RACINE - Andromaque - Comptoir Littéraire
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André Durand présente
Andromaque
(1667)
Tragédie en cinq actes et en vers de Jean RACINE
pour laquelle on trouve un résumé
puis successivement lexamen de :
les sources (page 3)
lintérêt de laction (page 7)
lintérêt littéraire (page 14)
lintérêt documentaire (page 21)
lintérêt psychologique (page 23)
lintérêt philosophique (page 32)
la destinée de luvre (page 33)
létude de toutes les scènes (pages 39-94)
Bonne lecture !
RÉSUMÉ
Acte I
Scène 1 : Séparés par une tempête, le roi dArgos, Oreste, et son ami, Pylade, se retrouvent à Buthrote, capitale de l'Épire, à la cour de Pyrrhus, «le fils d'Achille et le vainqueur de Troie». Oreste vient, au nom des Grecs qui sont inquiets de la survie d'un jeune prince ennemi, lui réclamer Astyanax, fils d'Hector et d'Andromaque, qu'elle a soustrait par ruse au carnage de la ville, tandis quelle est captive de Pyrrhus. Mais, comme il est épris d'elle, et quil lui offre même sa main et sa couronne, le roi temporise depuis un an (vers 969), délaisse sa fiancée, Hermione, qui attend les noces promises et pour lesquelles elle est venue de Sparte, la paix reposant en partie sur cette union. Comme Oreste aime passionnément Hermione, qui la cependant éconduit, il espère en secret que Pyrrhus refuse de livrer Astyanax, et laisse partir la princesse, qui pourrait alors accepter son amour.
Scène 2 : Pyrrhus repousse la requête d'Oreste.
Scène 3 : Devant son confident, Phoenix, Pyrrhus souhaite qu'Oreste remmène Hermione.
Scène 4 : Pyrrhus fait part à Andromaque de la menace qui pèse sur son fils, menace qui est une arme entre ses mains. Faisant état du refus qu'il a opposé à Oreste, il lui demande en échange d'accepter de l'épouser. Comme, bien qu'angoissée, elle oppose de la résistance, refuse même, il devient menaçant.
Acte II
Scène 1 : Devant sa confidente, Cléone, Hermione exprime son dépit à I'idée qu'Oreste va la voir humiliée. Cléone I'incite à bien recevoir le jeune prince, et à partir avec lui. Elle refuse, espérant que Pyrrhus lui reviendra.
Scène 2 : Oreste déclare son amour à Hermione, et lui annonce que Pyrrhus refuse de livrer Astyanax. Elle manifeste de la colère, ne cache pas qu'elle aime Pyrrhus, et qu'elle espère ne pas le perdre. Elle accepte toutefois qu'Oreste fasse une dernière tentative en demandant à son rival de choisir entre elle et Astyanax.
Scène 3 : Sûr de la réponse du roi, Oreste se réjouit.
Scène 4 : Contre toute attente, Pyrrhus se déclare prêt à livrer l'enfant, et à épouser Hermione. Fier de sa victoire sur lui-même, il se propose daller braver Andromaque. Lucidement, Phoenix le met en garde.
Acte III
Scène 1 : Oreste, désespéré, projette d'enlever Hermione. Pylade essaie de I'en dissuader, mais promet de I'aider, par amitié.
Scène 2 : Hermione, qui triomphe, fait souffrir Oreste.
Scène 3 : Elle laisse éclater sa joie devant sa confidente.
Scène 4 : Andromaque vient supplier Hermione de sauver Astyanax. La princesse grecque, qui rayonne de bonheur, et affiche le mépris le plus ironique envers la captive troyenne, la repousse.
Scène 5 : Confidente d'Andromaque, Céphise I'encourage à suivre les conseils d'Hermione en acceptant de rencontrer Pyrrhus.
Scène 6 : Andromaque supplie Pyrrhus de lui garder son fils.
Scène 7 : Pyrrhus, toujours épris d'Andromaque, lui offre de l'épouser et de sauver ainsi son enfant. Il essaie donc de la convaincre, et, renouvelant son ultimatum, déclare que, si elle refuse, tout est perdu.
Scène 8 : Andromaque décide d'aller se recueillir sur le tombeau d'Hector.
Acte IV
Scène 1 : Devant cette cruelle alternative, Andromaque semble céder : son intention est d'épouser Pyrrhus, d'obtenir ainsi sa protection pour l'enfant, et, aussitôt après, de se donner la mort. Céphise veillera sur Astyanax.
Scène 2 : Par son silence devant cette suprême injure (l'autel apprêté pour elle va recevoir Andromaque !), Hermione inquiète Cléone. Puis elle réclame Oreste.
Scène 3 : Folle de rage amoureuse, elle lui demande, comme preuve d'amour, de tuer Pyrrhus. Les hésitations d'Oreste attisent sa soif de vengeance.
Scène 4 : Vainement, Cléone tente de montrer à Hermione son imprudence.
Scène 5 : Avant son mariage avec Andromaque, Pyrrhus veut se justifier auprès d'Hermione en lui déclarant quil ne I'a jamais aimée. Elle lui crie sa propre passion, le menace.
Scène 6 : Phoenix prend peur, mais Pyrrhus ne bronche pas.
Acte V
Scène 1 : Hermione, attendant le résultat de laction dOreste, toujours partagée entre I'amour et I'orgueil, se demande si elle veut ou non la mort de Pyrrhus.
Scène 2 : Cléone, en racontant à Hermione la cérémonie du mariage, excite sa colère.
Scène 3 : Oreste vient annoncer à Hermione que les Grecs ont tué I'amant infidèle, et attend sa récompense. Furieuse, elle laisse éclater sa douleur et son amour. Après de violentes imprécations contre lui, elle chasse I'homme qui a obéi, à la lettre, à ses injonctions.
Scène 4 : Oreste exhale son désarroi, et, quand Pylade lui annonce qu'Hermione sest tuée sur le cadavre de Pyrrhus, quAndromaque veut quon venge ses deux époux, en proie à de sombres visions, il devient fou, et est emmené par Pylade.
Analyse
Sources
Avec Andromaque, pour satisfaire les doctes, Racine revint au mythe, choisit un épisode célèbre de I'Antiquité auquel il dut les grandes lignes de son sujet. Mais il emprunta à des contemporains certains détails, certaines situations.
Ces sources antiques furent :
- LIliade dHomère, où il parle à trois reprises dAndromaque :
- au chant VI, elle fait ses adieux à Hector au moment où il va se battre contre Achille qui le tuera ; elle lui dit : «Hector, tu es pour moi mon père, ma mère vénérable, tu es aussi mon frère, tu es mon époux florissant de jeunesse.» ; le héros sattendrit et prévoit lesclavage dAndromaque ; Racine sen souvint au vers 262, et dans presque tout I, 4, puis au vers 1020 ;
- au chant XXII, Hector étant mort, Andromaque se désespère et se lamente sur le sort de lorphelin qui reste désormais sans appui ; au chant XXIV, le vieux Priam, «respecté dAchille» (vers 938), a ramené à Troie les restes défigurés dHector, et Andromaque regrette qu'il ne lui ait pas laissé en mourant quelque sage parole dont elle puisse se souvenir (Racine écrivit en marge de ce discours : «Paroles divines dAndromaque sur le corps dHector ; tout cela marque la jeunesse de lun et de lautre ; la séparation est plus douloureuse.»).
Il faut remarquer qualors quaux vers 874-875, Andromaque déclare à Hermione :
«Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,
Jai su de mon Hector lui procurer lappui»,
nulle part dans lIliade les Troyens ne menacent Hélène. On constate seulement quau chant III, quand Ménélas et Pâris (lancien et le nouveau mari dHélène) vont se battre en combat singulier, les Troyens murmurent : «Quelle sen retourne sur ses nefs, et quelle ne nous laisse pas à nous et à nos enfants, un souvenir affreux.» Enfin, au chant XXIV, Hélène regrette ainsi Hector : «Jamais, ô Hector, tu ne mas dit une parole injurieuse ou sévère, et si lun de mes frères ou de mes surs, ou ma belle-mère [
] me blâmait dans nos demeures, tu les reprenais et tu les apaisais par ta douceur et par tes paroles bienveillantes.»
- Les Troyennes, tragédie dEuripide où Andromaque est un personnage épisodique, simplement la veuve d'Hector et la mère d'Astyanax, dont on voit le désespoir lorsquon lui arrache celui-ci pour le jeter du haut des remparts de Troie ; le vers 193 dAndromaque : «Achéens, pourquoi avez-vous tué cet enfant? de peur quil ne relève Troie tombée?» est un souvenir des vers 1156-1162 des Troyennes.
- Andromaque, autre tragédie dEuripide où Andromaque, captive de Néoptolème, est en butte à lhostilité de la femme de celui-ci, Hermione, qui laccuse de lavoir rendue stérile par ses sortilèges. Comme Andromaque a eu de Néoptolème un enfant, Molossos, elle menace de le tuer, et sa mère doit le cacher. Elle lui dit : «Ö mon fils, moi, ta mère, pour que tu ne meures pas chez Hadès ; pour toi, si tu échappes au destin, souviens-toi de ta mère et rappelle-toi dans quelles souffrances je suis morte.» (vers 414-416), ce quon retrouve au vers 1046 de la tragédie de Racine.
Hermione, profitant de léloignement de son mari, cherche à tuer cette rivale, qui s'est réfugiée dans un temple, asile inviolable. Pour I'obliger à se livrer, Hermione et son père, Ménélas, menacent la vie de son fils. Elle est sauvée par l'intervention du sage Pélée, le grand-père du roi. Craignant la réaction de son mari, Hermione veut se tuer. Arrive Oreste (son amoureux venu la chercher pour la ramener chez son père, et redemander sa main). Elle s'enfuit avec lui. On apprend alors que Néoptolème a été tué, à I'instigation d'Oreste, à Delphes, devant I'autel d'Apollon, à qui iI était venu demander pardon de lui avoir reproché la mort de son père. La fin de la pièce est consacrée au récit (qui, en V, 3, fut imité librement par Racine qui en retint surtout les détails propres à renforcer la colère dHermione ; ainsi, le vers 1515 reprend les vers 1135-1136 de lAndromaque dEuripide : «Quand ils leurent enveloppé et encerclé de toutes parts, sans lui laisser le temps de respirer
») et à la déploration de cette mort.
Cette pièce discoureuse, les adversaires saffrontant dans dinterminables démonstrations oratoires, fournit surtout à Racine lidée de la jalousie et des emportements dHermione. Les diférences sont radicales : ce n'est pas au fils d'Hector que I'Andromaque d'Euripide se dévoue, mais à celui de Néoptolème ; celui-ci ne l'a jamais suppliée de l'aimer, loin de là : il I'a utilisée puis rejetée ; et c'est parce qu'il a épousé Hermione qu'il est assassiné, et non parce qu'il la dédaigne.
- LÉnéide de Virgile, où :
- au chant II, on lit : «Pyrrhus traîne au pied même de lautel Priam qui tremble et glisse dans le sang de son fils ; de la main gauche, Pyrrhus saisit la chevelure, de la droite il brandit son étincelante épée et la plonge dans le flanc du vieillard jusquà la garde.», ce qui se retrouve dans le vers 996 où il est montré «Ensanglantant lautel quil tenait embrassé» ;
- au chant Ill, Andromaque est déjà cette veuve inconsolable, restée fidèle de coeur à Hector : «Andromaque offrait à la cendre dHector les mets accoutumés et les présents funèbres, et elle invoquait les mânes devant un cénotaphe de vert gazon et deux autels consacrés pour le pleurer toujours.» (ce que Racine reprit au vers 944) ; elle retrouve son époux en son fils : «Tels étaient ses yeux, ses mains, son visage» (ce que Racine reprit au vers 653). Tendre et tragique, elle garde sa dignité dans son exil et sa servitude. Le ton de mélancolie délicate et nuancée est déjà le même que chez Racine. On trouve aussi lidée de la passion dOreste, meurtrier de Pyrrhus par amour pour la femme quon lui a ravie. Mais iI est fait allusion au second mariage dAndromaque dans des vers que Racine se garda de citer. Et Virgile ne dit mot d'Astyanax qui, pour la grande majorité des auteurs anciens, a été «précipité du haut des remparts, quand le sol de Troie fut tombé au pouvoir des Grecs» (Euripide, Andromaque, vers 10-11). Il nous raconte, par la bouche d'Andromaque elle-même, que Pyrrhus, après avoir vigoureusement abusé de sa captive, et lui avoir fait un enfant, Ia donna à un autre de ses esclaves troyens, Hélénus, quand il épousa Hermione, I'enlevant à Oreste, à qui elle devait se marier. Enflammé d'amour, et rendu frénétique par les Furies qui poursuivaient en lui le meurtrier de sa mère, Oreste, sans y être poussé par Hermione, égorgea Pyrrhus devant I'autel de ses pères. Une partie du royaume revint alors à Hélénus (et à sa compagne, Andromaque) qui y reconstruisirent Troie en miniature, avec un beau cénotaphe pour Hector, que sa veuve pleurait toujours. Pourtant, avec audace, Racine, au début de sa première préface, cita dix-huit vers de ce chant III, en prétendant : «Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. Voilà le lieu de la scène, I'action qui s'y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères. Excepté celui d'Hermione dont la jalousie et les emportements étaient assez marqués dans l'Andromaque d'Euripide.»
- au chant IV, où Didon dit : «Celui-là qui fut mon premier époux, celui-là a remporté avec lui mon amour, quil le possède et le conserve dans le tombeau.» (vers 29-30), ce que Racine reprit au vers 866 ; où, parlant dÉnée qui la abandonnée, elle se demande : «Mes pleurs lont-ils fait gémir? A-t-il détourné les yeux? A-t-il, vaincu, versé des larmes ou a-t-il eu pitié de celle qui laime?», ce que Racine reprit au vers 1400.
- Les Troyennes de Sénèque, pièce qui ne fournit à Racine que quelques traits, que quelques détails dexpression, ce qui explique quil ne lait pas citée. Le vers 204 dAndromaque est un souvenir des vers 740-742 de la pièce de Sénèque : «Cette ville en ruine, promise aux cendres, est-ce lui qui la réveillera? Ces mains relèveraient Troie? Troie na aucun espoir si elle nen a que de ce genre.» Le vers 377 en est un autre : «Jaurais déjà suivi mon époux, si mon enfant ne me retenait. Il dompte mes sentiments et me défend de mourir. Il me force à demander encore quelque chose aux dieux : il a prolongé ma misère.» (vers 419 et suivants).
- Les Héroïdes d'Ovide, qui contiennent une belle lettre d'Hermione suppliant Oreste de venir la délivrer de sa vie avec Pyrrhus.
Ni ces emprunts, ni ces analogies ne sauraient diminuer loriginalité de Racine qui fit subir à ces sources antiques des transformations significatives, et, pour lessentiel, inventa et conduisit lui-même laction de sa tragédie où I'histoire qu'il nous présente est à peu près le contraire, dans les faits comme dans I'esprit, de celle que racontaient les Anciens dont il se réclamait. Sa pièce part de I'ultimatum des Grecs, se développe à travers Ia stratégie d'Oreste, de Pyrrhus et d'Hermione, et bute sur le refus d'Andromaque, toutes choses étrangères aux sources et même historiquement inconcevables. C'est seulement à partir du milieu de l'acte IV quil rejoignit la tradition, laquelle toutefois ignorait les revirements d'Hermione, qui animent toute cette dernière partie.
En revanche, si I'on se borne aux thèmes de l'oeuvre, la pièce reste proche de ses sources, et I'on peut mieux cerner ses innovations et leur raison d'être. Chez Racine comme chez Virgile, les évènements se détachent sur le même arrière-plan : le culte d'Hector et de Troie, la fidélité morale de la malheureuse Andromaque, persécutée chez les trois auteurs. Quant à I'intrigue, elle a partout le même principe général : la violence passionnelle, qui fait de Pyrrhus le tyran ou le violeur de sa captive, d'Hermione, la persécutrice de sa rivale, d'Oreste le meurtrier de Pyrrhus. Mais on ne trouve nulle part, sauf pour Oreste, le ressort de la pièce de Racine : un amour admiratif, refusé, qui se retourne en violence, et qui aboutit au chantage de Pyrrhus, au dilemme d'Andromaque, au meurtre du roi, au revirement d'Hermione, à son suicide et à la folie d'Oreste. Ce thème, qui fonde toutes les relations actantielles de la tragédie, et qui entraîne les réactions constitutives de I'intrigue, n'a pas de source chez les Anciens.
En revanche, il était très fréquent dans le roman, la pastorale, la tragi-comédie puis la tragédie depuis le début du siècle. Ausi, bien plus que de Virgile et d'Euripide, I'intrigue dAndromaque est inspirée de canevas modernes. Si, pour satisfaire les doctes, Racine avait choisi un épisode célèbre de I'Antiquité, ce fut pour séduire le public mondain quil le réorganisa complètement en se souvenant duvres qui lui inspirèrent le chantage de Pyrrhus, le dilemme d'Andromaque, l'exigence vengeresse dHermione et sa promesse non tenue. Ce sont :
- LHercule mourant (1646) de Rotrou où il trouva lidée de quelques situations.
- Pertharite (1652), tragédie de Corneille, où lusurpateur Grimoald est épris de sa captive, Rodelinde, femme du roi détrôné ; où Garibalde explique à Édüige, amante éconduite de Grimoald, qu'il ne tuera pas celui-ci comme elle le lui demande en se promettant à lui, car, lui dit-il, dès qu'elle sera vengée, son amour renaîtra, et elle détestera celui qui aurait eu I'imprudence de servir une réaction de haine passagère. On a là les éléments essentiels du drame de Racine, une situation fort semblable ; mais la perspective est toute différente : le personnage cornélien garde assez d'autonomie pour traduire son analyse critique en refus d'adhésion, tandis que Ie personnage racinien, malgré sa lucidité, ne peut qu'adhérer aveuglément à une passion qui exprime I'angoisse de son insuffisance, et I'espoir d'une reconnaissance salutaire ; et le dénouement est différent. On peut avancer lhypothèse que le jeune dramaturge quétait Racine ambitionna de se mesurer avec son glorieux devancier. Il était dailleurs habituel à lépoque quun auteur dramatique reprenne un sujet traité par dautres avant lui. Or Racine obtint son premier grand succès en reprenant le sujet même qui valut son premier échec à son grand rival !
- Des romans précieux, comme celui, qui eut un immense sucès, de lEspagnol Montemayor, Diana (1558), où on voit une succession d'amours non réciproques ; comme ceux de Madeleine de Scudéry, dont les héros chevaleresques ont toutes les qualités dont Hermione, dans ses rêveries solitaires, pare l'objet de ses voeux.
- Maintes pièces de théâtre aujourdhui oubliées, Racine ayant de la production dramatique de son siècle une connaissance étendue. Ainsi, si des critiques mal informés lui ont fait un mérite d'avoir imaginé lodieux chantage auquel Pyrrhus soumet sa prisonnière, cétait au contraire une situation qui avait beaucoup servi : dans Aristotime de I'obscur Le Vert, dans le Thrasybule de Montfleury, dans La mort de I'empereur Commode (1657) et Camma (1661) de Thomas Corneille. Dans cette dernière pièce, on trouvait aussi la chaîne des amours contrariées et ses cruels dilemmes, lidée de lordre donné par Hermione à Oreste de tuer Pyrrhus, avec la promesse, à ce prix, de l'épouser. Le fameux «Qui te I'a dit?» dHermione (vers 1643) était presque un lieu commun de la tragédie : le même coup de théâtre se trouvait déjà dans Alcimédon de Du Ryer, Cléomène de Guérin de Bouscal, Josaphat de Magnon, Amalasonte de Quinault, Démetrius de Boyer. Racine pouvait avoir trouvé lidée du projet que forme Andromaque de se tuer après avoir subi un mariage détesté dans Sidonie de Mairet, et, plus nettement, dans Sémiramis de Desfontaines. Dans I'obscur Sallebray il avait retenu ce vers : «Je brûle par le feu que jallumai dans Troie», et ne I'avait pas méprisé puisquon le retrouve, en effet, sous cette forme : «Brûlé de plus de feux que je n'en allumai» (vers 320). Dans Pausanias de Quinault (1666), le héros éponyme est un chef des Grecs qui, fiancé à une princesse de sa nation, s'est épris dune ennemie parce qu'il a «jusque dans I'amour voulu chercher la gloire», en bravant les interdits. Et cette situation piquante, aimer un(e) ennemi(e), avait été traitée aussi par plusieurs romanciers. Elle permettait de déployer dévouement et galanterie chevaleresques, ou bien de faire sonner un défi.
Avoir connu et utilisé des sources tant antiques que modernes, avoir utilisé des mécanismes déjà usés, nempêcha pas Racine de concevoir avec Andromaque une uvre originale. La principale transformation quil opéra concerne la place et la signification du personnage éponyme, et de son rapport avec Pyrrhus : au lieu d'être une vaincue réduite à létat desclave qu'on viole puis qu'on rejette, elle garde chez lui une fierté de reine, est une grande dame qu'on supplie, dont la grandeur est surtout d'ordre spirituel. Et il fut supérieur à ses prédécesseurs par la précision de la composition dramatique, l'élégance du style, et ses connotations poétiques, surtout par la signification philosophique de comportements jusque-là un peu gratuits.
Intérêt de laction
Avec Andromaque, Racine donna une tragédie où on retrouve tous les éléments habituels du genre : un débat entre la Grèce victorieuse et ce qui reste de Troie, doù les intérêts dÉtat et les devoirs de famille ne sont pas absents ; la rivalité dune veuve de héros et dune jeune princesse orgueilleuse ; lopposition dun roi fier et violent et dun parfait amant longtemps éconduit. Mais, en fait, il y inaugura un nouveau type de tragédie, dont loriginalité tenait à un double refus : celui de la tragédie de Corneille, et celui de la tragédie romanesque et galante ; qui était marqué à la fois de plus de rigueur dramatique et de plus de poésie ; où la violence passionnelle de I'amour se greffe sur I'enjeu politique, et entraîne tout, comme une fatalité.
Il repoussa la conception de la tragédie que se faisait Corneille. Il est vrai que, dans Andromaque, il lui reprit le «grand intérêt d'État» ; mais le drame de tous les personnages vient de ce que la politique réclame exactement le contraire de ce qu'ils veulent (Oreste, exigeant au nom des Grecs que Pyrrhus épouse Ia femme que lui-même adore, en est le symbole) ; de ce que le choix politique est en même temps le choix de la vengeance (en témoigne Pyrrhus qui menace Andromaque d'épouser Hermione, et d'abandonner ainsi son fils, Astyanax, qui est réclamé par les Grecs). Il est vrai aussi que les sentiments d'Hermione pour Pyrrhus, et ceux de Pyrrhus pour Andromaque peuvent s'élever jusqu'à un certain héroïsme, et ne sont pas éloignés, en leur naissance, de l'admiration éperdue que professaient les amoureux de Corneille, car celui-ci faisait très délibérément et très consciemment reposer ses pièces sur des passions «plus nobles et plus mâles que l'amour», qui était pour lui une passion maîtrisable, qu'on devait et qu'on finissait par pouvoir combiner avec (ou soumettre à) la politique et la liberté du moi.
Si on retrouve la situation chère à Corneille du choix impossible, si chacun des quatre protagonistes est soumis à un dilemme, Andromaque étant, selon Jacques Schérer, «la tragédie du dilemme par excellence», aucun (sauf Andromaque qui en vient à accepter d'épouser Pyrrhus pour se suicider ensuite) ne finit par choisir la postulation supérieure, celle qui, chez le vieux dramaturge, transcendait les deux termes de I'alternative, la force d'entraînement de la passion finissant toujours par être la plus forte.
Et, dans Andromaque, le «grand intérêt d'État» est mis au second rang, une place prééminente étant accordée aux sentiments individuels et surtout à l'amour, auquel sont subordonnés les autres mouvements des personnages. Linstinct y tient un langage inusité incompatible avec les traditions de la morale héroïque. Les cornéliens firent un faux procès à Racine en lui reprochant ses héros qui sont tout occupés d'amour, car personne avant lui n'avait montré quil pouvait déboucher sur une scène irrémédiablement dévastée.
Cette conception de la passion irrésistible quil se faisait était issue de la tragédie galante, de la pastorale dramatique, du roman précieux, tous genres où on trouvait souvent le thème conventionnel de lenchevêtrement damours sans réciprocité, de la chaîne des amours non réciproques : des amants aiment sans être aimés, sont aimés par celles qu'ils n'aiment pas. Racine la reprit dans toute sa rigueur : Oreste aime Hermione, qui ne I'aime pas ; Hermione aime Pyrrhus, qui ne I'aime pas ; Pyrrhus aime Andromaque, qui ne l'aime pas car elle ne pense quà Hector, qui est mort et quasiment divinisé, qui fixe toute la chaîne puisqu'il ne peut pas changer : elle lui sera donc absolument fidèle, jusqu'au moment inattendu où ce mort prendra la parole pour proposer une solution. Comme leur couple est clos, quAndromaque n'est pas une «belle inhumaine» susceptible de découvrir I'amour à la fin, et quHermione et Pyrrhus sont trop enferrés dans leur passion respective pour être susceptibles de reporter leur amour sur qui les aime, cette chaîne ne peut être rompue. Ces personnages se refusent I'un à I'autre mais sont étroitement solidaires, comme les mécanismes d'une «machine infernale» où «chaque geste de l'un réagit immédiatement sur le sort de tous les autres.» (R. Picard).
En fait, le mécanisme de la pièce est plus subtil car, entre les personnages, existe une hiérarchie morale. Il faut constater que Ia fière Hermione a dédaigné Oreste pour Pyrrhus, qui lui est héroïquement supérieur, tandis que celui-ci a rencontré dans Andromaque une valeur supérieure, au moment où se dévaluait la sienne. Cette hiérarchie morale ne peut être modifiée par la stratégie imaginée par Oreste et Hermione, même si, tout au long de lintrigue, se produisent des oscillations des curs, des va-et-vient des personnages, des revirements psychologiques, Racine faisant se rencontrer des intérêts politiques inévitables et des intérêts amoureux irrésistibles, des conflits intérieurs insolubles et insurmontables, effectuant donc une synthèse par laquelle il créa une nouvelle forme d'intérêt tragique, tout en réalisant le mieux lidéal de la tragédie classique.
En effet, Andromaque, tragédie en cinq actes et 1 648 alexandrins, correspond bien à la définition de la tragédie qui voulait que, le sujet étant historique ou mythologique, on voie des personnages de rang noble mais impuissants, soumis au malheur par des forces supérieures (des dieux le plus souvent) qui les manipulent, lenchaînement des événements et le dénouement nécessairement dramatique relevant dune fatalité implacable, qui peut sembler injuste, inique et bien au-delà de lendurance humaine. La tragédie touche donc le public par la terreur et la pitié. On ressent de la terreur devant le drame où les personnages sont plongés, devant la mécanique passionnelle implacable dans laquelle ils sont entraînés. On ressent de la pitié pour ces êtres lucides mais sans confiance en eux-mêmes.
Le rôle des forces supérieures est bien marqué car celui qui met en branle laction, Oreste, se demande «qui peut savoir le destin qui mamène ?» (vers 25), constate : «Tel est de mon amour laveuglement funeste» (vers 481), la pièce atteignant demblée à la fascinante cruauté tragique. Puis, dans un cycle infernal, son action sexerce sur Hermione, qui elle-même influe sur Pyrrhus, qui veut contraindre Andromaque, qui, étant partagée entre Hector et Astyanax, le premier la faisant aspirer à la mort et donc refuser la proposition de Pyrrhus, le second lattachant à la vie et lincitant à accepter la proposition, ce qui entraîne un retournement de Pyrrhus contre Hermione, dont la décision déclenche un enchaînement inéluctable qui mène à lhécatombe finale.
Au XVIIe siècle, la tragédie, à la suite dAristote et de labbé dAubignac, théoricien français auteur dune Pratique du théâtre (1657) et de Dissertations concernant le poème dramatique (1665), non seulement continua à être écrite en des alexandrins qui manifestaient le refus dimiter la vraie vie, la volonté de solenniser la langue, mais fut soumise à des règles auxquelles Corneille se pliait difficilement, tandis que Racine sut sy soumettre avec une habileté qui donne I'impression du naturel.
Au regard de ces règles, Andromaque est une véritable tragédie. Non seulement elle conduit à un meurtre, à un suicide et à un délire, mais tous les protagonistes (sauf Andromaque, qui a déjà subi son malheur, et que menace une nouvelle catastrophe) sont à la poursuite d'une personne ou plutôt d'une raison d'être qui les refuse, et cherchent à s'en emparer par une violence qui se retourne contre eux. Cependant, le dénouement est un heureux revirement.
Racine se plia aux règles de la tragédie classique :
- La règle de lunité daction voulait que tous les événements de la pièce soient liés et nécessaires, de la scène d'exposition jusqu'au dénouement de la pièce ; quapparaisse évident le motif de la présence ou de la sortie des personnages ; que les actions secondaires contribuent à laction principale. Ici, si les difficultés dHermione pourraient être considérées comme constituant une deuxième intrigue, sous-jacente à la première, elle est en fait intimement mêlée à celle-ci. L'attention, loin de se disperser, est concentrée sur un problème unique : Andromaque acceptera-t-elle ou refusera-t-elle dépouser Pyrrhus? De sa décision dépendent son destin et celui de son fils, mais aussi ceux de Pyrrhus, dHermione et dOreste. Du balancement de ses hésitations naissent toutes les péripéties de la pièce. Il ny a rien dans tout cela qui sente lartifice : on a limpression que rien ne pouvait se passer autrement. Si Voltaire critiqua Ie manque d'unité de l'action, il avoua néanmoins son admiration en termes élogieux : «Il y a manifestement deux intrigues dans Andromaque de Racine, celle d'Hermione aimée d'Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d'Andromaque qui voudrait sauver son fils et être fidèle aux mânes d'Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints ensemble que, si la pièce nétait pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d'amour plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français.» (Remarques sur Ie Troisième discours du poème dramatique).
- La règle de l'unité de temps voulait, d'après Aristote, que laction ne dépasse pas une «révolution de soleil», quelle coïncide le plus possible avec le temps du spectacle : on en avait fixé la durée maximale à vingt-quatre heures. Son respect dans la pièce est bien marqué aux vers 1123-1124 :
«Jai moi-même, en un jour,
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.»
et au vers 1213 : «Cette nuit je vous sers, cette nuit je lattaque.»
Ce respect fut dautant plus facile que la tragédie débute en pleine crise (même si le conflit entre Pyrrhus et Andromaque dure depuis un an [vers 969]) ; que l'ambassade d'Oreste oblige Pyrrhus et Andromaque à des décisions immédiates. Racine a été si peu gêné par la limite des vingt-quatre heures qu'il a parfois interrompu I'action par des «paliers», afin de ménager I'intérêt des spectateurs, et d'éviter la précipitation. Il fut même lun des dramaturges qui se sont le plus approchés de l'idéal du théâtre classique qui voulait que le temps de l'action corresponde au temps de la représentation (c'est-à-dire environ trois heures). Mais le passé est tout de même évoqué : autrefois, eut lieu la guerre de Troie, «dix ans de misère» (vers 873) ; comme lest aussi lavenir : Astyanax est reconnu «pour le roi des Troyens» (vers 1512).
- La règle de lunité de lieu voulait que toute l'action se déroule dans un même endroit. Cest bien le cas puisquil est indiqué que «la scène est à Buthrote, ville dÉpire, dans une salle du palais de Pyrrhus». En fait, si la pièce ne peut que se dérouler dans le palais, ce nest peut-être pas dans la même salle. Mais, au vers 790, il y a élargissement du lieu par un décor hors palais. Et il fallait des récits de ce qui ailleurs sest passé ; mais ils ne sont pas artificiels : la vision de Troie en flammes simpose dans la mémoire dAndromaque au moment où elle doit accepter Pyrrhus pour époux : «Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
» [vers 997]) ; on ne peut éviter le récit de la mort de Pyrrhus et du suicide dHermione. Mais il fallait aussi à lépoque ne pas montrer sur la scène les actions violentes, afin de se soumettre à
- La règle du respect de la bienséance qui voulait que soit maintenu un certain protocole entre des personnages qui sont des grands de ce monde, même sils sassassinent ; qui interdisait de choquer le spectateur par la présence de sang sur la scène, par le tableau de lintimité physique. Boileau la résuma ainsi :
«Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose :
Les yeux en le voyant saisiront mieux la chose ;
Mais il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.» (Lart poétique).
Racine ne put se résoudre à nous présenter, comme Euripide, une Andromaque qui craint pour le fils qu'elle a eu de Néoptolème ; il expliqua dans sa seconde préface d'Andromaque : «Andromaque ne connaît pas d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax. J'ai cru en cela rne conformer à l'idée que nous avons rnaintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d'Hector et la mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari ni un autre fils».
Sa pièce comporte un assassinat et un suicide. Mais le spectateur ne voit pas couler le sang. Le récit provoque la terreur et la pitié, mais en évitant l'horreur qui ne convient pas à un «honnête homme» : Oreste raconte la mort de Pyrrhus, Pylade celle d'Hermione. Certes, la folie d'Oreste est dépeinte avec un réalisme assez brutal (V, 5), mais à aucun moment le dramaturge ne cède au mauvais goût : dans sa déchéance, Oreste reste grand, comme doit l'être un héros de tragédie.
- La règle de la nécessité de la vraisemblance. Elle est observée dans la pièce car chaque personnage prend place dans un conflit historiquement et psychologiquement vrai. Le reproche adressé à Racine d'avoir mélangé les genres en introduisant certaines scènes de dépit amoureux (III, 6) ou quelques répliques de roman précieux porte à faux puisqu'il a, de la sorte, respecté le caractère de ses personnages.
Avec Andromaque, Racine administra la preuve qu'il était classique d'instinct, mais quil libéra aussi la tragédie de la servitude de cet ensemble d'attitudes, de gestes et de mots, auquel les contemporains avaient fini par lier Ie genre.
L'admirable simplicité et clarté d'ensemble et laisance du mouvement de la pièce masquent une habile construction.
Lacte I est marqué par lintervention dOreste. Dès la première scène achevée, et l'exposition entièrement assumée par le dialogue entre lui et Pylade (I, 1), I'action débute par deux ultimatums : diplomatique (I, 2) et affectif (I, 4).
À lacte II, Pyrrhus reprend la réponse négative qu'il avait opposée à Oreste, pour punir Andromaque de celle quelle avait faite à Pylade pendant I'entracte (II, 3, 4, 5). Cette péripétie bouleverse le plan d'Oreste qui se croyait maître dune Hermione lassée des dédains du roi (II, 1, 2). Cet acte de renversement des alliances, durant lequel Oreste s'est cru accepté par Hermione, et pensa Pyrrhus capable d'oublier Andromaque, mène la crise à son paroxysme.
À lacte III, Oreste projette d'enlever Hermione, quitte à assassiner son rival (III, 1). Se croyant triomphatrice assurée, elle affronte son soupirant (III, 2) et sa rivale (III, 4) avec une insolente étourderie qui jette Andromaque aux pieds de Pyrrhus (III, 6), Iequel revient sur sa décision, et en remet, pour la durée de I'entracte à venir, la responsabilité entre les mains de sa captive (III, 7). L'action reflue alors vers le tombeau d'Hector (III, 8).
Coup de théâtre central, un «miracle» sest produit pendant lentracte ; c'est la résolution prise par Andromaque d'épouser Pyrrhus. Quand débute I'acte IV, son stratagème (accepter le rnariage et se suicider dès après la cérémonie qui aura engagé la foi de Pyrrhus [IV, l]) a retourné la situation. Hermione reprend alors I'initiative, et, dans sa colère, commande à Oreste le meurtre de I'amant infidèle (IV, 3). Ce nouvel ultimatum, suspendu durant une dernière et vaine entrevue d'Hermione et Pyrrhus (IV, 5), engage le dénouement, auquel Racine eut soin de nous préparer dès la première scène.
À lacte V, la catastrophe, suspendue par les atermoiements d'Hermione (V, 1) puis les incertitudes d'Oreste (V, 2), voit s'enchaîner le récit du meurtre par le meurtrier, le désaveu dHermione (V, 3), son suicide et la folie d'Oreste (V, 5).
La courbe de l'action se dessine donc dans un plan que définissent deux axes. En «ordonnée», Andromaque hésite entre Ia fidélité due à l'époux, et celle due à son fils, dilemme qui s'inscrit dans I'univers intangible des valeurs, sur la verticale allant du touchant au sublime. En «abscisse», I'interdépendance des passions non réciproques des autres personnages précipite les faits en répercutant les conséquences de la moindre décision sur lhorizontale de lintrigue qui marche vers son dénouement fatal. Car, du fait de limplacabilité des enchaînements, on assiste à un jeu systématique de répercussions en échos (résultat de la chaîne des amours non réciproques). Une rigoureuse chronologie des faits simpose, notamment au cinquième acte.
Il ne se passe matériellement rien entre I'exposition et le dénouement, tout tenant à des conflits d'âmes, à des rebondissements psychologiques, à tout un jeu de déguisements, de stratégies, daffrontements violents ou de duels mouchetés, grâce au dynamisme romanesque des passions concurrentes, que le dramaturge poussa au paradoxe, faisant décidément fonctionner cette situation tragique sur un plan ludique.
Ainsi, Oreste rencontre Pyrrhus, qui refuse son ultimatum, puis Hermione, qui conclut : si Pyrrhus «y consent, je suis prête à vous suivre» (vers 590). Il exulte (vers 591-592). Il lui suffit de revoir Pyrrhus, qui, justement, arrive... pour annoncer qu'il «épouse» Hermione dès le lendemain. Pour que ce complet revirement soit encore plus frappant, son explication est rejetée dans la scène suivante. Puis c'est au tour d'Hermione d'exulter (vers 849-854)... un moment, car Pyrrhus revient aussitôt à Andromaque. Or, coup de théâtre central, qualifié de «miracle» (vers 1050), celle-ci, contre toute attente sinon toute vraisemblance, accepte de l'épouser avec I'intention de se suicider aussitôt.
Dans la chaîne des amours impossibles, trois groupes de termes opposés se repoussent et s'attirent à la fois : Oreste et Hermione, Hermione et Pyrrhus, Pyrrhus et Andromaque. Hermione et Pyrrhus sont les deux moyens dont Oreste et Andromaque sont les deux extrêmes. Le jeu du drame dans cette intrigue à incidences multiples est tout entier dans le va-et-vient de ces deux moyens termes, tantôt se rapprochant, tantôt s'éloignant de ces deux extrêmes. Tantôt, en effet, Pyrrhus, désespéré, se détourne d'Andromaque, et revient à Hermione, qui alors se hâte d'abandonner Oreste, et ainsi les deux extrêmes restent seuls, Andromaque dans sa joie, Oreste dans sa fureur ; tantôt, au contraire, l'espoir ramène Pyrrhus vers Andromaque, et Hermione, à son tour désespérée, ulcérée, se retourne vers Oreste. Il ny a aucune intervention externe, aucune combinaison matérielle, aucune surprise. C'est une merveille d'art dramatique.
Racine commence sa pièce au moment où les passions longtemps contenues vont déchaîner leur fureur : depuis longtemps déjà, Oreste «traîne de mers en mers sa chaîne et ses ennuis» (vers 44), Pyrrhus sempresse autour d'Andromaque, Hermione «pleure en secret le mépris de ses charmes» (vers 130). Brusquement, un fait nouveau survient, qui irrite les passions, rompt léquilibre d'une situation déjà tendue, enclenche le cycle infernal de la chaîne à sens unique des amours insatisfaits sans autre issue que le sang, met en branle la roue du destin, et précipite les êtres vers une fin tragique : larrivée d'Oreste à la cour de Pyrrhus, le seul «obstacle», au sens cornélien du terme. Ce fait initial, qui va déclencher la crise, s'explique déjà par les caractères : lambassade des Grecs a été provoquée par la jalousie d'Hermione, sur laquelle Oreste veut agir («La fléchir, lenlever, ou mourir à ses yeux» [vers 100]). Devant ce fait initial, chaque héros réagit selon ses intérêts, ses sentiments, ses passions, et I'attitude de chacun se répercute à son tour sur les autres, doù une chaîne de réactions psychologiques. Oreste, apprenant qu'Hermione reviendrait vers lui si elle était repoussée par Pyrrhus, subordonne son ambassade à ses propres intérêts, et, par son insolence, pousse Pyrrhus à refuser de livrer Astyanax. Aussitôt, le roi exploite la situation nouvelle : il exerce une pression sur Andromaque, qui est soumise, dune part, à lattrait de la mort que lui inspire le souvenir dHector, et, dautre part, à lattrait de la vie au nom dAstyanax. Son hésitation entre ces deux forces provoque le revirement de Pyrrhus, le retournement du quadrille tragique. Pour obtenir lappui de Pyrrhus, elle devra se montrer plus conciliante. Comme elle résiste encore, il passe de la galanterie à la menace, puis retourne vers Hermione. Cette dernière rayonne de bonheur. Mais Oreste est désespéré..., etc. Une lutte à mort est engagée, et, comme les ardeurs ont la même violence, personne ne cèdera. Vers le quatrième acte, survient un moment d'indécision où plusieurs solutions demeurent possibles : Hermione condamne Pyrrhus, puis arrête le bras d'Oreste.
Mais, finalement, tous périssent, dans un dénouement qui est exceptionnellement riche en péripéties. Pyrrhus est assassiné en plein triomphe. Oreste, venu annoncer à sa belle le succès de lentreprise quelle lui a commandée, se voit opposer le célèbre démenti :
«Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? À quel titre?
Qui te I'a dit?» (vers 1542-1543).
Andromaque, qui devait être la victime soit du meurtre de son fils livré aux Grecs, soit d'un mariage suivi d'un suicide, non seulement survit indemne, mais triomphe au-delà de toute espérance :
«Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis,
Ils la traitent en reine.» (vers 1587-1588).
Ce qui est remarquable dans ce dénouement, c'est que la victime désignée échappe à tous les malheurs prévus, par un coup de théâtre qui inverse le résultat de lintrigue. Ce dénouement ne correspondait pas aux habitudes de Racine, mais plutôt à celles de Corneille. On peut même le rapprocher de ceux de Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède.
Il est, au demeurant, conforme à la justice que survive celle qui incarnait la valeur et la fidèle permanence, celle qui échappait à la passion funeste, celle qui a la sympathie du public. Mais cela confirme aussi que l'auteur d'Andrornaque n'assumait pas encore la tragédie jusqu'au bout, comme il le fera avec la mort de Britannicus, d'Atalide et Bajazet ou d'Hippolyte.
Tout part d'Andromaque pour revenir à elle qui n'a décidé que sa propre mort, le jeu des passions faisant toutefois d'elle la seule responsable de lissue tragique où le couple Andromaque-Hector, représenté par Astyanax (toujours invisible et toujours présent) triomphe de Pyrrhus («Il expire...» [vers 1495-1520]), dHermione («Elle meurt?» [vers 1604-1612]), dOreste («Il perd le sentiment» [vers 1645]).
La tragédie naît donc de ce que la passion fatale est incompatible avec la chaîne amoureuse, et l'action tragique naît du balancement entre les vaines espérances et les accès de clairvoyance de chacun : d'où le jeu permanent des paroles données et reprises, des espoirs presque réalisés qui s'écroulent, et des promesses intenables qui débouchent sur lhécatombe finale, qui ne manque pas de romanesque : lassassinat de Pyrrhus qui est ordonné par la jalousie, le suicide dHermione par désespoir d'amour, la plongée dOreste dans la folie par excès de malheur. Ce serait un dénouement de mélodrame s'il n'y avait le génie de Racine, et le prestige de ces héros légendaires qui baignent dans une lumière sacrée.
On remarque dautre part que la pièce compte deux grandes scènes par acte, ce qui n'est pas trop pour quatre personnages principaux ; dans chaque acte, la première grande scène est consacrée à Oreste ou à Hermione, et la seconde à Pyrrhus ou à Andromaque. Ce parallélisme ne cesse qu'au cinquième acte, car Pyrrhus y meurt, et Andromaque n'y paraît pas.
Lessentiel de la pièce tient à des face-à-face entre deux personnages, à des confidences faites aux confidents, ou à des affrontements avec lêtre aimé. On peut relever les grands dialogues qui se déroulent :
- entre Pyrrhus et Oreste : l, 2 ; II, 4.
- entre Andromaque et Pyrrhus : I, 41 ; III, 6 et 7, deux rencontres seulement, mais capitales.
- entre Andromaque et Hermione : III, 4, une seule rencontre, mais la «scène à faire».
- entre Hermione et Oreste : II, 2 ; IlI, 2 ; IV, 3 ; V, 3.
- entre Hermione et Pyrrhus : IV, 5, scène capitale, longtemps attendue.
Jacques Scherer (La dramaturgie classique en France) fit remarquer : «Chaque acte de la pièce se termine par une décision. Ces décisions ne mettent qu'en apparence le point final aux divers actes. Elles ne sont jamais des solutions, elles sont au contraire lourdes de conséquences ; issues de conflits, elles engendrent nécessairement d'autres conflits. Le spectateur, loin de considérer qu'un problème est réglé, ne peut que se demander quel sera le prochain problème.»
La tragédie a, à plusieurs reprises, des saveurs de comédie. En effet, d'emblée, la chaîne des amours impossibles a quelque chose de ridicule, de dérisoire, d'autant que les comportements et même les sentiments sont ballottés et inversés par les fluctuations qui la parcourent. Parfois, les déguisements des personnages sont trop poussés, et leur vanité est trop avantageuse, quand ils jouent à qui fera craquer l'autre. Le dénouement n'est pas sans rapport avec le mécanisme comique du trompeur trompé : Pyrrhus est assassiné au moment où il se joue insolemment de tout le monde, et les instigateurs du meurtre, Oreste et Hermione, au lieu du bonheur escompté, trouvent I'un la folie et I'autre le suicide, tandis que triomphe Andromaque, victime désignée.
En général, lauteur dune tragédie classique s'identifiait à ses héros, pour leur attribuer les paroles que commandait la vraisemblance. Mais celui d'Andromaque se désolidarisa parfois des siens pour se faire complice du public à leurs dépens (nous plaçant dans la position de spectateurs de comédie), et peut-être aussi parce qu'il ne voulut pas partager l'aveuglement d'une misère tragique à laquelle il ne s'identifiait pas encore autant qu'il allait le faire à partir de Britannicus. Il nous invite à une distanciation ironique, la difficulté pour I'acteur étant alors d'adhérer à la fois à son personnage et au(x) rôle(s) qu'il se donne, tout en faisant percevoir au public les intentions distanciées que l'auteur introduisit dans son discours.
Racine se moqua de Pyrrhus :
- à travers certaines reparties d'Andromaque :
- «Et quelle est cette peur dont le cur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?» (vers 267-268) ;
- «Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?
Faut-il quun si grand cur montre tant de faiblesse?
Voulez-vous quun dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport dun esprit amoureux?» (vers 297-300) ;
- «Retournez, retournez à la fille dHélène.» (vers 342) ;
- «Et que veux-tu que je lui dise encore?
Auteur de tous mes maux, crois-tu quil les ignore?» (vers 925-926) ;
- «Pardonne, cher Hector, à ma crédulité,
Je nai pu soupçonner ton ennemi dun crime.» (vers 940-942) ;
- à travers ses propres propos de jaloux de comédie de boulevard :
«Tu las vu comme elle ma traité.
Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,
Que son fils me la dût renvoyer désarmée.
Jallais voir le succès de ses embrassements.
Je nai trouvé que pleurs mêlés demportements.
Sa misère laigrit. Et toujours plus farouche
Cent fois le nom dHector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils jassurais mon secours,
Cest Hector, disait-elle en lembrassant toujours,
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace,
Cest lui-même ; cest toi, cher époux que jembrasse.» (vers 644-654) ;
- à travers les remontrances que lui fait Phoenix en II, 5, et qui eurent pour conséquence quen 1719, comme le raconta I'abbé Du Bos, que «le parterre rit presque aussi haut qu'à une scène de comédie». Aussi, lors de sa prochaine capitulation, Pyrrhus commence par se débarrasser de ce témoin gênant : «Va mattendre, Phoenix» (vers 947) - «Phoenix, garde son fils» (vers 1392).
Racine ironisa aussi sur l'aveuglement d'Hermione qui triomphe allègrement quand Pyrrhus revient vers elle : «Il veut tout ce qu'il fait ; et s'il m'épouse, il m'aime.
Mais quOreste à son gré mimpute ses douleurs.
Navons-nous dentretien que celui de ses pleurs?
Pyrrhus revient à nous. Hé bien, chère Cléone,
Conçois-tu les transports de lheureuse Hermione?
Sais-tu quel est Pyrrhus? Tes-tu fait raconter
Le nombre de ses exploits
Mais qui les peut compter?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle, enfin, rien ne manque à sa gloire.» (vers 846-854).
Hermione se moque du «funeste langage» dOreste (vers 505), de ces «tristes discours» (vers 519).
Racine souligna la rhétorique désuète et déplacée de ses compliments de celui-ci (on peut opposer I'emphase des vers 1147-1156 à la brièveté d'Hermione, et remarquer que les vers 1153-1154 sont une accumulation de termes contradictoires).
Mais I'ironie de I'auteur tragique est dérision, a un arrière-goût profondément amer.
Cette pièce est éminemment théâtrale, le jeune ambitieux qui lécrivit étant particulièrement avide de plaire et de briller devant un public fin connaisseur de I'art de plaire et des stratégies relationnelles. Aussi exploita-t-il hardiment les possibilités théâtrales du sujet, aiguisant les péripéties, manipulant parfois ses personnages ou même se moquant d'eux, et faisant prévaloir les sollicitations du rôle sur le respect du caractère dOreste, Hermione et Pyrrhus. Toujours préoccupés de stratégies avantageuses, toujours vifs à réagir, ils ne cessent de faire spontanément du théâtre, et leurs relations sont éminemment concurrentielles. Ces êtres en crise cultivent le paraître, les séductions du jeu et du style ; ils ne cessent de se déguiser, de se pavaner, de séduire, piquer, berner ou affronter, d'élaborer tactiques et contre-offensives.
Ainsi, Pyrrhus et Hermione ne se rencontrent qu'une fois, à la fin de I'acte IV. La lettre du texte nous dit quil vient avouer la vérité devant celle qu'il trahit, et suggère que c'est pour soulager sa conscience (vers 1277-1280 et 1301-1308). Pourquoi pas, dans la mesure où il s'adresse à lui-même, et où Racine écrit ce passage en psychologue? Mais, si I'on replace dans le fonctionnement de la scène ces paroles calculées par un dramaturge et adressées à Hermione, on reconnaîtra qu'il s'agit surtout d'une provocation. C'est bien ainsi qu'elle les interprète.
Aussitôt après intervient une nouvelle rencontre où la manipulation des personnages par un dramaturge soucieux d'effets complaisants est particulièrement sensible (III, 6). Elle commence comme une scène de dépit amoureux, où I'on affecte de se dédaigner, comme le fait aussi Andromaque quand elle s'adresse à I'autre, à Hector, dans une comparaison dévalorisante (vers 940-942).
Andromaque est une oeuvre d'une grande richesse : tragique, dune violence concentrée, elle est parfois épique, à travers les évocations de la guerre de Troie, souvent d'une galanterie romanesque, ou élégiaque à travers les souvenirs du bonheur d'Andromaque (vers 1014-1026), ou comique même par endroits. Et lesprit classique, qui saffirmait alors, y atteignait son point de perfection : rigueur et simplicité de la composition, mais aussi souci de la vraisemblance, profondeur psychologique, harmonie et pureté de la langue.
Intérêt littéraire
Le texte dAndromaque montre des qualités quon peut essayer de déterminer en examinant successivement le lexique, la syntaxe, les styles, la versification.
Le lexique :
On y distingue des mots de la langue du XVIIe siècle dont voici un relevé :
- «abord» (vers 1276) : «introduction dune personne auprès dune autre», «arrivée».
- «achever» (vers 715) : «rendre complet».
- «admirer» (vers 1130) : «sétonner de» (sens étymologique [latin «mirari»]).
- «à main forte» (vers 1586) : «à main armée», «en portant des armes».
- «amant» (vers 116, 126, 142) : «personne qui aime sans être nécessairement payée de retour», «soupirant» ou «prétendant agréé».
- «amour» qui pouvait être féminin (vers 462).
- «appareil» (vers 1639) : «ensemble déléments préparés pour obtenir un résultat».
- «ardente» (vers 1337) : «brûlante», «en flammes».
- «arrêt de mon courroux» (vers 1407) : «décision que ma inspirée ma colère».
- «cependant» (vers 570, 1214) : «pendant ce temps» (sens étymologique).
- «charme» (vers 31, 254, 673) : «sortilège», «enchantement magique».
- «cur» (vers 298, 787, 1239, 1411) : «courage».
- «conduite» (vers 1253) : «direction» (sens étymologique).
- «content» (vers 1620) : «contenant tout ce quil peut contenir».
- «coup» (vers 801, 836) : «action mauvaise, ou tout au moins action hardie».
- «courage» (vers 1497) : «cur».
- «couronner» (vers 1165) : «mettre le comble à».
- «démons» (vers 1636) : «divinités», «esprits», «génies».
- «déplaisir» (vers 81) : «désespoir», «tristesse profonde», «angoisse».
- «devant que» (vers 1429) : «avant que» ; cétait déjà presque un archaïsme à lépoque de Racine.
- «détester» (vers 754) : «vouer aux puissances infernales».
- «diadème» (vers 1137) : «bandeau royal», «couronne royale».
- «dissiper» (vers 1410) : «se dissiper» ; au XVIIe siècle, lemploi absolu se substituait souvent à lemploi pronominal là où il serait de règle aujourdhui.
- «échauffer» (vers 1002) : «stimuler».
- «éclater» (vers 1115) : «se couvrir déclat», «briller», «se signaler».
- «égaré» (vers 1606) : «qui a quasiment perdu la raison».
- «embrasser» (vers 1633) : «prendre dans ses bras» (sens étymologique).
- «encore un coup» (vers 1158, 1418) : «encore une fois» ; lexpression nétait pas familière au XVIIe siècle.
- «en effet» (vers 1150, 1355) : «réellement», «véritablement».
- «ennui» (vers 44, 256, 376, 524, 835, 1139, 1403) : «violent chagrin» (du latin «in odium» : «qui entraîne dans la haine»).
- «entendre» (vers 537, 702) : «comprendre».
- «environner» (vers 1593) : «encercler».
- «éperdu» (vers 729) : «qui est profondément troublé par la crainte ou par une passion quelconque.»
- «étudiée» (vers 1398) : «feint», «simulé».
- «évènement» (vers 1487) : «issue», «succès de quelque chose».
- «fable» (vers 770) : «sujet de moquerie».
- «fer» (vers 1034) : «épée».
- «fers» (vers 32, 1351) : «chaînes auxquelles étaient attachés les prisonniers» ;
- «flatter» (vers 658, 737, 871) : «tromper», «faire illusion», «faire plaisir», «remplir de satisfaction».
- «foi» (vers 437, 819, 1023, 1043, 1075, 1282, 1381, 1507) : «fidélité», «assurance donnée dêtre fidèle à sa parole».
- «fortune» (vers 2, 829) : «sort», «destinée», «fatalité», «tout ce qui peut arriver de bien ou de mal à un être humain» (sens latin).
- «fureur» (vers 488, 709) : «folie» (sens étymologique).
- «furie» (vers 1537) : à la fois «acharnement inhumain» et «geste de folie».
- «garder» (vers 801) : «prendre garde que».
- «gêner» (vers 343, 1347) : «torturer» ; cétait déjà un archaïsme à lépoque de Racine.
- «gloire» (vers 413, 631, 634, 822) : «réputation», «honneur».
- «se hasarder» (vers 1062) : «se mettre en péril».
- «heureux» (vers 1502) : «favorisé par le sort».
- «horreur» (vers 1627) : «effroi presque physiologique» (sens étymologique).
- «hymen» (vers 80, 124, 667, 755, 806, 837, 965, 1025, 1109, 1241, 1371, 1433, 1487, 1504) ou «hyménée» (vers 1426) : «mariage».
- «innocence» (vers 1346) : «état de quelquun qui ne nuit pas» (sens étymologique).
- «sintéresser pour quelquun» (vers 1404) : «prendre parti pour lui».
- «ménager» (vers 1646) : «mettre à profit».
- «modeste» (vers 1121) : «qui a de la modération».
- «objet» (vers 1609) : «ce qui se présente à la vue», «spectacle».
- «opprimer» (vers 1209) : «tuer».
- «parricide» (vers 1534, 1574) : «meurtre d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une soeur, d'un enfant, d'un ami, d'un roi.»
- «passer» (vers 1613) : «dépasser».
- «perdre» (vers 1201) : «tuer».
- «perdre le sentiment» (vers 1645) : «sévanouir», «perdre connaissance».
- «presse» (vers 1521) : «foule».
- «prétendre» (vers 1024) : «aspirer à» - (vers 1481) : «réclamer».
- «prévenir» (vers 1061) : «prémunir contre» - (vers 1201) : «agir avant».
- «prononcer» (vers 886) : «décider».
- «protester» (vers 708) : «promettre solennellement».
- «rangé» (vers 1109) : «soumis», «assujetti».
- «rendre justice» (vers 1485) : «faire justice».
- «retardement» (vers 1171) : «retard».
- «sans dessein» (vers 1396) : «sans but», «sans intention précise», «maladroite».
- «sans doute» (vers 818, 856) : «sans aucun doute».
- «séduire» (vers 783) : «détourner du droit chemin» (sens étymologique).
- «soin» (vers 195, 501, 767, 1252, 1457) : «souci grave», «effort quon fait pour obtenir ou éviter quelque chose».
- «succès» (vers 647, 765) : «résultat, favorable ou défavorable» (sens latin de «successus»).
- «trahir» (vers 1526) : «en parlant des choses, ne pas seconder, rendre vain, décevoir.»
- «transport» (vers 300, 719, 850, 1055, 1394, 1457, 1505) : «mouvement violent de lâme».
Le lexique est limité (moins de deux mille mots). Il est même le moins original et le plus réduit de toutes les tragédies de Racine, sauf Alexandre, surtout pour les substantifs, les adjectifs et les adverbes de manière. Cette limitation volontaire du champ sémantique est notamment due au fait que seule I'analyse des passions et des réactions affectives est développée. Le dramaturge exprima I'amour avec les mots de tout le monde, dans les formules les plus simples, d'où le reproche de fadeur qui fut adressé à des vers jugés trop doucereux. Il donna à Oreste et à Pyrrhus la langue des romans galants, des pastorales, des madrigaux écrits par les précieux, car, même sil tenta de résister à ce goût, il était soumis à cette mode qui voulait que les amants nabordent un «bel objet» quen tressant les plus ingénieuses guirlandes des plus belles fleurs de la rhétorique amoureuse.
On peut relever ces mots de la langue des précieux quon trouve dans la pièce :
- «armes» (vers 949) : «moyens dune séduction considérée comme une agression» ; il est question des «armes des yeux» (vers 534), d«yeux, à la fin désarmés» (vers 1151), les yeux étant censés, comme larc de Cupidon, de lancer des traits, des flèches, qui blessent les curs.
- «chaînes» (vers 44, 961) : «liens», «engagements».
- «conquête» (vers 1434) : «séduction».
- «cruautés» (vers 292) : «marques d'indifférence à l'égard d'une personne qui aime».
- «cruel» (vers 1356), «cruelle» (vers 141) : «personne qui ne répond pas aux avances de celle ou celui qui laime» ; Péguy considéra que ce mot est, dans la tragédie de Racine, «un véritable mot conducteur».
- «esclave» (vers 29) : «soumis aux exigences de lamour».
- «fers» (vers 32, 1351) : «chaînes imposées à un prisonnier de lamour».
- «feu» : «passion amoureuse» (vers 85, 95, 108, 251, 320, 348, 468, 553, 574, 576).
- «flamme» : «passion amoureuse» (vers 40, 629, 811, 865, 918, 1017).
- «inhumaine» : «femme insensible à lamour» (vers 26, 109, 762).
- «objet» : «femme aimée» (vers 595).
- «servir» (vers 1145) : «être au service de la femme aimée».
Il faut remarquer la préciosité du vers 568 («Venez dans tous les curs faire parler vos yeux.») où il y a un véritable jeu de mots, une pointe.
Le vocabulaire politique, institutionnel et guerrier, le vocabulaire moral et religieux, la couleur locale sont, dans Andromaque, bien plus réduits que dans les pièces qui suivirent.
En revanche, les mots fonctionnels sont sensiblement plus nombreux qu'ailleurs, ce qui s'explique (surtout pour les intensifs et pour les pronoms et adjectifs personnels, possessifs et démonstratifs) par l'intensité des passions, et la vivacité des relations entre les interlocuteurs.
On remarque la fréquence des mots «mépris», «mépriser», «dédaigner», qui, deux fois et demie plus élevée dans les quatre premières tragédies que dans les sept suivantes, culmine ici : 21 emplois contre une moyenne de 5,2 ailleurs. Et, Oreste, Hermione et Pyrrhus adressant leur hargne au traître qui refuse de les reconnaître, les mots «ingrat», «infidèle» et «parjure» apparaissent ici 38 fois contre une moyenne de 13,2 ailleurs.
Il faut signaler le jeu des noms propres à contenu dramatique ou psychologique, opposés ou accouplés : «Grèce» - «Troie» - «Achille» - «Hector», etc., qui se manifeste en particulier dans les vers 662-663 : «Elle est veuve dHector, et je suis fils dAchille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.»
Racine donna à chacun de ses personnages le langage qui lui convient : Pylade parle tantôt en ambassadeur, tantôt en ami fidèle ; Pyrrhus en amoureux plus souvent qu'en roi ; Oreste en victime désignée par une fatalité dont I'amour n'est qu'une des multiples formes ; Hermione en princesse impérieuse et passionnée ; Andromaque en veuve et en mère affligée.
La syntaxe
On remarque des usages propres à la langue du XVIIe siècle :
- Des constructions latines subsistaient : «tant de tourments soufferts» (vers 31) - «se sont bien exercés» (vers 315) - «mon sang prodigué» (vers 494) - «le prix dun tyran opprimé» (vers 1191).
- Laccord du participe employé comme verbe était admis : «leurs vaisseaux brûlants» (vers 842) - «la veuve dHector pleurante» (vers 860) - «palais brûlants» (vers 1000) - «Pleurante après son char» (vers 1329) - «expirante à sa vue» (vers 1334).
- Un verbe pouvait avoir deux compléments de nature différente.
- «Lil quil me voit» (vers 463) pour «avec lequel il me voit» était une tournure habituelle au XVIIe siècle.
- On construisait avec la préposition «de» des verbes construits aujourdhui avec la préposition «à» : «forcer de» (vers 443, 535) - «consentir de» (vers 1344) - «se résoudre de» (vers 1584), ou avec lla préposition «par» : «être combattu de» (vers 1463).
- Le pronom personnel complément était placé devant le verbe : «Il la viendra presser» (vers 128) - «on les veut brouiller» (vers 139) - «et lui montrez» (vers 135) - «je lallais quitter» (vers 812) - «il vous faudrait peut-être / Prodiguer» (vers 1325).
- On trouve «maître de soi» (vers 1323), alors que nous dirions aujourdhui : «maître de lui».
- Une construction avec lauxiliaire «être» fut relevée par Littré chez Racine seulement : «Quelque Troyen vous est-il échappé?» (vers 268).
- Sont fréquentes les anacoluthes, ruptures dans la construction dune phrase, que la langue daujourdhui ne se permet plus :
- «Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime?» (vers 301-302) ;
- «par ce conseil prudent et rigoureux, / Cest acheter la paix» (vers 615-616) ;
- «et, toujours plus farouche, / Cent fois le nom dHector» (vers 649-650) ;
- Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire.» (vers 853-854) ;
- «en lui laissant mon fils, cest lestimer assez.» (vers 1112) ;
- «Rechercher une Grecque, amant dune Troyenne» (vers 1318) : «alors que vous êtes lamant».
- «Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?» (vers 1365), «si tu avais été fidèle», la beauté de cette ellipse ou anacoluthe ayant été souvent, à juste titre, soulignée ; cette forme ramassée exprime mieux que ne leût fait une longue phrase. et dune manière beaucoup plus pathétique la douloureuse nostalgie que ressent Hermione.
- «sans changer de face / Il semblait que ma vue excitât son audace» (vers 1501-1502) : «sans quil change de face».
- «Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? À quel titre?
Qui te l'a dit?» (vers 1542-1543)
Ces vers où frémit la colère dHermione furent commentés par Proust, qui montra que le charme qu'on a l'habitude de leur trouver vient précisément de ce que le lien habituel de la syntaxe est volontairement rompu. «À quel titre?» se rapporte, non pas à «Qu'a-t-il fait?» qui le précède immédiatement, mais à «Pourquoi l'assassiner?» Et «Qui te l'a dit?» se rapporte aussi à «assassiner». On peut, se rappelant un autre vers : «Qui vous l'a dit, Seigneur, qu'il me méprise?» (vers 550) supposer que «Qui te l'a dit?» est pour «Qui te l'a dit, de l'assassiner?». Ces zigzags de l'expression ne manquent pas d'obscurcir un peu le sens, et une grande actrice se montra plus soucieuse de la clarté du discours que de l'exactitude de la prosodie en disant carrément : «Pourquoi l'assassiner? À quel titre? Qu'a-t-il fait?».
Si le texte présente ces anacoluthes, dune façon générale, les phrases que Racine mit dans la bouche des Grecs du temps d'Homère paraissent simples, voire banales. Elles sont toujours, pour ses auditeurs, vraisemblables. Cette simplicité qui, dans un autre contexte, paraîtrait sinon artificielle, au moins apprêtée, se dégage d'une structure de discours si richement tramée que le contraste fait briller de leur pure lumière ou de leur cruel éclat ces moments choisis.
Le dramaturge rejeta toute rhétorique, ayant compris que des périodes oratoires, des effets déloquence, détonneraient dans la bouche de ses héros, et pourraient même devenir ridicules.
Les styles
On trouve assez fréquemment chez Racine, qui répugna à I'enflure dont Corneille ne fut pas toujours exempt,
des tournures familières : «Que veux-tu?» (vers 771) ;
la brutalité en à-plat du style coupé (vers 1495, 1525, 1543, 1561-1563) ;
des stichomythies (successions de courtes répliques, de longueur à peu près égale, n'excédant pas un vers, produisant un effet de rapidité, donnant du rythme au dialogue, chaque réplique étant comme une «botte» portée par un duelliste, et une parade de ladversaire) : vers 237-238, 1038-1039, 1043, 1047 ;
la nudité presque prosaïque de I'amertume ou de la violence (vers 538, 1157).
Mais cela jamais ne manque de dignité, et explique en partie le parfait naturel de son théâtre.
Et Racine sut aussi ménager :
- Des répétitions significatives :
- «Dois-je les oublier [
] Dois-je oublier [
] Dois-je oublier» (vers 992, 993, 995) ;
- «Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle...» (vers 997-998) ;
- «Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.» (vers 1003-1004) ;
- «Figure-toi [
] Peins-toi» (vers 999, 1005) ;
- «Voilà comme Pyrrhus vint soffrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà lépoux que tu me veux donner.» (vers 1006-1008) ;
- «Mener en conquérant sa nouvelle conquête» (vers 1434) ;
- «Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé?
Tiens ! tiens ! Voilà le coup que je t'ai réservé.
Elle vient l'arracher au coup qui le menace?» (vers 1631-1632, 1634).
- Des gradations : - «La fléchir, lenlever, ou mourir à ses yeux» (vers 100) ;
- «père, sceptre, alliés [
] il met tout à vos pieds» (vers 1055) ;
- «À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi» (vers 1096) ;
- «mon sang, ma haine et mon amour» (vers 1124) ;
- «Vous ne donnez quun jour, quune heure, quun moment» (vers 1208) ;
- «Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous» (vers 1224) ;
- «Va, cours. Mais crains encor dy trouver Hermione» (vers 1386) ;
- «parricide, assassin, sacrilège» (vers 1574).
- Des antithèses : - «fils dHector» et «maître» (vers 272) ;
- «Vous, pour porter des fers ; elle pour en donner.» (vers 348) ;
- «mort» et «immortel» (vers 360) ;
- «De mon sang prodigué sont devenus avares» (vers 494) ;
- «je mets sur son front, / Au lieu de ma couronne, un éternel affront» (vers 943-944) ;
- «il faut ou périr ou régner» (vers 968) ;
- «Je meurs si je vous perds ; mais je meurs si j'attends» (vers 972) ;
- «soumis ou furieux» (vers 975) ;
- «Vous couronner [...] ou le perdre à vos yeux» (vers 976) ;
- «serments»-«parjures», «fuite»-«retour», «respects»-«injures» (vers 1153-1154) ;
- «Soyons ses ennemis, et non ses assassins» (vers 1180) ;
- «Est-il juste, après tout, quun conquérant sabaisse / Sous la servile loi de garder sa promesse?» (vers 1313-1314) ;
- «Rechercher une Grecque, amant dune Troyenne» (vers 1318) ;
- «Ta haine a pris plaisir à former ma misère» (vers 1617).
- Des hypallages : «triste amitié» (vers 16) - «yeux infortunés» (vers 303-304) - «bouche cruelle» (vers 1366).
- Des alliances de mots : «cruel secours» (vers 19) - «Jai mendié la mort» (vers 491) - «Répand sur mes discours le venin qui la tue» (vers 578) - «heureuse cruauté» (vers 643) - «ses mânes en rougissent» (vers 986) - «échauffant le carnage» (vers 1002) - «innocent stratagème» (vers 1097).
- Une litote : «amitié» (vers 903), mot qui traduit la délicatesse et lémotion dAndromaque.
- Des hyperboles : «cent fois» (vers 391, 650, 841, 1550).
- Des métaphores :
- «Tous mes pas vers vous sont autant de parjures» (vers 486) : limage manque de cohérence, mais a une élégante hardiesse ;
- «Il pense voir en pleurs dissiper cet orage» (vers 1410) : l«orage» produirait le liquide des «pleurs».
- Des personnifications : celle de Troie au vers 148 ; celle de l«Amour» (vers 439, 604) personnification mythologique de lamour.
Lapparent prosaïsme du texte est rehaussé par la beauté et la fluidité du texte, qui est empreint de cette insinuante ambiguïté qui est l'un des charmes de la pièce. Nous sommes loin d'un banal réalisme, car le dramaturge fit des exploits avec les moyens les plus ordinaires en apparence.
Les vers de la pièce les plus célèbres le sont parce qu'ils présentent quelque audace familière de langage jetée comme un pont hardi entre deux rives de douceur. On peut souligner ceux-ci :
- Le vers 44, «Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis», qui est remarquable par sa grande beauté, son pouvoir dévocation.
- Les vers 301-302, qui montrent une Andromaque coquette, alors même qu'elle repousse Pyrrhus :
«Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime?»
- Les vers 319-320 qui, pourtant tributaires de la mode galante, donnent à la déploration de Pyrrhus une grande force de suggestion : «Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai».
- Les vers 851-854, où Hermione fait à Cléone un vibrant tableau de son aimé :
«Sais-tu quel est Pyrrhus? T'es-tu fait raconter
Le nombre des exploits... Mais qui les peut compter?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire.»
- Les vers 1356-1386, où Hermione apostrophe Pyrrhus.
- Les vers 1473-1492, où Hermione manifeste avec véhémence son mépris pour Oreste.
- Les vers 1542-1543, qui font frémir leffervescente colère dHermione.
- Le vers 1624, «Réunissons trois curs qui n'ont pu s'accorder:», cause le plaisir de la belle rencontre dexpressions dont la simplicité presque commune donne au sens une douce plénitude, de belles couleurs.
La scène (V, 5) où Oreste crie son désespoir et sombre dans la folie montre à quel degré dimpétuosité put atteindre la poésie tragique de Racine. Comme beaucoup dauteurs avaient, avant lui, fait la peinture de la folie, il rendit celle dOreste avec une couleur antique, mais aussi avec une précision clinicienne quon trouve même dans les détails de lhallucination :
«Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne?» (vers 1625).
«Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?» (vers 1682).
Par ailleurs, Racine donna à son texte toute une profondeur de champ historique à travers de de simples périphrases («fils d'Achille», «fils d'Agamemnon», «fille d'Hélène», «veuve d'Hector», «ta Troyenne»...) ou de véritables tableaux, de remarquables hypotyposes (descriptions réalistes, animées et frappantes de la scène dont on veut donner une représentation imagée et comme vécue à l'instant de son expression), comme lévocation de la nuit de carnage subie par Troie (vers 992-1008), le souvenir des dernières paroles dHector (vers 1018-1026). Il élabora aussi un réseau de métaphores où il usa des registres du feu et de la flamme, de la nuit, du corps humain (les yeux, les bras, le coeur, le sang), combinant ces constantes de son style tragique. Dans I'obscurité qui enveloppe la raison d'Oreste, Hermione est métamorphosée en «fille denfer» (vers 1637).
On trouve aussi une rhétorique, naguère monotone, qui se diversifia selon les moments et les personnages. On constate une grandiloquence :
- affectée dans la rencontre entre le roi et I'ambassadeur,
- pathétique dans les souvenirs d'Andromaque,
- cinglante chez Hermione,
- insinuante ou dédaigneusement supérieure chez Pyrrhus,
- déplacée, poussée à I'excès et parfois au ridicule chez Oreste dans ses déclarations enflammées à Hermione (vers 481-504 et vers 1153-1154).
Comme les personnages développent souvent des stratégies flatteuses, une ambivalente et parfois frémissante duplicité est introduite dans l'énonciation par la galanterie, lironie, linsinuation ou la dissimulation.
Mais, dans I'esthétique tempérée de Racine, ces élans sont équilibrés par une recherche paradoxale de la clarté la plus limpide.
Le vers
Si le lexique est réduit, il est brillamment utilisé (parfois un peu trop) pour de beaux effets poétiques, obtenus par :
- Les licences poétiques : les orthographes, telles que «doi» aux vers 688 et 1095, que «voi» aux vers 803, 1271 et 1375, qu«encor» aux vers 948, 1368 et 1386, que «craître» au vers 1069.
- Les inversions qui permettent de placer tel mot à la rime :
- «Des périls les plus grands puissent être troublés» (vers 96)
- «Le sort vous y voulut lune et lautre amener.» (vers 347)
- «de sa gloire éblouie» (vers 469)
- «De quelque part sur moi que je tourne les yeux» (vers 775)
- «de mon fils lamour est assez fort» (vers 1039)
- «De mes lâches bontés mon courage est confus» (vers 1239).
On peut signaler aussi, au vers 679, le rejet à la fin du vers du mot «humiliés» qui lui donne une signification très riche.
- Le jeu avec les césures et les enjambements : ;
- aux vers 390-391, leffacement de la césure au premier vers lallonge, et lenjambement le rend interminable ;
- aux vers 851-854, la poésie de Racine perd un moment son ordonnance architecturale, montrant un «beau désordre» (enjambement, phase interrompue, coupes hardies) qui traduit un enthousiasme débordant ;
- au vers 982, «Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle», la coupe 4 / 8 met bien en valeur les mots «vertu» et «criminelle» ;
- au vers 1072, la césure est doublement suspensive : le verbe «voir», qui était faible dans la bouche de Céphise, prend ici une valeur mystérieuse ;
- le vers 1281 est fortement coupé, et lenjambement avec le vers 1282 met en
relief le caractère dramatique de laveu.
- au vers 1368, «Ingrat, je doute encor si je ne taime pas», la coupe classique est
rompue ; ce que souhaite exprimer Hermione est mis en relief au début : «ingrat» ; alors que la mélancolie quelle voudrait cacher est musicalement traduite par les muettes finales qui font leffet de points dorgue : «doute», «encor».
- au vers 1544, on note le halètement que créent les coupes : 2 -2 - 2 - 3 - 3.
- Les anaphores : vers 987-991, 992-995, 1381, 1382, 1386.
- Les allitérations : «mendié la mort» (vers 491) - «cours. Mais crains encor dy trouver Hermione.» (vers 1386) - «Le perfide triomphe et se rit de ma rage» (vers 1409) - «Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?» (vers 1638).
- Les assonances : au vers 822, la multiplication des syllabes longues («oi», «ou», «on», «ou», «ai») donne I'illusion d'une mélancolie.
À la majesté des alexandrins, au raffinement des musiques qui assortissent leurs accords, à l'harmonie phonétique souvent remarquable, sallie l'élégante simplicité d'une énonciation qui paraît généralement spontanée.
L'esthétique dAndromaque est I'une des plus agréables des pièces de Racine, avec celles de Bérénice, d'Iphigénie et de Phèdre.
Intérêt documentaire
Andromaque est une évocation de la Grèce au lendemain de la guerre de Troie, mais aussi du monde aristocratique du XVIIe siècle.
Est rappelée la prestigieuse guerre de Troie (vers 229-230, 283-287, 330-332, 1158-1162), et sont mis en scène les fils et les filles des grandes figures légendaires qui sy sont illustrées : Andromaque est la veuve dHector, fils de Priam, roi de Troie ; Pyrrhus est le fils dAchille, le grand héros des Grecs ; Hermione est la fille de Ménélas, roi de Sparte, et dHélène pour qui fut déclenchée la guerre ; Oreste est le fils dAgamemnon, roi de Mycènes, chef des Grecs. Tous les quatre, brisés par le passé, tentent de survivre dans un monde encore sous le choc de la fureur des pères, Andromaque représentant le ressentiment dun peuple vaincu envers son vainqueur oppresseur. Astyanax, seul descendant dHector, pourrait venger un jour son père mort, et sa cité détruite (Racine sexcusa davoir prolongé sa vie, pas tant pour le public que pour les doctes dont il craignait les critiques). Pyrrhus, tombé amoureux de sa captive, ne recule pas, en refusant daccéder à la demande de lambassadeur de la Grèce entière, qui a les yeux tournés vers lui, devant le risque dun conflit. Les trois Grecs, hantés par le souvenir prestigieux de la guerre de Troie, dont la pièce donne pourtant une image effroyable, démythifiante, sont animés d'élans héroïques, de nostalgies idéalistes.
À la Grèce, qui envoie Oreste en ambassade, est opposée lÉpire, région périphérique qui, dans l'Antiquité, selon Thucydide, passait pour peuplée de barbares. Dailleurs, l'Odyssée y plaça l'oracle des morts, au-delà du monde des vivants, dans la vallée de l'Achéron, dont le nom correspond à celui du fleuve des Enfers. Et Hermione, qui annonce : «Je demeure en Épire. / Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire / À toute ma famille» (vers 1561-1564), manifeste son mépris à légard de Pyrrhus en disant lavoir cherché «au fond de [ses] provinces» (vers 1363).
Le monde montré devrait être primitif, mais il ne létait déjà plus chez Homère dont Racine, qui avait été sensible à son charme, garda en effet quelques détails familiers, comme dans la dernière rencontre d'Andromaque et d'Hector (vers 1020-1026) où il souligna une simplicité qui mêle le sourire, les larmes et le silence ; où il voulut ressusciter des âmes proches encore de cette nature où la férocité et la générosité s'alliaient dans une grandeur sans artifice. Dans sa Première préface, il prétendit que ces «personnages sont si fameux dans lantiquité, que pour peu quon les connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés. Aussi n'ai-je pas pensé qu'il ne fût permis de rien changer à leurs murs. Toute la liberté que jai prise, ça été dadoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans sa Troade [le véritable titre est Troades, Les Troyennes], et Virgile, dans le second de lÉnéide, ont poussée beaucoup plus loin que je nai cru le devoir faire.»
En fait, si les personnages demeurent à peu près conformes à leurs modèles antiques, Racine nayant, comme les autres auteurs du XVIIe siècle, pas plus de sens historique que les Anciens, ils ont en fait les murs, les usages, les modes, les mondanités raffinées et le langage des aristocrates français de la seconde moitié du XVIIe siècle, en particulier les mondains et les courtisans de Louis XIV, car Andromaque, comme toute grande oeuvre, reflète la société à qui elle fut offerte, et qui se plut à s'y découvrir.
Et latmosphère morale qui règne dans le palais royal de Buthrote appartient davantage à la civilisation chrétienne qu'à la civilisation hellénique. À l'époque homérique, aucun amant délaissé, surtout de souche royale comme Oreste, ne se fût humilié aux pieds dune femme infidèle ; aucun roi n'eût exprimé sa passion à son esclave en termes aussi brûlants que ceux dont use Pyrrhus. Au vers 454, Hermione reconnaît quelle na pas observé la règle de la discrétion, qui était essentielle pour la société galante du XVIIe siècle, tandis quaux vers 574-576 Oreste revendique sa transgression.
On a même pu dire que ces mendiants d'amour ont lu des romans précieux. Racine le nia dans sa première préface, mais avec ironie. En fait, une préciosité de bon ton était alors si naturelle qu'un auteur de tragédie eût choqué la vraisemblance s'il n'en avait pas doté ses personnages. Pour un spectateur de 1667, Pyrrhus et Oreste étaient conformes à la vérité humaine en parlant d'amour avec le vocabulaire et les tournures en usage à I'hôtel de Rambouillet. Ainsi, dans les romans précieux, Racine avait appris que Ia femme est souveraine, et que I'homme de bonne compagnie n'a été créé que pour mettre à ses pieds la part du monde dont il dispose. Aussi les intrigues amoureuses prennent-elles beaucoup de place. Mais, finalement, pour le roi dÉpire, les impératifs politiques, la raison dÉtat, passent avant les droits du cur, comme pour le roi de France.
Alors que le Pyrrhus d'Euripide, se conformant au droit du vainqueur, s'imposa purement et simplement à sa captive, celui de Racine appartenait à une société beaucoup plus polie, le dramaturge ayant reconnu, dans sa première préface à la pièce, quil avait adouci sa «férocité». Il appelle Andromaque «Madame», ce qui est évidemment un anachronisme ; mais il sexprime comme un contemprain de Racine en vertu de ce principe desthétique qui veut que la vérité doit être contrôlée et, quand il le faut, changée par la règle du respect des bienséances. Pourtant, on lui reprocha tout de même son chantage à l'égard d'Andromaque, car, au XVIIe siècle, on ne pouvait admettre quune reine captive soit une esclave comme les autres, dautant plus quune telle situation rappelait celle dHenriette dAngleterre (fille du roi Charles Ier d'Angleterre et d'Écosse et de la reine Henriette de France, qui, du fait de la guerre civile, avait dû, déguisée en paysanne, fuir le pays pour rejoindre les réfugiés anglais à la cour de Louis XIV, dont elle était la cousine germaine) à qui la pièce, dailleurs, était dédiée.
Hermione et Pyrrhus avaient été fiancés dans les mêmes conditions que I'avaient été Louis XIV et Marie-Thérèse.
Les rapports entre Oreste et Pyrrhus rappellent davantage les récits qu'on a pu lire d'ambassades au XVIIe siècle que les rencontres entre ces chefs de tribus qu'étaient les souverains de l'époque homérique. En évoquant cette rencontre, Racine se représenta sans doute Louis XIV dans une séance dapparat, échangeant des paroles avec un ambassadeur étranger.
Andromaque, qui conserve une intacte dignité de souveraine vaincue, mais non déchue, ne peut être confondue avec la concubine d'un chef de tribu épirote, ni même avec lhéroïne jadis chantée par Euripide et Virgile : elle est une princesse chrétienne, enfermée dans un château royal, entourée d'égards, et qui sait trop bien ce que masquent tant d'apparences de respect. On voit, par lhabileté diplomatique quelle déploie en III, 6, quelle est une de ces grandes dames du XVIIe siècle, quelle a été nécessairement mêlée à toutes sortes dintrigues, quelle sait donc ce que cest que de dire quelque chose sans le dire, de sengager sans sengager. Henriette dAngleterre, dans sa triste cour de Saint-Germain, a pu donner au dramaturge I'image de cette noblesse douloureuse, de ce veuvage d'une aristocrate exilée.
On a pu remarquer quau vers 585, Racine avait dabord écrit : «Au nom de Ménélas, allez lui faire entendre», puis avait corrigé en écrivant : «De la part de mon père», insistant ainsi sur lautorité paternelle pour bien rendre les murs du XVIIe siècle. On voit, en IV, 2, que sa condition de femme interdit à Hermione toute action personnelle parce quau XVIIe siècle, quel que fût leur courage personnel, les femmes devaient, par bienséance, faire appel aux hommes pour agir ; elles étaient dailleurs conscientes dêtre souvent le cerveau des opérations, telles les belles Frondeuses, et elles en revendiquaient la gloire. Vue sous cet aspect, Andromaque est donc une pièce dactualité.
Surtout, le temps que, dans sa grande période, Corneille avait peint, où pouvait sexalter linitiative de héros, était terminé. Dans la réalité du temps de Racine, les citoyens étaient assujettis au pouvoir absolu, et les consciences à un moralisme religieux. Et, dans la pièce, les protagonistes, comme les courtisans de Louis XIV, sils sont des enfants de rois, de reines, de héros (on répète : «le fils d'Achille», «le fils dAgamemnon», «la fille d'Hélène»), sont travaillés par I'angoisse de leur impuissance en comparaison de leurs glorieux parents.
Dans l'Andromaque de Racine, il y a la Grèce classique d'Homère, dEuripide, de Virgile, mais aussi le XVIIe siècle et Versailles.
Intérêt psychologique
Racine situait tout le drame dAndromaque à lintérieur des âmes. À la vérité selon les règles d'Aristote, à la vérité selon I'Histoire ou la légende, à Ia vérité selon les habitudes mondaines, il préféra la vérité profonde de Ia passion qui mène les êtres humains depuis des temps immémoriaux, et dont il savait jusqu'où elle peut conduire les gens que l'éducation a le mieux préservés.
Dans cette pièce, il introduisit un amour violent et meurtrier, une psychologie de lamour qui étaient opposés à la théorie de lamour courtois qui revivait dans les tragédies et les romans du temps. Il le signala dans sa préface en parlant de Pyrrhus : «Javoue quil nest pas assez résigné à la volonté dune maîtresse et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que faire? Pyrrhus navait pas lu nos romans.»
De fait, trois des personnages principaux de la pièce, vivant les souffrances de lamour non partagé, nont dans leurs têtes que cette passion qui est un désir jaloux, avide, sattachant à lêtre aimé comme à une proie, passion où il nest plus question de pouvoir, de dignité, de rang social, et qui se transforme en une agressivité violente à son égard sitôt quil fait mine de se dérober, léquivalence de lamour et de la haine étant au centre de la psychologie racinienne de lamour. Même sils sont lucides, ils sont sans confiance en eux-mêmes, ne possèdent qu«une vertu capable de faiblesse»,.
On peut examiner successivement ces trois personnages, pour les opposer à Andromaque.
Oreste
Il se croit la victime désignée par une fatalité, car, fils dAgamemnon, il appartient à la race maudite des Atrides. Plongé d'emblée dans le tragique, il conseille à son ami, Pylade :
- «Évite un malheureux, abandonne un coupable» (vers 782)
- «Excuse un malheureux qui perd tout ce quil aime,
Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.» (vers 797-798).
Hermione lui reproche de lui avoir apporté «le malheur qui [le] suit» (vers 1556). Il se plaint :
«Mon malheur passe mon espérance :
Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance [
]
Ta haine a pris plaisir à former ma misère» (vers 1617).
Enseveli dans la «mélancolie» (vers 17), figurant parmi les grands désespérés romantiques, il a le sentiment dêtre condamné à souffrir, se sait vaincu d'avance :
«Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne.» (vers 97-98).
Ce destin, c'est son fol amour pour Hermione quil poursuit sans succès, amour pour la femme que lui enlevait Pyrrhus qui est devenu une «fureur» plus forte que sa volonté (vers 47-48), une exigence absolue («j'aime», vers 99), un entraînement irrésistible, et un «aveuglement funeste» (vers 481-484). Le contraire même dun héros cornélien, il avoue être «las découter la raison» (vers 712). Il subit l'aliénation tragique, qui consiste à être travaillé par un manque essentiel, à être emporté par Ie désir de le combler, et à être conscient de l'impossibilité d'y parvenir, parce que celle qui pourrait le sauver de lui-même le rejette dans son insuffisance, dans sa déchéance, le nie dans son être, ne fait de lui quun instrument dont elle se sert au gré de ses intérêts. Le tragique pour lui est d'être conscient de cette manipulation (vers 756-770), et de ne pouvoir toutefois sempêcher de sy prêter.
Il na quun objectif : enlever Hermione, de gré ou de force. Cest pour satisfaire ce besoin égoïste quil a revêtu l'avantageuse livrée de I'ambassadeur et du justicier, venant, au nom de tous les Grecs, remettre dans le droit chemin «le fils d'Achille et le vainqueur de Troie» (vers 146), traître à sa patrie, à ses devoirs, à ses serments, amener en Grèce Astyanax pour éteindre les derniers feux de la guerre de Troie, dont il rappelle «les misères» (vers 1161), voulant «qu'on parle de nous ainsi que de nos pères» (vers 1162). D'où ce discours pompeux auquel Pyrrhus répond sur le même ton, chacun sachant, bien sûr, à quoi s'en tenir, comme le montre la passe finale (vers 239-246). Oreste, qui joue un double jeu, est heureux de léchec de sa mission officielle, du rejette de I'ultimatum par le roi dÉpire, la trahison de sa mission étant particulièrement nette aux vers 597-602.
Mais cet idéaliste larmoyant, qui croit qu'il suffit de se dévouer et de se plaindre pour être aimable, dont lamour est plus proche du rêve utopique que de I'ambition conquérante, séduit d'autant moins Hermione. Le discours chevaleresque et romanesque qu'il tient à sa «divine princesse» (vers 529) est désuet ; il ne rêve d'héroïsme qu'à contretemps (vers 1147-1163) ; son «funeste langage» (vers 505) et son attitude dolente de «loser» fataliste n'ont rien dinvitant. «Il veut toujours se plaindre et ne mériter rien», juge-t-elle (vers 1236), en se demandant si un jour il «saura se faire aimer» (vers 474). Il faut remarquer quen fait il renonce à la galanterie quand elle ne lui apporte pas le bénéfice escompté.
Il reste quaveuglé par ses sentiments, véritable jouet entre les mains de celle quil aime, il accepte dassassiner le prince qu'il était chargé de convaincre, tout en se plaignant de la malédiction qui le frappe mais qui ne sera plus imméritée :
«Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix, et poursuis linnocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.
Méritons leur courroux, justifions leur haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine.» (vers 777-778).
Après avoir commis son crime, il vient en chercher le salaire, la main dHermione. Mais cette dernière le chasse : «Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu mapportais, cruel, le malheur qui te suit.» (vers 1555-1556).
Il est alors en proie à une crise d'identité : «suis-je Oreste enfin?» (vers 1568). Bientôt, comme, faute de pouvoir échapper à son malheur, lultime solution (qui est encore une façon de le travestir en jouissance) est pour lui de lassumer avec frénésie, avec un masochisme qui permet d'éprouver le malheur comme une vocation, sinon une véritable joie, un triomphe de l'amour-propre introverti, lorsquil apprend la mort d'Hermione, il maudit le Ciel de linéluctable enchaînement qui la fait passer de la duplicité diplomatique à un projet denlèvement, à lassassinat dun rival trop heureux, à la malédiction de celle quil aime dont il cause indirectement le suicide :
«Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être au malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.» (vers 1613-1620).
Amoureux pathétique, exploité puis bafoué, résigné après tant dillusions et de défaites intérieures à laisser le champ libre à sa passion, recourant au masochisme pour transformer en jouissance son malheur irrémédiable, il sombre dans la folie (vers 1645) en nous laissant sur ces questions : est-il la victime dune fatalité désastreuse, ou subit-il le désastre de son fatalisme qui lui permet déchapper à la nécessité de la responsabilité?
Sil est dépourvu de volonté et dintelligence dans la conduite à tenir, sil fluctue d'illusion en déconvenue avec lattitude dolente et fataliste d'un illuminé qui voit des dieux et des signes partout, sil est grand parleur sinon hâbleur, sil illustre la funeste vanité des entreprises temporelles qui se retournent contre leur auteur, sil fut, dans le théâtre de Racine, lun des premiers exemples de cet abandon qui détend tous les liens de la conscience et de laction, il fait preuve de lucidité sur lui-même. Et il montre à la fin une humanité déchirante. On a dailleurs pu considérer que Racine témoigna, pour le personnage, d'une singulière pitié car navait-il pas son âge, à peine trente ans, nétait-il pas mélancolique comme lui?
Pyrrhus
Il est le héros tragique voulu par Aristote, ni tout à fait bon ni tout à fait méchant, guerrier brutal qui fut dune férocité épique, figure légendaire du prince cruel et instable, dont les décisions autoritaires s'inversent au gré de son humeur. Mais Racine en fit aussi un galant romanesque, un parfait «cavalier» du XVIIe siècle, faible et naïf comme un enfant quand la lutte se déploie sur le terrain du cur, incertain, coupable repentant et lucide sans pour autant corriger sa conduite.
Il a été séduit par «l'éclat victorieux» de la beauté de sa captive (vers 1291), par sa «fierté» (vers 455, 658-660, 914), parfois relevée de quelque «mépris» (vers 370 et 682). Cette dame majestueuse, cette reine prestigieuse, cette figure hautement morale qui incarne la fidélité malgré toutes les pressions, a suscité chez lui un amour d'ambitieuse admiration.
Dès son discours de lacte I, où il refuse à Oreste de la lui livrer, où il déguise sa trahison en généreux mouvement de clémence et d'humanité envers la veuve et I'orphelin, nous est révélée toute la complexité de son caractère : il est à la fois orgueilleux, ironiquement dédaigneux, oublieux de la parole quil a donnée à sa fiancée, Hermione, prêt à trahir ses devoirs de souverain par amour pour sa captive. Après lentrevue avec Oreste, il se retourne aussitôt vers elle pour monnayer son nouveau rôle de protecteur (vers 265-296). Ainsi, «le fils d'Achille et le vainqueur de Troie» (vers 146) pourrait lancer son pays dans une guerre contre les Grecs, ses alliés de la veille [I, 4]), relever les murailles de la ville vaincue, et y couronner le fils d'Hector (vers 332), risquer de ce fait la mort ou la destitution.
Sil se conduit en amoureux malheureux plus souvent qu'en roi, se plaignant même qu'Andromaque, sa victime, le torture («Ah ! que vous me gênez !» [vers 343]), il ne se montre généreux qu'aux moments où il croit pouvoir être aimé. Comme Oreste, il abandonne la galanterie quand elle ne lui apporte pas le bénéfice escompté, devenant au contraire méchant, son amour refusé se retournant en violence : il menace de livrer le fils d'Andromaque si elle ne consent pas à lépouser. Elle dépend longtemps de ses caprices, du chantage sadique quexerce sur elle ce prince cruel et instable, dont les décisions autoritaires s'inversent au gré de son humeur.
Comme il échoue auprès delle, il change dattitude à légard dOreste, lui déclare qu'il a réfléchi (vers 605-614), qu'il est redevenu sage, maître de lui, héroïque, admirable (vers 625-636). Il en arrive à le croire lui-même, tant il est ravi de retrouver un sens. En fait, il ne s'agit que d'un nouveau rôle, fort éphémère, pour éviter de perdre la face, et pour se venger dOreste avec éclat (II, 4), puis se pavaner aux yeux de Phoenix (II, 5).
De même, son attitude à l'égard d'Hermione n'est pas d'un honnête homme, puisque, après sêtre dérobé aux promesses qu'il lui a faites, avec cynisme, il ne décide de lépouser que pour se venger dAndromaque dont il rappelle la conduite à son égard (vers 644-656 et 658-663), et pour «l'arracher» à Oreste (vers 737-740). Cependant, ce nest pas à elle quil le dit, mais au rival que cette nouvelle désespère. Cest après I'avoir écrasé qu'il se sent redevenu Pyrrhus, fils dAchille. Quand, nouveau retournement, il veut (toujours, du moins en partie, pour saffirmer en s'opposant) épouser Andromaque, cest à Hermione qu'il va l'annoncer.
Plus loin, blessé dans son orgueil, il répond aux sarcasmes d'Hermione (vers 1309-1340) avec une ironie féroce (vers 1341-1355), lamour, quand il est violemment contrarié, devenant haine et cruauté. Enfin, il reste indifférent à ses supplications comme à ses menaces. Aussi le puissant roi est-il livré sans défense aux poignards dOreste et des Grecs animés par lamoureuse bafouée (vers 1495-1520).
Pyrrhus, qui est victime du passage dune époque héroïque à une époque moralisante, les exploits qui faisaient hier sa grandeur étant maintenant des crimes, non seulement selon sa victime (vers 992-1008) ou selon le ressentiment dHermione (vers 1333-1340), mais à ses propres yeux, est travaillé de «remords», condamne ce qu'il appelle maintenant des «excès de rage» (vers 197-213, 313-322 et 1341-1343). Héros en crise, sinon déchu, il cherche à être reconnu par l'être idéal quest Andromaque, à être sauvé de sa déchéance et consacré comme légal et le remplaçant dHector, cet intense besoin Ie conduisant à trahir son père, son passé, sa patrie, pour devenir le serviteur de sa captive, I'esclave de son esclave, au point de trouver «du plaisir à [s]e perdre pour elle» (vers 642).
Mais il ne peut se faire entendre qu'en torturant encore la veuve fidèle en qui lépoque moralisante trouve son parangon. Il se heurte non seulement à son refus mais à la loi ou du moins à ses propres engagements, que lui rappellent vigoureusement Hermione et les Grecs.
Et il a aussi une motivation plus immédiate : s'il veut épouser Andromaque, cest pour dominer cette femme dont le dédain le fouette (vers 644, 651-652, 658-662, 669-683), pour s'imposer à elle malgré elle et malgré cet Hector qu'elle ne cesse d'invoquer devant lui (vers 652-654 et 940-946), et pour se donner le plaisir de bafouer Hermione, de défier la Grèce entière. Voilà le moyen de prouver à tous, et peut-être à lui-même qu'il demeure vraiment un héros. C'est dans le défi qu'il retrouve sa plénitude. Le récit du mariage que fait Oreste en témoigne :
«Pyrrhus m'a reconnu, mais sans changer de face :
Il semblait que ma vue excitât son audace,
Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.» (vers 1501-1504).
Pour couronner cette démonstration d'héroïsme, Pyrrhus défie même les dieux (vers 1314-1316 et 1381-1385). C'est à leur face, devant leur autel qu'il proclame Astyanax «roi des Troyens» (vers 1512). Quelle plus belle fin, pour un héros déchu, que d'être assassiné au sommet d'un tel défi, au lieu d'être le lendemain, victime de la ruse d'Andromaque, ou tout au moins face à sa morne hostilité (vers 1439-1440)? Alors que le monde héroïque s'est écroulé, Pyrrhus a gardé le sens du beau geste aristocratique, réduit à être un défi suicidaire.
Au XVIIe siècle, on le jugea trop brutal ; pour le prince de Condé, il parut «trop violent et trop emporté». Comme le constata Sainte-Beuve : «On l'aurait voulu plus poli, plus galant, plus achevé.» Dans la première préface d'Andromaque (1668), Racine le défendit contre ceux qui lui reprochaient de n'être pas un Céladon, en rappelant ironiquement que le roi d'Épire «n'avait pas lu nos romans». À nos yeux, il paraît violent, grand parleur sinon hâbleur mais sincère.
Hermione
Elle est, elle aussi, victime dune malédiction héréditaire, puisquelle est, elle aussi, une Atride par son père, Ménélas, et quelle a pour mère Hélène, dont I'amour coupable pour Pâris a causé la guerre de Troie. Elle est, elle aussi, un personnage très complexe, plein de contradictions.
Dune part, faible jeune fille, et même enfant gâtée qui rejette ses responsabilités sur les autres (vers 470), et pousse loin la versatilité puérile, elle garde quelque chose de candide, montre une fraîcheur naïve, ne sait pas feindre. Être de passion, qui ne raisonne pas, se souvient, mais ne veut pas comprendre le présent, elle garde un fond de naïveté qui, à défaut de sympathie, lui vaut de la compassion. Passionnément spontanée, elle venait seulement d'apprendre tout I'intérêt d'un «silence» et d'un «mystère» (vers 457) que, toutefois, elle ne réussit pas à garder. Comme elle est touchante en II, 1, lorsqu'elle se confie à Cléone, implore son secours, évoque avec tendresse le souvenir des jours heureux où Pyrrhus répondait à son amour.
«Si I'ingrat rentrait dans son devoir !
Si la foi dans son cur retrouvait quelque place !
Sil venait à mes pieds me demander sa grâce !
Si sous mes lois, Amour, tu pouvais lengager,
Sil voulait
» (vers 436-440),
comme elle serait prête encore à I'accueillir encore ! Elle tente vainement de se persuader qu'elle le hait maintenant, et qu'elle peut aimer Oreste ! Quel enthousiasme juvénile et aveugle montre-t-elle en III, 3, lorsqu'elle croit avoir reconquis Pyrrhus :
«Sais-tu quel est Pyrrhus? T'es-tu fait raconter
Le nombre des exploits... Mais qui les peut compter?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire.» (vers 851-854).
Dautre part, elle est une princesse hautaine, orgueilleuse et impérieuse, et par là antipathique. Elle se glorifie de sa mère (vers 1477-1484). Elle eut pour Pyrrhus un amour qui nétait que lambition de conquérir le vainqueur de Troie, s'est éprise de lui parce qu'elle a été «de sa gloire éblouie» (vers 464-469). Insoumise qui a lincandescence et linstabilité de la flamme qui la dévore, elle peut sexprimer en héroïne cornélienne, déclarant : «Il y va de ma gloire» (vers 413), quand elle est blessée et terriblement en colère d'être délaissée par son fiancé, Pyrrhus, au profit d'Andromaque. Elle allègue sa «gloire offensée» (vers 1189) pour exiger dOreste la mort du roi. Or celui-ci, elle voulut, alors quelle était triomphante, le faire souffrir, se régaler de sa fureur impuissante et douloureuse (III, 2). Elle cherche à la provoquer ; il éclate en effet, la traite de «cruelle» (vers 825) ; mais il se contrôle aussitôt, et elle est bien déçue : elle «attendai[t]» mieux qu«un courroux si modeste » (vers 833). Cest, surtout, pour cette princesse grecque une atroce humiliation que de se voir préférer une rivale, dautant plus que celle-ci lui est inférieure par le rang, est même une captive troyenne, à légard de laquelle, en III, 4, alors quelle se croit toujours triomphante, elle se montre extrêmement cruelle. Son égocentrisme est tel quelle est incapable dempathie même pour un cur bafoué vivant un drame pareil au sien.
Comme, dans le jeu que jouent les personnages, il faut toujours cacher le dédain dont on est lobjet, ne jamais avouer ses torts ni ses motivations contestables, éluder les questions gênantes, contre-attaquer hardiment, se donner toujours le beau rôle, quand Oreste laccuse de trahison, Hermione prétend que c'est son «père» et «un devoir austère» qui lont «reléguée» chez Pyrrhus (vers 522-523, 582-584, 819-822, 881-882). Eile avoue ailleurs que c'est fort inexact (vers 406-408, 1357-1360), mais ce prétexte a l'avantage d'être à la fois très honorable et insolemment faux, cest-à-dire de fonctionner comme une provocation inattaquable, irritant doublement la rage impuissante de laccusateur.
En proie à un désir intense, elle est folle dune jalousie qui la rend impitoyable non seulement pour sa rivale mais pour lêtre aimé infidèle. Et cette jalousie exacerbée est, pour elle, un cruel supplice, dautant plus quelle est victime de sa lucidité, de son imagination et de son orgueil. Ainsi, dans son long monologue de V, 1, où elle scrute impitoyablement son cur, elle est experte à discerner toutes ses raisons de souffrir, toutes les nuances de ses douleurs.
Elle pense que, si Pyrrhus la délaisse, c'est non seulement, comme il le dit, parce que «d'un autre il l'éclat victorieux» I'a emporté sur «le pouvoir de [ses] yeux» (vers 1291-1292), mais parce quelle a commis I'erreur de lui montrer quelle était conquise. Elle comprend quil faut «contre un amant qui plaît» affecter de la «fierté», pour tenir son désir en haleine. Elle regrette :
«Hélas ! pour mon malheur, je lai trop écouté.
Je n'ai point du silence affecté le mystère.» (vers 456-457).
Elle essaie, mais trop tard, de rattraper cette erreur stratégique en affectant I'indifférence (vers 125-128).
Mais, si elle est capable de glaciale autorité, elle sabaisse aussi par amour, et perd toute dignité face à celui qui la méprise, dune façon non plus odieuse mais déchirante. Déjà, aux vers 427-432, elle a avoué sa faiblesse à Cléone. Plus loin, entre les reproches et les menaces, elle se laisse aller à supplier Pyrrhus : «Mais, Seigneur, sil le faut, si le Ciel en colère
Réserve à dautres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, jy consens. Mais du moins
Ne forcez pas mes yeux den être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Différez-le dun jour ; demain vous serez maître.» (vers 1369-1374).
Quand elle laura vainement imploré, comment pourra-t-elle le lui pardonner?
Ce qui est un des aspects de lironie tragique de Racine, cet amour égocentrique, expression de I'amour de soi, se retourne en haine et en cruauté quand il est repoussé. Elle sexclame : «Ah ! je I'ai trop aimé, pour ne le point haïr !» (vers 416). Elle apostrophe violemment Pyrrhus :
«Vous veniez de mon front observer la pâleur
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
Pleurante après son char vous voulez quon me voie ;
Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie.» (vers 1327-1330).
En IV, 2, quand elle est définitivement abandonnée, son silence inquiète Cléone, sa suivante, et, de fait, il est lourd de menaces. Dans son monologue de V, 1, elle décide :
«Qu'il périsse ! aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage.» (vers 1408-1409).
Son orgueil blessé et son attente trahie métamorphosent son amour en une haine démente, une fureur dont la victime semble bien être, par-delà les innocents broyés et le coupable visé, sa personne même que le dilemme de lamour et de la haine prive de raisons et de faculté de survivre.
Elle convoque Oreste, et le somme dassassiner Pyrrhus, le raffinement suprême consistant à faire souffrir ou à perdre lun par lautre lêtre aimé et la rivale. Elle veut faire souffrir autant quelle a souffert. Comme lautre hésite, elle se complaît dans lidée de frapper elle-même Pyrrhus (vers 1243). Elle y revient alors même quOreste sest résigné à obéir, et sabandonne à un véritable délire :
«Quel plaisir de venger moi-même mon injure,
De retirer mon bras teint du sang du parjure !» de sang (vers 1261-1262).
Si Pyrrhus doit périr de la main dOreste, quil sache du moins doù vient le coup :
«Ma vengeance est perdue
Sil ignore en mourant que cest moi qui le tue.» (vers 1265-1270).
Mais voici Pyrrhus ; tout est remis en question par sa seule présence :
«Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone,
Quil entreprenne rien sans revoir Hermione.» (vers 1273-1274).
Il a beau se montrer cynique, puis, en réponse aux sarcasmes de son amante, ironique et cruel, indifférent enfin à ses supplications comme à ses menaces, le cur dHermione demeure partagé. Doit-elle se rendre à lévidence ou espérer encore contre toute espérance? doit-elle frapper ou pardonner? Elle lignore jusquau bout, hésite jusquau dernier moment, en proie aux impulsions contradictoires de la passion, se sentant perdue :
«Où suis-je? Qu'ai-je fait? Que dois-je faire encore? [
]
Ah ! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais?» (vers 1393-1396),
ce cri révélateur la peignant tout entière, et annonçant également Roxane ou Phèdre.
De cette sorte dhypnose, lirréparable une fois accompli vient la tirer brutalement : Pyrrhus est mort comme elle la voulu. Alors, par une suprême illusion, elle est toute amour pour celui quelle a fait périr, et sa haine se retourne contre le malheureux Oreste quelle accable de ses reproches avec une féroce ironie sardonique : «Pourquoi lassassiner? Qua-t-il fait? À quel titre?
Qui te la dit?» (vers 1542-1543)
«Ah ! fallait-il en croire une amante insensée?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cur démentait ma bouche à tous moments?» (vers 1545-1548).
En fait, ses fureurs ne manquant pas de cohérence, elle ne ment pas : elle est une autre à présent, ne se reconnaît plus dans la femme qui a ordonné à Oreste lacte dont maintenant elle lui fait un crime.
Comme, faute de pouvoir échapper à son malheur, lultime solution (qui est encore une façon de le travestir en jouissance) est pour elle de lassumer avec frénésie (vers 1485-1492), elle va jusquà l'autodestruction, au suicide (vers 1604-1612).
Au XVIIe siècle, Hermione, jugée trop directe, choquait un peu. Mais sa jeunesse, sa passion et ses malheurs lui valaient quelque indulgence.
En 1883, Paul de Saint-Victor lui trouva «les nerfs, lexaltation limpétuosité déchaînée dune femme de Shakespeare.» (Les deux masques), tandis que, pour Jules Lemaître, en 1908, elle a «une certaine candeur violente de créature encore intacte, une hardiesse à tout dire qui sent la fiIle de roi et lenfant trop adulée, toute pleine à la fois d'illusions et d'orgueil ; elle est passionnée, mais n'est pas tendre, I'expérience amoureuse lui manquant. Et ainsi elle garde, au milieu de sa démence damour, son caractère de vierge, de grande fille hautaine et mal élevée absoute de son crime par son ingénuité quand même, et par son atroce souffrance.» (Racine).
Aujourdhui, on la trouve très moderne.
Oreste, Hermione, Pyrrhus aspirent à la reconnaissance, à la gloire, à lamour, au bonheur, mais sont le nud de tensions contradictoires.
Enfants diminués, ils rêvent de dominer et notamment de rejouer le rôle prestigieux de leurs père et mère. Pyrrhus et Oreste se révoltent contre un personnage qui les domine, contre un «Père» symbolique. Mais ils sont punis pour leur tentative «parricide» et «sacrilège» (vers 1534 et 1574).
En amour, ils font preuve du même aveuglement, étant trop enferrés dans leur passion respective pour être susceptibles de sintéresser à qui les aime. Ils ont beau savoir que leur sentiment nest point partagé, il est plus fort que la raison, et ils espèrent toujours. Épris d'un idéal inaccessible, ils ne cessent de découvrir une réalité différente de celle qu'ils attendaient, de se heurter à des rejets.
Alors que même leur moi est autre qu'ils ne le sentent, ce n'est que dans les moments les plus difficiles que cette crise d'identité atteint leur conscience, affleurant fréquemment dans leur hantise du dédain. Dès que possible, ils essaient de ne pas penser à la condition angoissante où ils sont tombés. Pour essayer dy échapper, ils élaborent des stratégies qui font
I'intrigue de la pièce. Tantôt, ils cherchent à remédier à leur insuffisance en se faisant aimer, en se faisant reconnaître par celui qui incarne la valeur à leurs yeux, en étant admirés en vrais héros ; tantôt à la compenser par des «divertissements», qui se révèlent vains, mais éminemment théâtraux. En effet, ils se mettent en scène, prennent des déguisements et des airs avantageux, se livrent à des coups d'éclat à la face des rivaux, pour masquer I'impuissance qui les frappe. Nous sommes invités à apprécier leurs stratégies d'un oeil complice ; et I'auteur lui-même, renforçant cette orientation, force leurs attitudes jusqu'à en faire parfois des personnages de comédie. Mais ces illusions compensatrices ne sauraient suffire, et, finalement, aucun ne pouvant se réaliser, l'avenir qu'ils ont choisi leur est refusé par le destin, et ils sont condamnés à la transgression meurtrière et suicidaire.
Finalement, on se rend compte que Racine nous montre moins des personnages trop sensibles, punis parce qu'ils n'arrivent pas à résister à I'assaut des passions, que des orgueilleux châtiés à cause de leur besoin insatiable d'admiration, de leur vision égoïste du monde. Ils manquent de grandeur dâme, de noblesse, sont des exemples quon na guère envie dimiter.
Soppose à eux Andromaque qui, Racine ayant introduit une hiérarchie entre ses personnages, est la seule figure vraiment valeureuse, parée de toutes les qualités, bien que, parmi les grandes figures de son théâtre, elle a le rôle le plus court (228 vers), ses temps de parole et de présence nétant que 14 et 21%, tandis quelle n'apparaît que dans sept scènes sur vingt-huit, et est absente des actes II et V. En effet, la proportion d'activité concrète des personnages est inverse de leur élévation dans la hiérarchie des valeurs : Oreste et Hermione dominent I'intrigue par leur temps de présence et de parole (25 et 48% pour Oreste, 24 et 44% pour Hermione), comme par leurs quatre rencontres, alors qu'Oreste et Pyrrhus ou Pyrrhus et Andromaque ne se rencontrent que deux fois, Pyrrhus et Hermione une seule fois.
Fille d'Éétion, roi de Cilicie (région de la Troade, voisine de Troie), qui, avec ses fils, avait été tué par Achille longtemps avant la prise de Troie, elle conserve, quoique captive, la majesté dune souveraine droite et sincère, dautant plus quelle fut aussi la bru du roi de Troie, Priam, lépouse dHector (qui a péri sous les coups dAchille, père de Pyrrhus) ; que, triste, elle est hantée par le souvenir des Troyens disparus.
Seul personnage dont lamour a été partagé, dont la force, son adhésion à elle-même, procèdent du fait quelle a été reconnue, aimée, unie avec bonheur à Hector. Et, jeune veuve fidèle et chaste, affligée et inconsolable, elle évoque avec tendresse son souvenir (III, 4 et 8), a recours à lui dans sa détresse : «Allons sur son tombeau consulter mon époux.» (vers 1048). Si, dans la pièce, dramatiquement, tout est enclenché par I'arrivée d'Oreste, moralement, tout dépend de la décision dAndromaque, ou plutôt d'Hector qui, maintenant, représente pour elle lattrait de la mort :
«Ma flamme par Hector fut jadis allumée,
Avec lui dans la tombe elle sest enfermée.» (vers 865-866).
Peu lui importe de mourir puisque ainsi elle le rejoindra (vers 1099).
Elle est en même temps une mère dévouée, vibrante daffection, suppliante et brisée, qui semble incarner lamour maternel. À Pyrrhus, qui lui demande galamment :
«Me cherchiez-vous, Madame?
Un espoir si charmant me serait-il permis?»,
elle rétorque avec dédain : «Je passais jusquaux lieux où lon garde mon fils.
Puisquune fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste, et dHector et de Troie.
Jallais, Seigneur, pleurer un moment avec lui ;
Je ne lai point encore embrassé daujourdhui.» (vers 258-263),
se permettant aussi une question ironique et même insolente :
«Et quelle est cette peur dont le cur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?» (vers 267-268).
Et elle peut asséner à Hermione : «Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusquoù va notre amour.» (vers 867-868).
Elle est prise dans un dilemme où elle doit choisir entre deux décisions dont chacune est conforme à un devoir différent, et qui mènent toutes les deux à une catastrophe. Autant amante que mère, elle est déchirée entre sa tendresse maternelle et sa tendresse conjugale, qui se confondent car, en Astyanax, elle chérit avant tout le souvenir d'Hector :
«Quoi? Céphise, j'irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et I'image d'Hector !» (vers 1015-1016).
Les oscillations de Pyrrhus la contraignent à une habile stratégie, ses paroles devant correspondre à celles de son partenaire, alors que l'enjeu est capital, la marge fort étroite. Mais elle est habile :
- aux vers 275-280, elle fait se succéder les prières et les piques ;
- en III, 5, elle nous prouve quelle sait user de diplomatie, sa supplique étant un subtil dosage dhabileté et de pathétique.
À certains moments, nayant pas du tout le souci de lui plaire, elle névite pas de le froisser, le bafoue, la vexation quelle lui fait subir causant dailleurs les vives péripéties de II, 4, de IIl, 1 et 2, et de lll, 4. Ainsi, d'un air supérieur, elle le dissuade, au nom de sa gloire, de sintéresser à une «captive, toujours triste, importune à [elle]-même» (vers 297-310). Elle lui lance : Retournez, retournez à la fille dHélène (vers 342), alors que ce qu'il y a de plus irritant pour un homme qui fait la cour de trop près à une femme est de s'entendre dire : «Non, mon cher, allez donc retrouver votre femme !» Surtout, en veuve fidèle, elle évoque à plusieurs reprises, avec une insistance maladroite, assurément aussi consciente qu'involontaire, le souvenir d'Hector (vers 336, 357, 361, 940), la véritable raison de ces invocations étant d'exciter Pyrrhus par ces comparaisons désavantageuses dont il se plaint dailleurs :
«Tu I'as vu, comme elle m'a traité. [
]
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.» (vers 643-654).
À dautres moments, si, dans son tréfonds, elle ressent une haine inextinguible pour I'homme dont la vue s'associe à tous ses plus cruels souvenirs («Dois-je oublier...» [vers 993-996]), si elle se dit quHector n'aura pas Pyrrhus pour successeur, elle dialogue, joue théâtralement avec lui. Comme il est très désireux de séduire et très sensible aux refus, pour flatter et irriter alternativement son ambition amoureuse, elle ne lui dit pas qu'elle I'aime, ni même qu'elle est sensible à son amour, mais elle avoue qu'elle I'estime. Elle se dit quil est coupable envers elle, mais non dans sa nature. Et, quentre tous les Grecs ses vainqueurs, c'est lui qui lui semble le meilleur vainqueur (vers 911-916, 1083-1086).
On reconnaît là le génie de Racine, et son intuition infaillible lorsqu'il s'agit de l'âme féminine en particulier : cet ennemi qui la torture, elle n'éprouve pour lui ni horreur ni mépris ; elle le comprend, mesure sa faiblesse et sa grandeur, et sent tout le pouvoir qu'elle a sur lui.
Mais, si elle est passionnément sollicitée par son vainqueur, elle demeure rebelle à ses avances avec une noblesse tragique. Aussi a-t-on pu voir en elle une héroïne consciente de sa tâche, aussi inaccessible au mal que certains héros cornéliens, et prête comme eux à aller jusqu'au bout de son effort, et faire delle un modèle de veuve fidèle et de mère héroïque. Sa fidélité funèbre et sa maternité déchirée la conduisent à sa décision de se donner la mort. En mourant, sans trahir la mémoire d'Hector, elle sauvera son fils ; car elle a foi dans la parole de Pyrrhus :
«Je sais quel est Pyrrhus. Violent mais sincère,
Céphise, il fera plus quil na promis de faire.» (vers 1085-1086).
Cependant, si elle ne décide que sa propre mort, le jeu des passions fait toutefois d'elle la seule responsable de la mort de Pyrrhus, car elle triomphe de lui qui est assassiné (vers 1495-1520), dHermione qui se suicide (vers 1604-1612), dOreste qui sombre dans la folie (vers 1645). Elle seule demeure, comme si sa fidélité à ses deux époux défunts devait être récompensée. Nayant pas eu à trahir Hector, elle peut servir la mémoire de Pyrrhus en «veuve fidèle» (vers 1590), lui rendant des honneurs qui font penser quelle devait éprouver pour lui des sentiments quelle nosait peut-être pas savouer. Elle assume sa royauté avec un à-propos remarquable. Cependant, voulant «venger Troie [
] et son premier époux» (vers 1592), elle reste ce quelle était au début de la tragédie, dont elle garde lunité.
Représentant une résignation et un don de soi presque évangéliques, un stoïcisme quon pourrait qualifier de chrétien, Andromaque est radicalement supérieure aux autres personnages, dune supériorité d'ordre moral, sinon spirituel, tandis qu'ils se débattent sur le plan temporel. Et la supériorité insurmontable de cet être idéal, veuve et mère persécutée, dont tous les malheurs viennent de I'extérieur, la torturant sans pouvoir la dénaturer, introduit I'antinomie tragique.
Cependant, lhabile stratégie dAndromaque dans sa relation avec Pyrrhus fut discutée au XIXe siècle. On se demanda si elle nest pas une femme qui, jetée par Racine dans une situation où il lui faut tromper et séduire, comprend I'influence de ses charmes, la puissance de sa beauté ; qui s'en sert pour, jouant son rôle face à son vainqueur (ne trouve-t-on pas ici le thème, cher à la littérature galante, du vainqueur vaincu par sa captive?), se défendre et protéger son fils ; qui pleure en sachant que les larmes aiguisent sa beauté, excitent I'émotion de lamoureux, et retardent I'instant fatal où il livrerait Astyanax au bourreau. Cette grande dame consciente de son prestige et de sa séduction (vers 859-860 et 914), maîtresse de son geste, de son style et de leurs effets, aurait découvert en elle les minauderies instinctives qui apaisent et leurrent un homme. On parla donc de sa «coquetterie», et on débattit longtemps de ce problème. Lisez-donc le texte, disaient les uns : elle ne cesse d'utiliser dédains et reproches, entremêlés de pleurs et de prières, pour mieux exciter Pyrrhus. Il est impossible, dogmatisaient les autres, que la veuve fidèle ait de telles intentions. Ce n'est que «la coquetterie de la vertu», la réaction féminine d'une mère qui doit sauver son fils, proposaient les conciliateurs. On pourrait même se contenter de parler de finesse féminine, au nom dune parfaite fidélité conjugale.
Dans Andromaque, Racine montra donc la vision profonde et lucide quil avait de la passion, sonda le cur humain dans toute sa complexité et ses faiblesses, explora la douloureuse proximité entre lamour et la haine. Il mit la rigueur la plus rationnelle au service de lexpression des débordements passionnels qui, sous les conventions pompeuses et la forme caduque, révèlent une violence, une hardiesse, que le réalisme des romanciers a rarement dépassées. La première qualité de la pièce est dans ce dévoilement, dans ces éclairs jetés sur les abîmes de la misère humaine. Si l'amour met en jeu toute l'ambition, toutes les ressources matérielles, toute I'intelligence et toute la sensibilité de ses victimes, comme ça allait être toujours le cas chez Racine, la passion nest point partagée. Par un jeu cruel de la fatalité, lobstacle, le plus souvent, est lêtre aimé lui-même. Il y a là plus quun hasard : la passion, aveugle et fatale, semble aboutir nécessairement à une impasse.
Intérêt philosophique
Pour Aristote, la tragédie, en provoquant la catharsis, grâce à laquelle lâme du spectateur serait purifiée de ses passions excessives, a une vocation didactique, cest-à-dire quelle vise à enseigner une vérité morale ou métaphysique au public.
Ainsi, dans Andromaque, Racine, avec ses personnages, mit à nu notre propre coeur, nous proposa une vérité qui nous concerne.
Il fit de lamour un thème essentiel. Il le montra sous différentes formes : laffection maternelle, la fidélité conjugale, le désir éperdu, ou lamitié attentive. Il joua de plusieurs registres : la tendresse, lélan, la timidité, la sincérité, la jalousie surtout qui manifeste la manière dont la passion amoureuse est vécue : dans la solitude soupçonneuse, car chacun n'atteint de I'autre que l'image fantasmée qu'il s'en fait ; et dans la rivalité, car le rejet dont il est lobjet accumule dans le coeur aimant une haine qui par essence et logique ne peut porter sur l'être aimé et trouve donc dans I'image tout aussi fantasmée d'un rival, heureux et abhorré, un exutoire.
Il eut cet aphorisme subtil : «Il faut se croire aimé pour se croire infidèle» (vers 1350).
Sil reprit le thème de la chaîne des amours contrariés, où lon repousse qui nous aime et où lon aime qui nous refuse, cest que, comme les moralistes de son temps, il pensait que, dans la mesure où I'amour est ambition de conquête, celui qui m'aime déjà ne me motive plus, tandis que celui qui me dédaigne ne m'en attire que davantage. Pour Molière d'Essertines, dans Polyxène (1632), «les désirs regardent toujours ce que nous ne possédons pas», et «la possession ôte le goût de ce que nous avons désiré auparavant». Toutefois, le refus de la demande d'amour et son inversion en haine vengeresse ne s'expliquent pas seulement par la vérité psychologique et l'intérêt dramaturgique de ce mécanisme : ils procèdent aussi du fait que les personnages, comme s'ils relevaient de visions, voire d'époques différentes, ou sils figuraient des instances distinctes de notre personnalité, ne sont pas de même nature, ce qui les range dans un ordre hiérarchisé que I'amour cherche en vain à transgresser.
Racine démystifia encore lamour, par sa peinture sans complaisance de la passion néfaste, infernale même, qui rend aveugle, injuste, oublieux. Il montra, toujours comme les moralistes de son temps, que I'amour, qui a pour principe I'amour de soi, le besoin absolu de se faire reconnaître, est une ambition de s'imposer à la liberté d'autrui (et si possible d'un être supérieur) ; que cette ambition est avivée par toute résistance, et exaspérée par le refus, qu'elle perçoit comme un insupportable dédain. Il fit apparaître les désastreuses conséquences de Ia passion, la haine (toute une psychologie de lamour sort du vers 416 : «Ah ! je lai trop aimé pour ne le point haïr.» ; du vers 540 : «Je vous haïrais trop - Vous men aimeriez plus.») qui, chez lui, est plus proche de lamour que lindifférence, est décuplée par le pouvoir que possèdent des personnages de rang princier, déclenche des violences latentes : violence verbale, violence imaginée (lenlèvement dHermione par Oreste), violence bien réelle, de I'assassinat de Pyrrhus au massacre du peuple de Troie pour la beauté d'une femme.
La mort ne cesse ainsi de planer sur le texte, mort dans la nuit, nuit du tombeau, présence fantomatique des ombres, menaces de mort, stratégie de suicide, appel du néant enfin, dont la folie résume les manifestations variées, de la fureur ivre de carnage à la fureur ivre d'orgueil, de I'illusion à I'hallucination pour que s'épanouisse dans ce néant ombreux la sensation que le destin a tout organisé, aveuglant chaque personnage dans son amour, sa jalousie, sa haine, sa violence et sa folie jusqu'à le faire lui-même s'anéantir.
Ce qui fait d'Andromaque une oeuvre véritablement tragique, cest quon y assiste à une inversion historique des valeurs. Le héros Pyrrhus, frustré de sa valeur constitutive, et surplombé par une nouvelle raison d'être qui lui est opposée (elle s'incarne en ceux qu'il a cherché à détruire) et inaccessible, puisqu'elle est d'un ordre radicalement différent, sinon contraire, voit ses exploits devenus des crimes, et a un besoin absolu d'être reconnu et sauvé par sa victime devenue I'incarnation de la valeur. C'est à cet ordre supérieur que se heurtent aussi les passions d'Hermione et d'Oreste, assassins d'un roi devant I'autel.
Surtout, dans cette pièce comme dans tout son théâtre, Racine montra que, pour le personnage tragique, le bonheur positif est impossible, puisquil ne pourra jamais s'unir à lidéal, qui est sa raison dêtre ; la seule jouissance qui lui soit accessible est donc celle que donne lexercice du mal, la quête de compensations poussées jusqu'au sadisme et au masochisme. Remarquons quainsi la morale est sauve : les passionnés reçoivent leur châtiment, et le janséniste Nicole eut donc tort de voir, dans tout auteur dramatique, «un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles.» Pourtant, on décèle déjà dans Andromaque la plainte orgueilleuse du janséniste inquiet quétait Racine : au vers 778, Oreste pousse un cri de révolte contre les dieux, pensant que, comme ils se comportent de manière cruelle avec les mortels, mieux vaut justifier leur courroux.
Destinée de loeuvre
Andromaque fut créée le 17 novembre 1667, dans I'appartement de la reine, devant Leurs Majestés et l'élite de la cour, par la troupe de l'Hôtel de Bourgogne. Marquise Du Parc, comédienne pour laquelle Racine, qui lavait enlevée à Molière, et avec laquelle il avait une liaison, avait écrit la pièce, qui avait un «port d'impératrice», aimait se «déhancher», «faire bien des façons» (selon Molière, dans L'impromptu de Versailles), tint le rôle dAndromaque. Floridor, qui avait soixante et un ans mais passait pour le meilleur acteur de son temps, joua Pyrrhus. Montfleury fut, selon le journaliste Robinet, un «Oreste frénétique» au point quà cause, disait-on, des efforts déployés dans ce rôle plein «de transport et de courroux», à force de hurler, cet homme, qui avait soixante-sept et un ventre énorme, qu'il maintenait dans un cercle de fer, le fit éclater au cours de la représentation du 31 décembre 1667, et en mourut ! Mademoiselle des illets, qui avait quarante-six ans, navait jamais été belle, mais excellait dans les personnages tragiques, fut Hermione.
La pièce valut au jeune dramaturge de vingt-huit ans un triomphe presque aussi éclatant que celui du Cid, trente ans plus tôt, et qui se confirma le lendemain, les mêmes acteurs donnant une représentation publique à l'Hôtel de Bourgogne.
Les premiers spectateurs apprécièrent lefficacité pathétique de la pièce, où ils virent une véritable rénovation de la tragédie ; ils admirèrent le chant funèbre et les lamentations dAndromaque, lescrime théâtrale quelle livre à Pyrrhus, la fureur finale d'Oreste. Mais ils préférèrent Pyrrhus qui est le personnage le plus galant et le plus brillant.
Cependant, reconnaître à la pièce trop de qualités risquait de contrister un Corneille sexagénaire à qui I'on savait gré d'avoir charmé durant tant d'années, qui était exaspéré par ce qui semblait annoncer quil serait bientôt égalé, voire dépassé, alors quil venait de subir léchec dAttila. Et, comme ce succès suscitait des jalousies, une vive controverse fut lancée. La Cour soutint Racine, mais Ia vieille garde de la critique, fidèle à Corneille, éleva un barrage contre Racine
Il y eut donc une querelle d'Andromaque comme il y avait eu une querelle du Cid, la pièce allant être celle de Racine qui fut I'objet du plus grand nombre de commentaires. On se demanda si elle respectait bien les règles, car il ne suffisait pas qu'elle plût, encore fallait-il plaire selon la bonne formule. On attribua aussi son succès au talent des acteurs, et, après la mort de Montfleury, on prétendit que la pièce venait de perdre le plus grand de ses attraits. On critiquait principalement la galanterie de Pyrrhus, contraire à la vérité historique et à la dignité de la tragédie ; alors quil était «violent et farouche», ici, il «fait le doucereux».
Perdou de Subligny fit jouer, par la troupe de Molière (qui était brouillé avec Racine depuis les représentations dAlexandre, et furieux quil lui ait ensuite enlevé Mlle du Parc), au Théâtre du Palais-Royal, une comédie en trois actes, La folle querelle ou La critique dAndromaque, qui était une parodie où les partisans de Racine étaient présentés comme des sots et même comme des fripons. Elle tint I'affiche pendant vingt-sept représentations entre le 18 mai 1668 et la fin de I'année. Presque en même temps, le texte parut en librairie, avec une préface qui était un réquisitoire vétilleux contre les prétendus défauts littéraires et moraux de la pièce, auxquels étaient opposés les talents supérieurs de Corneille :
- On prétendait que Racine était en contradiction avec Aristote. Mais il opposa aux cornéliens épris de perfection héroïque qu'Aristote voulait que les héros de la tragédie ne soient «ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants».
- On trouvait que Pyrrhus trop brutal pour un personnage de son rang ; que son attitude à l'égard d'Hermione n'est pas d'un honnête homme, puisqu'il se dérobe aux promesses qu'il a formulées ; que le personnage ne répond pas à la règle de la classification des genres, car, alors que Corneille avait affirmé que l'amour est «une passion trop chargée de faiblesse» pour constituer le ressort d'une oeuvre tragique, «l'amour est l'âme de toutes les actions de Pyrrhus, aussi bien que de la pièce, en dépit de ceux qui tiennent cela indigne des grands caractères» ; que ses «faiblesses [...] sont de pures lâchetés.» ; que le ton conviendrait à un roman, et détonne dans une tragédie.
- On reprochait le fait quOreste tutoie Pylade, qui le vouvoie alors quil est roi lui-même ; le fait que Pyrrhus vienne au-devant d'un ambassadeur.
- On ne pouvait accepter la survivance d'Astyanax. Mais, dan sa préface de 1676, Racine allait rappeler que, dans la tradition poétique française, il était destiné, à «être le fondateur de notre monarchie».
- En de nombreux endroits, on releva des tournures lourdes ou ambiguës, remarque qui ne manquait pas de fondement, et dont Racine tint compte.
Un autre partisan de Corneille, Saint-Évremond, fut plus objectif. En 1668, dans une lettre à M. de Lionne, il salua les beautés de la tragédie, mais hésita à se prononcer entre Racine et son grand aîné : «À peine ai-je eu le loisir de jeter les yeux sur Andromaque et sur Attila [tragédie de Corneille jouée le 4 mars 1667 par la troupe de Molière] ; cependant, il me paraît qu'Andromaque a bien l'air des belles choses ; il ne s'en faut presque rien qu'il y ait du grand. Ceux qui n'entreront pas assez dans les choses l'admireront ; ceux qui veulent des beautés pleines y chercheront je ne sais quoi d'attrayant qui les empêchera d'être tout à fait contents. Vous avez raison de dire que la pièce est déchirée par la mort de Montfleury, car elle a besoin de grands comédiens qui remplissent par l'action ce qui lui manque ; mais, à tout prendre, c'est une belle pièce, et qui est fort au-dessus du médiocre, quoique un peu au-dessous du grand.» Dans une autre lettre, il jugea que «ce qui doit être tendre ny est que doux», que «ce qui doit exciter de la pitié ne donne que de la tendresse», et conclut : «On peut aller plus loin dans les passions.» Finalement, pour lui, il fallait mettre Racine bien «après Corneille». Il instaura la mode du fameux parallèle Corneille-Racine, comme s'il était impossible de les admirer lun et l'autre sans préférer à tout prix I'un à I'autre.
Mme de Sévigné (qui était «folle de Corneille» et plaça toujours I'héroïsme cornélien bien au-dessus de la passion racinienne) estimait qu'en versant «plus de six larmes» (lettre du 12 août 1671), elle avait fait un suffisant éloge, encore qu'elle les dût plus à la troupe qu'à la pièce.
En 1676, huit ans après la première d'Andromaque, le pamphlétaire Barbier d'Aucour continua de s'en moquer dans Apollon, vendeur de Mithridate :
«La racine s'ouvrant une nouvelle voie
Alla signaler ses vertus
Sur les débris pompeux de la fameuse Troie,
Et fit un grand sot de Pyrrhus,
D'Andromaque une pauvre bête
Qui ne sait où porter son cur,
Ni même où donner de la tête,
D'Oreste, roi d'Argos, un simple ambassadeur,
Qui n'agit toutefois avec le roi Pylade
Que comme un argoulet [homme de rien],
Et loin de le traiter comme son camarade,
Le traite de maître à valet.»
Le texte, dédié à «Madame», cest-à-dire Henriette dAngleterre, épouse de «Monsieur», le frère du roi, modèle accompli de la «jeune cour» ennemie de toute austérité, fut probablement publié dans la seconde quinzaine de janvier 1668, avec un privilège du 21 ou du 28 décembre 1667, pour cinq ans. Dans la préface, qui était polémique, Racine passa beaucoup de temps à ferrailler avec les critiques, s'efforça de répondre à ses détracteurs, dont les uns trouvaient Pyrrhus trop tendre, les autres trop cruel ; il ne répondit qu'aux seconds.
À ceux qui attribuaient le succès de sa tragédie au jeu des comédiens ou à la préciosité de ses personnages, il se contenta de lancer de mordantes épigrammes, comme celle-ci :
«La vraisemblance est choquée en ta pièce.
Si lon en croit et d'Olonne et Créqui :
Créqui dit que Pyrrhus aime trop sa maîtresse ;
DOlonne, quAndromaque aime trop son mari.»
Le premier était un homosexuel notoire, le second un célèbre cocu !
Mais, à partir de la seconde édition de ses oeuvres, en 1673, il fit des corrections visiblement inspirées par Subligny : manière élégante de reconnaître, avec Boileau, «I'utilité des ennemis» ; le texte du dénouement fut remanié (Andromaque, qui, initialement, venait sur scène proclamer sa fidélité à Pyrrhus, ny paraît plus ; un récit était substitué). En 1674, une nouvelle édition fut accompagnée dune seconde préface où Racine indiqua ses sources, et justifia la psychologie de ses personnages.
Une troisième édition fut donnée en 1676, avec dautres variantes dont certaines ont de limportance.
En 1678, parut une édition néerlandaise.
On sait, par le Mémoire de Mahelot, quen 1680, le décor témoigna dune hantise marine : une colonnade blanche se profilait contre une mer couverte de vaisseaux.
Le succès ne se démentant pas, de 1680 à 1700, la pièce fut jouée cent onze fois ; dans cette période, par le nombre de représentations à la Comédie-Française, elle vint au second rang des pièces de Racine.
Vers 1685, Baillet, dans ses Jugements des savants, écrivit : «Cest maintenant de toutes ses pièces [de Racine] celle que la Cour et le public revoient le plus volontiers, de sorte que les connaiseurs semblent lui donner le prix sur toutes les autres.» En 1688, Mme de Maintenon la fit apprendre aux jeunes filles de Saint-Cyr, et Mme de Caylus rapporta même dans ses Souvenirs quelle écrivit alors à Racine : «Nos petites filles viennent de jouer Andromaque, et lont si bien jouée quelles ne la joueront plus.»
Au XVIIIe siècle, si la pièce occupa le troisième rang parmi celles de Racine jouées à la Comédie-Française, le souci des règles classiques paralysait encore le jugement des critiques. Ainsi, Voltaire (dans ses Remarques sur le Troisième Discours du poème dramatique) critiqua le manque d'unité d'action, le mélange des genres, la préciosité ; il avoua néanmoins son admiration en termes élogieux : «Il y a manifestement deux intrigues dans l'Andromaque de Racine, celle d'Hermione aimée d'Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d'Andromaque qui voudrait sauver son fils et être fidèle aux mânes d'Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints ensemble que, si la pièce n'était pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d'amour plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français.»
Le neveu de Corneille, Fontenelle, ne tint pas compte des règles, considéra quil n'est pas besoin de s'en soucier pour séduire le public, particulièrement le public féminin. Dans sa Vie de Corneille, il écrivit à propos d'Andromaque : «Voilà ce qu'il fallait aux femmes dont le jugement a tant d'autorité au théâtre. Ainsi furent-elles toutes charmées.»
Prenant le point de vue du metteur en scène, Diderot se demanda, dans son Paradoxe sur Ie comédien, s'il suffit d'une actrice au caractère passionné pour jouer le rôle capital d'Hermione : «La sensibilité étant, en effet, compagne de la douleur et de la faiblesse, dites-moi si une créature douce, faible et sensible, est bien propre à concevoir et à rendre [
] les transports jaloux d'Hermione, les fureurs de Camille [
] le délire et les remords de Phèdre, I'orgueil tyrannique d'Agrippine, la violence de Clytemnestre? Abandonnez votre éternelle pleureuse à quelques-uns de nos rôles élégiaques, et ne I'en tirez pas». Il pensait que, pour représenter à la scène une de ces «tigresses», il faut une actrice chevronnée, au jeu calculé. Il ajoutait que c'est un hasard exceptionnel «s'il s'est trouvé une actrice de dix-sept ans [Mlle Raucourt, qui débuta en 1772] capable du rôle [...] d'Hermione, c'est un prodige qu'on ne reverra plus.»
Mais le rôle dHermione avait été tenu auparavant par une grande comédienne, Mlle Clairon, qui soulignait par son jeu que lorgueilleuse princesse devenait à la fin très humble.
Le XIXe siècle, le siècle des révolutions littéraires, se montra sensible à la nouveauté d'Andromaque. Chateaubriand, dans Le génie du christianisme (II, 11, 6), vit, dans cette tragédie, un drame chrétien : «Les sentiments les plus touchants de I'Andromaque de Racine émanent pour la plupart d'un poète chrétien [...] Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments perce à travers tout le rôle moderne dAndromaque.»
Selon Mme de Staël, Talma, grand tragédien du début du XIXe siècle, joua le rôle dOreste en inspirant «une pitié que le génie même de Racine na pu prévoir tout entière» (De lAllemagne, II, chapitre XXVII).
Geoffroy, dans son Cours de littérature dramatique (1819-1820), vit dans la pièce une peinture du XVIIe siècle : «Andromaque n'a de naturel que sa tendresse pour son fils ; le reste est le résultat de l'éducation, des murs et du ton de la société la plus raffinée.»
Sainte-Beuve, voulant, dans ses Portraits littéraires, définir la nouveauté de la pièce avec précision, jugea que les attaques que subit Racine à sa création étaient «une conséquence du système de Corneille, qui faisait ses héros tout d'une pièce, bons ou mauvais de pied en cap ; à quoi Racine répondait fort judicieusement en invoquant Aristote (première préface d'Andromaque). J'insiste sur ce point, parce que la grande innovation de Racine et sa plus incontestable originalité dramatique consistent précisément dans cette réduction des personnages héroïques à des proportions plus humaines, plus naturelles, et dans cette analyse délicate des plus secrètes nuances du sentiment et de la passion. Ce qui distingue Racine, avant tout, dans la composition du style, comme dans celle du drame, c'est la suite logique, la liaison ininterrompue des idées et des sentiments ; c'est que chez lui tout est rempli sans vide et motivé sans réplique, et que jamais il n'y a lieu d'être surpris de ces changements brusques, de ces retours sans intermédiaire, de ces volte-faces subites, dont Corneille a fait souvent abus dans le jeu de ses caractères et dans la marche de ses drames. Nous sommes pourtant loin de reconnaître que, même en ceci, tout l'avantage au théâtre soit du côté de Racine ; mais, lorsqu'il parut, toute la nouveauté était pour lui, et la nouveauté la mieux accommodée au goût d'une Cour où se mêlaient tant de faiblesses, où rien ne brillait qu'en nuances, et dont, pour tout dire, la chronique amoureuse, ouverte par une La Vallière, devait se clore par une Maintenon.»
Stendhal prit intérêt à Andromaque et, dans Racine et Shakespeare (1823), reconnut à l'auteur le sens de la vérité. «Racine a donné aux marquis de la cour de Louis XIV une peinture des passions, tempérée par l'extrême dignité qui était alors de mode, et qui faisait qu'un duc de 1670, même dans les épanchements les plus tendres de l'amour paternel, ne manquait jamais d'appeler son fils : Monsieur [ ... ] C'est pour cela que le Pylade d'Andromaque dit toujours à Oreste : Seigneur ; et cependant quelle amitié que celle d'Oreste et de Pylade !» Mais Stendhal était de son temps et, comme Hugo, il ne dissimula par son mépris pour la tragédie, celle de Racine en particulier.
En 1838, Musset, dans De la tragédie ; À propos des débuts de Mademoiselle Rachel, affirma : «Pour ce qui regarde [...] les gens qui croient voir une affaire de mode dans le retour du public à l'ancienne tragédie, disons, sans hésiter, qu'ils se trompent. Il est bien vrai qu'on va voir Andromaque parce que Mlle Rachel joue Hermione et non pour autre chose, de même qu'il est vrai que Racine écrivit Iphigénie pour la Champmeslé, et non pour une autre.» Constatant qu'on pleure à Andromaque, il s'intéressa au problème de l'interprétation, étudia la manière dont Rachel disait le vers 1244 : «Je percerai le cur que je n'ai pu toucher», et reprit à son compte une remarque faite par Diderot après avoir entendu une autre jeune actrice, mais pour en tirer une conséquence différente : «L'accent qu'elle donne à ce vers, qui n'est pas bien remarquable [...] est une chose incompréhensible dans une si jeune fille ; car ce qui va au coeur vient du coeur, ceux qui en manquent peuvent seuls le contester ; et où a-t-elle appris le secret d'une émotion si forte et si juste? Ni leçons, ni conseils, ni études, ne peuvent rien produire de semblable. Qu'une femme de trente ans, exaltée et connaissant l'amour, pût trouver un accent pareil dans un moment d'inspiration, il faudrait encore s'étonner ; mais que répondre quand l'artiste a seize ans?» Il pensait quécrite pour un espace étroit et proche du public la tragédie de Racine s'adapte mal à un plateau plus large et distant.
Les acteurs préfèrèrent Oreste qui est un héros romantique. Mais Andromaque, qui était de plus en plus idéalisée, devint un mythe ou un pur symbole, comme on le constate dans Le cygne des Fleurs du mal de Baudelaire où, sadressant à elle, il évoqua «limmense majesté de [ses] douleurs de veuve»
À la fin du siècle, avec l'éclectisme et la liberté d'esprit qui lui étaient propres, Émile Faguet, dans Études et portraits littéraires, 1881-1895 parla d'Andromaque comme d'une comédie précieuse et d'un drame romantique : «Andromaque, c'est la vie elle-même et par conséquent c'est une comédie. C'est une comédie qui finit mal ; la tragédie ne sera jamais autre chose, pour Racine, jusqu'à Phèdre. Retournez la théorie de Corneille, vous avez la théorie d'Andromaque ; les grands intérêts de l'humanité au second rang et les sentiments individuels et surtout l'amour au premier. Aucun classique ne s'y est trompé. Boileau, Jean-Baptiste Rousseau, Voltaire sont chagrinés de ce qu'Andromaque contient de comique.» Il vit une «infinie mélancolie du souvenir» et de «I'espérance» chez Andromaque, quil qualifia de «doux fantôme qui habite deux tombes, celle de l'époux perdu et, d'avance, la sienne».
La pièce fut, en 1894, la première jouée au Québec par des professionnels, Mounet-Sully, le plus grand acteur tragique de lépoque, et Jane Harding, membre de la Comédie-Française, qui se produisirent à Montréal.
En 1903, Sarah Bernhardt eut lidée de jouer Andromaque à la Porte Saint-Martin «dans le vrai décor et avec des costumes vrais». Mais Anatole France fit remarquer que «lépoque de la guerre de Troie était préhistorique, cest-à-dire de la pierre polie et du bronze».
La même année, la pièce fut jouée à la Comédie-Française par Julia Bartet.
En 1907-1908, Antoine, directeur du théâtre de, lOdéon, fit jouer la pièce telle quelle le fut au XVIIe siècle : décor, costumes et spectateurs sur la scène.
Depuis, il ny eut plus de réserves. La pièce, qui tint le premier rang parmi celles de Racine jouées à la Comédie-Française, reçut I'hommage de tout le monde : écrivains, critiques, comédiens.
Le 8 janvier 1932, dans son Journal, André Gide se demanda si Andromaque n'était pas I'un des chefs-d'oeuvre d'un temps révolu : «Certes, c'est avec un indicible ravissement que je viens de relire Andromaque, mais, dans ce nouvel état qu'habite aujourd'hui ma pensée [il se croyait alors communiste], ces jeux exquis ne trouveront plus raison d'être. C'est ce que je me répète sans cesse, et que l'âge où purent fleurir la littérature et les arts est passé. Du moins j'entrevois une littérature et une poésie différentes, d'autres permissions, d'autres invites d'enthousiasme et de ferveur, des chemins nouveaux [...] mais je doute si mon coeur est assez jeune encore pour y bondir.»
Dans son Journal, sous la rubrique Amants, François Mauriac observa que les passions des personnages les plongent dans I'intemporel : «Leur fureur amoureuse ignore I'avenir ; il n'y a pas d'avenir pour la passion, I'image de ce présent éternel qu'est I'enfer. Hermione et Phèdre se consument au milieu d'un désert ; comme ces feux qui font fuir les fauves, leur douleur chasse les événements : il ne leur arrivera aucune aventure. Elles n'ont lieu ni d'espérer ni de craindre quoi que ce soit [...] Hors Hippolyte et Pyrrhus, personne n'a le pouvoir de les faire pleurer ou rire.»
En 1937, la pièce fut jouée à la Comédie-Française par Véra Korène et Maurice Escande.
En 1941, le rôle dAndromaque fut tenu par Marie Ventura.
En 1948, Marcel Aymé, dans Uranus, avec humour, prêta une parodie d'Andromaque à un tenancier de bar.
En 1952, dans ses Témoignages sur le théâtre, Louis Jouvet souligna la richesse inépuisable de la pièce : «On peut sans effort faire une pièce avec La rabouilleuse ou Le colonel Chabert, mais Andromaque ou Électre peuvent sans effort fournir deux cents romans.»
Le 12 avril 1960, la pièce fut présentée à la télévision française
Elle est aujourdhui, et de loin, loeuvre de Racine la plus étudiée dans l'enseignement secondaire depuis plusieurs décennies, en partie peut-être parce que sa dimension concurrentielle et ludique la rend abordable dès le collège.
Pour les critiques contemporains, bien des questions ont perdu de leur importance : observation des règles, respect de I'Histoire, emprunts faits par Racine à ses devanciers, rapports de l'oeuvre et du siècle qu'elle reflète...
Ces dernières années, la pièce, l'une des plus admirées, qui demeure, avec Phèdre, la plus jouée de toutes les pièces de Racine, et même la plus jouée de toutes les tragédies et tragi-comédies françaises après Le Cid, en particulier à la Comédie-Française, connut des mises en scènes novatrices.
En 1974, à Montréal, au Théâtre de Quatsous, André Brassard établit sur la scène un ring de boxe autour duquel les comédiens demeuraient constamment, pour monter à leur tour sur le ring pour un véritable round verbal !
En 1987, à Montréal, la jeune troupe Acte 3 proposa une étonnante Andromaque, dans une piscine désaffectée où flottait une atmosphère de fin du monde
En 1994, au Théâtre du Nouveau Monde de Montréal, Lorraine Pintal, sinspirant de ce que Racine avait fait pour les demoiselles de Saint-Cyr, conçut une Andromaque dont la distribution entièrement féminine réunissait huit exilées recluses à la suite de la guerre de Troie, qui se recueillaient autour dune histoire dont elles voulaient exorciser lhorreur. Mais cette production plus austère que rigoureuse, plus froide que tragique, plus hermétique quéclairante, exigea beaucoup defforts des spectateurs à reconnaître les personnages, au détriment de la compréhension des enjeux.
En 2006, à Montréal, au Théâtre La Chapelle, Simon Boudreault donna Andromak, spectacle par lequel il souhaitait remettre la tragédie classique au goût du jour, restituer Andromaque dans sa vivacité originelle par une plongée dans la langue forte et imagée de Racine. Il n'hésita pas à revoir la structure de la tragédie en comblant les non-dits, notamment en créant un prologue, en retranchant de nombreuses scènes (notamment celles où les maîtres se confient à leurs confidents) et en en puisant d'autres chez Homère, Euripide, Virgile et Shakespeare, ce qui constituait le texte dit par un narrateur, sorte de coryphée qui, en mettant la tragédie dans le contexte de la guerre de Troie, imposait dès le départ une distance difficile à abolir par la suite, tout cela afin que le spectateur puisse se mettre à la place des quatre personnages, comprendre leurs motivations, réaliser qu'aucun des protagonistes n'a pleinement raison ou pleinement tort. La richesse des alexandrins fut conservée, le travail sur la musicalité du texte étant laspect le plus intéressant de cette adaptation : des répliques étaient déplacées ou répétées, des personnages se coupaient la parole ou parlaient en même temps, et des scènes furent soutenues par une impressionnante musique en direct. De grands masques, imposants symboles mortuaires, qui faisaient apparaître des figures de la guerre de Troie, et des éclairages magnifiques, animaient par moments lespace dépouillé. Malgré ces louables efforts et malgré la conviction des créateurs impliqués, le spectacle, sans relief ni artifices, demeura long et sans aspérités, inspira trop souvent l'ennui. À mille lieues de toute catharsis, la tragédie s'enlisa.
En 2007, à Paris, le Britannique Declan Donnellan transposa la tragédie grecque dans les années 40. Pour lui, le thème central est la relation parents-enfants, et la difficile existence de générations écrasées par lhéritage trop lourd de leurs ancêtres. Il navait pas tort. Mais fallait-il rendre omniprésent Astyanax, en «ado» attardé qui ne quitte ni les jupons de sa mère ni son «Big Jim» en plastique? faire dHermione une furie caricaturale et agaçante? transformer cette tragédie sublime en une farce qui dilue la poésie des alexandrins et déclenche souvent les rires du public?
En 2010, à la Comédie-Française, où Andromaque est habituellement un de ces grands classiques, à notre époque, décolorés, devint, grâce à Muriel Mayette, un beau spectacle moderne, où le tragique fut restitué avec une fière humilité, sans pompe ni grosse caisse, sans les vandalismes à la mode. Sous un ciel attique, une majestueuse colonnade et damples voilages changeaient au gré des lumières et des souffles apolliniens, rien ne dérangeait dans leurs drapés frémissants la statuaire et la fresque. Et même les «fureurs dOreste» furent expédiées sans excès de serpents qui sifflent sur nos têtes. On put les regretter un peu, mais pas trop ! Car le parti pris fut de déployer, dans sa grâce limpide, la langue racinienne, svelte, déliée, de vocabulaire réduit mais de riche syntaxe. Et de servir, sans désarticuler l'alexandrin, la musicalité d'un des plus beaux quintettes de la poésie française. Pour cette rare ambition, il fallait aux acteurs de la noblesse et des timbres clairs pour une diction exemplaire.
En 2011, à Montréal, à Lespace Go, Serge Denoncourt donna Projet Andromaque, production inventive et surprenante, qui releva le pari de la sobriété, semblant la répétition de la pièce dont le texte fut intégralement respecté : il ny avait pas de décor, mais léclairage habillait parfois la scène ; quatre tables étaient bougées continuellement tantôt jointes, tantôt séparées ; les comédiens, en costumes contemporains, restaient constamment présents, linterraction visuelle entre ceux censément absents et ceux en train de jouer paraissant accentuer les enjeux amoureux, traduire linextricable imbrication de ce quatuor malheureux ; ils étaient entourés de tous côtés par les spectateurs ; Astyanax était suggéré par une poussette.
Ces spectacles prouvent la parfaite modernité de cette uvre intemporelle.
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Étude de la pièce, scène par scène
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Acte I, scène 1
Notes
- Vers 1 : «Oui» est un début brusque, auquel Racine recourut souvent, au début dune pièce : «Oui, cest Agamemnon, cest ton roi qui téveille» (Iphigénie) - «Oui, je viens dans son temple adorer lÉternel » (Athalie), ou au début dun acte : «Oui, Madame, à loisir, vous pourrez vous défendre» (Britannicus, acte IV) - «Oui, madame, Néron, qui laurait pu penser» (Britannicus, acte V) - «Oui, Seigneur, nous partions
» (Iphigénie, acte III). Lunique pièce de Corneille qui débute de la même façon est justement Pertharite dont Racine a pu sinspirer pour Andromaque : «Oui, lhonneur quil me rend
».
«un ami si fidèle» : Lamitié dOreste et de Pylade est restée proverbiale. Selon la légende, Oreste fit épouser à Pylade sa sur, Électre.
- Vers 2 : «fortune» : Le mot est important dans la bouche dOreste car il a son sens latin de «sort», «destinée», «tout ce qui peut arriver de bien ou de mal à un homme» (Dictionnaire de lAcadémie, 1694).
- Vers 4 : «rejoindre» : «réunir».
- Vers 5 : «l» : Le pronom personnel neutre annonçait souvent, au XVIIe siècle, une proposition subordonnée qui allait suivre.
- Vers 11 : «Depuis le jour fatal que» : La langue classique utilisait ces formes : «au moment que», «du côté que».
- Vers 12 : «écarta nos vaisseaux» : «sépara» le vaisseau dOreste et celui de Pylade. Ainsi est recréée latmosphère des lendemains de la guerre de Troie.
- Vers 16 : «triste amitié» : Hypallage ; en fait, lamitié sattriste du «nouveau danger»
- Vers 17 : «mélancolie» : Le sens du mot était au XVIIe siècle beaucoup plus fort quaujourdhui : «On regardait la mélancolie comme capable de produire les affections, les maladies hypocondriaques» (Littré). On a ici, où apparut déjà le sens de «tristesse», avec nuance de désespoir, de «tempérament dépressif», un des deux emplois du mot dans tout le théâtre de Racine, lautre se trouvant dans Bérénice où Antiochus se plaint :
«Mais enfin, succombant à ma mélancolie,
Mon désespoir tourna mes pas vers lItalie.» (vers 239-240).
- Vers 18 : «Où» : Le mot semployait très fréquemment dans les phrases où nous employons un relatif accompagné dune préposition («dans laquelle»). Il pouvait se rapporter à des personnes ou, comme ici, à des choses.
- Vers 19 : «cruel secours» : Alliance de mots précise et hardie.
- Vers 23 : «pompeux appareil» : «Appareil» signifiant «déploiement de préparatifs», lexpression désigne la magnificence attachée aux fonctions dambassadeur.
- Vers 26 : «une inhumaine» : Terme de la langue des précieux fort à la mode à lépoque et que Racine utilisa fréquemment, qui désigne une femme insensible à lamour.
- Vers 27 : «il» désigne le destin et non lamour.
«ordonner de» : «décider au sujet de».
- Vers 28 : «Et si je» : Au XVIIe siècle, un verbe pouvait avoir deux compléments de nature différente. Cette construction, plus rare de nos jours, na jamais cessé dêtre employée.
- Vers 29 : «esclave» : Autre terme de la langue des précieux.
- Vers 31 : «charme» : «sortilège», «enchantement magique».
«tant de tourments soufferts» : construction latine du participe passé, très fréquente au XVIIe siècle.
- Vers 32 : «fers» : Ce qui sert à enchaîner, à emprisonner un prisonnier ; métaphore usuelle de la langue galante pour désigner la domination subie par la personne amoureuse.
- Vers 33 : «Sparte» : Cest la ville de Grèce dont Ménélas, le père dHermione, était le roi.
- Vers 34 : «Épire» : Royaume de Pyrrhus.
- Vers 35 : «poussé tant de voeux» : «exhalé», «exprimé avec force». Le mot semploie dans ce sens avec des compléments divers : «injure», «désir», «prière» (Molière, dans Tartuffe, écrivit : «lardeur dont au ciel il poussait sa prière»). On dirait aujourdhui : «formé des vux».
- Vers 36 : «enfin» : Ce mot, qui répond à un geste, marque davantage ici une transition quune conclusion.
- Vers 38 : «naccable point» : Une variante fut : «ninsulte point».
- Vers 40 : «flamme» : Mot du vocabulaire précieux qui désigne la passion amoureuse.
- Vers 42 : «vengeur de sa famille» : En participant au siège et à la destruction de Troie, Pyrrhus vengea Ménélas du rapt dHélène, mère dHermione, par Pâris. Oreste lappellera «vainqueur de Troie» au vers 146. Dans lAndromaque dEuripide, Oreste accuse Ménélas de perfidie pour avoir, en dépit de la promesse quil lui avait faite, marié sa fille à Pyrrhus.
- Vers 44 : «de mer en mer» serait plus acceptable, une seule mer étant parcourue chaque fois.
«chaîne» : Le mot exprime la même idée que «fers».
«ennuis» : Le mot avait un sens plus fort quaujourdhui, celui de «violent chagrin» (du latin «in odium» : «qui entraîne dans la haine»).
- Vers 46 : «déplorable» : «Digne de compassion».
- Vers 47 : «fureur» : «Sorte de folie sacrée». «Se dit aussi des violents mouvements de lâme, qui la mettent hors de son assiette ordinaire » (Dictionnaire de Furetière, 1690).
- Vers 49 : «alarmes» : Le sens premier était celui de «cri pour appeler aux armes» (étymologie : «À larme !»). Doù les sens : «trouble produit par la guerre» - «trouble subit», sens que le mot a ici.
- Vers 50 : «charmes» : voir vers 31.
- Vers 51 : «épris» : «Entraîné par une passion violente», pas seulement, comme aujourdhui, par lamour.
- Vers 52 : Une variante fut : «Voulut en loubliant venger tous ses mépris.» Subligny critiqua le mot «venger» quil considérait comme un contre-sens.
- Vers 54 : «transports» : «Mouvements violents de lâme».
- Vers 55 : «Détestant» : «Maudissant» (sens étymologique).
- Vers 57 : «comme» : Adverbe qui, au XVIIe siècle, semployait pour «comment».
- Vers 58 : «dans» : Au XVIIe siècle, il ny avait pas de règle pour indiquer la destination ; on disait aussi bien : «aux Gaules», «dans lEspagne».
- Vers 59 : «dabord» : «Dès mon arrivée».
- Vers 61 : «la gloire» : «Lhonneur» (sens cornélien).
- Vers 62 : «soins» : «efforts», ««mal quon se donne pour obtenitr ou éviter quelque chose» (sens latin de «successus» : «résultat, favorable ou défavorable»).
«mémoire» : Ce mot sexplique parce quOreste se place par la pensée au moment où il aura accompli des exploits, où il pourra sy reporter par le souvenir. Subligny critiqua le mot, qui est pourtant juste : nest-ce pas en occupant sa mémoire de pensées plus graves quOreste en chassera Hermione?
- Vers 65 : «admire» : «considère avec surprise, avec étonnement, une chose qui est extraordinaire en quelque manière que ce soit» (Dictionnaire de lAcadémie, 1694).
«le sort dont la poursuite» : Cest, en fait, le sort qui poursuit Oreste. Subligny critiqua âprement ces deux vers ; il aurait voulu «persécution» au lieu de «poursuite»
- Vers 66 : Racine avait dabord écrit : «Me fait courir moi-même au piège que jévite». Pour Subligny, «moi-même» était une cheville. On pourrait aussi préférer «que je cherche à éviter», «que je voudrais éviter».
- Vers 70 : «en sa cour» : Racine, comme tous les écrivains de son temps, employait «en» à la place de «à».
- Vers 74 : «lingénieux Ulysse» : LUlysse aux mille tours de lIliade et de lOdyssée dHomère.
- Vers 80 : «hymen» : Mariage.
«si longtemps négligé» : Le participe passé passif, joint à un nom, jouait souvent le rôle dun substantif verbal, imité de la construction latine ; on dirait aujourdhui : «se plaint de la négligence quon montre à légard de ce mariage».
- Vers 81 : «déplaisirs» : «désespoir», «tristesse profonde», «angoisse».
«où» : Voir note pour le vers 18.
- Vers 84 : «la seule vengeance» : La place de ladjectif qualificatif est réglée par leuphonie ; au XVIIe siècle, on préférait souvent le placer avant le nom.
- Vers 85 : «feux» : «amour» (métaphore du langage galant).
Virgile, dans lÉnéide, écrivit : «Je reconnais les traces dune ancienne flamme».
- Vers 87-88 : Ces deux vers répondent aux vers 54 et 56.
- Vers 89 : «je brigue le suffrage» : «Je sollicite le vote (des Grecs pour quils me nomment ambassadeur)».
- Vers 94 : «ma princesse» : Cest toujours le langage galant.
- Vers 95 : «feux redoublés» : Le participe équivaut à une proposition causale : «puisquils sont redoublés».
- Vers 96 : Il y a une inversion : les «feux» ne peuvent être «troublés» par «des périls» «plus grands».
- Vers 98 : Il y eut une variante : «Je me livre en aveugle au transport
».
- Vers 100 : Dans la gradation «La fléchir, lenlever, ou mourir à ses yeux», le rythme est le même que dans le vers 848 du Cid de Corneille : «Le poursuivre, le perdre et mourir après lui.»
- Vers 108 : «ses feux ont éclaté» : LImage manque de cohérence ; il faut entendre «éclater» au sens de «se manifester dune manière quil frappe les yeux, les esprits.» (Littré).
- Vers 109 : «inhumaine» : Voir note pour le vers 26.
- Vers 113 : «il lui cache» : Cette précision est en apparence sans importance ; mais elle prépare, en fait, larrivée dAndromaque à la scène 4.
Racine avait dabord écrit : «Il lui cache son fils, il menace sa tête» ; il changea le texte pour éviter léquivoque du possessif «sa».
- Vers 116 : «amant» : Le mot avait toujours, dans les tragédies, le sens de «personne qui aime sans être nécessairement payée de retour», «soupirant» ou de «prétendant agréé».
- Vers 122 : «punir» : Racine avait dabord écrit «perdre». Subligny avait suggéré la correction qui supprima une équivoque possible, et renforça lexpression du caractère paradoxal de la situation.
- Vers 124 : «hymen» : Voir note pour le vers 80.
«charmes sans pouvoir» : Racine avait dabord écrit : «et ses yeux sans pouvoir». Subligny avait justement critiqué : «De quel il une personne peut voir
ses yeux? Voilà une étrange expression.»
- Vers 126 : «amant» : Voir note pour la page 116.
- Vers 127 : «fléchir sa rigueur» : Racine avait dabord écrit : «apaiser sa rigueur» (celle dHermione) ; Subligny trouva «apaiser» impropre, mais, aux XVIIe et XVIIIe siècles, «fléchir» était banal.
- Vers 128 : «Il la viendra presser» : Dans la langue du XVIIe siècle, le pronom personnel complément pouvait se placer devant le verbe (au vers 139, on trouve les deux constructions).
- Vers 132 : Il faut noter la discrète franchise de Pylade.
- Vers 135 : «et lui montrez» : Autre antéposition du pronom personnel complément.
- Vers 137 : «Loin de leur accorder» : «Loin quil leur accorde». Contrairement à lusage actuel, le sujet de la proposition infinitive et celui de la principale ne sont pas les mêmes.
- Vers 138 : «irriter» : «exciter», «rendre plus vif».
- Vers 139 : «on les veut brouiller» : Autre antéposition du pronom personnel complément.
- Vers 141 : «Il vient» : Subligny estima que Pyrrhus manque de dignité en allant au devant dun ambassadeur, au lieu de lattendre.
«la cruelle» : Hyperbole courante dans le langage précieux.
- Vers 142 : «amant» : Voir note pour le vers 116.
Intérêt de laction
Cette scène, où, après une longue séparation, Oreste retrouve son ami, Pylade, est une scène d'exposition, où, dans les récits quils font, Racine nous présente dune façon naturelle les faits nécessaires à la compréhension du drame qui va suivre, nous donne des renseignements sur la situation générale en Grèce à la suite de la guerre de Troie (l'historique des événements permet de comprendre ce quelle a de trouble), et sur les rapports des personnages entre eux ; nous indique nettement les nuds essentiels de l'action.
Lambassade dOreste nétant pour lui quun prétexte pour sapprocher dHermione, et contraindre Pyrrhus à prendre une décision, son arrivée ne peut que déclencher un drame. Et le dénouement est annoncé sans que le spectateur s'en doute : Oreste, poursuivi par la mort (vers 20), est sans cesse en danger (vers 24, 28, 48).
La scène peut se subdiviser ainsi :
- la joie des retrouvailles (vers 1-24) ;
- laveu par Oreste de sa passion non éteinte pour Hermione (vers 25-64) ;
- lévocation de sa mission (vers 65-84) ;
- la révélation de son véritable but (vers 85-104) ;
- lexposé de la situation par Pylade (vers 105-142).
Dès la fin de cette scène d'exposition, il y a une pause, comme nous en trouverons souvent dans la pièce. Oreste se calme et s'apprête à recevoir Pyrrhus, mais il a quelque espoir dans la diplomatie de Pylade auprès d'Hermione. Néanmoins, le principe du marché est posé (vers 110), et I'on pressent que le répit sera de courte durée (vers 111-112, 139). La scène ouvre directement sur la crise car, après les vers 99 et 100 : «Jaime ; je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, lenlever, ou mourir à ses yeux»,
qui marquent la résolution désespérée à laquelle est arrivé Oreste, les conseils donnés par Pylade et, en particulier, le vers 130 : «Elle pleure en secret le mépris de ses charmes», sont de nature à seconder les désirs et les desseins secrets de lambassadeur.
On admire I'art de la préparation chez Racine, qui affirmait que, dans la tragédie, il faut «faire quelque
chose de rien», car, au nom de la vraisemblance, il refusait les situations extraordinaires et labondance des péripéties.
Intérêt littéraire
Le vers 44, «Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis», qui prolonge lhémistiche précédent (il y a un enjambement significatif) est remarquable par sa grande beauté, son pouvoir dévocation.
On a pu observer que, dans les vingt-cinq premiers vers de la pièce, la plupart des verbes marquant laction ont pour sujet des forces étrangères à la volonté des héros : «ma fortune», «son courroux», «un rivage», «le ciel» (deux fois), «la fureur des eaux», «le destin» (deux fois) et, enfin et surtout, «lamour». Cela indique qu'Oreste et Pylade se sentent dominés par des forces extérieures.
Intérêt psychologique
Oreste et Pylade forment un de ces couples chargés de représenter la forme la plus haute de I'amitié, comme Nisus et Euryale ou Achille et Patrocle. On sait que le thème de I'amitié, de Platon à Montaigne, en passant par Sénèque, a fourni la matière de beaucoup de dissertations philosophiques.
La Fontaine, dans sa fable, Les deux amis (VIII, 11 ), affirma :
«Quun ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même ;
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il sagit de ce quil aime.»
Pylade, étant roi lui aussi, est plus qu'un confident : nous n'avons pas en lui un simple dédoublement du personnage principal. Il faut remarquer quil vouvoie Oreste, qui le tutoie ; Subligny critiqua cette différence de ton, mais elle sexplique par le fait quil y a une différence de rang entre les deux hommes (Oreste était son suzerain, comme lindique bien le mot «Seigneur» employé au vers 21), et que loptique de la tragédie exige la présence dun comparse. Sa présence à Buthrote explique qu'il soit davantage au courant de la situation. Il apparaît comme le type de l'ami fidèle, étant uni à Oreste depuis longtemps, étant inquiet pour lui, lui montrant un dévouement inlassable, cherchant à le guérir de sa passion irrésistible, mais étant prêt aussi à laider à lassouvir. Les conseils quil lui donne sont finalement de nature à seconder ses désirs et ses desseins secrets, dautant plus que vers 130 est clair. Au vers 140, il lui dicte ce qu'il faut faire, lui donne ce curieux conseil, véritable principe de la conduite à tenir face à Pyrrhus : «Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir.» Cest que celui qui vient d'être frustré de ce qui lui donnait sens ne sait plus que faire, n'ayant plus de principe qui I'oriente ; sa tentation est alors, pour s'affirmer, de s'appliquer à faire le contraire de ce qu'on veut lui imposer.
Les grands traits du caractère dOreste sont esquissés. Il se montre sous le jour, conforme à l'optique précieuse, d'un amoureux malheureux qui est mélancolique, sinscrivant en tête de la lignée des grands désespérés romantiques, ayant, comme le lui dit Pylade,
«cette mélancolie
Où jai vu si longtemps votre âme ensevelie.» (vers 17-18).
Mais il prêt à marquer sa soumision à lêtre aimé (vers 133-34), Hermione, qui lui avait été promise par Ménélas, et qui fut ensuite accordée à Pyrrhus. Il se rend parfaitement compte de sa passion, dont il évoque la naissance et ses vains efforts pour sen guérir, car il ne peut rien faire pour échapper à son destin, à une fatalité implacable quil évoque plusieurs fois :
- «Hélas ! qui peut savoir le destin qui mamène?» (vers 25) ;
- «Mais qui sait ce quil doit ordonner de mon sort
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?» (vers 27-28) ;
- «Je me trompais moi-même.» (vers 37) ;
- «Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui mentraîne» (vers 97-98), vers qui exprime bien lidée antique de la fatalité, et qui fait déjà penser aux héros romantiques qui se laisseront conduire par une force supérieure à leur volonté ; ce vers aurait dailleurs pu se trouver dans la bouche dHernani, le héros de Victor Hugo.
Il fut lun des premiers exemples de cet abandon qui détend tous les liens de la conscience et de laction.
Hermione, étant présentée par un tiers, Pylade, qui n'est pas intéressé directement à I'affaire, l'idée que nous nous faisons d'elle est objective. Insensible aux avances dOreste, elle prodigue tous ses soins à Pyrrhus, et, bien quils sont inopérants, elle conserve un espoir, car le roi ne cesse de balancer entre elle et Andromaque. Elle nous apparaît déjà hautaine et orgueilleuse dans sa dignité (vers 126), puisquelle feint de ne pas se rendre compte de la situation, quelle ne veut pas savouer linutilité de sa conduite, et quelle ne sest confiée quà Pylade ; mais elle est aussi sensible et véritablement éprise, car elle «pleure en secret le mépris de ses charmes» (vers 130).
D'Andromaque nous observons également la dignité, mais une dignité sans orgueil et, de la sorte, beaucoup plus émouvante.
De Pyrrhus, nous entrevoyons linstabilité, le désordre intérieur, qui est révélé par le récit de Pylade des vers 105 au vers 122 : il ne montre quindifférence à légard dHermione, ses retours vers elle nétant que feints, et passion pour Andromaque, multipliant les efforts pour la conquérir ou pour lépouvanter, étant partagé entre lamour et la colère.
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Acte I, scène 2
Notes
- Vers 144 : Racine avait dabord écrit : «Souffrez que je me flatte en secret de leur choix.» Subligny commenta : «Cet en secret est un beau galimatias.» «En secret» s'opposait au «tous les Grecs» du vers précédent, emprunté à Sénèque (Les Troyennes, vers 627-528).
- Vers 146 : Avec ces noms opposés, «Achille»-«Troie» commence le jeu des noms propres à contenu dramatique ou psychologique que nous retrouverons.
- Vers 148 : Subligny aurait voulu la transposition des deux verbes. Racine ne l'écouta pas et fit bien : Troie est personnifiée, ce qui est conforme à I'esprit de la tragédie, et Hector, en tombant, ne meurt pas tout à fait : il vit dans le cur d'Andromaque.
- Vers 153 : La préposition «de» pouvait remplacer toutes les autres au XVIIe siècle.
- Vers 155 : «quel fut Hector» : valeur qualitative.
- Vers 159 : «malheureux» : double sens : Astyanax est pitoyable, mais il attire le malheur.
- Vers 161 : Voir Sénèque, dans Les Troyennes", (vers 530-534 et 551-552) : «Une demi-confiance en une paix incertaine retiendra toujours les Grecs, toujours la crainte les obligera à jeter les regards en arrière et leur interdira de déposer les armes, tant que le fils donnera du courage aux Phrygiens vaincus».
- Vers 164 : Allusion aux chants XV et XVI de lIliade.
- Vers 167 : «Et que» : Au XVIIe siècle, le même verbe pouvait avoir deux compléments de construction différente.
- Vers 173 : «est trop inquiétée» («agitée») marque un état permanent, alors que «sinquiète» aurait marqué un état passager.
- Vers 174 : «soins» : «Préoccupations», «soucis graves».
- Vers 178 : «fils dAgamemnon» répond au «fils dAchille» dOreste (vers 146).
- Vers 181 : «à qui prétend-on» : Le pronom impersonnel marque la hauteur méprisante de Pyrrhus.
- Vers 183 : «Et seul de tous les Grecs» : Cette construction très libre était très fréquente chez Racine pour mettre en valeur un mot important.
- Vers 184 : «ordonner de» : «Décider de».
- Vers 186 : «partagèrent leur proie» : Il sagit du tirage au sort des Troyennes qui deviendront les esclaves des vainqueurs :
- Vers 187 : «Le sort» : Au sens propre : tirage au sort.
- Vers 189 : «Hécube» : Elle était lépouse de Priam, le roi de Troie.
- Vers 190 : «Cassandre» : Fille de Priam, elle était célèbre par ses prophéties que personne nécoutait jamais.
- Vers 193 : Cest un souvenir des Troyennes dEuripide : «Achéens, pourquoi avez-vous tué cet enfant? de peur quil ne relève Troie tombée?» (vers 1156-1162).
- Vers 195 : «soin» : «Souci grave».
- Vers 197 : «quelle» : valeur qualitative.
- Vers 200 : Il faut noter les oppositions de temps : «fut» - «est» ; de substantifs : «sort» - «destin».
- Vers 204 : Cest un souvenir des Troyennes de Sénèque : «Cette ville en ruine, promise aux cendres, est-ce lui qui la réveillera? Ces mains relèveraient Troie? Troie na aucun espoir si elle nen a que de ce genre.» (vers 740-742).
- Vers 207 : «na-t-on pu limmoler» : Construction latine des verbes marquant la possibilité, ou lobligation ; lindicatif a une valeur de conditionnel : «naurait-on pu?»
- Vers 209 : «la vieillesse et lenfance» : Lemploi de mots abstraits donne plus de noblesse à limage ; lémotion demeure sans que soit violée la règle du respect des bienséances.
- Vers 213 : «courroux aux vaincus» : Au XVIIe siècle (au Québec encore aujourdhui), lemploi de «à» au lieu de «contre» était fréquent.
- Vers 216 : «à loisir» : «tranquillement» et non plus «sous le coup de la colère», «maintenant que je puis réfléchir à ce que je fais».
- Vers 220 : Cest un souvenir des Troyennes de Sénèque : «Quoi que ce quoi qui puisse survivre des ruines de Troie, laissons-le subsister. Il a été assez cher payé, et au-delà
» (vers 286-288).
- Vers 222 : Le sort dAstyanax fut différent selon les différents récits de la défaite de Troie. Tantôt, il est mis à mort par Néoptolème, fils d'Achille, qui le jette du haut d'une tour de la ville ; par Ulysse qui le tue, après une décision collective des chefs grecs. Tantôt, il survit, étant dans un cas le captif de Néoptolème, et suivant sa mère en Épire ; dans un autre, fondant, selon Tite-Live, une nouvelle Troie avec son cousin Ascagne, le fils d'Énée ; ou, selon Ronsard, dans La Franciade (1572), fondant, après avoir été miraculeusement sauvé par Jupiter, sous le nom de Francus, le royaume de France.
- Vers 225 : «persécutent» : «poursuivent» (sens étymologique).
- Vers 234 : Allusion à la colère dAchille, qui sétait retiré sous sa tente avec ses Myrmidons parce quAgamemnon lui avait enlevé sa captive, Briséis. Achille était alors dans son droit. Et Pyrrhus considère quil est frustré comme lavait été son père.
- Vers 240 :«sopposeront» : «Sinterposeront».
- Vers 243 : «accorder» : «Mettre daccord».
- Vers 246 : «sang qui vous unit» : Les frères Atrides, Agamemnon et Ménélas, avaient épousé les deux surs, Clytemnestre et Hélène, filles de Tyndare. Oreste (fils dAgamemnon) et Hermione (fille de Ménélas) étaient donc doublement cousins germains.
- Vers 247 : «je ne vous retiens plus» : Il faut noter la hauteur du ton.
Intérêt de laction
La scène débute par un ultimatum diplomatique. La Grèce, mécontente dapprendre quAndromaque autrefois trompa Ulysse, et put sauver le fils dHector, a décidé de réclamer au roi dÉpire le jeune Astyanax. Oreste sest fait élire ambassadeur afin de revoir Hermione quil pensait jadis épouser, et quil aime toujours. Il rencontre Pyrrhus.
La scène se subdivise en deux parties :
- La demande dOreste et le refus raisonné de Pyrrhus (vers 143-220) :
1. éloges dOreste (vers 143-150) ;
2. reproches, rappel des dangers encourus et des dangers possibles (vers 150-172) ;
3. ironie de Pyrrhus (vers 172-180) ;
4. rappel de ses droits (vers 180-192) ;
5. inanité des craintes de la Grèce (vers 192-204) ;
6. impossibilité de commettre ce qui maintenant ne serait plus quun crime (vers 204-220).
- Leur entêtement, symptôme de leur passion (vers 220-247) :
1. acharnement dOreste à poursuivre Hector (vers 221-228) ;
2. refus délibéré de Pyrrhus de céder (vers 228-238) ;
3. évocation dHermione (vers 238-247).
Dès avant lentrée en scène dAndromaque, les personnages se sont jetés dans une impasse. Par son refus, Pyrrhus signe sa propre condamnation. Chacun des interlocuteurs sait, bien sûr, à quoi s'en tenir, comme le montre la passe finale (vers 239-246). Mais ils ne cherchent pas à se démasquer, car chacun compte bien tirer un bénéfice décisif du mensonge de l'autre. La tragédie pourrait donc sachever ici. On nen comprend que mieux la nécessité de ménager des pauses.
Intérêt littéraire
Le vers 214 montre bien le procédé utilisé par Racine pour arriver à la concision et à lélégance du style.
On remarque la stichomythie des vers 237-238.
Intérêt documentaire
La scène donne un aperçu sur la diplomatie au XVIIe siècle, même si cette entrevue peut sembler bien peu protocolaire, lambassadeur à peine arrivé rencontrant déjà le souverain, et exigeant de lui une réponse immédiate. Mais ce sont là des détails dont la négligence sexplique par loptique du théâtre.
Il faut constater plutôt que, malgré les positions prises à lavance par Oreste, il conserve une parfaite courtoisie (vers 144, 146, 147). Mais il y a de lironie dans la réplique de Pyrrhus : on peut à cet égard comparer les vers 173-180 aux vers 143-150.
Très grand seigneur, le duc de Créqui se moqua de la manière dont Oreste remplit sa mission diplomatique. Or, pendant quil dirigeait son ambassade à Rome, il sétait attiré linimitié des Romains, par suite de ses hauteurs ; on alla même jusquà tirer sur son carrosse. Aux critiques du noble personnage, le spirituel Racine répondit par cette épigramme :
«Créqui prétend quOreste est un pauvre homme
Qui soutient mal le rang dambassadeur ;
Et Créqui de ce rang connaît bien la splendeur :
Si quelquun lentend mieux, je lirai dire à Rome.»
La scène donne aussi un aperçu sur lHistoire. Il faut savoir que, malgré les apparences, en refusant de céder aux Grecs, Pyrrhus ne trahissait pas. En effet, lalliance des divers peuples nétait valable que pour la durée de la guerre de Troie, et jusquà ce que Ménélas eût vengé son honneur, et repris Hélène. La guerre terminée, chacun avait droit à sa liberté.
Intérêt psychologique
Dans cette scène, Racine nous révèle un Oreste habile diplomate et un Pyrrhus au caractère noble.
Oreste fait preuve dun grand art de la diplomatie dans sa requête. Elle est admirablement composée. Il commence par dispenser à Pyrrhus des éloges flatteurs, afin de se concilier ses grâces. Mais ce préambule est bref. Puis, avec la vigueur que peut se permettre un député de la Grèce entière, Oreste développe de sévères reproches, rappelle par de saisissantes images les dangers quHector fit courir aux Grecs, les malheurs quil leur a infligés, et les risques quil peut y avoir à laisser vivre le successeur dun tel foudre de guerre, car, de même que Pyrrhus conserve toute la gloire et toute lardeur quavait Achille, il est probable quAstyanax retrouve lardeur de son père, Hector, et veuille en reconquérir toute la gloire.
Dautre part, Oreste singénie à montrer le danger que Pyrrhus court directement, et la façon dont, en assumant sa propre sécurité, il assurera aussi celle de toute la Grèce. Il y a là, offerte à Pyrrhus, la perspective dun grand rôle à jouer.
Lallusion quOreste fait à Hermione est intéressante car, si elle est une menace, elle est aussi un piège destiné à sonder les intentions de Pyrrhus, en même temps quelle révèle lobsession de lambassadeur.
Pyrrhus montre un esprit raisonnable et la noblesse de son caractère. Dans sa réponse, il affecte dabord une ironie mordante à légard des craintes de la Grèce, et de la démarche dOreste, laissant percer quil en devine le motif exact. Mais, comme tous les héros de tragédies au XVIIe siècle, cest un habile dialecticien, et il répond aux arguments dOreste par des arguments non moins valables. Il rappelle ses droits imprescriptibles de conquérant sur les captifs que le sort lui a désignés. Ensuite, à travers un tableau de la ruine de Troie et du sort de ses survivants, il insiste sur linanité des craintes de la Grèce. Enfin, avec beaucoup de noblesse, il montre quil ne peut commettre ce qui se justifiait dans la colère du combat, mais ne serait plus maintenant, le calme revenu, quun crime odieux : la mise à mort dAstyanax.
Ainsi, Pyrrhus nous apparaît ici comme un cur généreux, puisquil repousse la demande dOreste. Mais, jeune, il est irritable, et le refus quil assène Oreste est hautain et violent. On sent que, pour quil soit prêt à accepter la guerre pour un tel motif, il faut quune passion le domine.
Cependant, il demeure prudent, et, lorsque Oreste évoque Hermione, il ne se déclare pas, montrant quil saura «peut-être accorder quelque jour les soins de [sa] grandeur et ceux de [son] amour», déclaration qui traduit léternelle hésitation du personnage.
Pyrrhus se révèle donc indépendant de caractère, et humain, et on ne peut nier que cet «enfant rebelle» de la Grèce soit sympathique.
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Acte I, scène 3
Notes
Vers 250 : «On dit» : Quelle indifférence dans ces mots !
- Vers 251 : «feu» : «Passion amoureuse».
- Vers 254 : «charmés» : «Sous le coup dun enchantement magique».
- Vers 256 : «ennui» : «Violent chagrin».
- Vers 258 : «Andromaque paraît» : Ces deux mots, par lémotion contenue quils manifestent, créent latmosphère de la scène suivante.
Dans cette courte scène, la réplique lassée de Pyrrhus, qui contraste avec ce quil vient de dire à Oreste, nous montre clairement quil naime plus Hermione. Dautre part, la hâte quil a de renvoyer son «gouverneur», Phoenix, lorsque paraît Andromaque prouve la force de son attachement à celle qui nest quune captive mais quil accueille comme une égale.
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Acte I, scène 4
Notes
- Au vers 262, et dans presque toute la scène, Racine se souvint dHomère car, dans lIliade (chant VI, vers 429), Andromaque disait à Hector : «Hector, tu es pour moi mon père, ma mère vénérable, tu es aussi mon frère, tu es mon époux florissant de jeunesse.»
- Vers 268 : «Quelque Troyen vous est-il échappé?» : Cette construction avec lauxiliaire être fut relevée par Littré chez Racine seulement.
- Vers 272 : Il faut noter lantithèse «fils dHector» et «maître».
- Vers 276 : «mon intérêt» : «Lintérêt que je lui porte», «limportance quil a pour moi».
- Vers 278 : «essuyât» : Cet imparfait du subjonctif marquant le conditionnel était admis au XVIIe siècle.
- Vers 279 : «un père» : Andromaque était la fille dÉétion, roi de Cilicie qui avait été tué par Achille, comme Hector. Mais on peut croire quelle pense plutôt ici à son beau-père, Priam.
- Vers 289 : «où» : «Où» remplaçant «lequel» précédé dune préposition était jugé plus élégant par le grammairien Vaugelas.
- Vers 291 : «pressé» : «Poursuivi», «attaqué sans relâche» (Littré).
- Vers 292 : «cruautés» : Mot de la langue précieuse qui désignait les marques d'indifférence à l'égard d'une personne qui aime.
- Vers 298 : «cur» : «courage» (sens étymologique).
- Vers 299-300 : Voltaire les a rapprochés de ceux de Corneille dans Pertharite :
«On publierait de toi que les yeux dune femme
Plus que ta propre gloire auraient touché ton âme,
On dirait quun héros, si grand, si renommé,
Ne serait quun tyran sil navait point aimé.» (vers 671-674).
- Vers 307 : «la rigueur» : «la sévérité» des multiples peuples qui composaient la Grèce antique.
- Vers 308 : «payer» : Le mot est très dur ; en retirant la gratuité au geste de Pyrrhus, Andromaque lui ôte toute grandeur.
- Vers 313 : «la Phrygie» : Cest le pays du nord-ouest de lAsie Mineure (ou de lactuelle Turquie) où se trouvait la ville de Troie.
- Vers 315 : «se sont bien exercés» : Construction latine du verbe «exercer», comme dans «exercer sa colère».
- Vers 320 : On peut trouver ce jeu sur le double sens de «feux» subtilement merveilleux ou fâcheusement recherché. On la rapproché dun vers de La Troade de Sallebray (1640 ) : «Je brûle par le feu que jallumai dans Troie.» Déjà, dans Les Éthiopiques, roman du Grec Héliodore (que Racine, dit-on, avait adoré dans son adolescence), le cur du père de Chariclée est brûlé dun feu plus violent que celui du bûcher auquel où il la conduit.
- Vers 321 : «ardeurs» : Le pluriel des mots abstraits nétait pas habituel au XVIIe siècle ; il marquait surtout la répétition.
- Vers 329 : «Animé dun regard» : «Par un regard» ; cet emploi de «de» après un passif était fréquent au XVIIe siècle.
- Vers 330 : «Votre Ilion» : Cétait le nom grec de Troie. Il faut noter la valeur affective de ladjectif possessif.
- Vers 334 : À rapprocher du vers 326 : «et je lui sers de père».
- Vers 343 : «vous me gênez» : «vous me mettez à la torture» (latin «gehenna»), sens fort qui était déjà vieilli dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
- Vers 345 : «on» : le mot na plus ici le sens méprisant du vers 181 : il marque que Pyrrhus na pas souscrit aux promesses qui avaient été faites en son nom.
- Vers 348 : Cest un vers cornélien bâti sur lantithèse «porter» - «donner», jouant sur le double sens de «fers» : les fers matériels imposés aux prisonniers et aux esclaves, et les fers psychologiques que simposent les amoureux.
- Vers 352 : Ce vers, qui forme un chiasme avec le vers 358, souligne le trouble de Pyrrhus.
- Vers 354 : «Y», dans son acception de pronom, semployait avec une liberté absolue dans lancienne langue, et son usage sen maintient encore dans lusage populaire.
- Vers 356 : «services» : Le mot appartient ici au langage précieux.
- Vers 360 : On y remarque lantithèse «mort»- «immortel», qui exprime le dédain dAndromaque.
- Vers 366 : Pour Subligny, ce vers manque de clarté. Il faut comprendre : «La simple indifférence ne pourrait plus satisfaire dorénavant mes vux».
- Vers 372 : On peut y voir un souvenir de Pertharite de Corneille :
«Puisquon me méprise
Je deviendrai tyran de qui me tyrannise ;
Et ne souffrirai plus quune indigne fierté
Se joue impunément de mon trop de bonté.» (vers 727-730).
- Vers 376 : «ennuis» : Le mot avait un sens plus fort quaujourdhui, celui de «violents chagrins» (du latin «in odium» : «qui entraîne dans la haine»).
- Vers 377 : Cest un souvenir des Troyennes de Sénèque : «Jaurais déjà suivi mon époux, si mon enfant ne me retenait. Il dompte mes sentiments et me défend de mourir. Il me force à demander encore quelque chose aux dieux : il a prolongé ma misère.» (vers 419 et suivants).
- Vers 381 : «en le voyant» : «Quand vous le verrez». Cette construction du participe présent nest plus admise aujourdhui.
- Vers 383 : «nos destins» : Pyrrhus considère que son sort et celui dAndromaque sont inséparables.
Intérêt de laction
La scène, où l'action débute par un ultimatum affectif, se déroule ainsi :
1. Pyrrhus informe Andromaque de la gravité de la situation, et elle invoque linnocence dAstyanax qui est un soutien pour elle (vers 258-280).
2. Il lui demande daccepter son cur, mais elle objecte quil y perdra son honneur, et quelle est peu digne dêtre aimée (vers 280-310).
3. Pour réparer ses torts antérieurs, il assure sa captive de sa protection totale ; il va même jusquà lui promettre de venger Troie, et de couronner plus tard son fils. Mais elle ne demande que loubli (vers 310-341).
4. Pyrrhus donne des preuves de son dédain pour Hermione, tandis quAndromaque expose toutes les raisons quils ont de saccorder (vers 342-362).
5. Le roi croit habile de menacer sa captive de céder à la requête des Grecs, mais elle semble accepter cette éventualité comme une fin à ses tourments (vers 363-384).
Intérêt littéraire
On peut en particulier remarquer :
- Le vers 259 où la tendresse hésitante se joint à la douleur résignée.
- Dans les vers 301-302 qui montrent, en recourant à une anacoluthe, une Andromaque coquette, alors même qu'elle repousse Pyrrhus : «Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime?»,
l'amplification ternaire exprime une angoisse presque hallucinée, module le désarroi.
- Aux vers 303-304 : «yeux infortunés» est une hypallage. Racine écrivit dabord :
«Que feriez-vous, hélas ! dun cur infortuné
Quà des pleurs éternels vous avez condamné?».
Subligny, dans sa préface de La folle querelle, remarqua : «Les pleurs sont loffice des yeux, comme les soupirs celui du cur, mais le cur ne pleure pas.»
- Au vers 309, lécriture de Racine étant la fois concise et figurée, elle va ici jusqu'à un hermétisme qui fait hésiter sur I'interprétation.
- Les vers 319-321, bien que tributaires de la mode galante, donnent beaucoup de force de suggestion à la déploration de Pyrrhus, dans une phrase laissée en suspens :
«Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant dardeurs inquiètes
».
Le second vers exprime non pas une flamme banale, mais les regrets cuisants qui torturent le conquérant, et le dégoût qu'il éprouve pour son passé glorieux. En effet, ces «feux» qui le brûlent trouvent leur origine et même leur cause dans les incendies de Troie qui avaient éclairé ses crimes, source de ses remords présents : ils se rapportent donc à un passé réel dont ils révèlent même le sens moral. C'est de ce point de vue surtout qu'on peut dire que la guerre de Troie recommence, grâce à I'amour, dans l'âme de Pyrrhus. Ainsi, un mot aussi galvaudé par la préciosité que le mot «feux» reprit, sous la plume de Racine, un sens foisonnant.
Intérêt psychologique
Pyrrhus nous apparaît dabord comme un amoureux précieux, que son extrême jeunesse met en position d'infériorité devant Andromaque vers laquelle, après lentrevue avec Oreste, il se retourne aussitôt pour monnayer son nouveau rôle de protecteur (vers 265-296). Dans les vers 281-296, il apparaît chevaleresque. Ce «madame» dans sa bouche est évidemment un anachronisme ; mais il sexprime comme un contemprain de Racine en vertu de ce principe desthétique qui veut que la vérité doit être contrôlée et, quand il le faut, changée par la règle du respect des bienséances. Aussi Racine eut-il beau prétendre dans sa Préface quil na «pas lu nos romans» (ce serait en particulier LAstrée dHonoré dUrfé où était représenté le type de lamoureux précieux : Céladon), nous le trouvons encore beaucoup trop Céladon. Certains de ses propos sont particulièrement précieux : les vers 315-322 et 347-354. Or, pour les contemporains, il semblait trop brutal. Il se trouva des gens qui se plaignirent quil semporte contre Andromaque, et quil veuille épouser cette captive à quelque prix que ce fût.
Il a linstabilité et les emportemments de la jeunesse. Le vers 311 le montre impatient, le vers 322 véhément. Un tel être spontané, généreux, foncièrement sincère, na rien dun calculateur. Aussi comprend-on quil passe de la galanterie à la menace. Subligny prétendit quil y avait incompatibilité entre ces deux attitudes, mais il est dominé par la passion, doù ces contrastes un peu heurtés, où la rudesse du primitif soppose à la galanterie un peu fade du soupirant.
Largument final dAndromaque a porté, et Pyrrhus préfère clore là le débat, la laisser aller voir son fils et réfléchir. Il nest pas prêt lui-même à exécuter sa menace.
Andromaque adopte différentes attitudes, se montre aigrie, amère, ironique, craintive, maladroite.
Sa première réplique (vers 260-264) peint admirablement son caractère. À Pyrrhus, qui lui demande, non sans la mièvrerie dun galant précieux :
«Me cherchiez-vous, Madame?
Un espoir si charmant me serait-il permis?»,
elle rétorque avec dédain : «Je passais jusquaux lieux où lon garde mon fils.
Puisquune fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste, et dHector et de Troie.
Jallais, Seigneur, pleurer un moment avec lui ;
Je ne lai point encore embrassé daujourdhui.» (vers 258-263),
se permettant aussi une question ironique et même insolente :
«Et quelle est cette peur dont le cur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?» (vers 267-268).
Si, dès les vers 275 et suivants, elle passe à la supplique, elle change encore dattitude, donnant un conseil d'un air supérieur (vers 297 et suivants), faisant se succéder les prières, les piques et les pleurs.
Elle est dabord simplement épouse et mère aimante, prête, pour son enfant, à sacrifier sa liberté, sa vie, mais non son honneur qui lui commande de rester fidèle à la mémoire dHector. Elle nest point touchée par loffre de Pyrrhus, car elle ne voit en lui que le fils dAchille, lauteur de tous ses maux. Elle se moque de lui : «Et quelle est cette peur dont le cur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?» (vers 267-268),
«Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?
Faut-il quun si grand cur montre tant de faiblesse?
Voulez-vous quun dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport dun esprit amoureux?» (vers 297-300),
«Retournez, retournez à la fille dHélène.» (vers 342).
Obsédée par les images du passé et par le souvenir dHector (vers 280 en particulier), elle développe un discours habile, méthodique, pour exposer sa résolution de mourir elle-même et de voir mourir son fils, plutôt que de céder aux avances de Pyrrhus.
Mais elle est néanmoins très femme dans sa conduite envers lui. Servie à la fois par ses malheurs et par la perspicacité naturelle à la femme, cette prisonnière qui ne savoue pas vaincue, au vers 268, use dune cruelle ironie, tergiverse. Sans se départir de sa dignité un peu hautaine (vers 270-272, 297-300, 333), qui lui fait donner à Pyrrhus (vers 305-30) une leçon de générosité désintéressée quon pourrait qualifier de cornélienne, elle a lart de colorer ses refus de prétextes adroits : lhonneur de Pyrrhus, lindignité de sa captive, et elle a soin de toujours dresser limage de son époux entre elle et Pyrrhus (vers 262, 272, 277, 279, 334, 336, 340, 357, 358, 359-362, 378). On peut considérer quà partir du vers 297, elle fait preuve de ce quon a appelé une coquetterie vertueuse ; cest que, jetée par Racine dans une situation où il lui faut tromper et séduire, elle comprend I'influence de ses charmes, la puissance de sa beauté, le pouvoir des larmes sur certains hommes, s'en servant pour se défendre et pour protéger son fils, pleurant en sachant que les larmes aiguisent sa beauté, excitent I'amour de Pyrrhus, et retardent I'instant fatal où il livrerait Astyanax au bourreau. On peut, au contraire, la trouver entièrement sincère. Coquette ou non, elle se montre habile (vers 297-310), et, par surcroît d'habileté, volontairement maladroite (vers 333-342) en raison d'ailleurs de loutrecuidance de Pyrrhus (vers 326-332).
Lamour de la veuve fidèle lui permet certes de s'adresser à Hector ; mais la véritable raison de ces invocations (vers 336, 357, 361) est d'exciter Pyrrhus par ces comparaisons désavantageuses.
Finalement, résignée à son sort, elle ne demande, pour elle et pour son fils, rien que le silence et loubli, et cette résignation semble aller jusquà lacceptation de la mort dAstyanax. Mais cette résignation nest quapparente, et enveloppe un argument susceptible de fléchir Pyrrhus.
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Situation à la fin de lacte I
Il sest terminé sur une décision. Jacques Scherer (La dramaturgie classique en France) fit remarquer : «Chaque acte de la pièce se termine par une décision. Ces décisions ne mettent qu'en apparence le point final aux divers actes. Elles ne sont jamais des solutions, elles sont au contraire lourdes de conséquences ; issues de conflits, elles engendrent nécessairement d'autres conflits. Le spectateur, loin de considérer qu'un problème est réglé, ne peut que se demander quel sera le prochain problème.»
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Acte II, scène 1
Notes
- Vers 386 : «Je lui veux bien» : On peut noter le ton de consentement désabusé dHermione : cest plus de laccablement que de la hauteur.
- Vers 389 : «funeste» : Même aux yeux de Cléone, les évènements sont dominés par le destin et la mort (latin «funus»).
- Vers 390-391 : Leffacement de la césure au premier vers lallonge, et lenjambement le rend interminable.
- Vers 391 : Alors que Pylade, plus objectif, avait dit : «Quelquefois elle appelle Oreste à son secours» (vers 132), Cléone, avec lexagération de la suivante, dit «cent fois».
- Vers 392 : La «constance» est précisément la qualité qui manque le plus à Pyrrhus.
- Vers 394 : «rude» : pénible à supporter.
- Vers 397 : «fière» : Littré définit le mot («qui a un orgueil se montrant dans la contenance, dans les paroles») et cite le vers.
- Vers 401 : «ces indignes alarmes» : «Ces alarmes qui sont indignes de vous».
- Vers 403 : Le verbe «croire», avec le sens dubitatif quil a ici dans une phrase interrogative, entraîne le subjonctif à valeur hypothétique («pourrait venir»).
- Vers 405 : «un père» : Lindéfini est plus fort que le possessif «votre». La volonté paternelle, en soi, a une valeur universellement reconnue.
- Vers 406 : «retardements» : «Action de rendre tardif» (Littré). Le mot est plus précis que «retard», qui marque un fait et non une intention.
- Vers 407 : «Troyen» : Lemploi du nom propre dorigine pour le nom du personnage est un témoignage de mépris, souvent utilisé dans la tragédie.
- Vers 410 : «Pyrrhus a commencé» : Le refus de Pyrrhus à Oreste est une déclaration de guerre.
- Vers 413 : «gloire» : «réputation», «honneur». Cest un des mots-clés de la psychologie cornélienne.
- Vers 416 : Toute une psychologie de lamour sort de ce vers.
- Vers 419 : «massurer» : «Me rendre plus sûre de moi-même», «maffermir».
- Vers 422 : «en» : Chez tous les auteurs du XVIIe siècle, on trouve le pronom «en» se rapportant, selon lusage de lancienne langue, à des personnes, et remplaçant un pronom personnel de la première ou de la deuxième personne avec «de».
- Vers 423 : «Aimer une captive» : Cléone essaie déveiller lorgueil dHermione : quel mépris dans ce mot qui, dans la bouche dAndromaque, attendrissait : «Captive, toujours triste
» (vers 301).
- Vers 427 : «irriter» : «réveiller» (du latin «irritare»).
- Vers 428 : «en létat où je suis» : Andromaque déjà avait employé ces mots (vers 376).
- Vers 432 : Émile Faguet y vit un de ces mots plaisants dont, selon lui, lacte II est plein.
- Vers 434 : «son indigne conquête» : «Nenvions plus à Andromaque sa conquête de Pyrrhus» et non la conquête de Pyrrhus.
- Vers 436 : Ce pourrait être un souvenir de Sertorius de Corneille :
«Vous savez à quel point mon courage est blessé,
Mais sil se dédisait dun outrage forcé,
Sil chassait Émilie et me rendait ma place,
Jaurais peine, Seigneur, à lui refuser grâce.» (vers 267-270).
- Vers 437 : «foi» : «fidélité».
- Vers 439 : «Amour» : La personnification mythologique de lamour.
- Vers 443 : «forçant de» : Construction admise jusquau XVIIIe siècle ; nous dirions : «forcer à».
«nud» : «mariage».
- Vers 449 : Andromaque avait demandé à Pyrrhus :
«Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Quà des pleurs éternels vous avez condamnés?» (vers 303-304).
- Vers 455 : Racine avait dabord écrit : «Pourquoi tant de froideur? Pourquoi cette fierté?».
- Vers 457 : Hermione reconnaît quelle na pas observé la règle de la discrétion, qui était essentielle pour la société galante du XVIIe siècle, quon voit bien illustrée dans La princesse de Clèves de Mme de La Fayette, où est menée de si délicate manière la scène du portrait qui permet à Mme de Clèves et à M. de Nemours de sapercevoir mutuellement de leur amour.
- Vers 462 : «une amour» : «Amour» semployait souvent au féminin singulier ; on en trouve encore un exemple chez Musset : «une amour ignorée».
Ce vers , ainsi que le vers 443, annonce les vers 1311-1312.
- Vers 463 : «lil quil me voit» : «Avec lequel il me voit» ; tournure habituelle au XVIIe siècle.
- Vers 468 : «feux [
] ardents» : «Sentiments passionnés». Image précieuse.
Intérêt de l'action
Le début de lacte II termine lexposition. Le vers 408 propose encore une solution possible : le retour dHermione en Grèce.
Hermione na pas paru au premier acte parce quil fallait tenir à lécart cet autre protagoniste, important certes, mais dont les difficultés constituent comme une deuxième intrigue, sous-jacente à la première cependant et, surtout, intimement mêlée à celle-ci. Dautre part, nous avons vu Oreste espérer beaucoup de cette entrevue. Racine ménagea donc un suspens en nous montrant assez tard le véritable état du cur dHermione.
La scène se déroule ainsi :
1. Hermione éprouve de la honte à accueillir enfin celui quelle a longtemps repoussé (vers 385-404).
2. Elle est soumise à des fluctuations, trouvant, malgré le rappel des réalités, autant de raisons de sincruster à la cour de Pyrrhus (vers 405-470).
3. Cependant, elle prend cette décision finale : elle verra Oreste (vers 471-476).
Intérêt littéraire
Dans les deux tirades dHermione, la composition est à la fois logique et sentimentale. Ainsi, dans la première (vers 427-448), nous notons :
- lintroduction (vers 427-428) qui pose le problème, et annonce lobjet ;
- la manifestation de la lucidité dHermione qui voit ce quil faudrait faire (vers 429-438) ;
- les illusions dHermione (vers 436-440) ;
- la conclusion, logique mais haineuse (vers 441-448).
Le vers 432 est admirable, et cependant très simple ; sa beauté vient de la profonde vérité psychologique et de la force de lémotion.
Intérêt psychologique
Cléone a la lucidité cruelle de la confidente (vers 391-392 ; 409-412) et I'irritante simplicité de ceux qui ne sont pas directement intéressés à une affaire. Comme Ménélas, elle se substitue à la volonté défaillante d'Hermione. Cette espèce de supériorité dans I'initiative l'autorise, autant que sa qualité de confidente, à user d'un langage parfois familier (vers 411). Elle intercède pour Oreste, dont la présence est lannonce dune solution heureuse. Elle pousse Hermione à devancer Pyrrhus auprès de lambassadeur afin de le mettre dans une mauvaise position. Elle a aussi le mépris dune humble pour une humiliée, manifestant, au vers 423, une brutalité presque chirurgicale. Dautre part, elle na pas de I'amour la même conception qu'Hermione.
Hermione a ici un rôle purement passif, ce qui n'est pas conforme à son véritable caractère.
Mais elle apparaît bien comme une jeune princesse grecque hautaine qui sest éprise du roi dÉpire avant de le connaître, parce qu'elle a été «de sa gloire éblouie» (vers 464-469). Elle a fait de lui le prince charmant de ses rêves, son amour étant ambition de conquérir le vainqueur de Troie.
Elle garde quelque chose de jeune et de candide, montre une fraîcheur naïve, ne sait pas feindre. Comme elle est touchante lorsqu'elle se confie à Cléone, implore son secours, évoque avec tendresse le souvenir des jours heureux où Pyrrhus répondait à son amour !
Elle croit encore naïvement être aimée parce quelle aime. Au vers 413, comme Chimène, elle évoque le souci de sa «gloire». Mais, cruellement déçue dans ses espoirs les plus chers, elle passe sans transition des révoltes de lamour-propre (vers 414-415) à laveu du vers 416, où elle sexclame : «Ah ! je I'ai trop aimé, pour ne le point haïr !», traduisant brusquement ses véritables sentiments, quelle essayait de se cacher ! On peut remarquer que cest un des aspects de lironie tragique de Racine que de montrer la douloureuse proximité entre lamour et la haine ; que dindiquer que lamour, quand il est violemment contrarié, devient haine et cruauté. Elle ressent le besoin de se venger avec une violence quannonce le vers 420.
Elle veut alors se persuader quellle peut aimer Oreste, mais elle appréhende sa vue parce quelle se rend compte quelle va se présenter à ses yeux dans une position dinfériorité, situation intenable pour un être aussi hautain, trop orgueilleux pour savouer sa défaite. Elle redoute par-dessus toute chose ses sarcasmes (vers 397-400), témoignant ainsi qu'elle ne le connaît pas. Admettant que son ingratitude constante est coupable, elle consent (vers 385) à ce qu'il la voie (et non pas à le voir), condescend (vers 386) à lui «accorder» une «joie». Mais cest uniquement parce quil est un allié possible dans les efforts quelle fait pour amener Pyrrhus à se déclarer.
La tirade qui sétend des vers 427 à 448 expose encore les revirements de son âme. Elle se veut dabord convaincue de ne plus aimer Pyrrhus, et semble même se décider à le fuir. Puis elle imagine un changement dattitude radical chez lui, se déclarant prête, «si I'ingrat rentrait dans son devoir», à I'accueillir encore (vers 436-440). Mais à cette illusion enchanteresse vient se substituer lattristante réalité. Elle comprend quelle a commis I'erreur de montrer à Pyrrhus quelle était conquise ; quil faut «contre un amant qui plaît» affecter de la «fierté», pour tenir son désir en haleine. Elle regrette : «Hélas ! pour mon malheur, je lai trop écouté.
Je n'ai point du silence affecté le mystère.» (vers 456-457).
Hautaine, orgueilleuse, maladroite, et par là antipathique, elle est aussi une faible jeune fille, et même une enfant gâtée, qui rejette ses responsabilités sur les autres (vers 470), et pousse loin la versatilité puérile. Être de passion, qui ne raisonne pas, se souvient, mais ne veut pas comprendre le présent, elle garde un fond de naïveté qui, à défaut de sympathie, lui vaut de la compassion.
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Acte II, scène 2
Notes
- Vers 477 : «Le» : Le pronom personnel neutre annonçait souvent, au XVIIe siècle, une proposition subordonnée qui allait suivre.
- Vers 478 : Racine avait dabord écrit : «Ait suspendu les soins dont vous charge la Grèce». La correction fut heureuse.
- Vers 481 : Comme dans I, 1, Oreste est conscient (malgré «laveuglement» quil déplore) du rôle de victime du destin quil assume.
- Vers 486 : «Tous mes pas vers vous sont autant de parjures» : Limage manque de cohérence, mais a une élégante hardiesse.
- Vers 487 : Il faut noter la brièveté voulue de ces phrases.
- Vers 488 : «fureur» : «folie».
- Vers 490 : «Dégageait mes serments et finissait ma peine» : «Me dégageait de mes serments de ne pas revoir Hermione, et mettait fin à ma peine avec ma vie».
- Vers 491 : «Jai mendié la mort» : Alliance de mots remarquable ; lallitération dans «mendié» - «mort» rend la formule encore plus saisissante.
«peuples cruels» : Il sagit des Scythes, établis au nord de la mer Noire, dans la Tauride où Oreste et Pylade avaient été jetés par une tempête ; ils y avaient rencontré Iphigénie qui, devenue prêtresse dArtémis, y était chargée dimmoler les étrangers en son honneur, qui les sauva du sacrifice, et senfuit avec eux. Cest le sujet dIphigénie en Tauride.
- Vers 494 : «mon sang prodigué» : Cette construction latine du participe est léquivalent dune proposition circonstantiellle.
Il faut remarquer lopposition entre «prodigué» et «avares».
- Vers 501 : «soin» : «Souci grave».
- Vers 507 : «Que» : «Pourquoi».
- Vers 508 : Racine avait dabord écrit : «Non, non, ne pensez pas quHermione dispose
Dun sang sur qui la Grèce aujourdhui se repose.
Mais vous-même, est-ce ainsi que vous exécutez
Les vux de tant dÉtats que vous représentez.»
Subligny, dans la préface de La folle querelle, avait observé : «Il me semble que se reposer sur un sang est une étrange figure. Exécuter les ordres nest pas la même chose quexécuter les vux qui ne se dit que quand on a voué quelque chose, mais ce nétait point un pèlerinage que les Grecs avaient voué en Épire.»
- Vers 513 : «quelque autre puissance» : Par délicatesse, Oreste ne veut pas citer Andromaque.
- Vers 522 : «Jai passé dans lÉpire» : «Je suis venue en Épire».
- Vers 524 : «partagé vos ennuis» : Le mot est habile : il peut donner à penser à Oreste quHermione ne lui est pas hostile : les mots «seul» (vers 525) et «jamais» (vers 526) ouvrent également les portes de lespoir.
- Vers 526 : «Que» : Le même verbe pouvait avoir deux compléments de construction différente.
- Vers 528 : «quelquefois souhaité de vous voir» : Au vers 132, Pylade avait dit : «Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.». Cléone, au vers 391, avait surenchéri : «le même Oreste / Dont vous avez cent fois souhaité le retour.» Hermione ne prend à son compte les paroles de Pylade.
- Vers 530 : Émile Faguet y vit un de ces mots plaisants dont, selon lui, lacte II est plein.
- Vers 531 : Racine avait dabord écrit : «Ouvrez les yeux». Sa correction fut dordre psychologique : Oreste invite Hermione à parler en son propre nom, par rapport à lui, Oreste, et non à travers quelque impératif familial ou politique.
- Vers 534 : «leurs armes» : «les armes de mes yeux». Selon les métaphores galantes, les yeux étaient censés, comme larc de Cupidon, lancer des traits, des flèches, qui blessaient les curs.
- Vers 535 : «forçaient destimer» : Nous écririons aujourdhui : «forçaient à estimer».
- Vers 536 : «je voudrais aimer» : Le conditionnel adoucit à peine la brutale expression de limpuissance dHermione : éprouve-t-elle du regret?
- Vers 537 : «Je vous entends» : «Je vous comprends».
- Vers 538 : Émile Faguet y vit un de ces mots plaisants dont, selon lui, lacte II est plein.
- Vers 540 : «Je vous haïrais trop Vous men aimeriez plus.» : Chez Racine, la haine est plus proche de lamour que lindifférence.
- Vers 541 : «contraire» : «différent».
- Vers 545 : «respects» : «actes de respect».
- Vers 546 : «pour moi» : «en ma faveur».
- Vers 547 : «disputez» : «discutez», «luttez en paroles».
- Vers 550 : «l» : Le pronom personnel neutre annonçait souvent, au XVIIe siècle, une proposition subordonnée qui allait suivre.
- Vers 552 : «des mépris» : Lemploi du pluriel constitue ce quen grammaire latine on nomme le pluriel dembellissement : lexpression devient plus noble.
- Vers 554 : La construction est relâchée, volontairement familière.
- Vers 558 : «un témoin» : «une preuve».
- Vers 560 : «comme moi» : «aussi peu que moi».
«mépriser leur pouvoir» : «ne pas le mépriser plus que moi», «ne pas le mépriser du tout».
- Vers 562 : «un rebelle» : Le mot pourrait avoir un double sens,
- Vers 563 : «le prix» : «la punition», cest-à-dire la guerre.
- Vers 564 : Ce vers est une bravade.
- Vers 568 : Il est imprégné de préciosité. Il y a ici un véritable jeu de mots, une pointe.
- Vers 570 : «cependant» : «pendant ce temps-là».
- Vers 572 : «Phrygienne» : Hermione, dans sa colère, nie à Andromaque son appartenance à la Troade.
- Vers 573 : «Et vous le haïssez?» : Émile Faguet y vit un de ces mots plaisants dont, selon lui, lacte II est plein.
- Vers 575 : «le silence» : Dans Britannicus, Néron dit :
«Vous naurez point pour moi de langages secrets :
Jentendrai des regards que vous croirez muets.» (vers 681-682).
- Vers 576 : «mal couverts» : Cela forme une proposition participale équivalant à cette proposition temporelle : «lorsquils sont mal couverts».
- Vers 577 : «prévenue» : «animée dune prévention, dun préjugé défavorable» ;
- Vers 578 : «Répand sur mes discours le venin qui la tue» : Alliance hardie du concret et de labstrait. Le venin est «ce qui détruit le tempérament par quelques qualités malignes et occultes, et qui peut causer la mort.» (Dictionnaire de lAcadémie, 1694).
- Vers 584 : «Que» : «à moins que». Vaugelas jugeait cette forme «très française et très élégante».
- Vers 585 : Racine avait dabord écrit : «Au nom de Ménélas, allez lui faire entendre». Par sa correction, il voulut insister sur lautorité paternelle pour bien rendre les murs du XVIIe siècle.
- Vers 587 : «Troyen» : Hermione ne sattaque pas encore à Andromaque. En sen prenant au seul Astyanax, elle manifeste simplement un esprit patriotique. Mais, derrière ce mépris xénophobe, on sent la haine de la rivale.
Intérêt de laction
La scène est organisée ainsi :
1. Oreste et Hermione se montrent également animés du désir de se plaire (vers 477-511).
2. Ils partagent une illusion de sympathie éprouvée dans des situations analogues (vers 512-549).
3. Le ton des deux personnages évoluant, ils abandonnent les fausses amabilités du début. Des sentiments hostiles saffrontent dans un affreux duel, bien quils semblent finalement se concerter pour agir (vers 550-590) : Hermione déclare : si Pyrrhus «y consent, je suis prête à vous suivre» (vers 590).
Il y a donc un rebondissement de laction. Le refus dHermione devant lévidence (lamour de Pyrrhus pour Andromaque) lui interdit de se résigner. Quelle le fasse, et la pièce sachèverait. Mais Racine fut un dramaturge assez habile pour maintenir le spectateur en haleine.
Cette scène est essentielle dans lensemble de laction. Hermione, en promettant à Oreste de le suivre si Pyrrhus ne livre pas Astyanax, se lie à Andromaque. Ainsi, le nud semble se défaire prématurément. Mais ce que cette scène nous révèle de la violence dHermione et de la soumission que lui apporte Oreste nous permet dattendre davantage dune situation aussi complexe.
Il faut remarquer quune légère transposition suffirait pour rendre cette scène comique.
Intérêt littéraire
La rhétorique est déplacée, poussée à I'excès et parfois au ridicule chez Oreste dans ses déclarations enflammées à Hermione (vers 481-504). Son style au début de son entrevue est, tout comme celui de Pyrrhus, tout à fait précieux, et les vers 495-504 le sont tout particulièrement. Il tient des propos damour qui auraient enchanté Bensérade, Voiture, labbé Cotin, voire Mascarille ou Trissotin. Hermione se moque de «ce funeste langage» (vers 505), de ces «tristes discours» (vers 519). Aussi ce passage peut-il sembler ne pas être de mise ici. Mais il faut excuser Racine qui, en réalité, résista au goût précieux de son temps. Si ses héros madrigalisent, cest par exception. Dailleurs, ce ton ne se maintient pas au long de la scène.
En effet, on trouve au vers 538 la nudité presque prosaïque de I'amertume ou de la violence.
Intérêt documentaire
La pièce est en fait un tableau des murs du XVIIe siècle où lobéissance de la jeune fille à ses parents était un devoir absolu. Iphigénie déclarera :
«Je saurai, sil le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.»
Plus simplement, Hermione dit : «Mon père lordonnait» (vers 523).
Aux vers 574-576, Oreste revendique la transgression de la règle de la discrétion, qui était essentielle pour la société galante du XVIIe siècle.
La scène a aussi un aspect politique. Par une sorte dauto-défense, Hermione substitue à un conflit sentimental un problème politique (vers 562, 564, 586) car, dans les mariages princiers, lamour nentrait pas en ligne de compte. Le problème se pose de la même façon, mutatis mutandis, pour Hermione et pour Pyrrhus (voir le vers 286).
Intérêt psychologique
Oreste prend dabord un masque damant bouffon. Dans sa première tirade, des vers 481 à 504, il est précieux dans son parallèle très usé entre lamour et la guerre (vers 485-490). Les mots «divine princesse» (vers 529) révèlent à quel point est désuet ce discours chevaleresque et romanesque quon peut rapprocher de celui quutilise Sévère dans Polyeucte. Son absence de volonté, manifeste au vers 484, nimplique cependant pas de la lâcheté (vers 487-490). Cette tirade permit à Racine de marquer le poids de la fatalité qui pèse sur ce malheureux, et il lui prêta même quelques accents qui ont une résonance romantique par ce goût quil a de se repaître de sa propre désespérance, de sa propre souffrance.
À partir du vers 537, il devient pessimiste, ce qui est pour lui une forme de lucidité. On peut se demander si sa brutale observation du vers 549 est consciente ou involontaire.
Sa tirade des vers 573-576 prouve quil est clairvoyant : il comprend trop bien que la «haine» dHermione pour Pyrrhus est «un effort damour». Cette impression quil semble avoir eue depuis longtemps transforme ce dialogue en un affreux duel où saffrontent des sentiments hostiles.
Il apparaît enfin ce quil est : un passionné tragique.
Au début de la scène, Hermione est encore lucide, et se montre ferme. Elle sait même sexprimer en femme du monde, comme Andromaque (la situation des deux femmes est dailleurs parallèle, puisquelles sadressent à des hommes quelles naiment pas, mais dont elles ont besoin). Malgré son désir de ménager Oreste, il y a, dans le petit sermon (vers 505-511) quelle lui adresse, une nuance de dédain ; elle a le même sentiment de supériorité sur Oreste que Pyrrhus sur elle.
En répondant à la première tirade dOreste, elle se montre affable. Mais la réaction quelle a au vers 514 quand Oreste lui révèle léchec de sa mission, montre vers qui vont ses intimes pensées. La volonté de mourir annoncée par Oreste loblige à prendre, à son tour, une décision, quelle avait laissé pressentir aux vers 406-408. Mais, toujours orgueilleuse, elle essaie de sauver les apparences (vers 522-523), et se retranche derrière lautorité paternelle. Aux vers 523-528, puis 533-536, en laissant supposer une complicité avec Oreste, elle montre une cruauté inconsciente, sans scrupule ni remords, qui répond à celle de Pyrrhus et à celle dOreste. Elle nest pas mécontente, au fond delle-même, davoir Oreste pour souffre-douleurs.
Mais, au vers 550, un raz-de-marée passionnel la submerge. Les vers 550-554 sont un sursaut de colère, dû au fait quOreste a mis trop directement le doigt sur la plaie en peignant lindifférence de Pyrrhus. Aussi, après quil la blessée, elle contre-attaque sans ménagement (vers 554).
Le vers 570 traduit son véritable sentiment : elle veut avant tout empêcher que sa rivale ne triomphe ; elle est prête à perdre Pyrrhus, mais il faut quAndromaque, dont elle croit contrarier lambition, le perde aussi. Cet appel au patriotisme grec quelle lance ensuite nest quune façade destinée justement à voiler ce que le vers précédent avait de trop cru.
Au vers 573, on constate quelle refuse de se voir telle que nous la voyons, telle quOreste la voit.
Elle sait et sent quil est impossible quun parfait «cavalier» du XVIIe siècle, comme Pyrrhus, ait lincivilité de la renvoyer, puisque ce serait contraire au code de lhonneur (vers 584 et 589).
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Acte II, scène 3
Notes
- Vers 595 : «objet» : Dans le langage galant, «femme aimée».
- Vers 596 : «à» : Le mot était volontiers employé dans des cas où nous dirions «pour».
- Vers 601 : «Hermione rendue» : Construction latine du participe : «rendue à moi, à mon amour».
- Vers 602 : Le vers sélargit sans doute au-delà du spatial et même du temporel, mais perd un peu en clarté.
- Vers 604 : «Amour» : La personnification mythologique de lamour.
Comblé par la promesse que vient de lui faire Hermione de le suivre si Pyrrhus ne livre pas Astyanax, Oreste se réjouit, exulte (vers 591-592). La trahison de sa mission est particulièrement nette aux vers 597-602. Au vers 597, il affirme : «cen est fait». Mais ce nest pas le cas, car, à ce moment même, Pyrrhus sest déjà ravisé : poussé à bout par les mépris dAndromaque, il va livrer Astyanax. La joie et loptimisme dOreste ne sont donc pas justifiés, dautant plus que la scène précédente na fait que confirmer lindifférence dHermione, dont le seul souci est de pouvoir sappuyer sur un allié. Mais laveuglement dOreste sexplique par le besoin quil a, pour trouver encore une raison de vivre et dagir, de se créer une illusion réconfortante.
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Acte II, scène 4
Notes
- Vers 608 : «connu» : «reconnu».
- Vers 610 : Il résume le discours dOreste aux vers 143-172.
- Vers 613 : «courroux légitime» : celui dOreste, celui des Grecs.
- Vers 615 : «conseil» : «décision».
La phrase est rompue par une anacoluthe, et signifie : «Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux, vous achetez la paix avec le sang dun malheureux.»
- Vers 623 : «son frère» : La tournure est un peu forcée : «puisque vous êtes le fils du frère de Ménélas», Agamemnon.
Intérêt de laction
Dans cette scène, Pyrrhus annonçant quil livre Astyanax (vers 605-616) et quil épouse Hermione (vers 617-624), lillusion dOreste étant en un instant anéantie, nous avons un véritable coup de théâtre, un renversement de situation, une péripétie (changement subit de fortune dans la situation du héros) dont la grande importance dramatique apparaît bien si on oppose les vers 594 et 614.
Intérêt psychologique
Si Oreste était fidèle à sa mission dambassadeur, il devrait approuver Pyrrhus. Mais il y a longtemps quil a abandonné ce travestissement, et ses réactions sont celles dun homme qui voit soudain lui être ravi lobjet de ses aspirations, objet quil croyait enfin atteindre ! Sa surprise ne lui permet dabord que sa timide condamnation, aux vers 615-616, de la décision qui fait le succès de sa mission. Puis, lorsque son malheur lui apparaît complet, il lance ce cri désespéré : «Ah ! Dieux !» (vers 625), les dieux représentant ici cette fatalité dont il est léternelle victime.
On constate que, blessé par lattitude dAndromaque, qui na pu que se lamenter et invoquer désespérément le nom dHector, qui lui a fait subir une vexation en le comparant à son époux, qui na pas fléchi dans sa détermination, il a subi un bouleversement, cette volte-face sexpliquant du fait quil est jeune, quil montre linstabilité de la jeunesse, ainsi que ses emportements. Mais il proclame qu'il a réfléchi (vers 605-614), qu'il est redevenu sage, maître de lui, héroïque, admirable (vers 625-636). Il en arrive à le croire lui-même, tant il est ravi de retrouver un sens. En fait, il ne s'agit que d'un nouveau rôle, fort éphémère, quil joue pour éviter de perdre la face. Il prétend que sa décision est conforme à la raison, mais quest la raison quand il sagit de lamour-passion? Ce que nous connaissons déjà de son caractère ne nous permet pas de croire à la sincérité de cette attitude.
Il semble, dautre part, quulcéré de cette décision mais contraint de la prendre, il trouve un certain plaisir, aux vers 619-620, à faire souffrir Oreste dont il connaît la passion inassouvie, et les véritables mobiles. Aussi, dans sa première tirade, laccable-t-il sous les éloges, et sexcuse-t-il, ce qui ne peut quaugmenter la confusion de son hôte. Mais, plus machiavélique encore, dans sa seconde tirade, il décoche quelques flèches qui sont enduites dune ironie dédaigneuse : nest-elle pas ridicule, en effet, la situation de ce soupirant condamné à être le témoin du mariage de celle quil aime?
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Acte II, scène 5
Notes
- Vers 629 : «une flamme» : Mot du vocabulaire précieux qui désigne la passion amoureuse.
Elle est «servile» au sens propre, puisque Pyrrhus aime une esclave.
- Vers 631 et 634 : «la gloire» : «Lhonneur» (sens cornélien). Quand Pyrrhus se croit «maître de lui comme de lunivers» (comme Auguste dans Cinna), il emploie tout naturellement des mots du vocabulaire cornélien.
- Vers 641 : «fondaient» : Limparfait équivaut à un conditionnel.
- Vers 643 : «heureuse cruauté» : Loxymoron na rien dartificiel, puisquil exprime la déchirure de lêtre.
- Vers 644 : «l» : Le pronom personnel neutre annonçait souvent, au XVIIe siècle, une proposition subordonnée qui allait suivre.
- Vers 647 : «succès» : «résultat, favorable ou défavorable» (sens latin de «successus»).
- Vers 649-650 : «et, toujours plus farouche, / Cent fois le nom dHector» : Construction par syllepse : «farouche» se rapporte à Andromaque et non au «nom dHector» comme lexigerait la logique.
- Vers 653 : Cest un souvenir de lÉnéide de Virgile : «Tels étaient ses yeux, ses mains, son visage» (III, 490).
- Vers 658 : «flatte» : «trompe», «fait illusion».
- Vers 662-663 : Il faut noter le jeu des noms propres, opposés ou accouplés. Lobstacle évoqué par Pyrrhus est celui même quAndromaque lui opposait aux vers 359-362.
- Vers 665 : «content» : «vous contentant de», «vous bornant à lui plaire».
- Vers 667 : «hymen» : «mariage».
- Vers 669-670 : Émile Faguet y vit un de ces mots plaisants dont, selon lui, lacte II est plein.
- Vers 673 : «charme» : «sortilège», «enchantement magique».
- Vers 677 : «Y», dans son acception de pronom, semployait avec une liberté absolue dans lancienne langue, et son usage sen maintient encore dans lusage populaire.
«à sa vue» : «en face».
- Vers 679 : «humiliés» : Le rejet de ce mot en fin de vers lui donne une signification très riche.
- Vers 686 : «flatte» : «lui donne de lespérance». Les vers qui suivent justifient cette interprétation. «De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé?», demande de la sorte Phèdre, en III, 1.
- Vers 687 : «que sur moi» : «si ce nest».
- Vers 688 : «doi» : Pour faciliter la rime, les poètes du XVIIe siècle utilisaient les verbes «faire», «dire», «craindre», «prendre», «croire», «devoir», «savoir», «voir», sans «s» à la première personne du singulier du présent de lindicatif. Cest dailleurs lorthographe étymologique.
- Vers 697 : «se dispose» : «se prépare».
- Vers 700 : «en» : Le pronom se rapporte à lidée exprimée par Pyrrhus. Pourquoi étaler ce dessein cruel : livrer Astyanax aux Grecs?
- Vers 702 : «Je tentends» : «Je te comprends».
- Vers 706 : «son fils» : Ladjectif possessif est employé ici avec sa valeur affective ; il y aurait eu moins de tendresse dans «le fils dAndromaque».
- Vers 708 : «Protestez-lui» : «Promettez-lui solennellement».
Intérêt de laction
Seul avec son confident, Phoenix, Pyrrhus a dabord le sentiment davoir remporté une victoire sur lui-même en prenant la décision de livrer Astyanax aux Grecs, et dépouser Hermione pour se venger dAndromaque. Le récit quil fait (vers 644-656) de son entrevue avec elle permet déviter la monotonie, et de respecter la règle du respect de lunité de lieu ; surtout, il explique le revirement du vers 614. Le spectateur est tenu en haleine.
Comme le premier, le second acte s'achève sur une décision, mais on en mesure la fragilité en observant que c'est Phoenix qui conserve I'initiative : il essaie de provoquer, chez Pyrrhus, un sursaut de dignité, et lui rappelle la parole donnée (vers 707-708).
Cette conclusion provisoire est très conforrne à I'art classique, et, plus particulièrement peut-être, à I'art racinien. Puisque I'action est tout intérieure, et que Racine répugne à accumuler, comme Corneille, les obstacles extérieurs, il est logique qu'on s'attende à des rebondissements tant que le principal intéressé n'a pas choisi, sans retour, une détermination. Héros cornélien, Pyrrhus eût fait un bilan de la situation, et sa «gloire» lui eût dicté de renoncer à une entrevue périlleuse. Héros racinien, il confère avec son confident ; mais, au lieu de l'écouter, il entend Andromaque, et il sauve sa dignité par une décision dont il sait parfaitement qu'elle restera sur le bord de ses lèvres.
Cette scène est parallèle à II, 1. De même quHermione cherche à sillusionner sur les sentiments quelle éprouve pour Pyrrhus, de même celui-ci voudrait croire quil sest détaché dAndromaque. De même que Cléone est une observatrice clairvoyante de la situation, de même Phoenix nest pas dupe. Dans les deux scènes, malgré les tergiversations, lattitude plus raisonnable semble être prise. Mais, aux deux moments, le spectateur comprend combien de telles décisions sont fragiles.
Malgré le tragique de la situation, il y a dans cette scène quelques éléments de comédie. On trouve dailleurs des situations analogues dans des pièces de Molière : Le dépit amoureux (IV, 3) ou Le bourgeois gentilhomme (III, 9). En 1719, labbé du Bos raconta quà la représentation de cette scène, particulièrement aux vers 676-680, «le public rit presque aussi haut quà une scène de comédie», tandis que Louis Racine rapporta dans ses Mémoires : «Je me souviens davoir entendu dire à Boileau quil avait longtemps comme un autre admiré cette scène, mais quil avait depuis changé de sentiment, ayant reconnu quelle ne convenait point à la dignité de la Tragédie.» De fait, la conduite de Pyrrhus est comique. Son comportement est dirigé par sa passion, comme celui dun personnage de comédie par son ridicule. Et Phoenix lui fait des remontrances. Mais lacteur ne doit pas mettre en relief ce trait de caractère, qui doit sinscrire dans le contexte tragique. On constate donc que le tragique de Racine est assez souple, assez divers, pour admettre la comédie.
Intérêt psychologique
Phoenix, qui correspond au type du confident dans la tragédie classique, n'a pas un rôle simplement épisodique. «Gouverneur dAchille puis de Pyrrhus», il peut se permettre de donner à celui-ci des conseils et presque des injonctions. Il est sa conscience raisonnable puisque chez celui-ci la raison est submergée par la passion. Comme Cléone, il se substitue à lui pour lui indiquer la ligne de conduite souhaitable. Il nest pas dupe de lemportement du roi, et lui montre que, sil veut revoir Andromaque, cest parce quil laime toujours. Aussi le ton de ses répliques varie-t-il au cours de la scène : dabord, il est satisfait de lattitude de son élève ; puis, au vers 671, il laisse percer son agacement à lentendre parler dAndromaque, et lui recommande une visite à Hermione en feignant de voir en Oreste un rival dangereux. La persistance de la passion étant indubitable, il la combat avec force, et se permet une peinture méprisante de la situation où elle place le roi. Péremptoire au vers 685, il est logique dans sa remarque du vers 700, et croit avoir finalement triomphé. Irrité dans son sens de la logique (vers 700-701), il prévoit les actes de Pyrrhus, et déduit leurs conséquences. Mais il est incapable d'entrer dans ses sentiments. Par sa lucidité, il représente le spectateur.
Pyrrhus senorgueillit dabord de sa «victoire» ; il éprouve la satisfaction de retrouver sa «gloire», cette gloire si chère aux héros cornéliens, tout en reconnaissant être devenu le serviteur de sa captive, I'esclave de son esclave, avouant : «Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle » (vers 642) - «Un regard meût tout fait oublier.» (vers 641) car il a été très près de sa défaite, faisant appel aux images intérieures pour ne pas tout oublier. Il justifie sa décision en rappelant la conduite dAndromaque :
«Tu I'as vu, comme elle m'a traité.» (vers 643),
en se complaisant dailleurs (vers 644-651 et 658-663) dans des images qui ressuscitent sa colère, mais qui, à elles toutes, sont incapables de chasser lamour. Il y faut autre chose : la vanité blessée. Doù le soupçon quAndromaque se joue de lui, se croit sûre de lui et delle. Pyrrhus est-il fait pour ce rôle desclave? Assurément, non. Mais est-il bien sûr quAndromaque se joue de lui? Na-t-elle pas, au fond du cur, quelque penchant inconscient qui la rendra jalouse si un noble amant épouse Hermione? Lespoir est sans doute chimérique.
Il se plaint de ses «emportements» (vers 653), limminence du danger nayant provoqué chez elle aucun fléchissement, aucune défaillance (vers 648-649). Elle ne sut quinvoquer Hector (vers 643-668), le rival mort, plus puissant que sil était vivant, puisquil lui échappe, dont il est jaloux. Il se plaint des comparaisons désavantageuses faites par Andromaque avec Hector. Au vers 644, il coupe la parole à Phoenix, car il retrouve devant lui limage de la personne qui lobsède. Pour lui, comme pour tout passionné, «un seul être vous manque et tout est dépeuplé». Ainsi, bien quelle soit absente, Andromaque intervient dans cette scène. Au vers 670, il laisse éclater la naïveté de la jeunesse.
Il pense à toutes les conséquences que va avoir cette décision, mesure aussi les troubles quil évite, les dangers et les ennuis quil sépargne. Ainsi, son devoir et son intérêt sont daccord. Mais cette satisfaction est dans les mots, non dans le cur. Est-il guéri de sa passion? Ne trahit-il pas son désir inconscient de la revoir, même si cest apparemment pour mieux se venger delle (vers 669-684), ce désir puéril daller la «braver» (vers 677), de susciter en elle du dépit, préparant un nouveau revirement? Nest-ce pas trop complaisamment quil se représente sa douleur prochaine dont il sera, lui, lauteur?
Il se révolte contre cette passion aussi obstinée quimpuissante. Mais ce qui est non moins certain, cest que cette vengeance tuera celle quil adore toujours. Il ne reste quà se précipiter en aveugle dans une décision à laquelle il ne veut plus réfléchir. Ainsi, ses sentiments dans cette scène ne sauraient être ni sincères ni durables. Sa dernière tirade (vers 685-699) est particulièrement riche en revirements.
Finalement, il laisse à Phoenix I'initiative (vers 706). Mais n'y a-t-il pas là une pauvre habileté d'homme sans volonté qui se réserve le droit de rejeter les responsabilités sur son conseiller si les choses tournent mal? Ou bien n'est-ce pas une sorte d'abandon dramatique? Hors la présence d'Andromaque, rien n'existe, pour Pyrrhus, que des mots.
On peut penser que Racine se moqua du personnage en lui prêtant des propos de jaloux de comédie de boulevard (vers 644-654).
Surtout, il montra que l'amour est une faiblesse (vers 686), et que le coeur a sa logique, qu'un homme de bon sens comme Phoenix ne peut comprendre ; conception janséniste qui rappelle celle que Pascal exprima ainsi : «Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point.»
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Acte III, scène 1
Notes
- Vers 709 : «fureur» : Le mot est employé, ici encore, dans le sens de «folie». Chaque fois que paraît Oreste, Racine souligne, dune manière ou dune autre, quil est un véritable possédé.
- Vers 710 : «connais» : «reconnais».
- Vers 711 : «de saison» : La «saison» est «le temps propre pour faire quelque chose. Il se dit dans les choses morales.» (Dictionnaire de lAcadémie, 1694). La locution était familière et peu employée par les auteurs de tragédies.
- Vers 712 : Il définit exactement Oreste qui est le contraire même dun héros cornélien.
- Vers 715 : «achever» : «rendre complet» (Littré).
- Vers 719 : «transport» : «mouvement violent de lâme».
Racine avait dabord écrit : «Faites taire, Seigneur, ce transport inquiet». Les deux impératifs juxtaposés donnent évidemment beaucoup plus démotion aux exhortations pressantes de Pylade.
- Vers 722 : Racine avait dabord écrit : «Tout dépend de Pyrrhus, et surtout dHermione». Il supprima une simple préposition, mais, ce faisant, il transforma une formule banale en un beau vers où le mot «Hermione», déjà allongé par la diérèse («Hermi-one») prot une ampleur souveraine.
- Vers 724 : Pendant lentracte, Oreste a cherché Hermione sans la trouver.
- Vers 728 : «quel était» : «quel devait être», «quel aurait été».
- Vers 729 : «éperdu» : «qui est profondément troublé par la crainte ou par une passion quelconque.» (Littré).
- Vers 733 : Ce vers annonce le dénouement. Dans l'Antiquité, selon Thucydide, lÉpire passait pour peuplée de barbares. L'Odyssée plaça l'oracle des morts en Épire, au-delà du monde des vivants, dans la vallée de l'Achéron, dont le nom correspond à celui du fleuve des Enfers.
- Vers 734 : «bizarre» : Le mot signifiait «fantasque, bourru, capricieux, fâcheux, importun, désagréable» (Dictionnaire de lAcadémie, 1694). Pylade veut dire : «Vous accusez Pyrrhus dêtre le responsable dune situation bizarre que le destin a voulue.»
- Vers 737 : «le flatte» : «lui fait plaisir».
- Vers 738 : «il dédaignait» : Limparfait a la valeur du conditionnel, mais marque une réalisation plus rapide que lhypothèse.
- Vers 741 : «cen était fait» : Lindicatif signifie que, pour Oreste, laction est réellement accomplie.
«Hermione gagnée» : La construction participale donne force de réalité à lillusion dOreste.
- Vers 743 : «confus» : «hésitant».
- Vers 749 : «quand» : «en admettant que».
- Vers 752 : Racine avait dabord écrit : «Au lieu de lenlever, seigneur, je la fuirais».
- Vers 754 : «détestera» : «vouera aux puissances infernales».
- Vers 755 : «hymen» : «mariage».
- Vers 762 : «inhumaine» : Terme de la langue des précieux fort à la mode à lépoque, et que Racine utilisa fréquemment, qui désigne une femme insensible à lamour.
- Vers 765 : «succès» : «résultat, favorable ou défavorable» (sens latin de «successus»).
- Vers 767 : «États» : Les royaumes grecs dont Oreste est lambassadeur.
«soins» : «efforts», «mal quon se donne pour obtenir ou éviter quelque chose».
- Vers 770 : «la fable» : «le sujet de moquerie».
- Vers 771 : «Que veux-tu?» : Tournure familière comme on en rencontre assez fréquemment chez Racine. Ce mélange des tons, qui jamais ne manque de dignité, explique en partie le parfait naturel de son théâtre. Racine répugna à I'enflure, dont Corneille ne fut pas toujours exempt.
- Vers 772 : Phèdre connaîtra les mêmes tourments et pour les mêmes raisons ; elle aussi sera marquée par la fatalité, et elle en sera consciente. Pas plus qu'Oreste elle ne pourra connaître le repos, mais seulement des répits.
- Vers 775 : On peut le traduire par : «Quelle que soit la partie de mon existence que je considère.»
- Vers 778 : Cest un cri de révolte religieuse : puisque, de toute façon, les dieux se comportent de manière cruelle avec les mortels, mieux vaut justifier leur courroux. N'y aurait-il pas là la plainte orgueilleuse du janséniste inquiet quétait Racine?
- Vers 781 : Chez Euripide (Oreste), Oreste dit de même : «Infortuné ! je vois que mes maux vont encore retomber sur toi.»
- Vers 783 : «séduit» : «te détourne du droit chemin» (sens étymologique).
- Vers 787 : «cur» : «courage» (sens étymologique).
- Vers 788 : «amitié» est ici employé dans son sens propre, et non (par litote) dans le sens d«amour» quil a au vers 903.
- Vers 790 : Il y a élargissement du lieu par un décor hors palais.
- Vers 791 : Dans Bajazet, on lit : «Nourri dans le sérail, jen connais les détours.»
- Vers 800 : «Dissimulez» : Pylade répète ce quil a déjà conseillé au vers 719.
- Vers 801 : «Gardez» : «Prenez garde que».
«le coup» : Le mot na pas ici le sens familier quil a pris aujourdhui ; il signifie «une action mauvaise, ou tout au moins une action hardie» (Littré).
- Vers 803 : «voi» : Pour faciliter la rime, les poètes du XVIIe siècle utilisaient les verbes «faire», «dire», «craindre», «prendre», «croire», «devoir», «savoir», «voir», sans «s» à la première personne du singulier du présent de lindicatif. Cest dailleurs lorthographe étymologique.
Intérêt de laction
Le revirement de Pyrrhus, lui-même résultant directement de la vexation quAndromaque lui fit subir par ses comparaisons avec Hector, a pour conséquence de provoquer le désarroi et le désespoir dOreste, que Pylade essaie de tempérer.
La scène se déroule ainsi :
1. La «fureur extrême» dOreste (vers 709-733).
2. Sa haine pour Pyrrhus (vers 734-747).
3. Sa volonté denlever Hermione quelles que soient ses dispositions à son égard (vers 748-785).
4. La mise au point du projet denlèvement (vers 786-804).
Oreste prend une décision qui annonce le dénouement (le vers 764 correspond aux vers 1581-1582), que Racine, conformément à sa conception de la structure d'une tragédie, préfigura ici. D'ailleurs, au vers 730, Oreste pressent sa folie, et, au vers 733, laisse prévoir le meurtre de Pyrrhus.
Oreste et Pylade imaginent tous les deux leur avenir, mais, pour Pylade, il est au futur (vers 764, 766), et, pour Oreste, au conditionnel (vers 767-768), ce qui ne l'empêche pas de parler au présent pour envisager I'avenir qu'il veut vraiment réaliser (vers 760-764).
Au vers 804, le spectateur, qui embrasse les intérêts dOreste, se demande sil aura la force de se maîtriser malgré ses affirmations.
Intérêt psychologique
Pylade, sil est plein de bon sens et de clairvoyance, sil traite Oreste en malade, se montre d'une soumission absolue. Le plus qu'il espère obtenir de lui, c'est la dissimulation (vers 719) ; il ne tente même pas de le dissuader. Il essaie de le retenir, mais, se rendant compte de limpossibilité dune telle tentative, il nentre dans ses desseins que pour ne pas le heurter de front. Il fait donc passer limpulsion de son sentiment avant les exigences de sa raison, conservant cette attitude qui lui faisait dire, dans les premiers vers de la pièce, «Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger».
Mais il choisit daider Oreste. Encore le fait-il avec réflexion et circonspection, déterminant quel doit être le meilleur moyen darriver à leurs fins. Doù ces conseils de prudence, de dissimulatuion. Cependant, il ne peut sempêcher de reprocher à Oreste linutilité de son emportement (vers 728), de lui montrer combien la situation de Pyrrhus est semblable à la sienne (vers 735-736), de faire sentir combien il doute dun changement dattitude chez Hermione (vers 747). Oreste se calmant, il se permet de revenir à son idée première, à sa solution sage : la fuite loin dHermione, la recherche de loubli. Mais son ami sanimant de nouveau, il objecte timidement quil sattirera lopprobre de ceux qui avaient confiance en lui. Enfin, il est lallié fidèle, le comparse docile, poussant, aux vers 787-794, le culte de lamitié jusquau sacrifice. Cette attitude a été diversement interprétée : pour Saint-Marc Girardin, elle est «ladmirable réponse dun ami dévoué et intelligent» : pour Géruzez, elle évoque la complaisance des valets de comédie. Mais un rôle aussi ingrat nexpose-t-il pas à de telles ambiguïtés?
La scène découvre des aspects nouveaux du caractère dOreste.
Il est dabord encore pleinement lucide : s'il évoque sa folie, c'est à I'imparfait (vers 725-726) ou bien au conditionnel (vers 729). Il exerce pour la première fois sa volonté (vers 715-716).
Mais, bientôt, loutrance de ce passionné, chez qui lamour nest plus quun instinct, apparaît sous un jour violent. Poussé au désespoir, il est en proie au désarroi, et na dautre recours que la violence et la vengeance. Frustré dans ses aspirations, il se retourne comme un fauve blessé sur ceux qui causent sa douleur ; sur Pyrrhus quil hait parce quil sent quil vient den être le jouet ; sur Hermione, car il sait quil en a toujours été le jouet. Il nexprime plus que la velléité dune cruauté gratuite, inutile. Si sa vie doit être un enfer quelle en soit un aussi pour Hermione (vers 756 et suivants). Le tragique pour lui est d'être conscient de cette manipulation, et de ne pouvoir toutefois sempêcher de sy prêter.
Au vers 760, la passion le rend égoïste, mais ce n'est pas tant par cruauté que par désir d'égalité dans le malheur, de farouche besoin de revanche. La Rochefoucauld aurait pu penser à lui, quand il écrivait : «Si l'on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à I'amitié.» En reprenant, grâce à la «rage», une certaine virilité, il restitue à I'homme son rôle traditionnel qui est de s'imposer (vers 762). Il montre aussi un goût instinctif du mal, une attirance vers le crime qui, jusque-là refoulé, nest plus maintenant contenu par une barrière (vers 771 et suivants). Il rejette avec désinvolture le fardeau de linnocence, exprimant avec franchise une attitude humaine, ce besoin quaurait lêtre humain de, soudain, ne plus sen tenir à aucune règle, de se complaire dans le désordre et lanarchie, contrepoids des contraintes sociales quil doit accepter. Ainsi, la malédiction qui le frappe mais qui ne sera plus imméritée (vers 777-778).
Remarquons encore que Racine parle en psychologue. En effet, du clinicien, il a :
- Le vocabulaire : «fureur» (vers 709) ; «transport» (vers 719) ; «éperdue» (vers 729).
- Le diagnostic : la folie est un dédoublement de la personnalité, ou, plus exactement, une dissociation (vers 710) dont le sujet peut être conscient (vers 726).
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Acte III, scène 2
Notes
- Vers 806 : «hymen» : «mariage».
- Vers 810 : «l» : Le pronom personnel neutre annonçait souvent, au XVIIe siècle, une proposition subordonnée qui allait suivre.
- Vers 811 : «flamme» : Mot du vocabulaire précieux qui désigne la passion amoureuse.
- Vers 812 : «je lallais quitter» : Autre antéposition du pronom personnel complément.
- Vers 815 : «mes yeux» : «le pouvoir de mes yeux».
- Vers 818 : «sans doute» : «sans aucun doute».
- Vers 819 : «ma foi» : «assurance donnée dêtre fidèle à sa parole.»
- Vers 822 : «la gloire» : «réputation», «honneur». Cest un des mots-clés de la psychologie cornélienne.
«on» : L'impersonnel range Hermione dans une catégorie, et lui interdit toute initiative personnelle. La multiplication des syllabes longues («oi», «ou», «on», «ou», «ai») donne I'illusion d'une mélancolie qu'elle n'éprouve d'ailleurs pas, mais qu'elle juge utile de faire paraître.
- Vers 824 : «je relâchais» : «Je me relâchais» ; I'emploi des verbes réfléchis n'était pas encore fixé au XVIIe siècle.
- Vers 829 : «la fortune» : «La fatalité». Oreste ne doit jamais laisser oublier qu'il est le jouet du «fatum».
Intérêt de laction
La scène se déroule ainsi :
1. Létonnement dHermione à lannonce de la décision de Pyrrhus (vers 805-815).
2. La soumission des deux personnages (vers 816-832).
Intérêt psychologique
Les deux personnages dissimulent leurs véritables sentiments, disent toujours le contraire de ce quils pensent.
De la part dOreste, on pourrait attendre à un courroux plus véhément. Il a la prudence de reprendre un ton froidement courtois, quand il sent qu'il va se laisser emporter (vers 825). Et il a conscience quune véritable obsession de la fatalité pèse sur lui (vers 829). Il est trahi par cette femme qui semble prête à le suivre. Il ne se fait pas dillusion sur le véritable état de son âme. Mais ayant, lui aussi, sa dignité, il ne veut pas lui donner la joie de le voir souffrir. Et, maintenant, quelle quelle soit, il est décidé à lenlever et à la contraindre à souffrir à ses côtés. Cette assurance de la vengeance le satisfait momentanément, et explique quil tienne des propos aussi modérés : il ne veut pas laisser apparaître sa détermination.
Hermione, se croyant triomphatrice assurée, affronte son soupirant. Si elle sétait montrée précédemment, alors quelle avait le cur plein de rage, incapable de duplicité et de diplomatie, maintenant, satisfaite dans ses plus chères aspirations, elle peut maîtriser sa sensibilité. Aussi élude-t-elle les questions embarrassantes que lui pose Oreste. Comme la cruauté domine toujours chez elle (vers 807-808), elle est déçue de ne pas lavoir vu souffrir suffisamment, veut se régaler de sa fureur impuissante et douloureuse. Elle cherche à la provoquer. Il éclate en effet, la traite de «cruelle» (vers 825) ; mais il se contrôle aussitôt, et elle est bien déçue : elle «attendai[t]» mieux qu«un courroux si modeste » (vers 833). Et, princesse, elle conserve le souci de sa dignité (vers 812). Une intuitive finesse lui permet de prévenir les objections possibles d'Oreste (vers 821). Elle nose dabord reconnaître son véritable désir, et feint de ne voir, comme cause de ce revirement, que la versatilité de Pyrrhus. Elle nose avouer quelle laime, et se justifie en alléguant la «gloire dobéir», le sens du «devoir», mots qui sonnent étrangement dans la bouche de celle qui se montrait prête, il y a peu de temps, à bafouer ces mêmes valeurs.
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Acte III, scène 3
Notes
- Vers 833 : «modeste» : «qui a de la modération».
- Vers 835 : «auteur» : Le mot se rapporte à Oreste ; syntaxiquement, il se rapporterait aujourdhui au sujet, «coup».
«ennui» : Le mot avait un sens plus fort quaujourdhui, celui de «violent chagrin» (du latin «in odium» : «qui entraîne dans la haine»).
- Vers 836 : «coup» : Le mot a déjà été relevé au vers 801.
- Vers 837 : «hymen» : «mariage».
- Vers 839 : Par cette interrogation, Hermione se démasque : elle voudrait se prouver à elle-même que le revirement de Pyrrhus est spontané.
- Vers 841 : «cent fois» : Exagération : en fait, les vaisseaux des Grecs n'avaient été incendiés qu'une fois par Hector et les Troyens (Iliade, chants XV et XVI).
- Vers 842 : «brûlants» : Au sens propre, puisquils avaient été incendiés par Hector. Laccord du participe employé comme verbe était admis au XVIIe siècle.
- Vers 843 : «son fils» : Il y a équivoque : est désigné Pyrrhus, fils dAchille.
- Vers 851 : «quel» : «valeur qualitative».
- Vers 852 : «exploits» : Hermione évoque à deux reprises les exploits de Pyrrhus : ici et dans IV, 5. Mais les conclusions changent selon linterlocuteur : sadressant à Cléone, elle ny voit quune raison supplémentaire de ladmirer (il va lépouser).
- Vers 854 : Racine avait dabord écrit : «Charmant, fidèle, enfin rien ne manque à sa gloire». Le déplacement de la virgule change complètement le sens de la phrase. La correction est heureuse, conforme au mouvement psychologique.
- Vers 855 : «Dissimulez» : Pylade donna déjà ce conseil à Oreste (vers 719 et 800).
«rivale» : Le mot est destiné à ranimer en Hermione le sens de sa dignité.
- Vers 856 : «sans doute» : «sans aucun doute».
Intérêt de laction
La scène se déroule ainsi :
1. Létonnement dHermione devant lattitude dOreste (vers 833-838).
2. Sa réflexion sur la conduite de Pyrrhus (vers 839-849).
3. Son abandon à lallégresse (vers 850-854).
4. Le rappel du trouble quapporte Andromaque (vers 855-857).
Intérêt littéraire
Dans les vers 851-854, Hermione fait à Cléone un vibrant tableau de son aimé, la poésie de Racine perdant un moment son ordonnance architecturale, montrant un «beau désordre» (enjambement, phase interrompue, coupes hardies) qui traduit un enthousiasme débordant.
Intérêt psychologique
Cléone a toujours la même lucidité. Elle dit à Hermione des vérités très dures, que, dans sa rude honnêteté, elle estime indispensables. Elle laisse entrevoir une menace qui se dessine (vers 834). Et elle accuse Oreste d'avoir «mis en marche la machine infernale» (R. Picard). Hermione portera la même accusation au vers 1567. C'est par pitié pour Andromaque qu'elle lui conseille de dissimuler, mais plus encore peut-être par une sorte de sagesse prémonitrice. Il y a là un aspect de la sagesse antique : il ne faut pas se laisser aller à la joie, car les dieux jaloux la font payer par des malheurs. Ainsi, le grand crime d'Oedipe a été de se réjouir.
Racine ironisa sur l'aveuglement d'Hermione qui, avec une naïve présomption, une naïve puissance dillusion, se croit triomphatrice assurée quand elle croit avoir reconquis Pyrrhus, qui montre alors un enthousiasme juvénile et aveugle(vers 846-854), ce qui fait quà défaut de sympathie, on peut avoir pour elle de la commisération. Elle exulte, la joie quelle éprouve apparaissant dans ce besoin naturel quelle a de la faire connaître à sa confidente. Elle montre que son amour pour Pyrrhus fut ambition de conquérir le vainqueur de Troie, et, dans son admiration éperdue pour lui, elle exagère singulièrement le rôle quil y a joué, recréant une lliade à la mesure de I'amant qu'elle imagine (vers 839-844). Aux vers 851-854, elle évoque un amant chevaleresque, image quelle sétait forgée alors que, jeune princesse, elle fit de lui le prince charmant de ses rêves, et quelle crut être aimée de lui parce quelle laimait. Au vers 846, elle lui prête une volonté qu'il n'a pas, la passion transfigurant tout. Amoureuse forcenée, elle ne peut connaître dautre sentiment. Aussi le respect pour sa patrie na-t-il pas de poids lorsquil lui faut trouver de bonnes raisons au revirement de Pyrrhus. Elle se montre foncièrement injuste, pensant peut-être que le mariage exige un reniement de tout ce à quoi on croyait auparavant, ce qui est encore une preuve de loutrance du personnage.
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Acte III, scène 4
Notes
- Vers 860 : «pleurante» : Laccord du participe employé comme verbe était admis au XVIIe siècle.
«à vos genoux» : Souvenir de Théodore de Corneille : «Placide suppliant, Placide à vos genoux / Vous doit être, Madame, un spectacle assez doux.»
- Vers 863 : Racine avait dabord écrit : «Par les mains de son père, hélas, jai vu percer». La correction fut habile : lemploi de ladjectif indéfini est une délicatesse dAndromaque (elle juge inutile de nommer lauteur de ses malheurs).
- Vers 864 : «où» : Remplaçant «lequel» précédé dune préposition, le mot était jugé plus élégant par Vaugelas.
- Vers 865 : «flamme» : Mot du vocabulaire précieux qui désigne la passion amoureuse.
- Vers 866 : Souvenir de lÉnéide de Virgile, où Didon dit : «Celui-là qui fut mon premier époux, celui-là a remporté avec lui mon amour, quil le possède et le conserve dans le tombeau.» (IV, vers 29-30).
- Vers 870 : «son intérêt» : «Lintérêt quon a pour lui».
- Vers 871 : «flatter» : «remplir de satisfaction».
- Vers 873 : «dix ans de misère» : cest le temps que dura la guerre de Troie.
- Vers 873-875 : Nulle part, dans lIliade, les Troyens ne menacent Hélène. On constate seulement quau chant III, quand Ménélas et Pâris (lancien et le nouveau mari dHélène) vont se battre en combat singulier, les Troyens murmurent : «Quelle sen retourne sur ses nefs, et quelle ne nous laisse pas à nous et à nos enfants, un souvenir affreux.» Et, au chant XXIV, Hélène regrette ainsi Hector : «Jamais, ô Hector, tu ne mas dit une parole injurieuse ou sévère, et si lun de mes frères ou de mes surs, ou ma belle-mère [
] me blâmait dans nos demeures, tu les reprenais et tu les apaisais par ta douceur et par tes paroles bienveillantes.»
- Vers 877 : «sa perte» : «la perte dHector».
«île déserte» : Au vers 838, Andromaque avait déclaré : «Seigneur : cest un exil que mes pleurs vous demandent».
- Vers 881 : «Je conçois» : «Je comprends». Le mot a une valeur strictement intellectuelle, et écarte toute considération dordre sentimental.
- Vers 886 : «prononcer» : «décider».
Intérêt de laction
Cette courte scène, qui met en présence pour la première fois les deux rivales, est très importante. Cette rencontre excite la curiosité du spectateur : en saffrontant, elle soffrent à son jugement ; corroborera-t-il celui de Pyrrhus?
La scène fait se succéder la supplication dAndromaque (vers 858-880) et la réponse dHermione (vers 881-886).
Limprudente invitation à «fléchir Pyrrhus», que fait Hermione à Andromaque, en la metant au défi, en lui rappelant le pouvoir quelle peut exercer sur lui, amènera un rebondissement de laction.
Intérêt littéraire
La supplique dAndromaque est conduite selon les règles de la rhétorique : à lexorde, qui est une interpellation (vers 858-860), succède lexposé des arguments déterminants : lindifférence pour Pyrrhus (vers 861-866), lattachement à son fils (vers 867-872), la protection accordée à Hélène (vers 873-876), la volonté de sexiler (vers 877-880). Mais, comme tout effet de style tuerait lémotion, Racine sut trouver les accents les plus simples (vers 867-868).
Intérêt psychologique
On constate bien ici quAndromaque domine la pièce, par sa faiblesse et par son impuissance. Mais elle nest pas quune victime gémissante, car Racine réussit à peindre en elle une femme plus variée et plus vivante. Cette grande dame consciente de sa beauté, de son prestige et de sa séduction (vers 859-860), montre un esprit délié, sa supplique étant composée de différents arguments. Elle fait dabord à sa rivale, au vers 862, un compliment qui, venant delle, a une grande valeur. Elle la rassure en indiquant quelle ne pense quà Hector, quelle est possédée par lamour du mari quelle a perdu, qui représente pour elle lattrait de la mort :
«Ma flamme par Hector fut jadis allumée,
Avec lui dans la tombe elle sest enfermée.» (vers 865-866).
Mais elle indique quelle est possédée aussi par lamour du fils quil lui a laissé. Et, fort habilement, elle fait entrevoir à Hermione la perspective dune maternité. Elle rappelle laide quHector apporta à Hélène, la mère dHermione. Enfin, elle affirme que son unique désir est celui de se faire oublier.
Elle nous prouve ici quelle sait user de diplomatie. Sa supplique est un subtil dosage dhabileté et de pathétique. Et elle peut dautant mieux sadresser ainsi à Hermione quelle ne sest jamais rendue coupable de coquetterie à légard de Pyrrhus.
Hermione, si elle était juste, devrait ladmettre, et accéder à une telle demande. Mais, son orgueil et son amour laveuglant, elle est toute à son triomphe, un triomphe quelle veut cruel. Elle teint sa réplique dune brièveté glaciale, faisant preuve dhypocrisie en se déclarant soumise à la volonté de son père comme à celle de Pyrrhus (vers 881-883), en ayant aussi limprudence, par la flèche empoisonnée des vers 884-886, de mettre Andromaque au défi, de lui rappeler le pouvoir quelle peut exercer sur Pyrrhus. Par cette vengeance de femme jalouse, elle détruit le commencement de sympathie quavaient éveillée ses joyeuses illusions de la scène précédente.
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Acte III, scène 6
Notes
- Vers 891 «la princesse» : Cest Hermione. Pyrrhus affecte de ne pas tenir compte de la présence dAndromaque, dans ce qui ressemble, jusquau vers 900, à une scène de dépit amoureux
- Vers 892 : «le pouvoir de mes yeux» : À la scène précédente, Céphise avait dit à Andromaque : «Un regard confrondrait Hermione et la Grèce» (vers 889).
- Vers 903 : «amitié» : Cest une litote qui traduit la délicatesse et lémotion dAndromaque.
- Vers 918 : «flamme» : Mot du vocabulaire précieux qui désigne la passion amoureuse.
- Vers 929 : «ma famille entière» : La belle-famille dAndromaque lors du sac de Troie. Ses parents habitaient Thébé ; son père Éétion et ses frères avaient été tués par Achille longtemps avant la prise de Troie.
- Vers 938 : Souvenir de lIliade dHomère (XXIV).
- Vers 944 : Souvenir des vers de Virgile cités par Racine dans sa préface : «Andromaque offrait à la cendre dHector les mets accoutumés et les présents funèbres, et elle invoquait les mânes devant un cénotaphe de vert gazon et deux autels consacrés pour le pleurer toujours.»
Intérêt de laction
Dans cette scène, la situation, cette rencontre entre Pyrrhus et Andromaque, rappelle celle de I, 4. Ici, Racine fit vraiment «quelque chose de rien». Mais lintérêt déguisé que Pyrrhus porte à sa captive laisse prévoir quil ne saurait demeurer longtemps insensible. Andromaque va-t-elle se jeter à ses pieds? est la question qui se pose au cours de cette scène où la manipulation des personnages par un dramaturge soucieux d'effets complaisants est particulièrement sensible.
La scène est organisée ainsi :
1. Hésitation à saborder des deux personnages, chacun accompagné de son confident, restant à part et trouvant de bonnes raisons pour ne pas faire un pas vers lautre. Il faut que Pyrrhus fasse cruellement allusion à Astyanax pour quAndromaque abandonne un reste de fierté. (vers 890-900).
2. Leur duel marqué par les refus de Pyrrhus, et les concessions dAndromaque (vers 900-924).
3. La supplication dAndromaque (vers 925-946).
On a donc au début une de ces scènes de dépit amoureux, où I'on affecte de se dédaigner, comme le fait encore Andromaque quand elle s'adresse à I'autre, à Hector, dans une comparaison dévalorisante (vers 940-942). De ce fait, la scène est très proche de celles que Molière introduisit dans Le dépit amoureux, Tartuffe, Le misanthrope, Le bourgeois gentilhomme. Conforme à la tradition, elle présente toutes les «ficelles» habituelles : apartés (vers 892, 893, 898, 899), fausses sorties (vers 900, 924). Le rôle de Céphise rappelle celui de Dorine auprès de Mariane dans Tartuffe. Mais la dignité des personnages, et la gravité des enjeux évite un glissement vers la comédie.
Linterpellation d'Hector, «Pardonne, cher Hector, à ma crédulité
» (vers 940-947) est une habile mise en accusation de Pyrrhus.
La dernière réplique de celui-ci, éloignant un témoin gênant a quelque chose de piètre, de ridicule.
Intérêt littéraire
On remarque, aux vers 913-914, que la personnification des substantifs abstraits dévoile des mouvements ou des tendances qui peuvent gouverner tous les êtres humains :
«Pardonnez à l'éclat d'une illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d'être importune.»
Intérêt psychologique
Au cours de cette scène, Pyrrhus semble vouloir se montrer ferme dans sa décision précédente. Mais lavidité quil met à revoir Andromaque, et dont Phoenix est le témoin, annonce déjà la gradation qui conduit des vers 900-910, qui se veulent lexpression dune volonté arrêtée et même hostile, aux vers 917-923, qui transposent déjà le problème sur un plan sentimental, surtout au vers 947 où il écarte Phoenix, se débarrasse de ce témoin gênant parce quil sest auparavant ridiculisé devant lui. En effet, il est ébranlé, veut demeurer seul en présence dAndromaque. Mais aussi il ne peut se déjuger devant celui qui, on la vu, est en quelque sorte sa conscience raisonnable.
La prière dAndromaque, morceau admirable, est annnoncée par la série de concessions quelle fait devant les refus de son conquérant, et surtout par le jeu de scène du vers 916 où elle se jette à ses pieds, humiliation qui est habilement compensée par la menace du vers 924. La supplication dispose avec beaucoup de diplomatie différents arguments où elle concilie ce quelle doit à la mémoire de son époux et ce qui est susceptible de toucher Pyrrhus. On a pu parler à ce propos encore de la «vertueuse coquetterie» de cette grande dame du XVIIe siècle consciente de sa beauté, de son prestige et de sa séduction (vers 914) qui, ayant été nécessairement mêlée à toutes sortes dintrigues, sait donc ce que cest que de dire quelque chose sans le dire, de sengager sans sengager. Aussi est-ce avec habileté quelle laisse entendre ou même dit ouvertement à Pyrrhus quentre tous les maîtres dont elle pouvait être lesclave, il était le meilleur ou le moins mauvais. Peut-être même est-elle sincère? Peut-être est-elle vraiment reconnaissante à Pyrrhus davoir pour elle plus dégards quelle nen espérait.
Et elle montre aussi de lironie : - «Et que veux-tu que je lui dise encore?
Auteur de tous mes maux, crois-tu quil les ignore?» (vers 925-926),
- «Pardonne, cher Hector, à ma crédulité,
Je nai pu soupçonner ton ennemi dun crime.» (vers 940-942).
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Acte III, scène 7
Notes
- Vers 948 : «encor» : Ce mot place l'entrevue sous le signe de I'espoir.
- Vers 950 : Il faut comprendre : «Je ne fais que vous donner des armes contre moi.» Le mot «armes» appartient au vocabulaire de la galanterie.
- Vers 952 : On constate quau théâtre le jeu, muet, du partenaire peut produire un échange comparable à un dialogue, dans une scène où pourtant un seul a la parole. Cet effet est d'autant plus fort ici que le silence de I'interlocutrice infléchit nettement le déroulement de la tirade, comme le montre la question suivante.
- Vers 953 : Il y a ici un procédé scénique, assez neuf alors, pour attirer lattention sur un autre acteur que celui qui parle.
- Vers 957 : Voir le vers fameux dAuguste : «Soyons amis, Cinna, cest moi qui ten convie.» (Cinna, de Corneille)
- Vers 958 : Le mot «soupirs» appartient au vocabulaire de la galanterie.
- Vers 961 : «chaînes» : «Liens», «engagements». Le mot appartient au vocabulaire de la galanterie.
- Vers 965 : «hymen» : mariage.
- Vers 965-966 : Par le simple jeu du pronom personnel «vous» et des adjectifs possessifs «son», «sa», Pyrrhus marque à la fois son mépris pour Hermione et son amour pour Andromaque ; cette opposition de mots faibles prolonge lantithèse entre «couronne» et «affront».
- Vers 968 : «Je vous le dis» est une insistance qui réclame I'attention.
«ou périr ou régner» : Voir Pertharite (III, 1).
- Vers 973 : «Songez-y» : Une menace se dessine sous cette invitation dapparence anodine.
- Vers 974 : «ce fils» : sens à la fois emphatique et affectif.
Intérêt de laction
La scène est constituée par une seule tirade de Pyrrhus, qui met Andromaque dans lalternative de lépouser ou de perdre son fils. Il faut désormais une solution immédiate (vers 967, 969, 971-972), doù lultimatum des vers 973-976. La situation est entièrement retournée, officiellement du moins, car, dans le secret des curs, rien na changé.
La scène se déroule ainsi :
1. Pyrrhus, commençant par un impératif («Madame, demeurez») qui indique quil souhaite I'entretien avec Andromaque, tentant une conciliation qui fait miroiter la possibilité d'un salut pour Astyanax, reconnaît sa défaite (vers 947-951). Pourtant, ce mouvement connaît une rupture exprimée par I'articulation «Mais» du vers 952, due au refus d'Andromaque d'entrer en contact avec Pyrrhus par le regard.
2. Cet infléchissement du discours le conduit à faire de nouvelles propositions, à donner, à travers de nombreuses interrogations, des assurances qui confirment ses bonnes intentions (vers 952-966).
3. Après un nouveau «Mais» (vers 967), motivé, comme celui du vers 952, par le même refus muet d'Andromaque, par son silence dilatoire, Pyrrhus insiste sur le caractère pressant et définitif de ces propositions, employant le ton de Ia menace, de l'ultimatum (vers 967-976).
On assiste donc à la suprême tentative de Pyrrhus pour fléchir Andromaque, à la dernière chance pour elle. On atteint le moment le plus fort de la crise, du conflit tragique qui a lieu entre deux forces opposées : la volonté de Pyrrhus d'épouser Andromaque, et le refus de celle-ci, lenjeu, le sort du petit Astyanax, rendant I'affrontement particulièrement tragique puisquil ne peut y avoir de solution, d'issue heureuse, à un tel combat.
Andromaque ne peut répondre sur le champ, et choisir aussitôt, puisque cest ce dilemme qui est le nud même du drame. Pour la même raison, Pyrrhus sen va sans attendre cette réponse, car il sait quelle exige de la réflexion, et parce quil est lui-même troublé par lacuité du moment.
Intérêt littéraire
La seule arme du combat étant le langage, le locuteur utilise sa fonction impressive pour agir sur le destinataire, modifier son comportement. Pyrrhus met en place une stratégie du discours, exerçant sa persuasion par différents moyens. Sa tirade montre un revirement en action dans le langage, non pas à la faveur d'un dialogue mais sous I'effet de ce «langage muet» qu'est le silence d'un partenaire au théâtre.
Le vocabulaire sintensifie : «désespéré», «craindre», «menacer», «gémir», «Je meurs», «furieux». Saccumulent les groupes binaires, les antithèses :
- «Je renvoie Hermione, et je mets sur son front [...] un éternel affront» ;
- «Je vous conduis au temple [
] Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête» (vers 963-966) ;
- «il faut ou périr ou régner» (vers 968) ;
- «Je meurs si je vous perds ; mais je meurs si j'attends» (vers 972) : la structure de I'alexandrin, que ces deux phrases coupent fortement à I'hémistiche, présente les deux états comme également catastrophiques, et accentue la nécessité d'y remédier.
- «soumis ou furieux» (vers 975).
- «Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux» (vers 976), ce qui place Andromaque face à deux partis extrêmes.
Sont proférées des mises en garde : «Je vous le dis» (vers 968), «Songez-y» (vers 973).
Lévolution de I'attitude de Pyrrhus est mise en évidence si I'on mesure la différence entre I'adverbe «encor» du vers 948 qui exprime la durée et pour Andromaque I'espoir, et «ce n'est plus» (vers 967), «Ne peut plus» (vers 970) qui limitent tragiquement cette durée ; si lon constate l'écart qui sépare les deux affirmations : «On peut vous rendre» (vers 949) et «ou le perdre» (vers 976), dont le complément est Astyanax, enjeu de I'affrontement.
Intérêt psychologique
Cette tirade s'annonçait favorable à Andromaque. Mais I'observation détaillée du discours de Pyrrhus permet de constater chez lui une évolution, de mettre en relief deux aspects de son caractère qui, nous lavons déjà vu, sont étroitement liés, deux forces qui s'opposent en lui.
Il sait dabord se montrer généreux et tendre, trop amant transi, en particulier dans les vers 956-960, bien que sa sollicitude pour Astyanax fasse songer à un procédé.
Mais il est partagé entre son amour et un orgueil qui le pousse à la colère. Sil est prêt, une fois de plus, à renoncer à Hermione et à épouser Andromaque, étant dans un état de tension extrême et sans doute prêt à tout, il manifeste une résolution, une impatience et une autorité grandissantes, entraînant un renversement presque total entre le début et la fin de la tirade où sexprime une intention menaçante. Instruit par son précédent échec (I, 4), il nadmet plus déchappatoire. Tenant à sortir de limpasse (vers 968, 976), il parle en maître (vers 973) mais avec une frénésie gênante, qui rappelle celle dOreste. Sil se montre si ferme dans sa décision, c'est pour pouvoir exiger la même détermination chez Andromaque. Cest le jour même que son mariage aura lieu avec lune ou avec lautre, et quAstyanax sera sauvé ou perdu. Aussi apparaît-il dans la seconde partie de sa tirade comme un esprit positif et brutal.
Sexprime ainsi un dilemme face auquel aucune issue ne semble possible (vers 968, 971, 976). Andromaque se trouve donc enfermée dans une alternative insupportable dans laquelle le mariage avec Pyrrhus se révèle toujours comme le seul parti à prendre.
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Acte III, scène 8
Notes
- Vers 979 : «effet» : «Résultat».
- Vers 982 : La coupe 4 / 8 met bien en valeur les mots «vertu» et «criminelle».
- Vers 984 : Hector fut tué sous les murs de Troie par le propre père de Pyrrhus, Achille (voir vers 1019).
- Vers 985 : «vous ravissent» : «veulent vous ravir», «vous enlever».
- Vers 986 : «mânes» : Nom donné aux âmes des morts dans la religion romaine. Les faire rougir est donc une alliance de mots hardie.
- Vers 987 : «Quil méprisât» : Subjonctif imparfait marquant le conditionnel qui était admis au XVIIe siècle.
- Vers 987-991 : Il faut remarquer lanaphore.
- Vers 991 : «dément ses exploits» : Pyrrhus irait à lencontre des actes quil a commis à Troie puisquil soffre à relever la ville quil a lui-même ruinée.
- Vers 992-995 : Nouvelle anaphore.
- Vers 994 : Après avoir tué Hector, Achille lavait attaché à son char pour le traîner autour des remparts de Troie.
- Vers 996 : «Ensanglantant lautel quil tenait embrassé» : Dans le chant II de lÉnéide, «Pyrrhus traîne au pied même de lautel Priam qui tremble et glisse dans le sang de son fils ; de la main gauche, Pyrrhus saisit la chevelure, de la droite il brandit son étincelante épée et la plonge dans le flanc du vieillard jusquà la garde.» Priam était en position de suppliant, sous la protection des dieux.
- Vers 1000 : «palais brûlants» : Laccord du participe employé comme verbe était admis au XVIIe siècle.
- Vers 1001 : «frères» : Il sagit en réalité de ses beaux-frères.
- Vers 1002 : «échauffant le carnage» : Le «stimulant». Lalliance de ces deux termes concrets est hardie.
- Vers 1006 : «comme» : «comment».
- Vers 1011 : Il faut comprendre : «Je naurais plus le droit de le haïr».
- Vers 1013 : «Vous frémissez, Madame?» : Il y a ici un procédé scénique, assez neuf alors, pour attirer lattention sur un autre acteur que celui qui parle.
- Vers 1016 : «limage dHector» : Andromaque aime son mari à travers son fils.
- Vers 1018 : «le jour que» : La langue classique utilisait ces formes : «au moment que», «du côté que».
- Vers 1020 : Racine emprunta à Homère (Iliade, VI) la fameuse scène des adieux dHector et dAndromaque. Mais, par souci de psychologie, il transposa habilement la situation et les paroles.
- Vers 1023 : «foi» : «fidélité».
- Vers 1024 : «je prétends» : «Jaspire à ce que
».
- Vers 1025 : «hymen» : «Mariage».
- Vers 1029 : «entraîne» : «Entraîne sa perte».
- Vers 1032 : «quil ne sent pas» : parce quil est trop jeune.
- Vers 1034 : «Le fer» : «lépée».
- Vers 1039 : «de mon fils lamour» : Il faut rétablir linversion : «lamour que jéprouve pour mon fils».
- Vers 1043 : «foi» : «amour et fidélité».
- Vers 1045 : «mon père» : Andromaque était la fille dÉétion, et pense plutôt ici à son beau-père, Priam.
- Vers 1046 : Dans Andromaque dEuripide, on lit : «Ö mon fils, moi, ta mère, pour que tu ne meures pas chez Hadès ; pour toi, si tu échappes au destin, souviens-toi de ta mère et rappelle-toi dans quelles souffrances je suis morte.» (vers 414-416).
- Vers 1048 : «tombeau» : «cénotaphe élevé par Andromaque en mémoire de son époux». Au vers 924, Andromaque avait dit : «Allons rejoindre mon époux.»
Intérêt de laction
Depuis plus de deux actes, le sort du petit Astyanax et le devenir d'Andromaque semblaient totalement dépendre des caprices de Pyrrhus, Racine ne s'écartant pas de la figure légendaire du prince cruel et instable, dont les décisions autoritaires s'inversent au gré de son humeur. Mais continuer ainsi aurait ôté tout rôle tragique à son Andromaque. La dernière scène de l'acte III est donc l'occasion de recentrer le conflit tragique sur sa personne, de la rendre maîtresse d'un impossible choix, de lui faire trancher une douloureuse alternative.
La scène se déroule ainsi :
1. Au souvenir des horreurs quil a commises à Troie, la vision de la ville en flammes simposant dans sa mémoire, Andromaque refuse dépouser Pyrrhus (vers 977-1011).
2. Au souvenir de lamour que lui portait Hector, elle refuse dabandonner Astyanax (vers 1012-1038).
3. Dans ce désarroi, elle connaît de suprêmes hésitations (vers 1039-1048).
Comme Andromaque converse avec sa confidente, Céphise, Racine transposa habilement en un dialogue ce qui aurait pu nêtre quune lutte intérieure. Les différentes résolutions dAndromaque créent un mouvement dans la scène, mais chacune de ses tirades aboutit à une décision opposée, leur contradiction reparaissant dans la fin de la scène où elles sannulent apparemment, la scène naboutissant quà cette décision : aller «consulter» Hector «sur son tombeau», lacte se terminant sur cette incertitude. On pourrait penser que Racine ne fait que reproduire la situation qui existait à la fin de lacte I ; mais, en réalité, laction a progressé en ce sens que la crise et plus aiguë, et que lévolution est avant tout psychologique.
Intérêt littéraire
Andromaque est hantée dimages obsessionnelles, qui sont développées en remarquables hypotyposes, descriptions réalistes, animées et frappantes de la scène dont on veut donner une représentation comme vécue à l'instant de son expression. Cest ainsi que :
- Dans sa première tirade (vers 992-1008), elle évoque le terrible le carnage des Grecs dans Troie défaite, prise et envahie,
- en sexprimant sur un ton épique :
«Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle...» ;
en usant de plusieurs anaphores («Songe» présent quatre fois, «Voilà» présent deux fois), et d'impératifs de renforcement («Figure-toi» [vers 999], «Peins-toi» [vers 1005]) ;
en situant chaque personnage car, en dépit du désordre provoqué par le carnage, laction est parfaitement ordonnée ;
en montrant en particulier la sauvagerie de Pyrrhus, selon son strict point de vue ;
en nous rendant perceptible cette couleur rouge de l'incendie et du sang, éclaboussant les victimes comme les bourreaux (vers 993-996, 999), et ce vacarme assourdissant du combat (vers 1003-1004).
Ce spectacle en son et lumière, qu'elle revit en le décrivant, lui permet de refuser de nouveau avec force (vers 1004-1006) de s'allier avec le responsable du génocide de son peuple. Aussi, au vers 1010, préfère-t-elle condamner elle et son enfant à mourir. Cette évocation poétique de la chute de Troie, et des horreurs quelle connut, est conforme aux meilleures et aux plus fâcheuses traditions de la tragédie et de la rhétorique classiques. Cest un morceau de bravoure où il sagissait pour Racine demployer adroitement toutes les ressouces des figures de pensée et des figures de style ; où il lui fallut, autant que possible, se souvenir brillamment des Anciens, rivaliser avec le genre épique de l'Antiquité ; où il abrégea et transposa (en se souciant des bienséances et du style noble) et lIliade et lÉnéide.
- Dans sa seconde tirade (vers 1018-1026), elle est envahie par une autre vague de souvenirs, se rappelle les dernières paroles dHector, évoque les tendres adieux entre elle et Hector. Racine passant habilement du registre épique au registre lyrique, elle est élégiaque à travers les souvenirs de son bonheur (vers 1014-1026). À partir de «II demanda son fils et le prit dans ses bras» (vers 1020), l'hallucination devient complète : devant ce qu'elle voit, elle oublie Troie pour Hector ; c'est une voix doutre-tombe qui parle dans les vers qui suivent, plus émouvante que celle d'Andromaque ; l'épouse, comme une devineresse habitée, fait parler à travers elle, en style direct, le défunt ; c'est une forme de prosopopée.
Chacune des tirades est marquée de phrases interrogatives ou exclamatives, qui traduisent lincertitude, langoisse et lexaspération dAndromaque contre Pyrrhus. Chacune aboutit à une décision opposée, et leur contradiction reparaît dans la fin de la scène, où les répliques entre Andromaque et sa suivante s'enchaînent plus vite, parfois même en stichomythies (vers 1038-1039, 1043, 1047).
Racine, voulant ressusciter des âmes proches encore de cette nature où la férocité et la générosité s'alliaient dans une grandeur sans artifice, garda quelques détails familiers dHomère, souligna une simplicité qui mêle le sourire, les larmes et le silence. Mais il réécrivit la scène en mode halluciné. Il ne sagit plus alors de rhétorique : cest le cri pathétique dune âme en qui le passé ressuscite comme sil était le présent.
Intérêt psychologique
Andromaque a pour interlocutrice sa confidente, Céphise, qui, tout comme Phoenix pour Pyrrhus, représente la raison, la logique, est comme un double de sa maîtresse. Ses interventions ont pour but de lamener à se rendre compte du pouvoir dont elle dispose (vers 977-978), de lui montrer quelle seule condamnera son fils à mort ou le sauvera (vers 980, 1011-1012), de se libérer du scrupule de fidélité à Hector, et dapprécier Pyrrhus (vers 985-991), de lui rappeler que les événements suivent leur cours (vers 985-992, 1012-1013), ou de lui poser des questions brutales sur la marche à suivre (vers 1038, 1043, 1047). Froidement, comme extérieure à la douleur d'Andromaque, elle incarne en quelque sorte le sablier tragique ; elle la presse toujours d'agir tout en soulignant les implications intolérables de chaque aspect de l'alternative : la princesse troyenne sera toujours infidèle à elle-même, quoi qu'elle fasse : à son peuple si elle épouse Pyrrhus, à son seul amour si elle laisse mourir son enfant. C'est grâce à Céphise qu'Andromaque, hantée par des souvenirs indélébiles, mesure sa double chaîne morale.
En I, 4, le spectateur a découvert Andromaque dans une disposition d'esprit intraitable, voire ironique (vers 270-272), et développant un discours habile, méthodique, pour exposer sa résolution de voir mourir son fils, et de mourir elle-même, plutôt que de céder aux avances de Pyrrhus.
L'acte III la lui montre très différente, parce qu'on croit alors la mort d'Astyanax imminente : à la scène 6, elle s'humilie d'abord aux pieds de Pyrrhus (vers 915-916), le suppliant de sauver son fils ; à la scène 8, elle se laisse miner par des souvenirs hallucinatoires, où cependant les exploits qui faisaient hier la grandeur de Pyrrhus sont maintenant des crimes (vers 992-1008), et, sa volonté brisée, se livre à une plainte funèbre, prononce un discours envahi par des voix étrangères, et bute sur des questions insolubles.
Toute cette scène montre la lutte intérieure qui se livre en elle, qui est partagée entre son amour maternel, et sa fidélité au souvenir et à lamour de lépoux défunt, Hector, qui est, en somme, le personnage essentiel de la scène : ce sont ses dernières paroles quelle évoque ; cest à lui finalement quelle ira demander conseil.
Dans la première tirade (vers 992-1011), accablée par lultimatum de Pyrrhus, elle se borne à revivre un passé douloureux, celui de la chute de Troie, qui sert d'explication à sa force de résistance contre l'espèce de harcèlement que lui fait subir I'homme dont la vue s'associe à tous ses plus cruels souvenirs, et pour lequel, dans son tréfonds, elle ressent une haine inextinguible. Le traumatisme a imprimé en elle de telles images d'horreur qu'une carapace émotionnelle lui évite les troubles du présent ; elle vit enfermée dans ce passé troyen, le passé de son couple, de son peuple, de la prise de Troie par les Grecs, quelle évoque intensément. Paradoxalement, on sest appuyé sur les vers 999-1006 pour soutenir la thèse dune Andromaque amoureuse de Pyrrhus. Il est vrai quÉriphile, dans Iphigénie, séprend dAchille, son ravisseur sanglant. Mais Andromaque na pas la perversité dÉriphile !
Dans sa seconde tirade, sa fidélité conjugale apparaît comme le fondement de ses sentiments maternels. Elle aime son enfant non seulement pour lui-même ou parce quil est son fils, mais parce quil est comme un substitut de son époux disparu ; on avait lu en I, 5 : «Cest Hector, disait-elle en lembrassant toujours» ; ici, elle le voit comme «l'image d'Hector» (vers 1016). Ainsi, si elle perd Astyanax, elle perdra Hector une seconde fois.
Après avoir ainsi fait revivre son mari l'espace d'un souvenir, une Andromaque plus lucide considère la seconde partie du dilemme (vers 1027-1032) : dans une série de questions rhétoriques, dont la réponse est évidemment négative, elle s'adresse à elle-même des reproches implicites, puis invoque Pyrrhus (vers 1029-1032) pour souligner l'innocence de son fils, enfin (vers 1033-1037) s'imagine parler directement à l'enfant, le rassurant virtuellement (vers 1036) pour mieux s'interdire d'accepter sa mort, ce qui signifie qu'elle ira épouser Pyrrhus.
Mais elle a recours à Hector dans sa détresse : «Allons sur son tombeau consulter mon époux.» (vers 1048)
Dans cette scène, où elle éprouve les pires angoissses, dont la fin donne le spectacle de son complet désarroi, Andromaque révèle toute sa puissance de tendresse. Si elle est prise dans un dilemme où elle doit choisir entre deux décisions dont chacune est conforme à un devoir différent, et qui mènent toutes les deux à une catastrophe, elle nous émeut infiniment.
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Acte IV, scène 1
Notes
- Vers 1050 : «miracle» : Mot important pour laction : le «miracle» sest produit pendant lentracte ; c'est la résolution prise par Andromaque d'épouser Pyrrhus. Cest le coup de théâtre central.
- Vers 1052 : «heureux» : «favorisé par le sort».
- Vers 1055 : «transports» : «mouvements violents de l'âme», qui peuvent être de joie, comme ici et comme au vers 850, alors qu'au vers 300 le mot avait plutôt le sens de «folie».
«père, sceptre, alliés» : Il faut noter à la fois la progression, qui manifeste I'exaltation de Céphise et I'alliance du concret («père», «alliés», et de I'abstrait «sceptre»).
- Vers 1056 : «Content de votre cur» : «Satisfait par vos sentiments».
- Vers 1057 : «souveraine sur» : Nous disons aujourd'hui «souverain de» et non plus «souverain sur» (voir Corneille, dans Cinna, vers 986 : «Il nous fait souverains sur leurs grandeurs suprêmes»).
- Vers 1059 : «plein» se rapporte au complément de la proposition principale, «le» ; la syntaxe du XVIIe siècle était très libre sur ce point.
- Vers 1061 : «Il prévient leur fureur» : «Il le prémunit contre leur fureur». Subligny jugea ainsi ce passage dans la préface de La folle querelle : «Monsieur Corneille aurait tellement préparé les choses pour laction où Pyrrhus se défait de sa garde, qu'elle eût été une marque d'intrépidité, au lieu qu'il n'y a personne qui ne la prenne pour une bévue insupportable.»
- Vers 1062 : «se hasarde» : «se met en péril», en se démunissant de sa garde.
- Vers 1063 : «vous avez promis» : Les mots laissent le spectateur en suspens, car on ne sait pas au juste ce qu'Andromaque a promis.
- Vers 1064 : «je my trouverai» : La formule est volontairement vague,
- Vers 1065 : «qui» : Le mot est neutre : «quelle chose».
- Vers 1069 : «craître» : L'orthographe est conforme à la prononciation ancienne, et satisfait l'oeil, pour la rime.
- Vers 1071 : «renaître tant de rois» : Racine attribue à Céphise des paroles prononcées dans Les Troyennes d'Euripide aux vers 707-713.
- Vers 1072 : La césure est doublement suspensive : le verbe «voir», qui était faible dans la bouche de Céphise, prend ici une valeur mystérieuse.
- Vers 1075 : «foi» : «fidélité» (sens étymologique).
- Vers 1078 : «croit» : Importance du présent : Andromaque est si fidèle à son mari qu'elle «croit» le voir vivant.
- Vers 1081 : Souvenir de lÉnéide de Virgile : «La fidélité que j'avais promise à Sichée n'a pas été conservée» (IV, vers 552).
- Vers 1083 : «sen déclare lappui» : «se déclare l'appui de mon fils».
- Vers 1095 : «doi» : Pour faciliter la rime, les poètes du XVIIe siècle utilisaient les verbes «faire», «dire», «craindre», «prendre», «croire», «devoir», «savoir», «voir», sans «s» à la première personne du singulier du présent de lindicatif. Cest dailleurs lorthographe étymologique.
- Vers 1096 : La progression de cette énumération est remarquable ; peut-être pourrait-on faire un rapprochement (en observant que I'ordre est inverse) avec un passage de l'Oedipe-Roi de Sophocle : celui (vers 252-254) où Oedipe, qui vient de prendre une série de mesures contre le criminel dont la présence souille la ville, s'écrie : «Je vous recommande d'accomplir toutes ces prescriptions, pour moi-même, pour la divinité, pour cette terre, qui périt ainsi, sans fruits et sans dieux»?
- Vers 1097 : «innocent stratagème» : Alliance de mots précise et hardie.
- Vers 1105 : «dépositaire» : Le mot est pris dans le sens abstrait. Voir Iphigénie : «Elle est de mes serments seule dépositaire» (IV, 6).
- Vers 1106 : «rois» : Les futurs rois, qui naîtront d'Astyanax.
- Vers 1108 : Racine avait dabord écrit : «S'il le faut, je consens que tu parles de moi».
- Vers 1109 : «hymen» : «mariage».
«rangée» : «soumise», «assujettie».
- Vers 1112 : Il y a rupture de construction, anacoluthe : «Je I'estime assez puisque je lui laisse mon fils».
- Vers 1115 : «ont éclaté» : «se sont couverts déclat», «ont brillé», «se sont signalés».
- Vers 1121 : «modeste» : «qui a de la modération».
- Vers 1124 : «mon sang» : «ma vie» ; «ma haine» (pour Pyrrhus) ; «mon amour» (pour Hector) ; cette formule finale est magnifique.
- Vers 1127 : «On vient» : À III, 3, on a une situation parallèle et inverse à la fois (plus particulièrement le vers 855).
- Vers 1128 : «commis» : «confié» (sens étymologique [du latin «committo»]).
Intérêt de l'action
Ici apparaît nettement I'importance de I'entracte, que certains critiques ont prétendu plus important que les actes. Après lacte III qui fut dominé par lhésitation dAndromaque, hésitation caractérisée par le dernier vers : «Allons sur son tombeau consulter mon époux.», lacte IV sera celui de son stratagème : son consentement à une union avec Pyrrhus, qui ne sexplique que par son souci de sauver son fils, et qui sera suivi de son suicide, a retourné la situation.
Le spectateur naïf qui croit qu'elle temporise une dernière fois en voulant méditer sur le tombeau d'Hector (vers 1048), comprend maintenant que ce geste était déjà une décision, celle de rester en tout fidèle aux cendres de son mari, donc de protéger leur enfant en engageant Pyrrhus par le serment du mariage, et de se protéger elle-même d'un tel mariage en se suicidant dans l'heure.
La scène se déroule ainsi :
1. Andromaque annonce quelle épousera Pyrrhus (vers 1049-1071).
2. Mais elle se tuera après le mariage (vers 1072-1100).
3. Dans un véritable testament, elle confie le soin de son fils à Céphise (vers 1101-1129).
Cette scène est essentielle dans le déroulement de laction puisquà cette question qui se pose depuis le début de la pièce, et qui en constitue le nud, Andromaque apporte enfin une réponse.
La scène est dramatique et émouvante aussi en elle-même. En effet, la décision nous est révélée indirectement à travers les effusions joyeuses de Céphise, qui trace le tableau du bonheur qui attend sa maîtresse. Succèdent les sobres répliques dAndromaque. Bientôt, elle fait sa brusque révélation (vers 1072), qui plonge la suivante dans la désolation. Cependant, la décision, si elle est prise, reste dabord, pour nous, mystérieuse. Enfin, elle est clairement définie, et apparaît peu à peu comme nétant quun statagème pas aussi «innocent» que veut bien le croire Andromaque. Céphise, qui connaît bien sa maîtresse, a pressenti le malheur, dans les vers 1061-1062 qui préparent le dénouement ; cest parce que Astyanax sera sous sa garde que Pyrrhus tombera sous les coups des Grecs dOreste. Le célèbre vers 1097 montre que tout dépend d'Hector, quil est le ressort secret qui fait agir Andromaque, qui, par son stratagème, déchaînera Ie malheur de tous. Ainsi, le tragique est sauf.
Aux vers 1123-1124 : «Jai moi-même, en un jour,
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.»,
Racine indiqua bien son respect de la règle de lunité de temps.
Intérêt littéraire
Il y a une dissonance voulue entre les répliques des deux personnages, Racine, qui excelle dans la peinture de la douleur, faisant preuve ici dune grande souplese de style : il peint aisément la joie, la propension à la confiance (vers 1049) qui vient de la croyance au surnaturel (vers 1050-1051), de la facilité à oublier ce qui est mauvais (vers 1053-1060) et d'une délicatesse toute féminine à sentir les nuances de cette même délicatesse chez autrui (vers 1060).
Intérêt documentaire
Le projet déducation dAstyanax (vers 1113-1122) peut être comparé aux programmes brossés par Bossuet et Fénelon pour léducation des princes.
Intérêt psychologique
Céphise (qui prononce vingt-deux vers) se fie ou veut se fier à la lettre à ce que lui a dit Andromaque. Mais, en un seul vers (1072), celle-ci en laisse deviner l'esprit. Le dévouement de la suivante pour sa maîtresse la fait aller jusquà souhaiter de mourir avec elle. Il peut être comparé à celui dOenone dans Phèdre.
Cette scène justifie I'admiration exprimée par tous les critiques pour Andromaque, qui est bien à la fois :
- mère (vers 1088, 1103, 1122-1124),
- épouse fidèle (vers 1077-1078, 1096, 1098-1099), à laquelle importe peu de mourir puisque ainsi elle rejoindra Hector (vers 1099).
- femme sensible à ce que Pyrrhus peut avoir destimable, ayant foi dans sa parole :
«Je sais quel est Pyrrhus. Violent mais sincère,
Céphise, il fera plus quil na promis de faire.» (vers 1085-1086). On reconnaît là le génie de Racine, et son intuition infaillible, lorsqu'il s'agit de l'âme féminine en particulier : cet ennemi qui la torture, Andromaque n'éprouve pour lui ni horreur ni mépris. Elle le comprend, mesure sa faiblesse et sa grandeur, et sent tout le pouvoir qu'elle a sur lui.
- grande dame, par son élégance à mourir en silence (vers 1102, 1108, 1118),
- intelligente (vers 1085-1088).
Ses recommandations prouvent combien sont grands ses scrupules et son âme. Peut-être éprouve-t-elle une certaine inquiétude, malgré le vers 1084 ; doù la minutie des conseils donnés à Céphise. Elle est dautant plus pitoyable qu'elle cherche moins à apitoyer.
Cependant, sa résolution désespérée nest pas morale : elle trahira Pyrrhus à qui elle aura promis fidélité ; elle nest pas humaine car rien noblige un être humain à aller aussi loin. Dautre part, comment peut-elle croire que, sil accorde maintenant une grande attention à Astyanax, ainsi quen témoignent les vers 1061-1062, frustré plus tard dans ses espérances, Pyrrhus sinstituera son protecteur? La marque destime quelle lui aura donnée, et à laquelle elle fait allusion au vers 1112 ne suffira certainement pas à effacer son légitime ressentiment.
Intérêt philosophique
Il faut remarquer la fusion de la morale chrétienne et de la morale païenne dans le sacrifice, ce qui est exceptionnel chez Racine.
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Acte IV, scène 2
Notes
- Vers 1130 : «je ne puis assez admirer» : «métonner de» (sens étymologique [du latin «mirari»]).
- Vers 1132 : «esprits» : Le mot était, au XVIIe siècle, employé au pluriel plus fréquemment quaujourdhui.
- Vers 1137 : «Il lépouse» : La valeur du présent rend la catastrophe inévitable aux yeux dHermione.
«diadème» : «bandeau royal», «couronne royale».
- Vers 1139 : «ennui» : Le mot avait un sens plus fort quaujourdhui, celui de «violent chagrin» (du latin «in odium» : «qui entraîne dans la haine»).
- Vers 1141 : Une fois de plus, cest un personnage de petite condition qui dispose du don de divination ; «funeste» est pris, en effet, dans son sens fort.
- Vers 1145 : «servir» : Le mot est pris à son sens galant.
- Vers 1150 : «en effet» : «réellement», «véritablement».
Intérêt de laction
Soulignée par la fuite dAndromaque, larrivée dHermione laisse pressentir un nouveau rebondissement. Comme elle est définitivement abandonnée par Pyrrhus, son silence inquiète Cléone, sa suivante, et, de fait, il est lourd de menaces. Elle ne peut admettre ce «diadème» (vers 1137). Mais il lui faut un instrument pour exercer sa vengeance : Oreste. Comme il est «prêt à servir», le dénouement sannonce ; de la veulerie dOreste on peut tout espérer.
Intérêt documentaire
Sa condition de femme interdit à Hermione toute action personnelle. Cest quau XVIIe siècle, quel que fût leur courage personnel, les femmes devaient, par bienséance, faire appel aux hommes pour agir. Elles étaient dailleurs conscientes dêtre souvent le cerveau des opérations, telles les belles Frondeuses, et elles en revendiquaient la gloire. Vue sous cet aspect, Andromaque est donc une pièce dactualité.
Intérêt psychologique
Cléone est toujours aussi cruellement lucide (vers 1137-1141).
Hermione, qui, par le mariage de Pyrrhus et dAndromaque, ne peut quêtre rejetée dans lhumiliation et le désespoir, garde un calme effrayant, qui est un funeste présage. Mais elle se montre impatiente quand elle attend Oreste (vers 1142).
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Acte IV, scène 3
Notes
- Vers 1150 : «en effet» : «réellement», par opposition à «fausse espérance» du vers précédent.
- Vers 1151 : «yeux, à la fin désarmés» : Vocabulaire précieux, mais qui correspond bien à la réalité dans ce cas précis.
- Vers 1153-1154 : On remarque la construction antithétique : «serments»-«parjures», «fuite»-«retour», «respects»-«injures».
- Vers 1158 : «encore un coup» : «Encore une fois». Lexpression nétait pas familIère au XVIIe siècle.
- Vers 1160 : Hermione sera enlevée à Pyrrhus par les Grecs, comme jadis Hélène fut reprise aux Troyens ; comme jadis Agamemnon, Oreste prendra le commandement des Grecs.
- Vers 1161 : Rappel des vers 230 et 285-286.
- Vers 1165 : «couronnant» : «mettant le comble à».
- Vers 1171 : «retardements» : «retards».
- Vers 1176 : «à vous à» : «à vous de» ; pour Littré, il ny avait pas de différence fodamentale entre les deux tournures.
- Vers 1177 : «vos bontés» : «les bontés que vous avez eues pour lui».
- Vers 1180 : La confrontation des deux mots «ennemis» et «assassins» met en valeur la révolte de la conscience.
- Vers 1181 : Il faut comprendre : «Causons sa perte en lui faisant une guerre légitime».
- Vers 1183 : «le soin de tout lÉtat» : en sa qualité dambassadeur, représentant toute la Grèce.
- Vers 1185 : Le verbe «sexplique» soppose au nom «assassinat» : la discussion est préférable au meurtre.
- Vers 1188 : «ai condamné» : Lindicatif, aujourdhui incorrect, marque quil sagit dun fait réel.
- Vers 1191 : «le prix dun tyran opprimé» : Cest une construction latine qui subsistait au XVIIe siècle (on employait la tournure nom+adjectif là où nous transformons celui-ci en substantif suivi dun complément) : il faut comprendre «le prix de loppression [= la suppression] dun tyran».
- Vers 1192 : «je laimai» : Le passé simple marque une action complètement achevée.
- Vers 1194 : La construction «soit que [
] ou» était courante au XVIIe siècle (elle lest encore au Québec).
- Vers 1201 : «le perdre» : «le tuer».
«prévenir sa grâce» : «Agir avant quil ne rentre en grâce auprès dHermione».
- Vers 1208 : Il faut noter la double gradation, descendante en ce qui concerne les délais accordés, et ascendante du point de vue psychologique.
- Vers 1209 : «opprime» : Le sens est le même que «perdre» au vers 1201.
- Vers 1214 : «cependant» : «pendant ce temps».
«ce jour» : Soppose à «cette nuit» du vers 1213, et souligne le respect de lunité de temps.
- Vers 1218 : «Sans gardes» : Il a laissé sa garde à Astyanax (vers 1061). Le dénouement se précise.
- Vers 1224 : Il faut noter le jeu des oppositions ; pronom à pronom («me», «vous») ; verbe à verbe («trahit», «trompé») ; avec, pour terminer, la nuance de mépris qui sapplique à «tous», sans exception.
- Vers 1229 : «Conduisez ou suivez» : En effet, Oreste ne fera que suivre cette fureur : il ne frappera pas Pyrrhus.
- Vers 1235 : «Oreste content» : Le rapprochement de ces deux mots forme une sorte de contre-sens voulu.
- Vers1239 : «courage» : Ce mot avait le sens de «cur», et inversement.
- Vers 1241 : «hymen» : «mariage».
- Vers 1244 : On peut comparer tout ce passage avec Cinna de Corneille :
«Je saurai bien venger mon pays et mon père [
]
Puisque ta lâcheté nose me mériter.
Viens me voir, dans son sang et dans le mien baignée,
De ma seule vertu mourir accompagnée,
Et te dire en mourant dun esprit satisfait :
Naccuse point mon sort, cest toi qui las fait.» (III, 4).
- Vers 1248 : Cela rappelle les célèbres imprécations de Camille, dans Horace.
- Vers 1251 : «Vos ennemis» : Oreste souligne de la sorte limportance du sacrifice quil fait à Hermione.
- La tirade des vers 1249-1252 avait dabord été :
«Mais que dis-je? Ah! plutôt permettez que jespère.
Excusez un amant que trouble sa misère,
Qui tout prêt dêtre heureux envie encor le sort
Dun ingrat, condamné par vous-même à la mort.»
- Vers 1252 : «vous reconnaîtrez mes soins» : «vous reconnaîtrez, vous récompenserez mes services».
- Vers 1253 : «la conduite» : «la direction» (sens étymologique).
Intérêt de laction
La scène se déroule ainsi :
1. La méprise dOreste (vers 1147-1172).
2. Les arguments dHermione (vers 1173-1232).
3. Sa suprême menace, et la détermination dOreste (vers 1233-1254).
Dans cette scène dramatique, Hermione reprend I'initiative, et, dans sa colère, alléguant sa «gloire offensée» (vers 1189) exige dOreste le meurtre de I'amant infidèle. Son âme apparaît comme nétant plus possédée que par la soif de vengeance. Mais cette détermination nous est révélée graduellement et avec dautant plus de force que nous voyons dabord un Oreste qui se méprend totalement sur la signification de cette entrevue, et entre en badinant. La brusque réponse dHermione, au vers 1151, a pour effet de le surprendre, de le combler soudainement, mais aussi de linquiéter. Il simagine quelle pense encore à leur premier projet denlèvement.
Mais elle veut une vengeance immédiate (vers 1170-1172, 1208), qui est la vengeance dun orgueil blessé (vers 1165). On peut comparer ce quelle demande à Oreste avec ce quÉmilie demande à Cinna, dans la pièce de Corneille ; mais Émilie promet sa main à Cinna sil tue Auguste, tandis quHermione ne se sert dOreste que comme dun instrument, et ne lestime pas assez pour seulement lui promettre de lépouser.
Certaines expressions devraient éclairer Oreste sur les véritables sentiments dHermione, et donc sur le dénouement (vers 1174, 1198, 1200). Face à cette vengeance, il résiste et tergiverse. Son attitude ne saccorde pas avec sa déclaration du vers 772 : «Mon innocence enfin commence à me peser.» Mais, à cette déclaration gratuite, soppose maintenant un crime plus odieux quun enlèvement, puisquil sagit de tuer un homme qui ne vous a rien fait que dêtre aimé tandis quon ne lest pas.
Si la mise en scène est dune sobriété toute classique, les évocations les plus sanglantes ne nous sont pas plus épargnées par Racine (vers 1230, 1244, 1245 et, plus haut, 930, 996, 1002) que par Corneille.
Hermione vient à bout de ses résistances en développant toute une série darguments gradués : elle rejette le bon droit de Pyrrhus à agir comme il lentend ; elle fait craindre à Oreste un revirement de sa part si le roi continue de vivre ; elle lui montre les conditions favorables à lattentat ; elle le menace dagir elle-même et de se suicider ensuite. Cette gradation est, elle aussi, éminemment dramatique.
On ne sera pas surpris quand, à la fin, Hermione se suicidera. Mais, pour le moment, nous ne pouvons voir, dans lévocation du suicide, quun moyen brutal dagir sur Oreste (vers 1248).
Intérêt littéraire
La rhétorique dOreste, dans ses déclarations enflammées à Hermione, dans ses compliments, est désuète, déplacée, poussée à I'excès et parfois au ridicule, les vers 1153-1154 étant dailleurs une accumulation de termes contradictoires. On peut opposer I'emphase des vers 1147-1156 à la brièveté d'Hermione, à la nudité presque prosaïque de son amertume ou de sa violence (vers 1157).
Intérêt psychologique
Oreste continue à aller de méprise en déconvenue. Il survient, parle, rêve d'héroïsme toujours à contretemps, ce qui relève plus du vaudeville que de la tragédie. Il demeure longtemps irrésolu (vers 1202), connaît bien son impuissance (vers 1252), car il est né sous le signe de léchec. La menace «craignez que je ne vous rappelle» (vers 1174) le touche : il sait quHermione est prête à revenir vers Pyrrhus, malgré sa trahison. Il commettra bien un crime, mais non pas celui quil croyait et quil voulait, seulement celui que veut Hermione, à laquelle il obéira puisquil ne sait quobéir.
Hermione est toujours caractérisée par un orgueil naïf (vers 1190). Elle ne supporte pas quon soppose à sa volonté. Elle montre la frénésie dune enfant rageuse, qui brise le jouet quelle ne peut avoir, manifeste une jalousie (vers 1214-1216) de jeune fille humiliée (vers 1224) qui voit une esclave prendre sa place. Elle exerce sur lhomme qui lui est asservi la tyrannie toute-puissante dune femme sûre de son pouvoir. Elle se montre cinglante avec lui, qui laime et quelle naime pas, ce qui fait quelle connaît bien sa faiblesse (vers 1234-1236). Elle méprise son attitude dolente de «loser» fataliste et masochiste : «Il veut toujours se plaindre et ne mériter rien», dit-elle (vers 1236). En proie à un désir intense, elle est folle dune jalousie qui laveugle, la rend impitoyable pour sa rivale comme pour lêtre aimé qui, étant infidèle, doit être immolé. Le raffinement suprême consiste à faire souffrir ou à perdre lun par lautre lêtre aimé et la rivale. Elle veut faire souffrir autant quelle a souffert. Comme Oreste hésite, elle se complaît dans lidée de frapper elle-même Pyrrhus (vers 1243).
Surtout, elle est bien ici lincarnation de lamour-passion qui, contrarié, se venge furieusement. Mais, encore lucide, elle sait que sa passion a deux faces : lamour et la haine, et quelle ne peut masquer lune ou lautre à son gré
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Acte IV, scène 4
Notes
- Vers 1260 : «je tiendrais» : «je considérerais comme plus sûrs».
- Vers 1271 : «voi» : Pour faciliter la rime, les poètes du XVIIe siècle utilisaient les verbes «faire», «dire», «craindre», «prendre», «croire», «devoir», «savoir», «voir», sans «s» à la première personne du singulier du présent de lindicatif. Cest dailleurs lorthographe étymologique.
- Vers 1272 : «le Roi» : Désigné par sa fonction, Pyrrhus apparaît dans tout son rayonnement.
Intérêt de laction
Cléone est présente, mais, au fond, il sagit dun monologue dHermione. Elle, qui vient de décider Oreste à lassassinat de Pyrrhus, grâce à son imagination, jouit par avance du résultat quelle escompte retirer de lentreprise. Mais elle semble penser aussi quainsi sa vengeance ne sera pas complète, et regretter de ne pas agir elle-même, sabandonnant à un véritable délire :
«Quel plaisir de venger moi-même mon injure,
De retirer mon bras teint du sang du parjure !» (vers 1261-1262).
Si Pyrrhus doit périr de la main dOreste, quil sache du moins doù vient le coup :
«Ma vengeance est perdue
Sil ignore en mourant que cest moi qui le tue.» (vers 1265-1270).
Mais voici Pyrrhus ; tout est remis en question par sa seule présence :
«Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone,
Quil entreprenne rien sans revoir Hermione.» (vers 1273-1274).
À la fin de la scène et au début de la suivante, laction est en suspens, pour quelques secondes : Pyrrhus reviendrait-il à Hermione?
Intérêt psychologique
Son amour bafoué, son orgueil blessé font dHermione une furie (vers 1261, 1265-1266, 1269-1270). Elle nous apparaît aveuglée par sa passion de vengeance. Mais, pour quelle sestime vengée, il faut que Pyrrhus sache quil périt victime de sa jalousie et non dun assassinat politique, quil est immolé à la haine dune amante délaissée, non au ressentiment des Grecs.
Cependant, comme Pyrrhus arrive, quelle opposition entre la violence sanguinaire du vers 1262 et la douceur du vers 1274 ! La même passion, suscitée par Pyrrhus, attendrit le cur ou le durcit, fait pâlir de haine ou rougir de plaisir.
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Acte IV, scène 5
Notes
- Vers 1276 : «abord» : «Introduction dune personne auprès dune autre», «arrivée».
- Vers 1280 : On pourrait le traduire ainsi : «Je soutiendrais mal la cause de mon innocence, puisque je ny crois pas.»
- Vers 1282 : «foi» : «fidélité».
- Vers 1289 : «je voulus y souscrire» : Accord par syllepse : «Je voulus souscrire à ce quavaient promis les ambassadeurs».
- Vers 1294 : «mobstiner» : Le mot a une brutalité méprisante.
- Vers 1300 : Il y a là une antithèse significative : on nengage sa vie que par un acte volontaire ; or ce nest pas la volonté qui conduit à lengagement Pyrrhus et Andromaque.
- Vers 1301 : «éclatez» : «Éclatez de colère».
- Vers 1309 : «artifice» : Hermione reprend le mot utilisé par Pyrrhus au vers 1277.
- Vers 1310-1312 : Lironie dHermione est mordante.
- Vers 1313-1314 : On remarque lantithèse entre «conquérant» et «sabaisse», entre «servile» et «loi».
- Vers 1318 : Nouvelle antithèse entre les deux hémistiches.
«Rechercher» est employé absolument : «rechercher en mariage».
«amant» : «alors que vous êtes lamant».
- Vers 1322 : Hermione oppose la Grèce à Troie afin de souligner la double trahison de Pyrrhus : envers sa fiancée, envers sa patrie.
- Vers 1323 : «maître de soi» : Cet emploi du pronom réfléchi était habituel au XVIIe siècle ; nous dirions : «maître de lui». Dès la première scène, Pylade avait porté le même jugement sur Pyrrhus dont le cur est «si peu maître de lui».
- Vers 1325 : «il vous faudrait peut-être / Prodiguer» : «il faudrait peut-être vous prodiguer».
- Vers 1327-1328 : Racine avait dabord écrit : «Votre grand cur sans doute attend après mes pleurs / Pour aller dans ses bras jouir de nos douleurs?» La comparaison entre les deux textes permet de constater que Racine savait se corriger.
- Vers 1329 : «Pleurante après son char» : Laccord du participe employé comme verbe était admis au XVIIe siècle.
Les prisonniers de guerre suivaient le char du vainqueur : ainsi Cassandre fut attachée au char dAgamemnon.
- Vers 1331-1332 : «titres» : Sont «empruntés» ceux dinfidèle, de parjure ; sont portés ceux de guerrier sans pitié, de bourreau.
- Vers 1334 : «expirante» : Laccord du participe employé comme verbe était admis au XVIIe siècle.
- Vers 1337 : «ardente» : «brûlante», «en flammes» (sens propre).
- Vers 1338 : «Polyxène» : Une des filles de Priam et d'Hécube. Comme elle était aimée d'Achille, on crut quelle avait participé à la trahison qui mit fin à la vie du héros : Pyrrhus l'égorgea (voir lHécube dEuripide).
- Vers 1343 : «me plaindre à vous» : Cest Hélène, mère dHermione, qui est responsable du sang versé pour venger son enlèvement par le Troyen Pâris, et pour la reconquérir.
- Vers 1344 : «consens d» : Construction admise jusquau XVIIIe siècle. Nous dirions : «consens à». - Vers 1346 : «innocence» : «état de quelquun qui ne nuit pas» (sens étymologique).
- Vers 1347 : «gêner» : «torturer».
- Vers 1348 : «Devait» : Construction latine des verbes marquant la possibilité, ou lobligation ; lindicatif a une valeur de conditionnel : «devrait».
- Vers 1350 : Aphorisme subtil.
- Vers 1351 : «fers» : Les chaînes dun prisonnier, ici dun prisonnier de lamour, le mot appartenant au vocabulaire galant.
- Vers 1355 : «en effet» : «réellement», «véritablement».
- Vers 1356 : Il faut noter le passage du «vous» au «tu» qui marque une vive émotion : le comportement intime lemporte sur le contrôle mondain de soi.
- Vers 1361 : «mon injure» : «linjure qui ma été faite».
- Vers 1363 : «au fond de tes provinces» : Hermione exprime son mépris pour lÉpire, région périphérique sinon considérée comme barbare.
- Vers 1365 : «fidèle» : «si tu avais été fidèle». La beauté de cette ellipse a souvent, à juste titre, été soulignée. Cette forme ramassée exprime de manière beaucoup plus pathétique les sentiments dHermione que ne leût fait une longue phrase.
- Vers 1368 : La coupe classique du vers est ici rompue. Ce que souhaite exprimer Hermione est mis en relief au début : «ingrat» ; alors que la mélancolie quelle voudrait cacher est musicalement traduite par les muettes finales qui font leffet de points dorgue : «doute», «encor».
- Vers 1369 : «en colère» : «contre moi».
- Vers 1371 : «hymen» : «mariage».
«jy consens» : Cette hauteur est une manière davoir le dernier mot.
- Vers 1373 : Il est gros dune menace que Pyrrhus ne peut comprendre.
- Vers 1375 : «voi» : Pour faciliter la rime, les poètes du XVIIe siècle utilisaient les verbes «faire», «dire», «craindre», «prendre», «croire», «devoir», «savoir», «voir», sans «s» à la première personne du singulier du présent de lindicatif. Cest dailleurs lorthographe étymologique.
- Vers 1378 : «un autre» : Limpersonnel est plus fort dans son imprécision calculée quune expression plus nette.
- Vers 1379 : Pyrrhus sétait plaint auprès dAndromaque : «Madame, du moins tournez vers moi les yeux» (vers 952).
- Vers 1386 : La menace est soulignée par la vibration des «r» dans «cours», «crains», «encor», «trouver», «Hermione».
Intérêt de laction
Racine a attendu jusquici pour mettre Hermione et Pyrrhus face à face. Il ne la pas fait précédemment parce quil fallait que subsiste une certaine imprécision dans lesprit de chacun des personnages au sujet des sentiments de lautre. Comment Pyrrhus aurait-il osé trahir Hermione sil avait su la violence de sa passion? Comment celle-ci aurait-elle pu si longtemps saccrocher à ce quelle aurait su nêtre quune illusion? Si cette scène capitale, cette rencontre, qui sera la seule, a enfin lieu, cest parce quil faut enfin une grande explication entre les deux fiancés.
Hermione, qui vient de pousser Oreste au meurtre de Pyrrhus, ayant une entrevue avec la future victime, Subligny critiqua vivement cette scène dans la préface de La folle querelle : «Il est ridicule de venir ainsi chercher les gens pour leur faire insulte.» Mais cette scène était vraisemblable et surtout nécessaire. La lettre du texte nous dit que Pyrrhus vient avouer la vérité devant celle qu'il trahit, et suggère que c'est pour soulager sa conscience (vers 1277-1280 et 1301-1308). Mais, si I'on replace dans le fonctionnement de la scène ces paroles calculées par un dramaturge et adressées à Hermione, on reconnaîtra qu'il s'agit surtout d'une provocation. C'est bien ainsi qu'elle les interprète.
Un nouvel ultimatum est suspendu durant cette dernière et vaine entrevue d'Hermione et Pyrrhus.
Cette scène un peu gauche se déroule ainsi :
1. Pyrrhus reconnaît ses torts, tout en essayant de se justifier (vers 1275-1308).
2. Hermione répond avec ironie, sarcasme et mépris (vers 1309-1340).
3. Pyrrhus tente de se satisfaire en croyant à lindifférence dHermione (vers 1341-1355).
4. Hermione laisse éclater lexpression de sa colère et de sa passion (vers 1356-1386).
Intérêt littéraire
Les tirades d'Hermione conservent une parfaite structure, et I'art classique ny perd pas ses droits. On y admire I'ordonnance de I'argumentation, même si se succèdent les reproches, la soumission, la colère et la menace.
Est particulièrement intéressante la seconde tirade (vers 1356-1386), où elle apostrophe Pyrrhus. On y suit toute une variation de tons.
Elle souvre sur un ton élégiaque avec lequel sont décrits les sentiments dHermione, est exprimé une véritable déclaration damour. Au vers 1356, elle passe du vouvoiement au tutoiement, pour une très claire et passionnée déclaration damour ; on remarque que, placé entre la coupe médiane et I'arrêt qui le sépare de la question rhétorique «Qu'ai-je donc fait?», le mot «cruel», que se mérite Pyrrhus car il joue avec le sentiment amoureux dHermione, devient l'élément dominant de la phrase.
La déclaration damour très claire, voire impudique, est répétée par la question rhétorique et néanmoins colérique du vers 1365 : «Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?» La forme ramassée, la belle ellipse, expriment mieux quune longue phrase et dune manière beaucoup plus pathétique la douloureuse nostalgie quHermione ressent.
Si Hermione fait à Pyrrhus le reproche de sa trahison de façon violente, au vers 1369, son ton devient humble, comme le marque lemploi de «Seigneur». Au vers 1370, elle le vouvoie de nouveau.
Au vers 1375, elle revient brusquement au tutoiement pour exprimer sa colère, la fin de la tirade étant dun ton épique, le débit étant coupé, saccadé, haletant. On trouve des anaphores violentes («Va», vers 1381, 1382, 1386), une suite dimpératifs, qui poussent Pyrrhus à précipiter son crime (son mariage sacrilège) et sa propre mort. Les termes employés expriment la grandeur : «foi» (vers 1381), «majesté sacrée» des «Dieux» (vers 1382), «serments» (vers 1384). La gradation finale rappelle ironiquement lappel aux armes de Don Diègue à Rodrigue («Va, cours, vole et nous venge !») dans Le Cid de Corneille. Hermione achève ainsi cette tirade où son exaspération culmine en parlant delle à la troisième personne pour lancer une menace : «crains encor dy trouver Hermione».
Intérêt psychologique
Pyrrhus révèle une personnalité assez contrastée.
Comme il nest pas un goujat, cest à la façon dun aristocrate, ou même simplement dun honnête homme, du XVIIe siècle, que, quoique amoureux passionné dAndromaque, il se montre dabord généreux et chevaleresque à légard dHermione. Il ne veut pas trahir cette fiancée quon lui avait donnée, sans essayer de sexpliquer. Gêné de sa conduite, conscient de son parjure, il cherche aussi à sauvegarder sa dignité. Aussi son entrée en matière est-elle embarrassée (vers 1275-1280), commet-il des maladresses, emploie-t-il des expressions offensantes. À partir du vers 1281, avec quelle inconscience il déchire le cur dHermione, tue lespérance quelle venait de ressentir ! Sans aucun ménagement, il déclare alors navoir jamais eu damour pour elle (vers 1286), avoue quelle fut même un poids pour lui (vers 1294). Lorsquelle semble laisser apparaître une certaine indifférence, il se montre satisfait den être quitte à si bon compte, bien quune pointe de dépit ferait croire quil regrette de navoir point été autant aimé quil avait pu le croire. Il rappelle que «d'un autre il l'éclat victorieux» I'avait emporté sur «le pouvoir de [ses] yeux» (vers 1291-1292). Il use un peu trop de pointes (vers 1298-1300 ; 1306-1308). La cinglante ironie dHermione le blesse dans son orgueil. Il répond donc à ses sarcasmes en déployant lui aussi une ironie féroce (vers 1309-1355), car c'est un des aspects de lironie tragique de Racine que lamour, quand il est violemment contrarié, devienne haine et cruauté. Il riposte en particulier en rappelant que ce fut pour venger la mère d'Hermione quil s'est montré féroce, que c'est à cause d'Hélène qu'il a versé tant de sang (vers 1342-1343) ; Hermione est donc mal venue de le lui reprocher. Sa réplique finale (vers 1353-1355) a de I'allure, de quelque façon qu'on I'interprète : «Rien ne vous engageait à maimer en effet» (vers 1355).
Devant le déferlement véhément de la seconde tirade dHermione, il garde un silence méprisant, comme le marque le vers 1375, la froideur de celui qui la repousse avec dédain.
La présence insultante de Pyrrhus, son double jeu, font retrouver à cette orgueilleuse jeune fille quest Hermione la maîtrise delle-même, lui fait exercer la plus cinglante et la plus vengeresse ironie, néanmoins teintée damertume.
Dans sa première tirade, elle traite Pyrrhus avec la hauteur dune princesse outragée, en maniant lironie et le mépris, en se moquant de son attrait pour une «esclave», pour une «Troyenne», son ressentiment la conduisant à considérer désormais comme des crimes les exploits qui faisaient hier la grandeur de Pyrrhus (vers 1333-1340).
Le «Rien ne vous engageait à maimer en effet» (vers 1355) de Pyrrhus, où il insinue que leur mariage était un mariage diplomatique, et quelle ne lépousait que par devoir, déclenche chez elle lexplosion de la seconde tirade, où le ton change totalement. Elle nest plus alors une princesse soucieuse encore de sa dignité, mais une femme tantôt furieuse, tantôt suppliante, qui abdique tout amour-propre, qui ne ménage plus ni son interlocuteur ni elle-même. Elle accuse Pyrrhus dêtre «parjure» (vers 1362) car il lui a promis de lépouser. Pourtant, ayant un moment de faiblesse, au vers 1365, elle sabaisse par amour, se déclare capable de tout accepter de la part de celui quelle aime, même son infidélité, et perd toute dignité face à celui qui la méprise, dune façon non plus odieuse mais déchirante. Entre les reproches et les menaces (elle le traite d«ingrat» tout en réaffirmant, mais avec moins de force, son amour [vers 1368]), elle se laisse aller à le supplier (vers 1369-1374), à accepter le mariage («Achevez votre hymen, jy consens» [vers 1371]) ; soumise, résignée, elle ne demande que la faveur de ny point assister, en sollicitant peut-être dy échapper par la mort car on peut se demander si, aux vers 1367 et 1373, elle nannonce pas son trépas, si elle ne menace pas de se suicider. Comme, de lhomme quelle aime, elle ne reçoit rien en retour, quil ne voit pas toutes les humiliations quelle a subies pour lui, quil garde un silence méprisant (vers 1373), et elle éclate : «Vous ne répondez point?» (vers 1375). Aux vers 1375-1379, elle est assez passionnée pour savoir que Pyrrhus, qui est passionné aussi, ne pense pas à elle, que toute sa pensée est tournée vers Andromaque. Aussi, cette femme jalouse et hors delle, prise dune fureur froide, atteignant le paroxysme de la passion, va jusquà la véhémence menaçante. Les dieux seront ses alliés (vers 1383) car elle est dans son bon droit (vers 1384). Les dieux naccepteront pas ce parjure «au pied des autels» (vers 1385). Son attitude combative fait que, pour elle, il est inutile de tergiverser si Pyrrhus doit labandonner de toutes façons ! Elle ne laissera pas celui quelle aime à quelquun dautre, et elle saura se débarrasser de lui ! Le dernier vers exprime bien le risque que prend alors Pyrrhus : quy aura-t-il au pied de ces autels? Hermione elle-même ou un assassin envoyé par elle?
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Acte IV, scène 6
À la suite de la menace dHermione, Pyrrhus paraît indifférent (vers 1392) : est-ce la fierté du gentilhornme qui I'anime? ou ne peut-il penser qu'à Andromaque? Il ne répond pas aux sages avertissements de Phoenix, que la passion n'aveugle pas, qui a compris quel danger représente «Une amante en fureur qui cherche à se venger» (vers 1387). Mais Pyrrhus est tout de même émouvant, car on devine qu'il ne paraîtra plus, quil néchappera pas à Hermione. Il se débarrasse du témoin gênant quest Phoenix parce quil sest auparavant ridiculisé devant lui : «Phoenix, garde son fils» (vers 1392).
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Acte V, scène 1
Notes
- Vers 1394 : «transport» : «mouvement violent de lâme».
- Vers 1396 : «sans dessein» : «sans but», «sans intention précise», «maladroite». Lexpression semploie encore couramment au Québec.
- Vers 1398 : «étudiée» : «feinte», «simulée».
- Vers 1400 : Souvenir de lÉnéide de Virgile, où Didon, parlant dÉnée qui la abandonnée, se demande : «Mes pleurs lont-ils fait gémir? A-t-il détourné les yeux? A-t-il, vaincu, versé des larmes ou a-t-il eu pitié de celle qui laime?»
- Vers 1403 : «ennui» : Le mot avait un sens plus fort quaujourdhui, celui de «violent chagrin» (du latin «in odium» : «qui entraîne dans la haine»).
- Vers 1404 : «sintéresse pour lui» : «prend parti pour lui».
- Vers 1405 : «penser» : substantivation de linfinitif qui sortit de lusage sous la concurrence de «pensée».
- Vers 1407 : «larrêt de mon courroux» : «La décision que ma inspirée ma colère».
- Vers 1409 : On remarque lallitération en «r» qui fait vibrer le vers.
- Vers 1410 : «dissiper» : «Se dissiper» ; au XVIIe siècle, lemploi absolu se substituait souvent à lemploi pronominal là où il serait de règle aujourdhui.
Il faut remarquer la métaphore suivie : «lorage» produirait le liquide des «pleurs».
- Vers 1411 : «cur» : «courage».
- Vers 1418 : «encore un coup» : «encore une fois» ; lexpression nétait pas familière au XVIIe siècle.
- Vers 1419 : «le prévoir» : «prévoir quil pourrait mourir».
- Vers 1420 : La répétition du mot «enfin» marque la dérobade dHermione devant la vérité : ce nest pas elle qui est la cause de la mort de Pyrrhus, mais lui.
- Vers 1424 : «les exploits» : Hermione les a déjà évoqués au vers 852 où, sadressant à Cléone, elle ny voyait quune raison supplémentaire dadmirer Pyrrhus (qui allait lépouser) ; ici, alors quil va épouser Andromaque, elle les lui reproche.
- Vers 1426 : «hyménée» (ou «hymen») : «mariage».
- Vers 1428-1429 : «Préparer, assassiner, perdre» : Ces trois verbes expriment la même idée, devant laquelle Hermone commence à éprouver de lépouvante.
- Vers 1429 : «devant que» : «avant que» ; cétait déjà presque un archaïsme à lépoque de Racine.
Intérêt de laction
La scène se déroule ainsi :
1. Hermione se rend compte de son désarroi, se demande que faire (vers 1393-1396).
2. Tout en énumérant les raisons quelle a de vouloir la mort de Pyrrhus : sa cruauté, sa trop grande confiance, son indifférence (vers 1397-1420), elle exprime aussi son amour (vers 1403-1406).
3. Elle regrette den être arrivée là (vers 1421-1429).
Ainsi, la catastrophe est suspendue par ses atermoiements.
Alors que le monologue avant Racine, et surtout chez Corneille, était délibératif, logique et raisonneur, celui-ci est alternatif, le personnage hésitant, penchant successivement vers deux solutions contraires. Cest même un monologue haletant où tout se mêle, comme les sentiments contradictoires se mêlent dans lâme dHermione. Cest même, dans tout le théâtre de Racine, et peut-être dans tout le théâtre classique, le seul monologue, la seule déclaration développée où, le personnage étant hors de lui-même, il renonça à imposer un ordre logique et réfléchi.
Intérêt psychologique
Il a été facile à Hermione, dans sa fureur, dordonner à Oreste le meurtre de Pyrrhus. Mais, étant seule, devant attendre les résultats de lentreprise, en mesurer les conséquences, se rendre compte de la gravité de son acte, elle est écartelée, par la passion, entre la criminelle, qui prépare la mort de Pyrrhus, brûle daller le tuer elle-même, et lamoureuse, prête à tout pardonner à celui quelle a adoré. Quand elle limagine baignant dans son sang, elle nest plus quamour, tremble pour lui, semble prête à courir le sauver. Victime de sa lucidité, de son imagination et de son orgueil, elle scrute impitoyablement son cur. Experte à discerner toutes ses raisons de souffrir, toutes les nuances de ses douleurs, elle devient bourrelle delle-même.
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Acte V, scène 2
Notes
- Vers 1432 : «fier» : La fierté est ici une joie orgueilleuse.
- Vers 1433 : «hymen» : «mariage».
- Vers 1434 : «conquête» : Mot de la langue des précieux.
Il faut remarquer la redondance voulue : «conquérant» - «conquête».
- Vers 1435 : Racine avait dabord écrit : «Et dun il qui déjà dévorait son espoir». Bien que Subligny eût critiqué ce vers, il ne le modifia quen 1687.
- Vers 1438 : Il faut noter lalliance du concret («autels») et de labstrait («souvenir de Troie»).
- Vers 1440 : Le contraste est saisissant entre la joie des Épirotes qui acclament leur reine, et le recueillement de celle qui se prépare à la mort.
- Vers 1448 : «soutenu» : «maintenu».
- Vers 1453 : «il a rangé sa garde» : Cet élément est essentiel, et il a déjà été mentionné deux fois (vers 1061 et 1218).
- Vers 1455 : «qui» : Il était dans lusage, au XVIIe siècle, déloigner le relatif de son antécédent, à condition toutefois quil ny eût pas dambiguïté.
- Vers 1457 : «transports» : «mouvements violents de lâme».
«soin» : «Souci».
- Vers 1461 : «Je ne sais» : Racine a voulu laisser à Oreste le soin de raconter lui-même le meurtre de Pyrrhus ; ainsi, lintérêt du spectateur est maintenu en suspens.
- Vers 1463 : «combattu de» : Cet emploi de «de» après un passif était courant au XVIIe siècle.
- Vers 1468 : Oreste craint «sa vertu» (vers 1464), et donc les remords qui lassailliront.
- Vers 1470 : «Soyons ses ennemis, et non ses assassins», avait-il dit au vers 1180.
- Vers 1472 : Oreste hésite encore ; il ne sait sil laissera agir ses soldats ou sil agira lui-même, comme Hermione en avait exprimé le désir.
- Vers 1473 : «les» : Oreste verra Pyrrhus et Andromaque ; pour Hermione, qui ne pense qu'à eux, le sens est parfaitement clair.
- Vers 1475 : Hermione avait elle-même avoué : «De mes lâches bontés mon courage est confus» (vers 1239).
- Vers 1476 : Hermione avait déjà, au vers 1242, reproché à Oreste son manque de courage.
- Vers 1477 : Le plus-que-parfait du subjonctif serait aujourd'hui plus logique.
- Vers 1481 : «prétends» : «réclame».
- Vers 1485 : «rendre justice» : «faire justice».
- Vers 1487 : «hymen» : «mariage».
«lévènement» : «l'issue, le succès de quelque chose» (Dictionnaire de lAcadémie, 1694).
Intérêt de l'action
La catastrophe est suspendue par les incertitudes d'Oreste.
Si, à la fin de la scène précédente, Hermione semblait prête à courir sauver Pyrrhus, il est trop tard car voici Cléone qui revient du temple.
Alors quau début de I'acte, le monologue ménageait un palier, ici, selon un autre procédé classique, c'est le récit qui, à la fois, procure un répit, et prolonge l'action.
La scène se déroule ainsi :
1. Le tableau du bonheur insouciant de Pyrrhus (vers 1431-1458).
2. Le tableau des hésitations dOreste qui semble résigné à nêtre que le spectateur de la cérémonie du mariage (vers 1459-1484).
3. La détermination dHermione doublement incitée à l'action par l'indifférence injurieuse de Pyrrhus, et par l'irrésolution d'Oreste : elle tuera elle-même Pyrrhus, et se tuera aussi (vers 1485-1492).
Les hésitations dOreste maintiennent lintérêt dramatique : agira-t-il ou renoncera-t-il à son forfait? incertitude par laquelle Racine prépara le coup de théâtre de la scène suivante.
Le pathétique vient du fait qu'Hermione fait tous les sacrifices, même celui de sa vie, sans pouvoir trouver la satisfaction qu'elle cherche (vers 1484).
Intérêt psychologique
Cléone présente Oreste de façon brutale aux vers 1431-1436, 1462-1472. Elle le montre comme un faible, troublé au moment dagir. Elle est fine psychologue pour décrire Andromaque (vers 1437-1440). Mais, au total, elle est maladroite car son rapport va déterminer la mort de Pyrrhus, quelle ne désire pas.
Son récit ravive la fureur dHermione, et la fortifie dans son désir de vengeance. Le tableau du bonheur que connaît Pyrrhus dans ce mariage qui aurait dû être le sien lui inflige une torture qui explique sa réaction. Elle avait conservé un dernier espoir, celui dune dernière pensée quil aurait pour elle, toutes ses interrogations de la tirade des vers 1441-1448 se résumant en effet à une seule : a-t-il pensé à moi? Se rendre compte quelle nest plus rien pour lui est intolérable à celle qui se glorifie dune mère dont la coquetterie déclencha la guerre de Troie (vers 1477-1484). Devant lincertitude où la laisse Oreste, elle se décide à agir elle-même. Mais sa résolution se justifie aussi parce quelle se rend compte que cest à elle dassumer cet acte. Elle lachèvera par son suicide, qui lui évitera de survivre à sa douleur, et elle annonce sa mort sans ambages (vers 1491). Les deux derniers vers traduisent son aveuglement passionnel
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Acte V, scène 3
Notes
Dans les éditions de 1668 et 1673, la scène se présentait autrement : Oreste était accompagné d'Andromaque, de Céphise, d'une suite de soldats, et il commençait en ces termes :
ORESTE : Madame, c'en est fait, partons en diligence,
Venez dans mes vaisseaux goûter votre vengeance.
Voyez cette captive : elle peut mieux que moi
Vous apprendre qu'Oreste a dégagé sa foi.
HERMIONE : Ö Dieux ! c'est Andromaque.
ANDROMAQUE : Oui, c'est cette princesse
Deux fois veuve, et deux fois I'esclave de la Grèce,
Mais qui jusque dans Sparte ira vous braver tous,
Puisqu'elle voit son fils à couvert de vos coups.
Du crime de Pyrrhus complice manifeste,
J'attends son châtiment. Car je vois bien qu'Oreste,
Engagé par votre ordre à cet assassinat,
Vient de ce triste exploit vous céder tout l'éclat.
Je ne m'attendais pas que le Ciel en colère
Pût, sans perdre mon fils, accroître ma misère,
Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor
Qui fit couler mes pleurs pour un autre qu'Hector.
Vous avez trouvé seule une sanglante voie
De suspendre en mon coeur le souvenir de Troie.
Plus barbare aujourd'hui qu'Achille et que son fils,
Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ;
Et ce que n'avait pu promesse ni menace,
Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.
Je n'ai que trop, Madame, éprouvé son courroux ;
J'aurais plus de sujet de m'en plaindre que vous.
Pour dernière rigueur ton amitié cruelle,
Pyrrhus, à mon époux me rendait infidèle.
Je t'en allais punir. Mais le Ciel m'est témoin
Que je ne poussais pas ma vengeance si loin ;
Et sans verser ton sang ni causer tant dalarmes,
Il ne ten eût coûté peut-être que des larmes.
HERMIONE : Quoi? Pyrrhus est donc mort?
ORESTE (vers 1496-1520 du texte définitif) : Oui, [nos Grecs irrités...]
Le Troyen est sauvé. Mais partons, le temps presse
L'Épire tôt ou tard satisfera la Grèce.
Cependant j'ai voulu qu'Andromaque aujourd'hui
Honorât mon triomphe et répondît de lui.
Du peuple épouvanté la foule fugitive
M'a laissé sans obstacle enlever ma captive... [vers 1538]
- Vers 1497 : «courage» : Le mot a ici le sens de «cur».
- Vers 1498 : «funeste» : Ladjectif est inséparable du nom dOreste.
- Vers 1501 : «sans changer de face» : «sans quil change de face» : contrairement à lusage actuel, le sujet de la proposition infinitive et celui de la principale pouvaient ne pas être les mêmes ; cest une anacoluthe.
- Vers 1504 : «hymen» : «mariage».
- Vers 1505 : «transport» : «mouvement violent de lâme».
- Vers 1506 : Oreste aggrave le cas de Pyrrhus. Tout ce récit est imité librement de lAndromaque dEuripide ; Racine en a surtout retenu les détails propres à renforcer la colère dHermione.
- Vers 1507 : «foi» : «fidélité».
- Vers 1507-1508 : Il faut noter les reprises : «couronne»-«Épire», «foi»-«moi».
- Vers 1511 : «je déclare les siens» : «je déclare navoir dautres ennemis que ceux dAstyanax».
- Vers 1512 : «le» : Larticle défini est très fort, et souligne le fait quAstyanax est le seul roi légitime des Troyens, ce qui est un aperçu sur lavenir au-delà de la pièce.
- Vers 1515 : Cest un souvenir de lAndromaque dEuripide : «Quand ils leurent enveloppé et encerclé de toutes parts, sans lui laisser le temps de respirer
» (vers 1135-1136).
- Vers 1521 : «la presse» : «La foule».
- Vers 1524 : Au vers 1230, Hermione avait donné cet ordre à Oreste : «Revenez tout couvert du sang de I'infidèle.»
- Vers 1525 : Selon l'édition de 1697, il faut ici un point d'exclamation, non un point d'interrogation : Hermione n'a pas de question à poser, elle est épouvantée.
- Vers 1526 : «trahi» : Trahir : «en parlant des choses, ne pas seconder, rendre vain, décevoir» (Littré).
- Vers 1528 : Cest que ce quHermione avait exigé aux vers 1265-1269.
- Vers 1534 : «parricide» : Le mot avait, au XVIIe siècle, un sens très général : «meurtre d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une soeur, d'un enfant, d'un ami, d'un roi.»
- Vers 1537 : «Barbare» : Hermione reproche à Oreste sa cruauté, sans doute, mais peut-être faut-il penser qu'elle lui signifie qu'il est désomais à ses yeux un étranger (sens étymologique de «barbare»).
«furie» : À la fois, «acharnement inhumain» et «geste de folie».
- Vers 1539 : «cruels» : Hermione pense aux soldats d'Oreste.
- Vers 1542-1543 : Ce démenti est demeuré célèbre.
- Vers 1543 : «Qui te l'a dit?» : Hermione avait déjà demandé à Oreste : «Qui vous la dit, Seigneur, quil me méprise?» (vers 550). Ce mouvement était presque un lieu commun de la tragédie de lépoque : le même coup de théâtre se trouvait déjà dans Alcimédon de Du Ryer, Cléomène de Guérin de Bouscal, Josaphat de Magnon, Amalasonte de Quinault, Démetrius de Boyer.
- Vers 1544 : Il faut noter le halètement que créent les coupes : 2 -2 - 2 - 3 - 3.
«Ici» marque le respect de I'unité de lieu, «tantôt», celui de lunité de temps, «ordonné son trépas», celui de l'unité daction.
- Vers 1546 : «devait» : Construction latine des verbes marquant la possibilité, ou lobligation ; lindicatif a une valeur de conditionnel : «naurais-tu pas dû».
«au fond de ma pensée» : À Il, 2, Oreste essaya de lire dans la pensée d'Hermione, et s'entendit reprocher de se faire souffrir lui-même en s'obstinant à chercher des «détours dans ses raisons» (vers 579).
- Vers 1554 : «Qui» : Employé au neutre au XVIIe siècle, le mot avait le sens de «quoi», «quelle chose».
- Vers 1556 : «le malheur qui te suit» : Voir les vers 25, 482-484, 775-776, 797-798.
- Vers 1560 : «il le feindrait du moins» : Au vers 1398, Hermione sétait plainte que Pyrrhus se soit conduit avec elle «Sans pitié, sans douleur au moins étudiée».
Racine avait dabord terminé la scène avec ces quatre vers où sexprimait Oreste :
«Allons, Madame, allons. C'est moi qui vous délivre.
Pyrrhus ainsi I'ordonne, et vous pouvez me suivre,
De nos demiers devoirs allons nous dégager.
Montrons qui de nous deux saura mieux le venger.»
Intérêt de l'action
Alors que le tableau de la cérémonie du mariage vient de raviver la fureur dHermione, survient Oreste. Il fait le récit de la mort de Pyrrhus (vers 1493-1533). Mais il reçoit, au lieu des remerciements quil attendait, les invectives dHermione (vers 1534-1564).
Cest une scène capitale que Racine modifia profondément : auparavant, il faisait intervenir Andromaque, mais il se rendit compte que le nouveau danger où elle tombait nuisait à lunité de péril ; sa présence affaiblissait la scène entre Hermione et Oreste, qui désormais conserva toute sa puissance.
Il y a, en effet, un abîme qui sépare le début et la fin de la scène : au début, Oreste arrive, satisfait davoir accompli sa mission ; à la fin, il est chassé par celle-là même qui lui avait ordonné de laccomplir.
Si le récit dOreste peut être comparé aux traditionnels «récits de messagers», il est tout à fait nécessaire, car il rapporte les derniers moments de Pyrrhus (vers 1495-1520), et, par les détails, explique la colère des Grecs, et excite celle dHermione. Elle ninterrompt le récit que par une brève question (vers 1525) parce quelle ne peut se résoudre à admettre le fait, et a besoin dune confirmation à sa question du vers 1495. Elle nest pas vengée comme elle aurait souhaité lêtre car, bien quOreste ait dirigé les coups, le meurtre de Pyrrhus a toutes les apparences dun crime politique ou, plus exactement, dune vengeance nationale (le «cri de rage» des Grecs [vers 1514]).
Le récit terminé, Hermione, sans transition, désavoue Oreste, et laccable dinvectives. Dans cette seconde partie de la scène, cest elle qui parle. Oreste, stupéfait, désemparé, se borne à une réponse sous forme interrogative ; étourdi par le coup qui le frappe, il ne songe pas à discuter.
Comme Hermione annonce : «Je demeure en Épire. / Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire / À toute ma famille» (vers 1561-1564), elle est en contradiction avec les usages antiques. Mais cette rupture préfigure son destin. Le dénouement pourrait être modifié. L'intérêt rebondit.
Intérêt littéraire
Le récit dOreste constitue un modèle de narration épique.
Au vers 1495, 1525, 1543, on remarque la brutalité en à-plat du style coupé.
- Les vers 1542-1543 : «Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? À quel titre?
Qui te l'a dit?»,
où frémit la colère dHermione furent commentés par Proust, qui montra que le charme qu'on a l'habitude de leur trouver vient précisément de ce que le lien habituel de la syntaxe est volontairement rompu. «À quel titre?» se rapporte, non pas à «Qu'a-t-il fait?» qui le précède immédiatement, mais à «Pourquoi l'assassiner?» Et «Qui te l'a dit?» se rapporte aussi à «assassiner». On peut, se rappelant un autre vers : «Qui vous l'a dit, Seigneur, qu'il me méprise?» (vers 550) supposer que «Qui te l'a dit?» est pour «Qui te l'a dit, de l'assassiner?». Ces zigzags de l'expression ne laissent pas d'obscurcir un peu le sens, et une grande actrice se montra plus soucieuse de la clarté du discours que de l'exactitude de la prosodie en disant carrément : «Pourquoi l'assassiner? À quel titre? Qu'a-t-il fait?».
Intérêt psychologique
Pour Oreste, on constate que, comme à chacune de ses apparitions, se manifeste la fatatité qui le poursuit, et dont un des aspects l'oblige à dire exactement et en toutes circonstances le contraire de ce qui convient : vers 1526, 1531, 1533.
Dans le cas dHermione, cette scène nous expose les caractéristiques et les effets de la passion : elle rend aveugle, injuste, oublieux. Hermione ne se souvient même plus que cest elle qui a donné à Oreste lordre de tuer Pyrrhus, et quOreste na accompli cet acte quaprès bien des combats intérieurs.
Son illogisme éclaire les profondeurs de l'âme humaine. Cest surtout celui du fameux «Qui te l'a dit?» (vers 1543) qui donne une grandeur saisissante à la scène : il peut sembler exagéré, mais, si on le rapproche du «Quil mourût» du vieil Horace, on constate que ces deux exclamations suffiraient à définir lart de Corneille et celui de Racine ; en effet, chez Corneille, lexclamation ne surprend pas : elle correspond à lattitude générale du personnage qui manifeste ainsi sa passion surhumaine du devoir patriotique ; mais, chez Racine, elle sert à traduire toute la complexité du cur humain en proie à des passions contradictoires.
Comme Pascal, Racine sait que les sentiments ont leurs raisons, qui ne sont pas celles de la raison. Un Oreste plus expérimenté aurait su «lire au fond de [la] pensée» dHermione : il aurait compris que la vision d'un Pyrrhus amoureux d'Andromaque déclencherait sa haine, mais que la vision d'un Pyrrhus assassiné réveillerait en elle I'amour. Et «cent fois» (vers 1550), Oreste aurait pu, à son gré, faire naître I'un ou l'autre sentiment, endroit et envers d'une même passion.
Fixée maintenant dans I'amour par la mort de Pyrrhus, Hermione regrette (vers 1600) les incertitudes et les balancements. Ses malheurs passés lui paraissent enviables auprès de son malheur présent. L'orgueilleuse Hermione se fait très humble. Elle est pathétique parce quelle est vraie. Dans sa colère, dans son affolement, dans sa fureur de punir, il ny a rien que les mouvements les plus simples, les plus directs, rien que le heurt de sentiments élémentaires : tuer parce que Pyrrhus la trahit, pardonner parce que, tout de même, elle laime. Mais, une fois le délire passé, et avec une grande clairvoyance, elle analyse son propre cur, et en relève les contradictions (vers 1545-1564). Doit-elle se rendre à lévidence ou espérer encore contre toute espérance? Doit-elle frapper ou pardonner? Elle lignore jusquau bout, hésite jusquau dernier moment, en proie aux impulsions contradictoires de la passion. De cette sorte dhypnose, lirréparable une fois accompli vient la tirer brutalement : Pyrrhus est mort comme elle la voulu ; alors, par une suprême illusion, elle est toute amour pour celui quelle a fait périr, et sa haine se retourne contre le malheureux Oreste quelle accable de ses reproches, avec une féroce ironie sardonique. Aux vers 1545-1548, elle ne ment pas : elle est une autre à présent, ne se reconnaît plus dans la femme qui a ordonné à Oreste lacte dont maintenant elle lui fait un crime. Pourquoi cette vérité? parce que Racine était Hermione, quil sentait, pensait comme elle.
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Acte V, scène 4
Notes
- Vers 1567 : «assassin» : Ce mot (voir les vers 1180, 1570 et 1574) excite lhorreur dOreste.
- Vers 1568 : «Oreste enfin» : Il ny a pas de virgules entre les deux mots. Ainsi le sens est ambigu : sans virgule, il faut entendre : après tant de malheurs, ai-je enfin accompli mon destin? avec une virgule, le fait qu'Oreste ne se reconnaît pas serait mis en valeur.
- Vers 1569 : «la raison» : Au vers 712, Oreste avait déclaré : «Pylade, je suis las découter la raison».
- Vers 1570 : Mme de Staël nous apprit que Talma, grand tragédien du début du XIXe siècle, qui récitait ce monologue de façon sublime, qui inspirait «une pitié que le génie même de Racine na pu prévoir tout entière, disait ce vers avec cette «espèce dinnocence qui rentre dans lâme d'Oreste pour la déchirer».» (De lAllemagne, II, chapitre XXVII).
- Vers 1574 : «parricide» : Le mot avait, au XVIIe siècle, un sens très général : «meurtre d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une soeur, d'un enfant, d'un ami, d'un roi.»
«parricide, assassin, sacrilège» : Il faut remarquer la gradation ascendante. Le dernier mot, qui évoque un crime contre les dieux, est justifié car le meurtre eut lieu dans le temple, au pied de lautel. - Vers 1575 : «je le promets» : «Je promets cela : devenir parricide, assassin, sacrilège.»
- Vers 1576 : Oreste se rappelle ce que lui a dit Hermione aux vers 1247-1248.
- Vers 1577 : «servie» : Au vers 1498, Oreste avait déclaré : «Madame, cen est fait, et vous êtes servie».
Intérêt de laction
Le «déplorable Oreste», qui est resté tout pantois lorsquHermione le traita de «perfide», de «parricide», de «monstre», contemple avec lucidité sa vie effondrée.
Intérêt psychologique
La folie d'Oreste se dessine : il ne reconnaît pas Hermione (vers 1565), il ne se reconnaît pas lui-même (vers 1568) car il atteint les limites de l'absurde, et cest pour essayer de se retrouver quil cherche à découvrir la logique de son comportement depuis son arrivée à Buthrote.
Il est Iucide cependant, quand il juge l'acte quil a commis (vers 1571, 1573, 1574, 1582), ce qui le rend pitoyable comme Phèdre. Il est lucide aussi quand il comprend quil a été joué jusquau bout par Hermione ; il en souffre dautant plus quil a mis davantage de temps à le comprendre (vers 1577-1582).
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Acte V, scène 5
Notes
- Vers 1584 : «résolvons-nous de» : Construction admise jusquau XVIIIe siècle ; nous disons : «se résoudre à».
- Vers 1586 : «à main forte» : «à main armée», «en portant des armes».
- Vers 1591-1592 : Racine avait dabord écrit :
«Commande qu'on le venge ; et peut-être qu'encor
Elle poursuit sur nous la vengeance d'Hector.»
- Vers 1593 : «environne» : «encercle».
- Vers 1602 : Phèdre sécriera : «Où me cacher, fuyons dans la nuit infernale
» (IV, 6).
- Vers 1606 : «égarée» : «qui a quasiment perdu la raison, le contrôle delle-même».
- Vers 1609 : «à cet objet» : «à la vue de cela», «devant ce spectacle».
- Vers 1610 : «la porte» : «La porte de la ville».
- Vers 1613 : «passe» : «dépasse».
- Vers 1615 : Il faut noter linsistance par accumulation de termes : «appliqué», «sans relâche», «soin», «punir».
- Vers 1617 : Il faut noter lantithèse «plaisir» - «misère».
- Vers 1618 : «exemple» : «Exemple dune chose : celui, celle qui a éprouvé, subi une certaine chose et qui en sert aux autres davertissement» (Littré, qui cite ce vers pour attester le sens ainsi défini).
- Vers 1620 : «content» : «contenant tout ce quil peut contenir».
- Vers 1627 : «horreur» : «effroi presque physiologique» (sens étymologique).
- Vers 1633 : «lembrasse» : «le prend dans ses bras» (sens étymologique).
- Vers 1634 : «coup» : À propos de ce mot, André Gide fit, dans son Journal, à la date du 19 septembre 1939, ces pénétrantes remarques : «J'admirais, dans Andromaque, combien Racine se laisse peu gêner par la répétition des mêmes mots : Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé? (vers 1631) - Tiens ! tiens ! Voilà le coup que je t'ai réservé (vers 1632) - Elle vient l'arracher au coup qui le menace? (vers 1634)... Je citerais maint autre exemple [....] je ne vois pas que, les évitant, la perfection de Racine en serait beaucoup augmentée ; il me plaît même qu'elle soit plutôt profonde que simplement de surface [...] Mais le plus admirable dans cette langue de Racine, n'est-ce point précisément l'aisance (apparente) et qu'aucun mot n'y ait I'air cherché?»
- Vers 1636 : «démons» : «divinités», «esprits», «génies», «filles denfer» (vers 1637).
- Vers 1637 : Les «filles denfer» sont les trois Érinyes, divinités à la chevelure de serpents, qui tourmentaient les grands criminels, en ce monde et dans lautre, jusquà les frapper de folie..
- Vers 1638 : Ce vers est remarquable par ses allitérations en «s».
- Vers 1639 : «appareil» : «Ensemble déléments préparés pour obtenir un résultat».
- Vers 1645 : «Il perd le sentiment» : «il sévanouit», «il perd connaissance».
- Vers 1646 : «Ménageons» : «mettons à profit».
- Vers 1645-1648 : À la représentation, on supprime souvent ces vers, car ils coupent lémotion tragique en nous remettant en présence dun homme normal.
Intérêt de l'action
Le principe classique du dénouement dune tragédie veut quil renseigne le spectateur sur le sort de tous les personnages. On sait déjà que Pyrrhus a été assassiné. Ici, on voit Hermione se suicider sur le corps de Pyrrhus (vers 1604-1612), Oreste sombrer dans la folie (vers 1629-1644). Pylade, dont lintervention manifeste que, d'une manière ou d'une autre, la pièce va se terminer, nous rassure sur le sort d'Andromaque : celle qui devait être la victime, soit du meurtre de son fils livré aux Grecs soit d'un mariage suivi d'un suicide, non seulement survit indemne, mais, nayant plus dennemis, triomphe au-delà de toute espérance :
«Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis,
Ils la traitent en reine.» (vers 1587-1588).
Ce dénouement demeure vraisemblable car loutrance des personnages ne pouvait permettre de les voir survivre à lanéantissement de leurs espérances.
Intérêt littéraire
La mise en scène du délire d'Oreste montre à quel degré de véhémence put atteindre la poésie tragique de Racine. Comme beaucoup dauteurs avaient, avant lui, fait la peinture de la folie, Oreste, étant, comme dans les tragédies antiques, victime de la fatalité, de limplacable destin, il rendit sa folie avec une couleur antique, quon trouve même dans les détails de lhallucination :
«Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne?» (vers 1625).
«Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?» (vers 1682).
Par contre, le vers 1624, «Réunissons trois curs qui n'ont pu s'accorder:», cause le plaisir de la belle rencontre dexpressions dont la simplicité presque commune donne au sens une douce plénitude, de belles couleurs.
Intérêt psychologique
Andromaque, nayant pas eu à trahir Hector, peut servir la mémoire de Pyrrhus en «veuve fidèle» (vers 1590), lui rendant des honneurs qui font penser quelle devait éprouver pour lui des sentiments quelle nosait peut-être pas savouer. Elle assume sa royauté avec un à-propos remarquable. Cependant, voulant «venger Troie [
] et son premier époux» (vers 1592), elle reste ce quelle était au début de la tragédie, dont elle garde lunité.
Pylade, ce double lucide du héros malheureux, précipite sa folie en lui montrant (vers 1587-1593) linutilité du meurtre de Pyrrhus.
Oreste, dans les vers 1613-1624, sabandonne à livresse du malheur. Il se veut une victime de la fatalité, des dieux attachés à sa perte. Il connaît la satisfaction morbide davoir été fidèle à un destin méprisable. De ce fait, il nie toute participation volontaire : il na été quun jouet entre les mains dune puissance qui le dépasse. II se réjouit amèrement de son malheur : cest le seul bien qui lui reste car il a tout perdu : amour et honneur. Après le paroxysme de lacte meurtrier, il vient de reprendre rudement contact avec la réalité. Tout en ayant été fidèle à sa destinée, il se sent aliéné : il est lui-même et en même temps un autre, né de la logique de ses actions et de la malédiction divine, un criminel qui se fait horreur, qui a bafoué toutes les lois de la société à laquelle il appartient. Désormais, il est seul, hors-la-loi rejeté de tous. Il ne lui reste quune seule issue glorieuse : le suicide. Mais, velléitaire jusquau bout, il ne peut pas non plus se donner la mort, car il est soudain envahi par une brusque folie dévastatrice qui se déploie dans les vers 1625-1644. Elle se justifie comme labdication dune nature trop faible sous le poids de la fatalité qui laccable, comme la manifestation de ce que les psychologues appellent une conduite de fuite. Dabord (vers 1625), elle prend la forme de la nuit (image symbolique) qui investit son esprit, qui lenferme («De quel côté sortir?» [vers 1627]) ; elle sera reprise au vers 1640. Puis simposent des images hallucinatoires : il voit couler des «ruisseaux de sang» (vers 1628) ; son délire nen présentant pas moins une certaine logique, il voit avec lucidité quil na pu, malgré son crime, séparer Pyrrhus et Hermione : le premier est un mort qui revient à la vie pour hanter les remords du criminel (vers 1629-1632) ; la seconde vient aiguillonner la jalousie du survivant (vers 1633-1635) ; elle se transforme symboliquement en une divinité infernale chargée de le torturer, et à laquelle il se livre en victime consentante et désespérée : il a voulu ce qui lui arrive. Son châtiment le voue à une souffrance éternelle sans espoir de rachat. Il incarne son dernier rôle : celui du damné, les Anciens croyant que le sang des innocents injustement tués crie vengeance, et que leurs ombres tourmentent les assassins.
Alors quAndromaque triomphe pour avoir été fidèle à tout ce qui a constitué sa vie, Oreste est condamné pour la raison strictement contraire. Ballotté et dépossédé jusquà la fin, d'un bout à lautre de la tragédie, il na rien pu car il n'est rien. Il na pas su réussir sa vie, il a tout gâché ; il ne sait guère mieux réussir sa sortie. Il fut tout de même un peu plus quune utilité puisquil fut le moyen de tuer Pyrrhus. De ce fait, son châtiment est exemplaire. Cest bien sur un homme privé de lumière, voué à «léternelle nuit» que tombe le rideau final.
Mais est-il une victime ou un bourreau?. Après avoir fait horreur, il excite maintenant notre pitié.
Racine a su présenter dans ce seul personnage les deux ressorts essentiels de la tragédie classique. Et, sil a dépeint sa folie avec un réalisme brutal, à aucun moment, il ne céda au mauvais goût : dans sa déchéance, Oreste reste grand, comme doit l'être un héros de tragédie.
Intérêt philosophique
Le dénouement est moral puisque le mal (Pyrrhus, Hermione, Oreste) est puni, tandis que le bien triomphe avc Andromaque.
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André Durand
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