de ces longues et douloureuses alternatives, et où le progrès pourra sopérer sans interruption, sans crises, dune manière continue, régulière, et à tous les instants; nous marchons vers un monde où la religion et la philosophie, le culte et les beaux-. arts, le dogme et la scienbe, rie seront plus divisés; où le devoir et lintérêt, la théorie et la pratique, loin dêtre en guerre, conduiront à un même but, lélévation morale de lhomme; enfin où la science et lindustrie nous feront chaque jour mieux connaître et mieux cultiver le monde alors la raison et la force, unies comme deux soeurs, feront remonter vers la source où elles puisent la vie, vers lAMoUR, une commune action de grâces, un hymne de reconnaissance, et recevront de lui lINSPIRATION, le souffle CRÉATEUR sans lequel elles resteraient dans le néant.
DE LA DOGTRI?{E SAINT-SiMONIENNE 179 Messieurs, lère critique, commencée il y a trois siècles, a complétement achevé sa tâche; la destruction de lancien ordre de choses a été aussi radicale quelle pouvait lêtre, en labsence de la révélation de lordre nouveau qui doit sétablir. Les doctrines nées au seizième siècle et celles quelles venaient combattre se font à peu près équilibre; ce qui reste de celles-ci dans les masses suffit pour maintenir lordre au sein de la société; ce qui sest établi des autres suffit pour opposer une barrière invincible à la rétrogradation. Les hommes qui veulent le bonheur de lhumanité, ceux qui se sentent puissamment animés du désir de préparer son organisation définitive, cest-à-dire de réaliser ses pacifiques destinées, peuvent donc laisser en présence deux sociétés déjà vieillies, deux intérêts qui appartiennent au passé; et, quittant une arène où les efforts se consument en vains débats, consacrer tout ce quils ont dAMouR, dintelligence et de force à la réalisation de cet avenir que Saint-Sirnon nous a révélé.
EXPOSITION QUATRIÈME SÉANCE. ANTAGONISME. ASSOCIATION UNIVERSELLE. DÉCROISSANCE DE LUN, PflOGRiS SUCCESSIFS DE LAUTRE. Messieurs, Nous vous avons montré, dans notre dernière réunion, quels furent les caractères généraux des époques organiques et des époques critiques dans le passé; vous avez dû entrevoir que cette alternative dépoques dordre et de désordre avait été la condition du progrès social; il nous reste à faire sentir comment, en effet, cette succession continuelle de grandeur et de décadence apparentes, communément appelée les vicissitudes de lhumanité, nest autre chose que la série des efforts faits par elle pour atteindre un but délinitif. Ce but, cest lassociation universelle, cest- à-dire lassociation de tous les hommes, sur la surface entière du globe, et dans tous les ordres de leurs relations; mais, dira-L-on peut-être, lassociation nest quun moen, il sagit de déterminer quel doit être le but de celle vers laquelle
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 181 lhumanité sachemine. Pour quiconque voudrait réfléchir à la rigueur des termes, il est évident que la fin et le moyen sont à la fois exprimés, au moins dune manière générale, dans ceux que nous employons ici, et que lassociation universelle ne peut sentendre que de la combinaison des forces humaines dans la direction paciiiqzze. Toutefois, le terme dassociation nétant appliqué de nos jours quà des combinaisons étroites, q.ui nembrassent quun seul genre dintérêt, il nous paraît indispensable, pour faire apprécier léteiidue de cette expression dans lordre didées oi nous la transportons, et même avec lépithète que nous y joignons, de distinguer, parmi les phénomènes historiques, ceux qui placent lhumanité en dehors de lassociation, de ceux dont le développement a sans cesse tendu à len rapprocher. Lorsquon se transporte à un point de vue assez élevé pour embrasser à la fois le passé et lavenir de lhumanité (termes inséparables, car il se présentent revêtus dune égale certitude, t lun ne saurait être jugé sans la conception de lautre), de ce point de vue, on reconnaît que, dans sa durée totale, la société comprend deux
182 EXPOSITION états généraux distincts : lun provisoire, qui appartient au passé; lautre définitif, (lui est réservé à lavenir létat dantagonisme et Fétat dassociation. Dans le premier, les diverses agrégations partielles, coexistantes, se regardent entre elles comme se faisant réciproquement obstacle, et néprouvent lune pour lautre que de la défiance ou de la haine; chacune delles naspire quà détruire ses rivales ou à les soumettre à sa domination. Dans létat dassociation, au contraire, la classification de la famille humaine se présente comme une division du travail, comme une systématisation defforts pour atteindre un but commun; chaque agrégation particulière voit alors sa prospérité, son accroissement, dans ceux de toutes les autres agrégations. Nous ne prétendons pas dire, assurément, que la marche de lhumanité soit soumise à laction de deux lois générales, lantagonisme et lassociation le développement successif de lespèce humaine ne reconnaît quune seule loi, et cette loi, cest le aooms non interrompu de lassociation. Mais, par cela seul quil y a eu progrès, sous ce dernier rapport, il est évident que, pendant la durée de ce progrès, il a dû se pré-senter des faits plus ou moins en dehors de Las-
DE LA DOGTRINE SAINT-SIMONIENNE 183 sociation. Cest cet état de choses que noii appelons antagonisme; étal de choses qui, nexprimant à la rigueur quune négation, doit néanmoins être étudié à part, si lon veut apprécier clairement les différences qui existent entre le premier et le dernier terme du développement. social. Plus on remonte dans le passé, plus on trouve étroite la sphère de lassociation, plus on trouve aussi que lassociation elle-même est incomplète dans cette sphère. Le cercle le plus restreint, celui que lon conçoit comme ayant dû se former le premier, est la Iimi11o. Lhistoire nous montre des sociétés qui nont point eu dautre lien; il existe aujourdhui sur le globe des peuplades8 chez lesquels lassociation ne paraît pas sétendre au delà de cette limite : enfin, autour de nous, dans lEurope même, quelques nations1 que des circonstances particulières ont isolées jusquà un certain point, (lu mouvement de la civilisation, laissent apercevoir, (hms leurs relations sociales, des traces encore plus proliidcs de cet état primitif. 4. Nouvelle-Flolhude. . Clans &ossais, Corse.
EXPOSITION Le premier progrès qui sopère dans le développement de lassociation est la réunion de plusieurs familles en une cité; le second, celle de plusieurs cités en un corps de nation; le troisième, celle de plusieurs nations en une fédéra. tion, ayant pour lien une croyance commune. Lhumanité, avonsnous déjà dit, en est restée à ce dernier progrès, réalisé par lassociation catholique; et, bien que ce progrès soit immense, si lon compare létat social quil a créé à ceux qui lont précédé, on doit reconnaître pourtant que lassociation, parvenue à ce terme, est bien loin encore, sous le rapport de la profondeur et de létendue, de celui quelle doit atteindre; puisquen effet le christianisme, dont le principe et la force expansive sont depuis longtemps épuisés, na embrassé dans son amour, sanctifié par sa loi, quun des modes de lexistence de lhomme, et nest parvenu à établir son règne, aujourdhui défaillant, que sur une portion dé lhumanité. En jetant un coup doeil sur lhistoire, il est facile de vérifier les différentes phases du progrès de lassociation. Nous nassistons pas, il est vrai, à la réunion de plusieurs familles en une cité; mais nous voyons, plus tard, des cités
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t85 se réunir en corps de nation : le phénomène dune smblable fusion nous apparaît en Grèce, en Italie, en Espagne, dans les Gaules, dans la Germanie. Bien plus près de nous, et dune manière bien plus distincte, nous voyons des nations sassocier, jusquà un certain degré, sous lautorité dune même croyance, et former la grande alliance catholique, dissoute par les travaux critiques des trois derniers siècles. La série détats sociaux que nous venons dindiquer, famille, cité, nation, église, offre au regard de lobservateur le tableau dune lutte perpétuelle. Cette lutte règne successivement dans toute so intensité, dabord de famille à fa mille, puis de cité à olté, de nation à nation, de croyance à croyance. Mais ce nest pas seulement entre les diverses associations dont nous venons de parler quelle se témoigne, on la retrouve au sein même de chacune delles considérée isolément. Nons avons vu les guerres que se sont faites entre eux les peuples composant lassociation catholique, bien que ces peuples eussent manifesté si souvent, ét notamment par leurs efforts combinés pour comprimer lessor de lislamisme et arrêter ses conquêtes, quelle était la puissance du lien qui les unissait; lhistoire 10 Vol. 41
1*6 EXPOSITION nous montre des rivalités de mémo nature entre les cités ou provinces faisant partie dune même nation, et,. dans lintérieur do la cité, entre les différentes classes dhommes qui la cern-. posent. Enfin la lutte se retrouve, au sein même de la famille, entre les sexes et entre les âges, entre les fràres et les soeurs, entre les aînés et les puînés. Les germes de divisions propres à chaque association se perpétuent, après leur fusion, dans une association plus grande, mais cest avec une intensité toujours décroissante, à mesure que le cercle sétend. Linstitution politique du moyen âge nous présente le phénomène de lantagonisme, dune manière frappante encore, dans les rapports des deux grands pouvoirs qui se partagent alors la société, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, qui ne sont point le résultat dune division harmonique du travail entre les capacités de na- 4. Dans ces derniers cas, sans doute, la lutte na pas le même aspect dans tous les partis qui sy trouvent engagés chez lesclave, chez le plébéien elle a le caractère progressif, car elle a pour objet laffranchissement du travail pacifique; chez le patricien, chez le mattre, au contraire, sa tendance est stationnaire ou rétrograde, car elle a pour objet le maintient des intérêts de la conquête, la prolongation du règne de la violence.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIM0NIENNI i8T turc difrente, mais le produit. dune transaction tacite entre deux forces qui se font équilibre, qui se regardent comme ennemies, et cherchent sans cesse à senvahir mutuellement. Enfin, pour épuiser tous les aspects de lantagonisme, nous pouvons le suivre jusque dans le sein même du sacerdoce catholique, cest-à- dire au milieu de la société la plus imposante, la plus homogène, et, si lon considère le but définitif de lhumanité, la plus légitime qui eût encore existé: les clergés nationaux et le clergé central sont souvent en opposition; des querelles sélèvent entre les clergés régulier et séculier, et se reproduisent entre les diverses congrégations monastiques. Ces luttes, dans le sein même de la société pacifique, tenaient sans doute à la présence, de lélément hétérogène avec lequel le clergé se trouvait en rapport; cest ce que nous L Il r a lieu de reproduire ici lobservation que nous faisions tout à lheure; la lutte na pas, des deux côtés, le même caractère: dans le pouvoir temporel, elle est généralement impie, cest-à-dire rétrograde, puisquelle tend à assurer le triomphe du sabre; dans le pouvoir spirituel, on peut la considérer comme sainte, cest-à-dire progressive, puisquelle a généralement pour but de subalterniser le pouvoir militaire au pouvoir pacifique, les droits de la conquête et de la naissance aix droits de la capacité.
488 EXPOSITION aurons à examiner plus tard il nous suffit, en ce moment, de les constater comme un fait. Après avoir exposé ce qua été lantagonisme, aux différents degrés de lassociation humaine, il faut se hâter dajouter que jamais il na été assez puissant, au début dune organisation sociale, pour lempêcher de se maintenir et de sétendre dans les limites nécessaires pour que lhumanité pût passer à une organisation plus avancée; mais que jamais non plus une organisation politique na eu assez dénergie pour empêcher les éléments dantagonisme quelle renfermait dans son sein de sy développer, et dacquérir assez de force pour la renverser et la détruire, le jour où de nouveaux besoins, se faisant sentir aux hommes, les appelaient à jouir dune organisation meilleure : on peut dire cependant que lantagonisme, en préparant les voies dune association plus large, en hâtant le jour de lassociation universelle, se dévorait peu à peu lui- même, et tendait définitivement à disparaître. Concluons de tout ce qui précède quil ny eut, à proprement parler, dassociations véritables dans le passé que par opposition à dautres associations rivales, en sorte que tout le passé peut
DE LÀ DOUTRINE SAINT-SIMONIENNE 489 être envisagé, par rapport à lavenir, comme un vaste état de guerre systématisé. En nous exprimant ainsi, nous sommes loin sans doute de faire le procès aux générations qui nous ont précédés; les états par lesquels ces générations ont passé étaient les termes nécessaires de lévolution progressive de lhumanité; nous devons donc considérer les faits généraux qui les caractérisent comme les moyens que lhomme a dû employer pour parvenir à sa destination. Il est évident, dailleurs, que le principe dassociation a toujours eu plus de force que celui dantagonisme : quil a de plus en plus prévalu, et que les impulsions même de ce dernier principe nont servi quà assurer complétement SOU triomphe. Cest ainsi que la manifestation la plus vive de lantagonisme, la guerre, en cléterminant des agrégations de peuplades auparavant isolées, a rendu possible, plus tard, leur association. Nous avons vu que, dans la marche delhumanité, le cercle de lassociation va sans cesse en sélargissant, et quen même temps le principe intérieur dordre, dharmonie, dunion, yjette de plus profondes racines; cest-à-dire qie les
EX1OSLT10N éléments do lutte contenus dans le sein de cha(lue association saffaiblissent à mesure que plusieurs associations se réunissent en une seule. Quelques développements suffiront pour met-. tre ce fait important en évidence. Considérons dabord létat dantagonisme dans son principe, et ses résultats généraux. Lempire de la force physique et lexploitation de lhomme par lhomme sont deux faits contemporains et correspondant entre eux; le dernier est la conséquence de lautre; lempire de la force physique et lexploitation de lhomme par lhomme sont la cause et leffet de létat dantagonisme. Lantagonisme, ayant pour cause lempire de la force physique, et pour résultat lexploitation de lhomme par lhomme, voilà le fait le plus saillant de tout le passé; cest aussi celui (lui excite le plus vivement la sympathie que nous éprouvons pour le développement de lhumanité, puisque, sous ce point de vue, ce développement peut être exprimé par la croissance constante du règne de lamour, de lharmonie, de la paix. Cette proposition, que le règne de la force se montre plus absolu à mesure quon remonte
D1 LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t91 dans le passé, pourra. soulever une objection tirée de lexistence des castes sacerdotales de lantipiité, qui jusquà ce jour ont été généralement regardées comme ayant réalisé la domination de lintelligence. Nous répondrons que cette objection disparaît, si lon considère la nature même dorganisation sociale à laquelle ces castes ont présidé, lordre des relations quelles ont eu pour mission de maintenir et de consacrer par lautorité de lintelligence, et de lespèce de force que cette intelligence n prise pour point dappui et pour moyen principal daction. On voit alors, en effet, que chez les peuples anciens, sous le gouvernement des prêtres, comme sous celui des patriciens, cest toujous lempire de la force physique que lon trouve consacré, et que dans linde et dans JEgypte, de même que dans la Grèce, et à Rome, les distinctions établies entre les classes ou les castes sont également lexpression politique des différents degrés de lexploitation de lhomme par lhomme. Ces divers états de société sont séparés sans doute par des nuances importantes; mais le fait le plus général quils présentent est le même. Les questions suivantes peuvent encore sélever : pourquoi, dans un même état général de
I9 EXPOSITiON lhumanité, voit-on la puissance sociale, tantôt aux mains de castes sacerdotales, tantôt aux mains de castes guerrières? A quel fait remonte directement létablissement du règne de la force? eutil lieu à la suite dune conquête, ou fut-il, dans le sein de chaque société, le produit spontané, la conséquence immédiate de lorganisation de la nature même de lhomme. Ces questions, quelque curieuses quelles soient, nentrent pas pour le moment, dans le cadre de notre exposition. II nous suffit davoir constaté que lexploitation de lhomme par son semblable, quelle quen soit dailleurs lorigine, st le phénomène le plus caractéristique du passé. Voyons maintenant quelle fut cette exploitation à son origine, et comment sest opérée sa décroissance progressive. Il est inutile de nous appesantir sur des temps de férocité, où lempire de la force ne se maniteste que par ladestruction, où le sauvage égorge son ennemi, et souvent même en fait sa pâture. Transportons-nous dabord à lépoque où le vaincu devient la propriété du vainqueur, et où celui-ci en fait un instrument de travail ou de 1)aiir; en un mot transportonsnous à linsti
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 193 tution de lésclavage. A dater de cette époque, les faits senchaînent régulièrement, sans interruption; et lon peut dire que cest seulement alors que commence, à proprement parler, lexploitation de lhomme par lhomme. Le passage de létat dantropophagie, dextermination, au premier degré de civilisation, signalé par létablissement de lesclavage, est un progrès immense, peut-être le pins difficile, mais il nous est impossible den saisir les intermédiaires. Prenons donc pour point de départ le moment où ce progrès est opéré, et où lenchaînement des faits ne nous échappe plus. A lorigine, lexploitation embrasse en son entier la vie matérielle, intellectuelle et morale de lhomme qui la subit. Lesclave na aucun droit reconnu, pas même celui de vivre , le maître peut disposer de ses jours, il peut le mutiler à son gré, pour lapproprier aux fonctions auxquelles il le destine. Lesclave nest pas seulement condamné à la misère, aux souffrances physiques, il lest encore à labrutissement intellectuel et moral; il na poiiit de nom, point de famille, point de propriété, point de liens daffection, point de relations sociales, point dexistence religieuse : enfin, il ne peut jamais pré-
EXPOSiTiON tendre à acquérir aucun des biens qui lui sont refusés, ni mémo à sen rapprocher. Telle est la servitude, à son origine. Dans la suite, la condition de lesclave devient moins rigoureuse : le législateur intervient dans ses rapports avec son maître, et peu à peu il cesse dêtre une matière purement passive: on lui accorde alors une légère part du profit de ses propres travaux, et quelques garanties sont données à son existence Ce nest que fort tard quil peut prétendre, par laffranchissement, événement toujours rare et exceptionnel, à faire un pas vers la société civile et religieuse, à introduire lentement sa race dans lhumanité, sans quelle cesse pourtant dêtre proscrite et exploitée, tant que lon peut reconnaître son origine. Au sein des républiques antiques, on trouve une classe dhommes qui tient le milieu entre celle des maîtres et celle des esclaves : ce sont les plébéiens. La source du plébéianisme est inconnue: mais soit quil représente la conquête dun premiei grade dans lassociation par l4évolution lente des esclaves, ou bien quil soit le résultat dune transaction primitive entre des vainqueurs cl des vaincus, toujours est-il que le plébéien est cx-
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE I9 ploité par le patricien, comme lesclave par le maître; non pas avec la même rigueur, ni sous des formes aussi brutales, mais cependant à un très-haut degré, et sous les mômes rapports. On ne reconnaît au plébéien ni existence religieuse, ni existence politique ou môme civile, puisquil ne peut avoir, par luimême, ni propriété, ni famille; au patricien seul sont réservés ces pri viléges. Le plébéien peut les acquérir, il est vrai; mais seulement par une délégation, une sanction du patricien, et sous linvocation de son nom. Telle est la raison profonde du patronage antique. Toutefois linfériorité originelle du client iieluipermetpas datteindre, môme par ladoption du patron, à la plénitude de lexistence religieuse et sociale : le sacerdoce, et la connaissance des mrstères réservés à cette fonction, lui sont interdits ; une bouche patricienne est seule jugée digne dinterpréter la volonté divine. Le plébéien, placé à son début dans une condition plus favorable que lesclave, parvint plutôt que lui à laffranchissement. Son émancipation, hûtée par le dévouement des Gracques, fut consommée sous lempire, autant quelle pouvait lêtre au sein de la société romaine Il fallait que cette société fût transfor
196 EXPOSITION mée pour que lémacipation devint complète. Cest ce qui arriva lorsque le christianisme, proclamant à la fois lunité de Dieu et la fraternité humaine, vint changer complétement les relations religieuses et politiques, les rapports de lhomme avec Dieu et des hommes entre eux. Ce fut en Occident que la nouvelle conception religieuse commença à se réaliser politiquement. Au début de sa domination, il existe bien encore deux classes dhommes; lune delles est bien encore soumise à lautre, mais la condition de cette classe est sensiblement améliorée. Le serf nest plus, comme lesclave, la propriété directe du maître; il nest attaché quà la glèbe, et ne peut en être séparé; il recueille une portion de son travail, il a une famille; son existence est protégée par la loi civile, et bien plus encore par la loi religieuse. La vie morale de lesclave navait rien de commun avec celle de son maître: le seigneur et le serf ont le même Dieu, la même croyance, et reçoivent le même enseignement religieux ; les mêmes secours spirituels leur sont donnés par les ministres des autels; lâme du serf nest pas moins précieuse aux reux de lÉglise que celle du baron; elle lest davantage,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 497 car, selon lÉvangile, le pauvre est lélu de Dieu. Enfin, la famille du serf est sanctifiée comme la famille même de son seigneur. Cette situation, incomparablement supérieure celle de lesclave, nest cependant encore que provisoire : le serf, plus tard est détaché de la glèbe, il obtient ce quon pourrait appeler le droit de locomotion; il peut donc choisir son maître. Sans doute, après ce que, rigoureusement parlant, on peut considérer comme son affranchissement, lancien serf reste, sous quelques rapports, marqué du sceau de la servitude : longtemps encore il est soumis à des services personnels, à des corvées, à des redevances, priX de sa liberté; mais ces charges sallègent pour lui de jour en jour. Enfin la classe entière des travailleurs, dans lordre matériel, classe qui nest que le prolongement de celles des esclaves et des serfs, fait un progrès décisif, en acquérant la capacité politique, par létablissement des communes. La décroissance de lexploitation de lhomme par lhomme donne lieu à plusieurs observations. Dans linstitution des castes sacerdotales, lintelligence se montre toujours appuyée sut la force guerrière, principal moyen de sa puissance:
198 EXPOSITION dans linstitution chrétienne, non-seulement lintelligence sépare sa cause de celle de la force, mais elle prononce anathème contre elle, et loblige à revêtir, dans son action, un caractère tout à fait nouveau: ainsi les nations qui, jusqualà, se faisaient ouvertement la guerre en vue do la destruction, puis du pillage et de la conquête, semblent rougir delles-mêmes en présence de la société pacifique, constituée dans lEglise. On croit devoir alors chercher des prétextes pour faire la guerre : lorsquon lentreprend, cest, diton, pour la défense du territoire, pour venger un outrage; on nose plus lavouer comme le but de lactivité sociale, mais seulement comme un moyen davoir la paix. Alors aussi une révolution sopère dans les sentiments généraux plus les associations avaient été restreintes, et plus la haine y avait dempire, oe qui était la suite inévitable des griefs réitérés que se donnaient mutuellement entre elles ces associations, et dans chacune delles, les diverses classes dhommes qui les composaient. A mesure au contraire que les associations sétendent, la haine cesse dêtre la forme exclusive des senti ments sociaux. Le christianisme, enfin, en proclamant la fra (cru ité universelle, substitue vii
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 199 tuellement au moins à la haine lamour, à la crainte lespoir, transformation à laquelle nous devons tous les progrès accomplis depuis cette époque, et qui touche elle-même au moment qui doit la rendre complète et définitive. Sous linfluence du christianisme, lactivité matérielle de lhomme, détournée gradueIlement de lexploitation de son semblable, sest portée de plus, sans être pourtant directement sollicitée par la doctrine chrétienne, vers lexploitation du globe. En considérant le progrès sous cet aspect, on voit que la décroissance de lexploitation de lhomme par lhomme révèle un fait non moins général, savoir, le développement de toutes les facultés humaines dans la direction pacifique. Le clergé catholique présente la première ébauche dune société fondée sur lacombiriajson des forces pacifiques, et du sein de laquelle le principe de lexploitation de lhomme par lhomme sous quelque point de vue quon puisse lenvisager, est complétement exclu. Cette association ne pouvait être quo fort incomplète, attendu les circonstances extérieures qui lenvironnaient; mais, dans un siècle habituê à la barbarie, elle témoigne hautemeni son horreur pour le sang,
OO EXPOSiTION et répète ces maximes : Rendons à César ce qui appartient à César! Mon royaume nest pas de ce monde ! cestà-dire : laissons la terre, elle est encore soumise au glaive. Au milieu dune société classée primitivement par le sabre, où règne une aristocratie basée sur la naissance, cette association toute pacifique, foulant aux pieds les priviléges de noblesse, de naissance, proclame légalité devant Dieu, la distribution des peines et des récompenses célestes selon les oeuvres, et elle réalise, dans sa hiérarchie terrestre, un nouveau mode de distribution des fonctions et des grades, non pas selon la naissance, mais selon la capacité, selon le mérite personnel; lhistoire des papes en offre ddclatants témoignages : presque tous, dans le temps de la plénitude de linstitution catholique, furent choisis parmi des hommes dhumble origine, que leur capacité seule avait fait distinguer. Bien que la société appelée temporelle refusàt dimiter la société spirituelle, elle était cependant dominée par son ascendant moral et par son enseignement, à tel point que, au milieu même de ses efforts pour restreindre sa puissance, on vit les chefs des nations courber la tête devant les chefs du clergé, et se glorifier du titre de fils de lEglise.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 201 En résumé, à mesure que le cercle dassociation est devenu plus large, lexploitation de lhomme par lhomme a diminué, lantagonisme est devenu moins violent, et toutes les facultés humaines se sont développées de plus en plus dans la direction pacifique. Cette tendance continue suffit pour indiquer le caractère général de létat définitif vers lequel sachemine lhumanité. Toutefois on ne peut se faire une idée nette de lassociation universelle qui tend à sétablir quaprès avoir conçu dune manière générale la nature et les rapports des différentes parties qui devront composer à cette époque linstitution sociale. Ce tableau devra ressortir de la suite de notre exposition. Mais, avant de poursuivre, nous sentons le besoin daller au-devant dune objection que pourrait suggérer le mot de déflniti4 par lequel nous caractérisons létat dassociation universelle vers lequel savance lespèce humaine. Nous ne voulons pas dire que, parvenue à cette condition, lhumanité naura plus de progrès à faire; au contraire, elle marchera plus rapidement que jamais vers son perfectionnement: mais cette époque sera définitive pour elle, en ce sens quelle aura réalisé la combinaison poli-
O2 EXPOSITION tique la plus favorable au progrès même. Lhomme aura toujours à aimer et à connaltre de plus en plus, et aussi à sassimiler plus complétement le monde extérieur: le champ de la science et celui de lindustrie se couvriront chaque jour de plus riches moissons et lui fourniront de nouveaux moyens dexprimer plus grandement son amour il étendra sans cesse la sphère de son intelligence, celle de sa puissance physiquê et celle de ses sympathies, car la carrière de ses progrès est indéfinie. Mais la combinaison sociale qui favorisera le mieux son développement moral, intellectuel et physique, et dans laquelle chaque individu, quelle que soit sa naissance, sera aimé, honoré, rétribué suivant ses oeuvres, cest-à-dire suivant ses efforts pour améliorer lexistence morale, intellectuelle et physique des masses, et par conséquent la sienne propre; cette combinaison sociale, dans laquelle tous seront sollicités sans cesse à sélever dans cette triple direction, nest pas susceptible de perfectionnement. En dautres termes, lorganisation de lavenir sera définitive, parce que seulement alors la société sera constituée directement pour le progrès.
PE Lk DOCTRINE SAINT-SIMONTENNE CINQUIÈME SÉANCE. DIGRESSION SUR LE DIVELOPPEMENT GIiNIRAL DE LESPÈCE HUMAINE. MESSIEURS, Le mônde entier savance vers lunité de doctrine et dactivité : telle est notre profession de foi la plus générale; telle est la tendance dont lexamen philosophique du passé nous permet de suivre les traces. Jusquaujour où cette grande conception, enfantée avec ses développements généraux par le génie de notre maître, a pu devenir lobj et direct des travaux de lesprit humain, tous les progrès antérieurs des sociétés doivent être considérés comme préparatoires, tous les essais dorganisation comme des initiations partielles et successives au culte de lunité, au règne de lordre sur le globe entier, possession territoriale de la grande famille humaine; et cependant ces travaux préparatoires, ces organisations provisoires des familles, des castes, des races, des nations du passé, viendront, étudiées sous un nouveau jour, mettre en évidence le but
EXPOSITION que nous ambitionnons et les moyens de latteindre. En effet, messieurs, le besoin dunité, lamour de lordre, sont tellement inhérents à lhomme, quavant de pouvoir être éprouvés et satisfaits dans leur dernière limite, lassociation universelle, nous les voyons sétablir, au moins sur des bases provisoires, dabord dans la famille par le mariage, puis dans des réunions peu nombreuse , enfin dans les nations entières, sur des localités de plus en plus étendues. Cest ainsi que les éléments divers du progrès général ont pu germer et se fortifier chez des peuples, successivement élus, en quelque sorte, pour représenter à chaque époque le nouveau grade conquis par lespèce humaine. Mais observons ici que ces tentatives de lesprit humain, et ces organisations politiques, provisoires par cela seul quelles nembrassaient pas la sphère du développement complet de lhumanité, devaient par conséquent renfermer en elles-mêmes une cause de dissolution. Ce germe de mort, constamment cultivé par des travaux qui se faisaient en dehors des doctrines et des institutions régnantes, en opérait peu à peu la destruction : telle est la cause de notre
0E LA 0O(TRINE SAINT-SIMONIENNE 205 première classification du passé en époques organiques et critiques. Dans les premières, de tous les points de la circonférence sociale on voit se diriger sympathiquement tous les esprits et tous les actes vers un centre daffection; dans les secondes, au contraire, les vieilles croyances, signalées dans leurs vices par des sentiments, par des besoins que lantique lien social navait pu comprendre, attaqués par un présent qui ne se lie plus aux traditions, et qui ne les rattache àaucun avenir, tombent en ruines de toutes parts. Vous le voyez, Messieurs, ces époques méritent encorê un autre nom; elles sont, dans la véritable accep tion des mots, religieuses dans le premier cas, irréligieuses dans lautre. Nous venons dexposer à vos yeux notre vue la plus large sur le passé de lespèce humaine, envisagée quant au caractère général des doctrines sous linfluence desquelles elle a successivement accompli sa mission en préparant ses destinées. Avant de passer à lénonciation des faits hisbriques les plus importants, dont lenehainement vient démontrer la vérité des aperçus philosophiques qui précèdent, nous appelerons votre
206 EXPOSITION attention sur le mode le plus général de lactivité humaine jusquà nos jours. Lexploitation de lhomme par lhomme, voilà létat des relations humaines dans le passé: lexploitation de la nature par lhomme associé à lhomme, tel est le tableau que présente lavenir. Sans doute lexploitation de la nature extérieure remonte à la plus haute antiquité, lindustrie nest pas une découverte réservée à lavenir; sans doute aussi lexploitation de lhomme par lhomme est aujourdhui bien affaiblie; il ne sagit plus de brisei les chaînes de lesclave; mais le progrès de lesprit dassociation, et la décadence relative de lantagonisme nen présentent pas moins lexpression la plus complète du développement de lhumanité. En dautres termes, la guerre et la paix, tels sont 4es caractères distinctifs du passé et de lavenir considérés du point de vue où SAINT-SIMON nous a placés. La guerre proprement dite est lobjet de lantagonisme, lesclavage en est le moyen et le résultat. Mais lantagonisme Iuimêm a dabord civilisé le monde; KANT la déjà remarqué avant nous; oui, messieurs, linstitution de lesclavage, succédant à la brutalité la plus féroce, aux appé
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE O7 tits les plus sauvages, a, dans lorigine, favorisé le développement de la société humaine: les vainqueurs songèrent à conserver la vie aux vaincus, lorsque lindustrie naissante vint réclamer lesclavage comme le premier instrument de la production matérielle. Lhistoire traditionnelle du genre humain ne nous a pas transmis les détails de cette barbarie primitive; quelques peu plades sauvages de lAmérique nous en donnent cependant une vivante image. Dans le premier état du genre humain, que vorons-nous, Messieurs? la force physique exploitant la faiblesse: les appétits immédiats excitent seuls alors lactivité de lhomme; les femmes, les enfants, les vieillards, tout ce qui est faible gémit sous le joug de la brutalité; la chasse et la guerre, voilà les noble¬ habitudes des héros; leurs passions sont celles que ces travaux barbares leur font contracter. Les hommes sont donc partagés alors en deux classes, les exploitants et les exploités; on peut même dire, comme Aristote et Saint-Simon l ont dit, dans des sens bien différents, que le passé nous montre deux espèces distinctes, celle des maîtres et celle des esclaves. Cette seconde es pèce humaine est dabord regardée par la pre
208 EXPOSITION mière comme lui étant étrangère; elle fait partie du mobilier: elle est, en droit et en fait, confondue avec les animaux. Lhistoire nous indiquera comment cette classe, la plus nombreuse, a constamment, par la nature des travaux pacifiques auxquels elle a été livrée, amélioré sa position relative à la société. Elle nous dira encore comment cette amélioration, soumise au principe général des relations sociales du passé, ne sest opérée que par ladmission successive des hommes les plus avancés de la classe exploitée dans les rangs des privilégiés formant la classe des maîtres. Lespèce humaine brisera enfin toutes les chaînes dont lantagonisme la chargée; un jour lhomme, affranchi et complétement séparé des animaux, sorganisera pour la paix, après avoir subi, mais ensuite repoussé, léducation de la guerre. Tel est, messieurs, le second pointde vue sous lequel nous envisageons la marche de la société humaine; arrivons maintenant ax grands faits historiques. LEurope est la métropole du monde: depuis le christianisme, lOrient a cessé déclairer loccident de ses lumières ; et le christianisme, en rattachant le développement des peuples euro-
DE LÀ DO(Tli1NE SAiNT -SIMONIENNE 209 péens aux progrès réalisés antérieurement par Le peuple de Moïse, permet à notre esprit de saisir le résumé des doctrines orientales. En effet, les traditions de lhistoire nous montrent lorganisation moïsiaque contemporaine des colonisations égyptiennes en Grèce. Toutes les autres histoires sont postérieures à ces événements, au delà desquels on ne trouve aucune tradition, aucun document précis. Un ensemble de circonstances qui échappent aujourdhui, a permis que le peuple hébreu, sorti dÉgrpte à lépoque où les premières colonies sétablirent en Grèce, reçut de Moïse une organisation bien plus forte, bien plus unitaire que celle de ses compagnons d-émigration ou dexil. Lunité de Dieu, lien réel de lunité dactivité et de doctriné ne nous apparaît point chez les peuples grecs avant Socrate; elle n joue même alors, ainsi que nous le montrerons encore tout à lheure, quun rôle critique, trèsimportant, il est vrai, dans la série des progrès humains. Cest donc à Moïse que doit principalement remonter la chaîne organique ou religieuse de la race européenne. Quel a été le caractère de cette première unité sociale? Quelle était la volonté du Dieu de Moïse? 11 Vol. 41
E X P OS I T ION Resserrée dans les limites dun petit territoire, ignorée du reste de la terre, lunité hébraïque nest point lunité pacifique et définitive du genre humain. Arrivant à la plénitude de sa constitution politique par lextermination des peuples qui sopposaient à sa marche, subissant lui-même les rigueurs sanglantes de la plus sévère discipline, le peuple hébreu, néanmoins, ne fut pas principalement guerrier, tant quil vécut sous le puissant empire de la loi moïsiaque. Il navait pas pour mission de civiliser le monde par la conquête, mais il devait élaborer et léguer à ses successeurs la conception philosophique de luniLé elle-même. Aussi lesclavage chez les hébreux fut-il relativement adouci, sous linfluence de luNITÉ religieuse et politique fondée par Moïse. Cependant lunité politique du peuple hébreu est bientôt brisée ; linstitution dune royauté militaire amène la dissolution des tribus de jacob; le peuple est réduit une seconde fois en captivité; tout annonce un grand changement dans linterprétation des volontés divines; la ioi devient enfin lobjet de la critique des réformateurs. Dun autre côté, le polythéisme grec tombe
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 211 en dissolution: les mystères en conservent les débris, lorsque Socrate résume, par la proclamation de lunité, la critique de tous les dogmes antiques, et leur rend, en expirant, le coup mortel dont ils lont frappé. Alors lunité dactivité et de doctrine reparaît, appuyée sur une base que la puissance romaine et les travaux des platoniciens devaient largement étendre. Ici lélève de Socrate, en opposant lunité de Dieu au polythéisme grec, dégageait sa conception de toute idée de lieu et de temps; admirable préparation pour réaliser bientôt, par le Christ, la vocation des gentils. Dun autre càté, Rome, qui représentait encore dignement le génie vieilli de la guerre, rattachait cependant tous les peuples à sa fortune; maîtresse de leurs destinées temporelles, elle ouvrait une carrière immense à la doctrine qui devait unir leurs croyances. Enfin les Hébreux débordaient de la Judée, et le peuple de Dieu 00m- mençait à sentir quil avait des frères hors de la terre sainte. En ce moment Alexandrie Ouvre ses écoles, la philosophie grecque et les dogmes orientaux sont en présence; les destinées spirituelles de lhumanité, vivement débattues loin du pouvoir
iX P OS 111 ON du sabre, et complétement séparées des droits de Gésar sont fixées, sans que ces droits, si puissants jusqualors, soient, même discutés! En un mot, le christianisme ne sanctifie plus la guerre, il la respecte encore, mais il promet la paix au monde. Nous venons de toucher le fait politique le plus important qui ait été produit par le christianisme, la division du pouvoir en temporel et spirituel, la. séparation de lÉglise et de lÉtat, de la société pacifique et de la société guerrière. Mais avant de vous montrer lheureuse influence exercée par cette division sur lavenir de lhumanité, quelques cQnsidérations historiques nous paraissent encore nécessaires pour confirmer ce qui précède, et vous faire sentir, en même temps, létat de ce vieux monde que le christianisme venait régénérer. Les colonies fondées par Cécrops, Inachus et tant dautres, avaient sans doute apporté en Grèce la doctrine publique des prêtres dlgypte tandis que Moïse avait su semparer, pour la perfectionner, de leur doctrine secrète. Moïse, cependant, navait pu constituer, nous lavons déjà dit, une véritable association pacifique. Lesclave joue un rôle bien important dans cette so
DELADOCTRINESA!NT-SI1WONIENNE t3 ci été si compacte et si religieuse : la guerre était encore honorée à Jérusalem, et les pratiques sanglantes, reste de lantique barbarie, avaient pu être modifiées, mais non pas détruites. Lorganisation des colonies grecques était sacerdotale et militaire; à Rome, deux fondateurs, lun militaire et lautre prêtre, répètent cette double organisation: lunité de DIEu, lien fondamental de lunité de doctrine et dactivité, base indipensable de lharmonie du dogme et du culte, reste inconnue à ces peuples, dont la destinée était néanmoins de faciliter par la conquête létablissement du christianisme. A mesure que saccomplissait lenvahissement de lAsie mineure et des îles adjacentes par les Grecs; après quAlexandre, en portant la guerre en Perse et jusquaux Indes, eut annulé linfluence politique que lAsie exerçait sur lEurope; lorsquenfin le peuple-roi eut soumis à ses lois tout le monde connu; à mesure, disons- nous, que sélargissait ainsi la base matérielle de la société civilisée en Europe, deux faits remarquables sétaient produits: le lien religieux, 1. Voir la séance précédente, sur lidentité du pouvoir des piètres et des patriciens dans lantiquité.
lU EXPOSITION des peuples grec et romain sétait brisé, en même temps que ces peuples se trouvaient rassasiés de gloire militaire: le premier de ces deux faits est clairement développé dans les historiens classiques qui nous font connaître tous les éléments de cette longue criti(Jue des anciennes doctrines grecques et ilaliques. Malgré la séduction des beauxarts en Grèce et à Ronie, malgré Homère, Hésiode et Virgile, le scepticisme cl. les doctrines dÉpicure proclamées la tribune, répétées au théâtre, ont bientôt détroné les divinités païennes. Il semble, à ce spectacle de destruction, quil faille désespérer des destinées humaines; mnis rappelez-vous le second fait dont nous venons d parler: Rome était rassasiée de gloire. Voyez, en effet, messieurs, lesclavage établi (labord en Grèce et à Rome, dans toute la rigueur que peut lui donner la victoire: réfléchissez à cette discipline militaire (fui, lorsquelle était soutenue directement par la religion, ou excitée par lesprit de conquèle, transformait, dons presque toutes les relations, lauLoritc en despotisme; rappelezvous en liii ce terrible (Iroit de \if et de mort que le père conservait sur SOS enfants, comme le maître sur ses esclaves.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Eh bien! messieurs, ici sopérait encore sourdement une autre critique, mais une critique toute despérance; le faible, le pauvre, lesclave, nestce pas dire aussi les femmes? attendaient un sauveur. Mais revenons à cette grande séparation établie par le christianisme, sous le nom de catholicisme, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel; nous ne développerons pas longuement ici les avantages qui en résultèrent pour lamélioration de lespèce humaine, nous insisterons seulement sur le caractère général de cette séparation. Les doctrines de lÉglise. complétement étrangères au pouvoir militaire, sétaient élaborées, avons-nous dit, sans soccuper des droits de César. Persécutée, et cependant pacifique, lÉglise respecte les hiérarchies de lantagonisme, mais elle fonde, dans son sein, la dignité sur le mérite personnel et non sur la naissance; elle nintervient pas entre le maître et lesclave, pour reconnaître en le sanctifiant, ainsi que le faisaient toutes les religions du passé lempire de la couquête; au contraire, eLle enseigne au maître tii Dieu ne faiL point acception des personnes, que la hiérarchie temporelle nesl rien à ses yeux.
2l EXPOSITION puisquil préfère le pauvre au riche, le faible au puissant de la terre. LÉglise, ou lassociation chrétienne, essentiellement pacifique, fondait donc sa puissance sur la confraternité humaine. Le pouvoir temporel, au contraire, cétait le pouvoir militaire de César, auquel lÉglise dut laisser nécessairement la discipline et ladministration de la plus grande partie des actes matériels dune société que le glaive maîtrisait entièrement à lépoque où parut le christianisme. Cette séparation entre deux puissances que leur but et leur origine rendaient rivales devait inévitablement amener une lutte profitable à lhumanité tout entière, cestà-dire funeste au pouvoir du glaive; mais cette lutte, préoccupant sans cesse léglise, na pas peu contribué à lempêcher de développer la doctrine sublime quelle avait reçue: son dogme et son culte, sa morale même, devaient sen ressentir, et par conséqueni rester à peu près stationnaires, malgré les progrès constants des sociétés hu mai nes. Les travaux dAristote sur les sciences puy siques, oubliés pendant que ceux de Platon étaient venus se fondre avec les doctrinesjnives
,E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 217 dans lélaboration du christianisme; ces travaux qui tendaient directement à renverser les anciennes théories, apparurent au onzième siècle importés principalement en Europe par les traductions et les commentaires des arabes. Lglise, alors dans la plénitude de son influence sur les rois, glorieux de relever delle, lÉglise sempara dune partie de ces travaux. Pressentant une lutte qui allait bientôt sengager, elle sétait attachée surtout aux découvertes dAristote sur le mécanisme du raisonnement, et la scolastique fut fondée. Mais les autres parties des travaux dAristote, quoiqu elles fussent également adoptées par le clergé, arrivèrent sans doute trop tard pour être directement perfectionnées dans une vue religieuse, cest-à-dire pour aider au perfectionnement du dogme admis et triomphant depuis plusieurs siècles. Ici commence en dehors de lÉglise, une série de progrès dont les rois eux-mêmes ne dédaignèreiit pas plus tard de semparer pour sopposer à ce quils appelaient les empiétements du pu voir spirituel. Dun autre côté, lorganisation du clergé, l)a1- faite dans son principe, puisquelle était paci tique, ne pouvait manquer de contracter bientôt
i8 EXPOSITION quelques souillures dans son contact perpétuel avec une société liée matériellement par le glaive et vivant de lesclavage. Les abus temporels sintroduisirent dans léglise; dès lors sa chute devint certaine. Les commencements de la Réforme, lappui quelle trouva dans les philosophes armés des progrès dela science arabe, pour attaquer lÉglise dans son centre, réveillèrent à peine le clergé de sa léthargie; cependant le catholicisme, oubliant lui-même sa mission pacifique, devient persécuteur, sanguinaire à son tour; près dabandonner lempire moral du monde, privé de cette parole puissante qui le lui avait conquis, le colosse du moyen Age, par un dernier effort, étonne et éclaire encore lEurope; au seizième siècle, il cherche à réchauffer les sympathies humaines par les chefs-doeuvre des beaux-arts, et la vigoureuse institution des jésuites vient jeter un brillant éclat sur les derniers jours de son agonie. Tant defforts admirables sont perdus, et lexplosion de la Révolution française, en même temps quelle renverse le trône antique de César, porte le dernier coup à la chaire de saint Pierre. Alors les auteurs de la destruction essayent
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE I9 cii vain do ieonstruire lo1(1re social avec les instruments de sa ruine; des édifices improvisés par eux sécroulent à mesure quils les élèvent; enfin une dernière tenIative de réorganisation est faite par le César moderne: mais cest encore sur le sabre quil sappuie, dix-huit siècles après la parole de paix, et le sabre creuse son tombeau sur la limite du monde civilisé. La société attend lorganisation pacifique qui lui a été promise: Saint-Simon, messieurs, en a posé les bases; il nous a montré le but définitif vers lequel doivent converger toutes les capacités humaines; lannulation complète de lantagonisme, lassociation universelle, par et poui lamélioration toujowsprogressive dc la con (lition morale, physique et intellectuelle du genre humain.
EXPOSITION SIXIÈME SÉANCE. TRANSFORMATION SUCCESSIVE DE LEXPLOITATION DE LHOMME PAR LHOMME, ET DU DROIT DE PR0PRIFTI. MALTRE, ESCLAVE. PATRICIEN, PLÉBgIEN, SEIGNEUR, SERF. OISIF, TRAVAILLEUR. MESSIEURS, Après avoir montré dans lanta,qonisme le fait le plus saillant que présentent toutes les Organisations sociales du passé, nous avons suivi, dans ses termes les plus généraux, la décroissance de lexploitation de lhomme par lhomme, qui, jusquà ce jour, en a été lexpression la plus vive. En vous présentant la décroissançe constante du mobile des associations du passé, associatioris plus ou moins militaires, mais toujours militaires, puisquelles nétaient pas universelles, nous avons voulu vous faire concevoir une première idée du but vers lequel sacheminait lespèce humaine, représentée principalement par les nations les plus éclairées du globe. Nous sommes arrivés à cette conclusion, que Lavenir
DE LA I)OCTRINE SAINT-SIMONIENNE vers lequel elle savance est un état où toutes ses forces seront combinées dans la direction pacifique. Toutefois ce court exposé, qui vous a montré lhumanité se rapprochant sans cesse de lassociation universelle, ne saurait faire comprendre nettement Léconomie de lordre politique, lorsque la société sera parvenue à ce terme, non plus que la possibilité de sa réalisation. Pour arriver à des vues précises sous ce double rapport, il est nécessaire de suivre dans leurs transformations successives les institutions sociales les plus importantes, et de déterminer les modifications quelles doivent éprouver encore pour revêtir leur forme et leur caractère définitifs. Nous avons dit que lhumanité devait, dès ce moment, travailler directement à réaliser lassociation universelle : en effet, cette combinaison sociale est le premier et le seul état organique qui se préseilte à elle comme complément de tous les pas quelle a faits dans sa marche progressive. Mais nous ne prétendons pas dire par là quil ny ait plus aujourdhui, pour atteindre un pareil résultat, quà réunir et combiner les éléments épars de lordre social. Ces éléments, si loii compare leur état actuel à celui où ils se
EXPOSITION trouvèrent à des époques antérieures, paraissent sans contredit bien rapprochés des exigences de lavenir vers lequel nous marchons; on voit même que la plupart dentre eux se trouvent, par suite defforts instinctifs plus ou moins engagés dans cette direction. Il sen faut de beaucoup, néanmoins, quils naient plus aucune transformation à subir; et quand nous disons que lhumanité doit travailler dès aujourdhui réaliser lassociation universelle, nous entendons surtout quelle doit soccuper de transformer léducation, la législation, lorganisation de la propriété et toutes les relations sociales, de manière à réaliser le plus promptement possible sa condition future. Lantagonisme, lempire de la force physique, lexploitation de lhomme par lhomme, sont sans doute aujourdhui considérablement affai bus; ils ne se manifestent plus même que sous des formes tellement adoucies et détournées, quil paiait difficile dabord de les apprécier: néanmoins ils subsistent sous ces formes, et leur intensité est encore fort grande. Nous nenteii dons pas parler ici des phénomènes de la lutte critique qui a commencé au seizième siècle, mais seuernent des faits développés sous lempire de
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE la dernière époque organique, et qui se sont prolongés jusquà nous, au milieu de cette réaction critique. Nous allons essayer de signaler les principaux. Depuis longtemps il rie se fait plus de guerres de destruction ou de conquête, semblables à celles qui avaient lieu dans lantiquité et dans les premiers siècles du moyen âge. La forme et lobjet des guerres Qut changé; elles ont perdu leur caractère debarbarie. Ce nest plus le pillage, ce ne sont plus même des possessions territoriales que convoitent les parties belligérantes; ce sont maintenant dans le plus grand nombre. des cas, des priviléges commerciaux quelles se disputent; mais, pour avoir changé dobjet, lantagonisme nen subsiste pas moins entre les peuples, et cest encore le sabre qui est larbitre suprême de leurs aveugles débats. Au sein des sociéte modernes, lempire de la force physique se témoigne encore, dune manière évidente, dans les formes gouvernementales, dans la législation, et surtout dans les relations établies entre les sexes, relations dans lesquelles la femme reste frappée de lanaLhème porté contre elle autrefois par le guerrier, et se
224 EXPOSITION présente comme devant être soumise à une tutelle éternelle. Enfin lexploitation de lhomme par lhomme, que nous avons montrée dans le passé sous sa forme la plus directe, la plus grossière, lesclavage, se continue à un très-haut degré dans les relations des propriétaires et des travailleurs, des maîtres et des salariés : il a loin sans doute, de la condition respective où ces classes sont placées aujourdhui, à celle où se trouvaient dans le passé les maîtres et les esclaves, les patriciens et les plébéiens, les seigneurs et les serfs. Il semble même, au premier aperçu, que lon ne saurait faire entre elles aucun rapprochement; cependant on doit reconnaître que les unes ne sont que la prolongation des autres. Le rapport du maître avec le salarié est la dernière transformation qua subie lesclavage. Si lexploitation de lhomme par lhomme na plus ce caractère brutal quelle revêtait dans lantiquité; si elle ne soffre plus à nos yeux, aujourdhui, que sous des formes adoucies, elle nen est pas moins réelle. Louvrier nest pas, comme lesclave, une propriété directe de son maître ; sa condition, toujours temporaire, est fixée par une transaction Iassée eitre eux : mais cette Iran
15E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE saction et-elle libre de la part de louvrier? Elle ne lest pas, puisquil est obligé de laccepter sous peine de la vie, réduit, comme il est, à nattendre sa nourriture de chaque jour que de son travail de la veille. Le dogme moral, qui a déclaré quaucun homme ne devait être frappé dincapacité par sa naissance, a depuis longtemps pénétré dans les esprits, et les constitutions politiques de nos jours lont expressément sanctionné. Il semble donc quil doive se faire aujourdhui, entre les diverses classes de la société, un échange continuel des familles et des individus qui les composent, et que, par suite de cette circulation, lexploitation de lhomme par lhomme, si elle se continue encore, soit flottante, au moins quant aux races sur lesquelles elle pèse; mais, par le fait, cet échange na pas lieu, et, sauf quelques exceptions, les avantages et les désavantages propres à chaque position sociale se transmettent héréditairement; le éoonomiste ont pris soin de constater un des aspects de ce fait, lhérédité de la misère, lorsquils ont reconnu dans la société lexistence dune classe de prolétaires. Aujourdhui la masse entière des travailleurs est exploitée par les hommes dont
EX PUS ET I ON elle utilise la propriété ; les chefs de lindustrie subissent eux-mêmes cette exploitation dans leurs rapports avec les propriétaires, mais à un degré incomparablement plus faible; et à leur tour ils participent aux priviléges de lexploitation qui retombe de tout son poids sur la classe ouvrière, cestàdire sur limmense majorité des travailleurs. Dans un tel état de choses, louvrier se présente donc comme le descendant direct de lesclave et du serf; sa personne est libre, il iiest plus attaché à la glèbe, mais cest là tout ce quil a conquis, et, dans cet état daffranchissement légal, il ne peut subsister quaux conditions qui lui sont imposées par une classe peu nombreuse, celle des hommes quune législation, fille du droit de la conquête, investit du monopole des richesses, cestà-dire de la fa cuité de disposer à son gré, et mème dans loisiveté, des instruments de travail. II suffit de jeter un coup doeil sur ce qui se passe autour de nous pour reconnaître que 1oz- vrier, sauf lintensité, est exploité matériellement, intellectuellement et MORALEMENT, comme létait autrefois lesclave. 11 est évident, en effet, quil peut à peine subvenir, par son travail, à ses propres besoins, et quil ne dépend pas de
D LA I)OCTRINE SAINT-SIMONiENNE lui de travailler. Il aggrave encore sa position, sil est assez imprudent pour se croire destiné à jouir de ce qui fait le bonheur du riche, sil prend une compagne et se crée une famille. Louvrier, pressé par létat de misère auquel il est réduit, peutil avoir le temps de développer ses facultés intellectuelles, srs aflctioiis ino-. raies? peutil même en avoir l désir (t C( désir, sil léprouvait, qui lui fourni iai [les moyens de le satisfaire? qui mettrait la science à sa portée? qui recevrait les épanchements de son coeur? Personne ne songe è lui, la misère puysique le conduit à labrutissement, et labrutis sement à la dépravation, source dune misère nouvelle; cercle vicieux dont chaque point inspire le dégoût et lhorreur, lorsque pourtant il ne devrait inspirer que la pitié. Telle est la situation de la majorité des travailleurs, qui composent dans toutes les sociétés limmense majorité de la population. Et pourtant ce fait, si propre à révolter tous les sentiments, passe aujourdhui inaperçu de nos spéculateurs politiques. Les privilégiés du siècl.e énumèrent avec complaisance les progrès de la liberté, de la philanthropie; ils vantent le régime dôgiité que nos constitutions ont c)nsacré, disentils,
228 EXPOSITION en déclarant que tous les citoyens étaient admissibles aux emplois publics, et ils recommandent tous ces progrès à lamour, à ladmiration des masses, comme lexpression du plus haut degré, du dernier terme de la civilisation; ironie cruelle, si lon pouvait supposer que ceux qui emploient ce langage ont examiné sérieusement la société qui les entoure. Il ne peut y avoir de révolutions durables, légitimes, qui méritent dêtre conservées dans la mémoire de lhumanité, que celles qui améliorent le sort de la classe nombreuse; toutes celles qui jusquici ont eu ce caractère ont successivement affaibli lexploitation de lhomme par lhomme: aujourdhui il ne peut plus y en avoir quune seule qui soit capable dexalter les coeurs et de les pénétrer dun sentiment impérissable de reconnaissance; cest celle qui mettra fin, complétement et sous toutes les formes, à cette exploitation, devenue impie dans sa base même. Or cette révolution est inévitable, et, jusquà ce quelle soit accomplie, ces expressions si souvent répétées do dernier terme de la civilisation, de lumières du siècle, demeureront un langage à la convenance seulement de quelques égoïstes privilégiés.
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SII4ONIENNE En énumérant les faits légués à notre éoque par la dernière période organique, nous avons parlé de lantagonisme qui se perpél;ue entre les peuples sous la forme nouvelle des riralités commerciales. Nous reviendrons sur ce sujet en nous occupant de lassociation universelle sous le point de vue de lindustrie, état dans lequel les différentes nations, réparties sur la surface du globe, ne doivent plus se présenter que comme les membres dun vaste atelier, travaillant sous une loi commune à laccomplissement dune même destinée. Nous avons montré la force brutale se manifestant dans les formes gouvernementales et dans la législation. Nous r reviendrons également, lorsque nous traiterons de léducation, de sa puissance bienfaisante, progressive, et de la substitution graduelle de ses sanctions, qui redressent les mauvais penchants et les dirigent vers le bien, sanctions purement matérielles dune législation coercitive, qui, laissant le mal croître en liberté, ne sait quaccuser, condamner et punir. Nous avons indiqué enfin, comme un des aspects les plus graves de lassociation, les rapports quelle établit entre les sexes : ce point sera lobjet dun développement spécial, où nous aurons à montrer
3O EXPOSITION comment la femme, dabord esclave, ou du moins dans une condition voisine de la servitude, sassocie peu à peu à lhomme, et acquiert chaque jofr une plus grande influence dans lordre social; comment les causes qui ont déter miné jusquici sa subalternité, sétant affaiblies successivement, doivent enfin disparaître, et emporter avec elles cette domination, cette tutelle, cette éternelle minorité que lon impose encore aux femmes, et qui serait incompatible avec létat social de lavenir que nous prévoyons. Lobjet de notre examen, en ce moment, sera lexploitation de lhomme par son semblable, exploitation continuée et représentée aujourdhui par les relations du propriétaire avec le travailleur, du maître avec le salarié : nous allons lobserver dans le fait qui la domine, qui en est la raison la plus prochaine; la constitution de la propriété, la transmission de la richesse par HÉRITAGE dans le sein des familles. Selon le préjugé général, il semble que, quelles qe soient les révolutions qui puissent survenir dans les sociétés, il ne peut sen opérer dans la propriété; que la propriété enfin est un fait invariable. Les hommes qui appartiennent aux opinions politiques ou religieuses les plus di
liE Lk DOCTRINE SA1NT-SItONIENNE 3i verses sont complétement daccord sur ce point; et tous, au moindre symptôme dinnovation à cet égard, en appellent aussitôt à la conscience universelle qui proclame, disent-ils, la propriété comme la base même de lordre politique. Nous aussi, en nous renfermant dans ces termes généraux, nous répéterons, si lon veut, que la propriété est la base de lordre politique; mais la propriété est un fait social, soumis, comme tous les autres faits sociaux, à la loi du progrès; elle peut donc, à diverses époques, être entendue, définie, réglée de diverses manières. Si lon admet que lexploitation de lhomme par lhomme sest successivement affaiblie; si la sympathie prononce quelle doit disparaître entièrement; sil est vrai que lhumanité sachemine vers un état de choses dans lequel tous les hommes, sans distinction de naissance, recevront de la société léducation la plus capable de donner à leurs facultés tout le développement dont elles sont susceptibles, et seront classés par elle selon leurs mérites, pour être rétribués selon leurs oeuvres, il est évident que la constitution de la propriété doit être changée, puisque, en vertu de cette constitution, des hommes nais-
232 EXPOSITiON sent avec le privilége de vivre sans rien faire, cest-à-dire de vivre aux dépens dautrui, ce qui nest autre chose que la prolongation de lexploitation de lhomme par lhomme. De lun de ces faits lautre peut- se déduire logiquement : lexploitation de lhomme par lhomme doit disparaitre; la constilution de la propriété, par laquelle ce fait est perpétué, doit donc disparaître aussi. Mais, dira-ton, le propriétaire, le capitaliste, ne vivent point aux dépens dautrui; ce que le travailleur leur pare nest autre chose que la re présentation des services productifs des instruments de travail quils ont prêtés. En admettant que ces services productifs fussent réels, opinion que nous navons pas à examiner pour le moment, il resterait toujours à savoir, dans la question qui nous occupe, qui doit disposer de ces serviteurs inanimés, de qui ils doivent être la propriété, à qui ils doivent être transmis. Pour justifier lattribution qui en est faite aujourdhui, il faut absolument remonter à lun des trois grands principes qui, jusquici, ont été invoqués tour à tour dans ce but le droit divin, le droit naturel ou lutilité. Or, quel que soit celui dc ces principes auquel on se rattache,
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 33 il faudra reconnaître, si lon admet que lhomme est progressif, que le droit divin, que le droit naturel, le sont également, et que lutilité varie suivant les termes de la progression. La question est donc de savoir ce que doivent prononcer aujourdhui le droit divin, le droit naturel, lutilité, en ce qui touche la propriété. Nous avons vu que la propriété était considérée généralement comme un fait invariable; et cependant, en étudiant lhistoire, on reconnaît que la législation na cessé dintervenir, soit pour déterminer la nature des objets qui pouvaient être appropriés, soit pour en régler lusage et la transmission. Dans lorigine, le droit de propriété embrasse et les choses et les hommes; ceux-ci en composent même la partie la plus importante, la plus précieuse: lesclave appartient à son maître, au même titre que le bétail et les objets matériels. 11 nexiste dabord aucune restriction à lexercice du droit de propriété sur sa personne. Plus tard, le législateur fixe des limites au pivi1ége duser et dabuser, que lhomme-propriétaire avait sur lesclave, cest-à-dire sur lnoMME-pnopRuTÉ. Ces limites se resserrent de plus en plus. Le majtre perd chaque jour quelque portion morale, 12 Vol. 41
IXPO S ITI O N intellectuelle ou matérielle de lescLave, jusquà ce quenfin le moraliste et le législateur saccordent pour poser en principe que lHoMME rie peut plus être la PROPRIIT de son semblable. Cette intervention de leur autorité, dans le droit de propriété, correspond à la plus complète transformation quait subie lassociation humaine. Le législateur est également intervenu pour régler de quelle manière la propriété pouvait être transmise, et, par exemple, dans la série de civilisation à laquelle nous appartenons directement, on peut observer, dans lespace de quinze siècles environ, trois états de la propriété quant au mode de sa transmission, qui tous trois ont été sanctionnés par la législation et les moeurs. Dabord, le propriétaire a eu la faculté de disposer comme il lentendait, après lui, des biens dont il était en possession; il pouvait en déshé ritersa familLe ou en faire, entre ses membres, une répartition arliitraire.. On lui a dit : cest la loi désormais qui désignera votre héritier; vos biens ne pourront être transmis quà des enfants mâles, et, parmi eux, à laîné seul. Plus tard, le législateur a changé de nouveau le règlement de lhérédité, en partageant également entre tous les enfants la fortune de leur père.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE Ces révolutions, opérées dans le droit de propriété par la législation, nauraient pu lêtre dune manière efficace, si celleci eût manqué de sanction morale. Cest ce qui nest, jamais arrivé.: la conscience sest toujours trouvée, du moins pendant un long espace de temps, en harmonie avec les volontés du législateur; elle a toujours reconnu, à chaque époque, dans lexpression de ses yolontés, celles de DIEU lui- même, ou, pour parler le langage critique, celles de la NATURE. Par suite des révolutions que nous venons de rappeler, et ddnt un des résultats généraux a été la division de plus en plus grande des richesses, le droit de propriété considéré en lui même et dune manière abstraite, ainsi quon a coutume de le faire, cest-à-dire comme étant indépendant de toute capacité de travail, se trouve aujourdhui parvenu à sa dernière transformation; et même dans cet état on le voit perdre encore chaque jour de limportance qui lui reste. Cette importance se fonde sur le privilége de lever une prime sur. le travail dautrui : or cette prime, représentée aujourdhui par lintérêt et le fermage, va sans cesse en décroissant. Les conditions daprès lesquelles se règlent les rap-
236 EXPOSITiON ports du propriétaire et du capitaliste avec les travailleurs sont de plus en plus avantageuses à ces derniers: en dautres termes, le privilége de vivre dans loisivité est devenu de plus en plus difficile à acquérir et à conserver. Ce court exposé prouve suffisamment que le droit de propriété, considéré généralement comme étant à labri de toute révolution morale ou légale, na cessé de subir lintervention et du moraliste et du législateur, soit quant à la nature des objets possédés, soit quant à leur usage ou à leur transmission: nous voyons que le dernier terme des modifications, sous ce dernier rapport, a été lattribution dune plus grande partie de la propriété à un plus grand nombre de travailleurs; doù il est résulté que limportance sociale des propriétaires oisifs sest affaiblie en raison de celle quacquéraient chaque jour les travailleurs. Aujourdhui un dernier changement est devenu nécessaire; cest au moraliste à le préparer; plus tard, ce sera au législateur à le prescrire. La loi de progression que nous avons observée tend à établir un ordre de choses dans lequel lÉtat, et non plus la famille, héritera des richesses accumulées , en tant quelles forment ce que les économistes appelIciit le Jnds do prochiction.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 37 Nous devons prévoir que quelques personnes confondront ce système avec celui que lon cônnaît sous le nom de communauté des biens. Il nexiste cependant aucun rapport entre eux. Dans lorganisation sociale de lavenir, çhacun, avons -nous dit, devra se trouver classé selon sa capacité, rétribué suivant ses oeuvres : cest indiquer suffisamment lINÉGALITÉ de partage. Dans le système de la communauté, au contraire, toutes les parts sont égales; et contre un pareil mode de répartition, les objeqtions nécessairement se présentent en foule. Le principe de lémulation est anéanti, là où loisif est aussi avantageusement doté que lhomme laborieux, et où celui-ci voit, par conséquent, toutes les charges de la communauté retomber sur lui. Et ceci suffit pour montrer évidemment quune telle distribution est contraire au principe dégalité que lon a indiqué pour létablir. Dailleurs, dans ce système, léquilibre serait à chaque instant rompu, linégalité tendrait incessamment à se rétablir, et se rétablirait sans cesse, ce qui nécessiterait à tout moment un renouvellement du partage. Ces objections sont fondées et sans réplique quand elles attaquent le système de la commu
238 EXPOSITION uauté des biens; mais elles nont aucune valeur si 011 les oppose au principe de la classification et de la rétribution selon les capacités et les oeuvres, principe que nous croyons destiné à régler lavenir. Il sera facile de sen convaincre par la suite de noire exposition. SEPEI]ME SÉANCE. CONSTITUTION DE LA PROPflITÉ. ORGANISATION DES flANQUES. MESSIEURS, Lexamen des diverses questions qui se rap- portent au règlement social donne lieu ordinaivement aujourdhui à deux ordres de considérations, celles du droit et celles de lutilité. En observant attentivement limportance que lon donne à cette distinction, dans les controverses les plus graves, il semble que lordre moral soit un état dantagonisme perpétuel, que les sociétés soient incessamment livrées aux sollicitations contradictoires de deux principes : lun bon, qui
DE LÀ DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE 239 serait le droit, lautre mauvais, qui serait lutilité, et que lhomme, devant désespérer de pouvoir jamais les concilier, nait autre chose à faire quà choisir entre eux. Ce quil y a de remarquable dans cet état dincertitude, cest que les hommes réputés les plus sages, les hommes qli jouissent peut-être de la plus haute considération, sont précisément ceux qui se détermi iient en faveur de lutilité, cestà-dire de ce quon fait correspondre, dans les spéculations morales, au mauvais principe. Il résulterait de cette opposition, si elle était fondée, que lhomme se trouverait constamment dans lalternative du devoir ou de lintérêt, de labné,qation ou de légoïsme, dun sacrifice perpétuel ou dune perpétuelle iznmora lité; heureusement le sort de lhumanité nest pas aussi rigoureux; cette incompatibilité entre le devoir et lintérêt, comme celle que lon a coutume detablir entre la théorie et la pratique, les systèmes et les faits, le bien général et le bien particulier, na de réalité quaux époques critiques, cest-à-dire à ces époques de méfiance, de haine, de désordre, où lon cesse dapercevoir le lien moral qui unit lordre intellectuel à lordre matériel, lintérêt dautrui à celui de chacun, les faits généraux aux faits
4O EXPOSITION particuliers. Dans les époques organiques, et lhumanité ne doit plus en connattre dautres , ces distinctions tendent sans cesse à disparaitre, non-seulemeut pour chaque association séparément organisée, mais pour lhumanité entière, qui ne doit former quune seule association. Alors lunité sétablit entre toutes les tendances de lhomme, lordre moral préside également à lordre intellectuel et à lordre matériel, aux pensées et aux actions; enfin, légoïsme et labnégation, lintérêt et le devoir, le droit.et lutilité convergent vers un même but, ou mieux encore deviennent identiques, ce sont deux aspects différents, deux manifestations distinctes, sous lesquelles chaque fait social se présente, de même que lindustrie et la science sont .les deux faces sous lesquelles se manifeste la VIE individuelle ou collective. Si nous tenons compte de la distinction dont il sagit, en traitant la question de la propriété, si nous envisageons cette question sous chacun de ces deux points de vue séparément, cest unique- 4. Rappelons encore iei que toutes les époques du passé, auxquelles nous donnons nous-mêmes le nom dorganiques, ne lont été que dune manière incomplète, et quelles furent toutes provisoires.
DE LA DlCTRllE SAINT-SiMONIENNE 4t ment par déférence pour les préoccupations que flous tiauons établies, et pour nous conformer aux habitudes actuelles du langage et du raisonnement . Le droit divin, le droit naturel et lutilité, sont invoqués tour à tour pour consacrer linviolabilité, on pourrait presque dire la sainteté de lorganisation actuelle de la propriété : cest en leur nom quon la proclame inaccessible aux réformes, à labri de laction du moraliste et du législateur. Plus ces opinions sont généralement répandues et enracinées, plus aussi nous avons dû mettre de soin à les combattre. Nous avons déjà montré que ces trois principes sur lesquels on sappuie pour présenter la propriété comme uil droit absolu, invariable, ont sanctionné successivement les révolutions diverses que ce droit, 1. Dans tout ce qui précède, se trouve indiqué ou plutôt posé le plus vastO problème qui nu occupé lhomme sous une foule de formes: les cieux principes, le bien et le mal, le péché originel et la rédemption, le libre arbitre et la gréce, etc. La solution saint-simonienne sera directement lonnée dans Je volume suivant (voir les n 88, 85 et 87 de r Organisateur, année); mais nous appelons dès à préseat les réflexions du lecteur sur ce sujet: car là est toute la doctrine saintsimonienne, puisquelle vient mettre fin à lantagonisme qui a régné jusquà nous parmi les hommes et qui a pour cause la croyance constante à un dualisme primitif, éternel, contradictoire dans ses deux termes.
EXPOSITION essentiellement variable, a subies. Pour justifier le changement nouveau que nous annonçons devoir sopérer dans la constitution -de la propriété, nous avons montré que les modifications qui lui ont été imposées par le législateur, soit en ce qui concerne sa nature, son usage, ou sa transmission, nont jamais manqué de la sanction du moraliste : nous avons fait voir que la conscience humaine sest toujours trouvée en hatmonie avec les différents états de la propriété: nous avons vu encore que la part des produits attribuée aux travailleurs sétait graduellement augmentée, tandis que le droit du propriétaire perdait de son importance dans les mains des oisifs, et que, dans la série de civilisation à laquelle nous appartenons directement, on pouvait observer plusieurs états successifs de la propriété (envisagée sous les trois aspects principaux, sa nature, son usage, sa transmission), qui tous avaient été consacrés par la conscience humaine, par les moeurs, par les habitudos : et par exemple, quant au mode de sa transmission, le droit, pour le père, de disposer arbitrairement de ses biens après sa mort; ensuite le droit exclusif à lhéritage, accordé au fils
DE [A DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 43 aîn6; enfin légalité de partage entre tous les enfants. Actuellement, avons-nous dit, un nouvel ordre tend à sétablir; il consiste à transporter à lÉtat, devenu ASSOCIATION DES TRAVAILLEURS, le droit dhéritage, aujourdhui renfermé dans la famille domestique. Les priviléges de la naissance, qui ont déjà reçu, sous tant de rapports, de si vives atteintes, doivent complétement disparaître. Le seul droit à la richesse, cest- à-dire à la disposition des instruments de travail, sera la capacité de les mettre en oeuvre. Si les progrès précédents annoncent de nouveaux progrès, sils conduisent à des relations meilleures entre les divers membres de la société, la conscience humaine se mettra, comme elle la toujours fait, en harmonie avec ce changement, et ce changement sera lui-même justifié par un droit divin, un droit naturel, un principe dutilité nouveaux, qui seront le développement du droit divin, du droit naturel, du principe dutilité des temps passés. Jusquici le seul titre de la propriété a été la force ou une délégation de la force: dans lavenir, ce titre sera le travail, le travail paciIiqu. Peut-être diraton que le tiTre de la force est
44 EXPOSITION depuis longtemps effacé, et quil ny a plus de propriété qui ne soit le résultat, au moins indirect, du travail; mais en vertu de quelle autorité lepropriétaire actuel jouitil de ses biens et les transmet-il à ses successeurs? En vertu dune législation dont le principe remonte à la conquête, et qui, quelque éloignée quelle soit de sa source, trahit encore son origine par lexploitation de lhomme par lhomme, du pauvre par le riche, du laborieux producteur par loisif consommateur : les avantages que la propriété confère, quelle provienne de lhéritage ou quelle soit acquise par le travail, ne sont donc que des délégations des droits du plus fort, transmis par le hasard de la naissance, ou cédés au travailleur à des conditions quelconques. Nous disons que dans lavenir le seul titre à la propriété sera la capacité de travail pacifique; le seul titre à la considération, les oeuvres; flous ajouterons, pour préciser notre pensée, que ce titre doit être direct pour chaque propriétaire, ce qui comprend implicitement cette autre idée, que le seul droit conféré par le titre de pro priélaire, est la direction, lemploi, lexploitation de la propriété. Si, comme nous le proclamons, lhumanité
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 2i sachemine vers un état où tous les individus seront classés en raison de leur capacité, et rétribués suivant leurs oeuvres, il est évident que la propriété, telle quelle existe, doit être abolie, puisquen donnant à une certaine classe dhommes la faculté de vivre du travail des autres et dans une complète oisiveté, elle entretient lexploitation dune partie de la population, la plus utile, celle qui travaille et produit, au profit de celle qui ne sait que détruire . De ce point de t. Lorsquon expose des idées nouvelles, il faut prévoir toutes les objections, même celles que la plus légère réflexion pourrait écarter. Si vous.voulez que tout le monde travaille, nous dira-t-on, que ferez-vous des vieillards et des enfants? Nous répondrons: Nous ne voulons pas que tous les hommes travaillent, mais que successivement ils soient tous élevés pour et par le travail,, et puissent tous compter sur le repos après avoir travaillé; les vieillards et les enfants meurent à la peine dalis les époques critiques, parce quune masse considérable dhommes forts, jeunes, intelligents, consomment toujours et beaucoup, et ne produisent rien. Cest à ces derniers que nous promettons, dans lavenir, un noble exercice de leurs sentiments, de leur intelligence, de leur vigueur; pour les autres, on ne les verra pas se corrompre, sabrutir, sexténuer dès leurs plus tendres années, ou gémir sous le poids dune vieillesse misérablu: alors, il est vrai, la France no comptera plus un million dhommes armés ou fabricant des armes, des munitions, inspectant, côntrôlant tout ce qui est relatif à la guerre; mais la paix aura un million de travailleurs de plus : alors des troupes brillantes de jeunes fainéants ne voltigeront plus sur nos promenades et dans nos salons; mais ceux qui
24f FXPOS1TLON vue, nous pouvons considérer le changement annoncé comme justifié sous le rapport du droit divin ou du droit naturel, puisquaux reux de lhomme religieux tous les hommes sont de la même famille, et doivent en conséquence non sexploiter, mais saimer, se secourir les uns les autres; et quaux yeux du partisan du droit naturel, la nature des choses appelle lhomme vers la liberté, non vers le plus cruel de tous les esclavages, celui auquel condamne la misère, non vers le plus injuste de tous les despotismes, celui qui nest fondé que sur le hasard de la naissance, sans condition de travail, dintelligence ou de moralité! Il nous reste maintenant à justifier ce changement sous le rapport de lutilité; mais, nous le répétons, les préoccupations du jour sont le seul motif qui nous ait fait adopter cette division entre le droit et lutilité. Nous nous sommes transportés sur le terrain de nos adversaires, pour les convaincre de ce quils appelleront la valeur pratique de notre système, attendu que sans cela ils auraient pu nous objecter que ce vivent aujourdhui des sueurs du vieillard, des larmes de lorphelin, ferons du pain pour lenfance et pour la vieil lesse.
DE LA DOCTRiNE SAlNT-SDL0NlENE 247 système était fondé en droit, mais non ratifié par lutilité; que le sentiment ladoptait, mais que la raison le repoussait; que cétait une théorie enfin, un système, et non un lait réalisable. Examinons donc quelle est la yaleur de lorganisation actuelle de la propriété, sous le point de vue de lutilité, cest-à--dire de quelle manière elle favorise la production matérielle ou industrielle. La propriété, dans lacception la plus habituelle du mot, se compose de richesses qui ne sont pas destinées à être immédiatement consommées, et qui donnent droit aujourdhui à un revenu. En ce sens elle embrasse les fonds de terre et les capitaux, cestà-dire, selon le langage des économistes, le fonds de production. Pour nous, le fonds de terre et les capitaux, quels quils soient, sont des INSTRUMENTS DE TRAVAIL; les propriétaires et les capitalistes (deux etasses que, sous ce rapport, onne saurait distinguer lune de lautre) SONT LES .DPOSLTAIRES DE CES 1NsTRUME?Ts; leur fonction est de les DISTRIBUER aux travailleurs. 1. Cette distribution seffectue par les opérations qui donnent lieu à ini.rôt, loyer ou ftrinae.
48 XPOSiT1ØN Cette fonction, laseule quils remplissent, en tant que propriétaires ou capitalistes, la remplissent-ils avec intelligence, à peu de frais, dune manière favorable à laccroissement des produits industriels? En voyant labondance relative dans laquelle vivent ces hommes, dont le nombre est considérable, en pesant la large part qui leur est attribuée dans la production annuelle, on est obligé de convenir quils ne rendent pas leurs services à bon marché. Dun autre côté, si lon considère les crises violentes, les catastrophes funestes qui désolent si souvent lindustrie, il est évident que les distributeurs des instruments de travail apportent peu de lumières dans lexercice de leur fonctjon, et il serait injuste de leur en faire un reproche; car, si lon réfléchit que cette distribution, pour quelle ffit bien faite, exigerait une connaissance profonde des rapports qui existent entre la production et la consommation, une longue habitude du mécanisme qui fait mouvoir les rouages de lindustrie, on reconnaîtra limpossibilité que ces conditions soient jamais remplies par des hommes qui reçoivent leur mission du hasard cia la naissance, et qui restent étrangers aux travaux dont ils fournissent les instruments.
DE LA DOCTRINE SAINT-SHIONIENNE 49 Pour que le travail industriel parvienne au degré de perfection auquel il peut prétendre, les conditions suivantes sont nécessaires : il faut 1° que les instruments soient répartis en raison des besoins de chaque localité et de chaque branche dindustrie; 2° quils le soient en rai-. son des capacités individuelles, afin dêtre mis en oeuvre par les mains les plus capables; 30 enfin, que la production soit tellement organisée, que lon nait jamais à redouter dans aucune de ses branches ni disette ni encombrement. Dans létat actuel des choses, où la distribution est faite par les capitalistes et les propriétaires, aucune de ces conditions nest et ne saurait être réalisée quaprès de nombreux tâtonnements, des écoles fréquentes, de funestes expériences; et alors même, le résultat obtenu est toujours imparfait, toujours momentané. Chaque individu est livré à ses connaissances personnelles; aucune vue densemble ne préside à la production elle a lieu sans discernement, sans. prévoyance; elle manque sur un point, sur un autre elle est excessive; cest à ce défaut dune vue générale des besoins de la consommation, des ressources de la production, quil faut attribuer ces crises jadustrielles, sur lon
250 EXPOSITION gifle desquelles tant derreurs ont été émises, et le sont encore journellement. Si, dans cette branche importante de lactivité sociale, on voit se manifester tant de perturbations, tant de désordres, cest que la répartitiou des instruments de travail est faite par des individus isolés, ignorant la fois et les besoins de lindustrie et les hommes, et les moyens capables dy satisfaire, la cause du mal nest point ailleurs. Comment, en effet, aujourdhui, les choses se passent-elles? Un homme imagine une spéculation industrielle; il sefforce de réunir toutes les lumières, tous les documents qui sont à sa port&, pour sassurer que son entreprise est praticable et quelle a des chances de succès; mais, dans Fisolement où il se trouve, ces lumières, ces documents, sont nécessairement incomplets. Quelque favorable que lon suppose sa position iiidividuelle, il lui est impossible dapprécier justement la convenance de son entreprise, et de savoir, par exemple, si, dans le moment même, dautres que lui ne soccupent pas déjà de ré pondre au besoin quelle devait satisfaire. Ce nest pas tout. Supposons que cette spéeulaliou soit vraiment utile, que lhomme qui limagine
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t soit le plus capable de la bien diriger, que fera- t-il si les moens matériels dexécution, sans lesquels sa pensée demeurerait stérile, ne sont pas à sa disposition? Comment pourra-t-il se les procurer? II devra sadresser à des propriétaires, à des capitalistes, possesseurs des instruments qui lui sont nécessaires, ét se soumettre à leur décision: mais ces hommes, appelés ainsi à prononcer sur ses projets, sont-ils pour lui des juges compétents? Peuvent-ils puiser dans leurs rapports avec les travailleurs des lumières suffisantes pour apprécier la capacité de lemprunteur et la convenance de lemploi des capitaux quil demande? Non, sans doute; ils sont étrangers aux travaux de lindustrie, aux hommes qui conçoivent, dirigent et exécutent ces travaux, ils ne peuvent donc pas estimer les garanties de moralité et dintelligence que présente lentrepreneur et quexige lentreprise; ils en sont réduits à stipuler des garanties matérielles, les seules dont ils se croient en état de juger la validité. Ainsi, le choix des directeurs, des chefs de lindustrie, et la détermination des entreprises industrielles , sont abandonnés au hasard; Ec 1. Si nous rnoIions ù la placô dc cos mots industrie, iii
EXPOSITION petit nombré des hommes qui peuvent offrir des garanties matérielles, ou qui savent en promettre, obtiennent seuls la disposition des capitaux, et ces hommes se trouvent aussitôt soumis à la surveillance, au contrôle de leurs créanciers, à leur police tracassière, aveugle, impuissante tracassière, parce quelle naime pas le travail; aveugle, parce quelle ne sait pas travailler; impuissante, parce quelle ne travaille pas. Transportons-nous dans un monde nouveau. Là, ce ne sont plus des propriétaires, des capitalistes isolés, étrangers par leurs habitudes aux travaux industriels, qui règlent le choix des entreprises et la destinée des travailleurs. Une institution sociale est investie de ces fonctions, si mal remplies aujourdhui; elle est dépositaire de tous les instruments de la production; elle préside à toute lexploitation matérielle; (lustriel, ceuxci : guerre, guerrier, etc.; si nous elisions, par exemple, quil ny a pas darmée là ou le choix des chefs et La détermination des entreprises sont livrés au hasard, personne ne contesterait cette idée; quand il sagit dindus ti-ie, cest autre chose; pourquoi? parce que la société n déjà été organisée militairement, et quelle ne la pas encore été industriellemen toute la question est donc là lorganisation sociale de lavenir serat-elle pacifique? que si ce principe est admis, avec un peu de logique, bien peu môme, on ai-rivera aux nièmes conséquences que nous.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 253 par là, elle se trouve placée au point de vue densemble, qui permet dapercevoir à la fois toutes les parties de latelier industriél; par ses ramifications elle est en contact avec toutes les localités, avec tous les genres dindustrie, avec tous les travailleurs; elle peut donc se rendre compte des besoins généraux et des besoins individuels, porter les bras et les instruments là où leur nécessité se fait sentir; en un mot, diriger la production, la mettre en harmonie avec la consommation, et confier les instruments de travail aux indnstriels les plus dignes, car elle sefforce sans cesse de reconnaître leurs capacités, et elle est dans la meilleure position pour les développer. Dans cette hrpothèse, dans ce monde nouveau, tout a changé daspect; les garanties morales et intellectuelles existent aussi bien que les garanties matérielles; le travail est fait aussi bien que létat de la société humaine et du globe quelle habite le permet : le cercle des hommes qui peuvent prétendre à devenir chefs, princes de lindustrie, embrasse lhumanité tout entière; les chances de bons choix se multiplient, et les moyens de faire ces choix se perfectionnent; les désordres qui résultent du défaut dentente géné
EXPOSITION raie et de la répartition aveugle des agents et instruments de la production, disparaissent, et avec eux disparaissent aussi les malheurs, les revers de fortune, les faillites, dont aujourdhui nul travailleur paGifique ne peut se croire à labri. En un mot, lindustrie est organisée, tout senchaîne, tout est prévu la division du travail est perfectionnée, la combinaison des efforts devient chaque jour plus puissante. Nous reviendrons tout à lheure sur le mécanisme de cette institution; en ce moment, il nous importe de prévenir et de repousser une objection qui, selon toute apparence, doit vous préoccuper. Non-seulement peu de personnes, aujourdhui , regardent comme possible de soumettre les travaux industriels et les hommes qui sr livrent à un système complet et uniforme, mais celles qui le croient possible et utile ne savent nous présenter, pour arriver à ce but, que des institutions vieillies et justement proscrites. La première opinion tient surtout à ce quon imagine que, dans le passé, aucune teulative du même genre na eu lieu; la seconde, à ce quon na pas senti quel avait été le but de ces diverses tentatives. Estil bieii vrai que lon nait jamais tenté de
L) LÀ t) TflINI S.I NTsL3toLENNK coordonner les efforts de lactivité matérielle de Uhomme, f emploi de saforce? Lhistoire ne nous montre-t-elle pas, au contraire, que les sociétés ont sans cesse cherché à soumettre les travaux de cet ordre à une direction unitaire? Si lon se rappelle que lactivité matérielle sexerçait, autrefois surtout, par la guerre, que les peuples cherchaient la richesse dans la conquête, que la force dont lhomme est doué ne se déployait dignement, noblement, que dans les combats, 011 verra, dans toutes les époques organiques du passé, des institutions ayant pour but de régulariser la distribution des instruments de travail et des fonctions, qui consistent alors en armes, eu postes militaires, en grades. Ces institutions dirigent tous les efforts de ces travailleurs barbares, hiérarchiquement classés, vers laccomplissement dun but commun. La production par le pillage et la conquôte, la distribution de leurs produits, la consommation des objets pillés Oit conquis, sont réglés, autant que lignorance et la férocité du temps le permettent, par une autorité compétente; car [es chefs des peuples guerriers sont des guerriers habiles. Le gouvernement des cités antiques, des trilns de la (crmnic, et le pouvoir linpû
E X P O SI T ION rel du moyen âge, ne sont donc, en réalité, que des organisations unitaires, systématiques et plus ou moins complètes de lactivité matérielle. La dernière époque organique nous présente, sous ce rapport, un sujet précieux dobservation. Avant que la féodalité frit solidement constituée, il existait, dans les travaux de ces temps barbares, un esprit dindividualité, dégoïsme, semblable à celui qui domine aujourdhui chez nos industriels. Le principe de la concurrence, de la liberté, régnait alors, non-seulement entre les guerriers de pays différents, mais, dans un même pays, entre les guerriers des diverses provinces, des divers cantons, des diverses villes, de tous les châteaux. De nos jours, aussi, ce principe de liberté, de concurrence, de guerre, existe entre les commerçants et fabricants dun même pays; il existe de province à province, de ville à ville, de fabrique à fabrique, disons plus encore, de boutique à boutique. La féodalié mit un terme à lanarchie militaire en liant les ducs, comtes, barons, t tous les propriétaires indépendants, hommes darme, par des services et une protection réciproques, immense avantage, qui na été convenablement apprécié par aucun historien du dernier siècle. Cétait en effet un
DE LA DO(TRINE SAJNT-SIMONlENfE inmense avantage pour tous les guerriers de passer de lanarchie du neuvième siècle à lorganisation, à lassociation féodale du dixième, et cet avantage peut seul expliquer la conversion si subite des alleux en fiefs., explication devant aque1le le génie de Montesquieu lui-même devait reculer. Les possesseurs dalleux étaient des propriétaires libres de toutes charges publiques, ne relevant que de leurs personnes, et qui, par conséquent, étaient dans un état dinciépendance, disolement antisocial; ces propriétaires libres, qui nétaient astreints à aucun service, à aucune redevance, à aucun hommage, consentirent néanmoins à devenir vassaux den seigneur, cest-àdire à lui donner leur alleu, pour ne le recevoir de ga main quà titre de fief ou de bénéfice; ils y consentirent, parce quils trouvaient, dans la protection et les secours de ce seigneur suzerain, un juste prix des services, de lhommage, en un mot, de toutes les obliga tions nouvelles que leur imposait leur vassalités 1. M. Guizot, qui a parfaitement senti que la propriété allodiale était antisociale, puisquelle ne supposait aucun lien entre les chefs isolés de la société, entratué cependant par lamour de ce quon appelle la liberté, na pas apprécié la valeur de ce grand fait : la transformation des aneux en fiefs; suivant hai, cest par violence que les grands 13 Vol. 41
EXPO S l.TlO N La véritable cause de la conversion générale des alleux en fiefs, cest que lhomme préfère toujours létat de société à létat disolement, quand bien même on nommerait celui-ci état dindépendance; et que le gouvernement féodal offrait, au moyen âge, la meilleure combinaison defforts matériels, la meilleure autorité pour diriger les travaux militaires, qui étaient encore alors les plus importants et les seuls ennoblis. De même que les éléments des travaux guerriers tendaient, au neuvième siècle, à former une société ayant sa hiérarchie, ses chefs, et une systématisation complète de tous lesintérêts, de tous les devoirs; de même aussi les éléments du travail pacifique tenIent, aujourdhui, à se constituer en une seule société ayant ses chefs, sa hiérarchie, une organisation et une destinée communes. Lindustrie a déjà fait un pas vers cette organisation définitive, depuis le temps où les travaux et les travailleurs pacifiques ont commencé à propriétaires ont forcé les petits à convertir leurs alleux en bénéfices: sans doute, dans ce mouvement qui fut très-rapide, quelques retardataires ne furent amenés que par la violence (cest ainsi quon agissait à cette époque) à suivre limpulsion générale; mais ces exemples sont le cas exceptionnel, cl non la règle commune.
11E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE prendre une importance réelle dans La société. Avant la grande révolution politique du dernier siècle, des dispositions législatives avaient pour objet détablir lordre dans les faits industriels il existait alors une institution qui a particulièrement frappé les esprits dans ces derniers temps, et qui répondait au besoin dunion, dassociation que nous avons signalé, autant que le permettait alors létat de la société; nons voulons parler des corporations. Dans ce système, Fadmission de chaque nouvel entrepreneur de travaux supposait que deux conditions importantes avaient été préalablement remplies , savoir : que sa capacité avait été reconnue par des juges compétents, et que des juges également compétents avaient constaté le besoin dun nouvel emploi de bras et de capitaux, dans la branche dindustrie à laquelle il se destinait. Sans contredit, cette organisation était défectueuse sur bien des points; bornée à détroites localités, elle était nécessairement insuffisante pour régler lensemble du travail industriel; sous plusieurs rapports même, elle était vicieuse, ce qui tient à ce que, nayant pas été conçue dans des vues purement industrielles, mais principalement comme système défensif
260 EXPOSITION contre linstitution militaire, en présence et sous le joug de laquelle lindustrie sétait élevée, elle portait lempreinte de son origine. Ainsi elle favorisait la lutte de tendances égoïstes, de sentiments antisociaux; chaque corporation était à légard des autres corporations, ce quun baron avait été pour un baron; la guerre existait entre elles et dans leur sein, comme elle avait eu lieu de comté à comté, de château à château; ces corporalions développaient des sentiments antisociaux, puisquelles tendaient toutes à exploiter chaque branche dindustrie en monopole, à traiter le consommateur comme lhomme darmes avait traité le vilain; or, toutes ces tendances égoïstes devaient se faire jour avec dautant plus de force, que la doctrine sociale (religieuse ou politique, spirituelle ou tempotelle), nayant point alors embrassé, au moins dune manière directe, dans ses prévisions et dans ses préceptes, lindustriepacifique, la plupart des faits du système industriel devaient échapper à lap t Le clergé, obéissant à son dogme, devait mortifier la chair, et par conséquent négliger ou mépriser même lindustrie.; de son côté, la noblesse féodale dérogeait lorsquelle salliait à lindustrie : la dévotion et lhonneur ne devaient donc pas porter leurs fruits habituels, lordre, lamour, dans Iç sein de lindustrie.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 261 préciation, et par conséquent à linfluence de lautorité morale. De quelque vice que ft entachée cette institution, on ne saurait disconvenir cependant que, depuis la première organisation des communes, et pendant plusieurs siècles, elle rendit de grands services; mais elle prfl dans la suite un autre caractère : la classe militaire ayant cessé de menacer directement les travailleurs et leurs propriétés, linstitution des corporations perdit toute sa valeur défensive. Dès ce moment, les tendances antisociales se développèrent avec plus dintensité dans son sein; bientôt elle présenta plus dinconvénients que davantages; elle disparut enfin, sans quune voix sélevât pour la défendre. Cest avec raison, sans dôute, que nous nous félicitons de ne plus voir les corporations, les jurandes et les maîtrises gouverner lindustrie; cependant cette conquête nest réellement pas positive, dans lacception rigoureuse du mot. Une organisaton mauvaise a été abolie, mais rien na été édifié à sa place. rFOUs les efforts des publicistes, des économistes semblent, de.puis ce temps, navoir pour objet que de porter
26 EXPOSiTION quelques derniers coups à un ennemi terrassé et déjà privé de vie. Rappelons ce que nous venons de dire sur lanarchie qui précéda lorganisation militaire du moyen âge. Nous avons fait remarquer que ces principes de liberté, e concurrence illimitée, qui forment toujours le dogme des époques de transition, la croyance des moments de crise de la vie soiaIe, nont quune valeur négative; et que, tant que le règne de ces principes se prolonge, aucune vue densemble ne préside à lactivité matérielle, que nulle balance, nulle pro-. portion, nulle harmonie ne peut exister entre les divers ordres de travaux, et quenfin ces travaux sont aussi mal conçus eL aussi mal exécutés quon peut lattendre dune association où le choix des directeurs est livré au hasard. Jetons les yeux sur la société qui nous entoure. lies crises nombreuses, des catastrophes déplorables, affligent chaque joui lindustrie; quelques esprits commencent à en être frappés; mais ils ne se rendent point compte de la cause dun ii grand désordre, ils ne voient pas que ce désordre est le résultat de la mise en pratique du principe de la concurrence illimitée. Quest-ce, en effet, que la concurrence réalisée,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 263 sinon une guerre meurtrjère qui s perpétue, sous une forme nouvelle, dindividu à individu, de nation à nation? Tôu Les les théories que ce dogme tend à développer sont nécessairement fondées sur des sentiments hosti[es. Et cependant les hommes sont appelés, non à guerroyer éternellement, mais à vivre en paix, non à sentre-nuire, mais à sentraider. La concurrence, enfin, en maintenant chaque industriel dans un état disolement, de lutte, à légard des autres, pervertit la morale individuelle, aussi bien que la morale Sociale. Du moment où chacun ne croit pouvoir augmenter ses chances de succès quen diminuant les chances de succès de ses concurrents, la fraude ne tarde point à soffrir comme le moyen le plus efficace de soutenir la lutte, et les hommes consciencieux qui reculent devant lemploi de ce moyen sont les premiers ordinairement qui en deviennent victimes. Toutefois, au milieu du désordre que nous venons de signaler, on voit se produire des efforts instinctifs, dont la tendance manifeste est de ramener lordre, en conduisant vers une nouvelle organisation du travail matériel; ici nous avons en vue une industrie que lon peut considérer
264 EXPOSITION comme nouvelle, attendu le caractère particulier et le développement considérable quelle a pris dans ces derniers temps, lindustrie des BANQuIERS. La création de cette industrie est évidemment un premier pas vers lordre; et, en effet, quel rôle jouent aujourdhui les banquiers? Ils servent dintermédiaires entre les travailleurs, qui ont besoin dinstruments de travail, et les possesseurs de ces instruments, qui ne savent pas ou ne veulent pas les employer; ils remplissent, en partie, la fonction de distributeurs, que nous avons vue si mal exercée par les capitalistes et les propriétaires. Dans les transactions de cette nature, qui sopèrent par leur entremise, les inconvénients que nous avons signalés se trouvent considérablement affaiblis, ou, du moins, pourraient lêtre facilement car les banquiers, par leurs habitudes et leurs relations, sont beaucoup plus en étal (lapprécier et les besoins de lindustrie, et la capacité des industriels, que ne peuvent le faire des particuliers oisifs et isolés; lemploi des capitaux qui passent par leurs mains est donc à la fois plus utile et plus équitable. 1. On doiL facilement comprendre que, malgré. les germes organiques que renferme linstitution des banquiers, germes
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 65 Un autre avantage provient encore de leur entremise : par cela même quils peuvent mieux juger la valeur des entreprises et le mérite des entrepreneurs, il leur est possible, aussi, de réduire considérablement cette partie du loyer des instruments de travail, à laquelle quelques économistes donnent le nom de prime dassurance, et qui garantit, pour ainsi dire, les capitalistes des sinistres auxquels ils sexposent en prêtant leurs fonds. Aussi, bien quils se fassent payer leur propre. intervention., il leur est possible de procurer aux industriels des instruments à bien mejileur marché, cest-à-dire à plus bas iztérêt que ne pourraient le faire les propriétaires et les capitalistes, plus exposés à se tromper dans le choix des emprunteurs. Les banquiers con tribuent donc puissamment à faciliter le travail que nous mettons ici à découvert, lavantage qui devrait résulter de lintermédiaire des banquiers entre les oisifs et les travailleurs est souvent contrebalancé, et même détruit, par les facilités que notre société désorganisôc offre à légoïsme, pour se produire sous les formes diverses d la fraude et du charlatanisme : les banquiers se placent souvent entre les travailleurs et les oisifs, pour exploiter les un et les autres, au détriment de la société tout entière; nous le savons et en montrant ce qui, dans leurs actes, est autisocial, et par conséquent rétrograde, aussi bien que e qui est progressif, nous indiquons ce quil faut détruire, mais aussi ce quil faut se héLer dc développer.
EXPOSITION industriel, par conséquent à accroître les richesses : par leur entremise., les instruments de travail circulent plus facilement, sont moins exposés à demeurer oisifs, sont plus offerts, selon lexpression des économistes, ce qui détermine de la part des capitalistes, à légard des travailleurs, une concurrence qui, à défaut de mieux, tourne du moins à lavantage de ces derniers. Et cependant, lé crédit, les banquiers, les banques, tout cela nest encore quun rudiment grossier de linstitution industrielle dont nous allons poser les bases lorganisation actuelle des banques reproduit, en partie, les vices du sstême où les possesseurs des instruments de travail en sont en même temps les distributeurs; cest-à-dire du système dans lequel le distributeur est sans cesse sollicité à lever sur les produits du travail la dîme la plus forte; 1. Les débats qui ont eu lieu depuis quelques années à la Banque de Franco, pour la réduction du taux de lescompte, toujours repoussée, sont une preuve frappante de ce que nous disions; lopposition même que cet établissement (dont la mission est de procurer facilement des fonds aux travailleurs) a mise à tout projet de réduction du taux des rentes sur 1Etat, en est une autre preuve non moins évidente; les banquiers agissaient alors comme oisifs et comme travailleurs.
DE LA DOCTRINE SAINT-SLMONIENNE dailleurs, si la position des banquiers leur permet dapprécier plus justement les besoins de quelques industriels, peut-être dune branche entière dindustrie, aucun dentre eux, pourtant, aucun établissement de banque même, nétant le centre où viennent aboutir et se résumer toutes les opérations industrielles, ne saurait en saisir lensemble, apprécier les besoins respectifs de chacune des parties de latelier social, activer le mouvement là où il languit, larrêter, le ralentir là où il nest plus, là où il est moins nécessaire. Ajoutons encore que la portion la plus considérable de lactivité matérielle échappe à leur influence; les travaux agricoles, qui forment sans contredit, aujourdhui, la partie la plus importante de lindustrie, sont entièrement dans ce cas, par suite dune législation spéciale, qui régit encore la propriété foncière, et qui est tout empreinte du dogme dimmobilité des sociétés de lantiquité; immobilité qui était encore le cachet de la société civile du moyen êge. On peut observer aussi que la plupart des transactions de lindustrie proprement dite sopère sans le concours des banquiers; enfin, dans les crédits quils accordent, ils se déter
68 EXPOSITION minent principalement sur des garanties matérielles, et négligent en grande partie les considérations tirées de la capacité de ceux quils créditent, bien que ces considérations soient les plus importantes. Nous ne prétendons pas dire quil faille, pour que lindustrie des banquiers soit susceptible de perfectionnement, que les circonstances politiques générales qui nous entourent aient été dabord complétement changées; pour nous, la politique nest pas cette sphère étroite dans laquelle sagitent quelques petites personnalités dun jour; la politique sans lindustrie est un mot vide de sens; or le fait culminant de lindustrie, aujourdhui, ce sont les banquiers, ce sont les banques; changer les circonstances po]itiques, cest donc nécessairement modifier les banquiers et les banques, et., réciproquement, des perfectionnements dans les banques et dans la fonction sociale industrielle exercée par les banquiers, sont. des perfectionnements dans la politique. Par conséquent, ces derniers perfectionnements pourraient résulter de faits que les publicistes de nos jours regarderaient comme étant purement industriels, et qui, pour nous, seraient plus importants mille fois que la plu-
DE LA DOCTRINE SÀINT-S(MONIENNE 69 part des discussions qui occupent aijourdhui nos plus fortes tètes politiques. Ainsi la CENTRALISATION des banques les plus gén&ales, des banquiers les plus habiles, en une banque unitaire, directrice, qui les dominât toutes, et pût balancer, avec justesse, les divers besoins de crédit que lindustrie éprouve dans toutes les directions; dune autre part, la SPÉCIALISATION de plus en plus grande de banques particulières, de manière que chacune delles fût affectée à la surveillance, à la protection, à la direction dun seul genre dindustrie: voilà, suivant nous, des faits politiques de la plus haute importance. Tout acte qui devra avoir pour résultat de centraliser les banques générales, de spécialiser les banques particulières, et de les lier hiérarchiquement les unes aux autres, aura nécessairement pour résultat une meilleure entente des moyens de production et des besoins de consommation; ce qui suppose à la fois une plus exacte cIassification des travailleurs, et une distribution plus éclairée des instruments dindustrie; une plus juste appréciation des oeuvres, et une récompense plus équitable du. travail . 4. Dans la société industrielle, ainsi conçue, on voit par
7O EXPOSITION La série des perfectionnements que peuvent subir les banques, dune manière directe, cest- à-dire par linfluence unique des banquiers, est néanmoins bornée dans létat actuel des choses. Le système des banques existantes aujourdhui pourra se rapprocher beaucoup de linstitution sociale dont nous prévoyons la fondation; màis celle-ci ne se réalisera clans toute sa plénitude quautant que lassociation des travailleurs sera préparée par léducation, sanctionnée par la législation; elle ne sera complétement réalisée quau. moment où la constitution de la propriété aura subi les changements que nrnls avons annoncés. Nous avons dit quelles sont les conditions nécessaires pour que le travail industriel puisse atteindre le plus haut degré dordre et de prosp&ité; nous avons indiqué la direction suivant tout un chef et des inférieurs, des patrons et des clients, des maUres et des apprentis ; partout autorité légitime, parce que le chef est le plus capable ; partout obéissance libre, parce que le chef est aimé; ordre partout: aucun ouvrier ne manque de guide et dappui dans ce vaste atelier; tous ont les instruments quils savent manier, le travail quils aIment à faire: tous travaillent, non plus à exploiter lhomme, non plus même à exploiter le globe, mais à enbeur le globe par leurs efforts, à sembellir eux-mêmes de toutes les richesses que le globe leur donne.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 7t laquélle doivent sopérer, pour parvenir à ce but, les progrès les plus prochains du système des banques: il sera facile maintenant de se former une première idée de linstitution sociale de lavenir, qui, dans lintérét de la société tout entière, et spécialement dans lintérêt des travailleurs pacifiques, industriels, régira toutes les industries. Nous désignerons provisoirement cette institution par le nom de système général de banques, en faisant toutes réserves sur linter.prétation étroite que lon pourrait donner aujourdhui à ce mot. Ce système comprendrait dabord une banque centrale représentant le gouvernement, dans lordre matériel : cettç banqùe serait dépositaire de toutes les richesses, du fonds entier de prodDction, de tous les instrumenta dc travail; en un mot, de ce qui compose aujourdhui la masse entière des propriétés. individuelles. De cette banque centrale dépendraient des banques de second ordre qui nen seraient que le prolongement, et au moyen desquelles elle se tiendrait en rapport avec les principales tôcalités, pour en connaître les besoins et la puissance productrice; celles-ci commanderaient encore, dans la circonscription territoriale quelles em
272 EXPOSITION brasseraient, à des banques de plus en plus spéciales, embrassant un champ moins étendu, des rameaux plus faibles de larbre de lindust rie. Aux banques supérieures convergeraient tous les besoins; delles divergeraient tous les efforts: la banque générale naccorderait aux localités des crédits, cest-àdire ne leur livrerait. des instruments de travail, quaprès avoir balancé et combiné les opérations diverses; et ces crédits seraient ensuite répartis entre les travailleurs par les banques spéciales, représentant les différentes branches de lindustrie . 4. Pour qui voudra réfléchir un instant sur le tableau que nous venons de faire du gouvernement industriel dune société pacifique, il sera facile de concevoir que là est (du moins sous un point de vue, laspect industriel) la solution de cette grande question qui occupe si vivement les publicistes actuels, lorganisation communale et dépatementale. Ils veulent tous, aujourdhui, organiser des cités, des provinces, niais aucun deux ne sachant dans quel but il y a des cités, des provinces, des nations, pourquoi les hommes sont réunis, ce quils doivent faire, tous sont impuissants dans leurs conceptions: ou plutôt encore, ils leur supposent un but, la résistance au pouvoir; un motif dunion, la résistance au pouvoir; enfin un devoir, et cest toujours la résistance au pouvoir; de sorte que, constituant parioul la révolte, et rien que la révolte, au lieu dorganiser ils désorganisent; au lieu de liér la commune à la préfecture, la préfecture à ladministration, disons plus, la France à lEurope, lEurope au globe, et plus encore, le globe à lunivers, ils détachent,
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE ii3 Ici se présent¬ une question, pour nous très secondaire, mais qui est d un haut intérêt au jourd hui, puisque c est uniquement en se plaçant sur ce terrain que nos hommes d État s occupent de l industrie, et semblent s apercevoir qu il existe ds hommes qui produisent les richesses queux-mêmes consomment nous voulons parler do limpôt, ou, plus généralement, de ce quon nomme le budget, puisque celuici contient, aux recettes limpôt, aux dépenses son emploi. Dans le système dorganisation industrielle que nous venons de présenter, lactif du budget est la totalité des produits annuels de lindustrie; son passif est la répartition de tous ces produits aux banques secondaires, chacune de celles-ci établissant son propre budget de la même manière. Dans ce système, ce quon pourrait plus particulièrement appeler limpôt, par rapport à la classe qui produit directement les richesses, cest-àdire par rapport à lindustrie, serait la portion de ces produits qui serait consacrée à lentretien des deux autres ils fraclionnent, ils divisent le monde, le globe, et jusquau village, pour ny voir que de petites individualités souveraines, satellites sans planètes. sinsurgeant contre la loi universel le dÀTrnkcTtoN.
274 EXPOSITION grandes olasses de la Sooiété, cest-a-dire à subvenir aux be*oins phyiqilos des hommes qui ont pour mission de développer lIntelliÙence et le entimentg de tous. Mais pour le moment, nous avons surtout à nous occuper du budget particulier de lindustrie. Chacun étant rétribué suivant sa fonction, ce quon nomme aujourdhui le revenu nest plus quun appoin toment ou une retraite. tin industriel ne possède pas autre ment un atelier, des ouvriers, des instruments, quun colonel ne possède aujourdhui une caserne des soldats, des armes; et cependant tous travaillent avec ardeur, car celui qui produit peut aimer la gloire, peut avoir de lhonneur, aussi bien que celui qui detruit. Revenons un instant sur nos pas. Lorganisation industrielle que nous venons dexposer brièvement, réunit, mais sur une large échelle, tous les avantages des corporations, des jurandes et des maîtrises et de toutes les dispositions législatives par lesquelles les gouvernements ont, jusquà ce jour, tenté de réglementer lindustrie; elle ne présente aucun de leurs inconvé-. nients : dune part, les capitaux sont portés là où leur nécessité est reconnue, car il ne saurait r avoir monopole; de lautre, ils sont mis à la
DE LA DOCTRINE SAINT-SIrI0NIENNE 75 disposition des mains les plus capables den tirer parti; et les injustices, les actes de violence, les tendances égoïstes, que lon reproche aux anciens corps privilégiés dont nous venons de parler, ne sont point à redouter; en effet, chaque corps industriel nest quune portion, et, pour ainsi dire, un membre du grand corps social qui comprend tous les hommes sans exception. A la tête du corps social sont des hommes généraux, dont la fonction est de marquer à chacun la place quil lui importe le plus doccuper, et pour lui-même, et pour les autres. Si le crédit est refusé à une branche dindustrie, cest que, dans lintérêt de tous, les capitaux ont été jugés susceptibles dun meilleur emploi; si un homme nobtient pas les instruments de travail quil demande, cest que des chefs compétents lont reconnu plus habile à remplir une autre fonction. Sans doute lerreur est inhérente à limperfection humaine, mais il faut convenir cependant que des capacités supérieures, placées à un point de vue ênêral, dégagées des entraves de la spécialité, doivent offrir, dans les choix qui leur sont confiés, le moins de chances possibles derreur, puisque leurs sentiments, leurs désirs personnels même, les entraînent
276 EXPOSITION et les intéressent directement à donner autant de prospérité à lindustrie, et, dans chaque branche, autant dinstruments de travail aux individus que létat de la richesse et de lactivité humaine le comporte . En poursuivant lexamen de la question des banques, en nous occupant plus particulièrement du mécanisme de linstitution industrielle, nous perdrions de vue la question de la propriété proprement dite, et nous aurions sous les reux celle de lindustrie; or, quoique ces deux questions soient à peu près identiques, au mot dindustrie pourtant se rattachent, selon nous, une foule de considérations dun ordre 1. Cette grande objection contre linjustice, la partialité, larbitraire des gouvernants, se présente toujours, quelle que soit la partie de lordre social quon examine ; la réponse se réduit à ces termes simples: ou tous les hommes sont égaux en moralité, en intelligence, en activité, ou il r a différents degrés de moralité, dintelligence et dactivité. Dans le premier cas, il ny a pas lieu, évidemment, à hiérarchie, à pouvoir, à direction, il ny a pas dinférieurs et de supérieurs, de gouvernés et de gouvernants; dans lautre cas, au contraire, il y a nécessairement autorité et obéis sauce; or, il suffit douvrir les eux pour repousser la première hypothèse; toute la question consiste donc à savoir qui aura lautorité, qui classera les hommes suivant leurs capacités, qui appréciera et rétribuera leurs oeuvres; et nous répondons, quel que soit le cercle dassociation que lon ait eu vue : celui qui aixun k plus la destinée sociale.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE toit à fait prtiduhier. Par Saint-Simon, le but de lactivité matérielle de lespèce humaine est complétement changé; lindustrie prend, dans lavenir, une importance politique plus puissante que celle que la guerre a jamais eue dans les sociétés les plus belliqueuses de lantiquité; nous devrons donc la considérer de ce point de vue, et ce sera pour nous loccasion de présenter sous un nouvel aspect, et de faire mieux comprendre cette institution générale des banques, que nous annonçons comme le système futur dorganisation de larmée des travailleurs pacifiques. Mais pour bien concevoir nos idées sur la propriété, il est. indispensable de ne point les séparer de celles qui ont été exposées précédemment sur le développement de lhumanité, sur la loi de ce développement, et sur [avenir promis à nos espérances : cette partie du système social ne peut être appréciée en dehors de lensemble des idées et des faits dans lesquels elle trouve sa justification. Messieurs, nous agitons devant vous une question bien grave; nous devons nous atten (Ire à rencontrer non-seulement des préventions intel1e1iwJ1es, mais une vive résistance, ne
78 EXPOSITiON fût-elle quinstinctive, de la part des intérêts matériels, les seuls dont lactivité conserve aujourdhui quelque énergie, En nous renfermant dans le cercle des idées abstraites, le dédain était peut-être le seul danger auquel nous fussions exposés; mais sur le terrain où nous nous sommes placés, embrassant à la fois dans notre exposition lidée spéculative et lapplication, la théorie et la pratique, nous devons craindre de provoquer plus que du dédain; on ira, sans doute, jusquà nous accuser de viser au bouleversement de la société, de provoquer au désordre. Quelque peu fondé que fût un pareil reproche, nous ne pouvons nous dispenser de le prévenir, et dy répondre, dès à présent, en termes généraux. La doctrine de Saint-Simon, comme toutes les nouvelles doctrines générales, ne se propose assurément pas de conserver ce qui existe, ou de le modifier superficiellement; elle a pour objet de chànger profondément, radicalement, le système des sentiments, des idées et des intérêts: eI pourtant elle ne vient pas bouleverser la société. Au mot de bouleversement se rattache toujours lidée dune force aveugle et brutale, ayant pour but, pour résultat, la destruc
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 79 tion : or, ces caractères sont loin dêtre ceux de la doctrine de Saint-Simon. Cette doctrine ne possède elle-même, ne reconnaît, pour diriger les hommes, dautre force que celle de la persuasion, de la conviction; son but est de construire et non de détruire; cest toujours en vue de lordre, de lharmonie, de lédification, quelle reste placée, soit quelle produise une idée purement spéculative, soit quelle appelle la réalisation matérielle que cette idée tend déterminer. La doctrine de Saint-Simon, nous le répétons, ne veut pas opérer un bouleversement, une révolution; cest une transformation, une évolution quelle vient prédire et accomplir; cest une nouvelle éducation, une régénération définitive quelle apporte au monde. Jusquà ce jour, les grandes évolutibns qui se sont effectuées dans les sociétés humaines ont eu, il est vrai, un autre caractère; elles ont été violentes, parce que, prenant, pour ainsi dire, lhumanité au dépourvu, celle-ci sest engagée avec ardeur dans les voies qui lui étaient ouvertes, sans avoir une conscience nette de sa destinée; ignorant, par conséquent, les efforts quelle avait faire pour latteindre, elle mar
EXPOSITION chait comme par instinct, sans que le raisonnement fût appelé à vérifier les prévisions de lenthousiasme, sans quil préparât les changements que devaient déterminer ces prévisions. Aussi, les grandes évolutions du passé, même les plus légitimes, cest-à-dire celles qui ont le plus largement contribué au bonheur de lhuinanité, se présentent-elles toutes, à leur origine, avec les caractères propres à une catastrophe, à un bouleversement. Aujourdhui la position nest plus la même lhumanité sait quelle a éprouvé des évolutions progressives; elle en connaît la nature et létendue; elle possède la loi de ces crises, qui lont sans cesse modifiée, sans cesse rapprochée des conditions normales de son existence. Dès ce jour elle peut vérifier, par les progrès du passé, lavenir que ses sympathies lui révèlent; elle peut, surtout, préparer la réalisation de cet avenir, par la transformation lente et successive du présent; elle doit donc prévoir et évker les désordres et ls violences, qui ont été comme la condition de tous les progrès du passé. Ce serait bien à tort, messieurs, que lon nous supposera lintention de présenter, en ce moment, une sorte dexcuse de la hardiesse de nos
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 2M prévisions. Cette vue, que lhumanité doit éviter aujourdhui, dans son évolution définitive, les violences et les désordres qui ont caractérisé les évolutions, et par conséquent les révolutions du passé, na pas été imaginée après coup pour faire absoudre la doctrine de Saint-Simon des reproches quon pourrait lui adresser; elle est un des dogmes les plus élevés de cette doctrine, elle est lune des premières règles de conduite qui nous sont imposées par notre croance; elle est, par conséquent, un des objets de nos enseignements; ne pas la comprendre, cest ne pas comprendre la pensée de notre maître. Ainsi, quand nous signalons un changement futur dans lorganisation sociale, quand nous annonçons, par exemple, que la constitution actuelle de la propriété doit faire place à une constitution entièrement neuve, nous entendons dire et démontrer que le passage de lune à lautre ne sera pas, ne saurait être brusque et violent, mais paisible et successif, parce quil iie peut être conçu et préparé que par laction simultanée de limagination et de la démonstra lion, de lenthousiasme et du raisonneinent parce quil ne peut être réalisé que par des hommes animés au plus haut degré de senti- 14 Vol. 41
EXPOSITION ments PACIFIQUES, aimant la force lorsquelle produit, lorsquelle donne la vie, et laissant au passé la force qui détruit, qui donne la mort. HUITI1ME SÉANCE. THÉORIES MODERNES SUR LA PROPRIÉTÉ. AVANT-PROPOS. Messieurs, Pendant les trois siècles qui ont opéré la destruction de lordre social constitué au moreu ége, les pins fermes défenseurs du gouvernement papal et de la féodalité ont bien senti que, luNITÉ religieuse et la HIÉRARCHIE politique ou militaire une fois entamées, cen était fait dun passé quils chérissaient. Leurs efforts ont été vains : la noblesse est morte; la liberté des cultes est proclamée. De Maistre, de LaMennais, de Montlosier, ont exprimé noblement leurs regrets et leur hidignalion; ils ont couvert de leurs
DE LA DOCTRINE SAINT-S1MONIENNI a mépris cette société nouvelle, privée dautorité et de foi, livrée à lindifférence et à lanarchie, veuve de ses antiques souvenirs; mais leurs chants funèbres, étouffés par les cris des vainqueurs, nont pas touché les masses; ou, sils ont été entendus, ils ont excité la colère et la haine. Quelques individus y ont répondu avec chaleur, les ont répétés avec conviction; mais bien peu ont su apprécier tout ce quil y avait de grand, et en même temps de faible, dans ees derniers soupirs du moyen âge expirant. La hiérarchie ancienne, la hiérarchie féodale ou militaire nexiste plus; lunité catholique se résout en croyances individuelles, toutes également respectables aux yeux de la loi, et ce résultat des longs travaux de nos pères trouve dassez nombreux admirateurs aujourdhui aussi, nèntendons-nous plus les publicistes, honorés des suffrages de lopinion publique, donner pour base à lordre social une communauté de croyances religieuses, et chercher à laffermir par un ciment politique, analogue à celui qui, dans le moyen âge, unissait le souverain au serf lui-même; ce nest pas assez; ils écoutent avec indulgence les doctrines qui tendent à in diyidualiser de plus en plus les croyances ou
__ EXPOSITION les intérêts. En un mot, légoïsme, exprimé en langage politique ou religieux, trouve grâce devant eux, sous quelque forme quil se présente; tandis quau contraire un défenseur dévoué du trône et de lautel est, pour eux, un ennemi quil faut combattre; non parce que lautel est la chaire de saint Pierre, non parce que le trône est celui de César, cest-à-dire celui où règne le glaive, mais parce que lun ou lautre doit toujours faire craindre, suivant eux, quune crorance et des actes ne soient imposés aux masses par quelques hommes privilégiés. Les critiques contre lautorité religieuse et politique sont donc généralement bien accueillies auj ourdh.ui; si elles blessent, comme nous nen doutons pas, quelques personnes, celles au contraire dont elles piquent la curiosité, et quelles amusent, sont assez nombreuses pour que lon tolère complaisamment ces critiques, si même on ne les excite pas, en les décorant du nom hono rab Je dopposition. Nous ne développerons pas davantage ces idées (lui ne se rattachent quindirectement au but que nous avons en vue; il nous suffit de les avoir énoncées pour préparer ce qui BOUS r(ste t dire.
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE Labolition complète de lesclavage, et la destruction de presque tous les priviléges de la naissance, sont consommés; lhumanité a rompu les liens nécessaires à son enfance, nuisibles à sa virilité; elle a secoué violemment le joug du passé, elle la brisé, mais heureusement il pèse encore sur elle : heureusement, car elle ignore les liens nouveaux qui doivent unir les hommes. La confusion la plus profonde, une sanglante anarchie, tel serait laffligeant spectacle que nous aurions sous les yeux, si tous les moyens dordre du passé étaiellt détruits, sil nen existait aujourdhui quelques-uns sur lesquels lédifice social chancelle, mais se soutient encore. Presque tous les priviléges de la naissaue, avons-nous dit, ont disparu; un seul nous est resté, et limportance du rôle quil occupe dans notre politique dissolvante fait sentir toute la vigueur de la constitution sociale à laquelle il doit la vie. Félicitons-nous de linconséquence des hommes qui ont précieusement conservé cette ancre de salut, dans la tempêLe révolutionnaire; nous disons leur inconséquence, parce que rien ne légitime dans leur théorie une pareille exception en faveur du plus ferme soutien du passé.
EXPOSITION Cet héritage de nos pères est entouré de respect; cest larche sainte, quun téméraire ne saurait toucher sans encourir lexcommunication du clergé même de la liberté; nous ne parions pas des foudres du parti rétrograde, prêtes à frapper la main sacrilége qui oserait attaquer ce dernier débris dii moyen âge; elles sont usées, et ne se forgent pas même dans les arsenaux de la police correctionnelle. Cette susceptibilité vraiment religieuse est un miracle sans doute lorsquon la trouve dans les ennemis de la superstition et du fanatisme, dans les apôtres de laffranchissement de la pensée, du libre examen, du doute, mais surtout dans les partisans de la perfectibilité humaine; et nous nous en félicitons, puisquelle maintient, un certain ordre matériel, au milieu de lanarchie intellectuelle et morale dans laquelle nous sommes plongés; mais, arrivés au moment où ce moyeu dordre doit lui-même être attaqué par une doctrine destinée à remplacer celle qui lui a jadis donné naissance, nous sentons la difficulté que doivent présenter aux novateurs les préjugés rétrogrades que nous a légués la civilisation bâtarde quils voudront renverser; préjugés dautant plus rebelles, quils ont résisté
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 287 au feu de la critique, et sont sortis, tels quils étaient entrés, du creuset révolutionnaire. Aussi, convaincus, comme nous le sommes, de limprudence quil y aurait à vouloir détruire le seul principe dordre qui nous reste, sans le remplacer immédiatemeut par un principe plus général, approprié aux besoins de lavenir; mais, pénétrés aussi de la force des résistances que rencontrera, sous ce rapport, la tentative la plus sage, la plus mesurée, la plus évidemment favorable aux progrès de lhumanité, nous entrerons avec autant de confiance que de dévouement dans la route que Saint-Simon nous a ouverte. Nous ne nous adresserons pas aux passions populaires; comment nous en ferions-nous entendre aujourdhui? Cest lordre que nous réclamons, cest la hiérarchie la plus unitaire, la plus ferme, que nous appelons pour lavenir. 11 faudrait au peuple une autre éducation que celle quil reçoit à chaque instant de ses maîtres (qui marchent en esclaves à sa suite), pour quune vive sympathie lattachât à nos idées. On lui a tant appris à craindre ou à mépriser la puissance, à se défier sans cesse du pouvoir, (lue longtemps encore ces mots lui rappelleront
988 EXPOSiTION son antique esclavage, et le mettront en garde, en hostilité peut-être contre les hommes qui lui annonceraient une nouvelle puissance. Notre position nous permettra de marcher avec sécurité; notre franchise ne pourra être funeste quà nous. Oui, nous en avons la ferme conviction, nous exciterons contre nous les passions des adversaires les plus violents du passé, en attaquant un privil4je dont ils ne craignent pas de se couvrir, quoique ce soit une parure de leur ennemi vaincu le sort dHercule consumé par la dépouille du Centaure ne les effraye pas, ils se sont attachés au squelette du moyen âge, au cadavre de leur victime, et ils le défendront, comme les cendres dun être adoré, jusquà ce quils tombent eux-mêmes en poussière. Déjà nous les entendons dire, en aiguisant larme chérie de la critique « Quelle est donc cette robe de Centaure, quel est ce squelette, objet de nos tendres amours? » Nous répondrons Cest la nonin PAR DROIT DE NAISSANCE et non PAR DROIT DE CAPACITÉ : cest lHÉRITAGE.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 89 OPINIONS DES CO?OMtSTES, LGiSTES ET PUBLICISTES, ET EN GNRAL DE TOUS LES THORICIENS POLITIQUES, SUR LA PROPRIÉTÉ. La propriété est la base de lordre social tel est le dogme proclamé par tous les docteurs des sciences politiques. Nous aussi, nous pensons que la propriété est la base matérielle de Pordre social, et cependant nos vues sur lorganisation politique sont tout à fait opposées aux doctrines professées de nos jours. La différence qui existe entre nous et nos publicistes se retrouve également, sur le même sujet, entre eux et les clercs du moyen ége., ou bien entre eux et un consul romain; ce grand mot de PROPRIT a représenté, à chaque époque de lhistoire, des choses différentes; il a fait naître des idées diverses, quoiquil ait été soutenu par les moeurs et par les lois, chaque fois que lhumanité na pas été troublée par ces révolutions générales, pendant lesquelles aucun. droit, aucun intérêt consacré par le temps nest respecté, et où de nouveaux droits, de nouve.aux intérêts, cherchent à se faire légitimer. Et, par exemple, le pouvoir duser et dabuser
9O EXPOSITION dun homme, de son travail, et même de sa vie, lesclavage, en un mot, a été considéré, aven raison, comme le fondement des sociétés grecques et romaines. Aristote, lui-même, eût tonné avec force contre les téméraires qui auraient attaqué ce droit sauTé; personne ne savisait de nommer barbare ce philosophe, lorsquil conseillait aux jeunes citoyens de se former à la guerre, en faisant la chasse aux esclaves; et Caton ne se trompait pas, il savait lire dans lavenir, lorsque, pleurant sur le patriciat en face dorgueilleux affranchis, il portait davance le deuil de la vieille république. De même, au moyen Xge, le droit de propriété, primitivement fondé sur la conquête, représentait tous les droits du vassal à légard des serfs, et ses devoirs envers son suzerain; il consistait, en outre, dans le pouvoir de transmettre par héritage tous les priviléges ou servitudes qui y éLaient atta-. chés. Le respect pour la propriété était donc, aux yeux de lhomme le plus éclairé du douzième siècle, le respect pour la propriété féodale dans toute sa pureté. Personne ne pense que nos publicistes aient en vue lesclavage ou le servage, lorsquils parlent de la propriété. Ce nest, par conséquent,
DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE ni dans la constitution politique de la république romaine, ni dans les codes de lempire, ni dans la législation de notre ancienne monarchie, quils doivent puiser les considérations sur lesquelles ils se fondent pour en démontrer limportance dans lorganisation (le nos sociétés modernes, et, surtout, des sociétés de lavellir; ils les trouvent, saris doute, dans une nouvelle théorie p0- litique, cest-à-dire dans une nouvelle manière denvisager les besoins de lhumanité, et lordre le plus capable de les satisfaire. En effet, si les besoins généraux de la société étaient ceux quelle éprouvait autrefois; si, a1 exemple, le peuple de nos jours demandait ù grands cris, dans une année de disette, quon lui livrât une province barbare pour vivre de ses dépouilles; si la conquête était encore le moyen le plus noble dacquérir de la puissance, il faudrait bien en subir les conséquences, et faire comme Aristote. vanter lesclavage et la guerre, car lélève de Platon était aussi fort logicien que nos législateurs et nos publicistes. Quelle est donc cette nouvelle doctrine sociale doù nos théoriciens politiques déduisent leurs idées sur la constitution actuelle de la propriété?
EXPOSJTON IC0NOMISTES. Il nous paraît difficile de lapercevoir dans les économistes; la plupart dentre eux, et surtout celui qui les résume à peu près tous, M. Say, regardent la propriété comme un fait existant, dont ils nexaminent pas lorigine et les progrès, dont ils ne cherchent même pas lutilité sociale. Ils parlent tous de la nécessité de maintenir les droits de propriété; mais lesclavage, le servage étaient aussi des droits de propriété; faudraitil maudire le christianisme qui ne les a pas respectés? M. de Sismondi, qui a eu un sentiment bien vague, il est vrai, de lavenir, et qui, par cela seul, sest mis en opposition, sur des points capitaux, avec les principaux organes de la science économique, M. de Sismondi sest aperçu quun intérêt différent devait nécessairement animer les propriétaires oisifs, et les travailleurs qui mettent en oeuvre la propriété. Après avoir indiqué que les classifications de propriétaires, de directeurs de travaux ou fer miers, et enfin de journaliers, ne sont pas in-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 93 dispensables à la production, puisque ces trois qualités peuvent se réunir dans les mêmes mains, il sexprime ainsi : « Les propriétaires « de terres se figurent quun système dagri-. « culture est dautant meilleur, que leur revenu « net (cest-à-dire la portion des i3roduits terri« toriaux qui leur demeurent, après que tous « les frais de culture sont payés), est plus con- « sidérable; cependant, ce qui importe à la « nation, ce qui doit fixer lattention des écono« inistes, cest le produit brut ou le montant « dè la totalité de la récolte... Le propriétaire ne comprend que le revenu des riches oisifs, « léconomiste comprend encore le revenu de « tous ceux qui travaillent.» Si M. de Sismondi, au lieu de faire porter son raisonnement seulement sur le système dagriculture, lavait appliqué au système politique tout entier, il aurait exprimé lidée la pius. large, la plus féconde quun économiste puisse avancer sur lordre social : la même timidité, la même réserve lui fait constamment effleurer, lempêche dapprofondir la question radicale des oisifs et des travailleurs : ainsi le deuxième chapitre de son 1. Principes dcconomie poiitiqne, liv. III, chap. i p. 153.
94 EXPOSITION troisième livre est intitulé: Des Lois destinées à perpétuer la propriété de la terre dans les familles II semble quen désignant uniquement la propriété territoriale, M. de Sismondi nose pas attaquer la propriété tout entière; au reste, il combat avec force1 lopinion des législateurs, qui ont toujours voulu quon pût garder dans le repos ce quon avait acquis par le travail. Sa critïque des substitutions et des majorats est dune vigueur logique fort remarquable, et, cependant, il na pas compris que les différents rndes de transmission de la propriété, dans des mains oisives, ne sont que des cas particuliers dun principe, dont lexpression générale est lhéritage. il glisse à côté de cette immense question, et sa critique des substitutions reste, pour ainsi dire, sans valeur, parce quil ne les sape pas dans leur hase, cest-à-dire dans lesprit qui a dicté toutes les lois relatives à la transmission de la propriété. Les travaux des économistes anglais sont bien plus éloignés encore de toute conception dordre social; Maithus et Ricardo, dans leurs profondes recherches sur le fermage, sont arrivés, il est 4 Principes déconomie politique, liv. III, chap. u, p. et suiv
DE L DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE vrai, à un résultat important, savoir : que la différence de qualité des terres exploitées permettait demployer, sans inconvénient, une partie des produits sociaux à autre eh ose quà lentretien des cultivateurs; mais ils ont conclu de cette vérité, assez simple, quoiquelle neit point encore été exprimée clairement, que cette partie disponible des produits était et devait être employée à nourrir, dans loisiveté, de nobles propriétaires. Ils ont, en un mot, légitimé, autant quil était en eux, lorganisation politique, dans laquelle une partie de la population vit aux dépens de lautre. La rapidité avec laquelle ces deux écrivâins se sont empressés de conclure, dun fait de simple statistique agricole, un des principes les plus importants de lordre social, parait miraculeuse, si ce phénomène nétait pas la conséquence obligée de labsence dune doctrine générale. Le fermage et lintérêt, cest-à-dire le loyer des ateliers et instruments de travail, est bien une partie des produits de lindustrie, dont les travailleurs peuvent, â la rigueur, se priver, puisque quelques-uns dentre eux, les plus misérables, il est vri, vivent sur des terres qui
96 EXPOSITION ne donnent aucun fermage lorsquils sen privaient pour nourrir des guerriers, comtes, barons, chevaliers et apprentis chevaliers, rien de mieux, sils avaient besoiu de guerriers, pour travailler en paix, sans redouter le brigandage de barbares voisins; mais conclure de là quils dôivent se condamner à cette privation, en faveur de gens qui ne font rien pour eux, qui vivent dans une complète oisiveté, qui les détournent de leurs travaux, par lexemple de cette oisiveté, (lisons plus, par la démoralisation quun pareil fléau trame toujours à sa suite, ce serait prodigieusement abuser de la faculté que possède lhomme de lier des idées. Au reste, notre intention nest pas de discuter encore ici les opinions au moren desquelles on défend lorganisation actuelle de la propriété; nous voulons seulement établir que les hommes qui ont abordé cette grande question ne lont jamais rattachée à une vue générale de lordre social vers lequel sachemine lhumanité, mais quils lont reçue, au contraire, sous la forme que le moyen âge lui avait donnée; plus loin, nous démontrerons même quils lont décolorée, quils lont dépouillée de tout ce qui faisait sa grandeur et sa force dans le passé.
DE LA DO.CTRINE SAINT-SIMONIENNE 97 Les éçonomistes du dix-huitième siècle fondaient leur système politique sur lintérêt des propriétaires. Placés par leur maître à un point de vue fort élevé, ils avaient bien senti que leur système naurait de valeur quautant que les propriétaires joueraient un autre rôle que celui de fainéants, et quils rendraient à la société des services qui compenseraient largement le sacrifice quelle simpose en leur faveur, mais ici leurs efforts étaient vains; ils avaient beau prêcher les riches fainéants, et les engager à vivre sur leurs propriétés, à en diriger savamment lexploitation, à devenir, en un mot, les premiers laboureurs de lÉtat, ouvrant des sillons-modèles, comme le fait lempereur de la Chine, leur voix ne passait pas lantichambre du palais des pro- priétaires, elle ne les troublait pas dans leurs splendides banquets, elle ne les réveillait pas en sursaut dans leur sommeil. Un sentiment bien obscur, il faut le dire, révélait cependant à quelques philanthrophes éclai 4 M. Say semble partager lamour de Quesnay et de ses élèves pour les propriétaires, lorsquil dit, liv. I, chap. iv, p. 140, 4e édit. : « Qui ne sait que nul ne connaît mieux quo Je propriétaire le parti que lon peut tirer de sa chose? » Sil sétait exprimé ainsi en nommant le fermier, personne naurait contesté, mats le propriétaire! !!
98 EXPOSITION rés du dix-huitième siècle, à Necker, par exemple, quun problème intéressant à résoudre serait celui-ci : Comment les hommes qui partagent avec les travailleurs les produits du travail peuvent-ils, non-seulement se faire pardonner ce partage, mais encore le faire respecter et aimer par les travailleurs eux-mêmes? Aucune doctrine alors en crédit ne leur offrait de solution, celle des économistes moins que toute autre,. parce que cétait liaTtérêt des propriétaires, et non pas directement celui des travailleurs, quils avaient en vue. Aussi nont-ils émis aucune idée sur les modifications successives que lexercice du droit de propriété avait subies, ni, par conséquent, sur les obligations et les avantages qui devaient être attachés: ils lont considéré, tel quil était, comme une institution parfaite. Moins avancés sous ce rapport que leurs successeurs, ils ne lui ont pas même porté les premiers coups, en attaquant les pri viléges féodaux; ou du moins, si quelquesuns dentre eux ont contribué à les détruire, ce nétait pas en obéissant à un principe général de réorganisatiou de la propriété. Un seul économiste, le plus digne, sans contredit, des respects et de laffection de lhumanité, Turgot,
DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE 99 sentant le vice que la nomenclature de Quesnay, qui désignait par les mêmes mots, classes productives, les propriétaires et les agriculteurs, avait créé, pour les premiers, le nom de classe disponible, et il le justifiait en disant que cette classe se composait des individus qui devaient être employés aux besoins généraux de la sociétés. Turgot touchait ainsi aux portes de lavenir, lorsquil entrevoyait lapplication, que lon devra faire un jour, des théories de Maithus et de Hicardo sur le fermage; cest-à-dire quil concevait lemi)loi le plus utile auquel on puisse consacrer lexcédant du produit des bonnes terres sui les mauvaises, ou autrement la partie des richesses sociales disponible après le payement de tous les frais de culture. Mais il nétait pas temps encore : le livre des destinées humaines était fermé pour rrurgot lui- même : il ignorait quels seraient les besoins généraux de la société nouvelle, et par conséquent aussi, quelles capacités devaient avoir les individus composant cette classe disponible, chargée de prévoir et de satisfaire ses besoins. Cest assez parler de la manière dont la proI. Sur hi hninutio,i ut lu distribution dûs Richesses, ehap. xv.
3O EXPOSITION priété est envisagée en économie politique; les légistes pourraient casser les arrêts de cette science, et ce serait assez juste, car les économistes nont pas craint de déclarer (du moins les derniers, qui seuls font autorité aujourdhui) quils se reconnaissaient incompétents en matière politique. Leur modestie, à cet égard, suffit pour que nous cessions de chercher dans leurs écrits les principes dordre social daprès lesquels la propriété est instituée comme nous la voons aujourdhui; à la vérité, ils ont la prétention de montrer comment les richesses se forment, se distribuent et se consomment mais il leur importe peu de découvrir si ces richesses, formées PAR LE TRAVAIL, seront toujours distribuées SELON LA NAISSANCE et consommées en grande partie par lOIStVET1. Il leur est même indifférent de savoir si le producteur est esclave, si le distributeur est un guerrier, et lequel des deux, du maitre ou de lesclave, consomme la plus grande partie des produits. Ou ces problèmes leur paraissent dun ordre plus élevé que leur soence, et alors nous répé 1. J.-B. Sar, Traita dÉconomie po1itiquo Discours préliminaire.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 301 tons les éloges que nous venons de donner à leur modestie, ou bien ils les considèrent comme trop peu importants pour mériter leur attention, et, sil cii était ainsi, nous nous croirions obligés de les plaindre : dans tous les cas, nous devons nous dispenser dexaminer plus longuement leurs ouvrages pour r chercher ce queux- mêmes nont pas cru devoir y mettre; nous avons prouvé que ce nétait pas avec leur science quon pourrait attaquer nos idées sur lorganisation politique de la propriété; cest tout ce que nous avions en vue en nous occupant de létat actuel des doctrines économiques. LÉGISTES ET PUBLICISTES. Nous serions bien plus embarrassés encore, sil nous fallait trouver sur ce sujet un seul principe clair dans nos lois. La propriété, dit le Code, est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus ABSOLtJE, pourvu quon nen fasse pas un usage PROHIBÉ par les lois et par les règlements. Deux points importants sont à examiner dans cette définition : dabord, il est bon de remarquer que notre législation reconnaît le droit de jouir
3O EXPOSiTION et de disposer des choses et non des personnes, et cela seul la différencie de toutes les législa [ions du passé; ensuite, on peut observer que cette définition de la propriété, aussi vague, aussi négative que celle admise pour la liberté, nindique en aucune façon dans quel but les lois restrictives de ce droit absolu seront instituées; elle ne donne, par conséquent, aucune idée du droit de propriété, puisque ces restrictions peuvent être telles, que le droit de jouir et de disposer soit réduit à fort peu de chose, ou sétende, au contraire, sans rencontrer de limites. Et, par exemple, si aucune fonction sociale nétait nécessairement attachée à la propriété; si des avantages, sans aucune charge, formaient le lot du propriétaire, les lois devraientelles permettre la transmission par héritage de ce privilége magnifique, savoir : le droit de pouvoir vivre largement dans loisiveté? La définition que nous venons de citer laisse cette question indécise; car elle sapplique également à deux sôciétés, dont lune adopterait les principes féo deux des successions, cest-à-dire lhérédité 4. La liberté est le droit de faire ce que les lois ne défendent pas.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 303 SUIVANT LA NAISSANCE, et dont lautre réglerait par des lois la transmission des ateliers et instruments dindustri& dans ]es mains des individus les plus Capables de les employer, QUELLE QUE FUI LEUR NAISSANCE. La définition que vous réclamez est inutile, nous dirat-on : lisez le Code, vous y trouverez toutes ces lois restrictives du droit absolu de disposer des choses ainsi, vous y verrez quun père peut transmettre sa fortune à ses enfants idiots ou immoraux, mais quil ne lui est pas permis de les dépouiller des légitimes ESPnANCES quils ont fondées sur sa mort. Voilà une noble idée qui honore, sans contredit, le principe dont elle découle; mais elle est étrangère à lobjet que nous traitons en ce moment flOUS ne nous plaignons ni de la concision ni du silence des lois et des légistes, il faudrait que nous fussions bien difficiles ; nous cherchons seulement le moyen dc discuter avec des hommes qui savent par coeur une quantité prodigieuse de lignes écrites, et qui ne se doutent pas de la manière dont ces lignes sont 1. Ces mots renferment pour nous la même idée que la division des biens en immeubles et meubles.
3O EXPOSITION liées, cest-à-dire du principe qui les a. dictées. Or, pour appliquer ceci à la définition de la propriété, il faut que nous sachions sur quel princzpe général sont fondées les exceptions imposées par le législateur au droit de propriété, ou, ce qui est la même chose, quel est celui qui la dirigé, lorsquil a tracé les règles de lexercice de ce droit; il faut, en un mot, connaître le pourquoi de toutes ces lois isolées. Nous aurions toutefois, il faut lavouer, mauvaise grâce à nous attaquer au Code, puisque chaque jour on réclame la révision de nos lois. Cest ailleurs quil faut chercher la raison, lesprit des lois sur la propriété : ces mots nous indiquent assez quel livre nous devons ouvrir: prenons Montesquieu. Ici, nous demandons à tous nos légistes romantiques, qui ne sinclinent plus au nom du maître, nous savons quil en existe un assez grand nombre qui voient dans lESPRIT DES LOIS Ufl beau monument littéraire, et rien de plus. Nous, qui dans la science sociale ne sommes élèves ni de lillustre président, ni de Sieès, ni de Delolme, ni même de Bentham, nons envisageons autrement cet ouvrage. Montesquieu y a fait, suivant nous, la critique la plus élevée que lon pû concevoir au dix-huitième
I)E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 30!$ siècle de toutes les organisations sociales du passé; mais notre admiration pour ce grand homme, dont les travaux ont servi de base tous ceux des publicistes qui ont préparé ou directement provoqué notre révolution, ne nous empêchera pas de reconnaître quif nexiste pas un seul passage de lEsprit des Lois où la propriété soit traitée comme un principe général dordre social. Toutefois Montesquieu, en abordant avec respect le sjstème des lois féodales, en perçant la terre pour découvrir, comme il le dit lui-même, les racines de ce chêne antique dont le feuillage sétend au loin, et dont on aperçoit la tige avec peine, Montesquieu sentait quil contemplait là un grand événement arrivé une seule fois dans le monde, et qui, sur les débris de lantiquité, avait constitué une société nouvelle. Là tout était donc à créer. « Ces Germains, qui, au dire de César, navaient ni terres ni limites qui leur fussent propres; chez lesquels les princes et les magistrats donnaient aux particuliers la portion de terre quils voulaient, et les obligeaient, lan 1 Esprit des Lois, liv. XXX, chap. in. Csar, de Beio Gali., Iib. V. 15 Vøl. 41
306 EXIOSITION née suivante, de passer ailleurs, » devaient bientôt connaître les alleux, et ensuite les fiefs. Comment ces grandes institutions se sont-elles établies? Pourquoi lordre nouveau quelles consolidaient atil été préféré à cette distribution variable, personnelle et intransmissible dc la propriété? Enfin, dans quel but a-t-on fini par admettre, non-seulement lHÉmlDIT des fonctions, mais celle des privilége.s de richesses, cest-à- dire des avantages résultant des servitudes qui formaient lapanage de ces fonctions? Telles étaient les racines que Montesquieu aurait dû chercher à découvrir; mais elles étaient trop profondément enfouies dans la terre; préoc cupé, dailleurs, à son insu, par létat de la société au milieu de laquelle il vivait, le besoin de trouver les bases dune nouvelle organisation ne lanimait pas; cétait à ses successeurs quil était réservé de sentir la nécessité dune coin- piète révolution; cétait à eux quil laissait le soin de résumer son ouvrage, dordonner les matériaux épars extraits par lui des mines de lhistoire ; de former enfin un faisceau redoutable de toutes ces armes quil avait forgées, et qui devaient bientôt détruire le colossse du rnoen âge.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 307 Rousseau entroprit cette tâche; le Contrat social devait réparer à ses veux une omission de Montesquieu; il devait servir de prolégomènes ou de conclusions à lEsprit des lois, et poser les principes généraux de la constitution politique de tous les peuples, daprès les climats quils habitent, ou létat de démoralisation, plus ou moins profond, auquel les avaient conduits les progrès de la civilisation. En rappelant, dans ces termes, la vue philosophique qui le dirigeait, et quil a lui-même si éloquemment exprimée , il nous semble que le Contrat social aurait dû renfermer au moins quelques vigoureuses apostrophes contre cette partie du pacte social que Rousseau résume ainsi dans un autre ouvrage: « Vous avez besoin de moi, car je suis « riche et vous êtes pauvre; faisons donc un I. « O homme! de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute; voici ton histoire... Il r a, je le sens, un âge auquel lhomme individuel voudrait sarrêter : tu chercheras lâge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentenents encore, peut-être voudrais-tu zétrograder, et ce sentiment doit faire léloge de tes premiers aïeux, la critique de tes coitemporains, et leffroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi. » (Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes.)
308 EXPOSITION « accord entre nous: je permettrai que vous « ayez lhonneur de me servir, à condition que « vous me donnerez le peu qui vous reste pour « la peine que je prends de vous commander .» Eh bien! toute recherche en ce sens serait vaine; une seule petite note, à la fin du chapitre ix du livre I, ious montre lidée la plus large que Rousseau ait conçue de la répartition de la propriété; il lexprime ainsi: « Les lois sont tou« jours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles « à ceux qui nont rien: doù il suit que létat « social nest avantageux aux hommes quautant « quils ont tous quelque chose, et quaucun « deux na rien de trop .» Mais Rousseau sest il attaché à lapplication de cette idée, et à re chercher quelle serait lorganisation politique qui remplirait le mieux cette condition? Non, son Contrat social nen dit rien. Une assez légère modification à cette note aurait pu le mettre sur la voie; si au lieu décrire: Les lois sont toujours utiles â ceux qui les possèdent, il avait dit: Les lois sont toujours utiles à ceux qui les font, il aurait pu ajouter, 1. De IÉcoztoinie politique; artcIe inséré dans IEncy.. elopédie. . Du Contrat social.
11E LA IJOGTRINE SAiNT -S110NIENNE 309 comme conséquence: DQUC, lorsque les lois sont faites par et pour les hommes qui ne font rien, elles sont nuisibles à ceux qui travaillent; et alors, continuant, il en aurait conclu que, si les travailleurs faisaient les lois, ils ne continueraient pas la propriété de la même manière et dans le même but que les oisifs. Mais la propriété était une institution née des progrès de la civilisation; il nen fallait pas plus pour quo Rousseau la maudît et ne cherchêt même point à la perfectionner. Quon ne nous accuse pas de lui prêter des sentiments quil navait pas; il les a lui-même proclamés dans cette phrase célèbre: Le premier qui, avant enclos un terrail), sest « avisé de dire: Ceci est à moi, et trouva des « gens assez simples pour le croire, fut le « vrai fondateur de la société civile. Que de « guerres, de crimes, de meurtres, que de mit sères et dhorreurs neût pas épargnés au genre « humain celui qui, arrachant ces pieux et com« blant le fossé, eùt crié à ses semblables: Gare dezvous découter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que le fruits sont à « tous et que la terre nest à personne ! » Il nous serait facile de prouver, par une foule de citations, que Rousseau haïssait linstitution
310 EXPOSITION de la propriété et les avantages quelle procure aux oisifs, quil appelle tout crûment, dans Émue, des voionïs; mais, rencontrer dans tout son ouvrage une phrase oà lon puisse reconnaître un moyen de répûrtir, dune manière utile à la société, ccttc 1oiie commune à tous, nous iie craignons pas daffirmer que cela est impossible. Les écrivains de second ordre, qui se saut traînés sur les pas dc Montesquieu et du misanthrope de Genève. 11onL fait que commenter et paraphraser leurs maîtres; ils ont attaqué en détail, et démoli pièce à pièce lédifice du passé, et quand leur lèche a été complétement consommée, en I 79i, ils nt montré au monde leui impuissance pour reconstruire sur des hases nouvelles. On devrait sattendre , eu lisant I lino vIopé die, ce puissant levier de la philosophie critique, à trouver quelques idées rôvoiutionnaires sur la propriété, cestàdire des lirincipcs destructifs de son ancienne constitution. Loin de là, le lgiste (lui u rédigé les artieles sur ce sujet la défend avec chaleur; mais contre qui? Contre les parlisans de la oïninuiiûuté des biens, et il entend par là léjalifô de partage. 11 l)laisttntc
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 311 Platon, Morus, Campanella; il ne sort pas de ce dilemme : ou la propriété telle quelle existe est avantageuse, ou la communauté des biens est préférable. Comme sil ne restait quà choisir; comme sil n avait que ces deux manières de concevoir la distribution des instruments de travail. Grotius et Puffendorf ne pouvaient manquer de figurer dans de pareils articles; le rédacteur pense, comme eux, que la propriété résulte dune convention sociale, mais nexamine pas plus queux si cette convention est ou nest pas susceptible de perfectionnement, si elle est la même à foutes les époques de civilisation; cétait là cependant le point capital, car la société touchait au moment dune grande révolution; il fallait donc préparer les conventions nouvelles paL lesquelles elle devait bientôt consolider sa régénération. Enfin parut le grand applicateur des théories politiques du xviii0 siècle. Mirabeau neut, pour ainsi dire, quà souffler sur le passé, pour le faire disparaître; mais il nalla pas plus loin que ses maîtres, et son dernier soupir respecta lhéritage; cependant les foudres de son élo 1 Voici ce que disait Mirabeau, dans le discours lu après
3I EXPOSITION quence, frappant sur les privilégiés des lmilles, ne tombaient-elles pas sur les privilégiés de la sociéte? « Pourquoi, disait-il, consacreriez-vous « à loisiveté, au dérèglement (ce qui est souvent la même chose), ces privilégiés des familles, « qui se croient, par leur fortune, faits unique « ment pour les plaisirs? Pourquoi, pour favoriser un mariage qui ne flatte souvent quun « vain orgueil, en empêcheriezvous plusieurs « qui pourraient être fortunés? Pourquoi consa« creriez-vous au célibat plusieurs enfants de la « famille, en faisant dévorer par un seul dentre « eux létablissement de tous les autres?>) Si les esprits navaient pas été absorbés par Je besoin de détruire linégalité des priviléges dc la naissance, il aurait été facile de reconnaître, danG ces paroles de Mirabeau, une condamna- sa mort par M. de lallyruiad, le avril 4791 Rien neui pèche, si lon veut, quon regarde les biens comme rentrant de droit, par la mort de leur possesseur, dans le domaine commun, et retournant ensuite de fait, par la volonté générale, aux héritiers que nous appelons kgitimes... ; la société a senti que, pour transférer les biens dun défunt hors (le sa famille, il faudrait dépouiller cette famille pour des étrangers, et quil ny aurait, è cela, ni raison, ai justice, ni convenance. » 1. En substituant dans cette phrase le mot de. société â celui de famille, on aurait une critique aussi forte que vraie de la constitution de la propriété par droit de naissance.
flE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 318 tion manifeste du principe de lhéritage, principe si. raisonnable, si juste, si convenable, selon lui. Nestce pas, en effet, lhéritage qui donne. naissance à une classe dhommes faits uniquement pour le plaisir? nestce pas lui qui fait dévorer par quelques enfants privilégiés de la grande famille une richesse qui, mieux répartie, servirait à létablissement de tous les autres? La sollicitude de Mirabeau pour les hommes forcément condamnés au célibat nous rappelle les efforts faits par quelques économistes (MM. Malthus et de Sismondi), pour prouver aux êtres disgraciés, dès leur naissance, par la fortune, quils ne sont pas faits pour jouir des plaisirs si doux de la famille. Ces écrivains font, pour la défense de la propriété actuelle, un raisonnement quon pourrait employer au soutien des institutions les plus inhumaines. Ils disent : La. répartition actuelle de la propriété condamne le prolétaire (quelle barbare dérision renferme ce mot ! ) à la misère, sil se marie; donc il doit vivre isolé dans le monde, sans compagne pour partager ses souffrances, sans enfants qui lui fassent connaître lespérance, et qui lattachent à un avenir. En proclamant [e droit de primogéniture, le
314 EXPOSITION moyen âge avait, au moins, su compenser labsence des richesses par la plus riche dot quune âme aimante pût alors ambitionner; il consacrait lunion la plus pure, la plus indissoluble, lorsquil vouait au culte les vierges déshéritées, lorsquil ouvrait de pieuses et pacifiques retraites aux jeunes fils dun baron, tandis que lhéritier de son nom en soutenait la gloire sur les champs de bataille. Il présentait un avenir sans limites, une espérance infinie, à ses enfants chéris de DIEU et de l1g1ise; disons plus, il leur faisait regarder sans envie, avec dédain même, quelquefois avec horreur, cette gloire mondaine, toujours avide, presque toujours sanguinaire, pour laquelle se déchiraient les privilégiés de la féodalité. Que font aujourdhui, pour les malheureux prolétaires, déshérités au profit des premiers ns de la grande famille, les hommes qui les condamnent au célibat? Rien : la misère, lisolement, le désespoir, la mort, voilà le terme de leurs maux, voilà leur avenir. Hélas! ce nest pas assez encore : M. Malthus et ses élèves ne prouvent-ils pas à la charité quelle doit refuser ses secours et même un abri à la misère! Hâtons-nous de sortir de latmosphère glacial
DE LA DOGTRINE SAINT-SIMONIENNE 31S où rêvent les économistes, revenons à Mirabeau. La célèbre discussion qui séleva sur la propriété, dans lAssemblée nationale, nous offre une foule dexemples de contradictions semblables à celle que nous venons de signaler; elles ne sauraient étonner, lorsquon les trouve dans les opinions révolutionnaires ou critiques, puisque Je principe qui les dirigeait était celui du nivellement et de légalilé, principe con ivadic toire avec lorganisation humaine; mais telle est linfluence de ces grandes époques de désordre, désignées par nous sous le nom dépoques critiques, quelles portent la confusion dans tous les esprits, même dans ceux qui soutiennent avec le plus de force lordre social qui va disparaître. Écoutons le plus brillant, le plus chaud défenseur du passé, exhalant son dédain, son mépris, pour lignorance des législatenrs improvisés en 1791 « Il nest pas un parsan, sécrie Cazalès, qui « ne vous apprenne ce que vous ignorez, je veux dire ce principe daprès lequel celui qui na « pas cultivé, na pas le droit dc recueillii les fruits! Loin davoir son origine dans le sys« tème féodal, ce principe a pour hase que la
316 EXPOSITION « propriété est fondée sur le travail, principe « trop juste, trop sage pour avoir été connu par « vos comités. » Et quelle conclusion Cazalès tire-t-il de ce grand principe? Comment y conformera-t-il la constitution de la propriété? Quelles lois demande-t-il pour en régler la transmission? Le droit romain ! Dans quel but dailleurs cet orateur remontait-il au grand principe, si juste et si sage, daprès lequel celui qui na pas cultivé na pas le droit de recueillir les fruits? Il voulait prouver que les filles navaient pas le droit dhériter; mais il ne songeait pas que son principe, bien plus général que le cas particulier qui était en discussion, repoussait du partage des richesses tout homme incapable de les faire fructifier par son travail, et répartissait même ces richesses entre les travailleurs seuls, et uniquement en raison de leur capacité, quelle que fût leur naissance. Les réédifications bâtardes essayées par nos premières assemblées délibérantes sécroulaient chaque année. Légalité y voyait toujours un sommet qui la fatiguait, et quelle sefforçait sans cesse de rapprocher de la terre; bientôt paruren[ Les absurdes projets de loi agraire, dégalité
DI LA bOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 317 des biens, et, il faut le dire à la louange de leurs auteurs, ils étaient les plus forts logiciens du temps, ils poussaient jusquà ses dernières conséquences le principe de la philosophie critique qui avait passé le niveau sur toutes les anciennes supériorités sociales; celles-ci une fois abattues, comme il ny avait aucune théorie qui donnât le moyen den instituer de nouvelles, légalité absolue était une déduction logique dune rigueur incontestable. Nous nous exprimons avec une entière franchise sur ce sujet, parce que nous sentons combien il est naturel, après avoir écouté si souvent les rêveries de légalité, de penser, lorsquon entend émettre des idées sur un changement dans la constitution de la propriété, que la personne qui les annonce finira par accoucher de LA LOI AGRAIRE; et quoiquil suffise dun examen peu approfondi pour voir que la doctrine de Saint-Simon ne saurait enfanter une pareille absurdité, nous ne croyons pas inutile de la repousser quand loccasion sen présente. Lasse des efforts constituants des niveleurs, la France se rejeta bientôt dans le droit romain et les institutions féodales; mais nous ne fixerons pas notre attention sur ce retour involon
318 EXPOSITION taire vers le passé; heureusement on en est venu, aujourdhui, au point de dire que le régime impérial était tout simplement un recommencement de lancien régime. Nos publicistes regardent déjà cette époque comme une véritable rétrogradation, nécessaire cependant pour sortir de la tourmente révolutionnaire et entrer dans le port constitutionnel. Il ne me reste donc plus à examiner que la doctrine des publicistes libéraux sur la constitution :de la propriété. Ici notre tâche va se réduire à bieir peu de chose; car nous ne connaissons pas un seul ouvrage où lon ait recherché de quelle manière la propriété devait être constituée pour faciliter les rouages du mécanisme constitutionnel, cest-à-dire où lon soit remonté au principe dordre qui peut légitimer aujourdhui ce dernier privilége de la naissance. Et cependant la propriété joue un bien grand rôle dans notre politique. Pour être digne de représenter les intérêts de lindustrie, de provoquer un bon système de législation, ou une éducation publique meilleure que celle donnée par les jésuites, il faut posséder un fie!assez considérable; pour assister nos juges, de peur quils ne se trompent ou ne nous trompent, il faut avoir un
11K LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 319 manoir Or nous concevons parfaitement quau moyen âge, par exemple, où lon ne demandait aux véritables représentants de la nation que de donner les meilleurs coups de sabre, on allât les chercher dans les châteaux, dans les ma- noirs, car cétait là que se trouvaient les épées des bons capitaines. Des raisons semblables existent-elles aujourdhui? la base fiscale de nos capacités politiques est-elle réellement légitime? Nous émettons simplement un doute, et nous pensons bien que, parmi les adversaires que nous rencontrerons, il sen trouvera beaucoup qui sempresseront de nous prouver que les propriétaires oisifs sont dexcellents directeurs dune société de travailleurs, et quavec quelques jésuites de moins lâge dor serait réalisé; mais nous nous féliciterons davoir provoqué cette dénionstration; on aura du moins cherché à légi timer une de nos plus importantes institutions; on aura mis, comme on veut le faire pour toutes les parties de nos codes, la législation relative à la propriété en harmonie avec lesprit de la Charte. Alors nous pourrons dire que nous connaissons les principes sur lesquels on appuie, dans un système constitutionnel, lutilité sociale de la propriété actuelle; nous saurons enfin
3O EXPOSITION comment la transmission de la proptiété par la naissance, si naturelle sous lempire de la féodalité, dont elle était la conséquence et le soutien, est une institution convenable pour une société qui prétend avoir triomphé de la féodalité. Nous déclarons, sans crainte davouer notre ignorance, que, jusquà présent, nous navons rien trouvé de semblable dans les nombreux écrits qui, depuis quinze ans, ont été publiés sur la législation et la politique. On nous opposera, sans doute, les travaux du grand légiste anglais, qui sest efforcé de ramener Loutes les lois à un seul principe. Nous sommes trop admirateurs de Bentham pour passer ses travaux sous silence. Il a bien vu que cétait seulement par leur ztilité quon pouvait légitimer les institutions, et ce premier pas est fort grand, sans doute, mais il ne suffit pas; il recule simplement la difficulté, puisquil faut encore définir ce quon doit entendre par lutilité sociale. Et, en effet, on conçoit,, comme nous lavons déjà dit, que lesclavage ait été une chose utile, même pour lesclave, lorsque lon songe quil a succédé à la destruction barbare des vaincus, disons plus,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 31 à lanthropophagie 4; fautiI, pour cela, rétablir lesclavage? Bentham a cru avoir fait la plus précieuse découverte en disant que le principe général des lois était lutilité, parce quil na pas vu que toutes les sociétés, quand elles sont dans la vigueur de leur constitution, apparaissent aux citoyens comme étant régies par une législation en parfaite harmonie avec leurs besoins, ou, en dautres termes, que cette législation, paraissant aux peuples, ainsi quà leurs chefs, la conception dordre social la plus utile, excite alors au plus haut degré lamour et le dévouement de tous les citoyens. II semblerait, en lisant Bentham, que les législateurs du passé se sont toujours récréés à faire des lois quils jugeaient indifférentes ou inutiles. Dire que le principe général des lois doit être lutilité, cest seulement exprimer en termes détournés, quau moment où lon parle il existe beaucoup de lois in utiles ou nuisibles, cestàdire qui ont cessé dêtre en harmonie avec la société agitée par de nouveaux besoins 1. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, confirme ce fait par létymologie de serves, servare; lhistoire permet dailleurs do le vérifier facilement.
322 EXPOSITION et dégoûtée des habitudes et des sentiments pour lesquels ces lois avaient été faites. « Lutilité, dit Bentham, est la tendance dune « chose à préserver de quelque mal ou à pro(c curer quelque bien. » Questce donc que le bien et le mal? Quest-ce que la peine et le plaisir? Bentham répond : « Cest ce que chacun « sent comme eI, le paysan ainsi que le prince, lignorant ainsi que le philosophe. Point de « subtilité, point de métaphysique; il ne faut « consulter pour cela ni Platon ni Aristote. » rpelles sont les définitions que nous donne le ftgisle angIais. Mais, quelques lignes plus bas, il se charge lui - même de venger Aristote et Platon de la légèreté dédaigneuse avec laquelle il vient de prononcer leur grand nom. « Si le « partisan du principe de lutilité trouvajt, dit-il, « dans le catalogue banal des vertus, une action « dont il résultât plus de peines que de plaisirs, « il ne sen laisserait pas imposer par lerreur « générale, » etc. Ainsi lopinion du paysan et de lignorant sur le bien et I.e mal peut donc être rectifiée. Mais ces partisaas do lutile qui dc couvrent les premiers quune chose regardée 1. Trih de LgLlation civik et pna?e, L I, p. 4.
9E LA I)QCTR [NE SÀJNT-SIMONiFNXE 33 jusqualors comme utile est nuisible, ce ne sont pas, sans doute, des hommes ordinaires : ce sont les princes dii vaste royaume de lintelligence, ce sont des Socrate, des Aristote, des Platon; ce sont surtout ces hommes vraiment divins, qui signent de leur sang un nouveau code de morale, destiné à régénérer les sentiments de lhumanité tout entière. Bentham at-il fait de pareilles découvertes? Les limites dans lesquelles nous devons nous renfermer ici nous dispensent de rechercher si, en effet, de nouveaux plaisirs, (le nouvelles peines, des vices et des vertus inconnus du passé, ont été signalés par ce légiste; nous devons nous borner à examiner lapplication quil a faite du principe de lutile à la propriété. Un seul exemple nous suffira. Après le décès dun individu, comment con- vient-il que ses biens soient distribués? Bentham répond : « Le législateur doit avoir trois objets « en vue dans la loi de succession « 1° Pourvoir à la subsistance de la généra « tion naissante « 2° Prévenir les peines dattente trompée; « ° Tondre à légalisation des fortunes.» Il nous est difficile de comprendre comment
34 EXPOSITION les peines dattente trompée figurent dans cette nomenclature. Si un homme attend une succession, cest que la législation sous lempire de laquelle il vit la lui promet; or il sagit ici de créer une législation et den fixer les bases. Promettra-t-elle une succession à un homme immoral, égoïste, incapable, oisif, par cela seul quil est fils de tel autre homme? Toute la question est là. Peut-être entendon par ces mots que, la nouvelle législation venant annuler des espérances fondées sur une législation antérieure, il est nécessaire duser de ménagements, demployer un système dindemnité à légard des personnes dont les espérances rétrogrades sont déçues? Alors rien de mieux, rien de plus conforme, en effet, au besoin dordre, mais ceci est une règle générale de prudence qui peut retarder ladoption définitive dune loi, et non la modifier dans son but, dans son principe. Les deux autres articles, au contraire, semblent fondamentaux et directement applicables à la question particulière de la propriété. Eh bien! nous le demandons, y a-t-il dans leur énoncé le moindre mot qui indique que ce soient des enfants, des parents, à quelque degré que ce soit, qui doivent hériter? Pourvoir à la subsis
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3 tance de la génération naissante, tendre à 1éqa- usa tien des fortunes, cela veutil dire que tel ou tel millionnaire doive laisser toute sa fortune, ou la plus grande partie, à son fils unique, et que les nombreux eDfants du pauvre doivent entrer dans le monde plus misérables encore que leur père ne létait quand il la quitté? Ce sont des présomptions générales, dit Bentham. Quoi! vous présumez que dans notre société les enfants dun homme riche éprouveront plus de difficultés de tous genres que les fils du pauvre, pour trouver leur subsistance! Oubliez-vous que les premiers sont en position de recevoir une éducation que les autres nont ni le temps ni les moyens de se procurer? 10u léducation nest pas la plus forte présomption de bien-être, ou les riches donnent une mauvaise éducation à leurs enfants or ces deux hypothèses tiennent à la même cause. Léducation ne sert presque à rien lorsque la propriété est constituée de telle sorte quon. ne puisse lacquérir, le plus généralement, sans travail; et les riches donnent une mauvaise éducation à leurs enfants, lorsque ceux-ci apprennent de bonne heure quavec lor de leurs pères ils saitront tout., un jour, sans avoir jamais rien appris.
36 EXPOSITiON Mais cette présomption, quant aux subsistances, est encore moins conjecturale que f autre. En effet, si dans les successions, le législateur doit avoir en vue légalisation des fortunes, pourquoi faire passer tous les biens aux parents du riche, et nen pas répartir la plus grande partie aux enfants des pauvres? Cette discussion prouve suffisamment, selon- nous, que Bentham lui-même, en cherchant à établir un des principes généraux de législaon, na pas su se défendre de linfluence des mots. En prononçant celui de succession, il na pas l:)u le séparer du fait que ce mot représente dans nos sociétés modernes. Succéder, ce nest cependant que remplacer; or, pour remplacer un homme occupé dun travail quelconque, il est utile que le remplaçant satisfasse à certaines conditions de capacité; pour succéder à un propriétaire, il suffit dêtre son plus proche parent. Si le grand partisan du principe de lutilité sétait aperçu de cette différence, sil avait examiné doù elle provient, il aurait vu quelle résulte de ce que, pour être propriétaire, il nest pas indispensable que lon soit capable de faire quelque chose; alors sans doute il aurait bravé lerreur générale, et, dé-
DE LÀ DOCTRINE SÀINT-SIM9NIENNE 37 chirant cette page du catalogue banal des choses utiles, il aurait déclaré vicieux nos préjugés sur lhéritage: car mi homme que lon nourrit dans labondance, quoiquil ne sache rien faire, doit être aux yeux dun utilitaire une nuisible superfluité. Les esprits les plus élevés néchappent pas à de pareilles erreurs, lorsque, luttant contre un système politique usé, ils nont pas encore conscience du système qui doit le remplacer. Ainsi M. Destutt de Tracy sétonne de ce que lon ait constamment instruit le procès de la pro prié té. « II semble, dit-il, à entendre certains philosophes et certains législateurs, quà un « instant précis on a imaginé, et spontanément « et sans cause, de dire mien et tien. » Si M. Destutt de rfracy sétait rappelé quon ne dit plus mon esclave, il se serait convaincu que ces procès intentés au pronom possessif ne sont pas toujours de lures récréations philosophiques. I)ailleurs ces mots mien et tien ne préjugent en rien la question de lhéritage. Pourquoi cet objet, qui est mien aujourdhui, seratil tien un jour? Ou autrement, pourquoi cet objet est-il 1. &onomie po1itijue, ehap. vin, Introduction.
38 EXPOSITION mien? Est-ce parce que mon travail la produit, ou bien parce que mon père la fait ou la volé? M. de Tracy a bien senti que ces questions méritaient des solutions. Voici celle quil donne: « Une des conséquences des propriétés indivi« duelles est, sinon que le possesseur en dis.- « pose à sa volonté après sa mort, cest-à- « dire dans un temps où il naura pas de vo- s lonté, du moins que la loi détermine, dune « manière générale, à qui elles doivent passer cc après lui, et il est naturel que ce soit à ses proches; alors hériter devient un moyen dac« quérir, et, qui plus est, ou plutôt qui pis est, « un moyen dacquérir sans travail. » Cette phrase est, comme on le voit, dans sa dernière partie, une critique assez nette de lhéritage. Une chose naturelle qui produit un résultat évidemment mauvais, cest ce quon poutrait appeler une maladie de lhumanité, un mal nécessaire, un de ces ulcères inévitables, comme sexprime M. J.-B. Say en parlant des gouvernements. Mais cette maladie est-elle donc 1. Ecoiomiepolitique, chap. viii, Distribution des richesses. . Remarquons bien la valeur de ce cest-à-dire, parce que cest un savant positif qui parle, un savant qui conaatt la mort et la volonté, et qui est bien sur que celleci cesse quand lau*re arrive.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 39 incurable? Tient-elle réellement, comme le pense M. de Tracy, à la nature de lhomme? Nous ne le croyons pas; et, en effet, pour la guérir il suffirait de déterminer par la loi) dune manière générale, que lusage dun atelier ou instrument dindustrie passerait toujours, après la mort ou la retraite de celui qui lemployait, dans les mains de lhomme le plus CAPABLE de REMPLACER le DIFUNT. Ce qui serait aussi rationnel pour des sociétés civilisées, que la SUCCESSION par droit de NAISSANCE la paru à des sociétés barbares. RSUM. Nous avons fait voir que les économistes, les légistes, et en général tous les théoriciens politiques, navaient produit aucune idée neuve pouvant servir, soit à légitimer dans nos sociétés modernes (si différentes sous tous les rapports de celles que nous étudions dans lhistoire), la transmission féodale par droit de naissance de la propriété, soit à la reconstituer sur des bases conformes aux besoins actuels et futurs de lhumanité. Il nous importait dappeler lattention sur ce fait, en même temps que nous énoncions et développions les vues de lécole de Saint16 Vol. 41
330 EXPOSITION Simon sur la propriété. Nous voulions, par là, mettre en garde nos auditeurs contre les objections qui sélèveront probablement dans leurs esprits, et quils pourraient considérer comme leur étant suggérées pr des doctrines bien plus élevées que celles qui régissaient la société féodale, ou les peuples chez lesquels existait lesclavage; ils se tromperaient, ce sont les mêmes; nos philosophes, nos publicistes, vivent toujours sur le passé. Lorsque nous combattons la propriété par droit de CONQuÊTE, par droit de NAISSANCE, flOUS luttons contre lANTIQUITÉ et contre le MOYEN AGE avec la propriété de lAvENIR, cest-à-dire avec celle qui sera légitimée PAR LA CAPACITÉ SEULE, avec celle qui sera acquise par le travail pacifique et non par la guerre et la fraude, par le mérite personnel et non par la naissance; alors ce nouveau droit de propriété transmissible, mais seulement comme se transmet le savoir, sera respectable et respecté; car avec lui les habitudes, les passions antisociales connaîtront seules la honte et la misère, tandis que lopulence et la gloire formeront le noble apanage du TRAVAIL, du DÉVOUEMENT et du GÉNIE.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 331 NEUVIÈME SÉANCE. ÉDIJOATION ÉDUCATION G1NÉRkLE OU MORALE. ÉDUCATION SPÉCIALE OU PROFESSIONNELLE. MESSIEURS, Nous venons de vous présenter Les vues les plus générales de lécole de Saint-Simon .sur la transformation que doit subir la propriété et sur lorganisation future du travail industriel; nous sommes loin, sans doute, davoir épuisé ce sujet; plus tard nous aurons de nouveaux développements à lui donner; mais, pour le moment, nous croyons que le plus sûr moyen den faciliter lintelligence est de continuer, sur dautres points non moins importants, lexposition dc la doctrine de notre maître. On ne saurait, nous lavons déjà dit, séparer les idées qui se rapportent à lavenir de la propriété, de lensemble auquel elles appartiennent; quand lensemble aura été présenté en entier, il sera facile à tout le monde de ressaisir ces idées et de leur donner le complément quelles exigent:
33g. EXPOSITJON nous-méines, dailleurs, aurons occasion dy revenir. Un nouveau sujet nous occupera aujourdhui; nous parlerons de léducation. En nous livrant à lexamen de ce grand fait social, nous répondrons indirectement à quelques-unes des objections qui nous ont été adressées sur la propriété, objections qui nont pas eu pour but de contester la justice et lutilité dune institution par laquelle les ateliers et instruments de travail seraient confiés aux hommes les plus capables de les mettre en oeuvre, mais qui portaient seulement sur les difficultés que présenterait la réalisation de ces changements, cest-à-dire la transformation radicale de lordre social actuel du point de vue économique. Toutes ces oijections tiennent évidemment à la difficulté de concevoir le. moyen de familiariser la conscience publique avec le règlement dordre social reconnu juste et utile par les hommes les plus MORAUX, les plus éclairés, et les plus inté rossés aux progrès de la richesse sociale; or ce moyen sera, comme il a toujours été à toutes les époques organiques de lhumanité, léducation. Dans lacception la plus générale du mot, léducation doit sentendre de lensemble des
DE LA DOCPR1NE SAINT-SIMONIENNE 33 efforts employés pour approprier chaque génération nouvelle à lordre social auquel elle est appelée par la marche de lhumanité. La société de lavenir, avons-nous dit, sera composée dartistes, de savants et dindustriels; il aura donc trois sortes déducations, ou plutôt léducation sera divisée en trois branches, qui auront pour objet de développer: lune la sympathie, source des beaux-arts; lautre, la faculté rationnelle, instrument de la science; la troisième enfin, lactivité matérielle, instrument de lindustrie. Et comme la société ne présente la triple face de beaux-arts, science et industrie, que parce que les individus qui la composent possèdent chacun les trois facultés qui, par le développement prédominant dune dentre elles, constituent lartiste, le savant ou lindustriel; comme chaque individu, quelle que soit sa tendance spéciale, nen est pas moins toujours aimant, doué dintelligence et dactivité matérielle, il en résuite que tous seront lobjet dun triple enseignement depuis leur enfance jusquà leur classement dans les trois grandes divisions du corps social; et que, là encore, chacune de ces divisions de la génération active continuera son édu
334 EXPOSITION cation morale, intellectuelle et physique, selon le but spécial quelle se proposera datteindre. Ainsi, éducation de la génération naissante divisée en trois branches, et continuation de cette triple éducation dans chacune des trois grandes divisions de la génération active: tel est le principe qui servira de base à lorganisation future de léducation. En ce moment, nous iie pourrions prendre ce principe pour point de départ de notre exposition, sans rompre brusquement lenchaînement didées que doivent suivre vos esprits pour passer progressivement de létat actuel des choses à celui de lavenir, pour franchir le cercle des sentiments, des idées et des intérêts au milieu duquel nous vivons, et entrer dans celui que Saint-Simon a tracé pour la société future; nous devons dabord chercher lordre et le langage transitoires les plus propres à faciliter lintelligence des vues que nous avons à vous présenter sur le sujet important qui nous occupe. Avant donc de traiter ce sujet dune manière complète, et afin même de hâter le moment où il devra lêtre, nous examinerons déducation sur le terrain et dans les termes qui vous sont familiers.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 335 De ce point de vue on peut considérer léducation sous un double aspect: 10 comme ayant pour objet dinitier les individus aux rapports de la vie sociale; dinculquer dans chacun deux le sentiment, lamour de tous; do réunir toutes les volontés en une seule volonté, tous les efforts vers un même but, le but social: cest là ce quon peut nommer léducation générale ou morale. O Comme ayant pour objet de transmettre aux individus les connaissances spéciles qui leur sont nécessaires pour accomplir les divers ordres de travaux sympathiques ou poétiques, intellectuels ou scientifiques, matériels ou industriels, auxquels les besoins sociaux et leur propre capacité les appellent; cest là ce quon peut appeler léducation spéciale ou professionnelle . Cette dernière branche de léducation est la seule dont on soccupe aujourdhui; cest la seule que lon ait généralement en vue lorsquon parle 1. On voit, dès à présent, que lun des plus grands délits contre la société serait à nos eux de contraindre les vocations individuellos; ce qui est inévitable, quel que soit lamour que lon professe pour la liberkJ, là où le dogme social le plus élevé nest pas le classement suivant les caps cités, la récompense scIon les oeuvres.
336 EXPOSITION de léducation ; nous aurons à montrer combien, même sur ce sujet borné, les idées dominantes aujourdhui sont fausses et incomplètes; mais dabord nous nous occuperons de lÉDuCATIoN MORALE. Celle-ci est à peu près entièrement négligée; elle na point de place dans les discussions auxquelLes le public prend intérêt: si quelques tén tatives annoncent lintention de la réorganiser, de nombreuses répugnances se manifestent aussitôt; or ces répugnances ne viennent pas de ce que les tentatives qui sont faites ne sont pas appropriées aux besoins sociaux, mais dune prévention absolue contre la pensée même de systématiser, dorganiser léducation morale. Cette répugnance sexplique aisément: tout système didées morales suppose que le but de la société est aimé, connu et nettement défini; or ce but aujourdhui est un mystère, et lon ne croit pas même possible à lhomme de connaître avec certitude sa destination sociale. On tombe Jaccord quil existe un enchaînement dans les faits physiques, on nen admet pas dans les faits humains; ceux-ci, même les plus généraux, sont considérés comme dépendant du hasard, comme subordonnés à des acidents heureux ou mal-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 337 heureux, mais enfin à des accideEts, et par conséquent à des causes étrangères à la sphère de la prévoyance. Cette opinion ne se manifeste pas toujours dune manière aussi explicite ; nous voyons même surgir de temps à autre quelques théories poutiques, et il semble que la production dune théorie de ce genre soit incompatible avec la croyance à un complet désordre dans les événements sociaux; mais si lon prend la peine de remonLer à lorigine de ces théories, si lon observe leur tendance, on trouvera toujours au fond lopinion que nous signalons. Ainsi, parmi les théoriciens politiques actuels, les uns professent hardiment que lhistoire est un vaste chaos oa il est impossible de découvrir aucune loi, aucune harmonie, aucun enchaînement; dautres pensent que chaque époque de civilisation a été soumise à une loi; mais ces lois, aussi nombreuses que les différents peuples qui ont couvert ou qui couvrent encore la surface du globe, nont point de lien qui les unisse: elles ne rendent aucun compte du progrès généra] de la société humaine; enfin, si quelques esprits plus rigoureux cherchent à trouver, dans les progrès accomplis jusquà ce jour, la révélation de ce
338 EXPOS1TI0r que nous réserve lavenir, ils arrivent précisément, sur le sujet qui nous occupe, à cette conclusion, que systématiser, organiser, ordonner léducation morale, ce serait rétrograder vers létat social le plus arriéré, vers la barbarie du moyen âge ou le despotisme oriental. Dès lors il ne faut pas sétonner de lindifférence profonde où nous vivons relativement à léducation morale, et de leffroi même que cause toute tentative de la systématiser: avec la persuasion quil est impossible de prévoir lavenir de la société, il est naturel que lon ne soccupe pas dimprimer une direction aux esprits ; et si lon réfléchit que lopinion la plus généralement répandue est que les hommes qui jusquici ont dirigé les masses ont toujours nui à leur développement, on reconnaîtra quil est même naturel de repousser avec horreur toute direction de cetie naLure qui, dès lors en effet, ne doit plus se présenter que comme un despotisme égoïste, ignorant et brutal. Que si lon demandait cependant si lhomme a des devoirs à remplir envers ses semblables, envers la société donf il est membre, si sa position personnelle ne lui en impose point de partic uliers, comme les devoirs de famille ou de
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 339 profession, peu de personnes, sans doute, hésiteraient à répondre affirmativement; mais demandez ensuite comment lhomme acquerra la connaissance de ces devoirs, comment il développera son amour pour leur accomplissement, comment il sera déterminé à les remplir; interrogez sur ce point nos théoriciens, publicistes ou philosophes, et selon les nuances qui les séparent, ils vous répondront que la meilleure règle de conduite pour chaque individu, dans les différentes circonstances où il est appelé à agir, lui est toujours clairement indiquée par la nature même de ces circonstances ; que dailleurs, léquilibre que se font entre elles les forces individuelles dirigées vers un même but, lamélioration de leur condition particulière, doit suffire, dans la plupart des cas, pour forcer chacun à renfermer son action dans les limites convenables; et quenfin la législation saurait bien contraindre ceux que ce moen ne suffirait pas pour maintenir. Ce quil a de remarquable, cest que les hommes qui sen réfèrent ainsi à la législation ne sinquiètent pas doù doivent venir et le législateur et son mandat. Ce qui nest pas moins étonnant, cest quen admettant quil soit permis
340 EXPOSITION dimprimer, au moins négativement, une direclion à la société par la législation, puisque celle- ci vient rectifier les écarts quelle juge dangereux, ils ne soient point conduits à admettre quil peut être permis de lui en donner une par léducation. Dautres répondront que chacun porte dans sa raison individuelle le moyen de connaître ses devoirs, et quil a dans les impulsions de sa conscience une sanction suffisante des prescripLions de sa raison, un mobile assez puissant pour être toujours déterminé à agir conformément à la justice et à la vérité. Il semble, daprès eux, quil suffit à lhomme dêtre mis matériellement en contact avec la société, pour quà laide de sa raison, de sa conscience et de sa liberté, il puisse aussitôt lembrasser dans son ensemble et dans ses détails, et comprendre toutes les obligations quelle lui impose; sentir enfin en lui-même le désir, la volonté, la puissance de les accomplir. Or ceci revient, en définitive, à prétendre que les faits les plus compliqués, ceux dont lapréciation exige les connaissances les plus étendues, lattention la plus soutenue, la disposition de coeur et desprit la plus rare (cest-à-dire celle qui permet à lhomme
DE LA DOCTRINE SA1NT-SIMONIENNE au de sortir de la sphère de lindividualité pour se placer dans celle de la société, de lhumanité tout entière), que ces faits, enfin, sont précisément ceux pour lintelligence e la pratique desquels léducation et lapprentissage sont le moins nécessaires. Observons encore que ces diverses opinions, professées exclusivement par les partisans de la liberté, ont nécessairement pour résukat dintroduire la violence comme seul moyen dordre dans la société cette conséquence, qui, directement déduite de lopinion qui abandonne à lantagonisme des forces individuelles et à la législation répressive le soin de régler les actions de chacun, nappartient pas moins légitimement à lautre opinion, qui considère la raison et la conscience INDIVIDUELLES comme lunique source de la morale sociale; puisque, les individus étant évidemment incapables de concevoir spontanément lordre général de la société et les devoirs qui en résultent pour chacun de ses membres, et par conséquent pour eux-mêmes, le seul moyen propre à les maintenir dans la ligne convenable est encore la législation pénale, cest- à-dire toujours la force, la violence. Nous pouvons apprécier la valeur réelle de
34 EXPOSITION ces deux opinions, puisque, par le fait, elles ont à peu près reçu toute leur application. En effet, sauf quelques habitudes morales trèsaffaiblies, qui saffaiblissent chaque jour davantage, habitudes dont la société est redevable à lensetgnement de lEglise catholique, mais qui ne se transmettent aujourdhui que machinalement, les seuls moyens dordre sont ceux qui résultent de léquilibre des forces individuelles, et (dans le cas où le désordre est par trop flagrant) de. la sanction de la loi, par les amendes, la prison et le bourreau. Or ces moyens nont évidemment, par eux-mêmes, quune valeur négative ; ils peuvent bien prévenir quelquefois le mal, et encore dans une sphère très-restreinte , mais ce quil y a de certain, cest quils sont impuissants pour déterminer le bien. Cependant, tandis que lon attaquait avec passion, avec fureur, et lancienne règle morale (le catéchisme) et les institutions (prédication et confession) à laide desquelles elle pénétrait dans les esprits, quelques philosophes sefforçaient de trouver un criterium daprès lequel les actions des hommes pussent être appréciées tous leurs efforts nont abouti quà la morale de lINTÉJdT BIEN ENTENDU. Or, pour que ce principe
DE LA DOCTRINE SAINT-SI3tOIENNE 343 pût être regardé comme efficace, en le supposant vrai, il aurait fallu que les moralistes qui lont établi et prêché, se fussent attachés à prévoir toutes les circonstances où lhomme est appelé à agir, en ayant soin dindiquer pour chacune delles la conduite prescrite par lINTÉRr BIEN ENTENDU, et le livre contenant ces nouveaux cas de conscience, mis dans les maIns de chacun, aurait été sa loi, son prêtre, son prédicateur, son confesseur, en un mot son guide; mais en généràl on sest borné à dire : Entendez bien vos intérêts, et tout ira pour le mieux; cétait admettre comme vrai que chaque individu est en état, et mieux en état que qui que ce soit, de saisir la relation de ses actes avec lintérêt général, et den deviner la valeur jusque dans leur dernière conséquence, ce qui est évidemment absurde. Dira-t-on que quelques hommes sont allés plus loin ; que \lolney et quelques autres écrivains ont fait des catéchismes? Nous ne prévoyons pas cette apologie les idoles élevées à la gloire du siècle deriaier, et même du commencement de celuici, ne reçoivent déjà plus lencens des esprits éclairés, et 4uant aux masses, le bon sens populaire a fait justice de ces écarts de la science.
344 EXPOSiTION Le système de la morale de lintérêt bien entendu est la négation de toute morale sociaLe, puisquil suppose que lhomme ne peut et ne doit être déterminé que par des considérations ou des inspirations purement individuelles, jamais par limpulsion des sympathies sociales; toujours par un froid calcul (heureusement impossible à faire la plupart du temps), jamais par lentraInement irrésistible des hommes plus moraux que lui. En admettant même que ce système pût exercer une influence réelle, cette influence se bornerait à empêcher les hommes de SE NUIEE; mais telle nest pas lunique obligation qui leur soit imposée: ils doivent encore sentraider, puisque leurs destinées sont enchaînées, puisquils sont solidaires des souffrances, des joies les uns des autres, et quils ne peuvent savancer dans les voies de lamour, de la science, de la puissance, quen étendant sans cesse cette solidarité. Léducation morale est donc aujourdhui complétement négligée, même par les hommes les plus aimés, les plus estimés du public; et, chose remarquable, ce sont les défenseurs des doctrines rétrogrades qui semblent seuls comprendre son importance .ILs sabusent, sans contredit,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 345 sur la nature des idées à enseigner ou des sentiments à développer; et, sous ce rapport, les résistances quon leur oppose sont légitimes; mais sur la question en elle-même, sur la né-. cessité dun srstème déducation morale, ils se montrent infiniment supérieurs aux esprits les plus populaires de notre temps. Cette partie de léducation, si négligée aujourdhui, est cependant la pius importante; car si lon envisage séparément, pour un moment, léducation qui règle les rapports SOCIAUX et celle qui préside à la répartition du travail, cest- à-dire au développement des capacités INDIVIDUELLES, en dautres termes, léducation générale ou commune à tous et léducation spéciale ou professionnelle, on se convaincra bientôt quune lacune dans la première entraîne de bien plus graves conséquences que celles qui peuvent se rencontrer dans, la seconde; et en èffet, le fond des connaissances spéciales peut encore se conserver et même se perfectionner en labsence de tout enseignement direct et régulier; il se tranmet alors, pour ainsi dire, dindividu à individu, sans ordre, sans prévoance il est vrai, mais enfin dans cet état il se conserve et sétend même : ainsi de nos jours des progrès obtenus
346 EXPOSITION dans ce genre de connaissances, bien que linstitution chargée de les répandre soit très-défectueuse, ou que même toute prévision sociale manque à cet égard. Il nen est pas de même des sentiments gônéraux ou généreux, car ces deux mots dans ce cas sont synonymes; dès que léducation morale vient à manquer, les liens sociaux s relâchent, et bientôt ils se rompent; il ny a pas seulement alors pour lhumanité ralentissement, temps darrêt dans sa marche, mais, sous un certain point de vue, tendance rétrograde, cestà-dire retour à la vie sociale vers la vie de famille seulement, et de celleci vers la vie sauvage, vers légoïsme le plus abrutissant. Cest dans ces moments critiques que lhomme, ne comprenant plus le dévouement, lappelle folie, mysticisme, faiblesse, ridicule; tout sentiment généreux est éteint dans son âme, et cependant alors encore on travaille avec ardeur, avec passion; mais le but de ce travail, quel estil? estce que lhumanité ne souffre plus de la misère et de lignorance, que lindustriel et le savant sépuisent de sueurs et de veilles? Non, cest pour enrichir le oi, pour éclairer le oi; cest pour satisfaire des appétits physiques et intellectuels purement ÉGOÏSTES.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 347 La seule considération de rappeler lhomme à la plénitude de son existence, à toute la dignité de son être, suffirait donc pour que lon dût soccuper dabord de réorganiser léducation morale; mais il y a dailleurs à un autre point de vue, celui des travaux spéciaux eux-mêmes, nécessité de le faire; car pour que chaque profession sexerce dune manière conforme aux exigences dun ordre social quelconque, il faut quil y ait assentiment de tous les individus en faveur de cet ordre social; il faut, en dautres termes, que la règle sociale soit formulée et enseignée dune manière systématique, régulière. A ces considérations, ajoutons-en une autre qui, à elle 3eule, nous paraît suffisamment condamner liidifférence, la répugnance même, qui accueillent généralement aujourdhui tout ce qui tend à systématiser léducation morale. Les lois ne règlent jamais que ce qui na pas été réglé par léducation : et comment en effet concevoir la nécessité dune action coercitive, si ce nest pour triompher de la résistance des volontés? Or lobjet de léducation est précisément, nous le répétons, de mettre les sentiments, les calculs, les actes de CHACUN en harmonie avec les exigences sociALEs; lintervention de
348 EXPOSITION la loi ne devient donc nécessaire que lorsquil y a lacune, ou défaut dintensité dans lenseignement moral. Dans tous les temps, sans doute, il y aura des organisations anormales qui résisteront à linfluence de léducation, quelque perfectionnée que lon puisse limaginer; dans tous les temps, il y aura des hommes dont la personnalité se révoltera contre lordre généralement adopté, quelque favorable que soit cet ordre au développement de tous; mais heureusement ce ne sont que des exceptions, autrement la société ne serait pas possible; exceptions bien rares, si lon en juge même par les époques critiques, où elles doivent être le plus fréquentes, puisque alors aucun ordre général nest connu, aimé, et ninfluence les actes individuels, puisque alors la société ne se connaît aucun but, et ses membres aucun devoir. Le dernier terme de perfection à atteindre par le développement de léducation consisterait à réduire la nécessité de la contrainte législative aux seuls cas de ces funestes anomalies. Lhumanité na pas cessé de converger vers ce but; à mesure que son développement progressif sest opéré, léducatioii moraLe est devenue plus directe, plus précise, elle a cm-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 349 brassé un plus grand nombre de cas, en les ramenant toutefois à un plus grand nombre de principes distincts, et la législation, comme force ii a perdu en même temps, en proportion égale, de son importance et de sa violence. Sopposer aujourdhui à lorganisation de léducation morale, ce serait donc réellement faire rétrograder la société, puisque ce serait rendre à la force physique un rôle quelle tend à perdre, un rôle qui dut être le sien tant quil y eut des guerriers sur la terre, tant quil y eut deux sociétés dans chaque société, des maîtres et des esclaves, mais un rôle quelle ne saurait conserver, puisque lhumanité est appelée à ne plus former quune seule famille, et à ne déployer ses forces que dans une direction pacifique.
350 EXPOSITION DIXIÈME SÉANCE. SUITE liE LÉDUCATION GÉNÉRALE OU MORALE. Messieurs, Nous nous sommes attachés à faire sentir limportance de lÉDUCATION MORALE, à faire comprendre quelle devait être lobjet dune prévision sociale, dune fonction politique; nous avons montré comment, sous ce rapport, son progrès se ratlache au progrès de lhumanité; enfin nous avons prouvé que les opinions qui repoussent aujourdhui toute systématisation de cette partie de léducation, ont pour tendance nécessaire de faire déchoir lhomme de sa dignité; ii nous reste à exposer nos vues sur la nature, létendue et le mode daction de léducation morale. Le mot déducation ne rappelle ordinairement que la culture de lenfance : cest queffectivement, cette première époque de la vie nétant pour lêtre humain quune préparation aux poques qui doivent la suivre, il est naturel que les idées déducation sy attachent plus particulièrement. Cependant léducation, et surtout cette
DE L;. DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE 3M partie de léducation dont nous nous occupons, nest point bornée à lenfance; elle doit suivre lhomme é ins le cours entier de son existence; si lon considère, en effet, quà tout âge, lhomme est toujours déterminé par un désir, agit toujours sous linfluence de ses sympathies, on reconnaîtra combien il importe détendre la prévoyance sociale à tous les faits propres à éveiller, à développer en lui les sympathies conformes au but que la société se propose datteindre; et que si lhomme, en un mot,est susceptible de profiter dun enseignement moral pendant toute sa vie, la société doit pourvoir à ce que cet ensignement ne lui manque jamais. Rien ne peut remplacer léducation de la jeunesse. Une fois lancé dans les travaux de la vie active, lhomme ne possède plus la flexibilité morale nécessaire pour recevoir la culture qui lui manque, et cepeudant alors il en aurait doublement besoin; car, ses désirs ne pouvant rester dans linaction, il en résulte que lorsquon ne les dirige pas vers le bien, cestà-dire vers le progrès social, ainsi abandonnés, ils se dirigent vers le mal, cest-à-dire vers légoïsme; en sorte que labsence de léducation doit presque toujours sentendre dune éducation vicieuse, et que
352 EXPOSITION lhomme dont la première éducation a été négligée .a non-seulement à apprendre, mais encore à désapprendre. Il nexiste quun très-petit nombre dêtres privilégiés qui, soutenus et excités par la pensée quils ont une mission à remplir, puissent triompher dune première éducation défectueuse. Lhistoire, il est vrai, flous présente des exeinpies de générations entières transportées instantanément, en quelque sorte, dune sphère morale dans une autre; mais dabord ces changements ne sont jamais aussi brusques quils paraissent lêtre au premier aspect: en y regardant de plus près, on trouve toujours quils ont été préparés de longue main, avant le moment où ils se sont manifestés avec éclat; on voit ensuite quils ne se sont opérés dabord que dans lordre plus général des SENTIMENTS, des idées, des intérêts, et que ce nest que longtemps après, et successivement, quils sont parvenus à envahir la sphère des actes, des pensées et des affections secondaires. Aussi voyons-nous que les générations quon nous présente comme ayant été converties subitement sont incapables pendant longtemps de réaliser complétement létat de société quappellent virtuellement les principes quelles ont
DE LA DOCTRINE SÂINT-SIMONIENNE 353 admis. Les peuples soumis à lEmpire romain, préparés pendant plusieurs siècles par les travaux des philosophes è recevoir la parole des apôtres, demeurèrent, pendant plusieurs siècles encore, païens autant que chrétiens, après la prédication de lÉvangile dont ils reconnaissaient cependant la loi. II ny eut de société vraiment chrétienne que lorsque les dépositaires de la nouvelle doctrine purent semparer de lhomme à sa naissance, écarter de lui les sentiments, les habitudes de lancien ordre social, et lui inculquer les sentiments, les idées et les habitudes appropriés à lordre social nouveau. Léducation de la jeunesse est donc, sans contredit, la plus importante; mais elle ne suffit pas; si ces impressions ne sont pas sans cesse entretenues, renouvelées dans lhomme après son entrée dans la vie active, elles passent bientôt en lui à létat de vagues souvenirs, et ne tardent pas même à seffacer entièrement en présence des faits nombreux qui se rapportent à sa position individuelle, et qui sont de nature à absorber toute son attention, à solliciter lemploi de toute son activité. Il y a plus, sil vient alors à réfléchir aux préceptes moraux quon lui a enseignés, il peut arriver quil ne comprenne 17 Vol. 41
354 EXPOSITION plus ni la convenance, ni la raison, ni lutilité, et que même il les juge en opposition avec les faits qui le frappent et quil regarde comme nécessaires. Pour que les impressions de la première éducation conservent, leur influence, il faut donc quelles soient reproduites à chaque instant; il faut, en dautres termes, que léducation morale se prolonge pendant le cours entier de la vie des individus. Plus la civilisation a fait de progrès, et plus léducation morale a étendu ses prévisions et prolongé la durée de son influence sur la vie individuelle. Dans lantiquité, chaque citoyen (bien entendu que la classe nombreuse des esclaves nest pas comprise sous cette dénomination), chaque citoyen, étant appelé à discuter sur la place publique les intérêts de la communauté, et à prendre part aux entreprisès que oes intérêts rendaient nécessaires, se trouvait placé à un point de vue assez élevé pour concevoir la relatioi de ses actes personnels ivec lintérêt général; mais cela ne dispensait pas dune éducation première qui. lui révélât la société dont il était membre. Sans doute, les préceptes d cette éducation auraient pu rigoureusement se conserver en lui
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 3 sans le secours dune institution spéciale destinée .à les lui. rappeler: et cependant voyez les pompes des jeux olympiques, les mystères, les cérémonies religieuses, cette classe nombreuse de prêtres, de sybilles, daugures; partout un enseignement vivant des destinées sociale.s réveille le dévouement et lenthousiasme. Cette position a changé: chaque peuple nest plus renfermé dans lintérieur dune cité èt ne saurait plus être contenu sur une place publique où les intérêts communs puis sent être débattus par tous. La division du travail, lune des conditions essentielles du progrès de la civilisation, en ren!ermant les individus dans un cerclp de plus en plus borné, les a toujours aussi éloignés de pins en plus de la considération directe des intérêts généraux; et cela, en même temps que ces intérêts, par suite de la complication des relations sociales, devenaient plus difficiles à saisir. A mesure donc que la division du travail sest étendue, il a fallu, pour réaliser les avan.tages quelle produisait, donner plus dintensité et de régularité à léducation morale, seule capablê de replacer les individus au point de vue général dont les écartait la spécialisation des travaux; il a fallu pourvoir avec plus de sun à ce que les
EXPO S IT ION impressions de la première éducation fussent incessamment, et pendant tout le cours de leur vie, entretenues et fortifiées en eux par une action extérieure, directe, srstématique. Mais si la division du travail a eu pour résultat immédiat de rétrécir la sphère des occupations individuelles, elle a permis en même temps aux organisations privilégiéés de se livrer plus exclusivement à la contemplation des faits généraux, et, par leur action sur les autres hommes, de restituer avec usure à la société les avantages que lont peut attribuer à la confusion des travaux dans les mains de chacun. Examinons maintenant quelle faculté rend lhcmmé propre à recevoir léducation morale, quelle faculté doit dominer chez ceux qui sont appelés à diriger cette éducation. Les philosophes qui, comparent les temps modernes aux temps anciens, nhésistent pas à donner la supériorité aux premiers, font généralement consister cette supériorité dans la prédominance toujours croisante du raisonnement sur le sentiment, considérant le senLiment comme lattribut de lenfance de lhumanité, le raisonnement comme celui de sa virilité. Peut-être cette opinion aurait-elle une apparence (le JUS-
DE LA DOTRINl SAINT-SIMONIENNE 31 tesse, si elle se bornait à expliquer les progrès obtenus par la séperation de mieux en mieux sentie de ces deux manifestations de lactivité humaine, cest-àdire par lemploi direct de chacune delles à lordre de travaux auxquels elle se rattache plus particulièrement; elle serait juste, si elle avait pour objet de constater les inconvénients résultant de la confusion qui existait(ainsi (lue flOUS lavons dit) à lorigine des sociétés, entre la poésie et la science; mais si au contraire on voit dans cette division utile du travail une véritable décroissance du sentiment, on mutile tort lhumanité. Or ii suflit dentendre les apologies journalières dont le raisonnement est lobjet, et les apostrophes violentes dirigées contre le seiitiment, pour sassurer que telle est lopinion générale de nos jours. Avec quel dédain affecté on flétrit par 1@ ridicule tout ce qui vient de cette source sublime, luinour! Avec quelle naïveté ou simagine avoir tout prouvé contre une conception, contre une entreprise, lorsquon a pu se croire autorisé à en dire: Cest du sentiment! il semble que linspiration, cest-à-dire le genie, soit le mauvais principe de notre nature, et que tous nos efforts doivent tendre à nous débarrasser de cet ennemi redoutable. Aussi combien de
38 EXPOSITWN gens y réussissent et remportent cette triste victoire! Cette opinion nest pas toujours énoncée dune manière aussi franche, saiis doute, mais elle existe au fond de tous les systèmes qui prétendent se rattacher au progrès de lhumanité. On pourrait croire au premier abord, en nous voyant prendre ainsi la défense du sentiment contre le raisonnement, que notre intention est de faire lapologie du spiritualisme, aux dépens du matérialisme ; on se tromperait. Ces deux opinions, en présence lune de lautre, se battent avec la même arme, se disputent la même conquête, la RAIsoN; aucune delles ne sait ce que cest que lAMOUR; toutes deux analysent, divisent, morcellent lesprit ou la matière jusquà leur plus infime modalité ou leur plus petite molécule; toutes deux portent partout la mort; aucune delles naura la vn. Revenons à la prétendue supériorité du raisonnement sur le sentiment. Il est évident que cette opinion doit nécessairement exercer une grande influence sur la manière denvisager le sujet qui nous occupe: de ce point de vue, en effet, léducation se présente comme devant être destinée spécialement, sinon encore, unique-
DE LA DOCTRINE SÀINT-SIMONTENNE 359 ment, à cultiver chez lhomme la faculté rationnelle ou scientifique dans le but de mettre chaque individu en état de sapproprier par lui-même, et par démonstration, les dogmes de la science sociale, et de ne faire un acte quaprès avoir mûrement calculé quelles doivent être les conséquences de cet acte, et pour lui-même, et pour la société entière. On pense que chacun serait ainsi à labri des surprises, des illusions de ses sympathies, et surtout de linfluence des hommes qui ont puissance démouvoir les coeurs; et lon se félicite lorsquon croit sêtre rapproché dun aussi pitoyable résultat. Nous navons pas à caractériser en ce moment ces deux grandes manières dêtre de lexistence: le raisonnement et le sentiment, ni à montrer les différents aspects sous lesquels le monde et lhomme se présentent à lhomme lui-même, selon quil procède dans ses investigations par la voie rationnelle, ou par la voie sentimentale. Cette analrse intéressante nous occupera incessamment. Nous nous contenterons pour le moment dexposer dogmatiquement celles dès idées de la doctrine qui, sous ce rapport, se rattachent plus particulièrement à la question. La faculté rationnelle ne se perfectionne point
360 EXPOSITION dans le développement de lhumanité aux dépens de la faculté sentimentale: lune et lautre se dé - veloppent dans une égale proportion. Si la première semble dominer aujourdhui, cela tient uniquement à ce quil existe parmi nous aussi peu dassociation, aussi peu dunion que cela est possible entre des hommes réunis. On se rendra facilement compte de cette situation lorsquon se rappellera les caractères que nous avons assignés aux époques critiques. Cest par le sentiment que lhomme vit, quil est sociable; cest le sentiment qui nous attache au monde, à lhomme, cest lui qui nous lie à tout ce qui nous entoure; et lorsque ce lien se brise, lorsque le monde et lhomme semblent nous repousser, lorsque laffection qui nous attirait vers eux vient à saffaiblir, à sannuler, LA. VIE a cessé pour nous. Si lon fait abstraction des sympathies qui unissent lhomme à ses semblables, qui le font souffrir de leurs souffr nces, jouir de leurs joies, vivre enfin de leur vie, il est impossible de voir dans les sociétés autre ehdse quune agrégation dindividus sans liens, sans relation, et nayant pour mobile de leurs actions que les impulsions de légoïsme. Cest le sentiment qui porte lhomme à sen-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 361 quérir de sa destination; cest le sentiment qui la lui révèle dabord. Alors sans doute la science a un rôle important à remplir; elle est appelée à vérifier les inspirations, les révélations, les di-. vinations du sentiment, à fournir à lhomme les lumières propres à le faire marcher avec rapidité et, sécurité vers le but qui lui a été découvert; mais cest encore le sentiment qui, en lui faisant désirer, aimer ce but, peut seul lui donner la volonté dy parvenir et les forces nécessaires pour latteindre. Malgré cette large part que nous faisons au sentiment, contrairement à lopinion générale, nous sommes bien loin assurément de vouloir comprimer ou déprécier les efforts par lesqueLs la génération actuelle paraît tendre à savancer dans la carrière du raisonnement. Si lon veut bien en effet se reporter à nos premières séances, ou se rappellera que, bien loin de considérer notre siècle comme ayant dépassé la limite de la croissance rationnelle, nous pensons au contraire quil est resté bien en deçà; que sous ce rapport il a dimmenses progrès à faire, et que, même en dépit de ses prétentions à cet égard, il se montre fort inférieur (relativement aux nouveaux et nombreux éléments quil possède) à
36 EXPOSITION plusieurs des siècles qui lont précédé. En se reportant à ce que nous avons dit de la méthode positive, de sa valeur, de la manière dont il convenait de lemployer, de lusage que nous en faisions nous-mêmes dans létude des grands phénomènes de la vie collective de lhumanité, on se convaincra que nous nattachons pas une faible importance aux procédés rationnels, et que nous ne nous montrons pas moins rigoureux dans leur emploi que les hommes dont les travaux sont aujourdhui regardés comme les plus positils, cest-à-dire comme les produits du rationalisme le plus pur. Mais ceci doit au moins nous donner le droit dc répéter que toute lexistence morale de lhomme nest pas renfermée dans la faculté rationnelle; quil a dautres moyens de connaître que la méthode positive; dautres éléments de foi et de conviction que des démonstrations scientifiques, puisque toute science suppose, comme nous lavons déjà dit, des axiomes. Les savants généraux (et, nous plaQant ici au point de vue de la doctrine, nous entendons parler des dépositaires de la science de lhumanité, de la physiologie sociale), les savants généraux peuvent bien, sans doute, à laide des indica
DE LÀ DOCTEINE SAINT-SIMONIENNE 363 tions que leur a données la CONCEPTION nouvelle, à laide de la méthode dont elle leur apprend à se servir, déduire lavenir de lobservation du passé, désigner à quel terme vient aboutir la série des faits généraux déjà consommés; on peut bien encore leur reconnaître la puissance, soit à laide de déductions logiques, de déterminer la combinaison sociale la mieux appropriée au bm que la sympathie leur u découvert, et par conséquent de tracer les obligations, des individus en raison de la place quils doivent occuper dans la hiérarchie sociale; mais cette place ne peut être assignée que par lamour, cest-à-dire par les hommes qui sont le plus vivement animés du désir daméliorer le sort de lhumanité; et dailleurs, en attribuant à la science cette puissance, est-ce une raison pour conclure quelle doit présider à léducation morale? Pour peu quon y réfléchisse, on reconnaîtra son impuissance à remplir une telle mission; cette mission est au-dessus delle. Et en effet, pour que les préceptes de la science renfermassent une obligation dagir, il faudrait supposer que par la démonstration ils fussent devenus louvrage, la création même de ceux qui les admettent; mais une telle démons-
364 rPOSETI05 tration exigerait, de la part de chacun, une connaissance parfaite de la science sociale: or, en supposant que tous les hommes fussent capables de lacquérir, il faudrait encore quils y consacrassent tout le temps destiné à léducation spéciale dont ils ont besoin pour remplir convenablement leurs fonctions dans la société; ce qui est évidemment impossible. Les résultats de la science sociale ne sauraient ètre présentés que sous une forme dogmatique à la presque totalité des hommes. Le petit nombre dc ceux (lUi la cultivent enyvouant toute leur vie Peuvent seuls se donner la démonstration de ses problèmes : ces hommes sont donc aussi les seuls sur lesprit desquels on pourrait supposer que les précep Les de la science eussent assez dempire pour devenir obligatoires. Mais ce nest encore, oi le voit, quune supposition. En effet, la démonstration scientifique peut bien justifier la convenance logique de tels ou tels actes, mais elle est insuffIsante pour les déterminer; pour cela il faudrait quelle les fjt aimer, et lei nest pas son rôle. Une démonstration ne contient eu elle-même aucune raison nécessaire dagir : la science, comme nous venons de le dire, peut bien indiquer les moyens à employer pour atteindre
DE LA D0TRINE SAINT-SIMONIENNE tel ou tel but. Mais pourquoi un but plutôt quun autre? Pourquoi même ne pas rétrograder? Le sentiment, cest-à-dire une sympathie fortemen.t prononcée pour le but découvert, peut seul trancher la difficulté. Pour que lindividu consente à se renfermer daas le cercle qui lui est tracé, il ife lui suffit pas que le but de la société et les moyens de latteindre lui soient connus; il faut que ce but, ces moyens, soient pour lui des objets damour et de désir. Or, les savants peuvent bien sans doute constater ce phénomène, et dire en conséquence ce quil faut aimer, pour ne pas contrarier la marche de la civilisation telle quelle est indiquée par lenchaînement des faits historiques; mais ils sont incapables de produire les sentiments dont ils reconnaissent la nécessité. Cette mission appartient à une autre classe dhommes à ceux que la nature à doués particulièrement de la capacité sympathique. Nous ne prétendons pas dire, assurément, quo les hommes chargés de donner limpulsion à la société doivent demeurer étrangers à la science; mais la science, dans leurs mains, prend un nouvôau caractère; elle reçoit aors la vie, la sanction
366 EXPOSITION que peuvent seuls lui donner les hommes qui la rapportent à la destination de lhumanité. Pour se convaincre de ce qui précède, il suffit dexaminer par quels hommes, par quels moyens ont toujours été déterminés les volontés et les actes sociaux; à quelle source lindividu a toujours puisé la satisfaction qui suit pour lui laccomplissement de ses devoirs. On trouvera que dans tous les temps, dans tous les lieux, la direction de la société a appartenu aux hommes qui parlaient au COEUR; que les raisonnements, le syllogisme, nen nont jamais été que des moyens secondaires et médiats, et que la société enfin na jamais été entraînée directement que par les diverses formes de lexpression sentimentale. Ces formes, sous le nom de culte aux époques organiques, ou de beaux-arts aux époques critiques, ont toujours pour résultat dexciter les désirs conformes au but que la société doit se proposer datteindre et de provoquer ainsi les actes nécessaires à son progrès. Sous ce rapport 011 ne trouve de différence entre un état de société et un autre, organique ou critique, que dans la nature des sentiments que le culte ou les beaux-arts sont appelés à développer, et les devoirs quils commandent. A tous ces titres, le
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 367 moyen âge se montre bien supérieur aux temps qui lont précédé. Cest ici le lieu de parler dun moyen déducation, de discipline morale, particulier à cette époque, et que nous avons seulement indiqué dans la séance précédente; il sagit de la confession. La confession a été dans ces derniers temps lobjet de censures unanimes. On na vu en elle quun moyen de séduction et despionnage; quune pratique mise en usage par le clèrgé pour appuyer ses vues ambitieuses, pour satisfaire des passions individuelles. Ce jugement était une conséquence logÏque de la condamnation portée coutre la doctrine catholique, prise dans son ensemble. Cette doctrine, en effet, venant à être considérée comme une oeuvre de fraude, comme la sanction dun despotisme exercé au profit du petit nombre, il est évident que tout ce qui avait pu contribuer à laffermir et à la propager, et particulièrernent la confesion, si puissante dans ce but, dut être repoussé avec défiance et aversion. Mais si, s.e plaçant à un autre point de vue, on considère le catholicisme (cest-à-dire lechristianisme socialement institué), comme ayant été, à lépoque de sa plus grande puissance, la doc-
368 IXPOST1ON trine morale la plus appropriée aux besoins des sociétés, on reconnaîtra alors que les institution3 destinées à les faire pénétrer dans les esprits furent éminemment utiles, éminemment morales, aussi longtemps que la doctrine ellemême demeura en harmonie avec les besoins de Ihumanité Ce ne fut que lorsque cette harmonie eut cessé dexister que la confession mérita, sauf lexagération qui se mêle toujours à tOute réaction, les reproches quon lui adresse aujourdhui. Mais à lépoque de la plénitude de la doctrine dont elle était un des principaux moyens daction, on ne doit voir en elle quun mode de consultation, par lequel les hommes les moins moraux, les moins éclairés, viennent chercher les lumières et les forces qui leur manquaient auprès de leurs supérieurs en intelligence, en moralité; un moyen emplojé pai ceux-ci pour éveiller et entretenir les sympathies sociales et inviduelles quils avaient mission de développer et de diriger; et si lon rdtléchit à la vertu de réhabilitation con tenue alors dans la confession, on ne pourra sempêcher de recpnnaître en elle une puissance morale, un moyen déducation de la plus haute valeur. Tandis que la prédication et le catéchisme, qui sadressaient à tous., ne
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 369 pouvaient résoudre que les cas généraux, et devaient être nécessairement calcifiés sur la moyenne des intelligences et des sentiments, la confession leur servait de commentaire, prononçait sur les cas individuels, si nombreux, et appropriait ainsi la doctrine à chaque intelligence, à chaque sensibilité. Aucun procédé aussi puissant pour continuer, pour entretenir les impressions premières de léducation, navait été employé par les Anciens. Nous avons dit que les moyens appropriés à léducation morale devaient être principalement puisés dans le sentiment, et que la direction de cette éducation devait appartenir aux hommes doués de la plus haute capacité sympathique Cest, nous pouvons laffirmer, la condition pre mière de toute association; car il nexiste point de société là où il ny a pas un but désiré, là où les individus qui se trouvent rapprochés ne sont pas conduits, dirigés, entraînés par les hommes qui brûlent le plus datteindre le but. Cette condition sera réalisée dans lavenir, comme eIlê le fut dans tout le passé ce nest pas à dire que les mêmes pratiques, que les mêmes formes devront se perpétuer: que le CATÉCHISME, le CULTE, les récits qui einflammaient autrefois le coeur
370 EXPOSITION des fidèles, devront être conservés; que le mode de consultation et de réhabilitation connu sous le nom de CONFESsION devra rester le même; mais seulement que des moyens analogues, plus perfectionnés encore seront mis en usage dans lavenir pour prolonger léducation de lhomme durant le cours entier de sa vie. Plusieurs questions ne manqueront pas maintenant de nous être adressées; et dabord, on nous dira quaprès avoir montré limportance de léducation morale et la nécessité de concevoir son action comme devant avoir un caractère politique, social; quaprès avoir déterminé les limites dans lesquelles elle doit agir et la nature des facultés quelle doit mettre en oeuvre, nous avons à faire connaître les pratiques, les idées, les sentiments qui doivent être lobjet de son enseignement. Ces pratiques, ces idées, ces sentiments, résultent pour nous, messieurs, des vues que déjà nous vous avons présentées sur lavenir de lhumanité, et de celles que nous aurons encore à vous présenter par la suite; en dautres termes, la doctrine à enseigner dans lavenir est, suivant nous, celle que nous avons entrepris dès aujourdhui de vous faire connaître.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE n On nous fera sans doute la question suivante : dans le passé, les hommes chargés de diriger la société par léducation possédaient, comme organes dune autorité sacrée, une sncLion puissante de leur ensignernent. Ceux qui rempliront la même mission dans lavenir disposerontils dune pareille sanction? Ceci nous conduit à lexamen dun problème de la plus haute importance, qui se résente en ces termes LHUMANTT A-T-ELLE UN AVENIR RELIGIEUX? Et, dans le cas où cette question serait résolue affirmativement : la religion de lavenir doit-elle être conçue comme un sentiment purement individuel, sans dogme arrêté, sans culte extérieur? ou bien, doit-on la considérer comme devant être lexpression dune pensée sociale, et, sous ce rapport, comme devant avoir un dogme et un culte, dans lacception reçue de ces mots? Prendra-t-elle place dans lordre politique? Sera-t-elle appelée à le dominer tout entier? Comment se rattachera-t-elle au déveveloppement religieux de lhumanité? Il est impossible de fixer nettement ses idées sur les moyens que doit employer léducation morale avant davoir résolu ce problème : il devra donc nous occuper très-prochainement.
372 KXPOSITION ONZflME SÉANCE. ÉDUCATION SPÉCIALE OU PROFE5STONNELLE. Messieurs, Nous nous sommes occupés, dans les précédentes séances, de léducation géntra1e; lobjet de celleci sera léducation spécialo, cest-à-dire celle qui est destinée à approprier les individus aux divers ordres de travaux que comporte létat de la société, et quils doivent se partager. Tous les faits auxquels donne lieu lexistence des sociétés sont susceptibles, dans les termes de labstraction, dêtre exprimés de manière à se rapporter également à tous les temps et à tous les lieux. Sans cette abstraction, lesprit humain ne saurait sélever à lidée denchaînement dans les faits sociaux, et suivre la trace de leurs progrès. Et, cependant, malgré lidenLité de ces faits, identité qui est limage fidèle dc celle de lhumanité dans la suite des générations et sur les différents points du globe, il faut bieii prendre garde quun fait social, ainsi abstrait, et
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 373 transporté dune époque dans une autre, contient en lui-même un élément nouveau de progrès que ne saurait donner lobservation directe et isolée de ce fait, et quune conception gé n éraie de la destination de lhumanité peut seule découvrir. Cest surtout lorsquon transporte un fait du passé dans lavenir que cette considération acquiert de la valeur. Le passé, dans toute sa durée, ne présente quun même état de société, dont les révolutions ne furent, à proprement parler, que des modifications plus ou moins profondes, tandis que lavenir, sans que pourtant la chaîne des destinées humaines soit interrompue, se montre à nous comme un état essentiellement nouveau. En caractérisant dans nos séances précédentes les grandes différences qui séparent le passé de lavenir, nous avons particulièrement insisté sur celle-ci, savoir: Que létat social, dans tout le passé, fut fondé, à un degré ou à un autre, sur lEXPLOITATION DE LHOMME PAR LHOMME; que le progrès le plus important aujourdhui est de mettre fin à cette exploitation, sous QUELQUE FORME QUON PUISSE LA CONCEVOIR. On peut ne pas saisir1 au premier aspect, la
874 EXPOSITION relation qui existe en la décroissance de lexploitation de lhomme par lhomme, et la question de léducation; cependant cette relation est des plus intimes. Lempire de la force phsique, principe, raison et but de toute organisation politique du passé, a eu pour conséquence nécessaire létablissement des castes, de classifications tranchées, destinées à se perpétuer héréditairement parmi les hommes. Plus on remonte dans lantiquité, plus ces classifications se montrent profondes, précises, inflexibles; plus on se rapproche des temps modernes, plus on les voit sétendre et surtout perdre de leur rigueur; mais elles nen subsistent pas moins. Ces classifications, quelque affaiblies quelles soient aujourdhui, constituent pourtant encore une véritable fatalité pour les individus privilégiés ou non privilégiés, puisque la carrière que les uns ou les autres doivent parcourir est irrévocablement fixée par la considération dun fait entièrement étranger à leur capacité personnelle. Quand vient pour eux le moment de prendre parti dans la vie active, on ne consulte point leurs penchants, leurs aptitudes, leurs vocations; on na égard quà leur naissance, à. la caste à laquelle ils appartieunt, et lon sefforce,
DE LA DOCTRINE SAiNT-SiMONIENNE a tant bien que mal, de les façonner à la destination qui leur est assignée par les circonstances. Or cet ordre politique du passé nest, après tout, quune des expressions de lexp loitation de lhomme par lhomme. Sil est vrai quaujourdhui cette exploitation soit arrivée à son terme, sil est vrai quelle doive disparaître entièrement de lordre social qui se prépare, il est évident que la distribution de léducation spéciale, au lieu de se faire selon la naissance, se fera dans lavenir selon les aptitudes, les vocations des diverses organisations in dlviduelles. Peut-être les partisans des idées critiques revendiqueront-ils pour la philosophie du dix-h nitième siècle, et pour la révolution politique qui en a été la suite, ce résultat que nous appelons et quils considèrent sans doute comme déjà obtenu. Examinons sur quoi pourraient se fonder leurs prétentions à cet égard. La philosophie et la révolution du dernier siècle ont bien, sans doute, détruit les classifications les plus apparentes, et, eu délivrant les classes inférieures de ces entraves, elles ont proclamé le droit, pour chaque individu, de prendre dans la société la place à laquelle son mérite pouvait le faire pré-
376 EXPOSITION tendre. Mais quont-elles fait pour donner de la réalité à ce droit? quontelles fait qui ne soit purement négatif? Elles ont renversé des obstaoles..., mais encore les ont-elles renversés tous? Non, sans doute : léducation, sans laquelle les vocations les plus prononcées sont frappées de stérilité, nest pas accessible à tous sans distinction. Léducation est encore un privilége que donne la fortune, et la fortune ellemême est un privilége presque toujours en disproportion avec le mérite de ceux qui le possèdent. Il y a 1)1US: pour le petit nombre dhommes qui peuvent prétendre au bienfait de léducation, rien na été fait dans le but quelle leur soit distribuée en raison de leurs aptitudes et de leur vocation, puisquil nexiste aucune autorité qui soit chargée dapprécier et de développer les tendances individuelles, et quà cet égard tout est abandonné à la vanité, à lambition des familles ou aux goûts pou réfléchis des enfants. En résumé, malgré le triomphe politique des idées philosophiques du dixhuitième siècle, léducation reste encore inaccessible au grand nombre; et quant à la faible minorité qui peut y attein
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 377 dre, elle lui est distribuée au hasard, sans choix et sans prévoyance. Dans la nouvelle association que les hommes sont appelés à former, et que nous avons caractérisée comme ne comportant, à aucun degré, lexploitation de lhomme par lhomme, les institutions devront pourvoir, dune part, à ce que léducation soit accessible à tous, sans distinction de naissance ou de fortune; de lautre, à ce que cette éducation soit répartie en raison des capacités et des vocations individuelles. Ce classement des individus par léducation fera-t-il naître quelque idée de violence? Ce serait ici le cas de rappeler ce que nous avons dit en commençant, savoir que dans les changements annoncés par nous, il faut toujours tenir compte dun élément dont on est aujourdhui trop disposé à faire abstraction, léducation morale, qui est appelée à transformer pour chacun, en une idée de devoir, en un objet daffection, les obLigations qui lui sont imposées par les directeurs véritables, par les chefs légitimes de la société. Ce soin dapprécier les penchants et les aptitudes impose ai corps enseignant de lavenir une tâche que lon peut considérer comme toute 18 Vôl. 41
38 EXPOSITION nouvelle; car létat social du passé ne la comportait point, au moins dans des limites assez étendues pour quelle pût devenir lobjet dune prévision générale. La distribution de léducation entre les individus, en raison de leur capacité, pourrait, à elle seule, représenter tout lordre social de lavenir, au moins dans son opposition avec le passé cest par là, en effet, que chaque homme atteindra à toute la puissance, à tout le bien-être auxquels son organisation peut le faire prétendre; cest par là que se trouvera réalisée cette égalité que le sentiment invoque depuis si longtemps, sans avoir encore pu déterminer en quoi elle consiste. Nous avons exposé le changement général qui doit sopérer dans léducation, changement qui doit garantir à jamais la pleine émancipation du plus grand nombre; nous pouvons considérer en détail quelques-uns de ces avantages particuliers. Les fonctions, les professions diverses étant réparties en raison des capacités, il en résultera quelles seront exercées avec un plus haut degré de perfection; et que, par cela seul, les progrès dans toutes les branches de lactivité humaine seront beaucoup plus rapides quils ne lont été
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 379 à aucune époque du passé. La division du travail a été considérée avec raison comme une des causes les plus puissantes des progrès de la civilisation; mais il est évident que cette division ne portera tous ses fruits que lorsquelle aura pris pour base les différences de capacité chez les travailleurs. Le règlement que nous annonçons pour lavenir offre une nouvelle, une bien grande garantie de lordre moral; le sentiment et la raison saccordent pour nous montrer les vocations manquées, les inclinations forcées, les professions imposées, et les dégoits, les passions haineuses qui en sont la suite, comme la source de presque tous les désordres du passé; or cette source se trouvera nécessairement tarie par le règlement dont nous parlons. Assurément nous ne prétendons pas dire que lerreur, les accidents, la partialité même, nauront jamais place dans celLe distribution nouvelle de léducation et des avalitages sociaux nous faisons une large part à limperfection humaine; peut-être nest-il pas donné aux sociétés datteindre jamais précisément la limite quelles conçoivent comme le but déterminé de leurs progrès, mais par cela seul quelles marchent vers cette limite, en faisant
380 EXPOSITION usage de toutes les lumières, de toutes les fories dont elles peuvent disposer, par cela seul quelles réalisent des progrès, il est juste de dire, humainement parlant, que la limite véritable est atteinte. Dès lors les erreurs, les accidents, les injustices, ne sont plus que des exceptions; ils ne constituent plus quune portion de plus en plus minime, un des aspects les moins frappants de lensemble des faits sociaux. Maintenant occupons-nous directement de léducation spéciale, quant aux ol)jets quelle doit embrasser et aux divisions dont elle est susceptible. Cette partie de léducation, avons-nous dit, est celle qui est destinée à approprier les individus aux divers ordres de travaux que comporte létat de la société; il demeure donc évident, et par définition, que le système de léducation spia1e ne peut être conçu que comme le résultat dune prévision sociale, que comme lobjet dune foiictionpolitique. Nous ne :nous proposons pas de combattre directement lopinion de ceux qui voudraient abandonner désormais léducation spéciale à une concurrence individuelle sans limites, et qui ne voient en elle quune industrie quil faut livrer,comme toutes les autres,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE à la lutte, à la guerre, et par conséquent à la fraude, au charlatanisme. Ce que nous aurons occasion de dire sur les conditions indispensables à un bon système déducation spéciale suffira pour réfuter complétement cette opinion. Plus on recule dans le passé, plus on trouve les moyens déducation spéciale restreints et incomplets. Tant que les hommes ont été divisés en castes, en ordres, en classifications par la naissance, cette partie de léducation fut réduite i létat de simple tradition; elle se transmettait héréditairement de père en fils, dans le sein de chaque famille consacrée à une profession. En se rapprochant des temps modernes, on voit les sociétés tendre de plus en plus à faire de léducation spéciale lobjet dune attribution politique, dune prévision sociale: cette prévision nembrasse dabord quun petit nombre de professions; mais peu ù peu on la voit sétendre. Il suffit de suivre la sérid des progrès déjà obtenus en ce genre pour se convaincre que léducation spéciale, en tant que formant une attribution des pouvoirs publics, doit finir par embrasser tous les ordres de travaux, toutes les fonctions aux quelles létat de la société peuL donner lieu.
38 EXPOSITION La prévision sociale à cet égard se montre avec évidence au moen ûge, dans les institutions conçues et réalisées par les hommes qui exercent alors cette haute fonction de prévoyance. Nous nous arrêterons avec soin sur cette époque; parce que, malgré les améliorations dont, depuis ce temps, léducation a été lobjet, elle na donné lieu à aucune conception générale nouvelle, à aucune du moins qui fit susceptible dune large application politique. A beaucoup dégards, et même sous les rapports les plus importants, lancienne conception domine encore. Si nous parvenons à justifier sa convenance pour le temps où elle i)rit naissance, nous aurons apprécié la valeur quelie peut avoir aujourdhui, et nous nous trouverons bientôt sui la voie des changements, des translrmations quelle doit subir. Les premiers établissements déducation spéciale, dans le moyen âge, eurent pour unique but de former des sujets pour le clergé, soit séculier, soit régulier, selon la distinction établie alors. Dans ces établissements, qui tous prirent naissance dans les monastères et dans les cathédraies, et dont la fondation régulière ne date que du huitième au neuvième siècle, on ensei
DE LA DOCTRINE SAINT-SLMONIENNE 383 gnait tout ce qui formait alors le fonds des connaissances humaines : lenseignement comprenait la théologie dogmatique et ce que lon appelait les sept arts libéraux. Au moyen de ces établissements, le fonds des connaissances fut accru, les travaux des anciens et ceux des pères de 1glise, dans lesquels la doctrine chrétienne se trouvait scientifiquement élaborée, furent repris au point où les avait interrompus le grand travail de la reconstitution politique, qui, pendant plusieurs siècles, avait dû employer les plus fortes capacités le cadre encyclopédique fut alors étendu, et lon y introduisit la théologie rationnelle, le droit civil et ecclésiastique, et la médecine. Le cercle de lenseignement reçut une extension proportionnée à celle de la science, et le corps enseignant dut prendre luimême une nouvelle forme, une nouvelle organisation la révolution, commencée sous ce rapport dans le douzième siècle, fut achevée dans le treizième par létablissement des universités. Cest alors que le. fonds même et la méthode de lenseignement furent définitivement arrêtés; ils nont reçu, depuis cette époque, que des améliorations de déttil. Dans ce système déducation spéciale, les
384 EXPOSITION travaux des moralistes, des légistes et des médecins étaient les seules applications journalières que lon eût en vue. Toutes les professions industrielles, et la profession militaire elle même, la plus importante alors dans lordre temporel, se trouvaient en dehors de lenseignement politiquement organisé. Il serait injuste de reprocher au corps savant du moyen âge davoir négligé ces professions. Et dabord, il était tout naturel quil ne sappliquât pas à perfectionner la profession militaire, puisquil avait pour mission principale de combattre, de détruire létat de choses qui rendait cette profession nécessaire. Quant aux professions industrielles, le temps nétait pas encore venu dapprécier leur importance; et dailleurs les théories scientifiques étaient alors trop peu avancées, et les pratiques de lindustrie trop grossières pour quil pût y avoir rapprochement entre elles, ou du moins pour que la possibilité de ce rapprochement pût être sentie . 1. Nous aurons dailleurs à montrer plus tard comment cette négligence des intérêts industriels et des sciences physiques tenait à une cause profonde, et nétait quune conséquence logique du dogme chrétien tout entier, qui navait pas pu et navait pas dù comprendre le développement de lactivité matérielle de lhomme, parce que, avant
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 385 Léducation spéciale embrassait donc, à cette époque, toutes les professions quelle pouvait embrasser. Ici nous avons à parler de lenseignement de la langue latine, qui a tenu tant de place dans le passé, et qui est aujourdhui lobjet de tant de discussions, discussions interminables si lon na pas apprécié la raison et lorigine de cet enseignement. Au moyen âge, les peuples de lEurope, au point de vue temporel, étaient divisés presque à linfini. Au point de vue spirituel, au contraire, ils étaient intimement unis, et formaient lassociation la plus forte qui eût été jusque-là conçue et effectuée: association qui leur assurait une supériorité incontestable sur tous les peuples de lantiquité. La vaste communauté chrétienne était représentée et réalisée par un corps dépositaire de toutes les lumières du temps, et qui, répandu sur tous les points de lEurope, y exerçait partout une action identi que. Lunité de ce corps, résultat de lunité damour, de doctrine et dactivité., avait, entre autres conditions extérieures dexîstence, lunité tontes choses, il fallait, à cette époque, détruire le mode suivant lequel sexerçait alors cette activité, la guerre.
EXPOSITION de langage. Comment le latin devint-il la langue du corps spirituel du moeii âge? Cest ce dont il est inutile de nous occuper ici. Il nous suffit de reconnaître comme un fait certain que cette langue fut, si lon peut sexprimer ainsi, lidiome national du clergé catholique; quelle lui servit de lien pour rapprocher, par une communication de tous les moments, ses membres dispersés sur la surface du monde chrétien, et que, par elle surtout, se trouva réalisée la grande association de travaux intellectuels du moyen âge. Léducation spéciale, à cette époque, ne comprenant que les professions savantes, il est évident quelle devait avoir pour base lenseignement du latin, qui était la langue commune de toutes ces professions ; mais on ne trouve point qualors le latin ait été, en lui-même, considéré comme une science, comme une connaissance, comme formant à lui seul le but dun enseignement particulier. Lorsquau seizième siècle lunité spirituelle fut attaquée en Europe, lunité de langage le fut aussi; et cela devait être: lunité de langage et lunité de doctrine nétaient que le même fait sous deux aspects différents, et cest ce que linstinct des premiers réformateurs leur fit dé-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 387 couvrir dabord. Lorsque lunité de doctrine fut rompue, lunité de langage le fut bientôt; on abandonna peu à peu lusage de la langue latine, et, depuis longtemps déjà, sauf quelques exceplions de peu dimportance, les travaux de la science sont produits et conservés dans les divers idiomes nationaux de lEurope. Cependant, comme le rapport intime qui existait entre lenseignement de la langue latine et lunité catholique sétait établi dinstinct et non par réflexion; comme le clergé navait jamais eu une conscience nette de ce rapport, il en fut de même des réformateurs quand iLs attaquèrent lunité. Malgré les progrès de la réforme, lempire du latin ne fut pas troublé dans les écoles; non-seulement on continua à lenseigner à ceux qui se destinaient aux anciennes professions savantes, pour lesquelles il était de moins en moins utile, mais, les classes qui prétendaient à léducation littéraire devenant chaque jour plus nombreuses, on lenseigna encore aux artistes, aux militaires, aux industriels, à tous ceux enfin qui purent en supporter les frais. Un fait remarquable, cest quau moment même où lusage du latin avait perdu son utilité, sa raison, on sefforça de mille manières den justifier lenseignement.
3S8 EXPOSITION On le recommanda comme un idiome radical; on vanta sa richesse, son harmonie, la perfection des oeuvres de ses poètes, de ses orateuTs, de ses historiens. Tous ces arguments, pour consacrer dix ans à létude dune langue morte, ne valent pas la peine que nous nous arrêtions à les combattre. Daprès ce que nous venons de dire, la question de convenance, quant à lenseignement du latin, peut être résolue en deux mots. Aussi longtemps que le latin fut en Europe le langage commun des moralistes et des savants, en un mot, du clergé, le clergé dut incontestablement apprendre le latin, cest-à-dire sa langue, soijs peine pour ses membres de ne pas se comprendre. Mais aujourdhui que les traités scientifiques écrits en latin sont arriérés, aujourdhui que les moralistes et les savants se servent des langues nationales modernes, aujourdhui surtout que les lettrés ne forment plus un seul corps, non seulement létude du latin a perdu toute son importance, mais, sauf quelques exceptions qui se bornent aux travaux purement philologiques, cette étude est devenue plus quinutile, elle est encore nuisible, attendu la perte de temps considérable quelle occasionne; enfin, il y a longtemps déjà
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE g ïueIle nest plus soutenue que par lobligation quimposent, à cet égard, les règlements universitaires. Cette digression sur lenseignement du latin doit nous faire constater la fausse voie dans la quelle léducation spéciale est engagée; elle nous donne aussi une preuve nouvelle de ce que nous avons dit plus haut, quaucune conception générale sur léducation na été produite depuis le moyen âge. Certes, nous sommes loin de prétendre que nulle amélioration nait été faite dans cette direction; nous reconnaissons que lenseignement de plusieurs des sciences que lon professait au moyen êge a été mis au niveau des progrès obtenus dans leur perfectionnement; on a fondé des écoles spéciales pour les beaux arts et pour les sciences, doù il est résulté indirectement un enseignement industriel. Sous ce dernier rapport même, quelques tentatives ont été faites récemment en France et en Angleterre; mais comme ces tentatives ne se rattachaient à aucune vue générale des besoins de la société, et de la nature des travaux que ces besoins réclament, elles sont demeurées à peu près sans fruit, et en définitive léducation, fausse sur beaucoup
890 EXPOSiTION de points, est restée incomplèe sur tous les. autres. Aujourdhui nous ne pouvois concevoir de srstème complet et régulier dédzcation spéciale quaux conditions abstraites suvantes: 40 lenseignement comprendra toutes lds connaissances humaines clans leur état le pllLs avancé; 2° le corps enseignant sera organisé de manière que tous les progrès passent faciIerient de la théorie à la pralique, des mains des savants qui perfectionnent la science dans ce1le des savants qui lenseignent, et des mains de ceùx-ci dans celles des hommes qui en font lappliction immédiate; 30 léducation spéciale embrasera toutes les professions que nécessitent les lesoins sociaux; 4° enfin, lenseignement sera dstribué de telle sorte que chaque degré soit, en même temps, la conséquence du degré précéden et lachemine ment au degré suivant; alors léducation, prise dans son ensemble, offrira, pur chaque iiidividu, une série détudes, régulire et homogène, dont le dernier terme conduira iinédiatement à une profession, à une fonction sciaIe. Aucune de ces conditions n est auj ourdhui remplie. 4° Léducation spéciale ne conprendpas toutes
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 39 les connaissances à létat de perfectionnement où elles sont parvenues; plusieurs des connaissances quelle comprend sont, au contraire, inutiles ou arriérées. Inutiles: telles sont, dans la limite des réserves que nous avons faites, les langues et les littératures anciennes, considérées comme formant la base de lenseignement. Arriérées: telles sont la théologie, la philosophie, lhistôire, et, dans sa partie métaphysique, la législation. Sous ces différents rapports, lenseignement nest pas seulement incomplet, il présente encore une lacune importante, puisque chacune des connaissances inutiles ou arriérées quil propage est susceptible dêtre avantageusement remplacée. 2° Le corps enseignant nest pas organisé de manière à semparer des progrès à mesure quils sopèrent; ce que nous venons de dire le prouve suffisamment. Pour quil remplît cette condition, il faudrait quil fût en rapport direct avec les corps chargés du perfectionnement des théories. Or aujourdhui il nexiste pas de corps semblables: et, quant à ceux que lon pourrait considérer comme chargés de cette tâche, ils sont sans relation directe avec le corps enseignant. 30 Léducation spéciale nembrasse pas toutes
392 EXPOSITiON les professions quelle pourr it comprendre. Nous ne parlerons pas des bea x-arts, pour lesquels il existe plusieurs école spéciales, bien que le caractère des beaux-arts nait pas encore été compris, et que léducatio à cet égard soit aussi imparfaite, aussi vicieu e que possible. Nous ne parlerons que des prfessions industrielles qui restent à peu près $outes en dehors de lenseignement public. Et ceendaut, au point où en sont parvenus, dune prt, les théories scientiflques, de lautre, les proédés industriels, non-seulement on peut conceoir aujourdhui un rapprochement entre eux, miis il doit encore être évident que lindustrie, dars son ensemble, tend à devenir une application 4irecte des théories scientifiques. Rien na été fait néanmoins pour établir ce lien entre la sciençe et lindustrie, rien au moins dassez imprtant pour quon sy arrête. 4° Enfin lenseignement, dans ses divers degrés, noffre aucune suite, aucu enchaînement; il nexiste pas denseigneme t primaire, au moins dans lacception convena le de ce mot. Le premier degré denseignement qui se présente aujourdhui avec quelque régiil nIé est celui des colléges. Or cet enseignement, dont les langues,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 393 les littératures anciennes, forment lobjet principal, nest, daprès ce que nous avons dit, que lenseignement primaire du moyen ége. Non- seulement il nintroduit à aucune des applications que comporte létat de la société, mais il nachemine même pas les élèves, sce nest dune manière légale, aux écoles du degré supérieur. Les connaissances quon y acquiert étant à peu près sans fruit pour ce second degré, il faut que chaque individu qui veut y parvenir se refasse à la hâte une éducation spéciale, pour laquelle il est abandonné à ses propres iuspi rations, à ses efforts personnels. Quant aux écoles du degré supérieur, évidemment trop peu nombreuses pour correspondre même aux divisions les plus importantes des travaux divers de la société, elles sont tout à fait insu ffisantes pour combler lintervalle qui sépare toujours la théorie de la pratique. A cet égard les i»di- vidus, après avoir reçu lenseignement de ces écoles, sont abandonnés à leurs propres forces pour combler cet intervalle ; ce qu41s ne sont presque jamais capables de faire, ou ce quils ne font quen payant chèrement lexpérience quils acquièrent. On nous demandera maintenant ce que devra
394 EXPOSiTION être, selon nous, le srstème fréducation spéciale à établir, sou économie, sa distribution. Pour répondre pleinement à ctte question, il nous faudrait rentrer clans des étails, dans des développements que ne coinp rte pas le cadre que nous nous sommes tracé, t qui seraient, à beaucoup dégards, une anticip tion sur lavenir Dailleurs, les critiques auxqu 11es nous venons de nous livrer suffisant en ce ornent pour donner un apercu général des idé s de la doctrine sur linstitution de léducatio spéciale, nous najouterons que quelques mo s. Léducation spéciale a pour nission de mettre les individus à même de remilir les fonctions auxquelles les appellent à la fos, et leur propre vocation, et les besoins de létt social. Veut-on concevoir quelles seront la matière de son enseignement et ses principales divisions? Il est évident quil faut commencer pr constater quels sont les travaux, les fonctions quexige létat de la société; le reste nest plus uune combinaison secondaire. Nous avons di que toutes les manifestations de lexistence himaine sont susceptibles de rentrer dans ces tris grands ordres de faits principaux: les BEAuX-4RTs, les SCIENCES et lINDusnuE. Cette grande division fournit
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE aussi une indication générae du but de lenseignement: ce sont des ARTISTES, des SAVANTS, des INDUSTRIELS, quil sagit de former. Dinnombrables subdivisions se rat tachen à cette première division; mais comme celleci repose sur une réalité susceptible dêtre appréciée par chacun, nous O1lVOflS nous arrêter. Indépendamment de linstruction spéci1e à laquelle sont appelés les artistes, les industriels et les savants, pour se préparer aux travaux particuliers qui leur sont dévolus, noublions pas que tous doivenl préalablement recevoir un en seignemen commun, qui se présente comme la base, le point de départ de toutes les destinations ultérieures. Nous voulons parler ici de lêduca tio morale dont il a été question précédemment, et qui, pour la génération naissante, se présente comme une sorte de préparation à toutes les destinations individuelles. Alors, en effet, sopère pour lenfance une première initia lion aux beaux- arts, aux sciences et à lindustrie, dans les limi te où ces différents ordres de connaisaanees se présentent comme une introduction nécessaire à lexercice de toutes les fonctions, de toutes les W professions.
396 EXPOSITION Au terme de cette éducation çrimaire que lon peut étendre, resserrer ou divisr plus ou moins pa la pensée, auraient lieu 1e élections dont nous avons parlé, et dont le bt serait de répartir les individus selon les aptitudes, les vocations diverses quils auraient minifestées. Conformément. à ce premier choixL trois grandes écoles pour les beaux-arts, les sciences, lindustrie, seraient ouvertes aux élèves. Quelque nombreuses que soient les divisi ns particulières auxquelles chacune de ces éc les puisse être soumise, on doit concevoir la nécessité dune éducation commune pour tous les artistes, en tant quartistes, de même que Jiour tous les savants et pour tous les industrils, quelles que soient les subdivisions que cmportent et les beauxarts, et la science, et lndustrie : ce ne serait quà la suite de cette seccnde préparation que les jeunes gens, désormai fixés sur leur carrière future, seraient distribus dans les différentes écoles dapplication, qui orrespondraient à toutes les subdivisions dont ont susceptibles les trois grands ordres de trav ux désignés ici dune manière générale, et qui conduiraient les élèves jusquau moment où la so iété, les jugeant suffisamment préparés, confierait à chacun deux,
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 397 en conséquence, la foncLion à laquelle il serait devenu propre. Nous nous sommes servis tout à lheure dune expression qui, sans doute, sera mal comprise, celle dARTIsTEs. On a pu voir toutefois que ce mot a pour nous un sens beaucoup plus étendu que celui quon lui donne généralement; nous le remplacerons plus tard par un autre que nous nemployons pas dès aujourdhui, parce quil serait certainement plus mal compris encore. Cette considération nous oblige à nous servir provisoirement dii mot artistes pour désigner les hommes doués au plus haut degré de la faculté sympathique, soit que cette faculté sexeie sur lhumanité tout entière, soit quelle se renferme dans le cercle des affections sociales les plus étroites; de cette capacité enfin que nous avons dit devoir présider par.ticulièrement à léducation morale. Ceci nous conduit, par une voie nouvelle, à la nécessité de nous occuper du problème religieux, dont les termes ont été posés dans la séance précédente. Toutefois nous devons, avant de laborder, jeter un coup doeil rapide sur une partie de lordre social insépara hie du sujet que nous venons de traiter, sur la LIkIISLATION.
39 EXPOSITION DOUZIÈME SÉANCE. LÉGISLATION NÉGATIVE OU PÉNALE, POSITIVE OU RÉMUNÉRATRICE. MESSIEURS, Nos dernières séances ont été consacrées à vous montrer par quels moens la prévorance sociale peut sexercer sur les générations nouvelles, pour diriger chaque individu vers la fonction que sa capacité lui destine; nous vous avons dit que léducation embrassait même un champ plus vaste que celui sur lequel nous portions vos regards; quelle accompagnait lhomme depuis son berceau jusque sur le bord de la tombe; développant sans cesse les germes déposés dans le coeur et lintelligence de lenfant et de ladolescent. En nous arrêtant particulièrement sur ces deux premières époques de la vie de lhomme, destinées à sa préparation, à son iniiiatiojz à la vie active, nous vous avons signalé la lacunè qui rendait notre exposition in complète, et que nous aurions bientôt à combler, pour revenir ensuite jeter un coup doeil général
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 399 sur le vaste sujet de léducation. Il vous a été facile en effet dapercevoir, daprès la nature des éclaircissements qui nous ont été demandés, et par les discussions que ces questions ont soulevées, que les bases de léducation morale de lavenir devaient être fixées sans retard, pour quon nait plus à nous opposer ce que nous no craignons pas dappeler des préjugés, en ce sens que les opinions avec lesquelles on cherche souvent à nous combattre sont puisées dans un ordre de faits, didées et de sentiments étrangers à lordre social que nous annonçons pour lavenir. Et ici, messieurs, une observation est nécessaire, qui pourra donner, nous lespérons, plus dutilité aux débats auxquels nous consacrons la fin de chacune de nos séances. Si, comme nous le pensons, la doctrine de Saint-Sirnon esI la doctrine sciale de lavenir, si elle doit produire sur lhumanité tout entière une rénovation semblable à celle qui a été opérée sur quelques peuples par le christianisme, on doit sentir non seulement que nous ne pouvons employer nos réunions à la discussion détaillée des doctrines du passé, sous quelque nom quelks se présentent, mais encore quon ne sauraii nous attaquer avec fruit quen se plaçant sur notre terrain
400 EXPOSITION même. Une comparaison éclaircira cette idée. Si un philosophe grec ou romain, lempereur Julien, par exemple (et aucun de nos adversaires ne sera sans doute blessé de ce parallèle), si Julien, disons-nous, discutant avec les premiers chrétiens sur la fraternité humaine professée par lÉvangile, avait puisé ses arguments dans SA CONSCIENCE, éclairée par la philosophie grecque; sil avait combattu les apôtres au moyen de la distinction des deux natures, la nature libre et la nature escla ve; sil avait traité dutopie, de rêve, la doctrine du CHRIST, parce quelle prétendait détruire et remplacer le sentiment, qui, jusqualors, avait été le plus ferme soutien de lordre social, puisquil consacrait lutiLité, la nécessité et même la justice de lesclavage, la discussion aurait nécessairement été peu profitable; elle aurait pu sanimer vivement, elle aurait pu exciter (non chez les chrétiens qui avaient la ferme conviction quils apportaient quelque chose de neuf à lhumanité, mais chez Julien, dont la conscience se révoltait contre les adver. saires de lordre moral dont il était un des plus brillants ornements), elle aurait pu, disons-nous, exciter la haine et la colère, et lhistoire est là pour lattester; mais elle naurait servi les des
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 401 tinées humaines que par le spectacle de la loi des martyrs, et rendonsen grâce au christianisme, lhomme doit séclairer autrement aujourdhui. Cest en considérant préalablement comme hypothèses les dogmes principaux de la philosophie nouvelle, exposés devant vous, cest après avoir examiné successivement sils satisfont aux divers problèmes de lordre social, comme les doctrines du passé ont satisfait aux nécessités des temps où elles ont été pioduites, que vous pouvez vous fixer sur cette première idée : Lorganisation sociale SAINT-SIMoNIENNE est-elle ou nest-elle pas complète? et alors revenant sur les sentiments qui vous attachent à toute autre doctrine, les comparant à ceux que vous éprouverez en présence de celles de notre maître, ou vous conserverez avec persévérance les dogmes que vous a transmis le passé, ou bien vous vous joindrez à nous pour désirer et hâter la réalisation de lavenir annoncé par Saint-Simon. Arrivons à lobjet qui (loft nous occuper dans cette séance. Nous vous avons dit, tout à lheure, que nous avions à exposer bientôt devant vous les bases de la SANCTION MORALE dbnt aucune société réellement constituée ne saurait se passer, et que là 19 Vol. 41
400 EXPOSITION se trouverait la réponse à plusieurs doutes qui ont pu selever dans vos esprits, soit lorsque nous vous avons parlé de la constitution de la propriété et de sa répartition par droit de capacité, substituée à sa transmission par droit de ziaissance, soit encore lorsque, dernièrement, nous vous indiquions comment la prévoyance sociale préparait la génération naissante à succéder, sans interruption, à la génération active. Cependant, avant daborder cette question fondamentale qui répand un nouveau jour sur toutes celtes qui intéressent lhumanité, avant darriver au coeur, de rechercher le principe de vie de lêtre collectif que nous étudions, nous avone encore à terminer, sur un point important, loeuvre pour ainsi dire anatomique que nous avons entreprise, et dont il nous tarde do voir le terme. Oui, messieurs, tant quon na pas saisi la chaîne sympathique qui attache lhomme à ce qui nest pas lui, qui le rend fonction obligée du vaste phénomène dont il fait partie, jusque-là on na sous les yeux quun être sans vie, un cadavre, un fait SANS MORAUT. Mais forcés, comme nous le sommes, de nous placer provisoirement sur le terrain aride où sont, en quelque sorte, immobilisés aujourdhui les hommes auxquels nôus
DE LA DOTR1NE. SALNT$IMONIENNE 403 désirons nous adresser, nous avons dû exami. ner cette matière inerte quils cultivent, ne fût-ce que pour en démontrer linfécondité. La législation objet spécial des études do plusieurs dentre vous, messieurs, na encore été directement la motière daucune de nos séanCOS; et au point où nous sommes parvenus, il serait difficile de la passer sous silence, quoique nous eussions préféré ne toucher à cette partie de lordre social que comme déduction de la règle morale dont la défense lui est confiée. Et, en effet, il est facile de concevoir que la législation est toujours déterminée, dans son objet et même dans ses formes, soit par la disposition sympathique ou antipathique de la société, pour ou contre certains ordres de faits, soit aussi par la manière dont (suivant le degré de civilisation) elle exprime cette antipathie et cette sympathie, par les peines quelle inflige, ou par les récompenses quelle décerne. Cependant, sôus son aspect le plus frappant, la législation est trop intimement liée à léducation dont elle est un complément, potlr que nous ne fassions pas au moins un exposé rapide des principales idées de lécole sur ce sujet, nous réservant, ainsi que nous le ferons pour toutes le questions qui ont
404 EXPOSITION été traitées dans les séances précédentes, dy revenir lorsque nous aurons examiné les idées dans lesquelles la législation ellemême puise la sanction dont elle a besoin pour exercer linfluence positive quelle doit avoir, influence qui est purement négative lorsque cette sanction lui manque. Dailleurs quelques questions qui nous ont été adressées nous engagent aussi à nous arrêter sur ce sujet. Sans attendre que nous nous fussions expliqués sur la nature des sentiments dans lavenir, on a désiré savoir toute notre opinion sur la répression de certains faits que nous déclarions, à lavance, devoir être considérés un jour comme immoraiïx, comme nuisibles aux progrès de la société, comme réprouvés par elle. Ou est allé plus loin : on a préjugé notre opinion sur les formes plus ou moins acerbes que revêtirait cette répression, et, oubliant que nous annoncions la fin du règne de la violence, peu sen est fallu quon ait supposé que nous gardions par devers nous et comme arrière-pensée la peine de mort, ou du moins la question et la baïonnette du gendarme. De pareilles méprises, en présence dun sys
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 405 tème social entièrement neuf, ne sauraient étonner, et nous sommes heureux quelles soient faites, puisquelles nous donnent chaque fois loccasion de faire sentir limmense distance qui sépare la sphère de sentiments, didées et dactes dans laquelle nous sommes placés, de celle où sagitent les hommes mêmes qui, animés du meilleur sentiment, sefforcent de corriger les vices du passé, de guérir les infirmités du vieil homme, quand il sagit de lui donner une nouvelle vie, de créer et danimer lhomme nouveau. Nous allons examiner rapidement le but et la nature de la législation, les faits quelle embrasse et les rnoens dont elle se sert, et enfin les conditions de capacité qui doivent servir de base à lorganisation de la magistrature. La législation a pour but le maintien de la règle morale, et son enseignement, sous une forme particulière. Elle embrasse les faits exceptionnels de la société, cest-à-dire les faits anormaux, pro gressifs ou rétrogrades; en dautres termes, les actes moraux ou immoraux qui excitent le plus léloge ou le blôme. Elle se divise donc en deux parties distinctes: la législation négative et positive, ou pénale et
406 XP0S1TIUN rémunératrice; cette division lui donne un double caractère, résultant de la crainte et de lespérance; avec le premier, elle se présente comme obstacle au vice; avec le second, comme un encouragement, comme un excitant pour la vertu. Arrêtons-nous un instant sur cette proposition que nous venons de présenter sous trois formes différentes : nous avons terminé en prononçant deux mots, vice et vertu, qui ont donné lieu, dans tous les temps, à trop de divagations, pour que nous ne nous empressions pas de fixer la valeur que nous leur attribuons. Tout homme peut être déterminé à agir, soit en se considérant comme centre, soit en se plaçant à la circonférence de la sphère où doit se passer son action, ou, autrement, il peut subordonner lintérêt général, quel quil soit, à son intrét particulier, et réciproquement. Le premier cas donne lieu à légoïsme, le second au dévouement 1; lun correspondant aux intéréts 1. Il serait plus exact de dire labnégation, le sacrifice, que le dévouement. Ce changement de termes renfermerait la solution du plus grand problème moral que se soit jamais posé lhumanité; mais ceci exigerait des développements qui seront donnés lorsque nous aborderons, dans un second volume, le dogme religieux de lavenir; quil nous suffise de dire aujourdhui que dans tout le passé le dvouemevt
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 497 proprement dits, et lautre au dovoiis. Gos deux moyens conduisent, généralement, au même but, daos les époques que nous nommons orgauiques, parce qualors ii y a harmonie entre les intérêts et les devoirs, que les uns et les autres sont également aimés, et que le lien qui les unit est senti par chacun ; ans les époques critiques, au contraire, légoïsme domine et se fait, pour ainsi dire, seul entendre, parce quil nexiste ni conviction ni amour pour ce que lon pense pouvoir bien être le DEVOIR OU lintérêt général. Quel que soit le but de la société, quelle soit organisée pour prospérer par la guerre ou par le travail pacifique, quelle consacre la domination de lhomme sur lhomme ou lassociation., le phénomène précédent soffre toujours à lobservateur, et lintérêt général ne se trouve daccord avec lintérêt individuel que chez les hommes qui cherchent à mériter, par leurs actions, lestime et lamour de tout ce qui ou la dévotion a toujours entraîné lidée dabnégation, de sacrifice, tandis que pour lavenir la dévotion consiste à mettre en harmonie lintérêt général et lintérêt particulier, de manière à faire disparaître aussi bien labnégation que légoïsme, ce qui ne peut avoir lieu que dans une société où chacun, quelle que soit sa naissance, est classé selon sa capacité et rétribué selon ses oeuvres.
408 EXPOSITION les entoure, cest-à-dire chez ceux qui se plaoent simultanément au centre et à la circonférence. Faute davoir examiné lhomme sous ce double aspect, les philosophes du xvui6 siècle ont fait revivre, sous diverses formes, légoïsme matérialiste dpicure ou légoïsme spiritualiste des stoïciens, mais toujours légoïsme; cette confusion est aussi évidente dans lintérêt bien entendu dHolvétius que dans les devoirs envers soi-même des métaphysiciens spiritualistes lun réduiL lhomme à une masse passive, solli citée par des appétits immédiats et purement individuels; les autres sefforcent de le relever à ses propres yeux, en prononQant ce mot sacré: DEvom; mais ce devoir, ce ne sont pas les besoins généraux de lhumanité qui limposent, ce nest pas la voix de Dizu, la voix des peuples que les métaphysiciens cherchent à saisir, à comprendre; cest la leur quils écoutent; cest à leur conscience individuelle quils demandent des révélations. Aussi, hâtons-nous de le remarquer, tous ces philosophes, rangés sous deux grandes bannières de couleur différente, divisés ensuite par groupes imperceptibles, qui tous se traitent en ennemis lorsquils sont sur le champ philoso
DE LA DOCTIIINE SAINT-SIMONIENNE 409 pliique, vous les voyez se donner amicalement la main dès quils abordent celui de la morale et de la politique. Lathée dHolbach, les déistes Voltaire et Rousseau, en un mot toutes les sectes philosophiques ralliées ait protestantisme, disons mieux encore, au gallicanisme,, professent toutes en choeur la même doctrine sociale. Cette formidable unanimité de tous les défenseurs de lindividualisme, dans les questions politiques, devrait suffire pour leur prouver que leurs croyances sociales ne sont pas des déductions logiques de leurs doctrines dites philosophiques, et par cela seul les faire douter de la valeur de ces croyances; et sil nétait pas contraire aux dogmes reçus dans ces. diverses sectes, de remonter à une source plus haute que la conscience individuelle, nos philosophes, nos publicistes reconnaîtraient sans peine quils sont élèves dun même maître. Cette digression nous était utile : avant de compléter ce que nous avons à dire sur les mots vice, vertu, nous voulions montrer, par un exemple qui se passe sous nos yeux, que leur signiflcation est déterminée nécessairement, sous peine derreurs semblables à celles que nous venons de signaler, non, lorsque tel ou tel mdi-
4!O EXPOaTTIQN vidi.i pé tend fixer leur vaIeu en consultant peu lement sa conscience (sappelât-ii Locke, Reid, Condillac ou Kant), mais lorsque cette révélation de la conscience individuelle est confirmée par les besoins généraux de lhumanité, suivant létat de sa civilisation; besoins que les masses expriment dabord dune manière si confuse, quils sont entendus seulement, par les hommes qui éprouvent pour elles la plus vive, la plus généreuse sympathie. Aucun code de morale (car il nous répugne de nommer ainsi les conceptions mystiques de légoïsme, aux époques critiques, et lhumanité toxt entière justifie assez notre répugnance), aucun code de morale na considéré lindividu comme centre, cest-à-dire na prêché légoïsme; toutes les institutions des époques organiques sont faites, au contraire, pour ramener le citoyen à la circonférence, dont il pourrait être distrait par des circonstances particulières; elles ont eu constamment pour but de lui rgppeler ses DEVOIRS, en lexcitant à les remplir, ou bien en lui faisant craindre dy manquer. Ici, Messieurs, nous navons pas besoin de vous faire observer que notre intention nest pas de commencer aujourdhui devant vous un cours
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNI .jjj régulier de morale, et que tout ce que nous avons dit jusquà présent est indépendant de la nature des devoirs sociaux imposés à lhomme, à lune ou lautre des diverses époques de son développement; cependant il est important de vous rappeler à ce sujet quelques-unes des idées générales de notre école sur le développement de lhumanité, idées qui trouvent en ce moment leur application. A chaque rénovation sociale, la sensibilité humaiiio développée écarte de la législation pénale ou rémunératrice certains faits qui ont cessé dêtre nuisibles ou utiles; mais en même temps elle y fait entrer dautres faits, qui prennent alors ce caractère,, cest-à-dire qui deviennent lobjet de ses répugnances ou de son admiration, Mnsi, sous lempire du christianisme, ce ne fut pas seulement dans lenceinte de lEglise que la vertu perdit ce. caractère farouche dè violence et de ruse quelle avait eu dans lantiquité mais dans le guerrier lui-même elle revêtit une forme prodigieusement adoucie par lamour; et les moeurs brillantes de la chevalerie auraient repoussé comme félons et discourtois tous les héros dHomère, que la 3rôce et Rome
41 EXPOSITION admiraient comme les types sublimes de lhumanité. Aux grandes époques de régénération, il sopère donc une transformation du système moral comme du système politique; des mots anciens reçoivent une acception nouvelle, et des mots nouveaux apparaissent pour désigner des impressions également nouvelles. Cet avertissement nous paraît nécessaire pour éviter des objections qui tendraient à ce que, sous les mots VICE et VERTU, OU plaçêt des faits que le présent nômme ainsi, mais que lavenir qualifiera autrement. Il nous suffit de dire que nous entendons désigner par là, dune part, tous les faits qui paraissent devoir favoriser la marche de la société vers le but quelle se propose datteindre; de lautre, ceux qui semblent au con - raire faire obstacle à son développement. Par exemple, se faire un jeu de la mort, la braver en riant, sans passion, sans dévouement; af-. fronter le danger, uniquement pour montrer du COURAGE, vertu par excellence des temps anciens, pourra bien un jour être considéré comme une folle bravade, ridicule, ou plutôt même dangereuse, à une époque où il ne serait plus nécessaire que lhomme fût toujours prêt à la lutte, à
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 413 la guerre. De même encore, on admirera sans doute toujours la FORCE, celle de Watt, par exemple, comme on admirait celle dAchille, mais ce ne sera réellement plus la même force, car elle sexercera dans un but touL différent de celui quelle avait autrefois. Enfin, on poursuivra certainement toujours la LACHETÉ, par la honte, par le déshonneur; mais ce ne sera plus celle du passé; les oisifs, voilà les lâches de lavenir; agrandir le domaine scientifique ou industriel de lhomme, perfectionner ses sentiments, nen doutons pas, Messieurs, voilà la force et.te courage, la VERTU de lavenir; voilà par quels moyens on pourra un jour mériter encore la noblesse PERSONNELLE et la gloire. La législation, avonsnous dit, se divise en législation pénale et rémunératrice : la double sanction, renfermée dans linstitution des peines et des récompenses, correspond à la division qui sétablit dans les actes humains, selon leur moralité, en vices et vertus Ajoutons maintenant que le corps judiciaire est alors lorgane au moyen duquel la société exprime le blâme ou la louange. Bien que ces deux parties, de la législation semblent devoir être traitées en même temps,
414 SXPOSIT1ON nons tacherons, autant que possible, de borner notre examen à ltme delles, et vous allez facilement en sentir la raison. Tous les travaux des légistes et des publicistes, malgré les efforts de l3eocaria et de Bentham, qui ont osé, sans sue. cès, il est vrai, aborder directement la question sous le double point de vue, nont eu réellement pour objet que la législation pénale; ce qui était bien naturel, puisque la seule institution qui, pendant plusieurs siècles, avait eu fine existence morale dune force prodigieuse, perdait chaque jour de son influence, sans être remplacée par une institution analogue qui pcLt attacher une sanction de quelque poids aux arrêts de la justice humaine, et qui pût surtout prononcer la réhabilitation du coupable, et décerner des couronnes an génie. Tristes divinités de la doctrine de lindividualisme, deux êtres de raison, la conscience et lopinion publique, reçurent bientôt les hommages que lhumanité refusait à 1EGLJsE, et alors toute la législation rémunératrice se réduisit à un seul dogme que les métaphysiciens expriment ainsi « Lhomme vertueux est récompensé par sa consciolloo; » tandis que les pubIiciste critiques disent « Lopinion publi
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4I que récompense lhomme de bien. » Ce qui, comme nous lavons dit plus haut, conduit au même résultat politiques lopposition à toute tentative dorganisation dun centre de direction des intérêts moraux de lhumanité, la haine du POUVOIR, Avant de nous renfermer dans lexamen de la législation pénale, seul moren dordre quo la politique critique ail; pu concevoir, précisément parce quil est privé, autant que possible, de moralité, arrêtons-nous un instant, Messieurs, sur cette lacune immense que présente lorganisation sociale de nos jours, et qui donne tant davantage aux attaques des hommes rétrogrades qui rêvent le retour vers les institutions du passé; nous y reviendrons ernYbre, après vous avoir indiqué nos vues sur lavenir moral de lhumanité; mais un coup doeil sur la dégradation sociale, sous ce rapport, préparera, dès à présent, ce que nous aurons à vous dire plus tard. Remarquez, Messieurs, que cette lacune dont nous vous parlons, ce veuvage de la société, privée de la force morale qui soutient le faible, qui double la puissance du génies qui seule peut réconcilier le coupable repentant avec la société quil a blessée, remarquez, disons-nous., que
416 EXPOSITION cette lacune ne se fait pas sentir seulement par labsence de la partie de la législation que nops avous nommée rémunératrice. La distinction généralement admise entre la justice et léquité nous en donne la preuve; après avoir répudié lordre moral, lordre légal, privé de son appui, est. resté sans force pour repousser linjure que renferme cette distinction. Mais ce nest pas tout: une nouvelle injure, une injure plus patente lui était réservée; cette injure, compensation sévère des efforts faits par les légistes pour détruire les fondements politiques de lordre moral du passé, mais juste punition de leur imprévoyance à reconstruire un nouvel édifice, linstitution du jury est venue la prononcer. Et en effet, Messieurs, le jury nest-il pas une conséquence de la défiance inspirée, soit par limmoralité présumée de la loi, soit par la crainte de la corruption ou du moins de lignorance dans la magistrature? On a voulu être jugé par ses pairs, aussitôt quen morale, comme en politique, on na plus reconnu de supérieur. On a voulu alors, par un heureux instinct dont lhomme ne se dépouille jamais entièrement, redonner aux paroles de la loi la puissance dopinion quelles avaient perdue. Vains efforts lurne
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 411 doù sortent régulièrement quelques noms inconnus nest que la source pure doù sécoulent les eaux de la réconciliation, ni même celles de la réprobation sociale. Et cependant, Messieurs, telle est la seule garantie réclamée aujourdhui en faveur de lordre moral, dans la législation; peu desprits sabusent assez pour ne pas reconnaître que de pareilles institutions sont bien pauvres, bien froides, bien décolorées. Pour peu quon ait réfléchi un seul instant, ne fût-ce que pour les critiquer, aux jugements prononcés par lÉglise uhrétienne, à lépoque de sa puissance, à cette canonisation qui recommandait à tous les fifièles, à toute la postérité, les vertus du chrétien; à cette excommunication qui mettait le coupable, même pendant sa vie, dans un douloureux purgatoire; et, osons-le dire, aux indulgences, tant que lÉglise nen fit pas un honteux trafic, on ne saurait se défendre dun sentiment de pitié pour la société qui ne craint pas de célébrer la destruction de ces grands mo,rens dordre, sans songer à les remplacer dans lavenir, et lon conçoit le regard de mépris ou de désespoir que jettent sur elle les fortes intelligences de nos jours; on comprend de Maistre, rappelant le
418 EXPOSITION passé de tous ses voeux, de tous ses efforts, comme on sent Goethe ou Biron, couvrant dun suaire de mort, entourant dune atmosphère empoisonnée les ruines sur lesquelles noUs v6gé tons misérablement. Non, messieurs, lhumanité nest pas à jamais côndamnée à cet état de nullité morale, et par cons&luent dimmoralité; car lhomme ne peut rester longtemps livré à lui-même, sans tomber dans légoïsme. Un jour viendra où les paroles prononcées par les organes de la justice sociale porteront dans tous les coeurs une véritable joie ou bien une profonde douleur; un jour viendra où les hommes dévoués à lhumanité pourront prétendre à une nouvelle «mronne de sainteté, où le vice sera puni par le douloureux spectacle des souffrances quil fait éprouver à la vertu; un jour viendra enfin où le repentir pourra connaître lespérance. Que cette dernière idée soit surtout présente à vos esprits, messieurs, et vous apprécierez à leur juste valeur les efforts impuissants des légistes philanthropes, lorsquils cherchent ù rétablir le calmedans les coeurs que leur imprévoyance a laissé pervertir. Cest par les bagnes quils semblent vouloir commencer la régénération
DE L DOCTRINE SAINT - SIM0N1ENNI 419 morale de la société; tous sélèvent avec force contreléternité des souffrances qui accompagnent lhomme, une fois flétri par le terrible et misérable instrument de la justice sociale, flétrissure qui lui ferme pour toujours les voies du repentir et de la réconciliation ; tous gémissent de létat dabjection auquel l contact continuel du crime entraîne des hommes faibles, sans soutien contre le spectacle des désordres de légoïsme ; et aucun deux na pensé que ces êtres, dont ils dci plorent le malheur, sortent eux-mêmes de nos villes civilisées, où ils manquaient aussi dappui, et où ils ont laissé une foule dùmes, faibles com me les leurs, qui viendront bientôt à leur suite, se perdre, sabîmer dans les prisons, et peut- être dire leur dernier adieu à la terre du haut de léchafaud. Mais rentrons dans la question spéciale que nous avons promis de traiter ; nous voulons parler de la théorie des peines, et de lorganisation du corps institué pour appliquer cette théorie aux divers faits sociaux. Nous vous avions déjà dit plusieurs fois, mais nous ne saurions trop le répéter, que lune des grandes lois du développement de lespèce humaine consiste dans la décroissance constante
ao EXPOSLTION du règne de la force, ou mieux encore ( pour que ce mot de force ne produise pas une contradiction apparente avec la croissance politique de lindustrie), du règne de la violence et de lexploitation de lhomme par Ph ornme. A ppliquée au sujet qui nous occupe, cette loi nous montre, dune part, que le vice revêt des formes de moins en moins l)rutales, et de lautre, que la pénalité prend un caractère plus humain. Sous ce rapport, quels que soient les progrès qui aient été faits jusquà nous, on tomberait donc dans une grave erreur, si eu nous entendant prononcer le mot répression, on se figurait que nous entendons par là les formes employées, soit par les Chinois ou les Grecs, lorsquils réprimaient, par exemple, les progrès de la popiilation , en exposant les enfants ou en faisant la chasse aux esclaves, soit par llgliso chrétienne, lorsque, sur son déclin, elle réprimait limpiété rar des autodal. Non, messieurs, quoiquil nous soit impossible de déterminer à lavance le détail des moyens répressifs employés dans lavenir, on flous prêterait gratuitement mie contradiction manifeste avec nos principes mêmes, si lon supposait que dans un ordre social où la moralité, la capacité
DE LA DOCTRiNE SAINT-SiMONIENNE 41 et le travail, donnent seuls droit au pouvoir, nous pussions admettrA lexistence dune magistrature qui néprouverait pas, à un haut degré, la sympathie même pour le coupable, et qui 110 verrait, pas, dans sa punition, une correction salutaire, un véritable moyen dDucATIox, plutôt quune vengeance. Cette méprise serait dautant plus impardonnable, si elle sappliquait à la répression des délits moraux, et par exemple à ces questions si inflammables aujourdhui, u la liberté de lenseignement, à celle de la presse, et plus encore à celle des cultes ; mais, puisquon désire savoir toutes notre pensée à cet égard, la voici Nous pensons que, dans une société constituée comme nous prévoyons que le seront celles de lavenir, les peines infligées aux propagateurs de doctrines antisociales auront surtout pour but de les soustraire à lanimadversion publique: en sévissant contre eux, le pouvoir ira, pour en atténuer la rigueur, au-devant de la haine populaire, si facile à sexalter contre les hommes, contre les choses qui blessent les sentiments des masses. Mais, pour comprendre cette idée, noubliez pas, messieurs, que notre première hypothèse, comme notm seul but; est
EXPOSITION de parvenir à lorganisation dun pouvoir aimé, chéri, vénéré. Or, quelles que soient vos préoccupations mentanées, pourriez-Vous penser, en présence du dogme de la perfectibilité, généralement senti, que lespèce humaine, après avoir si longtemps éprouvé le respect qui attache le faible au fort, ladmiration qui courbe lintelligence devant le génie, lamour qui se dévoue avec joie pour lhomme à la vie duquel semblent liées les destinées dun peuple, celles du monde entier; pourriez-vous penser, disons nous, que lhumanité fût à jamais déshéritée de ces nobles éléments de son bonheur? Sils avaient dû périr, cétait sans doute au moment où lanarchie révolutionnaire semblait les avoir chassés pour toujours du coeur de lhomme ; et nest-ce pas alors que nous les avons vus revivre, du moins en partie, pour donner à la France cette force prodigieuse qui, pendant vingt années, a autant étonné queffrayé lEurope? Rassurez-vous donc, messieurs, sur la rigueur des peines.dans lavenir; lorsque le pouvoir qui les inflige jouit, de la confiance et de lamour des peuples, soyez-en sûrs, on célèbre plus souvent sa clémence quon ne gémit de sa sévérité. Maintenant que vous connaissez toute nôtre
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE s pensde sur la gravité des peines, nous fixerons voire attention sur le but social quelles doivent atteindre, cest-à-dire sur lutillté que la société peut attendre delles, et, par conséquent, sur le caractère dont elles doivent être revêtues. Dans un moment où, comme nous lavons déjà dit, tout moyen direct déducation est à peu près nul dans les mains du pouvoir, cest-à-dire aux époques où il na réellement ni capacité ni mission pour enseigner les peuples, la législalion pénale est la seule arme quil possède, non pour entraîner la société dans la route du bien, cest-à-dire vers son avenir qui est ignoré ; non pour lempêcher, par une sage prévoyance, de prendre celle du ma), cest-à-dire de retourner vers la barbarie dupasse, mais uniquement pout effrayer le vice (que lon ne conçoit alors que sous ses formes les plus grossières), par le spectacle de la punition des coupables. Ce moyen déducation, le plus faible de tous aux époques organiques, puisquil nagit quiidirectement, est le seul qui reste aux époques critiques; aussi a-t-il paru dune grande importance aux modernes publicistes qui ont cherché à découvrir la valeur morale de la législation. Ces publici: tes, il .esl vrai, sont peu nombreux aujourdhui, et Bentham,
424 EXPOSITION qui se place sans contredit aupremierrangparmi eux, na pu sempêcher de reconnaitre que, sous ce rapport, nous nétions pas plus heureux que les Grecs et les Romains dans le choix des peines, et que le catholicisme seul avait su tirer parti de ce terrible moyen de frapper les esprits. Cette remarque aurait pu le mettre sur la trace dune foule de vérités que ses dispositions critiques lui ont fait négliger, et que nous allons essayer de développer devant vous. Oui, lÉglise catholique a su employer, même la législation pénale, comme moyen déducation populaire; elle la su, parce que tout fut pour elle moyen déducation, tant quelle eut foi dans la mission que le CHRIsT lui avait donnée denseigner le monde; et quoiquelle ait laissé aux puissances de la terre le soin dappliquer les peines temporelles, là encore elle exerçait son influence en leur donnant le caractère moral qui. leur manque aujourdhui. Ces lugubres cérémonies, réduites maintenant, pour ainsi dire, à lappareil dune opération chirurgicale, semblent aussi brutes, aussi privées de vie, quil est possible de les concevoir. Eh bien ! non, messieurs, un soufle les anime encore. Voyez cet homme qui apparaît sur léchafaud, entre le bourreau et
liE LA DOCTIUNE SAINT-SIMONIENNE 423 la victime ; il porte avec lui, sur le théâtre de la mort, lespérance et lamour; nest-ce pas là toute la vie? Ne nous étonnons donc pas, comme Bentham, de la nullité morale de notre pénalité; disons avec lui que la plupart des châtiments de notre législation, ceux du moins où le sang ne coule pas, sont de vraies parodies judiciaires. Nous connaissons maintenant la cause de cette pauvreté, par conséquent nous sommes bietiprès des moyens de la faire disparaître; nous savons que là où il nexiste pas de croyances morales communes, représentées par les hommes qui en sont le plus vivement animés, là aussi la force brutale est le seul moyen dordre à lusage du pouvoir. Ainsi, et chose digne de remarque, cest au moment où les peuples sont éblouis par la crainte du despotisme, de larbitraire, quils consentent le plus facilement à laisser, dans les mains dune autorité dont ils se défient, larme la plus terrible du despotisme,. la force matérielle! Nous signalons cette inconsquence pour faire sentir encore une fois le vice de logique qui préside heureusement à tous les actes dune époque critique. Disons-le donc hautement, et avec une n20 Vol. 41
EXPOSITION tière franchise, lorsque lenseignement des sentiment sociaux es L réduit à une action repressive, cestà-dire, lorsquil nexiste que dans la législation pénale; quand le OunREAu est le seul professeur de morale breveté par lautorité, alors seulement peut régner le despotisme, alors seulement la société petit être soumise au plus réel, au plus avilissant de tous les esclavages. Nabandonnons pas ce sujet sans tirer une leçon importante de lopinion du grand légiste anglais. Vous entendez chaque jour répéter à sati,été que lesprit humain no doit plus se parer dç solutions incomplètes, de faits contradictoires avec les principes, de ces explications incompréhensibles deffets sans cause, en un mot, que tout ce qui lui paraît prodige, miracle, nest que lexpression de son ignorance, et entin, que cela nest pour liii que lindication des travaux à faire pour découvrir la vérité, obscurcie par des phénomènes mal observés. Nous exprimons ici une croance scientifique trop populaire aux époques critiques pour que nous puissions craindre dêtre contredits sur ce point. Eh bien! messieurs, comment Bentham sexplique-t-il que les Grecs, les Romains et nous, soyons également impuissants à tirer un parti utile de la
DE LA DOCTRINE SA1NT-SIMONIENNI pénalité, tandis que le catholicisnie, au contraire, sen servait avantageusement pour inspirer la crainte ou les espérances dont il voulait pénétrer les âmes? Le problème eût été intéressant pour lhomme qui aurait voulu établir un lieu entre Uantiquité et nous; Bentham passe à côté sans lexaminer; et il est impossible de ne pas être convaincu, connaissant ses opinions politiques, qui sont, avec un peu plus de logique, celles de tous nos publicistes, que cette supériorité du catholicisme, par rapport à nous et aux Rornain, est un véritable miracle incomprêhensi bi e pour lui comme pour tous les hommes soumis à lempire de la critique. Comment savouer, eu effet, que ce moyen âge, si barbare, connaissait les grands secrets de la conduite des peuples? Comment savouet quil se svait avec art des moyens qui produisaientsûr les masses un effet, pour ainsi dire, calculé à lavance, tandis que nous, prodiges de civilisation, nous ignorons ce que cest que la civilisation, ou du moins, nous ne savons rien faire pour faciliter son développement? Le même embarras se présente, nos expériences personnelles nous permett ntde la fumer dans tontes les questions générales, pour peu
48 EXPOSITION quon essaye de résister à laveuglement de léducation que nous a hguée le dix-huitième siècle; abandonnez pour un instant les antipathies qui vous éloignent du moyen âge; oubliez provisoirement que la doctrine des directeurs sociaux à cette époque de la vie humaine vous répugne, et il vous sera impossible de ne pas reconnaître une harmonie très-remarquable entre cette doctrine et les actes du pouvoir à cette époque; or cest précisément lharmonie entre la pensée et les actes qui constitue létat sain de lesprit humain, comme leur désaccord est lattribut de la folie; et laveu de Bentham, sur la comparaison du moyen âge avec lépoque actuelle, est une des preuves les plus claires du cercle vicieux dans lequel les doctiines critiques tiennent lhumanité renfermée. Il nous reste à vous entretenir de la magistrature, cest-à-dire du choix des hommes chargés de faire application de la doctrine morale aux cas exceptionnels vicieux, car nous ne flous occupons ici que de la législation péjiale. Établissons dabord une sous-division qui nous permettra de négliger une partie de la question dont nous ne pourrions utilement nous oc-
flE LA DOCTRINE SAiNT-SiMONIENNE 49 cuper quaprès vous avoir exposé directement les idées de lécole sur lavenir moral ou plutôt sentimental de lhumanité. Les cas exceptionnels vicieux se divisent en trois classes qui correspondent au triple point de vue sous lequel lhomme et lhumanité peuvent être envisagés. Nous voulons parler de ces trois aspects que nous désignons par ces trois mots beaux-arts, science et industrie. II y a donc trois espèces de délits, délits1 contre us SENTIMENTS, ou contre les relations MORALES des hommes entre eux, délits légard de la science, et délits contre lindustrie; la même division existe dans les actes vertueux qui se présentent comme progrès des sympathies de sociabilité, découvertes scientifiques, et enfin conquêtes de lindustrie; mais, sous ce dernier rapport, nous navons, pour le moment, aucun développement à donner. Daprès cette classification, la magistrature, 4. Rappelons, comme nous lavons déjà indiqué plus haut, que commettre un (lélit, cest toujours commettre un acte dont a tendance est rétrograde; cest reproduire une habitude du passé; cest, en dautres termes, prouver que léducation na pas atteint son but: le coupahie nest donc, pour nous, quun fils du passé, et tous les efforts du présent doivent tendre à en fafre un enfant de lavenir.
4W SXPOSITION au point de vue de la pénalité, est donc divisée en trois ordres, aussi bien que le code pénal, et ces trois ordres correspondent aux trois grands ordres sociaux, qui ne sont pas, pour nous, la monarchie, laristocratie et la dêmocratie, mais bien les ARTISTES, les savants et les industriels; et, nous le répétons, nous nous servons provisoirement de ce mot artiste, parce que celui que nous voudrions employer serait sans doute mal compris aujourdhui. Maintenant : dans ces trois grandes classes de la socité quels sont les individus qui doivent juger si certains faits sont vicieux, cest-à-dire gil blessent les sentiments, sils nuisent aux progrès ou à lenseignement de la science, enfin sils sont contraires au développement de la richesse et à la répartition suivant la capacité dè.s travailleurs? Vous sentez, messieurs, que le degré dabstraction auquel nous venons de nous livrer ne suppose pas quil ny ait point de faits anormaux complexes; certaines causes, dans les formes de lordre judiciaire actuel, sont du ressort de deux degrés différents de juridiction; il en sera de même de lavenir; mais labstraction nen était pas moins nécessaire, précisément pour
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4M établir les attributions spéciales de chaque tribunal. Daprès ces préliminaires, vous voyez que nous devons élaguer, pour le moment, ce qui est relatif à lordre sentimental, et nous borner à lexamen des deux autres classes. Nous aussi, messieurs, nous dirons, avec les publicistes critiques, quon doit être jugé par ses pairs, pourvu quon entende uniquement par là quun délit industriel doit être jugé par les in. dustriels, un délit contre la science par les savants; mais de là au jury par le sort, il y a loin, et pour éviter quon ne nous y conduise, nous flous Mtons dajouter : que si lon doit être jugé par ses pairs, cest à condition que, parmi ces pairs, ce seront les supérieurs qui jugeront; sans cela ce premier principe est plutôt une cause de désordre quune garantie dordre; puisquen ladoptant on déclare quon peut laisser au hasard le soin de décider si limmoralité, lignorance, lincapacité jugeront. Pour juger un fait particulier, il faut être placé à un point de vue plus élevé que celui où se trouvait lauteur de ce fait; il faut embrasser plus de choses, plus dintérêts que liii: pour
EXPO S J T I O N apprécier si un fait est anormal, il faut connai tre le fait général qui y correspond. Qui donc pourrait exercer la magistrature scientifique,par exemple, si ce ne sont les hommes qui connaissent le mieux les besoins généraux de la science? Et ne vous hâtez pas de conclure de ces paroles que notre désir soit de voir à lAcadémie française, à celle de médecine, ou à la Faculté de droit, ou enfin à quelque institution actuelle que ce soit, une pareille préro gative; non, messieurs : si nous attendons une génération sociale, ces institutions, qui ne sont que des spécialités, infiniment petites même, de notre organisation, en subiront radicalement la conséquence. Toutefois nous reconnaissons que les hommes sélèvent souvent au niveau des circonstances pour lesquelles ils ne se croyaient pas faits, et cela arrive surtout lorsque les habitudes de toute leur vie les conduisent naturellement, instinctivement, pour ainsi dire, à la nouvelle mission quon leur confie. Un exemple récent vous fera sentir toute la vérité de cette proposition; nous voulons parler des tribunaux de commerce. Aucun des principes que nous avons émis tout à lheure nest contraire à la composition
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 433 des tribunaux de commerce : cette institution flous paraît même, ainsi que la création tout enti re du code de commerce, la seule manifestation de lélément progressif renfermé dans notre législation : et nous nentendor.is pas dire par là que le code et les tribunaux de commerce ne recevront pas de grandes modifications dans lavenir, mais seulement quils contribueront eux- mêmes, plus efficacement que toute autre partie de notre appareil judiciaire, à ]a réforme générale de notre législation aussi a-t-on vu, chose miraculeuse pour un légiste! des hommes, livrés dailleurs à des travaux étrangers, en apparence, à la législation, prononcer sur les questions les plus délicates dintérêt commercial, avec une promptitude et en même temps une justesse inconnues aux autres tribunaux. Létonnement, au reste, était bien naturel, puisquil tient à la fausse idée que doit faire naître nécessairement dans les esprits le spectacle dune législation qui (le droit commercial excepté), se rapporte à des faits qui sont en dehors des connaissances et des habitudes de chaque citoyen. On a donc reconnu que la magistrature commerciale pouvait être confiée à des industriels,
434 EXPOSITION en considérant, toutefois, ce tribunal comme un premier degré de juridiction; mais, il faut lavouer, ou sest conduit à leur égard comme si OT1 sétait défié de leur force; on peut sen convaincre en iéfléchissant à limportance des faits qui se rapportent cependant dune manière directe, soit à la production, soit à la répartition de la richesse sociale, o-u., e-n dautres termes, aux opérations et à lorganisation de la société, envisagée au point de vue industriel. Ainsi les questions relatives à la propriété foncière, celles qui servent à régler la distribution et la transmission des instruments de travail, cestà-di.ie les baux, actes de vente, héritages, dots, nétant encore résolues que comme conséquence des doctrines sociales du passé, sont restées dans le domaine de la législation dite civile. Mais si vous vous rappelez les séances dans lesquelles nous vous avons parlé de la constitution de la propriété, vous concevrez comment la législation dune société INDUSTRIELLE embrasserait aussi bien le règlement de la propriété Jbncière que les actes relatifs à la propriété commerciale, particulièrement mobilière aujourdhui. Et alors, profitant de lessai qii aurait été fait de tribunaux de commerce, pour en instituer
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 433 dautres plus élevés et revêtus d leur véritable nom, tribunaux industriels, tous les faits nuisibles au progrès de la richesse, cest-à-dire au développement de lindustrie, seraient jugés précisément par les hommes qui contribuent efficacement à ses progrès; et qion ne nous oppose pas lignorance dans laquelle sont aujourdhui presque tous les industriels, quant à ce qui concerne les lois civiles, puisque cette ignorance ne prouve pas autre chose, si ce nest que le code civil ne convient pas à la cité actuelle, et quil na pas été conçu daprès une vue générale des besoins réels de notre époque, ni surtout de ceux de lavenir; mais, dailleurs, ne faisons pas sonner trop haut la science des légistes t lignorance des industriels, car sil sagissait de prononcer sur lutilité de la presque totalité de nos lois, en ce qui concerne la prospérité matérielle de la sociéLé, Je jugement des industriels aurait au moins autant de poids que celui des légistes, puisque ce sont eux qui souffrent à chaque instant des vices de la loi, tandis que ces vices sont précisément lélément dans lequel vivent les légistes, et où ils trouvent une réputation et surtout une clientèle. Mais ce qui caractérise particulièrement le
43G 5NPOSITt0N progrès dont flous voyons une preuve dans la législation commerciale (heureux développement des efforts faits par lindustrie, depuis les premiers établissements des communes, pour se constituer un jour puissance sociale), cest laspect sous lequel les juges industriels envisagent habituellement toute contestation; autant la forme est importante devant dautres juges, autant ceux-ci sattachent au fond: là où les légistes cherchent à mettre en saillie les faits de division, les juges commerciaux sefforcent de découvrir les éléments de conciliation; enfin, larbitrage amiable, le renvoi devant experts, et les connaissances personnelles des juges sur les matières en discussion, sont des garanties beaucoup plus grandes de la bonté des jugements commerciaux que la faculté dappel; et ceci nous semble vrai à tel point, quon aurait, sans contredit, sur les matières industrielles, plus de jugements équitablement infirmés, si lappel avait lieu contrairement à ce qui se fait aujourdhui, cestà-dire des juges civils aux juges commerciaux. Remarquez encore, messieurs, que les motifs qui servent de base à linstitution (lu jury ne sauraient avoir ici leur application
DE L DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 437 précisément parce que les juges de commerce ne prononcent que sur un ordre de faits quils doivent, selon toute probabilité, connaître beaucoup mieux que des jurés nommés au hasard. Nous nous sommes étendus sur les tribunaux de commerce, pour répondre à un doute qui doit sélever dans presque tous les esprits auxquels on expose une doctrine sociale nouvelle, car la chose la plus difficile à concevoir dans ce cas, cest lopération quil faudrait faire subir au présen 1, pour lui donner le caractère quon annonce devoir être celui de lavenir; et cependant Leibnitz et bien dautres lont dit Le présent est gros de lavènir; par conséquent si le nôtre doit se réaliser, cest quil existe un germe, mais inaperçu, dans les faits qui sont sous nos yeux; nous lavons déjà découvert devant vous, sous le rapport de lorganisation industrielle, dans les développements du crédit, par les banques et la mobilisation de plus en plus rapide des titres de propriété, même immobilière; clans la baisse constante de lintérêt; dans la chute, lente il est vrai, mais inévitable, des préjugés commerciaux qui séparent les peuples; enfin dans la part de plus en plus importante que prennont à la gestion des affaires politiques les
438 EXPOSITION hmrnes qui sont à la tête (le lindustrie; il nous restait donc à vous entretenir, sous le même rapport, du germe progressif quo renferme la partie de la législation actuelle, destinée au règlement de la propriété et à la répres-. tion des atteintes dont elle peut être lobjet. Nous avons dit que, poùr juger un fait, pour le qualifier comme délit, il fallait connaître cc qui nest pas dêlit, cest-àdire le règlement dordre, ou , si lon veut, le code industriel, ou scientifique, ou sentimental (le la société, et nous en avons déduit cette Conséquence quon devait être jugé par ses supérieurs dans la hiérarchie à laquelle on appartenait. Nous dirons de la même manière que toutes les modifications à ces divers codes ne sauraient être faitês que par ces hommes supérieurs, et nous aurons exprimé par là ce que nous entendons par le pouvoir iéisia1i4 fait si important aujourdhui, et cependant si mal compris. La détermination des conditions de capacité, pour faire ls lois comme pour les appliquer, est la base de toute bonne législation et de tout ordre social, puisquelle suppose quon veut confier la redaeiion du règlement dordre, et le soin de le faire observei, aux individus qui sont
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE le plus capables deu apprécier la justice et lutilité. $i cela est vrai., messieurs, il est difficile de ne pas sétonner, lorsque nous voyons nos publicistes nous vanter la profondeur de leurs doctrines politiques, et chercher en rnme temps la garantie de la capacité législative, dans le fait que lon peut considérer comme étant, on lui- même, le plus étranger à cette capacité, et en général à toute capacité. De ce que certains hommes ont, daprès les conditions de létat de barbarie où nous sommes encore, le pouvoir de vivre largement sans rien produire, sans travail1er, dans la plus complète oisiveté, nos publicistes paraissent en conclure que cest parmi ces oisifs que doivent se trouver nécessairemen.t les hommes qui connaissent le mieux les intérêts dune société que le travail seul fait vivre; nous sommes loifi de dire quils se trompent en mesurant, aujourdhui, au mètre des contributions la capacité législative; mais il faut avouer, quon noqs passe lexpression, que cest jouer debonhèur. Lorsque la guerre était le véritable soutien du corps social, et que la terre était la propriété du guerrier;. lorsque les habitudes militaires étaient celles qui convenaient le mieux à tout le monde et que les seigneurs étaient les plus
EXPOSITION parfaits modèles de ces habitudes, un comte était le juge naturel de ses vassaux, et la logique était aussi satisfaite que la société tout entière de ce dogme de la législation féodale; mais aussitôt que les comtes et les barons eurent détruit leurs tourelles et laissé rouiller leurs épées, dès que la propriété de la terre ne fut plus quun brevet doisiveté lcuJtative, et non celui dune fônetion sociale obligatoire, les conditions de capacité législatives durent bientôt se déplacer. Cependant, avant quelles aient trouvé leur nouvelle base, nous avons vu un moment où des législateurs improvisés se précipitèrent de toutes parts sur le fauteuil du tribun, restauré involontairement par les parlements qui avaient détruit la justice seigneuriale ou militaire ces envahissements ne furent pas de longue durée, et bientôt il suffit dun homme et de quelques baïonnettes pour forcer ces législateurs intrus à abandonner la place. Mais cet hqmme, ignorant aussi lavenir, se reporta violemment vers le passé, et replaca la législation sur les fondements de la féodalité, cest-à-dire sur la propriété par droit de naissance. Depuis lors, quelques heureuses innovations ont été faites, qui coiitirmeront ce que nous vous
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE ni avons déjà dit sur le germe davenir que renferme le présent. La patente, cestà-dire le seul brevet que la société sache délivrer aujourdhui à lhomme qui la nourrit, a été comptée dans le sens électoral; et sur les listes du jury figurent maintenant les professeurs, médecins, avocats, ce qui introduit une condition intellectuelle et personnelle, très- vague, il est vrai, là o il ny avait quune condition purement matérielle, complétemeht indépendante de lindividu. Si la terre était aujourdhui lapanage de lindustriel, selon le degré de la capacité personnelle, comme elle a été celui du guerrier, selon son titre héréditaire, on concevrait comment une société pacifique pourrait adopter un principe qui était à lusage dune société niiitaire, parce que, dans ce cas, comme dans celui de la féodalité, il y aurait réunion dhommes ayant un but commun, il y aurait, en un mot, société; et les comtes et barons de lindustrie, organisés hiérarchiquement daprès le mérite, seraient les juges naturels des intérêts matériels de cette société, comme les seigneurs, au moyen âge, étaient les juges naturels de la société militaire. En vous reportant à ce que nous vous avons
44 EXPOSITION dit dans dautres séances sur la constitution de la propriété, il vous sera maintenant facile de concevoir lorganisation de la magistrature industrielle. Chacun des ateliers spéciaux (et par ce mot datelier nous nentendons pas une chambre, ou même une maison à quatre étages, mais bien une commune, un village, une ville, une nation tout entière, puisque la société, quelque nombreuse quelle soit, a toujours une fonction industrielle à exécuter), chacun des ateliers spéciaux ou chaque municipalité industrielle a besoin dun règlement dordre, et par conséquent dhommes chargés do le faire observer ou de le moduler, sidvant les exigences dii travail cestii-dire dhommes capables dapprécier si certains faits nuisent à la production, et quels sont ceux qui lui sont avantageux. Voilà les hommes qui composent la magistrature industrielle. Noubliez pas, messieurs, pour que ce mot de magistrature ne fasse pas naître dans vos esprits de fausses idées, ou plutôt ne réveille pas celles que létat atOEel de la société y a mises, que lavenir, suivant nous, ignorera ces discussions interminables et pleines de haine relatives à la propriété. Si une contestation sélevait en-
DE M DOGfflJE SAiNT-SIMONIENNE Ire des industriels, sur leurs droits à lemploi de tel instrument, de tel atelier, linstitution chargée de la direction des travaux matériels serait larbitre naturel qui explicjuerait les termes obscurs dc la charte din fodation, délivrée par elle à chaque producteur à lépoque de son investiture industrielle. De même, le sort des veuves et des minei.irs, assuré par la protection communale, et non par la prévoyance directe et si souvent aveugle des individus, nexigera aucune garantie contre des tiers. Enfin, la traiis mission de la propriété, soit entre vifs, soit après décès, nayant lieu alors que sous la forme dun bail nouveau, consenti en faveur dun nouveau gôrarit, les ventes, licitations, testaments, transferts, nantissements, hypothèques, expropriations, etc., seront inconnus. Ainsi disparttront de létat social futur cette nuée darchivistes, les notaires, et etLe armée de combattants, les avocats, avoués, gens daffaires, occupés aujourdhui sans relâche à maintenir, attaquer, défendre des droits qui ne donneront plus lieu quà une dôcision iubitrale des chefs de lindustrie; car cest à cela seul qu se réduiront la législation et la procédure relalivos à la propriété, puisque l distribution des
444 EXPOSITION produits, de même que les discussions sur la propriété des ateliers dindustrie, cest-à-dire sur ladministration et lexploitation des immeubles, ne pourront jamais ressortir dun autre tribunal. Mais ici, messieurs, se reproduira, nous le savons davance, cette objection formidable dont nous nous sommes déjà occupés en vous parlant de lorganisation des banques: formidable parce quelle emploie des termes qui produisent Jeffet dune tête de Méduse et jettent lépouvante dans tous les esprits. Voici venir, dira-ton, les coiporations et tout leur cortége, la jurisprudence consulaire, syndicale, les prudhommes et toutes les vieilleries dont la Révolution nous a délivrés à jamais. Songez, messieurs, quavec une pareille manière dargumenter, il ny aurait aucun moyen dordre possible aujourdhui; car tous ceux que lhoffime peut concevoir ont eu leurs analogues dans le passé, quoiquils aient été employés alors dans un autre but. Nous coniiaissons fort bien les entraves dont les anciennes corporations entouraient lindustrie; mais ces entraves, véritables lisières des industriels dans lenfance de leur existence sociale, nempêchent pas, lorsquils ont gagné leur majorité,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4 quils ne doivent se soutenir les uns les autres; car tous ne sont pas également forts, également éclairés. De ce quil r a eu des institutions nommées corporations, dont les formes nous répugnent, il ne faut donc pas en conclure que les industriels doivent nécessairement ne pas former colpa; enfin, de ce que lancienne association des travaux ne convient plus, il ne sensuit pas nécessairement quun sauve qui peut général, nommé concurrence, soit le superlatif du bien-être industriel. Remarquez que cette disposition à ne pas entendre un homme, parce quil est vêtu dune manière qui paraît gothique au premier abord, est de tous les préjugés celui qui est le plus à craindre, lorsquon porte soimême un vêtement, non pas gothique, ais taillé sur le patron antique; non pas féodal, mais grec ou romain. Repoussons donc ce dangereux préjugé, messieurs, et tâchons de regarder dabord sans pas sion aussi bien lordre ancien que la liberté actuelle; et si, comme nous, vous vous décidez pour lordre Saint-Simonien, cest parce que vous aurez reconnu, comme nous, quen lui seul peut exister la vraie liberté. Cette promesse de notre part ne vous suffira
446 IXPQS1T1ON pas, sans doute, et vous attendez de nous des assurances plus positives de notre peu daffection pour le passê: en effet, nous pourrions, en toute conscience, vouloir le rétablir sans nous en douter, et en croyant faire du neuf. Eh bien! mes sieurs, SaintSimon a fait du neuf; il nous a réellement annoncé une bonne nouvelle; vous en serez persuadés comme. nous, en examinant si le but quil assigne à la société future est réellement neuf, cest-à-dire, si le principe régénérateur ou coordonnateur de tous les faits de cette société renouvelée est différent des principes qui ont présidé à lorganisation du moyen âge et à celles des sociétés antiques. Si cette différence existe, quand bien même nous annoncerions pour cet avenir des corporations, une hiérarchie, des directeurs, de lactivité morale, scientifique ou indusrie1le; quand nous parlerions de noblesse, dussionsnous même articuler ces mots terribles, clergé, prêtre, comme nous avons déjà osé prononcer devant vous ceux de confession, excommunication, canonisation, vous ne voudrez pas vous laisser prendre à lécorce des choses; vous chercherez à pénétrer jusquau fond, et vous verrez alors quil ne sy trouve ni corporation fiscale du dix-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 447 septième et du dixhuitième siècle, ni hiérarchie féodale fondée par la guerre et pour la guerre, ni fiefs, ni fonctions, ni blason héréditairement transmissibles; enfin vous ny trouverez pas surtout des directeurs sociaux, prêtres et gu.er riers, constamment en lutte, et portant involontairement la confusion dans une société qui hésitait encore à se dépouiller de sa barbarie primitive, cest-à-dire de lantagonisme, de lesclavage et de la guerre, pour embrasser franchement et sans retour la ligne pacifique de lassoôia tion universelle. Tout ce que nous vous avons dit jusquà présent devra donc être reproduit sommairement devant vous, en donnant aux idées déjà énoncées une couleur générale, reflet du PRINCIPE le plus large sur lequel sont fondées toutes nos vues davenir. Ce PRINCIPE, cest celui qui, à chaque époque de civilisation, détermine laffection du citoyen pour la société, pour lunivers entier, dont il fait partie, et les lui fait chérir partout, parce que partout il retrouve ce PRINCIPE manifesté sous mille formes différentes; cest à lui que lindustriel, que le savant et lartiste rapportent tous leurs actes, toutes leurs pensées, parce que lui seul sanctionne ou condamne définitivement;
EXP0SITIOr parce que lui seul nous présente le monde et lhumanité, non comme un obscur chaos, mais comme lexécution dun plan, dune volonté harmonieusement conçue, qui impose à lhomme des devoirs dont laccomplissement doit faire son bonheur. Oui, messieurs, le PRINCIPE social de lavenir, découvert par Saint-Simon, lA1E de la société nouvelle, en dautres termes, ses SENTIMENTS seront différents de ceux du passé; et pour eu donner une preuve qui seule suffira pour vous en convaincre, ditesnous si nous ne blessons pas constamment, par nos paroles, les consciences des hommes du passé; examinez si la guerre que nous faisons à tous les priviléges de la naissance, par exemple à la transmission de la richesse par héritage, de même que notre opposition si prononcée contre le régime militaire, ne sont pas des condamnations directes, non-seulement de la féodalité, mais des sentiments qui semblent seuls aujourdhui devoir unir les hommes? Nous ne craignons pas de le dire, messieurs, les défenseurs de lhéritage, quand bien même ils condamneraient le droit daînesse et les ma jorats, sont encore soumis à lempire des doc-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 449 trines dont nous avons été complétement affranchis par Saint-Simon. Mais, nous le répétons, ce ne sera quaprès vous avoir parlé des sentiments, et de la morale qui en est la théorie, que nous pourrons aborder directement les antipathies nées de la position critique où se trouve notre siècle; antipathies qui portent à voir le despotisme et larbitraire par- tout où il y a une direction: comme si nous ne savions pas nousmêmes, par notre propre expérience, quon se laisse toujours conduire, entraîner avec joie, quand on marche sur les traces des hommes quon vénère et quon aime. Lhumanité ne tirera-t-elle jamais des âmes privilégiées, des coeurs. brûlants, des hautes intelligences, tout le parti quelle peut en attendre? Les laissera-t-elle surgir au hasard, au risque de les voir séteindre dans les langueurs dune oisiveté héréditaire, ou dans les travaux abrutissants auxquels condamne la misère? Non, messieurs, nous nous lasserons de tous les principes politiques qui nont pas direclemeni et uniquement pour but de remettre dans les mains du. dévouement et du génie la destinée des peuples. Nous repousserons notre craintive défiance, quand nous réfléchirons un seul ins21 Vol. 41
4O EXPOSITION DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE tant, avec ca1rn, aux pitoyal1es résultats quelle produit; et nous reviendrons avec joie cette haute vertu, si méconnue, nous pouvons urne dfte si méprisée aujourdhui, à cette vertu si facile et si douce, entie des êt,s qti ont un but commun quils dsjrut tous atteindre; si pénible, si révoltante, lorsquelle plie devantlôgoïswe: UQUS reviendrons avec arno à PouIssrcE.
OEUVRES DI: SAINT-SIMON & DEFANT1N PkcÉDEs 1W DEuX NOTIGRS NiSTO111QUIS XLW VOLUME
OEUVRES SAINT-SIMON & DENFANTIN PUBLTÉES PAR LES MEMBRES DU NSE1L INSTITUE PAR ENFANTIN POUR LEXÉCUTION DE SES flEHNIj5I:S VOlONTÉS QUARÂNTE-I)KIJ\lI4E VOLIME IJE L GOLLETlON (ÉNlRÀLE Réimpression photoméchanique de lédition 1865-78 AALEN OTTO ZELLER 1964
UN COUP DOEIL HISTORIQUE SUR L PR1b SOIÂb T LULTRÂIONTkNISME EN FRANGE flEPUIS LE MOYEN ÂGE 3USQUA LI FEN UU xtxe sIcLE I. La servitude an tique avait protégé, à sa manière, et nourri ses victimes. La sollicïtude intressée du maître avait été pour lesclave une providence dure et pesante sans doute, mais la seule que pût lui donnêr le système des dèux natures consacré par les prêtres et par les philo
COLI DOEiL HISTORiQUE SUIt LE IEIIiL SOCiAL sophes du paganisme. La servitude féodale, en plein christianisme, avait maintenu les gens de la glèbe sous la protection, ou plutôt sous le joug de cette providence payenne. Le serf, comme lesolave, avait sa subsistance assurée par ceux qui avaient intérêt à le faire vivre pour le faire servir. A lheure de Lémancipation, laffranchi chrétien avait rendu grâces â Dieu pour sa délivrance, mais le plus souvent il avait trouvé la pauvreté et lindigence à côté de la liberté. Cétait là que lusure était venue lui offrir, lui faire accepter. sous peine de le laisser mourir d faim, sa ruineuse assistance. Le travail navait échappé à la tutelle oppressive du seigneur que pour passer sous la tyrannie dévorante de lusurier. Ce nest pas tout de remettre lindividualité humaine en possession delIernême, il faut lui fournir aussi les. moyens de salimenter, de se mouvoir, de se développer dans lindépendance, mieux quelle na pu le faire dans la sujétion. Si laffranchissement ne devait aboutir quà. laisser le travailleur isolé et manquant de tout, à la discrétion du propriétaire des instruments de travail, cest-ajdire du capitaliste, la liberté pourrait devenir un lléau pire que lesclavage. Cest ce que les Capé
ET LULTRAMONTANISME EN FRANCE vii tiens, depuis PhiJippeAuguste, sétaient efforcés de prévenir par les mesures quils avaient prises à légard des usuriers Louis IX, à lexemple de son aïeul et de son père, se préoccupa vivement du sort des débiteurs. Il ne voulut pas que la classe labôrieuse ne fût délivrée des chaînes féodales que pour rester exposée aux exactions usùraires. Nayant pas en face de lui des.docteurs prêts à laccuser dattentats à la liberté civile et de tendances anarchiques, sil tentait dintervenir au profit de lordre général et par un double sentiment de religion et dhumanité, dans les relations du capital et du travail, iI se crut le droit et simposa le devoir de prendre garde aux malheurs privés, de chercher et dappliquer un remède aux souffrances domestiques de la classe la plus misérable et la. plus nombreuse de ses sujets. Loin donc de considérer comme une hérésie politique et un danger social toute immixtiôn du pouvoir suprême dans les affaires particulières de ses sujets et: de les abandonner tous, pauvres ou riches, faibles ou forts, à leurs propres et seules ressources, il donna aux faibles et aux pauvres, en échange de laprovidence païenne du fief, la providence chrétienne de létat incarnée dans le roi, considéré comme le fils ainé de
viii COUP DIL HISTORIQUE SUR LE PÉRiL SOCIAL 1Eglise. Parune ordonnance, rendue à Melun, dans une assemblée des Barons, en I3O, le prêt fut absolument interdit aux juifs, et leurs débiteurs obtinrent un terme de trois ans pour se libérer. Lordonnance annula de plus les créances dont ces usuriers nauraient pas produit le litre leurs seigneurs avant la Toussaint prochaine. Mais comme les juifs nétaient plus les seuls préteurs du royaume, et que leur rapide enrichissement avaiL excité le goût des trafics dargent et lamour du gain parmi les bourgeois et jusques au milieu des seigneurs chrétiens, la prohibition de lusure sétendit à toutes les sortes de prêts et à toutes les classes de sujets. II. La sollicitude royale embrassait dailleurs les besoins intellectuels, et moraux aussi bien que les intérêts matériels de la nation. La même sagesse qui avait réprimé lusure vint au secours de la science dont lenseignement et la propagation étaient suspendus à Paris depuis la querelle des bôurgeois et des étudiants
ET LULTIiAMONTANISME EN PIiÂNCE « Le roi saint Louis, dit Guillaume de Nangis, saffligeait grandement de ce que létude des lettres et de la philosophie, par où sacquiert le trésor de la science, qui excelle et lemporte sur tous les autres, sétait retiré de sa capitale.. Ce très-pieux roi, craignant quun si grand et un tel trésor ne séloignât du royaume, parce que la sagesse et le savoir font le bonheur du salut, manda auxdits clercs de revenir à Paris, les reçut à leur retour avec une grande clémence et leur fit faire une prompte réparation par les bourgeois de tous les torts quils avaient eus envers eux. « Ce beau règne, dit le président Henrion de Pansey, fut laurore du jour qui nous éclaire aujourdhui, et peut être regardé comme la véritable époque de la renaissance des lettres parmi nous. » Mais Louis IX, qui prit toujours conseil de sa mère, après comme avant sa majorité, ne se borna pas à soccuper du bien-être et à favoriser linstruction de ses peuples9 il sappliqua constamment aussi à leur assurer par dimportantes innovations les avantages dune administration paternelle et dune bonne justice, en subordonnant le p1u possible lautorité et la juridiction
x COUP D(EIL HISTOnIQIJE SUR LI PELiIL SOCIAL des seigneurs à laction du pouvoir royal. Linstitution des baillis, des sénéchaux et des prévots tut confirmée et améliorée. Le duel judiciaire cessa dans le domaine de la couronne. Les guerres féodales, soumises à la quarantaine, devinrent de simples litiges qui devaient être portés à la cour du roi, dont la compétence souveraine en matière dappel fut étendue à toutes les causes. Peu â peu, la féodalité se trouva dépouillée de ses prérogatives les plus tyranniques. Les Barons eurent perdu le droit de vider leurs propres querelles par les armes et de soumettre les différents de leurs vassaux à lépreuve des combals singuliers. La souveraineté locale de la terre, immobilisée dans le fief et personnifiée dans le seigneur disparaissait insensiblement pour faite place à la souveraineté de la raison publique et de lintérêt général, représentée alors faute de mieux par lautorité royale. Les grands feudataires naccédèrent pas sans quelques tentatives de résistance à ces nouveautés sociales. Mais le hardi et sage révolutionnaire qui annulait, par les habiles combinaisons de son pacifique socialisme, les principaux attributs de .lon]nipotence seigneuriale, possédait les vertus militaires aussi bien que les qualités civiles et
ET LULTRA3IONTANISME EN FRANCE xi politiques. En lui, le soldat égalait le législateur. Les Barons indociles furent toujours promptement ramenés à lobéissance et toutes les fois pie les Anglais se jetèrent dans la querelle, lépée du royal novateur les força incontinent à la retraite et àla paix. III. Mais les réformes. sociales. de Louis 1X exci Lèrent le blâme et provoquèrent lopposition dune classe de mécontents dont les armes étaient plus dangereuses que celles des châtelains et des chevaliers. Les prélats, se croyant soumis exclusivement à la juridiction pontificale, avaient la prétention de placer la justice ecclésiastique au- dessus de celle des Barons et au-dessus même de celle du Roi. Les bourgeois de Reims avaient été frappés dexcommunication pour avoir voulu porter devant le monarque des griefs quils arliculaient contre leur archevêque. Cet abus des foudres spirituelles dans les conflits temporels. sétait tellement multiplié et enraciné que les seigneurs
xii COUP DEiL HISTOMQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL laïfues ne pouvaient y échapper à chacune de leurs contestations avec des clercs. Las dêtre ainsi menacés dinterdit à tout instant, faute de reconnaître la supériorité des tribunaux ecclésiastiques, et tenant, dautre parte à user le moins possible du recours à la suprématie royale, méconnue trop souvent par le clergé, la plupart des grands vassaux sadressèrent directement au Saint-Siège et lui demandèrent dexhorter ou même de contraindre lépiscopat à respecter les droits souverains de leur justice seigneuriale, et à ne pas troubler incessamment la conscience des peuples de leurs domaines. Le rôi, informé de cette démarche des seigneurs laïques aurait pu se montrer blessé de ce que ses vassaux semblaient décliner son intervention; il préféra, malgré sa vive et profonde piété, prévenir la décision du pape et se prononcer formellement contre les prétentions du clergé. Les évêques pourtant navaient pas négligé de le circonvenir pour le disposer en leur faveur et le rendre hostile aux Barons. « Je vy une journée, dit Joinville, que tous les prélats de France se trouvèrent à Paris, pour parler au bon saint Loys et lui faire une requeste... Ce fut lévêque Guy dAuscure qui cornmena à dire au roi, par le
ET LULTBAMONTANlSME EN .PRÀNCK commun accord de tous les autres prélats t Sfre, sachez que tous ces prélats qui cy sont en vôtré présence me font dire que vous lessez périr toute la chrétiéneté et quelle se perd entre vos mains... Pourtant, sire, ils vous requièrent tous â une voix pour Dieu, quil vous plaise commander à tous vos baiLlis, prévots et autres administrateurs de justice, que, où il sera trouvé aucun en votre royaume, qui aura esté an et jour continuellement excommunié, quils le contraignent à se faire absoudre par la prinse de ses biens. Et le saint roy répondit que très-volontiers le commanderait de faire de ceuix quon trouverait estre torçonnés à léglise Et lévêque dit quil ne leur appartenait à cognoistre de leurs causes. Et à ce répondit le bon roy, quil ne le ferait autrement, et disait que ce serait contre Dieu et raison quil fist contraindre à soy faire absoudre ceuix à qui les clercs feraient tort, et quils ne ffissent oïz en leur bon droit. » Quoique bien jeune encore et dévot, Louis IX avait sa conviction bien formée et sa résolution fermement arrêtée à cet égard. Dans une assemNée des Barons, tenue à SaintDenis, en 1235, il défendit. auz laïcs de reconnaîfre la compétence des tribunaux ecclésiastiques en matière civile., et
xi COUP I)(EIL }ftSTORIQUE SUR 1K PÉRIl SOCIAL il ordonna de plus que si les clercs continuaient dabuser des armes de léglise, des censures, des excommunications et des interdits, ils seraient contraints de les lever par la saisie de leur -temporel. Louis IX avait déjà recouru à cette mesure extrême contre lévêque de Beauvais et larchevêque de Rouen: «Anno 4227, rex per con fihium baronum uorum con fiscai1 omnes archiepiscopi possessionnes seculares. » (Gal lia christiana, XI, 61.) « Anno 1233, saisivit dominus rec regalia dornini Rotomagensis archiepiscopi. » (Id., 68.) lv. Grégoire IX occupait alors le trône pontitical. 11 prolèssait, comme Innocent III et tant dautres de ses prédécesseurs, que la suprématie spirituelle des papes impliquait la subordination temporelle des rois. Irritê de reconnaître dans le royaume trèschrétien et chez le fils aîné de Vlglise une négation si formelle et si hardie de sa toute-puissance universelle, quil croyait app rtenir sans conteste au SaintSiége par inves
El LULTftAMONTANISME EN FRANCE xv titure divine, il maintiut rigoureusement tous les anathèmes lancés par le chef de léglise gallicane, et menaça de frapper dexcommunication à leur tour, et le roi et le peuple français, si lordonnance relative aux tribunaux et aux censures ecclésiastiques nétait pas promptement abrogée. Louis IX était ardent, sévère et inébranlable dans son catholicisme. li avait pris au sérieux le mot de sa mère, et il aurait préféré la mort au péché. Mais la ferveur et laustérité religieuse salliaient en lui à la fermeté et à lénergie politique. Sûr de sa foi, il était dautant moins disposé à céder aux exigences illégitimes de lautorité spirituelle, quil lui était plus soumis et plus dévoué quand elle restait lans les limites de lordre divin et quelle se manifestait par la sagesse et par la justice. Il croyait sincèrement au Dieu des chrétiens, au Dieu pur espril, au Dieu dont le royaume nétait pas de ce inonde, et, après avoir rendu pleinement à Dieu ce qui était à Dieu, il entendait faire rendre à César ce qui appartenait à César. Spiritualiste conséquent autant que fervent, il regardait la papauté comme détournée dé sa sainte voie lorsquelle se jetait- à la poursuite de la domination temporelle. Pour
COUP LV(E1L. HIsTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL. lui, le progrès de lvangile consistait à ce queCé. sar devînt le premier des croyants laïques, comme il sappliquait à le devenir lui-même, et non pas à ce que le vicaire de Dieu sur la terre se fit le premier des Césars. Le dogme de la spiritualité divine formant la base de la théologie chrétienne, le chef du pouvoir spirituel, aux yeux du roi très- chrétien, démentait sa doctrine et déchirait le sublime mandat qui lui avait été donné de se consacrer à lextirpation du matérialisme payen, lorsquil cherchait à semparer de la puissance temporelle et à rendre son intervention suprême incontestable dans le gouvernement du monde matériel. Le pontife qui, au moyen âge, aspirait à se faire le premier des Césars et à disposer souverainement des empires et des couronnes, devait finir par se laisser entraîner dans le courant matérialiste du paganisme, en sabandonnant aux passions violentes et aux Jouissances mondaines, en se livrant aux appétis et aux goûts sensuels, en tombant fatalement dans les excès et les abus qui avaient caractérisé jusqualors la possession de la force brutale et lexercice de la puissance publique, sous le régime de la féodalité chrétienne, comme dans les monarchies et les républiques payeiines de lantiquité.
El LULTRAMONTANISME EN FRACE xvii Cest ce que vérifia trop souvent lhistoire de la cour de Rome; cest ce qui avait fait dire à. Bérenger, des pères du concile qui jugea Abay lard, quils ressemblaient beaucoup plus à des prêtres de Bacchus quà des ministres du Christ; cest ce qui provoqua plus tard le génie réformateur de Luther. après avoir suscité le rationalisme prématuré dArnaud de Brescia et attisé la verve satyrique de Dante et de Bocace. Lautorité spirituelle, sous la loi évangelique, avait pour mission de modifier, de régénérer les souverainetés temporelles, selon les principes de paix, de charité et de liberté apporlés au monde par le Verbe de lesprit divin. En se constituant ellemême puissance politique, et en cherchant à étendre sa suprématie religieuse sur le domaine de lordre temporel, elle saltérait, elle se déna-. turait, elle répudiait son origine et sa destinée célestes, pour nêtre plus que lambitieuse rivale des puissances terrestres, et trop souvent leur scandaleuse plagiaire, en vanité, en cupidité, en impureté, en tyrannie; elle rendait enfin applicable aux successeurs de saint Pierre, le reproche que lautre grand apôtre, saint Pani, adressait aux chrétiens de Corinthe : Ad/,w cirnales estis.
COUP DIL JUSTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL Autant la papauté perdait à sortir de la sphère du spiritualisme évangélique, pour tenter de se faire la maîtresse des rois, au lieu de rester chrétiennement la première servante des servantes du Seigneur, .autant la royauté gagnait à christianiser sa politique et à humaniser le glaive de César, selon la parole du Christ. Le matérialisme pontifical, inconséquence scandaleuse et funeste, menait à Alexandre VI; le spiritualisme royal, déduction logique du baptême de Clovis, conduisait à saint Louis. V. La question sociale cl lultramontanisme au xixe siècle. La royauté, en devenant chrétienne dans ses actes, comme e1e létait dans ses croyances. sétait épurée. et élevée sans doute, mais ce triomphe du christianisme sur le paganisme politique, qui avait survécu au paganisme religieux, ne rendait pas les princes spiritualistes plus aptes que les papes maLérialistes à réunir et
ET LULTRAMONTANISME EN FRANGE xix à identifier en eux les deux puissances qui avaient jusquelà gouverné concurremment les nations. La divinité étant essentiellement immatérielle dans le monothéisme chrétien, et la matière, domaine du péché, formant une espèce de fief de Satan sur la terre, le vicaire de lesprit pur ne pouvait toucher aux choses de lordre matériel, en rechercher la gestion suprême et la jouissance, sans démeniir sa doctrine, sans renier la nature de son Dieu, sans sexposer à devenir, non pas le maUre légitime du monde spirituel, mais lusurpateur de lempire du mal et le vassal flétri du démon. En poussant son ambition sur la pente des convoitises temporelles, cétait bien moins à lélévation quà labaissement de son souverain pouvoir. sur les âmes quil devait fatalement aboutir. Le roi le plus sincèrement converti au spiritualisme et le plus exact à y conformer pieusement sa vie publique et privée, comme avait fait Louis iX, nétait, dans toute la rigueur de sa logique chrétienae, ni plus fondé, ni plus apte, que le pape ne létait par ses inconséquences payennes, à personnifier la double souveraineté des âmes et des corps, à opérêr en lui la fusion
t COUP D(IL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCL.L de la suprématie religieuse et de lomnipotence politique. 11 aurait été inconséquent, à son tour, sil eût voulu confondre, à son profit, ce que le christianisme avait distingué, et faire du royaume de Dieu une annexe de lempire de César. Le monde temporel, matériel, sur lequel il exerçait sa domination, était toujours, à ses yeux, le domaine du péché, lapanage du tentateur; et tout ce qui était attaché à lexploitation de cette glèbe maudite, dans lintérêt et pour la plus grande satisfaction de ses possesseurs privilégiés, heu reux héritiers de la force ou enfants gâtés du hasard de la naissance; tout ce qui vivait, à la sueur de son front et faisait vivre les autres aux dépens de sa propre chair, tout cela était consciencieusement voué à la misère, à labrutisse-. ment et au mépris. La terre était un champ dexpiation, le travail un châtiment. Ce que le prince chétien devait à la masse des travailleurs, qui portait presque toute seule la peine prononcée religieusement contre la race entière des hommes, cétait un simple mouvement de pitié et de charité, des soulagements, des secours, lassis tance, laumône. Le spiritualisme puissant et compatissant affranchissait ses serfs, quil reconnaissait pour ses frères devant Dieu; il sjntéres
ET LULTRAItorqTANISME EN FRANCE xx sait vivement au sort des malheureux et soeu pait daméliorer leur existence. Cétait beaucoup, sans doute, mais ces affranchis, laboureurs, ouvriers ou marchands, chargés de nourrir la cour, la noblesse et le clergé, ne formaient quune caste infime et avilie, devant leur royal libérateur, paré du titre de très-chrétien, et ne retiraient, après tout, de leur contact perpétuel avec la matière, pour en extraire le pain universel, quune large part dans lanathème dont elle était irrévocablement frappée par une interprétation de la parole divine. Le vilain émancipé avait beau prendre rang parmi les hommes libres, il restait assujetti, dans la liberté, au même labeur que dans la servitude. Les fatigues et les privations formaient toujours son lot héréditaire; et cette application, incessante et forcée par le besoin, à la tâche matérielle dont les grands attendaient et recueillaient leur délicate et abondante pâture, ne valait à ce nourricier social, produisant tout et consommant peu, que la qualification dhomme de rien que lui prodiguaient dédaigneusement ses frères en Jésus-Christ, les privilégiés des hautes classes. La matière, rejetée du sein de Dieu, entachait les mains qui lappropriaient aux besoins de lhomme. Le travail abaissait,
xxii COUP DEIL HISTORiQUE SUR LE PÉHIL SOCIAL loisiveté relevait: le paysan, lartisan et le commerçant étaient, nous le répétons, gens de rien pour les seigneurs ecelésiasliques ou laïques; et la logique chrétienne nen était point froissée. Les théologiens auraient fcilement démontré que les nécessités matérielles du passage de lhumanité sur la terre ne pouvaient affecter lordre spirituel et éternel, le seul qui intéressât les âmes; et ils nauraient pas manqué de rappeler, en justification de la sagesse et de la bonté divines, que la dégradation temporelle des masses laborieuses ne faisait que leur offrir une occasion permanente de mériter le ciel par la résignation et lhumilite, en même temps quelle donnait aux classes supérieures le moyen de travailler sans cesse à loeuvre du salut par la charité et la bienfaisance. Le paganisme avait sanctionné lesclavage en supposant deux natures dans lhumanité : lune libre, lautre servile. Le christianisme, qui avait consacré lunité de nature, accepta néanmoins le servage et maintint les charges et les humiliations imposées héréditairement aux affranchis, en prôclamant un autre dualisme dans lhomme et dans lunivers; en établissant un antagonisme essentiel entre lesprit et la matière, en Ïisant de
ET LULTRAM0NTMISME EN FRANGE xxiII lesprit la substance essentielle et impérissable; en réduisant la matière à nétre pour lesprit, invisible, insaisissable et éternel, quune modalité passagère, originellement flétrie et devant communiquer cette flétrissure aux inombrables malheureux que le hasard de la naissance condamnerait à se mettre en perpétuel contact avec elle. Les inégalités sociales, dont lEvangile navait pu qualléger le poids sans en détruire les causes enracinées dans la tradition païenne, nétaient donc conservées rigoureusement dans les états chrétiens, républicains ou monarchiques, que parce quelles trouvaient leur appui et leur raison dêtre dans le dualisme introduit comme base fondamentale du christianisme. Il y a là de quoi appeler et fixer lattention des libres-penseurs qui se préoccupent de la nécessité daméliorer le sort du peuple immense du travail manuel, selon le mot de Robert Peel à M. Guizot, et qui sétonnent et sirritent de rencontrer leurs plus ardents, plus obstinés et plus influents contradicteurs dans les derniers apôtres du spiritualisme romain. Tant que les philosophes réformateurs nauront que des négations à opposer aux affirmations surannées de la vieille théologie, ils 22 Vol. 41
xxiv COUP Ii 4ÏIL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL seront impuissants à délivrer pleinement la société moderne des conséquences oppressives du dogme qui condamne la matière à une radicale subalternité. Oui, sil est une vérité qui soit incontestablement revêtue du double sceau de la raison et de lexpérience, cest que le génie réformateur, réduit à lemploi de levier politique tt privé de lappui dune synthèse théologique, quoique toujours habile et puissant pour démolir et abattre, ne parvient Jamais à rien édifier de grand, de complet et de durable; cest que les institutions sociales destinées à améliorer la condition de la nature humaine, et dont la logique nindiquerait pas un lien intime avec le dogme régnant, avec la science sacrée, avec la croyance commune sur la nature divine, manqueraient absolument de base, de sanction, de solidité. Vienne donc vite le jour où les amis du progrès social se montreront pleinement convaincus de celte vérité fondamentale et salueront avec cm pressem ent lapparition dune nouvelle synthèse qui remplace le dualisme biblique et qui consacre lunité dans la nature humaine, comme dans lêtre infini et suprême qui vit et se sent vivre (lans tout ce qui est t De lunité de lessence divine et de lunité de la nature humaine découlera ijé
ET LULTRAMONTANISME EN FRANGE xxv cessairement lunité dans la constitution de lautorité sociale! Tant que les libres-penseurs qui se préoccupent de la nécessité daméliorer le sort du peuple immense du travail manuel; tant que les réformateurs socialistes nauront que des négations à opposer aux affirmations de la vieille théologie, ils seront radicalement impuissants à délivrer la société moderne des conséquences du dogme qui condamne la matière à une subalternité essentielle et indélébile. Aussi, voyez avec quelle persistance, à travers tant de siècles, les gardiens sacrés de ce dogme maintiennent et aggravent les prétèntions hautaines du papisme du moyen âge. Sous les rois de France de la troisième race, lultramontanisme avait été contenu, réprimé, comme nous lavons dit, par Louis IX, (iont lexemple fut suivi par ses successeurs. La religion catholique se maintint ainsi en France, alors que le protestantisme lui. enlevait la plus grande partie de lEurope, et elle finit par se déclarer inaccessible au virus ultramontain, dans la déclaration solennelle du cierge de 1682, oeuvre monumentale de Bossuet. La Révolution française, lniç des crises les plus fécondes du génie de lavancement, ne pou-
COUP D(EIL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL vait que confirmer et développer largement les franchises gallicanes fermement accentuées et énergiquement défendues par la monarchie capétienne, avec le concours des parlements et de lépiscopat. Mais cette révolution, fille de la philosophie du xvlne siècle, était destinée à pousser la puissance temporelle au delà des limites.:fixées par lEglise gallicane dans ses rapports avec la cour de Rome. La constitution civile du clergé réserva, en effet, au pouvoir temporel une large part dans la formation et la discipline de lautorité spirituelle, en France. Lattitude hostile du clergé français, en face de labolition de la dtme et des droits féodaux, justifiait cette grave innovation. La grande ma jorité de ce clergé refusa de prêter le serment civique, et provoqua par ses démonstrations réactionnaires cette apostrophe que Mirabeau lui adressa, à la séance du 14 janvier 1 791: « Pasteurs et disciples de lEvangile, vous qui calomniez les principes des législateurs de votre patrie, savez-vous ce que vous faites Vous consolez limpiété des insurmontables obstacles que la loi avait opposés au progrès de son désolant système, et cest de vous-mêmes que lennemi du dogme évangélique attend aujourdhui labolition
ET LULTRAMONTANISME EN FRÀNE xxvu de tout culte et lextinction de tout sentiment religieux! Figurezvous que les partisans de lirréligion, calculant les gradations par où le faux zèle de la foi la conduit à sa perte, prononcent dans leurs cercles ce discours: « Nos représentants avaient reporté sur ses bases antiques lédifice du christianisme, et nos mesures pour le renverser étaient à jamais déconcertées; mais ce qui devait donner à la religion une si graiide et si imperturbable existence devient maintenant le gage de notre triomphe et le signal de la chute du sacerdoce et de ses temples. Voyez ces prélats et ces prêtres qui soufflent dans toutes les contrées du royaume lesprit de soulèvement et de fureur; voyez ces protestations perfides où lon menace de lenfer ceux qui reçoivent la liberté; voyez cette affectation de prêter aux régénérateurs de lempire le caractère atroce des anciens persécuteurs des chrétiens; voyez ce sacerdoce méditant sans cesse des moyens pour semparer de la force publique, pour la déployer contre ceux qui lont dépouillé de ses anciennes usurpations; voyez avec quelle ardeur il égare les consciences alarme la piété des simples, effraye la timidité des fibles, et comme il sattache à faire croire an
xvin COUP DIL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL peuple que la révolution et la religion ne peuvent subsister ensemble! Or, le peuple finira par le croire en effet, et balancé dans lalternative dêtre chrétien ou libre, il prendra le parti qui coûtera le moins à son besoin de respirer de ses anciens malheurs; il ne voudra plus connaître ni adorer que le Dieu créateur de la nature et de la liberté; il ne voudra plus sacrifier que sur lautel de la patrie! « Ah! tremblons que cette supposition de lincrédulité ne soit fondée sur les plus alarmantes vraisernblance3 t» Le tribun fut prophète. Bientôt le sacerdoce réfractaire, émigré, insurgé ou conspirateur, soutenu et poussé par les princes de lgIise infidèles à lalliance antique du christianisme et de la démocratie; bientôt le sacerdoce insermenté se fut tellement associé à la pensée liberticide et à la guerre à outrance des aristocraties et des nionarchies européennes contre la démocratie française, que le peuple, autrefois trèschrdtien, comme ses rois, laissa fermer les temples et proscrire les prêtres du christianisme, pour aller entendre, dans des fêtes civiques, les apdtres de lt raison, les ordonnateurs du culte de le4tre supréme et les fondateurs de la t/iéophilanthropie., tous pontifes
ET LULF1ÀMONTANiSME EN FRANUE xxix improvisés de la révolution que la démence et la rage de ses ennemis devaient rendre passagère - ment folle à son tour. Mais, au milieu des extravagances qui se produisirent sous son drapeau et qui étaient provoquées par les fureurs de ses adversaires, la révolution française garda la puissante vitalité quelle tirait de la concordance de ses principes fondamentaux et de ses réformes capitales avec les exigences irrésistibles de lesprit moderne, avec les nécessités nationales devenues manifestement souveraines. Le parti de lancien régime (noblesse et sacerdoce) eut beau remuer lEurope en sa faveur, sappuyer sur la guerre étrangère et la guerre civile, il fut vaincu par le genie dun soldai, qui devint bientôt le conquérant de lItalie et qui réalisa le programme prophétique de Mira beau, en faisant flotter partout le drapeau tricolore et en rétablissant les libertés gallicanes en France, par un concordat avec le pape, suivi dar.ticles organiques dans lesquels la déclaration d.u clergé de 1682 et lédit de Louis XIV de la même année étaient remis en vigueur. Malheureusement, Pie VIl, qui sétait proclamé bof] démocrate en tant que bon chrétien, sur son siége épiscopal dlmola, était accessible
xx COUP DE1L HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL aux insinuations perfides dune société ambitieuse, condamnée et dissoute par Clément XIV, après avoir été expulsée de la plupart des Etats européens. Les jésuites, partout repoussés, étaient parvenus à sintroduire dans les conseils du Vatican pour y exercer une influence omnipotente dont ils usèrent Lout dabord pour faire prononcer par le Saint-Siége le rétablissement de leur ordre qui eut aussitôt dhabiles et ardents émissaires pour reprendre partout lenseignement de sa morale et de sa politique, naguère universellemeiil condamnées. Dès les premiers jours de leur rentrée en grâce au Vatican, leur souffle malfaisant sétait fait reconnaltre dans les embarras que la cour de Rome suscita obstinément autour de la diplomatie française, sur toutes les questions relatives à linterprétation du concordat et des articles organiques que lultramontanisme repoussait plus violemment que jamais comme trop favorables aux libertés gallicanes. Napoléon sirrita vivement des obstacles que son gouvernement rencontrait dans les rapports de 1Eglise et de 1Itat, de la part du Saint-Siége envahi par lesprit de Loyola. Il demanda un exposé de lun des actes dopposition de la cour
Kl LUI.TRAI1ONTANISIE E, FRANIE xxxi de Rorne concernant ladministrateur du siége de Florence, et quand il leut obtenu, il ordonna quil fût imprimé avec le bref du pape, et sur les observations dun membre du conseil dtat qui lui représentait cette publication comme dangereuse, il sécria: « Je désire au contraire cette publicité. Il faut que toute lEurope connaisse ma longanimité, la provocation du pape et le motif des mesures que je me propose à prendre pour réprimer et prévenir désormais des actes semblables. Cest un crime de la part du chef de lEglise dattaquer un souverain qui respecte les dogmes de la religion. Je dois défendre ma couronne et mon peuple, lunivers entier contre ces entreprises téméraires qui, trop longtemps, ont avili les rois et tourmenté lhumanité. Laudace par laquelle le pape se signale aujourdhui ne vient que de la trop grande bonté avec laquelle il a été traité. Dans le temps que la religion était dans cet état dagonie doù je lai tirée, les papeset leur conseil, dominés par la crainte, cédaient à toutes les mipulsions. Pie VI et ses cardinaux firent chanter un Te Deum pour le rétablissement de la République romaine. Peu après Chiaramonti, alors évêque dLmola, prêchait, publiait des mande-
xxxi, COUP DEIL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL ments, se transportait partout, pour seconder le général de la République et les armées francaises. Pie VII, trop ménagé, enhardi par trop de condescendance, ose lutter contre le chef de lEmpire. Sa déloyauté, ses liaisons perfides avec les Anglais, lui ont fait perdre ses Etats. En le reléguant à Savone, javais bien voulu lui laisser la correspondance avec les diverses églises : il a encôre abusé de cètte liberté. La foi jurée, les traités, le Concordat, qui doit naturellement sétendre aux pays qui passent sous la domination française, rien nest sacré pour lui. II voit, de sangfroid, plusieurs églises de France privées de pasteurs, la capitale même de lempire na pas darchevêque. Quest ce bref, adressé au chapitre de Florence, sinon un ordre de ne pas reconnaître lempereur des Français? Un pape, qui prêche la révolte aux sujets nest plus le chef de léglise de Dieu, mais le pape de Satan. Il est temps de mettre un terme à tant daudace, dusurpation et de désordres.. . Dici à huit jours, un projet sera présenté au Sénat poui rétablir le droit quont toujours eu les empereurs de confirmer la nomination des papes, et pour quavant son installation le pape jure entre les mains de lempereur des Français soumission
ET LULTRAMONTANISME EN FRANGE aux quatre articles de la Déclaration du clergé de 1682. Si ls articles sont orthodoxes, pourquoi les papes les repoussent-ils? Sils ne sont pas conformes à la croyance des papes, les papes et les Français ne sont donc pas de la même religion! » La chute de Napoléon ne pouvait donc quenhardir de plus en plus les ultramontains dans la guerre par eux entreprise contre les libertés gallicanes. Les princes de la maison de Bour bon, dégagés de tout lien à légard du Concordat, en offrirent labolition au pape qui leur redemandait Avignon. La vieille royauté et lantique papauté saccordèrent facilement sur labandon du traité qui avait relevé le catholicisme en France sous le frein du gallicanisme, et un nouveau concordat, sôigneusement préparé par les ultramontains, fut conclu entre M. de Blacas et le cardinal Consalvi, tandis que la Chambre des députés adoptait la proposition suivante (.POS1TI0I conceptions philosophiques, et cest ce qui est aisé de vérifier en parcourant les préfaces des principaux ouvrages publiés récemment sur diverses théories physiques. Mais quentend-on par véritier un jour le principe, lhypothèse admise provisoirement? Si lon avançait seu1emen que lhypothèse et la théorie qui en découle seront ébranlées le jour où de nouveaux faits observés sembleraient en contradiction avec elles, et qualors, après avoir épuisé tous les moyens de justification dont la théorie sera susceptible dans ses diverses applications, il. faudra soccuper de découvrir une théorie plus générale, de concevoir une hypothèse plus large, rien ne serait plus vrai et plus conforme à tous les faits qui témoignent des prGgrès de la science humaine, aussi bien quà la nature même des procédés de lesprit dans lind$vidu. Mais si les faits observés ne peuvent être liés que par un principe, susceptible lui-même dêtre un jour vérifié de la même manière (lue les faits auxquels il préside (et cest bien là que M. Comte voit une différence entre les principes naturels et les principes surnaturels), on confond, sans le vouloir, le domaine de lexpérience avec celui de lobservation, on finit par réduire la certitude
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 73 à la sensation immédiate et extérieure, et lon iie trouve le moyen de lier, même provisoirement, que des faits susceptibles dêtre expériin entés. Ainsi, par exemple, nous croyons, avec tous le savants, que les phénomèmes des marées sont causés par laction combinée du soleil et de la lune, et cest effectivement avec cette donnée qon arrive aux formules consignées dans la mécanique céleste; mais nest-il pas évident que oette hypothèse ne pourra jamais être vérfflée.de la même manière, par exemple, que la hauteur de la marée dans le port de Brest, à un jour indiqué? Nen est-il pas de même du mouvement de la terre, dont la découverte excita une si grande alarme au sein dun clergé sur son déclin, dont lautorité êLait ébranlée depuis plus dun siècle? Lexpérience prouve bien que cette hypothèse sapplique aux tits qui, se passent sous nos eux; mais lhypothèse elle-même peut-elle sexpérim enter? Nen est-il pas de niènie, surtout, des observations transmises par le passé, surIes divers états de la sociét humaine.? Et si le globe presente, sur plusieurs points, les analogues de ces
74 EXPOSITiON divers états qui se sont évanouis, qui sont inverifiables pour nous actuellement, cette analogie que nous acceptons pour nous aider à perfectionner les relations humaines, devrait-elle être repoussée, par cela seul quelle est invérifiable par lobservation ? A mesure que le champ de chaque science sétend au delà de lexpérience immédiate, la conception qui lui sert de lien devient, de moins en moins vérifiable, dans le sens positif du mot; et quand au provisoire qui est son caractère, ce provisoire, à son tour, disparaît devant létendue de la généralité des faits compris dans lhypothèse, étendue et généralité qui deviennént sans ljmjtes, lorsque aucune science nest concue isolée, lorsque toutes les sciences aboutissent à un seul dogme qui assigne un rang à chacune delles, lorsque tous les phénomènes des oorpsbruts et des corps vivants sont conçus comme rattachés à une destination commune; alors lhypothèse suprême devient le premier de tous les axiomes, et lhomme dit: DIEU EXISTE. Mais ce quil faut surtout remarquer avant dl1er plus loin, cest que lhypothèse, dont on ne peut sé passer poul raisonner sur les faits àhseivés, quel que soit dailleurs son caractère,
liE LA BOtTRlNE SAINT-SIMONIENNE est toujours une conception qui précède le raisonnement, et qui ne le suit pas. On iie peut raisonner sur les faits observtis quau moyen dune idée préalablement adoptée, à laquelle ou au moyen de laquelle on veut les comparer; on ne cherche à démontrer que les théorèmes quon sest posés. Ainsi ce nest pas le rang que tient à chaque époque, dans la science, lhypothèse, par rap1 iort à lobservation, qui caractérise les divers titats de la science; mais cest le CARACTàRE DE LHYPOTHÈSE ELLE-MlME. Chaque science a pour tendance de rapporter tous les faits de la spécialité quelle embrasse à un seul principe, cest- à-dire à une seule hypothèse, au moyen de laquelle ces faits sont coordonnés; or, tantôt toutes ces hypothèses spéciales se rattachent à une hypothèse générale dont elles sont des dépendances; elles sont alors des expressions variées de lhypothèse générale qui sert de dogme, ôest-ù-dire I. Nous disons qui précède le raisonnement cf non lobservation, parce quà toutes les époques la perception des faits, ou en dautres termes le milieu dans lequel nons ;ions, est bien une condition indispensable de la production des hypothèses, des, raisonnements, aussi bien qu des actes; mais là nest pas la difficulté (Voir la troisième séance.)
16 EXPOSITION de base à la science générale, au savoir humain; elles la reflètent dans les routes diverses que lesprit de lhomme doit parcourir, pour que l.es Iravaux les plus individuels convergent toujours vers le but social: cest ce qui arrive à tous les états organiques ou reliqieux de lhumanité; lantôt, au contraire, [anarchie qui existe dans la société apparaît dans le champ scientifique; larbre de la science est mort, toutes ses branches se détachent du tronc qui leur donnait la Vie : les sciences spéciales, isolées, nont plus de liens qui les unissent; de même les savants sisolent, ils ne réalisent plus de travaux généraux qui exigent le concours de nombreux efforts; légoïsme enfin les domine, parce quils ne se sentent plus de destination commune; chaque spécialité se fractionne de plus en plus; autant dhommes, autant de sîstèmes, et par conséquent pas de science; et de même encore, sous un autre aspect, autant dhommes, autant de croyances religieuses, et par conséquent pas (le religion. Aux époques organiques, disonsnou s, toutes les sciences se rattachent à la science génerale, au dogme; du moins telle est la tendance du de veloppement scientifique de lhumanité; mais les
DI LA D(CTRINI SAfNT-SIMDNIENNE dogmes qui se sont succédé jusquà ce jour ont. été progressifs, puisque cest par Saint-Simon euI que lhumanité acquiert la conscience de sa destinée. Il eh est résulté que de tous ces dogmes successifs il nen est aucun qui ait eu toute la généralité, luniversalité quil prend aujourdhui. Aucun deux, après avoir régné sur les esprits assez longtemps pour que la société, sous son abri protecteur, se soit mise en mesure de faire un nouveau progrès, na donc pu comprendre et régir des faits imprévus par sa loi, des sciences entières qui sétaient développées hors du temple quil habitait. Bientôt les croyances générales sont troublées, et le dogme, déjà vieilli, ne sait plus les charmer, car elles marchent en avant de lui, sur un terrain quil na pas exploré; au trouble succède la résistance, la haine, la Lutte, et dans cette lutte cest encore au nom dune nouvelle hypothèse, mais dune hypothèse anarchique, que se réunissent dabord les assaillants; cest par un sentiment dindependanco que les défenseurs du vieux dogme sont attaqués. Cependant une séparation sopère entre les savants du dogme attaqué et les savants qui se réunissent sous la bannière de lindépendance, Ici le fougueux Luther lève létendard de
78 EXPOSITION la révolte, et, plus lard, Gaulée donne un démenti formel au langage scientifique que le clergé ôhrétien ne croyait pas pouvoir abandonner sans déserter la foi du Christ. Alors les sciences spéciales tendent à sorganiser séparément; lacadémie comme lÉglise est en proie à lhérésie, au protestantisme; le savant na plus de maître, comme le croyant na plus de pape. En vain les chefs de cette science moderne, ceux qui lenrichissent des plus grandes découvertes, tenteront-ils une transaction avec la croyance de leurs pères; en vain un Leibnit,z passera-til une partie de sa vie à correspondre avec un Bossuet lancien dogme est épuisé; il lui faut une transformation nouvelle; il doit subir directement lépreuve dune nouvelle conqepLion générale, systématisant toutes ces sciences éparses, tous ces travaux isolés, qui séloignent de plus en plus de tout rôlesoeial, en enLrananI. inévitablement leurs auteurs dans labîme de légoïsme. Tel est, en eflèt, le dernier terme que la critique rencontre toujours. Parvenues à ce terme, ce serait en vain quon chercherait dans les sciences dites positives , et dans la 4. Elles sont ainsi nommées alors par opposition avec lanoien dogme, qui o cessé d(re considéré comme ei.
DE LA L)OCTRINE SAINT-SIMONIENNE 9 méthode qui a facilité si puissamment leur désunion, la conception régénératrice qui leur rendra lensemble de la vie, et domera aux savants une conscience nouvelle du haut ministère quils doivent remplir. Et cependant, à la fin de ces époques danarchie que nous venons de dépeindre, quelques esprits, fatigués du désordre, mais ignorant loidre nouveau que lhumanité nappelle pas encore, essayent de ramener lunité dans les travaux de lintelligence; leurs efforts sont impuissants, car ils ne révèlent pas à lhomme ce quil cherche; ils ne savent que lui rappeler ce que jadis il a déjà su. Ainsi des théories matérialistes ou spiritualistes renouvelés dIpicure et de Lucrèce, de Platon et de Proclus, de véritables réimpressions, augmentées de quelques commentaires que des progrès de détail ont rendus nécessaires, sont les pro - duits de ces vaines tentatives; mais elles annoncent au moins que le génie des découvertes ne tardera pas à paraître. Où prend-il naissance, ce génie? Dans linspiration des destinées sociales; cest à elles seules quest réservée la glorieuse mission de révéler aux hommes ce que tous désirent, ce que tous appellent, ce quun seul, parmi eux, sait exprimer LE PREMIER. Profondé
EXPOSITION ment ému des douleurs de lhumanité, brûlant. dy mettre un.terme, il lentraîne hors dun monde quelle ne conçoit plus, quelle ne comprend plus, qui la blesse, où elle se déchire elle-même. A sa parole, ce monde, déjà réduit eu poussière, disparaît; un monde nouveau est créé, car dans ces régions nouvelles règnent Uordre et lharmonie: tous ces phénomènes, qui chaque jour sisolaient, sindividualisaient de plus en plus unis par une chaîne commune, concourent à un même but; tous sont dépendants les uns des autres, tandis que tous, naguère empreints des passions qui agitaient lès savants eux-mêmes, semblaient marcher, comme eux, vers lindépendance. Messieurs, que notre rationalisme se confonde ddmiratjon et damour devant cette divine facuité de lhomme, au moyen de laquelle il lie ce qui était désuni, rappelle lamour et lordre là où régnaient la discorde et la haine; quil adore cette faculté qui crée des relations nouvelles, des rapports dattraction, daffinité, là où lhomme ne voyait que répulsion, antagonisme; cette fa cuité vraiment génératrice, primordiale, qui se manifeste à nous dè toutes parts dans les progrès de lhumanité.
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 81 Ainsi les hommes ont été tous ennemis les uns des autres, mais un jour ils seront tous frères; chaque phénomène a eu sa cause, ou, mieux encore, a renfermé en lui la propre cause do son être: mais tous nauront un jour quune seule cause, quune seule fin; les familles, les cités, les nations ont été isolées, mais il ny aura quune seule famille humaine, quune seule cité, quune seule patrie; de même, chaque phénomène a eu sa science, chaque groupe de phénomènes sa spécialité; mais il y aura une science universelle, lien de toutes les sciences spéciales, de tous les phénomènes, donnant à tous une cause et une fin communes. Eh bien! ces progrès dans lordre politique, çomme dans lordre scientifique, sont dus à la même faculté, au génie, à linspiration, à lamour de lordre, de lunité, cest-à-dire à la sympathie, car cest elle qui nous attache au monde qui nous entoure, cest elle aussi qui nous fait découvrir le lien qui existe entre toutes les parties de ce monde dans lequel nous vivons, et nous révèle ainsi en lui une vie semblable à la nôtre. Telle est la mission des hommes que, par égard pour les préjugés lu siècle (lui flous
EXPOSiTION ecoute, nous avons nommés artistes lés artistes, pour nous, sont les hommes qui ont sans cesse imprimé à lhumanité le mouvement progress f qui la fait parvenir de létat de la plus grossière brutalité jusquau degré de civilisation que nous avons atteint; et, en ce moment même, les hommes qui méritent ce nom sont ceux à qui a été dévoilé le secret des destinées sociales, et ce secret ne leur a été dévoilé que parce que leur amour pour lhumanité leur faisait un besoin impérieux de le découvrir. Mais cest seulement lorsque les artistes ont parlé, lorsquils ont percé le voile qui nous sépare de lavenir, que la science, partant de cette révélation comme dune grande hypothèse, la justifie par lenchatnement auquel, sous lempire de cette hypothèse, 1 Si lon a lu avec attention les diverses parties de la doctrine, déjà exposées dans ce volume, on concevra que deux noms conviennent particulièrement, dans le passé, à la fonction dont nous parIons ici; ces noms sont ceux de poètes et de prêtres, correspondant, lun aux époques critiques, lautre aux époques organiques; et en effet, la mission du poéte, comme celle du prêtre, a toujours été den traîner les masses vers la réaliéation de lavenir quil ehantait ou quil prêchait, dont ils étaient lun et lautre les plus puissants interprètes, parce quils en étaient le plus fortement animés: lavenir confondra ces deux fonctions en une seule; car la plus haute podàie sera en même temps la prédic tion la plus puissante.
liE LÀ DOCTRINE SAiNT-SIMONiENNE 83 elle soumet les faits du passé, et par les prévisions que cette nouvelle conception dordre universel lui permet de formuler pour lavenir. M. Comte nenvisage point ainsi le rôle des artistes. Ce sont les savants qui, selon lui, transmettent aux artistes le plan, froidement combiné, de lavenir social, pour le faire adopter par les masses. Alors, ditil, les artistes peuvent employer tous les moyens que leur imagination leur suggère: leur allure peut être, et doit être, dès ce morent, dégagée dentraves. Il ajoute même que le secours des artistes est indispensable, parce que loeuvre impartiale des savants, qui doivent chercher et trouver la loi du développement de lhumanité, daprès les faits historiques, ne produirait dans leur esprit quune conviction opiniâtre, sans pouvoir toutefois refouler lÉGOÏSME, qui nest pas moins prédominant chez eux que sur tout l reste de la société. Il est difficile, dans ce système, de comprendre comment les artistes pourront. dabord, eux-mêmes, se passionner pour les démonstrations gaciales de la. science, et toutefois, cest bien là la première condition quils doivent remplir, pour ôommuniquer ensuite aux masses le feu ui
84 EXPOSITION les embrasera Dun autre côté, on ne voit pas pourquoi les industriels ne saisiraient pas, au moins aussi promptement que les artistes, les résultats obtenus par lélaboration des savants, puisquils doivent les réaliser dans la pratique; mais dès lors que deviendrait lintervention obligée des beaux-arts? Il est temps de résumer notre opinion sur le travail de M. A. Iomte. Ce savant a parfaitement représenté le développement de la science, dans la transition de chaque époque organique à lépoque critique qui la suit immédiatement. Il aurait pu dire que les sciences, religieuses lorsquelles sont unies par une conception générale de la destinée humaine, ce qui a lieu dans la vigueur des époques organiques, deviennent peu à peu complètement religieuses, lorsque la critique est parvenue à son maximum; mais cette remarque ne sapplique en aucune t. Nous verrons plus tard pourquoi le catholicisme a considéré certaines sciences comme profanes : il ne faudrait pas en conclure que la manière même dont ces sciences étaient envisagées ne fût pas une conséquence du dogme; au contraire, cette conséquence est facile à constater, lorsquon réfléchit que les sciences physiques devaient être exclues dun temple où chaque jour résonnait lanathème contre la chair.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE façon aux transformations que subissent les doctrines organiques elles-mêmes, cest-àdire aux progrès des sympathies ou de la sociabilité humaine. Envisagée sous ce point de vue, la science, comme lhumanité tout entière, a passé successivement par le fétichisme et le polythéisme, pour arriver au monothéisme, qui lui-même signale dans son développement trois grandes époques organiques, le judaïsme, particulièrement matériel, le christianisme, particulièrement spirituel, et celle que nous annonçons, où la matière et lesprit, lindustrie et la science, le temporel et le spirituel, seront soumis lun et lautre à lempire dune loi damour. Cette dernière époque, devant unir tous les éléments du passé,. entre eux et avec lavenir, par une seule et même conception, est vraiment définitive, èt par conséquent à labri de toute critique future, considération qui répond à la dernière partie de lobjection qui nous a été faite. Quant à la subalternité des hypothèses, nous croyons avoir fait asez comprendre combien sont vaines, à cet égard, les prétentions des raisonneurs les plus positifs; mais quelle plus grande preuve, en cc moment, que le livre même de M. Comte? Il conçoit (ou plutôt il accepte,
86 EXPOSITION car. son maîLre le lui a révélé) un nouvel aperçu des sociétés humaines, une nouvelle c1asifica tion des faits historiques, cest-àdire des di fers modes de lactivité de lhomme et de la ooiété; Saint-Simon lui fait voir tous les éléments de la civilisation, divisés en beaux-arts. ciences, industrie; M. Comte proolame, après lui, que lespèce humaine, dans son développement, est assujettie à une loi invariable; il ajoute même que si lon nadmet pas cette idée, il faut renoncer à se rendre compte du développement de la société. Ce nest pas tout, cette loi même, cherche-t-il à la démontrer? Non, il ce contente de lexprimer ainsi: « Lorsquen sui« vaut une institution et une idée sociale, ou « bien un système dinstitutions et une doctrine « entière, depuis leur naissance jusquà iépo « que actuelle, on trouve quà partir dun cer (C tain moment leur empire a toujours été en diminuant, on peut conclure que cette insti« tution, cette idée, est appelée à disparaître; « et réciproquement. » On peut conclure? Mais pourquoi cette conclusion? Pourquoi ce qui a diminué jusquici ne va-t-ii pas prendre une marche ascendante? Pourquoi encore ne serionsnous pas arrivés à
DE LADOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 8 un moment de repos, où cette décroissance sarrêtera? Pourquoi enfin cette foi dans la persévérance des efforts de lhumanité? Ah! ne craignez pas de la confesser cette foi; dites hautement que vous êtes confiant dans votre amour pour vos semblables, dans leur amour pour vous; dites que vous croyez è la volonté progressive de lhumanité; dites que vous croyez que le monde, où votre volonté sexerce, en favorise hiiméme les développements; dites encore que vous croyez quun lien damour unit étroitement, et dune manière indissoluble, lhomme à ce qui nest pas lui, et que ces deux parties dun même tout, savançant ensemble vers une commune destinée, saident mutuellement de leur amour, de leur sagesse et de leurs efforts. Alors flette loi que vous venez dexprimer; cette loi que le savant na pas créée, et quil ne saurait même justifier que par sa foi en elle; cette hrpothèse dordre que conçoit le génie, et qui sert de base à la science; cette loi universelle qui régit lhomme et le monde; cette volonté puissante qui entraîne sans cesse vers un meil4- leur avenir, nommez-la sans crainte : cest la vo. buté de Dieu.
88 EXPOSITION SEIZIEME SÉANCE. LETTRE SUR LES DIFFICULTÉS QUI SOPPOSENT AUJOURDHUI A LADOPTION DUNE NOUVELLE CROYANCE lOELIGIEUSE. Je souffre avec toi, mon ami, des difficultés que tu éprouves, quand tu tefforces de délivrer ton frère des préjugés critiques qui enveloppent sa forte capacité : cest une conversion bien digne dexciter ton zèle, car elle aurait. certainement dheureux résultats pour la doctrine, et aussi pour ce cher frère qui jouirait comme nous des espérances que Saint-Simon nous a fait concevoir, du bonheur quil nous a donné. Dis-moi tout ce qne tu feras pour atteindre ce but; de mon côté, je vais essayer de te donner quelques avis sur la manière dont tu dois diriger tes attaques, parce jai fait tous les pas que ton frère serait obligé de faire, pour quitter la route étroite dans laquelle jai été engagé comme lui. En te parlant de moi, ce sera ton frère que jaurai en vue.
DE LA. DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 89 Tu le sais, je ne fus pas longtemps à mapercevoir de linsuffisance des études polytechniciennes; je sentis assez promptement leur peu détendue; et léconomie politique, la philosophie, les travaux de Cabanis, GalE, Destutt de Tracy, Bentham, me firent reconnaître que les mathématiques, et en général les sciences dites positives, nétaient que des préparations à de plus hautes études. Mon admiration presque exclusive pour les hommes que notre siècle appelle les savants par excellence, ceux qui soccupent de la matière et du mouvement, fut ébranlée; ou du moins, abandonnant les corps bruts, je me mis avec ardeur au courant des idées générales sur les étres organisés. Là encore jétais au milieu des brutistes; je pris comme eux un scalpel, et je me mis à anatomiser, à disséquer le corps social. Les économistes surtout mavaient séduit; ils travaillaient sur la matière, javais toujours du positif sous les yeux. Cependant je sentais une lacune, un vide immense à remplir: les rêveries de M. Say sur les produits immatériels, leffort malheureux quavait tenté Storch pour analyser ces produits et composer une théorie des richesses morales et intellectuelles, mavaient dérouté;
EXPOSITION dailleurs je voyais avec quelque défiance les écarts dune science qui, jusquelà, navait guère eu la prétention dembrasser que les faits qui se résolvent en produits matériels Je fis alors tous mes efforts pour raccorder ces vues bâtardes déconomie morale, avec celles de la physiologie, également morale, et celles de la philosophie toujours morale, professées par les hommes que je tai nommés tout à lheure; mais je maperçus sans peine que les principes ou les do grnes auxquels jarrivais ainsi navaient pas le pouvoir de minspirer une généreuse confiance, et que jétais insensiblement conduit au doute sur presque toutes les questions fonda-. mentales. Le doute ou lindifférence est une maladie de langueur quil est impossible de supporter longtemps; car lhomme est un être éminemment sympathique qui ne saurait, sans mourir, rester complétement froid à légard de ce qui lentoure: il naurait, dans un pareil état, aucun motif de relation, aucun mobile daction, que ceux qui sèraient nécessaires à lentretien de es forces phrsiques il serait réduit à létat de bête brute, ou mieux encore, il serait désorganisé, et complétement semblable au minéral; sa vie
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 91 présenterait irn phéhomène aiinloue à celui de la cristallisation. Le doute me. pesait donc; je men débarrassai, en renonçant (â mon insu) aux habitudes scientifiques qui my avaient conduit. 1evé par nos brzztistes dans une indifférence complète pour la recherche des causes; je niai lexistence de ces causes. Me maîtres mavaient dit, et moi- même je répétais sans cesse, que la science de .rait sarrêter là où les phénomènes ne sont plus observés; eh bien joubliai ce grand principe, et je cherchai. à démontrer la non-existence des choses quil métait impossiNe dexpérimenter. Je nie rappe]le avec quelle complaisance jo sais crôire que je prouvais labsurdité de toutes les croyances qui établissent un lien entre lexistence finie de lhomme et lexistence infinie de lunivers; avec quelle rigueur mathématique je croyais pouvoir nier limmortalité par- exemple, omrne si mon compas géométrique ou mon scalpel avaient prise sur léternité, enfin comme si un cadavre m avait répondu: Tout est fini. Heureusement je marrêtaI : pour mon bonheur Saint-Simon me retint sur les bords du guffre où je me plongeais; il vint marracher à
EXPOSITION la dissolution morale complète dont jétais menacé. Peut-être ne comprendras-tu pas dabord, mon ami, pourquoi je dis quun gouffre souvrait sous mes pas, et quen abandonnant le doute de limpossibilité, pour nier une des deux hypothèses qui le résolvent, tandis quejadoptais lautre, je mavan&ais vers une dissolution complète: rien nest plus vrai cependant, et ma démoralisation aurait été dautant plus grande, que jaurais eu une plus grande capacité. Les hommes vulgaires sont les seuls qui puissent obéir à de bons sentiments que leur raison repousse; ils ont, si je peux mexprimer ainsi, le coeur organique et lesprit critique; ils éprouvent des sentiments qui les unissent, qui les lient à tout ce qui les entoure, et ils obéissent en mêmé temps à un rationalisme qui les en détache, qui les isole, qui les ramène toujours à leur individualité. Nous les voyons parents dévoués, amis assez sûrs, citoyens presque chauds, patriotes tièdes; ce sont des philanthropes qui ont besoin de bals et de spectacles pour faire laumône. Oui, mon ami, lathéisme conduit à limmoralité, parce que cette sublime synthèse, Dieu existe, est de la même nature que celles qui ser
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 93 vent de base à toutes les idées morales; doù il résulte quen la niant, avec un peu do rigueur logique et de persévérance, on doit aller fort loin dans les voies de légoïsme. Si tu naperçois pas, du premier coup doeil, luinon intime qui existe entre le grand axiome de la science de lunivers et ceux de la science de lhomme, si tu crois que la morale repose sur des bases plus solides, plus matérielles que le sentiment religieux, examine les ouvrages des hommes qui ont analysé la morale, calculé le dévouement, et dis-moi si ces rigoureux logiciens, si ces sévères matérialistes, qui se moquent des rêveries du sentiment, ne se sont pas aussi payés de pures hypothèses : demandez- leur à quoi sert la morale. A resserrer le lien social, répondront-ils mais pourquoi une société unie? pourquoi même létat sauvage, célébré par Rousseau? pourquoi enfin lespèce humaine? Que me fait à moi la force du lien qui unit les hommes? que me fait leur existence, la mienne? que mimporte de donner le jour à des enfants qui, bientôt sans doute, le verront se lever avec la même indifférence que j éprouve en le regardant finir? Ainsi parlerait un être qui se serait fermé le
94 EXPOSITION vaste champ de lhypothèse; mais cet être impassible, froid comme marbre, existe-t-il? Limagination, le sentiment lui manquent; rien ne lémeut; il naime, il ne désire, il nespère rien; est-ce donc là un homme? Maintenant, écoute les faiseurs dhypothèses: lun, cest Byron, Goethe, ou tout autre démon critique; ce nest pas dans le chaos, cest dans lenfèr quil se plonge; ce nest pas la monotone uniformité des choses humaines qui le frappe; sou âme nest pas assoupie dans lindifférence; les ennuis du doute ne lont; pas engourdie; son choix et fait entre les deux liopothèses.; cest le désordre quil chante; cest pour peindre le vice, le crime, que son imagination trouve des couleurs. Lautre, au contraire, croit à un heureux avenir; il espère et il brûle de communiquer ses chères espérances: cest lordre, cest lharmonie qui fait battre son coeur; il la désire, et ce désir domine tellement ses espérances, quil donnerait jusquà sa vie, si cefte harmonie vers laquelle tendent ses voeux le lui ordonnait. Oui, mon ami, ces mots, ordre, religion, association, dévouement, sont une suite dhy pothèses oorrepondaates à colles-ci : désor
DE LA DOCTRINE SAINT.-SII1ON1ENNE dre, athéisme, individualisme, égoisme. Tu trouveras peutêtre que je traite. bien mal la série organique, en lui donnant le même fondement quà la série critique, en les rattachant lune et lautre à deux conjectures; rassure-toi. Si je dis que deux hypothèses existent, jaffirme au même instant que lhumanité repousse lune avec horreur, et embrasse lautre avec amour; jaffirme quelle sattache, irrésistiblement à celle de ces deux hypothèses qui lui promet un heureux avenir; jose dire enfin quelle réserve aux élèves de Saint-Simon, sils lui rendent lespérance, une couronne plus belle encore que celle dont elle a paré la tête des premiers chrétiens. Mais que viens-je de dire? Une couronne., la gloire, limmortalité, voilà notre religion, sécriera ton frère, avec tous les athées de notre époque; et ils se précipiteront avec ardeur pour témoigner de leur croyance: tous les sentiments généreux, comme la dit Chateaubriand, se réfugieront sous les drapeaux; le soldat républicain mourra aussi pour sa foi; il saura aussi ce que valent les souffrances du martyre. Telle est lheureuse contradiction que je te signalais tout à lheure onrenie Dieu, le grand 27 Vol. 41
96 EXPOSITION Dieu, le seul Dieu, celui qui VIT en toutes choses; mais on se voue au culte des divinités secondaires; on se dit athée, on est paieri; la liberté, la raison, la patrie, ont dos autels, ou du moins règnent au fond des coeurs; tandis que la grande patrie, la seule où réside une liberté véritable, parce que linteiiience et la force y sont soumises à lAMOuR, ne reçoit aucun culte. Mais revenons à moi, mon ami; je veux dire aussi revenons à toi, à ton frère, à nous tous, enfants du dix-hutième siècle, car les mêmes épreuves nous sont réservées. Javais donc quitté le froid scepticisme poul faire des hypothèses; involontairement les causes moccupaient; je voyais qielles avaient éternellement intéressé les hommes : quils avaient toujours dit avec Virgile : Feux qui potuit rerum cognoscere causas; enfin que lexistence de Dieu et limmortalité de lâme, sans cesse adoptées ou rejetées, ne pouvaient être considérées comme des questions oiseuses, indifférentes au bonheur de lhumanité. Sans doute les esprits faibles, les hommes médiocres, ceux surtout que détroites spécialités absorbaient, ont pu passcr, sans sy arrêter, devaut
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 97 ces immenses problèmes, mais les grands hommes, au contraire, sous les noms philosophjques de spirtualistes ou materialistes, ou bien sous les noms religieux de croyants ou dathées, nen ont-ils pas fait, pour ainsi dire, loccupation t le but de toute leur vie? Ont-ils pu échapper à la nécessité de se prononcer pour laffimative ou la négative? Eh bien! je fis môn choix; Leibnitz, Pascal, Newton, ne marrêtèrent pas; je ne me bornai pas à dire avec Montaigne : Que suis-je?je répétai le fameux post mortem nihil, et je me débattis [tant que je pus pour en donner des preuves. Relis les lettres que je técrivais à cette époque; comprends-tu, mon ami, comment moi, qui crois dire ce que je pense, ce que je sens, jai pu faire des plaidoyers aussi vides de conviction et de foi? La raison en est simple, cétait dans la science que je cherchais mes preuves; et,. je te lai déjà dit, ce quon appelle la science, aujourdhui, na pas prise sur ces questions; elle ne peut considérer leurs solutions que comme des axiomes, car elles sont au-dessus delle. Au reste, ces efforts dathéisme me rendirent service, car je ne tardai pas à reconnaître lim
98 EXPOSITION puissance des vérifications de la science pour ou contre les idées Dieu et immortalité. SaintSimon acheva ma conviction; et lorsque, pénétré de sa doctrine, je me sentis assez fort pour prouver à tous les savants du monde quils ne sauraient rien dire de satisfaisant contre les croyances religieuses, et quils se mettent eux- mêmes en révolte contre leur propre méthode, dont ils font tant de bruit, lorsquils osent faire la guerre à Dieu, le grand pas était fait, javais reconquis ma qualité dhomme, javais donné à la science sa véritable place, je pouvais croire aux inspirations de mes sympathies. Admirable progrès! dira ton frère; se féliciter dentrer dans le domaine des illusions, de croire à ce qui ne saurait être matériellement vérifié, de se bercer de rêveries, de sefforcer dans le vague; les savants airorxt-ils donc aussi leur romantisme! Eh! quest-ce donc que la science classique? Malgré ses progrès quon nous vante, a-t-elle su, depuis dix-huit siècles, faire un traité de morale qui approchât, même très-faiblement, de lÉvangile? Pour nous reprocher de nous abandonner aux illusions !e. nos sympa thies il faudrait qu les savants nous prouvassent que
DE LA DOCTRINE SMNT-S1MONIENNE 99 lhomme, sil est calculateur, raisonneur, nest pas aussi une créature sympathique, susceptible du dévouement le plus passionné, le plus irréfléchi même nous, au contraire, nous disons quil se passionne et réfléchit, quil prévoit, invente, d& couvre, imagine et vérifie; quil conçoit des dé.. airs et calcule les moyens de les satisfaire. Mais allons plus loin pourquoi parler avec dédain, avec mépris, de ces illusions? « Parce quelles ont fait le malheur du monde, disent les critiques; parce quelles ont imposé dab surdes, dhorribles croyances; parce quelles ont donné la puissance à quelques fourbes privilégiés, qui sen servaient pour exploiter les masses; parce quelles ont excité des guerres cruelles entre les peuples. » Eh bien,. soit!. repoussons donc tontes les croyances du passé; elles ont, dites-vous, maintenu lantagonisme; elles ont permis lexploitation de lhomme par lhomme; elles ont sanctifié lesclavage et la guerre; cen est assez pour quelles nous fassent horreur; car nous croyons à lassociation définitive du genre humain, nous espérons cet heureux avenir, nous sentons quil nous est destiné, et nous ferons tout pour latteindre. Poursuivez dono les smpathies égoïstes qui établissent la lutte
100 EXPOSITION et le désordre, nous nous joindrons à vous pour les combattre; mais respectez, adorez celles qui font croire aux hommes quils ne trouveront le bonheur que là où régneront la paix et une délicieuse harmonie. Tu le vois, je passe condamnation à légard des croyances du passé pour faire plus beau jeu à nos adversaires; mais est-il possible que ceux qui sélèvent contre les illusions soient eux-mêmes aveugles à ce point? Et qui donc a combattu constamment lantagonisme? Qui a détruit les habitudes sanguinaires de lenfance de lhumanité? Qui a soutenu le faible, aidé le pacifique à briser le joug de fer qui pesait sur lui? Quoî! nous nous plaisons à célébrer la gloire dAristote et la puissance du syllogisme, les travaux dArchimède, les découvertes de Gaulée et de Kepler, les calculs de Newton et de Laplace, et nous ne saurions trouver dans nos coeurs que linjure et la haine pour ces rêveurs sublimes, pour ces hommes divins qui nont eu quà proclamer leur foi dans un meilleur avenir, leur croyance à de plus pures destinées, pour les entendre répéter avec enthousiasme par lhumanité entière, pour larracher à la barbarie, pour la rapprocher sans cesse de lavenir
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 101 Essayez donc, superbes contempteurs de rêveries religieuses, de rédiger, si vous pouvez, votre acte de foi, ou plutôt dincrédulité, votre théorie morale, cathéchisme des égoïstes; voyez si cent personnes seulement consentent à les apprendre par coeur, à les réciter et commenter chaque jour avec joie; faites encore un effort, entonnez un Te liberlatem laudamus, mais tremblez si votre hymne a trouvé des échos! Cest à toi seul, mon ami, que. je peux dire de pareilles choses; Dieu me garde de parler aujourdhui du Credo, du Pater et du Te Deum à ton frère! à ton frère qui connaît Homère et na pas lu la Bible; à ton frère qui sait par coeur Virgile et plusieurs passages de Cicéron, mais qui na pas ouvert saint Paul ou saint Augustiu; à ton frère enfin qui a lu Helvétius, Dupuis, Vo!ney et même Dulaure, mais qui ne connaît lÉvangile et le Cathéchisme que par Voltaire, et se glorifiait lautre jour devant toi de navoir jamais jeté les yeux sur de pareils livres. Sourions à notre tour de pitié, ou plutôt gémissons ensemble en voyant les tristes fruits de notre éducation classique, et lorgueilleuse suffisance de ces hommes, si savants sur le passé de lhumanité, qui connaissent à fond un
EXPOSITION ou deux siècles de la Grèce et de Rome, et leur dix-huitième siècle, et qui nont, sur les raons de leur bibliothèque (comme dit De Maistre en parlant de Voltaire) aucun des GRANDS Livas des destinées humaines. Nest-ce pas le cas de dire comme saint Augustin, lorsquil répondait à Dioscore qui le consultait sur quelques passages obscurs, de Cicéron « Thémistocle ne craignait pas de passer pour malhabile lorsque, dans un fesl,in, il sexcusa de jouer de quelque instrument, déclarant quil nen savait pas jouer; et, comme on lui demandait ce quil savait donc, il répondit : Je sais dune petite république en fûire une grande.» Eh bien oi sont les républiques plus fortement constituées quo celle de Moïse; plus étendues que celle qui a ét6 conçue par le Christ et réalisée par les travanx de son Église? Quon nous montre, dans les in - nombrables constitutions recueilles par A ristote, dans lutopie politique de Platon, dans celle de Cicéron, des dogmes qui aient su commander lenthousiasme et le dévouement, non pendant quelques jours, pendant quelques années, et à quelques hommes studieux, ermites retirés du monde, mais pendant une longue suite de siècles, mais partout, comme le su
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 103 rent les prières do l1glise là où elles se firent entendre. Pauvres médecins de lhumanité, vous ne lavez jamais vue saine, et vous voulez la guérir! Vous létudiez privée de chaleur, laissant échapper quelques cris de désespoir, derniers accer ts du génie; mais vous êtes sourds, vous êtes aveugles, lorsque pleine de force et davenir, elle vous montre elle-même les sources de la vie, lespérance et lamour. Ton frère, me dis-tu, vient de faire un prodigieux effort; il a consenti à ouvrir De Maistre; il ta promis de lire Lamennais, et, dans lintervalle de la loi départementale et du budget, qui labsorbent, il a consacré quelques instants à feuilleter Bal1ancho Cest beaucoup, et je ten félicite; mais je me trompe fort, ou cette première lecture laissera de bien faibles traces dans son esprit: ses préjugés conserveront presque toute leur force, si tu naides pas de quelques commentaires un travail quil fait avec répugnance, et qui, tu le sais, ne peut être que préparatoire, puisque la vue davenir manque presque entièrement chez tous les écrivains que je vÎens de nommer. Que lesprit de Saint-Simon, nôtre mattre, soit donc toujours, par tes soins,
1o EXPOSiTION entre ces auteurs et lui. Déjà, pius dune fois, tu as été témoin de cette grossière méprise dont nous sommes lobjet; tu as bien vu des gens qui, nous entendant parler, comme nous le fai-. sons, des idées religieuses et du christianisme, nous ont pris pour des chétiens du treizième siècle. Parce que nous savons apprécier les prodigieux fondateurs de lÉglise romaine et ses derniers défenseurs, peu sen faut quon ne nous foudroie des noms de papistes, ultramontains, jésuites. Cette méprise, il est vrai, parait inévitable, si nous en jugeons par lexpérience du passé, puisque les disciples du Christ et ceux des apôtres ont été longtemps encore nommés juifs avant dêtre désignés par le nom de chrétiens: nous devons aller toutefois audevant de cette erreur, parce quelle tient à une mauvaise manière denvisager et le christianisme et lavenir saintsimonien. Efforce-toi dempêcher ton frère d tomber en fixant son attention sur quelques-uns des points capitaux qui différencient les deux doctrines; fais-lui sentir... Mais je méloigne du but que je métais proposé en commençant à técrire, ou plutôt jintervertis lordre que jaurais dii suivre pour te raconter les combats que jai eus à soutenir contre le vieil
DE LA DO(TR1NE SAINT-SIMONIENNE 105 homme pour me régénérer; je reviendrai au lectures de ton frère, et surtout à la méprise que je te signalais tout à lheure, à la confusion entre la doctrine de lavenir et celle du moyen âge, parce que moi-même jai failli en être quelque temps victime. Reprenons au moment où jai reconnu la nullitd des vérifications scientifiques pour ou contre lidée de Dieu. Alors je commençai à faire un retour sur moi- même; je me demandai Si une faculté nouvelle venait de mêtre donnée, ou bien si simplement elle sommeillait et avait été tirée de sa léthargie par Saint-Simon. Je voulus savoir si, au moment où je faisais une guerre acharnée aux idées religieuses, à mon insu je nétais pas religieux; si je nétais pas déjà aussi ABSURDE que me le paraissaient les hommes qui croyaient bo nement à limmortalité, à un principe dordre, de vie, damour, indestructible, éternel. Bientôt se présentèrent à mon esprit tous ces grands mots qui avaient eu si souvent le pouvoir de faire battre mon coeur : liberté, devoir, patrie, conscience, gloire, humanité. Humanité! doù vient quen prononçant Ïe nom de ce grand être collectif, en songeant à son
EXPOSITION heureux avenir, en voyant ses souffrances passdes, en pesant les chaînes dans lesquelles il se débat encore, ma main tremblait, m on coeur brûlait dagir? Quoi! je me passionnais pour un être qui vit dans le temps et dans léternité, dont lorigine et la fin métaient inconnues, qui ré- skie partout et nulle part, pour un gre qui a un inépuisable tréor do récompense pour les bons, cest-à-dire pour ceux qui laiment, et qui punit les méchants, les égoïstes, par la malédiction de tôus les. siècles! Comment lhomme qui croyait au néant, nu retotr éternel à la terre, au sommeil sans réveil, sentait4l cependant palpiter son coeur en songeant à la manière dont la postéiité pourrait un jour prononcer son nom? Que lui faisait donc la gloire? Pourquoi aurait-il voulu mourir comme Socrate? Pourquoi lé sort du Christ crucifié pour le salut de lhumanité barbare, pour lémancipation de lesclavage, faisaitil couler ses pleurs? Devait-il rougir de sa faiblesse et cacher ses larmes?Devait-il craindre le sourire du sceptique et de lathée? Non, mon ami, lathée ne sourit pas en voyant cette chaleur, cet amour pour la divinité que jadorais; mais lhomme vraiment religieux sourit, il regarde presque en pitié la petitesse de nos sen
DE LA D0CTRI1E MtNT.SIMONIENNE O1 tirnents, Iautèl mesquin de la philanthropie. « Ouvrez les yeux, nous dira-t-on, voyez les limites bornées qui renferment votre Dieu. Qui! vous avez un monde immense, jnfirtj, devant vous, et votre vue reste fixée sur la terre! Que dis-je, sur la terre? Sur lune des espèces orga nisées qui la couvrent. Oui, certes, la roble créature au culte de laquelle vous vous êtes voués est digne de compter siw votre amour; vous laimez, sans doute, parce que vous éprouvez une sainte admiration, en voyant la générosité des sentiments qui laniment, la régula. rué de marche progressive, la grandeur de ses actes : vous trouverôz en elle AMOUR, scmwcs et FORCE. Eh bien! examinez comment elle exerce ce triple attribut de sa puissance. La SCIENCE, elle lemploie k découvrir, de siècle en siècle, quelques-unes des lois du monde; et, chaque pas, dans cette route sans limites, lui fait de plus en plus sentir létendue immense du champ qui reste ouvert devant elle. Sa FoRcC, elle sen sert pour modifier, combiner, transporter la matière; et ici encore, plus elle savance, cest-à-dire plus elle semble se rapprocher de limpénétrable secret de la création, plus elle sent son impuissance à le découvrir. Son
10$ EXPOSITION AMOUR, la science et lindustrie viennent de vous montrer lobjet sur lequel il doit inévitablement sexercer. Oui, cest la SAGESSE ÉTERNELLE qui possède le secret du monde et nous appelle sans cesse à le coNNAÎTRE; cest la REAUTé PARFAITE qui se révèle à nous, en donnant à lhomme la force dEMBELLm le monde, et au monde la propriété dEMEELuR lhomme; cest lÉTRE dont la RONTÉ INFINIE nous rapproche delle chaque jour, en nous faisant aimer de plus en plus TOUT CE QUI EST cest enfin la souveraine science, la souveraine force créatrice, le souverain AMOUR que votre Dieu lui-même, que lhumanité adore. Prosternez-vous donc avec lhumanité aux pieds de son Dieu, il est aussi le vôtre, chantez avec elle les louanges du maître aux lois duquel elle obéit avec amour. » Que mon langage est faible, mon ami, quand je veux faire parler lhomme religieux! Ma parole, je le sens, nest plus imprégnée des vapeurs empoisonnées de la critique; mais la crainte de frapper des orilles contractées par les accents du glacial syllogisme vient sans cesse la refroidir. Longtemps encore, peut-être, seronsnous obligés de traduire ce que je viens de te dire en un idiome plus vulgaire, en langue dite scient iii-
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 109 que; longtemps encore, quand nous voudrons prononcer ce nom qui a fait tressaillir de joie, de crainte, despérance, lhumanité tout entière, pendant plusieurs milliers dannées, ce nom que Newton nentendait quavec un saint respect, nous serons contraints, pour éviter le rire de notre siècle moqueur, de démontrer MATHI MATIQUEMENT, pour ainsi dire, et par un froid calcul de probabilité, que nos croyances sont celles que professera lavenir. Garde-toi donc de répéter à ton frère ce que je viens de te dire sur la philanthropie, ou du moins sers-toi dune autre forme qui conviendra mieux à ses habitudes intellectuelles, et qui nest dailleurs quune autre expression de la même idée. Faislui comparer le fétichisme, le polythéisme, la religion juive et le christianisme; montre-lui enfin que le Dieu des philanthropes, lhumanité, a toujours reconnu et adoré un Dieu de plus en plus supérieur à lui. Quil réfléchisse un seul instant de bonne foi, en conscience, au genre démotions que lui fait éprouver son amour sincère pour lhumanité; soisen sûr, il lui sera impossible de ne pas reconnaître quelles sont aussi hypothétiques, mais beaucoup moins larges que les émotions
HO ¬ XPOSIT1ON dites religieuses. Alors le philanthrope lui apparaîtra tel qu il est, dévôt de second ordre, à qui la poésie est refusée, qui est privé du sentiment des beaux-arts, et surtout de la parole s mpathique qui électrise l humanité. Non, mon ami, ton frère nr résistera pas accable-le dexemples que lui-même ne pourra récuser, car il aime la poésie, la musique, la peinture,, larchitecture; le théétre lémeut; et la tribune populaire, animée par flémosthène, Cicéron, Fox, Mirabeau et Foy, est le plus beau spectacle que son imagination puisse concevoir. Acéable-le dexemples, te dis-je, ils ne te manqueront pas; demande-lui ce quont fait Virgile, Ovide, Lucrèce, pour le bonheur du monde quels sont les sujets qui ont inspiré Handel, Mozart, Haydn, Chérubini, Rossini lui-même, quand ils ont fait leurs plus beaux ouvrages; quels sont ceux pour lesquels Raphaèl, Michel Ange, ont trouvé leurs plus belles couleurs; quil Lindique un seul monument profane qui ne soit écrasé par nos pieuses basiliques; et sil ose se réfugier sur le théâtre, sil te nomme Talma, avec lenthousiasme de CicérGn pour Roscius, ménage-le, ne lécrase pas en lui opposant ces sublimes acteurs ces grands maîtres
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE ni de la parole, ces divins orateurs qui révélaient aux peuples barbares les espérances chrétiennes; ne profane pas les noms des sainl Paul, saint Augustin, saint Chrysostome; prends le plus obscur des curés de village, pénétré de la morale évangélique, et parlant à des croyants comme lui; alors, comptez ensemble, ton frère e toi, les actes moraux produits par linfluence de la chaire, ou par celle du tréteau décoré. Ah! mon ami, combien cette dernière idée me peine, ou plutôt, combien elle excite en moi de regrets, et surtout de désirs! Moi aussi, comme ton frère, ému, tremblant, troublé, je pleure aux accents de Desdérnone, de Tancrède ou dArsace; mais des larmes coulent encore de mes yeux lorsque les siennes sont déjà taries. Que font ici toutes ces femmes qui mentourent? Parées comme en un jour de fête, viennent-elles, dans cette salle brilLante, assister au triomphe de lune delles? Est-ce la plus aimante que lon va couronner? Oui, cest la plus aimante, cest la plus passionnée, cest, de toutes les femmes, celle qui a la plus grande puissance sur les curs.. Voilà donc la Syhille de nos jours; voilà lêtre qui possède le secret des nobles inspirations! Est-ce là, nous dirait un chrétien, la Vierge pure
112 EXPOSITION que vous adorez? Grand Dieu! dans quel temple lavez-vous placée!!! Quittons ce sujet, il fait mal. Dailleurs, ce nest pas sur ce triste terrain que tu auras le plus rude combat à soutenir; je tai parlé de la tribune plébéienne, et des orateurs dont la puissante voix, répétée par des échos fidèles, anime un nombreux auditoire, ou se répand au ioin pour agiter les peuples: cest là que ton frère, confiant dans la victoire, se défendra avec le plus de chaleur; cest de là quil croira avoir foudroyé tous nos bataillons, en lançant sur Bossuet, Bourdaloue, ou Massillon, noble, mais impuissante arrière-garde du catholicisme en déroute, le colosse du xvii siècle, Mirabeau. Ne tarrête pas à le faire rougir de larme empoisonnée dont il se sert contre nous: non, ne tattaque pas dabord aux personnes; plus tard ton frère sentira quil existe un lien entre la moraLité des actes et celle des doctrines va donc droit à celles-ci, et place-toi sans crainte sur le terrain de ton adversaire. Eh bien! quelles sont les oeuvres de Mirabeau? Quelles sont celles de son siècle, quil représentait en tous points si dignement? Ils ont brisé le joug du passé; ils ont détruit lempire de la
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 113 théologie chrétienne et la féodalité. Pour accomplir une pareille tâche, quelles passions ont-ils excitées dans les coeurs? La défiance, la HAINE, la VENGEANCE; que dis-je? la soif du sang même; voilà les échos que lorateur devait fatiguer de ses cris, et qui répéteraient bientôt liberté, é,qalité, fraternité, ou LA MORT. Voyons actuellement les chrétiens. Eux aussi avaient un passé à détruire; eux aussi ont,fait la critique amère dune théologie antique et des puissances de la terre. Loeuvre quil venaient accomplir exigeait-elle moins de force, moins de génie? Était-il plus facile aux héritiers du siècle dAuguste quà ceux du siècle de Louis XIV de démolir le vieil édifice? Ah! les apôtres avaient encore bien dautres ennemis à combattre. Toutes ces innombrables sectes philosophiques, qui se disputaient lempire du monde, et dont une seule touchait aux portes de lavenir, devaient disparaître à leur voix; toutes devaient perdre leurs noms, pour se rallier à celui du CHRIST, en conservant toutefois, dans les hérésies, la marque de leur origine, jusquà ce que lunique chaire de saint Pierre sélevât sur les ruines du Lycée, du Portique et de lAcadémie.
XPOSIT1ON Écoutons donc ces citorens rebelles, ces ardents révolutionnakes; eux aussi veulent la paix des chaumières! mais, pour lobtenir, ils élèvent le palais du seigneur, eux aussi prêchent la lutte et la guerre; mais quel est lennemi quils apprennent à lhomme à redouter et à combattre? Cest lhomme lui-même, cest légoïsme; et, pour nous e faire triompher, les armes quils mettent en nos mains ne sont pas la défiance et la flAIN, ils ne nous excitent pas à la VENGEANCE; cest dans la foi, lEsPinANca et lAMOUR quils nous enseignent à trouver des forces. Arrêtons-nous ici, mon. ami, nous venons de découvrir le secret de la puissance chrétienne, et la cause du règne éphémère de la critique. Nous savons pourquoi la destinée des orateurs athées est de passer du Capitole à la Roche Tarpéienne, de la montagne à léchafaud, de lapothéose à loub]i; nous connaissons la véritable cause de lingratitude, si bien avouée et si peu comprise, des républiques; nous savons pourquoi elles immolent tant de victimes, autour desquelles résonne encore lécho de la faveur populaire; mais flous sentons aussi pourquoi le jour de gloire du chrétien, le jour où il assurait à son
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE H nom limmortalité, où il conquérait lamour de la postérité, était celui où il cueillait la palme du martyre. Quoi! dira-t-on, cest eu prêchant la foi, lOh béissance aveugle, quon renverse un pouvoir détesté, une autorité despotique t cest en pros. fessant des dootrine si favorables au puissant quon prétend affranchir le faible I Arrive-t-on la liberté, par lesclavage? Mrstère incompréhensible pour nos philosophes, qui étudient si soigneusement lhomme dans leur conscience, et qui nécoutent pas la voix de la conscience humaine! paradoxe monstrueux pour nos publicistes, apôtres do liadê pendence, qui oublient que lhomme, que lêtre social, dépend nécessairement de la soCiété dont il fait partie I miracle pour tOus, puisque tous savent, nen pas douter,que la parole soumise, humble et pacifique du GrnusT a réellement brisé les chaînes de lesclave I Pour nous, au contraire, plus de miracle, plus de mTstère dans cette sublime manifestation de la bonté divine; nous remontons à la source pure où la philosophie et la politique chrétiennes ont puisé leur supériorité sur celles de la Grèce et de flome, à cette source où Saint-Simon a su
116 EXPOSITIOt trouver de nouvelles eaux, cachées aux chrétiens mêmes, et qui nous donnent le pouvoir et le droit de condamner toutes les doctrines de nos jours, comme celles du passé. Oui, mon ami, cest en prêchant lobéissance à la volonté dun DIEU damour, quon détruit en môme temps et lanarchie et le despotisme, cest à-dire légoïsme de lignorance comme celui de la science, les désirs impuissants, et cependant destructifs de la faiblesse, comme les prétentions orguilleuses de la force. Toute doctrine philosophique qui ne se propose datteindre que lun de ces deux buts, est fausse, incomplète, inappli cable dans létat organique de lhumanité; cest de lépicuréisme ou du stoïcisme, de légoïsme matérialiste ou spiritualiste; mais, je te lai déjà dit, cest toujoirs de légoïsme : celui-ci nenvahit jamais les masses; il reste à lusage de quelques individus concentrés en eux- mêmes, dont il charme les contemplations soutaires; lautre sécoule à pleins bords sur lhumanité malade, à ces époques de crise, où, lasse dune existence caduque, sans foi dans une vie meilleure, elle semble demander à la mort même un remède à ses maux. Tu te rappelles la joie que nous éprouvâmes
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 111 le jour où nous découvrîmes le vide de ces deux philosophies, et leur impuissance à gouverner le monde alors Saint-Simon ne nous avait pas encore éclairés; et, serviles imitateurs des Grecs et des Romains, lorsque, dégoûtés dÉpicure et de Zénon, ils volaient vers Alexandrie, faire de léclectisme avec les néoplatoniciens, nous quittâmes Helvétius et Rousseau pour Stewart, Reid et Laromiguière. Certes, nous faisions là un grand pas, puisque nous cherchions à nous détacher de légoïsme, et cependant nous marchions encore dans ses voies: en effet, à force de travail, prenant par-ci, par-là, quelques débris de toutes les doctrines, sans principe pour les choisir, sans lien pour les combiner, nous étions à peu près parvenus, lun et lautre, à des compUations informes, que nous appelions des doctrines; et ce nétait pas celles de Descartes ou de Malebran che, de Locke, de Condillac ou de Kant; ces grands philosophes nétaient plus nos maîtres; tu étais lélève de ta conscience, moi de la mienne, et nous pouvions dire ce mot si doux pour légoïsme, ma doctrine. Eh bien! nous avons encore fait alors comme lécole dAlexandrie; après avoir longtemps
(18 1XPOS1TIGN battu lun par lautre les épicuriens et les stoïciens de nos jours; méprisant, comme les pla tonieiens, suivant lexpression de saint Augustin, le bruit des faux philosophes qui allaient aboyer après nous, nous passâmes avec amour sous les étendards de lhomme par qui sétait manifestée à nous la volonté divineq Notre personnalité philosophique seffaça devant le génie; nous ne craignîmes plus de reconnaître un chef, un guide, un maître, et quel maître! Lhomme que son sjècle méconnaissait, délaissait, méprisait; celui dont la vie, toute de devoucinent, avait dû être un mystère pour légoïsme; celui qui, sur le bord de la tombe, au moment où tous les heureux du siècle se livreut au désespoir et appellent des consolations, au moment où les hommes, fatigués dune vie inutile, témoignent tout au plus une stoïque indifférence; celui, dis- je, qui, de son lit de suffrance et de mort, excicitait notre ardeur en nous révélant les espérances de lhumanité, et nous imposait, par son exemple, le devoir de tout sacrifier pour réaliser ces espérances; celui, enfin, qui pouvait dire, comme Siméon : « Rfen nempêche plus, grand Dieu., que je men aille en paix, piliaque mes yeux ont vu linstrument par le-
DE LA DOTlNE SAINT-SIMONIENNE 119 quel vous avez résolu de sauver le monde. » Le disciple bien-aimé de Jésus la dit, mon ami, on ne craint plus quand on aime; lobéissanco est douce, la foi facile, lorsque le maître qui commando nous ordonne de croire aux nobles destinées de lespèce humaine, lorsquil nous force de diriger toutes nos pensées, tous nos actes, vers un but qui sourit autant à nos coeurs. Apôtres de la liberté, nous répéterez-vous longtemps encore que la révolte est le plus saint des devoirs? Ne craignez-vous pas que larme terrible dont vous vous êtes servis en aveugles, parce quo vous ne vouliez que détruire, ne se tourne un jour contre vous? Ne tremblez-vous pas, en songeant que, bientôt peut-être, lhumanité, instruite par vous, se révoltera contre le joug pesant que, depuis deux sièoles, vos doctrines lui ont imposé? Vous qui nous citez sans cesse lacharnement des premiers chrétiens contre les ennemis de lÉglise, vous qui nous parlez de leurs cruelles vengeances, en oubliant que cétait dans les écoles où se professaient vos principes quils avaient appris à se venger; vous qui savez, enfin, que ce nétait pas comme chrétiens, mais comme barbares quils agis- 28 Vol. 41
120 EXPOSITION saient, puisque le Christ avait commandé le pardon des offenses, croyez-vous que les sociétés humaines nauront jamais à leur tête des hommes dont elles chériront le pouvoir, dont elles voudront défendre lautorité? Quoi! toujours des chefs détestés, toujours des maîtres qui complotent notre ruine, qui sengraissent dans loisiveté de notre travail et de nos sueurs; toujours des monstres qui vivent de nos douleurs et de nos larmes! Votre avenir, cest donc lenfer? et vous voulez quon suive vos pas!!! Non, non, le son du tocsin, ce cri funeste, ux ARMES! doivent cesser de se faire entendre; ce nest plus de sang quil faut abreuver nos sillons; lincendie et la guerre ont assez longtemps dévoré le monde; cessez de nous enivrer de défiance et de haine; le moment est venu où lhumanité sécriera comme Salomon: Retirez-vous, « aquilons furieux; doùces haleines du midi, « soufflez sur nous! »
DE LA DOCTRTNE SAiNT-SIMONIENNE it DIX-SEPTIÈME SFANCE. DIVELOPPEMENT RELIGIEUX DE LHOMME. FrIcrnsME, POLYTHISME1 MONOT1dtSME JUL ET CI1RTIEN. Le problème religieux sur lequel nous avons appelé votre attention est aussi vaste quil était inattendu: la solution que nous en avons donnée dogmatiquement a inspiré plus de répugnances, provoqué plus de contradictions que ne lavait fait encore aucune autre de nos prévisions sur lavenir de lhumanité; souvent même les vues que nous avions présentées jusqualors, quelque radicalement opposées quelles fussent aux idées reçues, avaient été recueillies, dès leur début, avec une faveur marquée. Tel na pas été le sort de nos prévisions religieuses. Ici, dès les premiers mots, nous avons vu le dix-huitième siècle, dont peutêtre nous étions parvenus à ébranler le crédit sur une foule de points importants, ressaisir tout à coup son empire, et se lever en quelque sorte tout entier devant nous, avec toutes ses antipathies, toutes ses terreurs et toute sa dialectique dissolvante.
EXPOSITION Ce phénomène, messieurs, nétait point imprévu de notre part; et, si vous vous rappelez quelques-unes des idées que tant de fois déjà nous vous avons préseutées, sur le caractère essentiel des époques critiques, vous verrez que nous devions nous y attendre. II serait superflu de revenir sur ce que nous avons dit à ce sujet nous vous rappellerons seulement ce point important, cest. que le grand objet des époques critiques ou de destruction (et celle où nous vivons vous donne tous les moyens de faire lobservation que nous provoquons de votre part) est lanéantissement des idées religieuses; que cest à ce résultat, comme à leur dernier terme, que, sous mille formes diverses, et par toutes les voies possibles, viennent aboutir tous les efforts. Regardez, en effet, au fond des discussions scientifiques les plus profondes, des débats littéraires les plus graves qui sengagent à ces époques; considérez avec soin le caractère des réorganisations politiques qui sont tentées, des théories sociales qui se produisent, et vous verrez que partout le but principal est dexclure Dieu et du gouvernement du monde et de la pensée humaine. On comprendra sans peine quil ne peut en être autrement, puisque lidée DIEU, nest,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE j3 pour lhomme, que la manière de conoevojr lu nité, lordre, lharmonie; de se sentir une desti-. nation et de se lexpliquer; et quaux époques critiques, il ny a plus pour lhomme ni unité, ni harmonie, ni ordre, ni destination. Lirréligion est donc le trait moral caractéristique des générations qui préparent les époques critiques, comme elle est le résumé général de léducation, de celles qui naissent et se développent dans leur cours. Parvenus, comme nous le sommes aujourdhui, aux limites extrêmes de la critique, et lorsque tant de calculs ont été trompés, tant despérances déçues, la foi critique peut; bien, sans doute, être devenue chancelante à légard de plusieurs des dogmes quelle avait consacrés; aussi concevra-t-on facilement que les esprits, dépouillés de leur ancienne ferveur, puissent, sur quelques questions particulières, se laisser séduire par une pensée organique davenir, dont dailleurs le caractère et la portée leur échappent, mais ce nest pas sur la question religieuse quune pareille surprise est possible. Comme, dans le développement des idées critiques, cest toujours elle, au fond, qui a été débattue; et comme la solution négative quelle a reçue alors
EXPOSITION a été la base, la sanction de toutes les autres négations, il sensuit que, dès que cette solution vient à être attaquée, les esprits sont aussitôt instinctivement avertis quil sagit du système entier des idées dont ils se trouvent en possession, et de toutes leurs affections générales; il est donc inévitable alors, comme nous le disions à linstant, que le génie critique se réveille dans toute sa force, car, dans ces termes, la question devient directement pour lui une question de vie et dc mort. Or lexpérience de tous les temps prouve que lhumanité ne se laisse pas ainsi facilement déposséder, et quelle ne peut subir de transformation complète quaprès une lutte longue et pénible. Cette lutte, nous navons pas craint de la provoquer cétait risquer, nous le savions, de faire perdre aux idées que déjà nous avions produites la faveur dont elles avaient pu sentourer; mais une telle considération na pas dû nous arrêter; car, aussi longtemps que la solution que nous avons donnée du problème religieux ne sera point admise, il ny aura rien de définitivement établi quant aux idées que nous avons exposées, attendu que ces idées ne sauraient être comprises dans toute leur étendue quen les rappelant à
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE cette solution qui en forme le lien et la sanction. La discussion est maintenant engagée, il faut la suivre. Aujourdhui que la première sensation détonnement quelle a nécessairement produite doit être dissipée, que les explications déjà données peuvent avoir suffi pour ôter à nos propositions leur caractère détrangeté, nous pouvons espérer dêtre écoutés avec plus dattention, avec moins de préventions que nous ne lavons été dabord. En proclamant que la religion est destinée à reprendre son empire sur les sociétés, nous sommes loin de prétendre assurément quil faille rétablir aucune des institutions religieuses du passé, pas plus que nous prétendons rappeler les sociétés à lancien état de guerre ou desclavage. Cest un nouvel état moral, un nouvel état politique qne nous annonçons; cest donc également un état religieux tout nouveau, car, pour nous, religion, politique, morale, ne sont que des appellations diverses dun même fait. Ce problème, bien que plus vaste quaucun autre, puisquil les comprend tous, bien que plus propre à intéresser les passions, puisque de sa solution doit dépendre le sort du système entier des idées, des affections dominantes, et des intérêts
126 EXPOSITION généraux de lhumanité, nen est pas moins susceptible dêtre posé et résolu dans des termes à la fois simples et clairs; les voies dinvestigation à suivre, les moyens de démonstration à employer à son égard, sont les mêmes que pour tous ceux qui nous ont occupés précédemment; sous ce rapport, nous ne nons sommes point écartés des rôgles tracées au commencement de cette exposition : nous avons avancé, mais nous navons point dévié. Avant daller plus loin, nous croyons nécessaire, et de rappeler les termes généraux, préparatoires, dans lesquels nous avons présenté déjà la solution de ce problème, et de revenir succinctement sur les considérations auxquelles nous nous sommes livrés pour disposer les esprits à la recevoir. Lhumanité, avons-nous dit, a un avenir religieux; la religion de lavenir ne doit pas être conQue comme étant seulement, pour chaque homme, le résultat dune contemplation intérieure et purement individuelle, comme un sentiment, comme une Idée, isolés dans lensemble des idées et des sentiments de chacun : elle dcit être lexpression de la pensée collective de lhumanité, la synthèse de toutes ses con
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE i2 c.eptions, la règle de tous ses actes. Non-seulement elle est appelée i prendre place dans lordre politique, mais encore, à proprement parler, linstitution politique de lavenir, considérée dans son ensemble, ne doit être quune institution religieuse. Telles étaient les importantes propositions que nous avions à justifier; mais auparavant nous devions avoir à combattre des arguments, et en quelque sorte des axiomes critiques qui se présentaient à nous comme des fins de non-recevoir à lexamen même du problème que nous proposions. Ces arguments. étaient principalement tirés des progrès des sciences, de la considération des mrstères quelles avaient éclaircis, des habitudes de positivisme quelles avaient inculquées aux esprits, et du dégoit quelles leur avaient inspiré pour les hypothèses. Nous avons dû peser la valeur de ces argu ments. Et dabord, énumérant les sciences, nous avons trouvé quaucune delles, soit par son objet, soit par sa méthode nécessaire dinvesti. gation, ne pouvait rien prouver contre les deux idées fondamentales de toute religion : Providence et destination. Nous avons montré que si
EXPOSITION les saants avaient concôuru à la destruction des croyances religieuses, cétait surtout en qualité de disciples fervents de la philosophie critique et de ses croyances, et quil ne leur avait rien moins fallu qne la foi vive qui leur était inspirée par cette philosophie, cest-à-dire par une hypothèse sur lhomme, sur le monde, et sur la relation qui existe entre lun et lautre, pour trouver dans les faits au moyen desquels ils contestaient lexistence de Dieu les preuves que, selon eux, ces faits étaient destinés à donner. Examinant ensuite les sciences dans leur objet et dans leur méthode, nous avons établi que ces sciences, non-seulement ne pouvaient rien contre la religion, mais encore quelles-mêmes prenaient leur source et trouvaient leur puissance dans une idée essentiçllement religieuse, savoir: quil y a constance, ordre, régularité; dans lenchaînement des phénomènes. Partant de ceLte idée., nous avons fait entrevoir uti temps, qui ne pouvait être éloigné, où les. sciences, dégagées: de linfluence des dogmes d la oritique, et envisagées dune manière plus large, plus générale quelles ne le sont aujourdhui, bien loin de continuer à être regardées cômme destinées à combattre la religion, ne sé présen
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONiENNE teraient plus comme le moyen donné à lesprit humain de connaître les lois par lesquelles. DIEU gouverne le monde; de connaître, en dautres termes, LE PLAN DE LA PRoviDENcE ce qui les appelait directement, dans lavenir, à étendre, appuyer et fortifier le sentiment religieux, puisque chacune de leurs découvertes, présentant le plaù providentiel dune manière plus étendue, devait aussi agrandir, confirmer, fortifier lAMouR que lhomme peut concevoir pour la suprême intelligence qui le conduit sans cesse à de meilleures destinées. Dun autre côté, nous avons fait voir que le procédé ou la methode scientifique supposait toujours, avant même dêtre employée, des axiomes, des croyances; qu elle navait pour objet que de classer, ordonner les faits daprès la conception hypothétique dun rapport., dun Lien existant entre eux, et de ponfirmer ainsi oette conception. En dautres termes, nous avons dit quil nexistait pas, à proprement parler, de méthode pour découvrir, imaginer, concevoir, créer; que cétait toujours le SENTIMENT qui donnait à la. science sa base, limitait son domaine, la guidait dans ses recherches, et déterminait lordre de ses classifications, en lui fournissant
130 EXPOSITiON un criterium des différences ou de lanalogie qui existent entre les phénomènes. Considérant ensuite dans leur ensemble les sciences appelées aujourdhui positives, les seules qui soient en possession de la faveur des esprits, les seules dont ou entend parler lorsquon cherche un appui sur le terrain scientifique, nous avons fait voir quelles nembrassaient dans leurs investigations quune partie très-limitée de lordre phénoménal universel; que les phénomènes de lexistence morale ou sociale de lhomme étaient restés en dehors de leur cadre; quils étaient même généralement considérés comme nétant pas susceptibles dêtre rapportés à des lois simples, régulières, positives; quen conséquence aucune explication générale de lunivers navait pu être donnée par ces sciences, et que même les faits quelles embrassent particulièrement devaient nécessairement être envisagés dune manière incomplète3 par suite de lignorance des savants sur cette autre partie si importante de la science, qui embrasse les relations morales des hommes eutre eux, et les liens sympathiques qui unissent lespèce humaine et le monde. Et, en effet, lhomme ne peut parvenir à sexpliquer, à dé
DE LA DOCTRiNE SAINT-SiMONIENNE 131 finir lunivers dont il SENT lunité INFINIE quen se plaçant alternativement, et par abstraction, tantôt au centre, tantôt à la circonférence de ce phénomène un et multiple, tantôt rapportant TOUT sa propre existence, tantôt se considérant comme essentiellement dépendant du TOUT, par rapport auquel son individualité nest quun point; ou, autrement, pour sexpliquer, pour définir lunivers, lhomme, ainsi que nous la dit Saint-Simon, doit soumettre alternativement à son étude, et lhomme lui-même et ce qui nest pas lhomme, le petit monde et le grand monde, RELIANT sans cesse ces deux points de vue, par une conception de la SYMPATHIE qui existe entre eux, conception qui est pour lhomme la révélation de Dieu même. Ce ne serait donc que dans le cas où les sciences dites positives embrasseraient toutes les classes des phénomènes qui nous frappent quelles pourraient prétendre prononcer sur lexistence de Dieu, puisque, par définition, Dieu est lêtre infini, universel. Examinant la valeur des répugnances de notre époque pour les lirpothèses, nous avons montré que toutes les d&couvertes, tous les progrès de lesprit humain, jusquà ce jour, navaient eu pour source que des lipothèses, et quil eu
EXPOSiTION devrait être toujours ainsi; que toute science, sans en excepter la plus positive, prenait sa base dans une conception hypothétique qui lui assignait son domaine, le guidait dans ses recherches, et déterminait ses classifications; que les plus nobles inspirations de lhomme navaient point dautre fondement; que la foi critique qui a été si vive, et qui se montre si puissante encore lorsquon lattaque, reposait tout entière sur une suite dhypothèses, comme celles-ci, par exemple : quaucune intelligence supérieure nè préside à lordre de lunivers; que les faits humains sont livrés au caprice du hasard; que lhomme na point dexistence au delà de cette manifestation limitée que nous nommons la vie; quil est né libre, etc., etc., et quenfin, malgré ses prétentions, notre siècle navait renoncé aux hypothèses générales providence, ordre, bien, immortalité, que pour se livrer sans réservé à celles-ci fatalité ou hasard, désordre, mal, néant. Au surplus, les arguments que nous venons de reproduire sommairement ont été lobjet de développements assez étendus dans les digressions auxquelles lécole a été obligée de se livrer
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 133 pendant les séances précédentes, pour que nous puissions nous dispenser de nous arrêter davantage. Nous espérons aujourdhui avoir suffisamment repoussé les fins de non-recevoir qui nous étaient opposées, et, entrant directement, dès à présent, en matière, nous entreprendrons de justifier la vérité des propositions dans lesquelles nous avons présenté la solution du problème religieux, par lemploi de la méthode historique dont nous avons fait connaître longuement le mécanisme au commencement de cette exposition. A cet effet, nous allons suivre rapidement le développement religieux de lhumanité, et montrer que le sentiment religieux, loin davoir été sans cesse en saffaiblissant comme il paraît. généralement convenu de le croire, na cessé au contraire de saccroître et dacquérir plus dimportance. Le développement religieux de lhumanité comprend, jusquà ce jour, trois états généraux successifs. Le FÉTICHISME, dans lequel lhomme, déifie la nature dans chacune de ses productions, de ses formes, dans chacun de ses accidènts, sans établir aucun lien général entre liii et le milieu dans
134 EXPOSITION lequel il vit, ou entre les êtres nombreux quil distingue dans ce milieu. Le POLYTHÉISME, dans lequel, sélevant à des abstractions plus générales sur le monde qui lentoure et sur sa propre existence, il déifie ces abstractions, et ainsi unit en elles des phénomènes auparavant isolés; à cette époque, il naperçoit point encore de lien commun entre tous les êtres; mais il en suppose lexistence, et témoigne de sa tendance à la saisir, par lespèce de hiérarohie quil établit entre les différentes personifications auxquelles il rend un culte. Le MONOTHISMB, dans lequel, ne concevant point encore lunité vivante et absolue de lTnR, il établit pourtant un lien général entre ses manifestations diverses, en les rapportant à une seule cause, extérieure à. lunivers il est vrai, mais dont la volonté, telle quil la conçoil, justifie et résume tous les faits qui le frappent. De chacun de ces états généraux à celui qui le suit, le progrès du sentiment retigieux est évident . Ce progrès peut être envisagé sous I. Chacun de ces états religieux lui-même comprend plusieurs nuances, ou plusieurs phases importantes; mais nous naurons à nous occuper ici que de celles que présente le dernier.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 15 plusieurs aspects : sil était généralement reconnu, et que nous neussions plus quà montrer la direction dans laquelle il sest opéré, ce serait sans doute dans ls faits qui se rapportent directement à la triple face MORALE in tel iectuelle et physique, sous laquelle nous avons toujours considéré lactivité humaine, que nous aurions à le suivre; mais il sagit pour nous en ce moment de prouver son existence elle-même; cest donc dans les termes correspondants aux négations dont il est lobjet que nous devons le présenter. On prétend généralement aujourdhui que la religion na cessé de perdre de son importance, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie sociale. Sous le premier rapport, cette opinion se produit dans les termes suivants, savoir: que, depuis les temps où lhomme a conçu lexistence de la Divinité, il a toujours eu moins damour, moins de vénération pour elle, et quil sest toujours graduellement soustrait à la domination de la loi religieuse par laffaiblissement de sa foi en une vie future. Or il est facile de prouver que cest précisément le contraire qui a eu lieu.
136 EXPOSITION Dans le fétichisme, cest-à-dire dans létat le moins avancé de la civilisation, la crainte est à peu près le seul sentiment qui unisse lhomme à la divinité quil conçoit; le culte tout entier semble alors navoir pour objet que de détourner le courroux de puissances ennemies;, et, si parfois lamour se témoigne dans ce culte, cette expression du sentiment religieux est toujours trop faible, trop exceptionnelle pour en former le caractère. Si lon considère les proportions étroites dans lesquelles, à cette époque, la divinité est conçue et figurée, on sentira facilement quelle ne saurait inspirer une grande vénération; aussi voyons- nous le fétichiste traiter à peu près de puissance à puissance avec son idole, et se croire le droit de la punir lorsquil nen a point obtenu ce quil lui demandait. Lhomme, dans cet état, vivant au jour le jour, sans tradition sans avenir, occupé tout entier à pourvoir à des besoins de première nécessité, rarement satisfaits, a peu de temps à donner à la contemplation dune vie future. Le sentiment de limmortalité, sans doute, ne lui est point étranger, car ce sentiment est inhérent à la nature méme de lhomme; mais, daprès le genre
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 137 des besoins qui sont développés en lui, daprès la manière étroite dont il comprend le monde et sa propre existence, la vie future, dans les courts instants où elle occupe sa pensée, ne se présente guère à lui que comme la prolongation de létat dans lequel il se trouve; aussi cette croyance reste-t-elle à peu près stérile en lui, quant linfluence quelle exerce sur ses déterminations. Le polythéisme présente un progrès sensilIè sous ce triple point de vue lamour nest point une expression étrangère à cet état religieux de lhumanité; le mot de piété était connu des paiens; mais à cette époque pourtant le sentiment de la crainte reste dominant, et lhomme religieux par excellence, le type du juste, est encore alors celui que lon peint comme craignant les dieux. Le vénération du polythéiste pour ses divinités est bien supérieure à celle du fétichiste; il croit pouvoir, il est vrai, se les rendre favorables par lattrait des récompenses, mais il ne se sent ni le droit ni la puissance de les punir. La croyance en une vie future prend alors une plus grande importance, mais surtout comme sanction pénale, par limage des supplices dont elle menace les coupables; la seule récompense
jas EXPOSITION offerte aux justes qui soit capable de déterminer un attrait puissant vers une autre vie ne saoquiert que dune manière exceptionnelle, et se borne, aux rares apothéoses de quelques hommes illustres, qui, sous le nom de héros ou demi- dieux, vont prendre place dans lOlympe. Quant à limmortalité réservée aux vertus vulgaires, elle na évidenment de prix quen présence des terrews du Tartare, ce qui est assez attesté par les traditions antiques qui nous ont été conservées par la poésie, et qui nous peignent les habitants de lÉlysée (qui dans cet état ne sont plus que des ombres) comme étant destinées à regretter éternellement la vie terrestre, même la plus humble. Le monothéisme comprend deux phases: le judaïsme et le christianisme. Le judaïsme présente un important progrès sur le polythéisme. Le sentiment de la crainte tient sans doute encore une place immense dans le coeur du peuple de Moïse, et les épithètes terribles quil donne sans cesse au Dieu quil sert, et la loi dextermination quil accomplit en son nom, témoignent assez de lintensité de ce sentiment; mais la poésie vivante qui en contient lénergique expression nous mon-
DE LA DOCTR IRE $..JNT-SlMONlENNE tre que déjà Il a cesati dêtre dominant; et que celui de lamour commence au moins à lui faire équilibre. La vénération pour la Divinité prend aussi alors un déveoppement remarquable; le Juif ose bien encore parfois accuser la justice. de Dieu; mais il le sent trop éleyé au-dessus de lui, nonseulement pour concevoir la pensée de le punir, mais même pour essayer dc le tenter par la promesse de réoompenes. Ainsi que les philosophes critiques se sont plu si souvent à le remarqum, le dogme de lirnm ortaiiéé ne se trouve point formellement exprimé, il est vrai, dans les premiers livres des traditions hébraïques; mais il est au moins implicitement contenu, avec la plus grande dvidence, dans plusieurs pages de ces livres , et il serais impossible, par exemple; de ne pas en reconnaître lexistence dans les promesses faites au peuple de Dieu, promesses qui forment tout. le lien de son bitoire, et qui se présentent à la fois, et comme la raison la plus profonde de ses entreprises, et comme la sanction la plus 1. Et notamment dans cette phrase, plusieurs fois rcpro duite à loccasion de la mort des patriarches : et il alla rejoindre son peuple.
140 EXPOSITION générale et la plus puissante de la loi qui lui est donnée. Au surplus, dans les développements de la doctrine et de la société juives, nous voyons ce dogme se détacher toujours de plus en plus de lensemble dans lequel il restait inaperçu, et grandir sans cesse jusquau christianisme, qui, héiitier direct de la révélation de Moïse, mit assez en évidence, par limportance quil lui donna dabord, celle quil avait prise successivement dans la doctrine dont le règne venait de finir. Le christianisme ouvre enfin une nouvelle et immense carrière à tous les progrès que nous venons de constater. Si Dieu, à cette époque, se révèle encore aux hommes en éveillant dans leurs coeurs le sentiment de la crainte, ce qui est la conséquence inévitable des dogmes terribles de la chute de lhomme, de la réprobation, et de léternité des peines, ce sentiment pourtant est dès lors tellement subalternisé, lamour prend une expression si vive, si dominante, dans le sein de la nouvelle société reli gieuse, que si lon ne peut admettre que le christianisme soit une loi toute damour, on comprend au moins, en regard du passé, lillusion qui a rendu cette expression si familière.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 241 La vénération du chrétien pour le Dieu quil adore sélève au niveau de son amour. Quelque inconciliables que lui paraissent les faits qui le frappent, avec les notions quil se forme de la justice et de la providence divines, il nhésite point à soumettre sa raison devant la pro [oncleur des desseins de Dieu; quelle que soit la fortune quil subisse, il ne se croit envers son créateur ni le droit de plainte ni celui de la censure; dans toutes les situations ou il se trouve, il adore, il respecte ses décrets, et naccuse que lui-même; et cependant, il DOUTE encore, à son insu, de la bonté et de la sagesse divines, car il piu La vie actuelle, pour le chrétien, nest en quelque sorte quune préparation à la vie future; la pensée de limmortalité, quelle se révèle par la crainte des châtiments ou par le désir non 1. On aurait tort de prendre pour une condamnation absolue ce qui nest ici quune appréciation relative de la PRIERE, et du rôle prédominant quelle joue dans le culte chrétien, ou plutôt dans lô culte catholique. Les dével9p- pements ultérieurs de la DOCTRINE, en dévoilant le sens théo riqile, la valeui pratique et lATTRIBuTIoN RELIGIEUSE de cette sublime expression de la vm humaine, montreront comment, loin dêtre destinée â disparalire, elle grandira sans cesse, tout en étant contenue dans les limites que le dogme nouveau lui assigne.
t4 EXPOSITION moins puissant de sunir plus étroitement à Dieu, est habituelle en lui, et souvent est dominante. An surplus, il serait inutile dinsister davantage sur limportance qua eue le dogme de la vie future dans le christianisme; si cette doctrine aujourdhui a perdu son empire sur les coeurs, ses créations sont du moins assez voisines de nous pour nêtre point encore sorties de notre mémoire. Le progrès du sentiment religieux, quant à la place quil occupe dans lexistence individuelle, se montre donc dune manière évidente dans la succession des trois états généraux que nous venons dexaminer, ainsi que dans les deux phases dont se compose le dernier. Dans cette succession, nous voons le lien religieux se fortifier sans cesse par le développement de lamour, de la vénération de lhomme envers Dieu, et par limportance toujours plus grande que ne cesse de prendre le dogme de limmortalité. Il nous reste maintenant à montrer le pregrès non moins évident de la religion, sous le rapport de sa valeur sociale, de sa puissance dagrégation. De même que le fétichiste ne voit que des
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE is êtres isolés dans le inonde qui lentoures il ne voit aussi que des êtres isolés dans la famille humaine; le principe de lassociation ne sétend guère pour lui au delà des liens directs de la famille, dernier terme de lindividualité, puisque lindividu absolument isolé ne peut se concevoir. Si quelquefois il a concert entre un plus grand iiombre dhommes, cest seulement. pour une circonstance exceptionnelle, telle que la chasses une guerre offensive ou défensive mais après ces réunions temporaires, accidente1les chacun ne tarde pas à rentrer et à se concentrer au sein de sa famille. Le culte alors est, à proprement parler, tout individuel : il est renfermé, comme le Dieu lui-même, dans le forer domestique; le chef de la famille en est le pontife. De même que le polrthéiste attribue le gouVernement du monde à des causes aussi nombreuses que les abstractions auxquelles son esprit sélève, de même aussi il divise le gouvernement des hommes entre autant de dieux distincts quil existe dassociations différentes sur la surface du globe. Ici la conception religieuse ornmence seulement à prendre le oaractère social. Le culte de la famille conserve bien encore une grande importance, mais 29 Vol. 41
i44 EXPOSITION le culte de la cité le domine. Toutefois, dans cet état de choses, la valeur sociale du dogme religieux se trouve encore très-restreinte. Dabord ce dogme ne sert de lien quà lagrégation de la cité, et encore, dans la cité même, il ne forme point directement le lien de tous les hommes qui la composent; la religion du patricien et celle du plébéien ne sont poii].t les mêmes, et quant à lesclave, il reste en dehors de toute existence religieuse, et par conséquent sociale. Le dogme monothéiste des Juifs appelle virtuellement lhumanité à former une association universelle. Ce peuple, en reconnaissant lunité de Dieu, proclame lunité de la race humaine; il échappe, il est vrai aux conséquences de cette conception générale, quant à sa valeur sociale, par cette pensée : « que Dieu s élu un seul peuple, et s exclu les autres de son alliance.» Mais dans le sein de la nation israélite, à la différence de ce qui se passe dans le sein de la cite polythéiste, la croyance religieuse est commune à toutes les classes, et les rattache immédiatement toutes à la société. Nous voyons bien, il est vrai, des esclaves chez les Juifs ; mais, sil est permis de sexprimer
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 44 ainsi, ce nest là encore quune inconséquence qui se trouve en partie effacée par la faculté laissée aux esclaves dembrasser et professer la foi religieuse de leurs maîtres, par le traitement peu rigoureux, auquel ils sont soumis, et par la limitation même du temps de lesclavage. Enfin le christianisme paraît : de même que le monothéisme hébreu, il reconnaît lunité de Dieu et lunité de la famille humaine; mais il ne suppose plus, comme lui, lélection exclusive dun seul peuple, il nadmet pas que la connaissance de Dieu, que lespoir dans ses promesses, soient refusés à une portion de lhumanité; il appelle tous les hommes, au contraire, à partager la même croyance, à se réunir en une même association, à ne former quune Éfjlise. Après létablissement du christianisme on voit, il est vrai, lesclavage se maintenir encore pendant quelque temps; mais il est, dès lors, attaqué directement sous toutes les formes par les chrétiens, et il cède enfin entièrement à leurs efforts. Le monothéisme chrétien se présente dabord avec ce désavantage sur le monothéisme juif, quil ne se résout point, comme celui-ci, en une loi politique, em
EXPOSITION brassant et réglant toute lactivité humaines individuelle et sociale, ou, sous un autre rapport spirituelle et matérielle. Nous aurons à montrer la raison de ce phénomène; et pourtant nous ferons remarquer, dès à présent, quencore que l&christianisme ne présente, à proprement parler, quune collection de préceptes individuels, cependant, par la force virtuelle dagrégation contenue dans lénoncé même de son dogme moral, il a donné naissance, sous lempire du catholicisme, à la plus vaste association politique qui eût jamais existé. De tout ce qui précède, il résulte que la religion, ainsi que nous lavions annoncé dabord, a pris une importance de plus en plus grande dans son développement successif, représenté par le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme, celui-ci étant considéré dans les deux phases quil comprend; et que cette importance, elle la acquise, sous le doube point de vue de sa valeur sociale, et de la place, toujours plus grande, quelle a occupée dans lexistence individuelle de lhomme. Elle est appelée aujourdhui, avons-nous dit, à faire un nonveau, un immense progrès. Incessamment nous montrerons en quoi doit consister ce progrès,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 147 et quels sonL les changements quil apportera au monde. Dans le tableau rapide que nous venons de tracer, nous ne pouvons avoir eu la prétention de faire passer la conviction religieuse dans le coeur de nos auditeurs, ni de leur démontrer ce qui ne se démontre pas, lexistence de Dieu; nous avons voulu uniquement, à laide dune méthode historique qui a généralement obtenu leur approbation, constater que les croyances religieuses, loin davoir été en saffaiblissant, ainsi quon paraît généralement disposé à ladmettre, ont, au contraire, suivi une marche évidemment progressive. La langue scientifique que nous avons employée jusquici est peu propre, nous le savons, à déterminer des convictions religieuses : des conversions de cette nature ne sopèrent que par le langage des hommes inspirés, des prophètes, langage que Dieu ne permet à p.ersonne de proférer aujourdhui, sans doute parce que personne encore ne serait en état de le comprendre. Le seul résultat que nous espérions obtenir, pour le moment, est de préparer les voies à ce langage sympathique, en repoussant les SOPHISMES implantés dans les esprits par la
EXPOSITION philosophie critique, en combattant les PRÉJuciS de lathéisme, en ruinant les HYPOTSES désoantes de légoïsme. FIN DE LA PREMIIRE ANN1E.
DOCTRINE SAINT - SIMONIENNE (Nouveaa Chris$ianItne) EXPOSITION PAR BAZARD AU NOM DU GOLLÉGE DEUXIÈME ANNÉE (I89-183O)
EXPOSITION DE L). DOCTRINE SAINT - SNONIENNE (LE NOUVEAU CHRISTIANISME) DEUXLME ANNÉE PREMIÈRE SÉANCE. RsUMg DE 14EXPOSITION DE L.4 PREMIRE ANNÉE Messieurs, Dans les séances de lannée dernière, nous avons entrepris de vous faire connaître la docrine générale qui nous a éé léguée par SaintSimon, notre maître, avec mission de la déve.lopper et de la propager. Cette exposition, toutefois, ne pouvait ôtre que préparatoire. Nous
i5 EXPOSITION ne pouvions avoir lespérance de vous associer, par ce premier effort, à nos idées, à nos sentiments, à nos croyances. Lunique résultat auquel il nous fût permis de songer, était dappeler votre attention sur une doctrine com plétement étrangère aux débats dont le monde intellectuel paraît généralement occupé. Ce but a dû déterminer notre marche, et, en conséquence, dans tout ce que nous avons dit jusquici, nous avons eu bien plutôt égard à la disposition des esprits quà lenchaînement logique des idées. Mais aujourdhui que vous êtes avertis de limportance de ces idées, et que vous pouvez apprécier les caractères qui les séparent de tous les systèmes en circulation, il devient nécessaire dentreprendre une exposition nouvelle, et dadopter une marche dans laquelle, faisant moins de concessions aux habitudes des esprits, nous observerons un ordre plus indépendant, plus dogmatique. Jusquà présent, cest principalement par des considérations tirées des vices de létat actuel de la société que nous avons entrepris de justifier nos prévisions sur lavenir. Sans renoncer aujourdhui à ce moyen de rallier les sympathies aux vues que nous continuerons dexposer, nous
DE LA DO(TRINE SAINT-SIMONIENNE essa,rerons pourtant den donner une justification plus intrinsèque et plus absolue. Nous devrons, sans doute, dans le cours de la nouvelle exposition, retrouver les idées qui nous ont occupés lannée dernière. Néanmoins, comme pendant quelque temps nous devrons les perdre de vue, et quelles seules aujourdhui établissent un lien entre vous et nous, quelles seules peuvent vous déterminer à ncus suivre sur le terrain nouveau où nous allons nous placer, avant de passer outre, nous essayerons de vous les rappeler, en récapitulant succinctement les propositions principales qui ont été précédemment établies, ici. Nous avons dit : « Lhumanité est un être collectif, se développant dans la succession des générations, comme lindividu se développe dans la succession des âges. Son développement est progressif. Il est soumis à une loi quon pourrait nommer la loi physiologique de lespèce humaine. Cette loi, Saint-Simon la découverte. II la découverte comme on découvre toute loi, cest-à-dire par UNE INSPIBATION DU GÉNIE. Il la vérifiée ensuite par lemploi de la méthode en usage dans les sciences physiques. » Pour appliquer à linvestigation des faits du passé cette
154 EXPOSITION méthode à laquelle on a donné le nom de positive, pour vérifier dans ces faits la loi du développement de lespèce humaine, il faut, parmi les différentes séries de civilisation que présente lhistoire du monde, prendre la mieux connue, celle qui offre le plus grand nombre de termes, celle enfin dont le dernier terme constitue létat le plus avancé de la civilisation. La série qui sétend depuis les Grecs jusquà nous remplit cette triple condition. Pour étudier, sans confusion, 1e développement de lhumanité durant. cette période historique, il faut diviser les faits sociaux quelle comprend en séries de termes homogènes, et, suivant les faits historiques dans chacune delles, en commençant par la plus générale, chercher si leur enchaînement, si la croissance ou la décroissance quils subissent est en rapport avec la loi CONÇUE. Dans le cas de laffirmative, cette loi se trouve vérifiée. Les trois séries principales, qui embrassent toutes les autres, sont celles qui correspondent aux trois ordres de faits de lactivité SENTIMENTALE, scientifique et matérielle. La CONCEPTION de la loi de dé(Teloppement à laquelle est soumise lhumanité comprend la tzadition et la prophétie; elle donne la carac
DE LA DOCTRI6 SAINT-SIMONIENNE Is térisation de tons les états sociaux du passé et la révélation d, celui de lavenir. La démonstration historique de cette loi par lemploi de la méthode positive, très importante pour ceux qui soccupent dorganiser la science sociale, bien que pour eux-mêmes pourtant elle soit encore secondaire, serait à peu près de nulle valeur pour entraîner lhumanité dans les voies de lavenir. Cest lAMOUR, cest la svw.TRIE, qui a découvert le but à Saint-Simon; cest lexpression dc cet amour, ce sont les accents passionnés de cette sympathie qui conduiront lhumanjté. Les sociétés humaines, dans leurs déveIop pemeuts jusquà ce jour, ont passé alternativement par deux natures dépoques auxquelles nous avons donné les noms dépoques organiques et dépoques critiques. Toutes les époques organiques ont les mêmes caractères abstraits; il en est de même de toutes les époques critiques, Dans les premières (organiques), lhumanité se conçoit une destination, et de ce fait résulte pour lactivité sociale une tendance déterminée. Lé4uoation eL la législation font converger vers le but commun tous les actes, toutes les pesécs, tons les sentiments; la hié
156 EXPOSITION rarchie sociale devient lexpression de ce but, elle est réglée de la manière la plus favorable pour latteindre. 11 y a donc alors, dans les pouvoirs, souveraineté, légitimité, selon la véritable acception de ces mots. Les époques organiques présentent en outre un caractère général qui domine tous ces caractères particuliers; elles sont RELIGIEUSES. La religion est alors la srn thèse de toute lactivité humaine, individuelle et sociale. Les époques critiques, qui commencent lorsque la conception qui avait constitué une époque organique est épuisée, offrent des caractères diamétralement opposés. Dans leur cours, lhumanité ne se conçoit plus de destination; les sociétés nont plus de but dactivité déterminé; léducation et la législation sont incertaines dans leur objet; elles sont en contradiction avec les moeurs, les habitudes, les besoins de la société; les pouvoirs publics ne sont plus lexpression dune hiérarchie sociale réelle; ils sont dépourvus de toute autorité, et la faible action quils continuent dexercer leur est même contestée enfin, un fait général domine tous ces faits particuliers; les époques critiques sont IRRLIGIEU SES. La seule conception générale qui se pro-
DE LA DOCTBflE SAINT-SIMONIENNE isi duise alors, cest que tout, dans lunivers, est abandonné aux impulsions dune force aveugle; et si quelques esprits supérieurs essayent encore de diviniser le monde, cest la divinisation du désordre quils conçoivent, cest à lenfer quils commettent le gouvernement des hommes et de lunivers. Les époques critiques se subdivisent elles-mêmes en deux périodes diverses. Dans la première, qui en forme le début, on voit les esprits dune fraction de plus en plus importante de la société se réunir dans un même dessein, et les actions tendre, de concert, à une même fin, savoir : la ruine de lancien ordre moral et politique. Dans la seconde, qui comprend lintervalle entre la destruction et la réédification, on ne voit plus ni pensée ni entreprises communes : tout se résout en individualités, et légoïsme pur devient dominant. La série historique, qui sétend de lantiquité grecque jusquà nous, présente à lobservation deux époques organiques et deux époques critiques. La première époque organique est constituée par le polythéisme; elle se termine au début de lère philosophique en Grèce. La seconde commence avec le christianisme et sarrête à la fin du quinzième siècle. La première
EXPDSITIOI époque critique date de I4apperltion des philosophes en Otèce, et sétend jusquà la prédication du ohrist1nnisne; la seconde comprend le temps qui sest écoulé depuis LumEn jusquà nous. Tnte les sociétés européennes se trouvent à présent engagées, à un degré ou à un autre, dans la deuxième période de cette dernière époque critique. Lhumanité, nayant point eu jusquà ce jour conscience de sa loi de perfectibilité, na pu sorganlser pour le progrès. Les époques critiques, dans le passé, ont donc été une condition indispensable de ce progrès, en servant de transition dune époque organique à une autre. 11 a fallu détruire avant de songer à réédifier; et lon voit que, jusquici, ce na pas été trop de tous les efforts rénnis pour accomplir cette tâche lorsquelle sest présentée. Toutefois, ces époques nayant eu quune valeur de destruction, il sensuit que, bien quelles aient été des conditions nécessaires du progrès, les idées Vériértdes, les cré.tions politiques qui les ont caractérisées, ne doivent pas être comptées dans la série des faits progressifs; et queu conséquence il faut suivre exclusivement le progrès dans la succession des époques organiques, en
DE LA DOCTRINE SÀINT-SIMONIENNE 9 faisant abstraction des intervalles remplis par la cri tique. Jetant donc un coup doeil sur le développement de lhumanité dans la suite de ces époques, nous voons se vérifier une première conception générale, bavoir: le progrès nofl interrompu de lASsOCITtON. Ce progrès, dans la série des évolutions sociales, se montre avec évidence dans le passage de létat de l»mille à létat de cité, dans la réunion de plusieurs cités en un corps de nation, dans celle de plusieurs nations sous l*empire dune même croyance, dune même discipline, dun même enseignement spirituels. Cette réunion, qui a été opérée pour les peuples de lEurope occidentale par le catholicisme, par linstitution de la papauté, est le dernier terme réalisé de la tendance de lhumanité vers lAsSOCIATION uNIVEEsELLE, qui se présente comme létat organique définitif dans lequel lespèce humaine, représentée par les peuples les plus avancés en civilisation, doit entrer aujourdhui. Lassociation universelle, dont le nom seul équivaut à une définition, doit sentendre de létat où toutes les forces humaines, étant engagées dans la direction pacifique, seront combinées dans le but de faire croître lhumanité en
460 EXPOSITION AMOUR, en savoir, en richesse, où les individus seront CLASSÉS et RÉTRIBUÉS dans la hiérarchie sociale en raison de leur CAPACITÉ, développée autant quelle pourra lêtre par une éducation mise à la portée de tous. Les lacunes que présente lassociation dans le passé, lacunes qui sont produites. par les efforts mêmes qui devaient amener sa réalisation, se manifestent par un fait général, lANTAGONISME. Lespèce humaine, jusquà nos jours, offre le spectacle dune lutte continuelle, qui règne tour à tour dans toute son intensité, de famille à famille, de cité à cité, de nation à nation, et qui se reproduit au sein même de chacune de ces sphères dassociation, car lassociation ne pouvait être complète et définitive tant quelle nélait pas universelle. Lexpression la plus vive de lantagonisme pendant tout ce temps est la guerre proprement dite, qui, envisagée dans son objet primitif, la conquête, constitue alors le but dominant de lactivité sociale. Le fait le plus général qui résulte de la guerre est lempire de la puissance physique; aussi lexploitation du faible par le fort estelle un des traits les plus saillants, les plus caractéristiques du passé. Cette exploita-
DE LA DOCTRINE SAINT-SUflONIENNE (61 tion, dans sa forme primitive, ou du moins dans celle qui succède à lanthropophagie, est manifestée par lesclavage dans toutes les phases quil comprend depuis lantiquité la plus reculée jusquau servage du moyen âge, dernier terme de Fesclavage proprement dit. Dans toute cette série nous voyons lesclavage comprendre limmense majorité de la population; et lesclave, exploité MORALEMENT, intellectueilement et ma tériellement, condamné à la dépravation, aux souffrances physiques et à labrutissement. Le christianisme, principalement dans les pays qui ont été soumis à lÉglise catholique, a détruit lesclavage proprement dit; mais il na pas détruit lexploitation de lhomme par lhomme, dont lesclavage nétait que la forme la plus grossière. Cette exploitation sest continuée sous une autre forme, qui lui a échappé; elle pèse encore aujourdhui avec une grande intensité, dans toutes les sociétés européennes, sur limmense majorité de la population; partout cette majorité est vouée à la misère, à labrutissement, à la dépravation; partout cest son abaissement qui fait les frais des jouissances des classes privilégiées; et partout, dans les monarchies comme dans les républiques, aux États-
i62 EXPOSITIû Unis comme en Espagne, cest le hasard dc 14 naissauce qui condamne à cet abaissement ceux qui le subissent. Cette exploitation prolongée de lhomme par son semblable a sa raison, sans doute, dans lensemble des faits scciaux; mais elle reconnaît plus particulièrement pour cause la constitutioz de le propriétô, dont le principe remonte directement au droit de conquête. Lhumanité, avons-nous dit, sachemine vers un état où chacun sera récompensé selon ses oeuvres, après quil aura été mis à même de mériter (autant que son organisation le permettra) par une éducation à laquelle tous pourront prétendre. Si cet état est celui que doivent appeler aujourdhui toutes les smpathies, sil se présente comme le dernier terme de la tendance manifestée jusquici par lhumanité, il est évident que la constitution actuelle de la propriété doit changer, puisquelle perpétue le privilége de la naissance et reconnaît un principe de rétribution, de partipation aux avantages sociaux, étranger au mérite. Le droit de propriété est un fait social variable, ou plutôt progressif comme tous les autres faits sociaux; vainement prétendrait-on le fixer au
DE LA DOCTIUIêE SUNTS1MON1ENNE G3 nom du droit divin ou du droit naturel; car le droit divin et le droit naturel sont progressifs eux-mêmes. A chaque transformation sociale, à chaque révolution politique, le droit de propriété a subi des modifications plus ou moins profondes. Sous le régime de lesclavage1 les hommes eux- mêmes formaient la portion la plus importante de la propriété : lesclavage a été détruit: et cest ce quauraient eu peine à comprendre, sans doute, les Catons, les Brutus et les Gracques euxmêmes. Des obligations de diverses natures, sous le nom de redevances féodales, avaient été imposées aux affranchis. Dans la suite des temps, ces redevances ont disparu, encore quà leur origine elles eussent été considérées comme formant une propriété très-légitime. Enfin, le mode de transtnission de lu propriété na pas éprouvé de moindres variations. Aujourdhui, en suite de tous ces progrès, un nouveau pragrè.s est à faire, qui consiste à trarispoi*r le droit de succession de la famille à lEtaL. Ce hangemeut ne doit pas entraîner lidée dune communauté de biens, qui constituerait un ordre de choses non moins injusLe, non moins violent que la répartition aveugle qui se fait à présent; car l est évident. que la capacité des individus offrant de grandes
164 EXPOSITION inégalités, légale répartition des richesses, entre eux, serait essentiellement contraire au principe qui veut que chacun soft récompensé selon ses oeuvres. Dans lordre que nous annonçons, ce quil a de commun entre tous les individus, cest que pour les uns comme pour les autres, le travail doit être le seul titre de propriété, et que ce titre doit être direct pour chacun deux, ce qui revient à dire, en dautres termes, que lhéritage dans le sein des familles doit être supprimé. Cette révolution, justifiée par le droit divin, ou par le droit naturel (ces deux appellations ne représentant au fond que la même pensée), lest encore par la considération des convenances matérielles ou de lutilité, pour nous servir du terme que lon a coutume dappliquer à cet, ordre de convenances. Dans le nouvel état qui se prépare, lexploitation du globe est le seul but de lactivité matérielle de lhomme; cette exploitation forme lun des trois grands aspects de las sociation universelle, qui devient, sous ce rapport, une association industrielle. Mais, pour que cette association soit réalisée et produise tous ses fruits, il faut quelle constitue une hiérarchie, il faut quune vue générale préside à
DE LA DOCTLUNE SAINT-SHIONIENNE ses travaux et les harmonise. Le but à atteindre ici consiste, dune part, à mettre partout et dans toutes les branches dindustrie la production en rapport avec les besoins de la consommetiori, et, de lautre, à répartir les individus dans latelier industriel, en raison de la nature et de la portée de leur capacité, afin que les travaux soient exécutés aussi bien quils peuvent lêtre, et à aussi peu de frais que possibJe. Or, pour que ce but soit atteint, il faut absolument quo lÉtat soit cri possession de tous les instruments de travail qui forment aujourdhui le fonds de la propriété individuelle, et que les directeurs de la societé industrielle soient chargés de la distribution de ces instruments, fonction que remplissent aujourdhui dune manière si aveugle et à si grands frais les propriétaires et capitalistes. Alors seulement on verra cesser les catastrophes industrielles, particulières ou géné.raies, que nous avons vu se multiplier dune manière si affligeante dans ces derniers temps alors seulement on verra cesser le scandale de la concurrence illimitée, cette grande négation critique dans lordre industrieJ, et qui, considérée sous son aspect le plus saillant, nest autre chose fluune guerre acharnée et meurtrière que, sous
66 EXIOSITION une forme nouvelle, continuent de se faire entre eux les individus et les nations. Le changement que nous annoncions devoir sopérer dans la constitution de la propriété et tous ceuc quil devait entraîner séloignaient assez des idées reçues pour que nous avons dû songer à présenter toutes les raisons qui pouvaient faire comprendre la possibilité et le maintien dune transformation aussi complète Cette considération nous a conduits à parler des deux grands moyens de tout ordre politique, léducation et la législation. Léducation se divise naturellement en deux branches : léducation morale ou Uénérale, et léducation professionnelle ou spéciale. La première (léducation morale) a pour objet de mettre les idées et les sentiments en harmonie avec le but social; de faire aimer et vouloir à chacun ce quil doit faire. Elle sempare de lhomme dès le berceau, et laccompagne dans le cours entier de sa vie; elle prépare et sanctionne dans les consciences tous les changements quappelle la tendance progressive de lhumanité. Plus cette éducation est directe, plus elle a de puissance, et moins lintervention répressive de la législation devient nécessaire. Le dernier
DE LA DOCTRINI SAINT-SIMONIENNE ti terme du progrès, sous ce rapport, serait de rédnlre lutilité de la coercition législative aux seules anomalies vicieuses, cest-àdire aux or ganisations individuelles les plus arriérées sur lesquelles léducation morale, aussi perfectionnée quil est possible de lniaginer, serait demeurée sans pouvoir. Le progrès de la puissance de lMuation morale peut donc être envisagé comme laspect le plus important du progrès de l uaRT, qui consiste surtout à aimer et à vouloir ce quil faut faire. Léducation morale, ayant pour but principal de déîeiopper les syInpathies, ne peut être doiinée que par des hommes chez lesquels cette facilité est dominante : les formes appropriées à son action sont toutes celles que comporte lexpression sentimentale, et dans lesquelles se trouvent comprises celles qiè lon désigne plus particulièrement aujourdhui sous le nom de beaux-a1s. Les deux principaux moyens de 1&hioation morale, au moyen âge, ont été la prédication et la confession. Par la première, Ie préceptes étaient donnés à tous, sous uné forme déterminée, pour ainsi dire, par la moyenne de la sensibilité et de lintelllgonc des fidèles; par lautre, ces préceptes se trouvaient appliqués à chaque cas particulier, 30 Vol. 41
EXPOSITION et leur enseignement approprié à chaque intelligence. Ces deux moyens, quelles que soient dailleurs les modifications quils pourront recevoir, et particulièrement le second, ne devront pas avoir moins dimportance dans lavenir quils nen ont eu dans le passé. Léducation professionnelle ou spéciale est destinée à distribuer les connaissances nécessaires à laccomplissement des divers ordres de travaux ou de fonctions auxquels peut donner lieu létat de la société; cest par elle que chaque individu doit se trouver placé dans la position qui lui convient, et dans laquelle il peut mériter. Le règlement de cette éducation suppose que, dune part, toutes les fonctions, tous les ordres de travaux que comporte létat social sont nettement déterminés, et que, de lautre, des mesures ont été prises pour provoquer et observer le développement des aptitudes, des CAPACITÉS individuelles, afin de leur donner la culture quelles demandent. Ce second aspect du règlement de léducation spéciale constitue, pour lavenir, une tâche de la plus haute importance; car il ne sagit de rien moins ici que du premier et du plus important degré de lÉLECTIoN aux fonctions socialûs.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 169 La L1GISLATI0N, en tant que sanction de proscription morale, na quune importance secondaire qui tend sans cesse à décroître; mais, considérée dans son ensemble, elle comprend le règlement tout entier de lordre politique auquel léducation générale et spéciale doit approprier les individus. Personne, même aujourdhui, rie nie que la législation ne doive rentrer dans les attributions des pouvoirs publics quelle que soit, dailleurs, lidée quon se forme de la nature de ces pouvoirs : mais on ne pense point généralement que léducation soit dans le môme cas; et, cependant, si lon réfléchit à son importance, si lon se rappelle que sa mission est de transmettre de génération en génération le trésor de lintelligence humaine, et, surtout, dexciter les efforts de toute nature qui peuvent laugmenter, on sétonne quon ait pu mettre en question de savoir si léducation devait être une attribution politique, lorsquelle est réellement la plus haute fonction, la plus noble tâche que puissent ambitionner les hommes supérieurs, et lorsque eux seuls peuvent dignement laccomplir. Ces considérations sur léducation et la législation provoquaient immédiatement lexamen des questions suivantes
170 EXPOSITWN Quelle sera la sanotion suprôme des préceptes recommandés ou prescrits? Quels seront les hommes chargés de diriger léducation, de faire les lois? doù leur viendra leur mandat? quel sera leur caractère? quel sera leur rang dans la hiérarchie sociale? Quelle sera enfin cette hiérarchie, qui doit étre lexpression de la société toute entière, de ses conceptions et de ses travaux? Pour répondre à ces questions, il fallait avant tout nous expliquer sur une.autre bien plus vaste, bien plus importante, la question reii,qietlse, que nous avions ternie jusque-là dans lombre, dans la crainte dexciter dabord des préoccupations, de réveiller des préventions qui auraient pu sopposer à ce quon voulut nous entendre. Mi moment oIt nous devions enfin prendre la parole sur cette question, elle paraissait, nous le savions, définitivement résohie dans le sens négatif, pour la plupart des eptits. Nous nous présenians avec une solution tUte contreire; mais, avant dc nous expliquer sur le dogme relig1eu que nous professions, nous avions à combattre, quan nOtffi passe le mut, les préjugés philosophiques et scientifiques qui repoussent les idées fondamentales de tûute roro, qttefle
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 171 quelle soit. Nous nous attachâmes donc à montrer que lirréligion, qui forme le caractère générai de notre époque, commè de toutes les époques critiques, nétait due quaux antipathies qui sétaient développées contre un dogme vieilli, devenu insuffisant, et contre linstitution qui le réalisait; que, sous un autre rapport, èlle nétait que la traduction de ce fait, savoir Que lhomme avait cessé, en contemplant lunivers et sa propre existence dr apercevoir lordre, lharmonie, lensemble, mais que, par sa nature même, lhumanité tendait invinciblement vers une nouvelle conception dordre, et que, du moment où elle laurait saisie, elle aurait une nouvelle religion, puisque lordre, lharmonie, lensemble, nétaient que des expressions variées dune CONEFION religieuse. Examinant le témoignage que les sciences, disait-on, déposaient contre toute idée de ce genre, nous montrâmes que les sciences par leur objet, par la nature de leur mode dinvestigation, par leurs prétentions même, passaient à côté des idées fondamentales de toute religion, et ne pouvaient rien contre elles; que, bien loin dêtre irréligieuses dans leur essence, comme on le croit généralement, comme les savants,
EXPOSITION en tant quélèves de la philosophie critique, le croien t eux-mêmes, elles contribuaient, en découvrant progressivement les lois qui régissent lunivers, à donner une idée toujours de plus en plus grande des desseins providentiels, et quen ce sens on pourrait dire des sciences QUELLEs RACONTENT LA GLOIRE DE DIEU. Sortant enfin de cet ordre darguments, nous invoquâmes le témoignage de lhistoire pour prouver que, bien loin davoir toujours été en décroissant dans la suite des temps, comme on paraissait le penser, la religion navait cessé, au contraire, de prendre de limportance sous le double rapport de la place quelle ayait occupée dans lexistence individuelle, et dans lorganisation sociale; ce qui est démontré dans la succession des époques organiques par le passage du fétichisme au polythéisme, et du polythéisme au mon o- théisme, considéré dans les deux phases quil comprend jusquà ce jour, le judaïsme et le christianisme. En résultat, nous sommes arrivés à cette proposition: lHuMANITé A UN AVENIR RELIGIEUX; la religion de lavenir sera plus grande, plus puissante quaucune des religions du passé; son dogme sera la synthèse de toutes les conceptions, de toutes les manières dêtre
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t73 de lhomme; lINSTITUTION SOCIALE, POLITIQUE, CONSIDÉRÉE DANS SON ENSEMBLE, SERA UNE INSTITUTION RELIGIEUSE. Tel est le point où nous en sommes restés. Les idées que nous venons de rappeler ont été lobjet dune exposition détaillée qui nous a occupés pendant neuf mois; elles ont reçu en outre de grands dve1oppements par suite des discussions qui se sont engagées ici à leur occasion: nous navons donc pu les retracer, dans ce résumé sommaire, que dune manière très-incomplète. Cependant, en considérant la marche que nous avons suivie dans leur exposition, et le terrain sur lequel cette marche nous a conduits, il vous sera facile de concevoir quel doit être notre point de départ dans une exposition nouvelle. Si toute époque organique est RELIGIEUSE, si la religion comprend dans son dogme toutes les conceptions de lhomme, toutes ses manières dêtre, si enfin elle est la SYNTHèSE SoCIALE, il est évident que, cette idée une fois produite, nous devons déduire lavenir, et tous les faits quil doit comprendre, du dogme religieux que nous adoptons. Voici donc la marche que nous suivrons: nous
174 XPQSIT1ON montrerons comrnenl le dogme religieux de la dernière époque organique était approprié aux circonstances au milieu desquelles il sest dvloppé; comment tous les faits généraux, toutes les institutions d cette époque, on ont été la conséquence. Nous examinerons quelles sont les circonstances dans lesquelles ce dogme a laissé les sociétés; nous dirons quel est I dogme nouveau que le progrès d lhumanité appellent, et quels sont les faits nouvoaux les institutions nouvelles quil doit engendrer. Dans notre prochaine réunion, messieurs, nous commencerons à entrer clans cet examen. Mais, avant de passer outre, iious éprouvons le besoin de caractériser la position dans laquelle nous place la doctrine que nous professons; cette position, sans doute, est exceptionnelle, cependant elle ne nous constitue pas en état de secte. Le mot secte sentend dune opinion qui se sépare: or nous ne nous séparons pas, nous ARRIVONS; nous arrivons sur un terrain où aucune croanee générale, sincère, profonde, nest établie, et cest à combler cette lacune que nous aspirons. Nous navons pùint lesprit de secte, car, dans le sens que lon donne à ce mot, lesprit de secte porte ceux qui en saut animés repens-
DE LA DOGTIP SAINT-SiMONIENNE 175 ser tout ce qui les entoure; et nous, au contraire, nous allons au-devant d tous les partis, nous les appelons avec amour, car, si nous rejeLons les systèmès sur lesquels ils sappuient, les faits quils voudraient produire, nous trouvons que leurs efforts contradictoires prennent leur source dans des sentiments également légitimes. Cest ainsi que nous ympathisons avec les hommes qui essayent de ramener la société eu arrière, pour leur amour de lordre et de lunité; que nous sympathisons encore avec ceux qui les combattent, pour le sentiment progressif qui les anime. Nous appelons les uns et les autres à se réunir à nous, car nous pouvons offr aux premiers lordre et lw2ité quils aiment, aui seconds le progrès quils désirent. Cest parce que la doctrine de Saint-Simon a la puissance de rallier tous les SENTIMENTS, toutes les idées, tous les intéeêts aujourdhui divergents, quelle est une doctrine générales quelle est une RELIGION.
EXPOSITION IJEUXIÈME SÉANCE. ÉTAT DO MONDE AU MOMENT DE LhPPARITION DU CHRISTIANISME. APPOPRIATION DU DOGME CHRÉTIEN AUX BESOINS DE LHUMANITÉ. PONDEMENT a LA DIVISION ÉTABLIE AU MOVEII AGE ENTRE LE POUVOIR TEMPOREL ET LE POUVOIR SPIRITUEL, ENTRE LÉTAT ET LÉGLISE. Messieurs, En nous conformant au plan, que dans notre dernière réunion, nous avons déclaré devoir suivre dans cette nouvelle exposition de la doctrine de Saint-Simon, nous avons à montrer dabord Gomment le dogme religieux de la dernière époque organique a été approprié aux circonstances au milieu desquelles il sest développé; comment tous les faits généraux, toutes les grandes institutions que présentent lhistoire du moyen âge, époque doù sont sorties les sociétés les plus avancées aujourdhui en civilisation, ont été la conséquence nécessaire, ou plutôt la réalisation de ce dogme. Cet examen, ce rapprochement, devront avoir pour résultat de vous faire sentir la nécessité dun dogme nouveau, et de vous mettre sur la voie de comprendre le caractères généraux qui doivent séparer la nou
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONINNE 177 velle conception religieuse de celle qui la précédée et préparée. Dans notre exposition de lannée dernière, nous avons principalement procédé par la voie analytique, posteriori; nous suivrons cette année la marche inverse, sans que pourtant lexposition nouvelle dans laquelle nous allons entrer soit complétement synthétique, à priori. Pour lui donner ce caractère, nous devrions, en effet, daprès ce que nous avons dit sur la nature et la portée des conceptions religieuses, commencer sans préambule par vous exposer, dans les termes où nous le concevons, le dogme religieux de lavenir, et déduire directement de ce dogme Iinstitutidh sociale que nous annonçons, et dont nous avons dit quil devait être la synthèse. Mais, en admettant que cette déduction vous parût rigoureuse eLlogique, le dogme lui-même dont nous laurions tirée pourrait rester encore à débattre entre nous. Avant donc de le prendre pour point de départ, nous devons essayer den préparer lintelligence eu faisant pressentir, par la caractérisation de lépoque qui vient de finir, les éléments dont il doit se composer. Pour être autorisé à suivre une autre marche, il faudrait supposer que, par son simple énoncé, cc dogme doit aussitôt rallier
178 EXPOSITION à liii toutes les intelligences, toutes les srnpa Lies; mais, si telle était notre conviction, ce ne serait plus une exposition que nous devrions nous proposer de faire, le temps de la piédication serait venu, pour nous; et nous devrions alors renoncer à toute autre manière de ma nifester notre croyance, car on ne consent à analyser, à discuter des idées de celles que nous présentons, que lorsquon ne peut les prêcher. Iiais nous nen sommes point encore arrivés à ce temps : nous avons lespoir quil nest point éloigné ; en attendant, nous lappelons de tous nos voeux, nous travaillons de toutes nos forces à le produire, et tel est en ce moment le seul but de nos efforts. Si les idées que nous avons présentées jusquà ce jour ont obtenu quefque faveur, si au moins elles sont parvenues à fixer lattention, nous ne saurions douter que cest à la relation intime dans laquelle elles se sont toujours montrées avec les faits qui intéressent lordre social, quelles en sont redevables; que cest enfin, sinon à leur valeur reconnue dapplication, au moins aux prétentions quelles annoncent à cet égard. Tout le monde, aujourdhui, sent plus qu moins profondément, dune manière plus ou moins
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE i (listiflote, que létat dans lequel se trouve lKumanité, dans lequel vivent les sociétés europennes, est un état provisoire qui touche à son terme, et que de grands changements se préparent. Par suite (le cette sensation, en quelque sorte instinctive, de ce vague pressentiment, les esprits se trouvent naturellement disposés à écouter tout ce qui peut paraître leur promettre une révélation de lavenir. Mais ils ont renoncé à lespoir de trouver cette révélation dans les spéculations théologiques, métaphysiques, historiques même, attendu que toutes les spéculations de cet ordre qui se sont produites dans ces derniers temps se sont montrées sans relation, dans leur principe ou dans leur fin, avec lexistence sociale de lhomme. Aujourdhui, messieurs, nous aous ù nous mttre en garde contre cette prévention, légitime dailleurs pour le moment, à laquelle sont livrés les esprits; car pendant quelque temps nous devrons perdre de vue, au moins en apparence, les questions qui se rapportent au règlement de lordre social, pour nous livrer à des considérations qui, à certains égards, pourront paraître nous faire tomber dans les spéculations proscrites dont nous parlions tout à lheure. Mais si nous quittons un instant le terrain sur lequel
480 EXPOSITION flous avons été placés jusquici, ce nest que pour revenir bientôt nous r établir dune manière définitive, avec de nouvelles forces et de nouvelles lumières.. Nous allons donc entrer en matière, cii essaant dabord de caractériser sous leur aspect le plus général les circonstances au milieu desquelles le christianisme est apparu. Dans toute lantiquité, dans tout le temps qui a précédé la prédication de lÉvangile, la guerre, ainsi que nous lavons dit plusieurs fois déjà, constitue le but dominant de lactivité humaine. Linstitution sociale alors, na point dautre raison. Lantique CITÉ païenne nest à proprement parler, dans la plénitude de son institution, quune association militaire. A cette époque, les titres de citoyen et de guerrier, ceux détranger et dennemi, sont synonymes. Parmi la multitude des divinités quelle reconnaît, chaque cité a ses dieux tutélaires. Le seul culte que demandent ces dieux, cest lagrandissement de la cité quils ont adoptée, et qui, en quelque sorte, les personnifie ; cest lasservissement de toutes les autres. La guerre nest point alors seulement le résultat dune impulsion brutale, dune nécessité de position, elle est encore une .uvn RELI
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 181 GIEUSE, la plus éminemment RELIGIEuSE. Dans la lutte qui, par suite de cette position, sétablit entre les cités, quelquesunes lemportent et sincorporent les cités vaincues; ce phénomène se reproduit entre les cités envahissantes elles-mêmes jusquau moment, enfin, où lune delles parvient à soumettre toutes les autres à son empire et à détruire leur individualité politique. Dans la série de civilisation à laquelle nous appartenons, nous voyons cet envahissement successif, partant de points différents, en Europe, en Asie, en Afrique, se consommer enfin au profit de la CITÉ ROMAINE; soit que cette cité fût douée à son origine dune plus grande virtualité guerrière, soit quelle leût acquise au moment où les autres commençaient à la perdre. Le résultat de la conquête romaiue a été la destruction de toutes les cités, dans la plus grande partie du monde alors connu, comme le résultat de toutes les conquêtes partielles, qui vinrent se fondre dans celle-ci, avait été déjà den Téduire le nombre. Une seule cité alors, la cité envahissante, restait debout ; mais, dans les premiers temps de létablissement de lempire, on la voit bientôt ellemême se dépouiller de son caractère primitif, perdre peu à peu sa puis-
EXPOSITION sauce denvahissement et se reployer sur eUe même. Son but dominant alors nest plus la CONQUÉTE, mais la conservation; la cité romaino enfindisparaît pour faire place à lempire romain. Mais cet empire, quel ordre, quel état social représentaitil? Ce but que nous venons de lui assigner, la conservation, se trouva-t-il exprimé par un dogme nouveau, par une hiérarchie sociale correspondante, comme la conquête avait été exprimée, organisée par le dogme religieux, par linstitution sociale de la CITÉ? Non sans doute : en jetant les veux sur cet immense empire, on ne trouve sur toute son étendue que des SENTIMENTS, des idées, des habitudes, qui se rapportent à linstitution précédente, à celle de la CITÉ, et qui, dépourvus dénergie et ne pouvant plus recevoir dapplication sociale, nétablissent plus de LIENS positifs entre les individus. Lempire romain enfin ne forme point une SOCIÉTÉ; car, en tant quempire, il na point de RELIGION, point de DESTINATION, point de BUT dactivité générale, il ne présente quune vaste agrégation dhommes, quun amas informe de débris de sociétés. Ladministration impériale, si étendue, si compliquée, si minutieuse, et qui, au premier aspect,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 183 présente tant de srmétrie, ne constitue point Ufl ORDRE politique, une HIÉRARCHIE sociale; cette administration nest, à proprement parler, que limmense bureau de la conquête. Tant que le mouvement denvahissement était resté ascendant, lagrégation quil déterminait, à mesure quil sétendait, se trouvait maintenue, cimentée, nonseulement par la continuité de laction de la force envahissante, mais encore, en quelque sorte, par la RELIGION, par la MORALITÉ du peuple conquérant. Mais, lorsque ce mouvement- commença à se ralentir, les liens de lagrégation se relâchèrent visiblement, et lorsquenfin, il eut entièrement cessé, on vit le monde romain tendre de jour en jour dune manière plus prononcée à une dissolution complète. Parvenu à ce terme, lempire présente, dune manière évidente, tous les caractères que nous avons précédemment assignés aux époques critiques: alors, en effet, la société na plus de DESTINATION quelle comprenne, de BUT dactivité connu ; léducation, la législation, ne tendent plus vers Ufl Objet déterminé; les sentiments, les idées, les actes, sont en divergence complète; la légitimité des pOUVOirS est à tout moment méconnue et contestée ; la violence et la corrup
484 IXPOSIT1ON Lion deviennent les principaux moyens de gouvernement, et lon voit naître en même temps, et se développer toujours de plus en plus, légoïsme et limmoralité. Tous les traits de cette situation sont enfin résumés dans un seul fait, lIRRÉLIGION : les temples sont désertés et leurs dieux insultés. Le DESTIN, ce dieu suprême, dont les desseins sont ignorés et déclarés impénétrables, et que pour cette raison on hait ou on redoute, est alors la seule divinité que lon consente à reconnaître. Alors, sans doute, encore, il existe bien un grand nombre de croyances individuelles, et cest ce que lon retrouve à toutes les époques critiques; mais, par cela seul que les croyances qui subsistent sont individuelles, il ny a plus de RELIGION, au moins dans lacception rigoureuse de cc mot, qui ne peut sentendre que dune croyance sociale. Tels sont les caractères et les causes de cette démoralisation romaine qui a si vivement frappé les esprits, et qui était à peu près parvenue à son terme vers la fin du premier siècle de lempire. Ce grand corps semble alors ne plus se soutenir que par une sorte déquilibre machinal; sil rie se dissout point, cest moins parce quil
DE LÀ DOCTRiNE SAiNT-SIMONIENNE i8 a une raison positive de se maintenir, que parce quil nen a point pour changer détat. Cette situation, si déplorable en apparence, avait cependant sa raison dans le plan providentiel; elle ne devait pas rester sans fruit par elle, lhumanité se trouvait avoir fait un pas jmmense. Toute RELIGION, toute MORALE, tout ORDBE SOCIAL, avaient disparu ; mais il ne faut point oublier que la religion, la morale, linsu tution sociale, qui venaient de périr, étaient celles de la GUERRE et de lESCLAvAGE. La guerre, lesclavage, devaient, il est vrai, se prolonger longtemps encore; mais, dès lors, ils étaient virtuellement détruits, car ils navaient plus de RELIGION qui leur lt propre, qui les SANCTIFIAT, et ils ne devaient plus en avoir; la société GUERRIRE, proprement dite, venait de finir avec la CITÉ PAÏENNE. La conquête romaine, en accomplissant cette tache, se trouvait en avoir rempli une autre elle avait rapproché et mêlé une foule de peuples disséminés dans les trois parties du monde, et préparé ainsi létablissement de la grande SOCIÉTÉ que devaient enfanter un nouveau dogme, une RELIGION NOUVELLE. Au milieu de loeuvre elle-même de la dissolu-
186 EXPOSITION tien romaine, cette religion régénératrice se produisit. Longtemps elle resta inconnue au monde quelle devait envahir. Mais nous navons point à nous occuper ici de ses commencements, des difficultés quelle eut à vaincre pour se faire jour, des glorieux dévouements par lesquels elle dut acheter son triomphe. Les progrès que lhumanité est appelee à faire ne se réalisent que lentement, successivement, et à la suite de longs efforts; telle est la loi qui lui a été imposée, telle est celle au moins quelle a subie jusquà cejour. Nous laisserons de côté cet aspect du déveLop pernent du christianisme, et nous nous occuperons, dabord, de la doctrine quil venait produire et propager. Dans la suite, nous aurons à examiner tout ce que cette doctrine se trouva comprendre lorsquelle fut parvenue au dernier terme de son élaboration; mais, pour le moment, nous ne la considérerons que dans les préceptes par lesquels elle se manifesta à son origine. En proclamant luNITé DE DIEU et celle de la race humaine, le christianisme enseignait et prescrivait aux hommes lamour du prochain, la fraternité universelle, le pardon des injures; il leur inspirait lhorreur du sang et de la vie-
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 87 lence. Lappropriation de ces préceptes aux circonstances au milieu desquelles ils se produisaient est évidente elle ressort assez clairement de tout ce que nous avons dit précédemment, ioui que nous nayons pas besoin dinsister SUP ce point. Par là, nonseulement la guerre et ses produits se trouvaient mis en dehors de la religion, mais encore ils étaient directement et formellement condamnés par elle. Il y a plus, lASSOCIATION UNIVERSELLE SC trouvait virtuellement comprise dans ces pré-. ceptes; et, à ne les considérer quen eux-mêmes, il semble au premier aspect quils auraient dû avoir pour résultat nécessaire la réalisation de cette association, de cet état définitif dans lequel nous avons dit que lhumanité devait entrer aujourdhui; mais le temps de cette grande révolution nétait point encore venu : le christianisme nétait poiut appelé à laccomplir, mais seulement à la préparer; et de même que le judaïsme, en proclamant lunité de Dieu et de la race humaine, avait méconnu la conséquence directe de cette conception, la FRATERNITÉ UNIVERSELLE, en supposant quun seul peuple ou plutôt une seule famille avait été élue, adoptée par Dieu, de même le christianisme
188 EXPOSITION méconnut les conséquences sociales et politi-. ques du dogme de la fraternité universelle, en admettant que cette FRATEnNIT, dans toute sa plénitude, ne devait se réaliser que dans le CIEL. Cette restriction du christianisme, qui a sa raison à priori dans un dogme théologique dont nous aurons à nous occuper plus tard, savoir: la chute des anges et le péché originel, lélection et la réprobation, le paradis et lenfer, peut se justifier encore par létat dans lequel se trouvait lhumanité au moment de la venue du Christ. La. guerre, sans doute alors, avait perdu son principe actif, sa raison première; mais elle était vivante encore dans tous les faits de la société, dans les sentiments, dans les idées, dans les intérêts, qui tous étaient ses produits. On sait quels étaient les amusements, les spectacles de ces peuples devenus relativement pacifiques : les jeux sanglants du cirque sont encore présents à la mémoire de tout le monde; on sait aussi quel était à cette époque le sort de limmense majorité de la population. Lesclavage, il est vrai, avait perdu de sa rigueur primitive; mais on peut dire quil était alors dans tout son luxe: en jetant les veux sur les moeurs de ce temps, il semble eu effet que
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 189 les hommes, au profil; desquels il se trouvait établi, ne fissent que commencer à sentir toute la valeur de ce privilège de la conquête, à entrer en jouissance enfin de lEXPLOITATION de leurs semblables. Indépendamment de cette possession acquise, la guerre avait encore une raison de fait dans les désordres, dans les révoltes qui sélevaient à chaque instant dans le sein de lempire, et qui nécessitaient incessamment lemploi de la violence, le retour aux passions haineuses et brutales. Lempire romain enfin ne comprenait pas le monde entier; sa vertu denvahissement était venue expirer aux frontières de peuples barbares qui lentouraient de toutes parts, et ces peuples le menaçaient à leur tour. La guerre, encore quelle fût détruite dans son principe, pour la partie la plus avancée de lhumanité, devait donc longtemps encore exercer une grande influence sur le sort des sociétés. Cette situation fut profondément sentie par le fondateur du christianisme, qui, renonçant à voir sa loi devenir celle des sociétés politiques, ne la présenta que comme une LOI individuelle dont laccomplissement ne devait pas avoir de but sur la TERRE.
190 EXPOSITION Cette vue, par laquelle le christianisme se trouvait exclu de la tâche dorganiser la famille humaine dont il venait proclamer lexistence, fut exprimée dans ces paroles célèbres, qui ont été depuis si fréquemment et presque toujours si mesquinement invoquées : RENDEZ A CÉsAB CE QUI EST A CisAR, ET A DIEU CE QUI EST A DIEU. MON ROYAUME NEST PA5 DE CE MONDE. Tout lavenir du christianisme se trouva renfermé et prophétisé dans ce peu de mots, et le moen âge, dans le fàit le plus général que présente son institution, la division du pouvoir en spirituel et en temporel, na été que lapplication de la pensée quils exprimaient. Le christianisme, sans doute, ne devait pas rester aussi étranger à ta terre, à la destinée sociale de lhomme, à lordre politique, que lont prétendu, dans les trois derniers siècles, la plupart de ceux cjui ont entrepris de déterminer le sens des paroles que nous venons de rapporter; sa tendance, au contraire, devait être denvahir les sociétés; cependant les limites de son envahissement étaient irrévocablement posées par ces paroles; tout ce quil pouvait prétendre était de partager la puissance, délever un trône à côté de celui de César, de fonder une église en pré-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 49t sence des états. Ce but qui a été atteint par la division des pouvoirs dont nous parlions à linstant, ne devait point être pour le christianisme une conquête facile; ce nest quaprès plusieurs siècles de vicissitudes et de luttes quelle a été accomplie. Nous aurons à suivre ces luttes, ces vicissitudes; à rechercher, dans le débat qui sest passé entre les deux principes qui se trouvaient en présence, quel a été le caractère de chacun deux, quels sont les faits qui se rattachent à laction de lun et de lautre; quelles relations, quel pacte se sont établis entre eux; quelle a été leur influence réciproque, et dans quelle situation leur double action, parvenue à son terme, a placé les sociétés. Cet examen, quelque succinct quil devra être, car notre objet ici nest point de faire un cours dhistoire, comporte pourtant un assez grand nombre de détails. Nous ny entrerons pas aujourdhui; il nous mènerait trop loin. Nous commencerons à nous en occuper dans notre prochaine réunion. En attendant, Messieurs, nous appelons votre attention, vos méditations, sur ce fait si longtemps méconnu, savoir: que la division du pouvoir en spirituel et temporel, division qui a été si souvent controversée, et dont il a toujours 31 Vol. 41
192 EXPOSITION éLé impossible jusquici de fixer les termes, ne correspond pas, comme souvent on a paru le croire, à une distribution naturelle de travail, à une sorte de dualisme primitif et invariable que présenterait lexistence de lhomme. Sil en avait été ainsi, nous aurions dû voir lharmonie sétablir entre les deux puissances, car il aurait été possible alors de fixer nettement les limites de leurs domaines respectifs; or, cest ce qui nest point arrivé. La raison en est simple cest que cette division des pouvoirs nétait autre chose que le résultat, lexpression de lexistence de deux sociétés qui se trouvaient en présence, et dont les destinées, dont les tendances étaient opposées : lune qui pratiquait la loi nouvelle de Dieu, la fraternité universelle, la ix; lautre qui continuait à suivre limpulsion de César, personnification de la violence, de la haine, de la GUERRE. Ce rapprochement pourrait suffire pour caractériser les deux sociétés. Il ast évident que la première était progressive; quelle renfermait dans son sein le germe de lavenir; tandis que la seconde, au contraire, manifestait un fait rétrograde et destiné à périr. Ce partage de la puissance et des hommes,
E LÀ flOECTRINE SAINT-SIMOENIENNE la lutte, lopposition qui en ont été le résultat, ont aujourdhui perdu leur raison; nous touchons à une époque où lunité, lharmonie vont sétablir entre toutes les tendances de lhomme, et où, par conséquent, il n aura plus quune société et quun pouvoir; en nous servant un moment de la langue chrétienne nous pourrions dire pie la loj de César est arrivée à son terme; quelle va disparaître pour faire place à la loi de Dieu, dont le règne, enfin, doit arriver sur la terre. Nous montrerons bientôt comment le christianisme, qui a préparé cette grande révolution, est impuissant pour laccomplir. TROISIÈME SIANCE. DU POUVOIR SPIRITUEL ET DU POUVÔIR TEMPOREL. CONFUSION DES DEUX POUVOIRS, A LORiGINE DU CHRISTIANISME, ENTRE LES MAINS DE LA PUISSANCE MILITAIRE. CETTE CONFUSION SE FORTIFIE EN ORIENT. ELLE SAFFAIBLIT SANS CESSE ET TEND A DISPARAÎTRE MN OCCIDENT. CONSÉQUENCES DE CETTE DINFIÎRENGE SUR LES DESTfNES DES PEUPLES. MEssiEuRs, Par lapparition du christianisirie, deux sO
f9 EXPOSITiON ciété se trouvaient en présence: lune, pleine davenir, manifestant la tendance de lhumanité vers la paix, vers lassociation universelle; lautre, formée de tous les débris du passé, et ne reprsenlant plus, dès lors, quun fait destiné à périr, lantagonisme, la uuerre. Nous avons montré comment la première, encore quelle fût progressive, encore quelle seule fût eu possession de lélément constitutif, de la raison suprême de toute société, la RELIGION, ne pouvait cependant prétendre à réaliser complétement dans lordre politique les sentiments, les idées quelle venait easeigIer aux hommes. Sa tâche nétait point daccomplir lordre social dont elle contenait le germe, et dont, à quelques égards même, elle était un symbole, mais seulement de le préparer. Pour remplir celte tâche, dont la conscience, dailleurs, ne lui avait pas été donnée; eIl devait pactiser avec la société quelle était appelée à détruire, et borner ses prétentions, à légard do cette société, au partage de la puissance. Cette ôonquéte, avons-nous dit, ne devait point être faéile pour Je christianisihe; il a fallu, en effet, plusieurs siècles pour quelle fût consommée.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 195 Jetons aujourdhui un coup doeil sur les vicissitudes qui accompagnèrent la marche ascendante de la société nouvelle; examinons comment sest opérée, sest constituée enfin cette division des pouvoirs, établie au moyen âge, division si mobile, si incertaine dans ses limites, si mal définie quant à son principe, et qui pourtant constitue laspect le plus saillant, le trait le plus caractéristique de lépoque où elle prit naissance. Dans ce retour vers le passé, nous navons pa seulement pour objet déclaircir un lait mal apprécié, dapporter une solution à un problème qui a été si longuement, et jusquà ce jour si vainement débattu ; mais encore, et surtout, de monirer, dans ce qui a été, lindication de ce qui doit être, et de justifier ainsi les idées que nous avons présentées sur la grande UNITÉ sociale qui se prépare. Du point de vue où nous sommes placés, il ny a pas lieu de soccuper du christianisme avant lépoque où il commença à prendre place dans lordre politique, où il imposa sa formule et sa foi aux pouvoirs en présence desquels il sétait si péniblement développé. Jusque-là, en effet, les chrétiens se trouvent placés dans une
196 EXPOSITION position tout exceptionnelle.: si leur existence intéresse vivement lordre social, ce nest point par une action directe et publique; si les pou. voirs établis ne se mêlent pas de leur gouvernement intérieur, ce nest point parce quils sont indépendants, mais parce quils sont isolés, séparés, et que lexistence, comme société, leur est même déniée. Il ne sagit point alors pour la hiérarchie chrétienne de régler, de déterminer ses rapports avec la hiérarchie militaire: le grand objet, pour la société naissante tout entière, est dexister pour ellemême au milieu de la société qui lapersécute; tel est aussi le premier intérêt qui se révèle dans la plupart des écrits apologétiques, publiés durant le cours de la persécution. Mais, à dater de lavénement de Constantin, cette situation change : les chrétiens nont plus à se défendre contre la société qui leur est étrangère; leur but dominant est de lenvahir et de la diriger: cest alors que, pour la première fois, il y a lieu de soccuper de la relation des deux hiérarchies, des deux sociétés. Et dabord, au commencement, la confusion des pouvoirs est complète, et cest dans les mains du successeur de César quelle est établie. Après lavénement de Constantin, on voit bien
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 197 les églises chrétiennes jouir encore de quelque indépendance, communiquer spontanément entre elles, convoquer des assemblées, prendre des décisions et les proclamer sans recourir à une sanction étrangère; mais dès quun dissentiment se prolonge et cause quelque trouble, dès quil devient nécessaire eu conséquence dinvoquer une autorité dont la décision soiîsans appel, cest à la puissance impériale quon sadresse, parce que, hors delle, il n a point de souverainèté constituée et reconnue. A peine Constantin fut-il monté sur le trône, quon le vit intervenir pour terminer un schisme qui troublait les provinces dAfrique, celui des Donatistes. Dans cette circonstance, il est vrai, il se conforma aux décisions des deux conciles; nis ces conciles, il les avait convoqués; et si lon consulLe la forme dans laquelle ces assçmblées lui transmirent leurs actes, il est évident quelles-mêmes reconnaissaient leur dépendance à son égard. Enfin, lédit qui condamnait les schismatiques émana directement du prince luimême. Peu de temps après, lhérésie arienne, qui a été si puissante dans 1Église, et qui pendant si longtemps a tenu son dogme en suspens, vint ma-
98 EXPOSITION nifester avec plus déclat encore cette confusion des pouvoirs et la suprématie impériale. Longtemps le débat engagé entre Anus et lévêque dAlexandrie demeura renfermé dans la province où il sétait élevé, sans quil en fût référé à lernpereur. Anus avait été condamné par deux conciles; mais, sans avoir égard aux sentences qui le frappaient, il en appela aux évêques circonvoisins, qui, sans tenir plus de compte eux- mémos de la décision qui leur était soumise, justifièrent Anus et sa doctrine, le reçurent à leur communion, et entreprirent de le défendre contre les attaques dont il était lobjet. La division sétablit bientôt, à ce sujet, dans tout le clergé, et de là passa dans le peuple, oii elle se manifesta par de grands désordres. Lempereur crut alors devoir intervenir, et dabord, sans sinquiéter des décisions des conciles qui avaient prononcé déjà sur la question débattue, il écrivit en son propre nom à Anus et à lévêque dAlexandrie, pour les inviter à mettre fin à leur querelle, leur disant quils étaient fous de se disputer sur des matières quils nentendaient pas, et de faire tant de bruit pour un sujet si mince. Mais ni le clergé ni le peuple ne partagèrent
DE LA OOGTR1NE SAiNT-SIMONIENNE 99 lindifférence impériale, et le désordre conti nuant et saccroissant même chaque jour, Constatitin convoqua à Nicée une assemblée générale de lÉglise : mi-même assista à ce concile qui, attendu limportance de la secte è laquelle il fut opposé, et par son titre de premier oecuménique, a conservé tant do célébrité dans les fastes dé lÉglise chrétienne, Anus, sa doctrine et ses partisans y furent condamnés par une immense majorité. Lempereur, disent les écrivains ecclé siastiques, reçut avec soumission et respect les décisions du concile. Ce quil y a de certain, cest quil envoya en exil ceux qui refusèrent dy souscrire, et notamment le chef de lhérésie,. menaçant, en outre, des peines les plus sévères tous ceux qui persisteraient dans. lopinion condamnée; mais cette déférence de Constantin pour les décrets du concile ne fut pas de longue durée. Cédant à des intrigues de cour, bientôt il rappela les exilés, et non-seulement dans le mème temps il permit quun synode provincial, composé en majeure partie dAriens, condamnât la formule sacramentelle adoptée contre Anus par les pères de Nicée, mais encore il envoya en exil ceux qui, dans ce synode, avaienL défondu cette formule. Athanase, patriarche dAlexan
EXPOSITION drie, qùi, dès lorigine de lhérésie, sen était montré ladversaire le plus redoutable, fut à son tour condamné sous divers prétextes, et exilé par lempereur, qui mit le sceau à cette réaction en contraignant le patriarche de Constantinople à recevôir Anus à sa communion. On voit à quoi se réduit le respect de ce prince pour les déorets du concile de Nicée, lassemblée la plus solennelle pourtant qui eût été réunie jusqualors pour délibérer sur les intérêts du monde chrétien. Dans tout ce débat, cest la volonté de lempereur qui décide de toutes choses, cest par son autorité que les conciles sassemblent, cest par elle au moins que Jeurs résolutions deviennent obligatoires. Il est bien vrai que, dans la plupart des occasions, cest en leur nom quil intervient dans les affaires de lÉglise; mais il est évident, par lincertitude quil témoigne entre leurs décrets, par lapprobation quil donne successivement aux uns et aux autres, encore quils soient clairement contradictoires, quà ses eux ces assemblées sont bien plutôt de simples conciles que des corps dépositaires dune autorité qui leur soit propre. Il est également évident, par la lutte qui sétablit entre les divers conciles et par
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE oi la confiance avec laquelle chacun deux croit pouvoir sopposer à ceux qui lont précédé, que lanarchie règne dans lEglise, que son gouvernement nest point constitué, et que non-seulement il nexiste encore aucun signe certain auquel une autorité suprême puisse se faire reconnaître dans son sein, mais que lon ne pense pas même, alors, quune pareille autorité puisse exister. Dans un tel état de choses, la toute-puissance impériale est un fait nécessaire, car elle seule est unitaire, elle seule est toujours présente, elle seule est dépositaire dune sanction, celle de la force. Cette sanction, sans doute, est insuffisante, elle est même en grande partie mal appropriée aux circonstances auxquelles elle sapplique; mais à défaut dune sanction morale, qui ne pouvait évidemment résulter ici que de lexistence dune hiérarchie ecclésiastique constituée, elle seule était capable de maintenir quelque ordre dans lÉglise. Sous les successeurs de Constantin, ce double phénomène de lanarchie de lÉglise et de la suprématie impériale continue à se manifester, et avec plus déclat encore, attendu lactivité croissante que devait prendre la société chrétienne
EXPOSITION au sortir de la persécution. Parmi les divisions qui sélèvent dans son sein, il suffit de suivre celle qui se perpétue à loccasion de larianisme, et qui pendant longtemps domine toutes les auIres, pour vérifier la situation que nous venons de signaler. Dune part, les contradictions entre les conciles deviennent plus fréquentes et plus vives que jamais; de lautre, ces assemblées se montrent dans une dépendance toujours plus absolue de la volonté de lempereur Dans le cours de ce débat, on peut prévoir dune manière à peu près certaine quelle sera lopinion de chacun des conciles appelés à sen occuper, par lopinion arrêtée, ou même passagère, du prince qui le convoque. Cest ainsi que, durant un espace de pins de soixante ans, le monde chrétien, selon lopinion du souverain régnant, apparaît tour à tour arien, semiarien, ou athanasien, ou plutôt orthodoxe, car nous savons aujourdhui de quel côté était lorthodoxie dans ce grand débat. Sous Constantin, la situation à cet égard demeura incertaine, car sil avait réhabilité la personne des chefs de larianisme, il navait pas prétendu pourtant réhabiliter formellement leur doctrine; après lui, le Nord et lOccident se
DE LA DOCTRINE SAINTSIMONIENNE O3 montrèrent orthodoxes sous lempereur Constant, qui létait luinième; lOrient fut arien souS son frère Constance, qui suivait lopinion contraire; et lorsque les d.eux parues do lempire se trouvèrent soumises à la puissance de ce der nier, lOrient et lOccident parurent tour à tour ariens ou semiariens, selon lhuiiieur changeante du prince; ce qui, après deux règnes éphémères, arriva encore pour lOrient sous Valens. Théodose le Grand, qui avait embrassé la foi de Nicée, employa toute son autorité à la faire prévaloir, et, vers la fin de ce règne puissant, il semble que larianisme ait complétement disparu. Ici, une objection peut se présenter; on peut dire que la foi des empereurs nôtait pas chez eux spontanée; que, quelle quelle fût, elle leur était toujours inspirée directement ou indirecte - ment par les évêques qui les entouraient. Ce fait est incontestable; toute lhistoire latteste, et il serait impossible de concevoir quil en eût été autrement. Mais ce quil y a dimportant à constater ici, cest quaucune des opinions qui sélèvert spontanément dans le sein du clergé ne peut prétendre à une domination publique quautant quelle parvient à se faire recevoir par le
204 EXPOSiTION prince et que celuici en fait ouvertement profession. Pourtant, dans cette lutte, comme dans toutes celles qui lont suivie, il y a un fait important à remarquer: cest le soin que prennent les empereurs de concilier à lopinion quils professent lapprobation des conciles, même celle des évêques, qui, par la considération attachée à leurs siéges, sont en possession dune influence générale sur lÉglise. Les violences exercées sur quelques conciles pour leur faire souscrire une formule arienne, et notamment sur celui de Rimini, qui est resté célèbre à ce titre; les persécutions dirigées dans le même but contre le pape Libère, dont la résistance fut ainsi momentanément vaincue,, attestent hautement ce fait, dans lequel on doit voir, non-seulement laveu implicite, fait par les empereurs, de lillégitimité de lautorité quils exerçaieùt, mais encore la révélation de la puissance qui, plus tard et ailleurs, devait sélever indépendante à côté de celle des Césars. La suprématie des empereurs dans les affaires de lÉglise, indépendamment de ce quelle était un fait nécessaire, inévitable, comme nous lavons vu déjà, fut encore, à lorigine, plus utile
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 25 que nuisible à la cause du christianisme.: elle constatait ladoption de la foi nouvelle par le pouvoir politique : or, par cette adoption, le christianisme échappait à la persécution; il ac quérait une nouvelle puissance pour se répandre, et pouvait enfin appliquer toutes les forces, toute lénergie quil avait déployées jusquelà pour se défendre, à travailler à son perfectionnement. Si, dailleurs, la persécution avait cessé depuis longtemps, Je retour en était possible, et la con version des empereurs à la foi chrétienne pou.vait seule le prévenir. Ce danger, peu à craindre du temps dont nous parlons, ne paraîtra pas cependant chimérique, si lon réfléchit quaprès deux règnes chrétiens qui avaient duré plus de cinquante ans, Julien, ce héros de la philosophie critique, mais qui pourtant a été justement surnommé lApostat,. parce que, selon la belle expression de M. Ballanche, il avait apostasié lavenir; si lon réfléchit, disons-nous, que Julien trouva, dans les débris du paganisme, assez de puissance pour se croire en état, à son avéne ment, de répudier le christiaflisme, et de con server lempire en se privant de lappui de la foi nouvelle, Mais, si lintervention impériale dans. les af
EXPOSITION faires de llglise fut dabord utile au christianisme, elle ne pouvait manquer, en se prDIongeant au delà des oirconstances qui la. rendaient nécessaire, de devenir funeste à son développement : cest ce que lon vit bientôt en Orient, où le pouvoir des princes sur lglise devint chaque jour plus absolu et plus indépendant. Dans les débatg religieux qui sélèvent, on le voit, U est vrai, continuer à invoquer lautorité des conçues; mais il est évident que, de jour en jour, cette autorité leur paraît moins nécessaire et moins respectable, ce qui est attesté par im grand nombre dactes, dans lesquels, tout en citant les conciles, ils prononcent en leur propre iiom, se présentant, en quelque sorte, comme les .régulateurs de la foi. Pour prouver ce fait, il suffirait de rappeler les deux déclarations des. empereurs Zénon et fléraclius. aux y0 et vu siècles, connues, lune, sous le nom dhénotique, lautre, sous celui dccthèse, toutes deux prononçant sur des points, de doctrine controversés, et notamment sur lopinion dEutychès, concernant la nature de Jésus-Christ. On pourrait citer encore lea décrets de Justinien sur la même quesLion et sur lorigénisme, ainsi que les édits des empereurs dans le viii siècle et. les suivants,
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 207 touchant la grande querelle élevée au sujet du culte des images. Dans toutes ces occasions, non-seulement les empereurs dOrient prononcent souverainement sur le dogme; mais on les voit encore, ce qui était dailleurs une conséquence de cette pre mière usurpation, exercer la même autorité sur le personnel du clergé, nommant et déposant les évêques, selon que ceux-ci se montrent ou non favorables à lopinion quils veulent faire triompher. Au IXe siècle, cette confusion était parvenue à son dernier terme; il ny avait point alors en Orient dÉglise constituée, de hiérarchie ecclésiastique distincte, ou au moins indépendante, de la hiérarchie militaire; les empereurs y étaient revêtus des fonctions de souverains pontifes ; et, bien loin que les faits tendissent, par leur marche, changer cette situation, ils tendaient, au contraire, chaque jour, è laffirmer encore. Nous avons vu quel a été le résultat de cet état de choses. Le pagaiisme navait plus dautels en Orient; mais les habitudes quil avait créées, la dissolution morale qui avait suivi la chute de ce système avant lapparition du christianisme, y subsistaient à eu près dans leur entier; au-
208 EXPOSITION curie loi n était reconne, aucune autorité flr était sacrée, aucune existence assurée, pas même celle des princes, dont le. pouvoir paraissait si absolu; le clergé lui-même avait participé à la corruption générale, et les moeurs des plus considérables de ses membres se distinguaient à peine de celles des puissants laïques de lépoque. Pourquoi le christianisme navait-il pas arrêté le cours de c désordre? pourquoi nen avait-il pas triomphé? Cest que, par des circonstances que nous apprécierons mieux en examinant ce qui sest passé ailleurs, il navait pu se séparer à temps dun ordre politique dont le principe lui était étranger, et quà lorigine il avait reçu mission de combattre et de détruire; cest, en dautres termes, parce quil sétait arrêté, dans son développement, à la limite où les successeurs de César pouvaient seulement consentir à le recevoir. LOrient a bien porté la peine de limpuissance dont le christianisme y a été frappé; lorsque les peuples qui avaient embrassé la foi de Mahomet vinrent envahir ses provinces, il se trouva sans force et incapable de résister à leur puissante impulsion. Sur toute la surface de cet empire, immense encore, tous les .hommes fai
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 209 saient le signe de la croix : mais ce symbole ne représentait aucun ORDRE, aucune puissanoe. Les chrétiens dOrient, hors détat de repousser lagression qui les menaçait, ne pouvaient pas même espérer de sincorporer leurs vainqueurs, de les soumettre à leur foi, car ils navaient quune foi languissante, et, à proprement parler, ils ne formaient point un corps, une société; le paganisme et les vertus qui lui étaient propres avaient disparu de lOrient, et le christianisme y était définitivement avorté. Jusquici, en examinant quel a été le sort du christianisme dans ses relations avec les pouvoirs quil trouva établis à sa naissance, nous ne nous sommes guère occupés que de lOrient. Si nons avons commencé par exposer ce qui sest passé dans cette partie de lempire romain, cest dabord parce quelle a été le premier théâtre où le christianisme a figuré avec éclat, et où ses premiers progrès se sont accomplis, et ensuite parce que lhistoire des vicissitudes quil y a éprouvées, quant à la question qui nous occupe, peut servir à mieux faire comprendre le développement tout contraire que, pour le bonheur de lhumanité, il a eu en Occident.
1O EXPOSITiON Ici, dès lorigine, les circonstances sont différentes: à partir de ladoption du christianisme par la puissance politique, cest-à-dire à partir de lépoque où, du point de vue où nous sommes placés, il i a lieu de soccuper de la relation des deux sociétés, des deux hiérarchies, un fait se remarque dabord : cest la faiblesse de laction du pouvoir impérial en Occident jusquau monient très-rapproché où linvasion des barbares vint r mettre un terme. Depuis la translation dii siège de lempire en Orient par Constantin, il suffit de jeter un coup doeil sur la succession des empereurs pour voir que cest en effet seulement dans cette partie du monde romain que lautorité impériale est forle, active, assurée. Au temps dont nous parlons, lempire, considéré dans son ensemble, tend sans doute à une dislocation générale; dès lors, il se présente comme une proie que doivent se disputer et se partager les ambitions personnelles que la force pourra favoriser accidentellement. Mais cest en Occident, dabord, que ces déchirements, que ces luttes intérieures se manifestent. A partir de Constantiii jusque vers le milieu du xve siècle, époque où, par le fait, lempire romain expire en Occident, on voit les enipe
DE LA DOCTRiNE SAiNT-SIMONIENNE I1 reurs do Constantinople se succéder régulièrement, et achever leurs règnes, en général assez longs, sans être menacés ou troublés dans la possession et lexercice du pouvoir par des tentatives dusurpation. Pendant tout ce temps, enfin, ta puissance impériale en Orient est toujours nettement et visiblement manilèstée. 11 nen est pas de même en Occident : les deux fils de Constantin, qui lui succèdent iminédiatement dans cette partie de lempire, commencent par sen disputer la possession les armes à la main. Quelques années plus tard, celui des deux qui était demeuré vainqueur dans cette lutte, est tué par Magnence, qui lui arrache lempire. De là, jusques au règne dAugustule, et si lon eu excepte celui de Valentin 1er, lOccide t nest quune arène sanglante où des chefs de soldats viennent se disputer la puissance, qui, par cette raison, ne peut parvenir à se fixer et à se développer dans aucune main. Durant la lutte, elle reste souvent indéterminée pour les peuples; il y a alors lacune dans son action, et lorsque ceux qui la possèdent viennent à lexercer, leur objet est bien plutôt de se maintenir que de prendre l7initiative sur la société, et de la régler.
EXPOSITION Nous naurons pas besoin de rapporter les faits qui caractérisent la situation différente à cet égard de lOrient et de lOccident, ces faits vous sont connus; nous nous contenterons den appeler à vos souvenirs. Nous ne nous arrêterons pas non plus à en rechercher les causes; leurs conséquences seules, par rapport à la question que nous examinons, doivent nous occuper; or ces conséquences sont faciles à saisir. Les empereurs dOrient, nayant rien le- douter pour leur existence et la sécurité de leur pouvoir, doivent nécessairement porter toute leur attention, toute leur activité sur le mouvement intérieur de la société, et particulièrement sur celui du christianisme, qui domine fous les autres. Létat précaire de la puissance impériale en Occident ne comporte pas quelle y ait cette action intime et continue. Aussi, à quelques exceptions près, y voyons-nous la société chrétienne, ou, si lon veut, 1glise, sy développer en quelque sorte sur elle-même, par la seule impulsion du principe qui lui est propre. Tandis quen Orient presque tous les conciles, ceux au moins qui ont quelque importance, soiit convoqués par lempereur, dirigés par sa volonté, et
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 213 sanctionnés seulement par son autorité, en Occident, au contraire, et pendant toute la durée de lempire, cest presque toujours la seule volonté spontanée des chefs de lÉglise qui détermine ces réunions; cest leur autorité seule qui y préside et qui fait recevoir leurs décisions. Pour vérifier le fait, il suffit de jeter les yeux Sur la série des conciles tenus à Rome dans le cours des IVe et Ve siècles. Non-seulement ces conciles se réunissent, procèdent à leurs travaux et font recevoir leurs décrets sans lintervention des empereurs, mais encore on les voit souvent sélever contre des conciles orientaux appftyés de toute lautorité impériale, dans le temps même où les deux parties de lempire sont soumises à un seul sceptre. Cest ainsi que, pendant le débat de larianisme, plusieurs de ces conciles cassent les décrets de ceux de lOrient favorables à cette doctrine, et rétablissent les évêques déposés par eux et exilés par les empereurs. A loccasion de ces conciles de Rome, sur lesquels nous aurons à revenir, en les considérant sousun autre aspect, lorsque nous nous occuperons des progrès de la puissance papale, il y a un fait important à observer, et que lon peut regarder cohme un des signes les plus
214 EXPOSITION frappants de la faiblesse du pouvoir impérial en Orient: o est quà partir de Constantin ce pouvoir na plus de siége déterminé. Rome a cessé dêtre la ville des Césars. Les écrivains catholi ques, frappés de ce fait, nont pas hésité à dire que les empereurs romains sétaient retirés devant la majesté du trône de saint Pierre. Si, Iar cette expression, ils ont voulu dire que les empereurs ont effectivement, et avec la conscience dune nécessité qui les pressait, cédé la place à une puissance qui sélevait et dont lascendant les dominait, assurément cette expression est impropre, car, au temps où ce fait sest passé, il est évident que lidée quon peut aujourdhui se former dune puissance, et quon sen formait surtout alors, ne pouvait sattacher à la position où se trouvaient encore à cette époque les faibles successeurs de saint Pierre. Ce quil y a de certain pourtant, cest quil est impossible de ne pas reconnaltre aujourdhui que cette séparation a concouru providentiellement et dune manière puissante à hâter le triomphe de la doctrine du CHRIsT, soit en privant les empereurs de la force et de linfluence moraes attachées au nom même de la ville appelée ôternelle, (le la ville dont le monde était accoutumé
DI LA DOGTRLNE SAINT-SL1IfONIENNE à recevoir ses lois, soit en permettant que cette force, cette influence sattachassent, graduellement et en se transformani, à la parle du pontife qui y représentait la loi nouvelle. Mais bientôt la puissance précaire des empereurs en Occident, et toutes les chances quelle pouvait avoir de ressaisir son ancienne posiLion et de sy affermir, furent pour toujours détruites par un événement qui, jusquà ce jour, ne nous à guère été présenté que comme une horrible catastrophe, mais dans lequel, pourtant, il nous faut bien encore reconnaître un fait providentiel, qui a hâté au moins laccomplissement du progrès nouveau que lhumanité était appelée à faire. Nous voulons parler de linvasion des barbares. Ces peuples qui entouraient lempire romain de toutes parts, et qui, dès, le Vie siècle, avaient fait sur son territoire de fréquentes excursions, y débordèrent dune manière irrésistible, au commencement du cinquième; et, dans le cours de ce siècle, couvrirent de leurs établissements le Nord de lOccident. Nous navons point à retracer les faits de cette invasion, il suffira de rappeler quà la fin du Ve siècle, la GrandBretagne, les Gaules, lItalie, lEspagne, lAfri- que étaient devenues le domaine des barbares. 32 Vol. 41
EXPOSiTION Les victoires de Bélisaire et de Narsès, dans le siècle suivant, firent rentrer, il est vrai, une partie des provinces conquises sous lautorité des empereurs dOrient. LAfrique et lItalie furent dans ce cas; mais ce faible retour à la domination impériale en Occident est ici sans importance. Le provinces dAfrique allaient bientôt, et pour toujours, sortir de la sphère du christianisme, et quant à lItalie, à peine venait- elle dêtre soustraite au pouvoir des Goths, quelle rentra sous le joug des Lombards. Si quelques portions de ce territoire primitif de lempire échappent à ces nouveaux conquérants, elles nen subissent pas moins la loi de la dissolution générale, et ne tardent pas à devenir des Etats à peu près indépendants dans les mains des chefs qui continuent à y commander au nom des monarques de Constantinople. Ainsi fut détruite, par linvasion des baibares, lunité matérielle qui, de droit au moins, avait jusque-là existé en Occident; le pouvoir politique qui avait succédé à celui des empereurs sy trouva morcelé en une foule de dominations incertaines, flottantes, qui pendant longtemps devaient rester sans racines dans la société au milieu de laquelle elles sétaient établies. Ce
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 217 changement, qui, au moment où il. se produit, ne se présente que comme un affreux boulever sement, mettait pont toujours léglise chrétienne, cest-à-dire la société pacifique, à labri de lenvahissement dont la puissance unitaire et guerrière des empereurs pouvait la menacer, et permettait au clergé, en le dégageant moinen tanément de toute influence étrangère, de préparer les éléments de lordre nouveau qui devait principalement sortir de son sein et mettre fin à ce chaos. A dater des premiers temps du y0 siècle, les empereurs avaient commencé à concentrer leurs forces et à replorer leur administration sur les provinces quils pouvaient le plus espérer de défendre, laissant aux plus menacées, en les abandonnant, le soin dese préserver contre linvasion, et de se régler intérieurement comme elles lentendraient. Par suite de cet abandon successif, qui sétendit bientôt à tout lOccident, les évêques, qui se trouvaient déjà en possesion de la direction des esprits et de la confiance des peuples, et qui depuis longtemps participaient à ladministration municipale, furent naturellement dès lors investis de tous les pouvoirs. Lorsque les barbares vinrent former des éta
I8 EXPOSITION blissements sur le territoire de lempire, le olergé était en quelque sorte, par l fait., le dépositaire et le gardien des pays envahis. Cette position, qui avait encore resserré le lien daffection par lequel les peuples lui étaient unis, faisait de ses chefs les arbitres, les modérateurs naturels de la conquête, et lorsque les vainqueurs songèrent à se fixer définitivement dans les paîs dont ils sétaient emparés, ce fut avec lÉglise quils eureiit à traiter. La plupart des nations envahissantes professaient, il est vrai, larianisme, et il semble que cette circonstance ait dû amoindrir de beaucoup sur elles le crédit du clergé occidental roLnain, qui, en presque totalité, était orthodoxe; mais ces peuples, nouvellement convertis au christianisme, nétaient guère en état dapprécier limportance de la division qui, à cet égard, sétait établie entre les chrétiens. Le christianisme était encore pour eux une simple formule, et lesprit de cette doctrine leur était à peu près complètement étranger. Daprès ce que lon sait de plusieurs dentre eux, il est même évident quen se rangeant sous la bannière du CHRIST, ils avaient cru seulement adopter un DIEU qui leur donnerait plus de puissance à la guerre. Les affections
DE LA DOCTR1N1 SAINT-SIMONIENNE 219 militaires, les intérêts de la conquête, tenaient dailleurs beaucoup trop de place dans leur esprit. pour quils. pussent songer à emploer, dune manière continue, leur activité, leur éiiergie, à faire triompher tout autre ordre daffections et din1érêts Aussi, si lon en excepte les Vendales dAfrique, qui firent aux, catholiques itne guerre cruelle, ces peuples se montrèrent-ils beaucoup plus tolérants, à Fégard de la doctrine qui leur était imposée, que leurs habitudes violentes nauraient pu le faire croire, beaucoup plus même que ne lavaient été les ariens civilisés de lempire, lorsquils avaient disposé du pouvoir. Les Visigoths et les Bourguignons dans les Gaules, les Lombards en Italie, firent bien éprouver quelquos persécutions aux catholiques; mais ces persécutions ne furent que passagères, et firent bientôt place à la tolérance. Les Ostrogoths, qui avaient précédé les Lombards en Italie, poussèrent même cette tolérance jusquau point de permettre aux vaincus de condamner publiquement dans les conciles la croyance des vainqueurs. On se rappelle la lettre quécrivait Tltéodat, Ufl de leurs rois, à lempereur Justinien, et dont le sens . général était que Dieu ayant permis la pluralité des religions, il ne se
EXPOSITiON croyait point le droit dentreprendre de soumettre les peuples à une même foi. Ce nest point dans le but, comme on la fait jusquà présent, dexalter la sagesse du roi barbare, que nous rappelons cette lettre; car Dieu ne permet la pluralité des religions que lorsque les hommes nont point encore le désir de lunité et la force de létablir. Le seul objet de cette citation est de montrer lindifférence religieuse des peuples qui envahirent lempire romain. Indépendamment de cette indifférence qui permettait aux barbares de se rapprocher sans ré pugnauce des évêques orthodoxes et de transiger avec eux, leur position leur faisait encore une nécessité impérieuse de ce rapprochement, de cette transaction, puisque ces évêques seuls connaissaient le pays envahi, ses ressources et ses moeurs, et queux seuls, en communion didées, de sentiments et dintérêts avec la population vaincue, pouvaient la déterminer à se résigner à sa condition, et à accepter le joug de ses nouveaux maîtres. Par suite de cette situation, les évêques, en acquérant des titres à la considération des vainqueurs, en acquéraient nécessairement de nouveaux à lamour des vaincus, quils protégeaient, autant que de pareilles cir
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE constances pouvaient le permettre, contre les violences et les dévastations de la conquête. La position de lÉglise se trouvait alors complétement changée; elle nétait plus, comme sous lempire, lhumble sujette du pouvoir politique, liée envers lui à lobéissance, soit par le souvenir de bienfaits reçus, soit bien plus encore par une habitude qui remontait à lorigine même de son existence politique. Dès lors, elle commençait à vivre de sa propre vie, et, en servant darbitre entre les peuples et leurs chefs militaires, elle devenait une puissance. Cette positian, il est vrai, était bien irrégulière, bien incertaine encore; mais le premier pas était fait; les autres ne pouvaient manquer de se faire. Si larianisme avait eu peu dimportance au moment même de la conquête, il pouvait nanmoins, en se perpétuant et senracinant, exercer une influence funeste sur le sort de la société chrétienne. Indépendamment de leffet que cette doctrine, par sa nature intime, pouvait avoir plus tard sur le règlement social (ce quê nous pourrons avoir à examiner, en nous plaçant .dans un autre ordre didées), il est évident pour tout le monde quelle avait, au moins, dès lors, le grave inconvénient de rompre lunité de la
EXPO$IT1Q croyance chrétienne. Aussi les évêques catholiques, employèrent-ils tous leurs soins à la détruire. Parmi les peuples barbares qui avaient envabi les Gaules, les Francs, qui sy étaient établis les derniers, étaient encore idolâtres, et se trouvaient les seuls dans ce cas. Les Évêques entre prirent de les convertir, non-seulement pour les rapprocher de la population vaincue, mais en core dans le but demployer leur puissance contre larianisme, qui, depuis longtemps déjà, avait été apporté dans lest et dans le midi de la Gaule par lesBourguignons et les Visigoths. On sait avec quelle facilité Clovis, favorisé par les évêques catholiques de ces provinces, parvint à meLtre fin à la domination des princes ariens qui y régnaient alors, et par conséquent à leur croyance qui ny avait point dautre appui que celui de leur protection. Le même butful atteint par 1a même sollicitude, bien que par dautres moyens, au vit siècle, en Espagne, et au Vile siècle en Italie. Jès lors, larianisme se trouva détruit dans lOccident tOut entier, et si lunité chrétienne ny fut pas encore constituée politiquement, elle y fut au moins assurée comme doctrine.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Ainsi, par linvasion des barbares, non-seulement lÉglise chrétienne en Occident acquit à légard de la puissance militaire une liberté de fait, qui devait lui sevir dacheminement à lindépêndance politique et régulière dont nous lavons vue plus tard en possession, mais êncore, au milieu de cètte tourmente, elle se trouva appelée à passer de la contemplation à laction, à se mêler aux événements, à pénétrer dans la vie des peuples, à prendre entin une existence sociale. Tels sont, Messieurs, les faits quil importe surtout de remarquer au miliêu des désordres de la conquête et de la confusion générale qui en fut la suite, principalement du Vie au ville siècle. Toutes nos histoires sont remplies de gémissements sur les pertes que lhumanité, que la civilisation éprouvèrent dans le cours de cette période. Aujourdhui, il ne peut plus être pêrmis de répéter ces lieux communs : la plainte, à ce sujet, devrait bien plutôt faire place dans nos bouches à 1bmne de grâce. En effet, rien napéri alors que ce qui devait périr, rien na été négligé que ce qui pouvait lêtre sans danger. A lapproche des peuples barbares, nous voyons disparaître, il est vrai, les institutions, les moeurs, les arts, la philosophie, qui formaient
224 EXPOSITION les éléments de la civilisation romaine; mais il ne faut point oublier que cet édifice qui sécroule est celui du paganisme, ou plutôt, ce qui est bien moins encore, celui de la critique du paganisme : ce quil ne faut point oublier surtout, cest quà mesure que cette ruine se consomme, et grâce à la place quelle laisse libre, se développent graduellement les institutions, les moeurs, la poésie, et, sil est permis de sexprimer ainsi, la philosophie chrétienne, cest-à-dire enfin lélément progressif, le principe de vie qui devaient enfanter les sociétés modernes. Jetons un moment les reux sur lOrient avant le temps qui a précédé son envahissement par le mahométisme; là, rien ne périt de ce qui fait ici lobjet de nos regrets; la civilisation romaine sy maintient dans presque tout son éclat, et lorsque après plusieurs siècles de séparation les croisades eurent mis de nouveau en présence les deux parties de lancien empire romain, lOccident, sil ne fut pas touché, fut au moins frappé détonnement à la vue des merveilles de la civilisation orientale, tandis que lOrient, au contraire, parut reculer deffroi et de dégoût à la vue de la rudesse de lOccident. Et, cependant, de quel côté était la vie? De quel côté étaient la
DE LA DOCTRINE SA1NT-SII,IONIENNE force et lavenir? La suite la montré : nous avons vu ce quest devenu lOrient, et rous vorons ce que nous sommes, nous, fils ingrats de ces temps, de ces institutions que nous nous plaisons à flétrir aujourdhui sous les noms de ténèbres et de barbarie. Un tel rapprochement peut suffire, il na pas besoin de commentaire. Du vi au vIii0 siècle, les rapports de lÉglise et de la hiérarchie avec la société militaire et ses chefs ne présentent rien de fixe et de régulier : lÉglise est à peu près indépendante, au moins quant au règlement de sa discipline intérieure et de son dogme. Mais cette indépendance ne sappuie sur aucune base solide; elle nest point encore le résultat dune institution politique, et, à proprement parler, elle nest due quau désordre général et à lindifférence des chefs militaires. Au viii siècle, des relations plus suivies, plus intimes, sétablissent entre les deux puissances. Ici commence, pour ainsi dire, une nouvelle série de faits: nous nous en occuperons dans notre prochaine réunion. Ce retour vers le passé est aride, sans doute. Nous sentons surtout, Messieurs, combien peu dintérêt il doit vous présenter, à vous qui no pouvez encore clairement comprendre le lien
EXPOSITION qui existe entre cette investigation et ce que nous aurons à vous dire dans la suite. Nous ferons donc tous nos efforts pour en sortir le plus promptement possible. Nous aussi nous avons hâte darriver à lavenir; car cest lavenir qui nous occupe, et cest sur lui surtout que nous voulons porter vos regards. QUATRIÈME SÉANCE DU POUVOIR SPIRIIUEL ET DÛ POUVOIR TEMPOREL EN OCCIDENT. MESSIEURS, Ljinvasion des barbares, avons-nous dii, avait en de grands avantages pour la soci6té chrétienne. ElLe lavait délivrée du danger denvahissement 4nt pouvait la menacer la puissance unitaire 4es empereurs romains;. en remettant momentanément, entre les mains des chefs de lglise, les intérêls des pays abapdonnés par lempire, elle avait encore resserré le lien par lequel les peuples leur étaient unis; enfin, en
DE LA DOUTRINE SAiNT-SIMONIENNE l)risaflt violemment linstitution romaine, elle avait détruit les obstacles qui auraient pu sopposer au développement des conséquences sociales de la foi nouvelle. Cependant létat de choses qui suivit la copquête pouvait, en se prolongeant, entraîner de graves inconvénients pour lÉglise, et lempêcher de recueillir les avantages que sa position nouvelle semblait lui promettre. Le christianisme navait encore dunité que comme doctrine; comme corps, comme association, il nen avait point lÉgLise catholique, sous ce rapport, nétait encore alors quune abstraction, car aucune organisation formelle, aucune hiérarchie générale, nétablissait de lien régulier et per marient entre ses membres, cest-à-dire entre les églises provinciales et leurs chefs. Ce dernier progrès ne pouvait se réaliser que par la continuité de relations fréquentes et actives entre les églises ;or, la conquête, en détruisant dabord toute sécurité dans les communications, en morcelant le territoire, et en séparant politiquement les peuples qui lhabitaient, rendait de jour en jour ces relations plus difficiles. Les différentes églises locales se voyaient donc menacées de tomber dans lisolement, de perdre
EXPOSITION les traditions de dogme et dc discipline, qui seules établissaient un lien entre elles et constituaient leur unité; enfin, à défaut de limpulsion, de lexcitation, quelles avaient jusque-là reçues de leur contact presque journalier, elles étaient exposées à perdre bientôt toute activité, Vers la fin du Vile siècle, la plupart de ses inoonvénien s commençaient à se faire vivement sentir. Les communications entre les églises navaient plus lieu quaccidentellement, les conciles étaient devenus fort rares, et si lon en excepte ceux dEspagne, qui soccupaient autant des affaires de lÉtat que de celles de lÉglis&, ces assemblées, soit par leur juridiction, soit par leur objet, ne sétendaient guère au delà des limites étroites dune province. Lautorité des métropolitains, la seule qui eût été encore nettement établie dans le sein de lépiscopat, était presque partout tombée dans loubli, et les évêques particuliers, isolés dans leurs diocèses, et exerçant sur leurs églises quils gouvernaient un pouvoir presque absolu, montraient une tendance de plus en plus prononcée à localiser leurs affections et leurs vues, à tomber même dans t Voir en particulier les Conciles de Tolède.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 229 légoïsme. Des diversités importantes sétaient établies dans ladministration des églises, dans le mode de lélection de leurs chefs, et jusque dans les pratiques du culte : enfin, comme il est facile de le concevoir dans une pareille situation, le mouvement intellectuèl du christianisme sétait prodigieusement ralenti, et, sur plusieurs points même, il avait pris évidemment une tendance rétrograde. Mais la formation des grandes dominations temporelles qui prirent naissance dans le ville siècle vint heureusement arrêter le progrès de ce mal: en facilitant, en provoquant même de nouvelles communications entre les églises, ces établissements politiques leur rendirent le mouvement et la vie quelles étaient menacées de perdre. Obligés de passer rapidement sur les faits, nous nous transporterons dabord au temps do Charlemagne, sous le sceptre duquel la partie la plus importante alors de lEurope se trouva bientôt rangée. LEglise ne pouvait être tirée de la situation dans laquelle elle se trouvait, et que nous venons de décrire, que par lemploi de moyens extraordinaires et exceptionnels : une autorité unitaire, eurôpéenne, en possession dune grande puissance matérielle, capable dapprécier la mission
3O EXPOSITION civilisatrice du christianisme, et animée du désir de voir cette mission saccomplir, pouvait seule reniplir une pareille tâche. Cette autorité se trouva personnifiée dans Charlemagne. Pendant toute la durée de ce règne, nous voons la puissance temporelle reprendre, dans les affaires de lÉglise, la suprématie qùe les empereurs romains avaient autrefois exercée, et qui, comme nous lavons vu, avait ét si funeste à lOrient. Les lois, les règlements ecclésiastiques se multiplient alors dune manière prodigieuse, car, daprès labandon et lisolement dans lesquels les églises, les établissements religieux étaient restés pendant si longtemps, et attendu les changements survenus dans la société, tout était à réorganiser, à régler de nouveau dans leur sein. Le nom de Charlemagne est attaché à tous les actes qtii sont produits dans ce but, ou plutôt cest de son autorité que ces actes émanent directemeut. Cest kil qui convoqie les conciles, qui détermine Pobjet de leur réunion, qui sanctionne leurs décrets et les fait exécuter. Mais ce nest pas toujours par lintermédiaire des conciles que ce printo lhtérvient dans le règlement ecclésiastique dans les instructins quil donne aux
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 231 commissaires exLraordinaires missi dominici) quil envoie dans les provinces, pour veiller. au maintien de lordre pnblic, il leur ordonne de visiter les églises, les.monastères, etde sassurer si les clergés régulier et séculier vivent selon la règle propre. à chacun deux; il leur trace la conduite que les membres de ce clergés doivent suivre dans les débats qui peuvent sélever entre. eux, et se réserve de prononcer souverainement sur ceux de ces débats qui ne pourraient se terminer dans la forme quil prescrit. Au milieu des désordres, des trouNes, qui avaient pris place du Vie, au Ville siècle, la masse du clergé, dans une grande partie de lOccidént, était tombée dans lignorance lintelligence des livres sacrés et. des écrits des Pères de lÉglise sétait obscurcie, et les textes eux-mêmes .de ces ouvrages avaient été altérés. Charlemagne fit revoir et corrigçr ces textes par les hommes les plus capables de son époque, et pour obvier aux inconvénients des interprétations vicieuses que les prêtres ignorants auraient pu en donner, il fit composer pour eux un recueil dhomélies quils . devaient apprendre par coeur et se contenter ,de réciter au peuple.. Enfin, pour arrêter le progrès de. lignorance et pour en prévenir le
EXPOSITION retour, il institua, dans le sein des églises et des monastères, des écoles qui étaient destinées à donner à ceux qui se proposaient dembrasser la vie ecclésiastique ou monastique linstruction quexigeait cette profession. La règle monastique, qui, au VIe siècle, avait été établie par saint Benoît de Nurse, était tombée dans loubli; Charlemagne sefforça d rappeler les religieux; enfin, il parvint à rétablir luniformité dans le culte, en obligeant les églises de ses États à adopter le rituel romain. Mais ce nest point seulement à réformer des abus locaux, à rétablir lordre ancien, à interpréter une législation existante et à lappliquer aux circonstances de la société que ce prince emploie son autorité; il intervient encore et dune manière non moins absolue dans les controverses qui prennent alors naissance dans le sein de lÉglise et loccupent tout entière. Le septième concile général tenu dans ce siècle à Nicée, et appelé à prononcer sur la grande querelle qui &était élevée en Orient au sujet du culte des images, avait décidé que ce culte était conforme à la doctrine le lÉglise: cette décision était parvenue en Occident et elle commençait à occuper vivement les esprits Charlemagne, sans avoir égard à lautorité s.olen
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 233 noue doù elle émanait, fit composer un ouvrage en quatre livres, connu sous le nom de livres Carolins, dans lequel elle était combattue sans ménagement. Enfin, malgré les remontrances du pape, qui avait approuvé les actes du concile oriental, qui y avait pris part par les légats, qui avait entrepris même une réfutation des livres Carolins, il lii condamner formellement le culte des images par le concile particulier tenu à Frauc fort-sur-leMein en 794. Une hérésie nouvelLe sur la nature de JésusChrist, celle des dop tiens, sétait élevée dans le nord de lEspagne, et de là avait bientôt retenti dans tout lOccident. Une dispute animée sétait engagée entre les Grecs et les Latins au sujet de la procession du Saint-Esprit; ce fut par la sollicitude de Charlemagne que différents conciles furent ap pelés à examiner ces querelles et parvinrent à y mettre fin. Pendant tout le règne de ce prince, rien ne se fait dans lÉglise sans sa participation, et presque toujours cest lui qui prend linitiative dans les choses qui la concernent. 1. Sur la première, voir en particulier les conciles dø Narbonne, 791, de Ratisbonne, 79e, de Francfort, 794, et dAix-la-Chapelle, 799; et sur la seconde le Concile de Gen tilli, près Paris, 767, et celui dAixla-Chapelle, 809.
234 EXPOSITION Parmi les actes de ce règne qui ont été conservés jusquà nous, et que lon désigne sous le nom général de. capitulaires, quels que soient dailleurs leur objet ou leur forme, ceux qu sont relatifs au gouvernement de lÉglise, soit quils prononcent sur sa discipline intérieure, soit quils règlent ses rapports avec les fidèles, sont beaucoup plus nombreux que ceux qui sappliquent à quelque autre branche que ce soit de ladministration publique. Au premier aspect, il semble que laction de Charlemagna sur lEglise ne se distingue en rien de la suprématie exercée par les ampereurs dOrient; mais si lon considère de plus près le caratre de ce prince, lesprit et la tendance qui se manifestent dans ses actes, et la nature enfin des circonstances au milieu desquelles il agit, on reconnaît bientôt que cette ressemblance nest quapparente. On seGt en effet que bien loin de vouloir maîtriser, subalterniser la puissance de lEglise, son but, au contraire, est de létendre, de lexalter, parce quil comprend la haute mission quelle a à remplir dans le monde, et parce quil reconnaît particulièrement quelle seule peut rapprocher et confondre les peuples si divers soumis à son empire, et détei
DE LA D0CTRINE SAiNT-SIMONIENNE f235 miner ces peuples à vivre sous un gouvernement régulier. La soumission du clergé envers lui, encore quelle soit complète, ne ressemble pas davantage à la servilité du clergé dOrient envers les successeurs de ConsLantin: cest un corps qui sent les destinées qui lui sont réservées, et qui sunit avec empressement et avec amour à la puissance qui peut lui donner ce qui lui manque encore pour les accomplir. Ce nétait pas, dailleurs, à une source étrangère que Charlemagne puisait les inspirations qui dirigeaient sa conduite envers lEglise, puisque lon voit, en effet, que tous ses conseillers principaux apparLenaient au clergé, et que presque toutes les missions politiques qui parcouraient continuellement son vaste empire, soit pour lui en faire connaître la situation, soit pour y faire exécuter ses lois, ôtaient présidées par des vques. Charlemagne, dans lhistoire, est une figure à part. Dans ses rapports avec lEglise, ce nést point comme prince temporel, comme conqué ranI, quil se présente, mais comtÛ tin législateur pacifique et, sil est permis de sexprimer ainsi, comme un papé provisoire.
236 EXPOSiTION Au surplus, la situation dans laquelle se trouva 1Eglise après sa mort montre assez ombien ce règne lui avait éte favorable. Et, dabord, lactivité intellectuelle lui avait été rendue: les noms dAlcuin, do Paul Diacre, de Théoduif, dEginhard, et de beaucoup dautres qui appartiennent à cette époque, attestent suffisammen, le progrès quelle avait fait sous ce rapport. De nombreux couvents avaient été fondés; 1Eglise, en possession déjà de biens considérables, avait reçu encore un immense accroissement de ricliesses, et son indépendance sous le rapport matériel se trouvait alors complétement assurée par Uétablissement définitif dun impôt qui lui était propre, celui des dîmes. Le clergé avait été investi dune juridiction absolue sur ses membres, ainsi que sur toutes les affaires qui le concernaient, et, au moyen du rapport quil avait établi entre lobjet de la plupart des transactions civiles et les prescriptions de la loi religieuse, il lavait étendue aux plus importantes des transactions de cet ordre . 1. Toutes les contestations sélevant la suite de mariages ou de testaments se trouvèrent dabord dans ce cas, et, par une extension naturelle, presque toutes les transactions civiles subirent bientôt la même loi.
DE LA DOCTRINESAINT-S1MON1ENNE On sest beaucoup élevé, dans les trois der niers siècles, contre les faits que nous venons de rapporter, comme attestant le développement de lEglise, et on a eu raison; car alors lEglise avait accompli sa destination; elle ne comprenait rien au progrès quelle avait mis la société en état de désirer, et elle nétait plus quun obstacle à laccomplissement de ce progrès. Mais au temps où elle fut mise en possession des avantages dont nous venons de parler, sa situation était bien différente: à cette époque elle était progressive, et elle seule létait; tout ce qui pouvait alors contribuer à étendre sa puissance était donc une véritable conquête pour la civilisation, pour lhumanité. Cest ainsi que, dans les jugements à porter sur lEglise et sur ses institutions, il ne faut jamais oublier quil y a dans son histoire deux époques distinctes, lune qui sétend depuis son originejusquà la fin du quinzième siècle, lautre qui comprend tout le temps qui sest écoulé depuis lors jusquà nous; et que les mêmes faits, selon quon les considère à lune ou à lautre de ces époques, changent complétement daspect. Jusquà Charlemagne, et pendant toute la durée de ce règne, lEglise navait point eu de
238 EXPOSITION place déterminée dans lordre social, le clergé navait été revêtu daucun caractère politique.. En contact continuel avec les chefs de la société militaire, admis et appelé dans leurs conseils, il avait exercé sans doute une grande influence sur la marche des événements, sur la conduite des Etats, ou, pour employer lexpression du temps, sur les affaires temporelles; mais jusque-là cette influence navait été quindirecte: tout ce que lglise avait obtenu, soit pour elle- même, soit pour la société tout entière, elle ne lavait dû quà lascendant que ses chefs, par leur supériorité morale, devaient prendre naturellement sur ceux de la société militaire, et non pas à Jexercice dun droit public qui lui fût reconnu; lglise enfin, hors de son sein, navait point encore parlé et commandé en son nom. Mais sous les successeurs de Charlemagne, et grâce aux progrès quelle avait fdits sous ce règne, elle ne tarda pas à prendre une autre attitude. Dans les démêlés de Louis le Débonnaire avec ses fils et dans la lutte qui sétablit ensuite entre ces derniers, ce nest plus comme médiateur ou comme conseil que le clergé intervient, mais comme autorité; cest en son nom propre, au nom de la puissance religieuse, que
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE .39 lui seul représente, quil prononce entre les prétentions qui sélèvent et se combattent. Jusquelà il avait été, volontairement ou non, plus ou moins soumis à la puissance militaire; maintenant cest comme arbitre, comme juge quil se présente dans ses rapports avec cette puissance. En 822, les évêques réunis à Attigny soumettent Louis le Débonnaire à une confession et à une pénitence publiques, pour les crhautés quil avait exercées sur plusieurs membres de sa famille l En 83, ceux de Compiègne le déposent, et un an après, Louis ne se croit relevé de cette dé héanee quaprès avoir été absous par le concile de Saint-Denis, et avoir obtenu de cette assemblée la permission de reprendre les insignes de la royauté. Le coni1e tenu en 842, à Aix-la- Chapelle, dépouille Lothaire des Etats quil pos.sédait en France, et les partage entre Lous et Charles le Chauve, ses frères. Or, dans la position nouvelle que le clergé se trouve avoir prise alors, il ne se borne pas seulement à déclarer où se trouve la souveraineté dans les cas où elle vient à être contestée, il détermine encore de i. li avait tonsuré et enfermé ses trois jeunes frères, et avait fait crever les yeux à Bernard, roi ditalie, son neveu, qui e était morL 33 Vol. 4Ï
240 EXPOSITION quelle manière la souveraineté ellemême doit être exercée. Un concile tenu à Paris en 829 prescrit aux rois les devoirs quils ont à remplir; celui dAixla-Chapelle, en partageant les États de Lothaire à ses frères, trace à ces derniers la conduite quil doivent tenir dans le gouvernement des peuples qui leur sont soumis; enfin, en 859, les évêques du concile de Savonnières jurent, en présence de Charles le Chauve et de ses neveux, une ligue dont lobjet est la correction des rois, des grands et des peuples. Or, les princes, bien loin de sélever contre le pouvoir que sattribue lÉglise, sempressent eux- mêmes de le reconnaître, soit en lui soumettant spontanément leurs différends, soit en recherchant sa sanction pour les projets quils méditent. LÉglise alors touchait au but que nous avons dit précédemment lui avoir été assigné dès lon- gifle: elle avait pris place dans lordre politique; elle était entrée en partage de la puissance, et dans ce partage la supériorité lui était échue, ce qui devait être, puisquelle était progressive, quelle était appelée à détruire les sentiments, les idées, les intérêts de la société avec laquelle elle pactisait, et quelle ne pouvait r parvenir
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 241 quen exerçant sur elle une magistrature. Mais pour quelle pût user convenablement du pouvoir dont elle se trouvait en possession, et il y a plus, pour quelle pût même conserver ce pouvoir, un nouveau progrès lui restait à faire: il fallait quelle-même sorganisât, se constituât comme société. Au temps dont nous parlons, au neuvième siècle, lanarchie régnait encore dans lÉglise; les évêques, depuis longtemps déjà, dominaient tous les autres ordres du clergé; mais aucun lien déterminé et puissant ne les unissait entre eux; aucune autorité suprême, régulière et permanente, ne réglait leur action, ne coordonnait leurs efforts, et. ne les faisait converger vers un but commun. A cette époque on reconnaissait bien généralement que le pouvoir spirituel appartenait à lÉglise; mais lÉglise elle- même restait indéterminée, et considérée dans son ensemble, elle navait point encore, à proprement parler, dexistence. Aussi, dans les débats dont nous avons parlé, voit-on les princes qui s trouvent engagés, et qui nhésitent point dailleurs à se reconnaîtrejusticiables de lÉglise, opposer les conciles aux conciles, en appeler des évêques au pape et du pape aux évêques.
£42 EXPOSiTION Lhistoire des descendants de Charlemagne pourrait fournir des preuves nombreuses de ce fa il. Or, la conduite de ces princes à cet égard ne pouvait être autorisée, bien entendu, que parcelle que tenait le clergé lui-même, dont les actes nattestaient que trop souvent le désordre qui régnait dans son sein. Cest ainsi, par exemple, que dans le cours des querelles qui sétaient élevées entre Louis le Débonnaire et ses fils, le pape Gré-z goire IV étant venu en France avec des vues que ne partageaient pas les évêques de ce pays, ces prélats lui d.éelarèrent que .sil était venu pour excommunier, lui-m éme sen retournerait excommunié. Cet état de choses, en se prolongeant, naurail pu manquer de devenir funeste à lÉglise, et de lempêcher daccomplir la mission qui lui avait été donnée. Et (labord, dans cette situation, le pouvoir qui de droit lui avait été reconnu pouvait être facilement annulé de fait par des princes habiles qui auraient su jeter et maintenir la division entre ses membres épars; et lorsque enfin les sociétés militaires auraient, été fixées et régularisées, les évêques, se trouvant placés individuellement en présence des chefs de ces sociétés, auraient été bientôt sans force à leur
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE a égard, et se seraient vus, sans doute en peu de lenips, réduits à nêtre plus que le instruments dociles de leurs passions et de leurs caprices: supposition qui paraîtra suffisamment justifiée, si lon se rappelle la complaisance que dans le temps même de la plus grande vigueur de lEglise, les clergés nationaux montrèrenL souvent pour les princes temporels. Mais heureuse- meut alors tout était préparé pour empêcher ce danger de se réaliser. LÉglise avait pris la position quelle devait prendre. Pour sy affermir et pour la mettre à profit, dans le buE qui lui était marqué, il ne manquait plus dans son seii quune autorité qui, en quelque sorte, la représentât, la résumât tout enlière, et qui, lui donnant limpulsion, réglât tous ses mouvements et les rapportât à une seule fin. Au premier aspect, il peut paraître que les conciles généraux étaient naturellement appelés à remplir cette tâche, niais pour peu quon y réfléchisse, on ne tarde pas à changer davis. En effet, il est évident quen labsence dune autorité européenne la convocation et la réunion de ces assemblées étaient à peu près impossibles, et que, quand bien même cet obstacle aurait pu être levé, le mal nous venons de signaler nen serait pas
EXPOSITION moins resté à peu près dans son entier, puisque dans les intervalles des réunions de ces coneues, intervalles nécessairement fort longs, aucune autorité naurait ét chargée de faire exécuter leurs, décrets. e quil fallait à lÉglise, cétait donc un chef, et un chef unique et permanent, dont 1e8 cônciles eux-mêmes reçussent Ieui mandat et leur sanction. Or ce chef lui était alors clairement désigné dans lévêque ile Rome. Dans notre prochaine réunion, messieurs, nous nous occuperons de linstitution de la PAPÂUT nous épuiserons alors tout ce qui nous reste à dire sur la division des pouvoirs établie au -moyen âge, et sur la caractérisation des deùx sociétés dont lexistence simultanée a donné lieu à cette division.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE s CINQUIÈME SÉANCE. DU POUVOIR SPIRITUEL ET DU POUVOIR TEMPOREL. PROGRiS DE LA PUISSANCE DES ÉVÊQUES DE ROME. TÉMOIGNAGE DE LEUR CONSTANTE SUPRÉMATIE. SES CAUSES. GRGOIRE VII. FONDATION DE LA HIÉRARCHIE ECCLÉSIASTIQUE, DE LA PAPAUTÉ. CARACTÉRISATION DE LA SOCIÉTÉ TEMPORELLE ET SPIRITUELLE DE LA SOCIÉTÉ. EXPLICATION DE LEUR OPPOSITION. MEssmuRs, La position de lévêque de Rome à légard des autres évêques, durant les premiers siècles de lÉglise, a donné lieu à deux opinions contradictoires. Si lon en croit les défenseurs de la papauté, le pontife romain se trouvait, dès lorigine, en possession de toute la puissance que nous le voyons exercer plus tard, par exemple, au douzième siècle. Suivant les adversaires de cette grande institution, au contraire, ce pontife, pendant. un long espace de temps, naurait joui dans lÉglise daucune distinction, daucune prééminence. Ni lune ni lautre de ces opinions nes t évidemment recevable. La loi de développement imposée à toutes les institutions, et prin
EXPOSITION cipalemeut aux grandes institutions, ne permet point dadmettre la première ; et, quant à la seconde, indépendamment de ce quil serait iml)oSsib e de concevoir lautorité prodigieuse que lÉglise romaine a exercée, et si lon nadmettait pas que, dès lorigine, le germe de cette autorité nyait été déposé dans son sein, une foule de faits viennent encore la démentir. Ainsi, dès le deuxième siècle du christianisme, on voit les évêque de Rome étendre leur sollicitude à toutes les églises existantes, et sefforcer détablir entre elles lunité de doctrine et de pratiques. Les chrétiens dAsie nu saccordaient point avec ceux dEurope sur le temps de la clébrat1on de la Pâque. Le pape Victor engage avec eut, à ce sujet, une correspondance dans laquelle il essaye de les amener à la coutume de lEglîse romaine, et ne pouvant y parvenir, il les frappe dexcommunication. Au troisième siècle, saint Cyprien, évêque de Garihage et métropolitain de toutes les églises dAfrique, proclame formellement la piéénlinence du siége de Borne sur tous les autres, et reconnaît que ce siée est la source de lépiscopat. Au quatlième siè1e, le pape Anastase dit, en pariant de toue les peoples chrétiens : Mes peuples; et
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 247 appelle toutes les églises chrétiennes des mcmbzes de son propre corps. Peul-étre dira-t-on que ce nest là, de la part de ce pontife, quune prétention qui ne saurait constituer un droit; mais cette prétention, apparemment, devait avoir quelque fondement, et ce qui le prouve, cest quon chercherait vainement, à quelque époque que ce soit, un autre évêque qui en élevât dè semblables. Au surplus, à dater de ce siècle, les faits viennent en foule attester cette prééminence de lévêque de Rome Dans le cours des débats de larianisme,. ui vôit les prélats orientaux, dépossédés et proscrits pour avoir soutenu la cause de lorthodoxie, se réfugiei à Rome, en appeler au pape des condamnations qui les avaient frappés, et recevoir de lui leur réhabilitation. Or, parmi ces prélats, se trouvait le patriarche dAlexandrie, cest-à-dire le chef de lune des églises considérées comme primitives t apostoliques. Le témoignage de lhistorien ecclésiastique qui, au cinquième siècle, rapporte ce fait, mérite dêtre recueilli . il dit, à cette occasion, que le soin de veiller sur toutes les églises a.p 4 Sozomène.
218 EXPOSITION partient à lévêque de Rome, attendu la diçînité de son siége. Dàns tous les conciles importants qui se tiennent en Orient, le Pape, représenté par les légats, obtient toujours la première place; quant à ceux auxquels il nassiste pas, il ne reçoit jamais leurs décisions quaprès les avoir examinées et jugées dans des conciles tenus par lui à Rorne; et comme nous lavons observé déjà, dans un grand nombre de cas, on le voit infirmer et casser les décrets quil sou- met à cette révision. Enfin, lui seul se présente comme larbitre et lé régulateur des débats religieux qui sélèvent en Occident. Au sixième siècle, un évêque dOrient disait à Justinien quil pouvait y avoir plusieurs princes sur la terre, mais quil ny avait quun seul pape sur toute lÉglise. Et lorsqué dans le sixième concile général tenu à Constantinople, le pape Agathon déclare, dans une lettre adressée à cette assemblée, que toute l1glise catholique a toujours embrassé la doctrine de lÉglise de Rome, comme étant celle du prince des apôtres, non-seulement les évêques présents admettent cette prétention sans la contester, mais encore ils reconnaissent positivement que tous ceux qui ne sont pas en communion avec lEglise romaine sont hors des
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 249 voies de lorthodoxie. Enfin, les empereurs dOrient, malgré leur désir délever Constanti. nople audessus de Rome, nosent point pourtant disputer la primauté au siége épiscopal de cette dernière ville, et se bornent seulement à réclamer le second rang pour celui de Constantinople. Au huitième siècle, les chefs des peupies barbares qui avaient envahi lOccident reconnaissent eux-mêmes la suprématie de lévêque de Rome. Lorsque Pépin eut résolu de semparer du trône des Mérovingiens, ce ne fut pas seulement au clergé de ses États quil sadressa pour donner à cette entreprise la sanction religieuse qui devait la légitimer aux yeux des peuples; il rechercha encore lapprobation du Pape, et lon voit même quaprès avoir obtenu cette approbation., il ne crut définitivement affermie sur sa tête la couronne quy avait placée larclievêque de Mayence, quaprès lavoir reçue une seconde fois des mains du pontife romain lui- même. Les faits que nous venons de citer ne sont pas, à beaucoup près, les seuls de nette nature que lhistoire pourrait nous offrir; mais ils suffiront, sans doute, pour prouver que dans tous les temps lévêque de Rome a été
EXPOSITION en possession dune véritable prééminence sur lEglise. Cependant, au neuvième siècle, cette prééminence, quelque accroissement quelle eût reçu, quelque bien établie quelle fût dans la conscience du clergé et des peuples, nétait point encore devenue la base dune hiérarchie régulière et reconnue, et, en admettant pour un moment la distincticm subtile, établie à cet égard par les protestants4 on pourrait dire quelle était plutôt de rang que dautorité. Mais, à cette époque, il était inévitable quelle ne prît bientôt un autre caractère, et ou sexpliquera facilement la révolution qui ne tarda pas à sopérer sous ce rapport, si lon sarrête un moment à considérer la situation dans laquelle se trouvait alors lévêque de Rome. Et, dabord, quant à limportance de son établissement temporel, ce pontife était placé, à légard de tous les autres évêques, dans une position tout à fait exceptionnelle. A partir du sixième siècle, et par suite de labandon dans lequel les empereurs dOrient avaient laissé lItalie, les papes étaient devenus, par le fait, souverains de la portion la plus importante de ce pas. Les peuples barbares qui, à différentes
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE époques, lavaient envahi, navaient pu parvenir à sy fixer: aucun pouvoir politique ny aveit donc succédé à celui des empereurs dOrient; doù il était résulté cette différence entre la position de lévêque de Rome et celle des autres évêques de lOccident, que, taudis que ces dernier navaient été appelés à seocuper des intérêts des peuplee quaux litres de modérateurs de la conquête et il conseillera des conquérants, lui sétait trouvé seul, peur ainsi dire chaigé du soin de gouverner le territoire romain, et de le préserver Ofltre le inVaSions nouvelles qui pouvaient le menacer Les donations de Ppin et de Charlemagne, en étendant, en atTermissant cette souveraineté des papes, en la rendant directe, dindirectè quelle était, eurent sang dohte, la plus grande et la plus heureuse influence sut le destihées de lÉglise, mais ellea ne firent pourtant que constater et régulariser uh it déjà existant. Il est bien vrai qie ces princes avaient prétndu se réserver un droit de snzeraieté sur les pays dont ils avaient cédé auc pàpes l sonveraineté effective; et dans la suite, cett;e sneraineté parut naturellement attachée an titre dempereur, jui fut alors rétabli en Occident; mais ii ne faut point oublier pte cétaient ks
EXPOSITION - papes qui donnaient la couronne impériale, et, que, malgré la suzeraineté des empereurs, suze raineté toujours mal définie, toujours contestée- par les peuples dItalie et par les papes, et -qui, par cette raison, ne put se maintenir longtemps, le pontife romain, à partir de Chàrlemagne, fut effectivement souverain de droit à Rome, comme il lavait été de fait longtemps auparvant. Sous le rapport spirituel, les évêques de Rome ne se trouvaient pas alors dans une position moins exceptionnelle que sous le rapport temporel. Pendant les désordres occasionnés -par la conquête, eux seuls avaient continué à soccuper des intérêts généraux du christianisme. Les missions qui, au sixième siècle, avaient opéré la conversion de lAngleterre, et qui, au huitième, avaient commencé celle de la Germanie, avaient été ou provoquées ou organisées par eux; toutes les églises, ainsi fondées par leur sollicitude ou sous leur protection, Se trouvaient naturellement dans leur dépendance immédiate. Au temps dont nous parlons, tous les évêques -dItalie reconnaissaient sans co1estation leur suprématie, et ce qui restait de lÉglise chrétienne en Espagne, après la conquête des Arabes, était dans le même cas. Dans cette situation, les
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE papes navaient pius quun pas à faire pour semparer de la souveraineté sur toutes les églises, et cest ce qui ne tarda point à arriver. Dans le dixième siècle, de grands progrès furent faits vers ce but. Pour latteindre complétement, il ne fallait plus quun homme de génie, qui ne pouvait longtemps manquer aux circonstances, et qui, cri effet, dans le siècJe suivant, se trouva dans la personne de Grégoire VII. A cette époque, sans doute, tout était préparé pour la constitution définitive de lÉglise, pour le dernier progrès qui lui restait à faire. Cependant, alors, de graves désordres existaient dans son sein, qui semblaient la menacer dune ruine prochaine. Un grand nombre de membres du clergé de tous les ordres se trouvaient engagés, soit par le mariage, soit par des liaisons illicites, dans les liens de la famille, dans la sphère étroite des affections domestiques. Par suite de leurs rapports continuels et intimes avec la société militaire, et en labsence dune autorité qui leur rappelût sans cesse la mission quils avaient à remplir à légard de cette société, beaucoup den tre eux en avaient contracté les goûts et les habitudes, et, par exemple, se livraient sans scrupule à la profession des armes. EnfuI, dans
EXPOSITJON presque toute lEurope, les chefs militaires sétaient emparés du privilège de conférer les dignités ecclésiastiques, cest-à-dire de nommer les chefs de la société pacifique. Ce dernier abus était alors parvenu au plus haut degré, et les princes, et lempereur dAllemagne particu-. lièrernent, faisaient un honteux trafic de ces dignités. Grégoire Vil CQmplit tout le danger de cette situation; il sentit que, si elle se prolongeait, cen était fait du christianisme, et, en conséquence, il employa toutes les forces de Son génie, toute la fermeté de son caractère, il fit servir toute la puissanc.e de la loi morale, que lui seul alors représentait dans sa plénitude, pour mettre un terme à ce désordre. Les efforts quil fit dans ce but, les événements qui sensuiyirent, et entre autres ceux qui se rattachent à la querelle des investitures (cest-à-dire à celle qui séleva entre le pape et les princes temporel au sujet du droit que réclamaient ceux-ci de conférer les dignités ecclésiastiques), tous ces événements, disons-nous, sont beaucoup trop connus, ils ont terni beaucoup trop de place dans les histoires modernes, dans la polémique critique, pour que nous ayons besoin de nous arrêter les retra
DE LA DOUTRINE SAiNT-SiMONIENNE cer. Notre rôle ici, par rapport aux entreprises de Grégoire VII, doit donc se borner à opposer au jugement quen ont porté les protestants et les philosophes, un jugement nouveau. Ce jugement peut être exprimé en peu de mots: Gré goire VII, en obligeant les prêtres à garder le célibat, ne fit que les obliger à sortir du cercle des affections individuelles pour rentrer dans celui des affections générales. En forçant es princes à se désister du droit de conférer les dignités ecclésiastiques, il ne fit que soustraire la société pacifique et progressive è la domination de la société militaire et rétrograde. On la accusé davoir ainsi brisé les liens qui seuls pouvaient unir les prêtres à leurs patries res pe.ctives et leur donner le caractère de citoyen. Oui, sans doute, il les a brisés ces liens; mais il faut se souvenir que le christianisme était une religion universelle, qui navait de valeur quà ce titre, et que Grégoire VII, en obligeant les prêtres à navoir dautre patrie que lglise, que lhumanite tout entière, ne fit que les rappeler à lesprit de la loi chrétienne. Après Grégoire VII, lEglise fut définitivement constituée; dès lors le clergé chrétien, répandu dans toute lEurope, ne forma plus quune
EXPOSITION société dont les membres se trouvaient étroitement unis par le lien dune hiérarchie pùissante, et, au moyen de linfluence exercée par 1Eglise sur les laïques, ceux-ci se trouvèrent engagés, jusquà un certain point, dans lassociation européenne. Considérée sous le rapport militaire, lEurope était alors morcelée en une foule de dominations diverses, et livrée à lanarchie. Sous le rapport spirituel, au contraire, elle présente, après Grégoire VII, le spectacle de lassociation la plus vaste qui eût encore existé. Les croisades, qui sauvèrent lEurope de linvasion des Arabes, cest-à-dire de la barbarie, ne tardèrent point à attester la puissance de cette association. On a beaucoup parlé de la tyrannie des Papes, du pouvoir excessif exercé par eux depuis Grégoire VII jusquau quinzième siècle. Ce quon leur reproche surtout, cest davoir déposé, excommunié des rois, et davoir, par là, provoqué les peuples à la désobéissance. Mais dans quelles occasions firent-ils cet usage de leur autorité? voilà ce quil convient dexaminer de nouveau; et du point de vue où nous pouvons aujourdhui envisager le christianisme et sa mission, il est inévitable que les faits ne se présentent à nous
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 5T avec un caractère tout différent de celui que le protestantisme et la philosophie leur ont donné jusquici. En effet, nous trouvons que les princes envers lesquels les Papes se sont portés à ces extrémités sont, par exemple, des empereurs dAllemagne, qui, comme Henri IV et Houri V, prétendaient sattribuer le droit de dispenser à leur gré les titres et. les dignités .de 1EgIise, ou qui, comme FrédéricI, Othon IV. et Frédéric II, voulaient soumettre lItalie entière à leur puissance, et placer ainsi les Papes dans leur dépndance absolue. Quant au dernier de ces princes, on trouvera sans doute aujourdhui la. rigueur dont il fut lobjet, suffisamment justifiée, si on se rappelle quil avait en outre manqué à un engagement dont lexécution alors intéressait le salut général de lEurope, celui de porter ses armes dans la Terre Sainte, cest-àdire, daller combattre, au centre même de sa puissance, lennemi le plus redoutable de la chrétienté. Nous voybns encore les excommunications des Papes tomber sur des rois qui, comme Lothaire, Philippe I,. Philippe-Auguste, avaient répudié leurs femmes pour épouser leurs maîtresses . Or 1. Le second de ces princes evait fait plus; en répudiant
EXPOSITION ceux qui se sont tant élevés contre ces excommunications ne paraissent point avoir compris que, dans ces occasions, il sagissait de la dignité et de la liberté des femmes; que si la souveraine puissance des Papes neût ainsi dès lorigine réprimé la tendance des chefs militaires, la polygamie, par leur exemple, serait devenue bientôt peut-être la loi de lEurope; que la polygarnie faisait rentrer les femmes dans lesclavage, et que lesclavage des femmes, cest la barbarie. Tels sont en général les cas dans lesquels flous voyons les Papes frapper de leurs censures les princes temporels; tels sont ceux auxquels la critique sest principalement altachée lorsqij.elle sest proposé de mettre en évidence le scandale et les dangers de la suprématie pa pale. Il y a ici une remarque importante à faire, cest que pendant tout le temps de la plénitude de linstitution catholique, on ne voit les princes contester aux Papes le droit de les juger, que dans les cas où ils sont personnellement atteints sa femme il avait épousé celle du comte dAnjou, encore vivaut.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 29 par lexercice de ce droit, se montrant toujours prêts dailleurs à en reconnaître la légitimité, lorsquil frappe leurs rivaux et favorise leur ambition. Cest ainsi que la plupart des empereurs dAllemagne, que lon voit résister avec tant de violence aux excommunications qui les dépossèdent, avaient reçu sans scrupule la couronne qui avait été enlevée par cette voie à leurs prédécesseurs; cest ainsi encore que lon voit Philippe-Augus.te, qui avait hautement refusé de reconnaître lautorité des Papes sur les rois dans le temps où cette autorité lobligeait à reprendre la fcmmQ quil avait répudiée, ne pas hésiter à se faire lexécuteur de la sentence dexcommunication portée contre Jean sans Terre, et qui, en dépouillant ce prince de ses Etats, lui en transférait à lui-même la propriété. Une autre remarque, encore quelle ait été faite plusieurs fois déjà, doit naturellement se reproduire ici: oest que les écrivains qui, toutes les fois quil sagit de la suprématie temporelle des Papes, témoignent tant de sollicitude pour les droits des princes, tant de respect pour leur autorité, qui montrent tant dalarmes pour les dangers que court la fidélité des peuples, sont justement ceux qui, au fond, sont Ics adversaires les plus
60 EXPOSITION prononcés de la royauté, et les défenseurs les plus zlés du droit dinsurrection. Maintenant, messieurs, pour faire comprendre la lutte qui, jusquau quinzième siècle, na cessé de régner entre la société militaire et la société religieuse, il nous suffira, sans recourir encore à des considérations qui se lient directement à lavenir,, de signaler et de rapprocher dans leur caractérisation ta plus généràle, les sentiments, les idées, les actes qui distinguent les deux sociétés, pendant tout le temps où elles se trouvent en contact. Lesclavage, institué primitivemeri t par la société militaire, forme encore au moyen âge la base de linstitution temporelle; lEglise, par sa doctrine,, le condamne formellement; et par son enseignement et par ses actes tend sans cesse à le détruire: au sixième siècle, Grégoire le Grand affranchit les esclaves de ses domaines, et cest aunom du Christ, et pour accomplir sa loi, quil 4. Linsurrection, en fait ou en droit, se produit toutes les fois quune religion a accompli sa destination, et sous une forme au sous une autre, elle constitue létat général et halitunI de la société, jusquà lapparition dune nouvelle religion, ou, si lon veut, et ce qui revient au même pour nous, dune doctrine sociale nouvelle.
flhi L& IJOCTRINE SAiNT - SIIIION1IiNNE 261 leur rend la liberté. A partir de cette époque, on voil le clergé recommander sans cesse ces affranchissements comme lacte le plus méritoire aux yeux de Dieu; les chartes de manumission qui ont été conservées jusquà nous attestent hautement à cet égard linfluence du christianisme et celle de lEglise. Dans la distribution des avantages sociaux, la NAISSANCE est le seul titre que reconnaisse la société militaire. LEglise, dans sa hiérarchie, ne fait aucune acception de ce titre, et se recrute même sans scrupule parmi les esclaves, ne tenant compte ainsi que de la CAPACIT1. La plupart des Papes, jusquau quinzième siècle, sont de basse extraction, et cest des rangs inférieurs de la société que sélève le plus grand de tous, le véritable fondateur do la papauté, Grégoire VII 1 Le sentiment de nationalité est le plus élevé auquel la société militaire puisse atteindre; encore est-il évident que pendant longtemps ce sentiment est beaucoup trop large pour elle, ce qui I. Voltaire n dit à cette occasion: « Lhistoire de IEglise est pleine de ces exemples qui encouragent la simple vertu, et qui confondent la \ranité humaine. »
26 EXPOSITION est attesté suffisamment par les guerres intestines qui, sous le nom de guerres privées, remplissent les annales de chaque peuple et de chaque provinoe pendant les premiers siècles du moyen age. LEglise, au contraire, sélève dès le moment de sa naissance au sentiment de la philanthropie universelle, et tandis que le seigneurs féodaux, dans le sein dune même nation, réclament, comme le plus important et le plus noble de leurs priviléges, le droit de vivre continuellement en guerre, IEglise, par ses exhortations et ses censures, ne cesse de travailler à rapprocher les hommes, à les unir, à établir entre les peuples et leurs chefs la paix quelle réalise dans son sein. Cest à la force et au hasard que la société militaire abandonne le soin de régler les différends et de prononcer dans les cas incertains, et cest ce que prouve lusage établi ou consacré par elle, ds épreuves et des combats judiciaires. LÉglise est en possession dune loi morale qui lui donne le moyen dapprécier la valeur de toutes les actions, dune législation ou, si lon veut, dune science, à laide desquelles elle peut les suivre dans leurs transformations diverses, et les rapporterà leurs auteurs; et dans tous les
DE LA DOCTRINE SAINT-SIIIONIENNE 263 débats qui la concernent, ou quelle parvient à attirer à elle, cest à cette double autorité seulement quelle recourt pour distinguer le vrai du faux, le juste de linjuste, pour prononcer entre linnocent et le coupable. Enfin, tandis que la société militaire ne conçoit dautre moyen pour sagrandir que la violence et la guerre, cest par des missions pacifiques qui, le plus souvent, coâtent la vie à ceux qui les remplisent, que la société religieuse tend au même but et r parvient. De ces rapprochements et de beaucoup dautres de même nature quon pourrait établir encore, il doit ressortir clairement que la lutte entre les deux sociétés était inévitable, quelle tenait à leur diversité essentielle, et quelle devait durer tant que cette diversité continuait se manifester avec quelque vigueur. Pour le christianisme, il allait de la vie sil recevait la loi de la société militaire : or, si lon reconnaît que le déveLoppement de cette doctrine et des faits qu elle devait produire nétait autre chose que le développement lui-même de la civilisation, bien loin de continuer à accuser lÉqiise davoir cherché sans cesse à étendre sa puissance, de sêtre appliquée constamment à la soustraire 34 Vol. 41
64 EXPOSITION à la loi de lÉtat, on devra bénir au contraire les efforts quelle a faits dans ce but, et reconnaître, comme nous lavons dit déjà, que la division des pouvoirs, qui a été le résultat de la lutte quelle a soutenue, et qui est devenue lexpression régulière de cette lutte, a. été la conquête la plus importante que lhumanité ait pu faire dans le cours de lépoque qui vient de finir. Mais on nous demandera sans doute pourquoi 1Eglise chrétienne, étant revêtue du caractère progressif, na point envahi la société tout entière; pourquoi elle na point imposé sa LOI lordre politique; pourquoi, en dautres termes, elle na pas dirigé tous tes intérêts sociaux. Cette question, messieurs, il nous tarde dy répondre; car elle nous amène à lexposition directe de la doctrine davenir que nous annonçons. Si le christianisme na pas pu parvenir à semparer exclusivement de la direction sociale, cest que son dogme était incomplet; cest quil navait point compris la manière dêtre matérielle de lexistence de lhomme, ou ne lavait comprise, au moins, que pour la frapper danathème; voilà pourquoi la société militaire, malgré les vices de son institution, malgré la réprobation qui pesait sur elle, a pu se maintenir en présence
BE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE de lEglise, et lobliger même à reconnaître sa légitimité; légitimité qui, à la vérité, nétait pas celle à laquelle elle prétendait, mais qui était réelle pourtant, et qui, dans le fait, tenait à ce quelle seule pouvait offrir un cadre au déploiement de lactivité matérielle de lhomme. Dans notre prochaine réunion, nous aurons à examiner de ce point de vue la valeur du dogme catholique. En fixant votre attention sur les imperfections quil présente, nous préparerons vos esprits à ladoption du dogme de lavenir. SIXIÈME SÈANCE DOGME CHRÉTIEN. ÀNATRME CONTRE LA MÂTIERK. INFLUENCE DE CET .NATHEME SUR LES BEiUX-ARTS, LÀ SCIENCE ET LINDUSTRIE. MESSIEURS, Au commencement de cette exposition, nous avons dit que lhumanité sacheminait vers un état de choses où la distinction établie aujour
266 EXPOSITION dhui entre lordre Ieliuieux et lordre politique disparaîtrait, et où tous les hommes, ne formant plus quuNE seule société, ne reconnaîtraient plus quuN seul pouvoir. Pour justifier cette prévision, qui se rattache à une CONCEPTION RELIGIEUSE nouvelle, nous avons dû revenir sur le passé, et particulièrement sur la dernière époque organique qui, naturellement aujourdhui, doit le plus préoccuper les esprits qui cherchent à établir un lien entre le passé et lavenir. En vous rappelant sommairement les faits qui se rapportent à la lutte que lon voit régner pendant tout I.e cours de cette époque, entre la société religieuse et la société politique, et qui viennent aboutir, dans le moyen âge, à la division du pouvoir en spirituel et temporel, notre but a été de vous montrer les véritables causes de cette division, son utilité, et son caractère nécessairement provisoire, ou plutôt transitoire. De tout ce que nous avons dit dans ce but, une impression sans doute vous sera restée; cest la prédilection que nous avons témoignée pour linstitution catholique, ce sont les efforts que nous avons faits pour justifier ce qui, dans cette institution, à été si généralement condamné dans le cours des trois derniers siècles. Deux consi
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 67 dérations principales devaient naturellement nous placer à ce point de vue: lune, qui était de vous mettre sur la voie de comprendre le progrès nouveau auquel lhumanité est appelée, et qui se rattache principalement à celui que le catholicisme lui a fait faire; lautre, de justifier lidée fondamentale de la doctrine de Saint-Simon, en mettant en évidence, dans le développement du christianisme, la LOI providentielle du PROGRIS donnée à lhumanité, loi qui se trouverait nécessairement infirmée si lon ne pouvait faire sentir ou démontrer quune doctrine qui, pendantquinze siècles, a régné sur les esprits, a été progressive, aussi bien que linstitution qui la réalisée. Eu nous efforçant ainsi, et par ces motifs, de réhabiliter le catholicisme, quant à linfluence quil a exercée sur les sociétés pendant tout le temps de sa plénitude et de sa vigueur, iiouS navons pas prétendu ramener à cette doctrine les intelligences et les coeurs qui sen sont éloignés. Le catholicisme, cest-à-dire, en définitive, le christianisme parvenu au plus haut degré de développement et de perfection auquel il pouvait atteindre, a pour jamais accompli sa destination. Rendons undernier hommage àce grand système: cest lui qui a brisé Les chaines de lesclave; cest
268 EXPOSITiON lui qui u tiré la femme de létat dabaissement auquel le règne exclusif de la force lavait condamnée; cest lui qui nous à révélé laspect spirituel de notre nature et qui nous a appris à nous soumettre à lautorité dune loi purement morale; cest lui qui, du cercle étroit, de la sphère inférieure de la famille et de la patrie, a étendu, a élevé nos sympathies jusquà la fraternité univers elle. Mais, après avoir payé au catholicisme ce dernier tribut damour et dadmiration, tournons nos regards vers lavenir, aux portes duquel il nous a conduits sans pouvoir nous les faire. franchir ; et que désormais son seul titre à notre reconnaissance soit de nous avoir préparés à cet avenir, de nous avoir mis en état de désirer et de concevoir la RELIGION NOUVELLE qui va nous le révéler. Dans notre dernière réunion, nous avons dii. que si le catholicisme, malgré le caractère progressif dont il était revêtu, nétait point parvenu à détruire la société militaire, à soumettre à sa loi l ordre politique tout entier, c est qu il avait laissé en deh¬ rs de sa sanctification une des manières d être importantes de l existence humaine, la manière d être matérielle, qu il n avait coin-
liE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE prise dans son dogme que pour la frapper danathème. Cest de ce point de vue que nous avons ajourdhui à considérer le christianisme, dans le but de montrer, dès à présent, et dune manière directe, le progrès le plus important que la conception religieuse de lavenir doit présenter par rapport à celle qui vient de finir, le progrès social le plus important, par conséquent, que lhumanité ait à faire. En avançant précédemment que la division des pouvoirs, établie au moyen âge, avait pour origine directe ces paroles célèbres: Mon royaume nest pas de ce monde, rendez CÉSAR ce qui est à CESAR et â DIEU ce qui est à DIEu, nous avons ajouté que ces paroles elles -mêmes, indépendamment de la justification quelles pouvaient recevoir de létat dans lequel se trouvait le monde à lépoque où elles furent prononcées, avaient une raison plus profonde encore dans le dogme théologique de la chute des anges, du péché originel, de lélection et de la réprobation, du paradis et de lenfer. Habitués, comme nous le sommes par la phi losophie critique, à rire de ces croyances, à ne les considérer que comme des aberrations de lesprit humain, que comme des hors-doeuvre
7O EXPOSITiON en quelque sorte, qui apparaissent au milieu des produits plus sérieux de son activité, nous de vous avoir peine à comprendre quelles aient pu avoir quelques relations avec le sort des sociétés: et cependant cest delles seules que lépoque où elles ont régné reçoit sa physionomie et son caractère; cest par elles que lon peut sexpliquer la nature de la loi MORALE qui signala cette époque, et létat dans lequel sy trouvèrent la science et lindustrie. Peu de mots suffiront pour rendre le sérieux à ces croyances, pour faire comprendre linfluence quelles ont eue sur les destinées de lhumanité, pour montrer que leur règne est fini, comme celui de lordre social qui les a réfléchies, et pour indiquer enfin celles qui doivent prendre leur place. Dans tout le passé, nous trouvons établi, comme conception fondamentale de lesprit humain, le dogme de deux principes, lun auteur de tout BIEN, lautre de tout MAL. Le fétichisme, dans les êtres, dans les formes de la nature quil personnifie et déifie, en reconnait de favorables et dennemis. Le polythéisme a eu ses dieux mauvais ou infernaux, et la guerre des Titans contre Jupiter atteste assez, dans cette théogo
DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE j nie, lexistence des deux principes. Lantique théologie orientale, plus savante que les autres, nous présente le bien et le mal dans deux personnifications principales. Enfin, dès les premières pages de la Genèse, on voit le principe du mal, dont lhistoire nest pas donnée, apparaître pour corrompre louvrage de la divinité, pour séduire lhomme, pour le faire déchoir et devenir ainsi dans le monde la cause du péché et de la mort. Le christianisme na p.oint échappé à ce dualisme primitif, qui, du point 4e vue où nous sommes placés en ce moment, et par rapport à lavenir, constitue sans contredit son aspect te plus important. Et çependant nous devons nous hâter de le dire, le christianisme présente, à cet égard., un progrès immense sur toutes les théologies qui lont précédé. Dans celles-ci, en effet, le bien et le mal apparaissent comme état COÉTEBNEL.S; le christianisme a mis fin à cette croyance. En présence des hérésies des gnostIques, et particulièrement de celles des manichéens, qui donnaient pour base à la religion nouvelle les traditions orientales sur les deux principes, les Pères de lÉglise ont établi ce dogme: Quun DIEu bon avait seul existé de tozte éternité;
EXPOSITION que les démons avaient été bons dans lorigine, et nétaient devenus mauvais que par suite de leur révolte; que lhomme aussi avait été créé dans létat dinnocence, et nétait déchu de cet état que pour avoir cédé, en faisant usage du libre arbitre qui lui avait été donné, aux séductions des anges t»nbés. Toutefois, quelque grand que soit ce progrès, si on le considère comme devant servir de préparation à celui qui reste à faire sous ce rapport, ses conséquences sur le christianisme lui même, sur lordre moral créé par lui, et sur la destinée sociale de la portion de lhumanité soumise à sa loi, ne se firent que faiblement sentir. En effet, par le dogme de la chute des anges et de celle de lhomme, les chrétiens, comme les manichéens, admettaient que le bien et le mal se trouvaient mêlés, confondus dans le monde; que lhomme, durant sa vie terrestre, était sans cesse attiré, sollicité par deux principes contraires qui, à un jour suprême, celui du jugement dernier, devaient se partager lespèce humaine pour léternité; ce qui se trouva clairement exprimé par le dogme de lélection et de la réprobation, du paredis et de lenfer. Le christianisme est donc encore profondément
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE empreint du dogme antique et primitif des deux principes, cest-à-dire de lANTAGONISME UNIVERSEL. Mais ce quil nous importe surtout de considérer ici, cest la caractérisation quil a donnée du mal, cest la source quil lui a assignée. LÉglise, sans doute, admet bien que, par le péché originel, lhomme a été à la fois frappé de déchéance dau son esprit et dans sa chair; mais dans lélaboration successive de ce dogme, on la voit peu à peu oublier la déchéance de lesprit, ou au moins la tenir. dans lombre, pour mettre de plus en plus en saillie la déchéance de la chair et sa corruption, à laquelle elle finit par rapporter à peu près tout le mal. La cilAm, CEST LE PICH, a dit saint Paul; toute la doctrine de lÉglise, sur le mal et sa source, se trouve en quelque sorte renfermée dans ce peu de mots. Au surplus, pour vous convaincre que telle fut la pensée dominante de lÉglise à cet égard, il vous suffira den appeler à vos souvenirs : vous verrez que la plupart de ses prescriptions MORALES ont pour objet de rprirner, nous dirions presque danéantir chez lhomme les appétits, les besoins matériels; que si elle ne considéré pas les privations, les souffrances physiques, quelle prescrit ou recommandé, comme les
EXPOSITION seuls moyens de mériter aux yeux de Dieu, elle les regarde au moins comme indispensables dans ce but, tandis quelle présente sans cesse les jouissances de cet ordre comme constituant toujours un obstacle au salut. Ouvrez les livres qui renferment ses enseignements et ses contemplations, vous y verrez que les pensées spirituelles y sont constamment opposées aux pensées charnelles, comme on opposerait le bieii au mal, et que si, selon la doctrine de lÉglise, lhomme peut quelquefois combattre le démon, en réprimant les élans de son esprit, il le combat toujours, lorsquil réprime les impulsions de su chair. Parmi les dogmes du christianisme, parmi les commentaires quo lÉglise en a donnés, les applica[ioiis quelle en a faites, on pourrait en citer, il est vrai, qui paraissent contradictoires à cc que nous venons davancer, et notamment le dogme capital do lINcAiiNArIoN du Verbe, et celui de la résuiree1ion des corps; la sanctification donnée au mariage, et, en(iii, lattention qua toujours eue lEglise, en prescrivant, à certaines époques, labstinence de la chair des animaux, de déclarer que ce nétait point paiec (fUC cette 051)000 de nourriture était impure
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 5 quelle en ordonnait labstinence, mais seulement dans un but de pénitence et de mortifica tion. Mais il ne faut point oublier que lÉglise se trouvait en présence dhérésies nombreuses et puissantes, qui regardaient les corps et la matière, en général, comme toeuvre du principe éLernel du mal; que pour repousser ce dogme, elle se trouvait forcée de réhabiliter, jusquà un cerlain point, lordre matériel, et quenfin, sans quelques concessions de cette nature, lhumanité lui aurait entièrement échappé. Que lon examine, dailleurs, les dogmes, les concessions dont nous venons de parler, et on les trouvera tout empreints de lanathème porté sur la matière. Le Verbe sest fait chair, mais cest pour expier les crimes des hommes; et la chair quil revêt, questelle autre chose, en effet, dans toute la vie du. Christ, quun symbole de pauvreté et de souffrance, quun précepte vivant donné à lhomme de mépriser son corps, sil, veut trouver grâce devant Dieu? Et, ce quil faut bien remarquer ici, cest que, si Dieu se fait chair, la chair pourtant ne se confond point en Dieu, ce qui, dans ce dogme, est assez attesté
EXPOSITION par la distinction qui s trouve établie avec tant de soin, des deux natures, des deux opérations, des deux volontés du Christ. LÉglise admet la résurrection des corps pour la vie future et leur perpétuité dans cette vie; mais, dans le séjour des justes, dans celui des récompenses, dans le paradis, enfin, elle ne peut parvenir à se figurer leur activité, et ce nest que dans lenfer, où ils doivent souffrir, quelle leur conçoit une destination. Elle sanctifie le mariage; mais elle le regarde toujours pourtant comme un état inférieur, et cela, non pas parce quil tend à rétrécir les affections de ceux qui r sont engagés, mais à cause du lien charnel quil établit entre eux. Ce qui est évident, puisquen placant le célibat au-dessus du mariage, elle ne fait dépendre, dune manière nécessaire au moins, la perfection quelle attribue à cet état, de laccomplissement daucune fonction sociale et que nous trouvons, en effet, que la plupart de ceux quelle nous présente comme ayant mérité, sous ce rapport, ont passé leur vie dans la solitudè. Enfin, il est peu important que lÉglise ait pris soin détablir quelle ne regardait point
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 277 comme impure la chair des animaux, puisquen prescrivant labstinence, son but avoué était de mortifier la chair de ceux quelle soumettait à cette loi. Eh! pourquoi auraitelle voulu la mortification de la chair, si elle ne lavait jugée impure? Parcourez tous les monuments que nous a laissés le christianisme, et partout vous y lirez la réprobation do la matière; partout vous y verrez, malgré quelques inconséquences, quelques subtilités, quen définitive, dans lesprit de cette doctrine, lordre matériel constitue, à proprement parler, lempire du démon, celui du mal. Rappelez-vous, par exemple, cette parabole historique de lÉvangile, dans laquelle le démon, voulant séduire le Christ, lui promet de lui donner les villes, les royaumes, les empires, et toutes leurs richesses, et vous y trouverez cette pensée clairement exprimée. Toute laversion de lÉglise chrétienne lour la matière, tous les anathèmes dont elle la frappée, se trouvçnt enfin résumés dans la manière dont elle a conçu Dieu, type de toute perfection, et qui, suivant elle, à ce titre, nest et ne peut être quun pur esprit, doù elle a naturellement tiré cette conclusion, que ce nest que par les-
218 EXPOSITION prit que lhomme peut entrer en rapport avec Dieu et mériter devant lui. Voilà, messieurs la raison profonde de ces paroles: Mon royaume nest pas dc ccmonde... Rendez à César ce qui est à César et â Dieu ce qui est à Dieu. Voilà la raison profoiide de la séparation qui sest établie au moyen âge, entre lÉglise et lEtat, de la division des pouvoirs qui a exprimé cette séparation; voilà pourquoi, enfin, le règne de César, encore quil fût déshérité de la religion, a pu se maintenir, et jusquici même conserver une existence légitime, puisque lui seul a pu ouvrir une carrière et donner une loi au déploiement de lactivité matérielle de lhomme. Jetons les yeux sur la carrière que lEglise a parcourue dans le temps de sa splendeur, et nous verrons, en effet, que tout ce qui appar-. tient à lordre matériel a été abandonné par elle. Elle a contemplé la vi dans lhomme et dans Dieu, et ses contemplatious, elle les a produites dans une poésie sublime qui a initié lhumanité à une existence nouvelle; mais comme elle na aimé que lesprit, cest lesprit seul quelle a ANIMâ et chanté. Dans le cours du moyen âge, la ma-
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONiENNE 279 tière aussi a eu sa poésie; mais cest en dehors de lEglise, de sa foi, de ses inspirations, et, par conséquent, sous le poids de ses anathèmes, que cette poésie a pris naissance et sest développée. Lactivité scientifique de 1Eglise est assez attestée par les nombreux et importants travaux quelle nms a laissés. Mais presque tous ces travaux, soit quils aient pour objet Dieu et ses attributs, soft quils traitent de lhomme et de ses facultés, de ses relations avec Dieu et avec ses semblables, se rapportent exclusivement à une seule science, celle de lesprit. Les cloîtres, il est vrai, furent pendant longtemps les seuls dépositaires des scieuces physiques, et ces sciences ne restèrent point absolument sans culture dans leur sein. Mais ils navaient point été institués pour les cultiver, et ce ne fut en conséquence quaccidentellement, exceptionnellement, que quelques moines sen occupèrent; aussi voons-nous que, dans leurs mains, elles restèrent à peu près stationnaires, et quelles ne se développèrent avec éclat et rapidité, que lorsque, le christianisme étant arrivé à son déclin, elles passèrent dans les mains des laïques. Or leffroi que lEglise témoigna en leur voani
EXPOSITiON prendre cet accroissement montre assez combien son dogme était peu propre à les comprendre, et à favoriser leur progrès. Quant à lactivité matérielle, il était naturel, en tant que cette activité était militaire, que 1Eglise y restât étrangère, puisque son dogme. la coudamnait formellement, et que la mission principale qui lui avait été donnée était dy mettre un terme; mais on ne la voit pas prendre une plus grande part aux travaux matériels de lordre pacifique. On doit bien reconnaître, sans doute, quen subalternisant toujours de plus en plus lélément militaire, en réprimant les habitudes violentes, en développant graduellement les moeurs pacifiques, elle a puissamment contribué aux progrès de lindustrie; mais son action, sous ce rapport, na été quindirecte. La célèbre maxime: Qui travaille prie, semble, il est vrai, lassocier, dune manière plus intime, aux travaux de cet ordre, et en renfermer une sorte de sanctification; mais si on se rappelle quelle regardait le travail comme un châtiment imposé à lhomme, et si lon réfléchit, en même temps, aux conditions pénibles auxquelles il était soumis alors, il sera permis de penser que cétait surtout en raison de sa vertu expia
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 281 toire quelle le considérait comme un moyen de salut. Au. surplus, la maxime dont nous venons de parler se trouvait neutralisée par une foule dautres maximes bien plus impératives, et qui, mettant la pauvreté, les privations physiques, au premier rang des vertus, tendaient, non-selilement à enlever tout mobile à lindustrie, mais encore même à faire considérer son développement comme impie. Ce quil y a de certain, cest que lEglise ne sest point donné pour tâche de présider à lactivité industrielle, et que, jusquà un certain poinL, laccroissement qua pris cette activité a été en contradiction avec la morale chrétienne. Cest ainsi ([UO lélément matér je], exprimé à la fois par la Po1SIE, par la science, par lindustrie, sest élevé, et peu à peu, sest organisé en dehors de 1Eglise et de sa loi, jusquau moment où, arrivé à un certain degré de puissance, il est devenu la négation du dogme chrétien qui lavait repoussé, et le point dappui de toutes les attaques dirigées contre ce dogme. Lorsque le christianisme apparut, lordre matériel tout entier était réglé par la violence et
82 EXPOSITION pour elle. La chair alors était la chair selon César; elle était devenue impie et devait périr. LEglise a été chargée dexécuter la sentence portée contre elle; mais elle na pu y parvenir quen la condamnant dune manière absolue et sans réserve. Aussi, lorsque le temps fut venu où, par suite de ses efforts, la matière dut être sanctifiée, parce quelle était préparée pour une destination nouvelle, lEglise se trouva incapable de comprendre ce progrès et de laccomplir. Ce fut alors que son autorité fut méconnue et renversée; car elle avait cessé dêtre dans la voie providentielle. Laspect le PLUS FRAPPANT, le PLUS NEUF, sinon le plus important, du progrès général ue lhumanité est AUJOURDHUI appelée à faire, consiste, messieurs, dans la RÉHABILITATION DE LA MATIÈRE, réhabilitation qui ne pourra avoir lieu quautant quune conception religieuse nouvelle aura fait rentrer dans lordre providentiel et en DIEu même cet élément, ou plutôt cet aspect de lexistence universelle que le christianisme a frappé de sa RÉPRoBATioN.
13E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE SEPTIÈME SÉANCE. DOGME SAINT-SIMONIEN. Messieurs, Plus dune fois déjà nous avons eu occasion dexprimer devant vous cette idée, . que tout éLat organique des sociétés humaines était la conséquence, la représentation dune CONCEPTION RELIGIEUSE. Si lORDRE social est successif, cest quo lhomme ne parvient que successivement à connaftre Dieu, et en Dieu le phénomène de sa propre existence, sa destination : de telle sorte quà la. rigueur on pourrait dire que lHOMME EST UN ÊTRE RELIGIEUX QUI 8E *ÎELOPPE. Le développement religieux de lhumanité peut Lre envisagé sous un grand nombre daspects Dans le cours de lannée dernière, lorsque nous avons entrepris de démontrer, contrairement à lopinion comnwne, que la marche de la religion avait toujours été ascendante, nous avons fixé votre attention sur plusieurs de ces aspects; aujourdhui, en nous tenant au point
EXPOSITION de vue où nous nous sommes placés dans la séance précédente, nous avons à vous en signa- 1er un nouveau. Cest une observation qui a été faite depuis longtemps déjà, et que lon entend souvent reproduire, que toutes les religions qui ont pr5 cédé le christianisme ont été matérielles, tandis que celleci a été essentiellement spirituelle. Cette observation, qui ne se trouve liée chez ceux qui lont faite à aucune vue davenir, et qui par conséquent est demeurée stérile pour eux, nen mérite pas moins dêtre recueillie, car linsuffisance des données qqi lui servent de base, ne prouve que mieux lévidence du fait quelle exprime. Le FÉTICHISME, le POLYTHÉISME et le MO NOTHÉISME juif, quelle que soit la distance qui sépare ces états religieux, quelque important que soit le progrès que lhumanité ait fait en passant dC lun à lautre, progrès que nous avons entrepris déjà de faire apprécier, présentent en effet ce caractère commun, que cest principalement sous laspect matériel, bien quà des degrés différents, que lexistence de lhomme et lexistence universelle y sont sENTIES, co-nnues et pratiquées. Dans ces trois premières phases de la conception religieuse, cest toujours dune
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 285 manière physique, extérieure, que la divinité se manifeste à lhomme, quelle lui soit favorabic ou contraire, et que lhomme entre en rapport avec la Divinité, soit quil la supplie, soit quil lui rende des actions de grâce. Dans chacune delles, les désirs de la Divinité, quon nous passe cette expression, se présentent toujours comme axant un objet matériel, ce qui est assez attesté par la nature des sacrifices, des tributs, des pratiques qui alors constituent le CULTE. Dans cette première époque, la LOI BELI +IEUSE nest, à proprement parler, que le règlement de lactivité physique; aussi presque toutes ses sanctions sont-elles puisées dans les intérêts qui se rapportent à cette activité. Les états sociaux qui correspondent à ces trois états religieux en réfléchissent exactement le caractère le but dominant de lactivité, collective et individuelle, r est matériel, et la force en est le lien princip&, le régulateur suprême. Nous ne prétendons pas dire assurément que, dans ce premier âge de lhumanité, lélément spirituel ait été absolument sans manifestation, sans puissauce : non sans doute, car iL ne nous serait pas possible, après une pareille abstraction, de concevoir lexistence de lhomme et son activité;
86 EXPOSITION mais ce que nous constatons et ce que nous voulons seulement faire remarquer ici, cest que laspect matériel de la VIE domine alors dans la conception religieuse comme dans linstitution sociale; que laspect spirituel lui est subordonné, ou que plutôt alors cet aspect, bien que les faits qui sy rapportent ne soient pas sans existence, nest point encore révélé à lhomme dune manière distincte, nest point devenu lobjet de ses méditations, ne constitue point encore pour lui enfin un but dactivité, de perfectionnement. Ce serait perdre notre temps, messieurs, que de nous arrêter à faire ressortir, dans les états religieux et sociaux dont nous venons de parler, les traits qui mettent en évi dence le caractère matériel que nous leur attribuons. Le FÉTICHISME se présente encore à vos yeux sur plusieurs points du globe; le POLYTHÉISME grec et romain, qui forme lun des points de départ des sociétés chrétiennes, vous a transmis les monuments les plus importants de sa théologie, de sa poésie, de ses institutions, de sés entreprises. Le MOSAÏSME, autre élément, autre point de départ de la civisation moderne, vous a légué intégralement sa révélation, sa loi, son histoire. Il peut donc vous suffire de regar
0E LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 87 der autour de vous, den appeler à vos souvenirs pour vérifier ce que nous avançons, pour retrouver aussitôt dans ces états religieux et sociaux, le caractère dominant que nous leur assignons; caractère tellement évident dailleurs, que presque tous les écrivains qui ont comparé la religion chrétienne à celles qui lont précédée, ont exprimé cette comparaison par lépithète de matérielles donnée aux RELIGIONS ANCIENNES. Le CHRISTIANISME, en effet, du point de vue où nous sommes placés en ce moment, commence et constitue une seconde époque dans la série du développement religieux et social de lhumanité. Par lui un nouvel aspect de lexistence, laspect spirituel, est révélé à lhomme et devient pour lui lobjet dominant de 5012 AMOUR, de ses méditations, de son activité. Pour le chrétien, lexistence matérielle nest point inaperçue, et seulement subordonnée par le fait, comme lexistence spirituelle avait été plus ou moins inaperçue, subordonnée par le fétichiste, le poiythéiste ou le juif; cette partie de son existence, il la connaît, et cest sciemment quil la répudie. Non-seulement il ne recherche pas les jouissances matérielles, il les évite; et bien loin demplo3jer ses forces à repousser les souffrances de 35 Vol. 41
88 EXPOSITION cet ordre, il les recherche comme une source de bénédiction, de satisfaction, comme un moyen, en quelque sorte, de réduire son existence à son expression la plus pure, en la dégageant de tout lien terrestze, de toute affection corporellà. Pour lui, et autant quil peut être donné à lhomme de méconnaître sa propre nature et de sy soustraire, toutes les espérances, toutes les craintes, toutes les joies, toutes les douleurs sont de lordre spirituel. Il veut se perfectionner, mais seulement par lesprit, car il ne reconnaît de divin en lui que lesprit. Cest surtout par une action intérieure, spirituelle, quil conçoit le rapport de Dieu à lhomme et de lhomme à Dieu, et à ses yeux, lhomme le plus religieux, le plus près de Dieu, est celui qui, comme lermite ou le stylite, par exemple, oubliant en quelque sorte son corps et le monde sensible qui lentoure, se reploie en lui-même pour y chercher Dieu, pour le saisir, et qui consume sa vie dans cette vague contemplation, dans ce culte mystique. Nous avons vu quelles ont été les conséquences du christianisme, réalisé autant quil pouvait lêtre, non par des individus, mais par des sociétés, et nous savons maintenant de quoi lin
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 89 manité lui est redevable. Avant dêtre chrétien, lhomme avait AIMI, il avait pensé; mais cette partie de son être, de son activité, était restée, en quelque sorte, ignorée de lui; le CHRISTIANISME la lui révéla; il lui apprit à contempler lAMouR et à lAIMER, à contempler la pensée et à la connaître, et en lui donnant dans cette vie nouvelle quil lui découvrait un point dappui, pour se détacher de tendances, daffections, qui ne formaient plus quun obstacle à son progrès, il lui ouvrit en même temps une nouvelle carrière de perfectionnement. Mais à côté des avantages du christianisme, nous avons vu aussi les inconvénients qui sont résultés de la vue exclusive quil avait introduite. En frappant de sa réprobation lexistence physique de lhomme, il navait pas pu pourtant lanéantir, en réprimer lactivité; cette partie de lexistence continua donc à se manifester; mais, dépourvue dune sanctification religieuse directe, ce ne put être que dune manière désordonnée, et en quelque sorte par la révolte. De là deux sociétés, deux pouvoirs; de là cet antagonisme qui a régné pendant toute la durée organique du christianisme, et qui, comme nous lavons vu précédemment, a été représenté dans [oRDRE
290 EXPOSITION P0uTIQu, par la lutte de lÉtat et de lEglise, et dans chaque inivInu, par celle de lespr4t et de la chair. Mais si le christianisme ne parvint point complétement à comprimer la manière dêtre matérielle de lexistence de lhomme (ce qui était la tendance de sa loi, et ce qui serait arrivé sil eût été possible que cette loi, dans toute sa rigueur, fût appliquée aux sociétés), pourtant, sous le poids de sa réprobation, cette manière dêtre neut quun développement lent et imparfait. Le progrès des sociétés chrétiennes, sous le rapport matériel, progrès quon ne saurait nier assurément, resta sans proportion avec le progrès spirituel; et le chrétien parfait, le véritable chétien, cest-àdire le solitaire ou le moine, ne se perfectionna spirituellement quen renonçant dune manière absolue à son perfectionnement phrsique, jusquau moment enfin où lhumanité, à défaut dune vue complète de Dieu et de sa destinée en Dieu, se trouva avoir atteint la limite même de son progrès spirituel, comme par la même raison, avant le christianisme, elle avait atteint celle de son progrès matériel. Car lhomme esL un, etil ne peut prétendre à tout le perfectionnement dont chacun des aspects dc son existence peut être sus-
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 291 ceptible que par le PERFECTIONNENENT de lENSEMBLE. Aujourdhui, messieurs, le progrès à faire dans la conception religieuse, dans linstitution sociale, doit paraître clairement indiqué; il est évident quil sagit de réunir les deux points de vue à chacun desquels lhomme jusquici a été exclusivement placé, de recomposer lunité quil a divisée, ou plutôt, ce qui est plus exact, de comprendre, de saisir dans son ensemble cette UNITÉ quil na AIMÉE, quil na connue, quil na pratiquée encore que partiellement, que successivement. Au premier aspect, et en considérant dune manière superficielle le développe ment de la religion, on peut être conduit à penser que lhumanité, en embrassant le christianisme, en se pénétrant de plus en plus de ses préceptes a manifesté sa tendance à se dégager graduellement des affections matérielles, de lexistence physique, pour donner toujours un plus grand développement à ses affections, à son existence spirituelle, et quen conséquence, le progrès à faire sur le catholicisme devrait plutôt consister à affaiblir encore dans la conception religieuse, dans linstitution sociale, lélément matériel, quà le sanctionner et à lexalter. Mais cette consé
EXPOSITION quence, que repousseraient aujourdhui toutes les sympathies progressives, et quaucun.e puissance de raisonnement ne pourrait parvenir à justifier, se trouve évidemment démentie, par la marche même de lhumanité, lorsquon la consi dère plus attentivement, et dun point de vue plus élevé. On voit alors, en effet, que cette marche est successive, et que, dans la série des termes quelle comprend, lhomme tend sans cesse à se rapprocher de luNITI. Par suite de cette tendance, nous lavons vu sélever de la CONCEPTION des êtres multiples et indépendants du fétichisme et du polythéisme, à celle dun Dieu unique; par suite de la loi qui lui a été imposée de ne connaître Dieu et le phénomène de sa propre existence que successivement, nous lavons vu, après avoir conçu 1uNIT, lenvisager dabord sous laspect matériel dans le judaïsme, puis ensuite, sous laspect spirituel dans le christianisme. Aujourdhui, que tous les termes de lévolution religieuse ont été parcourus, il est évident que lhomme, en vertu de la loi à laquelle il a obéi jusquici, doit sélever à une CONCEPTWN qui comprendra dans leur ensemble et dans leur combinaison les deux aspects de 1uN1TJ qui lui ont été successivement révélés.
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE Or, messieurs, il ne faut point oublier que, lorsque nous disons que cest en vertu des pas quila déjà faits que lhomme doit sélever à cette conception, cest comme si nous disions que cest en vertu dun DÉSIR NOUVEAU CONÇU par lui, puisquen effet cette loi de développement que nous invoquons na pu être dévoilée que par ce désir lui-même. Maintenant nous allons vous présenter dans son expression dogmatique la formule dans laquelle, par opposition au passé, et en nous tenant dans les termes de la discussion actuelle, doit se produire la CONCEPTION itELIGIEUSE nouvelle que nous annonçons. Dieu est un. Dieu est TOUT CE QUI EST: tout est en lui. Dieu, lÊTRE INFINI, universel, exprimé dans son UNITÉ VIVANTE et active, cest lAMouR infini, universel, qui se manifeste à nous soùs deux aspects principaux, comme 4. La dernière partie do cette formule a été depuis per fectionnée; toutefois nous conservons ici lancienne expression, parce quelle est un terme du développement du dogme saint-simonien, et parce que le progrès, pour nous, consiste, non pas à détruire, à abolir, mais à développer, à tran former: or notre dogme a dû se développer dans le temps; car la pensée humaine est progressive comme la VIE, comme le SENTIMENT qui linspire. La formule la plus avancée jusquici du dogme saint-simonien se trouve à la fin du volume, note 1.
94 EXPOSITION esprit et comme matière, ou, ce qui nest que lexpression variée de ce double aspect, comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté. Lhomme, représentation finie de lêtre infini, est comme lui, dans son UNITÉ active, AMOUR; et dans les modes, dans les aspects de sa manifestation, esprit et matière, intelligence et force, sagesse et beauté. Nous verrons plus tard quelle transformation cette triple expression de lexistence doit recevoir pour lhomme considéré dans son activité sociale. Lesprit et la matière, sur lesquels tant de discussions se sont engagées et se perpétuent encore, ne sont donc point deux entités réelles, deux substances distinctes , mais seulement deux aspects de lexistence, infinie ou finie, deux abstractions principales à laide desquelles nous analysons la vie, nous divisons lunité pour la comprendre. Nous avons prévu, messieurs, toutes les objections, toutes les préventions que la formule que nous venons de produire doit soulever en vous. Le CATHOLICISME, comme doctrine vivante, comme LOI MORALE, est aujourdhui complétement détruit, mais sa théologie domine encore les intelligences à leur insu; et, si cette théologie, dans sa
DE L,A DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 295 systématisation complète, ne se trouve plus que rarement dans les esprits, cest au moins sur ses débris, cest avec les abstractions, les entités. quelle a créées, quaujourdhui encore, comme depuis plus de deux siècles, se livrent tous les combats de la philosophie et de la métaphysique. Au moment donc où nous présentons une conception générale entièrement différente, nous devons nous attendre à voir sélever contre nous toute cette science morte, soit dans sa forme primitive, soit dans les systèmes partiels et contradictoires auxquels sa dispersion a donné lieu. Mais, parmi les préventions que la formule que nous venons demployer est de nature à provoquer, il. en est une que nous pouvons regarder comme certaine, cest quavec cette formule, on aura vu. se reproduire un système plusieurs fois tenté déjà, mort aussitôt que né, et dont le nom seul aujourdhui équivaut à une condamnation, le pANTHÉISME. Quelque soit le sens étymologique de ce mot, nous le repoussons, attendu que son acception, sa valeur réelle, se trouvent déterminées par les systèmes mêmes qui ont donné lieu à sa création, et que nous ne prétendons reproduire aucun de ces systèmes qui tous, sans exception, nous paraissent très-inférieurs au
96 EXPOSITION CATHOLICISME, au delà duquel nous prétendons faire un pas, et le pas le plus important que lhumanité ait fait encore. Au surplus, peut-être pourrions-nous rapporter à cette prévention première toutes les objections quil nous est possible de prévoir. Cest ainsi que lon pourra penser que pour nous, OU DIEu, OU les existences individuelles, ne sont que des abstractions; quen supposant lunité absolue de lexistence, nous détruisons la liberté de lhomme, et que de ce point de vue, il ne nous estplus possible de concevoir les phénomènes de relation, dopposition, dactivité, de passivité, de cause et deffet, sans lesquels pourtant le mouvement et la vie no sauraient se comprendre dans lunivers ou dans lhomme. Quoi quil en soit de ces objections, nous pouvons affirmer que les difficultés que peuL présenter notre conception ne sont point autres que celles qui se sont présentées à toutes les conceptions religieuses, à tous les sstèmes philosophiques, et que la religion a toujours résolues dune manière satisfaisante pour la conscience humaine, tandis que la philosophie sest contentée, en quelque sorte, de les soulever et de les agiter. Ce que nous pouvons affirmer encore, cest que ces difficultés devront trouver
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 297 dans la religion de lavenir une solution beaucoup plus large, beaucoup plus satisfaisante, que celle que leur ont donnée toutes les religions du passé. Nous ne prétendons pas dire assurément quil ny aura plus de mystère pour lhumanité: non, sans doute; lhomme est un être fini; par conséquent, il est inévitable, quel que soit son développement, quil arrive toujours à une limite où le mystère doit commencer pour lui; mais il y aura cette différence entre lavenir et le passé, que le mystère ne se présentera plus à lui comme une pensée de terreur, et quà proprement parler il ne portera plus sur ses destinées, quilui seront infailliblement révélées par ses désirs, par ses espérances, mais seulement sur la manière dont ces destinées peuvent saccomplir dans le sein de Dieu, hors du cercle où luimême peut en être directement lagent. Mais, avant de répondre aux objections que nous venons de prévoir, nous avons à nous prémunir contre une prévention plus générale, qui pourrait se présenter comme une fin de non recevoir à la discussion même dans laquelle nous annonçons devoir entrer; nous voulons parler de celle qui sattache aujourdhui à tous les débats théologiques ou métaphysiques. Ce nest pas
298 EXPOSITION sans raison assurément que cette prévention sest élevée; une longue expérience semble avoir prouvé que toutes les discussions de cette nature étaient nécessairement stériles, et ce quil faut bien connaître, au moins, cest que toutes celles qui se sont prôduites dans ces derniers temps, et qui se continuent encore, ont pleinement justifié ce jugement; ce qui devait être, car toutes ont été plus ou moins étrangères, dans la pensée qui leur a donné naissance ou dans la fin quelles se sont proposée, à la destinée sociale de lhomme. Or nous nhésitons point à dire que tout problème théologique ou métaphysique, qui ne prend pas son point de départ dans une vue sociale ou qui ne sy rattache point, manque dune base réelle, et que toute solution dun pareil problème qui nest pas suscepLible dune application sociale, dune transformation politique, est nécessairement vaine. Pour nous donc, les questious théologiques, métaphysiques, et les questions sociales, sont identiques, et ne présentent, à proprement parler,, que deux faces différentes sous lesquelles peuvent être envisagés des faits de même nature. Cest à ce titre que nous repoussons lanalogie que lon pourrait vouloir établir entre les discussions auxquelles nous allons nous
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 99 livrer, et celles qui se passent autour de nous; cest à ce titre, surtout, que nous réclamons votre attention, quautrement nous ne nous croirions point en droit de fixer. Incessamment, nous allons avoir à considérer lavenir directement sous le rapport politique; mais nous devons auparavant nous en occuper sous le rapport religieux, car il ne faut point oublier que tout ordre politique est, avant tout, un ordre religieux. Au surplus, messieurs, si nous ne nous sommes point trompés sur la valeur de ce que nous avons dit précédemment, peut-être pouvezvous déjà apercevoir quelques-unes des conséquences que notre conception sur la nature de DIEU doit avoir sur les destinées futures de lhumanité; il eh est une surtout qui doit vous frapper. Dans notre dernière réunion, nous avons dit que dans tous les temps antérieurs au christia nisme, lhomme, sous les formes diverses, avait toujours conçu lunivers et sa propre existence comme livrés à laction de deux forces contraires et co-éternelles, le bien et le mal; que le CHRISTIANISME, en modifiant profondément cette conception primitive, avait pourtant consacré encore
300 EXPOSITION le dualisme, lantagonisme quelle exprimait, par les dogmes de la chute des anges et de celle de lhomme, des élus et des réprouvés, du paradis et de lenfer; et nous avons montré que, dans la suite, la chair, la matière était de venue en quelque sorte, pour lçs chrétiens, la personnification du mal, comme lesprit celle du bien. Or il est évident que, si lon doit reconnaître aujourdhui que la chair, que la matière, nest comme lesprit, quun des aspects, une des manifestations de lfrFRE INFINI, de la substae universelle, on doit reconnaître aussi que ce dualisme disparaît, et avec lui lantagonisme qui sest perpétué jusquici. Le temps est venu où lhomme doit comprendre que toutes les parties de son existence, comme celles de lexistence universelle, sont harmoniques; que toutes sont également appelées au progrès; quen se développant matériellement, il naccomplit pas moins une OEUVRE RELIGIEUSE, il ne se rapproche pas moins de DIEu quen se déyeloppant spirituellement; que ces deux progrès aujourdhui sont inséparables; que lun no peut sopérer que dans la proportion de lautre, et que lun et lautre, dans leur ensemble, dans leur combinaison, ne sont que
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 301 lexpression du progrès de lamour par lequel lh6mme tend sans cesse à se rapprocher de DIEU, de lamour infini. La conception qui réhabilite la matière, en la faisant rentrer en Dieu lui-même, ne met pas seulement lhomme en possession dune existence que le christianisme lui avait déniée, elle agrandit encore le champ de son AMOUR et de son intelligence: de son amour puisquelle ne lui laisse plus rien à redouter, à haïr; de son intelligence, puisquen lappelant à connaître DIEU, elle lappelle à TOUT connaître. Le mal, comme existence positive, ne saurait plus désormais se concevoir. Ce que lhomme jusquici a regardé comme constituant lempire du mal, comprend, à chaque phase de son développement, ce qui a excédé ses SYMPATHIES, ce qui a échappé aux prévisions de son intelligence, ce qui, en menaçant sa vie ou son repos, a surpassé ses forces. Or, à mesure quil sest développé, la sphère des objets quil a AIMIs, des faits quil a compris, et quil a soumis à son pouvoir, sest constamment agrandie, et à mesure aussi lempire du mal sest rétréci pour lui; ce qui est assez attesté par la décroissance que na cessé de subir limportance de la conception du
3O EXPOSITION mal dans les états religieux qui se sont succédé jusquà ce jour, depuis le moment où le culte des puissances ennemies se montre dominant, jusquà celui où ce culte, dans le christianisme, est définitivement renversé. Si lhomme auj our dhui ne peut encore tout EMBRASSER par son AMOUR, tout comprendre par sa science, tout soumettre à son pouvoir, il sent quil est appelé AIMER, à savoir, à pouvoir de plus en plus. De ce point de vue, ce quil a regardé jusquici comme formant le domaine du mal, ne doit plus se présenter à lui que comme la carrière ouverte à son progrès, que comme la distance qui sépare le point où il est parvenu de celui quil doit atteindre. Lhomme na point à lutter dans ce monde contre une puissance ennemie ; il narrive point non pius à la vie sous le poids dune iniquité quil doive expier par la douleur; lhomme enfin nest point déchu; il a été créé perfectible en recevant le désir immense du progrès et la faculté indéfinie de laccomplir; et depuis le jour où, selon la Lradition, il a acquis la science du bien et du mai (jour de sa chute, nous dit-on, mais que nous ne saurions concevoir aujourdhui que comme celui de son premier pro grès, il na
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 302 cessé de suivre limpulsion de sa VOCATION DIVINE. Sa vie sur la terre nest donc point, comme lon a dit, une vallée de misère, un temps dexil et dexpiation, mais un des termes de la carrière illimitée de progrès, de gloire et de bonheur qui lui a été ouverte. Si nous navons rien à maudire en regardant en arrière, nous navons rien non plus à regretter; car, comme la dit Saint-Simon, l4je dor, quune aveugle tradi-. tion s placé jusquici dans le passé, est devant nous. flUITIME SÉANCE. RPONSE A QUELQUES OBJECTIONS SUR LE DOGME. MESSIEURS, Nous avons aujourdhui à nous livrer à des discussions arides; il faut nous résoudre, car, avant de nous servir de la formule religieuse que nous avons produite, avant den faire la base, la raison des vues que nous avons à vous présenter sur lavenir social de lhumanité, nous
304 EXPOSITION devons essayer de détruire les objections quelle a dû inévitablement soulever, et quil nous est facile de prévoir, puisque ces objections ne peuvent être que celles en présence desquelles cette formule sest établie. Déjà dans la séance précédente nous avons entrepris de lui donner une première justifica-. lion, en montrant que la marche suivie jusquà ce jour par lhumanité dans son développement religieux la conduisait inévitablement à la conception nouvelle que nous annonçons. Cette justification est insuffisante, nous le savons; et dabord elle ne peut avoir de valeur que pour ceux qui, admettant le développement progressif de lhumanité, reconnaissent la possibilité de trouver, dans les pas quelle a faits, lindication de ceux quelle doit faire. Mais pour ceux-là même, elle peut paraître incomplète, attendu que si toute prévision sur les destinées de lespèce humaine, pour être juste, doit trouver sa vérification dans les tendances manifestées par lenchaînement des faits du passé, aucune série de faits historiques ne peut cependant constituer une démonstration à cet égard, quautant quelle a pour base une vue sympathique ou quelle parvient à la produire. Or, dans les termes con-
DE LÀ DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 3O cis où nous avons dû présenter la formule qui nous occupe en ce moment, il est impossible quelle ait été dabord bien comprise, il est inévitable même quon lui ait attribué des conséquences quelle ne comporte pas, une tendance que nous serions les premiers à condamner. Et dabord nous nous attacherons à repousser la dénomination de PANTHÉISME, qui sans doute lui aura été appliquée, et avec cette dénomination, la prévention qui sy attache aujourdhui. Assurément, si ce mot navait dautre sens que celui de son étymologie, nous ne verrions aucune raison de le repousser: et, toutefois, dans ce même sens, il ne saurait nous convenir, car il nexprime point la VIE, il ne présente aucune idée de DESTINATION pour lhomme, et cest là, surtout, ce que doit exprimer le nom de toute CONCEPTION BELIGIPUSE; mais il y a plus, lacception de ce mot est aujourdhui fixée par les systèmes quil désigne il ne peut donc, en aucune façon, sappliquer à la conception que nous produisons, car, ainsi que nous lavons dit, elle n a rien de commun avec ces systèmes4. 1. En repoussant avec tant dinsistance la dénomination rie pANTRIsME, flous ne saurions trop répéter que notre seul but est do prévenir une confusion qui serait do nature à
306 EXPOSITION Ce nest que daujourdhui, seulement, que lhomme est arrivé, par Saint-Simon, à sentir lunité et à la comprendre. Mais, dans presque tous les temps, nous voyons quil a eu la notion abstraite de lunité, notion qui a toujours été, en quelque sorte, une forme de son esprit. Les systèmes panthéistiques connus ne peuvent être considérés que comme lexpression, la manifestation de cette idée abstraite, de cette forme de lintelligence humaine, que comme des tentatives impuissantes pour saisir lunité qui a toujours échappé à leurs auteurs. Parmi les conceptions philosophiques auxquelles le nom de PANTHÉISME a été appliqué, examinez celles qui ont pris flaissance dans les écoles de la Grèce, et celles mêmes des stoïciens, encore que ces derniers faire prendre le change sur la conception nouvelle que nous produisons, ou à empêcher même les esprits de lui donner lattention quelle réclame pour être comprise. Du reste, lorsque cette conception aura été complètement développée, et que, par conséquent, la confusion que nous devons redouter aujourdhui ne sera plus possible, le mot PANTHÉISME, réduit alors à sou acception étymologique, pourra, sous un rapport, lui être convenablement appliqué. A ne considérer, en effet, que dune manière abstraite le progrès RELIGIEUX de lhomme vers luniTé, et en y faisant entrer le progrès nouveau que nous annonçons, on peut dire, avec exactitude, que les termes généraux quil comprend sont le polythéisme, le monothéisme et le PANTHÉISME.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 307 paraissent avoir eu une influence plus directe sur la vié de lhomme et sur sa destinée, et vous verrez que lunité, quelle y soit rapportée à un principe matériel ou à un principe intellectuel, ny est jamais présentée que comme une SUBSTANCE, comme une propriété, mais non point comme activité, non point comme exprimant une tendance, unevoLoNTÉ. Xénophanes et Parménide, en idéalisant lunivers, conçu par eux comme une UNITÉ ABSOLUE et INDIVISIBLE, Zénon de Cittie et ses disciples en le matérialisant, laissent également son aspect VIVANT, o est-à - dire, en définitive, luNITÉ réelle en dehors de leurs spéculations. Le système moderne de Spi 4 « Lêtre, disait Xénophanes, est un; il est toujours semblable è lui-même. » (AmsToTE de Xénoph., cap. III.) « Lexistence réelle est unique, indivisible, homogène partout, déterminée par elle-même, invariable, hors de laquelle il ny a rien, est parfaite au plus haut point. » (BUHLE, sur Parrnénide.) « La substance unique et infinie est homogène partout; elle néprouve ni accroissements, ni décroissements, ni va nations, ni sensations. » (Id., sur [tlelissus.) Cest dans la pensée, du reste, que les panthéistes de la première école dElée plaçaient cette réalité homogène, et voyaient lidentité absolue de lÊtre, tandis que les phsi eiens de lécole dIonie et ceux de la seconde école dElée professèrent un panthéisme essentiellement matérialiste Les uns forent franchement athées; les autres, en petit nombre, nadmirent la notion de Dieu que comme la plus
308 EXPOSITION nosa, plus complet, puisquil présente la combiiiaison de lidéalisme et du matérialisme des systèmes antérieurs, donne lieu pourtant à la même observation. Ce métaphysicien célèbre établit quil ny a quune SUBSTANCE; que cette SUBSTANCE est INFINIE, quelle est TOUT CE QUI EST, quelle est Dieu. Puis il lui donne pour qualités la pensée infinie et létendue infinie. Mais il ne va point au delà de cette dénomination abstraite, et cest à la justifier dans ces termes mêmes quil emploie toutes les ressour ces de sa puissante logique, en sattachant surtout à battre en ruines lontoloUie chrétienne. Spinosa, comme ses devanciers, ne conçoit donc encore quun TOUT sans VOLoNTÉ, que des propriétés sans activité, et sans lien même, puisque, bien quil prétende que la pensée et létendue infinies ne forment quune seule et même chose, une UNITÉ indivisible et absolue, il ne définit point cette UNITÉ, ne la caractérise pas, et affirme même quelle nest pas susceptihaute des abstractions, et ne lui accordèrent que des attributs négatifs. Tcnnemann, Buhle, Degerando, et, avant eux, tous les anciens historiens de la philosophie, ont fait cette remarque quils appliquent spécialement à Xénophanes, celui de tous les panthéistes dont le système semblait pourtant se rapprocher le plus du déisme.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 309 ble dêtre déterminée, dêtre qualifiée autrement que comme SUBSTANCE primitive, universelle . Ce quil y a de commun entre tous ces systèmes, comme on le voit, cest que lunité quils établissent nest quune abstraction dépourvue de VIE, quils ne peuvent offrir, par conséquent, aucun ATTRAIT SYMPATHIQUE lhomme, lui donner aucune révélation, et quenfin ils le laissent isolé au milieu du monde quils prétendent lui expliquer. Et voilà pourquoi nous disons que tous sont de beaucoup inférieurs aux conceptions religieuses qui, tour à tour, ont régné sur lhumanité, sans en excepter même le FTIcuIsME; car, bien que dans cette conception lhomme et lunivers ne soient sentis, compris, que divisés, morcelés, et, par conséquent, dune manière incomplète et grossière, cest la VIE, cest la vo LONT pourtant qui T sont SENTIES et comprises; aussi a-t-elle pu LIER lhomme au monde extérieur, lui révéler une DESTINATION, lui donner 4. Il la nomme Dtau, il est vrai, et dans son système lJmu se présente comme la seule existence réelle; mais il ne le définit point autrement que comme suBSTANCE infinie universelle. Les idées morales qui se trouvent exprimées dans les ouvrages de Spinosa sont étrangères à sa conception panth6istique, qui na jamais produit que le fatalisme chez ceux qui lont admise.
340 EXPOSITION une loi, et lacheminer ainsi dans la voie du progrès. En examinant attentivement les conceptions des panthéistes, on voit que le problème quils se sont posé est bien plutôt celui de lidentité , qui se rapporte à la SUBSTANCE, que celui de lunité qui se rapporte à la vie: cest-àdire. quils ont été bien plus frappés de la nécessité rationnelle dc lhomogénéité des parties substantielles de lunivers, quentraînés par lélan sympathique qui, portant lhomme à étendre sans cesse le cercle de son existence, lui a dévoilé successivement lHARMONIE des manifestations si nombreuses, si variées de la vie universelle, et la toujours fait tendre, de plus en plus, à concevoir, à saisir leur fin suprême. Cest de ce point de vue, surtout, que lunité doit être comprise: or, cest cette UNITÉ VIVANTE qui, jusquà ce jour, est restée inconnue à lhumanité, et que Saint-Simon est venu lui révé1er, Nous ne nous arrêterons pas davantage à caractériser les systèmes par.zthéistiques, dans le but de montrer que nous ne saurions prétendre à les faire revivre: personne plus que nous nest convaincu de leur impuissance, de leur stérilité, qui pourrait nous être prouvée par ce seul fait, que les plus célèbres dentre eux nont jamais
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 311 eu pour résultat positif que le fatalisme , lorsquils ne sont pas venus se perdre dans le scepticisme. Et cependant ces efforts, réduits à leur valeur réelle, réclament une justification qui leur est due à un double titre et comme exprimant la tendance de lhomme à chercher lunité, et plus directement encore, comme ayant eu pour résultat de trouver, autant quil était possible de le faire par la seule voie rationnelle, que rien ne pouvait exister en dehors de Dieu, puisque, par définition même, Dieu serait anéanti par une pareille existence. Nous allons maintenant répondre succinctement aux objections directes que la formule que nous avons présentée est aujourdhui de nature à soulever, attendu les préoccupations auxquelles sont livrés les esprits, et les formes que leur a imposées la conception religieuse qui vient de finir. Toutes ces objections pourraient peutêtre se rapporter à une seule difficulté, celle de com I Le fatalisme dut être et fut en effet la conséquence à laquelle arrivèrent les panthéistes des écoles matérialistes; ce fut dans labîme du doute que vinrent se perdre les panthéistes des écoles idéalistes. Voyez Cicéron, Sextus Empi nous, Bayle, etc., sur Xénophaaes, Zénon dÉlée, etc. 36 Vol. 41
3I EXPOSITION prendre la pluralité dans lunité; nous les examinerons pourtant dans les termes divers ou elles peuvent se reproduire. 1 Si lesprit et la matière ne sont que de pures abstractions, que des aspects de lexistence universelle; si lunivers est un, et sil est Dieu, les idées dactivité et de passivité, de cause et deffet, ne sont que des illusions. Et cependant ces idées sont primordiales; ce nest quà leur aide que nous pouvons concevoir la production des phénomènes et leur enchaînement, le mouvement de la vie. Elles repoussent donc invinciblement celle de lidentité, de lunité absolue qui suppose nécessairement limmobilité. Nons répondons : Aucune substance ne saurait exister en dehors de la substance divine; aucune ne saurait se manifester hors du sein de Dieu, car alors, à proprement parler, il ny aurait plus de Dieu. Les entités desprit et de matière considérées, lune comme principe actiI lautre comme principe passif, lune comme cause, lautre comme effet, lune enfin comme étant Dieu, lautre ce qui nest pas Dieu, ne peuvent plus se concevoir; car, soit que lon admette que la matière ait été Gréée par Dieu, en dehors de lui, soit quon suppose quelle ait
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 313 existé éternellement hors de son sein, on doit reconnaître que Dieu ne remplit pas limmensité, et que sa puissance, par çonséquent, quelque grande quon limagine, est limitée, conditionnelle. En dautres termes, dans lune ou lautre de ces hypothèses, on anéantit Dieu; qui ne peut se concevoir sans lINFINITI et la toutepuis-. San ce. Au point de développement où sont parvenues la sympathie et la science humaine, la dualité, telle quon la entendue jusquici, telle quon la crue nécessaire pour comprendre Dieu, pour sexpliquer sa puissance, ne saurait plus être admise sans avoir pour conséquence nécessaire lathéisme. Cependant deux révélations irrésistibles nous sont aujourdhui également et simultanément données, celle de lidentité, de lunité absolues, et celle de la diversité, de la pluralité; cest ainsi que lhumanité distingue avec certitude son existence particulière, finie, de lexistence universelle, INFINIE, et que, dans lordre fini même, chaque homme établit une dislinction de même nature entre lui et ses sem blables, entre son espèce et dautres espèces, organiques ou inorganiques, entre tous les phénomènes enfin que présentent la relation, le contact de toutes ces existences diverses, de
314 EXPOSITION toutes les individualités quelles renferment. De ce point de vue, on retrouve donc, non-seulement la dualité, le fini et lINFINI , lhomme et lunivers ou Dieu, mais encore une multiplicité sans limites dans le sein de laquelle se passent ces alternatives dactivité et de passivité, de causes et. deffets qui nous frappent de toutes parts. Maintenant, comment lunité et la p Jura- lité peuvent-elles se concilier? Voilà le M YSTÈRE, mais comme les deux termes doù ressort ce mystère sont également incontestables pour lhomme, il doit prononcer sans hésiter que cest ainsi que se passe le phénomène de la vie universelle, que cest ainsi que lunité se témoigne, que Dieu se manifeste. O Si tout est Dieu, si toutes les activités individuelles ne sont que des modes de lexistence divine, il ny a plus de liberté pour lhomme, par conséquent plus de moralité pour ses actes. 1. La réponse à cette objection chrétienne porte encore elle-môme lempreinte du christianisme. Le chrétien qui conçoit quelque chose en dehors de Dieu pur esprit peut faire ce dualisme: linfini et le fini. Pour le saint-simonien Dieu étant tout ce qui est, ce dualisme logique nexiste dans le sein de linfini quentre les deux faces du fini, le moi et le non-moi.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3t Dabord nous ferons remarquer que cette difficulté, quelque grande quelle soit, nest poinl particulière à notre conception; quelle sest présentée à tous les dogmes religieux, à tous les srstèmes philosphiques, et que sous les noms de liberté et de fatalité, de grâce et de libre arbitre, elle na cessé jusquà ce jour doccuper les esprits, sans avoir pu obtenir encore de solution rationnelle, cest-à-dire sans quon ait pu parvenir à concilier la toute-puissance et la prescience que lon a dû nécessairement aLtribuer à Dieu, quelle que fùt la manière dailleurs dont on le conçût, avec la spontanéité de lhomme, et les perturbations quelle paraissait devoir produire. Ici encore nous pourrions nous borner à dire que deux révélations également certaines nous sont données: dune part la toute- puissance, la toute science de Dieu, ou autrement lHARMONIE nécessaire de toutes les manifestations de lexistence universelle, et de lautre la spontanéité, la liberté de lHoMME, en ajoutant que la CONCILIATION de ces deux révélations incontestables est un MYSTÈRE que la foi doit combler, comme elle la toujours fait aux époques religieuses. Mais nous présenterons en outre une considération, qui jusquici est restée inaperçue,
316 EXPOSITION et qui est de nature à donner un caractère tout nouveau à la solution de ce problème. Aux époques critiques ou IRRÉLIGIEUSES, lhomme ne se CONÇOIT plus de DEsTINATIoN; aucun attrait sympathique ne le porte vers lavenir, et cependant il se sent emporté par un mouvement irrésistible vers une fin quil ignore et qui ne lui cause que de leffroi. Cette force qui lentraîne malgré lui, il lappelle fatalité et il la maudit; alors il est passil car cest sans sa participation que saccomplit le mouvement auquel il cède; il est esclave, car il se sent opprimé. Aux époques organiques OU RELIGIEUSES, lhomme se CONÇOIT UflO DESTINATION et il lAIME. De toute part il se sent porté vers le but quil désire; cette force qui le dirige, il lappelle Providence et il ladore. Alors il est ACTIF, car il concourt de toute sa puissance à laccomplissement de sa destinée; alors il se sent libre, car ce quil fait dans ce but est ce quil AIME le plus. Partant des différences que présentent ces deux natures de situation par lesquelles jusquici lhumanité a alternative ment passé, nous pouvons appliquer à la liberté morale ce que nous avons dit précédemment de la liberté politique, qui nen est après tout quun aspect, savoir : que cette liberté pour
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE lhomme consiste AIMER ce quil doit faire, et peutêtre cette vue bien comprise feratelle disparaître le mystère qui jusquà ce jour est resté au fond de la question qui vient de nous occuper. 30 Si tout est en Dieu, si tout est Dieu, il n a pas de création; or, avec la relation de créature à créateur, disparaît lexistence religieuse de lhomme qui ne se fonde que sur cette relation. Le mot de création, sans doute, ne doit plus être compris comme il la été dans le passé, cest-à-dire quil ne doit plus sentendre dans le sens de production de substance ou dexistence en dehors de Dieu; mais lidée de création nest point anéantie, seulement elle se transforme. Lhumanité, en tant quhumanité, a eu un commencement, elle a été manifestée dans le temps, et ce qui le prouve invinciblement, cest quelle se développe, quelle se perfectionne; en ce sens, il est vrai de dire que lhumanité a été créée; la relation exprimée par les mots de créature et de créateur subsiste donc toujours en ce quelle a dimportant. En définitive, il y a toujours lhomme et Dieu, termes dans lequels pourrait se reproduire lobjection à laquelle
318 EXPOSITION nous répondons. Lhomme sans doute est en Dieu, il est Dieu lui-même dans lordre fini, mais il nest point Dieu tout entier, il nest pas lÊTa INFINI. Il est lagent de sa conservation et de son perfectionnement, mais lorganisation en vertu de laquelle il agit, il ne se lest pas donnée; il modifie, il perfectionne le milieu dans lequel il vit; mais ce milieu, il la reçu, et lordre général doù dépend le maintien des lois qui constituent les conditions premières de son existence échappe à sa puissance. De toutes parts, au centre comme à la circonférence, se révèlent donc à lui un AMOUR, une sAGESSE, UflC FORCE supérieurs à SOfl AMOUR, à sa sagesse, à sa force, et qui sont lÊtre INFINI, la PROVIDENCE, DIEU. 40 Sil ny a quune stibstance, si cette substance est Dieu, il sensuit que les objets qui nous inspirent le plus de dégoût sont des parties de Dieu, appartiennent à son essence. La réponse à cette objection est facile : il est évident que lhomme, étant un être fini, ne peut sassimiler tous les modes de la substance; que ces modes divers ne peuvent avoir, à ses yeux, la même valeur, car, autrement, il serait Dieu, il serait IErRE iNFINI. Cest ainsi que, bien
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 319 que lidée du mal doive être transformée comme nous Pavons dit précédemment, il r aura toujours du malpour lhomme. Et cependant le mal na point dexistence positive dans lunivers : au point de vue de linfini, tout est bien, tout est bon, car tout est UN. Une dernière objection moins directe, mais qui pourtant suppose toutes les autres, peut encore se présenter : tout en reconnaissant la nécessité de réhabiliter lexistence physique de lhomme, et en convenant de lobstacle que le dogme chrétien présente à cet égard, on peut dire quil nest pas nécessaire, pour arriver à ce résultat, de faire rentrer la matière en Dieu, de la confondre dans son EsSENCE; quil suffit de la relever de lanathème dont le CHRISTIANISME la frappée, ce que J on peut faire en la concevant comme arant été créée par Dieu pour sa gloire, et comme un moren de bonheur, de perfectionnement et de salut pour lhumanité. Mais, indépendamment de limpossibilité de concevoir la matière en dehors de Dieu, ainsi que nous lavons démontré; indépendamment de ce que le dogme que nous professons nintéresse pas seulement lexisLence physique de lhomme, mais encore son existence MORALE et intellectuélle, il est évident
3O EXPOSITION que lon ne déterminerait point ainsi la réhabilita lion quon se proposerait : que la matière restant en dehors de Dieu, et Dieu étant esprit, lhomme vivant matériellement, cest-à-dire se livrant aux travaux de lordre matériel, ou se proposant particulièrement les biens de cet ordre, serait plus loin de Dieu que lhomme vivant spirituellement, cest-à-dire se livrant aux travaux de lintelligence, et plaçant principalement dans leurs conquêtes le but de son ambition; que la conséquence nécessaire de cette différence, qui serait alors inévitablement établie, serait la continuité de la révolte de la chair contre lesprit, et sous une forme ou sous une autre, le rétablissement de lesclavage pour lindustrie. En montrant plus tard quelle doit être la place de cette partie de lactivité humaine dans lordre social qui se prépare, nous achèverons de prouver linsuffisance de la CONCEPTION BATARDE que nous examinons, et par laquelle on prétendrait la réhabiliter. Nous sommes loin sans doute davoir exa miné, sous toutes les formes quelles peuvent revêtir, les objections que notre conception religieuse est de nature à soulever dans son expression dogmatique; nous nous sommes attachés
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3L aux principales, et bien que nous nayons point donné à nos réponses tout le développement dont elles pourraient être susceptibles, nous croyons en avoir dit assez pour faire comprendre que la CONCEPTION NOUVELLE naneantit aucune des notions essentielles à toute religion; que seulement elle les transforme; quelle nattaque et ne détruit que la notion de lantagonisme, et que sous ce rapport elle est plus large, plus profonde, plus RELIGIEUSE enfin quaucune des conceptions du passé. NEUVIÈME SÉANCE. TRADUCTION DU DOGME TRINAIRE DANS LORDRE SOCIAL. RELIGION, SCIENCE, INDUSTRIE. Messieurs, Après avoir établi dogmatiquement, au commencement de cette exposition, que tout état organique des sociétés était toujours la cotisé-
322 EXPOSITION quence, la représentation dune conception religieuse, nous avons entrepris de justifier cette proposition par lexamen des faits du passé. Faisant particulièrement un retour sur la dernière époque organique, celle qui comprend le moyen âge, nous avons montré que sa supériorité sur les époques antérieures, ainsi que les imperfections que lon pouvait lui reconnaître aujourdhui, dérivaient dune même source, et nétaient que le reflet de la supériorité et des imperfections de son dogme religieux. Examinant attentivement les lacunes qu elle a laissées dans la vie individuelle ou dans lordre social, nous nous sommes attachés à en signaler létendue, à montrer leur conformité avec la nature du dogme chrétien, afin de préparer ainsi lintelligence du dogme nouveau, et de faire pressentir le progrès quil doit présenter. Ce dogme, enfin, nous lavons produit dans une formule que nous avons jugée la plus propre à faire ressortir le caractère qui le sépare du dogme qui la précédé. Aujourdhui nous allons quitter le terrain de la religîori pour nous placer sur celui de la politique, cest-à-dire que nous allons entreprendre de montrer quelle doit être lAPPLIcATION SÔCIALE de la coNcTION REUGIEUSE que
0E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3S nous avons exposée, quelle est la transformation quelle doit subir de ce point de vue. Et cependant, à peine avons-nous fait les premiers pas sur le terrain que nous quittons, des questions de la plus haute importance, que nous navons pas méme encore posées devant vous, naissent en foule de celles qui nous ont occupés et que nous avons résolues. Notre intention, en sortant de la sphère à laquelle elles appartiennent plus particulièrement, dans les termes, au moins, où elles peuvent se présenter à vos esprits, nest point de les éluder, de les passer sous silence, mais au contraire de les introduire dune manière plus précise, de leur donner une base plus large, plus solide, de préparer plus sûrement et de réunir en plus grand nombre les éléments de leur solution. La lIEUGION et la POLITIQUE, avons-nous dit plusieurs fois déjà, ne sont pour lhomme que deux faces dun même fait, lunité de son existence; ce qui dans toute sa rigueur est vrai, surtout pour la religion et la politique de lavenir. Les questions religieuses et les questions politiques doivent donc séclairer, se préciser les unes par les autres. Cest dans le but de montrer la relation du dogme nouveau avec la destinée sociale de
34 EXPOSiTION lhomme, et den faire apercevoir ainsi la portée et comprendre la nécessité, que nous allons nous occuper de linstitution politique de lavenir. Les considérations nouvelles auxquelles nous allons nous livrer nous ramèneront naturellement à celles dont nous paraissons nous éloignr en ce moment, et désormais ce sera en passant alternativement des unes aux autres, que nous continuerons lexposition commencée, encore que celles qui se rattachent à la politique, envisagée dans ses généralités, devront flous occuper plus spécialement. Et dabord nous nous attacherons à déterminer la nature et létendue du terrain sur lequel nous allons nous placer. Aujourdhui, dans les sociétés européennes plus avancées, on ne comprend guère sous le titre de politique que la détermination théoriques, ou bien encore la pratique de quelques formes gouvernementales, dont laction est généralement considérée comme devant se réduire à un résultat à peu près négatif, celui dempêcher les attentats violents envers les personnes ou les propriétés. Le grand objet avoué de la science politique moderne est de trouver les combinaiSons les plus propres à resserrer dans cette li
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONTENN 35 mite laction des gouvernements. Il semble même, en observant la marche que cette science a suivie, que le dernier terme de perfection quo conçoivent les hommes qui la cultivent, sans quils paraissent espérer pourtant que ce terme puisse être jamais atteint, serait celui où tout pouvoir public serait anéanti. Un économiste de nos jours compare les gouvernements à un ulcère : il ne croit pas possible, il est vrai, que le corps social, qui est affecté de cette plaie, puisse jamais parvenir complétement à sen guérir, mais il pense quon peut la réduire, et quon doit sï appliquer sans cesse. Cette vue, sans être toujours exprimée dans des termes aussi nets, forme pourtant aujourdhui la base de toutes Jes théories politiques qui sont en possession de la faveur populaire. Celle que nous adoptons est entièrement différente. Pour nous, le SYSTÈME POLITIQuE embrasse lORDRE SOCIAL tout entier il comprend la détermination du BUT dactivité de la société, celle des efforts nécessaires pour latteindre; la DIRECTION à donner à ces efforts, soit dans leur division, soit dans leur combinaison; le RÈGLEMENT de tous les actes collectifs ou individuels celui enfin de toutes les RELATIONS des hommes entre eux, de-
326 EXPOSITION puis les plus générales jusquaux plus partie uhères. Bien loin donc dadmettre que lon doive se proposer de réduire toujours de plus en plus laction directrice, dans le sein des sociétés, nous pensons quelle doit sétendre à tout, et quelle doit être toujours présente; car, pour nous, toute SoCIÉTÉ véritable est une HIÉRARcmE. Nous croyons que plus la HIÉRARCHIE SOCIALE est complète, que plus elle est puissante, et plus aussi alors il y a société; que là où il ny a pas de hiérarchie, il ny a pas de société, mais seulement une agrégation dindividus, qui, dans cette situation, ne peuvent parvenir à maintenir quelque ordre dans leurs rapports que grâce aux traditions dune ancienne hiérarchie, aux habitudes contractées sous son empire. Si nous considérons enfin la marche que les sociétés hiimaines ont suivie jusquà ce jour, nous voyons que lORDRE HIÉRA1iCHtQUE quelles présentent (encore que dans la suite des temps il ait changé de base) est toujours devenu plus étendu, et plus précis, plus intime, et que ce progrès a été lexpression et la condition de tous les autres. Cette manière denvisager la société, sa constitution politique, est trop éloignée de lopinion généralement répandue aujourdhui, elle est en
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 327 opposition trop directe avec les sentiments de ceux que nous voudrions surtout amener à nous, ¬ ar ceux-lé forment l immense majorité, pour que nous n entreprenions pas de la justifier, même dans les termes généraux et abstraits où nous venons de l énoncer. Nous avons souvent répété que l humanité avait jusqu ici passé alternativement par deux natures dÉPoQuEs, les unes organiques, les autres critiques. Cette distinction, si importante toutes les fois quil sagit den appeler au passé, dy rattacher lavenir, nous donnera le moyen, comme elle la fait déjà dans plus dune occasion, de faire comprendre notre pensée. Aux époques organiques, une CONCEPTION religieuse RÉVÈLE à lhumanité une DESTiNATION dont laccomplissement devient lobjet de ses désirs les plus ardents. Les hommes qui AIMENT le plus cette destination, qui sont LES PLUS CAPABLES dy conduire leurs semblables, deviennent naturellement les CHEFS de la société; pour prendre cette position, il leur suffit de parler ou dagir, et dès lors toutes les voix, tous les efforts viennent peu à peu sunir sympathiquement à leurs voix, à leurs efforts. Chacun vient alors prendre rang après eux, dans lordre de son
38 EXPOSITION AMOUR pour la DESTINATION COMMUNE, de sa CAPACITÉ pour latteindre, et cest ainsi, quelles que soient les vicissitudes qui accompagnent les transformations sociales, et qui sont de nature à obscurcir ce fait, que se constituent à la fois la SOCIÉTÉ et la HIÉRARCHIE. A ces époques, lautorité et lobéissance sont également nobles, ÉGALEMENT SAINTES; car toutes deux se présentent comme laccomplissement dun devoir religieux. Lune et lautre sont faciles, car lamour est le LIEN principal qui UNIT le supérieur à linférieur. La volonté du premier ne saurait être oppressive, car il est de sa nature, dès quelle se révèle, de déterminer des volontés harmoniques; la soumission du second ne saurait être contrainte ou servile, puisque ce quil fait est ce quil aime, et ce que lui aappris à aimer celui auquel il obéit. Mais tous ces états organiques du passé ont été provisoires; le temps est venu pour chacun deux où la conception religieuse qui lavait déterminé sest trouvée épuisée, et où là destination quelle avait révélée sest trouvée atteinte, autant quelle pouvait lêtre. L.a société alors devient sans objet et la hiérarchie sans base, sans justification; et soit que les dépositaires du pouvoir persistent à vou
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 329 loir entraîner la société vers un but qui lui est antipathique, soit quils fassent servir leur position à la satisfaction dintérêts égoïstes, leur action devient également oppressive : les efforts de tous tendent alors à lanéantir, et comme jusquici lhumanité a senti le vice de létat social quelle avait accompli, avant de se concevoir une destinée nouvelle, ce nest pas seulement à la hiérarchie, au pouvoir, à la règle, qui compriment son essor, quelle veut se soustraire, mais à toute règle, à tout pouvoir, à TOUTE HIRARCrnE. Cest à ces époques, que nous appelons critiques, que lon peut voir se produire, sous une forme ou sous une autre, les théories politiques dont nous parlions à linstant, et que, dans la sphère étroite des circonstances où elles naissent, ces théories peuvent trouver une justification. Or, Messieurs, depuis trois siècles les sociétés européennes se trouvent dans une époque critique.... Lors donc que nous disons quune hiérarchie profonde doit se former, quune autorité puissante doit sélever, cest que nous pensons quune RELIGION NOUVELLE est venue ruhv]LErt aux hommes une DESTINÉE NOUVELLE, et leur assurer pour lavenir une autorité fondée sur lAMOUB, une obéissance pleine de DIVOUEMENT.
330 EXPOSITION Ce que nous venons de dire des époques organiques du passé pourrait être de nature à déterminer des préoccupations fâcheuses, en faisant croire à la reproduction de faits qui, à juste titre, nous sont devenus antipathiques. Bien que la suite de notre exposition doive à cet égard dissiper pleinement tous les doutes, nous pouvons toutefois, dès à présent et par anticipation, entreprendre de rassurer les esprits. Lanalogie entre lépoque organique qui se prépare et celles qui ont précédé ne saurait exister que dans les termes les plus généraux de labstraction; hors de ces termes tout diffère. Et dabord, dans le passé on trouve toujours une classe nombreuse, la plus nombreuse, qui est en dehors de la société, et qui est exploitée par elle. Ce que nous avons dit de lAMouR, comme formant la base de toute hiérarchie, ne doit donc sappliquer, pour le passé, quaux rapports des hommes qui alors sont véritablement associés; mais ici même une restriction importante est encore à faire lamour sans doute a bien été, dans tous les temps, le lien principal des hiérarchies sociales, et ce qui le prouve, cest que ces hiérarchies ont été brisées du moment où lamour sen est retiré; mais, comme jusquà ce jour il y a toujours
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 331 eu exploitation, et par conséquent antagonisme, dans le sein même des classes associées, il en est résulté que la force, que la contrainte physique a toujours été un complément nécessaire et important de la puissance morale. Or, dans lavenir, tous les hommes seront asociés, et lAMOUR sera le lien unique de lassociation. Maintenant que nous avons déterminé le sens dans lequel nous entendons le mot POLITIQUE, que nous avons repoussé les préventions quaurait pu faire naître la définition abstraite que nous en avons donnée, nous devons, en reprenant les termes de cette définition, montrer quel sera le but de lactivité sociale de lavenir; quels seront les efforts nécessaires pour latteindre; comment devront sharmoniser, se combiner ces efforts; quelles seront enfin les relations qui lieront entre eux les membres de la société. LHOMME ne s est jamais CONÇU de DE5TINATION quen Dieu. Son but le plus élevé (quil en ait eu la conscience ou que cette conscience lui ait manqué) a toujours été de se rapprocher de Dieu en limitant. La CONCEPTION quil sen est formée, ou en dautres termes la RÉVÉLATION quil en a eue, a été progressive, celle qui lui est donnée aujourdhui apprend que Dieu, lÊtre infini, est
33 EXPOSITION dans SOfl UNiTÉ VIVANTE, AMOUR, et dans les modes de sa manifestation, intelligence et force; le BUT de son activité doit donc être de croître en AMOUR, en intelligence, en force. Mais quelle est la direction que lhomme doit donner à son AMOUR, son intelligence, à sa force? Cettc question ne peut être résolue que par une révélation prise du point de vue humain, cest-à-dire par la révélation de Dieu en lhomme. Les vues générales que, dans le cours de lannée dernière, nous vous avons présentées sur le développement de lhumanité, et que nous avons en partie reproduites cette année, comprennent cette révélation. Comme elles reçoivent une nouvelle valeur du point de vue où nous sommes maintenant placés, nous nous les rappellerons succinctement. LHoMME, manifestation de DIEU, DIEU Lui même dans lordre fini, est comme Dieu, comme lêtre un, comme lTRE INFINI, dans son UNIT VIVANTE, AMOUR, et dans les modes de sa mani festation, intelligence et force; mais lhomme est un être collectif qui se développe. Les termes que comprend,jusquici le développement de son existence collective sont: la famille, la
DE LA DOCTRINE SAIWr-SIMONIENriE 333 cité, la nation, enfin la communion spirituelle de plusieurs nations; communion qui, pour les peuples de lEurope occidentale, a été réalisée par le catholicisme. Les lacunes qui, jusquà ce jour, ont existé dans lassociation humaine, ont été remplies par lantagonisme, dont lexpression la plus vive a été la guerre proprement dite. La conséquence la plus directe, la plus générale de la guerre, qui, dans tout le passé, a constiLué le hut dominant de lactivité des sociétés, a été lexploitation du faible par le fort, de lhomme par lhomme (lanthropophagie, lesclavage et le servage). A mesure que le cercle de lassociation humaine sest étendu, lantagonisme sest affaibli, la guerre a perdu de son importance sociale, lexploitation de lhomme par lhomme est devenue moins rigoureuse, et lexploitation de la nature extérieure a pris un plus grand développement. Ensuite de tous ses progrès, de ces initiations successives à la vie collective, lhumanité tout entière aujourdhui est appelée à ne plus former quune seule famille; aux associations partielles qui ont existé jusquici doit succéder enfin lAsSOCIATION UNIVERSELLE, lunion de tous les hommes sur toute la surface du globe, dans tous
334 EXPOSITION les ordres possibles de relations. A ce terme, vers lequel lhumanité na cessé de tendre, bien quelle nen ait pas eu encore nettement la conscience, disparaissent lantagonisme, la guerre, qui, dans le passé, comme nous lavons dit, nont été que lexpression des lacunes de lassociation. Lexploitation de lhomme par lhomme fait place définitivement à lexploitation du globe, et chacun vient prendre rang dans le sein de la grande famille selon la grêce de lorganisation quil a reçue en naissant, cest-à- dire selon sa capacité, pour être récompensé sel on ses oeuvres. La révélation, prise au point de vue de lINFINI, ou de DIEU dans luniversalité de lexistence, apprend à lexistence que sa destination est de croitre en AMOUR, en iiitelligence, en force. Prise au point de vue du fini, ou de DIEU en lhomme, elle lui apprend que cest dans une direction pacifique, collectivement avec ses semblables, et par une combinaison defforts harmoniques quil doit se développer dans cette triple direction. De cette double vue, ressort pour lavenir lindication de trois ordres distincs de travaux : la MORALE, qui correspond à lAMOUR; la science,
D LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 335 à lintelligence; lindustrie, à la force. Lorganisation politique a donc pour objet le règlement de lactivité MORALE, scientifique et industrielle; la hiérarchie sociale ne peut être que la réalisation vivante de ce règlement. LAMOUR, avons-nous dit, cest la vi dans son uNITJ: lintelligence, la force, ne sont que des modes de sa manifestation. Toute connaissance, toute action, ou, si lon veut, toute théorie, toute pratique, émanent de lAMouR et reviennent à lui il en est à la fois la source, et le LIEN, et la fin. Les hommes en qui lamour est dominant, cest-à-dire, en définitive, chez lesquels la vie est à létat normal, sont donc naturellement les chefs de la société, et comme lamour embrasse à la fois le fini et linfini, que cest toujours DIEU quil cherche et que dans lavenir ce sera toujours DIEu quil trouvera, il sensuit que les chefs de la société ne peuvent être que les dépositaires de la RELIGION, que les PRÊtRES. La mission du PRÊTRE est de rappeler sans cesse aux hommes leur destination, de la leur faire aimer, de leur inspirer les efforts par lesquels ils peuvent latteindre, de coordonner ces efforts, de les rapporter à leur fin. LAMOUR a donc pour expression générale la MORALE, cest-à-dire du 37 Vol. 41
336 EXPOSITION point de vue où nous venons de nous placer, la RELIGION, qui, considérée dans les institutions sociales auxquelles elles donnent naissance, embrasse en son entier le système politique. Sur la même ligne, et comme des émanations simultanées de lAfOUR, apparaissent lin tellience et la force, représentées par la science et lindustrie. Le but de la science est de pénétrer de plus en plus dans la connaissance des phénomènes que présentent lexistence universelle et lexistence humaine, de découvrir les lois qui les régissent, autrement de constater lordre dans lequel ils se produisent; et comme tout est DIEU, que tout phénomène par conséquent ne peut être quune manifestation de la Divinité, il sensuit que la science, dans tout ce quelle comprend, nest que la connaissance de DIEU, et quen ce sens elle peut être proprement appelée THOLOGIE. Lobjet de lindustrie est lexploitation du globe, cest-à-dire de lappropriation de ses produits aux besoins de lhomme, et comme, en accomplissant cette tâche, elle modifie le globe, le transforme, change graduellement les conditions de son existence, il en résulte que par elle
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 337 lhomme participe, en dehors de Iui.même en quelque sono, aux manifestations successives de la Divinité, et continue ainsi loeuvre de la crôation. De ce point de vue lindustrie devient CULTE. La RELIGION ou la MORALE, la THÉOLOGIE ou la science, le CULTE ou lindustrie, tels sont les trois grands aspects de lactivité sociale de lavenir. Les PRÊTRES, les savants, les industriels, voilà la SOCIÉTÉ. De même que le PRÊTRE représente lUNITÉ DE LA ViE, il représente aussi lUNITÉ SOCIALE ET POLITIQUE. Le savant et lindustriel sont ôgaux à ses yeux, car tous deux reçoivent im médiatement de lui leur mission et leur inspiration. La science et lindustrie ont lune et lautre une hiérarchie qui leur est propre; mais chacune de ces hiérarchies remonte directement au PRÊTRE; cest par lui quelle est constituée, et cest en lui seul quest sa SANCTION. Le PRÊTRE est donc le LIEN de tous les hommes mais cest encore lui qui rattache le fini à lINFINI, lhomme à DIEU; qui met lordre social en harmonie avec lordre universel, et qui, sil est permis de sexprimer ainsi, lie la hiérarchie humaine à la hiérarchie divine.
338 IXPOS1TI0N DIXIÈME SÉANCE. LE PRÊTRE. MESsIEuRs, Dans la séance précédente, nous avons dit que toute lactivité sociale de lavenir devait; se trouvrer comprise dans trois grands ordres de faits ou de travaux : la RELiGION, ou la MORALE; la TRÊOLOGIE, OU la science; le CULTE, OU lindzzstrio; que la SOCIÉTÉ entière devait être composé de PRÊTRES, de savants et dindustriels. Nous avons maintenant à considérer séparément chacune de ces divisions, de ces classifications, dans le but de déterminer la nature des éléments quelles comprennent, le caractère des institutions politiques auxquelles elles doivent donner lieu, les subdivisions principales dont elles sont susceptibles. Aujourdhui nous nous occuperons de laction politique de la RELIGION, cest-à-dire de la fonction sociale du PRÊTRE; et dabord nous nous attacherons à justifier le titre auquel doit sexercer cette fonction, la source doù elle découle.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 339 Cest de lAMOUR, avons - nous dit, que te PRÊTRE reçoit sa mission... Cest donc au SENTIMENT, cest aux hommes chez lesquels cette faculté est dominante, que nous attribuons la direction suprême des sociétés : or, dans la disposition actuelle des esprits, il semble que ce seul rapprochement renferme la condamnation des vues que nous présentons, la démonstration de lirnposibilité de leur réalisation. Le sentiment, en effet, est généralement considéré aujourdhui comme une manière dêtre inférieur. Les hommes qui, comparant les temps anciens aux temps modernes, se plaisent à reconnaître la supériorité des derniers, voient principalement la cause de cette supériorité dans la prédominance du raisonnement sur le SENTIMENT. Il semble maintenant convenu que le SENTIMENT soit lattribut de lenfance de lhumanité, le raisonnement celui de sa virilité; et journellement on peut entendre opposer lepérienee à limagination, le calcul à la smpathie, comme on opposerait la science à lignorance, la sagesse à la folie; et ce quil a de caractéristique à cet égard, cest que communément on croit avoir suffisammeni liétri une
340 EXPOSITION conception, une entreprise quelconque, lorsquc lon sest cru en droit de lui appliqtLer lépithète de sentimentale. Laffaiblissement du sentiment, à lépoque où nous vivons, est un fait incontestable; mais celui qui lui correspond nest pas, comme on pourrait le penser, laccroissement du raisonnement. Ces deux termes, dans lopposition où on les met, manquent de rapports; le fait, le seul fait qui correspond directement à Iaffaiblisseznent du SENTIMENT, cest la dissolution graduelle des liens sociaux, cest le progrès de lÉGoÏsME. Bien loin que le raisonnement se soit accru dans la proportion où le sentiment sest affaibli, il na cessé au contraire de décroître avec lui. La sphère de la science na jamais été plus large que celle des srmpathies, et si lon peut constater aujourdhui labsence de tou.t SENTIMENT éé on peut constater aussi celle de toute science générale. Mais, pour relever le sentiment du discrédit où il est tombé, pour lui rendre la place qui lui appartient, pour faire comprendre quainsi que nous lavons dit dogmatiquement, en lui est lunité de la vie, quen lui est le principe de toute science et de toute pratique, et quà lui par
liE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 34i conséquent doit appartenir la direction des sociétés, il peut suffire dappeler lattention sur la manière dont se passe sous les yeux de tous le phénomène de lactivité humaine. De ces deux manières dêtre, raisonner et agir, on peut bien se demander par laquelle lhomme a dû commencer; mais on ne ieut raisonnablement se demander si, avant de raisonner ou dagir, il a dû DÉSIRER, VOULOIR, cest-à-dire SENTIR, puisquil serait impossible, en faisant abstraction de cette impulsion, de comprendre comment il aurait pu être DÉTERMINÉ OU à connaître ou à agir. Que lon imagine les théories les plus convaincantes, et lon verra, en y réfléchissant, que de pareilles théories ne sauraient ienfermer en elles-mêmes aucune raison daction. Vainement les démonstrations les plus irrésistibles prouveraient-elles quen suivant telle ligne déterminée, on doit inévitablement et facilement arriver à teF résultat; pour que ce résultat soit atteint, pour quon y tende même, une condition est avant tout nécessaire, le désir de latteindre, cestà dire, en dautres termes, lintervention du sentiment. Mais ces théories ellesmêmes, quel sera
342 EXPOSITTON leur pôint de départ? Les attribuera-t-on au désir de connaître, à celui de pénétrer lordre établi dans les phénomènes auxquels elles sappliquent? Mais par cette expression seule de désir, qui se présente ici comme inévitable, on leur aura donné pour source un sentiment, et qui plus est, dans ce cas, un sentiment religieux. Dira-t-on que lespérance de la fortune ou de la puissance a pu suffire pour en déterminer la production? Dans cette hypothèse nouvelle on naura fait autre chose que de les rapporter à Un sentiment purement égoïste. Et lorsque aujourdhui nous disons que le sentiment sest affaibli, ce nest que laffaiblissement des sentiments généreux, sociaux, religieux, que nous constatons; mais la faculté du sentiment na point cessé dêtre active, car autrement lhomme aurait cessé dexister; seulement cette faculté sest graduellement resserrée dans les sphères toujours de pius en plus étroites, jusquau point où elle paraît tendreà ne plus se déployer que dans celle de légoïsme pur; et ce quil importe de remarquer en même temps, cest que les raisonnements et les actes se sont réduits sur les proportions du sentiment, et quavec les grandes sympathies ont disparu aussi et
DE LA DOCTRiNE SAINT-SIIdONIENNE 3,3 les grandes conceptions scientifiques et les grandes entreprises sociales. Entre le sentiment égoïste et le sentiment social ou religieux, entre lamour de soi seulement et lamour des autres hommes ou de Dieu, entre le désir de sapproprier un objet dépourvu de la faculté sympathique et le désir de sunir à un être doué de cette facuité, il y a sans doute ime différence notable qui ne porte pas seulement sur létendue de la sphère du sentiment, mais sur sa nature même, et il semble que le nom dappétit serait plus con. venablement appliqué aux impulsions de légoïsme que celui de SENTIMENT. Néanmoins, quelque réelle que soit cette indifférence, quel-. que importance quil y ait à la constater du point de vue de la morale, elle est ici sans valeur; en effet, les impulsions de légoïsme ne procèdent pas dune autre faculté que les impulsions qui nous portent à associer notre existence à celle de nos semblables, à celle du monde qui nous entoure, à lexistence infinie. En substituant au mot qui exprime la nature de cette faculté ceux qui expriment le but de. son activité, on se convaincra facilement de lidentité des deux manifestations que nous lui attribuons, et pour en re
344 EXPOSITION venir à la proposition que nous avons avancée sur le sentiment considéré par rapport au raisonnement ou à laction, on verra quen définitive avant de raisonner ou dagir, il faut DISIRER, se PASSIONNER, ou autrement encore, quil faut AIMER OU SOi, ou les autres hommes, ou le monde extérieur, OU RELIGIEUSEMENT en DIEU, et le monde extérieur, et les autres hommes et soi. DisTnER OU AIMER, connaître et agir, ou agir et connaître, tel est lordre dans lequel se déploie lactivité de lhomme. Sil na cessé de grandir en savoir, en puissance, cest que le cercle de ses SYMPATHIES na cessé de sétendre, et en jetant les yeux sur la carrière quil a parcourue, il est facile de voir que chacune des grandes époques de ses découvertes dans les sciences, de ses conquêtes sur le monde extérieur, a toujours été précédée dune EXALTATION DE SES SYMPATHIES. Cest le SENTIMENT qui RVLE à lhomme le BUT vers lequel il doit se diriger, qui lui fait chercher les lumières à laide desquelles il peut y marcher, qui lui fait accomplir les actes par lesquels il peut latteindre; etvoilà pourquoi nous disons quil est à la fois et la source, et le LIEN,
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 345 et la fin de toute science et de toute action, quil est la VIE elle-même dans son UNITi. Mais cest surtout dans la vie sociale que se révèle dans toute son étendue la puissance du sentiment, que se témoignent avec éclat ses titres à la suprématie. Que lon fasse abstraction dans lhomme de la sympathie, de la faculté dont il est doué de souffrir des douleurs de ses semblables, de jouir de leurs joies, en un mot de vivre de leur vie, et il ne sera plus possible de lui concevoir dexistence collective. Cest la sympathie qui crée la société, cest elle qui la maintient, cest donc à elle aussi que doit en appartenir la direction. Mais, tout en reconnaissant au sentiment la valeur que nous lui attribuons, tout en consentant à voir la société gouvernée par les hommes les plus SYMPATHIQUES, peut-être nous demandera-t-on encore pourquoi ces hommes seraient nécessairement les dépositaires de la RELIGION, ses interprètes. Nous avons dit dans notre dernière réunion quil ne pouvait y avoir de société, de sentiment social, quaux époques où lhumanité se concevait une destination, et nous avons ajouté que lhumanité ne pouvait jamais se concevoir de
346 EXPOSiTION destination quen Dieu. Les hommes les plus sympatiques sont donc aussi les hommes les plus religieux, les plus près de Dieu; ces hommes, en un mot, ne peuvent donc être que des PRÊTRES. Mais ici sélève un mot redoutable, un de ces mots, comme déjà nous en avons rencontré plusieurs sur notre route, qui peuvent suffire aujourdhui pour faire repousser, sans autre examen, toute doctrine à laquelle on se croit en droit den faire lapplication, el devant lesquels par conséquent il faut sarrêter dès quils se présentent: ce mot est celui de théocratie. En comparant la société chrétienno à celles qui lont précédée, on a souvent remarqué, à lavantage des dernières, de celles mêmes contemporaines fondées par Mahomet, lunité quelles présentent dans leur action, et qui résulte pour elle de lidentité de la loi politique et de la loi religieuse, de la réunion, ou plutôt de la confusion absolue des deux pouvoirs dans les mêmes mains. A ne considérer que dune manière abstraite les conditions les plus favorables à lordre social, cet avantage sans doute est incontestable. Lorsque le CHRISTTANISME apparut, la guerre
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 347 avait encore une mission à remplir; pendant longtemps encore elle devait être une nécessité sociale; mais déjà le temps était venu où lhumanité devait se préparer pour un état nouveau doù laction militaire serait complétement ban nie: le CRISTIANISME a été appelé à opérer cette préparation, et il a rempli la tâche quil avait reçue en séparant la religion de la politique, en fondant une société religieuse et pacifique en présence de la société militaire, qui, dépourvue dune religion qui lui fût propre, se trouva dès lors sinon soumise, au moins subalternisée. Nous nous sommes arrêtés assez longtemps à considérer les raisons de cette séparation, pour quon ne puisse pas nous accuser de méconnaître les avantages quelle a eus pour lhumanité; mais, daprès ce que nous avons dit à cet égard, on a dû voir en même temps quelle nétait que préparatoire, et que le CHRISTIANISME, SOUS ce rapport, était destiné seulement à opérer la transition entre tout le passé et tout lavenir; entre lunité militaire et lunité pacifique. Aiijour dhui que le principe de la guerre est détruit, que, grâce au CHRISTIANISME, toutes les facultés de lhomme tendent également à se développer dans une direction pacifique, lunité quil avait rom
348 EXPOSiTION pue pour amener ce résultat doit être rétablie; la société ne doit plus reconnaître quune loi, quune autorité, .et cette loi et cette autorité doivent être religieuses. Que si lon entend par théorratie létat dans lequel la loi politique et la loi religieuse sont identiques, où les chefs de la société sont ceux qui parlent au nom de Dieu, assurément, et nous nhésitons point à le dire, cest vers une TH1OCRATIE NOUVELLE que lhumanité sachemine; et cependant ce nest quavec répugnance que nous empIoons ce mot, car il ne peut servir aujourdhui q&à porter le trouble dans les esprits. Tout ce que nous pouvons dire au surplus, si on veut absolument nous limposer, cest que ce nest ni la théocratie de lINDE ou (le lEGYPTE, ni celle de Moïse, ni celle de Mahomet, que nous annonçons, que nous appelons de tous nos voeux, mais bien celle que Saint-Simon a sentie, désirée, conçue; celle qui doit réaliser et maintenir lASSOCIATION de tous les hommes sur toute la surface du globe, et dans laquelle chacun sera placé selon la capacité quil aura reçue de Dieu, et récompeusé selon ses oeuvres. Maintenant que nous avons justifié les titres
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 349 auquels le prêtre est appelé à présider à la di rection des sociétés, nous avons à montrer quelle est la nature des fonctions quil doit exercer. Lactivitd humaine, avons-nous dit, comprend, indépendamment des travaux du PRÊTRE, qui en représentent luNITÉ, deux autres grands ordres de travaux, ceux de la science et de lindustrie, de la théorie et de la pratique: cest donc aux travaux des savants et des industriels, des théoriciens et des praticiens que le PRÊTRE doit présider. Sa fonction la plus générale est de mettre en HARMONIE, de COORDONNER, de LIER les efforts qui se font séparément dans chacune de ces deux divisions importantes du tuarai1; et comme ce LIEN ne peut être établi entre les efforts sans lêtre entre les hommes, quil ne peut être conçu que dans la vue de la destination de lhumanité en Dieu; quil ne saurait avoir de réalisation que par laccomplissement même de cette destination, que les hommes et les travaux qui lient, et les hommes et les travaux qui sont liés, composent et toute la société et toute lactivité humaine, il sensuit que la fonction qui a pour objet de LIER la théorie et la pratique, est la fonction SOCIALE et RELIGIEUSE la plus élevée.
850 EXPOSITION Peut -être dira4-on que la science et lindustrie, la théorie et la pratique, peuvent communiquer et SUNIR sans le secours daucun INTERM1imAIRE. Ce qui se passe sous nos yeux à cet égard peut suffire pour prouver le contraire; aujourdhui, en effet, quil nexiste aucune prévision sociale sur les rapports à établir entre ces deux natures de travaux, nous voyons la théorie et la pratique se poursuivre isolément, et ne se rencontrer et ne sunir que fortuitement et passagèrement. Nous voyons en même temps les théoriciens dédaigner les praticiens comme soccupant de travaux inférieurs, et les praticiens leur rendre ce dédain en les considérant comme des réveurs, comme des hommes livrés à des spéculations vagues et stériles; et cependant la théorie et la pratique ne sont que la division du travail humain, et, du point de vue RELIGIEUX, de la DESTINATION de lhomme toutes deux sont également précieuses, puisque cette destination ne peut saccomplir que par les travaux combinés de lune et de lautre. Il ny a donc que le PRÊTRE qui étant placé à ce point de vue, et AIMANT par conséquent duN AMOUR ÉGAL la théorie et la pratique, puisse parler aux théoriciens et aux praticiens la langue
DE LA DOCTRiNE SAINT-SiMONIENNE 3M propre aux uns et aux autres; leur montrer la RELATION intime de leurs travaux, et, au nom de la RELIGION qui établit cette relation, les RELIER socialement en leur apprenant à SAIMER. Une division analogue à celle que présentent la science et lindustrie comprenant la théorie générale et la pratique générale, peut sétablir et dans le sein de la science et dans le sein de lindustrie, cest-à-dire que les travaux dans lune et dans lautre peuvent être partagés de manière que les hommes qui les exécutent soient placés à des points de vue assez difTérents, livrés à des habitudes assez opposées pour que leur rapprochement ne puisse sopérer que par un INTERMÉDIAIRE capable dembrasser dans son ensemble le travail qui se trouve divisé entre eux. Ici se présente une nouvelle fonction pour le prêtre, et dans cette fonction lindication dune division à établir dans le sein du sACERDOCE lui-même. Nous nous contenterons pour le moment de présenter cette idée, qui ne pourra être bien comprise quaprès que nous aurons montré quelle doit être la constitution du travail scientifique et celle du travail industriel. Mais la fonction du PRÊPRE ne se borne point
3 EXPOSITION seulement à lier, à AssocIER des hommes occupés de travaux de natures différentes, elle a encore pour objet dunir ceux mêmes qui sont livrés à des occupations homogènes, et dont les efforts senchaînent directement. La société, avons-nous dit, est une HIÉI1ARCHIE; partout où sexécute un travail, il y a donc des supérieurs et des inférieurs. Mais où se trouvera la sancLion de cette relation, si ce nest dans le sentiment de la destination qui saccomplit par elle? quel sera lhomme qui fera AIMER lobéissance à linférieur, et qui apprendra au supérieur lusage quil doit faire de lautorité, si ce nest celui qui, rapportant lautorité et lobéissance à une MÊME FIN, saura faire AIMER cette FIN à ceux qui commandent et à ceux qui obéissent? Le prêtre, source de toute hiérarchie, en est donc en même temps la sanction nécessaire et permanente. En définitive, partout où il y a des efforts à coordonner, des hommes à unir, le PRÊTRE 1I- tervient nécessairement; sa FONCTION exprimée de la manière la plus générale est de LIER, dAsSOCIER. Cest en remplissant cette fonction quil fait accomplir à lhumanité la loi qui lui a éé doniiée, et quil lunit à Dieu.
DE LA DOCTRINE SA1NT-,S13LONIENNE 33 Une question importante se présente maintenant; cest celle de savoir quelle est la hiérarchie qui doit sétablir dans le sein même du sacerdoce. Nous avons dit que le PRÊTRE était lhomme chez lequel la VIE était à létat normal, cest-à-dire qui, nétant placé particulièrement ni au point de vue de la théorie, ni au point de vue de la pratique, pouvait alternativement passer de lune à lautre, et par conséquent leur servir de LIEN. Mais tous les hommes doués de cette faculté ne la possèdent point au même degré, ou autrement ne sont point également capables de LIER une théorie et une pratique de même étendue ou de même nature. Or cest dans cette inégalité que se trouve la base de la HIÉRARCHIE SACERDOTALE OU peut concevoir autant de degrés dans cette hiérarchie que de subdivisions dans lAssocIATioN générale ou dans les divers ordres de travaux susceptibles de donner lieu à une théorie et à une pratique, ou à une division analogue. De ce point de vue, la HIÉRARCHIE SACERDOTALE comprend depuis le PRÊTRE qui LIE toute la science et toute lindustrie de lhumanité, jusquà celui qui établit le même lien entre la science et lindustrie de la moindre fraction de la SOCIÉTÉ universelle, ou bien. dans deux di-
34 EXPOSITION rections secondaires, depuis celui qui LIE dans leurs sommités tous les travaux de la science ou tous ceux de lindustrie, jusquà celui qui lie les uns ou les autres dans le cercle le plus particulier où les divisions quils comportent peuvent se reproduire. Mais nous ne saurions donner à présent plus de développement et plus de précision à cette vue; il faut auparavant que nous ayons montré en quoi doit consister lORGANISATIoN du travail scientifique et du travail industriel, quelles sont les divisions principales auxquelles lun et lautre peuvent donner lieu. Dans le cours de lexposition que nous avons faite lannée dernières comme dans plusieurs écrits que nous avons publiés, il nous est arrivé souvent de désigner les ARTISTES comme les seuls représentants de la faculté SYMPATHIQUE laquelle nous attribuons la direction des sociétés; il nous est même arrivé quelquefois demployer alternativement le nom dARTIsTE et le nom de PRÊTRE comme étant parfaitement synonymes; et cest quen effet lARTISTE et le PRÊTRE vivent dans la même sphère et sont de la même famille; mais il existe pourtant entre eux une différence importante, et au point où nous sommes mainte-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 35 nant parvenus du développement de nos idées, flous devons létablir. Le PRÊTRE CONÇOIT lavenir et produit le RÈGLEMENT qui LIE les destinées passées de lhumanité à ses destinées futures; en dautres termes, le PRÊTRE GOUVERNE. Lartiste saisit la pensée du prêtre, il la traduit dans sa langue, e, lincarnant sous toutes les formes quelle peut revêtir, il la rend sensible à tous; il réfléchit en lui le monde que le prêtre a créé ou découvert, et le réduisant en symbole, il le dévoile à tous les yeux. Cest par lartisLe que le prêtre se manifeste; lartiste, en un mot, est le verbe du PRÊTRE. Mais ce mot PRÊTRE que nous employons ne peut manquer, ainsi que tous les mots anciens dont nous sommes obligés de nous servir, de faire naître dans les esprits des préoccupations fâcheuses; et, malgré tout ce que nous avons dit déjà, nous devons nous attendre à ce quon persiste à voir dans le prêtre de lavenir cet être mystérieux du passé qui faisait mouvoir toute la société en restant isolé au milieu delle, qui parlait une langue que lui seul pouvait entendre, et qui, vivant enfermé dans les secrets du tem ple, paraissait doué dune existence qui navait
356 EXPOSITION rien de commun avec celle de lhumanité. Tel était le prêtre, et tel il devait être, lorsque la cité de Dieu et la cité des hommes étaient étrangères lune à lautre, et surtout lorsque lhomme qui communiquait avec la Divinité pouvait se croire dune race ou dune espèce particulière. Mais aujourdhui que lhumanité ne forme plus quune famille, que lordre humain se confond dans lordre divin, le SACERDOCE revêt un caractère entièrement différent; le PRTflE ne reste plus isolé au milieu de la société, il est au contraire de tous tes hommes celui qui est le plus activement mêlé, le plus intimement uni à toute la famille humaine; ses besoins, ses tendances, ne sont que les besoins et les tendances de tous les autres hommes portés à leur plus haut degré dexaltation. Cest pour tous quil SENT, quil pense, quil agit, et cest seulement par son UNION avec tons quil communique avec Dieu.
DE LA DOUTRINE SAINT-SIMONIENNE 307 ONZIÈME SÉANCE. LE SAVANT. Dans notre dernière séance nous nous sommes arrêtés à considérer la nature de la faculté doù nous avions dii précédemment que dérivait la fonction sociale du prêtre, et nous avons déterminé, autant que nous pouvions le faire sans avoir parcouru encore en son entier le champ de la politique, en quoi devait consister cette fonction. Il nous reste maintenant à considérer séparément chacun des deux grands ordres de travaux que le PRTRE et appelé à diriger et à LIER, la science et lindustrie. Nous nous occuperons dabord de la science. Vous naurez point oublié, Messieurs, que nous avons momentanément quitté le terrain des questions religieuses et métaphysiques, sur lequel nous nous sommes longtemps arrêtés, pour passer sur celui de la politique. Vous ne devez donc pas vous attendre à ce que nous considérions les sciences, ou quant à leur principe encyclopédique, ou quant à la méthode quelles
IXPOSITION doivent employer dans leurs investigations, les deux seuls aspects sous lesquels ou a coutume de les envisager en dehors de nous, dans les occasions fort rares, et qui le deviennent tous les jours de plus en plus, où elles fixent lattention des penseurs. Lécole de Saint-Simon, depuis longtemps déjà, a traité, dans divers écrits, la question encyclopédique; dans le cours de lexposition que nous avons faite devant vous lannée dernière, nous nous sommes longuement occupés de la méthode; nous pourrons avoir à revenir sur ces deux aspects importants de la science, et principalement sur le premier; mais nous la considérons aujourdhui sous un aspect nouveau et plus général, celui de la mission quelle est appelée à remplir par rapport à la destination de lhomme, de linstitution politique à laquelle elle doit donner lieu. Lorsque, dans nos séances précédentes, nous avons caractérisé dune manière générale les trois grands ordres de travaux dans lesquels doit se diviser lactivité sociale, nous avons dit que la science avait pour objet, en découvrant successivement à lhomme les lois qui régissent les phénomènes de sa propre existence et celles du monde extérieur, de lui faire connal
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 359 tre Dieu dune manière toujours de plus en plus étendue et précise : du point de vue où nous sommes maintenant placés et où nous avons à envisager dans leurs rapports, dans leur liaison, les diverses parties de lactivité humaine, nous ejoutons que lobjet de cette connaissance est de donner à lhomme les lumières qui lui sont nécessaires pour marcher vers le but que lAMouR lui découvre, pour régler, pour diriger les actes par lesquels il peut latteindre. En présence dune génération qui, en haine de sentiments arriérés, avait condamné la faculté même du SENTIMENT, nous avons dû dabord nous attacher à réhabiliter cette faculté méconnue, à montrer sa supériorité sur toutes les autres, et insister particulièrement sur la subal ternité de la faculté rationnelle ou scientifique que le préjugé général prétendait lui superposer. Mais aujourdhui que cette tâche est remplie, que nous avons rendu au SENTiMENT la place qui lui appartient, nous avons à montrer limportance, lindispensabilité de la science, dans le rang secondaire que nous lui avons assigné. Grâce à Saint-Simon, qui nous a révélé lunité humaine, qui nous a fait connaître les ma 38 Vol. 41
360 EXPOSITION nifestations diverses de cette unité, nous navons à condamner aucune des facultés de lhomme; nous sommes appelés seulement à les mieux apprécier et à leur concevoir un nouvel emploi. Grâce à cette révélation, nous nen sommes point réduits, comme tant dhommes aujourdhui, à lalternative, ou bien en présence dune science desséchée, fractionnée, sans relation évidente avec la destinée de lhumanité, de répudier le raisonnement, ou bien en présence dune sentimentalité vague, et qui le plus souvent ne se manifeste que par des désordres, de répudier le sentiment; car nous connaissons la valeur du sentiment et du raisonnement, et nous savons que les causes des désordres et de la stérilité de lun et de lautre sont passagères. Et si nous disons que, sans le sentiment, la science naurait point dexistence, nous reconnaissons aussi que, sans la science, le sentiment ne produirait que des mouvements désordonnés, convulsifs, douloureux. Et cest sans doute sur les exemples de la séparation du sentiment et du raisonnement, exemples que lon peut trouver en grand nombre à toutes les époques critiques, que se fonde principalement aujourdhui lopinion qui regarde le sentiment comme ne pouvant être quune source derreurs.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 361 Nous avons dit que lobjet SOCIAL de la science était de donner à lhomme les lumières qui lui étaient nécessaires pour marcher au but que lAMOUR lui assignait. Les chefs de lhumanité, ceux qui ont sans cesse devant les yeux sa destination et qui ont la mission de ly conduire, doivent donc pourvoir, dune part, à ce que les découvertes scientifiques se multiplient de plus en plus, et, dautre part, à ce quelles se répan dent le plus rapidement possible. On voit, par cette double considération, que le travail scientifique se divise en deux branches principales: le perfectionnement des théories, et lenseignement des théories. Nois avons maintenant à considérer à quelles conditions ce travail peut saccomplir dans cha cune des divisions quil comprend. Le règlement social établi aujourdhui présente bien encore une sorte de prévision pour lenseignement des théories scientifiques; nous aurons à montrer combien cette prévision est, incomplète, combien sa base est vicieuse, mais au moins, sous ce rapport, la société nest point complètement laissée au dépourvu. Il nen est point de même en ce qui regarde le travail de perfectionnement de ces théories, et lon cher
36 EXPOSITION cherait vainement une institution qui se présentât à cet égard avec le caractère dune véritable prévoyance sociale. Ce quil y a de remarquable ici, cest que cette partie si importante de lactivité humaine nest pas moins oubliée dans les spéculations qui sattachent à signaler les vices du règlement politique actuel et prétendent en indiquer un meilleur. Dans lordre établi, comme dans les conceptions quon lui oppose, le progrès de la science est abandonné aux efforts individuels, et il ne faut pas sen étonner, puisque la morale elle-même nest pas lobjet dune prévoyance plus directe, dune plus vive sollicitude. Cet aspect du travail scientifique, étant celui dont on sest le moins occupé, fixera dabord notre attention. A toutes les époques où se sont exécutés et accumulés de grands travaux dans les sciences, deux conditions principales, très -différentes, mais que nous rapprochons ici parce quelles peuvent également faire sentir le désordre actuel et mettre sur la voie de lordre à établir, se sont trouvées remplies dune part, lexistence matérielle des hommes qui se vouaient à ces travaux était préalablement assurée, et de lautre, ces hommes se trouvaient en contact, tra
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 363 vaillaient en commun et biérarchiquemnt. Ces deux conditions ont été remplies, autant quelles ont pu lêtre jusquici, pour lantiquité, dans linstitution des castes sacerdotales; pour le moyen âge, dans celle du clergé catholique, institutions qui ont renfermé, aux époques où elles ont été en vigueur, tout ce qui alors existait de savants. Il ne saurait être question sans doute de rétablir ces corporations; cest à bon droit quelles ont été brisées et quon sapplaudit de leur chute; mais il ne faut point oublier quelles nont point été remplacées, et quelles doivent lêtre, cest-à-dire que les travaux délaboration scientifique doivent avoir une organisation nouvelle. Il semble généralement convenu aujourdhui que le soin du perfectionnement de la science doit être abandonné aux efforts individuels, aux suggestions de lambition personnelle; et si lon venait à demander comment les travaux de cet ordre doivent être rétribués, les économistes répondraient, au besoin, que leur valeur, comme celle de tous les autres produits possibles, ne saurait être déterminée que par le prix quils sont susceptibles dobtenir sur le marché, par un libre débat entre le pro-
364 EXPOSITION ducteur et le consommateur, le vendeur et lacheteur. Ces idées ont eu une grande utilité lorquil sest agi de renverser une corporation scientifique qui était devenue insuffisante et vicieuse; mais il est évident quau delà de cette destruction, qui se trouve aujourdhui bien suffisamment opérée, elles nont plus de valeur, et que, considérées par rapport à lavenir comme par rapport à tout état organique des sociétés, elles sont absolument fausses. Et dabord, avant dexaminer si le travail de perfectionnement des sciences peut être convenablement exécuté par des individus isolés, vorons si ce travail est de nature à pouvoir être rétribué, comme on le prétend, de la même manière que lest communément aujourdhui celui de lindustrie. Que si lon assimilait les travaux de perfectionnement dans la science aux travaux de perfectionnement dans lindustrie, lanalogie, assurément, serait admissible; mais il nen est point ainsi, et les travaux induslriels auxquels on les compare dans ce cas sont ceux qui ont pour ohjet de multiplier des produits déjà connus, par des procédés également connus. Or ici la simili-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 365 tude que lon prétend établir ne saurait évidemment exister. Les travaux industriels dont il sagit, quel quo soit le désordre auquel ils sont livrés, désordre que nous allons avoir prochainement è signaler, ont au moins cela de particulier, que chaque effort conduit dune manière certaine, prévue, calculée, au résultat proposé; que la somme de travail exigée pour chaque produit peut être exactement appréciée, et quenfin, jusquà un certain point, il est possible de prévoir la valeur qui lui sera assignée sur le marché, par le rapport de loffre à la demande; doù il résulte que chaque travailleur, dans cette direction, peut prétendre, par une simple transaction individuelle, à obtenir les avances qui lui sont nécessaires pour produire; mais il est évident quaucune de ces conditions ne peut se trouver dans le travail de perfectionnement scientifique. Ici le résultat proposé nest pas toujours certain; une grande partie des efforts dirigés dans le but de latteindre peuvent se trouver perdus ou rester inappréciables, après même que le résultat a été obtenu. Une suite dobservations sur un ordre particulier de phénomènes, quelques
366 EXPOSITION découvertes partielles dans une direction spéciale, peuvent avoir occupé la vie de plusieurs hommes, et cependant ces observations, ces découvertes, au moment où elles sont produites, peuvent nêtre point susceptibles dêtre utilisées; elles peuvent nêtre quun acheminement, un premier pas très-éloigné, très-indirect, vers le fait scientifique qui aura cette valeur échangeable; enfin un travail scientifique définitif, cest- à-dire, en bornant comme il convient lacception de ce mot, un travail capable, dans la forme où il est produit, de déterminer un changement immédiat dans le champ de la théorie et de lapplication, nétant à la portée, à la convenance que dun très-petit nombre dindividus, ne saurait être lui-même susceptible de rendre, par la voie ordinaire des échanges industriels, les avances qui ont été nécessaires pour le produire; dans tous les cas, on doit reconnaître limpossibilité pour les auteurs dun pareil travail, de se procurer ces avances, attendu que les bases des transactions de cette nature qui se font dans lindustrie, savoir la cerLitude du produit et la possibilité de prévoir sa valeur, manquent ici absolument. Que lon examine le mode particulier du tra
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 367 vail scientifique de PERFECTIONNEMENT, soit dans la division, soit dans la combinaison des efforts quil comporte, depuis ceux, par exemple, du savant qui soccupe de déterminer la conformation ou les fonctions organiques dune plante ou dun insecte, qui étudie une spécialité de lanatomie ou de la phrsiologie, qui recueille des observations particulières sur les phénomènes du mouvement, sur les propriétés de la lumière ou de la chaleur, etc., etc., et dont la capacité, quant à la contemplation rationnelle du monde extérieur, nest point susceptible de sétendre utilement au delà de ce cercle, jusquà ceux du savant qui, considérant dans son ensemble lordre phénoménal ou lune des grandes divisions quil embrasse, tente de sélever à quelque vue générale capable den lier, den coordonner les parties, et lon pourra facilement se convaincre de la vérité des propositions qui précèdent. On verra que, dans ce travail, le résultat ne peut jamais être certain ou prévu avec précision; que le temps, les efforts, le concours des individus nécessaires pour arriver, ne sauraient être calculés; que le travail est susceptible de se produire sous plusieurs formes et à divers degrés, avant darriver à un état où il puisse être immé
368 EXPOSITION diatemeiit utilisé; que, même parvenu à ce terme, il ne peut sortir de latelier scientifique quaprès avoir subi une préparation que ses auteurs ne peuvent lui donner, et que par toutes ces raisons, enfin; il ne saurait être susceptiNe, à aucun des termes de son élaboration, de devenir une marchandise et payé comme tel. Après la chute de la corporation scientifique du moyen âge, ou plutôt, après que cette corporation fut arrivée au point où elle devait se refuser à travailler au perfectionnement des sciences, et où cette tâche se trouva dévolue aux laïques, abandonnée aux efforts individuels, plusieurs circonstances vinrent momentanément tenir lieu, pour les hommes qui se vouaient à ce travail, des ressources matérielles qui restaient en grande partie à la disposition de lÉglise. Et dabord, si le clergé, comme corps, resta en de hor du mouvement qui se prononçait, plusieurs de ses membres pourtant sy associèrent avec ardeur. Parmi les laïques, ceux qui furent appelés à y prendre part, ou plutôt à le déterminer, appartenaient en partie à la classe riche, et pouvaient, par conséquent, sy dévouer tout entiers; la nouvelle impulsion donnée à la science se liait intimement, ou plutôt se confondait absolument
DE LÀ DOCTRINE SA1NT-SIMONIENNE 869 avec le développement des idées philosophiques qui alors agitaient et dominaient tous les esprits; le plus vif intérêt sattacha donc, dans toutes les sommités sociales de lordre temporel, aux travaux des savants, et bientôt un patronage imposant sorganisa dans toute lEurope en faveur de ces travaux : un grand nombre dhommes riches ou puissants se firent savants, ou protecteurs des savants. Cest à laide de toutes ces circonstances quaprès que lés ressources matérielles dont le clergé était en possession furent enlevées, en très-grande partie au moins, au travail scientifique, ce travail put, pendant quel que temps, se continuer avec éclat . Mais ces circonstances nexistent plus : par suite des révolutions politiques qui sont survenues, le nombre des fortunes particulières, indépendantes du travail, a considérablement diininué ; les idées philosophiques, à la faveur des- 1. Déjà on avait vu se produire des circonstances toutes semblables au début de la première époque critique, lorsque les sciences, pour faire un nouveau progrès, durent sortir des temples paiens où elles avaient été exclusivement cultivées jusquelà, et être abandonnées à des efforts indivi-. duels. Alors aussi on vit un patronage puissant se former en faveur de ces efforts; et la protection accordée par Alexandre aux travaux dAristote, par exemple, est un fait présent à la mémoire de tout le monde.
370 EXPOSITION quelles les sciences, en sortant du sanctuaire chrétien, avaient trouvé de nombreux et puissants protecteurs, ont perdu leur crédit, et en France, par exemple, où laction de ces deux causes se fait le plus vivement sentir, les savants se trouvent exactement, sous le rapport qui nous occupe, dans la position ou les idées critiques prétendent quils doivent être, cest-à-dire que, dépourvus de toute dotation sociale, de toute protection individuelle, de tout patrolLage, ils en sont réduits à nattendre dautre prix matériel de leurs travaux que celui que le commerce de a librairie peut leur offrir. Cette situation des savants en France est assez évidente pour quil soit utile den apporter des preuves. On ne nous objectera pas sans doute lexistence des académies, puisque ces corps, dont le cadre est beaucoup trop étroit dabord pour comprendre tous les savants, ne sont destinés à recevoir dans leur sein que des hommes qui ont dû sélever, grandir, avant dy ntrer, et sans compter sur les mesquines ressources quils y trouvent, lorsquune fois ils y sont admis. Mais quarrive-t-il par suite du délais sement auquel sont condamnés les savants? une tendance qui, de jour en jour, devient plus
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE prononcée à abandonner la culture des théories pures, pour se livrer à lapplication de ces théories, et principalement à lapplication industrielle, qui seule paraît de nature aujourdhui à payer les travaux de ceux qui sy vouent. Lapplication des théories scientifiques aux divers besoins de la société est sans doute un fait très-désirable, et nous croyons, malgré la tendance que nous venons de signaler chez les savants, quil sen faut de beaucoup quelle soit atteinte; quil y a lieu à pourvoir à ce que lapplication des sciences devienne et beaucoup plus large et beaucoup plus régulière quelle ne lest aujourdhui, et que le but à se proposer ici doit être de faire en sorte que chaque progrès dans. la théorie soit suivi dun progrès correspondant dans la pratique; mais il ne suit pas de là que le travail de perfectionnement scientifique doive être abandonné ou ne doive pas être lobjet dune prévision sociale, dune vive sollicitude; quarriverait -il, en effet, si tous les savants venaient à se transformer en ingénieurs? Après ce changement, il est vrai, la pratique pourrait bien faire des progrès pendant longtemps encore; mais, la science restant stationnaire, il est clair
372 EXPOSiTION quo cet état devrait finir nécessairement par devenir celui de la pratique elle-même, lorsquelle aurait épuisé le fonds des connaissances théoriques. Tel est pourtant le terme auquel nous arrive rions si laction des causes que nous venons de signaler ne devait pas être interrompue. Quels sont les hommes aujourdhui qui soccupent de travaux de pure théorie scientifique? Ceux qui, par une exception qui devient chaque jour de plus on plus rare, ont des moyens dexistence indépendants de leur travail, ou ceux qui, ayant obtenu des places dans lenseignement ou dans toute autre partie du service public, sont parvenus à se soustraire aux obligations directes de ces places, et à transformer le revenu en une sorte de dotation scientifique. Si, en dehors de ces deux situations, quelques efforts se font encore, ils ne présentent plus quun spectacle désolant. Si vous voyez des hommes entraînés par un penchant, par une vocation irrésistible, fermant les yeux sur le dénfiment où ils se trouvent, et sur celui plus grand encore qui les menace, travailler dans le champ aride de la science en simposant les privations les plus pénibles, en se soumettant aux humiliations les plus dures,
DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE 373 jusquau moment qui ne peut tarder darriver où la misère et ses flétrissures, les accablant soit moralement, soit physiquement, viennent mettre un terme à des efforts ignorés. De tout ce que nous venons de dire, il résulte que le premier objet de la prévoyance sociale, sappliquant à CONSTITUER le travail de perfectionnement des théories scientifiques, doit être dassurer par une dotation publique lexistence matérielle des hommes que leur capacité appelle à sy livrer. Nous avons maintenant à examiner si ce travail peut être convenablement exécuté, ainsi quon paraît le croire, par des individus isolés, cest-à-dire nayant point entre eux de rapports nécessaires et hiérarchiques. Toutes les sciences se tiennent, ou plutôt toutes les sciences ne sont que des divisions de la connaissance humaine, correspondantes aux divers aspects sous lesquels le phénomène UN de lexistence se manifeste à nous; ce LIEN qui UNIT toutes les sciences est encore plus évident, sans être plus nécessaire, entre les branches diverses que chacune delles est susceptible de comprendre : le progrès daucune spécialité scientifique ne saurait donc se concevoir, dans
314 EXPOSITION des limites étendues au moins, indépendamment du progrès de lensemble auquel elle appartient. Et cependant, malgré cette unité de la science, cette dépendance intime des parties dont elle se compose, aucun homme ne pouvant lEMBiUSSER, la cultiver à la fois dans ses genéra lités et dans ses détails, il sensuit quune condition nécessaire de son avancement est que le travail quelle comporte soit partagé, distribué entre des hommes doués de capacités spéciales, et capables de se livrer exclusivement à létude des faits particuliers dont linvestigation leur est attribuée; mais si la division du travail est absolument nécessaire au progrès de la science, elle ne peut avoir pourtant de résultat quautant quune autre condition se trouve remplie, la combinaison des efforts. Le règlement scientifique capable de satisfaire à ces deux conditions suppose quà tous les moments, les acquisitions faites dans chaque science sont constatées, que les problèmes nouveaux à résoudre sont posés, et que le travail nécessaire pour arriver leur solution est directement distribué entre tous les hommes capables de concourir à ce résultat; que les découvertes, à mesure quelles se produisent, sont rap-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 375 portées à un centre commun pour y être jugées, pour y être combinées, sil y a lieu, avec les acquisitions déjà faites, et enfin pour y être proclamées, de manière que les efforts cessent de sappliquer à une recherche devenue inutile, et semploient dès lors à une recherche progressive. Bien que ce règlement jusquici nait pas encore existé dans toute la précision quon peut lui concevoir pour lavenir, les conditions principales auxquelles il satisfait ont été remplies pourtant en grande partie aux époques organiques du passé; dans lantiquité, toute la science est renfermée dans les temples, et les hommes qui la cultivent travaillent en commun et hiérarchiquement. Au moyen âge le même fait se produit; cest dans le sein le lÉglise, des monas1ères, que se passe tout le mouvement scientifique, qui alors a principalement pour objet les faits de lordre spirituel; à cette époque on voit les membres du clergé qui prennent part à ce mouvement déférer constamment leurs travaux à lautorité supérieure, et cette ÀuTOnITJ, qui, dans les cas importants, est celle même des PAPEs ou des CONCILES, prononcer sur leur valeur, sur leur orthodoxie: de telle sorte que
37 EXPOSITION létat de la science ou du dogme se trouve toujours déterminé, et que si alors le travail à faire nest point directement provoqué, parce quon ne se propose point le progrès, la carrière dans laquelle peut se déployer lactivité scientifique est toujours au moins nettement tracée. Lorsquà partir du seizième siècle la science commença à sortir de lÉglise, les anciennes habitudes contractées par les savants, la nécessité pour eux de sunir contre linstitution spirituelle, qui condamnait leurs efforts, le patronage enfin qui sorganisa en leur faveur parmi les puissances temporelles, maintinrent dabord entre eux des communications actives qui momentanément purent tenir lieu dune organisation régulière; mais les circonstances qui déterminèrent ce lien provisoire ont cessé dexister, et on ne trouve plus aujourdhui dans le champ de la science que des hommes et des travaux isolés. II existe en Europe des académies; mais, bien que le terrain scientifique soit le même pour toute cette partie du monde, les académies quelle renferme nont pourtant entre elles aucunes relations régulières et hiérarchiques; non-seulement elles ne sont point associées pour accomplir une oeuvre commune, mais il y a plus:
DE LA DOCTRINE SAINT-SJMOMENNE 377 aucune delles, dans le sein même de la nation où elle existe, nest chargée de présider au travail de la science, de le distribuer, de le coordonner; elles peuvent bien proposer quelques problèmes, mais cest accidentellement; des savants peuvent bien, de temps à autre, leur communiquer leurs découvertes, mais cest bénévolement et sans entendre pour cela se soumettre à leur autorité. Aussi voyons-nous que cesI en dehors de leur sein, de leurs indications et indépendamment de leur sanction, que sexécutent et se produisent la plupart des travaux scientifiques: mais quarrive-til par suite de cet état de choses? que les travaux des savants dune partie de lEurope restent souvent ignorés des savants des autres parties; quil nest pas rare de voir pareille chose arriver dans le sein même de chaque nation; quen conséquence, des efforts nombreux sont journellement employés sur tous les points de lEurope à reproduire péniblement des observations, des expériences, des DcouvEnTEs déjà faites depuis longemps; quà défaut dun centre commun où les efforts viennent se réunir et se combiner, une multitude de travaux de détail restent sans valeur parce quils restent sans
378 EXPOSITION lien, et quenfin la science, fractionnée, morcelée à linfini, et, de plus, se contredisant fréquemment dans une foule de livres et de mémoires particuliers, se trouve dépourvue de lautorité quelle devrait avoir. Une seconde condition nécessaire du travail de perfectionnement des théories scientifiques est donc que les hommes qui gr livrent forment un corps, une association, une HnRARCHIE. Le second aspect général sous lequel le travail scientifique peut être envisagé est lenseignement des théories. Deux conditions principales sont ici à remplir: le règlement de cette fonction doit pourvoir, dune part, à ce que lenseignement soit toujours à la hauteur du perfectionnement, cest-à-dire à ce que la science soit toujours enseignée dans son état le plus avancé; et, dautre part, à ce quelle soit c]assée, distribuée dans lordre le plus propre à la faire pénétrer dans les intelligences, selon la nature des travaux quelle est destinée à éclairer. La prévoyance sociale, nulle à peu près aujourdhui à légard du progrès de la science, sapplique avec plus de sollicitude, avons-nous dit, à son enseignement; il est évident en effet
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 379 quo les universités sacquittent dune manière beaucoup plus directe et beaucoup plus efficace de cette dernière fonction que les académies ne sacquittent de la première, dont on les suppose chargées. Cependant les universités ne satisfont à aucune des conditions essentielles dont nous venons de parler. Elles ne sont point en relation régulière, directe, avec les hommes qui soccupent; du perfectionnement des théories scientifiques; il y a plus, ces hommes ne formant point un corps, une pareille relation ne saurait même se comprendre, et enfin, quand élle existerait, elle serait encore à peu près sans fruit, puisquà défaut dune autorité reconnue compétente pour diriger et pour juger les travaux de perfectionnement, la valeur de ces travaux devrait toujours rester incertaine pour les hommes chargés den répandre la connaissance. Il peut donc, il doit donc même arriver souvent que les théories enseiunées par les universités ne soient pas à la hauteur du progrès de la science; et comme ces corps ne peuvent donner aucune garantie quil en soit autrement, il en résulte que leur enseignement est dépourvu de sanction, ou nest; pas revêtu, au moins, de toute lautorité quil devrait avoir.
350 EXPOSiTION Les theories ont pour mission déclairer les pratiques. Cest dans cette vue que la science doit être enseignée, et que réside le principe des aspects divers sous lesquels elle peut lêtre. Mais les hommes qui enseignent ne sont point en COMMUNICATION avec ceux qui pratiquent, et les travaux de ces derniers nétant point organisés, et manquant de voix par conséquent pour se révé1er, pour faire connaître leurs besoins, il sensuit que cette communication aujourdhui est même impossible. Les théories scientifiques sont donc enseignées sans objet et par conséquent sans ordre déterminé: aussi voyons-nous que dans le plus grand nombre des cas elles restent encore sans application . Les idées critiques, en remettant aux efforts individuels le soin de perfectionner la science, lui ont abandonné aussi celui de lenseigner. Si, sous ce dernier rapport, leur succès a été moindre que sous le premier, cest que la nécessité dorganiser lenseignement est de nature à se faire plus immédiatement sentir que celle dor 1 Les Facultés de médecine, en France, lÉcole po1r_ technique et Les écoles dapplication qui s rattachent, présentent bien une appropriation de lenseignement à des fonctions déterminées; mais ce ne sont là que des exceptions.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 381 ganiser le perfectionnement; cependant leur cr& dit, sous ce rapport même, na cessé de sétendre, et aujourdhui nous voyons une partie importante de lenseignement se faire en dehors des établissements publics, et reproduire, bien entendu, avec plus dintensité, le double vice que nous venons de signaler. Le principe de la concurrence, appliqué à lenseignement, a été dune grande utilité sans doute pour détruire un corps enseignant qui nétait plus dépositaire que dune science incomplète et arriérée, la seule quil pût comprendre et quil voulût admettre; mais il est évident que son utilité ne saurait sétendre au delà de cette destruction. Pour sen convaincre, il pourrait suffire de remarquer que ce principe suppose que les hommes qui ont besoin dêtre enseignés sont les meilleurs juges de la convenance quil y a pour eux dapprendre ou de ne pas apprendre, et que ceux qui ne savent pas sont les plus capables dapprécier le mérite de ceux qui savent, de juger de la valeur de leurs travaux, et de déterminer la récompense qui doit leur être attribuée. La société doit être enseignée; elle doit lêtre dans la vue des divers ordres de travaux que sa
38 EXPOSITION destination lappelle à accomplir; cest donc den haut que lenseignement doit lui venir, et que les hommes chargés de cette magistrature doivent recevoir leur mandat. On peut voir, par les considérations qui précèdent, et sans quil soit besoin que nous nous y arrêtions davantage, que les hommes chargés denseigner la science doivent être placés dans les mêmes conditions que ceux qui sont chargés de la perfectionner; cest-à-dire, dabord, quils doivent être dotés par lÉTAT, ce qui résulte principalement, pour eux, de lautorité qui leur est nécessaire pour exercer leurs fonctions, et ensuite quils doivent former un corps, une mÉnARcmE, ce qui résulte dune manière non moins évidente de la relation intime qui doit exister entre lordre à établir dans lenseignement, et la nature et la distribution des travaux que comporte létat de la société. Nous avons maintenant à considérer le travail scientifique dans son ensemble, sous le rapport des fonctions politiques auxquelles il peut donner lieu. La science et lindustrie, la théorie ifénéraie et la pratique çjénérale, se sont jusquici développées isolément; on ne trouve au moins
DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 383 aucune prévision sociale, aucune institution politique qui ait eu encore pour obj et de les UNIR dune manière directe. Cependant elles se sont graduellement rapprochées. La science a cessé dêtre exclusivement renfermée dans la sphère de la spéculation, et lindustrie dêtre exclusivement livrée à lempirisme; aujourdhui leur UNION doit devenir intime. Le travail scientifique doit être principalement dirigé dans la vue des besoins de lindustrie, et cest principalement dans la science que lindustrie doit chercher les lumières qui lui sont nécessaire pour éclairer ses pratiques. Les savants doivent donc se trouver en COMMUNICATION continuelle avec les industriels. Mais, ainsi que nous lavons vu précédemment, cette communication ne saurait être immédiate; elle ne peut sétablir que par lintermédiaire du PRÊTRE, qui se trouve placé au sommet de la hiérarchie sacerdôtale, et qui, AIMANT ÉGALEMENT la science et lindustrie, la théorie et la pratique, parce quelles ne sont pour lui que deux aspects, deux divisions du TRAVAIL par lequel saccomplit la destination de lhumanité, est seul capable de faire comprendre aux théoriciens la RELIGION qui les trNrr aux pra.. ticiens. 39 Vol. 41
354 EXPOSITION Le TRAVAIL SCIENTIFIQUE de perfectionnement et denseignement, avons-nous dit, doit être directement doté par lErAT. Or il est évident ici que cette dotation ne peut encore lui être attribuée que par le PRTRE, qui, étant placé au point de vue général des besoins de la société, est seul en étnt de juger de la quantité des efforts qui doivent être appliqués à chacune des parties du travail quelle comprend. Ainsi donc, sous le double rapport de ses relations avec lindustrie et de sa dotation sociale, cest directement par le prêtre qui embrasse la société dans son unité, que la science doit être gouvernée. Mais au delà de ces deux relations immédiates avec lautorité sociale, cest dans son propre sein que se passent toutes les autres relations, et par conséquent que sexercent toutes les autres fonctions politiques auxquelles elle peut donner lieu. A chacune des deux grandes divisions que nous avons établies dans le travail scientifique,. le perfectionnèment et lenseignement, en correspondent deux autres, que lon pourrait exprimer par les noms de théorie et de pratique scientifiques: lune avant pour objet de détermi
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 38 ner le procédé, les méthodes de linvestigation ou de la communication, et comprenant toutes les considérations quise rattachent à lordre encyclopédique; et lautre consistant à appliquer ces méthodes, ces considérations, aux différents ordres de travaux auxquels elles &appliquent. Le perfectionnement et lenseignement, et dans les termes ou nous venons de les présenter, la théorie et la pratique de lun et de lautre: telles sont les divisions dans lesquelles se trouvent compris les aspects divers sous lesquels la SCIENCE peut être envisagée, et les efforts quelle comporte. Mais lexpérience a prouvé et prouve journellement que les hommes qui se partagent ainsi le travail scientifique ne sentent que dune manière obscure le lien qui les unit, et nont en conséquence quune faible tendance à se rapprocher, ce quon pourrait sexpliquer facilement par la nature différente de leurs capacités et de leurs habitudes. Lobjet dominant du SAVANT perfectionnant est de connaître, et dès quil est parvenu à une découverte et quil la communiquée aux savants qui soccupent des mêmes recherches, et dans les termes où ceux-ci seule ment peuvent la comprendre, tout est consommé
386 EXPOSITiON pour lui, Ou au moins ce nest que très-secondairement quil soccupe de lenseignement, cest-à-dire quil se propose délaborer et de justifier sa découverte dans ce but. Il en est de même du SAVANT enseignant, dont lobjet principal est de communiquer la connaissance dont il est en possession, et dont lobjet secondaire seulement est de la perfeàtionner et de létendre. La même diversité peut encore être observée entre les hommes qui créent les méthodes du perfectionnement ou de lenseignement de la SCIENCE, et ceux qui les appliquent: les uns se renfermant dans labstraction logique, et nayant quune faible tendance à pénétrer dans lordre concret, dans lapplication, afin dy chercher les lumières qui leur seraient nécessaires pour apprécier la convenance et la valeur de leurs procédés; les autres sattachant à tirer le plus grand parti possible des méthodes dont ils sont en possession et quils ont éprouvées, et nayant quune faible tendance à en chercher de meilleures. Et cependant tous ces travaux, aujourdhui divergents, ne sont que des aspects dun seul et même travail, tous sont appelés à concourir à une même fin; il faut donc quils soient LI1ls.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 387 Mais qui établira ce lien? Nous avons vu que lhomme qui UNISSAIT la science et lindustrie ne tirait cette puissance que de lAMOUR ÉGAL quil portait à lune et à lautre, parce que lune et lautre, à ses eux, concouraient également à laccomplissement de la destination générale de lhumanité. Par une analogie facile à saisir, il doit être évident que les travaux de diverses natures que comporte la science ne peuvent être reliés quà la même condition, cest-à-dire quautant quil se trouvera un homme qui, aimant particulièrement la destination de lhumanité en tant quelle consiste à savancer toujours de plus en plus dans les voies de lintelligence, dans la connaissance de Dieu, sera dès lors capable daimer également tous les efforts qui conduisent à ce but, et de parler par conséquent aux savants de tous les ordres un langage quils puissent entendre et qui leur apprenne le lien qui les unit. Or, quiconque est capable de considérer les travaux de lhumanité du point de vue de sa destination religieuse, nenvisageât-il cette destination que sous une seule de ses faces, et qui peut trouver, dans cette vue, la puissance de lier des hommes pour les faire marcher vers le but
388 EXPOSITION quil AIME, celui-là est un PRÊTRE. Il doit donc y avoir, il y aura donc un PRÊTRE de la SCIENCE. Cest par lui que les savants seront unis, associés, gouvernés; que le travail scientifique sera distribué entre les branches diverses quil comprend et les diverses localités où il devra saccomplir, et que chacun, dans latelier scientifique, sera placé selon sa capacité et récompensé selon ses oeuvres. Cest par lui enfin que la science, réglée, ordonnée dans son propre sein, sera unie au prêtre suprême, et viendra ainsi se confondre dans lunité sociale et religieuse. DOUZIÈME SÉANCE. L INDUSTRIEL. MESSIEURS, Dans notre dernière réunion nous avons déterminé le caractère social de la science, et montré les conditions auxquelles peut saccomplir politiquement le travail quelle comporte.
DE LA DOCTRINE SAlNT-S1IIONIENNE 389 Nous avons auj ourd hui à nous occuper de lindustrie, en la considérant sous des rapports analogues. Lexploitation de lhomme par lhomme est arrivée à son terme. La guerre, qui dans tout le passé a été le but dominant des sociétés, doit disparaître; la capacité militaire, qui jusquici a toujours été placée au sommet de la hiérarchie politique, doit cesser dêtre une capacité sociale. Lexploitation du globe, de la nature extéricure, devient désormais le seul but de lactivité physique de lhomme; la capacité indrstrielle, par laquelle sopère cette exploitation, doit être à lavenir la seule capacité sociale, dans lordre matériel. La RELIGION et la science, soit quelles aient commandé, sanctifié la guerre, ou éclairé ses pratiques, et que, dans cc cas, elles se soient confondues avec elle, comme dans tous les temps qui ont précédé le christianisme, ou bien que, comme dans le moen âge, elles se soient constituées en dehors de la société militaire et soient restées imidépendantes de ses lois; la religion etia science ont toujours figuré au premier rang dans la HIÉRARCHIE sociale: elles ont été pro - gressives; elles sont appelées aujourdhui à
390 EXPOSITION faire un pas immense; mais de tout temps elles ont été justifiées, sanctifiées; de tout temps leurs représentants ont été en possession de lexistence sociale. Il nen est pas de même de lindustrie, des industriels. Laction de lhomme sur lhomme, la guerre, est la seule manière dêtre physique de lactivité humaine qui ait encore pris rang dans lassociation. Lindustrie jusquici a été esclave ou subalternisée. Quelle que soit limportance quelle ait prise graduellement, elle nest pas encore entrée dune manière directe dans la hiérarchie sociale; aucune souveraineté politique nen a encore été lexpression, et cela na pas pu être, puisque aucun dogme religieux ne la encore sanctifiée. Dans la hutte du SAUVAGE, cest la famille du chef, ce sont principalement ses femmes et ses filles, cestà-dire ses esclaves, et ses esclaves dans la pire de toutes les conditions de lesclavage, qui exécutent les travaux de lindustrie grossière qui existe alors. Dans les sociétés civilisées de lANTIQuITÉ, où lesclavage est une institution politique, cest aux esclaves, qui com posentalors limmense majorité de la population, que le soin de ces travaux est dévolu. Après
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 391 létablissement du CHRISTIANISME, et pendant la plus grande partie du moyen âge, ce sont encore des esclaves, bien que lesclavage ait alors subi sous le nom de servage une importante modification, qui compose toute la classe industrielle. Enfin lorsque, grâce à linfluence du CHRISTIA.NISME, cette dernière forme de lesclavage disparaît, que lhomme cesse dêtre la propriété directe de son semblable, les travaux de lindustrie restent lattribut des affranchis, qui, sous les noms de vilains, de roturiers, de peuple continuent à former une classe inférieure et mép risée. Dans tous les états dont nous venons de par- 1er, le guerrier lui seul, dans lordre matériel au moins, est citoyen, cestà-dire membre de la société; lindustriel reste en dehors de lAs 5OCIATION, de la hiérarchie politique, et dans toute cette série historique il est constamment exploité. Pendant la durée de lesclavage proprement dit., qui finit avec le servage, cefte exploitation est évidente. Quelles que soient les modifications qui interviennent successivement dans la constitution de la servitude, modifications très-importantes dailleurs, comme acheminement vers laffranchissement, le maître sempare de
392 EXPOSITION la plus grande partie du travail de lesclave; et celle quil lui abandonne, et que les moeurs et les lois lobligent graduellement à augmenter, ne constitue quune propriété insignifiante et précaire. Enfin, après laffranchissement, le fonds de la production matérielle restant, en presque totalité, la propriété des anciens maîtres, on voit lexploitation de la classe industrielle se coutinuer, soit par des redevances féodales qui lui sont imposées, soit principalement sous les formes diverses que prend successivement le loyer des instruments de travail, terres et capitaux, formes sous lesquelles cette exploitation se continue encore aujourdhui, ainsi que nous nous sommes attachés à le démontrer devant vous lannée dernière, lorsque, remontant à lorigine de la constitution actuelle de la propriété et des droits quelle confère, nous avons annoncé la transformation quelle devait subir. Ainsi dans toute la durée du passé, lindustrie a été esclave ou subordonnée; elle est restée en dehors de la religion, en dehors de lordre politique; et pendant tout ce temps (ce qui était une conséquènce inévitable de cette condition) la classe industrielle a été exploitée. La situa- lion à laquelle lappelle la doctrine de Saint-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 393 Sirnon, en faisant de ses travaux le seul but de lactivité physique de lhomme, en faisant de ses chefs les seuls chefs de la société dans lordre matériel, en les appelant à sasseoir dans le TEMPLE à côté des chefs de la science, et sur la même ligne, en présence de DIEU, en présence du PnfrrnE qui représente luNITé DIVINE, et qui na de supériorité sur les industriels et sur les savants que parce quil les UNIT, que parce quil tend sans cesse, par son action sur eux, à les élever vers lui; cette situation, disons-nous, est donc toute nouvelle : à sa réalisation seulement correspondra lavéaement politique de lindustrie, sa naissance à la vie sociale et reliuleuse. Or, Messieurs, tout est préparé pour cette naissance, pour cet avénement. Dans la succession des différents états du passé, que nous avons rappelés succinctement afin de montrer la condition inférieure dans laquelle lindustrie a été tenue jusquà ce jour, il est facile de constater son progrès non interrompu vers le terme que nous lui assignons. Et dabord elle sort graduellement de lesclavage qui avait été sa condition primitive, et dans lequel elle était restée pendant une si longue suite de siècles. Après laffran
394 EXPOSITION chissement, on voit les communes; cest-à-dire des corporations dindustriels autrefois serfs, et qui, par des raisons dont nous navons point à nous occuper ici, avaient fait, dans la carrière de la liberté, des progrès plus rapides que la classe industrielle des campagnes, acquérir chaque jour une influence plus grande sur les affaires publiques, sintroduire, dès le treizième siècle, dans les assemblées politiques, en ANGLETERRE et en FnNcE, et être admises par leurs représentants à donner leur avis pour le prélèvement des subsides. A la même époque, on voit en EuRoPE plusieurs de ces villes constituer des cités, des fédérations industrielles indépendantes; et, par exemple, on sait quelles furent, à dater de ce temps, et la splendeur et la puissance de la LIGUE ANSATIQUE. Les entreprises publiques, cestà-dire militaires, devenant chaque jonr plus coûteuses, et la richesse de lindustrie affranchie prenant en même temps une importance toujours croissante, on voit les rapports des chefs politiques avec la classe industrielle se multiplier de pius en plus, devenir de plus en plus intimes, et chacun de ces rapprochements déterminer de nouveaux avantages, de nouvelles concessions en faveur de lindustrie.
DE LA DOCTRINE SAINT.SIMON1ENNE 39 Les entreprises militaires ellesmêmes ne tar dèrent point à recevoir, de lintervention de lélément industriel dont elles ne pouvaient plus se passer, une direction nouvelle qui se rapporta toujours de plus en plus aux intérêts industriels, bjen ou mal compris. Nous avons vu enfin ces intérêts devenir dominants dans la plupart des guerres modernes, dont le but na plus été, comme dans les guerres anciennes, denvahir un territoire, de faire des esclaves, de semparer directement, par le pillage ou par des tributs militaires, des richesses accumulées par le peuple vaincu, mais bien de conquérir sur lui un privilége commercial, un monopole. On sait quelle part énorme a eue cet intérêt dans les motifs des dernières grandes guerres dont lEURoPE a été le théâtre. Lhistoire des établissemerits européens sur les différents points du globe, et des luttes qui en ont été la suite, met assez en évidence cette transformation des intérêts de la guerre. En constatant ce caractère nouveau que présentent les entreprises militaires de nos jours, nous ne prétendons pas dire assurément que les guerres industrielles soient désirables, et quelles doivent se continuer dans lavenir; car
396 EXPOSITiON la guerre, lantagonisme, sous toutes les formes, doivent cesser pour jamais. Lindustrie est de sa nature une puissance toute pacifique; et ce qui le prouve assez, cest létat desclavage auquel elle a été réduite pendant tout le temps de la con quête, cest laffaiblissement des sentiments et de linstitution militaires, que lon voit correspondre à chacun des termes de son développement. La guerre ne vient point delle; elle sj est trouvée seulement associée; et si nous rappelons la part quelle r a eue, ce nest que pour constater limportance sociale quelle a prise dans la suite des temps, et linfluence quelle est graduellement parvenue à exercer sur les déterminations dune société dont le principe lui était étranger, et à légard de laquelle elle nétait, dans lorigine, quun instrument passif. Au surplus, il est facile aujourdhui de constater à la fois, et limportance sociale de lindustrie, et sa tendance pacifique, par linfluence profonde, bien quindirecte, quelle exerce évidemment, depuis plusieurs années, sur les événements généraux de lEurope. Non-seulement de nos jours la guerre est devenue plus coûteuse que jamais, mais ce quil faut remarquer surtout, cest quelle ne peut plus être
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONiENNE 39 entreprise quau moyen de grandes avances; ce qui renverse cet axiome qui a pu être vrai dans des temps de barbarie, que la guerre vit de la guerre. Or aujourdhui tes industriels sont seuls en position de procurer ces avances aux gouvernements; car, quelle que soit lincohérence quils présentent comme corps, ils sont pourtant les agents nécessaires, inévitables, de la dis pensation et par conséquent de lattribution des richesses quils se bornaient autrefois à créer. Aucune guerre importante flG saurait donc être entreprise ou continuéè quautant quelle se concilierait, jusquà un certain point au moins, lopinion de la classe industrielle. Eh bien, depuis que cette nécessité a acquis son dernier degré dévidence par létabtisseiyient du crédit public, du système des Emprunts sans le secours desquels, aujourdhui, il serait impossible de faire les frais dune guerre de quelque importance, vous voyez que les germes de discorde que renferme la constitution actuelle des Etats de lEurope, germe nombreux et qui paraissent incessamment sur le point de se développer, restent pourtant à peu près comprimés. Or, ce résultat, messieurs, on ne saurait en douter, cest principalement au veto de lindustrie quil est dii.
398 EXPOSITION A mesure que la puissance de lindustrie sest étendue, la considération attachée aux classes autrefois dominantes, à leurs moeurs, à leurs habitudes de vie, sest affaiblie, et une considération toujours croissante sest attachée aux classes industrielles, à leurs travaux, jusquau point où la nuance qui, à cet égard, sépare aujourdhui les notabilités industrielles du premier ordre, des représentants les plus illustres de lancienne classe militaire, est devenue assez faible pour ne plus pouvoir servir de base à une détermination précise de rang dans la société. Or cette nuance tend chaque jour encore à saffaiblir par laction combinée de deux causes dont le mouvement est également rapide : dune part, la croissance continue de limportance de lindustrie; de lautre, la nécessité qui devient à chaque instant plus impérieuse pour les descendants des anciennes classes privilégiées, qui ne sont plus aujourdhui que des classes oisives, de travailler pour vivre, de chercher de lemploi dans la carrière de lindustrie comme dans toutes les autres, et dans celle-là même principalement, puisquelle est celle qui offre à la fois et les emplois les plus nombreux et les plus grandes chances de fortune.
DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 399 Tout est donc préparé, comme nous le disions à linstant, pour lavénernent RELIGIEUX et politique de lindustrie; et si lon mesure la dis-- tance qui sépare lindustrie] esclave des premiers temps de la Grè ou de Rome, de lindustriel de nos jours, on trouvera bien faible sans doute celle qui sépare aujourdhui lindustrie de lavenir qui lui est promis par SaintSimon. Et cependant, si tout est préparé pour cet avenir, de grands changements doivent être opérés encore avant que le but soit atteint. Et dabord, si linfluence de lindustrie a toujours été en croissant jusquici, si cette influence aujourdhui se fait sentir vivement, elle na pourtant encore été quindirecte. Si, dans la suite des temps, les industriels ont pris part aux affaires publiques, sils sont entrés dans les assemblées, dans les conseils politiques, sils con tinuent à y figurer encore, cest bien sans doute parce quils sont une puissance, mais non pas, directement au moins, parce quils sont une puissance industrielle; aussi voyons-nous que dans la plupart des occasions où ils sont admis à sassocier à laction des pouvoirs publics, cest sur des faits, sur des intérêts plus ou moins
400 EXPOSITION étrangers à leur capacité, à leur position, à lobjet spécial de leur activité, quils sont appelés à donner leur avis, à délibérer. Cette confusion sans doute était un premier pas indispensable, mais il nen est pas moins vrai que lindustrie, malgré sa participation aux affaires publiques, na point encore été constituée politiquement; que les in(JUS tri 6?Js à ce titre nont point encore été revêtus dune fonction politique, et que, sous ce rap-. port, la doctrine de Saint-Simon doit commencer pour eux une ère toute nouvelle. Lindustrie aujourdhui ne forme point un CORPS, même en dehors du cadre des pouvoirs politiques aucune hiérarchie régulière nexiste dans son sein; aucune prévision générale nembrasse dans son ensemble le travail quelle est appelée à accomplir, aucune institution sociale nest destinée à le coordonner. LoRG.rIsATLoN PBOVISOmE quelle avait reçue sous le régime féodal, par létablissement des corporations, des maîtrises, des jurancles, organisation dont le but, dans lorigine, était bien plutôt de lui donner des forces coiiLre la société militaire qui lentourait, que de régler sa propre activité, a été brisée, et à bon droit; mais aucune organisation nouvelle ne lui a été substituée. Les éco
DE LA DOCTRLNI SWIT-SIMONTENNE 401 nomistes, frappés des vices de laneienne constitution du travail industriel, se sont attachés à les signaler; mais le seul résultat général de leurs spéculations, comme de tofltes les spécu lations contemporaines, a été cette maxime dont la rMacUon leur est propre, et qui ne présente quune transformation de la conception générale critique de la LIBERTI : laissez faire et laissez passer. Cette maxime, qui nest autre que celle de la libre concurrence, se trouve aujourdhui appliquée à peu près autant quelle peut lêtre, au moins dans le sein des nations les plus avaitcées de lEurope, et nous voons les résultats quelle a produits : lantagonisme entre les individus et les peuples; labsence de toute coinbinaison, de toute harmonie des efforts, et par suite ces catastrophes nombreuses qui, en signalant le désordre, viennent t tout moment frapper la société du double fléau de la défiance et de la misère. Dans le cours de lannée dernière, nous nous sommes longtemps arrêtés à considéter les vices que présente létat actuel de lindustrie, et à montrer les conditions auxquelles, seulement dans lavenir, le travail quelle comporte pouvait se régulariser, en se substituant politiquement au travail militaire, le seul qui, dans
EXPOSITiON lordre matériel, ait encore été socialement organisé. A cet égard, nous nous référons aux vues que nous vous avons présentées alors. Nous nous contenterons seulement de vous rappeler le fait qui les domine : savoir que le fonds de la production matérielle qui compose aujourdhui le fonds divisé, morcelé des propriétés particulières, doit être à lavenir une propriété SOCIALE, directement régie et distribuée par lautorité publique, et constituée de manière à ce quelle soit toujours disponible pour elle; ce qui exclut lhéritage dans le sein des familles, mode de transmission des richesses qui doit suffisamment aujourdhui se trouver condamné pour vous, par le principe SOCIAL et RELIGIEUX de la récompense selon les oeuvres. Après avoir rappelé ce changement qui doit survenir dans la constitution &e la propriété, et sans lequel il serait impossible de concevoir dans lavenir lordre général, et en particulier lordre industriel, nous ne considérerons plus lindustrie que sous le rapport des fonctions politiques auxquelles elle doit donner lieu, cest-à-dire que nous nous occuperons bien moins du travail industriel en lui-même que des relations sociales des hommes qui lexécutent.
0E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 403 Mais avant dentrer dans ces considérations nouvelles, nous sentons le besoin de combattre Je préjugé puissant que tous les siècles passés ont élevé contre lindustrie, et qui, aujourdhui encore, et dans la conscience même des industriels, semble la condamner à une éternelle subalternité. Voulez-vous apprécier ses titres au rang que nous lui assignons? Détachez vos regards des détails sur lesquels ils sont fixés; placezvous à un point de vue assez élevé pour embrasser dans leur ensemble, dans leur unité, pour contempler dans leurs résultats généraux les travaux de lindustrie; et vous verrez que ces travaux nont pas moins de droits à votre admiration que ceux de la science; que si la science connaît, .cest lindustrie qui crée. Vous connaîtrez alors que la terre que nous foulons lair que nous respirons, que le climat dans lequel nous vivons, sont principalemerit son ouvrage; que cest elle qui nous donne et les vêtements qui nous couvrent, et les toits qui nous abritent, et la nourriture qui nous soutient, et tout le luxe et tous les raffinements qui sous tous les rapports, sont devenus graduellement pour nous des besoins de première nécessité; quo cest elle qui transformo les sables
404 EXIOSITIOPi et les marais en plaines fertiles, qui change le cours des eaux, qui les tarit ou les multiplie, qui unit les mers, qui aplanit les montagnes, qui sempare des espèces informes de la création primitive et les améliore et les embellit, et en forme des espèces nouvelles; et que cest elle enfin qui, en accomplissant journellement cette tehe, prépare lévolution nouvelle et progressive que lhomme et la planète quil habite doivent subir un jour : voilà lINDUsTRIE; les hommes qui exécutent ces travaux, voilà les INDUSTRIELS. Et ici, messieurs, détachez encore vos regards de ces hommes divisés, isolés, tout couverts, et tOflALEMENT, et inlel]ectue]Jernent et physiquement, ,des stigmates de la servitude; considérezles tous ensemble, dans toute la durée de la carrière quils ont parcourue, conquérant graduellement et la liberté, et linitiation sociale, et vous verrez que sils nont point encore atteint à lélévation religieuse qui leur est prophétisée, ils sont au moins venus se placer aux portes du temple, nattendant plus pour r entrer que la parole du nouveau pontife. Après vous avoir montré comment lindustrie, dabord esclave et placée en dehors de la religion
DE LA »OCTRINE SAINT-SIMONIENNE et de la société, sétait graduellement acheminée vers lune et vers lautre, nous avons entrepris de justifier, par la considération de limportance et de la nature du travail quelle accomplit, ses titres à ce double avénement. Déjà, lannée précédente, nous nous étions longuement occupés devant vous des faits qui se rapportent à la 0011- stitution intérieure de ses travaux, au mécanisme par lequel ils doivent sopérer dans lordre nouveau qui se prépare; aujourdhui nous navons plus à la considérer que dans les fondions p0- litiques auxquelles elle peut donner lieu, soit dans ses rapports avec les autres parties de linstitution sociale, soit dans les relations quelle comprend dans son propre sein. Plus on recule dans le passé, plus lindustrie se montre isolée de la Science, privée de ses lumières et abandonnée, quant au perfectionnement de ses pratiques, aux chances incertaines dune expérience qui, ne se proposant point directement le progrès, semble nêtre jamais redevable quau hasard des conquêtes lentes et imparfaites auxquelles elle arrive. En se rapprochant des temps modernes, au contraire, on voit lindustrie sortir peu à peu de son isolement, se RAPPROCHER de la science, et, par son
406 EXPOSITION secours, substituer graduellement à ses prati-. qizes empiriques, à ses routines, des procédés retionnels. Ce rapprochement, sans doute, na encore eu pour base aucune vue large et systématique; jusquici il na été quinstinctif, et il est demeuré fort incomplet, fort irrégulier; mais le temps est venu où il doit être lun des objets les plus importants du règlement social. Aujourdhui, au point ou en sont parvenues et lindustrie et la science, ii est évident que lune doit devenir, dans ses procédés, une application directe de lautre. Les progrès futurs de lindustrie sont donc soumis à la condition dun contact habituel, intime, entre les industriels et les savants, q,ui mette les premiers à même de signaler aux seconds les lacunes que leur expérience leur a révélées dans la théorie scientftque, et de semparer des progrès de celle-ci à mesure quils sopèrent, pour les appliquer à leurs travaux. Mais les habitudes différentes uxquel1es sont livrés les savants et les industriels ne permettent point que leur contact soit immédiat : un intermédiaire est nécessaire entre eux, et cet intermédiaire, ainsi que nous lavons vu précédemment, ne peut être quê le PRÊTRE placé au point de vue dc luNITÉ, parce
DE LA DOCTRINE SAINT-SflEONIENNE 407 que lui seul, comprenant la TESTINATION COMMUNE de la science et de lindustrie, et AIMANT ÉGALEMENT les hommes qui se livrent à lune et à lautre, peut leur révéler leur indépendance réciproque, la leur faire aimer, et ainsi mettre leurs efforts en harmonie. Cest lINDUSTRIE qui crée les richesses destinées à lentretien, à lamélioration physique de tous les membres de la société : telle est la tâche particulière qui lui est assignée dans la division du travail social; mais cette tâche ne lui confère aucun droit particulier sur les richesses quelle crée; ce nest point à elle quil appartient de déterminer la part qui doit lui en revenir; cette part doit lui être faite par le PRÊTRE de luNITÉ, qui, embrassant dans leur ensemble tous les travaux de la société, et sachant à chaque instant quelle est la somme defforts que chacun deux réclame, est seul en état de répartir convenablement entre eux le revenu social dont lindustrie est la source. Ainsi donc, scus le double rapport de ses relations avec la science et de sa dôtation sociale, cest directement par le prêtre qui se trouve placé au sommet de la hiérarchie sacerdotale, cest-à-dire par lautorité générale 40 Vol. 41
40B EXPOSITION de la société, que lindustrie doit être gouvernée. Mais, au delà de ces deux faits importants par lesquels elle est liée immédiatement aux autres parties de linstitution sociale, cest sur elle-même quelle se cteploie; cest dans son propre sein que sétablissent les relations et que sexercent les fonctions politiques auxquelles elle donne lieu. Le travail industriel, ainsi que la justement remarqué un économiste modern&, comprend deux objets principaux: changer la matière de forme et la changer de lieu, ou autrement créer des produits et les distribuer. Au premier de ces objets correspond le travail agricole et manufacturier; au second, le travail commercial. La production et la distribution, telle est la division première qui sétablit dans lindustrie. Chacun des termes de cette division en comprend une autre : la théorie et la pratique. Lune qui a pour objet dappliquer les découvertes de la science aux procédés industriels, à ceux de la production comme à ceux de la dis- 1. M. Destutt de Tracy.
DE LA DOCTRiNE SAINT..S1MON1ENNE 409 tribution; lautre de mettre eu uvre ces pro-. cédés, den diriger lemploi. Sous les divisions qui précèdent se trouvent compris dans leur généralité tous les aspects sous lesquels lindustrie peut être envisagée, tous les faits que le règlement industriel doit avoir pour objet de mettre en harmonie, de combiner. La production et la distribution, et, dans chacune delles, la théorie et la pratique, nétant évidemment que des parties dun seul et inême travail, il semblerait dabord que les hommes dont les efforts sexercent dans ces différentes directions doivent être naturellement portés .à se rapprocher, à se consulter et à se communiquer leurs travaux dans le but de séclairer mutuellement : mais une longue expérience a prouvé quil nen était pas ainsi; que ceux qui se partageaient ainsi le travail industriel, selon les divisions que nous venons détablir, étaient placés à des points de vue assez différents, assez exclusifs, pour napercevoir, pour ne comprendre quimparfaitement le lien qui les unissait. En considérant attentivement ce qui se passe à cet égard, on reconnaîtra en effet que le producteur, oeskà-dire ici lagri40V01. 41
4i0 EXPOSITION culteur ou le manufacturier, a principalement pour objet de créer des produits, ne soccupant que secondairement de leur convenance, de leur opportunité, du rapport dans lequel ils devront se trouver avec les besoins de la consommation, ou, pour parler le langage des économistes, des débouchés au moyen desquels ils pourront être écoulés; que le distributeur ou le commerçant est principalement occupé de répartir les produits existants, tels quils sont, et dans la proportion oii il les trouve, et fort peu de sinformer des ressources de la production, ou dexercer une influence sur ses travaux, sous le double rapport de la nature ou de la quantité des produits; que le théoricien a pour but principal de mettre les procédés industriels en harmonie avec les connaissances scientifi ques, ne sinquiétant que subsidiairement de leui convenance pratique, surtout sous le rapport économique, tandis que le praticien se propose de tirer le plus grand parti possible des procédés dont il est en possession et dont il a fait lexpérience, et na quune faible tendance à en chercher de plus parfaits. Et cependant tous ces travaux sont dans une dépendance intime; les progrès, la prospérité
DE jA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4H des uns, sont subordonnés aux progrès, à la prospérité des autres; il faut donc quils soient combinés, quils soient LIÉS : il faut que dans tous les temps la production soit tenue au courant des besoins de la consommation, afin de connaître la direction quelle doit donner à ses travaux, et les limites dans lesquelles elle peut les étendre, que la distribution soit toujours informée des ressources de la production, afin de régler, de ménager en conséquence ses opérations; que les lacunes de la pratique soient toujours signalées à la théorie, pour que celle-ci dirige ses efforts dans le but de les faire disparaître, et quenfin les perfectionnements de la théorie soient introduits dans la pratique à mesure quils sopèrent. Dernièrement, en pariant de la science, nous avons dit que les travaux de diverses natures quelle comportait ne pouvaient être unis, combinés, que par une puissance de même nature que celle que nous avions reconnue nécessaire pour lier entre elles la science e) lindustrie; il en est de même des travaux de cette dernière partie de lactivité humaine, qui ne peuvent être LIÉS que par un homme qui, concevant la destination de lhumanité, particulièrement sous
EXPOSiTION le point de vue de lamélioration de sa condition physique, et aimant, en conséquence, dun égal amour, tous les travaux de lindustrie, tous les hommes qui les exécutent, parce que tous sont également nécessaires à laccomplissement de cette destination, puisera dans son amour le pouvoir de les faire sortir de leur isolement, de les réunir en un faisceau, de les faire concourir harmoniquement au but quils sont appelés à atteindre. Quiconque, avons-nous dit, est capable de LIER des hommes dans la vue de leur destination est un PRÊTRE; de même quil doit y avoir un PRÊTRE DE LA. SCIENCE, il y aura dono aussi un PRÊTRE DE LINDUSTRIE. Cest par lui que les industriels, dans leurs rapports entre eux, seroftt LIÉS, ASSOCIÉS, couVERNÉS; que le travail de lindustrie, avec la dotation sociale qui y sera affectée, sera distrihué entre les branches diverses dans lesquelles il se subdivise, entre les différentes localités où il devra seffectuer, enfin entre tous les membres de latelier industriel, quil classera .e ion leur capacité et rétribuera selon leurs oeuvres. Cest par lui que lindustrie, qui nest sortie de lesclavage que pour tomber dans 1anrehie, entrera pour la première fois dans la carrière
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 413 de la liberté et de l4ozdre, et verra souvrir pour elle les portes du temple dans lequel ses destinées, révélées par SAINT-SIMON, lappellent enfin à prendre place. TREIZIÈME SÉANCE. LA. HIÉRARCHIE, PRTRES, SAVANTS, TNDUSTRIEtS, LOI VIVANTE. MES SIEURS, Nous avons considéré successivement dans leur nature, dans les divisions quils comportent, dans les relations, dans les fonctions po litiques auxquelles ils peuvent donner lieu, les trois grands ordres de travaux que comprend dans son ensemble lactivité sociale. Nous avons aujourdhui à résumer ces aperçus, en vous présentant, dans une même vue, les travaux de lAMOUR, de lintelligence et de la force, cest-àdire ceux des PRÊTRES, des savants et des industriels, dont lunion harmonique, exprimée
414 EXPOSITION dans sa plus grrnde généralité, doit constituer, dans lavenir, la RELIGION ou la sOCIÉTÉ, la HIÉRARCHIE OU lORDRE. En exposant précédemment devant vous le nouveau dogme religieux, nous avons, dit Lhomme, comme Dieu, comme lêtre infini, est dans son unité vivante, AMOUR, et, dans les modes de sa manifestation active, intelligence ou sagesse, force ou beauté; cette unité et cette dualité qui constituent la TRINITÉ nouvelle se retrouvent dans chaque homme, et voilà pourquoi tous peuvent être unis, associés. Mais lunité de la vie, lAMOUR, ne se déploie pas chez tous, dune manière dominante, vers le même objet, ni par rapport à chaque objet, avec la même intensité, et voilà la base, clans lordre social, de la division et de la combinaison des efforts, de la HIÉRARCHIE entre les individus; et dabord voilà pourquoi la société se compose de PRÊTRES, de savants et dindustriels. De PRÊTRES, qui, placés au point de vue de la destination de lhumanité, en trouvent incessamment la révélation dans les désirs, dans les voeux quils forment pour leurs semblables, dans lamour quils leur portent, et qui puisent dans cet amour le pouvoir de les unir pour les faire
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE marcher au but quils ont découvert et quils leur ont fait aimer. De savants et dindustriels, qui, sans vue dominante de destination pour lhumanité, sont primitivement portés par leur organisation , les premiers, à contempler lhomme et le monde extérieur sous le point de vue de lintelligence, de la sagesse qui préside aux faits que lun. et lautre présentent, les seconds, à modifier ces faits sous le rapport phsique, cest-à-dire sous le rapport qui correspond à la force ou à la beauté. Les prêtres sont évidemment les hommes les plus smpathiqnes, car ils embrassent dans leur amour, et les faits qui sont lobjet particulier des travaux des savants ou des industriels, et lhumanité, dont la destination saccomplit par ces travaux. Mais la destination de lhumaniLé en Dieu, dans ses rapports avec le monde extérieur, peut être conçue, ou dans son unité, ou particulièrement sous lun oulautre des deux aspects par lesquels lunité se témoigne, cest-à-dire, en dautres termes, que lhomme peut être considéré comme étant destiné à croître sans cesse dans lAMOuR de DIEU, de ses semblables et de lui-même,
416 EXPOSiTION par b PROGRÉS à la fois de la science et de lûi du.strie, ou seulement, ou principalement au moins, par le progrès de la science ou par le progrès de lindustrie; de là trois ordres dans le SACERDOCE; de là le PRÊTRE général ou SOCIAL, le PRÊTRE de la science et le PRÊTRE de lindustrie. Le prêtre social est évidemment placé au point de vue le plus srmpathique, et par conséquent le plus élevé, puisquil embrasse à la fois dans son amour, et lamour du prêtre de la science, et lamour du prêtre de lidustrie. Déterminer le but de lactivité humaine, commander les travaux par lesquels ce but peut être atteint, les distribuer, les coordonner en les rapportant à leur fin, classer les hommes, les unir, voilà la fonction religieuse et politique, qui se résout tout entière dans la fonction sacerdotale, qui na point dautre objet. Le prêtre social, le PRÊTRE de luNITÉ, RÉVÈLE à lhumanité sa DESTINATION GÉNÉRALE, et lui rap-. pelle sans cesse quelle ne peut laccomplir que par les travaux UNIS de la science et de lindustrie. Après avoir fait choix des hommes qui peuvent laider à LIER ces deux ordres de travaux, il nomme le prêtre de la science et le prêtre de
DE LA DOCTRINE SA1NTSIMONIENNE 417 li,dustrie, et partage entre eux tous les autres individus, selon leur aptitude à suivre lune ou lautre carrière. Placé au point de vue genéral des besoins de la société, et sachant sur quel point elle manque de science ou dindustrie, il prescrit aux savants et aux industriels, par les chefs quil leur a donnés, la direction dans laquelle ils doivent porter leurs efforts, et attribue aux uns et aux autres la part du revenu social qui leur est nécessaire pour accomplir la tâche qui leur est imposée. Il les met en contact pour que leurs travaux séclairent mutuellement, et en leur montrant ainsi le lien qui les unit, la dépendance dans laquelle ils sont les uns à légard des autres, en rappelant aux industriels que cest aux savants quils sont redevables de leur amélioration intellectuelle, aux savants que cest aux in4ustriels quils sont redevables de leur amélioration phrsique, il leur apprend à saimer, il les lie, il les associe. Ainsi, par les travaux du prêtre social, la religion, la société, sont instituées, manifestées dans leur unité; la hiérarchie, lordre, se trouvent fondés sur leurs bases les plus larges. Le prêtre de la science et le prêtre de lindus trie, après. avoir reçu leur mission, leur
418 EXPOSITION CONSCRATI0N nu PRÊTRE SOCIAL, après avôir appris de lui quels sont les résultats quils doivent principalement se proposer dobtenir, rappellent aux hommes quils dirigent la destination de lhumanité sous laspect où ils laiment et la comprennent plus particulièrement. Ils distribuent le travail, avec la dotation sociale qui y est affectée, entre les diverses natures defforts que comporte lactivité scientifique ou lactivité industrielle, entre les diverses localités, enfin, entre les individus, quils classent selon leurs capacités et rétribuent selon leurs oeuvres; et chacun deux, dans la sphère où il préside, rapprochant les hommes que la division du travail tend à isoler, leur fait sentir le lien qui les unit, leui montre que leurs progrès sont enchaînés, que ceux des uns sont subordonnés à ceux des autres, et par là il leur apprend à saimer, il les lie, il les associe. Ainsi, par laction du prêtre de la science et du prêtre de lindustrie, se trouvent institués, manifestés, dans la sphère secondaire de ces deux ordres de travaux, la religion, la société, la hiérarchie, lordre; et comme le prêtre de la science et le prêtre de lindustrie sont unis eux mêmes par le prêtre social, il sensuit que le sa-
DE LA DOCTRINE SAINr-SIMONIENNE 419 cerdoce, par qui tous les efforts sont combinés, harmonisés, par qui tous les hommes sont liés, associés, classés, ordonnés, devient lexpression sommaire, le résumé de lactivité humaine, de la société tout entière, qui, formant en lui une chaîne harmonique, un tout homogène, présente comme lunivers ladmirable spectacle dune UNITÉ muitipie, dune MULTIPLIGIT Une. Le sacerdoce, dans chacun des ordres dont il se compose, forme une hiérarchie dont les de grés principaux correspondent aux différentes circonscriptions territoriales où peuvent se localiser, dune manière distincte, les faits auxquels il préside. Ainsi la rnRARcmE SACERDOTALE, dans lordre principal, celui qu LIE la science et lindustrie, comprend depuis le prêtre qui établit ce lien pour toutelhuni anité, jusquà celui qui létablit ou le prolonge dans la localité la plus étroite; et dans chacune des séries secondaires de la science ou de lindustrie, depuis celui qui I.IE tous les travaux scientifiques ou tous les travaux industriels qui saccomplissent sur le globe, jusquà celui qui remplit la même fonction dans le cercle le plus resserré où il soit possible de la concevoir. Partout où il a un corps de savants ou din-
420 EXPOSITION dustriels, le prêtre général de la science ou de lindustrie a son représentant; partout où lactivité humaine se déploie socialement dans es modes divers le prêtre social a le sien. Cest ainsi que la hiérarchie sacerdotale embrasse et résume toute la hiérarchie sociale; cest ainsi que son activité embrasse et résume toute activité. Dest le prêtre qui GOUVERNE : il est la source et la sanction de lORDRE; cest de lui que tous les individus et tous les faits reçoivent le carac1ère social ou divin. II intervient à la naissance de chaque homme; il le consacre à Dieu et à lHuMIT, et, après avoir découvert la vocation qui lui a été donnée, la GRÂCE quil a reçue en naissant, il le place dans les circonstances et lentoure des soins les plus propres à cultiver, à développer en lui les germes davenir que Dieu y a déposés. Lorsque cette préparation est achevée, il lui confère la fonction qui lui était destinée, et détermine ainsi ses DEVOIRS et ses DROITS. Il contine à le suivre dans la ligne où il la placé, et ly fait avancer en raison de ses mérites. Enfin, lorsque le temps du travail est passé pour lui, il ladmet au repos, et lui attribue, dans cet état, la part dAMouR, de considéra-
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 421 Lion, de richesses que ses travaux lui ont méritée. Toute FONCTION SOCIALE est SAINTE, car elle est donnée, au nom de Dieu, par lhomme qui le représente; lattribution qui en est faite constitue une véritable ONCTION, une véritable cONsI- CRATION. Tous les travaux qui saccomplissent dans la société sont sanctifiés; car cest au nom de Dieu et de la loi quil a donnée à lhumanité quils sont commandés et jugés. Enfin, le repos lui-même est SAINT, car il est sanctionné, ordonné comme le travail, dont il est la conséquence et la récompense. Cette vue succincte do lordre social qui se prépare doit renfermer pour vous, messieurs, la solution des difficultés qui, sous le rapport pratique, ont pu se présenter à vos esprits, lorsque nous avons dit précédemment que lhéritage par droit de naissance devait disparaître, et que les richesses dont se compose aujourdhui le fonds des propriétés particulières devaient constituer le fonds de la propriété sociale, puisquil est évident que dans lavenir il ny a plus rien de purement individuel; que toute position person
422 EXPOSITION nelle est un gracie dans lassociation, et toute fortune un traitement. Mais ici sélève une difficulté nouvelle qui comprend toutes les autres: comment un pareil ordre de choses, en le supposant établi par des efforts quelconques, pourra-t-il se maintenir? Comment les chefs, les directeurs de la société, les prêtre enfin, parviendront-ils à disposer des individus, à régler leur activité selon le plan quils auront conçu? Nous répondons : par lÉDUCATION et la LÉGISLATION. Dans le cours de lannée dernière, nous nous sommes longuement arrêtés à considérer la nature de ces deux grands moens de toute directiQn sociale. Nous nous bornerons aujourdhui à reproduire les vues les plus générales que nous avons présentées alors à ce sujet. LÉDUCATION, prise dans sa plus grande généralité, a pour objet dapproprier chaque génération à sa destination religieuse et sociale. Elle se divise en deux branches : en éducation générale et en éducation spéciale. Léducation générale est destiiée à donner à tous les hommes indistinctement, en prenant pour base ce quils ont de commun, les SENTIMENTS, les coEnaissances, les habitudes physi
DE LA DOCTI&INE SAINT-SIMONIENNE a3 ques qui leur permettent de vivre en société, quelles que soient, dailleurs, les diregtions différentes dans lesquelles ils puisseDt être engagés. Léducation spéciale a pour but de les approprier sous ce triple rapport, en prenant pour base les différences qui les séparent, aux fonctions diverses que leur assignent leurs diverses capacités, aux relations sôciales plus particulières quils doivent avoir avec ceux dônt ils sont appelés partager les travaux. Léducation sétend à toute la vie de lhomme, soit pour lui rappeler les premières impressiô1s quil a reçues, soit pour les fortifier ou les développer en lui. Cest par elle quil apprend à AIMER, et quil apprend à savojr et à pouvoir ce quil DOIT faire. Léducation est donc la première et la plus forte garantie de lordre social; elle forme aussi lattribution la plus importante de lautorité religieuse et politique. La LÉGISLATION prescrit ce que léducation a eu pour objet de faire vouloir. Ce qui la caractérise, cest la SANCTION pénale ou rémunératoire qui est attachée à ses prescriptions. Elle nest donc quun moyen dordre secondaire, puisquelle nintervient, en quelque sorte, que pour
424 EXPOSITION combler les lacunes de léducation; cependant elle est un complément indispensable de celle- ci. Mais la LÉGISLATiON, telle quelle existe aux époques organiques, et telle que nous la concevons pour lavenir principalement, na rien de commun avec ce que lon comprend sous ce nom aux époques critiques. Ce quon appelle Loi, aujourdhui, est une divinité mystique devant laquelle on sincline dautant plus profondément, que lon fait plus hauternent profsssion de ne point se soumettre aux hommes, ce qui nest, après tout, quune forme à laide de laquelle on cherche à se soustraire à toute direction, à toute autorité, puisque la loi, séparée des hommes, nétant plus quun être de raison, sans volonté et sans puissance, prétendre nobéir quà la loi, cest en définitive prétendre ne point obéir. Cette distinction établie entre la loi et les hommes doit sans doute paraître surprenante de la part de la génération qui, par-dessus tout, se prétend douée de lesprit positif; mais, en considérant attentivement de quelle manière se produit la législation, on trouve que tout est disposé pour favoriser cette illusion, cette fiction, pour lui donner même une sorte de réalité.
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 425 Et en effet, quels sont aujourdhui les LÉGISLATEuRs? Des hommes plus ou moins éLrangers aux faits, aux intérêts sur lesquels ils ont à se prononcer, plus ou moins étrangers même les uns aux autres, et qui, rapprochés temporairement, se dispersent pour ne plus se retrouver, dès quils sont parvenus, à laide dune manoeuvre délibérante, à produire le règlement qui leur était demandé; restant aussi inconnus à la société, après cette apparition momentanée sur la scène législative, quils létaient auparavant, et ne laissant après eux, et dans leur ouvrage même, aucune trace de leur personnalité : de telle sorte que la loi qui est émanée deux, et qui leur échappe dès quelle est faite, peut se présenter à leurs yeux comme un produit spontané. Cette absence de tout caractère déterminé dans le LÉGISLATEUR se fait vivement sentir dans la ioi, qui, dans ses prescriptions, dans lapplication de ses sanctions, ne fait aucune acception des situations morales différentes dans lesquelles peuvent se trouver les individus, en raison de leurs fonctions et de leur rang dans la société, et qui est réputée dautant plus parfaite, quelle se renferme à cet égard dans une abstraction plus
426 RXPOSITION rigoureuse, cest-à-dire quelle tient moins de compte des seules circonstances qui peuvent déterminer la valeur, la moralité des actas; ou, en dautres termes encore, quelle reste plus étrangèie à la vie, à la réalité, qui ne se trouvent, en définive, que dans les différences quelle néglige. Mais à la loi il faut des interprètes, et il sem hie quà ce terme au moins elle doit inévitablement se personnifier; mais ici encore tout est disposé pour prévenir cette personnification : le juge, comme la loi, est une abstraction; sa seule fonction est de juger, et plus il est étranger aux intérêts dans lesquels sest produit le désordre qui lui est soumis, plus les individus dont il doit apprécier la moralité lui sont inconnus, et plus aussi sa position est réputée favorable à laccomplissement de ses devoirs. Loccasion étant donnée où il est appelé à prononcer, sa tâche se réduit, dune part, à caractériser le flit dune manière abstraite, sans avoir égard aux personnes, à leurs fonctions, à leurs qualités; de lautre, à rapprocher cette abstiaction de la loi; et, si elle la prévue, à lui appliquer la sanction quelle prononce; de telle sorte que le tribunal disparaît, et que cest la loi seule qui
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE paraît porter la sentence. Le juge, ajouté à la loi, nest, pour ainsi dire, quune impulsion mécanique donnée à une iiiatière inerte; il peut résulter de là du mouvement, mais non point de la VIE, des formules, mais non point des JUGEMENTS; aussi la plupart des actes de la vie qui seraient susceptibles dêtre punis ou récompens s échappent-ils à cette machine, qui ne saurait ni les saisir ni les qualifier; et lorsquelle les atteint, cest presque toujours dune maière violente, injuste, car cest sans discernement. Ce défaut de vie ou de sympathie, et par conséquent de discernement, dans la loi et dans le juge, nest pas resté complétement inaperçu; et dans les cas les plus graves, dans ceux où la pénalité prend le caractère le plus redoutable, on a essaré de le combler par linstitution dune classe intermédiaire de juges, qui, sous le nom de jurés, sont appelés par le fait,. sinon par le droit, à apprécier lacte déféré à la justice, tel quils le SENTENT dans son auteur; mais comme ces juges accidentels, qui sont choisis sans aucun égard au rapport qui peut exister entre leurs occupations habituelles et la fonction qui leur est temporairement dévolue, sont, comme les juges ordinaires, étrangers aux circonstances,
48 EXPOSITION dans lesquelles le délit à été commis, et à lindividu qui en est accusé; que dailleurs il leur est interdit de juger le fait 4uils constatent, il sensuit que cest encore la parole MORTE de la LOI qui domine dans les jugements où ils interviennent. Le jury, dans certains cas, peut bien tempérer le mouvement aveugle de la machine légale, mais ce nest pas là encore la LOI VIVANTE. La LOI ViVANTE ne s trouve quaux époques organiques, et alors la Loi, cest lHOMME; toujours elle a UR NOM, et ce nom est celui de SON AuTEuR; et dabord celle qui domine touLes les autres, celle qui a fondé la société, cest, selon le temps, ou la loi de Numa, ou celle de Moïse, ou celle du Christ, comme dans lavenir ce sera celle de Saint-Simon. Bien loin alors que la société seffarce de mettre dans lombre le LÉGISLATEUR suprêmè, dont lamour prophétique lui a donné naissance, elle sempare de son nom, elle lincarne en elle; cest par ce nom quelle est, et cest en lui quelle se glorifie dêtre. Toutes les LOIS qui, dans la suite des temps, se produisent comme linterprétation, le développement ou le perfectionnement de la loi révélatrice, deviennent également inséparables de leurs AUTEURS. Cest toujours alors le LJlGISLATEUR que
DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4.9 lon aime, cest à lui quon obéit. Or ceci sapplique surtout à lavenir, où doivent achever de se prononcer, de se caractériser, tous les traits de loRDI social, qui nont pu se montrer que dune manière informe dans les états organiques du passé, puisque ces états nétaient que préparatoires. Dans lavenir, toute toi est la déclaration par laquelle celui qui préside à une fonction, à un ordre quelconque de relations sociales, fait connaître sa VOLONTÉ à ses inférieurs, en sanctionnant ses prescriptions par des peines ou par des récompenses. Tout jugement est lacte par lequel le supé... rieur punit ou récompense son inférieur dans lordre des travaux ou des relations quil dirige. Ainsi la LOI est toujours réelle et précise; car elle se rapporte toujours à une situation déterminée, et le LIGI5LATEUR est toujours lhomme qui est le plus en état dappécier ce qui convient à la situation quil règle. Le jugement. est toujours équitable, car le juge est à la fois celui qui AIME et qui connaît te mieux lordre quil a pour but de maintenir, et lindividu quil juge.
430 EXPOSITION Mais le fait sur lequel repose tout cet avenir, la hiérarchie, est justement ce quil y a de plus difficile à admettre à une époque comme celle où nous vivons, où la victoire dont on sapplaudit le plus est précisément davoir brisé toute hiérarchie, et où la dignité de caractère consiste surtout à ne point reconnaître de supérieurs cest donc sur ce fait important, sur ce point fondamentaI quil est le plus nécessaire dinsister. Le supérieur, avons-nous dit, est celui qui, dans la sphère où il dispose, aime le plus Dieu et lHuMANIT1, ou lHuMANITi en Dieu: ce quil commande à ceux qui lui sont soumis, cest donc le PRo6RIS, cRr le progrès est ce quils veulent, et cest la loi de Dieu. Le supérieur veut sé "GRS\u±ÄÒÜ \ ] £ ñâÓÁ¶§zdRdÓz¶C¶1"hRQhRQ5CJ&\aJ&mHsHhRQhRQCJaJmHsH"hRQhRQ5CJ\aJmHsH*hRQhRQ5CJOJQJ\aJmHsHhRQhRQCJaJmHsHhRQhRQCJaJmHsHhRQhRQCJNaJNmHsHhRQhRQCJ2aJ2mHsHhRQhRQmHsH"hRQhRQ5CJ\aJmHsHhRQhRQCJaJmHsHhRQhRQCJ(aJ(mHsHhRQhRQCJaJmHsHS] ÍzSù¢"®&+,0æ3£8k=]BfFaKbO^TYü]¬bxfok.püty÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷¤ð\$edKDj+ï3ý£ Ã É ç õ 2ÍÏÙç¤
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