De Linux à Wikipedia. Régulation dans les collectifs de travail ...
... de beaucoup d'opérations critiques comme le travail de correction et de
nettoyage des lignes de code, ou le service de documentation et de maintenance
[7].
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Nicolas Auray
à par. dans Jutand, F., (éd.), 2009, Lévolution des usages et des pratiques numériques, FYP éditions.
De linux à Wikipedia : Régulation des collectifs de travail massivement distribués
Le développement rapide des technologies de l'information et de la communication (TIC) et la mise en réseau de tous les ordinateurs transforment les équilibres dans la communication et la culture. Avec ou sans leur browser, les internautes veulent butiner de proche en proche de manière à découvrir, par serendipity (Mathes 2004), des contenus quils nauraient pas recherchés au départ. Aujourdhui, alors que les moteurs de recherche qui ciblaient la requête, les communautés de savoir ouvert et plus largement le Web dit « participatif », qui va du logiciel libre aux sites de partage audiovisuels ou musicaux, repose sur des techniques qui soutiennent lexploration désordonnée et curieuse (Auray 2007). Ainsi, des plates-formes de contenu Open Source ou Cultural Commons mettent à disposition du public un gigantesque corpus culturel, scientifique et technique, dans lequel on peut faire son beurre au petit bonheur la chance, parfois au gré des opportunités de clics. Des « médias sociaux » stimulent expressément la logique de découverte culturelle par des mécanismes de suggestion et des recommandations proposées par des « amis ». Des places de marché virtuelles mettent en rapport des partenaires qui cherchent une opportunité : collectionneurs à laffût comme sur les sites de fans ou chercheurs de prime comme sur le Mechanical Turk dAmazon, qui se propose de les relier ponctuellement à des offreurs de petit boulot effectuable à distance. Cest une nouvelle économie de la contribution qui est en train de naître, fondée sur lapport démultiplié de milliers de participants dorigines diverses. Quelle sont les représentations du travail dans ces édifices dun nouveau genre ? Comment se relient laction contrainte, le travail rémunéré, le bénévolat et les contributions amateurs dans ces « formes stigmergiques » issues de lagglutination ordonnée de ces micro-opérations élémentaires ?
Ces communautés virtuelles, qui permettent le travail à distance à grande échelle, sont à lorigine dune transformation dans les logiques de coopération et de valorisation de lactivité. Ce ne sont pas seulement les mécanismes de gestion qui sont chez elles ingénieux. Ces mécanismes relient des individus distants par des méthodes, comme les systèmes de gestion des versions concurrentes, permettant déviter les doublons ou les malentendus. Ces « communautés virtuelles » inventent de nouvelles formes dactivité en réseau qui transforment les représentations du travail. Cest ce que nous verrons dans un premier temps. A partir de la, nous étudierons deux enjeux nouveaux que posent ces nouvelles formes de travail en réseau. Dune part, elles sont fondées sur lhybridation nouvelle entre action contrainte et loisir. Elles juxtaposent des formes de rémunération professionnelle et de formes de contribution bénévole. Elles sappuient sur un dégradé continuel entre des salariés, des contributeurs rémunérés à la tâche et des amateurs. Dès lors, qui faut-il rétribuer dans ces communautés fondées sur lapport généralisé de contenus, et selon quels principes de justice ? Ny a-t-il pas, dans cet éloge du fun au travail et du bénévolat, en germe de nouvelles formes dexploitation ? Dautre part, ces collectifs hybrides, regroupant des acteurs culturellement et structurellement hétérogènes, réclament une gouvernance plus robuste au conflit, une augmentation des mécanismes de règlement démocratique des conflits, et inventent ainsi des formes de collectifs de travail plus attentifs à la discussion et à la prodcution de consensus. Entre délibération et concertation, quelle est la portée politique réelle des innovations « démocratiques » portées par ces collectifs de travail ?
1. Le travail : de la besogne au fun
Pour Pekka Himanen, lévénement salutaire de lère de linformation est quelle a fait basculer le monde du travail dune culture protestante de la discipline, celui de léthos besogneux, à une culture libertaire de louverture et de la skholè, quil nomme par référence à la liberté légendaire du chercheur universitaire - lacadémie . Le sociologue Max Weber avait associé lessor du capitalisme à la sortie de léthique protestante hors des institutions religieuses et à la dissémination dans la société des règles de contrôle du temps assiduité, ponctualité- et de fructification de lépargne investissement, taux dintérêt. Lère de linformation, dont le hacker constitue la figure modèle, fait naître un travailleur mutant, qui refuse de considérer le travail les mâchoires serrées et laisse la première place à la distraction et à la créativité individuelle. Le hacker est celui qui a réussi à retourner le principe doptimisation du temps : plutôt que détendre jusque dans la sphère privée du loisir et du repos domestique les impératifs de productivité et de contrôle de soi, le hacker est celui qui parvient à mélanger avec souplesses travail, famille, amis, hobbies, de sorte que le travail noccupe jamais le centre. Comme lindiquent de nombreux témoignages issus de développeurs du logiciel libre (Auray 2004) un hacker peut rejoindre ses amis au milieu de la journée pour un long déjeuner ou pour prendre une bière le soir avant de reprendre son travail tard dans laprès-midi. Il vit dans un monde « encastré », où des relations que lon distingue aujourdhui, comme relations marchandes, rivalité pour lhonneur, proximité amicale, générosité due à la charité ou engagement religieux sont profondément encastrées. Pour Linus Torvalds, fondateur de Linux, comme pour la constellation de petits inventeurs dont les trouvailles mises bout à bout ont donné son âme au Web, le moteur dengagement nétait ni le travail ni largent, mais la passion et le désir de créer avec dautres quelque chose de « socialement valorisant ». Quon pense à Nolan Bushnell, alors jeune employé dans une société de magnétophones, qui inventa sur ses temps libres le jeu vidéo, et fonda avec quelque copains ce qui deviendra Atari. Ou encore à Jimbo Wales, étudiant en philosophie et inventeur du projet Wikpedia, à Cool Needham inventeur de la base de données de référence de plus de cent mille films IMDB, Bram Cohen, inventeur du protocole Bit Torrent, ou plus près de nous au montpelliérain Jérôme Rotha inventeur du format DivX, tous passionnés et tous amateurs.
Au lieu de se condamner à minimiser ou éliminer tout temps improductif, comme quand les nouvelles technologies sont utilisées pour coloniser toujours davantage la sphère des loisirs et lespace du foyer, la nouvelle figure du travailleur productif des PME logicielles du Web 2.0 est caractérisée par un rapport libéré aux urgences temporelles, par la recherche systématique du fun. Le fun, comme moteur de la productivité au travail des travailleurs du numérique, est cette ligne de crête difficile à trouver, au croisement entre la courbe dapprentissage et la courbe de difficulté, fragile jointure entre le climat ennuyeux du répétitif et du routinier et le climat inquiétant de linconnu et de limmaîtrisé. A ces deux valeurs sajoute une volonté de libre partage des connaissances, une volonté de « synusia », de tout mettre en commun, de collectiviser.
Dans une critique constructive (Auray 1999) que nous nous sommes permis dadresser aux thèses de Manuel Castells et de son disciple Pekka Himanen sur lavènement de la figure de lacadémie dans la société de linformation, nous avions remarqué que, plutôt que le chercheur universitaire, cétait lhomme précapitaliste, cet hédoniste jouisseur attaché aux valeurs du groupe à limage du paysan aisé des terres fertiles décrit par Leroy Ladurie, bavardant avec un ami, piquant des têtes dans la rivière, charriant et buvant du vin, mais profondément encastré dans des valeurs communautaires qui constitue le parangon de léthos au travail propre aux architectes de la société de linformation. Dès lors, on peut sinterroger sur lhorizon de « liberté » que dessine une telle éthique si fortement ancrée dans le respect des valeurs du groupe, au point de sanctionner par lhumiliation et la brimade tout « impur » qui contrevient au code communautaire. Que penser des rituels de lynchage adressés, dans les communautés de travail par Internet, à ceux qui dérogent à la « netiquette » du groupe ? Est-ce un éden de la « convivialité » ce monde où les patrons sont des copains et tous les employés soumis à linjonction de samuser ensemble ? Il nest pas étonnant que la liberté, comme liberté de lutilisateur, mais aussi comme droit à lanonymat et au masque, soit à lorigine du mouvement du logiciel libre, le plus important mouvement démancipation politique des travailleurs de lindustrie logicielle.
2. Le travail en réseau, nouvelle forme dexploitation ou rémunération des bénévoles ?
Lactivité en réseau, sur le modèle du travail effectué par des hackers est fondée sur lhybridation nouvelle des salariés, des contributeurs rémunérés à la tâche et des amateurs. Comment concilier une culture qui valorise le fun, lhumour et lobsession, avec un environnement professionnel fait de contrôles et de tests répétés ? La plupart des projets informatiques qui ont eu du succès dans les années récentes, comme linterface graphique Gnome, le noyau Linux, le serveur Apache, ont été développés par des amateurs passionnés mais sont désormais couramment utilisés, à des fins professionnelles, par des entreprises performantes qui ne tolèrent pas lapproximation (on cite souvent lexemple de la Nasa qui sest convertie à une distribution de logiciel libre). Or, les hackers programment parce quils ont envie, la plupart des projets reposant sur le libre choix de bénévoles. Ils se détournent des tâches qui ne leur procurent aucune gratification, comme cest le cas de beaucoup dopérations critiques comme le travail de correction et de nettoyage des lignes de code, ou le service de documentation et de maintenance. Cest pourquoi de nombreux projets en réseau à fondement communautaire incluent désormais en leur sein des travailleurs salariés, rémunérés par les entreprises qui en sont les principaux clients. Hewlett Packard ou IBM salarient ainsi des travailleurs dans des communautés, externalisant ainsi une production quelles paieraient plus cher à faire réaliser en interne.
Ce mélange pose des problèmes parfois compliqués. Faut-il rémunérer les participants des communautés dinformation en ligne proportionnellement à leur apport ? Cela nest pas si sûr. La plupart du temps, ces collectifs sont des lieux où les contributeurs acquièrent des réputations. Ces réputations ne découlent pas dune reconnaissance préalable ou dune compétence acquise en-dehors de la communauté en ligne. Contrairement aux modalités classiques dorganisation du travail dans lesquelles les rôles individuels sont bornés par des limites statutaires rigides prédéfinies, les collectifs en ligne font varier les statuts de leurs membres au gré de leur activité contributive interne, et suscitent un individualisme démonstratif en organisant une course à la réputation individuelle. La publicité donnée à ces échelles de prestige, souvent rappelées sur la page daccueil du site ou du membre, sert aux collectifs en ligne à stimuler les contributions (Lerner et Tirole, 2000). La glorification, soumise à une enchère permanente, est si forte que ces sites attirent la soif de reconnaissance dadolescents en pleine construction identitaire (Turkle 1995), notamment dans la sécurité informatique (Auray et Kaminsky 2007). Ils attirent aussi des adultes qui veulent rebondir ou faire carrière (Gosh al. 2002).
De plus, la rémunération pourrait amener à un risque de prise dotage des communautés par certaines entreprises qui voudraient faire passer en cachette leur intérêt particulier. Une affaire a récemment secoué lencyclopédie contributive Wikipedia, parce quon a découvert que Microsoft avait rémunéré un salarié pour y écrire des articles sur des sujets informatiques. Cela nest pas prohibé par les statuts du projet communautaire. Toutefois, cela met en évidence un risque de noyautage de projets visant à la neutralité (par exemple, sur Wikipedia, la neutralité de point de vue) par des sous-marins organisationnels. Un « wikiscanner » mis en place par un contributeur bénévole et permettant de détecter la provenance des adresses IP des contributions à lencyclopédie a ainsi mis en évidence la censure des problèmes de lecture de disque de la GameCube par HYPERLINK "http://www.ratiatum.com/news5509_Quand_la_neutralite_de_Wikipedia_prend_un_coup_dans_l_aile.html" \t "_blank" des employés de Nintendo, celle de paragraphes entiers sur les DRM venant du parc informatique de Disney, ou encore leffacement de critiques sur le Blu-Ray venus de salariés de Sony
Si rémunérer provoque un risque de privatisation, ne pas rémunérer frise parfois lexploitation des bénévoles. Dans un article qui a fait sensation, parce quil pointait lessor du phénomène de lapprovisionnement par la foule (crowdsourcing), le rédacteur en chef de la revue californienne Wired Jeff Howe racontait la guerre que se livrent différentes chaînes américaines pour mettre la main sur le pactole des productions vidéo amateur pour développer des émissions, voire des programmes entiers, plutôt dédiés aujourdhui à des émissions du style vidéo gag, mais, demain, à des sujets plus diversifiés. Depuis la parution de cet article qui a fait réfléchir, de nombreux modèles de plate-forme se sont développés qui anticipent la critique et proposent une rémunération des bénévoles, en vertu dun principe déquité. Ainsi, des plates-formes de téléchargement comme Jamendo ou Reever, réservée à des auteurs non signés par des maisons de disque ou par des producteurs, proposent déjà des rémunérations à leurs auteurs les plus populaires sous la forme dun reversement de revenus publicitaires ou de dons versés par les utilisateurs. Ce projets de rémunération soulèvent des questions de justice économique qui sexpriment de manière concrète et contextuellement : il semble ainsi généralement admis que, lorsque lauteur est peu connu, il bénéficie grâce à la plate-forme dun gain de notoriété ; en revanche, cela sinverse lorsque vient la popularité. A partir de quel seuil daudience dès lors démarrer la rémunération ? Comment faire le tri entre le contributeur qui vient rechercher la gloire et celui qui doit recevoir une rémunération ?
3. Les innovations démocratiques des nouveaux collectifs de travail :
Ces collectifs se sont parfois lancées dans lédification de systèmes législatifs aventureux pour encadrer leur action organisée (Mnookin 1996). La plupart du temps, sans aller jusque là, elles se sont dotées dun système de gouvernement (charte, parfois constitution) pour garantir lintérêt général par rapport à des prises dotage éventuelles par des minorités actives. Cette protection est notamment capitale pour éviter le risque dun hold-up du projet par une entreprise privée ou par un groupe sectaire. German (2004) a détaillé sur lexemple dun projet de logiciel libre les modalités pour empêcher une prise dotage par des minorités actives : les développeurs ont créé un « conseil dadministration » garantissant que pas plus de 4 membres nappartiennent à la même corporation ou organisation. Dans tous les cas, les communautés virtuelles opèrent une articulation tout à fait originale entre des dispositifs de production de consensus et des dispositifs de prise de décision légitime, par notamment par un « vote ».
Il semble que, depuis les communautés de logiciel libre ou de production coopérative de savoir (comme Debian ou Wikipedia) jusquaux communautés structurées autour de mondes virtuels persistants (comme World of Warcraft ou Second Life), ces univers participatifs aient porté leur attention à confectionner des artefacts étranges et innovants dans le domaine du scrutin. Les communautés en ligne peuvent inventer des scrutins plus complexes, car ils sont moins coûteux à organiser et à dépouiller en ligne. Ainsi, elles ont parfois recours à la méthode de vote Condorcet ou au vote fractionnaire. Elles laissent souvent au choix du votant la décision de publier ou de garder sacret son vote sur la page web de référence, ce qui induit des stratégies originales de coopération et a des effets sur la discussion.
Mais surtout, cette curiosité pour différentes méthodes de décision démocratique a fait de certaines communautés en ligne des analystes averties des vertus et limites de la démocratie participative. Par delà la diversité des expérimentations ponctuelles, on voit ainsi se dégager des modèles plus stables dartefacts démocratiques qui ont résisté aux périodes de tests. Deux sont particulièrement remarquables : la notion de « quorum par option », qui vise à lutter contre le risque demportement induit par les procédures électroniques ; la notion de « véto relatif », qui vise à lutter contre le risque de blocage par une minorité dun projet industriel.
Ce « modèle participatif» sorganise autour de trois caractéristiques. Dune part, le seuil pour lancer une pétition est très bas : sur Debian par exemple, nimporte quel membre peut poser un amendement sil est secondé par 5 développeurs (le projet en comptant 850). Dautre part, les décisions et surtout les mandats sont révocables: dans Free BSD, une majorité de deux tiers des committers (membres agréés) peut entraîner léviction dun membre de la core team ; une pétition en rassemblant un tiers peut donner lieu à une élection anticipée. Enfin, le principe de collégialité sapplique aux décisions non soumises au vote plénier : ces communautés en ligne sont des organisations plates - Debian a ainsi deux niveaux : membre agréé et comité technique ; FreeBSD trois : membre agréé, personne à chapeau (hat), core team-, et les instances sommitales décident collégialement en recourant à des systèmes sophistiqués de vote. Toutes les décisions sont publiques et archivées, ce qui permet lexercice dune vigilance citoyenne sous la forme dun contrôle permanent à légard des représentants.
Cette place donnée à la participation est soumise à la menace de paralysie liée au coût en temps que prend linjonction de faire voter : du fait du caractère asynchrone des échanges sur la liste de discussion qui sert denceinte de réunion, la durée du scrutin a un délai incompressible de quelques semaines, ce qui est élevé. Lobjectif constant des communautés souverainistes en ligne est, paradoxalement, de veiller à ne pas être submergé par un trop grand nombre dappels à voter. Comment ces communautés avancées évitent-elles la chronophagie? Dune part, elles tentent de limiter au maximum le nombre de votes au strict minimum. Ainsi, le vote ne doit apparaître quaprès quune discussion a eu lieu entre tous les participants intéressés, sur une période suffisante (le délai minimum dun appel à voter est par exemple sur Debian de 2 semaines) : celle-ci permet déclaircir le débat, de supprimer les options les plus loufoques, de produire du consensus. En général, la discussion est accompagnée, sur les points les plus controversés, de « minisondages », qui nont pas la valeur dun vote définitif, mais qui sont destinés à tester létat du rapport de forces. Ils ne figent pas la décision, mais la relancent. Dautre part, les communautés virtuelles participatives mettent en place une autre technique pour économiser du temps. Elles soumettent à un quorum les votes qui sont proposés (par exemple dans Debian, le quorum vaut 1,5 fois la racine carrée du nombre de développeurs, ce aqui fait quavec 800 développeurs, le quorum est de 43 votants). Mais ce quorum a une portée plus sévère que dans lacception traditionnelle. Les membres de la communauté votent en classant toutes les options par ordre de préférence, selon la méthode Borda : toutes les options sont comparées deux à deux, et le vote blanc, « none of the above » , est inclus parmi les options. Le quorum est considéré comme atteint si le choix proposé est classé avant le choix « none of the above » dans un nombre de bulletins supérieur au quorum. Ainsi, ce quorum spécial ne contrôle pas seulement le fait que la mobilisation du corps électoral est suffisant. Il contrôle aussi la détermination, supérieure à un certain seuil, des votants. Dans une conception classique du quorum, on prend en compte labstention. Dans cette conception sophistiquée, on prend en compte la détermination des votants.
Linvention du veto relatif
Enfin, les communautés virtuelles sont vulnérables au blocage à cause de lexercice par un individu du droit de veto. Pour cela ont été définis qui, tout en respectant les droits de blocage des minorités, sont plus souples. Ces systèmes ont parfois été appelés, comme cest le cas dans Wikipedia, des systèmes avec droit de veto relatif. Cela consiste à autoriser le renversement du veto en cas de très forte majorité, limitant ainsi les risques de blocage. Le procédé consiste à faire un tour de vote, pendant lequel les participants peuvent être pour, contre ou contre avec veto. Puis, à la fin du vote, on compte le nombre de "pour" par rapport au total. S'il n'y a pas de veto, la majorité qualifiée valide le vote (par exemple 70%). S'il y a veto, une deuxième discussion peut s'ensuivre (en fonction du sujet) pour essayer de dégager d'autres options. La discussion est alors suivie d'un deuxième vote à majorité qualifiée plus élevée que le premier vote (par exemple 80%). Si le deuxième vote se termine avec un veto et 75% de pour, le contre prévaut. Si le deuxième vote se termine avec un veto et 85% de pour, le pour prévaut. Ce système permet de prendre en compte le veto, mais dautoriser son renversement en cas de très forte majorité, limitant ainsi les risques de blocage.
Il est intéressant de savoir que ce système a été importé de pratiques démocratiques réelles et anciennes. Le participant qui la mise en place pour Wikipedia, Aurevilly, note que : « c'est le système politique le plus courant quand un droit de veto est conféré à un individu sur une délibération collégiale, afin d'éviter qu'un seul individu fasse obstacle définitivement à l'expression de la volonté générale : on parle parfois d'un droit à nouvelle délibération à la place de droit de veto : le veto peut être renversé par une nouvelle délibération unanime de l'assemblée. C'est, à peu près, le système en vigueur aux États-Unis, où le président peut opposer son veto à une loi votée par le Congrès, lequel peut passer outre en votant lannulation à la majorité des deux tiers. Il existe aussi un veto dit relatif par la durée, à l'exemple de celui conféré à Louis XVI : le veto suspendait la délibération votée pour deux législatures. » (9 avril 2004). On a là une belle tentative pour différencier un simple veto dune notion plus fine, plus facilement soluble dans la concertation, et qui est celle dopposition.
Les communautés en ligne ayant expérimenté ces variantes sophistiquées des dispositifs participatifs, marquées par la révocabilité des décisions et mandats, la vigilance citoyenne et la facilité à pétitionner, peuvent être rapprochées des modèles « souverainistes ». Leurs réflexions sur la place et la fonction du vote les rendent riches denseignements pour comprendre les dispositifs actuels de concertation, qui laissent souvent dans lombre le moment de larrêt de la décision collective.
Conclusion
Internet et la mise en réseau sont à lorigine du développement de collectifs hybrides de travailleurs. Ces collectifs hybrides, regroupant des acteurs culturellement et structurellement hétérogènes, ont changé la représentation du travail, substituant le fun à la besogne. Elle a mis en évidence une nouvelle figure de travailleur, le « hacker », hédoniste, cherchant à se libérer des urgences temporelles, mais encastré dans un tissu de valeurs communautaires. Toutefois, parce que ces collectifs de travail doivent répondre à des normes dexcellence, lappel à la créativité ne suffit pas pour combler toutes les failles critiques dun produit professionnel. Comment concilier une culture de hackers, qui valorise le fun, lhumour et lobsession, avec un environnement professionnel fait de contrôles et de tests répétés ? Pour arriver à fonder des consensus stables, ces collectifs doivent reposer sur une procéduralisation de leur régulation. Le contrôle des déviances est traité par des méthodes de surveillance croisée et de concertation démocratique entre la plupart des contributeurs. En cela, ces nouveaux collectifs de travail sont une figure de proue de la réalisation pragmatique dune démocratie directe ou participative (Bohman 2004). Ils réalisent en définitive un travail inlassable dexpérimentation institutionnelle.
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Ainsi léthnographe de la programmation Uhlman
Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi (1999) dans If We Are So Rich, Why Arent We Happy (American Psychologist, 1999) a mis en exergue cette nouvelle idéologie du bonheur et limportance quelle a prise dans les métiers du tertiaire productif de lAmérique contemporaine.
Leroy Ladurie, Le Languedocien de Moncaillou.
Ainsi, la Constitution Debian, lun des plus prestigieuses distributions libres, affirme-t-elle que « rien dans cette constitution n'impose à quiconque d'obligation de faire un travail pour le Projet. Une personne qui ne veut pas faire une tâche qui lui a été déléguée ou assignée n'a pas à la faire. Cependant, elle ne doit pas travailler activement contre les règles et décisions qui lui auraient été faites convenablement.
Pour une ethnographie du travail en réseau des développeurs de la communauté Debian, cf Auray (2003), Auray (2004) et Auray (2007).
De la même façon, des agences gouvernementales proposent des formations à leur personnel pour écrire sur Wikipedia, comme en Allemagne, sans que cela némeuve les wikipédiens
La méthode de vote Condorcet consiste à classer les candidats par ordre de préférence. Le candidat élu par cette méthode est celui, s'il existe, qui comparé tour à tour à tous les autres candidats, s'avèrerait à chaque fois être le candidat préféré. Elle est utilisée depuis 2004 dans la communauté internationale Debian.
Le vote fractionnaire consiste à donner la possibilité au votant de pondérer son vote en lui attribuant une valeur décimale entre (+1) et (-1). Il est utilisé dans certaines communautés de joueurs et de développeurs.
Si linitiative consiste à amender une décision prise par le chef du projet ou par le comité technique, le nombre de seconds qui doivent la soutenir est porté à 2K (K étant le minimum entre 5 et la racine carrée du nombre de développeurs).
La durée du scrutin sur la hiérarchie française de Usenet a un minimum de 21 jours et un maximum de 31 jours. Sur Debian elle est de 2 semaines.
Comme le note un développeur Debian : « We want to have as few votes as possible to settle an issue, since each vote requires two weeks to run in order to get the most input.This means that we can't follow a traditional procedural amendment process -- each vote has to have all proposed (and seconded) amendmentson it, and the procedure has to select from among them » (Buddha Buck, 11 juin 2003, liste debian-vote, résumé de sa proposition damendement).
Cette option blanche est appelée, dans les discussions, « further discussion » ou « keep talking ».
La notion de supermajorité Debian suit le même schéma.
Lexpression est choisie en référence à la philosophie politique libérale dinspiration républicaniste. Pour une bonne introduction, cf. Pettit, P. (1997), Republicanism. A Theory of Freedom and Government, Oxford: Clarendon Press.