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Ambivalence et énantiosémie - TEL (thèses

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ie, ainsi que dans les figures de style. Elle est liée à la plasticité de la langue qui peut dire à la fois quelque chose et son inverse. Enfin, elle est au fondement de la pensée et de l’imaginaire. La poésie la magnifie dans l’harmonie des contraires, ce que révèlent quelques analyses textuelles.

Mots-clés : ambivalence, schizophrénie, sublimation, énantiosémie, négation, sonorités, rythme, mythologie, poésie.


Unité d’accueil :
Laboratoire MoDyCo (Modèles, Dynamiques, Corpus)
Ecole doctorale 139 « Connaissance, langage, modélisation »
UMR 7114 CNRS & Université Paris X
200 Avenue de la République
92001 Nanterre
Remerciements 


Je remercie d’abord Michel Arrivé, sans qui je n’aurais pas entrepris ce travail. Je lui sais gré de sa disponibilité, de ses qualités intellectuelles et humaines, de son talent d’écrivain et de ses précieux conseils. C’est un bonheur de travailler avec lui.
Je remercie également tous les professeurs dont j’ai eu la joie de suivre les cours, et plus particulièrement ceux qui m’ont donné des conseils de méthode et/ou des idées fructueuses : Jean-Jacques Franckel, Jean-François Jeandillou, Sylvain Kahane et Danielle Leeman.
Que soit remercié aussi Jacques Filliolet qui m’a initiée à la linguistique et qui m’a communiqué son enthousiasme pour cette discipline. Merci infiniment à Huguette Serri, ma formatrice en psycho-pédagogie, qui m’a vivement encouragée à poursuivre des études, avec une confiance vivifiante.
Enfin je voue une immense gratitude, pour leur gentillesse et leur disponibilité, à Catherine Perret, directrice de la bibliothèque universitaire de Paris X- Nanterre, et son personnel, ainsi qu’à la directrice de la bibliothèque de Lettres et Linguistique et son personnel. Ces bibliothèques admirablement fournies sont des lieux de jubilation très nutritifs qui m’ont été considérablement utiles.


Hypothèse de travail 


L’ambivalence fondatrice de l’Inconscient se manifeste dans la langue notamment par l’énantiosémie, c’est-à-dire la « co-présence de deux sens contraires », selon la définition que donne de ce néologisme Claude Hagège (1985, p. 154), à la suite de Roland Barthes qui définit le terme « énantiosème » comme « un signifiant contradictoire » (« L’esprit de la lettre », 1982 p. 95). Le problème est que l’énantiosémie « s’avance masqué[e] », selon l’expression de Freud à propos de l’Inconscient. Il est intéressant d’en étudier les manifestations, car elle est étroitement liée à la créativité verbale.
Par extension, si l’on accorde au terme d’ « énantiosémie » le sens d’ « alliance des contraires » ou de « va-et-vient entre deux pôles opposés », il devient envisageable de généraliser l’énantiosémie à toute la langue : non seulement dans le domaine lexical, mais aussi dans le domaine syntaxique, dans le système phonologique à valeurs oppositives, dans l’immense champ du style, dans les connotations symboliques et mythologiques. L’ambivalence est à la source du déploiement de la créativité verbale : la pensée naît par contrastes ; l’imaginaire se fonde sur des universaux d’ambivalence tels que vie/mort, Eros/Thanatos, permanence/métamorphose, fusion/séparation, etc. Enfin, la créativité poétique utilise à la fois les connotations symboliques et mythologiques ambivalentes, les potentialités opposées du symbolisme phonétique (par exemple, la voyelle aiguë / i / peut suggérer la joie ou la douleur), les parallélismes grammaticaux et rythmiques qui permettent aussi bien les oppositions que les équivalences. La poésie se révèle le domaine par excellence de l’énantiosémie, ce qui va de pair avec l’ « attention flottante » du poète envers son Inconscient ambivalent. Cette expression de Freud au sujet de l’écoute psychanalytique, d’Inconscient à Inconscient, dans une attitude de totale ouverture (1912), convient aussi à la réceptivité poétique et au plaisir esthétique du lecteur.


Plan succinct 




I Ambivalence fondatrice de l’Inconscient.

Les psychanalystes : Freud, Hermann, Lacan et quelques autres

Les schizophrènes à proximité de leur Inconscient : antiphrases et paradoxes

La sublimation : expression du psychisme sur le mode ambivalent

II Enantiosémie généralisée

Langue : lexique, syntaxe et sémantique ; phonologie et prosodie ; figures de style

Pensée : philosophie grecque antique, philosophie européenne des derniers siècles, la pensée vue par la psychanalyse

Imaginaire : mythes, sacré et symboles

III Poésie : lieu privilégié de l’ambivalence

Proust : lumière marine, in A l’ombre des Jeunes Filles en Fleurs

Proust : les carafes de la Vivonne, in Du Côté de chez Swann

Hugo : « Booz endormi » in La Légende des Siècles





Après avoir défini les mots du titre et procédé à l’historique du néologisme « énantiosémie », nous ferons le point sur l’ambivalence fondatrice de l’Inconscient en psychanalyse et ses manifestations dans le langage des schizophrènes et dans la créativité littéraire. Puis nous étudierons l’énantiosémie dans tous les domaines de la langue (lexique, syntaxe et sémantique ; phonologie et prosodie ; figures de style) et dans la créativité de la pensée et de l’imaginaire.
Nous nous intéresserons plus particulièrement à la poésie, domaine privilégié de l’ambivalence : le poète est proche de son Inconscient dans ses périodes de créativité ; ses textes offrent des images symboliques et des figures de style remarquables telles que l’ellipse, la métaphore, le chiasme et l’antithèse qui fonctionnent en miroir de sa psyché. Tous les domaines de la langue convergent dans la représentation de l’ambivalence en poésie. Enfin, nous proposerons quelques analyses textuelles de poèmes et passages poétiques, lieux de l’alliance des contraires.

Définition des mots du titre 



L’ambivalence, selon la définition de Laplanche et Pontalis, est la « présence simultanée dans la relation à un même objet, de tendances, d’attitudes et de sentiments opposés, par excellence l’amour et la haine » (1967, p. 19). Le nom ambivalence est emprunté en 1911 à l’allemand Ambivalenz, où ambi- représente le latin ambo- « tous les deux ». Il désigne d’abord en psychologie et psychiatrie « la coexistence de deux tendances ou composantes contraires ». Puis, par extension d’usage, il perd la notion d’opposition et désigne plus généralement, à partir de 1936, le « caractère de ce qui se présente sous deux aspects différents, avec une idée d’ambiguïté ».
Bleuler a forgé en 1910 ce terme qu’il définit comme l’ « apparition simultanée de deux sentiments opposés à propos de la même représentation mentale ». Il considère l’ambivalence dans les trois domaines de la volonté, l’intellect et l’affectivité. Il fait de l’ambivalence un symptôme majeur de la schizophrénie, mais reconnaît l’existence d’une ambivalence normale. Ce substantif est fondé sur le préfixe ambi- et la racine valere « valoir ».
Freud a emprunté à Bleuler l’adjectif « ambivalent » dans Totem et tabou à propos de la prohibition du contact (1912 ; 1976 p. 38-48) et le substantif « ambivalence », notamment dans ses Essais de psychanalyse à propos de l’amour et de la haine (1915 ; 2001 p. 19).
L’historique du mot « énantiosémie » sera plus longue. Le vocable « énantiosème » employé d’abord par Roland Barthes est défini par lui comme « signifiant contradictoire » dans « L’esprit de la lettre » (1982, p. 95). Il est repris par Nancy Huston à propos de l’imprecatio latine qui signifiait aussi bien la prière que la malédiction (1980 ; 2002 p. 32). Le néologisme « énantiosémie » réapparaît sous la plume de Claude Hagège dans L’Homme de paroles ( 1985 p. 154) à propos du vieux débat concernant les sens opposés des mots primitifs et dont il faut retracer l’histoire liant ou opposant tour à tour psychanalystes et linguistes.

Une intuition géniale de Freud

Freud et Abel
Tout commence par un article de Freud publié d’abord en 1910 intitulé « Des sens opposés dans les mots primitifs », d’après la traduction de Marie Bonaparte et Mme E. Marty. Il s’agit d’un commentaire enthousiaste du psychanalyste au sujet du travail d’un linguiste du XIXème siècle, Carl Abel, à propos des sens opposés contenus dans certains mots d’Egyptien ancien. Freud y voit un rapprochement avec l’absence de négation dans les rêves et l’ambivalence de l’Inconscient. Dans les éditions antérieures à 1924, le titre de Freud est placé entre parenthèses et suivi du sous-titre « A propos de la brochure du même nom de Karl Abel, 1884 », avec une fantaisie orthographique à l’initiale du prénom souvent reprise par ses commentateurs et relevée par Michel Arrivé (1985 ; 1986 p 105). Le développement qui suit se fonde sur le célèbre article de Freud, repris notamment dans L’inquiétante Etrangeté et autres essais (1933) du même auteur.
Freud associe les manifestations du rêve, où « les oppositions sont contractées en une seule unité » (op. cit. p 51), aux mots d’égyptien ancien décrits par Abel qui ont « deux significations dont l’une énonce l’exact inverse de l’autre » (p. 4 de son article, cité p. 52 par Freud, op. cit.). Abel, linguiste honoré par ses pairs qui travaille sur l’origine du langage, s’étonne de trouver bon nombre de mots qui désignent une chose et son contraire dans une civilisation évoluée parce qu’il y voit un reliquat de langue primitive, une langue contradictoire qui véhicule des pensées opposées en un même vocable phonique. Dans le domaine écrit, des images précisent le sens à donner au mot ambivalent par un petit dessin hiéroglyphique juxtaposé appelé « déterminatif ». Par exemple le mot ken qui signifie « fort » ou « faible » est accompagné de la représentation d’un homme debout armé quand il a le premier sens, de celle d’un homme accroupi et nonchalant pour manifester la faiblesse. (Abel, p. 18, cité par Freud p. 55, op. cit.). Il n’en reste pas moins que le même signifiant phonique assure une alliance des contraires, même si les gestes permettaient de décider du choix entre les deux pôles opposés. Abel explique cela en ces termes : « S’il faisait toujours clair, nous ne distinguerions pas entre le clair et l’obscur, et partant, nous ne saurions avoir ni le concept ni le mot de clarté. »
Chaque concept parvenant à l’existence par rapport à son opposé,  le mot ken ne désignait ni fort ni faible mais « le rapport entre les deux et la distinction entre les deux, qui avait produit les deux du même coup » (Abel cité par Freud, ibidem p 54-55). Le mot ken a évolué ensuite en deux vocables distincts, précise Abel : il se scinde dès le hiéroglyphique en ken « fort » et kan « faible ». Il lui semble que la langue et la pensée créent les pôles binaires en un seul mot avant de les distinguer totalement. C’est ce qu’il essaie de démontrer dans un autre article sur l’origine du langage.
Outre ces mots à sens opposés, l’Egyptien ancien présente d’autres anomalies intéressantes, d’une part celle des mots composés du type « jeune-vieux », « grand-petit », etc, et d’autre part celle de l’inversion phonique : apparemment, « les mots peuvent inverser aussi bien leur phonie que leur sens » (ibidem p. 59), ce que l’on observe aussi dans d’autres langues, selon les observations d’Abel. Il donne des exemples, parfois imprudemment : des métathèses apparaissent dans l’anglais boat, « bateau », et tub, « baquet, rafiot » ; dans care et reck, « se soucier », le second étant rare et poétique . D’une langue à l’autre, on observe le même phénomène, parfois pour désigner le même sens ( Topf et pot, « pot » respectivement en allemand et en anglais ; leaf et folium respectivement en anglais et en latin), parfois pour désigner deux sens opposés comme si l’inversion phonique désignait une inversion sémantique : l’anglais hurry , « hâte » et l’allemand Ruhe, « calme, tranquillité ».
Freud met en relation ce phénomène d’inversion phonique avec le travail du rêve qui « inverse son matériau représentatif à des fins diverses » (op. cit. p. 60) et à cette autre manifestation psychique constituée par les contes : « la déesse de la mort est remplacée par la déesse de l’amour et ses équivalents à figure humaine » (p 77) par l’effet d’une antique ambivalence qui existe également dans les mythes. Aphrodite est liée à Perséphone, les divinités maternelles des peuples orientaux sont à la fois génitrices et destructrices.
Les travaux d’Abel passionnent Freud parce qu’il voit dans l’antithèse et la métathèse les reflets d’une profonde ambivalence caractérisant le psychisme. Il semble « navré » (M. Arrivé, 1994 ; 2005a p. 185) que la langue fonctionne de cette manière ambivalente dans certains mots seulement alors que le rêve procède toujours de cette façon. Mais si l’Inconscient « s’avance masqué », selon l’expression de Freud, il n’est pas surprenant que la nature ambivalente de la langue se manifeste masquée elle aussi, apparaissant de manière aussi sporadique que les lapsus.

Lacan et Benveniste
Jacques Lacan s’intéresse à ce fondement des relations entre la langue et l’Inconscient et donc entre psychanalyse et linguistique. Il fait appel à Emile Benveniste, qu’il considère comme le plus grand linguiste de son temps, pour écrire un article sur ce sujet, ce qui suscite la rédaction de « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » publié en 1956 dans la revue La Psychanalyse et repris dans un chapitre de Problèmes de linguistique générale (1966 ; 194 t.1, p. 75-87, Gallimard). Benveniste reprend approximativement pour titre celui du mémoire de Jacques Lacan sur la fonction et le champ de la parole et du langage en psychanalyse. Cette fois, c’est le linguiste qui adopte, partiellement, le titre du psychanalyste. La différence est significative toutefois : il s’agit toujours de la fonction du langage, mais « dans la découverte freudienne ». Cette substitution pourrait bien équivaloir à un rejet des travaux de Lacan, bien qu’il le cite à propos de la parole constructive en psychanalyse : « (…) La langue fournit l’instrument d’un discours où la personne du sujet se délivre et se crée, atteint l’autre et se fait reconnaître de lui. ». Contrairement à ce qu’espérait le psychanalyste, Benveniste critique violemment les découvertes d’Abel et restreint l’influence du psychisme à des domaines bien spécifiques : « Freud a jeté des lumières décisives sur l’activité verbale telle qu’elle se révèle dans ses défaillances, dans ses aspects de jeu, dans sa libre divagation quand le pouvoir de censure est suspendu. Toute la force anarchique que réfrène ou sublime le langage normalisé a son origine dans l’inconscient. » Voilà qui est clair : le langage normalisé, scientifique et raisonnable n’a rien à voir avec les élucubrations. Le discours sérieux et rationnel chasse comme impropre celui de l’Inconscient et Benveniste n’admet pas être contaminé par lui. Il approuve et commente les propos de Freud sur la dénégation qui permet de faire advenir à l’existence le refoulé sans que le sujet l’admette totalement. Il reconnaît l’influence des forces psychiques profondes dans le mythe et le rêve, le style, les figures de rhétorique et plus particulièrement l’ellipse. Mais quant à la signification des contraires par un seul signifiant, il s’y oppose résolument sous prétexte que ce serait « contradictoire ». Abel n’avait jamais dit le contraire : il s’étonnait même que les Egyptiens évolués utilisent une langue contradictoire qu’il considérait comme un reliquat de langue primitive, mais constatait les faits. Cela indique le fait que Benveniste n’a pas lu les ouvrages d’Abel et qu’il s’est contenté de ses exemples imprudents reproduits par Freud, ce que confirme l’erreur orthographique sur le prénom Carl dont l’initiale est remplacée par un K, les ouvrages d’Abel n’étant pas traduits en français.
Les propos de Benveniste sont contestables car le style et les figures de rhétorique, qu’il reconnaît porteurs de sens opposés sous l’influence des forces psychiques, sont essentiels non seulement dans l’immense champ de la littérature, mais aussi dans tous les domaines de la parole. Chaque ouvrage de linguistique s’imprime d’un style personnel et regorge de figures de style. Les propos de Benveniste présupposent donc que la coprésence des sens contraires issue de l’ambivalence psychique est omniprésente. Nous y reviendrons à la fin de la deuxième grande partie de ce travail.

Réaction de Michel Arrivé

Les faits de langue relevés par Abel sont donc violemment contestés par Benveniste. Et sa contestation, quelque peu partiale, est remise en cause par Michel Arrivé. Celui-ci observe que Benveniste critique les exemples cités par Freud et n’a probablement pas lu Abel (Michel Arrivé, 1985, p. 300-310), comme semble en témoigner l’erreur orthographique sur le prénom. Il renouvelle ses arguments contre la position excessive de Benveniste (Michel Arrivé, 2005a, p 187-189). Certes Abel a bien commis quelques erreurs historiques , notamment sur le latin clam « secrètement, doucement, en silence » qu’il associe à clamare « crier, dévoiler » alors qu’il n’y a pas de rapport étymologique. Benveniste reproche à Abel de « rassembler tout ce qui se ressemble ». Et Michel Arrivé de rappeler que Saussure méditait sur décrépi et décrépit . En outre, il fait valoir le fait qu’il n’y a pas d’erreur d’Abel en ce qui concerne le mot sacer « saint et maudit ». Freud commentait ce cas de l’ « Appendice d’exemples de sens opposés en Egyptien, indo-européen et arabe » d’Abel en ces termes : « Le sens opposé est encore tout entier présent sans modification de la phonie. » (op. cit. p 57). Selon Benveniste, « ce sont les conditions de la culture qui ont déterminé vis-à-vis de l’objet sacré deux attitudes opposées. » (op. cit. p. 81). Voici la remise en question de Michel Arrivé à ce sujet : « Et le commentaire de Benveniste en vient presque à rencontrer, après un détour, la pensée même qu’il croit critiquer. Car les deux « attitudes opposées » déterminées par la culture à l’égard du même objet, ne serait-ce pas précisément deux… signifiés, et du coup deux signifiés opposés quoique manifestés par le même signifiant ? » (2005a, p 188). On pourrait ajouter que l’expression « monstre sacré » à propos d’écrivains admirés exhibe le caractère ambivalent de « sacré ». Il semble même que le sacré possède toujours un caractère ambivalent, comme tendent à le suggérer les paradoxes qui abondent dans les textes sacrés, ce que nous verrons ultérieurement.
De plus, « Freud a presque complètement escamoté l’appareil théorique d’Abel (…) pour ne retenir que les exemples pris à l’état brut. » (M. Arrivé, 1985). Il pratique une utilisation abondante des exemples de l’annexe au premier article sur les sens opposés des mots primitifs, où Abel essaie d’étendre sa théorie à d’autres langues « sans excès de précaution et sans aucun commentaire » (ibidem). De ce fait, Benveniste qui se fonde uniquement sur le travail de Freud n’a aucune difficulté à critiquer ces exemples de Carl Abel. Mais ce dernier, s’il a commis des erreurs sur les exemples, pouvait avoir raison sur le fond. Benveniste s’est donc montré injuste envers Abel, peut-être par agacement envers les théories de Lacan. L’ennui est que sa notoriété incite à le croire sur parole.

Réaction de Jean-Claude Milner
Jean-Claude Milner (1985, p. 311 et sqq.) emploie dans le titre de son article la savoureuse expression d’ « Abel comme refoulé d’ E. Benveniste ». Il le juge « aveuglé » quand il s’agit d’Abel. Il estime que les erreurs de Carl Abel ne suffisent pas à invalider sa théorie. Par ailleurs, il conteste les critiques formulées contre Abel par Benveniste concernant la langue « contradictoire » qui désignerait à la fois « A » et « non A » : «  On n’a pas à introduire des différenciations dans l’objet, quelque chose d’extérieur à la langue qui est un système de différences. » Et il retourne contre Benveniste l’exigence dont celui-ci fait preuve envers lui-même habituellement : « Mais le raisonnement de Benveniste porte sur des lexèmes, non sur des emplois ; or il est nécessaire de tenir compte de tous les emplois avant de tirer des conclusions, comme le dit Benveniste lui-même. »
En outre, Milner propose quelques exemples, dont celui de queen qui désigne la reine ou la prostituée, et celui de aidos, proposé par Benveniste, signifiant « honte » et « honneur », pour en déduire : « La langue exprime deux notions distinctes et même contraires d’un même mot. »


Nicolas Abraham : synthèse de l’ambivalence freudienne et la relation duelle de Hermann
Nicolas Abraham, psychanalyste auquel Didier Anzieu se réfère comme source de son idée du moi-peau, enrichit ces réflexions sur les sens opposés des mots primitifs en y intégrant la théorie de Hermann relative à la relation duelle entre la mère et l’enfant. Hermann met en relation le début du langage avec la fin de la fusion entre la mère et l’enfant ; les mots sont les instruments du refoulement du désir d’unité duelle avec la mère. Voici le commentaire de N. Abraham : « De cette manière, ils sont aussi bipolaires mais de plus, ils portent en eux-mêmes un dynamisme en raison même de leur double fonction opposée. Si le mot sert encore à communiquer avec une fonction maternelle extérieure, il est en même temps le témoin que l’unité duelle est rompue puisque le sujet doit l’emprunter pour entrer en rapport avec une mère incorporée comme distante et comme cause, elle-même, de cette distance. La communication verbale implique par conséquent aussi bien le désir impossible de se cramponner à la mère que la tendance à s’en détacher. C’est donc cette double fonction de la parole qui rend possible simultanément son usage comme interdiction et comme réalisation du désir. On voit que – grâce à sa double fonction opposée –le langage est toujours un fait de dé-maternisation. » (1987, p. 420-421)
Abraham revient sur le sujet (p. 424) dans une note intitulée « Des sens opposés dans les langues primitives » s’appuyant sur Freud et Hermann, à propos de ken-kan : « le caractère en apparence oppositionnel du même mot est dû au fait qu’il désigne non pas une qualité (la pensée qualitative étant plus tardive) mais le drame même où l’ « opposition » avait pris naissance et avait donné lieu au discernement qualitatif. Lors du processus de ce discernement l’une des qualités esthétiques est entrée dans la langue à la faveur de la seconde, celle-ci constituant en quelque sorte l’Inconscient de la première.
Pour l’enfant, d’une manière générale, les mots ne sont pas des porteurs de signification, du moins à l’origine, mais des porteurs mémoriels d’un drame qui leur a donné naissance dans l’exigence impérieuse d’opérer –avec leur aide- une distinction, d’instituer une différence. Ce moment est souvent traumatique et les deux significations antithétiques s’en trouvent refoulées au même titre. Le drame alors n’est évoqué (…) que par (…) un homonyme ». Le signifié surgit d’abord d’une différence, d’un clivage (ibidem p. 424).

Victor Henry
Victor Henry montre que l’enfant répète les mots avant de les comprendre, et même imite le ton et la cadence avant de pouvoir articuler correctement les syllabes (1896, p. 67 , note 2). Il rapporte l’exemple d’une enfant de dix-sept mois qui dit « bi » aussi bien pour « habiller » que pour « déshabiller » sa poupée, verbes qu’elle distingue selon les circonstances, de même que le chinois dit ma pour « vendre » et pour « acheter » et distingue ces verbes par le ton (ibidem p. 53). Henry voyait à juste titre dans les antinomies « tout le secret du langage » apte à « dissiper la méconnaissance » (Puech 2001, p. 10-11)

Marcos Lopes
Il convient de mentionner un article peu convaincant de Marcos Lopes intitulé « Abel et les sens opposés en égyptien classique » (2004 p. 38-51). Il a le mérite de se pencher sur l’étude des hiéroglyphes, mais il appuie ses raisonnements sur des exemples d’égyptien classique alors que les thèses d’Abel concernent l’égyptien ancien. Ce n’est pas du tout le même objet d’étude. Par ailleurs Marcos Lopes se contredit en affirmant que la théorie d’Abel concernant la métathèse « ne résiste pas à l’examen » puis en affirmant qu’on en trouve des exemples « partout ». Enfin, il prétend dénoncer chez Abel « une confusion de niveaux de langage », sous prétexte que les déterminatifs ou l’intonation lèvent l’ambiguïté, ce que Carl Abel avait clairement exposé ; c’est se montrer décidément un peu rude avec Abel, qui a péché par ses exemples mais qui avait raison sur le fond : la langue est bien énantiosémique, comme nous le verrons.

L’hébreu ancien
En outre, l’énantiosémie caractérise non seulement l’égyptien ancien mais aussi l’hébreu ancien. De nombreux mots hébraïques présentent des sens opposés. Par exemple, mikedem signifie à la fois « en face », et « dans les temps anciens », « dans le passé » ; or quand on regarde en face, on regarde vers l’avenir, d’autant plus que le texte biblique interdit de regarder en arrière dans l’histoire de Loth dont l’épouse est transformée en statue de sel pour s’être retournée (Genèse, 19 : 17 et 26). L’ambiguïté est si fréquente dans la langue hébraïque ancienne que Chouraqui disait que sa lecture de la Bible, sur les conseils des rabbis d’Israël, reconnaissait à chaque verset de la Torah soixante-dix sens possibles (Edelmann, 2000, p. 33). Un tel nombre d’interprétations, malgré l’hyperbole, sont parfois dues à des occurrences d’énantiosémie, comme en témoignent certaines traductions bibliques opposées (cf infra II 3 b2 p. 224).
Les mots hébraïques anciens sont consonantiques, les voyelles ayant été ajoutées ultérieurement pour la commodité de la lecture. Ils sont le plus souvent fondés sur une racine de trois consonnes. La même racine peut correspondre à des sens inverses, par exemple /bgd/ signifie à la fois « protection par le vêtement » et « trahison ». Fait plus remarquable encore, la racine de semel (« emblème ») et siman (« signe ») est sam qui signifie à la fois « parfum » et « poison ». Le signe serait donc ambivalent.
Et un certain nombre de métathèses concernent des quasi synonymes. Par exemple, la racine  brk du verbe barak « bénir » s’inverse en  krb dans kruvim, « chérubin » ; de même mayim/ yamim signifient respectivement « les eaux/ les mers » . Le sens est proche, et les sonorités inversées : /maj/ vs /jam/, le suffixe /im/ étant une marque de pluriel. Mais il arrive que la métathèse ou l’anagramme corresponde à l’antagoniste ; par exemple matsah est une galette de pain azyme, et son anagramme hamats désigne le levain, la fermentation, la moisissure (Haddad, 1984, p. 86-87). La métathèse semble correspondre dans le domaine des sonorités au fréquent « renversement en son contraire » d’élément de rêve observé par Freud (1926 ; 1967 p. 274) de même que l’énantiosémie lui correspond dans le domaine sémantique. Cependant la métathèse ne se superpose pas toujours à l’inversion du sens, comme si le signifiant et le signifié se renversaient parfois ensemble et parfois séparément. Bien que l’énantiosémie soit plus fréquente dans les langues anciennes que dans les langues modernes, celles-ci en gardent quelques traces non négligeables, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet ouvrage.

Conclusion
Il semble que l’énantiosémie caractérise la langue, surtout à l’origine, dans l’ontogenèse comme dans la phylogenèse, ce qui confirmerait la loi de Haeckel. La coprésence des contraires, ou énantiosémie, s’éclaire par la théorie psychanalytique relative à l’ambivalence. L’historique du concept d’énantiosémie relie le psychanalyste Sigmund Freud et le linguiste Carl Abel, oppose le psychanalyste Jacques Lacan et le linguiste Emile Benveniste, qui lui-même suscite la critique des linguistes Michel Arrivé et Jean-Claude Milner. Nicolas Abraham synthétise l’ambivalence psychique selon Freud et la théorie de la relation duelle entre la mère et l’enfant de Imre Hermann en éclairant l’influence de l’Inconscient sur les sens opposés des mots primitifs. L’énantiosémie s’avère fréquente dans les langues anciennes et dans le langage de l’enfant et laisse des traces dans nos langues modernes. Pour examiner ses liens avec l’ambivalence, il convient d’abord de considérer l’ambivalence de l’Inconscient dans son fonctionnement pour montrer qu’elle emprunte le chemin de la langue et s’exprime dans la créativité verbale, qu’il s’agisse de pensée créatrice ou d’écriture poétique.
Après cette exploration de l’ambivalence, nous tenterons de montrer que l’énantiosémie caractérise tous les domaines de la langue et finalement nous analyserons l’alliance des contraires à l’œuvre dans quelques textes poétiques.





I L’ambivalence fondatrice de l’Inconscient

L’ambivalence de l’Inconscient, à savoir la coprésence de sentiments opposés ou de tendances opposées, est reconnue par tous les psychanalystes. Nous allons voir ce qu’en disent certains d’entre eux. Ensuite, nous étudierons l’ambivalence à l’œuvre dans la schizophrénie, maladie mentale qui a donné lieu à la création du mot. Enfin, nous tenterons d’esquisser la trajectoire énergétique de l’Inconscient vers la parole créatrice par la voie de la sublimation, qui manifeste un besoin vital d’expression sur un mode ambivalent.

Les psychanalystes : Freud, Hermann, Lacan, Winnicott, Gori, Anzieu

Nous allons étudier l’ambivalence d’après les théories psychanalytiques de Freud, puis celles de ses disciples Hermann et Lacan. Nous envisagerons ensuite le problème selon les théories de Winnicott, Gori et Anzieu.

a)Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, a caractérisé le psychisme par son ambivalence. Il observe que la haine accompagne l’amour : « Ce qu’il y a de plus facile à observer et à saisir par la pensée, c’est le fait qu’aimer avec force et haïr avec force se trouvent si souvent réunis chez la même personne. La psychanalyse ajoute à cela qu’il n’est pas rare que les deux motions affectives opposées prennent la même personne pour objet. ». Il précise que la haine peut se métamorphoser en amour et inversement : « l’observation clinique nous apprend que la haine n’est pas seulement, avec une régularité inattendue, le compagnon de l’amour (ambivalence), qu’elle n’est pas seulement son précurseur fréquent dans les relations humaines, mais aussi que dans toutes sortes de conditions, la haine se transforme en amour, et l’amour en haine. »
Il établit que l’évolution des processus psychiques se fonde sur l’opposition plaisir vs déplaisir : elle entre en jeu pour diminuer une tension désagréable. « [L]e principe de plaisir règle automatiquement l’écoulement des processus psychiques ; (…) celui-ci est chaque fois provoqué par une tension déplaisante et (…) prend une direction telle que son résultat final coïncide avec un abaissement de cette tension, c’est-à-dire avec un évitement de déplaisir ou une production de plaisir. » Freud se fonde sur le travail de Fechner, selon lequel l’opposition plaisir vs déplaisir va de pair avec celle de stabilité vs instabilité, pour montrer que le principe de plaisir oriente vers une certaine constance et conduit à « maintenir aussi bas que possible la quantité d’excitation ». Ce principe de plaisir va lui-même s’opposer au principe de réalité. « Sous l’influence des pulsions d’auto-conservation du moi, le principe de plaisir est relayé par le principe de réalité ; celui-ci ne renonce pas à l’intention de gagner finalement du plaisir mais il exige et met en vigueur l’ajournement de la satisfaction, le renoncement à toutes sortes de possibilités d’y parvenir et la tolérance provisoire du déplaisir sur le long chemin détourné qui mène au plaisir. ». Le principe de réalité prend donc le relais du principe de plaisir, qui était fondé sur l’opposition au déplaisir, et constitue un stade plus évolué qui initie à la fonction de détour sur laquelle s’appuie notre culture.
En outre la libido est une énergie à double face : amour vs agressivité. Grâce au besoin érotique, l’égoïsme peut évoluer vers l’amour et l’altruisme. Mais la pulsion meurtrière reste prête à ressurgir, comme le montre le comportement humain notamment en cas de guerre. Il en est de même dans la paranoïa : « Il existe dès le début une attitude ambivalente, et la transformation s’opère par un déplacement réactionnel de l’investissement, de l’énergie étant retirée à la motion érotique et apportée à la motion hostile. » Freud a montré aussi la coexistence des pulsions de vie et de mort, ambivalence essentielle qu’il rattache à l’opposition amour vs agressivité. Certains psychanalystes actuels, tel Michel de M’Uzan, nient la pulsion de mort, sous prétexte que les pulsions appartiennent au domaine psycho-sexuel (conférence du 7 mars 2009 à ParisX-Nanterre), mais elle n’en existe pas moins. Freud définit ainsi sa fonction : la pulsion de mort « a pour tâche de ramener le vivant organique à l’état inanimé, tandis que l’Eros poursuit le but de compliquer la vie en rassemblant, de façon toujours plus extensive, la substance vivante éclatée en particules, et naturellement, en plus, de la maintenir. Les deux pulsions se comportent là, au sens le plus strict, de façon conservatrice, puisqu’elles tendent à la restauration d’un état qui a été perturbé par l’apparition de la vie. » Et d’une manière générale, il semble exister dans la vie psychique « une énergie déplaçable qui, en soi indifférente, peut venir s’ajouter à une motion qualitativement différenciée, érotique ou destructive, et augmenter son investissement total. » D’autres découvertes freudiennes sont étroitement liées à l’ambivalence. Outre le phénomène de la dénégation, sur lequel nous reviendrons, Freud a mis en évidence les destins des pulsions, dont le plus fréquent est le renversement en son contraire, processus avéré dans le travail du rêve et les associations verbales.
Il a surtout découvert l’existence de l’Inconscient, qui a conservé des traces mnésiques de perceptions sensorielles susceptibles de devenir conscientes via le préconscient grâce aux représentations verbales. Bien qu’il recèle des éléments censurés par la norme parentale et/ou sociale et des éléments vécus comme insupportables, l’Inconscient tend « à vaincre la pression qui pèse sur lui pour se frayer un chemin vers la conscience ou vers la décharge par l’action réelle. ». Cet Inconscient participe à la créativité artistique et scientifique : il peut fournir pendant le sommeil la solution d’un problème difficile, vainement cherchée à l’état de veille : « ce n’est pas seulement ce qu’il y a de plus profond en nous qui peut être inconscient, mais aussi ce qu’il y a de plus élevé. ». La connaissance de soi-même et le déploiement de l’être profond passent par les représentations verbales qui véhiculent notre ambivalence psychique.
Dans L’Interprétation des rêves (1899 ; 1926), Freud montre que le rêve est l’accomplissement d’un désir inconscient (p. 113). Il expose au chapitre 6 (p. 242-246 dans l’édition de 1967) le phénomène de « condensation » des rêves, manifestations de l’Inconscient où « chaque élément est surdéterminé » : ce sont des noeuds où les pensées du rêve se rencontrent en grand nombre. « Non seulement les éléments du rêve sont déterminés plusieurs fois par les pensées du rêve, mais chacune des pensées du rêve y est représentée par plusieurs éléments. » (ibidem p. 247). Précisons dès à présent que ces opérations de tri, de choix et de suppression qui s’opèrent dans le travail du rêve, qui expriment l’Inconscient tout en le soumettant partiellement à la censure, fonctionnent également dans le travail de l’écrivain littéraire, conjuguées avec la polysémie, le symbolisme et les connotations. La condensation dans les rêves peut s’effectuer sur une personne collective ou mixte qui réunit les traits de plusieurs personnes (ibidem p. 254), ce qui est le cas des personnages de romans où l’écrivain crée par exemple un personnage féminin fictif en synthétisant des traits des femmes qu’il a connues.
Le procédé de condensation peut jouer sur les sonorités : un élément médian ressemble au nom sous-jacent, par exemple l’amylène ressemble au propylène qui lui-même évoque les Propylées. Ce processus est particulièrement sensible quand il atteint les mots et les noms : les mots du rêve sont fréquemment traités comme des choses (ibidem p. 257). Freud rapproche ce phénomène de la paranoïa, de l’hystérie et des obsessions. C’est surtout le cas dans la schizophrénie, comme le montreront ses successeurs. Il établit un lien entre ce phénomène du rêve et le langage de l’enfant : « Sous ce rapport, rêve et psycho-névrose sont tributaires de l’enfance. Les enfants traitent parfois les mots comme des objets ou bien trouvent des façons nouvelles de parler ou des manières artificielles de fabriquer des mots. » (ibidem p. 262). C’est aussi ce que fait le poète, qui travaille les mots jusqu’à leur donner consistance.
Le phénomène de « l’interversion » se révèle particulièrement intéressant car il montre comment l’ambivalence psychique conduit à l’expression du contraire. Par exemple, dans un rêve, « en haut » peut signifier « en bas », une société nombreuse peut vouloir dire « garder un secret » (ibidem p. 250). Par ailleurs, « des faits réels et des fantasmes semblent d’abord avoir la même valeur (ce n’est pas le cas pour le rêve seulement, mais encore pour des créations psychiques plus importantes). ». Or l’équivalence entre les faits réels et les fantasmes est vécue comme telle par le schizophrène qui vit à proximité de son Inconscient, comme nous le verrons (cf infra I 2 p. 32-56). C’est aussi le cas en littérature où l’on admet d’entrer dans un monde fictif en se laissant prendre au jeu. Et les contes majorquains commencent par « c’était et ce n’était pas ».
Une autre opération intervenant dans le travail du rêve est le déplacement : ce qui paraît essentiel ne l’est pas, et inversement. Le renversement en son contraire concerne même l’importance des éléments. « Le rêve est autrement centré, son contenu est rangé en fonction d’éléments autres que les pensées du rêve. » (ibidem p. 265). Les pensées du rêve, malgré leur surdétermination et leur répétition fréquente qui les fait rayonner comme d’un centre commun, s’avèrent complexes : beaucoup sont éloignées du noyau du rêve et font l’effet « d’interpolations habiles et opportunes » (p. 265). Elles représentent la liaison entre le contenu du rêve et les pensées du rêve.
Tout cela évoque le travail de l’écrivain : par exemple, Marcel Proust construit A la Recherche du temps perdu comme une cathédrale, avec des phénomènes d’écho, et ses nombreuses digressions entre parenthèses ou entre tirets pourraient bien être des « interpolations habiles et opportunes ». Le travail de transposition de l’écrivain imite le travail du rêve dans lequel se manifeste un pouvoir psychique qui dépouille des éléments de haute valeur psychique de leur intensité, et, d’autre part, grâce à la surdétermination, donne une valeur plus grande à des éléments de moindre importance, de sorte que ceux-ci peuvent pénétrer dans le rêve.
Freud explicite la différence entre le texte du contenu du rêve et celui de ses pensées : il y a eu, lors de la formation du rêve, transfert et déplacement des intensités psychiques des différents éléments. Ce processus est la partie essentielle du travail du rêve. Il peut être appelé processus de déplacement. Le déplacement et la condensation sont les deux grandes opérations auxquelles nous devons essentiellement la forme de nos rêves (ibidem p. 266). Ces éléments ont été mis en relation avec la métonymie et la métaphore par Jakobson puis par Lacan, ce sur quoi nous reviendrons à propos des figures de style (cf infra II 1d, p. 151-164). Le déplacement concerne aussi le raisonnement par analogie, voire l’idée créatrice : Freud lui-même interprète les rêves comme des messages codés à la manière des juifs qui interprètent la Bible dans leurs midrash où le signifiant prime sur le signifié. C’est cet « art de lire » qui aurait suscité la psychanalyse selon Lacan. (Gérard Haddad, 2003, p. 155-157)
Les procédés de déplacement, condensation, surdétermination, permettent aux éléments du rêve d’échapper à la censure, de même que les procédés de figuration du rêve ( Freud, 1926 ; éd. de 1967 p. 267-268), à savoir des voies de liaison qui transforment les pensées latentes du rêve en son contenu manifeste. Ces mêmes voies, grâce aux associations d’idées par contiguïté et ressemblance, permettent au psychanalyste de retrouver ces pensées latentes. Et c’est par les mêmes procédés que l’écrivain transpose dans l’imaginaire son expérience vécue, ou plus exactement l’impact sur son psychisme de l’expérience vécue.
Une observation de Freud, qu’il relie lui-même au travail d’Abel sur les sens opposés des mots primitifs, concerne la coprésence des contraires dans les pensées du rêve : presque toujours une suite de pensées a près d’elle son contraire, lié à elle en vertu d’une association par contraste (op. cit. p. 269). Les différents éléments de cette construction complexe sont unis par des liens logiques variés, mais ces liens disparaissent dans le travail du rêve. L’interprétation doit les rétablir. Freud précise un peu plus loin que la réunion des contraires fait penser à l'absence de négation, ce qu’il remettra en cause ultérieurement. En revanche l’alliance des contraires sera toujours maintenue. « La manière dont le rêve exprime les catégories de l’opposition et de la contradiction est particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». Il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet. Le rêve représente souvent aussi un élément quelconque par son désir contraire, de sorte qu’on ne peut savoir si un élément du rêve, susceptible de contradiction, trahit un contenu positif ou négatif dans les pensées du rêve. » (ibidem p. 274). Une note concernant Abel précise que « les langues primitives s’expriment de ce point de vue comme le rêve ».
Cette ambivalence des pensées du rêve, qui caractérise le psychisme, favorise le « renversement en son contraire » qui constitue l’un des quatre destins des pulsions (Freud, 1915 ; édition de 1968 p. 25), avec le « retournement sur la personne propre, le refoulement et la sublimation ». Ces quatre destins peuvent se combiner entre eux, par exemple le retournement en son contraire et la sublimation. Ils sont soumis à l’influence de trois grandes polarités qui dominent la vie psychique : celle de « l’activité –passivité comme polarité biologique, celle du moi-monde extérieur comme polarité réelle, et enfin celle du plaisir-déplaisir comme polarité économique » (ibidem p. 44). Or le passage de la passivité à l’activité s’opère en même temps que le début du langage et la prise de conscience du moi qui se différencie d’avec la mère, oscillant du plaisir de la fusion au déplaisir de la séparation, du plaisir du babillage au déplaisir de l’absence et des interdits. Cette évolution s’appuie sur la symbolisation, conditionnée par l’absence de l’objet symbolisé, à savoir la mère à l’origine. Le même phénomène favorisera ensuite le style personnel et la poésie créatrice antagoniste aux normes imposées par le Surmoi, la pensée autonome en conflit avec les habitudes de pensée et les idées admises. Nous verrons ultérieurement que la négation est étroitement liée à tous ces phénomènes, comme le montrent les observations de Spitz
Dans L’Interprétation des rêves, Freud observe que la seule relation logique favorisée par le travail du rêve est l’analogie, soutenue par la condensation (p. 275). Cependant, la simultanéité peut exprimer la condition (p. 288-289). Et l’empêchement d’agir peut exprimer la contradiction, le « non » (p. 290). Il corrige ainsi, avec son honnêteté de chercheur capable de remettre en question ses propres assertions, une affirmation précédemment émise selon laquelle l’Inconscient ne connaît pas la négation.
Le moyen le plus fréquemment utilisé par le rêve est le renversement dans le contraire : renversement du désir et, éventuellement, renversement chronologique (ibidem p. 282). Le renversement dans le contraire constitue donc à la fois le processus le plus fréquent du travail du rêve pour déjouer la censure et l’un des quatre destins des pulsions. Cela correspond à l’ambivalence fondamentale du psychisme.
Sylvain Tousseul (2007, p. 16-17) montre que le renversement dans le contraire, qui correspond à une logique bivalente, repose sur l’absence de l’objet, mais que cette logique aristotélicienne du tiers-exclu imbriquée avec celle de la non-contradiction n’est pas la seule possible : « si l’on fait abstraction de la réalité et que l’on imagine l’objet présent, alors il peut prendre trois valeurs en étant soit bon, soit mauvais, ou bien on ne sait pas, comme l’illustre la logique trivalente. Par conséquent, lorsqu’une pulsion ne peut pas se réaliser d’un point de vue spatial, on pense nécessairement selon une logique bivalente, et si l’on fait abstraction de cette impossibilité empirique, on pense nécessairement selon une logique trivalente. ». Le déni de la réalité des psychopathes ou l’imagination poétique peuvent donc amener à une sorte de neutralisation des contraires qui les rend coprésents. Or le maniement linguistique des schizophrènes et des poètes, si l’on veut bien ne pas écarter ces précieux locuteurs en tant que cas marginaux, révèle le fonctionnement de la langue : elle permet la coprésence des contraires.
Freud montre dans L’Interprétation des rêves que les caractères formels de la figuration sont en relation avec les pensées du rêve (p. 283). On peut remarquer que ce lien entre forme et contenu caractérise la littérarité. Bien qu’il n’apparaisse pas dans le langage habituel et conventionnel, il s’avère être une possibilité offerte par la langue, possibilité exploitable et cruciale puisqu’elle concerne l’aspect littéraire et esthétique de l’emploi linguistique. Comme dans les rêves, l’expression psychique imprègne forme et contenu de manière indissociable, garantie d’authenticité hors de laquelle il n’y aurait qu’artifice littéraire.
Ce lien entre forme et contenu s’associe parfois au glissement du signifiant sur un autre signifié que celui qui lui est généralement associé, ce que développera Lacan. Freud évoque le poème rimé à propos du déplacement qui peut non seulement échanger un élément avec un autre mais aussi échanger la forme verbale d’un élément avec celle d’un autre (ibidem p. 292-293). Il montre également que plusieurs pensées du rêve peuvent s’associer grâce à une syntaxe équivoque ou dans les jeux de mots. Le mot est « le point nodal de représentations » multiples : affirmation ou négation, réminiscence, symbole, sonorités (ibidem p. 293). Ce point commun du rêve et de la littérature associe l’Inconscient à la langue.
La psychanalyse est définie par Freud en 1923 dans « Psychanalyse » et « Théorie de la libido » comme un « procédé d’investigation de processus animiques qui sont à peine accessibles autrement ». Cette définition est citée par Michel Arrivé dans son article « Bref essai de mise au point sereine » (2006a, p 19) . Le psychisme est « à peine » accessible autrement que par la cure, dit Freud. Michel Arrivé suppose qu’il s’agit de la littérature : « J’insiste sur à peine, qui présuppose un autre moyen d’accès. A quel autre moyen d’accès pense-t-il ? Il ne le dit pas. Pour ma part, je me demande s’il ne pense pas, sans la nommer, à la littérature. ». Denise Lachaud (1998), psychanalyste, cite Freud : « Mais les poètes et les romanciers sont de précieux alliés et leur témoignage doit être estimé très haut car ils connaissent entre ciel et terre bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. ». C’est dire l’intérêt du lien entre psychanalyse et critique littéraire. La littérature est la concurrente de la psychanalyse dans la connaissance de l’humain d’après Didier Anzieu, in Le discours philosophique, Encyclopédie philosophique universelle (cité par M. Arrivé, 2006a p. 29) : « La littérature et la psychanalyse sont deux méthodes différentes d'investigation d'une même réalité: les affects, les fantasmes, le narcissisme humain. La littérature procède à des figurations esthétiques aptes à susciter chez le lecteur une saisie empathique de ces réalités. La psychanalyse leur recherche des explications ayant à la fois une portée théorique générale et un pouvoir de compréhension thérapeutique de chaque patient dans sa singularité. Ainsi psychanalyse et littérature sont-elles complémentaires (par leur objet) et antagonistes (par leur démarche). »

Lacan (2001, p. 40) précise que Freud fut amené à postuler l’instinct de mort à cause du masochisme. Selon Lacan, le masochisme est dû au malaise du sevrage humain. Il associe le masochisme primaire au « moment dialectique où le sujet assume par ses premiers actes de jeu la reproduction de ce malaise même et, par là, le sublime et le surmonte. C’est bien ainsi que sont apparus les jeux primitifs de l’enfant à l’œil connaisseur de Freud : cette joie de la première enfance de rejeter un objet du champ de son regard, puis, l’objet retrouvé, d’en renouveler inépuisablement l’exclusion, signifie bien que c’est le pathétique du sevrage que le sujet s’inflige à nouveau, tel qu’il l’a subi, mais dont il triomphe maintenant qu’il est actif dans sa reproduction. ».
Lacan établit une équation entre le symbole et la mort (ibidem p. 162) en se fondant sur le jeu de Fort-Da observé par Freud : « Il a surpris le petit d’homme au moment de sa saisie par le langage et la parole. Le voici, lui et son désir. Cette balle qu’un fil retient, il la tire à lui, puis la jette, il la reprend et la rejette. Mais il scande sa prise et son rejet et sa reprise d’un oo, aa oo », ce qui signifie Fort-da : parti-voilà. L’enfant utilise un couple phonématique, c’est-à-dire un groupe d’opposition élémentaire qui appartient au matériel vocalique d’une langue donnée, et ce faisant il « abolit l’objet et fait son objet de cette abolition. Le mal d’attendre la mère a trouvé un transfert symbolique. » C’est le meurtre de la chose. « Il apporte à tout ce qui est, ce fonds d’absence sur quoi s’enlèveront toutes les présences du monde. Il les conjoint aussi à ces présences de néant, les symboles, par quoi l’absent surgit dans le présent. Et le voici ouvert à jamais au pathétique de l’être. « Va t’en ! » lancera-t-il à son amour pour qu’il revienne, « Viens donc ! » se sentira-t-il forcé de murmurer à celui dont déjà il s’absente. »
Au-delà du jeu, c’est donc tout le symbolisme du langage qui serait issu du malaise du sevrage, de la souffrance et de l’instinct de mort. Paradoxalement, ce sont l’instinct de mort et la négativité qui seraient à l’origine de la langue, de la culture et de la civilisation. On comprend alors pourquoi les périodes douloureuses des écrivains sont les plus productives et pourquoi la littérature représente essentiellement la souffrance. L’exception apparente du roman de Stendhal considéré comme le roman du bonheur, La Chartreuse de Parme, correspond d’ailleurs à l’absence et la séparation des amants.
Enfin, la conception freudienne du « clivage du moi » (1938 ; 1985 p. 283-287) a retenu à juste titre l’attention de Laplanche et Pontalis (1967, p. 67-70) : le terme Spaltung désigne d’abord le dédoublement de personnalité observé dans des cas cliniques d’hystérie ou provoqués par l’hypnose. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Freud à la découverte de l’Inconscient et du procédé du refoulement. Le clivage du moi se manifeste par la coexistence de deux attitudes psychiques opposées : l’une tient compte de la réalité, l’autre la dénie et la remplace par une pulsion de désir. Tandis que Bleuler et Janet attribuent le clivage à une faiblesse associative, Freud le considère comme un processus de défense. Outre le clivage qui oppose les systèmes Inconscient et Préconscient-Conscient, Freud envisage un clivage du moi intrasystémique, dans le champ de la psychose, qui aboutit à maintenir en présence simultanément deux attitudes opposées, sans compromis et sans relation dialectique.
Ce clivage du moi sera exploité par Mélanie Klein, qui l’analyse comme séparation entre une partie libidinale et une partie destructrice, et qui le relie à un stade normal du bébé, la « position paranoïde-schizoïde ». Celle-ci serait suivie d’une position dépressive quand l’angoisse n’est pas excessive mais dévierait en pathologie grave dans le cas contraire (Segal, op. cit. p. 114 ; 120 ; 127). Selon Mélanie Klein, le passage normal d’une position à l’autre s’effectuerait par renoncement à la toute-puissance et utilisation du refoulement. D’après Hanna Segal (op. cit. p. 144), au début, Klein dit qu’il vaut mieux que le clivage soit moindre et l’intégration plus complète ; mais à la fin de sa vie, dans son dernier article, elle affirme que les objets archaïques doivent restés clivés, que c’est l’échec du clivage qui entraîne l’effondrement psychotique. Finalement, c’est la reconnaissance de l’ambivalence qui semblerait garantir la santé mentale.



b) Imre Hermann, psychanalyste hongrois disciple de Freud, montre dans L’Instinct filial (1943) l’importance de ce qu’il appelle « l’instinct d’agrippement », qui consiste chez les petits singes à s’accrocher au pelage de la mère. Cet instinct, moins évident chez le petit humain faute de pelage maternel, est observable dans les réactions du bébé qui attrape le doigt qu’on lui tend et s’y cramponne. On peut voir aussi une tendance marquée à attraper les cheveux. Cet agrippement, qui va de pair avec l’instinct vital, tend à éviter l’angoisse de la séparation.
L’enfant qui ne peut assouvir cet instinct d’accrochage à la mère ou à son substitut connaît une angoisse de séparation d’autant plus forte à l’âge adulte. Il manifeste alors une propension à s’agripper à ses proches, ce qui ne facilite pas ses relations à autrui. Ou bien il présente la réaction inverse de se cacher et migrer, comme ces voyageurs perpétuels qui partent le plus loin possible et de manière réitérée, ce qui est peu favorable à la fondation d’une famille harmonieuse. Ni l’agrippement abusif ni l’éloignement systématique ne facilitent les rapports avec l’entourage. La relation duelle entre la mère et l’enfant détermine ou tout au moins influence fortement le comportement ultérieur. L’alternance fusion vs séparation va de pair avec la prise d’autonomie progressive qui s’effectue essentiellement pendant les trois premières années, ces années caractérisées par un oubli presque total, mais se prolonge jusqu’à l’âge adulte et souvent bien au-delà. Il semble que l’attitude maternelle oscille entre les deux tendances opposées de fusion et séparation : l’amour possessif sous-tendu par le désir incestueux ou le rejet et la haine. Les conséquences nocives suscitées par les deux comportements extrêmes vont de la recherche éperdue de fusion à la fuite salvatrice.
Des expériences ont été faites sur des petits singes séparés de leur mère. Ils se précipitent sur un substitut tactile tel qu’un tissu de laine doux, qu’ils choisissent de préférence à des fils de fer auxquels ils auraient pu s’accrocher aussi. Ils choisissent le contact le plus doux. Si on leur propose un tissu de laine chauffé et un autre non chauffé, ils choisissent le premier. Ils recherchent donc aussi la chaleur. Mais s’ils ont le choix entre un tissu de laine doux non chauffé et un fil de fer légèrement chauffé, ils choisissent le fil de fer. En d’autres termes, ils recherchent la chaleur plus encore que la douceur.
Le bébé singe s’agrippe à sa mère et s’éloigne d’elle progressivement pour faire ses expériences, d’autant plus audacieux qu’il a l’assurance de pouvoir se raccrocher à elle en cas de danger. Le petit d’homme aussi acquiert plus facilement son autonomie s’il peut se réfugier auprès de sa mère quand un danger survient. Mais il n’a pas toujours cette possibilité. Or pour remédier à l’absence et à l’angoisse de séparation, le petit humain s’approprie la médiation du langage, comme le montre Freud à propos du jeu de Fort-Da (1920). Au moment où l’enfant parle avec sa mère, il accepte que la fusion avec elle ne soit plus totale –elle serait d’ailleurs létale ou du moins empêcherait tout développement ultérieur- et en même temps il maintient le contact avec elle par le langage. Il semble bien que la créativité verbale soit issue de cette ambivalence entre fusion et séparation.




c) Jacques Lacan

Lacan estime que l’opposition entre principe du plaisir et principe de réalité constitue l’arête de la pensée freudienne (1986, p. 34). Il développe cette opposition liée au langage selon trois ordres (ibidem p. 43) : au sujet de l’expérience psychique correspond l’opposition principe du plaisir vs principe de réalité ; au procès de l’expérience correspond l’opposition pensée vs perception ; au niveau de l’objectivation correspond l’opposition connu vs inconnu. Dans le domaine de l’expérience, la perception est liée au principe hallucinatoire, au principe du plaisir : c’est un procès de fiction. La pensée constitue un processus de recherche, de reconnaissance de l’objet, qu’il appelle « processus appétitif ». Au niveau de l’objectivation, le passage de l’inconnu au connu ne peut s’effectuer qu’en paroles. C’est pourquoi ce qui est inconnu se présente comme une structure de langage, nous dit Lacan. Sur le logos s’effectuent les « transferts motivés par l’attraction et la nécessité », avec la « charge affective liée à une première expérience » (ibidem p. 43). Ces propos évoquent la relation duelle de Hermann, avec l’opposition fusion vs séparation. Lacan associe d’ailleurs la structure signifiante aux rapports de continuité vs contiguïté (ibidem p. 42).
Le principe de réalité s’avère lui-même paradoxal, comme le montre la lecture de Freud par Lacan : il est tenu en échec par le besoin vital et il isole le sujet de la réalité car l’appareil sensoriel tamise la réalité pour n’en retenir que des « morceaux choisis » (ibidem p. 59). Le processus de pensée a son origine dans l’Inconscient, dominé par le principe du plaisir, et n’accède à la conscience par le langage articulé, dominé par le principe de réalité, que selon la qualité d’investissement de l’attention ; celle-ci est suscitée par l’urgence vitale de s’orienter par rapport au monde réel (ibidem p. 59-62). L’expérience sensori-motrice intéresse le système psychique qui perçoit, mais entre la perception et la conscience s’interpose la structure signifiante où intervient l’Inconscient avec son principe du plaisir. Le cœur de l’appareil psychique est un support d’énergie qui se module selon un système régulateur de décharge et rétention qui influe sur l’appréhension de la réalité, en liaison avec la séparation et l’identité (ibidem p. 64). Le cheminement du sujet s’opère en fonction de ses désirs, à savoir la recherche de l’objet d’amour irrémédiablement perdu, leurré par les coordonnées du plaisir, dans une tension qui suscite l’effort et la perception (ibidem p. 65). La première expérience de la réalité apparaît dans le cri, puis dans le « Toi ! » (ibidem p. 68-69), cri de détresse qui va orienter nos préoccupations majeures autour d’un autrui pour tenter de l’apprivoiser, un Autre correspondant à l’objet d’amour de la mémoire inconsciente. Cela s’opère au risque d’une comparaison décevante et même au risque d’expulser le moi (ibidem p. 69-70). La recherche rencontre en route des satisfactions liées à la relation à l’objet, polarisées par elle (ibidem p. 72), selon la loi du principe du plaisir qui fixe le niveau d’une certaine quantité d’excitation au-dessous de laquelle aucun investissement n’est possible et au-dessus de laquelle disparaîtrait la polarisation plaisir vs déplaisir, qui sont finalement « les deux formes sous lesquelles s’exprime cette seule et même régulation qui s’appelle principe du plaisir » (ibidem p. 73) C’est la motricité qui permet de régler le niveau de tension supportable : le mouvement, la fuite, permettent d’éviter l’invasion d’une trop grande quantité d’énergie. Freud dit souvent que la douleur survient quand la réaction motrice, la réaction de fuite, est impossible (p. 73-74).
On peut penser à partir de ces théories que la douleur, au lieu de s’évacuer dans un mouvement, peut trouver son échappatoire dans une représentation de mouvement, à savoir dans le rythme d’un texte littéraire, ce qui expliquerait le besoin vital d’expression et plus particulièrement d’écriture, qui déplace la douleur dans une forme esthétique. Il s’agit alors de figurer « l’Autre préhistorique », généralement la mère, dans une recherche esthétique associée à la projection de l’ambivalence psychique, dont la langue s’imprègne ainsi que la structure littéraire. Cette recherche est elle-même ambivalente, teintée d’amour et de haine, la haine étant d’autant plus forte que le besoin d’amour a été insatisfait.
Cependant, Lacan estime préférable de cerner l’ambivalence dans la bonne volonté vs la mauvaise volonté que dans l’amour vs la haine. La mauvaise volonté serait liée à l’instinct de mort, ainsi qu’au problème éthique du mal (ibidem p. 124). L’intégration absolue, sans révolte aucune, du Surmoi imposé avec sa loi, ne conduirait qu’à des réactions automatiques de robot. La revendication d’être et de liberté passerait alors par la négation, la rébellion, l’instinct de mort sans lequel l’instinct de vie ne pourrait fonctionner, sauf réduction au nirvãna (à savoir la disparition de l’ignorance et du vouloir vivre selon le bouddhisme), à l’immobilité dépourvue d’investissement : ce serait un état létal. C’est que le principe de vie réside précisément dans l’alliance des contraires.
Et ces contraires sont coprésents dans la langue. La faim sublimée conduit à « manger le Livre », c’est-à-dire s’incorporer le signifiant (ibidem p. 340). Selon Jacques Lacan, la seule chose dont nous puissions être coupable, c’est de renoncer à notre désir (ibidem p370), « métonymie de notre être. Le ru où se situe le désir n’est pas seulement la modulation de la chaîne signifiante, mais ce qui court dessous, qui est à proprement parler ce que nous sommes, et aussi ce que nous ne sommes pas, notre être et notre non-être – ce qui dans l’acte est signifié, passe d’un signifiant à l’autre de la chaîne, sous toutes les significations. » (ibidem p. 371).

En une brève récapitulation, nécessairement réductrice, on peut dire que Freud a mis en évidence le fonctionnement de l’Inconscient ambivalent axé sur le désir, l’opposition dynamique entre principe du plaisir et principe de réalité et le lien entre le langage et l’absence de l’objet aimé, donc le lien entre langage et désir. Hermann a montré l’antagonisme dynamique entre la pulsion d’agrippement à la mère et la pulsion de séparation vers la recherche d’objets substitutifs. Lacan a utilisé les travaux de Mélanie Klein sur les liens des mots avec le corps et l’objet du désir, il considère le symptôme comme un langage dont la parole doit être délivrée et surtout il fonde l’être sur le désir, véhiculé dans la parole via le signifiant si bien que l’Inconscient affleure dans le discours en des « points de capiton ».
Geza Roheim a situé la culture, dont le langage, comme intermédiaire entre le narcissisme et la recherche de l’objet érotique, une sorte de « point de stabilisation dans l’oscillation de la libido » (1943 ; trad. 1972 p. 120) entre introversion et extraversion, représentant à la fois soi-même et l’objet aimé. Ce même auteur (1950 ; trad. 1967 p. 40) envisage l’introjection du parent de même sexe comme une fonction inconsciente : par désir d’éliminer son rival, le petit garçon l’introjecte. Et l’enfant cannibale apparaît de manière inversée dans la mère ogresse des contes, avec la même opération de renversement que dans les rêves. Il envisage encore l’ambivalence d’une manière consécutive à l’oscillation entre danger et perte de l’objet aimé ; il cite Ernest Jones à ce sujet (ibidem p. 40) : « Le surmoi est l’ennemi de l’homme autant que son ami. Il ne travaille pas seulement à promouvoir le bien-être spirituel de l’homme : il est aussi responsable pour une grande part de sa détresse spirituelle, et même des activités infernales qui mutilent tant la nature de l’homme et provoquent sa misère. » et « Il n’est pas exagéré de dire que la vie mentale de l’homme est essentiellement composée d’efforts opposés soit pour supporter les exigences du surmoi, soit pour leur échapper. » (1948, Papers on psycho-Analysis, Londres, Baillère, p. 145 : Textes sur la psychanalyse)
Mais nous reviendrons sur Roheim à propos de la schizophrénie. Nous allons maintenant reprendre son concept de culture et civilisation comme intermédiaires entre soi et l’autre, amplement développé par Donald Winnicott.

d) Donald W.Winnicott
Dans son ouvrage sur Les Objets et les phénomènes transitionnels (1951, trad. française 1959), le psychanalyste américain D. W. Winnicott montre que le petit enfant, au moment de l’endormissement, s’agrippe à un bout de drap qu’il suce pour se protéger de l’angoisse dépressive de la séparation. C’est un premier objet transitionnel : il s’agit d’un objet intermédiaire entre le corps et l’extérieur, n’appartenant pas ni à l’un ni à l’autre dans la perception de l’enfant. L’ours en peluche jouera cette fonction d’objet intermédiaire. Et parmi les objets transitionnels figure l’émission de sons divers, de gazouillis, préludes à la parole.
Dans Jeu et réalité (1971, trad. française 1975), il montre que ce jeu situé entre fusion et séparation est à l’origine de la créativité culturelle qui s’appuie sur une tradition tout en inventant du nouveau (p. 138-139). Mais le jeu entre fusion et séparation, entre continuité et contiguïté, qui aide à l’adaptation, n’est possible que si l’enfant peut se sentir aimé, en confiance. Si l’environnement humain n’est pas sécurisant, l’espace potentiel se charge de danger (p. 140-142). L’aire de l’expérience culturelle dérive du jeu, entre le psychisme et l’extérieur. La capacité d’indépendance et d’adaptation dépend du regard de la mère et de la manière dont l’enfant est porté et manipulé (p. 154-179). Et cela oriente certainement la capacité à vivre. Winnicott y rattache également la capacité créative. Et il est possible que le défaut d’amour maternel soit susceptible d’inhiber cette capacité, mais il est possible aussi qu’il l’exacerbe au contraire dans une tentative désespérée d’agrippement. Cette alternative dépend de la gravité des cas et surtout de la réaction du sujet.
Dans une étude psychanalytique du plagiat, Voleur de mots, Michel Schneider affirme qu’écrire est risqué parce que c’est une relation transgressive, voire incestueuse avec la langue. « Beaucoup d’écrivains furent malades de leur mère ». L’auteur peut écrire au sujet de sa mère et contre elle ou sa langue maternelle pour se débarrasser de l’anxiété de son influence. M. Schneider montre les analogies entre l’écriture et la maternité: difficultés de gestation, dépression post-publication. Selon lui, la langue d’un écrivain n’est pas reçue comme instrument d’expression mais à travers une interdiction, une union qui est en même temps séparation, répétant les relations avec la mère : union et éventuellement séparation. Ce n’est pas un outil neutre, mais quelque chose qui est plein de désir, de haine, d’amour et de culpabilité. Le résultat est la volonté d’une autre formulation ; et la langue devient le lieu de notre contradiction centrale. Le style est le résultat de la séparation et de la lutte entre la langue propre de l’écrivain et la langue maternelle qu’il essaie de s’approprier. Ecrire, c’est faire violence à sa propre langue dans une défense sadique contre l’influence de sa mère, ce dans quoi il y a de la haine. On ne peut jamais écrire qu’avec les mots des autres, en reconnaissant qu’ils ne sont pas à soi, mais n’appartiennent pas non plus à ceux qui les ont utilisés avant ou à côté de soi. Les propos de Proust, ce virtuose du style, vont dans le même sens. Lui qui déteste l’emploi des expressions usagées et des conventions verbales, écrivit à Madame Straus : « La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui, Madame Straus ! ».
Winnicott lui-même signale dans La Nature humaine (1988, 1990 pour la trad. française) que si l’enfant n’a pu se faire l’illusion de sa toute-puissance à cause d’une mauvaise adaptation de la mère lors des premiers repas, l’impossibilité de contact s’ensuit, évoluant vers la schizophrénie, éventuellement vers le développement mystique ou artistique, qui procure une illusion de toute-puissance, mais socialisée (p 142 et 151). Winnicott informe aussi que  « le clinicien a affaire à l’enfant dont l’intellect est mû par l’angoisse et sursollicité, ce qui, là encore, est le résultat d’un trouble émotionnel (avec menace de confusion), et dont le quotient intellectuel élevé chute lorsque – résultat de la psychothérapie ou modification contrôlée et réussie de l’environnement- la peur du chaos qui était imminente, recule. » (p. 26). L’angoisse peut donc inhiber ou inversement jouer le rôle de moteur intellectuel. Winnicott émet d’ailleurs l’hypothèse suivante : « l’intelligence surdéveloppée peut servir de nounou, substitut maternel, et prend soin du bébé dans le self de l’enfant » (p. 181). Et il considère l’angoisse comme l’origine à la fois de symptômes névrotiques et de manifestations de santé (p. 55).
Enfin, Winnicott estime que « les problèmes d’ambivalence inhérents à l’enfance parviennent à une solution à travers l’élaboration imaginative de toutes les fonctions (…). De ce point de vue, le fantasme s’avère la caractéristique humaine, la substance de la socialisation et de la civilisation même. » (p. 83). C’est l’imagination qui sauve.


e) Roland Gori reprend l’hypothèse de Winnicott selon laquelle le babillage est un phénomène transitionnel et il l’élargit à toute la parole.
Il avait déjà apporté une nouveauté dans la conception de la réception perturbée du langage en parlant de « murailles sonores » que le psychotique est susceptible d’opposer à son environnement pour s’en protéger : « Le trop-plein-de-signes ou le trop-plein-de-sens construisent une fausse peau, une douve sonore, un matelas pneumatique qui –telles que des murailles- protègent le Soi d’une communication, perçue comme une intrusion menaçante pour les limites du Moi. » (1975)
Il montre que la parole est un phénomène transitionnel entre le sujet et l’objet, entre des investissements narcissiques et des investissements érotiques-objectaux, entre la libido et la pulsion de mort, entre le corps et le code. Il traite une malade qui s’agrippe à lui par la parole, par avidité, besoin d’amour, et utilise la parole comme substitut de l’enveloppement absent de l’ex-enfant mal aimée, comme enveloppement actuel de la patiente par son psychanalyste dans un lien fusionnel. (2003, p. 77-80) La parole devient métaphorique, soit ficelle de réunion fusionnelle, soit narration-vomissement –comme l’a découvert Freud grâce à Mme Emmy von M., qui l’a aidé à découvrir la méthode des associations verbales en critiquant ses questions trop directives. « L’acte de parole subit cette torsion du désir qui le détourne du code au profit du corps. (…) L’acte de parole n’est plus alors ce message porteur de sens, référé à un code, mais cette substance dont la forme s’aliène dans un signifiant sonore qui en hérite tout pouvoir et fonction : le verbe est alors cette partie du corps qui happe comme la bouche, capte comme les yeux, explore et saisit comme la main, caresse ou meurtrit le corps de l’autre. Comme l’outil il s’intègre dans les limites du moi dont il n’est qu’un prolongement. » (ibidem p. 81)
Et si la parole permet d’articuler le corps et le code, les mouvements désordonnés de l’un et le verbe désincarné de l’autre, c’est parce qu’elle véhicule le désir. Elle se situe dans une « tension de forces antagonistes » (ibidem p. 83) et donc dans l’ambivalence. Entre les deux extrêmes de la parole cri de souffrance, de besoin ou de désir, et la boursouflure formelle, il y a tout l’espace transitionnel du jeu qui permet l’expression du désir dans le respect d’un code. La parole est paradoxale et doit le rester (ibidem p. 84) sous peine de perdre son dynamisme entre corps et code. Elle est un moyen de lutte contre l’angoisse, comme le montrent le jeu de Fort-Da, le chant des prisonniers, les plaintes articulées des malades, et ces paroles d’un enfant rapportées par Freud : « parle, tante, il fait plus clair quand on parle » (ibidem p. 86).
Comme l’avaient montré Freud et Hermann, le langage est un moyen de faire face à notre séparation originelle et notre solitude dans le monde. La parole est une « enveloppe verbale qui estompe et contient les limites du moi et de l’objet. » (ibidem p. 87) Ce plaisir de la parole s’oppose à l’exclusion des murailles sonores. La charge subjective du langage se heurte à la nécessité d’acquérir et de respecter le code normatif, si bien que le plaisir intense ne revient que dans les mots d’esprit et la poésie qui débordent de ce cadre.
Le langage est marqué d’ambivalence entre corps et code, entre sujet et objet, et surtout entre séparation et agrippement. L’acquisition du langage provient en effet « du jeu des forces centrifuges et centripètes qui poussent le sujet en même temps à se séparer de l’objet (abandon du contact fusionnel olfactivo-tactile) et à s’attacher à lui (substituts sonores de l’agrippement). » La fonction phatique du langage « m’attache à l’autre par le cordon vocal tout en m’enveloppant avec lui dans le milieu sonore. Les échanges mère-nourrisson, les dialogues amoureux, les énonciations qui visent à maintenir et établir à tout prix un « contact » sont fortement saturés du désir de fusion avec l’objet. » (ibidem p. 96)
L’ambivalence psychique s’articule donc sur l’antagonisme fusion vs séparation et se manifeste dans la parole où la subjectivité s’exprime au sein d’un code. La parole se substitue aux échanges corporels et tente de remédier à l’absence par de puissants investissements pulsionnels. Mais en même temps elle se soumet à un code extérieur hors duquel il n’est pas de communication possible. « L’acte de parole est toujours cet entre-deux de la subjectivité et de l’objectivité, du principe du plaisir et du principe de réalité. » (ibidem p. 96).

f) Didier Anzieu
Dans « Les traces du corps dans l’écriture : une étude psychanalytique du style narratif » (2003, p. 172-187), Didier Anzieu conclut des travaux de Freud et Winnicott que « la dialectique du style relève d’un conflit intersystémique entre le Surmoi, qui requiert de se plier aux normes communes, et le Moi idéal, qui affirme la valeur individuelle et narcissique de la personne. »
Anzieu avait montré dans Le Moi-peau (1985) que l’enfant étaie la construction de son psychisme sur son expérience de la surface de son corps. Il élargit ici (2003) l’ancrage corporel du langage avec illusion du sein maternel : le style personnel de l’écrivain véhicule le désir et se heurte au code dans la création d’une illusion narrative. Il montre que la voix du discours oral s’inscrit dans le corps entier, alors que dans l’écriture, il s’agit de maîtriser un code sémiotique abstrait et certains gestes de la main. Mais le vécu corporel peut se traduire par des effets de style, d’où l’importance en stylistique de la métaphore et de la métonymie, c’est-à-dire la ressemblance et la contiguïté, selon Anzieu. Il s’agit de recréer l’espace fusionnel qui unissait la mère à l’enfant, mais à bonne distance, pour communiquer selon les normes d’un code commun. Une seconde opposition s’établit entre d’une part les images du corps et ses pulsions narcissiques, d’autre part des schèmes de nature sensori-motrice, d’où « une tension entre le figuratif et l’opératoire. »
Anzieu rapproche le phénomène du style qui véhicule le désir tout en se conformant au code linguistique et le phénomène du rêve provoqué par le désir et entravé par la censure. Le présent narratif évoque le présent perpétuel des rêves. Le passage brusque au passé ou au futur fait sursauter comme cela peut se produire au cours d’un rêve. Enfin, le renversement en son contraire s’opère dans le récit par des « métalepses ou inversions de l’antécédent et du conséquent » (ibidem p. 185).
Selon Didier Anzieu, il y aurait des représentations préconscientes de récit de même qu’il y a des représentations préconscientes de lettres et de sons. Et le rêve serait « le modèle freudien de la phrase ». Déjà dans Le Corps de l’œuvre (1981), ce psychanalyste considérait l’écriture comme la mise en forme de représentants inconscients (pour leur faire prendre corps) en instituant un code pour se faire aimer du surmoi. « C’est parce qu’il y a une diversité sans fin des codes que les chemins de la création sont multiples. » (p. 163). Il s’agit d’une sorte de « fusion symbiotique entre inconscient et préconscient qui travaillent sous la pression du Surmoi exigeant, et satisfait, pour le plus grand plaisir du moi. » Anzieu évoquait dans cet ouvrage la pulsion auto-destructrice qui vient parfois inciter l’auteur à corriger, rajouter, en désorganisant la composition initiale. Cela va de pair avec le renversement incessant du positif et du négatif.
La littérature serait donc une projection de l’Inconscient ambivalent, mais ce processus de création serait lui-même en proie à des pulsions antagonistes. D’ailleurs, Anzieu relève (2003, p. 17-18) une remarque particulièrement intéressante chez Pichon qui, après avoir suggéré que la grammaire puisse être un mode d’exploration de l’Inconscient (1925), affirme que la pensée inconsciente n’est pas liée à une langue, qu’elle cherche des bribes de langage là où elle en a besoin et que la langue sert surtout à déguiser la pensée inconsciente (1938, dans sa critique du travail d’Emmanuel Vélikovsky, Jeu de mots hébraïques. Une langue nouvellement acquise peut-elle devenir la langue de l’inconscient ? ).

Conclusion

Finalement, la langue se fonde sur l’ambivalence présence vs absence, elle exprime l’ambivalence inconsciente, elle n’existe que par la parole qui met en conflit corps et code, qui articule subjectivité et objectivité, et elle prétend permettre la communication alors qu’elle masque la pensée inconsciente. Elle s’élabore par des tensions antagonistes d’une complexité admirable. Initialement, elle va de pair avec la séparation et la prise de conscience du moi, puis elle ruse et déguise l’Inconscient, tout en servant d’outil privilégié dans la recherche de sa connaissance.
La langue s’apparente à la mètis des Grecs, que Détienne et Vernant analysent dans Les Ruses de l’intelligence. Comme elle, elle opère « un continuel jeu de bascule, d’aller et retour entre pôles opposés ; elle renverse en leur contraire des termes qui ne sont pas encore définis comme des concepts stables et délimités, exclusifs les uns des autres, mais se présentent comme des Puissances en situation d’affrontement et qui, suivant la tournure de l’épreuve où elles se combattent, se retrouvent tantôt victorieuses dans une position, tantôt vaincues dans la position inverse. Comme il appartient aux mêmes divinités, maîtresses des liens, de se tenir sans cesse sur leurs gardes pour n’être pas liées à leur tour, l’individu doué de mètis, qu’il soit dieu ou homme, lorsqu’il est confronté à une réalité multiple, changeante, que son pouvoir illimité de polymorphie rend presque insaisissable, ne peut la dominer, c’est-à-dire l’enclore dans la limite d’une forme unique et fixe, sur laquelle il a prise, qu’en se montrant lui-même plus multiple, plus mobile, plus polyvalent encore que son adversaire. » (1974, p. 11)

Voyons maintenant les liens entre l’ambivalence et la schizophrénie, maladie mentale qui a conduit Bleuler à inventer ces deux termes.







Les schizophrènes

Ils peuvent aider à comprendre l’influence de l’ambivalence psychique sur la parole car ils s’expriment souvent par antiphrases et paradoxes. Leur maladie semble étroitement liée aux relations avec la mère, plus particulièrement au moment crucial de l’ambivalence entre fusion et séparation, d’où un grave problème identitaire et une angoisse infernale. Nous tenterons de relier entre elles les observations et les théories concernant cette maladie mentale afin d’y voir plus clair sur les effets de l’ambivalence dans le domaine du comportement linguistique.
Nous essaierons d’abord de comprendre cette maladie à laquelle sont intrinsèquement liés des problèmes de langage, puis nous verrons qu’elle peut être liée au regard et à la bouche –lieu d’investissement de la parole- par privation de nourriture, enfin nous étudierons plus précisément les anomalies linguistiques des schizophrènes.

a) La schizophrénie est caractérisée par le repli sur soi, l’inadaptation au réel, le manque de limitation, la structure psychique fragile, selon Bleuler, Minkowski, Pankow et Racamier. La « schizophrénie » doit son nom à Bleuler, qui a créé ce terme de psychiatrie traditionnelle en 1911 et avec qui Minkowski a travaillé. C’est à partir du concept de schizophrénie qu’ils ont cherché à cerner ce qui pouvait exister à l’état latent dans le fonctionnement de l’être humain et que Bleuler a établi la notion de schizoïdie.
Dans son article « Schizophrénie » rédigé sous la direction d’Antoine Porot in Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique, Bleuler caractérisait cette maladie par « une altération du sentiment et des relations avec le monde extérieur, en quelque sorte spécifique et qu’on ne trouve nulle part ailleurs ». Il faisait de cette altération le corollaire d’une dissociation de la personnalité, d’où le nom « schizophrénie » emprunté à l’allemand et inventé par Bleuler, qui signifie  « esprit fendu en deux » : de skhizein, « fendre », et phrên, « esprit ». Le substantif est caractéristique de la scission de la personnalité, bien qu’elle ne soit pas immédiatement perceptible dans les cas cliniques comme dans la concrétisation littéraire de Dr Jekill et Mr Hyde, double personnage de Stevenson scindé en deux êtres opposés.
L’étymologie même conduit à observer que le psychisme dissocié se reflète dans la parole, car il est reconnu de tous les psychanalystes que le schizophrène opère des scissions dans son discours : il pratique volontiers des ellipses, qui s’apparentent à des coupures, et il arrive souvent qu’il ne finisse pas ses phrases. Ces phénomènes sont liés au fait qu’il ne prend pas toujours en compte son destinataire, par peur et/ou par rejet de l’autre, à moins qu’il ne teste ses capacités d’écoute. Il peut inversement surestimer les capacités de son interlocuteur à le deviner parce qu’il le croit plus proche de lui qu’il ne l’est en réalité ou bien en se faisant des illusions sur ses capacités intellectuelles parce que lui-même s’oriente sans repères dans une abstraction outrée. Mais le fait est frappant : la scission de son psychisme se reflète dans ses discours, ce qui tend à montrer l’effet du psychisme sur la parole. Freud a d’ailleurs mis en évidence ce phénomène dans Psychopathologie de la vie quotidienne en étudiant les lapsus, qu’il considère comme l’émergence de désirs inconscients.
Si certains aspects de la personnalité sont dissociés, tous les psychiatres mettent l’accent sur le manque de familiarité avec le réel (Bleuler, Minkowski, Bion, Widlöcher, Divry, Claude). Minkowski reprend l’observation de Bleuler sur la perturbation des relations avec l’extérieur, avec l’ambiance, sur la perte du contact avec la réalité que Bleuler considérait comme l’un des symptômes de cette maladie. Eugène Minkowski y voit l’origine des troubles (que Bleuler attribuait à un déficit organique se traduisant par une perturbation de l’association des idées) et qualifie ce contact avec la réalité de « vital ». Il s’en explique dans La Schizophrénie (1927) et dans certains articles ultérieurement rassemblés ultérieurement dans Ecrits cliniques (2002). C’est dans ce dernier ouvrage que figurent les explications suivantes (p 15-16) :
La schizoïdie et la syntonie sont deux fonctions, deux « principes vitaux » (selon l’expression de Bleuler dont c’était le sujet de mémoire), qui règlent notre attitude à l’égard de l’ambiance. « La perte du contact vital avec la réalité est le point central de la conception de la schizophrénie. La syntonie est la faculté de se mettre au diapason de l’ambiance, de pouvoir vibrer à l’unisson avec celle-ci ; elle réalise en même temps l’unité de la personnalité. La schizoïdie, par contre, est la faculté de s’isoler de l’ambiance, de perdre le contact avec elle ; elle a pour conséquence un fléchissement plus ou moins grand de la synthèse de la personnalité humaine. Il s’agit de deux fonctions normales ; leur jeu réciproque règle notre attitude à l’égard des événements et des objets qui nous entourent ; elles peuvent s’unir dans des proportions variables et déterminent ainsi l’aspect particulier de tout individu. Quand l’une d’elles s’accentue outre mesure, elle donne naissance au caractère anormal, dans l’un ou dans l’autre sens ; enfin, quand à la suite d’une cause quelconque, la schizoïdie ou la syntonie deviennent le siège d’un processus morbide, elles donnent naissance à des troubles schizophréniques d’un côté et maniaque-dépressifs de l’autre. (…) La schizoïdie n’est pas une schizophrénie en miniature ; c’est une fonction normale qui, sous l’influence de divers facteurs nocifs, peut donner naissance à une psychose schizophrénique. »
Or la schizoïdie excessive est favorisée par l’introversion (terme inventé par Jung pour désigner la propension au fantasme et la prédominance de la vie intérieure) qui va de pair avec le caractère rêveur et/ou mélancolique du poète. Elle est parfois exploitée dans la recherche de réceptivité, avec une sorte de complaisance dans la solitude disponible à la rêverie poétiquement décrite par Jean-Michel Maulpoix dans La Poésie malgré tout. La figure de poète qui s’y dessine sous le signe de la mélancolie ressemble à celle du schizoïde. Jean-Paul Valabrega remarque à ce sujet: « La mélancolie, poétique et psychiatrique, a toujours une « latence létale » » (1967 ; 2001 p. 169). Et la schizoïdie entraîne parfois dans une zone dangereuse, intermédiaire entre normalité et folie. Elle situe l’être dans un état à la fois riche et scabreux qui risque à tout moment de le faire sombrer dans la psychose.
La délimitation entre schizoïdie et schizophrénie est difficile selon Kretschmer. Bumke et Berze estiment que la schizoïdie est une forme de schizophrénie atténuée. Minkowski écrit : « …dans la schizophrénie, les facteurs syntones s’effacent de plus en plus et (…) la schizoïdie, privée de ce régulateur, dépasse les limites insaisissables qui lui permettent de remplir son rôle dans la vie ». L’individu oscille alors entre deux pôles : « l’hyperesthésie et l’anesthésie affective ». Il n’est pas « trop sensible ou trop froid », il est « les deux à la fois » (1927 ; 2002 p. 50). Précisons que la différence entre névrose et psychose, selon Lacan, réside dans le fait que le névrosé opère des refoulements (il enfouit au fond de son psychisme ce qui le traumatise), tandis que le psychotique pratique la « forclusion », à savoir le rejet hors de soi du traumatisme (1981, p. 360-362).
Tout au long de son ouvrage, et malgré toute la bonne volonté évidente de Minkowski envers les schizophrènes, on sent une empathie immédiate pour les syntones, qui se montrent chaleureux et perméables à l’atmosphère, et une réticence presque viscérale en présence de schizoïdes. Ces derniers, par leur refus de contact et leur froideur, ne facilitent pas la communication. Ils se sentent séparés du monde par un écran, une « vitre de verre », selon l’expression de Kretschmer (cité par Minkowski, op. cit. p. 55), et par leur manière d’être, font ressentir à autrui cette séparation. Minkowski envisage même de fonder son diagnostic sur l’absence de contact éprouvée. Si le psychiatre qui travaille en leur faveur éprouve une telle difficulté à entrer en relation avec eux, on peut supposer que les humains dans leur ensemble ressentent peu de sympathie pour ces malades murés en eux-mêmes dans leur tour d’ivoire et tendent à les rejeter, ce qui amplifie leur isolement et les éloigne encore un peu plus du monde, dans un processus d’engrenage auquel il semble difficile d’échapper. Le syntone peut présenter le défaut inverse de s’adapter au milieu en donnant raison à chacun et en négligeant de se forger une opinion personnelle, mais il attire la sympathie et se sent à l’aise en société, ce qui n’est pas le cas du schizoïde souvent incompris des autres. Minkowski qualifie la vie du schizophrène de « calvaire ». Searles (1965) explique son angoisse par la sensation de ne plus exister en tant qu’être humain et il ressent la particularité du schizophrène comme une absence d’humain.
Racamier (1980, p. 87 et sqq) expose le sentiment d’inanité qui s’empare du psychanalyste sous l’influence du schizophrène, qui le vide de sa signifiance : c’est un « transfert inanitaire ». Il s’agit pour le malade de se préserver, si bien qu’il traite le réel comme les « fumées de la rêverie » (ibidem p. 90), et en même temps de préserver le thérapeute qu’il veut « tout à soi » dans un amour exclusif. Cet effet désagréable de « vivre un vide », « un effacement » (ibidem p. 91), explique le contre-transfert négatif décrit par Minkowski. Il s’apparente à la capacité du schizophrène de vider tout un wagon d’un regard. Racamier va plus loin en évoquant « la haine des schizophrènes » : « Je ne parle évidemment pas de leur haine envers nous, dont on sait beaucoup de choses, mais de la nôtre envers eux, qui doit être bien aigre et bien essentielle, pour qu’on en parle si peu » !
Le schizophrène est souvent considéré comme aboulique et indifférent au monde qui l’entoure. En fait, il est hypersensible, mais à la suite d’un choc affectif il se préserve des heurts en évitant les contacts et en passant de l’hyperesthésie à l’anesthésie affective pour ne plus souffrir. –C’est probablement ce que nous faisons tous, mais passagèrement et pas au même point- Il oscille par périodes d’un pôle à l’autre. L’indifférence n’est donc qu’apparente ou provisoire. A force de prodiguer des sentiments excessifs et de nourrir des espoirs inconsidérés, de souffrir par hypersensibilité, il redoute d’être blessé par autrui et se renferme dans sa coquille, se désinvestissant du monde pour éviter de subir l’agressivité d’autrui. Quant à la difficulté de volition, elle va de pair avec ce retrait du monde qui empêche le malade de s’y investir, mais inversement, quand un schizophrène prend une décision, il la suit avec ténacité quelles que soient les circonstances, sans s’adapter aux situations ambiantes, comme cette femme décrite par Minkowski dans La Schizophrénie, qui avait accompli des travaux de couture jusqu’à réussir à offrir un piano à son fils dans un appartement minable où l’objet détonait, ne semblait pas à sa place, inadéquat au lieu. Encore cette femme, qui se dévouait par amour maternel et cherchait de façon méritoire à favoriser les talents artistiques de son enfant malgré la situation, pourrait-elle être considérée comme admirable.
La perte du contact vital avec la réalité conduit à un déficit pragmatique et une hypertrophie compensatrice de l’intelligence, mais celle-ci risque de se dessécher si l’isolement est total. « Le fou « déraisonne » bien moins souvent qu’on ne croit, peut-être même ne déraisonne-t-il jamais. » écrit Minkowski (in La Schizophrénie). H. Claude, A. Borel et G. Robin, parlent également de « discordance entre l’activité intellectuelle et l’activité pragmatique sous l’influence d’un complexe affectif » (in Annales médico-psychologiques, 1923 ; « La schizomanie simple », Société médico-psychologique novembre 1925).
L’une des caractéristiques schizophréniques est l’absence de perception du temps. Les événements sont situés dans leur successivité, mais en dehors de toute datation. La chronologie, la durée ne sont pas ressenties. Ce déficit de repérage chronologique est diversement interprété. Minkowski s’appuie sur Bergson pour l’attribuer à l’absence d’instinct vital : selon Bergson, le temps vécu est de l’ordre de l’instinct et non de l’intelligence (1969, p. 46). En ce qui concerne l’espace, le schizophrène sait où il est mais il ne se sent pas exister si bien qu’il ne sait pas se situer. Les choses sont « comprises plutôt qu’éprouvées », écrit Minkowski. Les deux domaines, spatial et temporel, sont perturbés. Gisela Pankow (1981) estime que le schizophrène perd la notion du temps parce qu’il ne peut se situer dans l’espace à cause d’une mauvaise perception de son propre corps. Elle préconise les bains pour les schizophrènes, comptant sur la main de la masseuse pour faire prendre conscience de la distinction entre les corps et de leurs limites. Selon elle, Rosier obtient des résultats immédiats en entourant les épaules du malade de son bras, mais cela ne suffit pas et il y a des rechutes parce qu’il manque la parole.
Gisela Pankow propose à ses malades schizophrènes de lui modeler un objet. Les problèmes de structuration du propre corps y sont projetés, ce qui permet au schizophrène de prendre conscience de ses problèmes et de les verbaliser, tout en structurant l’objet, ce qui l’aide à organiser l’image de lui-même (1981). Cette « élaboration de l’image matérielle du corps » permettra au malade de se situer dans l’espace puis d’accéder à « l’ouverture au temps », écrit-elle.
Cependant une autre explication de la difficulté à se représenter son corps dans l’espace apparaît chez Otto Isakower selon lequel la sphère auditive régule la position du sujet dans l’espace. La situation dans l’espace ne viendrait donc pas seulement des contacts épidermiques mais aussi de ce qui est entendu. Le propos d’Isakower dans « De la position exceptionnelle de la sphère auditive » (1939) vise à montrer l’importance du langage dans la formation du moi et du surmoi, dans la fonction de jugement et l’épreuve de réalité. Il montre que la sphère auditive devient ainsi le noyau du Surmoi et qu’elle aide au maintien de la censure sur le refoulé.
L’absence de repères spatio-temporels et d’aisance dans le monde concret du réel favorise un goût prononcé pour l’abstraction. Eugène Minkowski signale l’étendue remarquable du vocabulaire du schizophrène, surtout dans le domaine abstrait. Gilbert Durand, dans Structures anthropologiques de l’imaginaire écrit à propos de l’autisme, qui fut longtemps confondu avec la schizophrénie et que Bleuler décrit comme l’aboutissement schizophrénique au détachement total de la réalité au profit de son monde intérieur particulier :
« Le Rorschach traduit cet autisme dans un syndrome décrit par Mounier (Test psychologique de Rorschach) : en particulier on est frappé par le petit nombre de réponses banales, par la croissance inverse des bonnes ou mauvaises réponses originales, par l’absence ou la rareté des grands détails normaux, par l’absence ou la rareté des réponses forme-couleur. Selon Bohm, la perte de la fonction du « moi-ici-maintenant » se manifesterait par des références personnelles et par des associations spontanées. Ainsi la structure isomorphe première ne serait pas autre chose que ce pouvoir d’autonomie et d’abstraction du milieu ambiant qui commence dès l’humble autocinèse (l’autocinétique est la capacité de se mouvoir sans impulsion extérieure) animale, mais se renforce chez le bipède humain par le fait de la station verticale libératrice des mains et des outils qui prolongent ces dernières. »
Luce Irigaray surtout insiste sur la richesse du vocabulaire des schizophrènes dans Parler n’est jamais neutre : ils jouent avec la langue, refont une langue originale avec des néologismes (les « schizophasies ») et la manipulent à leur manière. Ils animent des inanimés, évitent le « je ». Ils refont la grammaire qu’ils maîtrisent très bien. C’est peut-être leur seul espace de jeu. Ils emploient beaucoup de noms et d’adjectifs mais peu de verbes, utilisent souvent le verbe être pour établir des équivalences. Leurs énoncés se révèlent originaux avec un vocabulaire recherché. Ils présentent une difficulté à trouver les contraires des mots proposés. L’effet de déconnexion du contexte ambiant se marque de la façon la plus caricaturale dans le langage schizophrénique. Quelle que soit son appartenance socio-économique, le schizophrène émet le même type d’énoncé : prévalence métaphorique, spécificité lexicale et transformations complexes. Voici le commentaire de Luce Irigaray :
« A l’analyse, apparaît ce que l’analogie de tels énoncés avec ceux de la classe dominante a de superficiel. Le schizophrène est parlé plus qu’il ne parle, parlé notamment par la langue devenue activité libre de générations et de transformations et non ensemble de règles, de lois garantissant l’élaboration d’un message. Il n’est peut-être pas d’autre message dans l’énoncé du schizophrène qu’un jeu formel de la langue ou du langage et que celui que l’allocutaire veut entendre. [S’agirait-il d’un appel affectif ? d’une peur de l’autre ?] Seules les formes linguistiques fonctionnent comme « objets » et elles seraient abusivement qualifiées de métaphores, puisque le schizophrène n’articule jamais vraiment énonciation à énoncé. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter que c’est sans nouvel apprentissage qu’il produit un discours « abstrait » et apparemment spécifique, où sont réalisées des transformations complexes, discours parfois en troisième personne, etc. Il faut donc conclure que cette créativité de la langue et du langage, dissociable d’ailleurs de celle du locuteur, existe virtuellement chez tout sujet parlant et qu’elle est mobilisée ou inhibée en fonction de la situation et de l’objet de communication. Et la libération imprévue –hors contexte normatif- de cette créativité, dans le cas de la schizophrénie par exemple, est souvent interprétée par le milieu social ou familial lui-même comme un symptôme. »
Les qualités d’abstraction et de créativité surprennent d’autant plus qu’elles apparaissent chez un être qui refuse le contact avec ses semblables et se comporte de manière inadaptée au concret. Ce ne sont plus des qualités déployées par moments et dans certaines circonstances, mais un univers propre à la schizophrénie qui réfrigère parce qu’il est totalement coupé du monde habituel et normal, où l’abstraction se pratique sans abolir l’aisance d’utilisation des objets et sans empêcher la fonction phatique de la communication.
Il semble que le malade présente la particularité de ne jamais se comporter de manière opportune, d’agir en fonction de son monde intérieur sans se préoccuper des normes environnantes : le monde concret des objets l’effraie, ce qui semble lié à l’effet de « Das Ding » proposé par Freud et décrit par Lacan (1986, p. 58-72) : une chose rejetée comme étrangère et qui est le « secret de ce principe de réalité paradoxal » qui isole le sujet de la réalité. Et si le langage semble tourner à vide alors qu’il est complexe, c’est peut-être que ce type de malade s’intéresse au langage sans se soucier de l’efficacité de ses communications et qu’il évolue dans un monde abstrait hors de toute représentation concrète (Pankow, 1981, p. 38). Luce Irigaray remarque chez les schizophrènes un souci de démarquage, de transformation, voire de reconstruction du code lui-même. Cette particularité, qui ouvre la porte à une certaine créativité, ne favorise évidemment pas la communication, d’autant moins qu’il s’y ajoute de fréquentes « interruptions par des parenthèses non refermées ». Ces blancs du discours peuvent correspondre au morcellement intérieur. Mais le plus extraordinaire, et le plus proche de la créativité poétique, c’est que « la loi de l’arbitraire (…) fait défaut à sa langue. Ce qui, paradoxalement, fera interpréter ses propos comme immotivés, gratuits, injustifiés» alors qu’ils tentent « de réduire, d’apprivoiser, voire de séduire la force violente des sons. ». Il s’agit de déconstruire le langage maternel, comme chez Wolfson, le schizophrène américain qui traduit sa langue maternelle en un mélange monstrueux de quatre langues (Wolfson, Le Schizo et les langues). La dichotomie entre signifiant et signifié est particulièrement inappropriée dans ce langage qui remotive le signifiant.
D’autres dichotomies sont remises en cause par le procès linguistique du schizophrène : il en est ainsi des oppositions locuteur/allocutaire, parole/écriture, énonciation/énoncé, propre/figuré, originaire/dérivé, sujet/objet, actif/passif, etc. Et les observations de Luce Irigaray l’amènent à un questionnement sur le fonctionnement de la langue elle-même et ses conventions normatives. Le schizophrène remet en cause la langue maternelle. « Schizophrène serait celui qui n’a pu, ou pas voulu, entrer dans le jeu, qui en rappelle les dessous, les préalables ou le solde, l’envers, la méconnaissance, et son prix. Le schizophrène ferait signe d’un ou vers un en-deçà ou au-delà des signes. »
Dans son article intitulé « Schizophrénie et schizo-analyse », Henri Dumey (in Dictionnaire de la Psychanalyse, Encyclopedia Universalis) considère le désir comme une énergie libre, d’une force effrayante, que l’on refoule pour se socialiser, ce qui n’est pas le cas du schizophrène. La machine sociale écrase le désir, ce à quoi la schizoïdie s’oppose par un processus de singularisation qui se manifeste par un repliement réparateur, un délire d’effondrement et un épanouissement du désir. Dumey rappelle que selon Nietzsche, l’individu est supérieur à la société et peut s’affirmer par une créativité féconde et une solitude de défi. Mais ce peut être un chemin solitaire et douloureux, voire dangereux.
La schizophrénie est une « descente aux enfers » selon l’expression de Gisela Pankow qui attribue cette maladie à l’incapacité des parents à « renoncer à leur attachement infantile pour leurs propres parents » et à l’incapacité de la mère à reconnaître son enfant « comme un être séparé d’elle-même » (1981, p. 132-133). Et la schizoïdie est un terrain y prédisposant ou une schizophrénie latente non dépourvue de souffrance : l’individu qui ne fonctionne pas comme tout le monde connaît l’angoisse de la solitude, sans compter le manque de familiarité avec le réel qui nuit à l’harmonie de la vie. Mais il peut trouver une consolation dans le domaine artistique.
A propos de l’ouvrage de Karl Jaspers , Strindberg et Van Gogh, Hoelderlin et Swedenborg , dont la première édition date de 1922, selon lequel la schizophrénie est créatrice, Minkowski proteste en précisant que la maladie ne crée pas, mais provoque des expériences inédites de détresse. (Il conteste la schizophrénie de Van Gogh, mais à cette époque on tendait à regrouper toutes les psychoses sous ce nom.) Là où Jaspers parle de « profondeurs métaphysiques », Minkowski voit une authenticité indéniable due au fait que le malade se sent au bord d’un abîme et perd le contact avec la vie courante qui pourrait venir le détourner de son expérience assimilable à un calvaire. Jaspers reconnaît d’ailleurs que la productivité de Strindberg s’estompe pendant les poussées de la maladie. Cependant il semble bien exister un lien –non univoque- entre schizophrénie latente et création. La schizophrénie est-elle « la ou l’une des causes de la création artistique… n’y a-t-il pas quelque raison de voir en elle un agent spécifique de la création artistique ? » (Jaspers, op. cit.)
Voici la réaction de Minkowski aux propos de Jaspers :
« La naissance du génie est, à tous les points de vue, bien plus proche du déséquilibre, de l’insuffisance, que d’un état d’équilibre dans l’univers. Cela évidemment n’équivaut nullement à un rapprochement, sur le plan empirique, du génie et de l’aliéné. Là où naît le génie cesse l’aliénation mentale, sans pour cela que l’élan créateur ne trouve les conditions propices à sa réalisation là où dans la vie courante et d’un tout autre point de vue nous parlons parfois de troubles mentaux. » (2002, p. 78)
Cette phrase est assez caractéristique de la réflexion psychiatrique. Le génie, à valeur extrêmement positive, reconnue et admirée, ne peut être qualifié d’aliéné mental, psychotique, schizophrène. Ce serait une sorte d’injure malséante étant donné l’apport enrichissant pour la société. Moravia pouvait se permettre de se dire schizophrène parce que son statut d’écrivain reconnu lui assurait la notoriété. Il affirmait que son niveau culturel et intellectuel était supérieur à celui des psychanalystes et qu’il ne pouvait donc se confier à eux (in Le Roi est nu).
Un passage encore plus révélateur de Minkowski (p. 209 in La Schizophrénie) concerne Archimède qui, plongé dans ses réflexions lors du sac de Syracuse, s’est laissé trancher la tête. Cela correspond exactement au comportement rêveur inadapté à la réalité du schizophrène qu’il vient de décrire, mais il l’interprète de la manière suivante : « Nous comprenons l’échelle de valeurs qu’établit le rêveur-créateur, et qui le fait s’absorber pour longtemps en lui-même. Un sentiment de piété nous empêchera, pour cette raison, de le qualifier de schizoïde. ». La valeur de créativité reconnue, artistique ou scientifique, est présentée comme incompatible avec la schizoïdie, ce qui revient à nier les aspects positifs de celle-ci. Minkowski, malgré ses indéniables qualités humaines, considère cette tendance constitutionnelle comme honteuse, quoi qu’il s’en défende.
La perte de l’unité intérieure empêche le schizophrène de s’organiser en vue d’une idée directrice. Il ressemble ainsi à un « orchestre sans chef » selon l’expression de Kraepelin ou à « un livre privé de reliure » selon Anglade. Par conséquent, la composition d’un recueil de poèmes ou d’une œuvre littéraire, qui nécessite un axe organisateur, lui est impossible, pensent-ils. Mais alors, qu’en est-il de Moravia, Hoelderlin et Swedenborg ?
Freud considérait que la différence entre le génie et la maladie mentale résidait dans la reconnaissance sociale, sans différence psychique qualitative. Philippe Brenot (1997, p. 98) y voit la réussite ou l’échec d’une immense ambition délirante. Quoi qu’il en soit, la schizophrénie, par l’incapacité et/ou le refus de prendre en compte le réel, offre une possibilité accrue de rêve et de réflexion tout en mettant l’individu dans une situation angoissante de comportement inadéquat qui risque d’accentuer son isolement et sa solitude et par là même son inadaptation. L’éloignement du monde peut se révéler bénéfique provisoirement, mais cultivé sans limite, il deviendrait dangereux.
Bleuler disait ceci dans un Congrès médical de 1926 : « si la schizoïdie atteint un degré maladif, sans qu’un processus schizophrénique se soit manifesté, nous parlerons de schizopathie. Si le processus cérébral s’y ajoute, soit sous une forme grave, soit sous une forme légère, nous avons la schizophrénie.(…) Il n’y a naturellement pas de limites distinctes entre ces différents degrés de particularités ou de bizarreries schizoïdes, et la transition de l’un à l’autre, n’est qu’affaire de nuance. » (in La Schizophrénie en débat, p 16-17). Il y a donc des degrés dans la schizophrénie, la schizoïdie excessive reçoit souvent la dénomination de « schizophrénie » et cette étiquette défavorable risque de nuire considérablement au sujet déjà fragile.
L’opposition syntonie vs schizoïdie de Bleuler vulgarisée par Minkowski repose sur le désir ambivalent de fusion vs séparation de Hermann : il s’agit de se fondre dans l’ambiance ou de s’en écarter pour s’en préserver. Hermann précise les conséquences d’une relation duelle qui se passe mal : l’agrippement et l’angoisse de séparation sont d’autant plus forts que l’enfant n’a pu satisfaire son instinct d’agrippement. Il va combler son abîme affectif en s’attachant trop, de manière exclusive, à une seule personne (qui risque de l’exploiter) ou bien il peut manifester la réaction inverse de se cacher et de migrer. En fait, cela correspond bien à la description du schizophrène par les psychanalystes : son attachement excessif proche de l’adoration ne trouve pas de réciprocité, mais provoque la manipulation abusive ou le rejet ; il passe alors d’une phase d’ hypersensibilité à l’indifférence défensive. C’est aussi un « cramponneur inhibé » (Hermann, 1943 ; 1972 p. 19) qui évite le contact et peut fuir continuellement vers des voyages lointains.

b) la frustration orale
Hadju-Gimes (1940), cité par Roheim dans Magie et Schizophrénie (p. 141-142), attribue la schizophrénie à un traumatisme oral dû à la privation de nourriture « en partie en raison d’une lactation insuffisante de la mère, en partie à cause de la cruauté de cette dernière et de son manque d’amour. ». Dans quatre cas observés, le milieu parental était constitué d’une mère froide, rigide, sadiquement agressive, et d’un père faible et passif. L’enfant victime de frustration prolongée ou répétée devient sujet à des hallucinations compensatoires ; la frustration le conduit à redouter toute tension et manquer de confiance en sa capacité à les dominer.
Roheim lui-même décrit le cas d’un malade schizophrène qui se plaint d’avoir manqué trop longtemps de nourriture (ibidem p. 213). Selon lui, « [l]e concept d’unité duelle élucide la scission dans la personnalité, l’identification avec les autres et la prédominance de la magie dans les fantasmes schizophréniques. » (p. 143). Ces fantasmes sont de quatre types selon Roheim :
1) croyance en la puissance magique de faire surgir ou de récupérer des objets, d’influencer les gens, cette puissance magique émanant du sujet même ;
2) croyance en l’assujettissement à des influences magiques de l’extérieur, ces influences opérant généralement par l’intermédiaire de la bouche.
3) forte tendance à s’identifier avec d’autres personnes ou avec des objets de l’environnement.
4) croyance du malade qu’il est en réalité « deux personnes » imparfaitement réunies.
Roheim considère que ces deux personnes en une sont la mère et l’enfant, ce qui expliquerait le nom de la maladie.
La privation du lait maternel apparaît donc comme une cause possible de la schizophrénie. D’autres traumatismes viennent ensuite l’accentuer, car les éléments incestueux sont fréquents dans l’histoire personnelle du schizophrène (Racamier, 1980, p. 133). Il y est souvent question de viol, d’abandon et de tentative de meurtre, comme en témoignent les discours des malades. Hadju-Gimes et Roheim ne sont pas les seuls à évoquer la possibilité du risque vital vécu comme un choc traumatisant. Sandor Ferenczi, disciple de Freud analysé par lui, ayant subi lui-même un grave traumatisme pendant l’enfance, écrit à propos d’un cas de schizophrénie (Journal clinique 1932 ; 1985 p. 52) : l’énormité de la souffrance et de la détresse, l’absence d’espoir de toute aide extérieure, poussent vers la mort. Après la perte ou l’abandon de la pensée consciente, les instincts vitaux organisateurs (qu’il appelle « orpha ») s’éveillent, apportant la folie au lieu de la mort. Et cette intelligence vitale conduit à l’obéissance outrée par angoisse de tuer ou d’être tué, mort de faim ( p. 173-174). Selon lui, le schizophrène décrit est disloqué en trois fragments (p. 52-53):
la souffrance inconsciente, affect refoulé pur.
un être singulier, « orpha », qui joue le rôle d’un ange gardien ; il suscite des hallucinations d’accomplissement et de vœux, des fantasmes de consolation. Il anesthésie la conscience et la sensibilité contre des sensations qui deviennent intolérables. Cette partie maternelle ne peut agir autrement qu’en faisant gicler toute vie psychique hors du corps, souffrant de manière inhumaine.
un corps sans âme regardant la mutilation comme quelque chose qui est arrivé à quelqu’un d’autre.
Ferenczi revient ultérieurement (ibidem p. 269) sur le fait qu’une enfant qui n’est pas nourrie perd la motilité et l’envie de vivre. Le rapport entre érotisme oral et dépression, établi par Karl Abraham, peut aller jusqu’à l’introjection d’ordre cannibalique qui vise à détruire l’objet d'amour : « A partir de là l’ambivalence règne sur la relation du moi à l’objet. » (1924 ; 2000 p. 192).
Pour Mélanie Klein, le manque du bon objet est vécu comme une attaque par les mauvais objets. Le nourrisson est rongé par sa faim. La frustration est vécue comme une persécution (Segal, 1979, p. 110-111). L’agressivité cannibalique se mue alors en sentiment de culpabilité qui conduit à l’identification projective pour se débarrasser des mauvaises parties du moi et mettre à l’abri les bonnes parties ; mais cela conduit à un appauvrissement psychique et à un assujettissement insupportable, avec idéalisation de l’objet et dévalorisation de soi, d’où la haine et le rejet de l’objet d’abord idéalisé. Mélanie Klein distingue la jalousie de l’envie, mais considère que la jalousie pathologique peut masquer l’envie destructrice, l’envie démesurée pour la mère, issue de la frustration orale. La petite fille frustrée risque de s’attacher au pénis du père à la place du sein haï de la mère ; elle recherche alors le père non pour lui-même, mais comme attribut de la mère. Cela peut la conduire ultérieurement à rechercher un homme déjà attaché à une femme (ibidem p. 136)
Ce drame de la faim inassouvie dans la petite enfance perturbe évidemment au plus haut point la relation duelle. Hermann constate (op. cit. p. 67) que si une fille jeûne et ne s’accorde que quelques bouchées, elle arrive à maintenir le jeûne ensuite ; mais si elle s’abandonne à son instinct, elle n’a plus aucune maîtrise de la dévoration. Tentons d’appliquer cela au bébé abusivement assoiffé : il va contenir et renier son désir toujours insatisfait, jusqu’à ne plus éprouver aucun désir, ou bien il va s’adonner à une soif de dévoration, un désir d’absolu qui peut se développer dans le domaine amoureux, artistique ou mystique. Bien évidemment, il est hors de question d’envisager une relation univoque entre la schizophrénie et l’art ou le mysticisme. Simplement, ce sont des voies où peut conduire un désir d’absolu exacerbé. Par ailleurs, la souffrance est telle dans la privation de nourriture du petit enfant qu’elle peut le conduire à éviter les contacts humains, ressentis comme dangereux. Enfin, cette douleur affolante du bébé privé d’affection et de nourriture conduit, selon Ferenczi (op. cit. p. 271) à la « haine inexprimée » assortie d’un sentiment de culpabilité qui incite à la renverser en bonté exagérée.
Certaines personnes, mal aimées dans leur enfance, peuvent se montrer serviables et dociles dans l’espoir de se faire aimer, en compensation affective, ce qui est généralement voué à l’échec parce qu’elles sont simplement exploitées. Mais le schizophrène se sent menacé de mort s’il ne satisfait pas le désir d’autrui : il le fait de peur d’être tué, comme il a failli l’être faute de nourriture. Il ne s’agit plus de manger, mais de ne pas être mangé. Par ailleurs, les observations de Spitz (nous y reviendrons à propos de la négation et la pensée p. 92-95&167-169) montrent que les bébés privés de leur mère meurent souvent d’ « hospitalisme » (1945, The Psychoanalystic Study of the Child), c’est-à-dire de carence affective due à la séparation brutale d’avec leur mère lors de leur hospitalisation, ou ne peuvent pas se développer normalement. Né à Vienne dans une famille juive, René Spitz grandit en Hongrie. Il devient médecin à Budapest en 1910. Son intérêt pour la psychanalyse, et les encouragements du psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi, le conduisent à suivre une analyse didactique avec Sigmund Freud dans les années qui suivent.
L’enfant privé d’une relation satisfaisante avec sa mère risque donc la mort. Cependant, quand la catastrophe n’est pas totale, une relation duelle perturbée peut conduire au retrait d’investissement ou au contraire au désir outré qui conduit à la recherche d’absolu. Et le schizophrène semble alterner ces deux phases entre les pôles opposés d’hypersensibilité et d’indifférence. Encore cette indifférence n’est-elle pas une absence d’affect, mais bien plutôt un effort désespéré pour se mettre en retrait d’émotions trop vives, un refus des relations perçues comme dangereuses et/ou douloureuses. Il semble indifférent, mais peut-être son refus de communiquer tient-il au fait que ses cris inentendus l’ont conduit à se persuader de la vanité de tout essai de communication.
Spitz (1957, p. 53) signale que même des savants dont le cadre de référence ne tient pas compte de la théorie psychanalytique, comme Latif I. (1934) ou Lewis M.M. (1936) , ont souligné qu’ « il est inévitable que tout ce qu’exprime l’enfant en relation avec la nourriture soit modelé par les mouvements de la nutrition ; lorsque nous discutons la nature du langage, nous ne pouvons pas échapper au fait que les organes de l’expression verbale sont également les organes de la succion. ». (Latif « The Physiological Basis of Linguistic Development and of the Ontogeny of Meaning » I II III, Psychol. Rev. XLI ; Lewis « Infant Speech », Londres, Kegan Paul). Il n’est donc pas étonnant que nos malades schizophrènes mal nourris dans la toute petite enfance manifestent des anomalies linguistiques.

c) Le comportement linguistique
Quoiqu’il en soit, si la présence de la mère n’a rien de sécurisant ou si son absence se prolonge trop longtemps, l’enfant ne peut remédier à son absence par des représentations verbales. On pourrait penser qu’il reste en proie aux hallucinations et prend les mots pour des choses. Mais comme l’explique Hanna Segal dans Notes sur la formation du symbole (1957, trad. 1970, glosée par Anzieu, 2003 p. 15), la formation du symbole est une activité du moi qui cherche à intégrer les angoisses primaires de crainte des mauvais objets aussi bien que le désir de fusion à l’objet idéal. Dans la position paranoïde-schizoïde, où l’absence et la totalité de l’objet sont niées par le clivage, des parties du Soi et des objets internes sont toutefois projetés, déplacés, sur des objets du monde extérieur auxquels ils sont narcissiquement identifiés, constituant des points d’ancrage pour la formation du symbole. Ces premiers symboles ne sont pas reconnus comme tels par le tout-petit, qui n’est pas encore un sujet ; ils sont confondus avec les objets qu’ils sont censés représenter : ce sont des équations symboliques. Celles-ci sont à la base de la pensée concrète du schizophrène : Hanna Segal donne l’exemple d’un ancien violoniste qui refusait de jouer en public : « Vous ne voulez quand même pas, Docteur, que je me masturbe devant eux ? » Pour lui, jouer du violon n’est pas un équivalent, mais un acte masturbatoire.
Proche de ce point de vue, l’analyse de Wilfred R. Bion reproduite dans l’ouvrage d’Anzieu (2003, p. 188-205) concerne « le langage et le schizophrène » et date de 1955. Il s’appuie sur un passage de Freud dans son article de 1911 intitulé « Formulations concernant les deux principes du fonctionnement psychique » rappelant que l’on passe de l’opposition plaisir/ douleur à la conscience de l’opposition vrai/faux : « l’importance grandissante de la réalité externe augmente aussi l’investissement des organes sensoriels dirigés vers ce monde extérieur, et de l’état de conscience qui s’y rattache ; la conscience apprend alors à comprendre les qualités sensitives en plus des qualités de plaisir et de douleur qui l’intéressaient seules jusqu’alors ». Bion affirme que le principe de réalité ne s’acquiert pas chez le psychotique, et plus particulièrement chez le schizophrène, qui en reste à fuir la douleur, même si cela doit l’empêcher de trouver le plaisir. Le malade attaque ses organes sensoriels et la conscience qui s’y rattache parce que la réalité lui est insupportable. Il ne peut atteindre l’étape du principe de réalité et cet échec se situe au moment que Mélanie Klein décrit comme développement de la position dépressive. Pour échapper à la dépression qui serait trop intense, il perd le contact avec la réalité interne et externe.
D’après les observations de Hadju-Gimes concernant la privation de nourriture, il est compréhensible que l’enfant privé de plaisir buccal (le babillage avec la mère risque d’être également compromis dans ce type de situation) ne puisse affronter la réalité ni s’approprier correctement la parole qui passe par la bouche, qu’il établisse des « murailles sonores », selon l’expression de Gori, pour se protéger de son environnement et qu’il utilise des « fantasmes de toute-puissance » compensatoires (Roheim 1969 ; 1986 p. 237).
Bion considère que le schizophrène opère des « attaques destructrices » contre les éléments de son Moi qui ont pour fonction d’établir le contact avec la réalité. Ces éléments sont, selon Freud, l’attention , la « notation » qui fait partie de la mémoire, la « prise impartiale de jugement », l’action et l’évitement de l’action par la pensée. Bion ajoute que la pensée verbale est « la caractéristique essentielle de ces cinq fonctions du Moi » (1955 ; Anzieu 2003 p. 189-190). Il observe chez ses patients schizophrènes que leur langage est employé « de trois manières : comme mode d’action, comme méthode de communication, comme mode de pensée. ». C’est probablement ce que chacun fait (il est courant de chercher à agir sur le destinataire par la fonction conative du langage), mais le schizophrène va choisir l’action ou la pensée de manière inappropriée. Par exemple, il avance vers un piano pour comprendre pourquoi quelqu’un en joue au lieu de poser la question ; ou bien, s’il doit se déplacer, il utilise la pensée omnipotente comme moyen de transport (ibidem p. 193). C’est donc l’efficacité du choix entre action et pensée qui pose problème.
Bion attribue à un malade l’intention de cliver son psychanalyste parce qu’il parle d’une voix somnolente comme pour l’endormir tout en stimulant sa curiosité (ibidem p. 194). En fait, l’observation de la voix monocorde des schizophrènes est établie de manière si unanime par leurs thérapeutes qu’il s’agit plus probablement d’une incapacité à s’exprimer par l’intonation que d’une volonté de cliver l’analyste. C’est leur inhibition qui les empêche d’exprimer leurs émotions. Mais le résultat est un contre-transfert négatif. Bion rappelle que le langage courant nécessite la synthèse de nombreux éléments, dont la prise en compte de la culture et la personnalité du destinataire, avec utilisation de l’intonation et la prononciation appropriée. C’est cela qui fait défaut chez le schizophrène. Et le langage peut être si maltraité qu’il devient difficile d’en comprendre le sens. « L’importance des processus de clivage chez le schizophrène lui rend difficile de pouvoir se servir des symboles » car la capacité de symboliser nécessite d’ « appréhender les objets totaux ». (p. 194-195) Et l’émergence du langage est associée à la « position dépressive » comme l’a montré Mélanie Klein. La pensée verbale affûte la prise de conscience des états psychiques et du même coup celle des « persécuteurs internes ». On peut supposer que parmi ces persécuteurs internes se trouve le désir de mort parental intériorisé. La position dépressive est ressentie comme si catastrophique que le patient ressent de la « terreur » en utilisant la langue, en cherchant à se comprendre et en progressant : à chaque intégration, en passant du clivage multiple au clivage en quatre parties , puis deux. L’angoisse est telle qu’il tend à revenir à un état totalement désintégré (Bion, 1955 ; Anzieu 2003 p. 200-201).
Bion observe que les progrès de capacité verbale vont de pair avec la dépression. Il évoque un patient en perpétuelle rébellion contre la dépression à laquelle il s’accrochait pourtant de peur de devenir « schizophrène catatonique ». Il passait souvent de la dépression à la schizophrénie et vice-versa, en liaison avec « l’intégration et la désintégration de la pensée verbale » (ibidem p. 202-203). Enfin, il évoque l’absence d’humour du schizophrène (ibidem p. 204) et rejoint en cela bon nombre de psychanalystes qui observent sa manière systématique de prendre les mots au pied de la lettre. Cela peut s’expliquer partiellement par les moqueries subies en raison d’un comportement inadapté à la vie, mais aussi par sa difficulté à démêler le vrai du faux. Cette absence de recul ne lui facilite pas non plus la communication.
Anzieu glose Bion (2003, p. 16) en ces termes : la fonction alpha du langage qui permet la symbolisation et la pensée requiert « la constitution du Soi contenant, apte à penser le non-sein, lequel est le degré zéro du symbole, c’est-à-dire apte à se représenter l’absence du sein nourricier et protecteur sans en être détruit. A l’inverse, la fonction bêta, spécifique de la position paranoïde, projette en les éparpillant des morceaux du Soi et des objets internes dans des objets ou des morceaux d’objet » externes. Le schizophrène oscillerait entre un traitement des mots comme soi-objets bizarres et un emploi correct du code linguistique. Anzieu apparente ce stade des mots-objets aux équations symboliques de Segal.
Mais revenons sur la peur des moqueries censée empêcher le recul de l’humour chez le schizophrène. Elle s’éclaire par un développement intéressant de Hermann à propos de la honte (op. cit. p. 155-169). D’abord les plaisanteries sont ressenties comme des menaces parce que l’enfant se crée plus facilement des illusions. Distance entre réalité et plaisanterie sont donc plus ténues (ibidem p. 162). Or il en est de même chez le schizophrène, qui éprouve quelque difficulté à distinguer réel et imaginaire. En outre, le cramponnement du schizophrène par l’angoisse, qui s’adresse aux autres et plus particulièrement à la mère, s’accompagne du détachement pour s’en protéger. Par suite, le recul par rapport au nouvel objet dont il se méfie prend le dessus (ibidem p. 155). Le bruit l’effraie et sa peur peut s’étendre à la parole (ibidem p. 160).
On peut susciter la honte par le dressage, la provoquer par des regards furieux ou méprisants. L’angoisse devant des regards foudroyants assortis d’une exigence d’obéissance absolue amène la stupéfaction. Il y a des menaces d’anéantissement total qui se traduisent dans le psychisme enfantin par la peur d’être dévoré (ibidem p. 165). Alors que l’angoisse incite au cramponnement par blotissement, la honte inhibe. Elle détruit le désir de cramponnement et de relations humaines (ibidem p. 166). Un passage de l’ouvrage de Hermann semble correspondre tout à fait au comportement du schizophrène, à la fois par le sentiment de moi évanescent, l’inhibition et l’asthénie :
« Le sentiment de la honte n’est pas sans rapport avec l’évanouissement. Le honteux se sent abandonné par ses forces, il s’effondre, il sent le sol se dérober sous ses pieds, il baisse la tête et les yeux, cherche à se retirer, à se cacher, à se soustraire à la vue d’autrui : Gerson parle à ce propos de l’inhibition de l’amour-propre, Hirschfeld-Götz d’une sensation d’asthénie ; déjà Descartes et Spinoza avaient vu dans la honte un phénomène apparenté au deuil, à la faiblesse et à l’inhibition. Se trouvent inhibés les processus intellectuels et la volonté qui cherchent à agir sur le monde extérieur. Quand on a honte, on voudrait dire « je ne veux rien, je ne peux rien ». La différence entre honte et angoisse se manifeste clairement dans les yeux : ceux de l’angoissé cherchent ; une description d’un orang-outang parle de la perte d’équilibre visuel en cas de frayeur, chacun des deux yeux regardent dans des directions différentes. Celui qui a honte a les yeux fixés au sol. » (ibidem p. 166).
Les propos de Hermann visaient à démontrer l’existence de l’instinct filial ou instinct d’agrippement même quand il ne se manifeste pas : « En cherchant les origines d’un tel état d’inhibition, nous découvrons obligatoirement quelque événement générateur d’effroi dû au comportement intimidant de l’éducateur. C’est cette frayeur qui provoque chez le honteux l’état d’immobilité et d’inhibition, décrit entre autres par Rajka. Pour Rajka, immobilité et cramponnement sont deux états coordonnés, mais chez le honteux, il n’y a pas de volonté de se cramponner, on veut se cacher, on veut rester seul. Ainsi, l’absence de la tendance au cramponnement n’est pas une conséquence naturelle, mais une des phases particulières de l’immobilisation provoquée par la frayeur. » (ibidem p. 166). La honte est donc un « affect commandé » qui transforme le sujet en chose par l’humiliation. On lui enlève toute dignité humaine en faisant de lui un objet toujours disponible. Il devient un esclave immobile et inhibé (ibidem p. 167). La honte est une sorte d’ « angoisse sociale » issue de la famille et qui conduit à vouloir se séparer du groupe (ibidem p. 168).
La manifestation excessive de l’instinct de cramponnement s’accompagne généralement d’un excès de la tendance opposée : séparation et détachement. La tendance au détachement est une formation réactionnelle, une défense contre l’instinct de cramponnement et elle va de pair avec la répétition d’un traumatisme subi. Quelques formes régressives apparaissent sans gravité dans le fait de se ronger les ongles ou s’arracher les croûtes (ibidem p. 115). Ces actes d’arrachement violent correspondent à une tendance du moi –décelée par Freud et Ferenczi- à revivre la séparation, cette fois de façon non traumatique et subie mais volontaire et maîtrisée (ibidem p. 116). D’après cette analyse, on peut supposer que le développement d’un langage à part du schizophrène constitue une forme de séparation outrée, provoquée par la honte et constituant une forme de défense par rapport aux humiliations subies de manière répétitive. En outre, il est probable que le fait d’être sans cesse disqualifié pendant l’enfance mène au mensonge et à la pratique exacerbée de l’antiphrase : si l’on a systématiquement tort, il devient prudent de mentir et même de dire l’inverse de la vérité.
Hermann montre aussi que l’angoisse de mort correspond à l’isolement par rapport à la mère ou à la menace de castration et la peur du père en colère (ibidem p. 158). Il semble que cette angoisse de mort provienne d’une menace parentale et que le désir de mort des parents sur l’enfant s’intériorise ensuite dans le Surmoi si bien que l’angoisse perdure.
L’objet d’angoisse initial trouve ses substituts dans la conscience. Une autre sorte de substitut ne vise pas l’objet anxiogène ou la personne redoutée, mais le proche parent souhaité comme protecteur, c’est-à-dire, originellement, la mère. Après la division du psychisme, homogène à l’origine, en « moi » et « ça », ce dernier, en tant que partie forte, se supplée à la mère. Ce n’est plus à la mère que notre moi donnera le signal d’angoisse mais à son suppléant intérieur, le « ça ». Le sentiment d’angoisse va s’aggraver : le moi abdique et n’aspire plus qu’au rétablissement de l’union intérieure originelle, sur le modèle de l’ancienne dualité mère-enfant (ibidem p. 157). Cela expliquerait que le schizophrène, dans le but de remédier à son sentiment d’inexistence dû à un moi ressenti comme labile, se détourne des relations humaines pour se préoccuper de cette partie de lui-même dont les pulsions le rassurent en ce qui concerne la réalité de son être. A l’écoute du « ça », il guette les bribes de désir émanant de son psychisme agonisant et s’y conforme.
Une fois séparé de ça, le moi s’y raccroche en cas de danger, le « ça » apparaissant comme le dépositaire de la mère extérieure. Or, en cas de tourbillon instinctuel, le « ça » se débarrasse du « moi » et c’est dans le psychisme intérieur de l’enfant que se manifeste la signification de traumatisme, capitale déjà en tant que danger extérieur. Autrement dit, après la différenciation du psychisme, la distinction entre extérieur et intérieur ne coïncide plus avec celle entre extra-corporel et intra-corporel. Pour notre moi, le ça, dès qu’il accentue son indépendance, devient monde extérieur, mauvaise mère, voulant se débarrasser du moi-enfant qui se cramponne à lui (ibidem p. 162-163).
Revenons au langage particulier du schizophrène, qui pratique volontiers des néologismes. Roheim (1969, p. 246-247) relie les néologismes de son malade au traumatisme oral subi et montre que ce lien apparaît fréquemment dans les ouvrages littéraires de Lewis Caroll. Dans l’introduction au poème « La Chasse au snark » (1876, The Hunting of the Snark ), l’auteur s’explique sur les mots difficiles qui se rencontrent dans le poème : « Ainsi prenez les deux mots « fumant » et « furieux »… si vos pensées inclinent si peu que ce soit du côté de « fumant », vous direz « fumant furieux » ; si elles inclinent ne fût-ce que de l’épaisseur d’un cheveu du côté de « furieux », vous direz « furieux fumant » ; mais si vous avez ce don des plus rares, un esprit parfaitement équilibré, vous direz « fumieux ». » En fait il s’agit de mots-valises manifestement fondés sur l’ambivalence et ils apparaissent de manière privilégiée avec l’évocation d’une privation de nourriture. Le malade de Roheim, qui avait souffert de privations de nourriture, jonglait avec les mots et créait des néologismes, comme dans tous les cas de schizophrénie observés et décrits. « Cette fonction orale étant réellement essentielle pour l’enfant du point de vue de son contact avec sa réalité et de sa survie, nous avons cru pouvoir faire état d’un fondement oral du moi. » (Roheim, ibidem p. 266)
Le schizophrène pratique l’emploi de néologismes sans s’en expliquer le moins du monde, en les incluant dans son discours comme si de rien n’était. Cependant puisqu’il les prononce, on peut supposer qu’il ne cherche pas seulement à jouer tout seul, mais qu’il cherche à séduire ou à se faire entendre tout en rendant la chose difficile à son interlocuteur. Cherche-t-il à tester sa faculté de compréhension ? Essaie-t-il de vérifier que, pour une fois, on l’écoute ? C’est ce qui ressort des discours de schizophrènes rapportés par leurs psychothérapeutes : lorsqu’ils ont exprimé leur souffrance, ils pratiquent une distorsion du langage accentuée, comme pour s’assurer d’avoir été entendus. Quoi qu’il en soit, le schizophrène veut et ne veut pas être compris. Il se sépare du code commun, ce qui est encore une forme de scission, comme les ellipses et la suppression des fins de phrases.
Roheim établit ainsi un lien entre l’oralité, le temps et le langage chez Lewis Caroll : « L’histoire toute entière d’Alice au pays des merveilles repose sur les problèmes du temps et de l’oralité. Le Lapin tire une montre de la poche de son gilet et craint d’être en retard. Quand Alice plonge dans le terrier, la première chose qu’elle aperçoit c’est un pot sur lequel sont écrits les mots : « Marmelade d’orange » , mais à son grand regret il est vide (traumatisme oral). Elle n’ose pas le laisser tomber de crainte de tuer quelqu’un au sol (agression). Puis elle espère qu’on n’oubliera pas chez elle de donner à Dinah (son chat) sa soucoupe de lait à l’heure du thé ; ensuite elle se demande rêveusement « Est-ce que les chats mangent les chauve-souris ? » et quelquefois « Est-ce que les chauve-souris mangent les chats ? » (p. 247). On peut remarquer une inversion entre sujet et complément dans les propos d’Alice. Comme elle s’identifie au chat, il s’agit pour elle de manger ou d’être mangée.
Roheim remarque dans « La Chasse au Snark » l’oubli de son propre nom, l’angoisse de disparition, les difficultés de communication orale, qu’il met en rapport avec les angoisses de son malade : « A notre avis, le malade réagit à son traumatisme oral en s’identifiant au sein –source de vie- qui disparaît. Si le sein disparaît, il disparaît, lui aussi. » (p. 247). On peut ajouter à cela le sentiment de honte analysé par Hermann, qui conduit à l’évanouissement. Racamier parle d’un « regard de la disqualification », ce regard maternel hostile qui mortifie la vie psychique (1980, p. 30). Par compensation, le schizophrène pratique la « pensée magique », c’est-à-dire que dans un fantasme de toute-puissance, il imagine agir sur le réel. Roheim rapporte ces propos de son malade pour montrer que la magie (ou la schizophrénie) est « fondée sur la fixation sur l’objet intériorisé » :
« Une fois, quand ma mère est venue me voir avec ses deux sœurs, j’avais trois pommes. Je me demande encore si les trois pommes que j’avais mangées pouvaient comprendre ou savoir ce que je m’efforçais de dire aux autres personnes.
J’espère que ma mère viendra et me ramènera à la maison. J’essaye de toutes mes forces que les choses deviennent vraies. Dans mes rêves et dans mes histoires, je veux dire. Parce qu’alors, je pourrais retourner chez moi. » (p. 239).
Cette pensée magique prend donc son origine dans la petite enfance. Elle s’accentue probablement par des expériences interprétées à travers le même fantasme de toute-puissance. Par exemple le contre-transfert négatif, constaté par Minkowski, Racamier et quelques autres psychanalystes, peut persuader le malade que décidément il est rejeté par autrui ou bien que son regard a le pouvoir d’anéantir autrui. Lorsque son regard vide un wagon, selon l’observation de Racamier, on peut penser qu’il effraie, mais lui peut s’imaginer que son désir d’isolement opère une forme de magie et que son vœu muet de rester seul est efficace. Reproduit-il le regard de disqualification qu’il a subi ? C’est d’une efficacité inouïe.
Mais c’est surtout à sa propre inanité que travaille l’omnipotence du schizophrène. « Le moi schzophrénique se dessine alors comme une très puissante machine à faire le vide dans le moi, dépensant ainsi d’énormes quantités d’énergie, dont bien peu resteront disponibles pour des tâches à la fois plus modestes et plus rémunératives. » (Racamier, op. cit. p. 93). Cependant son omnipotence destructrice peut se révéler créatrice dans son fantasme de guérir autrui avec sollicitude, notamment son thérapeute, en se faisant mère nourricière ; il s’agit surtout de se régénérer lui-même (ibidem p. 94-96).
Pour Racamier, le trouble essentiel concerne le sentiment de familiarité avec le réel qui vient de « la façon dont la mère l’a regardé » (ibidem p. 54), regard médusant susceptible de couper l’appétit et qui conduit à traiter sur le même plan le réel et l’imaginaire. Les schizophrènes éprouvent le besoin de vérifier la réalité de leur environnement au réveil pour la distinguer de leur rêve. La confusion entre imaginaire et réalité peut avoir une autre origine que le regard disqualifiant, qui s’adjoint à la première en la renforçant : c’est un environnement de mensonge ou, pire, l’exigence du déni de réalité. Racamier compare l’univers du schizophrène à celui d’Antoedipe (ibidem p. 22) dont la mère « exigeait qu’aucune vérité, quelle qu’en soit la nature et la portée, ne fût jamais reconnue comme telle. ». Lorsque l’enfant sent ce qu’on lui cache, qu’il s’agisse du rejet parental, de la haine masquée sous couvert de tendresse, des secrets de famille tels que la bâtardise ou l’inceste, il en est réduit à des suppositions pour essayer d’appréhender la vérité. Comment pourrait-il alors faire la différence entre ce qu’il suppose être vrai et ce qu’il imagine ? Il attribue ce qu’il ressent et qui est vrai à des « folies » de sa part pour ne pas donner tort à son objet d’amour. Lorsque ses hypothèses s’avèrent justifiées et qu’il s’en rend compte, son vécu le convie à croire à ses fantasmes, qui lui semblent bien plus probables que l’apparence de réalité qui se présente. Il a pu deviner la vérité en opérant des déductions rapides (sans avoir le temps d’en prendre conscience) d’après telle inflexion de voix, telle nuance dans le regard ou telle expression faciale. Le fait est qu’il devine juste, probablement grâce à une vigilance exacerbée dans un univers ressenti comme dangereux.
L’investissement normal du réel passe par le miroir qu’est le regard maternel, « regard unitaire » de « médiation symbolique » (Racamier, ibidem p. 113). En outre l’idée du moi, issue de ce regard, permet d’aborder autrui sans crainte, en le considérant comme un être de la même espèce. Ce n’est pas le cas chez le schizophrène. Le contact humain l’effraie totalement (ibidem p. 114), ce qui le mène à un comportement paradoxal. Non seulement l’autre ne fonctionne pas comme lui, mais il lui apparaît comme un danger potentiel. « Le paradoxe central du schizophrène porte sur l’existence mutuelle de l’objet et de soi, voulant que chacun d’eux ne soit qu’en n’étant pas. » (ibidem p. 55). Le schizophrène vit en pleine paradoxalité parce qu’il vit à proximité de son Inconscient ambivalent, selon de nombreux psychanalystes. Racamier considère que c’est un rejet de l’ambivalence intolérable qui l’incite à rejeter son moi en même temps que son ambivalence. Il semble que l’ambivalence ne soit pas intégrée. De même que le sujet se noie dans la panique s’il ne peut intégrer la peur, il est en proie à l’ambivalence s’il ne peut l’admettre et agir, opérer un choix en renonçant à cumuler les deux possibilités ou sentiments antagonistes. La régression déstructurante ramènerait à l’indistinction entre soi et autrui, entre l’amour et l’agressivité (ibidem p. 61). Il s’agit d’éviter les conflits et l’ambivalence pour échapper à la dépression (ibidem p. 62). Et « leur absence à eux-mêmes est le prix dont ils paient le rejet de leur ambivalence », qui est « à la base du sentiment de soi » (ibidem p. 62). Quoi qu’il en soit, la forclusion et le déni de l’ambivalence n’empêchent pas celle-ci de se manifester dans le comportement et le langage paradoxaux, bien au contraire : ce qu’on s’efforce de se nier à soi-même revient d’autant plus fort.
Paradoxalement, le schizophrène ne saurait pas « couper », « séparer » les pôles opposés de l’ambivalence, malgré son appellation de « schizophrène » qui signifie « esprit coupé ». Cette ambivalence caractéristique de la psyché humaine le rigidifie dans une impossibilité de choix. Par exemple pour boutonner un vêtement, le malade hésite jusqu’à l’inertie entre commencer par le haut ou par le bas, ce qui l’ inhibe dans l’action. L’incapacité de choix le maintient dans cette ambivalence vitale qui devient létale si l’on s’y arrête. Le choix en lui-même ne doit pas occulter le besoin de mouvement actif qui suit une trajectoire du désir au-delà de l’alternative. C’est peut-être l’absence de refoulement psychotique qui l’empêche de masquer l’un des pôles pour progresser vers le but de son désir. La résolution du « ou…ou… » l’englue dans un « et…et… » qui caractérise la fusion bien plus que la séparation.
Le résultat linguistique est que le schizophrène s’exprime en employant beaucoup de paradoxes et d’antiphrases. Leur utilisation normale reste sporadique et se teinte d’humour. Le schizophrène en fait un mode d’expression systématique qui donne une apparence d’absurdité à ses discours. Dans un univers où le vrai et le faux s’équivalent, où les tendances opposées se résolvent par l’immobilisme, le mode d’expression reste ambivalent : le schizophrène ne voit aucune raison de prononcer une phrase plutôt que son inverse et même il se satisfait de pratiquer l’antiphrase qui traduit son incertitude permanente. Les paradoxes semblent contradictoires, mais révèlent sa vérité profonde puisqu’il vit en permanence dans ses contradictions intérieures, sur la crête invivable qui se situe entre deux versants opposés sans possibilité de choix. Ils représentent verbalement l’ambivalence psychique du schizophrène. Si l’on ajoute à cela la notion de « double bind » (double lien) de Bateson (1956) selon lequel le malade reçoit des ordres inconciliables impossibles à réaliser, on comprend qu’un tel environnement inhibe au lieu d’éduquer et conduise à la paradoxalité. Les ordres contradictoires visent d’ailleurs à mettre l’enfant en faute pour le plaisir de constater qu’il a toujours tort : il est accusé d’avoir tort d’exister, ce qui provoque les sensations de disparition existentielle. Et lui-même reproduira ces exigences impossibles à satisfaire dans une sorte de « nœud paradoxal » où « le moi de l’autre est étranglé » (Racamier, op. cit. p. 146)
En outre, les ellipses qui traduisent la scission de son psychisme participent à l’émission de paradoxes. Imaginons par exemple qu’il veuille dire « J’aime changer de route, mais je ne l’ai pas bien vue à cause du brouillard donc je vais reprendre la même. » Il est susceptible d’omettre les besoins de compréhension de son destinataire et d’effacer l’explication « mais je ne l’ai pas bien vue à cause du brouillard », ce qui donne la phrase paradoxale « J’aime changer de route donc je vais reprendre la même », qui manifeste une absence de logique dont il est innocent ou laisse supposer un masochisme inexistant.
Ou bien s’il écrit en négligeant de poster son courrier, ce qui manifeste un désir de communiquer entravé par le refus de communication, il peut dire que ses lettres font « poche restante », en s’appuyant sur l’expression « poste restante ». Et ses jeux de mots peuvent être amusants, mais il ne prévient pas des distorsions, qui laissent son interlocuteur interdit. Il procède à des cisaillements du langage tels que les décrit Michel Leiris dans Langage tangage : « (…) il y a lieu de compter parmi mes ressorts mentaux une ambivalence radicale envers les mots qui m’amena – et m’amènera probablement encore- tantôt à les démantibuler, les brouiller pour la joie de les brouiller et les mettre volontiers au ras du trottoir, tantôt - en des moments de chance singulière- à les investir d’un rayonnement d’oracles, procéder à ces bouleversements qui dans des cas extrêmes s’avèrent d’orientations si opposées revenant à traiter en idole à deux faces, l’une angélique et l’autre grimaçante, ce langage à la fois adoré et abhorré. » (p. 145-146). Mais à la différence du poète, le malade ne prévient pas qu’il s’agit d’un jeu parce qu’il vit constamment dans cet affrontement entre son style propre et le code commun. Ce jeu, qui pour lui devient la norme, affecte ses discours, ce qui aggrave ses difficultés de communication.
Le schizophrène vit ses relations avec autrui comme une menace dont il se protège en prenant ses distances notamment par des particularités de langage, mais quand il se laisse apprivoiser, il adore au lieu d’aimer, ou satisfait le désir d’autrui pour éviter la menace de mort qu’il imagine, si bien qu’il est souvent ridiculisé, exploité, « mangé », et que ses vains appels affectifs le conduisent à l’échec, ce qui renforce le sentiment de manipulation abusive et de rejet. Il s’isole et se mure, parfois jusqu’au mutisme absolu. Il supporte mal les variations à cause de son sentiment d’identité évanescent, si bien qu’il hésite à changer de vêtements et présente des attitudes stéréotypées. Cependant, dans le domaine de la langue, il se montre plus innovateur que tout autre, comme pour en contester les normes, avec acharnement.
Selon un article de Danon-Boileau (2006, p. 137-145), le passage du cri d’expression, de pure décharge émotionnelle, au cri communicatif opère un changement du signifiant : dans le premier cas, l’énergie occupe toutes les harmoniques de la voix, alors que dans le second, elle se concentre de manière canalisée. Cette forme de socialisation, qui va de pair avec l’espoir que peut avoir le sujet de s’adresser à une présence attentive, n’apparaît pas dans le discours d’un autiste analysé par René Diatkine : « une insuffisante socialisation de l’intonation des ratés et bafouillages du discours spontané donnait à l’auditeur une impression de parole désaffectée, alors qu’une analyse plus fine de la parole de ce patient montrait simplement que les marques expressives de l’émotion étaient présentes mais demeuraient insuffisamment organisées et réglées. Ce qui aurait dû être marque d’affect communicable demeurait marque d’émotion exprimée mais inaccessible à autrui. Dans la production de ce discours, la présence de l’autre n’exerçait donc pas la force de contrainte qui d’ordinaire s’oppose à l’écoulement direct de la pulsion dans le processus de verbalisation. Par là, il se trouvait privé d’un effet civilisateur nécessaire à l’établissement d’un discours où l’affect est transmis parce que régi par des lois de bonne forme. »
Il semble que le schizophrène ait perdu tout espoir d’être entendu et compris, si bien qu’il ne socialise pas son message : il ne fournit pas de repères énonciatifs à son destinataire et s’exprime d’une voix monocorde qui semble désaffectée parce que sa parole n’a pu se canaliser vers l’adaptation à autrui, même du point de vue sonore, faute d’une présence attentive et protectrice qui se serait adaptée à lui dans la petite enfance.
Le schizophrène ne veut pas donner prise à l’agression, qui risquait de lui être fatale dans sa petite enfance, si bien qu’il semble s’effacer, mais il fait en sorte de s’exprimer sans être compris : il refuse involontairement à son interlocuteur les repères dont on l’a privé, il évite les répétitions et brèves synthèses qui serviraient de jalons à la compréhension de ses discours : « la faille se situe dans leur manque de redondance et de prédicitibilité » (Bernoussi Amal & Haouzir Sadeq, 2007 p.87). Et comme il vit à proximité de son Inconscient, ce qu’il dit met en évidence son ambivalence, notamment sous forme de paradoxes, d’ellipses, de mots tronqués et de mots-valises. Mais de même que le clivage défensif, l’ambivalence n’est pas réservée aux schizophrènes : elle caractérise le psychisme et se reflète dans la langue, bien que ce fait soit mieux occulté dans le langage habituel. Le ne discordantiel en est un exemple flagrant, comme nous le verrons ultérieurement. La tératologie a toujours aidé à comprendre le fonctionnement normal. Les maladies mentales ne sont jamais que les caricatures du fonctionnement psychique habituel. L'hystérique s'exprime par des symptômes corporels, mais qui n'a jamais eu la migraine par suite d’une contrariété ? Toutes les maladies seraient d’ailleurs d’origine psychosomatique selon Groddeck : il s’agirait d’écarter le sentiment de culpabilité par l’autopunition (1923 ; 1973 p. 311). Quoi qu’il en soit, les « névroses ne possèdent pas de contenu psychique caractéristique, spécifique et exclusif » selon Freud ; et Ferenczi ajoute que « la différence se situe essentiellement sur le plan quantitatif, pratique » (1909 ; 1968 p. 103).
Quant au comportement du schizophrène, il amplifie au plus haut point la tendance au repli en cas de souffrance et le malaise d’être en proie à deux tendances opposées, qui concerne chaque humain lorsqu’il est fatigué, c’est-à-dire lorsque sa vigilance baisse et qu’il se rapproche de son Inconscient comme avant l’endormissement. Et le langage du schizophrène met en évidence la source psychique ambivalente du fonctionnement de la langue. Les anomalies de ses discours ne sont pas étrangères à la parole dite « normale » : les ellipses abondent en littérature, les paradoxes suscitent la réflexion philosophique, les abréviations cisaillent la langue et les sigles sont de plus en plus nombreux. Finalement, ce qu’il a de plus particulier consiste à négliger de donner les repères nécessaires à la compréhension. Ce n’est pas qu’il soit incapable de se mettre à la place de l’autre, bien au contraire : ses identifications projectives (qui sont une forme de défense contre l’inanité) l’y incitent, l’empathie lui est si coutumière qu’il est même susceptible de s’y perdre. Mais il redoute son interlocuteur ou le surestime : quand l’autre provoque chez lui l’effroi, il se retire partiellement de la conversation et ne s’y livre pas, le refus de contact entrave la communication. Son Moi-peau ressemble à une passoire (Anzieu, 1985), ses limites sont mal définies, si bien qu’il redoute en permanence l’intrusion. Et quand il se sent en confiance, il surestime son interlocuteur : il le croit capable de tout comprendre à demi-mot, sans repère, d’autant plus que lui est habitué à le faire parce qu’il était condamné dès l’enfance à un monde chaotique dans lequel il ne pouvait que deviner ou rester idiot. Et s’il ne finit pas ses phrases, c’est qu’il se sent si peu ou si mal écouté qu’il abandonne ses tentatives de communication en cours de discours.
D’autres anomalies des discours du schizophrène sont rapportées par Bernoussi et Haouzir (2005 ; 2007 p. 90-91) : selon Hoffman, il serait incapable d’organiser son discours selon un plan, l’axe directeur ferait défaut par l’absence de hiérarchisation (p. 90). D’après les théories précédemment exposées, on peut supposer que le malade en proie à un environnement parental hostile, qui lui dénie le droit à l’existence, ait rejeté cette autorité dévoyée, et avec elle toute forme de hiérarchie. Binswanger, théoricien de la Daseinsanalyse, montre d’ailleurs que l’efficacité de la rencontre entre un thérapeute et un schizophrène nécessite d’éviter toute considération de statut, ainsi que toutes les formes de contrat, de projet ou but à atteindre (ibidem p. 77). Par ailleurs, les travaux de Broadbent sur le modèle attentionnel montrent que la capacité d’ajustement à l’autre dans la conversation nécessite de filtrer les informations et Knight fait l’hypothèse d’une défaillance de ce filtre dans la schizophrénie (ibidem p. 91).
Il ne s’agit pas d’un défaut de perception, mais au contraire d’une perception non canalisée, excessive, dépourvue de limite comme le moi du schizophrène. Il est permis de supposer que le malade, doutant de sa propre existence et ne ressentant pas celle d’autrui, a pris l’habitude d’enregistrer tout ce qu’il perçoit, tous les propos, même anodins, afin de les relier pour se figurer une représentation unitaire de son moi et de celui de l’autre. La mémoire est si efficace pour la perception intime de l’existence que les amnésiques ressentent un profond malaise intérieur : il semble que leur moi en subisse les conséquences douloureuses. Inversement le schizophrène peut essayer de compenser son sentiment d’inanité par une mémoire trop développée dans l’espoir de savoir qui il est. En outre il peut avoir eu besoin de prendre en compte toutes les perceptions possibles afin de comprendre ce qu’on lui cache, dans une tentative de se situer dans un univers sans repères ressenti comme absurde. Ces faits ont pu l’aider à développer sa mémoire, surtout affective, tout en entravant la capacité de sélection. Dans ce cas le monde est nécessairement générateur d’effroi car il doit être ressenti comme une énorme avalanche susceptible d’anéantir le sujet.
Anzieu a montré (1975, p. 43-55 & 94-98) que le groupe représente une menace pour le moi individuel parce qu’il est ressenti comme une bouche. La peur universelle de la bouche qui dévore réactive la tendance au morcellement car il concerne le risque d’être mangé, dominé par autrui et soumis à son désir. C’est une sorte de remise en cause de l’unité fondamentale du moi. Elle est insupportable pour le schizophrène à l’identité peu assurée. Mais elle ébranle plus ou moins chaque humain. Le trac de l’acteur en témoigne : il veut séduire et risque d’être dévoré par ce public plongé dans l’obscurité qui ressemble à une bouche. Le trac va d’ailleurs avec le désir de séduire, qui s’exacerbe dans un désir éperdu de reconnaissance, laquelle n’a pas eu lieu dans la petite enfance. Chez notre malade, le désir de reconnaissance est un besoin vital, mais l’angoisse le submerge et le paralyse, éventuellement jusqu’au mutisme.

Conclusion
Le lien entre la schizophrénie et l’ambivalence psychique mal intégrée nous montrent de manière paroxystique les effets de l’ambivalence sur le discours. Cela éclaire le fonctionnement normal du langage, qui n’est pas exempt d’ellipses ni de paradoxes. Par ailleurs l’importance de l’oralité dans le langage, l’intervention de la sphère auditive et la nécessité de repères dans la communication nous concernent tous. Manifestement, quand les orifices de la bouche et de l’oreille sont maltraitées au départ, le langage s’en ressent. Et quand la communication est ressentie comme dangereuse, elle reste inefficace. En revanche, quand les traumatismes n’entravent pas complètement le développement, la fuite du réel favorise l’abstraction, parfois de manière excessive.
L’ambivalence psychique se manifeste de façon caricaturale chez le schizophrène qui s’exprime de manière paradoxale aussi bien dans son comportement que dans ses discours. Elle œuvre toujours dans nos paroles, plus discrètement, et nous verrons que c’est indispensable à la mise en œuvre de notre langue. En outre, des expériences psychotiques « surviennent dans toute existence » de manière « fugitive et ponctuelle » et peuvent être utiles à la création (Racamier, op. cit. p. 72). Nous allons essayer d’aborder le trajet qui mène de l’Inconscient à la créativité, en particulier à la créativité littéraire, qui produit les plus belles réalisations de la parole.




3) La sublimation

Avant d’étudier les traces de l’ambivalence psychique dans la langue, ce que nous ferons dans la deuxième partie de cet ouvrage, nous allons considérer la « trajectoire » qui propulse l’énergie du psychisme à la créativité verbale : la langue montre une « capacité à exalter l’impulsion, et la force de produire toujours davantage d’univers pour le combiner avec soi ou le développer à partir de soi » (Humboldt, lettre à Schiller de septembre 1800). Cet auteur montre dans son Introduction à l’œuvre sur le Kavi « l’énergie » que la langue déploie dans la créativité (1836 ; 1974 p. 163). Il met en évidence le fait que la subjectivité s’investit dans la formation et la pratique de la langue (ibidem p. 198). Il affirme encore que « le grand homme imprime sa vie dans son œuvre et élargit son être bien au-delà du cadre tracé par la vie » (ibidem, cité par Caussat, note 7 p. 167). Nous allons envisager la créativité verbale dans ce qu’elle produit de plus esthétique : la littérature, cet « élément révélateur, qui permet de penser la force dans le langage » (Meschonnic, 2008, p. 247).
La sublimation, que Freud définit comme un transfert d’investissement libidinal, permet de projeter l’Inconscient dans la création artistique via le préconscient. La création littéraire répond à un besoin d’expression vital qui tient de la décharge des pulsions, pour le plus grand plaisir du lecteur car la lecture est la rencontre entre deux Inconscients qui se font écho par l’intermédiaire de symboles, grâce à la magie du style : « Péché par excès : un mot tel que cet adjectif-là, à prononcer yeux mi-clos et qui, trop creux, trop vide, n’est qu’une baudruche dont on a plein la bouche. Péché par défaut : le cri non dégrossi, tout grumeleux encore de sa boue originelle et qui, rugueux, râpeux, perce un trou par lequel un imbuvable trop-plein se vide. Trouver la voie intermédiaire –intermerdière ? – grâce à laquelle, récusant l’écriture grise digne elle aussi du dépotoir, je dirais ce qui doit être dit et le dirais de façon telle que la mélodie malicieusement mystérieuse et mélancolieusement moutonneuse que penché sur moi je me jouerais s’en irait vibrer pareillement chez d’autres, voilà mon problème d’homme de plume assez présomptueux pour voir dans le mince et approximatif cylindre qui, discrètement phallique, est son grand instrument de travail une baguette magique plutôt qu’un vulgaire outil. » (Leiris, 1985, p. 84-85).
Nous allons tenter d’explorer ce besoin vital d’expression qui propulse l’énergie psychique jusqu’à la créativité, puis nous verrons qu’elle s’opère sur un mode ambivalent.

Le besoin vital d’expression

L’expression, qui soulage dans les confidences amicales, libère les angoisses dans la cure psychanalytique, qualifiée de « talking cure » (cure parlante) par Anna O. Cette patiente de Breuer y guérit son mutisme en parlant une langue étrangère, l’anglais. Les paroles prononcées permettent l’analyse par le thérapeute, mais délivrent d’abord le patient comme si son discours extirpait en partie l’angoisse. La fonction « cathartique » de la cure psychanalytique, ainsi qualifiée par Breuer, est bien connue. Mme Emmy von N. aide Freud à découvrir la méthode des associations verbales en critiquant ses questions trop directives (et elle l’amène à saisir l’équivalence entre narration et vomissement). Le discours prend alors sans entrave les voies nécessitées par la psyché.
Benveniste exprime ainsi le lien entre l’être et la parole : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ « ego » (1966, t.I p. 259, in « De la subjectivité dans le langage »). Ses propos se révèlent justes. Le sujet s’affirme et se révèle par la parole, y compris en dehors d’une cure psychanalytique. Les autobiographies et autofictions abondent en littérature actuellement, mais même en dehors de ces genres littéraires, les personnages peuvent très bien figurer des entités correspondant à des projections psychiques.
On se projette en permanence dans l’expression, même involontairement, comme Freud l’a montré à propos des lapsus. Tout domaine artistique est prétexte à l’expression de soi. Les autoportraits sont nombreux en peinture ; ceux de Gustave Courbet sont très divers et les plus frappants peignent l’épouvante. Quand on demande à quelqu’un de dessiner un portrait, même si l’on demande à une femme de dessiner un homme et à un homme de dessiner une femme, on y retrouve ses propres traits. Dans « La Méridienne » de Millet (1866) qui préfigure « La Sieste » de Van Gogh (1890), le personnage féminin est presque identique à celui de Van Gogh, tandis que le personnage masculin présente des traits communs avec son auteur : outre les différences de couleurs, on peut observer que le personnage de Millet est grand et développé comme lui-même tandis que celui de Van Gogh est plus chétif. (On peut se représenter la corpulence de Jean-François Millet grâce à l’exposition de ses vêtements dans sa maison natale au hameau Gruchy près de Gréville-Hague, dans le Cotentin.) Dans le domaine littéraire, les participants des ateliers d’écriture déversent leurs angoisses pour peu que le sujet s’y prête, et c’est même assez souvent le cas quand le sujet ne s’y prête guère. Leur plaisir est d’ailleurs manifestement, en partie au moins, fonction de l’expression de soi.
L’expression artistique tient du principe du plaisir : il s’agit selon Freud de décharger une pulsion d’origine sexuelle qui change d’objet et trouve satisfaction dans un domaine valorisé par la société. La libido s’éloigne de la satisfaction réelle pour surinvestir les fantasmes, ce qui pourrait mener aux symptômes névrotiques : l’introverti se trouve en situation instable et revient de l’imaginaire à la réalité par la voie artistique. L’introversion prolongée présenterait donc un certain risque (1923). L’art est la transposition du désir dans un domaine sur lequel ne pèse aucun interdit (1905) et le principe du plaisir par soulagement des tensions s’y accompagne d’une « prime de séduction » (1908).
Les écrivains expriment le mieux-être essentiel dont ils bénéficient par la création littéraire : Baudelaire le juge seul apte « à voiler les terreurs du gouffre » de l’angoisse. La transfiguration de la douleur en beauté sous-tend d’ailleurs Les Fleurs du Mal, comme l’indiquent le titre du recueil et le dernier vers :
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ».
C’est « le clapotis vital » issu du « cri », évoqué par Leiris dans A Cor et à cri. Le besoin vital de fictions narratives est concrétisé par Shéhérazade qui a la vie sauve grâce aux contes des Mille et une Nuits. C’est la justification suprême, comme le dit implicitement Rousseau qui veut se présenter au Jugement dernier « ce livre à la main » (celui des Confessions) ; c’est ce qui sous-tend la prière impie et tragique de Baudelaire dans Le Spleen de Paris (« A une heure du matin ») : « Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit (…) accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise ! ». Et la projection de l’écrivain est telle en littérature que Flaubert a pu dire « Madame Bovary, c’est moi ! », même si c’était pour se défendre lors d’un procès. Le point commun entre l’écrivain et son héroïne Emma, c’est peut-être la sentimentalité, mais c’est aussi la tendance à l’autodestruction. L’équivalence est surtout celle de Flaubert et de son œuvre : chaque écrivain littéraire se projette dans son écriture.
Mircea Eliade (1957, p. 34-39) montre que l’origine mythique de la littérature et la fonction mythologique de la lecture résident en une sortie du temps, dans un univers atemporel : ce comportement consubstantiel à la nature humaine exprime l’angoisse par rapport au temps qui mène inéluctablement à la mort. La libido ou le désir d’absolu propulse une telle énergie vitale dans la sublimation que l’angoisse de mort en est vaincue, comme en témoigne la joie de Marcel Proust annonçant à Céleste Albaret peu de temps avant sa mort qu’il a écrit le mot « fin », qu’il peut mourir tranquille (Tadié, 1996, p. 892) : il a achevé l’œuvre monumentale de La Recherche où il a écrit l’histoire d’une vocation, qui est devenue plus importante que sa vie même. Il ne vivait que pour et par l’écriture. « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature (…). » (in Le Temps retrouvé, III, p. 895). De même, dans Océan mer d’Alessandro Baricco, le peintre Plasson ne peut mourir s’il n’a pas fini son tableau (p. 49) et la plume du professeur Bartleboom se glisse voluptueusement entre les draps d’un lit de papier fraîchement refait qui attend les rêves (p. 23-24). « Ce sont les désirs qui vous sauvent » (ibidem p. 103).
Dans son bel ouvrage intitulé Proust et le style, Jean Milly cite une phrase de Proust dans une lettre à G. Gallimard : « Puisque vous avez la bonté de trouver dans mes livres quelque chose d’un peu riche qui vous plaît, dites-vous que cela est dû précisément à cette surnourriture que je leur réinfuse en vivant, ce qui matériellement se traduit par ces ajoutages. » (1991, p. 119). Et Milly insère une note intéressante selon laquelle il s’agit « probablement [d’une] faute de lecture pour : en écrivant ». On peut supposer qu’il s’agit d’une « faute d’écriture », ce qui signalerait une erreur de Proust qui n’en est pas une : ce serait tout au plus un lapsus, et peut-être même pas, car pour lui, écrire et vivre c’est tout un.
Didier Anzieu écrit que la narration s’appuie sur la symbolisation et crée l’illusion symbolique où les mots ressemblent à la chose, exprimant ainsi « l’impérissable nostalgie d’un état où la mère qui apprend à parler se confondrait avec la mère qui a procuré le plaisir des soins corporels » (2003, p. 182-183). Il explique que le corps est à l’œuvre dans le style et dans la composition : dans sa représentation imaginaire et dans ses expériences sensori-motrices, « d’où une tension entre le figuratif et l’opératoire » (2003, p. 184). Il établit des rapports entre le rêve et le récit dont l’essentiel est de satisfaire à la fois le désir refoulé et le Surmoi censurant. Freud a montré le rôle des représentations de lettres et de sons (1901), ce que Lacan a développé. Anzieu y adjoint des « représentations préconscientes de récit » (ibidem p. 186). L’enfant se représente ses rêves, puis invente des rêveries éveillées enrichies par le milieu culturel et les histoires racontées. Le rêve serait donc à l’origine de la narration, dans laquelle se manifestent les mêmes procédés d’inversions.
Le besoin vital d’expression va de pair avec le désir de vie. L’équivalence entre la vie et la parole est intrinsèque au verset de la Genèse (2, 7) selon lequel Dieu créa l’homme à son image et « fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie » ce qui peut se traduire aussi « il en fit un être qui parle » (La Bible, 2000 ans de lecture p. 156-157). Le souffle permet à la fois la respiration et la parole. Dans l’histoire de la Genèse, la création de l’univers s’opère par le pouvoir verbal. Il est remarquable que le mot hébreu ancien davar signifie à la fois « mot » et « chose ». La Genèse est présentée comme le commencement du monde, mais c’est surtout le récit initial de notre civilisation judéo-chrétienne, impulsée par la créativité verbale. Comme l’écrit Humboldt à Schiller dans une lettre de septembre 1800, le langage est « le moyen, sinon absolu, du moins sensible, par lequel l’homme donne forme en même temps à lui-même et au monde, ou plutôt devient conscient de lui-même en projetant un monde hors de lui. » Et si l’on veut bien accepter cette interprétation biblique, l’homme à l’image divine peut créer par la parole : c’est le cas dans le domaine littéraire.
Et c’est un domaine où son pouvoir créateur lutte contre l’angoisse de mort en gardant parfois la terreur épouvantée que les mots pourraient disparaître. Par exemple dans « le Congrès » de Borges (in Le Livre de sable), l’immense et précieuse bibliothèque brûle. Dans « Utopie d’un homme fatigué » (ibidem), la culture, les bibliothèques et les musées ont disparu. Chez Calvino, dans Collection de sable, la vie perd de son éclat enfermée dans les mots comme le sable des plages collectionné en bouteille, mais la seule éventualité de sens y réside : « En déchiffrant ainsi le journal de la mélancolique (ou heureuse ?) collectionneuse de sable, j’en suis arrivé à m’interroger sur ce qui est écrit dans ce sable de mots écrits que j’ai alignés au cours de ma vie, ce sable qui m’apparaît à présent si éloigné des plages et des déserts du vivre. Peut-être est-ce en fixant le sable en tant que sable, les mots en tant que mots, que nous pourrons être près de comprendre comment et dans quelle mesure le monde érodé et broyé peut encore trouver là son fondement et son modèle. » (1984 ; 1986 p. 17). Et l’expression « à présent » montre bien qu’à l’origine, le dessein de l’écrivain était de faire entrer la vie dans les mots. Peut-être ont-ils surpassé leur fonction puisqu’ils prennent sens par rapport aux « déserts du vivre » où les grains de sable s’amoncellent dans l’absurdité. Ce n’est pas un hasard si le sable figure dans les deux titres mentionnés, car il concrétise l’aspect fuyant de l’écriture et de l’être même, « la structure de silice de l’existence » (ibidem p. 17). Le meilleur roman de Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, alternant débuts de romans et discours adressé directement au lecteur, opère un tel mélange entre fiction et réalité que l’auteur suggère à son destinataire d’avoir des rapports sexuels avec son héroïne. L’écriture et la vie y atteignent une puissance extraordinaire par leur aspect fuyant précisément : les débuts de romans disparaissent, les points de vue se démultiplient et la force conative du discours à la deuxième personne est remarquable.
Malte devenu écrivain associe son propre anéantissement à celui des liens entre les mots qui assurent la seule vie possible et son unique sens : « et aucun mot ne restera plus uni à aucun autre et tout ce qui est sens se dissipera comme un nuage et s’écoulera comme de l’eau » (Rilke, 1910, p. 66). C’est que dans l’écriture réside la potentialité d’« un bonheur éternel » comme dans les dentelles du petit Malte où les dentellières « sont toute entières » (ibidem p. 143-144). L’unicité éventuelle de cet enfant consiste en la singularité de ses hallucinations (p. 104-105), ce qui est analogue à l’illusion narrative, avec la différence essentielle que celle-ci est pleinement maîtrisée. L’écriture devient une question de vie ou de mort, d’être ou de non être. Et dans L’Ephémère de Michel Arrivé, le lien entre les noms et la vie est concrètement lié à l’angoisse de mort dans la nouvelle intitulée « L’âge moyen », où il faut tuer ses homonymes (les individus portant le même nom que soi) nés à la même date pour survivre (1989, p. 34-35). Par ailleurs, l’éphémérité de la vie humaine à l’origine de l’angoisse de mort peut trouver une précieuse compensation dans la gloire littéraire : même si l’angoisse risque de mener au suicide, les derniers instants restent consacrés à l’écriture d’un roman, comme le met en scène la dernière nouvelle du recueil.
Dans toute l’œuvre de Michel Arrivé, la disparition des mots revient comme une obsession angoissante, qui s’inverse dans Une très vieille petite fille : l’héroïne de quatre-vingt-dix ans, irresponsable et infantile, Geneviève Lemercier, doit « désécrire » pour assurer sa longévité (2006b, p. 30) –elle espère même s’assurer l’immortalité, l’espérance de vie s’accroissant d’année en année (p. 60-61)-, c’est-à-dire par exemple supprimer ou jeter ses productions littéraires. Une stupide enseignante de graphologie et d’astrologie l’en convainc, sous prétexte que des écrivains du même signe astrologique qu’elle sont morts jeunes et que l’astrologie chinoise accorde beaucoup d’importance au poids des lettres néfaste pour les personnes de son signe. Le prétexte s’entache à la fois de bêtise et de sadisme, car les dates de naissance des écrivains ne correspondent pas au même signe (p. 137). Cette Germaine Bertrand, que Geneviève idolâtre d’abord et qu’elle tentera d’assassiner pour annuler l’effet néfaste des pages écrites à son sujet, ressemble à une figure maternelle (p. 41) qui édicterait des ordres inverses à ce qu’il conviendrait de faire en réalité : c’est une sorte de Surmoi malfaisant où l’on pourrait voir la stupidité maternelle incarnée. Mais le rapport inversé entre la vie et l’écriture atteint son paroxysme dans la chute, d’un puissant effet d’horreur, où Geneviève se réjouit de la mort de son fils Philippe parce que sa disparition compense amplement ce qu’elle a pu écrire à son sujet, lui assurant ainsi une prolongation de vie (p. 242). Le lecteur avait bien été prévenu du rejet maternel, notamment par une prolepse significative ramassée dans une incise entre tirets à propos des événements exceptionnels susceptibles d’interrompre l’exercice quotidien de l’écriture. « Il fallait vraiment des événements vraiment inhabituels, un voyage, une maladie, la naissance de ma fille –non, bien sûr, je voulais dire : de mes enfants- pour que je n’observe pas cette règle. » (p. 17). L’incise réitérée (p. 39, 46, 121) prend la force insistante d’un leitmotiv. Geneviève renie également son époux en reprenant son nom de jeune fille lors de son veuvage (p. 8), donc le nom de son père. Celui-ci l’a incitée à raconter le récit de ses rêves (p. 33), mais sa mère s’y est opposée, déniant tout sens aux rêves de sa fille. L’écriture équivalait donc d’abord avec la vie personnelle, mais la censure maternelle en a inversé le sens. La mère, décidément destructrice, dissuade Geneviève de devenir mère et va jusqu’à lui offrir des cadeaux pour l’encourager à la stérilité dans l’ordre corporel aussi. « Je n’ai pas eu de jupe-culotte. Mais j’ai eu un garçon. » (p. 123). La docilité infantile de Geneviève la conduit à l’abdication devant le choix du prénom, Philippe, associé au maréchal Pétain et à la mort de son père, puis au rejet de l’enfant que la grand-mère s’approprie : elle organise un tour de garde entre les femmes de la famille et régente tout, conduisant sa fille à commettre l’adultère (p. 157). Elle la contraint surtout à rester infantile, hors de tout épanouissement, qu’il soit verbal ou maternel. Il semble qu’elle ait empêché sa fille d’exister en lui refusant l’accès à la libre parole. Germaine continue le meurtre psychique en lui imposant la « désécriture ». Et comme Geneviève finit par se mettre en tête que le danger des lettres vient des êtres que les mots désignent (p. 199-200), elle tente de tuer Germaine et elle se sent soulagée par la mort de son fils, sans scrupule. Mais comment aurait-elle pu aimer quelqu’un, elle qui n’avait pu accéder à l’être ? Quoi qu’il en soit, la liaison entre la vie et l’écriture s’inverse en lien entre mort et « désécriture », ce qui revient à inscrire en négatif la même équivalence.
Selon Jean Rouaud, qui analyse le besoin d’écrire dans L’Invention de l’auteur, il s’agit de chercher « une phrase secourable » (2004 p. 16) pour tenter de réchauffer en lui « un enfant à demi mort de froid » (p. 63). Pour ce faire, il éprouve le besoin de « désentraver » l’écriture en abaissant le seuil de vigilance (p. 144-145) afin de laisser surgir les forces psychiques inconscientes. Sa motivation d’ « étonner » sa mère peu commode, et plus épouse que mère, s’exprime sous forme de litote : « eût-elle fait preuve d’un minimum d’enthousiasme, je crois que je n’aurais pas protesté » (p. 178-179). A défaut de reconnaissance maternelle, il recherche la reconnaissance sociale : il souhaite qu’on lui dise qu’il écrit bien (p. 82). Si ses mots ne peuvent plus séduire la mère coutumière des haussements d’épaules, ils envoûtent le lecteur. Mais c’est l’ensemble unanime des lecteurs que l’auteur voudrait se concilier, comme le montre son attention douloureuse aux critiques malveillantes. Il semble que l’écrivain cherche à unifier dans le regard d’autrui une image de lui-même qui fut déchiquetée par un traumatisme. Par l’écriture il ressuscite comme Lazare, qu’il soupçonne d’être un « mort vivant » qui ne s’est jamais remis du choc initial (p. 66). Il évoque l’expression littéraire en termes religieux : « Hors de cette écriture très peu de salut. Cette écriture n’offrant elle-même qu’un salut tout ce qu’il y a de plus provisoire. Mais je ne peux nier qu’elle m’a aidé. Qu’elle m’a, oui, provisoirement sauvé. » (p. 319-320). On trouve un écho de cette vision du monde chez Baricco (op. cit. p. 159-160) : « C’est ça, ce que m’a enseigné le ventre de la mer. Que celui qui a vu la vérité en restera à jamais inconsolable. Et que n’est véritablement sauvé que celui qui n’a jamais été en péril. »
L’expression artistique en général constitue un besoin profond de la psyché. Les mots, aussi impalpables que l’être même, sont aptes à accueillir une puissance virtuelle infinie issue du plus profond de soi. L’expression littéraire est une forme esthétique de projections psychiques émanant d’un besoin vital et nous allons voir qu’elle opère sur le mode ambivalent.


le mode ambivalent

L’expression artistique se déploie sur le mode ambivalent correspondant à la caractéristique psychique essentielle. C’est immédiatement visible dans le domaine de la peinture où le premier plan s’oppose à l’arrière-plan et où la luminosité contraste avec les couleurs sombres. Un exemple célèbre en est l’admirable « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft de Vermeer, devant lequel Bergotte tombe en extase (in A la Recherche du Temps perdu, Proust) et qui tranche sur le fond sombre.
Si l’on propose à des étudiants d’écrire au sujet de leur couleur préférée à la manière de Maulpoix (« Le bleu ne fait pas de bruit », in Une histoire de bleu), quelle que soit la couleur choisie, leur interprétation donne lieu à la projection de leur ambivalence car ils lui attribuent systématiquement deux significations opposées, aidés en cela par une symbolique déjà présente : le noir leur évoque la peur ou la débauche, la foule ou le néant ( sous l’influence des expressions « une place noire de monde » et « le trou noir du néant ») ; le rouge symbolise à la fois la vitalité et l’interdiction, la gêne ou la colère, la passion du désir et l’incendie destructeur, la vie et le danger de mort, le sang lui-même connotant la vie et la mort. Un tableau de Courbet intitulé La Morte puis La Mariée frappe par son ambivalence : la mariée qu’on apprête ressemble effectivement à une morte et les draps du lit de noce pourraient aussi bien figurer son linceul.
Dans les domaines mythologique et littéraire, Eros et Thanatos sont intimement liés. Dès l’histoire médiévale de Tristan et Iseult, l’amour et la mort sont indissociables. L’amour de Werther le conduit au suicide (in Les Souffrances du jeune Werther, Goethe, 1774 ; 1990). « L’invitation au voyage » de Baudelaire est une invitation à l’amour et à la mort : il s’agit d’ « aimer et mourir ». Et l’amour déçu s’inverse souvent en haine passionnelle qui peut aller jusqu’au meurtre, dans la réalité comme dans la littérature : dans La Walkyrie et le Professeur (Michel Arrivé, 2007b), le héros masculin tente de tuer sa maîtresse (p. 10-11) qui veut rompre la relation amoureuse, et qu’il percevait déjà comme « morte » (p. 153) parce qu’elle lui refusait toute confidence sur son enfance. Nous reviendrons bientôt sur ce roman paradoxal qui exhibe son mode ambivalent.
L’équivalence précédemment établie entre la vie et l’écriture, secondée par l’angoisse que les mots disparaissent, peut s’inverser comme nous l’avons vu sans mettre en péril le principe de vie inhérent à l’écriture littéraire. Cependant Borges imagine dans « Le livre de sable », la nouvelle qui clôt le recueil et lui donne son titre, un livre ambivalent : d’abord considéré comme extraordinairement précieux, infini comme le temps de l’éternité, d’une littérature atemporelle qui déborde les cadres finis, ce livre acquis chèrement devient « un objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité » : un monstre qui lui fait perdre ses derniers amis tant il redoute qu’on le lui vole. Le héros renonce à le brûler de peur que ce feu ne dévore toute la planète et s’en débarrasse en le déposant discrètement à la bibliothèque. Dans ce cas particulier, le livre se charge d’un aspect destructeur et dévorant, rappelant que la parole vitale peut néanmoins tuer : comme le principe de vie qui inclut l’instinct de vie et l’instinct de mort, l’écriture peut intégrer deux composantes opposées.
Toute construction littéraire s’élabore dans l’ambivalence et invente des jeux de contrastes comme dans les jardins japonais décrits par Calvino (1984) : « Les petits lacs sont un élément du jardin non moins important que la végétation. Il y en a deux habituellement, le premier d’eau qui coule, l’autre d’eau stagnante, et ils déterminent deux paysages différents, accordés à des états d’âme différents. Le jardin Sento a lui aussi deux cascades : l’une mâle et l’autre femelle (Odaki et Medaki), la première à pic parmi des rochers, la seconde qui murmure en sautillant parmi des marches de pierres dans une crevasse du pré » (p. 83).
L’ambivalence se traduit notamment par le thème du miroir et du double. Dans « L’autre », in Le Livre de sable, Borges met en scène un moi plus jeune auquel il annonce qu’il deviendra aveugle, ce qu’il lui présente joliment comme une soirée d’été finissant. Dans « Ulrica », il met en valeur la subjectivité du souvenir susceptible de déformer la réalité ; la formulation « je pourrais vous dire que (…), mais (…) » présente l’imaginaire comme la réalité. Finalement surgit la véracité de l’imaginaire ou l’illusion de toute réalité. Les mots et les choses sont tournés en dérision, leur existence même est mise en cause, par exemple dans « Le Stratagème » : « Vous et moi, mon cher ami, nous savons que les congrès sont des fumisteries, qui occasionnent des frais inutiles, mais qui peuvent être utiles dans un curriculum vitae.
Winthrop le regarda avec surprise. Il était intelligent mais il avait tendance à prendre les choses au sérieux, y compris les congrès et l’univers, qui n’est peut-être lui-même qu’une plaisanterie cosmique. » (Borges, 1975 ; 1978 p. 120). Dans « Le Disque », Borges évoque le disque d’Odin, le seul objet qui n’a qu’une seule face, ce qui suggère que les objets terrestres sont tous bifaces. En fait, c’est l’ambivalence humaine qui se projette dans la vision des objets du monde. Et c’est encore elle qui sous-tend les effets littéraires de miroirs et de doubles, qui ne sont jamais des clones et s’écartent du modèle en le fuyant par quelque différence.
Quand le petit Malte se déguise et s’observe dans le miroir, il éprouve immédiatement cette fuite de l’image : « On voyait s’approcher quelque chose qui sortait de l’indistinct et qui avançait plus lentement que vous-même, car on eût dit que le miroir n’en croyait pas ses yeux et, dans sa somnolence, ne voulait pas tout de suite répéter les propos qu’on lui tenait. » (Rilke, op. cit. p. 112). Il jouit de son jeu tant qu’il a « l’imagination de son côté » et qu’il est d’autant plus « convaincu de [sa] personne » qu’il multiplie les déguisements. Mais le masque finit par prendre le dessus et lui faire éprouver l’impression de disparaître : « je perdis entièrement conscience, je cessai tout bonnement d’exister. Pendant une seconde, j’eus la nostalgie de moi-même, une indescriptible, douloureuse et vaine nostalgie de moi-même ; puis il resta seul, il n’y eut plus personne en dehors de lui. » (p. 116). L’enfant perd connaissance, s’évanouit physiquement, comme pour matérialiser corporellement l’absence de son être.
Dans La Walkyrie et le Professeur, l’écriture fonctionne de manière paradoxale. Le lecteur est informé dès la quatrième de couverture qu’il est censé découvrir progressivement le fait que les deux récits alternés à la première personne sont ceux du héros et de l’héroïne relatifs à leur relation d’amour. Il se trouve ainsi pourvu d’un savoir préalable contradictoire avec une découverte progressive. Déstabilisé dans son rôle de lecteur, il s’interroge sur la fonction de cette présentation. La liaison de Jacques et Kriemhild se caractérise par l’ambivalence entre l’amour et la haine, mais aussi par une surenchère de manipulations des protagonistes. Même au plus intime de leur relation, chacun des deux présente à l’autre une image destinée à leurrer le partenaire. La suite des événements racontée de manière symétrique par le narrateur et la narratrice en témoigne : « Je n’ai plus jamais revu Kriemhild, sauf une fois, d’assez loin, dans un restaurant chinois. J’ai fait semblant de ne pas la voir. Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait vu. » assure Jacques (Michel Arrivé, 2007b, p. 25). L’héroïne s’exprime exactement dans les mêmes termes à la dernière page (ibidem p.187). Leur relation fondée sur la feinte les conduit nécessairement à l’incertitude. Et c’est sur ce mode de la ruse que le romancier séduit.
Les représentations fictives ne cessent de leurrer le lecteur, qui s’interroge sans cesse sur leur identité. Par exemple le narrateur évoque comme siens certains écrits de l’écrivain Michel Arrivé : il est question notamment de Ripotois (ibidem p. 41), dont figure une autobiographie fictive dans Les Remembrances du vieillard idiot, et qui apparaît aussi dans la dernière nouvelle de L’Ephémère, « Un roman, ça s’écrit en un rien de temps », dont le titre est cité textuellement (p. 43). La nouvelle qui ouvre le recueil est également évoquée : « Les sourires de Bertrand » (p. 40-41). C’est une incitation à la curiosité : le romancier se cacherait-il sous le narrateur ? Cependant, il s’agit d’un roman et non d’une autobiographie. Le lecteur est placé dans une situation paradoxale où la règle du genre est sciemment transgressée. Aux interrogations de Kriemhild, dont la jalousie concerne même une héroïne de son amant, et qui craint de voir sa relation avec Jacques exploitée ultérieurement dans un roman, Jacques Lécrivain répond qu’il « ne donne pas dans l’art d’accommoder les restes », en ajoutant aussitôt à l’intention du lecteur : « Je mentais, naturellement : j’avais déjà ouvert en vue de mon prochain roman un dossier « Kriemhild »(…) » (ibidem, p. 90). Le lecteur imagine alors recevoir le privilège des confidences sincères du héros, écrivain qui ne mentirait qu’à sa maîtresse. Cette impression est immédiatement anéantie (p. 91) : « Hélas ! Les propos désapprobateurs de Kriemhild ont eu, pour des raisons qui, encore aujourd’hui, m’échappent complètement, un effet dévastateur sur l’évolution de ce projet de roman. Les notes sont restées enfouies dans leur dossier. Je m’en débarrasserai prochainement. Il est désormais certain que le roman qui, peut-être, l’aurait mise en scène ne s’écrira jamais. ». Le lecteur désorienté se réveille brutalement de l’illusion narrative qui l’avait merveilleusement entraîné dans une fiction qui se confondait avec la réalité. C’est à un jeu de cache-cache qu’il est convié, à la poursuite du narrateur insaisissable qui lui adresse des signes de complicité pour aussitôt mieux se masquer.
En outre, Kriemhild se considérait comme une écrivaine quand elle était enfant, mais ne peut plus écrire parce que la famille érigée en tribunal le lui a interdit : c’est une interdiction formelle du père nazi, assez gentil avec elle et donc influent sur sa fille, car il craint pour sa situation, qu’il perdra pour d’autres raisons ; et c’est une condamnation sans appel de la mère qui a « horreur » des contes de sa fille. Quant à la grand-mère, qui lui racontait des histoires et l’encourageait à écrire, elle plaide sa cause en disant qu’elle « peut s’amender » (ibidem p. 51), ce qui revient à la condamner sous prétexte d’indulgence. L’héroïne souffre d’une rétention d’écriture qui va de pair avec la constipation et analyse ses réactions comme une équivalence entre les mots et les excréments qui pourrissent à l’intérieur de son corps. Elle prépare une thèse sur les mots-valises auxquels elle attribue un pouvoir sexuel d’engendrement, tout en dénigrant la valeur de ce travail par rapport à celle des contes, et déprécie le jury d’une thèse de doctorat comparativement à la reconnaissance plus large que lui vaudrait le statut d’écrivaine. Même dans ce travail universitaire décrié, elle se sent totalement inapte puisqu’elle compte sur son mari, puis sur son amant, pour l’aider. Elle pratique un chemin inverse à celui de la sublimation : elle est écrivaine quand elle est petite fille et parvenue à l’âge adulte, elle tente d’exploiter sa vie sexuelle pour recouvrer son don pour l’écriture, ce à quoi elle parvient finalement après sa dernière rupture amoureuse. Projetant sur ses partenaires sexuels sa propre impuissance, elle rompt avec chacun d’eux lorsqu’ils refusent de satisfaire ses désirs extravagants et masochistes. Toujours est-il que dans ce roman paradoxal, la narratrice qui ne peut plus écrire est en train de raconter son histoire, ce qu’elle reconnaît à la dernière ligne : « je racontais ma vie.
J’ai continué. » (ibidem p. 187)
Kriemhild choisit le prénom de Siegfried pour son fils, malgré les protestations de son mari dues au fait que dans le Nibelungenlied, Siegfried est le mari de Kriemhild (ibidem p. 95). -Son choix n’est d’ailleurs pas innocent, car elle pratique des jeux érotiques avec son fils dans une atmosphère malsaine qui tient de l’inceste.- Elle repousse cette objection sous prétexte que les français ignorent cette histoire. Cette lacune éventuelle est immédiatement comblée puisque le roman nous informe des relations conjugales entre les deux personnages. Simultanément, les humiliations que l’héroïne inflige à son mari, puis à son amant qui répond au même prénom, comme si elle éprouvait le besoin répétitif de disqualifier ses partenaires sexuels, rejaillissent sur le lecteur qui se sent traité d’ignare. La Walkyrie, hormis sa blondeur, semblait d’abord à mille lieues d’une héroïne vierge de la mythologie nordique, mais elle est bien au service d’Odin, le dieu des guerriers, car elle agresse incessamment autrui et considère ses partenaires sexuels comme des adversaires à anéantir. Jusqu’alors incité à éprouver quelque compassion pour ce personnage d’encre et de papier en comprenant que Kriemhild cherche à se venger des humiliations subies par elle-même au cours de son enfance, tant l’illusion narrative est puissamment élaborée, le lecteur désinvestit son empathie en se voyant lui-même traité en ennemi. Il perçoit progressivement Kriemhild comme destructrice de son entourage et ce passage renforce sa prise en compte de cet aspect négatif. L’effet savamment amené consiste à inverser le regard sur la monstruosité.
Ce revirement se ressent vivement à propos de la tentative de meurtre de Jacques sur Kriemhild, qui est racontée deux fois : par le narrateur au début du roman (ibidem p. 10-11), puis par la narratrice dans les dernières pages (ibidem p. 185-186). Le premier récit de l’événement suscite la répulsion et tend à faire considérer l’héroïne comme une victime de son amant jaloux et possessif qui ne supporte pas la rupture. Lors du second, le lecteur n’éprouve de compassion que pour le héros qui apparaît alors comme un homme pacifique victime d’une sphinge enjôleuse et destructrice qui s’est efforcée de le rendre fou en éveillant chez lui la jalousie, le sadisme et l’agression meurtrière. C’est un tour de force du romancier, manipulateur au plus haut degré, d’autant plus remarquable que les propos de chaque protagoniste au sujet de la tentative de meurtre attirent la compassion sur son adversaire. Malgré la dénonciation réitérée de l’illusion narrative, où peut-être à cause d’elle, le lecteur fasciné cherche à cerner ces êtres insaisissables et passionnés qui prennent consistance dans l’oscillation entre fiction et réalité.
La disparition menace l’écriture et le souvenir : le conte du singe vert que Kriemhild avait écrit dans son enfance a disparu, les romans de Jacques sont pilonnés (ibidem p. 40) ; Kriemhild oublie ses rêves puis évacue de sa mémoire cet effacement même : « j’oublie que j’ai oublié » (ibidem p. 108). Elle redoute de perdre ses souvenirs et ses mots comme sa grand-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. Le narrateur avoue multiplier les pièges (ibidem p. 40) et admire la sagacité de Kriemhild qui distingue les livres réels des textes apocryphes. Au-delà du jeu des amoureux qui cherchent à se berner l’un l’autre, le romancier joue à égarer le lecteur, pour son plus grand plaisir, dans un labyrinthe de miroirs et de doubles où le thème essentiel est celui de l’écriture.
Ce roman fascinant est sous-tendu par la violence et l’ambivalence du désir : celui de Kriemhild d’annihiler ses partenaires, celui du héros pour sa maîtresse, celui de reconnaissance sociale enfin, motivé par l’absence de reconnaissance maternelle douloureusement exprimé par Jacques : « Et je m’interrogeais sur le niveau de notoriété qu’il me faudrait atteindre –le passage à « Apostrophe » ? le Goncourt ? le Nobel ?- pour être enfin reconnu par elle. » (ibidem p. 139).
La violence de l’océan est surpassée par celle des hommes dans le livre deuxième du roman de Baricco Océan mer, intitulé « Le ventre de la mer ». Elle s’oppose à la légèreté des êtres réunis à la pension Almayer et qui existent à peine, des êtres décorporés à la recherche d’absolu. L’ambivalence caractérise aussi bien la plage que la fiction narrative : « S’il y a, dans le monde, un endroit où tu peux penser que tu n’es rien, cet endroit, c’est ici. Ce n’est plus la terre, et ce n’est pas encore la mer. Ce n’est pas une vie fausse, et ce n’est pas une vie vraie. C’est du temps. Du temps qui passe. Rien d’autre. » (Baricco, 1993 ; 2003 p. 104). Mais l’espace et le temps ne se confondent que sur la page de l’écrivain, qui invente en ses fictions des vérités irréelles, comme dans les contes majorcains qui commencent par « C’était et ce n’était pas (…) ».

Conclusion

La sublimation consiste à transférer l’énergie du désir et décharger les pulsions de désir sous une forme esthétique qui intègre l’ambivalence du psychisme. C’est ce qui s’opère dans la construction narrative des textes littéraires, imprégnés de vérité dans leur fiction même, fondés sur des oppositions. En outre le style de l’écrivain s’élabore entre son être propre et le code commun. Enfin, pour créer une œuvre originale, l’écrivain s’appuie sur la tradition sous peine de ne pas être compris, et il s’en éloigne en même temps sous peine de ne rien inventer de nouveau. La construction d’une œuvre littéraire s’érige donc à partir des forces psychiques profondes ambivalentes, mais orientées vers la compréhension du lecteur.
Elle suscite la jouissance de l’écrivain qui s’enivre de sa propre ferveur, quasi religieuse, et propose le plaisir de la lecture, surtout à qui peut y puiser des résonances de son propre psychisme. Principe de vie, la sublimation mène au plaisir ou à la consolation, voire à la joie, et s’associe à l’espoir de gloire littéraire assurant la survie du créateur.
CONCLUSION

A partir de l’intuition géniale de Freud qui voyait un lien entre l’ambivalence caractéristique du psychisme et les sens opposés des mots primitifs découverts par Abel, nous avons exploré les théories psychanalytiques relatives à l’ambivalence. Puis nous avons vu le problème douloureux de la schizophrénie, maladie mentale à l’origine du terme qui nous occupe et qui se manifeste notamment par des propos paradoxaux : les problèmes d’ambivalence se manifestent dans la parole. Et puisque l’ambivalence caractérise le psychisme de tout un chacun, sans se manifester de manière aussi caricaturale que dans la schizophrénie, il est probable qu’elle imprègne tous les discours, voire la langue. Nous avons enfin observé le fonctionnement de la sublimation littéraire, expression artistique heureuse de l’ambivalence inconsciente qui produit des œuvres esthétiques issues d’énergies inconscientes associées au travail. Et nous avons tenté de mettre en évidence l’importance vitale de l’écriture, qui tend à s’exercer sur un mode ambivalent.
Il semble que l’écriture littéraire permette une jouissance maximale et une régulation des tendances opposées de l’ambivalence, qu’elle apaise les angoisses de mort et devienne plus essentielle que la vie même pour l’écrivain. Sa personnalité s’y exprime par le style, où s’affirme son désir propre en lutte contre la norme. Et le plaisir esthétique du lectorat pourrait bien se développer en partie selon les résonances psychiques qu’il savoure dans les œuvres, outre le style, le rythme et les sonorités, la composition et l’originalité.
Les forces psychiques profondes, caractérisées par l’ambivalence, assurent la vitalité des textes littéraires dans une prise en compte indispensable des normes linguistiques et littéraires du destinataire. Elles sont à l’œuvre dans la parole, et c’est l’ensemble des discours qui participe à la construction de la langue et son évolution. On peut donc s’attendre à trouver dans la langue des manifestations de l’ambivalence caractéristique de l’Inconscient sous forme d’énantiosémie. Comment la plasticité de la langue accueille-t-elle l’ambivalence dans l’expression verbale ?



II Enantiosémie généralisée


Nous avons vu que l’énantiosémie était contestée par Benveniste, lui-même remis en cause à juste titre par M. Arrivé et J-C Milner. Puis nous avons envisagé les théories psychanalytiques qui établissent le rôle de l’ambivalence caractéristique de l’Inconscient dans les manifestations du discours, en esquissant le chemin de la sublimation qu’elle emprunte. Nous allons maintenant tenter de montrer que l’énantiosémie mérite d’être généralisée à tous les domaines de la langue, à la pensée et à l’imaginaire.
Avant même de rentrer dans le détail de chaque champ linguistique, notons à propos de la linguistique structurale, qui domine depuis Jakobson et Saussure, que la structure se définit comme « un système d’oppositions et de corrélations » et qu’elle s’impose en anthropologie depuis Lévi-Strauss. La structure serait-elle liée à l’énantiosémie ?

1. Langue : Nous envisagerons successivement – par souci de clarté - les domaines suivants, avec les recoupements qui s’imposent en raison des enchevêtrements de la langue : lexique, sémantique et syntaxe, phonologie et prosodie, figures de style.

a) lexique

Nous avons vu l’exemple de « sacer » à propos du débat concernant l’énantiosémie. Freud donne l’exemple de heimlich, qui peut prendre le même sens que unheimlich, malgré le préfixe privatif, dans un article intitulé « Das Unheimliche » (« L’inquiétant ») de 1919 (cité par M. Arrivé, 2008 a p. 13-14 et p. 32). Et il développe ses considérations sur les sens opposés des mots primitifs dans un essai comportant le mot  « Unheimliche » : L’inquiétante étrangeté et autres essais.
Le substantif mot lui-même, sous sa forme latinisée motus, signifie le silence, comme le fait remarquer Lacan dans Le Séminaire, livre VII : L’Ethique de la psychanalyse (cité par M. Arrivé, 2008 a, p. 31-32).
L’énantiosémie évidente de « louer » et « hôte » repose sur l’ « inversion des relations actantielles (on donne ou on reçoit, on accueille ou on est accueilli) » (M. Arrivé, 2005a, p.181). Les termes « rien » et « personne » font preuve d’énantiosémie selon leur distribution contextuelle puisqu’ils sont parfois interchangeables avec leurs contraires « quelque chose » et « quelqu’un » : J’ai passé trois mois sans voir personne et sans rien faire (ibidem p.182). Cela est lié à la négativité qu’ils comportent.
Les relations entre les signifiés sont constitutives de pôles, qui sont opposés sans que cela apparaisse de manière évidente. Par exemple, le verbe « lever » peut prendre le sens de « faire apparaître » dans l’expression « lever un lièvre » et celui de « faire disparaître » dans « lever le doute » ou « lever une difficulté » (J-J Franckel, séminaire 2006-2007). La langue peut vouloir dire une chose et son contraire, ce qui reflète le fonctionnement psychique de l’ambivalence. La formulation « comme par hasard » ne s’emploie que pour nier le hasard. Elle semble issue d’une ellipse : « comme (si c’était) par hasard ». L’expression populaire antiphrastique « Ça crève les yeux » signifie « c’est évident, bien visible ». Elle comporte deux sens contraires : le sens propre énoncé et le signifié évoqué. Dans le même domaine de la vision, « être ébloui » peut signifier « ne plus rien voir » ou « être émerveillé par ce qu’on voit ». Une exclamation populaire telle que « c’est la meilleure ! » est employée comme antiphrase si bien que « la meilleure » désigne le paroxysme du pire.
L’adjectif terrible, qui véhiculait originairement un sens uniquement négatif, s’est adjoint le sens inverse d’intensité positive, cela sous l’influence d’une pratique populaire de l’antiphrase. Le premier sens tend à se raréfier. L’adverbe trop passe du sens négatif d’excès à celui de valeur positive dans l’emploi d’apparition relativement récente Il est trop. Le substantif bagatelle connaîtra probablement le même type d’évolution en renversement, étant donné la fréquence de son emploi antiphrastique dans le langage parlé : le sens de « chose ou somme de peu de valeur », tend à s’inverser en son contraire dans des propos du type : J’ai dépensé la bagatelle de mille euros pour une réparation de voiture. La pratique de l’antiphrase contribue donc à mettre en évidence ou recréer l’énantiosémie de la langue. Il semble que le désir de prendre du recul par rapport aux propos énoncés conduise à utiliser le pôle opposé du signifié habituel. Peut-être y a-t-il interaction entre sa présence sous-jacente et la volonté de s’exprimer en opposition aux normes habituelles.
L’adjectif « pitoyable » peut signifier « qui fait pitié » ou « qui a pitié », dans un sens plus ancien et plus littéraire qui joue pleinement dans le radical de son contraire « impitoyable ». Le verbe « obliger » peut prendre le sens de « contraindre » ou de « rendre service ». Le titre de Freud « Totem et tabou » comporte deux mots ambivalents. Le mot polynésien « tabou » comporte deux significations opposées : sacré et interdit-impur. Il est utilisé en psychanalyse pour désigner le caractère à la fois sacré et interdit de la sexualité. Un personnage sacré, considéré comme saint et intouchable, est chargé de protéger la société qui le vénère tout en le torturant d’interdits. Il est donc à la fois vénéré et agressé. Se soumettre à un tabou, c’est s’abstenir de ce qui est nuisible, ce qui revient à pratiquer une magie négative de l’ordre de l’interdit pour éviter quelque chose de redouté, par opposition à la magie positive, ou sorcellerie, qui consiste à provoquer quelque chose de désiré (Frazer, 1890 ; 1981). Le totem est l’animal représentatif d’un ancêtre protecteur. Lui aussi est intouchable : il est interdit de tuer et de manger cet animal, sous peine de ne plus être protégé par l’ancêtre mais au contraire attaqué par son esprit. Le totem est donc une protection susceptible de s’inverser en malédiction.
Quant au « clair-obscur », nom composé de deux adjectifs de sens contraire, c’est un terme de peinture dont l’origine italienne chiaroscuro est due à Léonard de Vinci. Cela désigne la distribution des lumières et des ombres ; c’est plus précisément la mise en valeur de parties lumineuses grâce au sombre qui les entoure, dynamique artistique fondée sur les contrastes ; et c’est encore le camaïeu qui fond les lumières et les ombres. La réunion des contraires est constitutive du mot « clair-obscur » et s’applique aussi au traitement de l’ombre et la lumière : fondu ou contraste. Ce cas d’énantiosémie évoque la fusion vs séparation de la relation duelle entre la mère et l’enfant. Par extension, ce mot composé a pris le sens de lumière douce et/ou tamisée, lumière souvent crépusculaire à la frontière esthétique entre le jour et la nuit. Le principe de vie qui donne un charme particulier aux clairs-obscurs, issu de l’alliance des contraires, est si lié à l’ambivalence psychique que la langue a donné à l’expression, par extension métaphorique, le sens d’ « ambiguïté, confusion, doute, incertitude, vague » (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Robert, 1976). Et c’est bien cette ambiguïté de la langue qui permet sa plasticité à l’origine de la créativité verbale, cette incertitude fondamentale qui reflète le questionnement philosophique, ce doute angoissant issu de l’ambivalence et indispensable à la vie : l’angoisse due à l’ambivalence psychique, malgré sa pénibilité, est le moteur vital de la création ; l’énantiosémie constitue le reflet linguistique de l’ambivalence et génère simultanément les ambiguïtés et l’ouverture au renouvellement.
Les expressions anglaises  hang on et hold on sont aussi des cas d’énantiosémie :  hold on signifie en effet « arrêter » ou « continuer dans des circonstances difficiles » ; et hang on veut dire « tenir étroitement » et « attendre un moment ». Quant à l’expression française solution de continuité, le plus souvent employée à la forme négative, elle utilise le mot continuité pour exprimer la rupture ! Elle semble issue de la séparation traumatisante qui laisse un désir de fusion se trahissant dans la langue… et c’est peut-être ce qui favorise les traces d’énantiosémie dans la langue. Cette expression signifie le contraire de ce qu’elle semble vouloir dire. Quand on en découvre le sens, une fois la première surprise passée, on l’admet, on s’y habitue et l’on ne perçoit plus qu’à peine son étrangeté. Mais ce qui est clair, c’est que la langue joue son rôle de leurre.
Dans l’expression « crier merci », qui signifie « demander grâce », « merci » a le sens de compassion, alors que « être à la merci de quelqu’un » veut dire « être en son pouvoir teinté de menace » ; « remercier », c’est « dire merci », manifester sa gratitude, mais dans le monde du travail, ce peut être renvoyer de l’emploi, rejeter hors de ce monde, destituer de l’emploi . Selon son contexte, le mot « merci » peut donc signifier « compassion » ou « rejet ».
Dans le domaine des homonymes, le nom « licencié » veut dire « titulaire d’une licence, autorisé à enseigner », alors que le verbe « licencier » signifie « renvoyer de l’emploi », si bien que le groupe nominal « professeur licencié » comporte deux sens opposés même si cela dépend de la catégorie grammaticale de « licencié » (substantif ou participe passé employé comme adjectif), ce qui n’est perceptible qu’en fonction du contexte éventuel. Bien évidemment, l’homonymie diffère de l’énantiosémie, cependant ses emplois sont si fréquents que nous sommes habitués à produire des énoncés qui se prêtent à des interprétations sémantiques opposées. C’est ce qui explique en partie que l’énantiosémie reste inaperçue malgré les traces qui en témoignent dans la langue. Par exemple « filer » peut signifier « marcher derrière quelqu’un (comme à la file), le suivre pour le surveiller, épier ses faits et gestes » ou au contraire « aller droit devant soi, en ligne droite, aller vite » (à partir d’un terme de chasse), et même, dans le registre populaire,  « s’en aller, se retirer ». Deux éléments opposés (suivre et fuir) sont donc sous-jacents au signifiant « filer ».
L’expression grecque áporos ánemos désigne « soit un vent si violent qu’on ne peut ni l’utiliser ni lutter contre lui, soit une absence totale de vent comme celle que connurent les Grecs à Aulis et qui les plaça (…) dans une impossibilité complète de naviguer » (Détienne et Vernant, 1974, p. 153). Il s’agit donc de deux sens opposés qui conduisent au même résultat : l’impossibilité de naviguer. Ils correspondent à la démesure éolienne et l’absence. Ce cas est d’autant plus intéressant qu’il évoque la négation, énantiosémique par excellence, qui exprime souvent l’absence et parfois l’intensité, comme nous le verrons bientôt.
Il arrive que l’opposition des pôles soit biaisée par la langue, ce qui contribue à masquer l’énantiosémie. Par exemple, selon les observations de Danielle Leeman (séminaire 2006-2007) l’opposition de « bien » et « mal » disparaît dans les expressions « bien fichue » et « mal fichue », celle-là équivalant à « bien faite, bien proportionnée » et celle-ci à « un peu malade ». Les adverbes « bien » et « mal » perdent alors leur fonction de pôles opposés, fuyant l’étiquetage de « contraires ». Et selon la même source, l’énonciation qui s’imbrique dans tous les discours vient renforcer ce phénomène de leurre, ce caractère mobile des vocables : les adverbes énonciatifs, toujours positifs, « franchement », « sincèrement », « honnêtement » n’excluent pas le mensonge. Et l’on emploie « sûrement » ou « certainement » précisément en l’absence de certitude. Là encore, la langue exprime le contraire de ce qu’elle semble dire.
Michel Arrivé signale le cas des ad’dâd des grammairiens arabes : c’est le pluriel de d’did, « mot qui illustre lui-même le phénomène qu’il désigne » car il signifie à la fois « pareil » et « contraire » (1994, p. 179). Il semble qu’il s’agisse d’homonymie des contraires. Et qu’en est-il de l’homonymie en français ? S’il est logique d’utiliser un même mot pour plusieurs sens par économie de vocabulaire, le fait qu’il s’agisse souvent de sens opposés est intrigant. Par ailleurs, l’existence de synonymes contredit le principe d’économie des homonymes, même si elle apporte une très appréciable variation de nuances. De même l’existence des allomorphes, par exemple dans la conjugaison du verbe aller, témoigne également du fait que la langue ne fonctionne pas toujours vers l’économie et la simplification, même si elle manifeste une tendance prononcée en ce sens. Enfin, la symétrie entre homonymes et synonymes, à savoir dans un cas le même signifiant pour des signifiés différents et dans l’autre le même signifié pour des signifiants différents, n’est qu’apparente : l’étude des synonymes révèle des nuances de sens alors que dans le cas de l’homonymie, le signifiant est absolument identique, bien que l’on puisse distinguer homophones et homographes. Le phénomène troublant de l’homonymie pourrait peut-être venir conforter la thèse de l’énantiosémie parce qu’il la suscite comme si elle était sous-jacente, prête à s’immiscer dans le langage à la première occasion favorable. L’énantiosémie serait-elle une tendance de la langue, voire l’essence même du langage, plus ou moins visible mais toujours présente ?
Le plaisir des cruciverbistes repose notamment sur la polysémie, l’homonymie, la synonymie et les jeux de mots. C’est une joie de déjouer le leurre de l’ambiguïté, qui atteint son point culminant avec l’énantiosémie. Par exemple, la « gaffe » est « une perche munie d’un croc utilisée pour guider une barque entre des obstacles » (Arrivé, 2005b, p. 81). En argot ancien, c’est un « veilleur » (p. 80) et en français contemporain très familier, cela désigne « des propos inconsidérés qu’on lâche sans y penser au risque de blesser son interlocuteur ». Certes, ce sont des homonymes, mais l’un comporte une idée d’attention vigilante et l’autre un manque de tact en raison d’une faute d’inattention nuisible. Attention et inattention s’opposent clairement. Inversement, des expressions contraires ont la même signification « obéir » : « dresser » et « faire plier ». Peut-être la jouissance du cruciverbiste vient-elle en partie de l’alternance entre l’écart par rapport au sens habituel et la fusion de deux sens ordinairement contraires. Michel Arrivé attribue ce plaisir à l’hésitation elle-même, momentanée ; elle situe souvent le cruciverbiste en plein cœur de l’énantiosémie linguistique. Jean-François Jeandillou (2008, p. 77) écrit un chapitre intitulé « Verbigérations cruciverbistes ». Le verbe latin verbigerare signifie « se disputer » ; ses sonorités évoquent la verge du verbe. L’auteur précise que « [l]a compétence linguistique et encyclopédique du destinataire est à la fois postulée, par anticipation, et mise à l’épreuve car chaque énoncé doit favoriser l’identification d’un objet prescrit tout en suggérant des réponses inadéquates. » (2008, p. 77). Il ajoute que ce jeu nécessite « une relative complicité des partenaires ». C’est un jeu qui ressemble à celui que décrit Daniel Marcelli (2006 p. 6-7) : la maman chatouille son bébé, ce qui fait rire l’enfant ; elle recommence à intervalles réguliers, puis modifie les intervalles, ce qui crée une surprise. Elle dit « je t’ai eu ! » et le bébé rit. Marcelli montre que « ces jeux de surprise et de tromperie tiennent une place essentielle dans l’organisation de la psyché humaine ». C’est un moyen de rendre l’incertitude des relations humaines acceptable et d’ouvrir une brèche dans l’emprise de la dyade composée par la mère et l’enfant (ibidem p. 71-72). Le cruciverbiste éprouve le plaisir de déjouer les pièges et il éprouve un instant le vertige de l’incertitude au sujet de la réponse, mais en comptant bien sur ses compétences pour en sortir vainqueur. La séduction des mots croisés réside en grande partie dans le leurre de la solution suggérée qui n’est pas la bonne, ce qui nécessite un effort pour en trouver une autre et permet la compréhension finale de l’astuce.
Nous allons maintenant utiliser quelques autres exemples issus des Verbes sages et verbes fous de Michel Arrivé (2005b) pour tenter d’y voir plus clair dans les cas d’énantiosémie. Ils proviennent de discours contemporains, entendus pour la plupart à la radio ou à la télévision.
Le verbe victimiser, relativement récent, signifie « persécuter », « martyriser », donc il s’agit de nuire à une victime. Mais il s’emploie aussi au sens de « présenter comme victime » dans « victimiser les bourreaux » (ibidem p. 151), c’est-à-dire finalement leur accorder une faveur indue, comportement qui est apparu il y a quelques décennies. On assiste donc à une percée d’énantiosémie dans cet emploi lié à un changement de société suivi de prise de conscience et peut-être de revirement. Il est assez remarquable qu’en dénonçant l’inversion des rôles entre victime et bourreau, l’on inverse le sens du verbe, dans une sorte d’imitation par la langue de l’idée de renversement dénoncée. Le verbe halluciner aussi est susceptible d’inverser sa signification, et ce n’est pas par hasard non plus. Son premier sens était « donner des hallucinations » (ibidem p. 89), mais dans la construction intransitive actuelle j’hallucine, le locuteur veut dire qu’il devient fou, ou plutôt il feint de dire qu’il devient fou, car le but de son discours est en fait de dénoncer la folie de ce qu’il a vu. L’exemple donné par Michel Arrivé est d’ailleurs significatif : J’hallucine, quoi, ou il est complètement taré, ce mec ? dit un étudiant. D’ailleurs quelqu’un qui a des hallucinations ne s’en rend pas compte puisqu’il les prend pour la réalité, et si jamais il a un doute, il dira « J’ai des hallucinations, je dois consulter un thérapeute » et non « J’hallucine ». Cette construction remplace le sujet grammatical du verbe, qui pourrait être un souvenir par exemple, le thème de l’hallucination, par le je du locuteur, prétendument victime d’hallucination. Le véritable sujet devrait être l’autre, celui dont on parle en dénonçant sa folie, le « mec » qui « est complètement taré », mais il n’a pas l’honneur d’être sujet puisque le désir du locuteur est de l’éliminer : il n’est qu’une hallucination, il n’est même pas réel. Relégué au statut de non être, l’objet du discours est ainsi totalement disqualifié.
Le verbe supporter signifie « tolérer quelque chose –ou quelqu’un- de désagréable » mais aussi « encourager », « soutenir moralement » (ibidem p. 134), surtout dans le domaine politique et sportif, second sens probablement ravivé sous l’influence de l’anglais supporter. Le résultat est que l’une des deux acceptions du verbe comporte l’idée de désagrément subi et l’autre celle d’enthousiasme actif. A défaut d’énantiosémie véritable, peut-être pourrait-on parler de traits sémantiques opposés, ce qui est plus fréquent. Un cas intéressant d’énantiosémie est celui du verbe gerber : il signifie, depuis le XIVème siècle, « rassembler les céréales moissonnées », il a pris le sens de « empiler, mettre en tas », et en argot ancien « enfermer » puis « condamner » ; enfin « gerber », à partir de la forme de la gerbe de céréales, a pris le sens de « vomir » dans un emploi populaire. Finalement, le même verbe peut signifier « enfermer » ou « mettre à la porte » ((ibidem p. 84). Non seulement le même verbe peut comporter deux sens opposés, mais deux verbes apparemment contraires peuvent avoir le même sens. Le préfixe dé- marque habituellement le contraire (faire vs défaire, lier vs délier, etc). Mais « dégommer » n’est pas nécessairement le contraire de « gommer », il en est plus souvent synonyme. Le verbe « gommer » signifiait d’abord enduire un objet de gomme de façon à le rendre collant » et « dégommer » était bien son contraire : enlever la gomme. Il s’agit maintenant dans les deux cas d’effacer, faire disparaître (ibidem p. 84-85). Le préfixe dé- peut donc se charger d’énantiosémie. Dans la même catégorie grammaticale, r(e)- marque habituellement la répétition, mais il prend la signification inverse dans se raviser ; le verbe pronominal s’aviser signifie « prendre conscience d’une situation », « se décider à une action ». Quand on se ravise, on ne répète pas cette décision, on l’annule (ibidem p. 25).
Dans la perspective constructiviste, le préfixe re- ne marque pas en soi l’itération : il peut construire une valeur itérative qui n’est équivalente à aucune autre. Jean-Jacques Franckel donne à ce sujet le contrexemple « rejoindre » qui ne signifie pas « joindre de nouveau ». L’itératif semble marquer un recommencement. Et le verbe « rejoindre » suggère précisément, sous l’influence de la tendance du préfixe à exprimer l’itératif, l’idée erronée d’une jonction précédente qui n’existait pas : serait-ce un désir de fusion inavoué qui s’y manifeste ?
Enfin le verbe « sentir » est amusant dans ses emplois paradoxaux : on dit de quelqu’un qu’on « ne peut pas le sentir » ou au contraire qu’on « l’a dans le nez » (Michel Arrivé, ibidem p. 128), ce qui revient à métaphoriser une même signification par deux concrétisations olfactives opposées. Peut-être pourrait-on envisager d’y voir un cas d’énantiosémie inversée ? Quoi qu’il en soit, ces expressions semblent marquer une hésitation entre l’intérieur et l’extérieur du corps : serait-ce une variante de manger vs être mangé ? La même hésitation entre dedans et dehors apparaît dans Tu sens la rose, qui « s’adresse selon le cas à une femme parfumée ou à une personne humant un bouquet de fleurs » (ibidem p. 129) : le destinataire peut inhaler l’odeur ou la laisser émaner de sa peau dans une tentative de séduction. Mais n’est-ce pas la langue qui séduit, dans cette figuration de pénétration des narines dont le bénéficiaire est incertain?  Il peut être le locuteur ou le destinataire, le je ou le tu, avec une hésitation identitaire comme dans la relation duelle de la mère et l’enfant (cf I, 1 b p. 23-24 : Hermann).

Conclusion
Et c’est cette ambivalence originelle qui influe sur le langage . Le mot ne comporte d’ailleurs pas de sens en lui-même, mais travaille son co-texte. Comme dans la « talking cure » de Freud, où il s’agit de cerner l’identité du sujet par les mots qu’il prononce, le linguiste traque le sens et l’identité d’un mot en étudiant ses variations, ses relations avec les autres. (« relation » vient d’ailleurs de « relater »). De même qu’un être n’est pas figé définitivement, ce qui le rigidifierait, mais change en fonction de son entourage, évolue selon ses relations humaines, le mot est susceptible de métamorphoses et de rôles très divers. C’est même cette absence de rigidité, cette mobilité perpétuelle, qui permet le déploiement de l’être et de la langue.
Culioli, dont l’aphorisme favori est que « la compréhension est un cas particulier du malentendu », considère que l’instabilité du mot est telle qu’elle nécessite sans cesse « la capacité d’ajustement entre les sujets. Cette capacité ne permet que rarement un ajustement strict. » (1990, Pour une linguistique de l’énonciation, p.26). A ce point de vue linguistique s’associe celui du psychanalyste : la parole est un « lien fictif, car la parole entendue éventuellement par cet autre lorsqu’il veut bien nous prêter l’oreille est sans rapport avec ce que, dans cette oreille, nous aurions voulu glisser. » (Lucien Israël, 1978 ; 1998 p. 195).
A ces malentendus s’adjoignent les pratiques linguistiques de l’ellipse et de l’antiphrase, de l’inversion du sujet et de l’objet, procédés qui finissent par s’introduire, parfois malgré la norme et parfois en accord avec elle. Elles contribuent à réactiver l’énantiosémie originelle. La plasticité de la langue se prête à la fois à l’influence de l’entourage cotextuel et à celle de la subjectivité. Cette double influence ne se reflète pas seulement dans le lexique, mais aussi dans l’ensemble syntaxe –sémantique que nous allons aborder maintenant.


b) syntaxe et sémantique 

Merleau-Ponty s’exprime ainsi dans Signes : « Ce que nous avons appris dans Saussure, c’est que les signes un à un ne signifient rien, que chacun d’eux exprime moins un sens qu’il ne marque un écart de sens entre lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les différences qui apparaissent entre eux. » (1960, p. 63). Il en est de même du moi, qui se constitue en se percevant différent de la mère, ce qui correspond à la relation duelle de Hermann, à l’ambivalence fusion vs séparation (voir I, 1b p. 23-24).
Les plus jolies, et par conséquent les plus connues, des formules de Merleau-Ponty vont dans le même sens : « la parole joue toujours sur fond de parole, elle n’est jamais qu’un pli dans l’immense tissu du parler » et « Il y a donc une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour laisser place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots » (ibidem p. 68-69). Cela signifie que les mots sont en interaction les uns avec les autres et peuvent s’étouffer ou s’épanouir, en tout cas se transformer selon leur environnement, de même que les humains. Ils se combinent entre eux de manière à produire des cas d’énantiosémie, ce qui n’est pas un hasard mais la détermination de l’Inconscient. Et leur combinaison œuvre dans l’ensemble syntaxe-sémantique.


b. 1. génitif subjectif et objectif
Dans l’exemple connu « la crainte des ennemis », les génitifs objectif et subjectif issus du latin provoquent une ambiguïté de sens qui est assimilable à une opposition, la crainte pouvant affecter chacun des camps ennemis : il s’agit de faire peur ou d’avoir peur. Les relations entre les signifiés sont ici encore constitutives de pôles opposés sans que cela apparaisse de manière évidente. La langue peut vouloir dire une chose et son contraire, ce qui reflète le fonctionnement psychique de l’ambivalence.


b. 2.Conjonctions de coordination
Un signe linguistique étrange et très utile, et/ou, constitue une création très particulière avec ce trait oblique qui réunit et disjoint à la fois les deux conjonctions de coordination, celle de la réunion et celle de la disjonction, en proposant simultanément l’une ou l’autre. Il semble qu’on ait là un cas d’énantiosémie puisque la réunion et la disjonction s’opposent. On a l’impression d’avoir une figuration linguistique de la relation duelle entre l’enfant et sa mère, du désir ambivalent de fusion et de séparation. Et ce signe chargé d’ambivalence se révèle particulièrement commode dans un discours rationnel. Loin d’apporter la confusion, il participe à la clarification des idées. C’est l’un des nombreux paradoxes de la langue qu’un signe se démarque des autres en utilisant une barre adjointe aux lettres, se charge d’ambivalence et contribue à la distinction des concepts. Cette barre muette, sans réalisation phonétique, est lourde de sens. Mais les contraires, comme les synonymes, sont rarement parfaits : « et » n’est pas exactement l’inverse de « ou » car le contraire de « et » peut être « l’un ou l’autre », ou « ni l’un ni l’autre ».

Sans revêtir l’ambivalence évidente du signe et/ou, toutes les conjonctions de coordination relient et séparent en même temps des éléments linguistiques de même niveau. Le et relie deux éléments entre eux et les sépare par sa présence, tout en accentuant l’union de la liaison, tandis que le ou relie et sépare en intensifiant cette séparation en disjonction. Remarquons au passage que la formulation ou bien peut équivaloir à ou, mais qu’elle est nécessaire dans certains cas pour accentuer la séparation entre deux éléments linguistiques et lever ainsi l’éventuelle ambiguïté. Par exemple, énoncer la phrase « La forme verbale hébraïque appelée Wayyiqtol peut correspondre à un passé narratif ou à un futur précédé d’une conjonction de coordination et. » laisse une ambiguïté quant à l’attribution du segment « précédé d’une conjonction de coordination » : il pourrait se rapporter seulement au « futur » ou bien se rapporter à la fois au « passé narratif » et au « futur » car le pluriel ne se marque pas à l’oral. La substitution de ou bien à ou lève l’ambiguïté : dans l’énoncé « La forme verbale hébraïque appelée Wayyiqtol peut correspondre à un passé narratif ou bien un futur précédé de la conjonction et », la séparation exclusive assurée par ou bien marque une disjonction absolue entre les deux termes reliés, si bien que « précédé de la conjonction et » concerne nécessairement le futur et lui seul.
Le mais relie deux éléments tout en les opposant, fonctionnement que l’on pourrait qualifier d’ambivalent. Ces mots de liaison, dits « mots-outils », jouent un rôle amusant de fusion-séparation, et se montrent pertinents pour le sens en accentuant l’un ou l’autre des deux pôles. Quant à car et donc, ils expriment les rapports logiques inverses de cause et de conséquence et s’avèrent souvent interchangeables si l’on inverse les éléments de la phrase. Ce sont, en quelque sorte, des contraires généralement substituables l’un à l’autre en contexte inversé.

b. 3. prépositions
Prenons l’exemple des prépositions sur et pour analysées par J-J Franckel (2007, Grammaire des prépositions, t. I p. 71-147). La première évoque une relation spatiale dans « le livre est sur le bureau », une sorte de frontière où il y a simultanément contact et séparation. Mais elle n’a plus rien à voir avec l’espace dans « tirer sur un lapin » où elle attribue un sens de cible au nom « lapin » ni dans « passer sur les détails ». Le lapin n’est pas atteint (ou pas encore) et les détails sont évoqués pour être rejetés. Dans la terminologie de Culioli, cela revient à considérer un élément par rapport à l’intérieur d’un domaine tout en le maintenant à l’extérieur. Cette préposition, dans « X sur Y », établit entre X et Y une relation telle que l’autonomie de X est maintenue tandis que Y est une zone ambivalente à laquelle X est rattaché tout en étant séparé, dans une sorte de miroitement. L’ambivalence de la préposition « sur », partiellement masquée par nos représentations spatiales, se révèle dans cette analyse. Quant à l’expression « tirer un trait sur le passé », qui équivaut à un rejet, même s’il est illusoire, elle utilise l’ambivalence de « sur » qui contamine le verbe « tirer » : celui-ci suscite habituellement l’existence d’un attracteur, à l’opposé du rejet. Et le « trait » pourrait figurer graphiquement l’ambivalence puisqu’il relie généralement deux points tout en séparant deux espaces, bien qu’il prenne ici le sens de raturer, supprimer. Mais le rejet du passé, comme celui de l’ambivalence, condamne peut-être à une forme d’amputation.
La préposition « pour » semble évoquer le but au premier abord. Pourtant, elle est bien plus fréquemment liée au ratage, par exemple dans « je suis venu pour voir le train partir » ou « j’ai fait tout ça pour ça ». Dans cette dernière expression, le mot « ça » répété est vide, mais la préposition « pour » introduit une confrontation des résultats décevants par rapport aux efforts déployés. Dans la prise de « médicaments pour la grippe », « pour » est interchangeable avec « contre », ce qui introduit une ambivalence apparente. La véritable ambivalence de « pour » se manifeste nettement dans des expressions comme « Il travaille pour travailler » (pour le plaisir ou au contraire sans plaisir et par nécessité) et « Il mange pour manger » (par voracité ou au contraire sans plaisir, par nécessité, pour subsister).
L’antéposition est le lieu d’un foyer de contrastes, comme le montre le changement de sens de l’expression « pour ça » dans les expressions suivantes : « Il est doué pour ça », avec « pour ça » postposé, signifie « Il est doué pour ce genre d’activité » et prend un sens positif, alors que « Pour ça, il est doué », avec « pour ça » antéposé, signifie inversement « Il n’y a pas à dire, il est doué pour faire des bêtises ». Enfin l’ambivalence de « Pierre s’inquiète pour Marie » correspond aux sens « Pierre s’inquiète au sujet de Marie » ou « à sa place ». Ce phénomène peut être relié à la théorie de Hermann concernant la fusion et la séparation (voir I,1) : si Pierre s’inquiète au sujet de Marie, c’est qu’il la considère comme un être séparé de lui, un sujet distinct de lui et avec qui il entretient des relations positives ; s’il s’inquiète à la place de Marie, il usurpe sa place et son lieu d’être, il pratique une fusion par intrusion sous couvert de tendresse. L’ambivalence inconsciente se manifeste ici dans la langue.
L’unité linguistique incorpore et structure son contexte comme l’enfant incorpore la mère et structure, dans le meilleur des cas, l’image qu’il se fait d’elle et de lui-même. La réussite ou l’échec de cette incorporation provisoire joue sur son avenir relationnel et sur ses rapports aux mots, comme en témoigne les antiphrases des schizophrènes, leurs ellipses, leur confusion de l’homonymie et la synonymie et leur destruction des normes du langage pour des créations personnelles parfois esthétiques mais parfois difficiles à comprendre. La devise de Culioli selon lequel « la compréhension est un cas particulier du malentendu » prend alors une dimension tragique et douloureuse.


b. 4. temps verbaux
Le temps n’existe pas dans l’Inconscient, ce qui est même une autre de ses caractéristiques, au même titre que l’ambivalence, selon Freud (voir I, 1) ; il est étranger au schizophrène qui vit à proximité de son Inconscient (voir I, 2) ; et la langue en joue comme d’un leurre. Loin d’être un moule dans lequel se coule la pensée, le langage est le lieu de formation de la pensée et de manifestations inconscientes telles que l’ambivalence et l’absence de temps, qui peuvent se cumuler dans le rejet hors du réel.
Le temps n’est qu’une illusion, comme le disait déjà Saint-Augustin dans ses Confessions (livre XI) : le passé n’est plus, l’avenir pas encore. On se remémore le passé par des représentations mentales et l’avenir n’existe que par une sorte de projection, il est de l’ordre du virtuel, du possible, de l’envisagé. Benveniste montre bien dans Problèmes de linguistique générale (t. I p. 73, 247) que le temps est illusoire puisqu’il ne fonctionne que dans des rapports intra-linguistiques et que la bipartition entre passé et futur ne s’effectue que par rapport au présent subjectif du locuteur. Le temps linguistique est « sui-référentiel » (ibidem p. 263)
Les temps dits « passés » ne renvoient que rarement au passé. Le passé composé a une valeur de présent accompli ou d’antériorité quand il s’agit de formes non libres  ( Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t.I p. 246-250): « je te prête ce livre dès que l’ai fini » ; « quand il a neigé, je me réjouis de l’amortissement du bruit. ». Mais sa valeur d’accompli le relie aux effets dans le présent subjectif du locuteur et l’antériorité s’établit « dans un rapport logique et intra-linguistique » (ibidem p. 247) qui est en dehors de la réalité objective. L’imparfait ne renvoie nullement au passé non plus dans « Si je pouvais, j’irais voir la mer », ce qui signifie « je ne le peux pas, j’en suis empêchée par des contraintes ».
L’imparfait peut prendre également une valeur de négation, comme dans « Un instant plus tard, la bombe éclatait ». Cet exemple de J. Lacan dans le Séminaire XV (p. 79) reprend approximativement l’exemple de G. Guillaume « Un instant après/ plus tard, le train déraillait (in Leçons de linguistique 1938-1939). On peut considérer deux contextes opposés pour mettre en évidence l’ambivalence de cet énoncé qui peut vouloir dire que la bombe a éclaté ou inversement que ce n’était pas le cas :
« Mon amie s’est rendu dans les souks du Caire avec son époux. Un instant plus tard, la bombe éclatait. Elle est veuve et handicapée. » La tragédie a eu lieu, avec ses conséquences désastreuses. Inversement, l’énoncé consiste à nier le déroulement du procès dans : « Le déminage a eu lieu juste à temps. Un instant plus tard, la bombe éclatait. » En d’autres termes, elle n’a pas éclaté. J. Lacan relie l’imparfait à la réaction de l’enfant au miroir par cette phrase : « Il n’y subsiste que cet être dont l’avènement ne se saisit qu’à n’être plus. » (Ecrits p. 678).
L’imparfait consiste souvent à nier une action, notamment dans les hypothétiques introduites par « si », mais aussi dans les exemples suivants empruntés à J-J Franckel (séminaire 2006-2007) : « C’est bête, ce soir il y avait un bon film à la télé. ». Il s’agit en fait d’un projet antérieur qui est annulé. Il y a bien projection du film, mais le locuteur ne le verra pas, donc il n’y a pas de film pour lui. De même dans « J’oubliais de te dire que Paul a téléphoné », en réalité je ne l’oublie pas. Cela ressemble à la prétérition du type « je ne dirai pas que … ». L’imparfait n’est pas une marque de temps. C’est même peut-être à cause de sa fonction négative qu’il est parfois employé pour atténuer les faits, par exemple dans la formule polie et rétractée « je vous téléphonais pour savoir si … », comme si le locuteur souhaitait nier le fait de téléphoner et de déranger. En outre, l’imparfait est employé massivement dans les récits de rêves, ce qui correspond sans doute à l’atemporalité de l’Inconscient qui s’y exprime.
L’imparfait est le temps verbal que Benveniste considère comme commun aux deux plan du discours et du récit (« Les relations de temps dans le verbe français » in Problèmes de linguistique générale , t.1, p. 243). En d’autres termes, ce temps constitue un lieu privilégié pour l’immixtion de l’Inconscient dans la mesure où la prise en charge de l’énoncé par le locuteur est éventuelle, laissant place à la possibilité de ne pas assumer le discours comme venant d’un « je » qui peut alors se masquer à la faveur de l’ambiguïté. L’emploi de l’imparfait pourrait donc constituer l’un des « points de capiton » du discours, selon la métaphore lacanienne qui désigne ainsi les lieux verbaux où l’Inconscient affleure.
A propos de l’aphorisme de Freud « Wo es war, soll Ich werden », J. Lacan montre l’importance de l’imparfait : « Nous contentant d’un pas dans sa grammaire : là où ce fut…, qu’est-ce à dire ? Si ce n’était que ça qui eût été (à l’aoriste), comment venir là même pour m’y faire être, de l’énoncer maintenant ?
Mais le français dit : là où c’était… Usons de la faveur qu’il nous offre d’un imparfait distinct. Là où c’était à l’instant même, là où c’était pour un peu, entre cette extinction qui luit encore et cette éclosion qui achoppe, Je peux venir à l’être de disparaître de mon dit. » (1966, p. 801)
Il s’agit d’advenir à l’être à partir d’une « extinction qui luit encore », de même que les désirs se fondent sur une situation antérieurement vécue.

Par ailleurs, Benveniste considère le conditionnel comme un imparfait auquel il emprunte ses terminaisons (ibidem p. 239).
Envisageons l’emploi du futur dans le passé qui s’exprime sous forme de conditionnel présent, par exemple dans la transformation de « Je dis qu’il viendra » en « Je disais qu’il viendrait ». C’est une forme de conditionnel qui n’a pas la valeur irréelle du véritable mode conditionnel. Jean Echenoz joue admirablement de cette ambiguïté dans Au piano : de multiples formes verbales sont susceptibles d’être interprétées de deux manières. Elles peuvent relever de l’irréel comme dans un jeu d’enfant (« je serais le papa et tu serais la maman ») ou bien d’une projection passée dans un futur relatif comme dans « il serait …». Le futur dans le passé qui s’exprime par un futur antérieur de l’indicatif est considéré par Lacan comme un « effet de rétroversion par quoi le sujet à chaque étape devient ce qu’il était comme d’avant et ne s’annonce : il aura été, qu’au futur antérieur. » (1966, p 808). Il s’agit des « étapes du parcours du sujet sur le graphe du désir » (M. Arrivé, 1986, p. 238). C’est en effet en progressant vers l’accomplissement de son désir profond originel que le sujet peut s’épanouir et devenir lui-même.
L’Inconscient, d’une manière générale, ignore le temps et la langue utilise parfois le temps verbal pour exprimer un rejet dans l’irréel. La langue se comporte comme un reflet de l’Inconscient et de son ambivalence exprimée par des renversements.


b. 5. manœuvres stylistiques
Ducrot distingue à juste titre dans le discours les manifestations involontaires, qui sont de l’ordre de la psychanalyse, et les manœuvres stylistiques, qui constituent des manipulations (1972, p. 13-14). Néanmoins ces manœuvres stylistiques deviennent si habituelles qu’elles sont utilisées mécaniquement et se transforment en expressions figées, au même titre que les formules de politesse. Par exemple, l’expression « nous semble-t-il », qui feint d’exprimer une incertitude et paraît demander l’avis d’autrui (ibidem p. 17), consiste à afficher une modestie de mise alors que le locuteur est convaincu d’avoir raison quand il dit ce qu’il pense. Ce type d’expression semble allier le code social de politesse (éviter la prétention qui heurterait autrui) et la fonction de l’implicite : éviter la contradiction. C’est une formule de prudence en quelque sorte. Il n’empêche que nous utilisons le verbe « sembler » à propos d’éléments dont nous sommes absolument convaincus. Par ailleurs, quand « il semble que x », l’élément énoncé est dit possible et son absence ou son contraire aussi, si bien que les deux éléments antagonistes sont présents.
De même l’interrogation rhétorique perd sa valeur d’interrogation, puisque le locuteur n’attend aucune réponse. C’est une interrogation qui n’en est pas une, ce qui la situe dans le domaine de l’énantiosémie. Il s’agit d’afficher une modestie polie, de faire comme si on demandait l’avis de l’interlocuteur. Il y a là-dessous quelque chose de plus ambivalent encore : l’interrogation rhétorique semble perdre son caractère violent en renonçant au pouvoir d’obliger à répondre, mais en réalité elle exerce une violence insidieuse en prenant à parti le destinataire pour le contraindre à admettre l’assertion énoncée sous forme interrogative. Le point d’interrogation prend alors une valeur de point.
Inversement, les signes de ponctuation peuvent dépasser leur rôle habituel en épousant la signification de la phrase. Par exemple, les virgules marquent une interruption du texte tout en mimant celle du chant de l’oiseau dans ce passage des Vrilles de la vigne de Colette : « il s’interrompt parfois, le col penché, comme pour écouter en lui le prolongement d’une note éteinte… ». La phrase mime ce qu’elle énonce, si bien que les virgules prennent une valeur de pause bien plus importante qu’une banale interruption du souffle et s’imprègnent de sens : tout le texte associe la voix de la narratrice et le chant de l’oiseau dans une riche métaphore. De même les points de suspension, qui favorisent un prolongement d’effet sur le lecteur, laissent entendre l’oiseau à l’écoute de lui-même et la narratrice à la recherche d’elle-même. La valeur des signes de ponctuation peut donc s’annuler, comme dans le cas de l’interrogation rhétorique, ou au contraire s’enrichir en dépassant les limites du cadre linguistique dans une sorte de fusion entre le dire et le dit. Ces signes se prêtent donc à des emplois opposés.
La prétérition enfin constitue une manœuvre stylistique remarquable : elle consiste à énoncer quelque chose tout en niant qu’on le fait : « Je ne vous dirai pas que (…) », « Je ne vous parlerai pas de (…) ». Dire qu’on ne le dit pas tout en le disant, n’est-ce pas une évidente coprésence d’éléments opposés ? Outre ces manipulations rhétoriques, la négation véhicule souvent des manifestations bien involontaires issues de l’Inconscient.


b. 6. La négation
Freud a bien montré, dans son article sur la dénégation (« Die Verneinung », 1925) que le patient nie ce qui lui parvient à la conscience avant de pouvoir l’admettre. C’est une sorte de déni d’existence proféré contre la vérité qui permet en même temps de la conceptualiser et donc de la faire advenir à l’existence dans la représentation mentale. En d’autres termes, c’est une défense qui permet à la fois de se protéger et de progresser. Ce n’est pas seulement la résistance à l’Inconscient qui fonctionne de cette manière, d’ailleurs. Il arrive fréquemment dans les conversations que le locuteur, tout à fait consciemment, nie la vérité en attirant les soupçons sur ce qu’il veut masquer : des expressions comme « ne croyez surtout pas que …» ou « non que …» introduisent bien souvent le mobile véritable et peu avouable qui suscite le discours. De même, l’incendiaire prétend ne pas savoir faire une seule chose : allumer le poêle (Bachelard, 1949, p. 31).
La dénégation constitue donc un cas privilégié de coprésence des contraires.
Dans son fameux article de 1925, Freud écrit ceci :
« La manière dont nos patients présentent leurs associations pendant le travail analytique nous donne l’occasion de faire quelques observations intéressantes. « Vous allez penser maintenant que je veux vous dire des choses désobligeantes, mais je n’ai pas réellement cette intention. » Nous comprenons que c’est là le rejet par une projection d’une pensée qui vient juste de jaillir. Ou bien : « Vous demandez qui cette personne du rêve peut être. Ce n’est pas ma mère. » Nous corrigeons : c’est donc sa mère. Nous prenons la liberté au cours de notre interprétation de ne pas tenir compte de la négation et d’extraire la matière pure de l’association. C’est comme si le patient avait dit : « Il est vrai qu’en associant à cette personne j’ai pensé à ma mère, mais je n’ai aucune envie de tenir compte de cette association. »

Pichon étant le premier à cumuler les fonctions de psychanalyste et de linguiste, il utilise les travaux de Freud et de Saussure et prépare ceux de Lacan. L’ouvrage colossal entrepris avec son oncle Damourette, intitulé Des Mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, tente d’établir une « grammaire de l’inconscient ». Cette expression présuppose que la structure de la langue reflète celle de l’Inconscient. La célèbre formule de Lacan selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage » y est déjà sous-jacente.
Un point grammatical extrêmement intéressant de l’ouvrage précité, repris et enrichi par Lacan, est l’analyse du ne dit « explétif » considéré comme « discordantiel » par nos auteurs. Le terme de « discordance », d’abord utilisé par Philippe Chaslin, concerne une caractéristique de la schizophrénie. Il s’agit de discordance entre l’activité intellectuelle et le sens pratique, et de ce fait une discordance apparaît entre le comportement adopté et celui que l’adaptation à la situation exigerait. Cette discordance va de pair avec le négativisme et aussi avec le clivage du moi, observé d’abord chez ces malades et peut-être plus prononcé chez eux que chez les autres, ou moins bien intégré. Mais le clivage concerne chaque humain. Or cette scission du moi, due à un mécanisme de défense, se reflète dans la scission de la formule négative, peut-être plus encore quand la locution se réduit au « ne ». Il s’agit de s’affirmer en prononçant un discours élégant, de registre soutenu, à l’écart du langage courant, ce qui n’est évidemment pas réservé aux schizophrènes. Il s’agit surtout d’exprimer un désir inavouable de manière masquée, comme nous allons le voir.
Dans Le Sujet de l’énonciation, Danon-Boileau rappelle l’analyse de Damourette et Pichon : ils montrent d’abord que l’énoncé « Je crains qu’un songe ne m’abuse » (Phèdre II, 2, Racine) n’est pas négatif. Une paraphrase à l’infinitif donne « Je crains d’être abusée par un songe » et non « Je crains de n’être abusée par un songe ». Ils proposent alors de lire ce « ne » comme la marque d’une discordance entre ce que le locuteur juge désirable (ne pas être abusé par un songe) et ce qu’il considère comme plausible sinon probable (être abusé par un songe) : sur un même « contenu de pensée » le locuteur exprime donc conjointement deux modalités contraires.
L’emploi du ne dit « explétif » comporte, selon Damourette et Pichon, « une manière de protestation discordantielle du locuteur ». Ils s’appuient sur une citation de Proust, dans A la Recherche du temps perdu, pour étudier le ne discordantiel dans une comparative d’égalité : « un ouvrier est aussi bien un monsieur que ne l’est un homme du monde ». Ce sont les paroles d’un jeune homme dont le rôle est de faire monter l’ascenseur. Ils commentent cette formulation en ces termes : « le ne marque la protestation contre l’usage des gens du monde qui n’appellent pas un chauffeur un monsieur. ». Vasquez montre (2006 p. 57) que le ne contestataire, exceptionnel dans une comparative d’égalité, dénie la qualité de monsieur à l’homme du monde tout en proférant son égalité avec un ouvrier. Dans cette discordance polyphonique, il y a dissociation entre le discours égalitaire (l’ouvrier est aussi monsieur que l’homme du monde) et le surenchérissement inconscient qui inverse la hiérarchie (l’ouvrier est même le seul monsieur car l’homme du monde n’est pas un monsieur).
Ce concept de polyphonie dans la négation sera repris par Lacan dans ses Ecrits (1966) puis par Ducrot (1972 et 1984). Lacan attribue le ne discordantiel au sujet de l’énonciation qui articule Conscient et Inconscient, par opposition au sujet de l’énoncé. Lacan appuie son commentaire du ne « explétif » ou « discordantiel » sur la dénégation, la Verneinung de Freud, qui consiste à exprimer tout en le niant un élément qui était refoulé, qui est en train de parvenir à la conscience mais n’est pas encore admis. Selon Jacques Lacan, la dénégation est le « mode privilégié de la connotation au niveau du discours de ce qui, dans l’Inconscient, est refoulé. » C’est une façon paradoxale de prononcer un aveu « présentifié et renié » de ce qui se passe dans l’Inconscient. (1986, p. 79). Il prolonge ce commentaire par celui du « ne » discordantiel qui a « sa place flottante » entre deux niveaux, celui de l’énoncé et de l’énonciation. « En énonçant je crains… quelque chose, je le fais surgir dans son existence, et du même coup dans son existence de voeu, -qu’il vienne. C’est là que s’introduit ce petit ne, qui montre la discordance de l’énonciation à l’énoncé. ». Lacan conclut de cet exemple que la Verneinung appartient à « l’entredit, comme on dit l’entrevue. » (p. 79). Il propose de considérer cette discordance comme la forme inversée du refoulement (p. 80).
Ce qu’il ne dit jamais explicitement, mais qui n’irait pas à l’encontre de ses théories, c’est que dans « je crains qu’il ne vienne » pourrait affleurer le désir inverse de celui qui est énoncé : « je crains qu’il ne vienne pas ». D’ailleurs, si nous examinons le contexte de la citation de Phèdre (II, 2), « je crains qu’un songe ne m’abuse », elle apparaît dans une réplique d’Aricie à Hippolyte qu’elle aime. Celui-ci lui offre de se retirer et de lui laisser le sceptre. L’offre d’Hyppolite ne peut s’expliquer que par l’amour, dont la déclaration va suivre. Le désir profond d’Aricie est à la fois que son amant l’aime et qu’il ne parte pas, si bien qu’elle craint qu’un songe ne l’abuse pas et que le départ d’Hippolyte se réalise et en même temps qu’un songe l’abuse et qu’Hyppolite ne l’aime pas. C’est donc un désir ambivalent qui affleure dans ce ne discordantiel.
Ce n’est pas toujours le cas cependant. La même Aricie emploie un autre ne discordantiel. Thésée a prié Neptune (IV, 2) de le venger de son fils Hippolyte, faussement accusé par Oenone du désir incestueux dont Phèdre est coupable. Aricie dit à Thésée (V, 3) :
« Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides ;
Craignez, Seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux. »
L’expression « le ciel » désigne Neptune supposé omniscient. La crainte qu’elle suggère à Thésée de partager avec elle est bien que le ciel le haïsse assez pour exaucer son vœu de mort sur son fils. Cependant l’ambivalence du désir est bien présente, mais chez son interlocuteur Thésée : à peine a-t-il prononcé sa malédiction qu’il en exprime le remords dans le monologue de la scène suivante (IV, 3). Aricie semble donc, dans son injonction, marquer la discordance entre ce qu’elle désire (qu’Hippolyte vive) et la possibilité qu’elle redoute (qu’il meure) mais en même temps elle formule le sentiment ambivalent qui habite Thésée, représenté par le sujet implicite du verbe « craindre ».
La négation est une affirmation évacuée, ce qui apparaît nettement dans le phénomène de dénégation (la Verneinung de Freud). L’analyse du ne discordantiel par Damourette et Pichon, enrichie par Lacan, met en évidence une discordance qui peut aller jusqu’à la coprésence des opposés.

Ducrot et Culioli ont enrichi l’analyse de Damourette et Pichon. La négation est le fondement du moi qui prend conscience du non-moi (l’identification-altérité de Culioli correspond à la fusion-séparation de Hermann, ainsi que la bipolarité continuité vs contiguïté), le fondement de la pensée autonome (Spitz, 1957) et de l’abstraction (Culioli, 1990). L’analyse de Ducrot est essentielle pour mettre en évidence l’énantiosémie.
Oswald Ducrot (1984, p. 152-153) a distingué locuteur et énonciateur en se fondant sur la polyphonie de Bakhtine. Et plus particulièrement, il a mis en évidence dans les énoncés négatifs la présence simultanée de deux énonciateurs. Il prend l’exemple de « je ne viendrai pas » en montrant que le refus est attribué au locuteur mais que son énoncé comporte deux actes issus de deux énonciateurs différents : une assertion et le refus de cette assertion. Il considère la plupart des énoncés négatifs comme le choc antagoniste de deux énonciations (ibidem p. 215). Il constate que l’affirmation est plus fondamentalement présente dans la négation que la négation dans l’affirmation (ibidem p. 216). Il étaie cela par l’emploi de « Au contraire » consécutif à une négation : « Pierre n’est pas gentil, au contraire il est détestable. » L’expression « au contraire » concerne la gentillesse, à laquelle s’oppose « détestable », et non la négation de cette gentillesse. Donc l’énoncé négatif « il n’est pas gentil » contient de manière sous-jacente l’assertion de gentillesse qui est ensuite refusée. L’attitude positive contestée est le plus souvent « interne au discours » dans la négation polémique, qui concerne la plupart des énoncés négatifs.
Dans cette analyse de Ducrot, l’ambivalence apparaît caractéristique de la négation puisque l’assertion et son rejet sont coprésents. Antoine Culioli (1990, t.1) va plus loin en ce sens : la négation implique la construction préalable du domaine notionnel par opération de choix entre identification et altérité (p. 97-100). Avant de valider une zone d’identification (dans le domaine I) ou rejeter dans le domaine extérieur (E), on construit un chemin en position décrochée (IE). Il y a donc passage obligatoire par une ambivalence, même fugitive, qui va subsister au moins en trace mnésique.

Outre l’ambivalence inhérente à la négation, entre l’assertion positive et son rejet, la négation peut se charger d’autres formes d’ambivalence. La locution « ne…pas » apparaît dans deux expressions analogues :
Il ne savait pas qu’il était mort/ Elle ne savait pas qu’elle était morte.
« Il ne savait pas qu’il était mort » : ce sont les paroles d’un patient de Freud dans un récit de rêve concernant son père (article « Formulations sur les deux principes de l’événement psychique »). Il informe son psychanalyste qu’il s’agit d’un simulacre de vie du défunt qui n’a pas conscience d’être mort. La coprésence des contraires réunit « inconscience » et « forme de vie ». Lacan attribue le paradoxe de la phrase « Il ne savait pas qu’il était mort » à la valeur ambiguë de l’imparfait (1966, p. 802), qu’il reprend à Guillaume (Un instant après, le train déraillait & un instant plus tard, le train déraillait ) mais qu’il généralise. En fait, comme le montre Michel Arrivé (1986, p. 239-242), le paradoxe subsiste au présent dans Il ne sait pas qu’il est mort. L’imparfait qui caractérise les récits de rêve n’est pas en cause dans l’étrangeté de cette énoncé. La conscience de la mort survient comme recherche inaccessible dans Les Remembrances du vieillard idiot de Michel Arrivé (1977, p. 84) : le héros s’endort volontairement dans une position inconfortable pour jouir du sommeil comme avant-goût de la mort. « Vous vous réveillez le temps de reprendre votre position, éventuellement de la modifier légèrement, et vous attendez de nouveau le sommeil. Vous gagnez ainsi le plaisir de dormir, de le savoir et d’en jouir : pâle faux-semblant, hélas, de ce que vous cherchez : être mort, le savoir et en jouir. »
Les paroles du patient de Freud reviennent sous une formulation presque identique dans un roman suédois : « Mais Inez demeurait immobile et ne savait pas qu’elle était morte.» (in Même les orties fleurissent de Harry Martinson, p.51). Inez est la grande sœur du héros, petit garçon orphelin de père et abandonné par sa mère. Elle est le substitut maternel pour l’enfant, elle le protège, le rassure et le console. Sa mort est une catastrophe pour lui, qui se trouve alors seul au monde et sera exploité par des fermiers. La découverte de sa mort est associée à la stupeur devant l’absence de réponse, ce qui constitue une autre forme d’alliance des contraires : c’est un appel à la conscience de la morte qui mène à la perte des repères devant l’absence de réponse. La proposition « [elle] ne savait pas qu’elle était morte » est un concentré d’émotion qui relève du discours indirect libre. Comme dans la phrase du patient de Freud, il y a projection et dénégation. Mais les oppositions sous-jacentes sont inverses. Dans le premier cas, il s’agit d’une forme de vie sans conscience, dans le domaine du rêve ; dans le second, c’est un appel désespéré à la conscience de la morte. Le même énoncé conduit à deux alliances opposées : vie inconsciente d’une part, mort consciente d’autre part. Dans les deux cas, il y a discordance par rapport à l’équation habituelle entre vie et conscience, mort et inconscience.
La phrase « Il ne savait pas qu’il était mort » est mise en scène, sans être exprimée par ces mots, dans une nouvelle de Michel Arrivé (1989). Le héros conduisait un corbillard et ne savait pas qu’il était mort. Il observait un ralentissement de l’allure des chevaux qui pourrait bien correspondre au vieillissement et ne prit conscience de sa propre mort, de manière saisissante, qu’en sentant les initiales JL se graver dans son dos, les mêmes que celles du défunt. L’angoisse de mort tient du cauchemar dans cette nouvelle. La fiction comporte un caractère heuristique à l’œuvre ici : c’est l’angoisse de mort qui est à l’origine de la négation de sa propre mort et peut-être à l’origine de toute négation.
Lacan s’exprime en ces termes dans son « Introduction au commentaire de Jean Hyppolite » (qui concerne l’article de Freud sur la dénégation) : « Ainsi la mort nous apporte la question de savoir si c’est elle qui y introduit la négation. Car la négativité du discours, en tant qu’elle fait être ce qui n’est pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans l’ordre symbolique, doit à la réalité de la mort. » (1966, p. 379-380).

Concernant le point de vue de Culioli à propos du « ne » explétif, le commentaire de J-J Franckel (1990, p.150-152) met en évidence les particularités de ce qui est construit comme possible ou comme visée (entendre vs écouter, voir vs regarder) : c’est ce qui explique la dissymétrie entre « Je crains que Luc ne vienne » et « Je crains que Luc ne vienne pas ». Ces propositions ont un sens opposé, mais leur construction est dissymétrique parce que dans le premier cas, la venue de Luc est construite comme une possibilité (qualifiée a posteriori de détrimentale) tandis que dans le second la venue de Luc est une visée. Le « pas » associé au « ne » est indissociable d’une visée. On ne pourrait d’ailleurs pas dire « Je souhaite qu’il ne vienne » ni « Je veux qu’il ne vienne » parce que « souhaiter » et « vouloir » sont les prototypes des verbes de visée. De plus, la crainte ne s’exprime que par rapport à un sujet, elle est étroitement liée à sa subjectivité. Cette analyse confirme que le « ne » discordantiel, qui ne s’emploie pas avec les verbes de visée, est incompatible avec la conscience claire.
Dans la construction de la représentation « Je crains que Luc ne vienne », on a une bifurcation entre Q (la venue de Luc) et Q’ (la non venue de Luc), que J-J Franckel matérialise par deux flèches divergentes. La première flèche se renforce d’un double chevron pour marquer la branche privilégiée par la construction, mais Q et Q’ restent indissociables. Il y a passage de Q à Q’ sans stabilisation. Il cite l’hypothèse de Culioli (1989) : « ne est la trace d’un parcours sans issue ». En revanche, dans « Je crains que Luc ne vienne pas », la construction s’opère à partir d’une visée : que Luc vienne. Par conséquent, Q et Q’ restent indépendants.
La distinction de J-J Franckel entre possibilité et visée semble fonctionner aussi en ce qui concerne l’emploi des locutions conjonctives, si l’on excepte les comparatives. Les subordonnées de but introduites par pour que ou afin que annoncent un résultat qui est visé, ce qui empêche l’apparition du ne discordantiel. L’emploi de avant que et après que, qui implique respectivement l’emploi du subjonctif et de l’indicatif, laisse penser que l’association abusive du subjonctif à la potentialité et de l’indicatif au réel joue peut-être un rôle sur l’emploi du ne. La locution avant que admet son emploi : Je veux finir ce travail avant qu’il n’arrive. Le désir sous-jacent est que je souhaite qu’il n’arrive pas avant que j’aie fini. En revanche, la locution après que n’admet pas l’emploi du ne discordantiel, parce que le mode indicatif connote le réel. Et si l’on considère l’action comme une certitude, il n’y a pas de possibilité ouverte, et donc pas de brèche pour le désir. La locution de peur que marque une potentialité, de sorte que l’emploi du ne est fréquent. Par exemple, je me sauve de peur qu’il ne vienne manifeste une crainte (qu’il vienne) et un désir (qu’il ne vienne pas) alors que dans le cas d’un but avec verbe de visée, ce n’est pas possible d’employer le ne discordantiel . Et la volonté Je veux qu’il ne vienne pas peut se traduire par le refus de le recevoir. Le désir conscient aboutit parce que la volonté lui sert d’adjuvant. Avec le ne discordantiel, il s’agit d’un désir qui n’est pas clairement admis à la conscience, ou alors qui n’est pas suivi de l’action adéquate, si bien qu’il y a une autre forme de discordance : je me sauve ou je me cache de peur qu’il ne vienne au lieu de lui interdire d’entrer. Qu’il s’agisse d’un désir inconscient ou du renoncement à l’action efficace adéquate, dans les deux cas on ne s’autorise pas à accomplir son désir. Il n’est pas question de comportement inadéquat dans une phrase comme Je vais rentrer le linge de peur qu’il ne pleuve, mais il y a la même idée d’impuissance à réaliser son désir : je voudrais qu’il ne pleuve pas, mais je ne peux pas influencer la météorologie.
Cependant le phénomène de double négation peut conduire à l’annulation du phénomène, sauf dans les comparatives (Vasquez, 2006 p. 49). Une phrase de Diderot, qui comporte deux occurrences du ne discordantiel, montre que la négation dans une proposition évacue le sens du ne dans les subordonnées qui en dépendent, comme c’est le cas pour la locution négative ordinaire : « Comme je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps, je me mis à questionner notre aveugle sur les vices et les vertus. » (Lettre sur les aveugles, p. 37). Le désir qui prélude à sa fameuse démonstration est précisément que l’état de nos organes et de nos sens influe sur notre morale et que notre intellect soit lié à notre corps : son désir profond est de relativiser la morale, ce à quoi il parvient brillamment.

L’identification/altérité de Culioli correspond bien à la fusion/séparation de Hermann. La locution négative comporte d’ailleurs le plus souvent deux mots distincts, séparés comme la mère et l’enfant lors de la prise d’autonomie favorisée, voire conditionnée par la capacité de dire « non ». La négation est le fondement pour Culioli comme pour Hegel. Elle est le fondement du moi qui se différencie du non-moi. Elle est aussi le fondement de la pensée qui procède par oppositions en établissant des classements selon des points communs et des différences.
Les apports de René Spitz dans ce domaine se révèlent d’autant plus précieux que ce qui l’a incité à entreprendre son ouvrage remarquable Le Non et le Oui, c’est une remarque de Freud dans « Des sens opposés dans les mots primitifs » : « Nous comprendrions mieux et traduirions plus aisément le langage du rêve si nous étions plus instruits de l’évolution du langage. ». Par ailleurs il se fonde sur la remarque de Freud à propos du cri dans Esquisse d’une psychologie scientifique (1895) : le cri ne saurait suffire à la décharge de tension, il faut qu'il aboutisse à une réaction du monde extérieur pour obtenir satisfaction si bien que « [l]a voie de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême importance : celle de la compréhension mutuelle ». Spitz note à ce sujet que dans l’original allemand, Freud emploie le terme de Verständidung qui, dans ce contexte, se réfère principalement à la communication. « L’impuissance originelle de l’être humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux. ».
Spitz en conclut que le cri du nouveau-né, d’un point de vue subjectif, n’a qu’une fonction de décharge, mais que la mère l’interprète comme un appel au secours. C’est le précurseur de la communication verbale, qui appartient à un stade ultérieur et qui nécessite que l’enfant puisse se rendre compte de la conséquence de ses cris, « c’est-à-dire que sa perception et sa mémoire soient assez développées pour lui permettre de relier la perception auditive de ses propres cris de décharge aux traces mnésiques d’expériences préalables de réduction de tension, procurées par l’entourage à la suite [de ses] cris. » (Spitz, 1957 ; 1962 p. 3). Spitz a observé les conséquences désastreuses de l’absence maternelle en cas d’hospitalisation des tout petits : la perturbation affective et l’absence d’identification entraînent des conséquences pathogènes nuisibles au psychisme et à la communication. Il en réunit les symptômes sous le nom bien connu d’ « hospitalisme ». Dans les cas normaux, les relations objectales et la communication sont rendues possibles par les échanges étroits que nécessite l’impuissance des petits.
S’appuyant sur Freud qui considère la pensée comme une « fonction de détour » nécessitant la suspension de l’action pour aboutir à une réalisation plus efficace du but de l’instinct, Spitz envisage la communication elle-même comme une fonction de détour (op. cit. p. 20-21). Il observe que les mouvements de fouissement pour chercher le sein, céphalogyres (par rotation de la tête), sont similaires au signal sémantique du « non » qui s’effectue en secouant la tête (p. 27). Or le mouvement de fouissement est « appétitif », il tend vers le sein pour l’accueillir, alors que le signal sémantique négatif, par le même geste, a un sens opposé. Il y aurait donc énantiosémie dès le premier geste autonome. Entre ces deux stades, l’enfant imite ses parents. Or de neuf à douze mois, il subit beaucoup d’interdictions, qui sont ressenties comme des frustrations (p. 34). Spitz approuve l’idée d’Anna Freud selon laquelle l’enfant s’identifie à l’agresseur (Anna Freud, 1936, Le Moi et les mécanismes de défense) : cette identification à l’agresseur est à l’origine de la formation du surmoi. Il observe que le besoin de s’identifier est si fort que l’enfant s’identifie sans distinction à n’importe quel comportement de l’objet d’amour, même si c’est pour son déplaisir. Tout se passe comme si l’identification passait par une phase de non-différenciation (Spitz, op. cit. p. 36-37). L’ identification se fait d’abord pour le plaisir puis à des fins de relations objectales et de domination, de défense et d’attaque (ibidem p. 38).
Spitz analyse ainsi l’apparition du signe négatif et ses conséquences sur la pensée et le psychisme (p. 41) : « Du point de vue des processus de pensée, un développement important a été amorcé au moment où l’enfant indique une décision en manifestant son refus par un signe de tête négatif. L’emploi de ce geste montre avec évidence que l’enfant est arrivé à un jugement. En exprimant ce jugement particulier, il révèle également qu’il a acquis la faculté d’accomplir l’opération mentale de la négation. Ce fait, à son tour, conduira à la formation du concept abstrait qui sous-tend la négation, le premier concept abstrait qui apparaisse au cours du développement mental. (…)
Structuralement, du point de vue du ça, il s’est produit un développement de la passivité à l’activité, et une nouvelle voie de décharge pour l’agression a été créée. Du point de vue du Moi, les transformations sont plus nombreuses (…) Les processus dynamiques de l’identification ont été mis en branle sous la pression des frustations répétées et grâce aux efforts destinés à les surmonter. »
La négation est à l’origine de l’abstraction et de la pensée, elle leur est indispensable. Or la négation est énantiosémique par excellence, comme nous l’avons vu, notamment à propos de Ducrot et Culioli. Ce n’est pas seulement le signe de tête négatif, qui de mouvement instinctif au but de recherche et de fusion devient signe sémantique de refus et séparation. Chaque assertion négative contient en elle-même son contraire que l’on se représente avant de l’évacuer. Cela suppose que notre langage élaboré, notre pensée et notre culture se fondent sur l’énantiosémie de la négation. La fonction de détour de la communication et de la pensée provoque d’ailleurs un rejet provisoire de la trajectoire directe vers le but à atteindre pour emprunter un chemin plus efficace qui est de l’ordre de la mètis. En outre l’opération de négation marque le passage de la passivité à l’activité, l’affirmation de soi en opposition à l’autre, donc une voie d’autonomie. Elle est intrinsèquement liée à la séparation d’avec la mère, nécessaire non seulement à la pensée propre mais à la personnalité individuelle, qui sont étroitement liées. Encore faut-il que l’identification initiale ait pu avoir lieu : faute de ce fondement, la négation fait rage et devient négativisme, la séparation systématique risque de conduire à l’errance vagabonde et/ou l’égarement hors de toute société. Tout l’avenir de l’enfant se joue là, entre fusion et séparation, capacité de dire et de nier, avec dans le meilleur des cas une capacité à trouver un juste milieu entre d’une part la docilité et l’adhérence au désir de l’autre et d’autre part l’anarchisme du négativisme systématique dans le besoin éperdu d’affirmer son propre désir : l’individu reproduira par rapport à la famille et la société la fluctuation ambivalente entre fusion et séparation.
L’ambivalence accompagne le signe de tête négatif car pendant longtemps l’enfant dit « non » tout en faisant ce qu’on lui demande. C’est comme une hésitation, une indécision. En fait il commence par imiter l’adulte et s’identifie à lui par le geste négatif, puis à l’aide de processus inconscients, attache une signification sémantique au geste du « non » et l’emprunte à l’objet d’amour ; à ce moment, il devient capable de l’utiliser contre l’adulte. (Spitz, ibidem p. 43) C’est exactement ce qui se passe pour le langage, imité d’abord et compris ensuite, comme l’a montré Henry dans ses Antinomies linguistiques. Simplement, le « non » est un mot crucial dont la manifestation gestuelle par rotation latérale de la tête contient en elle-même les sens contraires de « tendre vers » et « refuser », qui symbolise l’ambivalence essentielle entre fusion et séparation, d’abord entre la mère et l’enfant puis dans tous les rapports humains.
Les frustrations répétées provoquent donc un mécanisme de défense qui mène à l’abstraction. Provisoirement, elles transforment l’objet d’amour en objet de haine, en ennemi à agresser en refusant sa volonté. Or le non de l’enfant, avant de l’aider au jugement personnel, se fonde sur une approche affective bien plus que sur le désir à satisfaire (note p. 45). En d’autres termes, le oui et le non traduisent l’ambivalence entre l’amour et la haine.
La frustration inhibe la décharge d’une tension, et celle-ci cherchera alors une issue dans une autre « voie de décharge », selon l’expression de Freud. Cette voie de décharge n’est autre que la communication, qui peut donc véhiculer une agressivité très ancienne, voire emprunter un mode d’expression systématiquement agressif. C’est en tout cas le moyen de manifester sa volonté, son désir propre. En dix-huit mois, « un schème purement moteur se trouve investi d’une signification sémantique » (Spitz ibidem p. 52). Cette métamorphose de sens d’un même geste, du fouissement à la négation, rappelle la polymorphie de mètis de manière inversée : la même forme revêt deux sens opposés.
Selon Spitz, la communication est une fonction de détour et la satisfaction instinctuelle immédiate ne favorise pas son développement (ibidem p. 51). Mais un excès de frustrations ne favorise pas non plus la communication : il suscite la négation exacerbée jusqu’au négativisme, éventuellement le chemin de détour par l’intellect et la culture comme refuges.
Une autre théorie intéressante de la « démarche de la négation » est celle de Imre Hermann (1924 ; 1978 p. 84-85) : il s’appuie sur les propos de Sigwart qui voit dans le jugement négatif une réaction au jugement positif et situe la source de la dénégation dans le manque ou l’opposition. Hermann analyse cela comme la privation préfigurée dans la castration et l’opposition au père, qui s’enracine dans une attitude de défi. Non seulement cette démarche de négation donne la satisfaction de voir « que d’autres sont châtrés », mais elle satisfait « l’idéal du Moi » : « rester son propre maître ». Hermann va jusqu’à relier la négation et l’essence même des objets, comme le montrent ces propos : « la phrase célèbre de Spinoza : Determinatio est negatio est considérée comme l’expression d’une conception selon laquelle la négation réside dans l’essence même des choses, et qui cherche à voir dans le jugement négatif l’expression originelle de leur reconnaissance. »
La négation est cruciale, comme le dit Lacan dans ses Ecrits : « c’est seulement par la négation de la négation que le discours humain peut advenir. » (p. 388). La radicale étrangeté à soi implique le besoin de se nier pour se trouver (ou se masquer). Culioli , selon lequel c’est la négation qui permet d’accéder à l’abstraction (1990, t.I p. 113), montre bien qu’elle est primordiale dans le fonctionnement de la langue. Elle opère en effet sur l’identification vs différenciation -ce qui évoque inévitablement la théorie de Hermann (fusion vs séparation)- et c’est ce qui permet d’établir invariances et variations.
L’opération de négation est envisagée comme suit par Culioli : on construit une position décrochée qui permet le parcours de tous les possibles ; on parcourt le domaine ; on a trois issues possibles. Soit le domaine est vide (vide-de-p, p étant la valeur centrée ou attracteur) et l’élément considéré n’accède pas à l’existence, il est rejeté absolument ; soit l’élément est admis à l’existence comme « autre-que-p » avec une altérité plus ou moins forte, ce qui permet la détermination ; soit on a un couple pondéré de deux représentations mises en perspective, où la notion est rapportée à une représentation complexe et où aucun des termes n’est éliminé (ibidem p. 102), ce qui suppose l’ambivalence. Le premier cas correspond à la forclusion, le deuxième est le fondement de la pensée et le troisième, qui semble caractériser l’inconscient, sous-tend probablement les deux autres : l’attracteur et son inverse coexistent sans rejet de l’un des deux pôles et le miroitement qu’il permet enrichit la conception de l’altérité. La dénégation freudienne correspond alors à la fermeture du disjoncteur pour ne pas admettre le pôle inverse, selon la métaphore de Culioli (ibidem p. 123) : on peut choisir en rétablissant le courant.
Comme le fait remarquer Antoine Culioli (ibidem p. 31-32), « chez l’enfant, la verbalisation « peux pas » est bien antérieure à « je peux » », ce qu’il commente en ces termes : « c’est le point ultime de cette capacité de construire des substituts détachables de la réalité qui fonde l’activité de représentation dans l’activité de langage. ». La représentation de ce qui n’est pas concerne aussi le terme « encore ! » qui implique de percevoir « la permanence qualitative derrière la discontinuité ». A. Culioli compare cela à « un jeu d’apparition-disparition : encore signale la coupure, tout en renvoyant au même. » On est ici très proche du jeu de « Fort-da » évoqué par Freud à propos d’une compensation à l’absence de la mère. Tout cela est étroitement lié à la théorie de Hermann concernant la fusion et la séparation. Celui-ci remarque d’ailleurs que le jeu de « Fort-Da » s’accompagne de lancer et récupération d’une bobine qui s’apparente à la séparation et au cramponnement. En outre, Culioli montre bien l’évolution dans les progrès de l’enfant, qui passe du « encore ! » évoquant un objet absent à des représentations plus élaborées : « Plus tard, on passera à aussi ou même ou tout équivalent, qui marque la mise en relation (l’identification qualitative) de deux ou plusieurs occurrences distinctes, dont on a appris à prédiquer l’existence. »
La négation s’avère donc primordiale dans la représentation mentale : on ne se contente pas d’adjoindre la négation à une forme positive, mais c’est une opération complexe qui oblige à travailler sur une notion, selon l’analyse de Culioli (ibidem p. 48) qui cite B. Russell : « dire « Il n’y a pas de fromage dans le placard » est une opération plus complexe que celle que l’on a dans « Tiens, il y a du fromage dans le placard », dans ce cas on peut accompagner l’énoncé de façon ostensive, dans l’autre c’est une construction qui suppose la maîtrise de la représentation notionnelle. » (in Meaning and Truth).


L’opération de négation ne se limite pas aux énoncés négatifs, selon l’analyse de Culioli, mais concerne également la généralisation concessive puisque « où qu’il aille je le retrouverai » équivaut à « il n’y a pas un endroit où je ne le retrouverai pas » et que la comparaison « tel un lion qui attaque sa proie, le guerrier s’élance sur son adversaire » équivaut à « ce n’est pas un lion qui attaque sa proie, c’est le guerrier qui s’élance sur son adversaire » (ibidem p. 112). Sans la négation, la généralisation et la comparaison seraient impossibles, et par conséquent la pensée par induction et par analogie nous feraient défaut. La négation est donc une opération cruciale, fondamentale dans la langue et la pensée. Or elle est une manifestation d’énantiosémie puisqu’elle allie des représentations contraires, comme l’a montré Ducrot, et le ne discordantiel témoigne de l’ambivalence psychique, comme l’ont montré Damourette et Pichon, puis Lacan.
Essayons d’analyser en fonction des théories de Culioli la phrase humoristique de Marguerite Yourcenar dans Archives du Nord : « A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas » (p. 72-73). La première partie de la phrase « il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde » établit l’existence de deux groupes, les originaux et les normaux (selon la courbe de Gauss) avec différenciation « autre-que-p » ; la seconde partie « c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas » rejette le groupe des normaux majoritaires du domaine des penseurs. La double négation conduit à établir les originaux comme les seuls véritables penseurs. Simultanément, ce qui appert, c’est que le rejet de la pensée communément admise fonde la véritable pensée, l’innovation ; c’est la séparation initiale qui permet l’unicité, l’originalité. Et cette démarcation conduit à la solitude, comme c’est le cas pour le héros de L’œuvre au noir.
Non seulement la négation est liée à la mort, mais elle peut figurer un meurtre symbolique. D’une certaine manière, la double négation de Marguerite Yourcenar procède à une négation existentielle de la société, au déni d’existence à toute forme d’instinct grégaire, c’est-à-dire une sorte de meurtre symbolique des semblables dénigrés. Et c’est l’humour qui permet de rendre acceptable ce déni d’existence, outre le fait que nul ne se sent concerné par l’appartenance au groupe anonyme des non penseurs, chacun estimant que les gens sont bêtes et s’excluant de cette infirmité générale, quel que soit son niveau intellectuel. Inversement, le rejet de l’original par la société lui rend la vie difficile. Il risque à son tour d’être nié par ses semblables.
Il semble à ce sujet que la distinction entre le génie et la folie opérée par le psychiatre Philippe Brenot (2007, p. 97) en fonction de la reconnaissance sociale, à la suite de Freud, soit liée à la réussite difficile d’un maintien sur la frontière entre pensée admise et pensée innovante, forme habituelle et renouveau littéraire. Youri Lotman montre que le renouveau artistique, s’appuyant sur des normes esthétiques existantes sous peine de ne pas être compris, les nie en même temps pour créer : « L’effet artistique du « procédé » est toujours un rapport (par exemple, le rapport du texte avec l’attente du lecteur, avec les normes esthétiques d’une époque, les clichés propres au sujet ou aux lois des genres )» (1976, p. 149). Mais l’ « adoption d’un nouveau système de langage artistique reçoit un dynamisme par rapport à l’ancien en tant que négation de celui-ci. » (ibidem p. 152). C’est même cette nouveauté essentielle qui dérange dans un premier temps, au point de provoquer parfois des traductions qui la gomment (Kundera, 1993, p. 287).
L’altérité se fonde par rapport à l’identification. L’innovation s’appuie sur ce qui existe déjà, et si elle s’en sépare trop radicalement, elle risque de ne pas être reconnue. Par exemple, le langage du schizophrène mal compris risque de le faire aboutir au mutisme faute d’être entendu, en l’absence d’ « ajustement » possible, dans la terminologie de Culioli.
C’est le rejet du banal qui se manifeste dans les brouillons d’écrivains : non le développement et les ajouts, mais l’élagage et donc un tri passant par la négation. Le style propre, qui exprime une personnalité, et l’invention qui se démarque de la pensée habituelle et reconnue, procèdent par opérations de négation. En outre, selon G. Guillaume, la pensée innovante nécessite un arrêt du tourbillon des pensées qui affluent à la conscience, en d’autres termes une négation du foisonnement verbal pour distinguer et fixer une pensée précise : la pensée est un réducteur de turbulence mentale (1973, p. 241). Il s’agit là encore de négation initiale pour opérer un choix parmi les idées affluant simultanément ou presque, un rejet nécessaire pour délimiter un objet précis, avant même de procéder à des négations des objets analogues pour définir celui-là.
Dans le traitement des expressions figées, le linguiste opère une désintrication du langage pour en observer et en expliquer le fonctionnement ; il reste dans le domaine du rationnel ; il décortique la langue en focalisant son attention sur chacun de ses éléments, pris isolément puis en variation avec les autres. Le poète casse les expressions figées pour les reconstruire autrement, par exemple Michel Leiris dans Langage tangage ou A Cor et à cri, et s’éloigne de la norme en recherchant l’esthétique, au risque de casser le langage fascinant: « (…) il y a lieu de compter parmi mes ressorts mentaux une ambivalence radicale envers les mots qui m’amena – et m’amènera probablement encore- tantôt à les démantibuler, les brouiller pour la joie de les brouiller et les mettre volontiers au ras du trottoir, tantôt - en des moments de chance singulière- à les investir d’un rayonnement d’oracles, procéder à ces bouleversements qui dans des cas extrêmes s’avèrent d’orientations si opposées revenant à traiter en idole à deux faces, l’une angélique et l’autre grimaçante, ce langage à la fois adoré et abhorré. » (in Langage tangage p. 145-146).
Le schizophrène s’aventure un peu plus loin dans la destruction des normes verbales, avec une séparation plus prononcée en raison d’une identification initiale manquée à la mère. Il opère une abstraction outrée qui l’éloigne de la notion de réel. Tout se passe comme s’il ignorait ou n’avait pu construire l’attracteur de Culioli, le repère d’identification à partir duquel s’opèrent les négations. Son ambivalence source de richesse se perd dans une nébuleuse verbale faute de repère ou bien sa négation rageuse va jusqu’à la négation de lui-même à cause du regard maternel hostile qui n’a pu l’accepter, empêchant l’identification et par conséquent la construction du repère initial.

La négation peut se substituer à l’affirmation pour exprimer l’intensité, par exemple dans « Vous imaginez la gravité de la situation » et « Vous n’imaginez pas la gravité de la situation ». Et la négation équivaut alors à l’affirmation. Non seulement une même expression peut avoir deux significations opposées, mais deux expressions inverses peuvent donc avoir la même signification. En d’autres termes, le même signifiant peut avoir un signifié qui se retourne en son contraire, et inversement, un seul signifié peut correspondre à deux signifiants opposés. L’énantiosémie épouse chaque face du signe. Ce phénomène de la négation qui exprime l’intensité est particulièrement remarquable dans un passage de Balzac, où l’écrivain conduit l’intensité de l’attention à son paroxysme grâce à la négation. Dans le dernier chapitre du Père Goriot, intitulé « La mort du père » (1835 ; 1971 p. 294), le premier paragraphe comporte de nombreuses négations et restrictions :
« Le lendemain, Goriot et Rastignac n’attendaient plus que le bon vouloir d’un commissionnaire pour partir de la pension bourgeoise, quand vers midi le bruit d’un équipage qui s’arrêtait précisément à la porte de la maison-Vauquer retentit sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Madame de Nucingen descendit de la voiture, demanda si son père était encore à la pension. Sur la réponse affirmative de Sylvie, elle monta lentement l’escalier. Eugène se trouvait chez lui sans que son voisin le sût. Il avait, en déjeunant, prié le père Goriot d’emporter ses effets, en lui disant qu’ils se retrouveraient à quatre heures rue d’Artois. Mais, pendant que le bonhomme avait été chercher des porteurs, Eugène, ayant promptement répondu à l’appel de l’école, était revenu sans que personne l’eût aperçu, pour compter avec Madame Vauquer, ne voulant pas laisser cette charge à Goriot, qui, dans son fanatisme, aurait sans doute payé pour lui. L’hôtesse était sortie, Eugène remonta chez lui pour voir s’il n’y oubliait rien et s’applaudit d’avoir eu cette pensée en voyant dans le tiroir de sa table l’acceptation en blanc, souscrite à Vautrin, qu’il avait insouciamment jetée là, le jour où il l’avait acquittée. N’ayant pas de feu, il allait la déchirer en petits morceaux quand, en reconnaissant la voix de Delphine, il ne voulut faire aucun bruit, et s’arrêta pour l’entendre, en pensant qu’elle ne devait avoir aucun secret pour lui. Puis dès les premiers mots, il trouva la conversation entre le père et la fille trop intéressante pour ne pas l’écouter. »
Etant donné le lien entre la mort et la négation, précédemment développé, il n’est guère surprenant que le quatrième et dernier chapitre du roman balzacien qui concerne la mort du héros, s’ouvre sur de multiples négations. La restriction appliquée aux deux personnages «  n’attendaient plus que (…) pour partir », où la formulation de surface « ne…plus » s’apparente à la négation, exprime l’imminence de leur départ, en tant que situation initiale du chapitre, situation descriptive qui prélude à l’arrivée de Delphine traitée comme un événement dramatique. Deux subordonnées parallèles introduites par « sans que » , « sans que son voisin le sût » et « sans que personne l’eût aperçu », équivalent à des négations telles que « son voisin ne le savait pas » et « personne ne l’avait aperçu ». Ces négations sous-jacentes créent une atmosphère de suspense : le lecteur, doublement alerté par l’ignorance des autres personnages, s’apprête à découvrir un secret, un événement important. La causale négative « ne voulant pas laisser cette charge à Goriot » met en valeur la délicatesse et la générosité de l’arriviste Rastignac par opposition aux caractéristiques inverses de Delphine, la propre fille du père Goriot qui l’exploite sans scrupule. L’hypothétique négative « s’il n’y oubliait rien », qui appartient à une analepse rappelant le monde matérialiste et immoral où baigne le roman, justifie le lieu de la présence solitaire de Rastignac en préparant la suite du récit. Les négations se précipitent à un rythme accéléré dans les dernières lignes du paragraphe. La négation suivante, qui apparaît dans une causale justifiant l’action d’un univers vraisemblable où les petits faits concrets participent au réalisme du récit, s’inscrit dans le champ lexical de la destruction : « N’ayant pas de feu, il allait la déchirer en petits morceaux ». Il s’agit d’effacer des traces, dans un chapitre où le père Goriot, habituellement discret, sera bientôt tout à fait effacé. Ce mouvement de Rastignac est interrompu par son désir d’entendre Delphine : « il ne voulut faire aucun bruit ». De ce fait, le lecteur s’identifie au héros et devient tout ouïe. La troisième négation de la phrase « en pensant qu’elle ne devait avoir aucun secret pour lui » relève à la fois de l’illusion et de la mauvaise foi puisque Rastignac utilise ce prétexte pour écouter des propos qui ne lui sont pas destinés. Enfin, le paragraphe se clôt sur une remarquable négation : « il trouva la conversation entre le père et la fille trop intéressante pour ne pas l’écouter ». Il est hors de question de ne pas l’écouter, en d’autres termes, l’attention atteint son paroxysme. Le segment « trop…pour ne pas l’écouter » exprime une conséquence qui sollicite du lecteur la même attention. La négation permet donc un accroissement d’intensité qui aiguise l’intérêt du lecteur. Habituellement, l’adverbe « trop » précède un adjectif négatif, mais devant cette construction trop …pour ne pas + infinitif, il précède généralement un adjectif positif.
Les négations liées à la mort se succèdent également à la fin du chapitre (p. 366), dans la succincte oraison funèbre du père Goriot par Christophe : « c’était un brave et honnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal. » Les trois relatives négatives définissent le personnage par défaut en quelque sorte. Le père Goriot ne se distingue pas par des traits de caractère positifs, mais par l’absence de méchanceté. Cela évoque la théologie négative de Maïmonide pour définir Dieu et l’absolu : c’est l’Inconnaissable dont on peut seulement dire ce qu’il n’est pas.
L’émotion de Rastignac reste muette, ce qui se traduit par l’expression « sans pouvoir prononcer une parole » qui équivaut à une négation. C’est sa dernière émotion de jeune homme et de cœur pur, qui s’oppose à l’absence des filles indifférentes du père Goriot. Enfin, les paroles cyniques du prêtre lors de l’enterrement expriment par des négations lourdes de sens l’indifférence générale : « Il n’y a point de suite, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie. ». Elles dénoncent en même temps l’égoïsme et la comédie humaine d’une société où les prêtres n’accordent de temps qu’en fonction de « la suite », l’abondance du public devant lequel ils sont en représentation.

Conclusion
La langue est un prisme à travers lequel on voit le monde, comme le disait Humboldt, et inversement elle révèle la subjectivité humaine aussi bien dans ses pauvres mensonges que dans ses illusions optimistes ou sa fuite de l’ambivalence. Il semble que la vérité inconsciente emprunte la voie du langage pour apparaître dans le discours humain comme l’ont montré Freud, Lacan et quelques autres, et ce phénomène n’est pas exclusivement limité au domaine psychanalytique. Il contamine la langue elle-même, comme on vient de le voir, et tous les discours, voire tous les modes d’expression. L’énergie vitale, liée au principe de vie ambivalent par le désir de vie et le désir de mort, propulse l’ambivalence inconsciente dans les formes linguistiques. Le structuralisme est d’ailleurs par définition un système d’oppositions, et c’est bien ce qui caractérise la langue comme l’Inconscient.
D’après cette étude syntaxico-sémantique, le cas des ad’dâd des grammairiens arabes, pluriel de d’did qui signifie à la fois « pareil » et « contraire » (cf M. Arrivé, 2005a, p. 179 à 184), marquerait non un cas particulier, mais le fonctionnement général du langage humain. La langue peut vouloir dire une chose et son contraire, et l’énantiosémie se généralise à tous ses domaines. Qu’il s’agisse des prépositions, de l’imparfait ou de la forme négative, la langue présente une tendance marquée, ou tout au moins une aptitude non négligeable, à exprimer le contraire de ce qui est énoncé. Enfin, d’après Saussure, le fonctionnement de la langue consiste à isoler des termes sur l’axe paradigmatique et les associer sur l’axe syntagmatique, ce qui revient à utiliser les opérations inverses d’analyse et de synthèse, de séparation et de fusion, donc à opérer en plein cœur de l’ambivalence.
Nous allons maintenant aborder le domaine de la phonologie et de la prosodie, avec une attention privilégiée pour le rythme.


c) Phonologie et prosodie

Un regard préliminaire sur la phonologie permettra de mieux appréhender la complexité du symbolisme phonétique. Puis nous tenterons d’explorer le rythme à l’articulation de la linguistique et de la psychanalyse.


c. 1 phonologie

Quelques définitions préalables s’imposent. La phonétique est l’étude scientifique des sons de la parole : elle concerne les possibilités acoustiques et les capacités articulatoires de l’homme ainsi que les particularités des sons émis. La phonologie, ou phonétique fonctionnelle ou structurale, étudie les phonèmes quant à leur fonction dans la langue ou quant à leur fonction psychologique (Alain Rey, Dictionnaire culturel). Du point de vue phonologique, les travaux de Jakobson et Troubetzkoy ont opposé des couples d’unités distinctives : par exemple les phonèmes /b/ et /p/ opposent « boue » et « pou » (/bu/ et /pu/). Un phonème est une figure phonique qui joue un rôle fonctionnel dans la langue. Chaque phonème comporte des traits distinctifs qui se différencient deux à deux en termes polaires opposés. Par exemple le phonème /b/ s’oppose à /p/ parce que l’un est sonore (avec vibration des cordes vocales) et l’autre sourd, mais ils sont tous deux des occlusives bilabiales. Ces phonèmes s’opposent par un trait distinctif inversé (sonore/ sourd) tout en possédant des points communs. Un phonème est une unité de la chaîne parlée, selon la définition qu’en donne Saussure : « le phonème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires, de l’unité entendue et de l’unité parlée, l’une conditionnant l’autre : ainsi c’est déjà une unité complexe, qui a un pied dans chaque chaîne » (Cours de Linguistique générale, éd. 1971 p. 65). En phonétique, c’est un élément sonore du langage articulé, considéré du point de vue physiologique et acoustique (A. Rey, ibidem).
Nous avons donc des traits distinctifs opposés qui nécessitent le choix d’un pôle, parfois en l’absence de « gradient » selon le terme de Culioli. Un phonème ne peut être plus ou moins sonore, il l’est ou il ne l’est pas. Cependant, le trait opposé non réalisé est sous-jacent puisque les traits bipolaires se définissent l’un par l’autre dans le code linguistique et n’existeraient pas l’un sans l’autre. Ils coexistent donc « en tant que termes d’une opposition » (Jakobson, 1963, t. I p. 125). Leur coprésence appartient au code, à la langue, et non à la parole, mais elle la conditionne. Ce n’est pas la coprésence de sens contraires, mais c’est en quelque sorte un reflet phonologique de l’énantiosémie : c’est la coprésence de traits opposés, qui est indispensable au fonctionnement de la langue.
Cela est inhérent à l’essence même du langage, comme en témoigne le titre de Saussure « L’essence double du langage », sous lequel il donne cette définition remarquable :
« La langue consiste donc en la corrélation de deux séries de faits :
ne consistant chacun que dans des oppositions négatives ou dans des différences, et non en des termes offrant une négativité en eux-mêmes ;
n’existant chacun, dans leur négativité même, qu’autant qu’à chaque instant une DIFFERENCE du premier ordre vient s’incorporer dans une différence du second et réciproquement. »
Michel Arrivé en conclut que « chez Saussure, la négativité n’est rien d’autre que ce qui constitue la langue comme langue », or elle est étroitement liée à la mort du point de vue freudien et lacanien (M. Arrivé, 2008a, p. 176). Ajoutons que ce soubassement de néant permet précisément le fonctionnement de l’énantiosémie comme coprésence d’éléments contraires, qui correspond à l’ambivalence psychique et assure le dynamisme linguistique. Il semble que les pulsions de vie et de mort se conditionnent l’une l’autre et que cela soit à l’origine de l’énergie psychique, de même que les éléments linguistiques opposés sont indispensables l’un à l’autre et que leur coprésence, effective ou latente, s’avère productrice d’énergie linguistique hors de laquelle il n’y aurait pas de langue possible.
D’une manière générale, les voyelles forment un continuum sonore interrompu par les consonnes. Dans son inventaire des traits distinctifs, Jakobson distingue des paires de traits opposés dont les deux premières correspondent aux voyelles et aux consonnes (1963 t. I p. 128). Chaque paire est caractérisée de deux manières : acoustiquement et génétiquement. La première paire, vocalique/ non-vocalique, se caractérise acoustiquement par la présence ou l’absence d’une structure de formant nettement définie ; génétiquement, elle se construit par l’excitation principalement ou seulement au niveau de la glotte, accompagnée d’un libre passage de l’air à travers l’appareil vocal. La deuxième paire, consonantique/ non-consonantique, se caractérise acoustiquement par une énergie totale réduite ou au contraire une énergie totale élevée ; génétiquement, elle est définie par la présence ou l’absence d’une obstruction dans le canal vocal. Les voyelles sont vocaliques et non-consonantiques ; les consonnes sont consonantiques et non-vocaliques. Il y a donc opposition du point de vue énergétique lui-même entre consonnes et voyelles, phénomène sur lequel nous reviendrons à propos du symbolisme phonétique. Le dynamisme linguistique s’appuie sur des oppositions et se module selon des effets d’intensité : la troisième paire d’oppositions, compact vs diffus, concerne l’énergie émise, forte ou faible, qui s’éprouve du point de vue articulatoire et se repère du point de vue acoustique en quantité mesurable. Dans ce cas particulier, les pôles ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, car un phonème peut être prononcé avec plus ou moins d’énergie : il y a une échelle de degrés entre les deux, un gradient. Une autre opposition importante est celle de grave vs aigu, qui fonctionne selon l’ampleur ou la réduction du résonateur constitué par la bouche, qu’on ouvre très grande pour dire /a/ et qu’on ferme presque pour prononcer /i/.
La liste des oppositions élémentaires de Jakobson présente une « structure stratifiée » selon l’expression de Jalley : « les oppositions binaires y sont organisées selon des lois d’implication mutuelles entre les couples. ». Il est assez remarquable que le même terme « stratifié » soit utilisé à propos de la poésie par Starobinski relativement aux anagrammes découverts par Saussure. Il semble que la poésie révèle ou magnifie l’essence du langage. Et la structure stratifiée apparaît encore dans le moi du narrateur proustien, comme nous le verrons ultérieurement. C’est également ce que détecte Lévi-Strauss dans ses études sur les mythes. Il est donc permis de supposer que la langue, le psychisme et l’imaginaire s’articulent sur une structure stratifiée dont le fondement est la coprésence d’oppositions complexifiées par d’autres relations.
Les découvertes de Jakobson dans le domaine phonologique sont remarquables. Dans l’apprentissage de la langue, les phonèmes apparaissent quasiment toujours dans le même ordre et elles disparaissent dans l’ordre inverse en cas d’aphasie. Il en découle que certaines oppositions apparaissent avant les autres. La liste de paires minimales est un inventaire universel des phonèmes, dont chaque langue utilise une partie à sa manière. La diversité des langues masque donc un soubassement commun de construction phonologique sur des paires oppositives. Il convient de noter que l’opposition consonne vs voyelle est universelle. Par ailleurs, nous avons vu que l’émission d’une consonne est accompagnée de peu d’énergie alors qu’une voyelle en nécessite une grande quantité. Or comme l’a remarqué Jakobson dans un article intitulé « Why Papa and Mama ? » (« Pourquoi Papa et Maman ? »), la première syllabe dans l’ordre d’apparition chez l’enfant est /pa/, qui combine la consonne optimale, à savoir la moins productrice d’énergie, et la voyelle optimale, à savoir la plus productrice d’énergie. Donc l’enfant commence par émettre la syllabe qui comporte l’opposition maximale entre l’énergie de deux phonèmes en combinant /p/ et /a/. En outre la consonne occlusive ferme totalement le canal expiratoire et la voyelle est la plus ouverte. C’est tout simplement la syllabe la plus facile à prononcer grâce au double contraste : les nuances viendront plus tard. Rappelons que le même phénomène caractérise l’apparition du lexique, comme l’a remarqué Victor Henry : l’énantiosémie absolue est à l’origine des propos enfantins, elle se relativise ensuite.
La chaîne parlée constitue un continuum sonore interrompu par des consonnes, ce qui évoque la continuité de la fusion et le caractère discret de la séparation. En outre, nous avons deux cas de phonèmes très intéressants, surtout en poésie : les liquides et les glides. Les liquides /l/ et /r/ sont vocaliques et consonantiques (avec, à la fois, libre passage et obstruction dans la cavité orale et l’effet acoustique correspondant) ; elles présentent donc une ambivalence phonique particulière. Et les glides, comme le yod, sont non-vocaliques et non-consonantiques : on les appelle « semi-consonnes » ou « semi-voyelles » alors qu’ils ne sont ni consonnes, ni voyelles. Cette situation particulière des semi-voyelles à la frontière entre consonnes et voyelles favorise l’impression (pour le lecteur) et l’expression (pour le poète) de l’entre-deux caractéristique de l’ambivalence.
Le système phonologique de valeurs oppositives s’organise autour des pôles consonnes vs voyelles et leur associe d’autres relations opposées si bien qu’il se prête à l’attribution du symbolisme phonétique que nous allons envisager maintenant.


c. 2 symbolisme phonétique

Le symbolisme phonétique, qui consiste à attribuer un sens à certaines sonorités, provoque quelques réticences parce qu’il s’agit d’un domaine peu sûr, donc considéré comme peu scientifique. Mais il doit bien exister un mobile profond qui explique cette tentation d’unir le son et le sens. Le prestige de l’adjectif « scientifique » ne devrait pas occulter la complexité linguistique ni décourager les recherches délicates. Faut-il délaisser un champ d'exploration sous prétexte qu'il est épineux ? La recherche nécessite une certaine prise de risques. Certes il convient de baliser les chemins, mais une trop grande prudence serait une entrave à la réflexion.
La seconde réticence vient d’une interprétation déformante du caractère « arbitraire » attribué au signe linguistique par Saussure (éd. 1971 du CLG p. 100). Il entend par là que l’association d’un signifiant à un signifié est conventionnelle, issue d’un consensus social qui n’a rien à voir avec le sens. Mais il considère lui-même que « le mécanisme de la langue peut être présenté sous un autre angle particulièrement important » (ibidem p. 180-181) : « Une partie seulement des signes est absolument arbitraire ; chez d’autres intervient un phénomène qui permet de reconnaître des degrés dans l’arbitraire sans le supprimer : le signe peut être relativement motivé. ». Et Saussure accorde une importance considérable à la subjectivité puisqu’il écrit que « le point de vue crée l’objet ». Nous verrons d’ailleurs que le symbolisme phonétique ne contredit pas le caractère conventionnel, voire arbitraire, du signe mais qu’il entre en lutte fructueuse avec lui dans une tension dynamique.
Le symbolisme phonétique peut s’envisager sous plusieurs angles : celui de la motivation du signe, celui de l’interprétation psychanalytique et celui de la communication. Ce dernier point de vue revêt lui-même deux aspects, à savoir l’expressivité et la réception du symbolisme en question.


c. 2. A)Motivation du signe

Voyons d’abord le problème de la motivation du signe : un signifiant serait inventé en adéquation avec son signifié, comme c’est le cas pour les onomatopées. Tentons de retracer l’historique de cette conception, ou du moins ses grandes étapes du point de vue chronologique.

Le symbolisme phonétique apparaît dans la Kabbale, livre sacré de la religion juive dont la datation reste incertaine et dont le but est de donner les clés interprétatives du texte biblique. A chaque lettre de l’alphabet hébraïque sont attribués un sens essentiel et quelques autres. Les homonymes, paronymes et anagrammes sont rapprochés comme d’éventuelles équivalences de sens. Le texte biblique, censé receler un sens caché, s’y prête parce qu’il est éminemment poétique.
L’œuvre de Platon intitulée « Cratyle », du IVème siècle avant J-C, est écrite sous forme de dialogue. Le personnage éponyme porte le nom d’un contemporain de Platon –son maître et ami- qui était disciple d’Héraclite. Il défend la thèse actuellement appelée « cratylisme » (terme de Barthes popularisé par Genette) selon laquelle « il existe une dénomination correcte naturellement adaptée à chacun des êtres ». Son interlocuteur Hermogène attribue les noms à une convention sociale. Cratyle se moque de lui en disant que son nom ne lui était pas adapté : « Hermogène » signifie « de la race d’Hermès », qui est le patron des commerçants et des voleurs, or Hermogène a des problèmes financiers. Celui-ci appelle Socrate pour trancher la question. Socrate est un personnage du Cratyle qui a réellement existé, qui est mort en 399 avant J-C, et qui instruisait les gens gratuitement en les interrogeant pour les faire réfléchir et progresser. Dans l’œuvre de Platon, Socrate utilise beaucoup d’étymologies dont on ne sait pas toujours s’il s’agit de fantaisie verbale ou de l’état des connaissances des contemporains. Certaines de ses suppositions ne sont pas tranchées par les linguistes actuels. Par exemple il attribue l’origine étymologique (dont l’étymon signifie « discours vrai ») de psukhé, qui a donné « psyché », à la fois à okéo qui veut dire « véhiculer » et ékho dont le sens est « tenir ». Voilà une ambivalence qui ne manque pas d’intérêt. Il questionne Hermogène et Cratyle, incitant celui-ci à supposer que s’il y a une motivation naturelle des signes linguistiques, c’est une puissance supérieure qui a inspiré la dénomination juste. Socrate relie la valeur du nom à la stabilité du sujet qui nomme et de l’objet à connaître. Mais il ne donne qu’une réponse ambiguë selon laquelle il convient de procéder à des recherches. C’est un ouvrage de réflexion sans réponse définitive, même si le sage tend à favoriser l’interprétation de Cratyle.
Isidore de Séville, au VIIème siècle, dans ses Etymologiae, remotive les signes pour les interpréter. C’est une recherche de l’histoire du monde plus qu’une histoire des mots. C’est un mélange d’étymologie fantaisiste et de théorie scientifique. Les langues dites « barbares » restent inconnues. L’évêque de Séville remotive les signes pour les interpréter, ce qui donne lieu à des étymologies hasardeuses qui ont cependant une influence considérable, notamment sur Bède le vénérable en Angleterre, Raban Maur en Germanie, Dante en Italie (d’après l’encadré « Etymologies » du Dictionnaire culturel).

Au début du XVIIIème siècle (1725), un poème de M. de Piis intitulé « L’Harmonie imitative de la langue française » montre que le cratylisme restait bien vivant dans son jeu sur la motivation du signe, au siècle des Lumières dit rationaliste. Il s’agit d’une réflexion métasémiotique sur les sonorités et graphies.
A la fin du XVIIIème siècle, Horne Tooke, linguiste révolutionnaire, dit que l’étymologie permet de retrouver la langue d’origine qui était motivée et qui comprenait uniquement des noms et des verbes. Selon lui, elle a été corrompue par les hommes au pouvoir pour maintenir leur domination.


Humboldt, au début du siècle suivant, dénonce le danger de réduire le langage à son aspect conventionnel dans Latium und Hellas (1806, III 167-170 ; II 59-64), texte présenté dans l’Introduction à l’œuvre sur le kavi (p. 19-22) :
« L’intérêt de la recherche linguistique a été fort compromis par la thèse réductrice qui, fondant le langage sur la convention, ne voit dans le mot rien d’autre que le signe d’une chose ou d’un concept existant indépendamment de lui. Sans doute s’agit-il là d’une thèse qui ne manque pas d’une certaine validité, mais qui, poussée dans ses dernières conséquences, se révèle absolument fausse, évacue l’esprit et la vie en devenant exclusive, et sécrète une foule de lieux communs et couramment reproduits. »
Humboldt estime que l’esprit humain entre en résonance avec le monde et que la création d’un mot va bien au-delà de la dénotation « par les traits sensibles de la figure déterminée qu’il affiche. » Et il propose une théorie intéressante : le mot serait un écho sonore dans le monde sensible de la perception et de l'émotion.

« En prononçant le mot Wolke (nuage), on ne se réfère ni à la définition ni à une image imposée une fois pour toutes, de ce phénomène naturel. Les concepts et les images qui font corps avec sa perception, tout ce qui, enfin, de près ou de loin, en nous ou hors de nous, entretient quelque rapport avec lui, tout cela peut se retrouver à l’état condensé et concentré dans l’esprit sans risquer l’émiettement, parce que c’est un seul et même écho sonore qui en opère la convergence et la fixation. Mais il fait plus encore ; en restituant en même temps telle ou telle des émotions qui lui ont été antérieurement associées, et lorsque, comme c’est ici le cas, il est signifiant par lui-même - il suffit pour s’en convaincre de faire la comparaison avec Woge (lame), Welle (vague), wälzen (rouler), Wind (vent), wehen (souffler), Wald (forêt), etc. -, il fait entrer l’âme en résonance avec l’objet, soit directement, soit indirectement par l’évocation d’autres objets qui lui sont analogues. »

L’adéquation du son au sens ne relève plus du divin comme dans le Cratyle, mais la création du mot participe à la représentation mentale et affective. La suite de ce texte essentiel explicite le phénomène de la création verbale :

« Ainsi le mot se révèle comme un être ayant sa nature propre et qu’une certaine similitude rapproche de l’œuvre d’art puisqu’il sert à instituer, au moyen d’une forme sensible empruntée à la nature, une idée extérieure à toute nature ; mais la similitude s’arrête là, car pour le reste, les différences sautent aux yeux. Une telle idée, située en dehors de toute nature, est précisément la condition qui rend les objets du monde disponibles pour un usage capable d’en faire le substrat matériel de la pensée et de l’affectivité : je veux parler de la relative indétermination de l’objet (car, bien loin de requérir une reproduction achevée ou une consistance décisive, le thème actuellement représenté fournit de lui-même le prétexte à des transitions toujours nouvelles - indétermination sans laquelle la spontanéité de la pensée serait impossible-) et de l’effervescence de la sensibilité, conséquence de la dynamique spirituelle à l’œuvre dans l’usage de la langue. »

La créativité verbale est même si liée à son objet qu’elle participe à sa découverte et va de pair avec le développement de la pensée :

« La pensée ne morcelle jamais l’objet auquel elle s’adresse, pas plus qu’elle ne le met en œuvre selon la totalité de son être donné. Elle se contente de retenir un certain nombre de relations, de rapports, de perspectives, pour les conjuguer. Le mot ne se réduit pas pour autant à un simple substratum vide, référence commune de ces aspects singuliers ; il s’agit, au contraire, d’une forme sensible dont la simplicité incisive indique immédiatement que l’objet exprimé n’en demeure pas moins chargé d’une fonction représentative au service de la pensée ; dont la genèse, due à l’activité spontanée de l’esprit, marque bien les limites prescrites aux énergies purement réceptives de l’âme ; dont la capacité de variation et l’analogie qu’elle présente avec les autres constituants linguistiques, préparent l’enchaînement que la pensée s’emploie à trouver dans le monde et à exhiber dans ses productions ; dont la légèreté aérienne, enfin, impose l’obligation de ne consentir à aucune pause et d’ordonner chaque moment en fonction du but auquel il tend. »

La nature même du signe linguistique imposerait ainsi une certaine exigence intellectuelle de clarté. Elle expliquerait aussi les difficultés de traduction :

« Autant de perspectives qui nous imposent le spectacle d’une forme sensible qu’il est impossible de penser sans lui attribuer une efficacité propre, dont les prolongements multiples hantent ses plus secrètes profondeurs ; ce qui revient à dire qu’elle n’est nullement indifférente et ce qui permet d’affirmer que, même dans le cas d’objets purement sensibles, les termes employés par des langues différentes sont loin d’être de véritables synonymes (…) »

Ces réflexions rationnelles de Humboldt sont très certainement liées au fait qu’il est sensible à la poésie, qu’il situe au sommet des réalisations humaines. En effet, le travail poétique s’efforce de « rémunérer le défaut des langues », selon l’expression de Mallarmé (« Crise de vers » in La Revue blanche, 1895), c’est-à-dire de remédier à leur caractère conventionnel pour accentuer leur part de motivation relative en recherchant une fusion maximale entre le son et le sens. C’est la réceptivité à la poésie qui suscite l’attention à ce phénomène, plus ou moins occulté par le rejet actuel du champ poétique comme domaine à part et surtout par le dénigrement de toute attribution d’un sens aux sonorités. Cette mode actuelle n’encourage pas les recherches concernant le symbolisme phonétique, qui est pourtant essentiel en poésie.

Un contemporain de Humboldt, Charles Nodier, a entrepris un travail colossal avec son Dictionnaire des onomatopées publié en 1808. Selon lui, la langue a une origine onomatopéique, ce qui est évidemment exagéré. Cependant ses observations se révèlent intéressantes. Par exemple il estime que le signifiant du mot « cataracte » a un aspect mimétique parce qu’on y entend la chute de pierre en pierre. Il la définit comme une « chute d’eau impétueuse et bruyante qui tombe et se brise de roc en roc avec un grand fracas. » Il n’est pas surprenant que ce soit un écrivain qui recherche ainsi des éléments de motivation du signe, puisqu’en littérature il est fréquent que la phrase mime ce qu’elle signifie, ce dont nous avons vu un exemple chez Colette à propos de la ponctuation. Ce travail littéraire est favorisé par la langue qui s’y prête en raison de la partielle motivation de ses signes. Mais Nodier érige ses remarques en système si bien que ses affirmations prennent un caractère excessif qui nuit à la réception de ses suggestions.
Comme le signale J-F Jeandillou dans la présentation de ce dictionnaire (p. XXII), ce que Nodier veut recenser dans son dictionnaire, ce sont moins des onomatopées que des termes qu’il glose dans leur rapport mimétique avec le signifié. La conséquence en est que son travail ressemble davantage à une rêverie poétique qu’à un travail scientifique. Néanmoins ses définitions subjectives interpellent le lecteur assez vivement pour l’interroger sur cet aspect peu étudié de la langue. Par exemple, voici sa définition de « bise » : « vent sec et froid du nord-est, qui fait entendre le bruit dont ce mot est formé, en frémissant dans les plantes sèches, en effleurant les vitraux, ou en glissant à travers les fissures des cloisons. ». De même, le verbe « écraser » suscite ce commentaire : « le cri de la craie qui se rompt et qui se pulvérise sous le pied reproduit fort distinctement cette racine. ».
La théorie de Nodier selon laquelle la langue est d’origine onomatopéique l’amène à dire que très peu de mots sont formés sans motif. Guiraud reprend cette conception en l’accentuant encore : selon lui, tous les mots sont d’origine onomatopéique et s’organisent en familles dérivationnelles par paronymie (J-F Jeandillou, p. XXIII). Par exemple, les mots « bise » et « brise » ou encore « cri », « craie » et « écraser » proviendraient les uns des autres. Puis leur origine onomatopéique s’obscurcirait en diachronie (Guiraud, 1982, p. 15).
Selon Nodier, l’alphabet mime l’histoire : la lettre « a », découverte la première par des pasteurs, mime les bruits ruraux ; et le « b » correspond au premier âge de la parole avec la Bible et Babel. (Notions élémentaires de linguistique, 1834 ; 2005, Droz). Cela évoque les commentaires juifs sur le sens des lettres hébraïques : la lettre « aleph » évoque l’unité de la création primordiale ; « bet » est la première lettre de l’écriture, choisie pour créer l’univers. Les deux premiers mots de la Bible commencent par « bet » (b) : Bereshit bara, c’est-à-dire « au commencement [Dieu] créa (…)»
Il est un fait assez intrigant : Nodier n’est pas pris au sérieux, mais ses œuvres linguistiques sont rééditées, ce qui suppose que bon nombre de lecteurs s’y intéressent. Cela pourrait correspondre à une résonance de ses travaux avec le sens linguistique des lecteurs, bien que ses théories soient fréquemment décriées. Il semble qu'il y ait là plus qu'un goût poétique : chacun a le sentiment intime d’une motivation partielle du signe linguistique, malgré l’arbitrarité proclamée d’une manière plus absolue que par Saussure lui-même.

Les poètes ne sont pas les seuls à tenter de remotiver les signes linguistiques. Au XXème siècle, la remotivation du signifiant est exploitée de manière très fantaisiste par Brisset (Lecercle, 1990).
Jean-Pierre Brisset (1837-1923) a cru que l’homme descendait de la grenouille et il a acquis une éphémère notoriété en 1912. C’était une farce de Jules Romains : Brisset a été proclamé « lauréat des penseurs », ce qui l’a fait connaître, plus que les auteurs sérieux qui se moquaient de lui. Il se croyait investi d’une mission divine : découvrir que l’histoire de l’humanité était contenue dans la langue, que l’étymologie contenait la vérité, non seulement du verbe mais du monde. Il n’était pas le premier à penser que l’évolution du monde reflète celle des hommes qui la parlent. Pourquoi les mots ne contiendraient-ils pas nos racines ? Le délire de Brisset ne réside pas dans sa croyance en l’étymologie, mais dans son interprétation forcée de l’homonymie. Il croit que les homonymes et paronymes ont le même sens, si bien qu’il procède à un découpage syntagmatico-sémantique et syllabique dont il tire des conséquences excessives. Par exemple il associe « les dents, la bouche », « les dents la bouchent », « laides en la bouche », etc. Mais la langue le provoque : c’est ainsi qu’il propose d’interpréter « israëlite » par “y s’ra élite ».
Brisset, auteur de La Grammaire logique, pense que « grammaire » vient de « grand-mère », ce qui est faux. Mais ce qui est vrai, c’est que « grammar » a donné « glamour » : enchantement, charme, ensorceleur, ensorceleuse. De la grammaire, on est passé au livre de grammaire puis au livre de magie, puis au charme, à l’ensorcellement et à l’ensorceleur.
Si l’on considère le mot « chandail », il est tentant de le brissétiser en « champ d’aïl ». En fait, le mot « chandail » vient de « marchand d’aïl » : c’est le vêtement que les marchands d’aïl portaient. C’est le vrai fonctionnement de la langue. On brissétise la langue parce qu’elle brissétise. (Lecercle, 1990)

Philippe Monneret a récemment publié Le Sens du signifiant, titre par lui-même significatif. Sa mise au point de l’état des recherches en ce qui concerne la motivation du signe est intéressante. Il reprend les théories de Guillaume qui écrit selon Principes de linguistique théorique : « une idée ne peut pas inventer pour elle un signe convenant, mais peut trouver pour elle, dans la sémiologie existante, un signe qui puisse lui être transporté, et qui, n’ayant pas été fait expressément pour elle, ne lui est convenant que par perte de son ancienne convenance. On chemine ainsi.
Là est la cause de l’arbitraire du signe linguistique. Son invention est intrinsèquement perte de convenance : convenance nouvelle là-dessus fondée. » Il rappelle également les travaux de Pottier, qui écrit dans Sémantique générale : « L’homonymie …est un cas de polysémie dont on ne voit pas la motivation ».
Enfin, Monneret se fonde dans ses deux derniers chapitres sur les travaux de neurologues et linguistes pour montrer que parmi les aphasies, liées à une déficience de l’aire de Broca, il existe un trouble appelé « anarthrie » qui consiste à ne pouvoir dire ou répéter correctement les mots alors que le malade peut lire. Mais ce trouble n’est pas seulement articulatoire, il est généralement associé à des déficits intellectuels et touche une partie du cerveau proche de l’aire de Broca, empêchant le cerveau de commander aux muscles phonatoires les mouvements à effectuer. Monneret en conclut que le signifié ne peut être atteint sans que soit altéré le signifiant, ce qui prouve selon lui la non arbitrarité du signe et sa motivation. Mais sa démonstration n’est pas convaincante. Quoi qu’il en soit, les remises en cause du caractère arbitraire du signe vont de pair avec une interrogation sur la motivation du signifiant.
Lévi-Strauss, dans Anthropologie structurale, montre que dans le domaine mythologique, l’arbitraire a priori cesse de l’être a posteriori : c’est que l’apparence arbitraire débridée des mythes correspond à des lois plus profondes. Il pourrait en être de même dans le champ linguistique.

Edouard Pichon, psychanalyste et linguiste, qui a écrit en collaboration avec Jacques Damourette l’essai volumineux Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, conteste l’arbitraire du signe dans un article intitulé «La linguistique en France ». Selon lui, c’est l’« infirmité » du bilinguisme qui a « poussé Saussure à l’aberration de l’arbitraire du signe ». (cité par Michel Arrivé, 2005a)
M. Arrivé montre que l’arbitraire du signifiant par rapport au signifié « reste non démontré » par Saussure (ibidem p 48). En effet, celui-ci s’appuie sur les réalisations différentes selon les langues de l’onomatopée croyant imiter le chant du coq : si le signe était motivé, les réalisations devraient être identiques, dit-il. Or elles se ressemblent en fait puisqu’il s’agit toujours d’une suite de voyelles interrompues par des occlusives. Par ailleurs, Saussure commence une démonstration du lien arbitraire entre signifiant et signifié (à propos du mot « bœuf ») mais opère un dérapage en passant du signifié au référent : il utilise les différences entre les langues française et allemande pour montrer que le signifié « bœuf » peut avoir des signifiants différents, mais cela entre en contradiction avec l’impossibilité de correspondance exacte entre les mots de langue différente qu’il met lui-même en évidence pour affirmer que les idées ne préexistent pas aux mots. Maurice Toussaint et Emile Benveniste ont tenté de démontrer au contraire que le signe était motivé, mais la rigueur de leur démonstration laisse à désirer aussi. Dans Contre l’arbitraire du signe, Maurice Toussaint dénonce le parti-pris accordé au signifié dans l’attribution d’un caractère arbitraire au signe linguistique. Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, écrit qu’il y a un rapport de « nécessité » entre signifiant et signifié, en se fondant sur la liaison entre l’image acoustique du mot et le concept de bœuf : « Entre le signifiant et le signifié, le lien n’est pas arbitraire ; au contraire, il est nécessaire ». Mais comme le précise Michel Arrivé (2005a), c’est un rapport de présupposition réciproque qui est démontré. Saussure, dans son Cours de linguistique générale tente d’établir l’arbitraire du signifiant par rapport au signifié parce que c’est un concept indispensable à la notion de valeurs oppositives des signes entre eux. « L’arbitraire du signe a pour fonction essentielle de permettre de poser le concept de valeur », écrit Michel Arrivé pour expliquer le mobile de Saussure, dont il cite ce passage très révélateur (ibidem p. 60) : « le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée est parfaitement arbitraire. Si ce n’était pas le cas, la notion de valeur perdrait quelque chose de son caractère, puisqu’elle contiendrait un élément imposé du dehors. Mais en fait les valeurs restent entièrement relatives, et voilà pourquoi le lien de l’idée et du son est radicalement arbitraire. ». Les théories de Saussure se sont diffusées, voire installées, si bien que l’arbitraire du signifiant reste l’opinion la plus répandue aujourd’hui. Lui-même parle cependant de motivation relative, prenant pour exemple « dix-neuf », qui est relativement plus motivé que « vingt » puisqu’il est lié à « dix » et à « neuf ».
Et le Saussure des Anagrammes, qui perçoit un second message sous le premier, est loin de l’arbitraire, comme l’a montré Starobinski : il est proche des poètes, qui utilisent les contraintes sonores en plus du sémantisme. (Il suffit, sur ce dernier point, de penser aux jeux de l’Oulipo, Ouvroir de Littérature Potentielle.) Starobinski, qui a publié les Anagrammes de Saussure au Mercure de France en 1964, écrit dans Tel Quel 37, en 1969, qu’il  « s’est livré à des démonstrations qui semblent remettre en cause la notion du signe linguistique. Il étudie le vers saturnien et la poésie védique, et constate que dans chaque vers il y a comme sous-jacent un nom de divinité ou de chef guerrier ou d’un autre personnage, qui se reconstitue par les syllabes dispersées dans divers mots. De sorte que chaque message contient un message sous-jacent qui est en même temps un double code, chaque texte est un autre texte, chaque unité poétique a au moins une signification double, sans doute inconsciente et qui se reconstitue par un jeu du signifiant. Il est probable que Saussure s’est trompé quant à la régularité de cette loi qui exige l’existence d’un nom caché sous le texte manifeste, mais l’important est qu’il dégage par cette « erreur » une particularité du fonctionnement poétique où des sens supplémentaires s’infiltrent dans le message verbal, déchirent son tissu opaque et réorganisent une autre scène signifiante (…) une telle conception réfute la thèse de la linéarité du message poétique, et lui substitue celle du langage poétique comme un réseau complexe et stratifié de niveaux sémantiques. »
Meschonnic, dans Célébration de la poésie, écrit : « Ce binaire du négatif et du positif [le positif consistant à faire aimer la poésie] est un fossile théorique que vous avez dans la bouche. Crachez. Une ruse de la raison du signe. Il empêche autant de penser ce qui est à penser que le bon gros binaire du signe, avec sa forme d’un côté et son contenu de l’autre . Aussi bêtement. Devant la pluralité et l’infini du langage. » Voilà le signe saussurien remis en cause. Mais ce n’est pas l’imperméabilité entre signifiant et signifié que Meschonnic conteste, c’est l’occultation par le signe discontinu de la force vitale continue du rythme. En ce qui concerne le symbolisme phonétique, qui créerait une pseudo-continuité entre le son et le sens, il se prononce clairement en faveur de « l’asémantisme des phonèmes » (2008 p. 245-246).



c. 2. B)Interprétation psychanalytique

Anzieu explique l’essentiel de l’origine du symbolisme phonétique : « L’enfant qui sommeille en chaque adulte accepte mal, après avoir grandi et appris à parler selon le code du langage naturel, l’arbitraire qui lie le signifiant au signifié et il conserve la nostalgie des systèmes de communication infra-linguistique et du rapport symbolique entre les signes et leurs référents. Le style introduit le message symbolique dans la langue conventionnelle par des techniques empruntées à cette dernière, il signe ainsi l’origine du sens des choses. » (1977, p. 140).
Jean-Jacques Lecercle, dans The Violence of language (1990), utilise les jeux de mots, les mots-valises, les discours délirants et la poésie pour appuyer sa thèse : il considère que la langue est une confrontation entre le système saussurien et ce qu’il appelle « the remainder », c’est-à-dire la force de motivation des signes par la poésie et toutes les transgressions ludiques ou délirantes, ce qui reste en dehors des règles et qui est bien actif. En fait, « the remainder » est l’équivalent linguistique de l’Inconscient freudien qui repousse les limites de la censure. Par les mots-valises qui démentent l’arbitraire du signe en remettant de la motivation partout, par les néologismes et l’évolution diachronique de la syntaxe, « the remainder » repousse sans cesse les frontières des règles, comme « lalangue » de Lacan, dont nous reparlerons dans un instant. La langue véhicule notre désir, notre psychisme, notre subjectivité, mais toutes nos paroles ne sont pas pleines de cette énergie, elles restent plus conventionnelles que motivées parfois, donc moins personnelles ou moins vivantes.
D’ailleurs Saussure avait exprimé la solidarité du signifiant et du signifié par la formule H2O dans le IIIème cours de 1911, ce que Gandon commente en ces termes : « une acception de la linéarité fort roche d’un ruban de Moebius : telle section pourrait recevoir une interprétation tantôt signifiante, tantôt signifiée. » (Francis Gandon, 2006, p. 90). Gandon ajoute que les Notes Item de 1897-1900 anticipaient cette « torsion fusionnelle » : il s’agit du passage où Saussure évoque une encoche dans un arbre interprété comme signe par la personne qui l’accompagne. Les associations attribuées au signe sont manifestement différentes d’une personne à l’autre, ce qui d’une certaine manière annonce le signifiant lacanien. Les malentendus fréquents montrent bien la force du désir subjectif qui tord les normes conventionnelles.
Le signifiant selon Saussure est une représentation mentale sonore dépourvue d’affect, ou du moins il envisage de l’étudier sans tenir compte de cet aspect, mais en prévoyant que ses continuateurs étudient les domaines connexes à la linguistique proprement dite pour explorer toutes les facettes de la langue. Il suggérait par exemple d’intégrer la linguistique à la psychologie sociale et, même s’il ne pouvait songer à la psychologie des profondeurs à cette date puisque la psychanalyse n’était pas encore connue, il reconnaissait ceci : « Au fond, tout est psychologique dans la langue, y compris ses manifestations matérielles et mécaniques comme les changements de sons » ( 1916 ; 1971 p.21). Il a vu les liens de la linguistique avec les matières connexes comme l’histoire et la philologie et surtout avec la culture : « Plus évidente encore est son importance pour la culture générale : dans la vie des individus et des sociétés, le langage est un facteur plus important qu’aucun autre. » (ibidem p. 21). Il a même, d’une certaine manière, envisagé le lien du langage avec le corps : « Les syllabes qu’on articule sont des impressions acoustiques perçues par l’oreille, mais les sons n’existeraient pas sans les organes vocaux (…) » (ibidem p. 23).
Saussure a évoqué des associations mentales possibles sans jamais prétendre en épuiser les domaines de manière exhaustive : « Les groupes formés par association mentale ne se bornent pas à rapprocher les termes qui présentent quelque chose de commun ; l’esprit saisit aussi la nature des rapports qui les relient dans chaque cas et crée par là autant d’idées associatives qu’il y a de rapports divers. Ainsi dans enseignement, enseigner, enseignons, etc, il y a un élément commun à tous les termes, le radical ; mais le mot enseignement peut se trouver impliqué dans une série basée sur un autre élément commun, le suffixe (cf enseignement, armement, changement, etc) ; l’association peut reposer aussi sur la seule analogie des signifiés (enseignement, instruction, apprentissage, éducation, etc), ou, au contraire, sur la simple communauté des images acoustiques (par exemple enseignement et justement). Donc il y a tantôt communauté double du sens et de la forme, tantôt communauté de forme ou de sens seulement. Un mot quelconque peut toujours évoquer tout ce qui est susceptible de lui être associé d’une manière ou d’une autre. » (Saussure, 1916, 1972 p. 173-175). Et ce qui lui est associé est finalement bien plus vaste que les associations grammaticales ou sémantiques.
Le signifiant vu par Lacan, c’est aussi bien la lettre que le phonème voire la syllabe ou le mot, quelque chose qui a été si prégnant que des forces inconscientes s’y immiscent volontiers, le plus souvent à l’insu du locuteur, en fonction du vécu de la petite enfance. Il suffit, pour s’en convaincre, de prendre en compte la fascination ou le dégoût que peut provoquer un prénom porté par une personne importante de notre entourage originel. Il est donc tout à fait logique qu’une syllabe de ce prénom, une lettre (l’initiale ou une lettre redoublée, par exemple) ou un phonème appartenant à ce signifiant particulier, joue un rôle au moins latent et souvent actif.
Le signifiant lacanien est refoulé dans l’Inconscient (M. Arrivé, 2008 a, p. 49-50 et 79). Il est lié à « lalangue », mot-valise que Lacan a voulu aussi proche que possible du mot « lallation » (ibidem p.100, note 1), système fondé sur l’équivoque et l’homophonie : « L’inconscient d’être « structuré comme un langage », c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé subsister. »
Le signifiant saussurien appartient à un système de valeurs selon un consensus social, mais les forces psychiques y investissent leurs affects selon les attachements et révoltes intimes, y menant une lutte ludique et libérante qui décharge des pulsions tout en assurant l’affirmation de l’être profond. Ces jeux sont étroitement liés au plaisir de la lallation et aux problèmes de fusion-séparation, avec accentuation de l’une ou de l’autre, ou encore mise en harmonie des deux.
Le système saussurien, virtuel et sous-jacent à la parole, inconscient d’une manière mécanique parce qu’on ne l’a pas toujours présent à l’esprit, concerne la langue. C’est une sorte de « conscience latente » que Freud appelle l’ « inconscient descriptif » par opposition à l’ « inconscient topique », c’est-à-dire le véritable Inconscient (M. Arrivé, 2008 b p. 12). La parole utilise ce système avec injection de forces pulsionnelles inconscientes, dont Freud a révélé l’émergence dans les lapsus et les mots d’esprit, dont Lacan a mis en valeur la voie du signifiant ou « sentier d’éléphant » (Séminaire III), et dont Fónagy a montré le fonctionnement dans La vive Voix.



Luce Irigaray, dans Parler n’est jamais neutre, montre que le discours du schizophrène ne connaît pas d’arbitraire et même déconstruit le langage pour le reconstruire à sa manière créative. « En fait les signifiants qu’il prononce sont rigoureusement prescrits par un sens qui ne repasse jamais par la loi de l’arbitraire du signe, quelles que soient ses tentatives pour réintroduire des conventions, des règles, qui en rappelleraient la fonction. Mais ce n’est pas, ou plus, sur le lien entre un son et un concept qu’elles s’exerceront. (…) Elles essaieront d’aménager une économie des signifiants, une économie signifiante où la signification sera produite et partiellement contrôlée par un système de règles qui cherche à organiser le pouvoir du, des signifiants phrasés ou déchaînés. En les rassemblant dans une grammaire praticable pour lui ? » Finalement, elle conclut que le schizophrène rappelle les dessous du langage, un en-deçà ou un au-delà du langage méconnu des locuteurs, et elle conteste l’arbitraire du signe.

Selon Lacan, « la primauté du signifiant » est « impossible à éluder de tout discours sur le langage » dans la mesure où l’Inconscient s’immisce dans la parole. Il reprend le signe de Saussure schématisé par une cellule englobant le signifié sur le signifant, soit le concept sur l’image acoustique, séparés par une barre. Mais il en fait un algorithme inversé, dans lequel le signifiant est au-dessus du signifié et représenté par une S majuscule, séparé du signifié représenté par une s minuscule, en l’absence de tout contour. La barre qui les sépare, en pointillé, devient alors quelque chose qui peut se franchir : il suffit de « sauter du signifiant qui flotte au signifié qui flue » selon l’expression de Lacan. « Le signifiant entre en fait dans le signifié » écrit-il.
En outre, pour Lacan, le signifié flue sous le signifiant sans y adhérer et l’accroche en des « points de capiton » qui sont l’affleurement de l’Inconscient dans la parole (1981, p. 303). Cette adéquation éphémère et renouvelée du signifiant et du signifié, qui seule empêcherait la psychose, ne serait-elle pas liée au symbolisme phonétique : la nostalgie de la motivation du signe, à l’oeuvre dans le travail poétique serait-elle nostalgie de l’adéquation du désir et du dire, de l’infans d’avant le refoulement ? Les travaux actuels sur la communication préverbale semblent aller en ce sens puisque l’accent est mis sur l’intentionalité des phrases mélodiques préverbales.

De toute évidence, nous reconnaissons une adéquation entre notre nom accompagné de notre prénom et leur signifié, dont le seul référent est nous-mêmes. Le signifié est alors la représentation mentale de soi. Le signifiant désigne notre « essence », selon l’expression de J-F Jeandillou à propos de Beyle et son pseudonyme « Stendhal » (1994, p. 30). L’oubli de ce signifiant intimement lié à notre être même ou l’attribution d’un autre nom nous heurte, voire nous blesse profondément comme une négation de notre identité. Certains, il est vrai, souhaitent changer de nom, mais c’est précisément pour renier une identité ancienne trop douloureuse et s’en inventer une autre, encore que ce type de renouvellement ne s’opère pas sans amputation. Le nom du père ou le prénom proféré dans la haine peuvent s’avérer inconfortables. Mais ce qui est frappant, c’est que ceux qui détestent leur nom et/ ou prénom s’exècrent bien souvent eux-mêmes. Il arrive aussi que la modification se révèle être un déguisement : c’est le cas des cryptonymes, qui « se caractérisent par leur relation avec ce qu’ils cachent, et donc par leur motivation » (J-F Jeandillou, 1994, p. 84). Cependant le fait de changer la désignation de son propre nom, par exemple au moyen d’un anagramme, révèle un désir de masquer une identité conçue comme insatifaisante pour la renouveler dans le regard de l’Autre, celui du lectorat, ou inversement d’utiliser une totale liberté de parole sans risquer d’entamer l’identité précédente.
Le nom propre qui nous désigne n’a qu’un référent, mais un référent existentiel. En cherchant une adéquation entre le signifiant et le signifié, peut-être cherche-t-on à transformer le signifié en représentation d’un référent unique et existant, pour lui insuffler de « l’étant » selon l’expression d’Heidegger à propos d’une chaussure peinte par Van Gogh (in Chemins qui ne mènent nulle part) . En poésie, les mots semblent devenir des choses palpables comme dans l’Inconscient révélé par les rêves et par les discours des schizophrènes. Mais le fonctionnement du schizophrène n’est jamais qu’une caricature du nôtre. Chacun pratique des identifications projectives, sans cet excès catastrophique du malade mental. -La meilleure preuve en est l’empathie, c’est-à-dire la capacité à se mettre à la place d’autrui, sans laquelle il n’y aurait ni compassion ni humanité.- C’est par identification projective que nous attribuons de « l’étant » aux objets et c’est par le même phénomène que nous éprouvons le désir de faire adhérer signifiant et signifié comme si nous voulions personnifier les représentations d’objets, faire en sorte que leur nom corresponde à leur essence. C’est peut-être parce que notre nom n’adhère pas plus à notre être que notre image dans le miroir que nous éprouvons le besoin de combler cette faille par l’adhésion entre signifiant et signifié, entre le son et le sens.

Comme l’explique Haddad (1984 ; 1998 p164) dans un chapitre intitulé « la preuve par le schizo », « on a coutume d’affirmer que le psychotique, le fou, montre son inconscient à nu. Affirmation erronée mais qui frappe les esprits parce qu’elle rend compte de données immédiates et mal interprétées de l’observation.
Les manifestations psychiques, les formations de l’inconscient, présentent dans la psychose un caractère rigide, non dialectisable, comme pétrifié. (…) L’observation et l’étude de cette formation en sont par conséquent facilitées. »
C’est donc une tendance humaine, provisoire et inconsciente le plus souvent, de chosifier les mots et de s’y projeter, ce qui suscite dans les œuvres d’art la qualité primordiale de « l’étant », selon l’expression de Heidegger (op. cit.) : « La vérité, éclaircie et réserve de l’étant, surgit alors comme Poème. Laissant advenir la vérité de l’étant comme tel, tout art est essentiellement Poème (Dichtung). Ce en quoi l’œuvre et l’artiste résident en même temps : l’essence de l’art, c’est la vérité se mettant elle-même en œuvre. De ce Poème de l’art advient qu’au beau milieu de l’étant éclôt un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude. Grâce au projet mis en œuvre d’une ouverture de l’étant qui rejaillit sur nous, tout l’habituel, tout ce qui est de mise, devient pour nous, par l’effet de l’œuvre, non-étant. Tout cela vient de perdre le pouvoir de donner et de maintenir l’être comme mesure. L’étrange, ici, c’est que l’œuvre n’agit en aucune manière par relation causale sur l’étant jusqu’alors de mise. L’effet de l’œuvre n’a rien de l’efficient. Il réside, prenant origine de l’œuvre, en une mutation dans l’ouvert de l’étant, ce qui veut dire de l’être. »
La liaison d’ordre existentiel entre le nom propre de personne accompagné du prénom individuel et la personne elle-même, relativement fuyante, se reflète de manière discontinue dans les projections inconscientes qui émaillent les discours, dans les « points de capiton » lacaniens. L’adéquation entre signifiant et signifié est alors une question d’être ou de non être, ce qui est bien plus vital qu’une question de vie ou de mort d’une certaine manière. C’est pourquoi elle est recherchée, notamment dans le travail poétique, souhaitée par les adeptes du cratylisme et outrée jusqu’à la confusion chez les schizophrènes qui confondent les représentations de mots et les représentations de choses, voire les mots et les choses. Leur manque à être cherche une compensation dans cette fusion-là, entre signifiants et signifiés, pour essayer de remédier à l’absence de fusion initiale qui les a rejetés hors d’identité possible. Bien que les schizophrènes pratiquent la fuite et la séparation la plus outrée qui soit, dans le domaine verbal ils s’autorisent à rechercher la fusion qui leur a si cruellement fait défaut, et cela va jusqu’à la confusion entre homonymes et synonymes, comme si l’identité de signifiants devait impliquer l’identité de signifiés. Par le même processus qui les amène à confondre les mots et les choses, ils confondent les homonymes et les synonymes. Et comme nous savons qu’ils confondent aussi les générations, nous pouvons supposer avec Lacan que le nom du père établit la place dans la lignée, mais seulement dans la mesure où il introduit les limites de la loi.
L’adéquation du son et du sens recherché dans le travail poétique et la motivation du signe tient d’un désir de fusion. Point n’est besoin d’être malade pour éprouver ce type de besoin dont la satisfaction favorise une forme de régulation psychique entre substituts de fusion et séparation, à l’origine du bien-être. A l’inverse du désir de fusion, le désir de séparation s’opère en littérature par des ruptures telles que les changements de rythme, les digressions organisées (par exemple les parenthésages de Proust) et les ellipses narratives. Le travail poétique de symbolisme phonétique s’apparente à la fusion caractéristique des mots-valises, mais dans un domaine plus élaboré. Pour y voir plus clair, il est nécessaire de regarder comment fonctionne la fabrication des mots-valises.

Wolfson agglutine les mots dans son désir de fusion. C’est un schizophrène américain qui a écrit ses mémoires en français : Le schizo et les langues. Par haine de sa langue maternelle, l’anglais, il passe son temps à apprendre des langues étrangères et traduit l’anglais selon les sons. Il utilise l’homophonie entre différentes langues (français, allemand, hébreu, russe) et combine ces traductions en phrases mêlant des langues, en monstres linguistiques. Il veut réformer l’écriture et la grammaire, c’est-à-dire l’organisation de la langue, probablement par détresse à cause de l’inorganisation de sa psyché, que G. Haddad explique par le caractère falot du père (1984, p. 166 et sqq.). Haddad met surtout en rapport la psychose et la structure du langage. Le psychisme déstructuré va de pair avec un langage déstructuré et bien souvent des troubles alimentaires car la nutrition comme la langue passe par la bouche. Wolfson a des crises de boulimie contre lesquelles il lutte avec ses livres et son écriture. Haddad montre que la boulimie consiste à combler tous les interstices de la bouche dans un désir de continuité ou de fusion qui s’oppose au caractère discontinu de la cacheroute (rite alimentaire juif) et au caractère discret du langage. Rappelons que celui-ci s’articule sur des caractères discontinus et s’apprend au moment de la séparation d’avec la mère.
Donc Wolfson fait violence aux phrases comme Brisset, mais ne découpe pas les mots en syllabes, bien au contraire. En raison d’une douleur ressentie aux sonorités de la langue anglaise, tout est organisé autour de l’absence d’anglais, si bien qu’on en sent la présence. Mais le fait de se construire contre un modèle parental, en prenant le contre-pied du modèle par haine, en inversant le modèle détesté, n’est pas vraiment la liberté puisque c’est quand même vivre en fonction de ce modèle. Le psychanalyste de Wolfson, Pontalis, l’a aidé à publier son premier livre. Mais après la mort de sa mère décédée d’un cancer, Wolfson, par culpabilité peut-être, a écrit un deuxième ouvrage où il est tout amour pour sa mère, accusant les médecins d’inoculer le cancer et Pontalis de le manipuler pour qu’il assassine Pompidou en visite aux Etats-Unis.

L’expression de Heine « Il m’a traité d’une façon tout à fait famillionnaire », traitée par Freud au début du Mot d’esprit dans ses relations à l inconscient, puis commentée par Lacan, réunit « familière » et « millionnaire » dans un monstre linguistique. Freud y repère les éléments phonétiques communs /mili/ et /µr/ ; Lacan y voit une condensation, un emboutissage de deux lignes de la chaîne signifiante (Séminaire V : Les formations de l inconscient, p. 23). Les deux mots s articulent sur le signifiant, « qui court sous l aiguillon d Eros » selon l expression lacanienne.
Lacan explique que Heine obtint de Hirsch Hyacinthe cette déclaration qu’il eut l’honneur de soigner les cors aux pieds du grand Rotschild, Nathan le Sage. Pendant ce temps, il se disait qu’il était un homme important parce que s’il rognait un peu trop le cor au pied, il irriterait Rotschild et influerait ainsi sur ses courriers aux rois. Hirsch Hyacinthe en vint à parler d’un autre Rotschild qu’il avait connu, Salomon Rotschild, dont il dit : « il m’a traité d’une façon tout à fait famillionnaire ». Un oncle millionnaire l’avait empêché d’épouser sa cousine, qu’il aimait. La frustration l’aurait donc incité à faire fusionner les mots à défaut de pouvoir s’unir à l’objet de son amour.
L'expression « mot-valise » est la traduction de l'anglais portmanteau word. Le mot portmanteau désigne une grande valise à deux compartiments. Lewis Caroll, dans son célèbre roman De l'autre côté du miroir, utilise l'image du portmanteau pour montrer l'intérêt des mots télescopés : il suffit d'un seul mot pour dire deux choses à la fois. Le mot-valise est parfois appelé « portemanteau » même en français. Or un élément littéraire va dans le sens du mot-valise comme substitut de fusion des corps. C’est un passage du « Fétichiste » de Michel Tournier : « Pour moi un corps ce n’est qu’un … présentoir à vêtements, un portemanteau, voilà. ».
Le commentaire lacanien de la formation du mot-valise « famillionnaire » est intéressant en ceci qu’il met en évidence le fonctionnement du signifiant. « De par la mystérieuse propriété des phonèmes qui sont dans l’un et l’autre mots, quelque chose corrélativement s’émeut dans le signifiant, il y a ébranlement de la chaîne signifiante élémentaire comme telle. » (ibidem p. 23). Lacan distingue trois étapes dans ce phénomène : l’ébauche du message, sa réflexivité sur « mon millionnaire » et enfin la rencontre et conjonction de « familière » et « millionnaire ». « Les deux chaînes, celle du discours et celle du signifiant, sont arrivées à converger au même point. » (ibidem p. 24). Il en induit que le trait d’esprit repose sur la différence entre code et message, gît dans cette différence, « sanctionnée comme trait d’esprit par l’Autre ». En l’occurrence, il semble qu’il s’agit d’un lapsus et non d’un trait d’esprit, mais le fonctionnement est le même.

Si l’écriture constitue un rempart contre le désastre psychique, comme le montrent quelques psychanalystes, de Paul-Claude Racamier à Gérard Haddad en passant par Didier Anzieu, ce peut être, dans le domaine poétique, – entre autres procédés- par la fusion compensatrice du son et du sens. Comme il n’existe pas de vie sans aucun traumatisme, ni deuil ni blessure, chacun est susceptible de remédier à ses souffrances par leur expression dans le domaine artistique. Il y a moyen de combler les ruptures par l’adéquation retrouvée ou inventée entre le son et le sens et, inversement, d’affirmer une séparation salvatrice par la discontinuité opérée grâce à des troncatures en tous genres.
Pour étayer ces propos, nous allons présenter un poème d’Apollinaire intitulé « Mai » (in Alcools, 1913) qui évoque une rupture amoureuse dont la douleur se résout en harmonie imitative :

MAI

Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains

Or des vergers fleuris se figeaient en arrière
Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que j’ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières

Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s’éloignait dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment

Le mai le joli mai a paré les ruines
De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes

Le titre monosyllabique, réitéré dans le premier et le dernier quatrain du poème, évoque le mois de mai et la saison des amours, de la reproduction. Mais il s’agit, à l’inverse, d’une rupture amoureuse et d’une production poétique.
L’identité du narrateur qui émerge comme sujet de l’amour à la deuxième strophe, peut se situer dans la « barque » du premier quatrain. « [L]e joli mai » (repris en « jolies mais ») contient les sonorités /i/, /o/ et /m/ appartenant au prénom d’Apollinaire, Guillaume, mais cela ne signifie nullement que le narrateur en question soit le poète lui-même. Michel Arrivé rappelle avec vigueur dans son article « Postulats pour la description linguistique des textes littéraires » (1969, p 6-12) que le texte littéraire est un langage de connotation, s’appuyant sur la définition de Hjelmslev (1943 : « Un langage de connotation n’est pas une langue. Son plan de l’expression est constitué par les plans du contenu et de l’expression d’un langage de dénotation. C’est donc un langage dont l’un des plans, celui de l’expression, est une langue. » , p 161), ce qui exclut toute considération du référent. Si l’on renonce au référent lorsqu’on étudie un texte littéraire, il en découle que l’on ne peut traiter le « je » d’un texte comme référant à la personne de l’auteur, même lorsqu’il s’agit d’une autobiographie, l’image du héros ne coïncidant jamais avec le référent d’une personne réelle. D’ailleurs, le manque de respect de Sartre pour le poète dans son Baudelaire montre qu’il est indispensable de se limiter au texte sans chercher à analyser l’auteur. La psychanalyse nécessite intimité et caractère confidentiel. Mais elle peut s’intéresser aux textes littéraires pour ce qu’ils recèlent de projections inconscientes qui font appel à l’inconscient du lecteur.
Le questionnement sur l’identité au quatrième vers concerne à la fois le narrateur et l’être à l’origine du désastre. C’est comme s’il ne restait qu’un écho de l’être désigné, qui embarque (verbe homophone de l’expression « en barque ») dans un contenant flottant sur le « Rhin » comme un foetus en milieu utérin, le nom du fleuve évoquant la dernière syllabe de l’adjectif « utérin ». S’agit-il d’une régression ? Les « dames » adultes qui « regardaient du haut de la montagne » évoquent simultanément une image maternelle démultipliée et « la Loreley », titre d’un poème de la même section des « Rhénanes ».
La distance entre le narrateur et ces « dames », suggérée par le « haut de la montagne » surplombant le Rhin, s’accentue par la tentative avortée de dialogue séducteur « Vous êtes si jolies » suivie de l’éloignement de la barque, après un « mais » d’opposition qui peut marquer l’impossibilité de communication, la protestation muette du narrateur en état de torpeur - puisqu’il a régressé à l’état fœtal au fond d’une barque sans rameur- ; ce « mais » entre aussi dans un jeu d’homophonies avec le titre « Mai » et montre le primat du signifiant qui dirige la barque et le mouvement à la place du sujet.
L’éclatement du substantif « saules-pleureurs » en un verbe « pleurer » suivi d’un sujet inversé « les saules riverains » suggère le morcellement du narrateur. Les pleurs sont en effet les siens, d’après la deuxième strophe qui s’articule à la première par une allitération en /r/ qui s’amplifie : on passe de trois occurrences de /r/ au dernier vers du premier quatrain à cinq occurrences au premier vers de la deuxième strophe. Cette liaison soignée, d’autant plus élaborée que le thème commun en est la séparation, s’accompagne d’un « areu » inversé :

« Or des vergers fleuris se figeaient en arrière » (v. 5)

L’onomatopée imitant l’interjection du bébé qui exprime son bien-être apparaît en anagramme, à l’envers et de manière éclatée. Cela confirme l’hypothèse de régression et ce qui ressemble à une métathèse suggère une inversion sémantique. C’est en effet l’inverse du bonheur béat, donc la souffrance à son paroxysme. Le morcellement du narrateur, exprimé par celui du mot composé « saules-pleureurs », qui se décompose comme le psychisme de l’amoureux déçu, et par celui de l’onomatopée « areu » qui explose, finit par atteindre l’être aimé par projection (peut-être mêlée de vengeance ?). C’est en effet ce qui apparaît dans la métaphore suivie d’une comparaison où les pétales sont successivement associés aux « ongles » et aux « paupières » de la femme aimée. Les « ongles » évoquent bien évidemment la cruauté, tandis que les « paupières » décrites comme flétries sont nécessairement fermées si bien qu’elles suggèrent la jouissance et/ou la mort.
Par ailleurs ce vers 5 évoque Eurydice par le figement en arrière et l’éloignement, de sorte que le narrateur, nouvel Orphée, chante sa douleur lyrique. Et le chant poétique, sublimation artistique apte à réparer le psychisme endolori, permet le passage de la métaphore à la comparaison, du vers 7 au vers 8. Cette métamorphose traduit la progression d’une confusion hallucinatoire entre les « pétales » et les « ongles » identifiés par le verbe « être » (« Sont les ongles ») à une mise à distance par le mot-outil « comme » entre les « pétales » et les « paupières » : le narrateur semble prendre conscience du caractère imagé, imaginaire, de ses propos. Mais l’écriture fonctionne en interaction avec le psychisme et le modifie, si bien qu’elle l’exprime tout en le faisant évoluer. En d’autres termes le narrateur revient à la réalité, ce qui symboliquement le ramène sur la terre ferme de la rive.

S’il s’était désinvesti du monde, en raison d’une rupture amoureuse douloureuse, obsédé de manière hallucinatoire par l’image de la femme aimée, dans la troisième strophe le narrateur semble porter son regard sur d’autres éléments de l’univers, à moins qu’ils ne figurent des éléments de lui-même. Le quintil, fantaisie d’Apollinaire, introduit le rythme impair, donc la séparation selon Nicolas Abraham, mais il s’agit cette fois d’une séparation salvatrice de l’obsession amoureuse. En outre, le premier alexandrin de cette strophe constitue un trimètre et la triple rime en /ã/ constitue une sorte de pivot sonore. La strophe est construite en chiasme, comme un miroir figuré par le fleuve, et semble permettre un passage à gué des eaux utérines de la régression.
Elle s’organise en effet selon un chiasme grammatical :

« Sur le chemin du bord du fleuve lentement
CCL CCM
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
GNS PP CA
Suivaient une roulotte traînée par un âne
V COD PP CA
Tandis que s’éloignait dans les vignes rhénanes
V CCL
Sur un fifre lointain un air de régiment »
CCM GNS

On a, de part et d’autre du verbe principal, la suite de groupes CCL-CCM-GNS et PP-CA puis PP-CA et CCL-CCM-GNS.. Cette forme en miroir est encadrée par deux alexandrins qui commencent par le même mot monosyllabique « sur », qui est présent aussi dès le premier vers du poème et à l’avant-dernier.
Les animaux mentionnés peuvent représenter les pulsions sexuelles du narrateur. L’« âne » pourrait bien figurer le narrateur lui-même, narrateur fictif bien évidemment. Quoi qu’il en soit, la libido mise en scène semble se maintenir tandis que s’éloigne la soumission connotée par « un air de régiment » : le narrateur prend ses distances avec la soumission amoureuse et l’attachement à une femme pour passer sur l’autre rive, délesté de sa fixation amoureuse.
C’est alors que peut advenir la sublimation poétique sur la mutation des pulsions libidinales : l’anaphore de la dernière strophe « Le mai le joli mai », chargée de renouveau, prend une autre envergure. Il a « paré les ruines », c’est-à-dire embelli le psychisme au bord du désastre. C’est le souffle poétique à l’œuvre dans une harmonie imitative prodigieuse où la fusion avec la représentation de la nature, donc avec le Verbe, devient l’unique réalité investie :

« De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes »

L’allitération en /v/ (« vigne », « vierge », « vent » et « vignes ») imite le bruit du vent qui souffle sur les végétaux riverains et peut représenter le souffle de l’inspiration et de la voix poétique ; elle est aidée en cela par l’occurrence de l’autre labio-dentale fricative /f/ de « fleurs » , les chuintantes sonores de « vierge » et « jaseurs », associées aux sifflantes sourdes /s/ (« secoue » et « sur ») et surtout aux abondantes sifflantes sonores /z/ (« rosiers », « osiers », « roseaux », « jaseurs » et les liaisons « les/z/osiers », « jaseurs/z/et (…) »). Toutes ces consonnes laissent passer l’air, par opposition aux occlusives, et elles sont très douces, par opposition aux palatales. Comme l’écrit Lévi-Strauss dans Le Cru et le Cuit, les sons préexistent à la musique qui les fait décoller. Il en est de même des phonèmes vivifiés par la poésie.
Les yods de /jµr/ dans « lierre » et « vierge », de /je/ dans « rosiers » et « osiers » s associent au /i/ de « vigne », itéré au pluriel, pour susciter une impression de joie dans l ivresse poétique. En outre les sonorités /jµr/ étaient déjà présents dans la deuxième strophe à la rime et rappellent la tristesse qui les caractérisait dans le figement en « arrière » et les « paupières ». Cette opposition accentue l’effet d’apaisement obtenu dans le quatrain final : l’écriture poétique a créé le « côté palpable des signes » dont parle Jakobson. Le moi s’y reflète et n’est plus ressenti comme labile. Il se solidifie en retour. A l’effet cathartique s’adjoint un facteur consolidant, étoffant, qui fait accéder à l’existence plus pleine.
Et surtout le poème est structuré, il forme un ensemble cohérent dont le fonctionnement est globalisant, comme l’ont bien montré D. Delas et J. Filliolet dans Linguistique et poétique. Ils mettent en évidence que tout se tient par le pattern sonore et les rythmes. Ils s’appuient par exemple sur une correction de Baudelaire dans « Le Mort joyeux » des Fleurs du Mal, dont le brouillon comportait « morsure » au lieu de « torture », ce substantif-ci ayant remplacé celui-là, qui présentait pourtant des intérêts dans le dernier tercet, pour assurer un lien plus fort entre les tercets grâce à un enrichissement de la rime avec « pourriture ». La partie est subordonnée au tout. Dans le poème d’Apollinaire, le pattern sonore structurant aide à l’étayage du narrateur qui s’éprouvait morcelé. L’organisation du signifiant s’avère essentielle.
Lacan avait raison : seul le Verbe est jouissif. Le saule riverain éclaté par la douleur de la rupture amoureuse se mue en abondance de fleurs secouées par le vent et empreintes de liquidité grâce aux allitérations en /r/ et /l/, de plantes chantantes (« les roseaux jaseurs »), érotiques (« les fleurs nues ») et sources d’ivresse (les « vignes »). Le narrateur est passé des « ruines » à l’ivresse poétique de la « vigne » évoquant le titre du recueil, « Alcools ».
Les sonorités désordonnées de « Guillaume » du premier vers, /o/, /i/, /m/, reprises avec l’anaphore du dernier quatrain « Le mai le joli mai », trouvent un écho intéressant dans l’harmonie imitative. Les voyelles /i/ et /o/ sont associées au yod /j/ comme dans /gijom/ avec une frénésie enthousiaste et un désordre enchanteur qui n’a plus rien de désemparé : /i/ de « vigne », /j/ de « vierge », /o/ et /j/ de « rosiers » et « osiers », /o/ de « roseaux » et /i/ de « vignes ». Les vocalises de l’identité chantante qui unifie celle du narrateur fictif semblent jubilatoires et pourraient, peut-être, exprimer l’euphorie de la création.

Northrop Frye écrit dans Le grand Code (1981 ; 1984 p. 85-86) : « Les mots ont un rapport arbitraire ou, plus précisément, conventionnel avec les objets qu’ils signifient ; en outre, les mots sont caractérisés par leur différence avec d’autres mots. Pourtant, toute ressemblance de son ou tout recouvrement de signification dans une langue donnée est dû à un accident ou une coïncidence – ou tout autre terme qu’on préfèrera. Mais la poésie exploite ces accidents et les rend fonctionnels : bref, la poésie met en jeu le son comme un sens supplémentaire.
C’est ainsi que vient se placer au premier plan l’élément de résonance entre les signifiants. (…) Lorsqu’on exploite les ressemblances des sons à l’intérieur d’une langue, cela a pour effet de minimiser le sentiment d’arbitraire. A l’origine, ce procédé peut avoir été proche de la magie, qui suppose souvent une connexion causale entre un mot et une chose, un nom et un esprit ; l’effort poétique qui consiste à disposer les mots justes dans un ordre convenable peut, dans la magie, avoir une certaine influence sur un élément du monde extérieur. La poésie abandonne le présupposé de la magie, c’est-à-dire la relation mécanique de cause à effet, mais elle conserve le sentiment de mystère inhérent aux mots que des théories fondées uniquement sur la différenciation n’expliquent pas. »
Il ajoute que l’harmonie imitative est un élément capital de la poésie. « Sa signification paraît être de construire une unité autonome pour l’oreille, qui se dégage de l’environnement naturel tout en le reproduisant jusqu’à un certain point. » Cela ressemble à la volonté de renouveler le mode de séparation et de fusion, d’abord par projection puis par appropriation grâce à une répercussion sonore. Il semble que nous soyons tous concernés, le plus souvent à notre insu, par le besoin de fusion et de séparation et que nous ayons besoin de réguler ces tendances opposées pour éprouver du bien-être.

Le schizophrène agi par son inconscient n’est pas si éloigné de nous qu’il le semble, puisqu’il suffit d’être fatigué pour manifester les mêmes hésitations pénibles, quand la censure est plus faible. Nous sommes agis par nos forces inconscientes bien plus que par nos décisions volontaires, comme l’a montré Freud, et influencés par certains signifiants, comme l’a montré Lacan (in « L’instance de la lettre dans l’inconscient », 1986, p. 501-502) :
« Or la structure du signifiant est, comme on le dit communément du langage, qu’il soit articulé.
Ceci veut dire que ses unités, d’où qu’on parte pour dessiner leurs empiètements réciproques et leurs englobements croissants, sont soumises à la double condition de se réduire à des éléments différentiels derniers et de les composer selon les lois d’un ordre fermé.
Ces éléments (…) sont les phonèmes où il ne faut chercher aucune constance phonétique dans la variabilité modulatoire où s’applique ce terme, mais le système synchronique des couplages différentiels, nécessaires au discernement des vocables dans une langue donnée. Par quoi l’on voit qu’un élément essentiel dans la parole elle-même était prédestiné à se couler dans les caractères mobiles qui (…) présentifient valablement ce que nous appelons la lettre, à savoir la structure essentiellement localisée du signifiant.
Avec la seconde propriété du signifiant de se composer selon les lois d’un ordre fermé, s’affirme la nécessité du substrat topologique dont le terme de chaîne signifiante dont j’use d’ordinaire donne une approximation : anneaux dont le collier se scelle dans l’anneau d’un autre collier fait d’anneaux.
Telles sont les conditions de structure qui déterminent –comme grammaire- l’ordre des empiètements constituants du signifiant jusqu’à l’unité immédiatement supérieure à la phrase, -comme lexique, l’ordre des englobements constituants du signifiant jusqu’à la locution verbale.
(…) c’est dans la chaîne du signifiant que le sens insiste, mais qu’aucun des éléments de la chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même. »


Notre psychisme exerce un pouvoir important dans l’influence des sonorités sur nos représentations, car il fonctionne comme les rêves où mots et choses s’interpénètrent et comme les mythes qui se reconstruisent avec d’autres matériaux. Lévi-Strauss exprime ce phénomène en le comparant au bricolage : « ce sont toujours d’anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants et inversement » (1989, p. 62). Ce fonctionnement s’applique à l’imaginaire, à la pensée, à la littérature, à la poésie qui réutilise les symboles véhiculés par la culture biblique, littéraire et mythologique, puis réutilise une métaphore de son propre texte pour l’enrichir dans la métaphore suivante. Et les sonorités sont utilisées de même, en fonction du contexte et du cotexte.
Les effets de douceur ou d’agressivité des signifiants, mêlés aux souvenirs personnels, s’appuient sur des sonorités et des points d’articulation, sur des oppositions telles que voyelle vs consonne, avant vs arrière, ouvert vs fermé. Et les sonorités n’opèrent pas seules, mais en interaction avec des métaphores par exemple, elles-mêmes jouant en convergence avec des allusions bibliques, littéraires ou mythologiques qui se renouvellent.
Comment s’exerce le jeu du symbolisme phonétique dans la communication ?


c. 2. C) Communication


Les premières études sérieuses sur le symbolisme phonétique ont été entreprises par Sapir pour montrer la corrélation universellement reconnue entre sonorités et sémantisme du type taille, luminosité, agressivité, tristesse, etc. C’est à lui que nous devons l’expression « symbolisme phonétique ». Il a utilisé des logatomes, c’est-à-dire des fragments de mots dépourvus de sens, pour proposer à des sujets des associations sémantiques telles que la grandeur ou la clarté. La corrélation statistique est indéniable. Ses expériences semblent montrer que certains traits phonétiques sont porteurs de sens. Ainsi, le phonème /i/ est perçu comme petit et clair, /a/ est considéré comme grand, /u/ est vu comme sombre. Sapir estime qu’il y a association entre l’aperture et la taille de l’objet. Köhler, en 1929, a mis en évidence les traits de rotondité vs angularité qui s’attachent aux groupes phonématiques /maluma/ vs /takete/ en les faisant associer à des figures visuelles rondes et rectangulaires. Le premier groupe est associé à la rotondité, le second au caractère anguleux. Peterfalvi a démontré le même type de faits en procédant différemment : il a proposé un seul logatome en demandant de lui associer librement une qualité (1970, p. 79-88). Il en conclut qu’on trouve une correspondance entre les caractères physiques et symboliques des sons. Par exemple le lieu d’articulation et la sonorité suggèrent la taille et la clarté. Il suggère qu’on associe les voyelles graves articulées vers l’intérieur comme /u/ avec le caractère sombre parce que plus on pénètre dans le corps, plus il y fait sombre (p. 62-63). Il émet aussi l’hypothèse que si l’on associe le /i/ à la gentillesse et le /u/ à la méchanceté, c’est que l’obscurité associée au /u/ connote le danger. Selon lui, le /a/ est ressenti comme gros et gras parce que la bouche est grande ouverte au moment de son articulation. (Il est possible aussi que le graphisme de la lettre a s’associe au phonème dans l’esprit pour donner cette impression.) De même, Fónagy met en rapport la minceur attribuée au /i/ avec l’articulation qui contraint l’air à passer dans un canal étroit. Peut-être la graphie du i conforte-telle cette impression.
Fónagy a montré que les consonnes dures (occlusives) sont plus fréquentes dans Les Châtiments de Victor Hugo, où le poète exprime sa colère contre Napoléon, alors que les consonnes douces (nasales, liquides, yods) prédominent dans L’art d’être grand-père, où il exprime son amour pour ses petites-filles. La même opposition caractérise Les Invectives et La bonne chanson de Verlaine («Le langage poétique : forme et fonction », in Diogène 51). Les poètes exploitent donc les caractéristiques dures ou douces des sonorités selon le thème d’expression et les affects qui leur sont liés. Fónagy précise cependant :
« Chaque son du langage (qu’on perçoit pour des raisons fonctionnelles comme un phénomène simple et homogène) est en vérité un faisceau de traits physiologiques et acoustiques. Il peut se prêter, par conséquent, à la représentation de différentes velléités pulsionnelles, à partir de l’un ou de l’autre de ses traits distinctifs. » (1983, p.103-104).
Les observations intéressantes de Fónagy dans le domaine poétique se vérifient dans la vie courante : une personne explosive utilise des consonnes dures dans ses colères avec des accents d’intensité plus marqués, tandis qu’une maman parle à son bébé avec des sonorités douces. Cette dernière exprime une fusion avec l’enfant par des sonorités presque sans interruption d’air, tandis que les discours furibonds font appel à la spécificité séparatrice des occlusives : les bilabiales /p/, /b/, les linguo-dentales /t/, /d/), et surtout des palatales (/k/, /g/), avec une plus grande efficacité de la consonne sourde par rapport à la consonne sonore (/p/ par rapport à /b/, /t/ par rapport à /d/ et /k/ par rapport à /g/).
Mircea Eliade (1957, p. 222) indique un récit de la mythologie japonaise où le ciel et la terre se sont transformés en un homme et une femme, respectivement Izanagi et Izanami, créateurs des îles japonaises. Ces noms propres ne se différencient que par un phonème : la consonne palatale /g/ à la sonorité dure caractérise la force virile, en dehors de toute agressivité particulière, tandis que la nasale /m/ est attribuée à la femme, réputée plus douce et plus faible. Il y aurait donc une connotation de force et d’énergie associée aux sonorités dures et une connotation de moindre énergie alliée aux sonorités douces. Il est par ailleurs remarquable que les vocables « papa » et « maman » s’opposent par l’occlusive bilabiale redoublée /p/ et la nasale bilabiale /m/. Jakobson avait posé la question : « Why Papa and Mama ? ». Ces phonèmes ont le même point d’articulation, élément semblable qui permet la claire opposition d’une occlusive qui joue un rôle séparateur comme celui du père en interrompant le continuum sonore, tandis que la nasale laisse passer l’air en douceur en maintenant donc une certaine fusion. Les traductions de ces mots comportent les mêmes consonnes redoublées dans de nombreuses langues. A l’antagonisme force vs douceur s’adjoint celui de séparation vs fusion. Fónagy relie l’articulation du /m/ aux mouvements des lèvres dans la succion du sein maternel, ce qui la relie à l’érotisme oral. Cette bilabiale nasale est particulièrement douce pour une consonne, mais ce sont des consonnes qui marquent la dureté d’un discours : les occlusives et palatales, surtout lorsqu’elles sont sourdes, c’est-à-dire quand les cordes vocales ne vibrent pas.
De manière paradoxale, ce sont les consonnes, moins porteuses d’énergie que les voyelles, qui manifestent l’agressivité dans le discours. Les vocalises en sont dépourvues. Mais en réalité, les consonnes transforment les voyelles avoisinantes. C’est un fait linguistique avéré que les phonèmes influent sur leurs voisins. Par exemple l’adjectif  obtus  tend à se prononcer /opty/, le phonème /b/ devenant presque /p/, sa correspondante sourde, sous l’influence du /t/ sourd qui le suit. Par le même procédé, la dureté des consonnes influe sur la voyelle voisine qui porte l’accent d’intensité. Celui-ci, qui connaît une activation maximale dans l’expression de la fureur, s’applique en effet sur la voyelle de la syllabe concernée. Cette voyelle –comme tout élément linguistique- ne fonctionne pas seule, elle est codépendante de son entourage phonétique.
La colère semble donc choisir des consonnes occlusives, de préférence sourdes, véhiculant très peu d’énergie, pour exploser dans la voyelle suivante, de même que la haine rentrée finit par se manifester de manière excessive. Elle correspond à la pulsion de mort qui interrompt le souffle de vie du continuum sonore, mais les pulsions de vie et de mort sont toutes deux indispensables au développement de l’être. Il semble que leur utilisation esthétique dans le symbolisme phonétique réponde à un besoin de les harmoniser.

Un célèbre passage de Colette, dans le roman à tendance autobiographique La Maison de Claudine, relate les rapports d’une enfant avec le mot « presbytère » qu’elle avait entendu sans en connaître le sens. « J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… » L’impact des sonorités, occlusives dures suivies d’une dernière syllabe plus douce, la conduit à utiliser le vocable d’abord comme une injure envers des ennemis imaginaires, puis comme la désignation d’un petit escargot noir et jaune. L’ordre d’attribution sémantique suit celui des sonorités : d’abord l’agressivité correspondant aux occlusives /p/ , /b/, /t/, qui évoque un « relief rêche » à la fillette, est adressée à des « bannis invisibles » ; la douceur finale du /r/ prolongé convient au petit escargot qui la séduit. Jean-Michel Adam (1976, p. 31) analyse cette réaction comme suit : « l’e muet donne cette impression d’inachèvement phonique aussitôt converti en termes de sens : « longue » (= matérialité phonique), et « rêveuse » (= connotation affective). ». L’enfant attentive à ses perceptions auditives s’était d’abord bien gardée de demander l’explication du mot « presbytère » pour en jouir à sa guise. Finalement elle se trahit en montrant l’escargot à sa mère : « Maman ! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé ! ». Même à l’âge mûr, la narratrice semble regretter cette imprudence qui l’a conduite à abandonner un plaisir personnel.
Cela évoque dans le domaine du langage la même lâcheté d’abandon, nécessaire à l’apprentissage de la langue et du code social, que celle évoquée par Lacan à propos des soumissions diverses qui nous font renoncer à nos désirs jusqu’à la disparition essentielle de nous-mêmes (in Séminaire VII, à propos du devoir de jouissance). En effet la petite fille renonce à sa totale liberté pour adapter son usage du substantif aux normes conventionnelles. Quand elle apprend le sens de « maison du curé », elle ne l’accepte pas totalement, elle attribue le nom prestigieux à son lieu privilégié situé sur un mur. Elle continue à se l’approprier, mais elle cède sur un trait sémantique : il s’agit désormais d’un endroit. C’est en quelque sorte par ce type de concessions que l’on s’approprie l’utilisation sociale du langage tout en relâchant la toute-puissance jubilatoire du jeu infini des sonorités, de même que l’on s’adapte à la société en cédant sur toutes sortes de normes sociales bienséantes, au risque d’y perdre son être profond.

Dans A la Recherche du temps perdu, le narrateur de Proust utilise simultanément les effets sonores des noms propres de lieu et sa culture qu’il y associe :
« Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller depuis que j’avais lu la Chartreuse, m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait pas de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie, puisque je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c’était un de ces noms où, comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d’où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d’un état ancien de lieux, d’une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l’aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l’église, et auquel je prêtais l’aspect disputeur, solennel et médiéval d’un personnage de fabliau. » (Du côté de chez Swann, 1913)
Le nom de « Parme » /parm/ commence et finit par une bilabiale, qui suscite une impression d’objet « compact » et fermé « où ne circule aucun air ». La nasale finale peut participer à l’effet de « douceur ». Il est remarquable que soit désignée « cette syllabe » qui est une syllabe sonore puisque le nom écrit en comporte deux. Mais aux sonorités s’ajoute l’effet du roman de Stendhal, La Chartreuse de Parme, où le héros est enfermé et heureux de communiquer par signes avec celle qu’il aime. La sensibilité auditive du narrateur fusionne avec sa culture littéraire pour le faire jouir d’avance d’un voyage en rêvant sur un mot polysémique. La couleur « mauve » évoquée par ce nom suscite le « reflet des violettes », avec la répétition sonore /lµ/qui peut connoter le lait maternel. Mais le rôle de ces fleurs qui clôturent la phrase consiste essentiellement à introduire la rêverie suivante relative à Florence. Florence en effet trouve son origine étymologique dans le nom fleur, c est l homonyme d un prénom féminin et la fleur symbolise souvent la femme, enfin c est une ville appelée « cité des lys » et dont la cathédrale est « Sainte-Marie-des-Fleurs ». Les sonorités initiales du nom propre introduisent la flore dans l’imaginaire et la culture l’enrichit. Celles de Balbec /balbek/, avec sa double bilabiale occlusive sonore /b/ et sa finale palatale /k/ particulièrement dure, font surgir un personnage « disputeur ». C’est le lieu imaginaire de l’enfance du narrateur, lieu du passé personnel donc, qui s’associe au passé historique par la représentation peinte sur une poterie normande.
Le narrateur rend compte d’un rêve éveillé issu des sonorités, mais ce qui ressort du récit, c’est sa sensibilité auditive, sa propension à la rêverie, sa culture et l’imprégnation du vécu d’enfant. Et finalement c’est la personnalité du narrateur qui s’épanouit sous prétexte de jeu sonore ; le signifiant véhicule son être profond. L’attirance de l’attention sur les sonorités éveille la perception du lait dans le groupe nominal « reflet des violettes » et de /mar/, première syllabe de Marcel, -qui était déjà présente en anagramme dans « Parme »- dans le nom de la cathédrale « Sainte-Marie-des-Fleurs » connotant l’image maternelle. Or le narrateur fictif de la Recherche plaisante sur ce prénom dans une incise : « s’il se fût appelé Marcel ». L’hypothèse de la fusion mère-fils se confirme avec la poterie normande de Balbec, « qui garde la couleur de la terre d’où elle fut tirée ». La terre-mère originelle connotée s’adjoint à la « mer déchaînée » pour figurer l’image maternelle, car la « mer » évoque la « mère » par effet de paronomase. « L’attraction paronymique est le phénomène qui a pour effet de rapprocher, et, éventuellement, de confondre au niveau du signifié deux mots paronymes » (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, p. 83).
Mais la fusion se dissout alors dans la qualification « déchaînée » qui caractérise la mer et la mère. Celle-ci en acquiert un caractère « disputeur » comme le « personnage de fabliau ». L’essence même du narrateur pourrait résider dans cette ambivalence entre fusion et séparation de l’enfant et sa mère, représentée sous de multiples formes et qui constitue le principal liant de la construction architecturale de la Recherche conçue par son auteur comme celle d’une cathédrale.

Michel Leiris, dans Frêle bruit (1976, Gallimard), nous offre une autre rêverie intéressante sur un nom propre :
« Nietzsche. Son nom évoque un bruit de tisons qui s’affaissent entre les chenêts, de fagots qu’on entasse pour dresser un bûcher ou de torche qu’on éteint dans l’eau ; peut-être aussi de feuilles sèches surlesquelles on marche, d’allumette qu’on frotte et qui s’enflamme pour une brève illumination ou encore de jet de vapeur lancé par une locomotive de repos.
Comme nitchevo, le nom de Nietzsche fait songer à une table rase d’un ordre assez particulier : celle, crépusculaire, dont Sardanapale devait rêver en mourant dans son palais incendié, rempli de nourritures éparses et de femmes dont les nudités splendides se convulsaient, tachées, suantes, échevelées, quelques-unes déchaînées, la plupart abruties par le vin ; celle, inverse, à quoi tendait le geste austère des jeteurs de bombes, pour qui (on peut le supputer) faire table rase n’était ni s’engloutir dans la catastrophe avec tout ce qu’on possède, ni faire le vide en soi-même pour que la raison mène son libre jeu, mais procéder à une totale mise à ras, afin qu’il ne reste pas pierre sur pierre et que la place soit nette pour tout recommencer. »
Le premier paragraphe évoque des bruits assez proches des sonorités des consonnes finales de « Nietzsche », produits par des éléments dont les signifiants reprennent ces sonorités : « tisons », « chenêts », « entasse », « bûcher », « torche qu’on éteint », « feuilles sèches sur lesquelles on marche », « allumette qu’on frotte ». Le sens attribué aux sonorités de « Nietzsche » semble trouver une sorte de preuve ludique dans cette harmonie imitative. Tous ces éléments appartiennent au champ lexical de la destruction : le feu, lui-même éventuellement anéanti par l’eau, les feuilles mortes, la « locomotive de repos » dépourvue de vie. Cela permet la transition avec le second paragraphe qui introduit un élément culturel dans cette interprétation imaginaire : nitchevo signifie « rien » en russe.
Les images de feu et de destruction précédemment évoquées s’associent au vocable russe pour susciter le célèbre tableau de Delacroix qui représente la mort de Sardanapale, tyran assyrien. Les nourritures éparses et les convulsions de femmes ivres suggèrent l'abandon des bienséances et des convenances. S’agirait-il de rejeter les normes du langage ? Cette « table rase » dans l’orgie s’oppose à celle des jeteurs de bombes, dont l’inversion s’articule sur l’élément commun de destruction : elle est austère, avec son renoncement à toute possession, mène au « libre jeu » (éventuellement des sonorités) dans son dessein de « totale mise à ras (…) pour tout recommencer ». Il s’agit de lutter contre les valeurs admises, notamment celles du langage en tant que norme sociale, jusqu’à leur anéantisation totale afin de procéder à son propre avènement par l’écriture.
Comme dans le texte de Proust, l’originalité personnelle s’épanouit par l’intermédiaire du signifiant.

Ce n’est pas seulement dans les œuvres résolument littéraires qu’apparaissent les jeux sur les sonorités. Dans un ouvrage de linguistique (2008, p. 110), Michel Arrivé écrit : « Il ne faut pas s’embrouiller avec les embrayeurs (…) ». Les sonorités communes /ãbr/ et /j/ résonnent comme un clin d’œil complice aux lecteurs qui s’intéressent à la langue. Un néologisme de Meschonnic (2008, p. 185), « embabélés », donne à entendre dans le signifiant, qui évoque « emmêlés » par le processus de la paronomase, l’emprisonnement et la confusion qui nous guette dans « le mythe de l’unité, et de l’unité perdue » (ibidem) qu’est Babel.

De nombreux facteurs entrent en jeu de manière convergente dans le symbolisme phonétique : les qualités acoustiques des phonèmes, leur point d’articulation, des pulsions inconscientes et même l’influence du lexique de notre langue. Toussaint, dans Contre l’arbitraire du signe, montre que les faits acoustiques et articulatoires se recoupent : la fréquence du premier formant des voyelles croît avec l’aperture et la fréquence du second avec l’avancée du point d’articulation (1983, p. 49). L’interprétation des expériences de symbolisme phonétique conduit Fónagy dans La vive voix à associer la plus forte contraction musculaire à la dureté attribuée aux occlusives sourdes par rapport à la liquide /l/ par exemple. La petitesse attribuée au /i/ peut venir de l’espace étroit entre langue et palais, ainsi que de l’association entre le son aigu et la voix des enfants. Le symbolisme phonétique n’est donc pas seulement un effet acoustique, mais il peut être déterminé par le niveau physiologique de la phonation. Et ce symbolisme joue un rôle important dans les connotations.
Chastaing attribue le symbolisme phonétique à un fait linguistique : la fréquence des voyelles claires est plus fréquente dans les mots dénotant la clarté que dans les mots relatifs à l’obscurité en anglais, en français et en italien. (in « La brillance des voyelles »). La voyelle /i/ est ressentie comme claire et joyeuse, alors que le /u/ est considéré comme sombre. Elle est pourtant moins gaie pour un anglais que pour un français ou un italien, peut-être à cause de l’influence de bitter, « amer ». Cela peut vouloir dire qu’on interprète les sons partiellement en fonction du lexique.
Si l’on essaie d’interpréter ces données sur notre vocabulaire français, l’effet de douceur du mot « losange » par rapport à l’effet de dureté du mot « parallélépipède » vient des sonorités douces du premier (une liquide, une sifflante sonore, une voyelle nasale, une chuintante sonore) et des trois occlusives sourdes du second. Mais à cet effet acoustique et articulatoire s’ajoute le fait que « losange » contient « ange », qui connote la douceur. De même, si l’on considère le nom propre « Amboise », les sonorités douces (voyelle nasale /ã/, semi-consonne /w/ et sifflante sonore /z/) sont interrompues par une occlusive (/b/) mais l’effet d’ensemble est relativement doux, d’autant plus que s’y ajoute le phénomène de paronomase qui lui associe « framboise », avec la connotation de texture moelleuse.

Le primat du signifiant n’est plus à démontrer en poésie. Selon Jakobson, la fonction poétique « projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison. » (1963, p. 220). L’harmonie imitative consiste à utiliser allitérations et assonances pour créer du sens. Le texte « tend bien souvent à remotiver les signes, à rétablir une adéquation entre signifiant et signifié pour en accentuer l’expressivité. Tel est notamment le cas de l’allitération, qui exploite une répétition de consonnes afin de redoubler, au niveau du signifiant, ce que le signifié représente (...) ou encore de l'assonance, qui applique le même procédé aux voyelles (…). La puissance suggestive de ces récurrences produit un effet poétique d’harmonie imitative qui, au juste, ne donne pas de sens au son lui-même. Sans annuler l’arbitraire linguistique des signes, elle établit au sein de l’énoncé des corrélations formelles qui deviennent, en tant que telles, significatives. » (Jean-François Jeandillou, 1997, p. 24-25). L’organisation structurante des sonorités d’un poème exhibe le primat du signifiant. Il en est de même des équivalences sémantiques créées à la rime. Mais ce n’est pas l’arbitraire du signe qui est en cause puisqu’il s’agit de création poétique et que la remotivation des signes nécessite un travail. Cependant ce travail poétique est une sorte de finition volontaire d’un premier jet issu de l’Inconscient, fondé sur des traces mnésiques et un désir de retrouver une unité perdue. La détermination de l’Inconscient s’avère extrêmement puissante, masquée par la « fonction de méconnaissance » du moi, selon l’expression de Jacques Lacan (2001, p. 157). Cela ne remet pas en cause la théorie saussurienne mais vient au contraire se confronter au système conventionnel dans une tension productive en tant que force antagoniste. C’est l’effet de l’ambivalence, de l’alliance des contraires, comme dans le phénomène de fusion vs séparation : la séparation ne se produit que si la fusion est d’abord assurée, la poésie ne peut éclore que si la langue est d’abord maîtrisée. Il en est de même pour les jeux de mots et l’humour. La langue sans ses manifestations inconscientes serait trop aseptisée, terne et dépourvue de fantaisie. Inversement, les manifestations inconscientes déployées en dehors du système normatif avec une absence totale de maîtrise ne conduiraient qu’au délire. C’est leur alliance harmonieuse qui rend la langue vivante, susceptible de communication esthétique et pourvoyeuse de plaisir. Le symbolisme phonétique, sujet resté tabou, offre un chemin fructueux hors des sentiers balisés pour l’expression des affects et des fantaisies ludiques. Il se fonde à la fois sur des pulsions inconscientes, sur l’effet des sonorités selon leurs qualités acoustiques et le point d’aperture qui les caractérise, et sur les connotations des mots les contenant, voire celle des mots inclus dans les vocables concernés.
En outre la même sonorité peut se voir attribuer des connotations opposées selon son contexte. Par exemple, le /i/ peut évoquer la gaieté ou la douleur aiguë par son caractère anguleux. Comme les autres unités linguistiques, le phonème joue en interaction avec son contexte (phonématique, sémantique, syntaxique, rythmique, connotatif). Et comme dans le domaine des couleurs, l’ambivalence psychique s’y projette en y infiltrant la coprésence de sens contraires, qui ne sont pas nécessairement activés, mais qui sont prêts à l’être en fonction de leur entourage verbal.

Jakobson, dans son article « A la recherche de l’essence du langage » (in Diogène 51, 1965) cherche à cerner l’imitation du signifié par le signifiant, ou mimesis. Il reprend pour cela une notion de Peirce, celle de diagramme, qui représente les relations communes entre des parties de signifiant et des parties de signifié. Il les applique à la syntaxe, à la morphologie et au lexique. Par exemple, dans le domaine syntaxique, la succession veni, vidi, vici est dans le même ordre temporel que les événements. La hiérarchie sociale se reflète dans l’ordre des groupes nominaux de « Le Président et le Ministre prirent part à la réunion ». L’ordre grammatical général proposition conditionnelle-proposition principale et celui de sujet-objet correspond à l’ordre d’une antériorité sémantique de la conditionnelle et du sujet. En morphologie, les affixes occupent moins de place que la racine du mot dans le signifiant parce que du point de vue sémantique ce sont des éléments mineurs. Dans le degré de comparaison des adjectifs, l’accroissement sémantique est visible en volume de signifiant (high, higher, highest).
On peut remarquer que les enfants emploient cette technique de l’accroissement sémantique en doublant le volume verbal dans des expressions comme « Il est très très grand » ou « J’en veux beaucoup beaucoup ». En hébreu archaïque il en est de même : pour insister sur la quantité on redouble meod (« beaucoup »).
De même, Jakobson observe que le pluriel agrandit les noms et les verbes. En d’autres termes, il plaide pour une extension du concept de motivation relative. Saussure applique celle-ci aux dérivés et composés dans le domaine du lexique. Jakobson y ajoute les proximités sémantiques qui se traduisent par des ressemblances du signifiant (père, mère, frère). La paronomase « joue un rôle considérable dans la vie du langage ». La valeur sémantique des sonorités est particulièrement évidente en poésie. Situer celle-ci en marge, c’est renoncer à une possibilité inscrite au cœur de la langue.
Le poète utilise en effet les sonorités afin de créer du sens, essentiellement sous l’accent et à la rime. En fait, ce n’est pas le signifiant qui contient du sens, c’est l’écrivain qui le lui attribue d’abord en projetant ses forces psychiques inconscientes dans la langue, puis en la travaillant dans un domaine ludique et dans un genre où il est convenu de jouer avec les sonorités. Et il influe sur l’Inconscient du lecteur qui baigne dans la langue.

Pour Wolfson et Brisset, comme pour la plupart des schizophrènes, homonymie et synonymie se confondent, ce qui aboutit à une remotivation du signe. C’est souvent le cas en poésie grâce à l’effet de la projection de l’équivalence de l’axe paradigmatique sur l’axe syntaxique, selon la terminologie de Jakobson, qui écrit dans ses Essais de linguistique générale que la fonction poétique « met en évidence le côté palpable des signes et approfondit par là même la dichotomie des signes et des objets ». (1963, t. 1 p. 218)
A propos du poème en prose « L’huître » de Francis Ponge (in Le Parti-pris des choses), J-F. Jeandillou écrit : « L’expérience du monde à travers l’écriture tend à objectiver le texte en le dotant, comme par mimétisme, des propriétés de ce qu’il décrit. La mise en forme du message vient à prendre le pas sur l’objet auquel il fait référence. (…) L’isotopie du signifiant (…) [ c’est-à-dire la charpente phonétique du texte reproduisant les sons du mot « huître »] structure le poème en fonction d’un paradigme formel.» (1997, p. 49).
Dans les harmonies imitatives, le signifiant porte la trace imitative, mimétique, figurative de ce qu’il représente et la poésie cherche à « rémunérer le défaut des langues » selon la célèbre formulation de Mallarmé, voire plus encore, comme en témoigne cette éloquente expression de Baudelaire : « De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire » (in Fusées). Le décalage entre le son et le sens est à rémunérer avec l’énergie du désespoir pour combler le manque-à-être, pour rectifier le décalage entre l’être et son image dans le miroir, entre l’être et son nom.

Conclusion

L’opposition entre sonorités dures et douces mise en oeuvre dans le symbolisme phonétique peut être rapprochée de celle qui existe entre négation et affirmation.
Dans son article « La négation » ou « La dénégation » (1925, Die Verneinung), Freud écrit ceci : « L’affirmation – comme substitut de l’unification- appartient à l’Eros, la négation – successeur de l’expulsion- à la pulsion de destruction ». Ce précieux passage, d’apparence caricaturale, met en scène les deux forces contraires indispensables l’une à l’autre, Eros et Thanatos, en les reliant à l’affirmation et la négation. On pourrait les relier également aux tendances opposées du symbolisme phonétique qui manifeste l’amour ou la fureur, la fusion ou la séparation. Or la négation est à l’origine de l’identité de la personne, qui ne se perçoit qu’en posant des frontières séparatrices ; elle est donc à l’origine de l’être, même si la fusion préliminaire avec la mère était nécessaire ; elle est aussi à l’origine du langage, de la pensée propre et de la culture. Elle est même une condition essentielle pour éviter la psychose puisque l’interdiction paternelle doit s’introduire entre la mère et l’enfant pour imposer la loi, cette interdiction qui établit des limites.
Michel Arrivé indique (2008a, note 2 p. 115) que la formation du terme Verneinung comporte l’idée d’ « acte de dire non », ce qui connote une énergie particulière, une révolte indispensable à l’affirmation de soi. Or ce terme est employé par Freud précisément à propos d’une résistance à la connaissance de soi : la Verneinung serait un acte destructeur envers soi-même. Mais en même temps cet acte se pose comme une canalisation d’énergie, une auto-défense contre une prise de conscience trop brutale et trop massive du chaos des forces inconscientes. C’est un frein au déferlement d’énergie incontrôlée, d’une puissance effrayante.
La relation avec le symbolisme phonétique réside en la nécessité des consonnes dures pour canaliser les sonorités douces, qui toutes seules deviendraient mièvrerie, et moduler l’énergie par des rapports d’opposition incessants. Les derniers vers de « Mai » d’Apollinaire, avec leur harmonie imitative, s’opposent au reste du poème par leur apaisement issu des sonorités douces et comportent eux-mêmes quelques occlusives (/b/, /d/, /k/) comme une ossature indispensable et incontournable.
Cela évoque la représentation circulaire du tao qui oppose le yin et le yang : elle comporte un point blanc dans la partie noire et un point noir dans la partie blanche (Lao Tseu, 1974, p. 138). L’amour excessif ou la haine excessive aboutissent au même résultat catastrophique parce que les contraires se rejoignent. La pulsion de destruction alimente la haine qui peut stresser l’entourage et le sujet qui l’éprouve, et pourtant la négation destructrice est nécessaire pour penser par soi-même sous peine de pratiquer une obéissance dépourvue de discernement. Comme dans le cancer où les cellules prolifèrent si leur reproduction n’est pas freinée par la pulsion de mort, qui se révèle indispensable à la vie, l’amour excessif et fusionnel, sans interdiction, conduit à la psychose (l’autisme par exemple) ou à la délinquance (jusqu’à trouver la limite manquante auprès de la police ou de la justice).
La poésie semble un monde idéal où le son et le sens fusionnent par la création verbale. La maîtrise de la langue nécessite une séparation d’avec la mère et fonctionne comme son substitut, permettant dans le symbolisme phonétique une autre forme de fusion partielle, une sorte de fusion abstraite, comme un reflet de ferveur qui donne une satisfaction dépourvue de nocivité.

c 3 Le rythme

Le rythme est fondamentalement à l’articulation de la psychanalyse et la linguistique. Il n’est pas un élément linguistique sur le même plan que les autres, il les englobe tous en les entraînant dans son mouvement. On pourrait avantageusement l’inclure dans les modalités énonciatives en tant que trace de la subjectivité du locuteur, comme le souhaite Meschonnic (1985, p. 87). C’est ce que nous allons essayer de montrer en nous appuyant sur la théorie psychanalytique de Hermann et les travaux de Fónagy et Abraham.
Le rythme est « partout » (Meschonnic, 1985 p. 98) et nulle part (ibidem p. 77). Il organise tous les discours, mais il n’apparaît dans aucun signe : le sens déborde les signes et le rythme déborde le sens ; il concerne tous les domaines de la linguistique mais aucun en particulier ; et il est au cœur de la jonction entre psychanalyse et linguistique parce qu’il exprime des pulsions psychiques profondes qui sous-tendent les discours. Il est primordial et souvent négligé, justement parce qu’il n’apparaît pas sous forme de signe, qu’il n’est pas spécifique à un champ particulier de la linguistique et probablement aussi parce qu’il implique l’être humain dans sa totalité, ce qui suscite des résistances à la prise de conscience. Comme il véhicule des pulsions inconscientes, il est le lieu privilégié de l’ambivalence.
Après avoir évoqué la définition du rythme, son caractère interdisciplinaire et l’étymologie du mot, nous nous intéresserons aux théories de Henri Meschonnic et aux propos de Jean Mouton ; puis nous exposerons les points de vue convergents du linguiste Fónagy et du psychanalyste Nicolas Abraham sur le rythme, qui prolongent les apports de Hermann et dont les théories concordent avec les intuitions de Baudelaire. Enfin nous verrons quelques applications de la théorie d’Abraham sur des textes littéraires.


c. 3. A)Définition, interdisciplinarité, étymologie

Maurice Grammont définit ainsi le rythme (1967, 1ère éd 1904, p85) : il est « constitué par le retour des temps marqués à intervalles théoriquement égaux ». Mais la stricte régularité tue le rythme. On parle de rythme cardiaque à propos du temps qui s’écoule entre deux battements. C’est une forme de structuration du temps. L’arythmie cardiaque n’est pas une absence de rythme, malgré le préfixe privatif : c’est l’irrégularité du rythme. Le rythme serait donc un jeu d’alternance structurale entre régularité et irrégularité, une alternance de tempi. Une autre définition non contradictoire avec la première, c’est le « mouvement de la parole dans l’écriture » selon Gérald Manley Hopkins, poète britannique cité par Meschonnic (1985, p 115).
Le rythme est relatif au domaine de la prosodie, mais il concerne toutes les disciplines de la linguistique. En ce sens, Meschonnic parle d’une recherche « traversière » à propos du rythme parce qu’il « traverse le discours » (1985, p 77). Il concerne la phonétique parce qu’il se caractérise par l’accentuation de certaines syllabes, au moyen de la longueur des voyelles, leur intensité et leur hauteur. Il est lié à l’intonation, donc à tout ce qui est expressif. Mais il est lié aussi au domaine de la syntaxe, car il va de pair avec les groupes syntaxiques, surtout en français où l’accent de mots est très réduit, comparativement à l’anglais par exemple. L’accent porte essentiellement sur la dernière syllabe d’un groupe de souffle, qui correspond généralement à un groupe syntaxique. Et il est étroitement lié à la sémantique parce qu’il produit du sens, ce qu’on remarque en poésie parce que tout y est utilisé au maximum, mais c’est vrai ailleurs aussi.
Dans les études littéraires, on se contente d’évoquer le rythme ternaire dit « éminemment poétique », selon l’expression consacrée des manuels, sans expliquer pourquoi il est ressenti comme tel. Et le rythme est utilisé en permanence, dans tout discours, mais sans qu’on lui accorde l’importance qu’il mérite malgré les effets de sens produits. Or le rythme fait partie des manifestations inconscientes comme les lapsus par exemple, ce que nous allons tenter d’expliquer. Il constitue un indice d’énonciation, c’est-à-dire une trace du locuteur. Mais comme il « s’avance masqué », selon l’expression de Freud à propos de l’Inconscient, le rythme est généralement utilisé à l’insu du locuteur. Il est d’autant plus révélateur, mais on le connaît mal. Meschonnic, qui a procédé à des travaux importants sur le rythme, souhaite à juste titre qu’on inclue l’étude du rythme dans les modalisations du discours.

Benveniste précise l’étymologie et l’histoire de ce mot dans le chapitre 7 de Problèmes de linguistique générale, intitulé « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » : rhuthmos est l’abstrait d’un mot qui veut dire « couler ».
Il relève ce qu’il considère comme une erreur de Boisacq selon lequel ce mot serait emprunté aux mouvements réguliers des flots (Matila C. Ghyka dit la même chose dans Le Nombre d’or). Benveniste fait remarquer que la mer ne coule pas et que le fleuve n’a pas de rythme. Nous ne partageons pas cette opinion. En fait, lorsque le vent brasse le fleuve à contre-courant, un rythme fascinant s’y met en œuvre. Le mot ne décrit pas le mouvement des flots, selon Benveniste. C’est pourtant l’origine étymologique qu’en donne Dauzat (1957).
L’avis de Benveniste à ce sujet est contestable : « Ce n’est pas le jeu des vagues qui a fait découvrir le rythme, mais au contraire nous métaphorisons » maintenant en parlant du rythme des flots. Cependant il retrace l’évolution étymologique de manière intéressante. Dans ses anciens emplois, le mot ne se dit pas de l’eau qui coule mais désigne la « forme ». Il s’agit d’abord de « la forme distinctive, l’arrangement caractéristique des parties dans un tout » (chez Démocrite), puis de la « forme individuelle et distinctive de caractère humain » au Vème siècle av. J-C, chez Sophocle, ensuite la manière d’arranger un lit ou un vêtement, la modalité (d’un meurtre), la marque distinctive (du deuil) chez Euripide. Ce sens persiste au Vème siècle pour désigner une belle proportion. En grec, rhuthmos s’oppose à la forme fixe pour désigner la forme changeante, fluide, « improvisée, momentanée, modifiable ». Le sens moderne existe en grec, mais résulte d’une spécialisation due à Platon. Celui-ci applique d’abord le mot à « la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse, et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvement se résout. » . La notion de rythme corporel est « soumis à la loi des nombres », d’où la détermination de la forme par une « mesure » et son assujettissement à un ordre. C’est de là que vient le nouveau sens chez Platon : la « disposition » « constituée par une séquence ordonnée de mouvements lents et rapides ». Et enfin, « c’est l’ordre dans le mouvement, le procès entier de l’arrangement harmonieux des attitudes corporelles combiné vec un mètre qui s’appelle désormais « rhuthmos » ». Du sens premier de configuration spatiale proportionnée, on est passé à celui de disposition des mouvements dans la durée.



c. 3. B)Meschonnic et le rythme biblique

Meschonnic s’insurge contre cette évolution du sens qui implique un caractère discontinu au rythme. De la même façon que la pulsion de mort s’intègre à la pulsion de vie pour en freiner l’exubérance anarchique, ce discontinu observable serait inclus dans le continu d’un rythme englobant selon Meschonnic, qui se fonde sur le rythme biblique, lequel fonctionne hors de la métrique. Sa « conception du rythme comme organisation subjective » ouvre aux « sémantiques du continu » et à « l’infini du sens » (2008, p. 64). Héraclite déjà considérait le rythme comme un lien. Son image du fleuve selon laquelle tout s’écoule et n’est jamais le même est commentée en ces termes par Kostas Axelos : « Il n’y a qu’un rytme, le rythme unique qui harmonise les mouvements des manifestations multiples, et à ce rythme pensée et monde sont liés. »
Si Meschonnic s’appuie sur le rythme du texte biblique, dont l’Ancien Testament est écrit en hébreu archaïque, c’est que son rythme est essentiel et se manifeste de façon inhabituelle pour nous, tout en éclairant le fonctionnement du rythme de notre langue : « (…) dans la Bible, il n’y a ni vers ni prose, mais seulement un système de disjonctions et de jonctions, qui montre que le rythme n’est pas une alternance, mais une organisation du mouvement de la parole » (2008, p. 36) . Ce « système de disjonctions et jonctions » est intéressant à observer, d’autant plus qu’il constitue une sorte d’énantiosémie rythmique. Nous allons tenter de comprendre en quoi il consiste, en espérant ne pas trahir la pensée d’Henri Meschonnic, dans une approche simplificatrice : le système des temps hébraïques est bien plus complexe que ce qui en est présenté ici.
En hébreu, il n’y a pas d’opposition entre passé et futur, si bien que c’est la langue de l’atemporel. La forme appelée Wayyiqtol en particulier peut correspondre au passé narratif ou bien au futur précédé d’une conjonction de coordination et. Peut-on parler d’énantiosémie temporelle ? Deux formes verbales, Yiqtol (qui exprime un temps futur) et Wayyiqtol, se différencient uniquement par la lettre  vav qui sert de préfixe dans la seconde. Mais comme cette lettre est aussi la conjonction de coordination et, le même mot peut signifier il se leva ou bien et il se lèvera. On les différencie maintenant grâce à l’utilisation d’une voyelle, par commodité, mais ce n’était pas le cas dans le texte hébraïque originel qui ne comportait que des consonnes. Il y a donc une sorte de liaison textuelle par le vav, à la fois par sa sonorité et par sa potentialité de coordination. En même temps ces formes verbales s’opposent par la position du sujet, antéposé ou postposé au verbe, si bien que le passage de l’un à l’autre provoque une rupture de rythme. Quand le Wayyiqtol exprime un passé, il le fait en concurrence avec une autre forme verbale, le Qatal, qui permet l’antéposition du sujet, alors que le Wayyiqtol commence toujours la proposition. De ce fait, l’introduction d’un Qatal dans un texte comportant une prédominance de Wayyqtol, où toutes les propositions commencent par le verbe et donc par le vav, rompt le rythme à la fois par la disparition du vav et l’antéposition d’un sujet ou d’un objet, lequel est ainsi mis en relief.
Il existe aussi une autre opposition entre les formes Qatal et Weqatal par préfixation avec le vav. Un texte au Weqatal connaît une rupture maximale avec une occurrence isolée de forme Yiqtol, qui peut marquer l’emphase. On a donc un rythme appuyé sur des jonctions assurées par le vav qui, outre le rôle de préfixe verbal, relie des mots ou des propositions, et des disjonctions sous formes de ruptures avec disparition du vav, inversion du temps et/ou inversion du sujet. En outre le texte biblique utilise une grande abondance d’allitérations et assonances auxquelles s’ajoutent de nombreuses expressions utilisant des polyptotes, du type j’ai rêvé un rêve. Ces répétitions de sonorités impriment une liaison sonore et un rythme régulier très agréable, comme dans une comptine, de telle sorte que les ruptures sont ressenties plus vigoureusement. La langue hébraïque archaïque permet donc une liaison entre passé et futur en même temps qu’une coordination entre les propositions avec un lien sonore, vav, sur lequel peuvent s’opérer des ruptures rythmiques, qui utilisent simultanément les sonorités, la place du sujet et le temps.
De même que la pulsion de vie inclut la pulsion de mort, le Wayyiqtol inclut le Yiqtol, à la fois dans sa forme (c’est la même forme préfixée) et dans son sémantisme (il peut exprimer le futur comme le Yiqtol ou le passé). On peut associer la forme verbale Yiqtol avec la disjonction et le futur, la forme verbale Wayyiqtol avec la jonction et le passé, ce qui évoque immanquablement l’opposition d’Hermann entre fusion et séparation ; et les deux formes se conjuguent pour créer un rythme atemporel.
Il semble que la fusion contienne en germe la séparation, de même que la grossesse s’avère heureuse par la naissance à laquelle elle aboutit. La séparation est essentielle à la création dans la genèse biblique, dans la naissance d’un enfant et dans la création artistique, mais la fusion continue d’agir en synergie avec la séparation, respectivement dans l’extase spirituelle, dans l’amour maternel et dans le rythme littéraire.


c. 3. C) Mouton et le rythme proustien

Le rythme et l’atemporalité seraient-ils liés ? Le rythme est partout, comme le dit Meschonnic, mais l’attention qu’on lui prête en littérature participe certainement à sa qualité d’atemporalité. Le rythme narratif, qui peut compresser les événements en sommaire ou les étirer dans le temps au ralenti, pratiquer des ellipses ou des répétitions, des analepses ou des prolepses, y participe avec des oppositions particulières et peut intégrer au texte des oppositions chronologiques habituelles de saisons, de jour et de nuit, en leur imprimant un traitement particulier qui relève du sujet. La « griffe d’authenticité » éprouvée par le narrateur proustien lors de sensations renouvelées comme le goût de la madeleine ou le déséquilibre dû à des pavés inégaux réunit des strates de son être intime. Cette vérité de l’être opère par disjonction du temps. Et son expression littéraire travaille le rythme, jusqu’à l’obtention de l’apaisement par l’œuvre accomplie, qui devrait se lire comme une « œuvre musicale » selon l’expression de Jean Mouton (1968, p. 114). Le mouvement lent dilue les événements dans le mouvement d’une conscience qui les analyse. ( Mouton, ibidem p. 142). C’est ce mouvement de conscience qui perdure pour l’éternité, avec ses accords parfaits.
Ce critique évoque les Etudes de style de Léo Spitzer selon lequel la phrase proustienne maintient une tension jusqu’à l’explosion, qui fonctionne comme une détonation finale. La longueur des phrases utilise des procédés de retardement tels que le parenthésage et les constructions ramifiantes (Mouton, 1968, p. 34), pour le plus grand plaisir du lecteur. Cela fait penser à une forme d’agrippement verbal. Mouton ajoute à la page suivante « Proust affectionnait ces additions surprenantes, ces surgeons qui poussent brusquement lorsque l’on croit la floraison achevée. ». Les clausules forment un accord parfait par une chute lente et calme qui berce l’oreille, puis surgit quelque chose d’inattendu, une sorte de supplément rythmique (ibidem p. 120). Il observe que le premier tome de la Recherche, consacré à Combray, commence et s’achève par le thème du sommeil, déroulant ainsi un véritable cycle (ibidem p. 112-113). L’effort pour briser le cercle d’un rythme trop régulier, pour en ouvrir le tracé trop resserré en utilisant différents tempi (ibidem p. 123) aboutit à une grande variété de rythmes et une remarquable capacité de changer d’allure (p. 125).
On a souvent attribué aux phrases proustiennes la description par le narrateur des phrases musicales de Chopin : « Elle [Mme de Cambremer] avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles … ». Si les longues phrases de Proust aux méandres esthétiques sont prédominantes, certaines sont d’une brièveté haletante qui frappe d’autant plus dans ce contexte. La dramatisation par le rythme traduit parfaitement l’angoisse du narrateur, par exemple lors du refus de baiser de la mère ou encore lors des scènes de guet.

Nous avons vu (p. 21-24) la théorie psychanalytique de Imre Hermann, associée aux observations de Freud à propos du jeu de Fort-Da, qui présentent le langage comme un remède à l’angoisse de séparation d’avec la mère. Et ce langage se profère par le souffle selon un certain rythme organisateur qui exprime cette angoisse ou la compense.


c. 3 D) Points de vue convergents : Fónagy, Abraham et Baudelaire

Fónagy, dans La vive Voix, montre que des pulsions profondes affectent les sonorités et les rythmes. Il applique au rythme le système de ressemblances et oppositions que Jakobson attribue aux sonorités et groupes grammaticaux. Il attire l’attention sur le fait que le rythme est perçu dès la vie intra-utérine sous la forme des battements du cœur maternel. C’est un rythme binaire. Et ce rythme binaire caractérise aussi le premier acte relationnel de la tétée par la succion sur le rythme de base du trochée, la tension suivie de détente correspondant à l’appétit suivi d’assouvissement (Nicolas Abraham, L’Ecorce et le noyau, 1987, p. 110). C’est donc un rythme pair qui caractérise la fusion avec la mère. Dans le processus de fusion vs séparation, la recherche d’un rythme régulier, avec répétition de la même structure, correspond au désir de fusion totale, d’assouvissement dans la relation duelle. Et ce peut être une sorte de substitution à l’absence de la mère. Mais la fusion totale serait létale. Et un rythme toujours identique, fréquent dans les comptines, serait monotone dans un poème. Le rythme poétique se construit sur fond de rythme régulier avec des ruptures qui symbolisent la séparation . Selon Nicolas Abraham, le rythme pair correspond au désir de fusion tandis que le rythme impair correspond au désir de séparation, d’autonomie. Il montre sur les exemples littéraires de « L’apprenti sorcier » de Goethe et du « Corbeau » d’Edgar Poe (« The Raven ») la rupture du rythme pair et le surgissement du rythme impair qui peut s’avérer générateur de toute-puissance créatrice ou d’angoisse (ibidem p. 108 et sqq).
C’est un jeu incessant entre régularité et ruptures, ressemblances et différences, qui correspond au désir ambivalent de fusion et séparation, de retour fœtal et d’autonomie, comme dans la relation duelle de Hermann. Le rythme impair s’oppose au rythme pair, ce qui se perçoit dans l’adjectif « impair » dérivé de « pair », préfixé. On peut envisager un cas particulier de ce phénomène : le rythme binaire favorise la fusion tandis que le rythme ternaire, dit « éminemment poétique » dans les manuels de littérature, mais sans explication, correspond plus volontiers à l’éloignement et l’essai d’autonomie. Ce dernier est provoqué par l’énergie de la révolte, la volonté d’autonomie par réaction contre une fusion étouffante.
En poésie, les allitérations et assonances, la fluidité des liquides et la douceur des nasales participent à l’euphonie et d’une certaine manière à une forme de fusion, comme nous l’avons vu à propos du symbolisme phonétique. Mais la recherche d’harmonie se fonde aussi et surtout sur le rythme. Par exemple le tétramètre assure cette alliance de rythme binaire et ternaire qui correspond à la fois au désir de fusion et à celui de séparation, comme dans l’alexandrin célèbre de Racine : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » (Phèdre, I, 3). La satisfaction du désir ambivalent participe au plaisir esthétique.
Le recours au rythme pair correspond aux « besoins » décrits par Baudelaire dans Fusées XXII : « Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d’un navire, et surtout d’un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la régularité et la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même degré que la complication et l’harmonie (…). » Il est remarquable que le grand poète Baudelaire utilise très peu le rythme ternaire et recherche plus volontiers la symétrie, ce qui s’explique peut-être par un instinct filial qui n’a pu se satisfaire dans l’enfance, comme semble l’indiquer la biographie de Pichois. Sa prédilection pour le rythme binaire s’explique en tout cas d’après la théorie de Nicolas Abraham et remet en question le caractère « éminemment poétique » du rythme ternaire puisque ce grand poète ne s’en sert presque jamais. Proust aussi pratique volontiers la symétrie, amplement complexifiée, ce qui peut être mis en relation avec un désir de fusion du narrateur avec la mère, mais il utilise également le rythme ternaire, notamment dans la « règle des trois adjectifs », selon l’expression de Jean Mouton.
Le rythme s’appuie sur le mètre et les groupes de souffle, et se combine avec les récurrences sonores qui reviennent à intervalles plus ou moins réguliers. Formellement, le rythme ternaire consiste le plus souvent en trois groupes de souffle équivalents par leur fonction et leur longueur, ce qui provoque une équivalence de sens, comme l’a montré Jakobson : « La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison », selon sa célèbre formule des Essais de linguistique générale (p 220). Ce n’est pas un rythme ternaire comme en musique, une mesure à trois temps qui s’applique à tout un morceau, mais au contraire un rythme ternaire qui s’applique le plus souvent à un groupe inclus dans une phrase et se détache sur le reste du texte. Mais nous en verrons plusieurs formes.

Tentons maintenant d’appliquer la théorie de Nicolas Abraham à des textes littéraires.
Dans le passage des Mémoires d’Outre-Tombe (I, 3 ; 1848) de Chateaubriand concernant les soirées à Combourg, le rythme ternaire final tend à anéantir les personnages parentaux et préludent à l’autonomie du narrateur :
« Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent. »
Le rythme ternaire n’opère pas seul. Tous les éléments de la langue concourent à la production du sens. Tout le paragraphe tend à opérer une réduction des personnages, avec la disparition des domestiques et l’éloignement des parents, renforcée par les formules restrictives « ne…que ». La mère soupire à l’écart et le père comparé à un spectre s’isole à la fois par sa démarche automatique et son comportement. Le rythme ternaire final « du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent » tend à créer une équivalence entre les trois compléments d’agent de longueur équivalente, donc entre le père, la mère et le vent, ce qui réduit les parents à un déplacement d’air et les anéantit. Les équivalences grammaticales et rythmiques produisent une équivalence sémantique comme l’a montré Jakobson. Ce rythme ternaire final correspond à une séparation qui tient de l’expulsion. Bien évidemment, on peut considérer que l’anéantissement des parents contribue au culte du moi du grand romantique, mais c’est aussi le procédé de choix de la prise d’autonomie.

Nous allons observer le même procédé sur deux phrases d’un texte de Colette, « Les Vrilles de la vigne », fragment liminaire du recueil de poésie en prose portant le même titre (1ère édition 1908) : ce texte est engendré par une métaphore associant le rossignol pris aux vrilles de la vigne avec la narratrice prisonnière de son partenaire et qui se libère par sa voix. L’oiseau éperdu ne sait plus que la peur est à l’origine de son chant, il reste captif et se limite, dans son vain désir de séparation, à un refrain dont le rythme ternaire reste rudimentaire :
« Tant que la vigne pousse, pousse, pousse… » sont les paroles que lui attribue la narratrice.
En revanche, la narratrice domine sa peur et conquiert son autonomie grâce à sa voix qui se manifeste dans un rythme ternaire complexifié:
« Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne ; »
Le premier rythme ternaire « dire, dire, dire » reprend la structure du refrain de l’oiseau avec trois verbes (« Tant que la vigne pousse, pousse, pousse »), à l’infinitif cette fois ; mais la suite de la phrase déploie les possibilités de ce rythme : les répétitions de « tout ce que » laissent attendre un autre rythme ternaire, attente d’abord déçue puisqu’une quatrième relative précédée de « tout ce » le rompt, mais elle comporte elle-même un retour du rythme ternaire avec la construction grammaticale [« me » suivi d’un verbe] : « tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne ». Cette complexification du rythme ternaire va de pair avec la prise d’autonomie et peut se schématiser de la manière suivante :
Dire, dire, dire
tout ce que…
tout ce que…
tout ce que…
tout ce qui…me+V, me+V, me+V.
Par ailleurs le retour provisoire au rythme pair peut correspondre à une hésitation, une réticence à la libération de la fusion aliénante avec le personnage dont la « sage main fraîche se pose sur [sa] bouche » pour l’empêcher de poursuivre son discours.
Ces deux textes littéraires illustrent la théorie de Nicolas Abraham à propos du rythme impair lié au désir de séparation. Voyons maintenant un exemple de rythme pair associé au désir de fusion.

Jakobson étudie les glissements d’accents en les reliant au plaisir de l’inattendu théorisé par Edgar Allan Poe :
« Le glissement de l’accent de mot du temps marqué sur le temps non-marqué (« pied renversé ») dans les mots polysyllabiques, est inconnu dans les formes traditionnelles du vers russe, mais fréquent dans la poésie anglaise après une pause métrique et/ou une pause syntaxique. (…)
Dans le vers « Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee »
(« Plus près de Toi, mon Dieu, plus près de Toi »),
la syllabe accentuée d’un même mot apparaît deux fois sur le temps non-marqué, d’abord au début du vers et une seconde fois au début d’un groupe de mots. » (1963, p 228- 229)
Le vers de Sarah F. Adams (1805-1848) cité par Jakobson manifeste un effet de sens par le déplacement d’accent habituel. On peut procéder à l’étude des effets de sens du rythme ainsi transformé. Si l’on ajoute à cela le caractère fusionnel du rythme pair selon N. Abraham, le vers prend tout son sens.
L’accent de «  nearer » habituellement placé sur la première syllabe, le suffixe « -er » du comparatif n’étant jamais accentué, est ici déplacé sur la seconde. En effet le pentamètre ïambique comporte cinq groupes de deux syllabes dont la deuxième est accentuée, ce qui nécessite ce déplacement. Le résultat est d’abord que le mot « nearer » résonne de manière étrange. Et l’effet qui s’ensuit est d’accentuer le suffixe accroissant la proximité, du point de vue sémantique : « -er » hyperbolise en quelque sorte le sens de « near ». De plus, cet accent se rapproche de celui qui se trouve sur « Thee » dans la deuxième occurrence du groupe « nearer to Thee », la proximité est ainsi mîmée par le rythme :
« Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee ».
En outre, « Thee » étant employé presque uniquement pour la prière, son emploi est rare, si bien que deux anomalies sont contenues dans le seul groupe de mots « nearer to Thee », l’accent sur le suffixe et l’emploi du pronom de 2ème personne, ce qui produit une impression d’atmosphère très particulière. Par ailleurs, ce groupe est répété parallèlement avec l’insertion dans la première occurrence de l’apostrophe « my God » qui s’y trouve sertie, mise en valeur ainsi entourée. Or elle comporte deux mots qui rapprochent l’énonciateur de son Dieu car ce locuteur est présent dans le possessif « my »  qui est juxtaposé à « God ». Enfin, le groupe de deux syllabes au milieu du vers, itéré à la fin, s’élève en élan fervent.
Finalement, le déplacement d’accent, répété, participe à favoriser une proximité maximale de l’être en prière et de son Dieu, ce qui suscite une impression de ferveur accrue. Et le rythme pair a pour fonction de provoquer la fusion avec Dieu, favorisée par le déplacement d’accent et les mots employés. Les éléments de la langue entrent en synergie pour manifester cette fusion. La traduction du cantique en français perd, outre la déperdition habituelle en poésie, l’effet émotionnel du déplacement d’accent.

En revanche, dans le conte philosophique de Voltaire intitulé « Zadig », les trois « mais » révoltés du personnage éponyme envers l’hermite métamorphosé en ange marquent une scansion ternaire par l’expression « mais, dit Zadig » qui éloigne de la fusion avec le divin. Ils sont situés à la fin du chapitre XVII, qui constitue une transposition sulfureuse de la XVIIIème sourate du Coran dont le sens global est celui de la parole biblique selon laquelle « les voies de Dieu sont impénétrables ». Voltaire transforme la demande : dans la sourate, c’est Moïse qui demande à l’inconnu l’autorisation de le suivre ; dans Zadig, c’est l’hermite, l’ange Jesrad, qui propose à Zadig de l’accompagner, ce qui facilite l’expression de la révolte. L’inconnu de la sourate était réticent à se laisser accompagner et posait la condition de ne pas l’interroger. Moïse le questionne quand même, mais avec révérence, tandis que Zadig laisse libre cours à ses injures et ses contestations : l’hermite brûle la maison de son hôte et noie le neveu de son hôtesse, se justifiant a posteriori par le fait qu’un trésor est enfoui sous la maison et que le neveu aurait assassiné sa tante s’il avait vécu.
« Mais quoi ! dit Zadig, il est donc nécessaire qu’il y ait des crimes et des malheurs, et les malheurs tombent sur les gens de bien ! – Les méchants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux : ils servent à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien. – Mais, dit Zadig, s’il n’y avait que du bien, et point de mal ? – Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre ; l’enchaînement des événements serait un autre ordre de sagesse ; et cet autre ordre, qui serait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l’Etre suprême, de qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millions de mondes dont aucun ne peut ressembler à l’autre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il n’y a ni deux feuilles d’arbre sur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel, qui soient semblables ; et tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans l’eau par hasard, que c’est par un même hasard que cette maison est brûlée ; mais il n’y a point de hasard : tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. Souviens-toi de ce pêcheur qui se croyait le plus malheureux de tous les hommes. Orosmade t’a envoyé pour changer sa destinée. Faible mortel, cesse de disputer contre ce qu’il faut adorer. – Mais, dit Zadig… » Comme il disait mais, l’ange prenait déjà son vol vers la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et se soumit. L’ange lui cria du haut des airs : « Prends ton chemin vers Babylone. »

Quand l’hermite est transformé en l’ange Jesrad, Zadig se prosterne en lui demandant s’il est venu lui apprendre « à se soumettre aux ordres éternels ». Cependant sa réaction va évoluer vers la révolte.
Il commence par suggérer qu’il aurait mieux valu améliorer cet enfant que le noyer, ce à quoi l’ange répond que s’il avait été vertueux il aurait été assassiné. Cela montre une volonté de Voltaire de ridiculiser l’ange et du même coup la théorie de Leibniz selon laquelle tout est nécessaire, qui est aussi la cible de l’ironie dans Candide. Cette intervention de Jesrad fournit à Zadig l’occasion de proférer un premier « Mais » de révolte : « - Mais quoi ! dit Zadig, il est donc nécessaire qu’il y ait des crimes et des malheurs, et les malheurs tombent sur les gens de bien ! ». Ce « mais » est intégré dans l’interjection « Mais quoi ! » exprimant l’affect de révolte. L’argument de l’ange « il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien » suscite un deuxième « mais » de révolte : « - Mais, dit Zadig, s’il n’y avait que du bien, et point de mal ? ». Grâce à l’incise, ce « mais » est isolé du reste de la répartie. L’ange explique que la perfection n’est pas de ce monde et que rien n’arrive par hasard, achevant son discours par « faible mortel, cesse de disputer contre ce qu’il faut adorer. » Le troisième « Mais » de Zadig est interrompu par le départ de l’ange. Comme le souligne Dominique Maingueneau dans son analyse des connecteurs argumentatifs (1986 p 141), c’est l’expression d’une attitude de refus : « Zadig profère son mais en quelque sorte « pour l’honneur », n’ayant pas d’argument à opposer à l’Ange mais désireux de lui signifier son refus. ». Il est remarquable que la révolte de Zadig explose en trois « mais », avec la revendication d’autonomie qui s’oppose absolument à la soumission et la fusion. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un rythme ternaire habituel, le détachement des trois « mais » apparaît bien comme une révolte organisée en trois temps, avec une progression qui réduit les mots de l’interjection « Mais quoi ! » à un « mais » suivi d’une virgule pour les besoins de l’incise, jusqu’à produire un concentré de refus dans le troisième « mais » suivi de point de suspension. Ceux-ci figurent graphiquement que « le mais reste en suspens » selon l’expression de Dominique Maingueneau (op. cit. p 140) et laisse imaginer la stupeur, voire la fureur, de Zadig. Par ailleurs l’éloignement physique du personnage divin suit immédiatement le rythme ternaire. Ici encore, la séparation s’associe au rythme ternaire, confirmant ainsi la théorie de Nicolas Abraham.
Dominique Maingueneau a souligné l’ambiguïté du troisième « mais » : refus de Zadig qui n’a plus d’argument ou fuite de l’ange devant les objections par incapacité de répondre. Zadig a échoué à convaincre Jesrad et l’ange a échoué à enseigner la soumission au mortel. C’est plus qu’un éloignement par autonomie, c’est une séparation définitive que marque le trio de « mais ».

Conclusion

Le rythme exprime des pulsions psychiques profondes comme le désir simultané de fusion et de séparation, ces deux pôles s’avérant nécessaires au bien-être. Le premier est indispensable à la contemplation esthétique fusionnelle et le second à l’affirmation d’une pensée créatrice autonome. La théorie de Nicolas Abraham selon laquelle le rythme pair correspond à la recherche de fusion liée à l’instinct d’agrippement, le rythme impair à une volonté de séparation génératrice à la fois d’autonomie et d’angoisse, fonctionne particulièrement bien sur les textes littéraires.
La poésie et plus généralement la littérarité exhibe l’importance du rythme, mais celui-ci est à l’œuvre dans tout discours et mérite d’être pris en compte par la linguistique, car il est étroitement lié à l’investissement de l’être total dans la créativité verbale. De la même façon que la pulsion de mort s’intègre à la pulsion de vie, le discontinu du rythme comme l’opposition pair/ impair serait contenu dans le continu du rythme, qui fonctionne en synergie avec la phonologie et le symbolisme phonétique. Lorsqu’il y a opposition, c’est une forme de mise en valeur. Les rythmes pairs et impairs peuvent s’imbriquer dans une même construction. Le plaisir profond ressenti par l’enfant à l’alternance des rythmes pair et impair (1-2 ; 1-2-3) correspond à un besoin simultané de fusion-séparation ; il en est de même du plaisir poétique offert par l’alexandrin, dont les trimètres et tétramètres se fondent sur les groupements respectifs : trois fois quatre syllabes et quatre fois trois syllabes. En d’autres termes, c’est une combinaison de rythme pair et impair, reconnue comme particulièrement esthétique parce qu’elle correspond à un besoin vital de réunir les substituts de fusion et séparation. Or le rythme implique l’être total et sous-tend l’ensemble du discours, si bien qu’il emporte les oppositions dans un mouvement vital.
Comme l’écrit Meschonnic (1985, p. 84) : « Le sujet-rythme du discours est présent dans toutes les marques qui organisent le discours. Le sujet est l’intégration même de ces marques, l’intégration du rythme et du sens en signifiance généralisée. » Ce phénomène est plus remarquable en poésie que dans les autres domaines parce que la poésie s’élabore dans une projection de tout l’être, y compris l’inconscient, ce qui peut opérer une résonance dans la réceptivité du lecteur.
Nous verrons ultérieurement que le rythme participe à la pensée et la prépare. Il reste dans le balancement des autistes comme dans la tétée initiale, comme principe qui englobe tous les autres, à l’origine de la vie comme dans le retrait de vie ; le manque de concision caractéristique de la débilité ou de la sénilité révèle la nécessité de freiner. Le développement sans frein n’est pas viable. C’est pourquoi la pulsion de mort est un adjuvant de la pulsion de vie et s’intègre à elle. De la même façon, l’opposition fondamentale entre rythme pair et rythme impair, qui implique une discontinuité, dans un va-et-vient entre fusion et séparation, s’intègre dans un mouvement d’ensemble continu, qui s’écoule comme le fleuve d’Héraclite et emporte les contraires en les harmonisant.



d) quelques figures de style


Nous en arrivons à l’intéressante question des figures de style, appelées aussi « figures de rhétorique ». Leur situation dans une sous-partie incluse comme domaine de la langue peut poser problème, puisque le style et la rhétorique appartiennent au domaine de la parole. Mais l’on peut considérer que ces procédés, toujours originaux dans leurs emplois particuliers, s’imposent à l’esprit de quiconque utilise la langue, au même titre que la syntaxe ou le lexique, en tant que fonctionnement potentiel. D’ailleurs, une figure de style comme la catachrèse déborde sur le lexique avec l’introduction dans la langue d’ expressions telles que « pied de chaise ». La métaphore, la figure la plus connue et la plus fréquente, participe avec les autres domaines de la langue à la construction de la pensée. Elle s’emploie comme illustration explicative, comme argument (ce qui est parfois dangereux) ou comme image poétique (plus fondée sur le signifiant que sur l’image visuelle). Elle peut constituer un procédé favorisant l’expression symbolique. Nous y reviendrons plus précisément en relation avec la métonymie.
Contrairement au point de vue de Benveniste qui les relègue avec le rêve et le mythe dans des champs étrangers à la linguistique générale (cf infra p. 9-10), nous considérons les figures de style comme appartenant au fonctionnement de la langue. Et comme il le reconnaissait lui-même, la coprésence des contraires y est indéniable. Selon ses propres termes, ce serait « surtout l’ellipse » qui s’y prêterait. Il est certain que la suppression d’un élément linguistique peut favoriser l’expression d’un paradoxe, qu’il s’agisse d’un effet de style ou d’une négligence. Le fait de penser trop vite ou d’accorder plus d’importance à la pensée propre qu’à la communication peut conduire à l’expression paradoxale, comme nous l’avons vu à propos de la schizophrénie. Mais ces processus particuliers bien visibles et plus faciles à mettre en évidence ne sont pas à rejeter comme atypiques car la parole est de nature paradoxale, comme l’a montré Gori (cf supra p. 27). Et pour que leur emploi soit possible, actualisable, il faut bien que la langue elle-même en offre les voies potentielles.
Soit l’exemple suivant, qui n’est pas encore un cas d’énantiosémie : « On a prélevé les sujets suspects d’incuber la maladie » (Michel Arrivé, 2005b p. 92). En fait, on a effectué un prélèvement sur les sujets (…). Il s’agit d’un raccourci, proche d’une ellipse. L’ellipse est l’ « omission d’un ou plusieurs mots […] que l’on considère comme faciles à suppléer », selon la définition de Grevisse (1986, p. 167). Elle renvoie aux « imperceptibles » de la tradition grammaticale et c’est une « entité paradoxale », nous dit Francis Gandon (2006, p. 89). Dans notre exemple, la phrase est mal formulée mais reste compréhensible. Contrairement au schizophrène qui ne tient pas toujours compte de son destinataire, le journaliste veille à la compréhension de son message par le public. Et le caractère imperceptible, pour la plupart des auditeurs, de l’anomalie opérée favorise l’expansion de ce type d’emploi. Le locuteur a remplacé la partie par le tout, comme dans certaines synecdoques, à cause d’une négligence apparentée à l’ellipse. Le même type de transformation, tout à fait correcte cette fois, fait passer de « greffer un rein à un malade » à « greffer un malade » (Michel Arrivé, 2005b p. 87). Dans les deux cas, la personne est confondue avec un morceau d’elle-même, découpée en ses éléments anatomiques, donc en quelque sorte déshumanisée. C’est bien encore de déshumanisation qu’il s’agit dans l’expression « renseigner le formulaire ». L’expression froisse notre sens de la langue, mais nous remplissons quand même les formulaires. Il s’agit de renseigner quelqu’un, un membre du personnel administratif par exemple, par l’intermédiaire d’un formulaire. C’est donc encore un raccourci elliptique qui est à l’origine de la formule. Le destinataire y étant exclu, comme cela arrive à l’agent d’une voix passive, l’action de remplir le formulaire se déshumanise… ou met en scène son caractère déshumanisé. Dans les exemples que nous venons de voir, l’humain est réduit à l’état d’objet, la communication semble absente. Bien évidemment, il ne s’agit pas encore d’énantiosémie, encore que l’opposition entre l’être et le non être soit sous-jacente, mais le procédé de l’ellipse peut y conduire.
Il semble en effet que l’énantiosémie provienne parfois d’ellipses, par exemple dans la construction inversée qui, de transitive, devient intransitive. Le verbe « consulter » signifiait d’abord uniquement : « solliciter les conseils ou les soins du médecin, du notaire ou de l’avocat ». Au milieu du XIXème siècle est apparu un emploi intransitif de « consulter », encore contesté par les puristes : Les notaires consulteront gratuitement demain toute la journée ; Le Docteur Machin consulte sur rendez-vous (Michel Arrivé, 2005b p. 43). Le verbe « consulter » a remplacé l’expression « accorder une consultation », ellipse qui conduit à rendre possibles comme sujet grammatical le sujet qui consulte quelqu’un et celui qu’il consulte. Ce n’est pas l’interchangeabilité, puisque dans un cas le verbe est transitif et non dans l’autre, mais presque ; et cela évoque la fusion du sujet avec son objet d’amour dans la relation duelle, ou du moins son désir de fusion inabouti.

Observons maintenant le cas de l’oxymore ou juxtaposition d’éléments opposés. Par exemple le célèbre alexandrin de Corneille (in Le Cid, IV, 3)
« Cette obscure clarté qui tombe des étoiles »
désigne une clarté faible et s’exprime en oxymore grâce à l’utilisation de l’adjectif « obscure » qui s’oppose à la clarté qu’il qualifie. Cette « obscure clarté », qui va permettre une feinte stratégique et assurer la victoire du Cid sur les Mores, est construite sur une opposition lexicale de traits sémantiques contraires. En poésie, les contraires sont toujours sous-jacents, au moins en tant que connotations. Mais ils sont bien présents dans la langue, prêts à être mobilisés. La pénombre efficace dans le récit du combat se traduit par un choc antagoniste de vocables qui annonce l’affrontement des guerriers.
L’antithèse oppose des éléments dans des constructions grammaticales parallèles. La seule définition de cette dernière figure montre bien sa liaison étroite avec la syntaxe. Et l’antithèse est la figure de style la plus évidemment liée à l’énantiosémie. Prenons d’abord un exemple dans la publicité du whisky : « Chivas Régal : ce n’est pas donné mais c’est souvent offert ». Les participes « donné » et « offert » s’opposent de manière humoristique à partir de l’expression populaire « ce n’est pas donné » qui signifie « c’est cher ». La phrase publicitaire la reprend pour la rectifier par une opposition « mais c’est souvent offert » qui incite au cadeau de prix et donc à l’achat. La séduction verbale, qui rejaillit sur le produit proposé, s’appuie sur l’équivalence sémantique habituelle entre « donner » et « offrir » qui permet un effet de surprise dans la formulation paradoxale, contradiction apparente dont l’énantiosémie de surface est déviée par le sens de la formule figée « ce n’est pas donné ». Manifestement, la coprésence des contraires, même en tant que leurre avoué, plaît, retient l’attention et montre son efficacité.
Hugo est un virtuose de l’antithèse, comme nous le verrons dans la dernière analyse textuelle de cet ouvrage. Il semble penser par antithèses. Non seulement cela reflète son ambivalence psychique, mais il projette cette ambivalence même dans la construction de son espace vital, comme le montre sa maison de Guernesey, à Hauteville, où il a vécu de 1856 à 1870. Au premier étage, une chambre rouge et une chambre bleue s’opposent dans une parfaite symétrie axiale.
Le recueil de La Légende des siècles progresse de l’obscurité à la lumière, ce qui est le cas aussi dans les poèmes « Le Satyre » et « Booz endormi » lui appartenant. Dans « La Trompette du jugement », qui clôt le recueil, le dernier alexandrin constitue une superbe antithèse qui relie l’obscurité de l’enfer à la lumière des étoiles : l’ange du jugement dernier plongeait
« Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles ! ».
Or la maison de Victor Hugo sur l’île anglaise est construite exactement sur sur cette opposition : le rez-de-chaussée est très sombre, mais les pièces sont de plus en plus lumineuses au fur et à mesure qu’on gravit les étages. Le dernier, où Hugo travaillait, est situé en pleine lumière avec une terrasse donnant sur le ciel et la mer. Il a fait ajouter cet étage, c’est une construction qui correspond à sa poésie parce qu’elle reflète son psychisme. Le fait que les projections du poète soient analogues dans l'espace et dans les mots ne peut être due au hasard : ce sont des reflets de ses tendances profondes, qui se manifestent par la coprésence artistique des contraires.
Le célèbre zeugme de « Booz endormi »,
« Vêtu de probité candide et de lin blanc »,
exhibe l’association d’un élément concret (le lin) et d’un élément abstrait (la probité) fondée sur l’élément commun de pureté symbolisée par la blancheur, exprimée dans l’origine étymologique de l’adjectif « candide ». Hugo utilise les mots de manière inhabituelle, à la manière du bricolage évoqué par Lévi-Strauss à propos des mythes, et c’est ce qu’il fait aussi avec les objets dans sa maison. Par exemple il découpe des portes pour construire une grande table, ou des dossiers de chaise pour décorer le haut des murs. Sa créativité dans l’espace est stupéfiante et présente une telle parenté avec sa créativité littéraire que cela prouve, s’il en était besoin, l’origine profonde et psychique de ces phénomènes.
De même, il évoque souvent les esprits et les anges dans ses écrits, ce qui peut sembler une fantaisie artificielle. En réalité, il y croit si profondément qu’il a consacré certaines chaises à des esprits de membres de sa famille dans la salle à manger et auprès de l’âtre ; une chaise est réservée à son propre esprit. Personne n’était autorisé à toucher à ces chaises. Tout cela révèle l’imbrication profonde de l’être avec son environnement spatial et surtout avec son style.
Si l’antithèse est l’apanage de Victor Hugo, la configuration abstraite de cette figure est une richesse de la langue qui se prête à l’expression de l’ambivalence et séduit le lecteur parce qu’elle résonne dans son propre Inconscient comme reflet de vérité psychique.
Un autre fait remarquable dans cette maison de Hauteville est que dans le hall d’entrée, Victor Hugo a accroché au mur une sorte de boîte figurant une pièce miniature aux parois latérales en verre, qu’on lui avait offerte, contenant une personnage féminin habillé de noir. On ne voit pas ce personnage dans la boîte surélevée, le fond le cache. Mais il se reflète dans un miroir disposé sur l’autre mur. L’ingéniosité de cet arrangement spatial donne à voir le fonctionnement de l’écriture hugolienne, et peut-être de toute parole : elle propose le reflet d’une représentation de l’être. C’est que la langue comporte, dans sa nature même, la possibilité de cette exhibition d’éléments formels, en représentation de représentation. Or cela semble bien correspondre à l’Inconscient freudien et au signifiant lacanien (cf M. Arrivé 2008a, p. 49-50).
La métathèse, qui est une interversion de phonèmes, peut apparaître dans les langues anciennes, dans des cas pathologiques, dans le parler populaire et dans l’évolution de la langue. Abel disait que les mots pouvaient inverser aussi bien leurs phonies que leurs sens (cf infra p. 9). Freud y voyait le reflet de l’ambivalence psychique. (cf infra p. 10 et 12). Une métathèse graphique apparaît dans les adjectifs « faible » et « fiable » dans lesquels on peut déceler des sèmes opposés. Un phénomène apparenté à celui de la métathèse se révèle dans les chiasmes sonores. Ces répétitions inversées que pratiquent les chiasmes, qu’ils soient sonores, lexicaux ou grammaticaux, semblent correspondre à l’interversion ou au renversement dans le contraire que Freud observe dans le travail du rêve (1926 ; 1967 p. 250 et 282). Le renversement en son contraire est aussi le premier des quatre destins des pulsions (1915 ; 1968 p. 25), suivi du retournement sur la personne propre, du refoulement et de la sublimation. De même que l’antithèse utilise des éléments opposés par le sens, le chiasme dispose des éléments opposés par leur ordre avec le même effet de symétrie inverse. C’est l’ordre des phonèmes, des mots ou des caractéristiques grammaticales qui est retourné : c’est une autre variante de reflet d’ambivalence psychique.
Un cas particulier de la métathèse est le palindrome, mot ou phrase (ou nombre, comme 121) qu’on peut lire à l’endroit ou à l’envers, par exemple « ici », « elle », et les nombreux jeux de l’OULIPO, comme « Esope reste ici et se repose ». Une identité symétrique des inverses s’installe dans le domaine de la graphie comme en ce qui concerne l’énantiosémie dans le domaine sémantique. C’est toujours le même phénomène de coïncidence des inverses, reflet parfait de l’ambivalence psychique. Sur le palimpseste des traces mnésiques, y aurait-il un ancrage (ou un encrage) de palindrome originel, engrammé de manière à pouvoir susciter toutes ses variantes ?
« La nécessaire attention à la lettre, qu’impose par définition le texte, se trouve exacerbée –et, en quelque sorte, magnifiée- dans le palindrome. Il s’agit d’une homographie qui met en parallèle la double lecture d’un énoncé, du début à la fin et de la fin au début. La formule ELU PAR CETTE CRAPULE peut se lire indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche, puisque l’ordre des unités littérales reste stable (on néglige alors les blancs graphiques et les lettres accentuées, dont la répartition diffère inévitablement). Souvent limité à un court énoncé – comme le célèbre « à révéler mon nom, mon nom relèvera » de Cyrano de Bergerac (Les Etats et empires de la Lune et du Soleil)- le palindrome peut s’étendre sur plusieurs phrases, voire sur plusieurs paragraphes. Dans le cadre de sa collaboration à l’Ouvroir de Littérature Potentielle [l’OULIPO], Perec a ainsi réalisé un texte de cinq pages (…) » (J-F Jeandillou, 1997, p. 35).
Cette attention à la lettre, qui caractérise à la fois la littérature et la psychanalyse, concerne ici un aspect ludique, mais dont le plaisir est probablement sécrété par un écho psychique profond de structure en miroir avec coprésence des inverses. Selon la célèbre formule de Lacan, « l’inconscient est structuré comme un langage ». Le mot « elle », quand on prête attention au palindrome, impose de se représenter un axe de symétrie fictif entre les deux « l » ; « ici » n’en comporte pas, puisqu’il faudrait lui faire couper la lettre « c » qui se trouve en son milieu. C’est donc la lettre « c » elle-même qui sert de miroir aux deux « i » en se prêtant au jeu de leur symétrie. Quoi qu’il en soit, on a toujours un dépliement graphique d’identité inversée de part et d’autre de quelque chose, axe fictif ou lettre. En d’autres termes, la représentation mentale d’un axe peut être figurée par une lettre, en tant que dessin situé au milieu d’un mot. C’est lui faire assumer un rôle d’objet spatial représentant un axe de symétrie. L’attention à la lettre revient alors à la considérer à la fois comme une chose et comme une représentation.
En ce qui concerne la litote et l’hyperbole, qui réduisent ou exagèrent l’élément annoncé, elles s’opposent entre elles mais se ressemblent dans l’effet d’interprétation inverse qu’elles provoquent. La litote bien connue de Chimène à Rodrigue « Va, je ne te hais point » est un aveu d’amour adressé à l’assassin de son père qui a beaucoup choqué le public du XVIIème siècle lors des représentations du Cid de Corneille. Cet aveu d’amour qui tend à masquer la passion la révèle en fait avec d’autant plus de force. Inversement, les hyperboles telles que « je suis mort de fatigue », dont l’abus de langage apparaît immédiatement puisque si le locuteur était mort il ne parlerait pas, sont aussitôt considérablement atténuées dans l’esprit du destinataire. Ces deux figures de style opèrent des rapprochements qui sont fondées sur des différences quantitatives : on diminue ou on augmente l’intensité de ce qui est exprimé, avec obtention d’un effet d’interprétation inverse, l’ajustement outrant la rectification. La litote et l’hyperbole s’opposent entre elles comme des procédés linguistiques inversés d’efficacité paradoxale. La litote a souvent été formalisée, parfois à l’aide de signes mathématiques, en ces termes : « dire le moins pour dire le plus ». Un fait non moins étonnant est que les deux figures sont destinées à falsifier la réalité fictive, le plus souvent avec la complicité du lecteur qui se délecte de ces leurres.
Enfin l’antiphrase est bien évidemment porteuse d’énantiosémie puisqu’elle signifie exactement le contraire de ce qu’elle énonce. L’expression « ça va être ta fête » est interprétée comme « je vais te casser la tête », d’après la mimique et le ton. En littérature, la juste interprétation nécessite un minimum de connaissance du contexte culturel et biographique, par exemple pour comprendre la dénonciation de l’esclavage dans cette phrase de Montesquieu : « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. » (1748, De l’Esprit des Lois). De même que le raisonnement par l’absurde utilise jusqu’au bout une vision du monde pour en démontrer l’absurdité, l’antiphrase utilise au maximum l’énantiosémie généralisée de la langue et la coprésence des contraires pour produire un effet comique ou surprenant. Il ne s’agit pas de mensonge puisque le locuteur ne cherche pas à tromper son destinataire : au contraire, il utilise avec sa complicité un code commun, celui de la langue, dont la nature se révèle alors. La célèbre formule de Lacan selon laquelle l’Inconscient est structuré comme un langage peut s’inverser : la langue est structurée comme l’Inconscient, c’est-à-dire fondée sur l’ambivalence psychique, porteuse d’une organisation en pôles opposés dans tous ses domaines et susceptible d’exprimer du sens issu de jaillissement de contraires coprésents : elle se caractérise donc par l’énantiosémie.
Parmi les figures de style marquant la séparation, on peut relever l’énumération qui décompose un élément en sous-parties, mais elle ne va jamais sans une réunion d’appartenance qui marque la fusion. L’énumération assortie de métaphores s’achève en fusion harmonieuse dans ce beau passage de René Char (1946 ; 1962 p. 127) :
« Le peuple des prés m’enchante. Sa beauté frêle et dépourvue de venin, je ne me lasse pas de me la réciter. Le campagnol, la taupe, sombres enfants perdus dans la chimère de l’herbe, l’orvet, fils du verre, le grillon, moutonnier comme pas un, la sauterelle qui claque et compte son linge, le papillon qui simule l’ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux, les fourmis assagies par la grande étendue verte, et immédiatement au-dessus les météores hirondelles…
Prairies, vous êtes le boîtier du jour. »

Cet exemple littéraire nous ramène à la métaphore. Nous avons vu des figures de rhétorique qui opposent des éléments, comme l’antithèse, et qui se prêtent particulièrement bien à l’étude de l’énantiosémie puisqu’elles mettent en relief la coprésence des contraires. Les figures de style qui s’appuient non sur l’opposition mais sur la ressemblance (comparaison, métaphore, etc.) méritent que nous leur prêtions attention, car elles s’opposent aux premières, dans un nouvel écartèlement entre deux pôles, tout en convergeant avec elles, au moins en littérature, dans l’expression du sens. Par ailleurs, l’opposition qui est le principe actif dans la première série de figures de style s’appuie sur l’élément commun de deux objets pour établir leurs capacité à exprimer des contraires, et l’analogie inversement s’appuie sur une différence pour établir une identité de rapports. Il n’y a pas d’opposition possible sans élément commun, et de même il est impossible d’établir une analogie sans qu’il y ait de différence, au moins de domaine, sinon il s’agirait d’identité totale. Paradoxalement, c’est la figure d’opposition qui s’étaie sur un point commun solidement établi et donné d’avance, alors que la figure de ressemblance nécessite l’invention et la construction stylistique d’une analogie. En quelque sorte, les figures d’opposition et de ressemblance sont inversées et complémentaires l’une à l’autre de même que les besoins de séparation et de fusion.
La métaphore est considérée par Saussure comme « un fait absolument général, qui appartient au fonctionnement général de la langue » (1916 ; 1971, p. 241). Elle est souvent présentée comme une comparaison dépourvue de mot-outil ; plus précisément, elle établit une analogie : A est à B ce que C est à D. Elle opère donc un déplacement de rapport, de relation entre deux objets, par similarité. La pensée procède souvent aussi par analogie, si bien que cette structure commune favorise l’interaction entre les métaphores et les concepts (Lakoff et Johnson, 1980, p. 46). La métaphore peut étayer une argumentation, par exemple dans ce passage du septième chapitre de Micromégas dans lequel Voltaire réduit les terres convoitées par les conquérants à des « tas de boue » insignifiants pour démontrer l’absurdité des massacres. Le philosophe présente ainsi au géant le mobile de la guerre : il s’agit «  de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit ; et presqu’aucun de ces animaux, qui s’égorgent mutuellement, n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent. » (1752 ; 1972 p. 117). Cette métaphore filée permet de dénoncer l’ambition conquérante et la vanité orientée vers « quelque tas de boue », mettre en évidence l’absence de profit des combattants qui ne peuvent en espérer un « fétu » et même celle des conquérants qui ne verront jamais « ce coin de terre ». Par son aspect réducteur de litote (bien qu’il s’agisse vraiment de réduire l’échelle terrestre envisagée, et non d’exprimer l’intensité sous l’apparence de la minimalisation comme c’est habituellement le cas dans ce type de figure), elle entre en opposition avec l’hyperbole concernant la grande quantité d’humains exterminés : des « millions d’hommes qui se font égorger ». La métaphore argumentative du « tas de boue » est d’autant plus efficace qu’elle s’intègre dans le procédé de l’ironie, dont Voltaire est virtuose, et qui a pour cible la vanité des conquérants à l’origine des guerres.
La métaphore a même une fonction heuristique et cognitive, comme l’explique Paul Ricoeur dans La Métaphore vive (1975), car elle permet de créer « un sens nouveau, au point de l'étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s'effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui n'existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques. ». Par exemple cette métaphore d’Aragon dans « Les Yeux d’Elsa » (1942, 2007 p. 759)
« Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L’été taille la nue au tablier des anges »
associe « la nue » au « tablier des anges » et en même temps le ciel aux yeux d’Elsa, le beau temps à la joie revenue dans ses yeux. Mais qui taille la nue ? Outre la belle saison personnifiée, ce pourrait être le poète qui taille les mots de son chant poétique d’amour en influant sur l’humeur de sa compagne.

La métonymie est une métaphore particulière qui opère un déplacement entre deux mots par proximité sémantique, par exemple boire un verre opère un déplacement du contenu au contenant, puisqu’on boit ce qu’il y a dans le verre et non le récipient lui-même. Dans les deux cas, il s’agit d’un déplacement : déplacement par analogie en ce qui concerne la métaphore, déplacement par contiguïté en ce qui concerne la métonymie. Encore pourrait-on considérer la métonymie boire un verre comme une ellipse : boire [le contenu d’] un verre avec suppression de le contenu d’. La synecdoque, qui est une métonymie particulière, utilise la partie pour le tout, par exemple la voile pour le bateau, ou plus rarement le tout pour la partie. Elle pourrait également être envisagée comme une ellipse : [le bateau qui comporte notamment] une voile.
Lacan associe la métaphore à la condensation et la métonymie au déplacement (in « L’instance de la lettre dans l’inconscient »). Nous ne partageons pas ce point de vue. La métaphore-métonymie sur laquelle Lacan prend exemple pour parler de condensation, c’est la « gerbe » de Booz, que nous commenterons plus longuement dans l’analyse textuelle du poème de Victor Hugo intitulé « Booz endormi » qui clôt cet ouvrage. Il s’agit de la puissance phallique de Booz, puissance de travail et puissance reproductrice, derrière laquelle se profile la puissance créatrice de Hugo. Lacan considère qu’il s’agit d’une image métaphorique et en même temps d’une métonymie puisque le phallus est une partie du corps de Booz. C’est en effet une métaphore et une métonymie, plus précisément une synecdoque, si l’on considère le morceau de chair érectile du personnage, mais c’est aussi et surtout le symbole du phallus, avec toutes les connotations qu’il comporte. C’est le symbole, et non la métaphore, qui va de pair avec la condensation parce qu’il est surdéterminé. Freud a toujours associé ces deux termes de « condensation » et « surdétermination » à propos des rêves et du fonctionnement psychique. La métaphore peut être symbolique, comme c’est le cas pour la « gerbe » de Booz, mais elle ne l’est pas nécessairement. Elle est une figure de style dont la racine étymologique signifie « transport » et c’est bien d’un déplacement qu’il s’agit. Et ce déplacement s’opère par transfert analogique sur l’axe paradigmatique alors que la métonymie opère un déplacement de continuité à l’intérieur d’un même signifié.
Il apparaît totalement injustifié d’opposer Jakobson à Lacan, comme on le fait souvent, en simplifiant leurs propos à l’extrême en prétendant que leurs conceptions de la métaphore et de la métonymie sont inversées. Dans son étude des aphasies (1963, p. 50-66), Jakobson relie l’une des formes d’aphasie à la métonymie parce qu’il y a agglutination des mots comme dans les mots-valises, par contraction d’éléments contigus ; mais ce n’est pas exactement un déplacement métonymique, c’est une autre forme de transformation de la contiguïté qui procède de la fusion. Par ailleurs il assimile cette contraction à la condensation et l’on peut envisager ce rapprochement dans l’emploi courant du mot « condensation ». Cependant, ce n’est pas tout à fait la condensation au sens où l’entend Freud. Ce n’est pas la surdétermination qui noue plusieurs éléments en un rêve avec un sens surabondant à démêler. On peut remarquer à ce sujet que Lacan utilise le même terme de « condensation » à propos du mot-valise « famillionnaire » de Heine (cf supra : symbolisme phonétique). La note du traducteur N. Ruwet semble indiquer que Jakobson, questionné à ce sujet, aurait éprouvé le besoin de se justifier au moment où Lacan était en pleine gloire, justifiant la divergence par l’imprécision de Freud au sujet de la condensation. Et il est vrai que ce problème dépend de l’acception du mot condensation : on peut considérer le mot-valise comme une condensation de deux mots en même temps qu’un déplacement de contiguïté, ce qui est assez proche de la fusion ; on peut envisager la métaphore comme le déplacement d’un rapport entre deux objets, avec déplacement de cette relation, mais si les deux rapports se superposent dans l’esprit, on a l’effet d’une condensation, si bien qu’on peut avoir l’impression d’une fusion. Quant à la métonymie, elle opère un déplacement de contiguîté qui est assez proche de l’ellipse et ressemble souvent à un prélèvement d’un élément (le contenu ou la matière, par exemple), ce qui n’a rien à voir avec la condensation. Mais quand il s’agit de la métonymie particulière appelée synecdoque, qui prélève la partie pour le tout ou inversement, on peut effectivement avoir l’impression d’une condensation.
Jakobson considère, à juste titre nous semble-t-il, que le symbole englobe les deux procédés : « La compétition entre les deux procédés, métonymique et métaphorique, est manifeste dans tout processus symbolique, qu’il soit intrasubjectif ou social. ». A propos des rêves, « la question décisive est de savoir si les symboles et les séquences temporelles utilisés sont fondés sur la contiguïté (« déplacement » métonymique et « condensation » synechdochique freudiens) ou sur la similarité (« identification » et « symbolisme » freudiens). » (ibidem p. 65-66).

La métaphore courante « Je vois ce que tu veux dire » équivaut à « J’entends ce que tu veux dire ». J-J Franckel (1990, p. 65) montre que dans cette dernière expression, « l’on a affaire à un fonctionnement du type comprendere, puisque l’entendu correspond à un dit et non à un dire » et qu’il y a « confrontation » ou « discordance » entre « le dit en tant qu’il correspond au vouloir dire » du locuteur et « le dit en tant qu’il est perçu » par le destinataire. Il y a là ajustement entre perception et interprétation, avec un déplacement du sens du verbe « entendre » de la perception à la représentation mentale. On néglige alors le domaine de la perception initiale : qu’il s’agisse d’une perception auditive ou visuelle, ce qui importe est l’interprétation herméneutique qui en découle. Or la recherche de sens est notre pratique incessante à partir des sensations. C’est ce qui semble le fondement de l’équivalence entre les deux métaphores, avec déplacement d’un sens à l’autre qui se superpose au déplacement entre sensation et représentation. Ce qui s’exprime dans la double métaphore, c’est l’intervention du sujet dans l’interprétation du sens, ce qui permet à la fois la communication et l’activité cérébrale.
Le point de vue de Proust sur la métaphore est particulièrement intéressant. Jean Milly (1991, p. 87) le commente en ces termes : « L’écrivain pratique constamment la double vision, par lequel il superpose à une sensation ou une impression une autre sensation ou impression, surgie de la mémoire ou de l’imagination. Une expression revient volontiers chez lui dans ces cas-là : « voir avec les yeux de l’esprit ». » Il ne s’agit plus seulement de passer d’une sensation à son interprétation mentale, mais de relier deux représentations mentales correspondant à deux sensations ou impressions différentes ou inversement d’associer deux sensations pour en interpréter l’effet sur l’être : c’est assez proche de la synesthésie de tous les sens que Baudelaire situait au fondement de la créativité poétique. La fusion des sens les rend interchangeables du point de vue linguistique, avec les hyppallages qui peuvent en résulter, et ils entrent en synergie dans la création verbale.
Milly cite Proust au sujet de la métaphore : « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. ». Il est remarquable que le même terme d’ « anneau » d’une chaîne caractérise les propos saussuriens au sujet de la chaîne parlée et les propos lacaniens au sujet du signifiant. Le fonctionnement de la métaphore irait-il de pair avec celui du langage ? Et les métaphores les plus efficaces dans leur impact sur l’Inconscient du lecteur seraient-elles fondées sur le signifiant lacanien, resté en trace mnésique dans notre Inconscient et assez mobile pour surgir dans les associations mentales ?
Quoi qu’il en soit, l’ « essence commune », issue des impressions du sujet, établie par lui, qualitativement subjective, permet de « soustraire aux contingences du temps » non seulement les deux objets mais surtout l’être du sujet, projeté en eux puis éternisé par sa création verbale. Il s’agit d’échapper au temps qui mène inéluctablement à la mort et l’auteur de A la recherche du temps perdu doit peut-être toute sa virtuosité à la volonté d’échapper au néant pour s’assurer dans le domaine littéraire une essence existentielle éternelle. La citation de Proust s’achève d’ailleurs sur ces mots : « tant qu’il n’y a pas eu cela, il n’ y a rien ». En d’autres termes, on passe du néant à l’existence par l’intermédiaire du verbe créateur, apte à fixer à jamais les liens établis par l’esprit, apte aussi à favoriser ces liens puisque la métaphore est « une alliance de mots », selon la définition que Proust donne du style dans une page des Cahiers, citée plus longuement ci-après. Remarquons au passage que la recherche de fusion sous-jacente à la recherche de lien dans l’établissement du rapport métaphorique (ou scientifique) va de pair avec la séparation qui lui est nécessaire pour prendre vie dans la reconnaissance d’autrui : la publication de la découverte stylistique ou scientifique. Par ailleurs, la perspective de mort fournit l’angoisse motrice qui propulse vers les activités civilisatrices. Ecrivains et scientifiques déploieraient-ils cette énergie herméneutique s’ils n’étaient mortels ? Quand la pulsion de mort ne vient pas œuvrer en adjuvant de la pulsion de vie, comme dans la négation, elle semble déployer son spectre effrayant pour stimuler la pulsion de vie, Eros sublimable, ce qui est une autre forme d’alliance entre la vie et la mort, alliance des contraires énergisante par cet antagonisme dont le choc salvateur propulse la vie et la création.
On envisage souvent la métaphore comme une image visuelle, mais son fondement est auditif car elle est fondée sur le signifiant, ce signifiant qui s’infiltre et s’imbrique dans toute création verbale, notamment dans la création métaphorique. Milly cite une page inédite des Cahiers qui montre comment le style fait advenir à l’existence par « alliance de mots » :
« Comme la réalité artistique est un rapport, une loi réunissant des faits différents (par exemple des sensations différentes que la synthèse de l’impression pénètre) la réalité n’est posée que quand il y a eu style c’est-à-dire alliance de mots. C’est pourquoi il n’ y a pas de sens à dire que le style aide à la durée des œuvres d’art etc, l’œuvre d’art ne commence à exister qu’au style. Jusqu’alors il n’y a qu’un écoulement sans fin de sensations séparées qui ne s’arrêtent pas de fuir. Il prend celles dont la synthèse fait un rapport, les bat ensemble sur l’enclume et sort du four un objet où les deux choses sont attachées. Peut-être l’objet sera fragile, peut-être il est sans valeur [sic], peut-être sera-t-il bientôt hors du monde. Mais avant il n’y avait pas d’objet, rien. »
C’est donc à ses yeux la littérature qui crée la réalité et l’écrivain. Hors d’elle tout est néant. Seule la créativité procure l’existence. Proust utilise en toute modestie un exemple de métaphore issue de son œuvre : « Pour prendre un exemple dans un style précisément sans valeur, dans la préface de Sésame et les lys, je parle de certains gâteaux du dimanche, je parle de « leur odeur oisive et sucrée » . J’aurais pu décrire la boutique, les persiennes fermées, la bonne odeur des gâteaux, leur bon goût, il n’y avait pas de style, par conséquent aucun rapport tenant ensemble comme un fer à cheval [illisible] des sensations diverses pour les immobiliser, il n’y avait rien. En disant oisive et sucrée j’établis au-dessus de cet écoulement un rapport qui les assemble, les tient ensemble, les immobilise. Il y a réalité il y a style. Pauvre style, pauvre impression, mais enfin pour quelques mois, style. De même par exemple quand décrivant un tableau de Turner représentant un [illisible], pour parler de l’importance de l’effet de lumière, je dis que le mouvement y apparaît aussi « momentané ». Il y a réalité et style. »
La synesthésie de tous les sens, chère à Baudelaire, consciente et mise en mots dans un déplacement des adjectifs (« odeur oisive et sucrée ») en hyppallage pour représenter la fusion originelle des perceptions avec leur impression de bien-être : au cours d’une journée dominicale de détente oisive, une sensation olfactive agréable laisse anticiper la jouissance du bon goût sucré de pâtisseries savoureuses. L’accumulation des plaisirs se fonde en une réminiscence d’état d’âme. En quelque sorte, c’est l’être même du narrateur qui est représenté, ses « quelques mois » fuyant vers le néant sont réunis et vivifiés dans la jouissance et immobilisés par l’écriture qui le stabilise et l’éternise. Le sens de « mois » en tant que durée calendaire semble improbable dans le contexte, il s’agit probablement du moi éclaté en fragments, qu’il importe de souder, que cette expression soit consciente ou non. D’ailleurs l’atténuation de la censure dans l’écriture de Cahiers non destinés tels quels à la publication rend d’autant plus plausible le surgissement incontrôlé de vérités profondes. La redondance à peu de lignes d’intervalle de l’équivalence « Il y a réalité il y a style » et « Il y a réalité et style » accentue l’association de l’écriture à la vie et même à la seule réalité possible : l’originalité du style recèle la particularité de pouvoir seule garantir l’unicité de l’être.
L’immobilisation des sensations « tenant comme un fer à cheval » ainsi décrite tend à chosifier les morceaux du moi projeté dans les objets. Ce processus est étroitement lié au comportement du narrateur de A la Recherche du temps perdu qui chosifie les êtres par son voyeurisme : Melle Vinteuil, Charlus et Jupien (Sodome et Gomorrhe I, p. 6-9) ressemblent à des monstres disséqués, à des objets d’étude et de sidération, par l’opération de son regard. Serait-ce que le narrateur se projette en eux comme des objets partiels à réintégrer ? La même volonté d’appropriation apparaît dans La Prisonnière, où la chosification enchaînante de l’être aimé lui semble aussi vitale que l’air : le narrateur s’est projeté en Albertine au point de ne pouvoir respirer que si elle ne respire plus. La même conjuration du néant semble à l’oeuvre dans la conception du style et de la relation amoureuse.
Enfin, le mouvement « momentané » évoqué à propos du tableau de Turner détache l’éphémérité, épinglée en une invention verbale, qui est à la fois une originalité stylistique et la source de l’originalité stylistique. Il s’agit d’éterniser ce mouvement momentané dans une belle figure verbale pour lutter contre l’éphémérité de soi. Le mouvement « momentané » suggère l’unicité par son éphémérité : l’inverse serait un mouvement uniforme ou répétitif. La juxtaposition de « mouvement » et « momentané » rapproche l’espace et le temps puisque le substantif se déploie dans l’espace et l’adjectif s’applique au domaine temporel. En même temps il y a rapprochement de la peinture et de l’écriture dont les champs artistiques sont respectivement spatial et temporel : l’une se développe sur la toile, l’autre s’accomplit dans la successivité de la chaîne parlée du discours temporel. Il semble que Proust lise dans l’œuvre de Turner une fixation du fugitif qui serait commune aux deux arts, et peut-être à l’art en général, et qu’en même temps il fixe l’interprétation de l’espace-temps comme la seule réalité véritable, utopique et atemporelle.
Selon Jean Mouton (op. cit. p.67), Proust voyait dans la métaphore une véritable « métamorphose » (JF II p98) et c’est à juste titre qu’il donnait le nom de « métaphores » à certaines marines d’Elstir qui confondaient la mer et le ciel. Voilà un déplacement créateur qui assure la fusion. Fusion et séparation peuvent coopérer dans le domaine esthétique.

Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles, définit les « expressions heureuses » comme « celles qui sont propres à un sens, au toucher par exemple, et qui sont métaphoriques en même temps pour un autre sens, comme aux yeux ; d’où il résulte une double lumière pour celui à qui l’on parle, la lumière vraie et directe de l’expression, et la lumière réfléchie de la métaphore. » (1749 ; 2000 p. 53). L’appel à plusieurs sens opère une sorte de répercussion d’ordre corporel qui s’accompagne d’une « lumière réfléchie » trouvant un adjuvant dans les sonorités : dans les allitérations, les assonances et dans les anagrammes qui sont « la diffraction de la substance sonore et en principe syllabique d’un nom » . Les figures de style et les effets de sonorité concourent à des phénomènes d’écho. Les rebonds se conjuguent par exemple dans ce passage de Barbey d’Aurevilly (in L’Ensorcelée p. 653 & 656) : « C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle de ces langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d'une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait comment s’y prendre pour les filtrer. (…) Barbe s’arrêta sur le chemin, et regardant Nônon comme une vieille chatte qui regarde une jatte de crème :
« Vous êtes donc instruite ? fit-elle avec une papelardise ineffable. » »
La métaphore associant les commères cancanières à des chattes rebondit comme leurs propos sous forme différente dans la comparaison au sein de laquelle la récurrence sonore /at/ de chatte et jatte accentue le phénomène d’écho.

Une figure de style, si fréquente qu’elle en passerait presque inaperçue, est la répétition. Il convient de ne pas en abuser ni de la pratiquer par maladresse, mais elle constitue en littérature un point d’ancrage très important qui trouve son paroxysme dans l’anaphore (répétition en début de vers ou de phrase). Proust l’utilise abondamment, surtout dans ses passages poétiques, et Kundera s’intéressait de près aux traductions des œuvres qu’il aimait parce qu’il craignait qu’on les falsifie en supprimant les répétitions (1993, p. 134-138). Elles peuvent en effet jouer le rôle d’une ossature sonore, participer au rythme et renouveler le sens.

A plus vaste échelle, les échos transcrivent le phénomène de la parole, et plus particulièrement de l’écriture littéraire, qui consiste en une projection de soi : de sa pensée, de sa sensibilité, de son Inconscient, de son être même. La langue elle-même constitue une sorte de réservoir disponible à l’utilisation de ces jeux d’écho, offrant une grande variété de champs utilisables conjointement et simultanément sur la chaîne parlée, comme une strate feuilletée (pour reprendre une conception de Levi-Strauss relative au mythe) qui masque sa diversité mais exhibe sa splendeur en littérature.

Conclusion

L’énantiosémie ne se limite pas au domaine lexical : elle réside au cœur de tous les champs linguistiques. Elle caractérise la langue et s’avère nécessaire à son fonctionnement. La valeur linguistique elle-même est sous-tendue par une alliance des contraires qu’on pourrait rapprocher de la fusion vs séparation : « même en dehors de la langue, toutes les valeurs semblent régies par ce principe paradoxal. Elles sont toujours constituées :
1° par une chose dissemblable susceptible d’être échangée contre celle dont la valeur est à déterminer ;
2° par des choses similaires qu’on peut comparer avec celle dont la valeur est en cause.
Ces deux facteurs sont nécessaires pour l’existence d’une valeur. » (Saussure, 1916 ; 1971, p. 159)
La langue fonctionne à partir de couples d’opposés, qui s’appuient nécessairement sur des points communs. La linguistique structurale de Broendal et Hjelmslev s’appuie sur la structure qui est une mise en relation de rapports, qui sont essentiellement d’opposition. Il en est de même dans la vie psychique, que Freud considère comme « un champ de batailles et une arène où luttent des tendances opposées ou, pour parler un langage moins dynamique, elle se compose de contradictions et de couples d’opposés. ». Et c’est une évidence en poésie, comme l’écrit René Char :
« Héraclite met l’accent sur l’exaltante alliance des contraires. Il voit en premier lieu en eux la condition parfaite et le moteur indispensable à produire l’harmonie. En poésie il est advenu qu’au moment de la fusion de ces contraires surgissait un impact sans origine définie dont l’action dissolvante et solitaire provoquait le glissement des abîmes qui portent de façon si antiphysique le poème. Il appartient au poète de couper court à ce danger en faisant intervenir, soit un élément traditionnel à raison éprouvée, soit le feu d’une démiurgie si miraculeuse qu’elle annule le trajet de cause à effet. Le poète peut alors voir les contraires –ces mirages ponctuels et tumultueux- aboutir, leur lignée immanente se personnifier, poésie et vérité, comme nous savons, étant synonymes. » (Char, 1945 ; 1962 p.69, Section XVII de « Partage formel » in Seuls demeurent )
Nous avons vu que l’énantiosémie caractérise tous les domaines de la langue. Elle semble caractériser aussi la mémoire, qui est utilement freinée par l’oubli, lequel joue le rôle de la pulsion de mort imbriquée dans la pulsion de vie : l’hypermnésie est pénible. La mémoire se développe en même temps que l’apprentissage de la langue, joue le même rôle de représentation de l’absent et se révèle tout aussi constitutive de l’être. Paul Ricoeur parle d’ « enchevêtrement entre le vécu préverbal (…) et le travail de langage qui met inéluctablement la phénoménologie sur le chemin de l’interprétation, donc de l’herméneutique » (2000, p. 29). Langage et mémoire sont tous deux étroitement liés à la pensée et l’imaginaire : l’on ne peut établir des relations qu’entre des faits connus ou des représentations assimilées, et l’on ne peut imaginer qu’en fonction d’éléments retenus (entendus, vécus, ou rêvés pendant le sommeil).
L’énantiosémie issue de l’ambivalence psychique caractérise notre système verbal. Elle laisse des traces dans notre lexique et tend à s’y réintroduire, elle est à l’œuvre dans l’emploi de certaines prépositions, conjonctions et de certains temps verbaux, elle conditionne l’emploi de la négation et sous-tend le système phonologique, elle est sous-jacente au rythme omniprésent et à l’emploi des figures de style. Elle permet le développement de la pensée et nourrit l’imaginaire, comme nous allons le voir.

II 2. Pensée

Le lien entre langue et pensée ne fait aucun doute, puisque la construction mentale de la pensée se fait à l’aide de la langue. Cette relation est précisée par Gustave Guillaume : la pensée nécessite l’intuition, « liée à l’instinct de conservation » et à la lucidité, et la structure de la langue équivaut à un « miroir de l’intuition » (1929-1955 ; 1973, p. 45). Ce miroir est « le lieu des notions avec lesquelles nous pensons » parce que « les grandes lois de la représentation ont joué dans la langue d’abord » (p. 246). Le foisonnement de la pensée, ou « turbulence mentale », doit être freinée pour permettre à la pensée de se fixer sur un objet précis à creuser. Après avoir éliminé les sources de pensées extérieures au problème, il convient de réguler la cogitation ; et le langage joue le rôle de « réducteur de la turbulence mentale » (ibidem, p. 241). Dans ce domaine comme ailleurs, les pulsions de vie et de mort se combinent de manière à permettre l’efficacité : l’instinct de vie avec son énergie suscite une multitude d’idées que la pulsion de mort vient heureusement réduire, par l’intermédiaire de la langue, pour rendre chaque idée exprimable et fertile.
La pensée est le plus souvent liée au langage, bien qu’il existe une pensée sans langage (Anzieu, 2003, p. 21) : F. Lhermitte (1976) montre qu’il existe des systèmes anatomo-fonctionnels innés qui permettent l’acquisition du langage, mais aussi des systèmes de portée plus générale qui permettent le développement des activités cognitives. Ces systèmes sont indépendants, même s’ils sont susceptibles d’influences réciproques. L’aphasie par lésion de l’hémisphère gauche ne diminue pas nécessairement l’intelligence générale : certains mathématiciens, physiciens, chimistes, compositeurs, peintres, ainsi atteints, ont manifesté qu’ils la conservaient.
« On ne pense que contre, selon un aphorisme lacanien, sinon on patauge dans le marécage des idées reçues. » (Haddad, 2007, p.55). La pensée fonctionne par oppositions dans une dynamique des contraires qui tient de l’énantiosémie. C’est ce que nous allons tenter de montrer d’abord dans le domaine de l’apprentissage de la pensée, puis dans celui de la philosophie. Nous envisagerons enfin quelques points de vue psychanalytiques sur la démarche de la pensée (notamment Hermann, Lavie, Haddad).

a) l’apprentissage de la pensée

Nous avons vu à propos de la syntaxe que la négation est à la base de la pensée autonome selon Freud, Spitz et Culioli. Nous allons envisager le fonctionnement de l’apprentissage de la pensée en utilisant les points de vue de Spitz, Wallon, Piaget et Gibello sur la question.

Spitz (1887-1974)

René Spitz, psychiatre et psychanalyste d’origine hongroise, considère que « l’abstraction ne s’acquiert pas à travers une identification à l’adulte, quoique le signe de tête « non » soit acquis de la sorte. L’abstraction n’est jamais le résultat d’une identification mais l’accomplissement autonome de l’activité synthétique du moi. » (1957 ; 1962 p. 45). Il cite David Rapaport pour lequel l’abstraction est un mécanisme de défense et Inhelder qui décrit l’abstraction chez l’enfant comme une faculté à se représenter et schématiser les expériences à l’aide de symboles et de signes détachés des données réelles (par exemple la représentation spatiale à partir des mouvements du corps dans l’espace).
L’interdiction parentale favorise l’utilisation des symboles parce qu’elle engendre une frustration qui inhibe la décharge d’une tension, laquelle cherche une issue dans une autre « voie de décharge » selon l’explication de Freud dans son Projet pour une psychologie scientifique de 1895 (cité par Spitz, op. cit. p. 45). Spitz souligne dans une note en bas de page que « ce sont des motivations affectives et non des raisons cognitives qui sont responsables de la distinction entre éléments essentiels et non essentiels ». (L’enfant cherche l’amour de la mère bien plus que la récompense proposée.) Ce qui est vrai du jugement et du choix chez l’enfant au moment où il acquiert l’abstraction se confirme chez l’adulte d’après les recherches actuelles : l’être humain opère ses choix à partir de ses émotions et non de la logique. Par exemple, si on lui propose de jouer de l’argent à un taux d’intérêt qu’il considère comme trop faible et injuste, il refuse de placer de l’argent pour punir l’autre et préfère ne rien gagner du tout alors qu’il est sûr de ne pas perdre. Il ne voit donc pas son propre intérêt et renonce à la stratégie logique, à moins qu’il ne s’agisse d’un retrait d’investissement qui se manifeste par le rejet du jeu. Quoi qu’il en soit, les émotions sont à la base du jugement, y compris chez l’adulte (Damasio, 2001).
L’abstraction et la communication sont des « fonction[s] de détour » (Spitz, op. cit. p. 51). L’acquisition du signe de tête négatif correspond à une conquête intellectuelle importante liée à la fonction de jugement (ibidem p. 65). Spitz montre (p. 66) que dans son article de 1925 sur la « négation » (le mot allemand Verneinung peut désigner la « négation » au sens grammatical ou logique ou bien la « dénégation », procédé qui consiste pour le sujet à formuler ses désirs, pensées ou sentimets tout en niant qu’ils lui appartiennent et c’est cette seconde traduction que choisissent Laplanche et Pontalis (1967 ; 2003 p. 112-113) pour l’article de Freud), Freud esquisse le rôle du « symbole de la négation » dans la communication : ce symbole rend possible l’acquisition de la fonction du jugement, en donnant à la pensée « un premier degré d’indépendance à l’égard du résultat du refoulement et, en même temps, de la domination du principe de plaisir. »
Le « non » étant à la fois une défense et une attaque, il semble que l’agressivité fonde la communication et l’abstraction. La première relation de l’enfant qui tète avec sa mère s’effectue d’ailleurs sur le mode cannibale (manger/ être mangé), si baignée d’amour que puisse être cette relation.
Quoi qu’il en soit, ce qui ressort des observations de Spitz et de sa lecture du texte freudien, c’est que « la conquête de la faculté de jugement représente une étape décisive dans le développement du processus de la pensée, aussi bien du point de vue de l’économie psychique que de celui de structure psychique. Un jugement négatif est le substitut intellectuel du refoulement. » (ibidem p. 67). Spitz précise dans une note en bas de page que certains psychanalystes ont émis certaines réserves au sujet de la formulation freudienne de la négation comme substitut du refoulement. Selon Spitz, qui cherche à défendre les propos de Freud, le refoulement du nourrisson serait différent de celui de l’adulte après développement complet de sa structure psychique : il serait plus proche d’un retrait d’investissement. Spitz conclut que le jugement négatif est plus efficace que le refoulement pour atteindre le but de la pulsion et qu’il représente « un renforcement extraordinaire de la structure du moi, dont il est, et deviendra de plus en plus, une des fonctions essentielles. » (ibidem p. 68).
Nous voyons donc s’esquisser un début d’abstraction avec l’apparition de la négation, dont nous avons vu précédemment qu’elle reposait sur l’ambivalence. Nous allons maintenant explorer les théories du psycho-pédagogue Henri Wallon à propos de la formation de la pensée.

Wallon (1879-1962)

Henri Wallon est un philosophe, neuro-psychiatre et psycho-pédagogue connu pour le plan Langevin-Wallon d’une réforme de l’enseignement. Il a contribué à faire connaître la psychanalyse en France et observé dans l’évolution de l’enfant le stade du miroir, repris par Lacan. Et il a introduit la possibilité de régression provisoire au sein des stades d’évolution décrits par Piaget.
Wallon définit la connaissance comme « un effort pour résoudre des contradictions », qui caractérisent « les premiers balbutiements intellectuels de l’enfant » et les « étapes qu’a dû parcourir l’intelligence humaine à la recherche de son objet. » (1942 ; 1970 p. 7-8). Le premier antagonisme que détecte Wallon est un conflit entre la pensée de l’enfant et son environnement. L’adaptation au monde nécessite une forme d’intelligence pratique dont fait preuve aussi le chimpanzé ; mais il arrive un moment où l’enfant régresse et fait provisoirement moins bien que le chimpanzé avant de faire beaucoup mieux : le début de la conceptualisation le fige par rapport aux objets et à l’espace (ibidem p. 72). C’est au moment où il apprend à parler que l’enfant adopte un comportement différent. « L’action de l’homme est en effet ponctuée de consignes verbales ou mentales qui règlent à tout instant la succession de ses phases et de ses moyens. Devenues le plus souvent intimes, elliptiques, implicites chez l’adulte, elles s’extériorisent encore chez l’enfant sous les espèces de la « formulation verbale ». » (ibidem p. 64).
Si l’on compare le comportement de l’enfant qui apprend à parler à celui de l’aphasique qui perd son langage, on observe la même régression du comportement dans l’espace, comme si en perdant la langue on perdait la représentation mentale de l’espace. L’enfant acquiert cette représentation mentale avec le langage et arrive à suivre les déplacements réguliers d’un objet quand il maîtrise le langage alors qu’il ne pourrait énoncer les déplacements successifs de l’objet (ibidem p. 65-66). Tout cela tend à prouver que l’origine des concepts n’est pas la même que celle des schèmes sensori-moteurs (ibidem p. 72). Cela montre aussi qu’en même temps que l’utilisation symbolique du langage, un ordre spatial abstrait se superpose à la succession spatio-temporelle empirique.
D’autre part l’enfant, qui a besoin de son entourage pour subsister et pour apprendre à parler, a besoin d’un retrait de sociabilité pour évoluer intellectuellement. C’est d’ailleurs le cas de l’adulte qui pense, car si les communications entre chercheurs peuvent s’avérer enrichissantes et stimulantes, c’est bien dans la solitude que chacun est susceptible de découvrir quelque chose de nouveau. L’écart de sociabilité de l’enfant au moment de la conceptualisation s’explique par le fait que dans « l’intelligence pratique », « intelligence et choses fusionnent », alors que « l’intelligence proprement dite » opère sur des « représentations » et des « symboles » (ibidem p. 85). L’enfant passe alors de la fusion à la séparation aussi bien avec son entourage qu’avec les objets concrets. C’est en se détachant du monde réel qu’il peut se le représenter. L’intelligence pratique se limite aux circonstances présentes et l’enfant s’en détache quand il commence à imiter les gestes des adultes sans instrument ou au moyen d’objets symboliques, tel que le bâton qui sert de cheval entre ses jambes. Du point de vue psychanalytique, le bâton représente évidemment le phallus, et le jeu de l’enfant va lui assurer une impression de puissance qu’il va effectivement acquérir par le développement de la pensée.
La pensée s’impose d’abord par le geste et la parole. Au début de la conceptualisation, l’enfant pratique l’imitation, qui « s’inscrit entre deux termes contraires : fusion, aliénation de soi dans la chose ou « participation » à l’objet, et dédoublement de l’acte à exécuter d’avec le modèle. » (ibidem, p. 120). Paradoxalement, l’imitation aide au détachement et à l’altérité. L’expérience gestuelle et corporelle l’aide en effet à se représenter l’action, la sienne et celle d’autrui. L’imitation « devance la représentation » en ajustant des gestes à un prototype né d’impressions multiples, que l’acte révèle, confirme ou rectifie, en menant vers la représentation (ibidem p. 125). L’enfant imite la personne aimée, d’abord en sa présence puis de manière différée ; il prend conscience de lui-même à travers autrui et finit par opposer son propre moi à son entourage (ibidem p. 129). Ce n’est qu’à trois ans, au moment de la crise de la personnalité, souvent appelée « crise du non », qu’il fait des gestes indiquant une ressemblance, par exemple gonfler les joues pour imiter une orange ou imiter de la main le mouvement vertical des chevaux de bois (ibidem p. 132). On peut remarquer à ce sujet que l’imitation par le geste respecte le rythme du mouvement observé, qu’il s’agisse du mouvement vertical régulier d’un manège ou de gestes d’animaux ou d’adultes, dont les accélérations et ralentissements sont si bien mimés qu'on peut se demander si ce n'est pas la perception du rythme qui sous-tend l’aptitude à l’imitation. De même l’apprentissage du langage, qui se développe dans la durée de la chaîne parlée, s’appuie sur la perception du rythme. Et c’est bien d’abord ce rythme perçu et reproduit de la phrase mélodique qui permet l’accès au langage. Le langage de l’enfant commence par des substantifs isolés, des mots-phrases très courts. Comme l’écrit Wallon, « [s]a parole devra nécessairement se détailler dans le temps, alors que la chose à exprimer répond à un trait momentané de sa conscience. La distribution dans le temps de ce qui se présente d’abord comme simple intuition momentanée de la conscience est sans doute l’opération la plus critique du langage et de la pensée discursive. » (ibidem p. 165). Or la première distribution dans le temps que l’enfant perçoit est celle du rythme, et ce dès la vie utérine. Les phrases de l’enfant restent longtemps des propositions indépendantes juxtaposées, qu’il pourra articuler entre elles par coordination et subordination en surmontant un autre niveau d’organisation dans le temps, celle-ci constituant l’ossature de la parole et de la pensée. C’est d’ailleurs la définition du rythme que donne Meschonnic : « une organisation du mouvement de la parole » (2008 p. 36). Et le point de départ de son immense travail sur le rythme est le rythme biblique, « système de disjonctions et de jonctions » qui s’appuie sur le système verbal hébraïque. Cela met en évidence le lien entre rythme et syntaxe, or la syntaxe est étroitement liée à l’organisation de la pensée. Il y a « interaction » entre langue et pensée (ibidem p. 95).
L’organisation dans le temps est intrinsèquement liée à l’organisation dans l’espace, qui permet de se différencier par rapport aux objets du monde et de se situer. D’ailleurs quand les aphasiques perdent le langage, ils perdent en même temps leur capacité à situer des objets dans l’espace. La perception de l’espace et de soi dans l’espace se fait grâce aux mouvements. Le tonus musculaire est comme un fourmillement d’énergie qui s’oriente vers un geste particulier, de même que le tourbillon intellectuel nécessite la concentration sur une idée précise, en partie grâce au langage comme l’a expliqué Guillaume. La concentration musculaire sur le geste prépare certainement les possibilités de concentration intellectuelle. C’est aussi grâce aux mouvements que l’enfant va pouvoir procéder à l’imitation, nécessaire à son développement.
D’abord liée aux impressions immédiates, l’imitation est le prélude à la représentation parce qu’elle nécessite, pour être différée, une période d’incubation où les diverses impressions se mettent en forme selon une réduction à une résultante unique. De même toute pensée va prendre figure et unicité à partir d’une diversité amorphe d’expériences, que la conscience puisse saisir à l’instant où elle se la représente (Wallon, 1942 ; 1970 p. 133-134). En même temps qu’une préparation à la représentation, l’imitation en est l’antagoniste, car elle s’effectue dans le domaine du mouvement corporel alors que la représentation va s’opérer de manière statique et dans l’ordre du symbolique. Cependant, pour imiter il faut fractionner les gestes en gardant l’image de leur ensemble global, confronter le modèle à la réalisation, donc procéder à une transposition mentale qui contrôle l’intégration du détail au tout et la fidélité de l’exécution à l’exemple donné. C’est donc un travail de comparaison et par conséquent de dédoublement (ibidem p. 136). Quand l’activité modifie le sujet lui-même, « la conversion qui s’opère est celle de l’activité immédiatement utilitaire vers l’activité spéculaire » (ibidem p. 126). L’enfant peut alors établir à partir de ses perceptions des relations élémentaires comme la simultanéité ou la succession dans le domaine temporel, puis des corrélations, c’est-à-dire des relations entre relations, par exemple entre lieu et temps (ibidem p. 10). La représentation mentale des choses absentes permet d’établir entre elles d’autres relations que celles de l’expérience : il devient possible d’évoquer le passé ou l’avenir et d’imaginer des combinaisons hypothétiques (ibidem p. 151).
Le passage de ce qui est vécu concrètement à sa représentation mentale s’effectue par intégration d’impressions jusqu’à former des images distinctes et combinables, si bien que chaque représentation n’est délimitée que par ses rapports avec l’ensemble des autres représentations et « ne se développe que par comparaison et opposition » (ibidem p. 137). Cette conception de la représentation mentale est très proche de la définition saussurienne de la valeur linguistique.
L’intelligence a longtemps été définie comme une capacité d’adaptation aux situations nouvelles, notamment par Claparède et W. Stern (ibidem p. 9). Wallon est tout à fait étranger aux considérations qui suivent. S’adapter aux situations nouvelles, c’est d’une certaine manière s’adapter à son milieu, même quand il change. La capacité d’adaptation fait certainement partie de l’intelligence, mais elle n’est pas toute l’intelligence, car celle-ci requiert pour son épanouissement la capacité inverse de se détacher du milieu pour conceptualiser, de se séparer des besoins élémentaires de nourriture et sommeil pour faire preuve de curiosité, et même de prendre du recul par rapport à une stratégie utilitaire pour chercher le jeu gratuit, non utilitaire, qui va mener la pensée d’autant plus loin qu’il est accompli avec plaisir. Bien évidemment, l’idéal pour un développement conceptuel réussi sans marginalité excessive nécessite à la fois un minimum d’adaptation au milieu et la capacité à s’en abstraire. Nous voyons là deux mouvements antagonistes à utiliser conjointement sous peine de limiter ses facultés intellectuelles ou de les développer en inadéquation avec la société. Le domaine de la pensée exerce donc une alliance des contraires comme le principe énantiosémique de la langue.
L’énantiosémie que Wallon décèle dans le domaine de la pensée, c’est la pensée par couples de contraires : « Ce qu’il est possible de constater à l’origine c’est l’existence d’éléments couplés. L’élément de pensée est cette structure binaire, non les éléments qui la constituent… En règle générale, toute expression, toute notion est intimement unie à son contraire, de telle sorte qu’elle ne peut être pensée sans lui… C’est par son contraire qu’une pensée se définit d’abord et le plus facilement. La liaison devient comme automatique entre oui-non, blanc-noir, père-mère ». Robert Blanché commente ce passage en ces termes : « Henri Wallon a montré comment, chez l’enfant, la conceptualisation se faisait par couplage de contraires, le couplage étant antérieur aux éléments qui le composent. » (1966 ; 1969 p. 15). Cela rappelle les observations de Carl Abel à propos des sens opposés des mots primitifs et celles de Victor Henry à propos des antinomies linguistiques. La pensée procède donc comme la langue par énantiosémie.
L’enfant perçoit d’abord des contrastes avant d’établir des ressemblances et des différences, de pouvoir décomposer et recomposer un objet. Il perçoit d’abord l’opposition entre biberon vide et biberon plein avant de percevoir le même objet-biberon sous des formes variables (vide ou plein). D’après Wallon (1942 ; 1970 p. 176-177), la distinction du même et de l’autre semble prendre sa source dans l’opposition spatiale d’ici et ailleurs. C’est une étape importante pour lui de chercher un objet caché à sa vue au lieu de le croire disparu : c’est qu’il se représente la permanence de son identité « malgré ses alternatives de variabilité ou d’inexistence perceptive ».
Pour Wallon, le couple d’opposés est « la molécule initiale de la pensée ». Ce couple est dynamisé par une tension interne entre ses deux pôles, qui se confrontent dans une sorte d’indistinction, avec « l’ambivalence entre le contraste et l’identique ». Et les couples entrent en interaction jusqu’à leur dislocation, laissant place à un terme intermédiaire, ce qui produit une structure orientée de « série ».
Jalley rapporte d’autres structures binaires observées par Wallon, outre la pensée par couples d’opposés, notamment dans les relations entre jeunes enfants : « parade-contemplation, rivalité, despotisme-soumission. De même, vers neuf mois, la jalousie et, vers quatorze mois, la sympathie, contribuent à une différenciation progressive du couple de l’ego et de l’alter ego. A l’époque où débute la pensée par couples, après deux ans, apparaissent les monologues dialogués, où l’enfant se parle à lui-même à deux voix, et les jeux d’alternance, où s’effectue, entre deux partenaires, l’échange des rôles, selon les deux pôles actif et passif de la situation . » On reconnaît là les deux pôles essentiels de l’activité et la passivité mis en évidence par Freud. L’ambivalence psychique s’exprime dans l’énantiosémie de la langue et de la pensée, et se répercute même sur le comportement social d’abord sous forme de monologue dialogué, où l’échange des rôles correspond à la réversibilité, au « renversement en son contraire » ; puis le « transitivisme » décrit par Wallon va permettre un passage de la fusion avec autrui à la séparation et la différenciation, ce qui semble reproduire entre individus ce qui s’opère entre les pôles opposés de la pensée : c’est leur indistinction initiale qui permet leur différenciation ultérieure. Voici le compte rendu de Jalley :
« Tout juste avant la crise des trois ans intervient la phase des personnalités interchangeables : il arrive à l’enfant soit de confondre deux personnes en une seule, soit de disjoindre la même, y compris la sienne propre, en deux personnages distincts. La même période est marquée par le « transitivisme », qui entraîne l’enfant, du fait de la persistance d’une indivision relative entre le sujet et l’autre, à inverser, en l’attribuant à autrui, le principe de sa propre action sur celui-ci. L’ensemble de ces conduites s’établit selon une hiérarchie évolutive qui achemine le sujet d’un état de sociabilité syncrétique vers un état de sociabilité différenciée, inauguré, à trois ans environ, par l’instauration de la double identification du soi et de l’autre. Ce processus est régi par un mécanisme de « participation contrastante », de fusion-défusion, de dédoublement-refente, qui contribue à la distanciation progressive des deux pôles du lien social. L’état d’indifférenciation primitive entre ces derniers se transforme en un état final de différenciation. Dans sa relation à l’alter ego, l’ego parvient finalement, à partir d’une identification fusionnelle, symbiotique, unitive, participative, subjective, à une identification duelle, solidaire, distinctive, corrélative, objective. Par ailleurs, ce mécanisme de participation contrastante est activé par le mécanisme bipolaire de la projection et de l’introjection. »
Jalley ajoute cette information très intéressante : « Dans La Vie mentale (1938), Wallon a même essayé de généraliser ce principe des « dualismes unitaires » sous la forme d’une « loi des contraires ou de l’ambivalence ». » Si cet explorateur de l’intelligence humaine envisage l’ambivalence comme la loi fondamentale du fonctionnement de la pensée, c’est bien que celle-ci est caractérisée par l’énantiosémie comme la langue.

Piaget (1896-1980)

Jean Piaget, philosophe et psychologue suisse qui a travaillé à l’élaboration de tests d’intelligence avec Binet, s’est intéressé aussi à la formation de l’intelligence, qu’il considère comme une évolution continue de l’intelligence sensori-motrice à l’intelligence formelle, apte aux raisonnements détachés du monde sensible, via le stade de l’intelligence pré-opératoire, puis celui de l’intelligence opératoire. En désaccord sur ce point avec Wallon qui envisage des régressions possibles et provisoires, il le rejoint sur le point qui nous occupe : pour Piaget, la structure binaire des représentations qu’il appelle « fonctions constituantes » (covariations quantitatives ou dépendances orientées) est « le noyau fonctionnel de l’intelligence en marche ». Les deux grands psycho-pédagogues voient donc au fondement de l’intelligence l’ambivalence, qui est à la source de la réversibilité des opérations, de la faculté à effectuer l’opération inverse, de pratiquer le « retournement en son contaire », selon l’expression de Freud à propos du procédé le plus fréquent du rêve.
Wallon et Piaget considèrent comme essentielle dans le développement de l’intelligence et de la pensée l’acquisition de la fonction symbolique, qu’ils décrivent tous deux comme une sorte de dédoublement, et dont la première manifestation est l’imitation différée. Par ailleurs, Piaget utilise les termes de « condensation » et de « déplacement » pour expliquer la formation rudimentaire de la pensée enfantine qui va passer du syncrétisme à l’abstraction. La condensation et son corollaire, la surdétermination, expliquent l’insensibilité provisoire à la contradiction vers cinq ou six ans. Condensation et coïncidence des contraires seraient ainsi liées dans l’esprit de l’enfant, et cela de manière indispensable à la suite de son développement.
Un passage de Jalley (article précité) montre bien que la pensée s’organise à partir de l’ambivalence et ne se conçoit que sur ce mode : « D’un point de vue épistémologique, la pensée de Piaget fait intervenir de multiples couples d’opposés, de polarités : structure et genèse ; assimilation et accommodation ; orientation centripète et orientation centrifuge , caractère conservateur et caractère productif ; généralisation et différenciation ; irréversibilité et réversibilité ; centration et décentration ; fonctions figuratives et fonctions opératives ; état et transformation, quantité et qualité, réversibilité par inversion et réversibilité par réciprocité ; opérations logiques et opérations infralogiques ; implication et explication ; formel et réel ; abstraction réfléchissante et abstraction empirique ; pensée concrète et pensée formelle ; fermeture et  ouverture ; nécessaire et possible ; sujet épistémique et sujet philosophique. Piaget a rassemblé un certain nombre de ces couples dans un tableau des « catégories fondamentales », construit selon un principe d’accolades binaires (1936). »
Nous reprendrons l’opposition entre fonctions figuratives et fonctions opératives dans le point de vue contemporain de Gibello, cité par Anzieu.

Gibello

Psychanalyste et professeur des universités, Bernard Gibello a travaillé sur les représentations mentales et les dysharmonies cognitives. Son article « Fantasme, langage, nature : trois ordres de réalité » (in Anzieu, 2003, p.33 et sqq.) expose quelques éléments intéressants pour la formation de la pensée. Il reprend les travaux de Wallon et Piaget, notamment la capacité de l’enfant à représenter quelque chose par autre chose à partir du quinzième mois. Voici ce qu’il en écrit : « L’imitation différée est une conduite très caractéristique de cet âge. Il s’agit d’imitation qui se produit en l’absence du modèle. C’est par exemple le jeu du bébé qui pleure, celui du papa qui gronde, du chat qui dort, du corbeau qui croasse, etc. : dans ces jeux, l’enfant utilise son corps, ses gestes, ses vocalisations pour signifier un objet ou une scène absents. Le premier signifiant différencié ainsi utilisé est le jeu du corps de l’enfant qui permet un début de représentation. »
Wallon avait montré le rôle de l’imitation dans la formation de la pensée. Gibello voit le corps de l’enfant comme le premier signifiant utilisé, ce qui met en évidence l’implication du corps dans la fonction symbolique. Il semble que le signifiant se réduise ensuite à l’aspect vocal, dans les cas normaux.
« Le jeu symbolique commence sensiblement à la même époque. C’est probablement la plus importante des activités autonomes de l’enfant, par laquelle il assimile le réel au moi sans contrainte ni sanction. Par exemple, l’enfant gronde ou punit sévèrement son ours quand il se sent lui-même coupable ou mauvais, ou fait semblant de lui faire faire ce qu’il souhaiterait à l’instant que son père ou sa mère fasse pour lui. Il peut également explorer des situations en permutant les personnages, par exemple en demandant à un parent d’être le bébé et lui la maman. Rapidement s’élaborent aussi les jeux de papa-maman, du docteur, de la maîtresse d’école et bien d’autres. Très vite arrive la notion de « faire semblant », première prise de conscience métalinguistique de la symbolisation. »
Le fait que la fonction symbolique s’élabore d’abord par le jeu, dépourvu de contrainte, laisse supposer que les manifestations du désir y jouent pleinement et laissent dans les symboles acquis des traces qui se réactiveront dans les activités artistiques.
D’après Gibello, qui reprend les travaux psychanalytiques de Freud, Klein et Spitz, le premier organisateur de la pensée s’articule autour de l’opposition plaisir vs déplaisir, le deuxième autour de la possibilité de penser l’opposition présence vs absence, le troisième autour de la possibilité de penser le couple d’opposition en général, sous la forme de l’opération logique de négation. (op. cit. p. 54). Mais le développement de la pensée est parfois dérangé. Par exemple une élaboration défectueuse du deuxième organisateur (présence vs absence) amène le sujet à employer seulement des processus archaïques relevant du premier organisateur (plaisir vs déplaisir). C’est le cas de l’autisme, des psychoses dissociatives et des psychoses déficitaires. (ibidem p. 58).
En fait, il est bien possible que nous soyons tous mûs par le désir, même quand nous croyons penser rationnellement, et les cas pathologiques ne font probablement que caricaturer le fonctionnement normal de la pensée. Nous y reviendrons ultérieurement avec la théorie de J-C Lavie.
En ce qui concerne les travaux de Gibello, un compte rendu de Didier Anzieu (op. cit . p. 20) s’avère intéressant :
« Il rappelle que le langage permet non seulement d’évoquer des états (images, affects, sentiments, objets, etc.) mais aussi les opérations applicables à ces états (mouvements, projets, tactiques, stratégies, moyens, raisonnements, logique, etc.) pour les transformer en d’autres états. Etats et transformations, ce sont aussi les deux aspects, figuratif et opératif, de la pensée représentative, soulignés par les travaux de Piaget (1960, article « Les praxies chez l’enfant », Revue neurologique 102 ; La formation du symbole chez l’enfant, 1945 ; Genèse des structures logiques élémentaires). Ces deux aspects de la pensée représentative se retrouvent respectivement dans les deux grandes formes de langage : le langage « parlé » habituel, et le langage mathématique. »
En fait le langage verbal aussi opère des opérations en vue de transformations, aussi bien dans l’injonctif que dans l’argumentation, voire dans le simple constat « Tu es… » qui incite le destinataire à se conformer à l’énoncé. Mais la différenciation entre figurations et représentants de transformations pourrait se révéler fructueuse.
« Gibello propose, en pendant du concept freudien de « représentant de chose », la notion de « représentant de transformation » dont les développements normaux constituent la logique, le raisonnement, les stratégies, et dont les développements pathologiques réalisent les dysharmonies cognitives, la pensée paradoxale et les pièges de la double entrave (double bind). (Anzieu, op. cit. p. 20) ». Ce point de vue qui articule psychanalyse et pensée se révèle très utile dans le traitement des troubles de la pensée.

Conclusion

Si nous reprenons l’ensemble de ces apports théoriques sur la formation de la pensée chez l’enfant, nous pouvons constater que l’ambivalence psychique se répercute sur la pensée comme sur le langage, qui lui est étroitement lié, par l’énantiosémie, c’est-à-dire la coprésence de contraires. En effet, l’enfant se représente d’abord les pôles opposés ensemble, puis les différencie. A partir de représentations mentales, il imite autrui tout en s’affirmant comme différent de lui, en tant qu’auteur d’un jeu. Ce faisant, il met en œuvre la fonction symbolique, qui lui permet l’apprentissage du langage, ce qui lui facilite le développement de l’abstraction. Il établit des relations entre ses représentations mentales, sur lesquelles il opère d’abord des transformations de condensation (assimilables au symbole psychanalytique), de déplacement (assimilables à la métaphore dans le domaine linguistique) et de réversibilité (assimilables à l’antithèse et à la métathèse). Ces opérations qui caractérisent le psychisme des rêves (condensation, déplacement et renversement dans le contraire) sont à l’œuvre également dans la langue et dans la pensée, ce qui laisse supposer un lien étroit non seulement entre l’Inconscient et le discours, mais aussi entre l’Inconscient et la pensée. Réfléchir, serait-ce en partie refléter son Inconscient ?
La vie psychique ressemble à un champ de bataille, comme l’écrit Freud dans son Introduction à la psychanalyse (1916), car elle se compose de tendances opposées, de contradictions et de couples d’opposés. Mais il n’y a pas l’exclusion de l’élément contradictoire comme dans le conscient, car l’Inconscient ignore la négation ; c’est avec son émergence qu’apparaît le clivage des opposés, la logique et l’exclusion logique.
Dans l’Abrégé de psychanalyse (1938 ; 2001), Freud montre que l’opposition des deux pulsions fondamentales, Eros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de destruction, est ce qui leur permet, « dans les fonctions biologiques, d’agir l’une contre l’autre aussi bien que de se combiner l’une à l’autre ». Mais ces deux pulsions sont à l’œuvre aussi dans nos pensées : la pulsion de mort est présente dans la négation, sans laquelle il n’y aurait pas de pensée autonome possible.


le domaine philosophique

La philosophie étant le domaine par excellence de la pensée rationnelle fondée sur l’utilisation de la langue, nous pouvons nous attendre à y rencontrer bon nombre de réflexions concernant l’ambivalence. Nous allons explorer la philosophie grecque antique, puis la philosophie européenne des quelques siècles qui nous précèdent et enfin quelques points de vue psychanalytiques intéressants sur la pensée.

b.1. Dans le domaine de la philosophie grecque antique, nous voyons émerger de manière insistante l’idée de l’harmonie des contraires. Nous allons envisager dans l’ordre chronologique Thalès de Milet, Pythagore, Héraclite d’Ephèse, Parménide, Socrate, Empédocle d’Agrigente et Platon.

Thalès de Milet, qui est considéré comme le premier philosophe, a vécu approximativement de 625 à 547 avant Jésus-Christ. Présocratique ionien né à Milet en Anatolie, c’est l’un des sept sages de la Grèce antique et le fondateur de l’école milésienne. Il est aussi scientifique et mathématicien. Il est célèbre pour son théorème, appelé en France « théorème de Thalès », mais qui est dit « théorème d’intersection » en Angleterre. Thalès aurait calculé la hauteur d'une pyramide en mesurant la longueur de son ombre au sol et celle de l'ombre d'un bâton de hauteur donnée. Le théorème énonce qu’une droite parallèle à un des côtés du triangle intersecte ce triangle en un triangle semblable. Cela permet de calculer des longueurs grâce aux parallèles. C’est donc un cas de proportions analogiques qui a quelque chose à voir avec l’établissement de similitudes. Plus intéressant encore pour notre propos, le théorème de Thalès s’applique non seulement au triangle, dont les parallèles coupent deux côtés, mais aussi à la figure géométrique dite « en papillon » dans laquelle les parallèles sont situées de part et d’autre d’un sommet du triangle. Il s’agit alors d’un rapport homothétique inversé qui nécessite un niveau d’abstraction plus évolué que le triangle réduit. On peut donc penser que le renversement aide à faire progresser le niveau d’abstraction.
Par ailleurs, la réciproque du théorème de Thalès déduit de mesures proportionnelles le parallélisme des droites, ce qui revient d’une part à inverser le raisonnement de l’induction à la déduction et d’autre part à établir une similitude (le parallélisme) quand les proportions sont inversées. Cela semble assez proche du fait que les opposés possèdent un point commun, sans lequel il n’y aurait pas d’opposition possible. En quelque sorte, c’est la représentation géométrique du même et de l’autre, issu du va-et-vient entre fusion et séparation, qui entre en œuvre dans le domaine de la géométrie plane avant de se développer dans le champ du raisonnement complètement abstrait.
En outre le théorème de Thalès offre des égalités de fraction qui se résolvent par l’algèbre avec les équations du premier degré : on passe au niveau d’abstraction supérieur, exempt de représentations dans l’espace. Si l’on veut bien accepter ce rapprochement, le déplacement et le renversement dans le contraire caractéristiques du rêve, et donc de l’Inconscient, sont des procédés qui entrent en œuvre dans les démarches de la pensée. Les opérations de déplacement et renversement se déploient dans ce théorème d’abord dans le domaine concret et utilitaire (mesures de pyramides), puis dans la représentation géométrique ou représentation du concret, enfin dans le domaine algébrique qui s’affranchit de l’espace pour fonctionner avec des symboles mathématiques. Ces mêmes opérations de déplacement et de renversement, liées à l’ambivalence psychique, vont se mettre en œuvre dans le domaine rationnel abstrait de la philosophie.
Un autre théorème est attribué au même philosophe, et c’est celui-ci qu’on appelle « théorème de Thalès » en Angleterre et en Allemagne : un triangle inscrit dans un cercle et dont un côté est un diamètre de ce cercle est un triangle rectangle. De la même façon, on opère un déplacement (celui du point sur le cercle) et un renversement (en faisant passer ce point de l’autre côté du diamètre). Ce sont donc les mêmes opérations psychiques fondamentales liées à l’ambivalence qui permettent le déploiement de la pensée, d’abord mathématique et appliquée à l’espace, et progressivement dans le domaine abstrait, de plus en plus séparé du monde environnant, libéré des contingences corporelles et spatiales.
Avant de quitter Thalès, il faut signaler qu’il avait prédit une éclipse de soleil, ce qui revient à prévoir un retour cyclique dans l’espace et dans le temps, et qu’il considérait l’eau comme le principe explicatif de l’univers d’où procédaient les autres éléments, air, feu et terre. Cette conception du philosophe rejoint la mythologie grecque, selon laquelle Océan et Téthys sont à l’origine de tout. Nous aurons l’occasion de revenir sur le lien entre pensée rationnelle et imaginaire.

Pythagore, qui est supposé avoir vécu de 569 à 494 avant J-C, serait d’après Cicéron le créateur du mot « philosophie », qui signifie étymologiquement « l’amour de la sagesse », comme chacun sait, lequel est étroitement lié à la soif de connaissance, dans l’esprit de Pythagore comme dans l’esprit de Platon, qui définit la philosophie comme telle dans le Ménon. Nous allons voir avec Pythagore l’efficacité de l’harmonie des contraires.
Il est originaire de Samos, dont il fut banni par le tyran Polycrate, à moins qu’il l’ait fui. Il est allé en Grande Grèce, c’est-à-dire dans le sud de l’Italie, s’installer à Crotone, dans le golfe de Tarente en Calabre. Comme Thalès, il est connu pour un fameux théorème et s’intéresse aux proportions. Il découvre la relation inversement proportionnelle entre la longueur de la corde vibrante et la hauteur du son émis. Les lois de l’harmonique sont ainsi mises en évidence par le lien entre l’harmonie musicale et les nombres proportionnels. Les pythagoriciens, d’après Théon de Smyrne, affirment que « la musique est une combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés ». D’après Jamblique (environ 250- 330), néo-platonicien dont la Vie de Pythagore fut écrite vers 310, Pythagore faisait commencer l’éducation par la musique ; il utilisait certaines mélodies et certains rythmes pour guérir les traits de caractère ou les passions des hommes en rétablissant l’harmonie entre les facultés de l’âme.
Dans le domaine de la médecine aussi, il considère que le grand principe est l’harmonie des contraires : l’âme, ou la vie, résulterait d’une bonne proportion des propriétés du corps, à retrouver pour guérir (humide vs sec, fluide vs visqueux, amer vs doux, pair vs impair). Il accorde beaucoup d’importance aux nombres, qu’il considère comme apparentés à la nature divine. D’après la Métaphysique d’Aristote (IVème siècle av. J-C ; 1991, livre A p. 56-57), les pythagoriciens voyaient le nombre composé des éléments pair et impair, le pair étant infini, illimité et désordonné comme l’air, l’impair étant fini, limité, structurant comme une figure géométrique. Cette conception évoque celle de Nicolas Abraham, pour qui le rythme pair est lié à la fusion (aux connotations d’infini, illimité et désordonné) et le rythme impair à la séparation (aux connotations inverses de finitude, de limite et d’ordre classificatoire).

Héraclite d’Ephèse, de la fin du VIème siècle avant J-C, est certainement le philosophe le plus attaché à l’alliance des contraires. Nous ne connaissons de lui que des fragments cités par d’autres philosophes. Persécuté pour athéisme et misanthrope, il vivait en ermite. Il était d’autant plus mal perçu que sa pensée aux formules paradoxales était écrite sans ponctuation, avec une sorte de densité poétique, si bien qu’il était surnommé « Héraclite l’obscur ». Diogène Laërce, qui a transmis les doctrines philosophiques de son époque au milieu du IIIème siècle, le présentait comme un mélancolique qui bousculait la pensée rationnelle : pour Héraclite, la logique de la pensée ne peut atteindre l’épicentre de la philosophie, c’est-à-dire son véritable centre. Considéré comme présocratique, il accordait beaucoup d’importance à la connaissance de soi : « Il faut s’étudier soi-même et tout apprendre par soi-même. ». Sa philosophie est qualifiée de « mobilisme » car sa théorie essentielle concernait l’être en perpétuel devenir. La citation la plus célèbre est la suivante : « A ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux ». Il considérait que les choses n’ont pas de consistance et que tout se meut sans cesse : nulle chose ne demeure ce qu’elle est et tout passe en son contraire. Ses thèses seront combattues par bon nombre de philosophes parce qu’elles nient le principe d’identité et abolissent le raisonnement logique habituel.
Ses propos sont pourtant très intéressants : il associe le feu, qu’il considère comme le principe de toutes choses, au logos universel, à la raison dont l’harmonie est le résultat des tensions et des oppositions qui constituent la réalité. Le devenir s’explique à ses yeux par la transformation des choses en leur contraire et par la lutte des éléments opposés. La connaissance du logos est la seule sagesse, selon Héraclite vu par Diogène Laërce. Mais il affichait un tel mépris pour ses contemporains que la réception de sa pensée ne lui valut pas le succès qu’il méritait : il leur reprochait leur méconnaissance du verbe, « quoique toutes choses se fassent suivant ce verbe », « qui est toujours vrai » ; et cette phrase, juxtaposée à l’énoncé de la vérité du verbe, semble critiquer l’inconscience humaine en ce qui concerne ses actes et ses rêves : « Mais les autres hommes ne s’aperçoivent pas plus de ce qu’ils font étant éveillés qu’ils ne se souviennent de ce qu’ils ont fait en dormant. ». Quelle conscience pourrait-on avoir sans s’intéresser au verbe ?
A propos des tendances opposées décelées par Héraclite, Jung emploie le terme d’ « énantiodromie » : « (…) si l’attitude consciente peut se glorifier d’une certaine ressemblance à la divinité, parce qu’elle vise le suprême et l’absolu, une attitude inconsciente se développe dont la ressemblance à la divinité est orientée vers en bas, vers un dieu archaïque de nature sensuelle et violente. L’énantiodromie d’Héraclite veille et le moment viendra où ce deus absconditus arrivant à la surface écrasera le dieu de notre idéal. » (1950 ; 1968, p. 95). Il dit cela au sujet de Schopenhauer qui, selon lui, se prononce en faveur de l’intellect au risque de mutiler l’humain des autres fonctions (sensation, sentiment et intuition). Il définit l’énantiodromie littéralement comme la « course en sens contraire » inhérente à la philosophie d’Héraclite, « l’antagonisme du devenir », « l’idée que tout ce qui est se transforme en sens contraire ». Il cite Héraclite (ibidem p. 425) : « La nature elle-même tend à l’antagonique ; de là vient son harmonie – non de l’identique. ». Puis Jung propose sa définition personnelle de l’énantiodromie :
« J’appelle énantiodromie l’apparition de la contreposition inconsciente, notamment dans le déroulement temporel. Ce phénomène caractéristique se produit presque toujours lorsqu’une tendance extrêmement unilatérale domine la vie consciente, de sorte que peu à peu il se constitue une attitude opposée tout aussi stable dans l’inconscient ; elle se manifestera d’abord par une inhibition du rendement conscient puis interrompra progressivement son orientation trop unilatérale. »
Cela ne concerne pas seulement les quatre fonctions dont parle Jung : c’est aussi la caractéristique plus générale de l’ambivalence considérée par Freud comme la qualité essentielle du psychisme. Tous les psychanalystes ont pu vérifier par exemple que l’adoration masque une bonne dose de haine : le pôle conscient est outré quand le pôle inverse est masqué.
Imre Hermann aussi (1924 ; 1978 p. 58- 61) cite Héraclite après avoir montré que la polarité des instincts ne se limite pas aux pulsions de vie et de mort : il existe aussi l’assimilation et la désassimilation (c’est ce que Wallon appelle « régression » dans les stades du développement), la croissance de l’enfant et la démarche biologique inverse chez la personne âgée ; il y a même un éventuel retournement avec l’âge, qu’il s’agisse des dispositions psychiques de l’humain ou de l’orientation des plantes. En outre certains enfants manifestent une insensibilité au retournement des images et lisent l’écriture en miroir sans difficulté. Dans le mode de perception primitif, la localisation univoque est encore absente. Ultérieurement, ce serait la disparité transversale qui permettrait d’entraver les retournements des rapports de profondeur.
C’est relativement à cette « démarche inverse » que Hermann cite Héraclite : « Vie et mort, état de veille et de sommeil, jeunesse et vieillesse sont pour nous la même chose, car ils se transforment l’un en l’autre. ». Cela s’inscrit chez le philosophe grec dans une conception du temps cyclique comme éternel retour. Hermann cite également cette phrase : « Le chemin qui monte, c’est le chemin qui descend. ». Le terme générique de déclivité se disjoint en pente et côte selon le trajet envisagé. Le substantif pente désigne d’ailleurs une inclinaison au sens général avant que se développe le sens de penchant par extension. Le psychanalyste nous offre une autre formule d’Héraclite : « Le froid devient chaud, le chaud devient froid, l’humide devient sec et le sec devient humide. » (1978 p. 61).
Carl Abel, dont les travaux remarqués par Freud sont présentés au début de cette thèse, montre que nos prises de conscience dépendent des antagonismes naturels : « S’il faisait toujours clair, nous ne distinguerions pas entre le clair et l’obscur, et partant, nous ne saurions avoir ni le concept ni le mot de clarté. ». A propos du mot ken ne désignant ni « fort » ni « faible » mais leur opposition, nous avons vu qu’il disait : c’est « le rapport entre les deux et la distinction entre les deux, qui avait produit les deux du même coup ». Abel rejoint Héraclite. Et la langue rejoint la pensée dans une interaction évidente : la perception décrypte des sensations opposées qui vont donner lieu ultérieurement à une généralisation conceptuelle grâce à la langue (température pour l’opposition chaud vs froid, luminosité pour l’opposition clair vs obscur, etc). Cela n’apparaît pas immédiatement dans un terme générique comme siège, parce que l’objet fabriqué a donné lieu a de multiples formes, mais celles-ci s’opposent de manière binaire (absence ou présence de dossier, absence ou présence d’accoudoirs, etc) : la plupart des représentations présentent deux pôles opposés.
Une autre citation d’Héraclite par Imre Hermann (ibidem p. 68) nous intéresse tout particulièrement : « Les contraires se rejoignent, la différence engendre la plus belle des harmonies et tout naît par la voie de la lutte ». Héraclite fait donc de l’énantiosémie un principe universel.

Parménide (VIème-Vème av. J-C)

Parménide est un contemporain de Socrate, un peu plus jeune que lui, qui n’est pas caractéristique de la pensée par oppositions, mais qui a l’immense intérêt de relier la pensée à l’être. Or c’est bien ce lien qui assure la relation entre l’ambivalence psychique de l’être profond et l’énantiosémie de la pensée.
Son idée majeure est la continuité de l’Etant, ce qui le conduit aux formules suivantes dans son « Poème », citées par Maurice Dayan (2004, p. 122) : « Le même, lui, est à la fois penser et être » ; « Or, c’est le même, penser, et ce à dessein de quoi il y a pensée ». Dayan s’appuie sur Parménide pour montrer que le rêve est un penser abreuvé à l’Inconscient : « Un penser non unifié sous la gouverne d’un Je réfléchissant, mais ramifié en courants qui le distendent, qui vont de l’infantile le plus précoce à la conscience la plus lucide du dernier jour écoulé (. . .) ».
Jaspers ( 1956 ; 1990 p. 94) commente ainsi le Parménide de Platon, dialogue où l’auteur semble avoir voulu retranscrire la pensée du personnage éponyme : « Dans l’ascension de la pensée pure, dans la prise de conscience de l’être en soi, la dialectique a dépassé toutes les connaissances provisoirement fixées –qui sans elle tourneraient au dogmatisme. Elle a conquis l’espace ouvert où elle se meut dans le jeu des pensées et où elle touche par lui le secret insondable contenu dans le problème de l’être, en abolissant le problème lui-même. » Il écrit à propos de la seconde partie du Parménide : « La dialectique est aussi bien la pensée qui s’élève que la pensée au sein de l’être en soi ; elle est donc tantôt mouvement en avant, tantôt spéculation qui médite et s’attarde en un mouvement circulaire ». La conception de l’Un de Parménide débouche, dans cette œuvre platonicienne, sur des couples de contraires susceptibles de mieux cerner le problème.
Parménide semble donc bien à l’origine de la prise de conscience du lien entre l’être et la pensée. En outre, ce n’est pas à la pensée rationnelle qu’il attribuait la meilleure efficacité, mais à Eros, qu’il considérait comme un daimon avisé qui gouverne le monde et le pilote comme un navire sur la mer (Détienne et Vernant, 1974, p. 145). Il est considéré comme présocratique, mais on pourrait aussi le voir comme préfreudien…

Socrate, philosophe du Vème siècle avant notre ère, n’a laissé aucune œuvre écrite. Il nous est connu essentiellement par les œuvres de Platon. Sa devise était « Connais toi toi-même », l’inscription du temple de Delphes. Fils de sage-femme, il pratiquait la maïeutique c’est-à-dire qu’il faisait accoucher les gens de leur pensée en les questionnant. Son enseignement, qu’il prodiguait gratuitement, a d’autant plus marqué qu’il a été condamné injustement à boire la ciguë et accepté héroïquement la mort en refusant de s’enfuir.
Cependant ses dialogues déconcertent. Socrate entreprend d’aider les gens à s’observer eux-mêmes pour mieux se connaître parce qu’il considère la connaissance comme une source de bonheur et d’autonomie qui délivre des opinions et de l’aveuglement. Pour ce faire il provoque l’étonnement et le doute par rapport aux opinions courantes : c’est ce qui dérange mais c’est aussi ce qui suscite la pensée.
Le daïmon dont il entend la voix lui prescrire ce qu’il doit faire (notamment enseigner) peut être considéré peut-être comme la voix de son Inconscient : aider les gens à accoucher (de leur pensée), c’est imiter sa mère, donc rechercher la fusion perdue avec elle. Il dit « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien », sa recherche acharnée de connaissance aboutissant à l’absence d’objet absolu et certain. Or l’objet irrémédiablement perdu, c’est le sein maternel, selon Freud. Et Lacan considère Socrate comme un précurseur de l’analyse : il s’agit de se questionner soi-même dans une recherche incessante pour déboucher sur la conscience de l’absence ou du manque à être, du vide irrémédiable.

Empédocle d’Agrigente (environ 490-435 av. J-C)

Empédocle était un philosophe grec, poète, ingénieur et médecin. Il se disait prophète. C’était un personnage important et excentrique qui fut exilé en Péloponnèse. Selon la légende, on aurait retrouvé l’une de ses chaussures au bord de l’Etna, mais son suicide n’est pas une certitude.
Il considère que les quatre éléments (l’eau, le feu, la terre et l’air) sont à l’origine de toute chose, mais ce n’est pas nouveau. Selon sa doctrine, la combinaison des quatre éléments détermine la santé ainsi que les caractères. Sa théorie très innovante (Hermann, 1924 ; 1978 p. 58), qui semble assez proche de la fusion vs séparation, établit une équivalence entre l’amour et l’attraction cosmique, qui permettrait la liaison des éléments en vue de la constitution des individus ; inversement, la haine ou répulsion provoquerait leur dissolution dans les matières originaires.
Empédocle a découvert la bisexualité des plantes et les considérait comme des êtres vivants. Il pensait que les êtres organiques étaient des incarnations terrestres du monde spirituel. Il croyait à la transmigration des âmes et voyait le cycle des existences comme une expiation. (ibidem p. 58). Sa conception dualiste du monde entre esprit et matière s’attache à l’interaction entre les deux.
Son influence est considérable. Selon Henry Corbin (1958 ; 1993 p. 27), la ligne ésotérique du shi’isme vient d’Empédocle. D’après Jalley (article cité, p. 838), Freud s’est référé à Empédocle, une des sources de Schelling, à propos de l’alternance continue du processus universel, tour à tour unifié et dissocié par les deux forces pulsionnelles fondamentales, l’amour et la lutte (1937). Il est clair d’ailleurs que l’opposition et l’imbrication de l’amour et de la haine chez Empédocle prépare la conception des pulsions de vie et de mort chez Freud.
Nous avons vu avec Spitz que la liaison entre l’amour et la vie pouvait s’observer chez les nourrissons, qui risquaient la mort en étant séparés de leur mère. Toute parole haineuse risque de mener au désinvestissement. Et la haine provocatrice de mort pourrait se véhiculer dans la violence de la langue, selon Lecercle (op. cit. 1990), qui évoque Jeanne Favret-Saada, ethnologue de culture psychanalytique, laquelle (2007) attire l’attention sur la paronomase mot/mort et met en lumière le performatif de « vous êtes ensorcelé ». Les sorcières n’existent pas, on leur attribue un pouvoir. Mais l’effet de ces mots est de tuer. La plus grande victime est la personne désignée comme sorcière, qui a trois sortes de réactions : mourir (les mots tuent), nier (mais souvent elle tombe malade), ou écrire une fiction, un récit de sorcellerie qui la désenvoûte. En d’autres termes, la haine qui tue peut opérer ses méfaits via le langage et sa nocivité peut s’évacuer via l’écriture. L’ambivalence de la langue et de la pensée atteint son paroxysme dans son utilisation comme instrument de vie ou de mort.
Dans L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, la croyance en l’effet désastreux de la « male herbe » cotentinoise provoque trois décès. Or cette superstition n’est jamais qu’une pensée erronée, qui influence dangereusement le destin des êtres. L’ambivalence de la pensée réside non seulement dans le choc des contraires mais aussi dans sa capacité de justesse ou d’inexactitude. A l’instar de Jeanne, l’héroïne de l’ouvrage évoqué, des humains bien réels se précipitent dans les catastrophes qui leur sont prédites, ce qui montre l’influence de la pensée (associée ici à la croyance) sur le comportement et celle de la haine susceptible de tuer. Empédocle n’a pas tort, bien que sa croyance en la métempsycose puisse surprendre et susciter quelque méfiance.

Platon (428/427-347/346 av. J-C)

Disciple de Socrate, qu’il met en scène dans ses dialogues, Platon s’inspire d’Héraclite et Pythagore et il accorde une importance considérable à Parménide.
Il établit que le fonctionnement de la pensée se constitue par oppositions : dans les perceptions sensibles apparaissent dès l’abord, si l’on veut y songer, des contradictions. On les frotte entre elles « comme les morceaux de bois dont on fait jaillir le feu », faisant ainsi apparaître ce que l’on recherche dans la connaissance (République IV 435 a). Jaspers commente ce passage de la façon suivante : « la pensée s’allume et se met en mouvement au choc des contraires » (1956, p. 94-95). D’autres formules de Platon (citées par Jaspers p. 95, op. cit.) vont dans le même sens : « Si l’on ne connaît pas le risible, il n’est pas possible de comprendre le sérieux, de même qu’en général, dans les contraires, un des termes ne peut se comprendre sans l’autre. » (Lois, VII 816 d) ; « Car tous deux, vertu et vice, vont nécessairement de pair pour la connaissance, de même que –en tout ce qui est du domaine de l’être – il faut connaître à la fois et liées l’une à l’autre l’erreur et la vérité, en un inlassable effort. » (Lettre VII 344 a, b). Dans le troisième discours du Banquet, celui d’Eryximaque, l’alliance des contraires est présentée comme fondamentale dans l’art de la médecine et de la musique et liée à l’amour (2001, p. 110-111).
Nous avons eu déjà l’occasion de citer Platon à plusieurs reprises, notamment en ce qui concerne la motivation du langage. Nous attirerons simplement l’attention sur la forme dialoguée de ses écrits qui permet de laisser les problèmes en questionnement sans imposer aucune idée définitive. Chez Platon, l’ambivalence entre les contraires est à l’origine de la pensée ; et il s’exprime sous une forme ambivalente qui laisse toute liberté d’interprétation au lecteur : il est possible que son porte-parole soit Socrate, mais ce n’est pas une certitude. Cela convient très bien au questionnement incessant qui est indispensable au fonctionnement de la pensée.

Les premiers philosophes avaient donc déjà bien exploré la coprésence des contraires comme origine de la pensée. Le fruit de leurs réflexions sera repris et amplifié par les philosophes européens dès la Renaissance.


b.2.Dans le domaine de la philosophie européenne de ces derniers siècles, nous allons envisager les propos de Montaigne, Pascal, Descartes, Locke, Diderot, Condillac, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, Nietzche, Adorno et enfin le logicien français Robert Blanché.
Il fallut la Renaissance et le retour à l’Antiquité grecque pour que la philosophie se développe en Europe.

Montaigne, dans ses Essais, entreprend la peinture de lui-même et surtout de sa pensée toujours en mouvement : non seulement « le monde n’est qu’une branloire pérenne », mais lui-même est susceptible de changer. « C’est un contrerôle de divers et muables accidents et d’imaginations irrésolues, et, quand il y échet, contraires ; soit que je sois autre que moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. » (Livre III, chapitre II, « Du repentir », 1588).

Au XVIIème siècle, Blaise Pascal, dans les Pensées, reprend l’idée de raisonnement par oppositions. La fameuse formule de René Descartes (1637), « Cogito ergo sum » ( « je pense donc je suis »), vise moins à établir un lien entre l’être et la pensée qu’à éliminer tout postulat, y compris celui de sa propre existence. Il fait de la pensée elle-même le fondement de toute connaissance, la seule certitude qu’on ne puisse mettre en doute. Son premier précepte est de n’accepter aucune chose pour vraie tant que son esprit ne l'aura clairement et distinctement assimilée préalablement.

Le premier philosophe européen qui va nettement établir la relation entre l’être et la pensée est l’anglais John Locke (1694 ; 1998) pour qui la conscience seule fait l’identité personnelle : « l’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui à présent réfléchit sur elle ». Il fonde l’identité de l’être sur sa conscience dans le temps, donc sur sa mémoire, mais aussi sur sa pensée, qu’il juge empreinte de plaisir et de douleur à l’origine. Il a réfuté le concept d’idées innées et montré que le cerveau humain était d’abord tabula rasa (ardoise vierge) avant de développer la pensée à partir de l’expérience. Voltaire l’a fait connaître en France dans ses Lettres philosophiques (1734 ; 1986), séduit surtout par sa conception du libre échange.

Dès le XVIIème, nous avons donc la pensée par oppositions et la pensée reliée à l’être. Cela va s’accentuer au siècle des Lumières. Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles (1749), développe les idées de Locke. Son axe directeur est qu’il n’y a pas d’idée ou de forme fixe et absolue, que tout est subjectif. Mais contrairement à Locke, il est athée, si bien qu’il parvient à des conclusions inverses dans le domaine de la morale, qu’il relativise en fonction des sens (p. 38) : l’aveugle manifestant une aversion pour le vol dont il est plus facilement victime et de l’indifférence pour la pudeur, parce qu’il a un sens de moins que nous, celui qui aurait un sens de plus pourrait bien préconiser une morale différente de la nôtre. C’est dire comme la foi ou l’athéisme influe sur les pensées. Il semble que ce soit la conclusion, souhaitée préalablement, ou perçue intuitivement, qui guide le raisonnement – si pertinent soit-il- et non l’inverse.

Condillac, ami de Diderot, a participé aussi à diffuser les idées de Locke avec son Traité des sensations (1754). Il les a même poussées un peu plus loin : de la comparaison d’expériences passées et présentes et du plaisir ou de la douleur qui leur est attaché, émergent les pensées qui ne sont que des sensations transformées, selon lui. Et ces pensées s’élaborent grâce à la langue, remarque fondamentale, et non la seule pour laquelle il mérite d’être évoqué : dans son Traité sur les systèmes (1749), il montre que si l’on ressentait toujours du plaisir ou toujours de la douleur, on serait heureux sans idée de malheur ou malheureux sans idée de bonheur ; c’est le passage de l’un à l’autre de ces états qui fait réfléchir (cité par Diderot, 1749 ; 2000 p. 76). Il nous intéresse en particulier pour son influence sur Alexander Bain, philosophe du XIXème contemporain de Carl Abel, qui (in Logic, I, 54) va jusqu’à émettre l’hypothèse, sans rien en savoir, qu’il serait logique qu’un nom ait deux significations ou bien qu’une signification ait deux noms (Freud, 1933, p 57).

Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe allemand, montre dans sa Critique de la Raison pure (1781) que « c’est le sujet connaissant qui constitue les objets ». Le vrai centre de la connaissance est le sujet. Ce n'est donc plus l'objet qui oblige le sujet à se conformer à ses règles, c'est le sujet qui donne les siennes à l'objet pour le connaître. Cet apport essentiel de Kant aborde autrement le lien entre l’être et la pensée : c’est le sujet qui impose ses règles. - Et si la pensée dépend uniquement du sujet, il est clair qu’elle y puise la structure profonde de son psychisme.- En outre, Kant s’est penché sur la physique newtonienne de gravitation, d’attraction et de répulsion avant d’aborder la vie mentale. Et ce qu’il y trouve, ouvrant ainsi la voie aux découvertes de Freud, c’est la polarité de l’attraction vs répulsion et la coexistence possible des contraires : il distingue l’opposition logique (avec la contradiction par laquelle le vrai supprime le faux) et l’opposition réelle, sans contradiction. Deux éléments positifs en opposition réciproque peuvent coexister dans le même sujet (Jalley, article cité « opposition »).
Jalley retrace l’évolution du concept d’opposition dans la philosophie allemande de Kant à Hegel et ses répercussions probables sur la pensée de Freud (article « opposition », op. cit.), ce dont s’inspirent les paragraphes suivants.

Pour Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), le moi se fait en opposition au non-moi, qui est posé dans et par le moi, opposition dont découle la construction de l’esprit par intégrations successives. Deux orientations inverses, l’une centrifuge infinie passive et l’autre centripète finie active, conduisent la première à poser le non-moi comme limité par le moi et à explorer l’inconnu, l’autre à établir les facultés cognitives, de l’imagination à la pensée rationnelle. Le schème kantien d’attraction vs répulsion évolue ainsi vers le double mouvement de projection vs introjection et Fichte montre le caractère opératoire de la pensée avant Piaget. En outre il insiste sur l’interaction entre le sujet et l’objet, et montre l’importance de l’intersubjectivité : « pas de toi, pas de moi ».

Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854) fait du principe de polarité, esquissé par Kant et précisé par Fichte, un schème explicatif universel. Le sujet en tension s’élève d’une bipolarité à l’autre selon un principe d’inclusion ascendante. Ce processus observe une loi d’alternance entre étapes de contraction et d’expansion, entre phases d’équilibre relatif et de déséquilibre.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) envisage la notion de renversement. Sa dialectique, avec thèse, antithèse et synthèse, qui est au fondement de la technique de dissertation française en littérature, s’appuie sur la pensée par opposition, puis dépassement de cette opposition par une vue plus globale exercée à partir d’un autre angle.

Freud fait mérite à Arthur Schopenhauer (1788-1860) d’avoir “deviné le mécanisme du refoulement” (Ma vie et la psychanalyse, 1925). C’est qu’il accorde le primat au vouloir-vivre sur l’intellect, primat qui implique que « les pensées nettement conscientes ne sont que la surface », l’intellect, et que nos pensées les plus profondes nous restent en partie obscures, quoiqu’elles soient, en réalité, plus déterminantes, plus fondamentales. Ces pensées profondes sont constituées par la volonté ou vouloir-vivre, qui implique la perpétuation de l’espèce et la sexualité. Mais l’amour ou vouloir-vivre ne mène selon lui qu’à la souffrance et à la guerre d’où la nécessité d’abolir le désir sexuel. Il faudrait maintenir la volonté vers l’art et la pensée… en d’autres termes, pratiquer la sublimation absolue.

Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900), d’abord disciple de Schopenhauer, reprend l’idée de vouloir-vivre, mais ne le limite pas à continuer l’existence : il s’agit de le dépasser par la volonté de puissance. L’homme ne se dirige pas à la recherche du plaisir ou de la douleur, mais il est guidé par sa volonté de puissance, qui lui fait connaître alternativement palisir et douleur. La raison elle-même est guidée et trompée par cette pulsion vitale, d’où la nécessité de considérer la psychologie comme la reine des sciences. C’est la volonté de puissance qui mène aux hiérarchies indues et c’est elle qu’il convient de connaître. Son « Prologue en vers » au Gai Savoir en témoigne : il ne veut ni conduire ni gouverner, mais refuser toute hiérarchie fallacieuse et se rechercher lui-même.
« Le solitaire
Je déteste suivre autant que conduire. Obéir ? Non ! Et gouverner, jamais ! Qui ne s'inspire pas d'effroi n'en inspire à personne, Et celui seul qui en inspire peut mener. Je déteste déjà me conduire moi-même ! J'aime, comme les animaux des forêts et des mers, Me perdre pour un bon moment, M'accroupir à rêver dans un désert charmant, Et me faire revenir de loin à mes pénates, M'attirer moi-même... vers moi. »
Pour Nietzsche comme pour Schopenhauer, la pensée permet de prendre conscience que la raison ne mène pas le monde et qu’elle peut même être falsifiée par une pulsion profonde, qui est la volonté de puissance pour l’un et le vouloir-vivre pour l’autre. Tout cela préfigure la pensée freudienne selon laquelle nous sommes guidés par notre Inconscient.

Theodor Adorno (1903-1969) s’interroge sur l’émergence du nazisme dans une civilisation fondée sur la raison et critique la dialectique hégélienne : « C’est justement l’insatiable principe d’identité qui éternise l’antagonisme en opprimant ce qui est contradictoire. Ce qui ne tolère rien qui ne soit pareil à lui-même, contrecarre une réconciliation pour laquelle il se prend faussement. La violence du rendre-semblable reproduit la contradiction qu’elle élimine. » (1966 ; 2003 p. 176). Ce philosophe s’insurge contre la violence, notamment contre celle qu’on inflige aux animaux et qui favorise la violence envers les humains. Et sa philosophie semble liée à cette motivation profonde.
Or la fausse réconciliation de la dialectique, qu’il dénonce, s’appuie sur une méconnaissance de l’énantiosémie. Une prise de conscience de l’alliance des contraires inhérente à la langue et à la pensée éviterait les antagonismes chargés d’agressivité par refus de la différence : ce n’est pas seulement la différence avec autrui qui est niée par le moyen de l’emprise, mais même la différence maximale constituée par l’opposition, qui est inhérente à la pensée. Celle-ci gagnerait en clarté à être reconnue dans son ambivalence. Le fait de reconnaître les contradictions en soi éviterait peut-être de les projeter à l’extérieur en considérant les autres comme des horreurs à éliminer. Car « [l]e pouvoir de réunir et celui de séparer constituent à la fois la double virtualité du langage et la double image où les hommes investissent leurs conduites et condamnent celles auxquelles ils s’opposent. » (Reichler, 1979, p. 16).

Le logicien contemporain Robert Blanché accorde une importance majeure à l’opposition et la négation, indispensables à la pensée : « Quant à la négation, elle commande les oppositions, qui jouent un rôle capital dans la construction des familles de concepts. » (1969, p. 13). Mais il observe deux types de structure : les structures graduelles et les structures oppositionnelles (ibidem p. 19). Pour combiner les dyades du type possible vs impossible et les triades englobant les extrêmes et le milieu, par exemple aimable, indifférent, haïssable, il intègre les opérateurs logiques comme les quantificateurs, les opérateurs modaux et les connecteurs interpropositionnels dans une structure oppositionnelle à six termes. Au carré d’Apulée qui fonctionnait sur des propositions opposées, il propose de substituer un « hexagone logique » (ibidem p. 33) qui permet « des analyses plus fines, offrant les ressources d’une structure ambiguë qui se laisse décomposer à volonté comme un trio de dyades ou un couple de triades ». Cette figure rend compte en outre du fait que les opposés ne sont pas nécessairement contradictoires. Remarquons au passage que cette alliance du pair et de l’impair de l’hexagone logique se révèle satisfaisante pour l’esprit de même que l’alexandrin séduit le sens esthétique, comme nous l’avons vu, parce qu’il permet d’associer les rythmes pair et impair : les trimètres et tétramètres portent l’accent sur trois groupes de quatre syllabes ou quatre groupes de trois syllabes.

Conclusion
Au sein des réflexions philosophiques sur la pensée, et des tentatives de réconciliation des opposés qui la mettent en œuvre, on voit poindre l’idée que quelque chose de plus profond mène la raison, qui ne serait que de surface. Il y avait déjà chez les Grecs anciens une idée peu exprimée mais bien ancrée dans les esprits : l’intelligence maîtresse de la pensée, la mètis analysée par Détienne et Vernant (1974), bouleverse les parcours bien ordonnés, ruse et s’inverse de manière à remporter la victoire. C’est bien le même genre de puissance qui régit l’Inconscient et, le cas échéant, subvertit les raisonnements.



c) Quelques points de vue psychanalytiques sur la pensée, aussi déconcertants que les propos de Socrate, ébranlent toutes les constructions rationnelles qui pourraient apparaître comme des certitudes. Freud, Ferenczi, Hermann, Lacan, Haddad, Marcelli et Lavie proposent en effet des interprétations étonnantes de nos démarches rationnelles.
Si nos motivations profondes issues de nos désirs inconscients influent sur nos choix de vie, elles pourraient bien aussi orienter nos pensées.

Sigmund Freud considère comme Spitz que la pensée autonome présuppose la capacité de négation. Pour Freud comme pour Abel, tout concept est le frère jumeau de son opposé et les notions les plus élémentaires s’acquièrent selon un rapport d’ opposition. L’ambivalence psychique, manifeste dans les éléments du rêve, se masque à l’état conscient dans des couples d’opposition binaire dont le jeu de Fort-Da est une bonne illustration : les opposés lointain vs proche ou absent vs présent semblent alterner au lieu d’être coprésents, mais justement ce jeu est un début d’apprentissage de la langue qui permet de représenter l’absence. Les représentations opposées coexistent.
Remarquons que c’est au moment de la séparation d’avec sa mère que l’enfant observé, par désir de la fusion perdue, représente les deux pôles opposés de manière séparée. -De même, les mots sont prononcés dans l’arrachement à la mère.- Ajoutons à cela que la mère absente n’est plus tout à fait absente puisqu’elle est représentée par la bobine, et la mère représentée n’est pas tout à fait présente puisqu’elle n’est jamais qu’une bobine. Le fait de représenter quelque chose, par une bobine ou par un mot, est une forme de présence intermédiaire entre la présence réelle et l’absence, une sorte de compromis entre les deux qui tient de l’ambivalence. Les termes « présent » et « absent » sont des antonymes polaires ou complémentaires en logique, mais dans le domaine linguistique ce n’est pas le cas : la langue elle-même constitue un intermédiaire entre les deux pôles de la présence et de l’absence. Et nous verrons dans l’analyse de « Booz endormi » que le poète peut utiliser toutes les potentialités de la langue pour imbriquer la présence et l’absence, la vie et la mort.
Dans l’article sur « la dénégation » de 1925, Freud montre l’origine psychique de la pensée : la polarité de la pensée (négative ou affirmative) s’enracine dans le couple de pulsions opposées Eros vs Thanatos, en d’autres termes dans les pulsions de vie et de mort. L’affirmation recherche l’unification tandis que la négation tient de l’expulsion.
Freud considère que l’enfant passe par l’étape du moi-plaisir qui « veut s’introjecter tout le bon et expulser hors de lui tout le mauvais ». Alors se crée la limite dedans/dehors. L’enfant, qui se préoccupe essentiellement de manger et expulser, croit à la toute-puissance magique de sa pensée puisqu’il se représente le désir et le voit aussitôt réalisé, dans le meilleur des cas. Il ne sait pas encore que ses cris ont suscité l’action de l’entourage. (L’obsessionnel ne se débarrassera jamais tout à fait de cette croyance malgré les expériences). L’étape suivante du développement de l’enfant est opposée à la première : c’est celle de l’épreuve de réalité qui confronte l’enfant à juger de l’existence réelle de l’objet de satisfaction. Elle est favorisée par le retard de la satisfaction, les petites déceptions et les interdictions. Les deux principes du fonctionnement psychique (plaisir et réalité) sont donc successifs et opposés, mais coprésents dans l’art.


Sandor Ferenczi est un psychanalyste hongrois analysé par Freud et, pendant très longtemps, son disciple le plus proche. Il a écrit de nombreux articles passionnants qui ont été rassemblés sous la direction de Michaël Balint en quatre volumes. Dans un article de 1913 intitulé « Le développement du sens de réalité et ses stades » (1970 p. 52-65), il reprend la théorie de Freud concernant le stade-plaisir et le stade-réalité. Entre les deux étapes, l’élaboration de la pensée ne s’est pas encore interposée entre le désir et l’action : il n’y a pas encore d’inhibition ni d’ajournement.
Le principe de plaisir qui ne tient pas compte de la réalité caractérise la vie prénatale, remarque Ferenczi : le foetus a constamment tout ce qui lui est nécessaire. Après le traumatime de la naissance, le nouveau-né « désire de toutes ses forces se retrouver dans cette situation ». Et l’entourage, quand tout se passe bien, fait en sorte que ce désir soit réalisé : il évite les excitations externes comme la faim, le froid, l’irritation fessière, etc. Les cris au moment du déplaisir deviennent signaux pour que le désir se transforme en réalité. Puis les gestes appropriés, comme celui de tendre la main, procurent le plus souvent la satisfaction désirée sans effort, si bien qu’il y a une période de gestes magiques. Le développement pathologique de cette situation donne la conversion hystérique en symptômes des désirs refoulés. L’hystérique s’est fixé au stade des gestes magiques.
Ferenczi rapproche le premier stade, celui du moi-plaisir, de l’introjection : toutes les expériences sont encore incluses dans le moi. Le stade de réalité serait alors la phase de projection du développement du Moi. Le monde extérieur résiste à ses désirs et l’enfant y projette ses caractéristiques intérieures si bien qu’il traverse une période animiste. Il passe du geste au langage et se trouve alors dans la période des pensées et mots magiques. C’est à ce stade que régresse le névrosé obsessionnel qui croit à la toute-puissance de sa pensée et de ses formules verbales.
La mégalomanie cache un sentiment d’infériorité, comme l’a montré Adler mais ce sentiment d’infériorité est lui même issu d’un sentiment excessif de toute-puissance qui a dû être refoulé et qui se manifeste par compensation : ambition démesurée, appât excessif du gain, cachent le désir de retrouver la toute-puissance initiale. Le désir de tout savoir et la soif de connaissance pourraient bien venir de là. La curiosité intellectuelle serait-elle désir de toute-puissance ?
Freud énonce que le règne du principe de plaisir cesse quand l’enfant est détaché de ses parents sur le plan psychique. Ferenczi ajoute ceci, qui semble crucial en ce qui concerne la pensée : « C’est également à ce moment, extrêmement variable selon les cas, que le sentiment de toute-puissance cède la place à la reconnaissance du poids des circonstances. Le sens de réalité atteint son apogée dans la science où, par contre, l’illusion de toute-puissance tombe à son niveau le plus bas ; l’ancienne toute-puissance se dissout ici en seules « conditions » (conditionnalisme, déterminisme). Nous trouvons toutefois dans la théorie du libre-arbitre une doctrine philosophique optimiste qui réalise encore les fantasmes de toute-puissance. » (1970, p. 61-62).
Ainsi, c’est l’ancien sentiment de toute-puissance du nourrisson qui conduirait l’adulte à attribuer une importance exagérée soit au libre-arbitre soit au déterminisme ; ces deux théories opposées seraient mues par la même origine. Ferenczi ne le dit pas, mais cela apparaît dans la juxtaposition de ses exemples. On pourrait même supposer que le facteur qui différencie les deux tendances correspondrait alors respectivement au stade de fixation sur la période d’introjection ou de projection, soit le stade de plaisir pour la théorie du libre-arbitre et la déception du stade de réalité pour la théorie du déterminisme. Quoi qu’il en soit, nos convictions, voire nos certitudes, que nous prenons pour le résultat de pensées logiques, seraient ainsi orientées par des éléments anciens tels que la frustration de la toute-puissance infantile.
Le choix des pensées se déterminerait donc, partiellement du moins, non en fonction du raisonnement mais en fonction « de la phase de développement du Moi et de la libido où s’est produite l’inhibition de développement favorisante » comme le disait Freud à propos du choix des névroses.
Mais revenons à Ferenczi. Il considère que le sens de la réalité se développe par refoulements successifs, la frustration exigeant l’adaptation. Le fœtus préfèrerait rester dans le corps maternel, mais il « doit oublier (refouler) ses modes de satisfaction préférés et s’adapter à d’autres. Le même jeu cruel se répète à chaque nouveau stade du développement. » (ibidem p. 64). Ferenczi ajoute dans une note que, si l’on pousse à l’extrême ce raisonnement, la tendance à l’inertie ou à la régression domine la vie organique tandis que la tendance à l’évolution, à l’adaptation, dépendrait de stimuli externes.
Enfin, il considère les contes, que les adultes racontent si volontiers aux enfants, comme la représentation artistique de la situation perdue de toute-puissance. Mais cela concerne l’imaginaire. Ferenczi revient plus résolument sur la formation de la pensée dans un article de 1926 intitulé « Le Problème dans l’affirmation du déplaisir » (1974, p. 389-400). Il y exploite les nouveaux apports théoriques de Freud, essentiellement l’article sur la dénégation de 1925.
L’ambivalence par rapport au premier objet, le sein maternel, aimé quand il donne satisfaction et haï quand il se fait attendre, est au fondement du processus de pensée, selon lui. La capacité de juger vient de cette ambivalence défensive dans laquelle les deux tendances se neutralisent mutuellement. Le « lien qui unit les forces d’attraction et de répulsion » est un « processus psycho-énergétique à l’œuvre dans toute formation de compromis et dans toute vision objective. » (1974, p. 394). Si l’on aime trop un objet, on ne se rend même pas compte de son existence, on l’intègre au moi. Si l’on déteste trop un objet, on le rejette totalement. Et quand ces deux tendances se modèrent l’une l’autre, on peut reconnaître l’objet : les deux mécanismes d’introjection et de projection se compensent mutuellement. La reconnaissance scientifique du monde nécessite l’instauration du préconscient, niveau où a lieu la dénégation. Et l’on voit réapparaître l’idée freudienne du détournement, essentiel à la pensée et la culture : « la capacité d’adaptation psychique comporte une disposition permanente à reconnaître de nouvelles réalités et la capacité d’inhiber l’action jusqu’au terme de l’acte de penser. » (ibidem p. 397).
La pulsion de mort est à l’œuvre car tout amour d’objet se forme aux dépens du narcissisme : dans l’adaptation, la reconnaissance du monde environnant ou la formulation d’un jugement objectif, la destruction partielle du moi est tolérée en vue d’une reconstruction plus solide si bien que la destruction est préalable à un devenir positif. Les traces mnésiques seraient des cicatrices de destructions réutilisables par Eros pour la préservation de la vie (ibidem p. 398).
Dans le domaine mathématique et logique se déploient les deux sens du mot « compter » : il s’agit de compter avec le réel et de compter les facteurs de déplaisir plus ou moins grand. La pensée serait ce calcul à partir de traces mnésiques qui peuvent rester inconscientes. L’aptitude à juger viendrait donc des réactions psychiques à des stimuli variés et d’intensité diverse. Ferenczi met ainsi en évidence le rôle moteur de l’ambivalence dans la pensée et de la combinaison nécessaire entre pulsion de vie et pulsion de mort.
Par ailleurs dans un article intitulé « Mots obscènes », il reprend la thèse de Freud selon laquelle le psychisme passe des hallucinations à la pensée verbale au cours du développement : « Des performances plus subtiles deviennent possibles du fait que les images mnésiques ne seront plus représentées –poursuit Freud- que par des fragments émoussés de leurs caractéristiques, les signes verbaux. (…) Ce développement peut comporter des étapes psychologiques caractérisées par la coexistence d’une aptitude déjà formée à un mode plus économique de pensée par signes verbaux et la persistance d’une tendance à faire revivre régressivement des représentations. »(1910 ; 1968 p.129-130).
Ces étapes se manifestent par le fait que « les enfants traitent les mots comme des objets » selon l’expression freudienne. Ferenczi ajoute que les grivoiseries comporte un caractère régressif qui accentue le fait que « toute parole prend son origine dans une action qui n’a pas eu lieu » (ibidem p. 131). Par ailleurs, ce qui ressort de ces considérations est l’ambivalence de la langue entre abstrait et concret, dont nous usons dans les jeux de mots et en poésie. Et que serait notre jubilation du langage sans ce sel du Verbe ?

Imre Hermann, dont nous avons présenté la théorie de l’instinct d’agrippement, s’est penché sur l’exploration des démarches de la pensée dans deux ouvrages réunis en un seul volume. Dans les deux cas, il s’est appuyé sur les théories de Freud et Ferenczi, dont il est le disciple. Il s’agit de Psychanalyse et logique et Le Moi et le Penser, parus pour la première fois respectivement en 1924 et 1929, réunis en un seul volume dans leur traduction française de 1978. Dans le premier, il révèle dans la pratique de la logique, exercée sous prétexte de recherche de la vérité, un mécanisme de défense affective qui consiste en l’apaisement d’un conflit ou d’une souffrance par certaines démarches intellectuelles. Dans le second, il met en évidence les fondations magico-mystiques et totémiques de la pensée.
Hermann remarque la fonction critique et normative de la logique, correspondant à la censure et l’idéal du Moi (1924 ; 1978 p. 24). La norme logique s’exerce par rapport à la vérité, la réalité, or la représentation de celle-ci indique des degrés d’évolution du moi, comme l’a montré Ferenczi. Hermann distingue cinq démarches de pensée : la démarche duelle, la démarche inverse, la démarche de détournement et enfin celle de l’enfoncement et de l’élévation. Si les deux premières se conjuguent, les deux dernières s’opposent point par point.
La démarche duelle de pensée, apaisée via ce qui fonctionne par deux, consiste à introduire le nombre deux dans les jugements. Hermann s’appuie sur la théorie de Freud selon laquelle le psychisme se forme à partir du biologique et de l’organique. Il la prolonge en faisant valoir que la pensée peut se fonder du point de vue organique sur la dualité des yeux, des mains, etc. Cette pensée duelle se manifeste dans les formes linguistiques de réduplication du type ouah-ouah ou au jour d’aujourd’hui et dans les répartitions en deux classes opposées du type doux et passif vs puissant et actif. Il a observé cette bipartition chez une malade, mais cette binarité de répartition est extrêmement fréquente. Remarquons l’énantiosémie flagrante de ce type de construction dans le domaine de la pensée. Cela correspond à l’intégration psychique de la relation duelle entre la mère et l’enfant (1924 ; 1978 p. 36-38). Le cramponnement lui-même est le fait de couples d’organes pairs : les mains et les pieds. La prédilection pour les paires influence les catégories logiques dès Pythagore qui voit les nombres impairs et en particulier l’unité comme masculins, les nombres pairs et en particulier la dualité comme féminins. Le deux serait même le premier concept selon Max Müller. Et Rank a bien montré que la peur pathologique du Moi peut se matérialiser dans le double : le reflet du miroir. Par voie de régression, le penser peut se raccrocher à une démarche préexistante d’origine biologique, avec l’émergence d’une personnalité orientée vers la dualité. La démarche duelle de pensée préside aux relations à deux termes, donc aux fonctions, du type a* b, et au jugement.
La démarche inverse se manifeste dans la représentation par le contraire : c’est « la projection de sa propre intériorité et l’introjection de l’extériorité », la « conversion des sentiments fondée sur l’ambivalence » et c’est une démarche en potentiel partout où existent deux tendances opposées. Elle inclut les inversions temporelles et, éventuellement, les lapsus. Les instincts de vie et de mort, d’origine biologique, la favorisent. Hermann voit un lien biologique profond entre la démarche duelle et la démarche inverse (ibidem p. 59), qui aurait son origine dans le narcissisme. Dans le conflit oedipien, le fils veut prendre la place du père et inverser les rôles, ce qui se passe partiellement : le fils arrive à l’âge adulte et le père vieillit avec le risque de retomber en enfance (ibidem p. 65). Le doute, essentiel à la pensée philosophique, consiste à se tenir aux deux extrémités d’une démarche d’inversion liée à une démarche duelle, « avec absence d’un sentiment d’évidence portant sur la correctitude » (ibidem p. 66). La démarche inverse est efficace dans le domaine des relations inverses, symétriques et réciproques.
La démarche de détournement correspond à un comportement d’évitement pour échapper à une réalité pénible. Elle explique l’activité philosophique et le processus créatif. L’abstraction est apparentée à cette démarche et permet un dépassement du conflit oedipien vers l’autosatisfaction, à laquelle s’ajoute le plaisir d’obéir au père (ou à la mère) qui nous impose d’entraver nos propres désirs (ibidem p. 71-73). Dans une note, Hermann relie cette démarche de détournement aux mouvements de tête de l’enfant à la naissance qui lui permettent de se détacher de la mère. La démarche de détournement s’oppose à l’agrippement et permet l’investissement narcissico-libidinal du cerveau souligné par Ferenczi (ibidem p. 90).
La démarche de l’enfoncement consiste à tout tourner vers le bas : pessimisme, tassement du corps, baisse de tonus musculaire, voire de l’audition, désir d’enfantement. Dans le domaine de la pensée, cela correspond à la déduction, tandis que l’induction va de pair avec la démarche de l’élévation, dirigée vers l’optimisme, la joie, l’énergie. Hermann associe la dénégation à la pulsion de mort et à la démarche de l’enfoncement ; inversement il relie l’affirmation à la pulsion de vie et la démarche de l’élévation. La loi du Moi, c’est la stabilité. Et la démarche de l’enfoncement, avec sa pulsion de mort, lui est utile pour niveler les objets dans les comparaisons et aboutir à des ressemblances, différences, égalités.
A la lumière de cette remarquable analyse de Hermann, on voit bien que des démarches de fonctionnement général issues de l’ambivalence psychique se répercutent sur la pensée en favorisant l’énantiosémie : la démarche inverse débouche sur les relations inverses, symétriques et réciproques ainsi que sur le doute philosophique, si essentiel à la pensée. Les démarches opposées de l’enfoncement et de l’élévation mènent respectivement à la déduction et l’induction, elles débouchent aussi sur les comparaisons. Quant à la démarche de détournement, si fondamentale dans la capacité d’abstraction, elle permet le déploiement de la pensée et de l’art. Or le mouvement de détournement du nouveau-né qui pivote légèrement la tête pour sortir du corps maternel en est la première manifestation, et c’est l’esquisse de ce mouvement de tête giratoire dont nous avons vu avec Spitz qu’il est particulièrement ambivalent puisque c’est le même mouvement qui permet au bébé de chercher le sein ou de le refuser, une fois arrivé à satiété. Ce geste de détournement qui facilite la naissance et s’amplifie ensuite en mouvement giratoire ambivalent est le prélude au signe de tête négatif, condition de la pensée autonome, et au développement intellectuel. La démarche de détournement, ambivalente dès l’origine, s’accompagne d’autres démarches qui vont se combiner pour converger en direction de l’excellence du développement linguistique et rationnel.
En outre, Hermann considère que le principe de contradiction en logique vient de l’Inconscient des logiciens et de leur problème d’Œdipe : si deux propositions sont opposées, l’une vient du père et l’autre non (1924 ; 1978 p.95). C’est pourquoi les logiciens en concluent que l’une est fausse. Il arrive que ce soit juste, mais ce n’est pas toujours le cas. En quelque sorte ce reste de problème oedipien serait à l’origine de la logique. Ajoutons qu’il provoquerait aussi la méconnaissance de l’alliance des contraires et de leur coprésence : un reste oedipien entraverait la prise de conscience de l’énantiosémie.
Par ailleurs, Hermann met en évidence la fonction surmoïque de la logique en s’appuyant sur Totem et tabou de Freud selon lequel il reste dans la pensée quelque chose de la toute-puissance magique dans la confiance en la puissance de l’esprit humain : on y « retrouve encore les traces de l’ancienne croyance à la toute-puissance ». Il établit un parallèle entre catégorie et espèce appartenant respectivement l’une à la science logique et l’autre au totémisme. Dans les deux cas, il y a une « visée du collectif », de l’universel, et « relégation de l’individuel à l’arrière-plan » (1929 ; 1978 p. 115). Il n’y a plus un être unique mais chacun est le représentant d’une espèce. De plus, la philosophie cherche l’essence des choses de même que le primitif cherche le contact étroit avec la nature grâce au totem. Le but de la logique est de parvenir à une vérité par-delà les perceptions, ce qui est issu d’une vision magico-mystique du monde. La logique serait le penser sublimé d’une vision magique et totémique.
D’ailleurs le logicien échappe au temps en considérant les normes de la vérité comme immuables ; cette libération du temps advient aussi dans certaines expériences mystiques. Dans le totémisme on pratique l’exogamie, en logique il est question de compatibilité, de tolérance et de non tolérance. Pour les universaux comme pour les totems, on s’est demandé s’ils étaient des noms et rien d’autres. Mais tout ce qui est sensible est éliminé de la logique, y compris la magie des mots et les démarches de l’Inconscient : déplacement, condensation, représentation du tout par la partie. Finalement la logique apprécie beaucoup le renversement, à tel point qu’il apparaît comme une clé en syllogistique : c’est le retour du refoulé (ibidem p. 123). D’ailleurs le sensible et la magie réapparaissent dans les intuitions et les visions intellectuelles.
A force de tourner le dos au manifeste, la logique se retrouve en contact intime avec l’Inconscient. Le formalisme rigide serait une défense contre le refoulé. Mais la pensée pure ne serait-elle pas justement l’Inconscient profond ? La psychanalyse et la logique présentent d’ailleurs des points communs tels que vouloir guérir de l’irrationnel et chercher l’élévation au niveau du conscient de présupposés tacites d’une part, d’autre part étudier des déplacements : il s’agit de transfert des sentiments ou du déplacement de valeurs affectives en psychanalyse ; en logique il est question de décrire les règles présidant au glissement des caractéristiques du vrai (ibidem p. 113).
Une autre analyse intéressante de Hermann concerne l’orientation par l’odeur, qui va de pair avec la méfiance. L’orientation olfactive se préoccupe d’un objet éloigné qui n’apparaît pas visuellement au premier abord. Et ce dépistage va de pair avec une pensée « marquée par l’infime détail contenant l’essentiel, des traces actives du savoir autour d’un « spécifique » agissant de façon concentrée »(ibidem p. 150). Remarquons au passage que les exégèses, les études littéraires, les analyses textuelles et linguistiques, sont particulièrement concernées. Cette prééminence de l’odorat liée à la méfiance va de pair avec le pessimisme. D’ailleurs on remarque peu les odeurs agréables, mais on détecte immédiatement les mauvaises odeurs.
On peut se demander alors si les grands intellectuels sont des individus qui ont acquis un haut niveau grâce à la méfiance, qui les a perturbés au départ, et qui se prémunissent contre la tristesse par la recherche. Les expériences négatives conduiraient certains à un développement très positif. Les propos de Hermann semblent rejoindre ceux de Winnicott relatifs à l’hyperdéveloppement intellectuel par compensation observé chez certains malades. Un enfant en danger se méfie, cherche à déjouer les pièges, et pour ce faire développe ses talents avec l’énergie du désespoir, en particulier l’intelligence et la mémoire, avec cette particularité d’interpréter chaque détail comme un danger potentiel. Bien évidemment, cela risque de mener à la maladie mentale ou de figer toute capacité intellectuelle par angoisse. Mais serait-ce le même procédé qui actionne nos aptitudes à penser ? L’humanité entière n’est pas victime de traumatismes, mais chacun doit faire face à des difficultés plus ou moins graves qui aiguisent ses capacités. Celui qui pense pouvoir nager seulement vingt mètres en piscine en fera dix fois plus en mer s’il se sent en danger de mort. Chacun économise ses neurones dans une situation qui l’ennuie mais les déploie quand il est motivé. Ce sont les grandes émotions (frayeur et désespoir ou bonheur et enthousiasme) qui meuvent les potentialités humaines.
L’odorat, important dans la petite enfance, s’efface ensuite devant la prééminence visuelle et auditive des perceptions conscientes, il reste même en retrait par rapport aux perceptions tactiles. Et cependant il serait à l’origine de notre acharnement herméneutique, surtout quand il s’agit de déceler la richesse essentielle d’un détail. Paradoxalement, c’est donc un sens que nous négligeons quelque peu qui aurait suscité tout le déploiement des sciences et c’est la méfiance initiale qui susiterait la joie de la recherche !


Jacques Lacan , dans le Séminaire VII ou L’Ethique de la psychanalyse, reprend les deux principes de fonctionnement freudiens : le principe du plaisir et le principe de réalité. Le premier domine les processus de pensée inconscients, qui « ne parviennent à la conscience que pour autant que l’on peut les verbaliser, qu’une explication réfléchie les ramène à portée du principe de réalité, à portée d’une conscience en tant que perpétuellement éveillée, intéressée par l’investissement de l’attention à surprendre quelque chose qui peut se produire, pour lui permettre de s’orienter par rapport au monde réel.
C’est dans ses propres paroles que le sujet, d’une façon combien précaire, arrive à saisir les ruses grâce auxquelles viennent dans sa pensée s’agencer ses idées, qui émergent souvent d’une façon combien énigmatique. » (1986, p. 60-61). En d’autres termes, nos pensées émergent de l’Inconscient via nos discours, à décrypter pour essayer de cerner les ruses qui organisent nos raisonnements. Nos paroles prétendument rationnelles surviennent en guise de décharge « pour maintenir la tension au plus bas ». Mais ce qui devient conscient grâce à l’effort de parler ne l’est que rétroactivement. Il s’agit d’ « enregistrer quelque chose de ce qui se passe dans le psychisme –à quoi Freud fait allusion à plusieurs reprises, toujours avec prudence et quelquefois avec ambiguïté, comme perception endopsychique » (ibidem p. 62).
Lacan reprend une expression de l’Apocalypse, « manger le livre », qui concerne l’absorption de rouleaux contenant la parole divine et symbolise dans la Bible l’assimilation de cette parole divine en vue d’accéder à la connaissance spirituelle. Cette expression apparaissait déjà dans l’Ancien Testament : Ezéchiel doit avaler le rouleau de la Loi pour se distinguer des rebelles avant d’aller parler au peuple. Chez Lacan, la métaphore « manger le livre » concerne la faim sublimée, la soif de savoir. « (…) la science est animée par quelque mystérieux désir, mais elle ne sait pas, pas plus que rien dans l’Inconscient, ce que veut dire ce désir. L’avenir nous le révélera, et peut-être du côté de ceux qui, par la grâce de Dieu, ont mangé le plus récemment le livre, je veux dire ceux qui n’ont pas hésité à écrire avec leurs efforts, voire avec leur sang, le livre de la science occidentale – ce n’en est pas moins un livre comestible. » (ibidem p. 374-375).
C’est donc le désir qui gouverne la pensée, et c’est la recherche psychanalytique qui peut l’éclairer. Selon Lacan, l’éthique consiste à vivre en conformité avec son désir propre (ibidem p.359-361), par-delà le bien et le mal : « L’important n’est pas de savoir si l’homme est bon ou mauvais à l’origine, l’important est de savoir ce que donnera le livre quand il aura été tout à fait mangé. » (ibidem p. 375).

Gérard Haddad , psychanalyste analysé par Lacan, intitule l’un de ses ouvrages, le plus connu, de cette formule biblique et lacanienne, « manger le livre ». Il interprète l’allégorie d’Ezéchiel mangeant le livre comme un processus d’émancipation : liber est la racine de liberté. Il cite Freud à propos du liber de l’arbre : « Le transfert peut être comparé à la couche intermédiaire entre l’arbre et l’écorce, couche qui fournit le point de départ à la formation de nouveaux tissus et à l’augmentation d’épaisseur du tronc. ». Cette couche intermédiaire, le liber, est la racine étymologique de livre parce qu’elle est facilement détachable dans certaines espèces et sert de support d’écriture. Cette même métaphore « entre arbre et écorce » désigne aussi l’Inconscient lui-même chez Freud et Lacan (1984 ; 1998, p. 141).
Par ailleurs Lacan rapproche la dévoration du livre de la sublimation : la pulsion orale se satisfait sans refoulement mais en changeant de but. Cela suppose que la sublimation évite le refoulement. Et selon Haddad, le fait de manger le livre équivaut à l’incorporation du signifiant lui-même (ibidem p. 148). La sublimation nécessite un renoncement à la jouissance charnelle, dont le désir se déplace dans le domaine scientifique ou culturel. Mais il faut accepter qu’on ne peut tout savoir, que le savoir absolu est impossible, sous peine de psychose ou totalitarisme (ibidem p. 152).
Haddad s’appuie sur les écrits de Freud, pour lequel la pulsion orale est fondamentale et le sein maternel est l’objet perdu primordial, dont la nostalgie est à l’origine du langage et de la pensée (ibidem p. 46). La première organisation sexuelle prégénitale est orale ou cannibalique. Et « l’identification est en fait ambivalente depuis son tout début. Elle peut virer en expression de tendresse comme en vœu de suppression. ». De même dans « Deuil et mélancolie », Freud montre que le surmoi est lié à la pulsion orale et sa dimension agressive. Et Lacan ajoute dans le Séminaire IV que dans la formation du surmoi, le sujet avale des paroles (Haddad, ibidem p.49). Enfin, Haddad s’appuie sur l’article de Freud sur la dénégation, selon lequel la pensée n’émerge qu’avec la négation, à savoir le « moment où dans le continuum du monde, certains objets sont affirmés, introjectés et d’autres écartés. » (ibidem p. 50).
Haddad explique que cela correspond aux rites alimentaires juifs, qui tendent à instaurer une séparation dans le continuum des aliments. Certains repas liturgiques consistent à manger des fragments de nourriture correspondant à des mots symboliques. Par exemple on formule le souhait que l’année soit bonne comme la pomme et douce comme le miel, et l’on ingère un morceau de pomme et un peu de miel. Outre la séparation en fragments, il s’agit d’incorporer le symbolique.
Haddad conclut des théories de ses prédécesseurs que les premiers pas de la pensée sont en rapport avec la pulsion orale : « on pense avec sa bouche, avec ses dents. » (ibidem p.50). Son point de vue est confirmé par les observations actuelles : la violence survient surtout quand le langage n’est pas maîtrisé, c’est-à-dire quand l’agressivité n’a pas cette voie secondaire du langage pour trouver l’apaisement de manière relativement inoffensive. Cela explique aussi l’animosité qui est souvent perceptible dans les débats d’idée, surtout les débats politiques, qui deviennent généralement polémiques.
Enfin, le point de vue psychanalytique sur la pensée constitue une forme de pensée, qu’il est toujours possible de remettre en question. Haddad, avec beaucoup de respect et d’humour, rappelle à propos de l’athéisme de Freud et Lacan, expulsion rageuse du père, qu’ils ont enseigné ceci : la haine est l’envers de l’amour. Les convictions religieuses, qu’il s’agisse de foi ou d’athéisme, semblent influer sur la pensée –et ce n’est pas le cas seulement chez Freud, Lacan ou Haddad-, alors que ces options originelles ne dépendent guère de la raison, mais de bon nombre de circonstances telles que le rapport au père, l’influence éducative, l’aire culturelle ou les éventuelles expériences mystiques.

Daniel Marcelli, professeur de psychiatrie de l’adolescent, que nous avons déjà évoqué à propos de l’analogie entre les mots croisés et le jeu de chatouille, ayant pour facteur commun l’excitation de l’incertitude, accorde à ce jeu de surprise entre la mère et l’enfant une grande importance pour l’acquisition de la pensée autonome (2006 p. 169-175). En effet, lorsqu’elle diffère le moment de la chatouille attendue, la mère stimule l’attention de l’enfant et surtout elle lui apprend à trouver du plaisir en investissant l’écart entre deux représentations. Or la pensée nécessite de savoir se désengager d’une représentation pour s’investir dans une nouvelle représentation plus riche ou plus originale que la précédente. Donc un jeu qui favorise le plaisir dans l’investissement de l’écart va susciter ultérieurement la mobilité de la pensée.
Au moment où l’enfant est déçu dans son attente, il éprouve un moment de crainte car le changement de rythme est une forme de menace un peu inquiétante, mais cette crainte va se résoudre en rire et cette peur délicieuse va préparer ses apprentissages ultérieurs (ibidem p. 175-181). En effet il faut commencer par accepter l’incertitude pour être réceptif à la nouveauté. Puis il s’agit de maîtriser la situation en acquérant les connaissances nécessaires pour trouver une solution. « L’éprouvé de surprise précède nécessairement le travail de subjectivation » ( ibidem p. 178).
Par le jeu de surprise, qu’il s’agisse de chatouille ou de jeu de mot, la mère apprend son enfant à accepter l’écart par rapport à ce qu’il attend d’elle, puisque le manquement est suivi de retrouvailles et de plaisir. C’est fondamental pour communiquer en acceptant la différenciation (ibidem p. 182) et pour réagir de manière positive à l’inattendu. L’absence d’écart et de fantaisie mène à la rigidité, à l’abattement devant une situation nouvelle et au manque d’appétence devant la surprise.
Les besoins du bébé sont ambivalents : il a autant besoin « de stabilité et de répétitions que de surprises et de changements » (ibidem p. 168). Un rythme régulier est structurant mais les ruptures de rythme sont indispensables aussi. Marcelli cite Meschonnic pour mettre en valeur le lien entre rythme et sujet. L’enfant apprend dans le jeu de la surprise à anticiper, même s’il s’agit d’une anticipation déçue. Il apprend aussi à se décramponner de sa mère, se libérant ainsi de l’instinct d’agrippement décrit par Hermann.
Enfin la ruse est nécessaire au développement de l’intelligence et permet de prendre en compte le savoir de l’autre, d’élaborer des hypothèses sur ses intentions. La ruse est la caractéristique de Mètis, l’intelligence grecque qui se métamorphose de manière inattendue. Et la tromperie incite à penser. Marcelli clôt son ouvrage en ces termes : « La surprise est au cœur de notre ambivalence » (p. 291) puisque nous continuons de la désirer et de la craindre en même temps.
L’écart par rapport à la norme dans le jeu de surprise semble donc préparer simultanément à se différencier d’autrui et à penser : c’est que penser nécessite de pratiquer des écarts par rapport aux normes de pensée afin de développer son intellect de manière personnelle et créative.


Jean-Claude Lavie , psychanalyste, a choisi un titre provocant : « L’Amour est un crime parfait ». Il déploie avec humour les abominations susceptibles de se cacher derrière des mots d’amour enchaînants : « Agresser, souffrir, tourmenter, satisfaire, s’efforcer, contrarier, soumettre, s’absenter, dépérir, semer la discorde, se taire, subir, être gentil, renoncer… L’amour s’extorque, tout autant qu’il se mérite, se mendie ou s’attend. Ce qu’en son nom chacun inflige aux autres ou à soi-même, lui semble depuis toujours pleinement légitime. L’amour est un crime parfait ! » (2007, p. 49). Il montre que les mots « je t’aime » peuvent signifier « de l’offre ou de la demande » et tendent à « mettre en accord des antinomies, comme le langage diplomatique » (ibidem p.192). Il reprend la théorie de Freud selon laquelle l’amour est un déplacement de l’amour filial sur un autre objet, et surtout celle de Lacan : l’amour est donc un leurre réciproque et nécessairement décevant.
Il démontre l’illusion de la liberté de penser : la dépendance à la mère a laissé place à des substituts divers, notamment des pensées qui apaisent. Il s’agit de remplacer une présence fiable par une conception du monde qui permette la quiétude (ibidem p.123). Il dénonce notre propension à faire attention au contenu des discours sans prêter suffisamment attention à l’énonciation et en particulier à la raison d’être de ces discours, « qui demeure dans sa complexité aussi inaccessible à celui qui parle qu’à celui qui entend » (ibidem p. 92). D’ailleurs la vérité de nos pensées est si relative que « [d]éfendre les idées qu’on a tétées voue à se dresser contre ceux qui se sont nourris ailleurs, lesquels nous le rendent bien » (ibidem p. 103). C’est pour évincer en soi des idées discordantes qu’on les combat au-dehors. Ou c’est pour se faire accepter qu’on s’efforce de convaincre autrui de nos assertions (ibidem p. 105-106). Nos motivations inconscientes exercent un pouvoir considérable sur notre pensée, et les ignorer nous met à leur merci (ibidem p. 114).
Lavie va jusqu’à contester l’idée rassurante selon laquelle nos pensées sont notre bien le plus personnel, inaccessible à la contrainte d’autrui : « (…) mes pensées ne m’appartiennent pas. Au mieux je les emprunte, au pire je les subis. » (ibidem p. 119). Le fait est est que nous sommes prêts à nous enthousiasmer pour n’importe quelle conviction dans le but inconscient de nous affirmer (ibidem p. 118-119). En outre, nous nous croyons affranchis de nos parents, alors que « rien d’actuel ne saurait éteindre nos attentes passées. A cause de cet objet perdu que nous n’avons jamais eu et que nous n’aurons jamais, nous sommes voués à rester des enfants inachevés, en perpétuel besoin de compréhension, ingénieux substitut de l’amour parfait. » (ibidem p. 123).
Enfin, la scène primitive considérée comme un traumatisme depuis Freud dans le domaine sexuel, le serait surtout dans le domaine métaphysique. Non seulement notre être répond d’une rencontre hasardeuse, mais la scène primitive évoque nécessairement le non être : « Paradoxalement, nous ne pouvons penser notre conception et notre mort qu’en les niant. Nous imaginer mort nous en fait le témoin, quand nous ne le serons plus de rien. Tenter de nous représenter notre conception nous en rend contemporain, avant même que nous ne puissions l’être de rien. » (ibidem p. 132).
D’après Lavie, la manière d’imaginer la scène primitive qui nous a engendrés organiserait notre faculté de penser, avec le cadre et les limites du fonctionnement psychique (ibidem p. 142). C’est une idée intéressante que la conception de notre conception permette l’élaboration des concepts. Quoi qu’il en soit, notre pensée répond à des causes obscures et nous cherchons en parlant à nous affirmer ou à nous masquer, et non à communiquer quelque chose (ibidem p. 184). Pichon disait déjà que la fonction de la langue est bien plus de nous masquer que de communiquer, idée exploitée avec beaucoup d’humour dans cet ouvrage qui met en évidence l’illusion de nos amours et de nos pensées et nous interroge sur la motivation de nos discours. C’est néanmoins la pensée qui permet de conceptualiser la relativité de nos certitudes.

Conclusion

Tout savoir serait-il illusoire ? Ingérer la culture et régurgiter des discours, serait-ce une illusion, une « foliesophie » selon l’expression de Lacan à propos du livre de Joyce, Ulysse, qu’il considère comme un rempart contre la psychose ? Mais si l’on peut douter que la connaissance assure une quelconque certitude, il semble bien qu’elle participe au bonheur. Plus exactement, ce qui réjouit au plus haut point, c’est la recherche de connaissance mue par la curiosité intellectuelle et la motivation alliant désir profond et contrainte surmoïque.
La pensée se fonde sur le choc des oppositions en révélant son origine psychique ambivalente. Philosophie et psychanalyse cherchent à améliorer les prises de conscience, mais la pensée reste essentiellement liée à des motivations inconscientes telles que le besoin d’un raisonnement aussi rigide qu’une muraille protectrice ou de certitudes qui jouent le rôle d’étayage pour les êtres en devenir permanent que nous sommes : asservis au passé qui nous a partiellement déterminés et continue de le faire dans la mesure où nous cherchons inconsciemment des substituts d’êtres parentaux, en perpétuelle mutation dans le domaine de la métaphysique comme dans celui de la pensée ou de l’imaginaire, nous progressons inéluctablement vers la mort qui nous angoisse et par conséquent nous incite à penser.
La recherche de sens nous mène, par la pensée, de l’herméneutique ou interprétation (des textes, des paroles, du comportement des êtres et du monde en général) à l’heuristique ou découverte. L’évolution de la pulsion orale à la sublimation permet ces jouissances considérables, qui constituent peut-être la fonction essentielle de la pensée : échapper à l’angoisse de la mort par la jouissance intellectuelle. Tous nos raisonnements seraient une vaste recherche de plaisir sous prétexte d’affrontement à la réalité…
Le développement de la culture et de l’abstraction mènerait de la dévoration à l’expression verbale. Mais cette évolution va avec le désir de dévorer l’autre, d’où le besoin de dominer en politique et dans les débats divers, où le désir d’avoir raison risque d’aveugler l’entendement. On ne quitte cette agressivité que dans la pensée solitaire, libre de toute influence de l’ordre des conventions sociales ou de l’image de soi présentée en public. Le développement de la pensée ne peut se faire que grâce à la société, mais ne peut atteindre son essor maximal que dans la solitude assumée.
La pensée opère donc dans une alternance de réflexion solitaire et d’échange, de séparation et de fusion, d’analyse et de synthèse, de tourbillon fertile et de frein efficace. L’ambivalence originelle, prodigue en énergie, nous propulse ainsi vers des modes opératoires ambivalents au cours desquels pulsion de vie et de mort entrent en synergie pour magnifier nos capacités.


II 3. L’imaginaire 

Barbey d’Aurevilly, dans l’incipit de L’Ensorcelée, écrit ce paradoxe : « (…) l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des hommes. » (1964, p. 557). La vérité de cette apparente contradiction déborde largement le cadre de l’écriture fantastique. L’imagination est en effet nécessaire à la pensée pour susciter des hypothèses stimulantes indispensables à sa fertilité. Elle se déploie en littérature et dans tous les arts et s’infiltre dans tous les champs culturels.
L’ambivalence de notre psychisme imprègne notre langue et notre pensée en y introduisant la coprésence des contraires, comme nous l’avons vu précédemment. Nous allons voir qu’il en est de même dans le domaine de l’imaginaire. Pour ce faire, nous allons envisager successivement la mythologie, le sacré et enfin les symboles.


a) mythologie

L’homme invente des mythes pour expliquer le monde et il y exprime aussi « la compréhension qu’[il] prend de lui-même par rapport au fondement et à la limite de son existence » (Ricoeur, 1969, p. 383). Ses légendes mythologiques n’en véhiculent pas moins des fantasmes, et ce sur le mode ambivalent de l’Inconscient révélé par Freud comme la caractéristique de notre psychisme. Ferenczi écrivit dans un article de 1909 : « La mythologie, où l’anthropomorphisme joue un si grand rôle, apparaît à l’analyse comme une combinaison des processus d’introjection et de projection. ». Le mouvement d’expansion et rétraction est en effet très fréquent dans les mythes, ainsi que la démarche inverse décrite par Hermann.
Nous allons voir la plasticité du personnage mythologique selon Saussure, qui favorise l’expression de l’ambivalence, puis nous étudierons les inversions et parallélismes des récits mythologiques, et enfin l’ambivalence des éléments qui se manifestent à la fois en union et opposition.


a. 1) Le personnage mythologique selon Saussure

L’homme invente les mythes en fonction de son ambivalence psychique, d’où des personnages oxymoriques tels que Tirésias, le voyant aveugle, redoublé par Œdipe, le clairvoyant qui s’aveuglera. L’ambivalence suscite aussi dans l’imaginaire des métamorphoses entre deux inverses : l’enfant divin originel peut devenir Zeus, le père tout-puissant des autres dieux (Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie p. 101).
Ce qui favorise l’expression de l’ambivalence dans la mythologie, c’est que le personnage mythologique est un « être inexistant » qui joue un rôle, comme l’a remarqué Saussure (cf. Michel Arrivé, 2007a p. 83-100). Il n’est pas un personnage fictif avec une personnalité propre comme en littérature où les êtres d’encre et de papier prennent consistance. Il est au contraire d’une plasticité telle qu’il peut jouer un rôle ou son inverse selon les variantes. Il est comme un signe linguistique organisé autour du vide, par union et désunion de traits. C’est ainsi qu’Eros et Thanatos sont substituables dans de multiples légendes, ce qui correspond si bien à nos représentations symboliques profondes que des fleurs sont offertes à profusion par amour comme en cas de décès (cf Valabrega, 1967 ; 2001 p. 114). Eros est d’ailleurs un personnage ambivalent, ce qui apparaît clairement dans l’existence de son symétrique inversé, Antéros, « le vengeur d’amour méprisé ». (Robert V. Merill, 1994, p. 29). Il existait dans l’Antiquité grecque, mais il est beaucoup moins connu qu’Eros, car il ne se distingue pas nécessairement de lui. C’est qu’il est le pôle opposé inhérent au personnage.
Par ailleurs, Eros pratique le tir à l’arc pour susciter le désir amoureux, ce qui dénonce le caractère agressif de l’amour. En outre il est à la fois un enfant et l’accompagnateur, voire le compagnon d’Aphrodite. Paradoxalement, c’est un enfant qui représente le désir amoureux : Eros est le seul enfant divin qui reste éternellement enfant, contrairement à Hermès ou Apollon. Cela correspond à la théorie freudienne selon laquelle le désir amoureux, la libido, l’énergie sexuelle, est au fondement du développement intellectuel et de la sublimation, donc de la culture et de la civilisation. Eros est à l’origine de tout cela. Il n’apparaît jamais comme un homme mûr, ni même comme un adolescent. D’ailleurs, « si l’aspect mâle et femelle de la nature commune d’Aphrodite et d’Eros se trouvent réunis en une figure, ce personnage devient Aphrodite et Hermès en un : Hermaphroditos. » (Kerényi, op. cit. p. 83) Une cosmogonie orphique dit qu’à l’origine un être bisexué sortit de l’œuf originel. Orphée l’appela Phanès, mais Aristophane le dénomma Eros dans le chœur des oiseaux. (ibidem. p. 84)
Le personnage mythique d’Eros est donc le seul dieu grec à être éternellement enfant. On connaît bien l’enfance d’Hermès et celle d’Apollon. Ce dernier, parfois représenté comme nourrisson de Léto avec sa sœur Artémis, figure aussi en tant qu’Apollon Delphinius, représenté par un dauphin ou un enfant chevauchant un dauphin (qui signifie « matrice » par étymologie). Mais ces personnages existent aussi à l’âge adulte, tandis qu’Eros est l’enfant divin par excellence, c’est-à-dire un être en devenir, qui contient en germe tous les possibles. L’enfant est aussi celui qui apprend à maîtriser le langage et s’intéresse vivement à son utilisation ludique. Il est celui qui progresse incessamment. Comme le signale Kerényi (op. cit. p. 80), l’enfance d’un dieu ne correspond pas à une puissance réduite ou une importance moindre, bien au contraire : c’est « l’épiphanie de l’enfant divin ».
L’enfant mythologique possède un caractère ambivalent car il se situe dans le « flottement des enfants et des mourants entre être et non-être » (ibidem. p. 103). Selon Jung, les destins d’enfant sont des figurations d’événements psychiques qui se déroulent pendant l’entéléchie ou formation du soi. La naissance miraculeuse essaie de décrire l’expérience de la création. Les dangers, l’abandon, l’exposition montrent les obstacles à l’existence psychique du Tout. L’enfant représente une poussée vitale qui conduit à l’accomplissement de soi. C’est le passage à la conscience d’un contenu nouveau et encore inconnu qui risque de retourner dans l’Inconscient, d’où les menaces de dévoration par les serpents et les dragons. A partir du choc des contraires, le psychisme inconscient crée un tiers irrationnel en réunissant les contrastes. Le caractère mystérieux de l’enfant vient du fait que c’est un contenu important, non encore reconnu mais fascinant pour la conscience : c’est un Tout en devenir qui dépasse la conscience déchirée par les contrastes (Jung, 1941 ; 1993 p. 125-130).
Eros, de même qu’Apollon, est représenté comme un enfant qui chevauche un dauphin, mais un enfant ailé qui tient une seiche à la main. Le caractère ailé d’Eros permet la liaison entre ciel et eau par la réunion des ailes et du dauphin autour d’un même personnage. Jung précise dans Introduction à l’essence de la mythologie que la réunion des éléments symbolise la réunion du tout psychique : la figure « dépasse la conscience déchirée par les contrastes et se montre plus complète qu’elle. » (ibidem. p. 127). Quant à la seiche, les recherches de James George Frazer montrent que les primitifs mettaient une seiche ou un poulpe dans la main des enfants pour leur assurer par contagion la même capacité de préhension (1890 ; 1981 p. XXXIV). Eros est le dieu du désir amoureux, c’est-à-dire de l’énergie qui permet à l’être humain d’aimer et de s’épanouir, notamment par la sublimation. Il lui permet de saisir le savoir et s’en accaparer. Eros préfigure la théorie freudienne de même que l’eau originelle préfigure les théories scientifiques sur la création du monde. Il semble que l’imagination reflète et satisfait les tendances psychiques et en même temps favorise la pensée créative. L’Inconscient saurait-il déjà des vérités que l’homme doit découvrir ? Quoi qu’il en soit, l’imaginaire et la pensée, comme le langage, semblent se développer en fonction de la structure ambivalente de l’Inconscient. Et le hongrois D. Kövendi a démontré comment la naissance de notre Eros originel était l’organisation rythmique musicale du Tout (Kerényi, op. cit. p.88). Le lien mère-enfant-musique remonte au monde originel ou à l’univers fœtal des premières perceptions rythmiques.
Bon nombre de personnages mythologiques sont ambivalents comme Eros, par exemple Prométhée, dont le statut est paradoxal. (Vernant, 1999 p. 67-89) On l’appelle Titan, mais c’est son père qui est un Titan. C’est un rebelle, mais il n’a pas combattu avec les Titans contre Zeus. Il l’a même aidé de ses astuces. Il est proche des humains, car c’est une créature ambiguë comme eux, qui ont un aspect divin et un aspect animal. Quand Zeus lui fait appel pour répartir les places entre les dieux et les hommes, Prométhée amène un taureau dont il fait deux parts : les os entourés d’une mince couche de graisse appétissante et la viande enveloppée dans une panse peu ragoûtante. Zeus choisit le paquet appétissant, puis se fâche d’avoir été berné. Il se venge en reprenant le feu aux hommes, qui en disposaient au sommet des frênes. Ils reçoivent la viande, dont le morceau de choix qu’est le foie, et voudraient bien la faire cuire. Prométhée cache le feu dans du fenouil, qui est sec au-dedans et mouillé au-dehors, contrairement aux autres arbres, et le donne aux hommes, en jouant de nouveau sur l’opposition entre le dedans et le dehors, l’apparence et la réalité. Le feu donné aux hommes est comme eux : s’il n’est pas nourri, il s’éteint. C’est un cadeau paradoxal car il permet la cuisson, mais s’il se déchaîne, il brûle tout. Zeus cloue Prométhée entre ciel et terre, à mi-hauteur d’une montagne et l’y enchaîne. Lui qui a donné la viande aux humains sert de nourriture à l’aigle de Zeus qui lui mange le foie tous les jours, son foie repoussant chaque nuit, jusqu’à ce que Héraclès le délivre. Selon Vernant, Prométhée est un médiateur entre ciel et terre, situé à mi-chemin entre les deux, et une charnière entre l’éternité des dieux et le temps linéaire des hommes : le foie sans cesse remangé symboliserait le temps circulaire des astres.
Moins bienveillante que Prométhée envers les humains, la sphinge grecque est un autre personnage ambivalent : elle est séductrice et destructrice. Elle apparaît d’abord dans la Théogonie d’Hésiode et signifie étymologiquement « l’étrangleuse » (Revol, 2002, p. 1734). Tandis que le sphinx égyptien à corps de lion et tête de pharaon symbolise le pouvoir et le dieu solaire, la sphinge est un monstre féminin à buste et tête de femme possédant des griffes et des ailes d’oiseau. Les points communs sont d’une part l’énigme et d’autre part le corps de lion associé à la puissance. Il n’est pas certain que ces deux caractéristiques soient dissociées, car le secret éveille la curiosité, or le désir de savoir stimule la puissance potentielle de développement. Le désir de connaissance suscite la recherche et le déploiement des capacités. L’énigme pourrait donc être une source éventuelle de puissance. Le sphinx présente l’énigme de naissance et de mort du dieu solaire, ce qui propose une méditation inoffensive, alors que la sphinge pose des devinettes dangereuses et trompeuses.
En effet, lorsque la sphinge présente une énigme à Thèbes, c’est un prétexte pour dévorer les jeunes gens, et lorsqu’elle questionne Oedipe, c’est pour le malheur du héros. Elle le laisse résoudre le problème en vainqueur, mais c’est un leurre : l’effet de cette prétendue victoire le mène à son destin fatal en lui permettant d’épouser Jocaste, reine de Thèbes, dont il ignore qu’elle est sa mère. Il a deviné que l’être à deux, trois et quatre pieds est l’homme, ce qui fait de lui une figure de l’intelligence. Mais cette connaissance de l’homme en général le conduira vers une autre énigme plus longue à résoudre, celle de la faute ayant provoqué la calamité sur Thèbes. Lorsqu’il découvrira qu’il est le coupable involontaire ayant commis le parricide et épousé sa mère, il s’aveuglera en se crevant les yeux. La curiosité initiale se transforme en refus de conscience. En quelque sorte, il est puni pour avoir goûté le fruit de l’arbre de la connaissance, comme dans la Genèse. Mais c’est lui-même qui se châtie. L’Inconscient est toujours prêt à dévorer les acquisitions de la conscience quand elles sont insupportables.
Du reste, l’arbre de la connaissance de la Genèse est mal compris, selon l’exégète André LaCocque, car la traduction habituelle de Genèse 3, 22 dit que l’homme est devenu comme un dieu pour avoir mangé du fruit. Or le texte signifie « L’homme était (hayah) comme l’un d’entre nous », ce qui est confirmé par la deuxième partie du verset « mais maintenant »(we-`attah). (Penser la Bible, p. 41) Donc l’arbre de la connaissance est un leurre présenté par le serpent qui eut pour effet de réduire et fausser la connaissance divine qu’Adam et Eve avaient précédemment. Leurs yeux s’ouvrirent, mais sur une interprétation erronée (ibidem. p. 37). C’est donc à l’arbre de la méconnaissance que les humains ont goûté, perdant la capacité divine de voir harmonieusement la réunion des contraires. Cela explique pourquoi le serpent, Satan, est qualifié de menteur. Cela éclaire également la suite du texte biblique, selon laquelle Dieu se réjouit que les humains n’aient pas aussi mangé de l’arbre de vie : ce serait pour ne pas perpétuer cette confusion (ibidem. p. 40). Quoi qu’il en soit, le texte hébraïque suscite deux interprétations totalement opposées, ce qui met en évidence l’ambivalence du verset, voire la puissance verbale de Satan, qui trompe jusqu’aux traducteurs chevronnés et devient ainsi l’exact symétrique inversé du Christ : le verbe efficace dans le mensonge.
A ce sujet, les propos de Reichler situent la ruse et la droiture en coprésence au sein même du langage : « On ne cherchera donc pas à cerner le discours séducteur, ni à définir la rectitude, selon une transcendance ou un donné positif. Ce sera même tout le contraire : on tentera de décrire l’opposition de ces deux modes du dire comme étant celle de deux imaginaires investis par les sujets parlants dans le langage, qu’une ambivalence constitutive de celui-ci sécrète. » (1979, p. 10)

Le récit exploité par Freud en ce qui concerne le désir oedipien de tuer son père et conquérir sa mère, mythe repris par Lacan, a conduit à une meilleure connaissance du psychisme. Et Jung interprète la sphinge comme une image maternelle terrible et dévorante, figurant le désir d’inceste et la terreur qu’il inspire. Mère phallique, elle serait « la condensation du parricide et de l’inceste » (Revol, ibidem. p. 1745). Mais il semble qu’un mouvement hostile à la psychanalyse tente actuellement d’engloutir dans un aveuglement volontaire le fruit des riches travaux accomplis depuis un peu plus d’un siècle. Dans son film Edipo Re, Pasolini transforme la sphinge en sorcier africain et la découverte oedipienne du secret est sanctionnée par ces paroles : « L’abîme où tu veux me pousser est en toi-même. » (ibidem. p. 1746).


a. 2) Parallélismes et inversions des récits mythologiques

Non seulement le personnage ambivalent peut se transformer en son contraire, mais le mythe lui-même peut se métamorphoser en sa variante inverse, comme le montre Levi-Strauss dans la deuxième partie de L’Homme nu intitulée « Jeux d’échos » (1971 p. 74-139). Comme les héros, les mythes se dessinent en symétriques inversés. On peut constater une inversion entre le mythe d’Œdipe et celui de Aishish (le caché, le recelé) dont la légende dite « du dénicheur d’oiseau » est rapportée par Levi-Strauss (op. cit. p. 26-27).
Un bébé échappa à la mort par le feu où sa mère indienne voulait brûler vive avec lui : il fut sauvé par le démiurge Kmukamch et caché dans son genou. Il devint expert dans la confection de riches vêtements et grand joueur toujours gagnant, même contre son père qui en conçut de la jalousie et qui convoite en outre l’une de ses brus : « Mais Kmukamch s’éprit d’une des épouses de son fils et voulut se débarrasser de lui. Il prétendit que des oiseaux » nichés sur un végétal étaient des aigles, et envoya son fils les capturer. Or l’arbre sur lequel le père envoie son fils est l’inverse de ce qu’il en dit : les oiseaux qui y nichent volent bas et le pin à la résine comestible devient l’empêcheur de se nourrir.
Aishish grimpa et ne trouva que des oiseaux vulgaires, mais la plante avait poussé, si bien qu’il ne pouvait redescendre. Il n’avait plus que la peau sur les os quand des filles-papillons le sauvèrent. Aishish dit à son fils de jeter la pipe de son grand-père dans le feu, et Kmukamch mourut par le feu. « Mais il ressuscita plus tard et voulut se venger en enduisant le ciel de résine qu’il incendia. Un lac de résine fondue recouvrit la terre, mais Aishish sut mettre sa cabane à l’abri. »
C’est ici le père qui veut tuer son fils et s’approprier l’une de ses épouses. Cette légende s’oppose à celle d’Œdipe Roi (de Sophocle) sur plusieurs points : initialement, le père sauve son fils contrairement à Laïos qui le fait exposer, ultérieurement, c’est le père qui veut commettre un infanticide et non le fils qui commet un parricide. D’ailleurs, les dieux les plus anciens, Ouranos et Kronos, cherchent à supprimer leurs enfants, le premier en les étouffant à l’intérieur de Gaia, la terre, le second en les avalant pour ne pas être détrôné. En outre, il existe deux versions opposées de cette histoire du dénicheur d’oiseaux, les versions nord et sud-américaines. Le héros du premier mythe, impubère, viole sa mère. Celui du second, adulte et marié, est couvert de femmes. Et l’inceste est commis par le père avec sa bru. Une inversion généralisée se met en place.
La légende du dénicheur d’oiseaux comporte différentes versions dont les variantes marquent des parallélismes et des oppositions. « Le mythe du dénicheur d’oiseaux en Amérique du Sud, et celui des épouses des astres en Amérique du Nord, appartiennent à un seul et même groupe de transformation. Cela ressort déjà du fait, établi dès le Cru et le Cuit, que les mythes sud-américains sur l’origine du feu ou de l’eau s’accompagnent d’une série parallèle dont l’héroïne est une étoile, épouse d’un mortel ; or, cette série, qui se rapporte à l’origine des plantes cultivées, inverse au point de vue des sexes la série nord-américaine du mari-étoile dont, précisément, l’histoire des épouses des astres fait partie. » (Lévi-Strauss, 1971, p. 23). Selon les versions, en outre, « le père coupable périt, ici par le feu, là par l’eau. » (ibidem p. 30). « (…) [U]ne pluie d’eau qui éteint tous les feux sauf un se transforme ici en pluie de feu qui submerge tous les foyers sauf un (ibidem p. 31). Une version de l’ensemble de légendes met en scène un garçon chéri de ses parents et dissimulé par eux dans une fosse souterraine au milieu de la cabane familiale, qui offre une image symétrique à celle du fils haï et isolé en haut d’un arbre : l’enfant caché est donc l’inverse du dénicheur d’oiseau (ibidem p. 53).
L’ambivalence échange l’amour et la haine, le haut et le bas. Et qui plus est, les éléments sont inversés par rapport aux symboles habituels qui font correspondre l’amour et le haut, la haine et le bas. Une inversion équivalente existe dans le Roman de Renart médiéval, où le goupil berne Ysengrin afin qu’il prenne sa place au fond d’un puits : « Dieu est tellement puissant que, si le bien pèse assez lourd, il descend là en bas et tout le mal remonte là-haut » (v. 3558-62). Ysengrin, crédule, entre dans un seau et comme il est le plus lourd, il descend pendant que Renart remonte. L’animal rusé dévoile la vérité quand ils se croisent au milieu du puits : « Je vais au paradis là-haut, tu vas au puits d’enfer là en bas » (v.3609-3610).

Une autre inversion du mythe d’Oedipe apparaît dans la légende syrienne de Myrrha, d’origine sémitique (le nom de son fils Adonis remonte au mot hébreu qui signifie « Seigneur »), légende reprise et embellie par les grecs. Il n’y est pas question de meurtre des géniteurs, mais c’est la fille, Myrrha, qui désire des rapports sexuels avec son père, Théias. (Grimal, éd. de 1979 p.11-13)
La mère de Myrrha ayant prétendu que sa fille était plus belle qu’Aphrodite, celle-ci se vengea en inspirant un désir incestueux à Myrrha. Elle voulut d’abord se pendre, ce dont sa nourrice Hippolyté la dissuada. Elle s’unit avec son père à son insu. Lorsque celui-ci s’aperçut de la supercherie, il poursuivit sa fille avec un couteau pour la tuer. Myrrha fut alors transformée en arbre à myrrhe par les dieux compatissants ou par Aphrodite apitoyée. Cet arbre produit des fleurs, les myrrhes, qui sont considérées comme les larmes de Myrrha. Dix mois plus tard, l’écorce se souleva et il en sortit un enfant, le bel Adonis. Selon d’autres versions, c’est le père de Myrrha qui ouvrit l’arbre avec son épée, ou encore un taureau avec ses défenses. Dans les deux cas, il s’agit d’un symbole phallique.
Le taureau préfigure la mort d’Adonis car c’est un sanglier qui le tue mortellement au cours d’une chasse. Dans cette délivrance, la naissance et la mort d'Adonis sont donc réunies. L’alliance des contraires est récurrente dans les mythes. La mort d’Adonis n’est pas définitive, Aphrodite lui sauvant la vie avec l’aide d’Esculape. En outre, ce personnage d’Adonis focalise l’amour d’Aphrodite, la déesse de l’amour, et de Perséphone, la déesse des Enfers et du royaume des morts. Il vit alternativement avec chacune d’elles. Il associe donc les contraires dans plusieurs domaines. C’est peut-être cette liaison de la vie sur terre et sous terre, de l’amour et de la mort, qui donne lieu à des légendes de fleurs : les roses, blanches à l’origine, prirent la couleur du sang d’Aphrodite qui se piqua sur une épine en se précipitant au secours d’Adonis et les anémones seraient nées du sang d’Adonis blessé.
En ce qui concerne le désir incestueux, une autre inversion du mythe d’Œdipe consiste à envisager le désir de la mère pour le fils. C’est le cas dans le roman de Michel Arrivé intitulé La Walkyrie et le Professeur, où l’héroïne Kriemhild, aussi ambivalente et dangereuse que la sphinge, nomme son fils Siegfried par désir d’inceste (2007b, p.94-95), autorise son adolescent de treize ans à la téter sous prétexte d’un jeu pervers (p. 101-102) et rêve une union sexuelle avec lui (p. 157-158).
Des inversions de récits bibliques apparaissent fréquemment, par exemple celle qui concerne Jacob : il usurpe la bénédiction paternelle d’Esaü, son frère aîné préféré de leur père Isaac devenu aveugle, par un subterfuge auquel l’incite sa mère Rebecca. Isaac souffre en découvrant qu’il a été trahi et qu’il a donné à Jacob tout le pouvoir et la richesse qu’il voulait offrir à Esaü. Jacob devenu père souffre du fait que son fils préféré Joseph a été vendu par ses frères, qui racontent à leur père que son enfant est mort. La souffrance infligée par le mensonge en tant que fils est subie en tant que père, donc inversée. On peut interpréter cela comme un châtiment divin, mais il n’empêche que la répétition inversée est présente. En même temps, les deux récits sont parallèles avec la trahison fraternelle et la déception paternelle.
Le personnage biblique de Moïse, avant d’être sauvé des eaux, y est déposé par sa mère quand il est bébé, parmi les roseaux, donc nécessairement dans une situation anngoissante. Le narrateur du « Moïse » de Julien Gracq, reprise poétique fondée sur le double sens du titre (le nom propre du héros biblique et le nom commun désignant une petite corbeille capitonnée servant de berceau), est un adulte dans une situation analogue, emporté sur l’eau parmi les roseaux, mais par son propre choix et en pleine béatitude. Ce n’est pas à proprement parler un récit, mais bien plutôt un vécu dans la même position, ressenti comme heureux et libre.
Les inversions mythologiques, par exemple entre Oedipe et Myrrha, oppositions qui appartiennent au domaine de la séparation (les éléments inversés sont aux deux extrémités opposées de récits, de sentiments ou de concepts), se révèlent aussi fréquentes que les parallélismes évoquant la fusion (l’accent est mis sur la ressemblance des éléments analogues qui ont l’air de constituer une seule et même réalité), par exemple entre la légende d’Adonis et Aphrodite et celle d’Hippolyte et Artémis. Hippolyte est une autre victime de la vengeance d’Aphrodite, blessée qu’il honore Artémis et la dédaigne. Aphrodite suscite le désir incestueux de Phèdre, qui se venge de la froideur d’Hippolyte en le calomniant auprès de Thésée. Celui-ci châtie son fils innocent en faisant appel à Poséïdon qui fait surgir un dragon de la mer, lequel effraie les chevaux d’Hippolyte, provoquant sa mort. (Dans certaines versions mythiques, Artémis le fait ressusciter.) Il est donc une victime innocente comme Adonis, bel adolescent sauvé par une déesse éprise de lui. L’organisation des parallélismes et inversions des légendes mythologiques semble refléter le désir ambivalent de fusion vs séparation et plus généralement l’ambivalence du psychisme.
Levi-Strauss a montré que les éléments des mythes fonctionnent comme des phonèmes, par des relations d’oppositions et de permutations (1989 p. 32-33) et que les mythes se reconstruisent incessamment avec d’autres matériaux, comme dans le bricolage. Il oppose la création artistique et les mythes, mais reconnaît dans les mythes des « objets de contemplation esthétique ». Cette émotion esthétique serait-elle due à l’interpellation de notre Inconscient qui fonctionne selon la même structure d’alliance des contraires ?


3) L’ambivalence des éléments

L’ambivalence et la coprésence des contraires ne caractérisent pas seulement les personnages mythologiques et les variantes des récits, elles s’inscrivent encore au cœur même des éléments qui se séparent en oppositions contrastées ou se réunissent en combinaisons efficaces. L’anthropomorphisme des mythologies recouvre en effet des éléments concrets, comme la terre ou la mer, et des éléments abstraits opposés tels que la force et la faiblesse ou la vie et la mort.
Nous avons vu à propos de l’enfant divin, diversement incarné par Zeus, Eros, Apollon et Hermès, qu’il peut se transformer en dieu extrêmement puissant : on passe de la faiblesse à la force, d’un pôle à l’autre. Comme l’enfant divin est généralement abandonné par sa mère ou arraché à elle, on peut supposer que ces légendes suggèrent la séparation plutôt que la fusion pour permettre un développement maximal. Quoi qu’il en soit, vu la diversité nominative de l’enfant divin, c’est moins le personnage qui compte que le bouleversement d’une qualité en son inverse, en l’occurrence la faiblesse métamorphosée en force. Mais les relations entre les éléments se complexifient souvent.
Nérée, le Vieux de la mer, principe de toute chose, « tient dans ses trois mains gauches les symboles de sa nature polymorphe : l’eau, l’air, le feu. » (Détienne et Vernant, 1974, p. 141). L’efficacité créatrice semble donc venir de la réunion des éléments. Pégase, le cheval ailé, est une des créatures de Poséïdon, le dieu de la mer. Il allie la force terrestre du cheval, la capacité aérienne de voler et la maîtrise du feu puisqu’il sert de porte-foudre à Zeus. Si les quatre éléments peuvent représenter le Tout d’un être, ils peuvent aussi symboliser la force. La puissance, qui est accidentellement celle de Poséïdon, s’explique donc par la combinaison et la maîtrise des éléments.
La puissance peut s’opposer à la ruse, par exemple sous les personnages de Poséïdon et Athéna qui protègent deux concurrents dans une course de chars, respectivement Skelmis et Erechtée. Skelmis devance son adversaire au début de la course, mais Erechtée tire sur les rênes de son concurrent, ce qui lui permet alors de le devancer. ( Détienne et Vernant, 1974, p. 199). Ce comportement peu loyal, mais très rusé, s'avère efficace : Athéna est la fille de Zeus et Mètis, l’intelligence rusée. La ruse se révèle donc plus efficace que la force, ce qui est fréquent dans la mythologie. Athéna, la déesse aux yeux pers, protège aussi Ulysse, qui se montre particulièrement rusé : lui qui est très éloquent peut feindre d’être gauche et naïf (ibidem p. 30-31). Mais la puissance peut aussi s’associer à la ruse, notamment dans le personnage de Zeus qui a avalé son épouse Mètis de peur d’être détrôné. Il possédait déjà la puissance et en incorporant la ruse, il devient invincible. Deux éléments opposés et complémentaires peuvent donc être représentés par deux personnages (Poséïdon et Athéna ou Zeus et Mètis) ou bien s’associer en un seul (Zeus ayant avalé Mètis).
Les unions et oppositions d’éléments s’effectuent sous de multiples formes. Par exemple Artémis préside à la fois à la virginité et aux affres de l’accouchement, et cette coexistence est ambivalente ; mais de plus Artémis symbolise la vie active par opposition à Perséphone captive de l’Hadès, qui est donc associée à la mort. Artémis comporte bien l’élément de mort en elle-même puisqu’elle peut tuer d’une mort rapide et douce en envoyant des flèches de loin, comme son frère Apollon. Cependant c’est d’une mort active infligée qu’il s’agit tandis que Perséphone, jeune fille vierge compagne d’Artémis, subit son rapt alors qu’elle cueille des fleurs et se trouve dans l’Hadès sans l’avoir souhaité. Elle est passive contrairement à Artémis. Le couple d’oppositions vie vs mort recouvre ici celui d’activité vs passivité. La vie et la mort sont étroitement imbriquées aussi chez Dyonisos, qui est dépecé par les Titans et reconstitué à partir de son cœur (ibidem p. 132-133). Elles sont intrinsèquement liées encore chez Apollon. En effet, il participe avec sa sœur au massacre des enfants de Niobé pour venger l’honneur de leur mère Léto que Niobé a insultée. Il décime l’armée grecque au moyen de la peste pour délivrer Chryséis. Il massacre les Cyclopes, le serpent Python et on lui attribue la mort d’Achille : il combattait contre les Grecs en faveur les Troyens (Grimal, 1979, p. 43). En lui résident la clarté la plus élevée et l’obscurité destructrice de la mort (Kerényi, op. cit. p. 148).
Cette opposition de la lumière et des ténèbres existe aussi chez Mètis, qui est à la fois jour et nuit, masculin et féminin : elle transcende les oppositions par sa polymorphie (Détienne et Vernant, 1974, p. 159). Bon nombre de dieux olympiens sont d’ailleurs hermaphrodites, en particulier les enfants divins, ce qui ne les empêche pas d’être représentés par l’érection d’un morceau de bois ou de pierre, donc par un symbole phallique. C’est peut-être que la virilité et la féminité se rapprochent de l’opposition activité vs passivité, qui peuvent se combiner ou alterner, notamment dans la projection et l’introjection, avec une efficacité maximale. Le caractère bisexué d’un dieu pourrait donc participer à sa puissance. Cependant l’attribution des deux sexes diffère selon les personnages : Apollon vit sa bisexualité avec des femmes et avec des jeunes hommes (Grimal 1979, p. 42) tandis que Dyonisos, caché dans la cuisse de son père pour échapper à la jalousie d’Héra, est après sa naissance habillé en fille pour la même raison (ibidem p. 127). Quant à Artémis, la déesse de la chasse et des amazones, affranchie du joug viril, elle est considérée comme une incarnation de la lune, qui est tantôt mâle et tantôt femelle. Par ailleurs Athéna, divinité guerrière assez virile, apparaît comme une femme phallique dont la puissance est redoutable. Ce n’est pas un personnage hermaphrodite, elle semble au contraire asexuée, ou du moins sans attraits sexuels ou encore inintéressée par la sexualité : quoi qu’il en soit, elle reste vierge. Serait-ce la sublimation incarnée ? Il semble en tout cas que des éléments inverses extrêmes tels que la réunion des deux sexes opposés ou l’absence de sexualité puissent aboutir au même résultat, qui est ici la puissance maximale. Adam était d’abord androgyne, créé mâle et femelle à l’image de Dieu : la coïncidence des contraires marque la perfection et la totalité (Eliade, 1957, p. 215-216).

A propos du mythe oedipien, outre le désir incestueux réciproque entre Œdipe et Jocaste, Ferenczi voit dans ces deux personnages respectivement le principe de réalité et le principe de plaisir. Il cite une lettre de Schopenhauer à Goethe du 11 novembre 1815 à ce sujet : « C’est le courage d’aller jusqu’au bout des problèmes qui fait le philosophe. Il doit être comme l’Œdipe de Sophocle qui, cherchant à élucider son terrible destin, poursuit infatigablement sa quête, même lorsqu’il devine que la réponse ne lui réserve qu’horreur et épouvante. Mais la plupart d’entre nous portent en leur cœur une Jocaste suppliant Œdipe pour l’amour des dieux de ne pas s’enquérir plus avant ; et nous lui cédons, c’est pour cela que la philosophie en est où elle est. ». Ferenczi rapproche de ce passage les deux principes de Freud : le principe de plaisir consiste non seulement à chercher le plaisir mais aussi (surtout, aux yeux de Ferenczi) à rejeter ce qui pourrait provoquer du déplaisir tandis que le principe de réalité, comme l’a expliqué Freud, correspond à un stade plus développé de l’appareil psychique qui permet « le jugement impartial qui doit décider si une idée est juste ou fausse, c’est-à-dire en accord ou non avec la réalité (…) ». Selon Ferenczi, Œdipe représente le principe de réalité qui empêche le refoulement des idées pénibles tandis que Jocaste incarne le principe de plaisir qui bannit toute représentation susceptible de causer du déplaisir. Mais ne pourrait-on voir aussi, dans le désir incestueux différemment vécu par la mère et le fils, le désir resté à l’état d’appétit charnel chez l’une et le désir sublimé de l’autre qui s’acharne à découvrir la vérité ? Œdipe, dont le nom signifie « pied enflé », ce qui symbolise l’organe masculin au summum de son érection, manifeste sa puissance par son désir de savoir. Cependant sa culpabilité réduit sa puissance puisqu’en apprenant la vérité il se crève les yeux, qui symbolisent selon Ferenczi les organes génitaux. Cette auto-castration est ainsi commentée par le choryphée : « Quel dieu poussa ton bras ? ». Œdipe répond que c’est Apollon. En d’autres termes, c’est le soleil (Apollon-Phoebus le brillant) symbole paternel, que le héros ne doit plus regarder en face (Ferenczi, 1912 ; 1968, p. 221). Œdipe est donc passé de la puissance surhumaine à la dégénerescence par culpabilité, comme Adam et Eve au jardin d’Eden. Remarquons aussi que le meurtrier du père renonce au bonheur par culpabilité : c’est le cas d’Œdipe et c’est également le cas du castrateur du père, Kronos qui a émasculé Ouranos. Il est associé à Saturne et représenté comme vieux et mélancolique. Dans les deux cas, la mère est complice : Jocaste jouit de l’inceste avec son fils et voudrait continuer à le faire, désir qu’elle manifeste en incitant Œdipe à abandonner son enquête. La mère de Kronos voulait être délivrée d’Ouranos couché sur elle. C’est donc le désir maternel que réalise le fils.
Finalement, lors du désir sublimé d’Œdipe armé du principe de réalité, c’est la culpabilité qu’il aurait pu fuir en écoutant Jocaste, qui est le principe de plaisir resté à l’état brut. Et l’on peut se demander si ce n’est pas toujours la peur qui nous arrête dans nos investigations de vérité. C’est la peur qui fait mentir l’enfant à ses parents, c’est le plus souvent la peur pour soi ou pour un être cher qui mène l’adulte au mensonge, dans son besoin d’être reconnu et accepté par autrui. Et qu’est-ce que la culpabilité si ce n’est la peur d’être jugé par son surmoi ? La recherche de la vérité, l’aletheia des grecs, montre dans son préfixe privatif la nécessité de soulever le voile : celui qui cache la vérité ou celui qui nous masque au regard du surmoi ? S’agirait-il de supprimer la peur du rejet ? Serait-ce une perpétuelle victoire sur le surmoi ? Le mythe, qui met en œuvre la projection du psychisme, éclaire ici la recherche de vérité et son entrave : le besoin de connaître ses racines et son passé, de se connaître soi-même, freiné par l’acceptabilité sociale et surtout parentale. La recherche aurait donc pour origine le désir sublimé, avec le cadre contraignant du surmoi, cet ensemble d’interdits et d’impératifs parentaux, qui fonctionne de manière ambivalente : il impose l’exigence maximale vis-à-vis de soi-même et en même temps freine les efforts sous la menace d’une culpabilité dévorante, qui risque de mener à un comportement auto-punitif, lequel peut aller jusqu’à la mort. Il s’agit de « manger le livre » sans se laisser manger : faire triompher la pulsion de vie sur la pulsion de mort.

Enfin, l’élément universel récurrent dans les légendes mythologiques est celui de la jalousie, cet amour insatisfait qui dégénère en haine. Elle abonde dans la légende d’Héra et suscite le premier crime biblique : celui de Caïn qui tue Abel par jalousie en le percevant comme l’élu de Dieu à ses dépens parce que les offrandes de son frère semblent mieux agréées que les siennes. Héra symbolise la jalousie or elle est à la fois la sœur de Zeus et son épouse légitime (comme leur mère Rhéa dans ses rapports avec leur père Kronos). De ce fait elle exhibe les deux formes essentielles de jalousie : celle qui concerne le conjoint, considéré à la fois comme un objet à posséder et comme un être qui doit la combler par son amour, et la jalousie fraternelle qui vise la fratrie, celle qui tortura Caïn, le premier humain biblique à avoir un frère et représentatif de tous les fils ayant une fratrie à subir. La jalousie fraternelle consiste à se vouloir le préféré des parents, surtout du parent de sexe opposé, sans rivaux ou rivales. Mais l’amour étant, comme on le sait depuis Freud, un déplacement de l’amour envers le parent de sexe opposé, la jalousie amoureuse pourrait bien être un dérivé de la jalousie au sein de la fratrie.
Héra se venge de ses rivales, par exemple elle persécute Io qui s’était livrée à Zeus par crainte de la foudre et que le dieu transforme en génisse blanche pour la protéger de la fureur de sa femme. Elle poursuit aussi la progéniture de ses rivales, notamment Héraclès auquel elle impose les douze travaux, et même ceux qui protègent cette descendance illégitime : elle frappe Ino de folie parce qu’elle a élevé Dyonisos, fils de Zeus et Sémélé.
Héra passe donc pour une furie vengeresse, mais Zeus l’humilie par ses infidélités réitérées. Avant de l’épouser, il avait déjà eu deux unions, de force, avec Mètis et Téthis, ce qui manifeste un comportement violent. En outre, il est jaloux lui-même puisqu’il massacre ou torture les prétendants d’Héra : il frappe de la foudre le géant Porphyrion qui déchire la robe de la déesse ; il façonne une nuée à l’image d’Héra pour leurrer Ixion qui s’unit à ce fantôme et engendre ainsi les Centaures ; enfin Zeus attache Ixion à une roue enflammée qui tourne sans cesse et le lance dans les airs. Hoffmann reprend cette forme de châtiment dans sa nouvelle fantastique L’Homme au sable. Dans le fantasme du héros, c’est Coppelius, l’homme au sable, qui voudrait lui infliger cela. Or Coppelius menace aussi de lui voler les yeux, qui représentent les organes génitaux selon Ferenczi. Finalement, dans la légende mythologique, la roue enflammée lancée dans les airs se substitue à l’énucléation, c’est-à-dire à l’émasculation. Zeus est censé protéger Héra, avec la complicité de celle-ci. Il n’a pas à se venger car ses rivaux n’ont pas le temps de passer à l’acte : il les castre par avance. En quelque sorte les dieux sont des jaloux vengeurs, tout comme les humains qui apprennent le sens de la lutte au sein de la fratrie bien plus que le sens du partage.
La jalousie d’Héra prend une forme détournée dans un conflit qui l’oppose à Zeus pour savoir lequel de l’homme ou de la femme éprouve le plus de jouissance amoureuse. Elle prétend que c’est l’homme, Zeus prétend que c’est la femme. Tirésias donne raison à Zeus, c’est pourquoi Héra lui ôte la vue (Grimal, 1979, p. 186-187), ce qui revient à une castration symbolique et le rend voyant (comme si la vue du réel pouvait s’inverser en vision surnaturelle, de même que le désir charnel peut s’élever par le processus de la sublimation). Cette scène conjugale vise moins à savoir qui jouit le plus qu’à déterminer qui est le plus grand dispensateur de jouissance. En d’autres termes, la question est de décider qui est le plus gratifiant, le plus satisfaisant, donc le plus aimé : le frère ou la sœur ? Sous couvert de domination masculine ou féminine, c’est peut-être là le cœur du problème. Héra se venge de Tirésias par une castration symbolique parce qu’il donne raison à son frère sur cette idée qui lui est insupportable : il serait plus satisfaisant qu’elle. La jalousie est « mue par la pulsion de mort » nous dit la psychanalyste Denise Lachaud (1998, p. 29) selon laquelle « être jaloux, c’est vouloir tout et refuser le manque » (p. 103). C’est exactement ce qu’on observe chez Zeus et Héra : Zeus veut toutes les femmes, y compris la sienne pour lui tout seul ; Héra veut son mari tout entier pour elle seule, ce frère qui est le plus grand dieu de l’Olympe… ou le plus grand dans l’amour de la mère, Rhéa, qui a effectivement sauvé son petit Zeus (et lui seul) des dévorations successives de Kronos, lequel craint d’être détrôné par l’un de ses enfants : ce frère est à posséder comme un objet, à réduire à l’état de chose inoffensive.
Dès qu’il y a un privilège en jeu, qu’il s’agisse de l’amour parental, du pouvoir ou de l’élection divine, la jalousie s’insinue comme élément perturbateur. « Dans les narrations de l’Ancien Testament, la paix de la vie quotidienne au foyer, aux champs ou parmi les troupeaux est continuellement minée par la jalousie de l’élection et la promesse de la bénédiction (…). (…) [L]a jalousie jamais éteinte, l’imbrication de l’économique et du spirituel, de la bénédiction paternelle et de la bénédiction divine saturent de conflits virtuels la réalité quotidienne et en arrivent souvent à l’empoisonner. » (Auerbach, 1968, p. 33). La jalousie s’anime de violence et de désir de mort sur l’autre, qu’il s’agisse de mort effective ou d’annulation à l’état d’objet dépourvu de désir. « C’est une tentative de prise directe sur le désir de l’autre dont l’objet est à récupérer puisqu’il révèle une perte. L’altérité est traquée pour qu’à aucun moment l’autre ne prenne cette dimension d’autre désirant ; qu’à aucun moment n’apparaisse une séparation : le désir s’écrase dans un vœu de mort, de destruction, de ravissement » (Lachaud, 1998, p. 103-104). Et cette violence destructrice prend son origine dans la nostalgie d’une situation duelle, dans un désir de fusion inassouvi : « [l]a haine du rival est témoignage de ce que le sujet a, autrefois, obéré la possibilité de faire un véritable deuil de l’objet, en cette époque précoce où toute séparation ne se fait que dans la violence. » (ibidem p. 115). Et elle débouche sur la culpabilité. Finalement, la jalousie n’est qu’une interrogation angoissée sur sa propre identité (ibidem p. 147).
Ainsi la mythologie révèle le psychisme humain et rejoint la psychanalyse sur l’origine ambivalente des pulsions de vie et de mort, des sentiments prétendument amoureux où chacun désire en l’autre ce qui lui manque, par privation ancienne d’amour, de nourriture ou de phallus. En dernier ressort, la jalousie pousse vers le temps du Tout, comme le disait Freud, donc vers la mère ; elle s’intéresse au désir de l’Autre, dans la terminologie lacanienne : finalement elle s’apparente au désir incestueux, et c’est bien ce que mettent en évidence les récits mythologiques où il est question d’inceste et de jalousie, ces éléments récurrents imprégnés d’ambivalence.

Conclusion

La coexistence des contraires abonde en mythologie, aussi bien dans les personnages que dans les récits et dans les éléments fondamentaux. Or le vocable « mythe » vient de muthos qui signifie « la parole ». Le mythe, qui appartient à l’imaginaire, possède la même caractéristique d’ambivalence que la langue et la pensée. C’est cette ambivalence issue du psychisme humain qui lui donne vie et mouvance.
Les mythes, comme la poésie, présentent des « points de capiton » selon la métaphore lacanienne, c’est-à-dire des lieux du texte où l’Inconscient affleure (1981, p. 303 ; 1966, p. 503). Et le lecteur s’en délecte parce que cela lui facilite une sorte de réconciliation avec soi-même, selon le devoir moral « Wo es war, soll Ich werden », exprimé par Freud et traduit par Lacan en ces termes : « Là où ça fut, je dois advenir » (1966, p. 524).
Les mythes semblent donc révéler le fonctionnement ambivalent du psychisme humain et en même temps satisfaire ses besoins profonds. Les dieux très ambivalents de la mythologie grecs étaient révérés dans une religion très ancienne et polythéiste. Ils appartenaient au domaine du sacré. Celui-ci serait-il lié de quelque manière avec l’ambivalence ?



b) sacré

L’athée considère le domaine du sacré comme un monde fictif appartenant à l’imaginaire ; le croyant peut envisager « l’imagination active », au sens que lui donne Corbin, comme moyen de se rapprocher du divin. Celui-ci estime que l’imagination peut faire accéder au divin par l’intermédiaire de symboles (1958 ; 1993 p.11). Quelles que soient les convictions religieuses, on peut donc envisager de traiter du sacré au sein de l’imaginaire. Ces précautions oratoires sont dues au fait qu’il y a toujours quelque imprudence à évoquer le sacré parce qu’il reste un sujet tabou, imprégné d’ambivalence et susceptible d’interpeller en chacun les motivations profondes qui l’ont conduit à rejeter ce domaine ou au contraire à s’y investir, et ce à sa manière personnelle : y compris à l’intérieur d’un même groupe religieux, chacun conçoit Dieu à sa façon. Mais c’est un champ d’étude passionnant qui s’avère particulièrement révélateur en ce qui concerne l’ambivalence et l’énantiosémie.
Voyons d’abord la signification de ce mot, relevé par Abel à propos des sens opposés des mots primitifs. Le mot sacré est ambivalent, ce que disait Abel à juste titre, comme nous l’avons vu : il signifie à la fois « saint » et « maudit ». Remarquons d’abord que le mot « saint » comporte de multiples entrées dans les dictionnaires ; il peut désigner aussi bien une appellation qu’une statue, ce qui en dit long sur les dérives des églises instituées. Le sens adéquat serait « empreint de piété », parmi les définitions du Petit Robert. Précisons que cela n’a rien à voir avec l’idée courante d’une perfection dépourvue de défaut, qui ne serait qu’une absence de traits de caractère bien ennuyeuse : le mot hébraïque traduit par « saint » signifie « à part », « remarquable » et dévoué à Dieu, ce qui est très différent. Le « maudit » est celui sur lequel est prononcé une malédiction divine, une parole qui le damne et donc l’éloigne de Dieu. S’il est étonnant de voir présents dans le même mot ces deux sens opposés de proximité particulière avec l’Eternel ou d’éloignement maximal par rapport à lui, il est plus étonnant encore de constater à quel point tout ce qui touche au sacré est marqué d’ambivalence, et ce dans toutes les religions.
Nous allons voir que les textes sacrés abondent en paradoxes et que les traductions multiplient les interprétations opposées. Puis nous verrons les liens entre psychanalyse et sacré.


b 1) les paradoxes des textes sacrés

Ce n’est pas un hasard si Freud a employé le terme d’ « ambivalence » d’abord dans Totem et tabou, qui comporte deux mots ambivalents dans son titre et concerne une religion primitive. « Suivant la démonstration de Freud, nous pouvons admettre que le culte et le sacrifice d’animaux sont des manifestations déplacées d’affects ambivalents (respect et crainte). ». C’est généralement le père qui est visé, dans les religions primitives comme dans l’intérêt des enfants pour les animaux. Dans le texte biblique apparaissent à ce sujet des propos paradoxaux. Dans l’Ancien Testament, il est recommandé de bien soigner ses animaux (Proverbes 12, 10), de les servir avant de s’attabler, et en même temps des sacrifices d’animaux sont demandés. Cependant la parole divine demande « la charité et non le sacrifice ». Daniel, qui est un modèle de piété, est végétarien. Or il existe une liste bien précise des animaux que la Loi autorise à manger. Dans le Nouveau Testament, il est précisé qu’ « il n’est pas bien de manger de la viande » et par ailleurs celui qui dit qu’il est interdit de manger de la viande est censé n’être pas de Dieu. Il semble que la viande soit autorisée en cas de famine, quand il n’y a rien d’autre à manger, mais l’assemblage des textes présente des paradoxes, qui abondent également sur d’autres thèmes.
Par exemple, la retraite solitaire et contemplative est fréquemment recommandée, alors qu’en même temps il est conseillé d’aimer ses frères humains et de pratiquer une œuvre missionnaire. Même les paroles christiques recommandant de se réunir souvent en son nom peuvent être lues comme un appel à réunir les parties de soi-même dans une unification méditative de recueillement. La fréquentation incessante du monde semble aussi nocive que la solitude absolue. Celle-ci pourrait se justifier par certains passages bibliques qui conseillent à chacun de se retirer dans son lieu secret, mais aussi par le fait que les groupes à effectif important risquent de distraire et d’abêtir, ce qui va à l’encontre de l’éveil. Freud précise que la « psychologie des foules » se caractérise par « l’exaltation des affects » et « l’inhibition de la pensée », avec une imitation d’affect qui rend suggestible. Cependant certains conçoivent leur piété comme quelque chose à vivre en ermite ou en moine retiré de la société, tandis que d’autres se dévouent à des actions charitables sans prendre le temps d’opérer un retour sur eux-mêmes. Cela évoque les fonctions normales de syntonie et schizoïdie, c’est-à-dire respectivement la tendance à vivre en société, en harmonie avec l’ambiance, et inversement celle qui consiste à vivre en retrait, séparé du monde. Finalement chacun peut adopter le conseil qui lui convient ou bien alterner des périodes de sociabilité et de solitude. Mais la confusion entre sa propre tendance et ce qui est interprété comme une demande divine peut conduire à des excès, dans un sens ou dans l’autre.
Ce qui est bien plus paradoxal encore, c’est l’idéal de droiture et d’honnêteté qui est souvent mis en valeur (par exemple dans Proverbes 12, 19) et les ruses employées par les personnages bibliques approuvés de Dieu : Moïse fait passer sa femme pour sa sœur, Jacob usurpe le droit d’aînesse et même la bénédiction paternelle de son frère, etc. Cela peut signifier que Dieu fait grâce à qui il veut ou bien qu’il y a encore plus important que la Loi. La droiture semble réservée aux relations avec le peuple élu, mais comme le peuple peut représenter l’ensemble des passions personnelles, le mensonge est surtout prohibé envers soi-même. Cela semble étroitement lié avec l’exhortation à l’éveil, qui revient comme un leitmotiv à travers tout le texte biblique (Proverbes 4, 7), y compris dans les Evangiles apocryphes. La parole est cruciale et révèle le tréfonds de l’être (Luc 6, 44-45) : vérité ou mensonge, consolation ou cruauté ; elle peut même éventuellement manifester le degré d’éveil. Elle est le fruit à développer et sur lequel est prévu le jugement divin (Matthieu 12, 37). Si la racine des justes donne du fruit (Proverbes 12, 12), c’est qu’ils sont solidement établis sur leurs propres fondements. Et ces fondements sont en rapport avec l’éveil. De nombreux récits bibliques le laissent entendre, par exemple celui de 1 Rois 13 : un prophète accomplit un jeûne à la demande divine, puis s’en détourne parce qu’un autre prophète prétend que Dieu lui a demandé de lui offrir un repas. Le prophète dévoué se fait tuer par un lion sur le chemin du retour, ce qui peut ressembler à un châtiment divin disproportionné. Mais ce peut être une mise en garde contre la crédulité envers la parole d’autrui, un appel à l’autonomie, au discernement et à la nécessité de vivre en fonction de ses propres convictions. La méfiance n’est-elle pas une forme d’éveil ?
Etrangement, l’attitude de Dieu envers l’homme est dénoncée comme ambivalente par le texte biblique : Il lutte avec Jacob (Genèse 32, 25-33) et veut faire mourir Moïse pendant qu’il est en voyage (Exode, 4, 24) puis il le laisse. Les deux événements se passent de nuit. L’amour divin pourrait-il se transformer en haine comme le jour devient nuit ? L’issue est positive, ce qui suppose une victoire de l’amour sur la haine, de la vie sur la mort. Mircea Eliade montre que dans les textes hindous védiques, le cosmos et la vie même ont une fonction ambivalente puisqu’ils projettent l’être humain dans la souffrance et en même temps l’incitent à trouver le salut de l’âme grâce à cette souffrance : plus l’homme souffre et plus il a soif d’absolu (1975, p. 22-23). Les mystiques appellent Dieu du fond de leur détresse avant de trouver l’extase. C’est dans la douleur que l’appel est intense, comme en témoignent notamment les personnages bibliques de Jonas et Job, l’un enfermé à l’intérieur d’un gros poisson, l’autre en proie à la souffrance. Ce qui est plus surprenant encore, c’est que Ferenczi, résolument athée, observe ce genre de réaction chez l’enfant traumatisé qui, au plus grave de son état, ressent une sorte de jouissance céleste (1932 ; 1985 p. 59). Il semble avoir puisé cette observation dans sa propre enfance, d’après une note de la même page qui renvoie à la correspondance entre Ferenczi et Groddeck. Il y a donc possibilité d’un basculement psychique d’un pôle à l’autre, de la pire souffrance à l’extrême bonheur, comme dans certaines conversions.
Mircea Eliade analyse les paradoxes des textes sacrés du tantrisme comme une destruction du système de référence habituelle : cela conduit à briser l’univers profane pour accéder à un univers spirituel et mystique qui nécessite de se détacher du monde (1975, p. 251) : les paradoxes favoriseraient un changement de registre. Par certains aspects, ses propos sur le yoga rejoignent les textes évangéliques. D’abord le terme yoga vient de yuj qui signifie « atteler, mettre au joug » et « joindre, ajuster ». L’adepte du yoga, le yogin, est celui qui maîtrise ses sens et sa pensée pour se concentrer, en opposition avec la dispersion caractéristique du monde habituel. L’expression christique « mon joug est léger » se rapprocherait de cet idéal d’éveil à la spiritualité. Le texte évangélique le plus paradoxal et le plus riche est certainement l’évangile apocryphe de Thomas. Il semble que l’incrédulité de Thomas, qui voulait vérifier par lui-même la présence de Jésus, ait été interprétée à tort en sa défaveur, cela étant renforcé par la plaisanterie « Je suis comme Thomas, je ne crois que ce que je vois ». Ce n’est pas une foi aveugle qui est suggérée par les textes bibliques, mais une recherche personnelle attentive. Les paradoxes bibliques sont bien souvent rejetés pour être remplacés par une interprétation parfois univoque et appauvrissante du texte. Ils peuvent pourtant constituer une incitation à se hisser au sens en fournissant des efforts (Edelmann, 2000 p. 20). L’herméneutique consiste alors à maintenir en coprésence les sens opposés.
Le gauchissement des traductions, que déplore à juste titre Meschonnic, va souvent de pair avec un établissement forcé de l’adéquation entre les deux testaments, l’Ancien et le Nouveau, ce qui masque leur véritable lien : celui de l’incitation à l’éveil. En outre, cette altération concerne également les passages qui dérangent : l’être humain tend à prélever ce qu’il veut ou peut accepter et renie ce qu’il trouve inadmissible, de même qu’il rejette dans l’Inconscient ce qui est vécu de manière traumatisante. On ne peut en vouloir aux traducteurs cependant, car la tâche se révèle difficile : la langue hébraïque est polysémique au plus haut point et la tendance à rechercher l’apaisement s’avère universelle.


b. 2) les traductions bibliques opposées

Dans un article intitulé « Les traductions : résistance des écrits, insistance du désir », Marie Balmary s’interroge sur les oppositions des traductions bibliques, qui concernent surtout la parole divine. Celles-ci surgissent comme de nouveaux paradoxes superposés aux premiers par des lectures antagonistes. C’est que la langue hébraïque est particulièrement polysémique et contient dans son lexique de nombreux mots aux sens opposés. Elle est superbe mais d’autant plus difficile à traduire que le texte biblique, magnifique et poétique, procède par ellipses, allitérations, anagrammes et métathèses ; en outre il abonde en symboles à interpréter.
Marie Balmary remet en question la traduction du verbe « racheter » qui signifie aussi « délivrer », « délier ». Quand le Créateur veut racheter son peuple en esclavage en Egypte, il s’agit de le libérer. Et quand Jésus s’efforce de racheter les humains du péché, il s’agit aussi de les libérer. Mais le mot araméen traduit par « péché » signifie « erreur », qui éloigne de la vérité, et non une violation d’interdits (Edelmann, 2000, p. 66-67). Le mot lytron en grec dérive de lyö, « détacher », « libérer », « délier » : il concerne une délivrance et non une rançon (ibidem p. 68). Une interprétation du rachat avec le sang du Christ en guise de rançon, adjointe au gauchissement des Ecritures dénoncée par Meschonnic, conduit à établir un lien qui n’est pas dans le texte biblique : Dieu aurait voulu le sacrifice de son Fils pour sauver le genre humain. Pourquoi diable un dieu d’amour voudrait-il faire assassiner son fils ? En fait, Jésus a été crucifié parce qu’il dérangeait. L’idée surajoutée au texte révèle un fantasme de meurtre du père sur l’enfant ou inversement un fantasme de parricide, puisque les fantaisies issues de l’Inconscient sont souvent inversées. Et le sacrifice humain interdit par Dieu (Balmary, 1986), notamment dans l’histoire d’Abraham, lui est ainsi attribué par fantasme oedipien. Freud utilise ce fantasme, qui confirme sa théorie du désir oedipien, pour en déduire qu’il y a eu meurtre à l’origine (Essais de psychanalyse, 1951). Mais peut-être a-t-il le même fantasme de parricide ?
L’objectif de libération revient souvent dans le texte biblique. Même la loi du sabbat comporte une interdiction d’exercer la contrainte sur autrui, une demande de libérer cette oppression. Si l’esclavage est aboli, la manipulation d’autrui et la contrainte continuent de faire des ravages. Cet aspect de libération respectueuse reste le plus souvent occulté : le désir humain reste limité à celui de dévoration d’autrui. Et les groupes religieux, bien qu’ils s’efforcent de conjuguer les efforts spirituels, risquent toujours de se souder sur des rites et des lois jusqu’à vouloir imposer leur vérité sans respect de la littérarité du texte qui va de pair avec une lecture plurielle. Comme chacun le sait, cela mène aux guerres de religion, un contresens révélateur de l’agressivité humaine. D’ailleurs le mot hébreu shabbaot signifie « sabbats » ou « le dieu du sabbat », mais nullement « l’Eternel des armées » qui figure dans les traductions comme un renversement de l’amour en haine meurtrière préconisée. Il y a même un passage très clair de l’Ancien Testament qui recommande aux combattants de rentrer chez eux de peur de mourir, pour honorer leurs femmes ou pendre la crémaillère. Il est négligé ou pris au pied de la lettre. Quand Dieu promet une terre à ses protégés en assurant qu’il va effrayer ses habitants pour les faire fuir, les hommes en déduisent qu’il doivent procéder à un massacre. Même le rabbin médiéval Maïmonide, dont la recherche biblique est pleine d’intérêt et qui opère un travail de linguiste remarquable, finit par utiliser le verset selon lequel le châtiment de ceux qui haïssent Dieu se répercutera jusqu’à la quatrième génération comme un ordre de massacrer la descendance des idolâtres. Lui qui est si attentif au texte ne se préoccupe pas de la contradiction de cette interprétation avec « tu ne tueras pas ». C’est une déformation du sens qui révèle une agressivité meurtrière. Elle est si générale que Maïmonide lui-même n’y échappe pas, alors qu’il a décelé de nombreux sens symboliques. D’autre part si l’amour de Dieu s’interprète comme l’accord avec le soi profond, divin, le châtiment qui se répercute jusqu’à la quatrième génération peut être compris comme une souffrance dans la manière d’être qui influe sur la descendance. Ainsi l’incapacité à unifier les parties de soi-même et à développer une attitude d’éveil nuisent à l’équilibre et se propagent sur les générations suivantes.
La parole biblique abonde en paradoxes qui sont rejetés parce qu’ils déstabilisent, mais des ébranlements successifs sont nécessaires à toute évolution, qu’elle soit d’ordre intellectuel, psychologique ou spirituel. Par ailleurs, si les paroles à méditer sont contournées, les lois sont réclamées des humains. Jéthro, le beau-père de Moïse, lui conseille de donner des lois au peuple infantile pour qu’il cesse de lui faire appel jusqu’à l’épuiser (Exode 18, 13-24) et les hommes réclament des commandements de Jésus : ils ne cessent de lui demander ce qu’ils doivent faire. Quand Jésus recommande l’amour du prochain, il ne donne pas de nouvelle loi, car ce conseil était déjà dans le Lévitique (19, 18) de l’Ancien Testament, qu’il cite. Il va jusqu’à dire que « l’homme est maître du sabbat ». Et l’évangile de Thomas comporte un passage expliquant qu’il ne veut pas donner de nouvelle loi parce que les hommes riqueraient de s’en rendre esclaves. Un autre passage de ce même évangile incite à la connaissance de soi : « celui qui se trouvera soi-même, le monde ne sera pas digne de lui ». Mais cet idéal d’éveil est masqué par la rigidité et une abdication face à la liberté : le devoir de ressembler à des enfants ne correspond pas nécessairement à l’absence d’autonomie et la soumission aveugle, mais bien plutôt à la curiosité en éveil et la capacité à évoluer. C’est donc un infantilisme regrettable que traduit la recherche apeurée de préceptes : la liberté effraie, comme le montrent les traductions opposées mises en évidence par Leloup.
Il explique en effet (2000 p. 134) que la parole christique « Qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » peut se comprendre de manière inverse. D’abord le mot stauros traduit par « croix » signifie en grec « se tenir debout ». Il en conclut que prendre sa croix n’est pas subir sa vie et souffrir mais au contraire y faire face en être libre. Par ailleurs la phrase comporte une seule négation, qui ne peut s’appliquer à « prendre la croix » et « suivre » mais seulement à « prendre la croix », selon Leloup. Dans ce cas, la phrase devient : « celui qui ne tient pas debout tout seul et me suit n’est pas digne de moi », ou plus exactement « n’a pas de poids propre ». En quelque sorte, il s’agit de devenir autonome et libre, sans modèle. C’est l’inverse de la soumission aveugle. Il s’agit alors de répondre à son propre désir et non au désir de l’autre.
Ce serait donc l’infantilisme humain qui conduirait à recevoir des règles contraignantes au lieu d’une incitation à l’éveil spirituel. Par ailleurs, le masochisme mène à une lecture erronée de la parole christique selon laquelle, frappé sur la joue droite, il convient de « tendre la joue gauche » : Marie Balmary explique que le verbe signifie « trouve une autre » et le comprend comme le devoir de trouver une autre solution que la violence. D’ailleurs Jésus, quand on le frappe, ne tend pas la joue gauche mais répond par la question « pourquoi me frappes-tu ? ». Néanmoins une autre interprétation de ce passage est possible. Car l’expression précitée apparaît dans le livre des « Lamentations » sous cette forme (III, 26, 31):
« Il est bon d’avoir espoir et se taire
dans le secours de mon Seigneur
(…)
Donnera dans la poussière sa bouche
peut-être il est un espoir

Donnera à qui le frappe une joue sera gavé
d’affront

Puisque ne repoussera pas pour l’éternité
mon Seigneur »
Le rapprochement entre les deux passages incite à voir dans l’expression « donnera à qui le frappe une joue » une exhortation à l’espoir quelles que soient les avanies subies. L’espérance est le contraire de la résignation à la souffrance. Finalement, la Bible ne propose absolument pas la résignation ni la docilité moutonnière, bien au contraire : elle est un appel au développement et à l’excellence. La parabole du pasteur qui fait paître ses brebis a pu induire en erreur à cause des connotations du mot « mouton » et de l’adjectif moderne « moutonnier » qui évoque l’instinct grégaire, mais elle concerne plus vraisemblablement la douceur que la soumission, et plus encore la nourriture spirituelle, de même que le pain de vie. L’obéissance requise serait une adhérence à un désir absolu d’épanouissement.
Enfin, le paradoxe le plus regrettable se situe dans la réception contradictoire du décalogue. D’abord il s’agit de dix « paroles » (Exode 20,1) et non de dix « commandements », ce dernier terme révélant une tendance à rechercher l’oppression, à vouloir la règle contraignante qui impose un devoir ou une interdiction. Ensuite la première de ces paroles n’est pas respectée par ceux qui se prosternent devant les statues. Il est remarquablement paradoxal de s’investir dans la religion en faisant exactement le contraire de ce qui est considéré comme un commandement divin, comme s’il s’agissait de braver le père en feignant de se soumettre à lui. Freud a observé l’avantage de ne pas fabriquer de statue : cela mène à « l’abstraction pure » (1939 ; 1980 p. 17) et au développement verbal. Et la dernière parole du décalogue lui ressemble en ce que le détournement de la convoitise conduit à la sublimation, mais cette dixième parole est souvent négligée, y compris par les religions qui observent la première ; nos sociétés de consommation incitent à la convoitise et empêchent de se désengluer des objets. En revanche, le détachement du réel est primordial dans le Véda des yogi et le Tao Te King de Lao-Tseu. On peut même penser qu’un schizophrène ne serait pas vu comme tel chez les yogi ou les bouddhistes. C’est que le point de vue sur ce qui est dit « normal », graphiquement représenté par la courbe de Gauss, dépend des anomalies d’une société.
L’exhortation au développement verbal apparaît dès la Genèse car l’expression traduite par « multipliez-vous » signifie « portez du fruit », avec la polysémie que cela comporte : il s’agit peut-être de reproduction mais aussi et surtout de produire une parole de qualité puisque le mot « fruit » connote la parole dans de nombreux passages bibliques. Une lecture attentive s’impose, au plus haut degré de sublimation, faute de laquelle un vague essai de méditation des textes risque de se limiter à l’interprétation littérale, voire de provoquer le fourvoiement. L’effet le plus efficace des paradoxes bibliques consiste à requérir un investissement total, à proposer un festin de paroles dans un état d’éveil maximal : c’est un appel à la sublimation.


b 3) la psychanalyse et le sacré

Freud affirme que « la religion n’est qu’une névrose de l’humanité » (1939 ; 1980 p. 41). Mais il est possible qu’il rejette la religion juive pour éliminer le père, comme tend à le montrer son fantasme récurrent de parricide. Gérard Haddad estime que c’est « la même négation névrotique de sa propre culture que dans Totem et Tabou. » L’intérêt de Freud pour la légende d’Œdipe se révèle fertile et en ce qui concerne le meurtre du père par la horde primitive, il reprend une hypothèse de Darwin (1912 ; 1976 p. 163). Mais son acharnement à vouloir démontrer le meurtre de Moïse par les Hébreux (1939 ; 1980 p. 35) comporte quelque excès qu’il reconnaît lui-même : « On nous reprochera, nous en sommes certains, d’être trop hardi dans notre reconstitution de l’histoire ancienne du peuple d’Israël et de témoigner d’une assurance excessive et injustifiée. Cette critique ne me paraîtra pas trop dure parce qu’elle trouve un écho dans mon propre jugement. » (ibidem p. 31). Freud a été élevé dans la religion juive et Lacan s’y est beaucoup intéressé, mais ils ont tous deux voulu éliminer le père, ce que déplore Gérard Haddad (2007).
Haddad (1984 ; 1998 p. 85-91) rappelle que la naissance du peuple juif coïncide avec la sortie d’Egypte, dont le nom hébreu Mitsrayim signifie « pays étroit ». Il montre que ce récit biblique symbolise un accouchement. C’est en effet un réceptacle étroit pour la descendance de Jacob. Le corps de l’Egypte, mère des cultures, est soumis à des convulsions qui sont les célèbres plaies (grenouilles et autres objets phobiques). En outre l’ouverture du passage de la Mer Rouge est un étroit goulet entouré d’eau : le grand corps de l’Egypte a expulsé le peuple juif, petit corps différent d’elle. La loi divine interdit de retourner en Egypte : c’est la loi du père qui interdit le retour à la mère, ce qui signifie « je t’ai fait naître comme sujet à ton propre désir ». Selon Haddad, Freud a mieux compris ce message que quiconque et réinstauré la loi du père en Occident, mais paradoxalement à la fin de sa vie il a restauré la toute-puissance maternelle. Néanmoins peut-on en vouloir à Freud de déplacer son désir de fusion à la mère ? S’il n’avait pas eu cette tendance incestueuse, il n’aurait probablement pas offert à l’humanité le fondement de la psychanalyse.
Bon nombre d’écrivains, d’anthropologues, d’exégètes et de psychanalystes ont tenté de réconcilier psychanalyse et sacré. Par exemple Mircea Eliade montre que le yoga, le bouddhisme, le Vêdanta se sont appliqués avant Freud à montrer que l’homme est enchaîné par l’illusion. Selon Jean Biès, « L’Evangile n’est autre que la description d’un processus évolutif à l’intérieur de l’être humain et d’abord de soi-même » et la Bible propose et décrit « des états de conscience, des étapes évolutives, des transformations successives conduisant à l’éveil définitif ». Marie Balmary, psychanalyste qui a étudié l’araméen, considère que la pire tentation est de renoncer à sa royauté autonome,  par deux voies opposées : soit se faire nourrir et porter comme un enfant, soit devenir prince de ce monde par la possession et la domination.
Edelmann voit en Moïse « cet aspect en nous qui va réunir les forces et aller vers la liberté après les épreuves » (2000 p. 31). Pour lui, le déluge est le ravage des passions et l’arche représente la construction d’une structure interne qui recueille tout ce qui nous compose pour nous conduire au-delà des périls. De même Bouddha a traversé sur un radeau pour atteindre l’autre rive (ibidem p. 32). Ce voyage nécessaire pour sauver sa vie en échappant à la captivité présente des analogies avec l’analyse. Le mental est comme le Malin : un rusé à démasquer. Le cheminement spirituel constitue une correction progressive des erreurs de vue et de compréhension pour rectifier le cap (ibidem p. 39-51). N’est-ce pas le cas du cheminement analytique ? Edelmann déplore le glissement du spirituel au moral et l’obscurcissement dû aux notions de bien et de mal, qui occulte la capacité de discernement (ibidem p. 52-61). Son interprétation biblique tend à montrer la nécessité d’une prise de conscience et d’une réhabilitation de l’ambivalence : « Avoir mangé le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire instaurer la dualité, est une erreur fondamentale réitérée en permanence au plus profond de chacun. » (ibidem p. 65) ; « [l]’attachement et l’identification aux notions relatives de bien et de mal, de bon et de mauvais, est l’erreur par excellence parce qu’elle nous enlise dans le monde des opposés et nous voile ainsi l’unité foncière qui sous-tend toutes choses » (ibidem p. 68). La lente métamorphose analogue à la fermentation du pain et du vin devrait conduire à la plénitude (ibidem p. 73). Edelmann attire l’attention sur le fait que Jésus ne cesse de souligner que la vérité est masquée par des prismes déformants qui orientent vers des chemins trompeurs. Il indique que le mot hébreu teshuba, souvent traduit par « repentance » ou « conversion » vient de shub « détourner », « retourner à » : il s’agit d’un retour au soi profond par élimination « des vues fausses, des opinions arbitraires, des conceptions acquises par osmose avec le milieu ambiant ou d’autres formes de conditionnement » (ibidem p. 85). Et qu’est-ce qu’une analyse si ce n’est un retournement vers soi pour aller à l’essentiel ? La mauvaise interprétation de teshuba en « repentir » va jusqu’à la suggestion de se retenir de faire ce que l’on a envie de faire. S’il est bénéfique de se maîtriser, il semble totalement néfaste de renoncer à son propre désir, voire de l’ignorer.
Une expression biblique fréquente, lech lecha, peut signifier « va ton chemin » ou « va vers toi ». Chaque incitation au voyage est donc en même temps une invitation symbolique au travail intérieur. Cela favorise la conjonction du texte biblique et de la psychanalyse, d’autant plus que Jésus a situé le Royaume au dedans des humains, avec une expression qui veut dire « parmi vous » ou « en vous ». Tout récit biblique est donc allégorique, comme le disait déjà Moïse Maïmonide, qui a vécu de 1135 à 1204. Dans son Guide des égarés, il va jusqu’à dire qu’il faut avoir un esprit déficient pour croire littéralement au récit de la faute d’Adam et Eve et admettre qu’un animal parle. (Lui aussi considère que l’homme vivait au-delà du bien et du mal avant la chute.) De même Northrop Frye écrit à propos de ce récit que « [l]’une des fonctions de la poésie est clairement de maintenir vivante la coutume métaphorique de penser. » ( 1994, p. 94). Martin Buber voit certainement la terre de promission comme voyage intérieur lorsqu’il écrit : « La joie donne à l’esprit une terre, la tristesse l’exile ».
Si l’on considère les récits bibliques comme des allégories, il devient envisageable d’interpréter l’action de Josué qui fait tomber les murailles de Jéricho par la clameur de son peuple comme un abandon des résistances et censures pour aller au plus profond de soi. La clameur unanime serait un appel intense vers Dieu de l’être concentré dans le recueillement, assez proche du cri primal. L’ordre divin de brûler la ville interdite signifie l’éviction des tendances mauvaises à s’engluer dans les choses. Un personnage convoite et s’approprie un objet de luxe au lieu de le laisser brûler, ce qui lui vaut d’être puni de mort ainsi que sa famille. Cette apparente barbarie figure la libération absolue des convoitises et tendances de la même espèce.
Examinons un ensemble de lois paradoxales susceptible de mener à l’interrogation sur soi : la loi prohibant l’inceste, celle qui interdit le mariage avec une étrangère, et la loi du lévirat. La première semble universelle et tend à l’exogamie, mais elle s’oppose à la seconde qui est destinée à protéger le peuple élu de l’influence des idolâtres. Et bon nombre de personnages bibliques épousent des étrangères, comme si la loi était destinée à être transgressée. La loi du lévirat impose d’épouser la femme du frère défunt, de manière à protéger les veuves. Mais elle peut inciter à l’inceste : l’épisode de Tamar en est un exemple savoureux puisqu’elle épouse son beau-père (Genèse 38) : c’est la bru de Juda, fils de Jacob. Le mari de Tamar, Èr, était si mauvais que Dieu le fit mourir ; elle fut ensuite donnée en mariage au second fils, Onan, qui a fourni à la langue le terme « onanisme » pour désigner la méthode qu’il utilisa pour montrer qu’il désapprouvait toute la procédure (Frye, 1794, p. 230). Mais Onan mourut aussi. Tamar aurait alors dû épouser le troisième fils, mais elle passait pour une épouse qui portait malheur. Elle se déguisa alors en prostituée pour attirer l’attention de Juda lui-même. Elle y parvint, mais quand Juda apprit que Tamar s’était prostituée, il ordonna qu’elle fût tuée, selon la norme de son époque. Tamar expliqua que son déguisement était justifié par la loi du lévirat. Juda se remit en cause dans son propre comportement au lieu de faire brûler Tamar, qui devint son épouse légitime. Finalement, la loi du lévirat a conduit à une forme d’inceste.
En même temps, c’est la loi qui ordonne la mort de femmes qui est remise en question, comme elle le sera dans le Nouveau Testament avec la femme adultère qui échappe à la lapidation grâce à l’intervention de Jésus : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! ». Il s’agit là aussi de s’interroger soi-même avant de juger autrui. L’examen de ses propres motivations incite à l’indulgence. Et si l’on considère l’ensemble de ces lois, qui se contredisent les unes les autres, qui mènent souvent à des catastrophes, on peut s’interroger sur leur validité. Destinées à protéger les humains et les rendre heureux, elles se révèlent insuffisantes à cause du comportement pernicieux des êtres. Finalement, les lois peinent à orienter les façons de faire, alors qu’une manière d’être mature, lucide et adéquate au soi profond se révèle efficace. Et pour cela l’éveil est primordial, avec une pleine lucidité sur soi-même. En ce sens, le texte biblique conseille inlassablement de trouver grâce en plein désert (notamment, Jérémie, 31,2). Il s’agit vraisemblablement de prendre pleinement conscience de son propre désert intérieur, là où il n’y a personne d’autre que soi, appréhender sa propre ambivalence et se diriger vers la sagesse de la voie moyenne en évitant les excès des pôles opposés.
Le Talmud va dans le même sens. En effet lorsque les soixante-dix membres du Sanhédrin condamnaient un criminel à l'unanimité, celui-ci était acquitté. « Car il n’est pas concevable que d’un côté soit tout le noir et de l’autre le blanc. Alors l’interprétation religieuse était que Dieu se faisait le défenseur de celui que l’ensemble des hommes condamnait. » (Israël, 1994, p. 172). Comme un rôle de théâtre qui se joue avec exagération, cet excès dans le jugement d’une assemblée dénonce un mensonge involontaire, par lequel chaque membre d’une société quelconque juge un bouc émissaire en clamant que lui n’est pas comme ce paria. Et il le crie avec d’autant plus de véhémence qu’il veut faire taire sa conscience et sa culpabilité parce qu’il recèle au fond de lui-même le travers incriminé, par exemple la tentation du meurtre. Pour maîtriser le passage à l’acte, il serait plus efficace que chacun prenne conscience de sa propre ambivalence au lieu de s’acharner sur la sanction des coupables. D’ailleurs les prisons et les hôpitaux psychiatriques sont construits pour protéger la société alors que selon les faits, les crimes sont le plus souvent commis par les proches au sein des familles. Logiquement, on devrait se méfier du conjoint bien plus que de l’étranger ou du fou ! Cela semble indiquer que chacun tient à méconnaître ses proches et lui-même. Et la langue, avec sa capacité à dire une chose et son contraire, peut contribuer à la lucidité ou à la cécité si l’on n’y prend garde.
« L’eau de la fontaine mercurielle s’élève du vase et y retombe en circuit fermé : Mercure est le serpent qui se féconde lui-même, se tue, se dévore et se régénère lui-même. (…) le lac rond, sans écoulement, qui se renouvelle sans cesse par une source jaillissant en son milieu, est, chez Nicolas de Cues, une « allégorie de Dieu » (Edmond Vansteenberghe, Le Cardinal Nicolas de Cues, Paris, 1920) : Dieu est une source, un fleuve et une mer où coule la même eau. » (Jung, 1971 ; 1980 p. 68). Cette image de source jaillissant d’elle-même pourrait aussi bien figurer le psychisme humain.
Finalement, dans toutes les religions se profilent une invitation à l’éveil, donc au développement maximal des capacités humaines, à l’investissement vital, et en même temps une proposition de recueillement par la prière, le yoga ou la méditation, c’est-à-dire une forme variable de concentration intérieure de toute l’énergie vitale. Cette dernière recommandation concerne un frein appliqué à tout autre investissement, une pratique momentanée de la pulsion de mort, une sorte de régression qui favorise l’équilibre, la sérénité, et décuple la capacité d’investissement vital, qui est lui-même empreint de ce frein dans la concentration prolongée sur un travail ou l’acquisition d’un savoir. Les pulsions de vie et de mort décelées par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » sont indispensables à la vie et elles oeuvrent en synergie dans tous les domaines : la compulsion de répétition qui incite à revivre un événement traumatique, qui est désagréable et se situe « au-delà du principe de plaisir », s’explique par la pulsion de mort, « poussée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissement d’un état antérieur » (1920 ; 2001 p. 88).

Conclusion

L’ambivalence caractérise le sacré avec une telle force que les paradoxes abondent dans les textes sacrés de toutes les religions, leurs traductions manifestent des antagonismes étonnants et même les interprétations psychanalytiques s’opposent dans ce domaine. C’est que le sacré fait appel à l’homme complet, à son psychisme entier et lui offre un lieu de prédilection pour l’expression de son être profond. Ses pulsions de vie et de mort, d’amour et de haine, prennent des configurations symboliques telles que le bon grain et l’ivraie, qui rassemblent les pôles opposés du positif et du négatif. Ce n’est pas un hasard si le grain de blé était déjà à l’honneur dans les mystères d’Eleusis, avec sa représentation de vie et de mort mêlés.
Le domaine du sacré suppose la foi ou la magie ou encore un mélange des deux, or ce à quoi l’on croit est très efficace, qu’il s’agisse de miracle ou d’effet placebo. Selon Goethe « [v]ivre dans le monde idéal, c’est traiter l’impossible comme s’il était possible » (cité par Cassirer, 1975 p. 92) : à une conception excessivement rationnelle des choses délimitées entre possibles et impossibles se substitue un basculement d’un pôle à l’autre. Au lieu de considérer le seul possible, il s’agit de prendre en compte l’impossible (sans l’affirmer comme réel, ce qui serait une source de délire) en lui accordant une chance de réalisation, ce qui déplace la frontière du possible en ouvrant la voie à l’imaginaire et la créativité. La foi qui soulève des montagnes est celle qui plonge la montagne dans la mer : elle inverse les pôles opposés pour ébranler le mode habituel de l’être. Inversement, il suffit de considérer une réalisation comme impossible, à tort ou à raison, pour lui faire obstacle.
La psychanalyse a ouvert la voie à une réflexion des exégètes bibliques plus ouverte vers la connaissance de soi, de son for intérieur, et suscité une interprétation renouvelée de la libération : dénouer ce qui était lié par erreur dans le psychisme. Ces dernières décennies se sont multipliés les ouvrages de réflexion biblique à orientation psychanalytique, ce qui tend à approfondir ses interprétations. Eveil et méditation se révèlent des activités complémentaires qui mettent en œuvre les pulsions de vie et de mort. Le symbolisme extrêmement riche de la mythologie et du sacré mérite que l’on se penche sur le délicat problème du symbole.
C) les symboles

L’origine du mot symbole est intéressante : les Grecs désignaient par le terme sumbolon le tesson cassé en deux qui permettait à deux hommes liés par une alliance ou un contrat de se reconnaître, chacun détenant l’un des deux fragments de l’objet initial. La racine étymologique inscrit donc au cœur du symbole le manque et l’appel à la réunion après la séparation, la recherche de ce qui est caché. C’est la polarité opposée à la diabolie, dont l’origine grecque est un verbe qui signifie « séparer ». Et selon Claude Reichler, cette double polarité constituerait la vocation de la littérature : séparer et réunir.
Une définition du symbole par André Lalande est la suivante : « ce qui représente autre chose en vertu d’une correspondance analogique » (1926 ; 1972 p. 1080). Bien évidemment, il existe des symboles mathématiques et linguistiques, qui représentent autre chose selon des codes et qui permettent de pratiquer des opérations abstraites, ce qui est primordial pour le développement de notre intellect et de notre culture. Des résonances inconscientes viennent se greffer sur ces symboles, qui prennent naissance dans l’ambivalence entre concret et abstrait ; le langage surtout est une activité symbolique qui prend son essor entre fusion et séparation dans la relation duelle entre la mère et l’enfant. Nous dirigerons nos investigations sur les symboles profondément ancrés dans le psychisme, qui s’expriment essentiellement dans les rêves et l’art, tout en signalant leur imbrication avec la langue.
Le symbolisme est présenté sous deux définitions dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis : « Au sens large, mode de représentation indirecte et figurée d’une idée, d’un conflit, d’un désir inconscients » et « [d]ans un sens étroit, mode de représentation qui se distingue principalement par la constance du rapport entre le symbole et le symbolisé inconscient, une telle constance se retrouvant non seulement chez le même individu et d’un individu à l’autre, mais dans les domaines les plus divers (mythe, religion, folklore, langage, etc.) et les aires culturelles les plus éloignées les unes des autres. ». Les symboles au sens psychanalytique du terme sont différents des symboles mathématiques et linguistiques, qui sont des signes, mais certaines interférences existent entre ces deux sortes de symboles : d’une part le signifiant n’adhère pas au signifié mais opère des glissements, comme l’a montré Lacan, si bien que les sonorités d’un prénom par exemple peuvent se charger de symbolisme personnel ; d’autre part l’Inconscient exprime les désirs sous des formes très diverses et peut très bien emprunter comme véhicule un paronyme, une métathèse ou un signe additif.
Nous avons déjà effleuré maints symboles au cours de cet ouvrage. Leur étude plus approfondie nécessite en premier lieu un rappel de leur ambivalence par quelques exemples, puis une mise au point des théories linguistiques et psychanalytiques concernant le sujet et enfin l’analyse de leur fonction bénéfique dans le domaine artistique et plus particulièrement en littérature.

C. 1) l’ambivalence des symboles

Comme l’a établi Clément d’Alexandrie, le symbole est indirect (Todorov, 1997, p. 31). De ce fait, « l’évocation symbolique vient se greffer sur la signification directe , et (…) certains usages du langage, telle la poésie, la cultivent plus que d’autres » ( ibidem p. 9). Le fait qu’il soit une expression indirecte favorise les manifestations du désir refoulé sous forme de symboles en contournant la censure, comme l’a montré Freud dans L’Interprétation des rêves. Le symbole se manifeste à travers des connotations ou des déplacements tout en se greffant sur des traces mnésiques dont certaines semblent universelles et d’autres locales ou individuelles, les unes et les autres se conjuguant.
Par exemple (pour utiliser la formule dont Ferenczi nous dit qu’elle introduit un élément d’ordre sexuel) le serpent, par sa forme et son aptitude au glissement, symbolise le sexe masculin de manière universelle. L’association biblique entre Satan et cet animal tend à le diaboliser en Occident, malgré sa signification de connaissance et de guérison sur le caducée, alors qu’il est vénéré en Orient. Le yogin pratique l’ascétisme pour donner vie à un corps subtil en forme de serpent, la kundalinî, déesse ou énergie qui siège à la base extérieure de la colonne vertébrale et peut s’ériger jusqu’à la tête (Eliade, 1954 ; 1975, p. 238). Il semble que ce soit surtout la chrétienté qui ait diabolisé le serpent et la sexualité, d’après ces propos de Ferenczi : « On sait que les juifs pieux ont l’obligation non seulement de manger du poisson le vendredi soir mais aussi de pratiquer l’amour conjugal ; du moins c’est ainsi que beaucoup de juifs, en particulier les pauvres, interprètent la sanctification du sabbat prescrite par la Bible. ». Le serpent, symbole ambivalent par excellence, inspire abomination ou vénération selon les aires culturelles et religieuses.
La peur du diable et l’aversion de certains pour la sexualité, en raison de leur histoire personnelle, ont pu se contaminer l’une l’autre. C’est probable puisque les passages bibliques où le serpent est positif n’y ont rien changé : le serpent joue le rôle d’adjuvant à Dieu pour punir les récalcitrants dans le désert, puis sa figuration en serpent d’airain permet leur guérison (Nombres, 21,9). L’objet est détruit ultérieurement en tant qu’idole. Jésus envoie ses apôtres en mission « comme des brebis au milieu des loups » et leur conseille : « Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes » (Matthieu 10, 16). Le Christ lui-même s’associe au serpent puisqu’il annonce qu’il sera surélevé comme le serpent d’airain, mais la diabolisation de l’animal est si bien ancrée que le symbole reste satanique et en opposition au christique. Ce phénomène d’aversion pour le diable, et par contamination réciproque pour la sexualité, a pris une telle ampleur en Occident qu’il a pu susciter, peut-être par sublimation, l’ingéniosité des progrès technologiques qui procure confort et plaisirs de substitution. C’est ainsi que la prolifération des objets de consommation, peut-être issue en partie d’une sexualité réprimée, conduit à négliger la dixième parole du décalogue qui met en garde contre la convoitise.
Le symbolisme s’exprime entre autres manifestations dans les mots, dont les multiples connotations connaissent une tentative de recensement dans le Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant (1997). Et la plupart des noms de cet ouvrage évoquent des éléments opposés. La mer y est présentée comme « symbole dynamique de la vie ». Elle symbolise également l’ambivalence parce qu’elle est une eau en mouvement et représente « un état transitoire » d’incertitude qui « peut se conclure bien ou mal », de sorte qu’elle est aussi image de mort. (On pourrait ajouter que les monosyllabes français « mer » et « mort » ne diffèrent que par leur voyelle du point de vue phonétique, ce qui favorise ce symbolisme.) Ses profondeurs peuvent être assimilées à celles de l’Inconscient, de sorte qu’il en surgit des monstres « qui peuvent être mortels ou vivifiants ». Dans les légendes celtiques, « la mer jouit de la propriété divine de donner et reprendre la vie ». C’est par la mer qu’on va dans l’autre monde dans la légende du roi Arthur. Selon le symbolisme oriental, « les eaux primordiales, mer ou abîme », seraient « redoutables même pour les dieux. ». D’après les cosmogonies babyloniennes, Tiamat, la mer, aurait contribué à donner naissance aux dieux, puis elle aurait été soumise par l’un d’eux. La mer est donc ambivalente, pourvoyeuse de vie et de mort, dominante ou dominée.
Le symbolisme de son paronyme, la « mère », lui est lié : la mer et la mère sont des « réceptacles et matrices de la vie » présentant la même ambivalence de vie et de mort. En effet, la mère peut être sécurisante ou étouffante et castratrice. La mère divine représente dans la théologie hindoue la « force vitale universelle », sous des aspects différents : création, maintien, destruction. Elle peut être aussi le « continuum qui soutient l’univers » ou « la conscience de la Totalité manifestée ». Elle serait en relation symbolique avec l’eau, comme en témoigne l’hydronyme gaulois « Matrona » (la Marne) parce qu’elle représente l’« ensemble des possibilités contenues dans une existence ». L’eau est une source de vie, un moyen de purification et de régénérescence. Les eaux représentent l’infinité des possibles, contiennent des promesses de développement et des menaces de résorption. Selon les textes hindous, « tout était eau ». Un texte taoïste dit que « les vastes eaux n’avaient pas de rives ». L’eau serait un don du ciel, symbole de fécondité et de fertilité comme la mer et la mère, un équivalent du souffle vital. Les homophones « mer » et « mère » sont donc prégnants, c’est-à-dire plein de sens implicites, en particulier ceux de l’ambivalence : la vie et la mort.
Le symbole donne lieu à un développement mythologique de Platon dans Le Banquet : Aristophane explique le sentiment amoureux par la séparation d’un être androgyne en deux moitiés mâle et femelle (2001 p. 115-117). Ce châtiment de Zeus serait dû au fait que les humains voulaient escalader le ciel pour s’en prendre aux dieux. C’est un mythe « de l’unité perdue », selon l’expression de Meschonnic à propos de Babel. Chacun aurait la nostalgie de sa moitié comme le sumbolon appelle son complémentaire. Cette figuration fictive a le mérite de montrer l’aspect stimulant du symbole qui oriente vers son opposé pour se réunir à lui. C’est que « chaque objet porte en soi son contraire », selon l’expression de Groddeck (1973 p. 89). C’est peut-être surtout que notre ambivalence psychique nous conduit à voir ou soupçonner dans chaque objet la présence de son contraire. Quoi qu’il en soit, le symbolisme attribué aux objets nous influence considérablement : « Les symboles ne sont point des inventions ; ils existent, ils font partie du bien inaliénable de l’homme ; on peut même dire que toute pensée et action consciente est une suite inévitable de la symbolisation inconsciente, que l’être humain est vécu par le symbole. » (ibidem p. 87).
Les symboles que nous interprétons et ceux que nous construisons, dans l’ambivalence, nous influencent en retour. La coprésence de sens opposés les caractérise, comme la langue, et nous imprègne en enrichissant notre environnement culturel. Nous allons tenter d’y voir plus clair grâce aux théories linguistiques et psychanalytiques concernant ce sujet.

C 2) théories relatives au symbole

Saussure distingue le signe linguistique du symbole parce qu’il considère le premier comme arbitraire : « Le symbole a pour caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire ; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait être remplacé par n’importe quoi, un char, par exemple. » (1916 ; 1972 p.101). Cet exemple allégorique, qui représente un concept abstrait par un objet concret, est certes déterminé. Mais la détermination est ancrée bien plus profondément encore dans le psychisme en ce qui concerne le symbole au sens psychanalytique du terme. Issu de pulsions instinctives comme nous l’apprend Freud, il offre une voie de décharge psychique dans le rêve. Il peut même favoriser la symbiose du Conscient et de l’Inconscient (Jung, 1950 ; 1968 p. 123) qui collaborent de manière fructueuse dans le domaine de l’art. Le plus souvent, il déborde le conscient et signifie ce que l’auteur serait dans l’incapacité d’exprimer autrement. Herbert Silberer observe des états hypnagogiques (qui précèdent immédiatement le sommeil) favorables à la naissance de symboles. Il estime que le symbole tend à passer du matériel au fonctionnel : par exemple un objet allongé représente le phallus puis un sentiment de puissance. Il s’orienterait vers des idéaux élevés, selon une interprétation anagogique, qui va du sens littéral au sens spirituel : il représenterait « ce qui est à vivre » avec des symboles de plus en plus universels.
Lorsque Saussure abandonne sa recherche sur les anagrammes en 1909, quand il se rend compte que la présence des mots sous les mots est involontaire, c’est parce qu’il se méfie de l’Inconscient, et cela doit être accentué par le fait que l’anagramme de Saturne le dérange profondément : Saturne est associé à Kronos qui a émasculé son père Ouranos. Quoi de plus dérangeant avant que soit admis l’éclairage du problème oedipien accompli par le père de la psychanalyse? Saussure a remarqué dans son étude sur la légende que les transformations mythologiques aboutissent à des personnages paradoxaux et fantomatiques, ce dont il conclut que l’identité mythologique est un assemblage momentané, comme le mot, sans existence propre. On pourrait ajouter à cela que si jamais le paradoxe n’apparaît pas de manière évidente dès l’origine du récit, les métamorphoses narratives se chargent de l’y introduire comme si l’ambivalence était l’élément essentiel. Et c’est cette ambivalence, caractéristique du mythe comme du symbole, qui suscite la méfiance au premier abord, notamment face à Saturne qui symbolise la castration du père.
Rappelons que ce qui a attiré l’attention de Freud sur les sens opposés des mots primitifs, c’est le fonctionnement énantiosémique analogue à celui des symboles (Michel Arrivé, 2005a p. 184-185) qui se manifestent dans le rêve, les associations libres et la littérature. Freud et Saussure tentent de rapprocher les symboles et les mots, le premier par la coprésence des sens opposés, le second par le vide ontologique. Mais peut-être est-ce précisément ce vide qui permet de recevoir l’énergie de l’antagonisme sémantique. Encore ce vide a-t-il la capacité de s’étoffer. Les mots comme les êtres n’existent que par leurs différenciations, mais ils s’enrichissent au contact des autres. L’enfant commence par se différencier de sa mère, puis de ses camarades, et s’affirme au cours de son évolution. De même il commence par utiliser des phonèmes en guise de phrase, puis par des noms et ultérieurement par des phrases de plus en plus complexes. Grâce aux phonèmes, « l’enfant semble avoir « attrapé » le principe d’une différenciation mutuelle des signes et acquis du même coup le sens du signe. » (Merleau-Ponty, 1960, p. 65). Et simultanément il acquiert le sens de lui-même, qui va s’étoffer au fur et à mesure de son apprentissage culturel et symbolique. On pourrait même appliquer à l’être cette phrase du même auteur relative au langage : « Son opacité, son obstinée référence à lui-même, ses retours et ses replis sur lui-même sont justement ce qui fait de lui un pouvoir spirituel : car il devient à son tour quelque chose comme un univers, capable de loger en lui les choses mêmes, - après les avoir changées en leur sens. » (ibidem p. 70). C’est d’ailleurs l’angoisse du vide qui mobilise vers l’originalité de la pensée et du style.
Le même désir de la mère absente qui conduit au langage, comme l’a montré Freud à propos du jeu de Fort-da, mène à la formation des symboles : « la tendance à redécouvrir l’objet aimé dans toutes les choses du monde extérieur hostile est probablement la source primitive de la formation des symboles ». Lucien Israël commente l’effet du jeu de Fort-da en ces termes : « il s’agit là d’un jeu d’apparition et de disparition et cette apparition/ disparition, vous en repérerez toutes les implications que cela peut avoir pour les différentes parties du corps humain. Chaque orifice peut fonctionner comme antre où des choses plus ou moins spécifiques peuvent apparaître où disparaître sans que ce soit pervers. » (1994, p. 175). En outre l’enfant est préoccupé de satisfaire son corps, qu’il projette sur le monde extérieur, d’où une période animiste, si bien que des relations symboliques s’établissent à vie entre le corps et les objets. Il y a même des déplacements qui s’opèrent d’un lieu corporel à un autre, souvent du bas vers le haut, comme l’a montré Freud. Par exemple les yeux symbolisent les organes génitaux, l’équation ainsi établie favorisant le refoulement. Et la cavité thoracique s’apparente à la matrice parce que respirer et copuler trouvent une analogie dans le mouvement de va-et-vient . Le chaperon rouge, avec sa tête rouge qui dépasse du manteau, représente l’onanisme ainsi que le miroir qui permet l’exhibition de soi-même pour soi-même (Groddeck, 1973 p. 232). L’égoïsme et l’érotisme, dont Ferenczi montre qu’ils sont à l’origine des inventions mécaniques (1919 ; 1974 p. 48-49), sont donc aussi à l’origine des symboles, qui sont surdéterminés comme les éléments du rêve (Freud 1926 ; 1967 p. 265-267) avec lesquels ils se confondent souvent ; ils se construisent par projections, donc par déplacements, et donnent lieu à des condensations. De nature aussi polysémique et ambivalente que les mots, les symboles se prêtent à l’expression de soi et du désir. Ils sont « des tentatives naturelles pour réconcilier et réunir les contraires de la psyché » ( Jung, 1961 ; 1964 p. 99).
Nous avons vu à propos des théories de Freud, reprises et enrichies par Mélanie Klein, que le clivage est à l’origine de la symbolisation et lié aux pulsions de vie et de mort. Si le clivage mal intégré ou trop accentué risque de nuire à la santé mentale, en empêchant la symbolisation chez le schizophrène dans les cas les plus graves, son absence ou son rejet ferait des êtres trop semblables entre eux qui n’assumeraient pas leur altérité (Israël, 1994 p. 16-17). Notre imaginaire est selon Lucien Israël « le sertissage de la forme la plus réduite du symbole, à savoir le signifiant. ». Fondé sur le signifiant et se développant autour de lui, l’imaginaire s’enrichit de multiples symboles. Et plus on imprègne un enfant du contact avec des œuvres d’art, mieux il est armé pour développer son imaginaire dans une interaction entre ses symboles personnels et les symboles culturels.
Groddeck explique la symbolisation par une compulsion au retour fœtal, par la nostalgie de la totalité omnipotente que nous connaissions dans l’utérus. C’est ce qui expliquerait la construction de maisons, d’armoires et de lits qui seraient des contenants semblables à l’utérus bien plus que des objets commodes. Les symboles seraient un moyen de retrouver la complétude (1969 p.30) et marqués d’ambivalence parce que le regret de l’utérus va de pair avec l’horreur et le rejet de ce paradis duquel nous pourrions être de nouveau bannis (1973 p. 121). Le désir de retour à la vie prénatale finit par nous conduire à la mort. « Car ne meurt que celui qui veut mourir, celui à qui la vie est devenue insupportable. » (1973 p. 150). C’est ainsi que l’amour de la mère mène à la mort et qu’Eros conditionne Thanatos. La même nostalgie mène à la recherche de l’étreinte et au besoin de silence (1969 p. 69).
Ferenczi développe cette idée du désir de retour à la vie prénatale dans un article de 1924 intitulé « Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité » (1974 p. 250-323). Selon lui, le désir oedipien serait la manifestation psychique d'une tendance biologique beaucoup plus générale qui incite les êtres vivants à retrouver l'état de repos dont ils jouissaient avant la naissance (ibidem p. 264-265). Il va jusqu’à imaginer une représentation de l’acte sexuel comme une répétition inversée du traumatisme de la naissance. D’abord une attraction réciproque ressemble à une recherche de soudure entre les deux partenaires. Le gland sort du prépuce et cherche une autre enveloppe : le vagin. La friction dans un va-et-vient de l’acte sexuel simulerait les contractions de l’accouchement. Le moi de l’homme s’identifierait à la substance séminale et après une lutte entre rétention et séparation, il abandonnerait son sperme dans le corps féminin comme un substitut de lui-même. Ferenczi associe l’éjaculation à une autotomie, à savoir l’abandon par un être d’une partie de son corps, parce qu’elle est irritée ou le met en danger. Ce serait une sorte d’autocastration partielle (et c’est le principe de la forclusion qui rejette l’élément traumatisant). Les muscles féminins du périnée participeraient à cette simulation de castration dans un désir d’appropriation dévorante. L’accélération de la respiration et de la circulation sanguine avec augmentation de la tension artérielle reproduiraient les phénomènes de la naissance et plus particulièrement le passage de la respiration fœtale à la respiration extrautérine. En outre l’inconscience au moment de l’orgasme correspondrait à la béatitude fœtale. D’ailleurs le sommeil qui suit volontiers le coït va de pair avec le même type de régression (ibidem p. 272-277).
Selon Groddeck, l’insatisfaction de la femme qui se sent castrée et celle de l’homme qui se sent stérile mènent à la nostalgie de l’enfance androgyne d’avant la différenciation sexuelle. Mais c’est l’ambivalence des symboles qui favorise l’expression de l’androgynie. Groddeck estime que l’adulte vit sur le mode du paraître et regrette le temps de l’être, ce qui l’incite à des associations incessantes, qui s’expriment sous forme de symboles, ainsi qu’à la soif de savoir et autres investissements dynamiques, tant qu’il y a de l’espoir. Quand le doute ou le désespoir s’installe, c’est le désinvestissement, le déclin de l’énergie, la maladie et la mort.
Pour Groddeck, notre ça ambivalent, qu’il associe avec Dieu, utilise aussi bien la culpabiblité ou la fierté pour nous diriger, il se manifeste par la maladie ou par la santé, choisit même sa technique de guérison, si bien qu’il peut assurer l’efficacité des magnétiseurs par exemple. (Le « ça » de Groddeck est différent du « ça » décrit par Freud comme un réservoir de pulsions ; chez Groddeck, le « ça » est plus proche de l’énergie inconsciente). Selon Groddeck, c’est le rejet de la mère et de la vie prénatale qui mène à l’athéisme parce que le ça se forme au tout début de la vie. On pourrait penser qu’il s’agit inversement du rejet d’un père céleste créateur, mais précisément les interprétations inverses peuvent advenir selon le vécu personnel qui provoque l’attention au rejet du père ou à celui de la mère. Les symptômes sont des symboles, par exemple un cancer de la matrice peut signifier une volupté contrite, écrit Groddeck (1969 p. 97-98). Et le symbole est constamment ambivalent, comme le ça qui trouve sa meilleure expression dans le baiser de Judas : la félonie se mêle à tous nos actes et sentiments (1973 p. 260).
L’enfant peut symboliser le phallus de la mère qui se sent castrée et considère sa progéniture comme le signe de sa puissance, selon Freud ; inversement il est susceptible de représenter les organes génitaux féminins, d’après une révélation de Ferenczi : il observe deux cas cliniques semblables à celui de « Cornélia, mère des Gracques », qui refusait de se remarier pour se consacrer à ses enfants. Une femme prude ressent quelque trouble au contact de son plus jeune fils et connaît avec son fils des impulsions érotiques qui sont absentes de ses rapports conjugaux. Finalement ses rêves d’exhibition suggèrent l’analyse suivante de Ferenczi : elle considère ses fils comme ses organes génitaux et les vante sans cesse par désir d’exhibition sublimé (1919 ; 1970 p.323-326). Le même objet symbolique, en l’occurrence la progéniture, reçoit des significations opposées selon le patient ou l’analyste ; l’ambivalence inhérente au symbole lui assure une plasticité analogue à celle de la langue.
Lucien Israël apporte à ce sujet un éclaircissement intéressant en précisant que la symbolisation s’effectue via la langue grâce à son ouverture : « Ce que l’on voit, on n’a pas besoin d’en parler. Or, de parler de quelque chose laisse toujours une place en réserve où chacun va pouvoir greffer ses propres symboles. Mais frapper un organe de mutisme, c’est-à-dire ne pas en parler, il ne s’agit pas d’aller faire parler les pénis comme l’autre, les bijoux indiscrets, etc… mais de parler de quelque chose avec la réserve que ça comporte, à savoir qu’on ne peut pas, dans la parole, livrer le plaisir qui peut en découler. Parce que la parole ne peut pas être complète, elle introduit cette possibilité de coupure. Alors que le regard, lui, favorise quelque chose comme la fusion et surtout la confusion des sexes. » (1994, p.194). Freud et Lacan ont bien montré la nécessité du manque et de l’absence pour l’accès à la symbolisation. Et cette absence viendrait trouver une voie d’accès dans la langue parce qu’elle n’est pas « complète », qu’elle s’éloigne du réel davantage que le regard et qu’elle comporte en elle-même l’absence : la négativité du signe mise en évidence par Saussure. La langue offre ainsi une voie d’articulation entre le désir du sujet et la représentation symbolique parce que le même noyau d’absence conditionne le désir, la langue et le symbole.
Il est intéressant de voir qu’à travers les théories relatives au symbole on peut supposer le vécu du théoricien : le rejet du père est récurrent chez Freud et celui de la mère va jusqu’à la misogynie chez Groddeck, selon lequel une mère ne pardonne jamais à son enfant d’être né parce qu’il s’est séparé d’elle en la sevrant de la complétude éprouvée pendant la grossesse. En même temps, ce sont les théoriciens de la psychanalyse qui offrent les instruments de compréhension des processus symboliques sous-jacents aux raisonnements.
Freud décrit l’aptitude au symbolisme comme une élaboration secondaire opérant sur la figurabilité. Il en montre l’émergence dans le jeu de Fort-da au cours duquel il s’agit pour l’enfant de maîtriser l’absence maternelle. Michel Arrivé commente les propos freudiens relatifs au symbolisme des rêves en ces termes : « Ainsi le symbolisme onirique se caractérise à la fois par la synonymie et par l’homonymie. De façon généralisée. De façon, apparemment, non limitée. » (1986, p. 71). Et ce trait illimité ne caractérise pas seulement ces jeux de synonymie et d’homonymie mais aussi le symbole lui-même : c’est son incomplétude qui lui ôte toute limite. Etrangement, le schizophrène peine à accéder au symbolisme selon les psychanalystes, alors qu’il ne ressent pas sa propre finitude et souffre d’une absence de limites. S’éprouverait-il comme un symbole ou serait-il considéré comme tel ?
La distinction de Freud entre le principe du plaisir et le principe de réalité et l’analyse des représentations symboliques dans les rêves qui expriment le désir inconscient sont exploitées par Lacan, qui propose de distinguer trois domaines : le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire (dans le Séminaire III, mais il y revient à plusieurs reprises). Le symbolique, c'est la capacité de représentation, le « meurtre de la chose ». C’est ce qui fait accéder à l’Imaginaire et à la connaissance. Le Réel serait le reste, l’inaccessible qui n’a pu être représenté. Le symbolique est fondé par la métaphore paternelle faisant advenir les « Noms du Père » mais les vrais noms du père (qui donnent lieu au jeu de mots « les non-dupes errent ») sont à la fois symbolique, imaginaire et réel (2005 p.8). C’est que le père est réel, le phallus est à la fois réel et symbolique et la castration se révèle à la fois imaginaire et symbolique : elle est symbolique puisque la femme peut se sentir castrée alors qu’il ne manque rien à son sexe. Selon Lacan, le surmoi est « le symbole des symboles », c’est « une parole qui ne dit rien » (2005, p.49). C’est l’effet des paroles parentales, ordres et interdictions, qui s’incrustent à vie dans le psychisme de l’enfant, pour le meilleur et pour le pire.

De nombreux symboles sont universels tout en restant souvent inconscients, par exemple le serpent ou la souris avec sa queue et sa facilité à s’introduire dans les petits trous. Mais chacun y greffe son histoire individuelle et construit ses propres symboles. Groddeck voit dans les problèmes dentaires un rejet de l’enfant parce qu’il s’agit d’une protubérance interne à une cavité molle (1969 p. 81), tandis que Ferenczi leur attribue un désir sexuel refoulé. Ce dernier voit même la dent comme un « phallus archaïque » parce que c’est une arme de pénétration dans le corps de la mère pour l’enfant qui tète, ce qui oblige au sevrage. Une plante peut aussi bien évoquer le phallus érectile que l’appareil génital femelle parce qu’elle reçoit des semences, si bien que l’histoire personnelle contribue à lui associer des souvenirs concernant un sexe ou l’autre selon que le père ou la mère est intervenu dans un contexte végétal, ou encore la coexistence des deux.
Laurent Danon-Boileau montre l’importance des symboles dans la prise de conscience des émotions. Il cite une phrase de Humboldt : « Car il y a dans la parole des symboles des impressions de l’âme ». Et Danon-Boileau s’interroge sur le sens qu’il convient d’attribuer à ces « symboles des impressions de l’âme ». « Car les symboles dont il s’agit ici ne sont pas les traces en creux d’émotions de l’âme qui préexisteraient à leur rencontre avec le matériau qui va les porter. Les symboles observables dans la parole sont au contraire la cristallisation de sensations indistinctes dont le sujet ne prend véritablement conscience qu’au moment de la constitution de ces symboles. C’est alors que les émotions deviennent pleinement telles. Elles n’apparaissent pour ainsi dire au sujet que quand il en reconsidère après coup les symboles dans sa propre parole. »
Henry Corbin considère les symboles comme la voie de la connaissance spirituelle : « le symbole annonce un autre plan de conscience que l’évidence rationnelle ; il est le « chiffre » d’un mystère, le seul moyen de dire ce qui ne peut être appréhendé autrement ; il n’est jamais « expliqué » une fois pour toutes, mais toujours à déchiffrer de nouveau, de même qu’une partition musicale n’est jamais déchiffrée une fois pour toutes, mais appelle une exécution toujours nouvelle. » (1958 ; 1993 p. 19). Il montre qu’Ibn’Arabi cherche à déceler des symboles dans des faits lexicaux ou grammaticaux. En arabe tous les termes qui marquent l’origine et la cause sont féminins. Ibn’Arabi relève une phrase du Coran grammaticalement incorrecte pour montrer que le féminin est à l’origine de toute chose (ibidem p. 132). Le fait linguistique inverse apparaît dans une phrase biblique grammaticalement incorrecte d’après Gilles Dorival : Caïn est jaloux d’Abel parce que son offrande est mieux agréée que la sienne et Dieu le met en garde contre le péché tapi à sa porte. (Genèse 4, 7). Le mot « péché », hattât, est féminin mais l’adjectif qui signifie « tapi », rovets, est masculin. Le Midrash Rabbah (commentaire juif) explique que le péché est d’abord faible comme une femme, puis fort comme un homme. Il guette l’homme pour se jeter sur lui.
Pour Henry Corbin, la perception mystique se fait au croisement de l’imagination active : descente divine vers la créature et ascension de la créature vers le divin. Cette traversée serait l’herméneutique des symboles, mode de comprendre qui transmue en symboles les données sensibles et les concepts rationnels. Et cette imagination active a pour fonction la coïncidence des opposés (op. cit. p. 146). A ce sujet, la descente divine peut s’effectuer par l’échelle de Jacob mais le symbole inverse de la tour de Babel est négatif parce qu’au lieu de s’ériger en osmose avec le divin, dans l’harmonie des contraires, ses constructeurs ont cherché la rivalité donc l’affrontement des opposés. « Nous sommes toujours embabélés » dans la langue, selon l’expression de Meschonnic (2008, p. 185) : en interaction avec elle. Son fonctionnement énantiosémique s’avère positif et permet la créativité.
Selon Meschonnic, « Babel, c’est le mythe de l’unité, et de l’unité perdue. (…) Nous portons tous Babel en nous. » (2008 p. 185). Ce mythe révèle un désir de fusion associé à une crainte de la séparation et de la différence. Pourtant, la diversité est la « condition radicale de la spécificité collective et individuelle » et la langue est « inséparable d’une culture, et irréductible à un instrument de communication. » (ibidem p.186). Dans un court chapitre intitulé « Babel aujourd’hui », il met ainsi l’accent sur les fonctions de la langue et sur la nécessité de la séparation qui assure l’unicité. Les fonctions du langage établies par Jakobson, quelque peu oubliées actuellement, ne se réduisent pas à la communication : que deviendraient la poésie et la pensée ? Haddad montre l’importance de la séparation dans les rites alimentaires juifs, séparation et différenciation qui s’opposent à l’inceste et au rampant. La loi présente en effet une succession de séparations en deux classes : le permis et l’interdit. Chaque étape prend son point de départ dans le continu et s’achève dans le discontinu. Par exemple, on rejette les invertébrés, puis les reptiles qui sont en abomination : n’est admis que l’objet précis défini dans sa forme et articulé par opposition au « visqueux et mou » (1984 ; 1998 p. 72). Remarquons que ce qui fait l’objet d’une séparation, c’est d’abord la création d’après la Genèse, et ce qui nécessite séparation et articulation par excellence, c’est la langue.
Ernst Cassirer définit l’homme comme « animal symbolicum » (1975, p. 45), un animal symbolique qui voit le monde à travers des symboles fondateurs de la culture : « Loin d’avoir rapport aux choses mêmes, l’homme, d’une certaine manière, s’entretient constamment avec lui-même. Il s’est tellement entouré de formes linguistiques, d’images artistiques, de symboles mythiques, de rites religieux, qu’il ne peut rien voir ni connaître sans interposer cet élément médiateur artificiel. » (1975, p. 43-44).

L’ambivalence des symboles favorise leurs interprétations divergentes et la création de nouveaux symboles permet d’établir, comme l’écrit Anzieu, l’intermédiaire entre fusion et séparation : « Le symbole est ainsi un point de stabilisation dans l’antagonisme entre la pulsion de recherche et la pulsion d’agrippement. » (2003, p. 120). C’est aussi le chemin de la sublimation et la voie d’accès à la culture. La littérature offre donc aux symboles un terrain de choix pour se développer en synergie avec l’énantiosémie linguistique et recevoir les énergies sublimées dans l’écriture.

C. 3 les symboles en littérature

L’imagination créatrice dont parle Henry Corbin est à l’œuvre dans le domaine artistique où les symboles permettent à l’originalité de se manifester sur fond culturel. De multiples significations se condensent alors dans l’harmonie des contraires, accrue par l’utilisation de techniques. L’art pictural oppose le sombre et le lumineux, le premier plan et l’arrière-plan. La musique travaille les contrastes du grave et de l’aigu, du rythme rapide ou lent. En poésie, l’énantiosémie de la langue est exploitée de manière maximale et esthétique pour sertir ces symboles ambivalents qui provoquent une interpellation de notre être complet, mobilisé dans toutes ses dimensions : raison et sensibilité, conscient et inconscient. Cela contribue au plaisir éprouvé au contact des œuvres artistiques. L’harmonie des contraires participe à l’esthétique et connaît son paroxysme grâce aux symboles.
Todorov (1997, p. 247 et sqq) repère chez Humboldt une analogie entre d’une part son opposition du symbole et de l’allégorie et d’autre part celle de l’art et du langage, une quinzaine d’années plus tard. La première opposition évoque la séduction du symbole et sa résonance profonde : « il est propre au symbole que la représentation et le représenté, en constant échange mutuel, incitent et contraignent l’esprit à s’attarder plus longuement et à pénétrer plus profondément, alors qu'au contraire l'allégorie, une fois trouvée l'idée transmise, telle une énigme résolue, ne produit qu'une admiration froide ou une légère satisfaction de la figure réussie. ». La seconde opposition tend à présenter le caractère conventionnel du langage, ce qui est inhabituel chez Humboldt, pour l’opposer au caractère fusionnel de l’art : « D’un côté, le langage (…) est à comparer à l’art, car, tout comme celui-ci, il tend à représenter l’invisible de façon sensible. (…) Mais, d’un autre côté, le langage est dans une certaine mesure opposé à l’art, car il ne se considère que comme un moyen de représentation, alors que l’art, abolissant réalité et idée pour autant que celles-ci se présentent de manière séparée, met à leur place son œuvre. De cette propriété plus limitée du langage comme signe, naissent d’autres différences de caractère entre les deux. Une langue montre plus de traces de l’usage et de la convention, porte plus d’arbitraire ; alors que l’autre porte en lui-même plus de nature… »
Si « [l]e code correspond au surmoi qui introduit à l’ordre symbolique dont le langage constitue un prototype » (Anzieu, 1981, p.10), en permettant l’accès à la pensée et à l’imaginaire, les symboles psychanalytiques possèdent un caractère ambivalent comme la langue sur laquelle ils viennent se greffer. L’interaction entre le symbolisme culturel et le symbolisme personnel connaît un lieu de prédilection dans la langue puisque le discours va utiliser cet instrument culturel en lui imprimant son style original.
Et la voix littéraire, qui est à la fois esthétique et subjective, se prête particulièrement bien à cette interaction. La poésie et la peinture symbolistes ont tenté d’établir des analogies entre le visible et l’invisible et de suggérer l’absolu par les symboles, ce que faisait déjà la littérature, par exemple chez Dante, Racine et Hugo. Les romantiques faisaient grand usage de symboles. Mais le mouvement symboliste a permis une prise de conscience et une orientation artistique qui a servi d’articulation entre l’art imitatif et l’art abstrait, en peinture comme en littérature. De même que l’enfant passe de l’imitation à l’abstraction via la capacité symbolique, la littérature passe de la mimesis à la déconnexion du réel via le mouvement symboliste de la seconde moitié du XIXème siècle.

De Baudelaire à Mallarmé, on passe progressivement du symbolisme en fusion qui soude les deux éléments du tesson au symbolisme séparateur qui éloigne le fragment suggéré comme absent par essence. Dans le sonnet « Correspondances » des Fleurs du Mal (1857), considéré comme son art poétique, Baudelaire évoque des « forêts de symboles » personnifiées, bien présentes et vivantes, appréhendées dans une « profonde unité » par la synesthésie de tous les sens :
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » (v.8).
Il est remarquable que les symboles soient quelque peu féminisés par leur inclusion dans un groupe nominal dont le noyau est le substantif « forêts » et personnifiés par leurs « regards familiers ». Serait-ce la fusion avec la mère qui est recherchée ? La prédominance du rythme pair dans le recueil le laisse supposer. Les analogies fusionnelles n’empêchent pas (voire provoquent) l’ambivalence : l’unité elle-même est qualifiée de
« Vaste comme la nuit et comme la clarté »,
alexandrin dans lequel entrent en antithèse les noms « nuit » et « clarté » dans des comparatifs parallèles ; en outre les tercets opposent les « parfums frais comme des chairs d’enfants » avec les parfums corrompus, qui occupent deux fois plus de vers. Le mal (ou le mâle ?) semble triompher par défense contre la mère ou en réponse à sa malédiction. Quoi qu’il en soit, l’esthétique baudelairienne procède par analogies unificatrices qui établissent le symbolisme dans la présence évocatoire des éléments imaginaires.

L’ « Art poétique » de Verlaine, publié dans le recueil Jadis et naguère en 1884, en diffère notablement. La préférence pour le rythme impair est conseillée dès l’ouverture du poème :
« De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »
La concordance entre le rythme impair et la séparation observée par Nicolas Abraham se vérifie ici encore : les neuf quatrains d’ennéasyllabes (vers de neuf syllabes) proposent le rejet des normes littéraires:
« Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! » (v. 21).
La libération est aussi figurée par l’envol de la strophe pénultième :
« De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours. »
Elle est également marquée par l’adjectif « éparse » de la dernière strophe et surtout le recul humoristique par rapport à la littérature normative, accentué par les points de suspension :
« Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature. »
Verlaine situe donc résolument le symbolisme dans la rupture des deux fragments et l’essor par rapport au réel.

Rimbaud s’évade encore un peu plus dans les visions et les rêves et renouvelle la parole poétique. Contrairement à Verlaine, il est orienté vers la fusion, mais sur un mode totalement imaginaire qui fonctionne de manière autonome. La fusion sensuelle avec la Muse dans « Aube » (in Illuminations, 1886) le détache du monde réel :
« J’ai embrassé l’aube d’été.
(…)
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
(…)
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps.
(…) »
Et le désir de fusion avec la mer (et son paronyme « mère », d’après l’adjectif « lactescent ») est imprégné de pulsion de mort affleurant dans le superbe quatrain central du « Bateau ivre » (in Poésies, 1871) :
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; »
Cette pulsion de mort va jusqu’à la mise en valeur du silence, comme en témoignent le v. 5 de « Sensation » in Poésies (1871) 
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : »
et cette phrase de Une Saison en enfer (1873) : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. ». Et chacun sait qu’il observa un silence définitif malgré sa virtuosité poétique.

Quant à Mallarmé, il s’interroge sur l’écriture, hanté par l’angoisse de la page blanche, de « la blancheur stérile sous la lampe» de « Brise marine » (Poésies, 1862-1870) au « stérile hiver » et « l’exil inutile » de « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… » (Poésies, 1870-1898). Le champ lexical de la mort envahit « [s]es purs ongles… » avec une obsession du « vide » et de l’ « inanité ». Il franchit le pas vers le symbole caractérisé par la négation totale de l’élément réel, en écrivant dans l’ « Avant-dire » au Traité du Verbe de René Ghil (1886) : « Je dis : une fleur ! et…musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets ». La recherche effrénée de l’élément absent vers un idéal d’absolu ouvre la voie simultanément à la perfection formelle et au néant menaçant. Dès ce moment, la littérature se métamorphose.

Après le mouvement symboliste surgissent l’humour de Jarry et le recul qui va de pair, la mise en roman de l’écriture avec Proust, la réflexion sur l’absurde avec Sartre et Camus, la dérision et le néant avec Ionesco et Beckett. On observe au XXème siècle un dépassement de toutes les normes en usage jusqu’alors et de tous les cadres préétablis : le langage parlé, le monologue intérieur s’introduisent dans la littérature, qui se confond parfois avec la critique dans son vertige verbal menacé de néant, et la notion de genre littéraire en est profondément ébranlée.
Ce n’est pas que le symbole ait disparu de la littérature, bien au contraire, mais il se fait plus discret et joue plus que jamais son rôle d’incitation à l’herméneutique. Au lieu de dire le monde, l’écriture désormais se recherche elle-même et se figure de multiples façons : délestée de l’univers, elle vaque à ses occupations autonomes.


Conclusion

Les symboles ambivalents se fondent sur d’anciens refoulements et déplacements qui participent à l’émotion esthétique en ravivant leurs sources profondes. Leurs multiples récurrences et variations en mythologie et dans le domaine du sacré vont de pair avec l’ambivalence psychique et suscitent un déploiement herméneutique qui se rapproche de la créativité. Celle-ci s’élève de l’Inconscient ambivalent si bien que dans l’écriture comme dans son interprétation, les sens opposés se manifestent avec une tendance à représenter par l’énantiosémie l’ambivalence profonde de notre psychisme. Lorsque l’harmonie des contraires en résulte, le plaisir esthétique apporte la sérénité.
En outre le langage établit une relation symbolique permettant de décharger le déplaisir autrement que par voie motrice. Il remédie à l’absence et à la souffrance. La nature énantiosémique de la langue s’imbrique avec celle des symboles pour figurer le psychisme de manière thérapeutique dans la cure analytique, de manière esthétique dans la littérature. La poésie surtout excelle dans l’alliance des contraires parce qu’elle utilise de façon maximale toutes les possibilités d’énantiosémie linguistique, y compris phonologique et rythmique, et qu’elle s’éloigne des normes en laissant libre cours à l’Inconscient, plus encore que tout autre domaine littéraire.

CONCLUSION

Nous avons pu déceler l’énantiosémie de la langue dans toutes ses composantes : le lexique, la sémantique, la syntaxe, la phonologie et la prosodie, les figures de style. Issue de l’ambivalence psychique, l’énantiosémie favorise l’expression de l’Inconscient. Les domaines de la pensée et de l’imaginaire, étroitement liés à la langue, manifestent la même caractéristique de coprésence d’opposés.
L’énantiosémie que Benveniste souhaitait limiter aux lapsus, associations libres et figures de style caractérisent en fait tout le fonctionnement de la langue. Non seulement les figures de style se disséminent dans tous les discours, mais l’énantiosémie caractérise la langue, qui ne fonctionnerait pas sans elle. Bien qu’elle soit souvent masquée, elle est toujours présente, comme le montrent l’analyse de la négation par Oswald Ducrot ou celle du rythme par Nicolas Abraham. Elle préside au raisonnement puisqu’il n’y aurait pas de pensée autonome sans négation et que la pensée fonctionne par oppositions. D’ailleurs elle se laisse aisément contaminer par l’Inconscient ambivalent, comme le montre l’ensemble des théories psychanalytiques.
Non seulement Freud et Abel avaient vu juste à propos des sens opposés des mots primitifs, mais cette énantiosémie perdure dans tous nos discours, pour le plus grand bénéfice de notre psychisme et le développement maximal de nos potentialités intellectuelles et imaginaires. Elle est donc au fondement de notre culture. Elle se manifeste en synergie avec les symboles dans les domaines mythologique, sacré et poétique. Ce dernier champ exhibe l’essence de la langue en y construisant d’harmonieuses alliances des contraires.
C’est ce que nous allons tenter de mettre en évidence dans les analyses textuelles qui suivent en proposant une sorte de preuve supplémentaire de l’énantiosémie et de son efficacité par la poésie.



III Poésie

Le poète, comme le schizophrène, est proche de son Inconscient. Mais il canalise volontairement son attention sur une réceptivité intérieure. Il s’isole et prend soin d’évacuer toute préoccupation consciente pour se faire accueil, dans une sorte de recueillement ouvert, intermédiaire entre la concentration active et la réception passive. Maulpoix décrit l’état poétique comme le renoncement au réel pour une mélancolie apparentée à la mort et au retour fœtal (in La Poésie malgré tout) tandis que Gracq insiste sur l’attention aiguisée. Il semble que ce soit une association de ces deux attitudes qui préside à la création poétique.
Tous les domaines de la langue convergent dans la représentation de l’ambivalence psychique et le poète les utilise tous conjointement, dans une organisation rythmique et sonore où les mots sont conçus comme des objets, où les symboles reçoivent une surdétermination qui contribue à l’interpellation de résonances chez le destinataire et participe au plaisir esthétique. C’est dans le domaine poétique que l’énantiosémie apparaît dans toute sa splendeur, cette caractéristique de la langue étant exhibée au lieu d’être masquée.
Trois analyses textuelles nous permettront de tenter une mise en évidence de ce phénomène : elles concernent deux passages poétiques de Marcel Proust et un poème de Victor Hugo.



1) Proust et le soleil sur la mer

Dans A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, roman publié dès 1919, un passage poétique de Marcel Proust décrit la mer lumineuse :

« D’autres fois c’était tout près de moi que le soleil riait sur ces flots d’un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil s’étale ça et là comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes), moins l’humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, c’est elle surtout, selon la direction d’où elle vient et que suit notre œil, c’est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. La diversité de l’éclairage ne modifie pas moins l’orientation d’un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu’il nous donne le désir d’atteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand le matin, le soleil venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer, il semblait m’en montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin, le soleil me désignait au loin, d’un doigt souriant, ces cimes bleues de la mer qui n’ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à l’abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l’impression du désordre. Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger –tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir d’un citron, nous répandions quelques gouttes d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare- il parut cruel à ma grand’mère de n’en pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre. Me persuadant que j’étais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce n’était pas – bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant- celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments s’y promenaient ça et là de grandes ombres bleues que quelque dieu semblait s’amuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel. »

Des compléments circonstanciels de temps organisent le texte : « D’autres fois » , « Quand le matin, le soleil venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer », « Et dès ce premier matin », « une heure plus tard ». Cela rappelle le titre de l’œuvre : « A la Recherche du temps perdu ». Le passage du roman  A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, dont le titre évoque un lieu abrité, situé dans la deuxième partie intitulée « Nom de pays : le pays », comporte une multitude de compléments de temps et de lieu, les premiers englobant généralement les seconds. Une superbe métaphore magnifie ce rapport entre le temps et l’espace, réexploités par le souvenir et le désir dans l’engendrement de l’écriture. La lumière, primordiale, s’oppose à l’ « ombre » du titre. Le soleil apparaît dès la première ligne, personnifié et en position de sujet.
La première phrase, qui introduit le thème essentiel du soleil sur la mer, est construite grammaticalement de la manière suivante : CCT CCL S V CCL.
« [D’autres fois] CCT [c’était tout près de moi que] CCL clivé [le soleil] Sujet [riait] Verbe [sur ces flots d’un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil s’étale ça et là comme un géant qui en descendrait, par bons inégaux, les pentes), moins l’humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière.] CCL ». Mais trois comparaisons s’y infiltrent, suggérant un déplacement vers des personnages sous-jacents.
Voyons maintenant le rôle des compléments de lieu hors parenthèses : « tout près de moi » et « sur ces flots… ». Le narrateur et la mer, qui évoque la mère par « sysémie homophonique », sont immédiatement situés comme étant très proches l’un de l’autre. La « sysémie homophonique », selon Damourette et Pichon, est une confusion, le plus souvent inconsciente, entre deux homonymes ou paronymes (M. Arrivé, 2005a p. 162), en l’occurrence entre la « mer » et la « mère ». En outre, la comparaison appartenant au groupe nominal prépositionnel, « aussi tendre que », qualifie le « vert » de la mer ; or l’adjectif polysémique connote le sentiment de tendresse affectueuse. Et ce vert tendre est maintenu par « la liquide mobilité de la lumière », à laquelle le narrateur n’est pas étranger, comme nous le verrons ultérieurement.
Dans cette première phrase, le « soleil » apparaît deux fois en position de sujet, et indirectement par le signifié du sujet différé « la liquide mobilité de la lumière », ainsi que dans la comparaison avec un « géant ». Il s’accompagne d’une connotation de joie, apportée par le verbe « riait » et l’adverbe « gaiement », et de puissance : il maintient la couleur vert tendre sur les flots et les prairies alpestres et il prend des proportions de « géant » dans la comparaison de la parenthèse. Il suggère aussi le désordre par les expressions « ça et là » et « par bonds inégaux », désordre prospectif qui réapparaîtra dans le « lit défait ». La relative « où le soleil s’étale ça et là, comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes » fait surgir également l’idée du comportement d’un enfant heureux, qui prendrait ses aises et jouerait sans contrainte. Le substantif « géant » n’entre pas en contradiction avec cela, bien au contraire : comme dans les rêves, le texte littéraire peut suggérer l’inverse des images évoquées. Quel est cet enfant qui conserve la tendresse de la mer-mère ?
Le rapprochement comparatif entre les « flots » et les « montagnes », qui sera enrichi par la métaphore des « vallonnements de la mer » puis des « crêtes » et des « avalanches », s’appuie sur le vert tendre dû à la lumière avant de faire appel aux formes qui ne se manifestent ici que par le mot « pentes ». C’est l’effet de la lumière mouvante qui permet de rapprocher la mer et la terre. Voilà trois des quatre éléments poétiques de Bachelard réunis dès la première phrase : le feu, l’eau et la terre. Mais la terre (mère nourricière) n’est convoquée qu’à titre de comparant, tandis que la mer, homophone de « mère », et la lumière sont essentielles dans le texte. Cependant, la priorité du mouvement lumineux est proclamée dans le sujet différé en fin de phrase : « moins l’humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière ». C’est le sujet inversé de « conserve » qui apparaît trois lignes après ce verbe. Ce sujet se dédouble en une comparaison intéressante : le sol est qualifié d’humide et le mouvement lumineux de « liquide », si bien que les éléments tendent à se confondre.
Julia Kristeva, dans Le temps sensible (p 269-270) , associe cette description métaphorique de la mer vue de la fenêtre du Grand Hôtel à Balbec à l’absence de démarcation entre la mer et la terre que Proust relève dans le tableau d’Elstir du port de Carquethuit  : (JFF II p 192-193) eau et terre se mêlent « sans qu’on pût distinguer leur séparation et l’interstice de l’eau, et ainsi cette flotille de pêche avait moins l’air d’appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec (…) [sans] reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue entre la terre et l’océan (…) [donnant] cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre est déjà marine et la population amphibie. (…) S’il est vrai que le choc de deux traits opposés appelle, dans ces deux exemples, un instant de déréalisation et de vertige : sommes-nous à la mer ou à la montagne, dans la ville ou dans l’eau ? – un mouvement logique supplémentaire se produit qui, plutôt que de les évider, sature les perceptions. A Balbec, la sensation marine se complique et s’enrichit de connotations majestueuses, verticales, froides, voire même [sic] érectiles et phalliques, si l’on veut bien en décrypter les associations inconscientes. Quant à la vision d’Elstir, elle ajoute à la ville et aux vagues un tremblé d’incertitude, elle leur enlève une identité pour leur en donner une autre, celle d’être « entre-deux », des « amphibies », des androgynes spatiaux. »
Le rejet en fin de phrase du sujet différé « la liquide mobilité de la lumière » présente le triple avantage de provoquer un encadrement lumineux puisque le « soleil » apparaissait dès la première ligne, de mettre en évidence le thème du texte et d’assurer la ligature avec la phrase suivante, où la lumière sera mise en valeur à la fois par le but d’une recherche attribuée aux éléments terre et mer (« la plage et les flots ») et par une reprise anaphorique dans deux clivages.

La deuxième phrase, reliée à la première par « au reste », reprend donc le thème de la lumière : « Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, c'est elle surtout, selon la direction d’où elle vient et que suit notre œil, c’est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. »
L’ouverture où « faire passer » la lumière suggère la relation amoureuse.
La phrase minimale serait : « elle [la lumière] déplace et situe les vallonnements. » La « mobilité de la lumière » est précisée par deux verbes actifs de mouvement : « déplace » et « situe ». C’est plus qu’un mouvement, c’est la création d’un monde, celui des « vallonnements de la mer ». Celui-ci reprend l’association de la mer et de la montagne, dans une fusion entre la terre et la mer qui met en valeur les formes de celle-ci : la mer (ou la mère) est vue dans ses courbes. La mer se confond parfois avec la lumière puisqu’elle est envisagée dans son mouvement de houle suscitant des « vallonnements » plus ou moins éclairés. Mer et lumière sont mobiles et s’interpénètrent, comme l’indiquait déjà le syntagme nominal « la liquide mobilité de la lumière ».
Terre et mer sont réunis aussi dans leur fonction de double sujet de « pratiquent »: « la plage et les flots ». Ils sont associés dans une personnification qui leur attribue l’action volontaire de créer une ouverture, « cette brèche » qui se confond avec eux-mêmes, de s’ouvrir, de se faire accueil « pour y faire passer, pour y accumuler la lumière ». Il s’agit de la faire entrer et la retenir, ce qui peut suggérer une connotation sexuelle, double but formulé de façon binaire, comme le sujet et le clivage qui suit : « c’est elle surtout, (…) c’est elle qui (…)». Cela peut figurer aussi l’image de la psyché, qui signifie étymologiquement « véhiculer » et « tenir » d’après le Cratyle de Platon. Voilà le sujet de la phrase minimale qui apparaît dans une reprise anaphorique de « liquide mobilité de la lumière » et dans un clivage réitéré. (Mais « c’est elle », grâce à l’isolement provoqué par les clivages et la répétition émerveillée, pourrait évoquer simultanément la mer qui s’ouvre à la lumière et la mère qui se fait tout accueil pour son enfant.). Cette remarquable mise en valeur, renforcée par « surtout », précède un commentaire du mouvement de la lumière, non seulement dans les verbes mais aussi dans l’expression « selon la direction d’où elle vient et que suit notre œil ». Le lecteur est ainsi appelé à confondre son regard avec celui du narrateur, dont le voyeurisme est bien connu puisqu’il épie Melle Vinteuil, Charlus et Jupien (Sodome et Gomorrhe, I,Gallimard, Folioclassique, p 9-10) . En l’occurrence, le lecteur est invité à suivre la direction de la lumière. C’est donc celle-ci qui exerce le pouvoir d’orienter à la fois les regards et les formes de la mer, dirigeant les uns, « déplaç[ant] et situ[ant] » les autres. Elle est le chef d’orchestre d’une symphonie qui éclipse le « reste du monde ». Elle seule attire l’attention par son action créatrice « dans cette brèche » qui seule l’intéresse « au milieu du reste du monde ». L’unique motivation du narrateur serait-elle l’ouverture de la mère ? Quoi qu’il en soit, avec la lumière mise en valeur se manifeste l’indissociable lieu du littoral, provisoirement hors du temps. Le groupe nominal objet, « les vallonnements de la mer », en position finale, est paradoxalement renforcé par sa singularisation, les autres éléments étant redoublés : les sujets (« la plage et les flots », « c’est elle surtout (…) c’est elle qui… »), les compléments de but (« pour y faire passer, pour y accumuler la lumière »), les relatives (« d’où elle vient et que suit notre œil »), les verbes (« déplace et situe »). Dans une phrase à constructions binaires prédominantes, les éléments singuliers s’affirment : « les vallonnements de la mer », « brèche » lumineuse « au milieu du reste du monde ». Le lecteur est invité à regarder ces formes arrondies…

La phrase suivante reprend le thème de la « liquide mobilité de la lumière » par son groupe nominal sujet : « La diversité de l’éclairage ne modifie pas moins l’orientation d’un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu’il nous donne le désir d’atteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. » La liaison se renforce par un chiasme grammatical : la seconde phrase se terminait par un groupe nominal avec complément du nom précédé de deux verbes ; celle-ci commence par un groupe nominal avec complément déterminatif suivi de deux groupes verbaux. L’action dynamique de la lumière s’explicite ainsi : le premier verbe reprend l’action organisatrice de paysage : « ne modifie pas moins l’orientation d’un lieu ». Le second sollicite le narrateur et le lecteur complices : « ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu’il nous donne le désir d’atteindre ». Le verbe « dresse » et le substantif « désir » confirme l’hypothèse de connotation sexuelle. La lumière agit sur les formes de la mer-mère et provoque le désir érectile. La comparaison « que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage » évoque un passage ultérieur de l’œuvre offrant une vue du golfe de Douville, renouvelée « à chaque tournant » lors du parcours en voiture sur une côte sinueuse (Sodome et Gomorrhe II, p 289-290). Elle associe surtout le mouvement du regard et de l’imagination à un trajet effectif, affirmant la force de la contemplation esthétique. La subordonnée évoque un trajet réel, appesanti par la reprise de la construction binaire avec deux adverbes terminés par la même syllabe « -ment », « longuement et effectivement », destinée à mieux l’ancrer dans la réalité sur un rythme pair qui contribue à la fusion de la lumière et du paysage. Mais c’est précisément dans cette subordonnée de comparaison qu’apparaît le mode conditionnel (« ferait »), celui de l’irréel, comme dans la comparaison de la première phrase (« comme un géant qui en descendrait… »). Réel et imaginaire se confondent.
De manière exceptionnelle, cette troisième phrase ne comporte aucun complément circonstanciel de temps ni de lieu, mais le champ lexical du lieu est présent dans « l’orientation d’un lieu », « devant nous », « buts », « atteindre », « trajet (…) effectivement parcouru en voyage ». Le temps est explicite dans l’adverbe « longuement » et sous-jacent dans le projet constitué par « le désir d’atteindre » « de nouveaux buts ». Temps et lieu sont donc intrinsèquement liés et cette imbrication va prendre toute son ampleur dans la suite du texte.

La fusion harmonieuse de la lumière avec le temps et le lieu, la terre et la mer, connaît son apothéose dans la reprise savamment organisée des éléments mis en place. Le soleil réapparaît en position de sujet, comme au début du passage, dans une subordonnée de temps :
« Quand le matin, le soleil venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer, il semblait m’en montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. »
Cette subordonnée de temps contient trois compléments circonstanciels de lieu : « de derrière l’hôtel », « devant moi » et « jusqu’aux premiers contreforts de la mer ». La proposition principale en comprend deux : « sur la route tournante de ses rayons » et « à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures ». Le dernier constitue une merveilleuse métaphore imbriquant le temps et l’espace par ses compléments déterminatifs. Ce « voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures » peut représenter l’écriture de la Recherche car il s’agit d’un éclairage du temps, plus précisément du temps perdu, qui permet d’accéder à l’essence même de l’être. Le site des « grèves illuminées » s’élargit au pluriel des « plus beaux sites », à la fois par l’effet de la lumière différente selon la position du soleil et celui du souvenir qui suscite, par superposition de sensations, l’accumulation de différentes strates du moi. Auerbach écrit au sujet des « stratifications » temporelles dans l’œuvre de Proust : « Nous voyons luire ici, à travers la perspective temporelle, un élément d’omnitemporalité symbolique qui s’associe à l’événement fixé dans la conscience réminiscente. » (Mimesis p. 539). La littérature s’apparente ainsi aux récits de rêves dans leur traversée des stratifications du temps par « la trace vivante de l’emprise exercée sur l’être rêvant par le penser abreuvé à l’Inconscient » (Dayan, 2004, p. 326-327).
La métaphore « sur la route tournante de ses rayons » évoque l’ange à « l’épée flamboyante » qui garde le jardin d’Eden après la chute, représentant l’interdiction d’accéder au paradis (Genèse, 3 ; 24). A ce propos, dans Sodome et Gomorrhe I (p 32), Proust réécrit la Bible à sa manière, comme l’a judicieusement remarqué Antoine Compagnon (op. cit., note p 553) : il attribue « l’épée flamboyante » de la Genèse aux deux anges qui interviennent à Sodome, alors que ceux-ci n’ont pas d’épée d’après le récit biblique. Cela revient à confondre Sodome, donc le désir interdit, et le paradis. De ce fait, « l’épée flamboyante » (et « tournoyante » dans la Genèse) apparaissant ici sous forme de « route tournante de ses rayons » peut suggérer le désir interdit considéré comme un paradis, car l’œuvre est construite comme une « cathédrale » où tout se tient. Mais il ne s’agit pas en l’occurrence de désir homosexuel. La connotation sexuelle, présente depuis le début du texte, réapparaît dans cette phrase par le participe présent « découvrant », suivi de compléments significatifs : « découvrant devant moi les grèves illuminées ». C’est donc la plage, et par conséquent « les flots » qui lui sont associés, qui sont concernés : la mer lumineuse aux formes arrondies précédemment décrite. Le désir interdit pour la mère serait-il sous-jacent à ces belles métaphores ? Proust emploie au début de la Recherche, à propos de ses réveils dans des chambres différentes, l’expression « ces évocations tournoyantes et confuses », qui pourrait bien s’appliquer à notre passage où le soleil aux rayons tournoyants suscite des évocations ambiguës, peut-être à tendance incestueuse.
L’interprétation de l’épisode de la madeleine par Julia Kristeva, dans Le Temps sensible, va dans ce sens. Elle s’appuie notamment sur le fait que le plaisir gustatif présente une résistance au souvenir, comme sous l’effet de la censure. Elle utilise dans son argumentation le prénom de l’héroïne de François le Champi, roman de George Sand offert au narrateur par sa grand-mère et qui lui est lu par sa mère : François (« champi » signifie « enfant trouvé ») y épouse sa mère adoptive, Madeleine. Elle évoque le fait que Madeleine est considérée dans la religion catholique comme pécheresse et sainte.
Nous pourrions ajouter que Grégoire le Grand attribue le prénom de Madeleine ou Marie-Madeleine à trois personnages confondus en un seul : la pécheresse prostituée, la repentante qui lave les pieds du Christ avec du parfum (c’est donc un personnage ambivalent puisqu’elle est sainte et pécheresse) et Marie de Béthanie, celle qui préfère écouter la Parole christique pendant que sa sœur Marthe s’occupe des travaux de maîtresse de maison. Marthe le lui reproche, mais Jésus l’approuve parce qu’elle a « choisi la meilleur part » dans le récit évangélique. Marie-Madeleine est donc celle qui préfère le Verbe aux travaux domestiques et à la réalité tangible. Ces caractéristiques sont communes à Marie-Madeleine et au narrateur : ambivalence et choix du Verbe comme essentiel. Cette ambivalence du narrateur se manifeste non seulement dans ses sentiments envers Albertine, mais aussi dans ses réactions face à la mer : « une mer que nous essayons ridiculement, comme Xerxès, de battre pour la punir de ce qu’elle a englouti ». Il faut noter que Xerxès est appelé le « roi des rois » ; il succède à son père et entend réussir là où son père a échoué.
Julia Kristeva observe un déplacement de la mère vers la tante Léonie, « version dérisoire de l’image maternelle que le narrateur n’aura aucun mal à désacraliser » (op. cit., p 32) : la tante Léonie reparaît dans A l’Ombre des jeunes filles en fleurs et « le neveu profanateur lègue à un bordel le canapé de sa tante sur lequel il aurait connu les émois des premières amours », amours incestueuses car il s’agit d’une cousine. Elle signale, un peu imprudemment, mais respectueusement, que le canapé appartenait en fait à la mère de l’écrivain. Enfin, J. Kristeva montre l’« interpénétration entre Venise et la mère » (p 147-149) : quand la mère du narrateur décide de quitter Venise, il y reste « dans un sursaut d’indépendance », mais la ville a perdu son charme avec ce départ ; c’est une « Venise incestueuse » car le narrateur réagit en ces termes : « la ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise ». Ce peut être aussi une osmose d’une telle emprise qu’il est impossible au narrateur de jouir hors de la mère.
La contemplation esthétique du narrateur serait donc empreinte de désir incestueux inavoué, ce que la suite du texte va confirmer.

La phrase suivante, coordonnée à la précédente par la conjonction « et », commence également par un complément circonstanciel de temps qui reprend l’idée de la Genèse en évoquant le premier matin du monde, à moins qu’il ne s’agisse de l’enfance du narrateur, outre le premier matin d’un séjour au bord de la mer : « Et dès ce premier matin, le soleil me désignait au loin, d’un doigt souriant, ces cimes bleues de la mer qui n’ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à l’abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l’impression du désordre. »
On peut remarquer un parallélisme grammatical entre ce début de phrase et le début de la précédente : CCT sujet verbe CCL. Le soleil, figure paternelle et virile selon la psychanalyse, est encore en position de sujet. C’est le troisième lien avec la phrase précédente (coordination, CCT et sujet). Les phrases entrent en solidarité les unes avec les autres, comme l’espace et le temps et comme les éléments entre eux. Le datif « me » et le verbe « désignait » reprennent « m’en montrer » de la phrase précédente, mais cette fois, « semblait » et le caractère d’incertitude, d’atténuation qu’il comporte a disparu. Ce qui n’était qu’apparence et conscience de supposition devient assertion, comme si l’on passait de l’imagination consciente à l’hallucination. L’imaginaire est projeté dans le réel par cette personnification plus accentuée du soleil auquel est attribué un but volontaire. Un complément de lieu, « au loin », contient la même voyelle finale que le complément de temps « dès ce premier matin », reliant ainsi l’espace et le temps par une sonorité. L’expression « d’un doigt souriant », qui renforce la personnification par le trait [animé] de « doigt » et de « souriant », paraît étrange par l’incompatibilité de ces deux termes. C’est une synecdoque où le « doigt » représente l’être entier, mais le choix de cette partie du corps apporte encore une connotation sexuelle. Par ailleurs, l’expression « d’un doigt souriant », concernant le soleil matinal, évoque « l’aurore aux doigts de rose » d’Homère : homme-mère, homme de la mère ? C’est bien le père qui est l’homme de la mère, ou qui devrait l’être.
Et que désigne-t-il au narrateur ? « ces cimes bleues de la mer », en d’autres termes les formes de la mère, précédemment qualifiées de « vallonnements ». Cela évoque immanquablement le passage de la Recherche relatant une sorte de démission du père devant le désespoir du narrateur enfant qui attendait le baiser maternel du soir, retardé par la présence de Swann : « Va avec le petit » dit-il à son épouse, lui conseillant de passer la nuit dans la chambre de l’enfant. Cette complaisance inattendue et bienveillante, où le narrateur verra l’origine de ses troubles nerveux, se devine sous l’incitation du soleil orientant le désir du narrateur vers la mer. La métaphore filée de la mer épousant les formes de la montagne dans une fusion terre-mer, qui va s’enrichir encore dans cette même phrase, présente l’objet de la désignation par un groupe nominal commençant par un déictique relatif au regard du narrateur et du lecteur : « ces cimes bleues de la mer ».
Ce groupe nominal est développé par une relative intéressante pour notre propos : « qui n’ont de nom » évoque le juron « nom de nom » et la filiation est niée ; un caractère ineffable et indicible s’y ajoute, concernant peut-être un désir inavouable et/ou le summum du désir. Le complément de lieu inclus dans cette relative, « sur aucune carte géographique », tend à nier la réalité de ce qui est exprimé et ressemble à la dénégation dont Freud a révélé le fonctionnement : la négation du désir inconscient permet sa formulation, ce qui prépare son accès à la conscience. La relative comporte d’ailleurs le début d’une allitération en /k/ (« qui », « aucune », « carte ») qui s’oppose aux consonnes nasales du début de la phrase (« premier », « matin », « me », « désignait », « cimes », « mer ») et permet de supposer une crispation de résistance.
Cette allitération se prolonge au début de la longue subordonnée de temps qui suit : « jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches ». La métaphore filée continue, mais l’aspect « chaotique » et la dureté tranchante des « crêtes » s’opposent à la douceur des « vallonnements ». Cependant l’image de la mer reste très positive par l’emploi du participe passé employé comme adjectif « étourdi » qualifiant le soleil et qui suggère une griserie de jouissance et surtout celui de l’adjectif laudatif « sublime ». La longueur de l’expression métaphorique « à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches », de construction binaire avec deux adjectifs et deux compléments déterminatifs comme si tout était redoublé dans un déferlement de vagues, contribue à retarder l'apparition du noyau de la subordonnée:  « il vînt ».
L’anaphorique « il » est sujet de quatre verbes, ce qui confirme le dynamisme du soleil : le subjonctif imparfait « vînt », l’infinitif « se mettre » et les participes présents apposés « se prélassant » et « égrenant ». Le verbe « se prélassant », qui suggère une certaine lascivité, rappelle la parenthèse de la première phrase avec la relative « où le soleil s’étale ça et là » et la comparaison avec le géant insouciant (« comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes »). Ces groupes verbaux contiennent des compléments de lieu, intégrés à la longue subordonnée de temps : « dans ma chambre », « sur le lit défait », « sur le lavabo mouillé », « dans la malle ouverte ». Ceux-ci comportent une connotation sexuelle indéniable. Le dernier se développe par une relative : « où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l’impression du désordre ». Or si l’on veut bien admettre que le cachemire est luxueux, le « luxe déplacé » évoque le portrait du père qui vient en quelque sorte de céder son épouse à son fils, à la fin du premier chapitre : « il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies ». Cela confirme la figure paternelle du soleil dans le texte.
Cependant le soleil se met à l’abri du vent, ce qui suppose la puissance supérieure du vent sur celle du soleil. Or le vent, c’est aussi le souffle qui permet à la voix de se déployer. Serait-ce que la puissance du narrateur écrivant s’affirme comme supérieure à celle du père ?
L’association du luxe et du désordre pourrait bien être une allusion au refrain du poème de Baudelaire intitulé « L’Invitation au voyage », appartenant au recueil Les Fleurs du Mal, dans lequel inversement c’est l’ordre qui est associé au luxe (d’autant plus que ce poète est cité dans la suite du texte) :
« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté .»
Or ce poème évoque une liaison incestueuse puisque l’invitation à aimer et mourir s’adresse à celle qui est appelée « Mon enfant, ma sœur ». L’hypothèse de désir incestueux semble donc justifiée.

La phrase suivante, la plus longue du texte, se démarque des précédentes par plusieurs éléments : elle commence par un adverbe déploratif, le thème n’en est plus le soleil ou sa lumière, mais le vent, et surtout un incident survient, ce qui marque une rupture dans la description, manifestée par l’emploi du passé simple. « Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger – tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir d’un citron, nous répandions quelques gouttes d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare – il parut cruel à ma grand-mère de n’en pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre. »
Le thème du « vent de mer », autre élément poétique, peut être associé au souffle de la mère. Il est suivi d’un complément de temps, « une heure plus tard » et d’un complément de lieu, « dans la grande salle à manger », séparés par des virgules alors que d’habitude ces compléments circonstanciels sont intégrés les uns dans les autres. Serait-ce le halètement de l’angoisse que figure ce rythme exceptionnellement haché ? L’interruption des tirets isole deux subordonnées temporelles (« tandis que (…) et que (…) ») incluant deux compléments de lieu : « de la gourde de cuir d’un citron » et « sur deux soles (…) ». Le pronom personnel « nous » ne concerne plus le lecteur et le narrateur, mais la grand-mère, figure maternelle, et le héros, très attachés l’un à l’autre. La métaphore des « gouttes d’or » qui désigne le jus de citron reprend l’idée des « richesses » égrenées par le soleil et prépare la métaphore de la « topaze » de la phrase suivante. Le dernier complément de lieu, « sur deux soles (…) », évoque la mer parce qu’il s’agit de poisson et le « sol » par homophonie. On peut donc y déceler une nouvelle fusion des éléments mer et terre. Il s’enrichit d’une relative comportant un adverbe de temps, « bientôt », et un complément de lieu, « dans nos assiettes ». Un premier verbe au passé simple y apparaît : « laissèrent ». Ce changement de temps prépare la perturbation qui va suivre l’interruption entre tirets. Le complément d’objet, « le panache de leurs arêtes », évoque un faisceau de plumes décoratives, un ornement esthétique, et suggère en même temps l’expression « avoir du panache », c’est-à-dire fière allure, avec une idée de bravoure gratuite. On emploie cette expression à propos de quelqu’un de brillant, ce qui est le cas du narrateur au verbe séduisant. Par ailleurs les « arêtes » rappellent les « crêtes » des vagues, à la fois par les sonorités et le sémantisme. L’apposition « frisé comme une plume et sonore comme une cithare » réitère l’image du « panache » par le substantif « plume », qui suggère bien évidemment la plume de l’écrivain, d’autant mieux que la « cithare » est une lyre, l’instrument d’Orphée pleurant son Eurydice perdue. Cette page serait-elle un chant poétique en l’honneur de l’amour perdu, celui de la mère ? De plus la jeune fille est morte d’une morsure de serpent, ce qui renforce la connotation sexuelle, et sa seconde mort est due au trop intense désir de la voir de son amant, si bien que celui-ci est étroitement associé au narrateur voyeur.
La reprise de la phrase après cette longue interruption se fait par une anacoluthe : « il parut cruel à ma grand-mère de n’en pas sentir le souffle vivifiant », le pronom « en » reprenant le « vent ». Cette rupture grammaticale insolite avec un noyau de phrase au passé simple s’unit à l’adverbe « hélas » pour marquer le regret du narrateur, contrarié parce que sa grand-mère éprouve le besoin d’ouvrir la fenêtre, attirant ainsi l’attention sur nos deux convives et surtout parce qu’elle va ôter l’écran de la vitre. C’est un incident qu’il considère comme fâcheux. En effet, si le narrateur peut souhaiter lui-même le « souffle vivifiant » associé au souffle maternel, la suite du texte montre le plaisir, le bien-être qu’il éprouve à se sentir protégé par ce « châssis transparent mais clos », qui figure une sorte d’écran autorisant le voyeurisme tout en maintenant le désir incestueux dans l’impossibilité de se réaliser. Ce groupe nominal est développé par deux relatives évoquant la séparation et la fusion avec le paysage marin. La première, « qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir », réactive l’idée de bijou précieux par la « vitrine » et y ajoute l’inaccessibilité. Cette vitre joue le rôle de séparation salvatrice avec la plage, et donc avec la mer, tout en permettant le regard, dont le champ lexical s’enrichit du verbe « voir » que renforce l’adverbe « entièrement ». La seconde relative et la consécutive qui s’y intègre expriment la fusion réjouissante du ciel marin et de l’intérieur de la salle. Il est vrai qu’il s’agit du ciel et non de la mer, mais il peut s’agir d’un déplacement métonymique de la mer au ciel marin. La pénétration du ciel est accentuée par l’intensif « si » et l’adverbe « complètement ». Par ailleurs les deux adverbes « entièrement » et « complètement » se succèdent de manière assez rapprochée pour provoquer le redoublement de la syllabe « ment » tout en assurant un rythme binaire avec son effet de fusion. La consécutive « que son azur avait l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre », introduit par sa construction binaire une fusion en deux temps : « son azur avait l’air d’être la couleur des fenêtres » utilise l’expression « avait l’air » qui suggère l’imagination consciente, comme « semblait » précédemment ; en revanche, la suite présente une ellipse de ce verbe, permise par la coordination : « et ses nuages blancs, un défaut du verre ». Les éléments associés sont ainsi placés à proximité l'un de l'autre, séparés seulement par une virgule. Leur contiguïté textuelle accentue encore la fusion décrite, qui peut figurer la fusion souhaitée et redoutée avec la mère. Le désir incestueux inavoué, indirectement exprimé, explique d’ailleurs la confusion du narrateur lors de cette ouverture déplorée.
Irons-nous jusqu’à supposer que ce « défaut du verre » concerne la pierre précieuse, l’amour parfait altéré par la culpabilité du désir pervers, qui s’amplifie par l’agacement éprouvé envers la grand-mère ? Celui-ci déclenche en effet les remords du narrateur, notamment au sujet du reproche de « ridicule » attribué à un chapeau qu’elle avait mis intentionnellement pour qu’il conserve une belle photographie d’elle. Un autre sujet de culpabilité envers la mère et surtout la grand-mère concerne la bière, qu’il exige malgré sa désapprobation et qui surgit étrangement dans la dernière phrase.

Cette dernière phrase constitue l’apothéose poétique du passage étudié et celle de l’aveu déguisé. « Me persuadant que j’étais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce n’était pas – bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant- celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments s’y promenaient ça et là de grandes ombres bleues que quelque dieu semblait s’amuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel. »
Le pronom personnel « je » qui était apparu sous la forme complément « me », comme datif sollicité par le soleil, puis comme partie du « nous », d’abord associé au lecteur par l’incitation au regard, puis à la grand-mère en tant que convive, connaît ici deux occurrences en position de sujet. Ce « je » du narrateur figure un homme lettré qui s’appuie sur des citations baudelairiennes en harmonie avec ses propres préoccupations : « assis sur le môle » est une réminiscence de la position « accoudé sur le môle » dans « Le port » appartenant aux Petits Poëmes en prose. Le texte évoque les « colorations changeantes de la mer » et « le goût du rythme et de la beauté ». Il y est question de mouvements et de lignes de bateaux (symboles maternels) associables aux « cimes bleues de la mer » et de départs non assouvis. Et le poète y pratique une sorte de « voyage immobile et varié » comme le narrateur de la Recherche. Se « persuadant » qu’il était « sur le môle », notre héros exploite la force de son imagination, cette « reine des facultés » selon la célèbre expression de Baudelaire dans le Salon de 1859, il s’adonne à la contemplation esthétique créative. Le « boudoir » du deuxième « Spleen » des Fleurs du mal commence par :
« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »,
vers détaché de la suite par un blanc typographique. Il y est question de « secrets » et de « remords ». Le cotexte immédiat du substantif « boudoir » est le vers suivant :
« Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées ».
La récurrence de l’adjectif « vieux » dans
« Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux »
incite à associer le boudoir et le sphinx, le premier connotant les souvenirs, le second l’énigme et l’inceste oedipien. L’expression proustienne « au fond du boudoir » suggère finalement le plus caché, le plus secret des souvenirs, peut-être le désir incestueux. Le titre du recueil de Baudelaire, « Les Fleurs du mal », évoque d’ailleurs le vice (ou la douleur) transfiguré en beauté, ce que le poète glose en ces termes au dernier vers de l’épilogue :
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. »
Or ce métal précieux est présent dans notre texte. Est-ce un effet de transtextualité ?
La troisième citation de Baudelaire, le « soleil rayonnant sur la mer », est issue d’un autre poème du même recueil intitulé « Chant d’automne ». Le « soleil rayonnant sur la mer » clôt le premier quatrain de la seconde partie :
« J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. »
Ce soleil préféré à une partenaire et plus tentant qu’elle devient commun à Baudelaire et au narrateur : « je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce n’était pas (…) celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze ». Rêve poétique et réalité se confondent. Il ne s’agit plus du soleil en tant qu’astre unique mais un objet poétique chargé de connotations : le soleil objet de désir pour Baudelaire et auquel le narrateur propose d’identifier celui qu’il dépeint. L’interruption entre tirets permet de rejeter le « soleil couchant » qui apparaît dans la strophe suivante de « Chant d’automne » sans figurer nécessairement le « soleil rayonnant » : « bien différent du rayon du soir ». –Par opposition au « rayon du soir », « celui qui en ce moment brûlait la mer » extrait le « moment » présent, pour en déduire une « heure » ensoleillée dans son essence universelle- Elle offre aussi l’apposition « simple et superficiel comme un trait doré et tremblant », ce qui suggère par opposition les antonymes « complexe » et « profond » pour qualifier celui qui « brûlait la mer ». La comparaison au « trait doré et tremblant » évoque un dessin maladroit d’enfant et/ou le tremblement du désir. Quoi qu’il en soit, le verbe « brûlait » connote le désir incandescent.
La comparaison à la « topaze » reprend le champ lexical des pierres précieuses : « égrenant ses richesses », « sa splendeur même et son luxe déplacé », « quelques gouttes d’or ». La topaze, point culminant du désir et de la beauté, concentré de lumière et d’effervescence amoureuse, peut représenter aussi le joyau poétique constitué par notre passage littéraire, d’après le contexte de la « plume » et la « cithare » et l’assimilation avec Baudelaire. Cette pierre précieuse jaune et transparente amène une image inattendue, celle de la bière associée au lait maternel : sous l’action du soleil, la mer devient « blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait ». La culpabilité connotée par la bière concerne donc non seulement la grand-mère mais aussi la mère et le désir incestueux.
La subordonnée temporelle finale introduite par « tandis que » présente un complément de temps, « par moments », et un complément de lieu, « ça et là », possédant tous deux le trait sémantique de dispersion, qui rappelle « l’impression du désordre ». Une première occurrence de « ça et là » concernait le soleil comparé à un géant au comportement infantile. L’expression « de grandes ombres bleues » contient le substantif principal du titre « A l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Il s’agit bien sûr du jeu d’ombres et lumières sur la mer, mais aussi de l’ombre du secret, de ce qui est inavouable. C’est le sujet inversé de « s’y promenaient », ce qui associe la mer au vent ayant accompli une « sublime promenade à la surface » de la mer. La fusion cosmique des éléments (vent, mer, soleil) atteint son paroxysme et préfigure celle du narrateur avec la mère. En effet, la subordonnée « que quelque dieu semblait s’amuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel » met en scène l’enfant espiègle, celui que la grand-mère a pu considérer comme un garnement quand il buvait de la bière. Amené par le comportement du géant et le « trait doré et tremblant », l’enfant oriente le soleil grâce au miroir. Il usurpe la puissance paternelle, l’utilise et la maîtrise. Le verbe « déplacer » apparaissait déjà à propos de la lumière : « c’est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer ». Mais c’est l’enfant qui dirige la lumière avec son miroir. C’est lui qui brûle « la mer comme une topaze ». C’est le désir infantile oedipien qui agit sur la mer et la mère et qui suscite l’écriture poétique. Le narrateur réceptif à l’enfant qu’il était déploie ce flamboiement de lumière et prend soin de ménager des ombres afin que le désir éperdu et plein de ferveur prenne une forme littéraire, pour notre plus grand plaisir. Finalement, celui qui dirige la lumière, c’est le narrateur au travail créatif bien plus que le soleil dont la lumière « déplace et situe les vallonnements de la mer » : c’est lui qui épouse le vent de l’esprit créateur.

Le narrateur procède à un récit qui recherche le temps perdu d’un moi ancien, en employant un rythme résolument binaire qui appartient au rythme pair considéré par Nicolas Abraham comme caractéristique de la fusion. De nombreuses conjonctions de coordination « et » relient des éléments équivalents de même classe grammaticale : « la plage et les flots », « d’où elle vient et que suit notre œil », « déplace et situe », « longuement et effectivement », « m’en montrer (…) et m’engager (…) », « immobile et varié », « retentissante et chaotique », « de leurs crêtes et de leurs avalanches », « se prélassant (…) et égrenant (…) », « par sa splendeur même et son luxe déplacé », « tandis que nous déjeunions et que (…) nous répandions ( …) », « frisé comme une plume et sonore comme une cithare », « qui (…) nous séparait (…) et dans lequel le ciel entrait (…) », « son azur (…) et ses nuages (…) », « simple et superficiel », « doré et tremblant », « blonde et laiteuse », « ça et là ». Il semble même que la règle des trois adjectifs repérée par Mouton se soit provisoirement muée en règle des deux adjectifs. D’autres conjonctions de coordination assurent la construction binaire : « « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » », « transparent mais clos ». En outre le nombre « deux » apparaît textuellement pour déterminer les « soles ».
Et les parallélismes renforcés de répétitions tels que « pour y faire passer, pour y accumuler », « ne modifie pas moins (…) ne dresse pas moins », « sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte », « blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait », participent à cette organisation de la binarité fusionnelle. L’ellipse de « avait l’air » qui réunit le ciel et la fenêtre, en confondant les nuages et le verre, la réunion cosmique des éléments poétiques tels que la plage et les flots, la lumière et la mer, tout concourt à une fusion généralisée qui contribue à l’esthétique du passage. Or la régression opérée tend à mener vers le moi ancien de l’enfant heureux de babiller dans les bras de sa mère.
Le narrateur préoccupé de l’écriture, comme le manifeste la présence de la plume et de la lyre, est en plein travail. Or Anzieu nous apprend (1981 p. 163) que l’écriture procure la jouissance de fusion symbiotique entre préconscient et inconscient tout en travaillant sous la pression du Surmoi exigeant et régulateur. Cette fusion va de pair avec celle de l’enfant dans la relation duelle avec la mère. Ici la fusion est si bien orchestrée qu’elle interpelle le désir de fusion du lecteur et participe à son plaisir esthétique. Si le narrateur laisse percer un désir incestueux sublimé, c’est bien la fusion initiale avec la mère qui est recherchée.
En outre, si l’on veut bien considérer les voyelles sous l’accent, les trois sonorités prédominantes sont /a/, /ã/ et /(/, avec vingt-trois /a/, vingt-trois /ã/ et trente-cinq /(/ sur cent trente-cinq voyelles sous l’accent : les voyelles de « maman » et de « mer » ou « mère ». En fait, si l’on se réfère à la distribution normale de ces voyelles d’après le tableau de fréquences de Wioland, la fréquence des /a/ est normale. En revanche, on trouve 25,93 °/° de /(/ et 17,03°/° de /ã/ dans le passage proustien étudié alors que leur fréquence normale par rapport à l’ensemble des voyelles est respectivement de 12,85°/° et 7,10 °/°. Cela représente plus du double de la norme habituelle ! La multiplicité des participes présents n’auraient donc pas pour seule fonction de suspendre le temps pour en mieux confondre les strates dans un précipité de moi vécu. Plus remarquable encore, le phonème /Ø/ qui constitue le premier son proféré par l’enfant apparaît sous l’accent avec une fréquence de 2,3°/° alors que la fréquence habituelle est de 0,64. Peut-être est-il envisageable qu’une régression heureuse ait présidé à l’écriture du texte. On peut donc, éventuellement, considérer la réitération remarquable du phonème caractéristique de la toute petite enfance comme une jubilation de fusion réussie.
Les syllabes sous l’accent constituent des points stratégiques, comme les points de capiton lacaniens, avec superposition des nœuds inconscients essentiels. Michel Arrivé dit de cette « métaphore matelassière » qu’elle « connote assez confortablement la relation périodique qui s’institue entre le signifiant et le signifié ». ( 2005a p. 94). Les syllabes accentuées étant plus longues et plus toniques, leur effet est plus important. En outre elles sont liées au rythme, ce qui leur donne une consistance particulière.
La linéarité du signifiant et plus encore celle de la langue selon Saussure sont remises en cause à juste titre, comme le signale M. Arrivé. Celle de la chaîne parlée n’est pas homogène dans la diction d’un texte poétique. Les allitérations et assonances en poésie jouent leur rôle harmonieux, eurythmique, parce que les sonorités identiques restent en mémoire. De plus, les résonances chez Proust surviennent à de longs intervalles et n’en provoquent pas moins l’effet de « couleurs simultanées » de même que ses souvenirs se cumulent en donnant consistance à l’être même du narrateur. Ce sont des contre-exemples à la linéarité. Ces accumulations sémantiques et sonores prennent un relief si important sur la chaîne parlée à laquelle peut ressembler la lecture que dans un texte littéraire de cette qualité, il ne saurait être question de linéarité. Quant au rythme, comment le percevrait-on sans le souvenir de l’image acoustique ? Or il participe au sens et à l’esthétique.
Une résonance proustienne qui n’apparaissait pas à la première lecture concerne le mouvement de rétrécissement puis d’extension du texte, de la mer à l’intérieur de la chambre d’hôtel puis de nouveau vers la plage, comparable au mouvement de la mère qui vient dans la chambre du narrateur enfant puis repart. Mais l’absence maternelle trop angoissante suscite une réaction de défense : la mise en œuvre d’une résurrection magnifiée sous le masque de la mer.

A l’appui de cette interprétation, les nombreux compléments de temps et de lieux, qui s’enchevêtrent les uns dans les autres avec un paroxysme dans la superbe métaphore du « voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures », rappellent à la fois le titre « A l’Ombre des jeunes filles en fleurs » (le substantif « ombres » présent à la fin du texte représente un objet mû par le « dieu » assimilable au narrateur, et dans le titre l’expression « à l’ombre » suggère un personnage protégé, voire caché ou masquant son excitation) et surtout le titre plus général « A la Recherche du temps perdu ».
Or le temps, Chronos dans la mythologie grecque, doit son nom à son homophonie avec Kronos, d’après Jean-Paul Valabrega, et celui-ci, « le dernier fils d’Ouranos, a castré son père – avec la complicité de sa mère » (2001, p 127), Gaïa la terre, qui a ensuite commis l’inceste avec son fils Pontos le flot (p 173). Valabrega, à la suite de Freud, relie mort et castration. Il cite le fondateur de la psychanalyse (p 128) à propos de « l’Inconscient, intemporel » qui « ne connaît pas le temps, ni la négation, ni la mort », comme Chronos. De plus, le Temps-Dieu ignore le temps humain, mais il le contient, le commande et l’enregistre (cf Valabrega, « Le Quantitatif latent. Suite aux compléments métapsychologiques : la Causalité paradoxale et la pulsion de régression », Topique 1998, n° 66, p 17) par la mémoire, Mnémosyne, elle-même fille d’Ouranos et de Gaïa, donc sœur de Kronos… Valabrega conclut : « Tous ceux qui, par une voie quelconque, entrent dans la mythologie, sont saisis, captés, aspirés voire perdus, immergés dans des enchaînements, renvois, enchevêtrements labyrinthiques infinis. ».
Il en est de même du lecteur de la Recherche, dont le narrateur suscite l’admiration et figure un personnage bien plus impressionnant qu’un être réel. Sa mère aussi prend consistance et ressemble à une mère divine, auréolée d’un poudroiement féerique par l’amour filial agissant comme le soleil sur la mer.

2) Proust et les carafes de la Vivonne in « Combray » in A la Recherche du temps perdu (t.1, Du côté de chez Swann, éd. Gallimard, 1992, Paris, 408 p.) p. 162-163

« Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite de cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. (….)
Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a d’abord d’isolées comme tel nénuphar à qui le courant au travers duquel il était placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bal actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se croient à chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours ; pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénuphar, pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de Dante, et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin, le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que, parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageuse, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Ça et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des robes mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu’il y a d’infini- dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix. »






Analyse textuelle

Hypothèse : le désir de fusion avec la mère sous-tend le texte comme dans le passage des JJF (A l’ombre des jeunes Filles en fleurs) concernant la lumière sur la mer. Le rythme pair, caractéristique de la fusion, selon la théorie de Nicolas Abraham, est d’abord vécu sur le mode de l’empêchement et de la captivité, puis il participe à une fusion harmonieuse. Le rythme impair caractéristique de la séparation, qui s’oppose au rythme pair au début du texte, s’harmonise ensuite avec lui.

La première phrase comporte la personnification «  « contenant » aux flancs transparents », qui peut figurer la mère en même temps qu’un fantasme intra-utérin, et elle établit la suprématie du désir sur la jouissance. (cf Lacan, Ecrits). Et le rythme binaire mime d’abord le jeu sur contenant/ contenu avant d’opérer une fusion entre les deux, comme nous allons le voir.

« Je m’amusais à regarder les carafes [que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons], et [qui, remplies par la rivière [où elles sont à leur tour encloses], à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante] qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite de cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. »

La première relative entre crochets « que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons » établit la fonction de contenant de la carafe ; la seconde relative en contient une autre « où elles sont à leur tour encloses » qui montre leur caractéristique simultanée de contenu ; et cette deuxième relative établit les propriétés simultanées de contenant et contenu par une apposition binaire, qui reprend l’incise « remplies par la rivière où elles sont à leur tour encloses » : « à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant ». Outre l’image de la mère enceinte suggérée par le « « contenant » aux flancs transparents », une fusion de matière s’amorce avec la comparaison « comme une eau durcie » et la métaphore « cristal liquide et courant ». Une double osmose se prépare entre contenant et contenu : englobement et inclusion d’une part, métamorphose et fusion des matières liquide et solide d’autre part. Les équivalences se multiplient : outre l’équivalence de longueur des groupes reliés par « et », adjointe à la similarité phonétique initiale de « contenant » et « contenu », l’assonance en /ã/ et la réitération du mot « contenant », l’équivalence de désignation entre « « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie » et « « contenu » plongé dans un plus grand contenant » favorise l’assimilation entre le « contenant aux flancs transparents » et son « contenant de cristal liquide et courant ». Le passage de la comparaison « comme une eau durcie » à la métaphore « cristal liquide et courant » efface d’ailleurs le terme de comparaison, comme pour effacer la différence entre les éléments.
La carafe peut figurer la mère aussi bien que le narrateur en proie à un fantasme intra-utérin puisque la carafe est contenue dans un liquide éventuellement représentatif du liquide amniotique. La fusion fascinante des éléments évoquerait-elle la relation duelle entre la mère et l’enfant ?
La comparative établit la supériorité du désir sur la jouissance effective : ces carafes « évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante [qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite de cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir.] » La fraîcheur est plus délicieuse que sur une table servie parce qu’elle se réduit au désir. La restriction « ne…que » réduit la fusion désirée à une « allitération », c’est-à-dire une répétition de consonnes, donc une fusion purement verbale. Tout danger incestueux étant ainsi écarté, et la « fuite » assurée, la fin de la phrase opère alors une fusion remarquable dans un rythme binaire aux éléments parallèles incluant chacun une relative :
« entre l’eau sans consistance [où les mains ne pouvaient la capter]
et le verre sans fluidité [où le palais ne pourrait en jouir] ».
La construction grammaticale manifeste une fonction de miroir : groupe nominal +sans+ nom suivi d’une relative [où GN ne pouvoir pronom Infinitif].
L’un des points communs de l’eau et du verre est leur transparence, donc leur absence de couleur. Et c’est encore une absence qui se manifeste dans ce parallélisme parfait. L’emploi de « sans » permet l’échange des caractéristiques respectives : la fluidité de l’eau et la consistance du verre sont ainsi rapprochées de l’élément inverse. De même, si les mains peuvent capter le verre et si le palais peut jouir de l’eau, l’inversion permet une négation qui est en même temps une négation du verbe pouvoir, répétée, une négation de la puissance sexuelle dans le domaine convoité, une interdiction réitérée de l’inceste. Du reste, les mains qui captent et le palais qui jouit évoquent la tétée du nourrisson, si bien que par-delà le désir incestueux éventuel, c’est la fusion originelle avec la mère qui est interdite. La négation sépare et protège de la fusion évoquée. Elle permet en outre l’irruption d’un conditionnel « pourrait » qui rejette l’éventualité de jouissance dans l’irréel.
C’est la matière transparente de l’eau et du verre qui permet la fusion tout en maintenant la séparation, de même que le « châssis transparent » dans le fragment des Jeunes Filles en fleurs précédemment. La vitre s’y réduisait à une virgule grâce à l’effet d’une ellipse. Ici, l’eau et le verre se confondent mais se refusent à la possession.
Et la carafe peut représenter le narrateur lui-même, contenu par sa mère et qui la contient, en fusion parfaite.

La suite du texte montre que le narrateur se confond avec la Vivonne : « Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. » En effet, l’adverbe « bientôt » concerne la promenade du narrateur et s’applique à la rivière. Parmi ces plantes d’eau figure un « nénuphar » dont les sonorités /far/ reprennent de manière inversée celles de la « carafe » (/raf/). On peut donc supposer qu’il s’agit encore d’une image du narrateur :

« Il y en a d’abord d’isolées comme tel nénuphar à qui le courant au travers duquel il était placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bal actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. »

La première phrase de ce passage comporte une consécutive qui imbrique deux formules restrictives : « si peu… que » et « ne…que ». Cette contrainte redoublée, considérée comme « malheureuse », conduit le nénuphar à « retourner à celle dont il était venu », qui peut figurer la mère. L’« allitération perpétuelle » préludait à ce mouvement incessant, mécanique et identique à lui-même, exprimé par « refaisant éternellement la double traversée », qui peut-être correspond à l’ambivalence du désir de fusion et séparation, tout effort de séparation étant ramené immédiatement à la fusion originelle. Le rythme pair a laissé place au vocabulaire de la parité : le préfixe de « retourner » et « refaisant » ainsi que le mot « double ». Il est envisageable aussi que le va-et- vient insurmontable entre les rives puisse figurer l’étouffement du narrateur entre la mère et la grand-mère l’inondant de tendresse.
La seconde phrase oppose le caractère agi et passif du pédoncule « poussé vers la rive » à son énergie manifestée par l’accumulation de quatre verbes : « se dépliait », « s’allongeait », « filait », « atteignait ». Ce pédoncule prend une figure de phallus par la vigueur de ces verbes, d’autant plus qu’il « atteignait l’extrême limite de sa tension ». Il est d’ailleurs repris par « le vert cordage », dont la verdeur en puissance est contrainte au repliement. Mais il peut aussi évoquer le cordon ombilical. L’apitoiement du narrateur sur « la pauvre plante » s’accompagne d’une valorisation du verbe et des efforts de libération : « à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. ». Le « point de départ », la mère, est vainement fuie, une force indépendante de sa volonté l’y ramène. Ici encore, la double négation « ne…pas » suivi de « sans » marque l’absence, absence de la mère indéfiniment recherchée, bien que la « répétition » concerne le mouvement d’effort de libération.

L’inefficacité de ce mouvement automatique sera ensuite attribué aux neurasthéniques par l’intermédiaire de l’aïeul, tout en contaminant le narrateur puisqu’il renouvelle le même trajet « de promenade en promenade » :

« Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques [au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie], [qui nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes bizarres [qu’ils se croient à chaque fois à la veille de secouer] [et qu’ils gardent toujours] ] ; pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste. »

Le mouvement précédemment décrit devient « situation » pérenne et l’adverbe « toujours » réitéré qui s’y rapporte concerne un blocage. Il sera réutilisé ultérieurement dans une fonction inverse.
Le début de la phrase reprend le rythme pair et s’achève sur un premier rythme impair. Son premier membre comprend deux relatives dont la deuxième inclut deux autres relatives, qui opposent l’espoir de libération et l’impossibilité d’échapper à la situation regrettable. Le second membre reprend de manière inversée, dans une structure en chiasme, la captivité insurmontable (« pris dans l’engrenage… ») opposée aux « efforts » inutiles. La répétition du mouvement évoqué est ainsi mimée par la construction phrastique. Le double complément déterminatif de l’engrenage, «  de leurs malaises et de leurs manies », continue le rythme pair et le renforce par le parallélisme et l’identité sonore de la première syllabe / ma/ des substantifs. Les sonorités communes des groupes nominaux prépositionnels précités occupent trois syllabes ; seule la quatrième diffère. La restriction « ne…que » introduit deux groupes infinitifs reliés par « et », qui aggravent la vanité des efforts en leur attribuant l’efficacité de l’engrenage. Enfin le rythme ternaire « étrange, inéluctable et funeste », rythme impair qui correspond à la volonté de séparation selon Nicolas Abraham, est associé à la mort, comme si l’autonomie était impossible. Cependant cette vision pessimiste associée au rythme ternaire s’inversera ultérieurement.
La situation du nénuphar est ensuite comparée à celle des suppliciés de La divine Comédie, ce qui permet au narrateur de se comparer à Dante :

« Tel était ce nénuphar, pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux [dont le tourment singulier, [qui se répète indéfiniment durant l’éternité], excitait la curiosité de Dante], [et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même], [si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus vite], [comme moi mes parents]. »

Le rythme pair se réinstalle par l’expansion de l’adjectif employé comme nom « malheureux » grâce à deux relatives introduites par « dont », la première incluant une autre relative et la seconde comportant un double complément d’objet direct. De plus, on peut remarquer l’enchaînement des subordonnants : « dont…qui…, et dont… si… ». La subordonnée hypothétique « si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus vite » comporte une négation qui transforme l’hypothèse en réalité. Cette réalité se propage à la comparative comportant une ellipse : « comme moi mes parents ». La comparaison de Virgile aux parents, en tant que meneur autoritaire qui éloigne du tourment fascinant, permet au narrateur de se comparer à Dante. De ce fait, l’oscillation du nénuphar devient sa propre construction verbale, si bien que la contrainte subie se transforme en fondement d’un épanouissement poétique, ce dont témoigne la suite du texte : le paragraphe suivant propulse une sortie hors de l’Enfer. Il est remarquable que les parents du narrateur soient associés à Virgile, victime de son paganisme, tandis que le narrateur s’attribue le sort heureux de Dante, le paradis des poètes auquel il accède grâce à l’amour de Béatrice.

« Mais plus loin, le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui [à qui elle appartenait] [et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas.] »

Le ralentissement du courant estompe le mouvement dramatique du nénuphar, et avec lui la dépendance. L’ouverture de l’accès concerne aussi la libération. Le ton change dans ce nouveau paragraphe ouvert par un « mais » d’opposition. Les « jardins de nymphéas » évoquent les tableaux apaisants de Monet. Comme le narrateur va les faire fleurir, le lecteur l’associe à l’artiste. Le rythme pair continue avec les deux relatives introduites par « qui », mais loin d’évoquer des tourments, elles développent la générosité et le sens esthétique du propriétaire. Il peut représenter Proust lui-même qui est le détenteur d’un don artistique qu’il offre au public par ses écrits esthétiques. Suit le déploiement poétique :

« Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que, parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageuse, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. »

Le passage du « vert sombre » au « bleu clair et cru, tirant sur le violet », celui de l’orage à la sérénité retrouvée, reflète une progression intérieure. La conjonction « mais » oppose les couleurs et renforce le bouleversement. Elle coordonne deux relatives fidèles au rythme pair, qui se manifeste également dans la double épithète « clair et cru » attribuée au bleu, dont chaque élément monosyllabique commence par la même consonne /k/ et comporte un /r/. Le segment « tirant sur le violet » dans ce contexte reçoit une connotation positive, alors qu’habituellement la couleur violette est « néfaste » dans La Recherche, comme l’ont remarqué Georges Matoré et Irène Mecz (1972, p. 342-346). C’est la couleur du foulard de cachemire du père à la fois effrayant et démissionnaire. C’est aussi la couleur des rideaux dans la chambre de l’hôtel de Balbec où le narrateur est angoissé en l’absence de sa mère qu’il a quittée pour la première fois. Il semble que l’art du narrateur lui ait permis de pacifier cette couleur. Il s’agit ici d’un violet non violent : un bleu « tirant sur le violet ». La couleur associée au père est donc affaiblie, de même qu’elle est atténuée dans la « cravate bouffante, en soie mauve, lisse, neuve et brillante… » (Swann I p. 250) de la duchesse de Guermantes, qui pourrait bien représenter une image paternelle adoucie, avec son regard « comme un rayon de soleil errant dans la nef » (Swann I p. 253). C’est peut-être l’effet de l’église de Combray érectile au milieu des maisons, « comme une pastoure au milieu de ses brebis » (Swann I p. 74), qui est amenée d’abord par la vision de sa « haute mante sombre » invitant à lui associer les sonorités de « Guermantes ».
Enfin le dernier groupe syntaxique « d’apparence cloisonnée et de goût japonais » respecte le rythme pair et l’accentue par le parallélisme grammatical de ses éléments. Néanmoins la fusion suggérée par le rythme contient en germe une séparation éventuelle par le terme « cloisonnée » et la discontinuité temporelle de « parfois » trouve un écho spatial dans la phrase suivante avec l’expression « ça et là ».

« Ça et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. »

Ce n’est plus une plante à pédoncule mais une fleur susceptible de représenter la femme ou la mère. Le « cru » du bleu retentit sur ce rouge insistant et provocant : « rougissait », « fraise », « écarlate ». C’est le rouge du désir qui semble surgir dans une phrase remarquable par sa brièveté inaccoutumée, qui semble mimer le halètement d’un émoi intense. Le rythme pair de la fusion se manifeste ici dans les doublets sonores : les monosyllabes « fraise » et « fleur » ont la même initiale /f/ et comportent un /r/ commun, le « cœur » réapparaît par ses consonnes dans la deuxième syllabe d’ « écarlate » et les monosyllabes « blancs » et « bords » ont la même initiale /b/.

« Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des robes mousseuses en guirlandes dénouées. »

L’hypothèse du désir se confirme par l’évocation d’une « fête galante » et par l’opposition avec les autres fleurs : l’accumulation des comparatifs « plus… » les en différencie. Le dernier d’entre eux introduit l’adjectif « plissées » comportant la même initiale sonore /pl/ qui continue l’allitération. Celle-ci s’allège ensuite par une allitération en /f/ et en liquides /r/ et/l/. L’abondance des nasales, /m/, /n/ et /ã/, contribue à cet allègement qui correspond au champ lexical de la légèreté : « gracieux », « flotter à la dérive », « effeuillement », « mousseuses », « dénouées ». Le dénouement confirme la libération à l’œuvre. Le désir de fusion est passé de l’assujettissement au déploiement poétique et les « enroulements » de l’écriture ne doivent rien au hasard.
La plus belle phrase du texte va inverser la connotation de contrainte mortifère précédemment reliée à l’adverbe « toujours » et au rythme ternaire, qui deviennent l’apothéose du bonheur absolu :

« Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu’il y a d’infini- dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel. »

Le premier membre de la phrase oppose sur un rythme pair les « espèces communes » et les fleurs qui ressemblent aux « pensées des jardins », opposition qui se traduit par la locution conjonctive « tandis que ». Les premières sont situées « ailleurs », les autres « un peu plus loin ». Les deux variétés sont prolongées d’une relative introduite par « qui » comportant un doublet : « le blanc et le rose », les ailes de papillons « bleuâtres et glacées ». La première relative évoque la cuisine de Françoise avec les dés de la « julienne », « la porcelaine » et le « soin domestique ». La deuxième, « qui étaient venus poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau », attribue un caractère aérien aux plantes tout en reprenant l’élément terrien amené précédemment par la « plate-bande flottante ». Trois éléments poétiques sont présents et entremêlés : l’eau, la terre et l’air. Le quatrième, le feu, viendra illuminer l’ensemble dans la suite de la phrase. Les quatre éléments poétiques mis en évidence par Platon dans le Timée et repris par Bachelard sont à l’œuvre.
Le caractère aérien se renforce par la reprise « de ce parterre céleste aussi », mêlant le ciel et l’eau dans une harmonie croissante. La supériorité du reflet sur la réalité est d’abord énoncée en ces termes : « car il [le parterre céleste] donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ». Le dépassement en richesse et en émotion concerne aussi la supériorité de l’écriture sur le désir, son aboutissement heureux. Le soleil, comme la puissance créatrice, vient tout magnifier. Dans le dernier membre de phrase alternant ses effets introduits par « soit que…ou que », il irradie le spectacle. La fleur de nymphéa au cœur écarlate est conviée dans une autre optique : « soit que dans l’après-midi il [le parterre céleste] fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et immobile ». Le kaléidoscope, cadeau maternel très apprécié, comporte un complément déterminatif inattendu, celui de « bonheur », qui est suivi d’un rythme ternaire, le rythme impair de la séparation qui n’a plus rien de « funeste » et s’inverse en extase. Et le rythme pair continue grâce à la subordonnée introduite par « ou que ». Rythme pair et impair semblent s’accorder dans une heureuse harmonie, comme si la fusion et la séparation avaient trouvé le lieu idéal de l’alliance des contraires, à savoir l’écriture.
L’harmonie des contraires va d’ailleurs atteindre son paroxysme : « ou qu’il [le parterre céleste] s’emplît le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu’il y a de plus infini- dans l’heure ». Le port lointain, havre de paix après la tourmente du mouvement mécanique et malheureux, indique l’apaisement dû à la pénétration de l’eau par le ciel, heureuse imprégnation dont le mouvement incessant devient recherche d’harmonie : « changeant sans cesse pour rester toujours en accord ». L’adverbe « toujours » qui s’appliquait à une contrainte malheureuse éternise maintenant la beauté. La deuxième subordonnée, élément pair du rythme pair, comporte simultanément le rythme pair du zeugma « du rose et de la rêverie du couchant » et le rythme impair des superlatifs absolus « de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux », repris par « de plus infini » dans une construction parallèle. L’intensité illimitée du bonheur s’exprime ainsi dans une beauté parfaite, où l’alliance des contraires assure un apaisement esthétique, inventant la simultanéité de la fusion et de la séparation. Paradoxalement, l’accord éternisé s’applique au temps fugitif. Et les chatoiements « dans l’heure » annoncent « le paysage immobile et varié des heures » des Jeunes Filles en fleurs, qui concerne les reflets du soleil sur la mer.
Enfin, la principale du dernier membre de phrase, longuement et savamment retardé, s’applique aussi bien au parterre céleste qu’au narrateur : « il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel ».

Le dernier paragraphe reprend le thème de la fusion :
« Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix. »
L’arrêt extasié fait place à un autre désir : il s’agit d’usurper la place des fleurs en flottant « à la dérive », comme les vestiges d’une « fête galante », dans une position inversée : « la tête en bas ». Le rameur abandonne l’aviron, sorte de sceptre viril, pour s’abandonner dans une attitude passive. La restriction « ne pouvant voir que le ciel » lui dérobe la vue séduisante des fleurs. Il se substitue à elles avec « l’avant-goût du bonheur et de la paix ».

Le verbe permet au narrateur la fusion totale avec le personnage maternel tout en l’en protégeant puisque la fusion n’est que verbale et que l’écriture assure un style propre, donc une séparation salvatrice. Une superbe image de cette protection apparaît dans les Jeunes Filles en fleurs sous forme de la vitrine de la bibliothèque de l’hôtel qui reflète le paysage marin tout en protégeant les livres, juste avant de se renouveler dans le « châssis transparent » de la salle à manger qui sépare le narrateur du paysage marin tout en le laissant entièrement voir.

3)Victor Hugo : « Booz endormi »

L’ambivalence caractérise également le poème de La Légende des Siècles de Victor Hugo intitulé « Booz endormi », dont la première publication date de 1859.

Booz endormi

Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
« Laissez tomber exprès des épis », disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très-anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Etait encore mouillée et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.


« Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

« Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

« Mais, vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau. »

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.



Booz est un personnage du livre de Ruth, livre biblique très court qui comporte quatre parties. Le livre I concerne le retour à Bethléem de Noémi, qui avait quitté le pays de Canaan avec son mari et ses deux fils à cause d’une famine. Au pays de Moab, elle a perdu son époux et ses deux fils, qui s’y sont mariés sans avoir d’enfants. Noémi apprend qu’il y a de nouveau du pain en Israël et y revient avec Ruth, l’une de ses belles-filles, qui ne veut pas la quitter.
D’après le livre II, Ruth va glaner dans le champ de Booz, sans savoir que c’est un proche parent de Noémi. Booz l’accueille généreusement : il la laisse se restaurer avec les moissonneurs et ordonne à ses serviteurs de laisser tomber des épis pour la glaneuse. Ruth se prosterne devant lui comme s’il était un dieu et déclare qu’elle n’est « pas même comme l’une de [s]es servantes » (2, 13) ; Booz souhaite à Ruth la récompense du Dieu d’Israël, « sous les ailes de qui [elle est] venue [se] réfugier » (2, 12), ce qui est vrai aussi de lui-même. Quand Noémi l’apprend, elle dit à Ruth (2, 20) : « Qu’il soit béni de l’Eternel celui qui n’abandonne pas sa bienveillance envers les vivants et les morts ! Cet homme est notre proche parent, (…) il est de ceux qui ont envers nous devoir de rachat. ». Ce rôle de rédempteur à connotation christique, attribué à Booz, concerne le rachat des biens et le devoir d’assurer la descendance du défunt. Il s’agit d’éviter l’aliénation du patrimoine (Lv 25, 23-25). De plus, c’est une forme de mariage léviratique par lequel le frère du veuf ou le parent le plus proche doit assurer la descendance du mort, considérée comme issue du premier lit (Dt 25, 5-10). L’espoir de Noémi est que Booz joue le rôle de juste géniteur auprès de Ruth et que leur enfant soit reconnu comme étant de son fils décédé.
Au livre III, Noémi conseille à Ruth de soulever la couverture de Booz et se coucher à ses pieds, ce qui est la coutume pour demander protection. Ce sont essentiellement les versets 7 et 8 de ce livre que Victor Hugo développe dans le poème « Booz endormi » : « Booz mangea et but, et son cœur fut joyeux. Il alla se coucher à l’extrémité du tas de gerbes. Ruth vint tout doucement découvrir ses pieds et se coucha.
Au milieu de la nuit, cet homme frissonna et se retourna : voici qu’une femme était couchée à ses pieds. »
Au verset 10, il sait gré à Ruth de ne pas avoir recherché des jeunes gens.
Le livre IV établit que Booz, fils de Salomon, engendre avec Ruth un fils appelé Obed qui est confié à Noémi. Cet Obed engendrera Isaï qui engendrera David.
Booz est donc selon la Bible le juste géniteur recherché par la main de Dieu pour continuer la lignée de Salomon à David et, dit-on, au Christ. Booz, dont le nom hébreu signifie « en lui la force », vient de Bethléem, qui signifie « la maison du pain ». -Cette ville appelée « la ville de David » est aussi celle où Jésus, qui se définit notamment comme « le pain de vie », naîtra.- Or Booz est agriculteur, donc il produit le pain grâce à la pénétration du soc phallique dans la « matrice tellurique », et « l’acte agricole est assimilé à l’acte générateur » dès les civilisations les plus anciennes (Eliade, 1957, p. 172-173).

Par ailleurs, Ruth est l’étrangère moabite issue d’un peuple incestueux dont l’origine est relatée dans la Genèse (19, 30-38) : la fille aînée de Loth, après la fuite de Sodome et Gomorrhe, a décidé d’enivrer son père pour lui assurer avec sa sœur une descendance, qui est le peuple des Moabites. Ce peuple pratique le culte d’une pluralité de dieux, le sacrifice d’enfants et la divinisation de la sexualité. Mais Ruth a quitté ce peuple impur pour épouser la religion de Noémi, si bien qu’elle est accueillie dans le peuple hébreu.
Le livre de Ruth est lu à la fête des moissons, fête païenne associée à la Pentecôte, qui est la fête de la lumière évoquant l’Esprit saint descendu en langues de feu sur les apôtres. Ruth est considérée comme le symbole de la fidélité. Et ce passage biblique semble montrer l’efficacité de la main de Dieu à l'insu des humains.

Hugo est assez fidèle au récit biblique dans son poème, divisé en quatre parties comme le livre de Ruth. Il utilise le nom de « Booz » dans son titre, dans une symétrie inversée en quelque sorte, puisque le titre biblique emploie celui de sa future partenaire féminine, Ruth. L’accueil généreux de Booz va se prolonger en procréation. Lacan interprète à juste titre la « gerbe » de Booz comme un symbole du phallus (in Ecrits p. 892) :
« « Sa gerbe n’était pas [sic] avare ni haineuse » de Booz endormi, ce n’est pas chanson vaine qu’elle évoque le lien qui, chez le riche, unit la position d’avoir au refus inscrit dans son être. Car c’est là impasse de l’amour. Et sa négation même ne ferait rien de plus ici, nous le savons, que la poser, si la métaphore qu’introduit la substitution de « sa gerbe » au sujet, ne faisait surgir le seul objet dont l’avoir nécessite le manque à l’être : le phallus, autour de quoi roule tout le poème jusqu’à son dernier tour. »
Le poème fonctionne effectivement autour de ce symbole phallique, comme nous allons tenter de le montrer.
Utilisons les domaines de Culioli à propos de la négation « n’est point avare ni haineuse ». Le domaine de l’avarice et la haine est vide, donc le domaine opposé est plein : celui de la générosité, de l’amour total ; cela peut s’interpréter comme le phallus de Booz : être charitable, amant puissant qui se donne pleinement, car on dit que la femme se donne, mais c’est bien plutôt l’homme qui donne sa semence. Béatrix Beck l’exprime en ces termes : « …(combien hypocrite la convention voulant que le verbe « posséder » soit employé à sens unique ! De même que l’expression « se donner », les femmes ayant réussi à faire passer la satisfaction de leur désir pour un sacrifice et une offrande. En fait, l’homme prodiguant sa sève, se donne ; la femme prend et reçoit)… » (in Léon Morin, prêtre)
Tout le poème fonctionne sur l’opposition puissance vs impuissance. Trois des quatre parties du texte s’achèvent sur cette opposition. Booz, projection probable de Hugo, est riche et puissant socialement (v 5), mais se sent impuissant parce qu’il est un vieillard. L’âge de Booz n’est pas mentionné dans le livre de Ruth, il est à peine évoqué par le fait que Booz bénit Ruth de l’avoir choisi au lieu de rechercher des jeunes gens, ce qui pourrait suggérer qu’il est dans la force de l’âge. Cette modification crée une opposition entre Booz et Ruth : un vieillard et une jeune femme. L’antagonisme puissance vs impuissance s’élargit en bien vs mal avant de venir au premier plan à la fin de la première partie, se développe en amplification dans la troisième pour se résoudre en réunion pacifiée des contraires à la fin du poème.

Une première opposition s’établit entre le travail de Booz décrit comme acharné dans la première strophe et sa qualification de « vieillard » au vers 5. La bipartition des champs « de blés et d’orge » renforce la structure binaire de la composition en quatrains. Une nouvelle opposition surgit au vers suivant entre la richesse et « à la justice enclin », opposition marquée par « quoique ». Elle s’appuie simultanément sur le sentiment d’injustice de l’auteur des Misérables et sur la parole évangélique : « il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » (Luc, 18,25). Il faut signaler que cette traduction laisse à désirer, car le mot araméen gamla traduit par « chameau » peut signifier aussi « corde » (Edelmann, 2000, p. 238). Les cordes étaient utilisées pour coudre les tentes et l’on utilisait des grosses aiguilles taillées dans du bois de chêne. Le sens reste celui de difficulté pour un riche d’accéder au Royaume de Dieu, mais il présente l’avantage de montrer la nécessité de réunir tous les fils dans une même direction, pour faire converger l’ensemble dans un passage étroit : se détacher de l’avoir qui engendre la dispersion pour accéder à l’être, le Royaume de Dieu étant celui de JHWH, nom de Dieu qui signifie « je serai ». Un verset de l’Ecclésiaste (5, 11), précise : « Le sommeil du travailleur est doux, qu’il ait peu ou beaucoup à manger ; mais la satiété du riche ne le laisse pas dormir. » Booz travaille beaucoup et dort du sommeil du juste. En outre Booz travaille la terre, ce qui peut symboliser la sexualité et qui est associé dans la Bible au travail sur soi qui permet le développement de la foi, souvent représentée par une graine, à moins qu’il s’agisse de la partie divine, de l’être profond.
L’anaphore des vers 7 et 8 « Il n’avait pas de » introduit un parallélisme qui réunit les éléments opposés de l’eau et du feu tout en opposant la fange et l’eau d’une part, l’enfer et le feu d’autre part :
« Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge. »
Outre les éléments sexuels décelables dans « l’eau de son moulin » et « le feu de sa forge », ces vers suggèrent une opposition entre Booz et Satan. Simultanément, ils associent les éléments poétiques de l’eau et du feu au personnage de Booz, homme de la terre. Le rythme binaire de ces vers, renforcé par l’anaphore, fonctionne bien comme le disait Nicolas Abraham (in L’Ecorce et le Noyau, 1987, p. 110) : le rythme pair caractérise la fusion. En l’occurrence, il s’agit de la fusion de Booz avec les éléments poétiques.
La troisième strophe reprend l’association à l’eau par le vers 9 :
« Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril. »
Outre l’évocation de l’âge suggéré par la couleur argentée de la barbe, une idée de puissance s’insinue dans la comparaison à « un ruisseau d’avril » évoquant le dynamisme printanier. La chevelure est associée à la semence dans l’offrande de cheveux en association avec le blé dans certaines coutumes antiques (Frazer, Le Rameau d’or, p. 20). En outre, la chevelure est étroitement liée à la force vitale dans l’histoire biblique de Samson (Livre des Juges, chapitres XIII à XV), nom dont la racine hébraïque signifie « soleil ». Samson détient une force herculéenne grâce à sa chevelure de nazir, consacré à Dieu dès sa naissance : le rasoir ne doit pas passer sur sa tête. Mais il commet l’imprudence de confier ce secret à Dalila, qui le trahit auprès des Philistins, ennemis de Samson, et lui coupe les cheveux pour le leur livrer, ce qui le conduira à la mort par suicide, à la castration finale en quelque sorte, utile dans la mesure où elle délivre le pays des Philistins en entraînant leur mort.
Le vers suivant, le vers 10, remarqué par Lacan comme le fondement du poème, reprend le procédé de la négation pour affirmer les qualités de Booz :
« Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ; »
C’est une métaphore ou une métonymie pour « Booz », que l’on accepte ou non l’interprétation lacanienne.
Si le rythme pair évoque la fusion, ce n’est pas seulement celle de la générosité et de l’amour, c’est aussi celle de Booz avec ces qualités, celle de Booz avec la gerbe et avec le phallus : la puissance productrice incarnée.
Les vers suivants explicitent la charité tout en introduisant une prolepse du personnage de Ruth :
« Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
« Laissez tomber exprès des épis », disait-il. »
L’évocation des graines offertes à la glaneuse préfigure la suite des événements.
Le quatrain suivant reprend l’opposition entre Booz et Satan :
« Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques », le caractère oblique appartenant au rusé, au renard qui louvoie, au personnage satanique. Le contraste entre la pureté et l’obliquité se trouve étayé par la position en fin d’hémistiche des deux adjectifs antagonistes.
Le vers 14, célèbre pour son zeugma, magnifie la pureté de Booz et réunit les opposés abstrait et concret, spirituel et matériel :
« Vêtu de probité candide et de lin blanc ; »
L’opposition « pur » vs « oblique » est donc suivie de l’alliance des contraires, le rythme pair venant soutenir la fusion de la blancheur d’ordre concret et spirituel : l’origine étymologique de « candide » est « candidus » qui signifie « blanc », si bien que les adjectifs se rejoignent du point de vue sémantique et appuient le parallélisme grammatical.
Les vers suivants reprennent la générosité de Booz en amplifiant l’élément poétique de l’eau :
« Et toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques. »
En effet, le participe présent « ruisselant » et le substantif « fontaines » suggèrent une abondance incessante orientée vers les « pauvres » et le « peuple » sous-jacent dans l’adjectif « publiques ». En même temps, « ses sacs de grains » peuvent évoquer les testicules de Booz, la semence bénéfique pour le peuple hébreu puisqu’elle va contribuer à assurer une lignée de choix.
La strophe suivante reprend au vers 17 un parallélisme binaire pour qualifier les relations du personnage :
« Booz était bon maître et fidèle parent ; »
Sa qualité de « généreux », qui était opposée à sa richesse, entre dans un parallélisme avec un autre contraire, « économe », antagonisme marqué de nouveau par « quoique », mais ces traits opposés se réunissent en un même homme. Les qualités relationnelles de Booz et sa générosité associée au caractère économe font de lui un bon parti.
Vient alors clairement s’établir l’opposition puissance vs impuissance, comme si la structure oppositive récurrente avait pour fonction de mettre en valeur celle-ci à la fin de la première partie du poème :

« Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière. »

Si les qualités de Booz en tant que mari potentiel justifient les regards féminins, elles ne sont pas les seules. La comparaison entre le jeune homme et le vieillard suggère la puissance sexuelle, évocation renforcée par la répétition de « jeune homme ». Elle s’avère paradoxalement favorable au vieillard par une série d’oppositions dont les termes sont judicieusement placés en fin d’hémistiche. La première paire oppositive inverse l’attribution de puissance : « grand » vs « beau ». Cette puissance de Booz est accrue par les oppositions « éternels » vs « changeants » et « flamme » vs « lumière », qui impliquent toutes deux la stabilité de l’âge. En outre, la « lumière » rime avec la « source première », ce qui réactive les éléments poétiques inhérents au personnage de Booz. La lumière suppose la sagesse, voire un aspect divin, d’autant plus que l’unicité de l’œil du vieillard contraste avec les yeux des jeunes gens, suggérant une réunion, une complétude spirituelle. Rappelons que le texte biblique du Livre de Ruth est lu à la Pentecôte, la fête de la lumière, et que l’arrivée de l’esprit saint en langues de feu sur les apôtres leur donne le don des langues. En outre, le Christ est défini comme le Verbe et la lumière. Or il est permis de supposer que Booz, figure christique, est une projection de Victor Hugo lui-même, qui est un virtuose de la langue poétique, à savoir la puissance sublimée.
La première partie du poème, composée de six quatrains, fonctionne donc sur le fameux vers 10 :
« Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ».
Jacques Lacan écrit à ce sujet dans le Séminaire III (p. 507-508) que, contrairement à ce que disent les surréalistes, la métaphore ne jaillit pas de la disparité des images rapprochées. « L’étincelle créatrice de la métaphore ne jaillit pas de la mise en présence de deux images, c’est-à-dire de deux signifiants également actualisés. Elle jaillit entre deux signifiants dont l’un s’est substitué à l’autre en prenant sa place dans la chaîne signifiante, le signifiant occulté restant présent de sa connexion (métonymique) au reste de la chaîne. (…) Si sa gerbe renvoie à Booz, comme c’est bien le cas pourtant, c’est de se substituer à lui dans la chaîne signifiante, à la place même qui l’attendait d’être exhaussée d’un degré par le déblaiement de l’avarice et de la haine. Mais dès lors c’est de Booz que la gerbe a fait cette place nette, rejeté qu’il est maintenant dans les ténèbres du dehors où l’avarice et la haine l’hébergent dans le creux de leur négation.
Mais une fois que sa gerbe a ainsi usurpé sa place, Booz ne saurait y revenir, le mince fil du petit sa qui l’y rattache y étant un obstacle de plus, à lier ce retour d’un titre de possession qui le retiendrait au sein de l’avarice et de la haine. Sa générosité affirmée se voit réduite à moins que rien par la munificence de la gerbe qui, d’être prise à la nature, ne connaît pas notre réserve et nos rejets, et même dans son accumulation reste prodigue pour notre aune.
Mais si dans cette profusion le donateur a disparu avec le don, c’est pour resurgir dans ce qui entoure la figure où il s’est annihilé. Car c’est le rayonnement de la fécondité, -qui annonce la surprise que célèbre le poème, à savoir la promesse que le vieillard va recevoir dans un contexte sacré de son avènement à la paternité. »
La « lumière » qui achève la première partie du poème introduit la couleur d’or de la faucille, préparée par les sonorités du terme « endormi » du titre,  du verbe « dormait » au vers 4 et du complément du nom « d’orge » au vers 5. Sons et sens convergent donc dans la construction de la « faucille d’or » du dernier vers.

Les quatre parties du poème sont séparées entre elles par un astérisque, signe typographique qui par sa forme entre en rapport avec le dernier mot du poème : « étoiles ». La deuxième ne comporte que deux quatrains, qui se caractérisent par une atmosphère d’accablement.
Dans le premier, les « meules » sont associées aux « décombres » au vers 26, évoquant les ruines et la mort, alors qu’elles étaient présentées comme un signe d’abondance dans la première strophe sous forme de « boisseaux pleins de blé ». Les mots « nuit » et « sombres » contrastent avec la lumière précédente. La nuit semble s’approfondir par l’évocation de « temps très-anciens ». Le second quatrain recule d’ailleurs ce temps par un anachronisme hyperbolique en mentionnant les géants et le déluge de la Genèse. Ce dernier, présenté dans la Bible comme un châtiment divin, peut s’interpréter comme un ensemble d’émotions et de passions dévastatrices. Il contribue à l’aspect négatif de ces deux strophes dont le rôle semble être le contraste avec la sérénité lumineuse de l’ensemble du poème. Le « juge » du vers 29 évoque « la trompette du jugement », titre du poème de clôture du recueil. La mention de la période des juges, souvent appelée « siècle de fer d’Israël », suggère une atmosphère oppressante renforcée par le thème de l’errance et de l’inquiétude. Celle-ci se traduit par le rythme haletant dû à l’enjambement des vers 30-31 :
«La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait, ».
L’abondance des dentales dans ces deux vers contribue à l’impression de dureté. D’ailleurs, l’humidité du dernier vers participe à l’atmosphère pesante :
« Etait encor mouillée et molle du déluge. »
Cependant les pieds de géants imprimés dans la terre molle, parties corporelles associables au phallus, rappellent la sexualité débridée des fils de Dieu avec les mortelles (Genèse 6, 4), à l’origine du déluge. Ils évoquent en symétrie inversée les pieds du « grand » vieillard Booz qui engendrera une sainte descendance. La gerbe de Booz surgit ici encore, par défaut en quelque sorte, dans une symétrie inversée. Le châtiment divin s’oppose à la faveur divine accordée à Booz et le désastre du déluge à l’harmonie cosmique de la fin du poème. L’antithèse entre le sombre et l’étoilé, figurant damnation et rédemption, clôt le recueil à propos de l’ange du Jugement :
« Du pied dans les Enfers, du front dans les étoiles ! »
En même temps, l’inquiétude attribuée aux « temps très-anciens » peut suggérer une terreur de l’enfance, la peur de la castration, d’autant plus que pour l’enfant les hommes sont des « géants » et que la terre-mère est évoquée « mouillée et molle » : une image de la scène primitive ? La frayeur d’enfant en proie à une inquiétude menaçante est suggérée dans une partie plus sombre et plus courte que les autres puisqu’elle est composée de deux quatrains alors que la première en comporte six et les deux suivantes sept : une forme de minuscule partie honteuse ? On pourrait donc lire dans ces deux quatrains une rivalité oedipienne et la menace de castration, qui se résoudra par la promesse de descendance divine et l’image de la « faucille d’or ».

La troisième partie de « Booz endormi » est composée de sept quatrains. Le premier vers présente une symétrie parfaite de « Jacob » et « Judith », noms composés de deux syllabes, avec un « J » à l’initiale et placés en fin d’hémistiche, dans un parallélisme sonore et grammatical renforcé par la répétition de « comme dormait » :
« Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, »
Booz est comparé à ces deux personnages, ce qui suppose des éléments communs entre eux. Jacob est le fils d’Isaac et le petit-fils d’Abraham. Dieu lui montre en songe une échelle qui monte jusqu’au ciel et lui promet la protection pour lui et sa descendance (Gn 28, 12-15). C’est un premier élément commun entre Booz et Isaac. Mais surtout, Isaac a failli être égorgé en sacrifice par son père, la menace a pesé sur lui de très près. La menace de décapitation et la menace de castration se ressemblent. En outre, Jacob est le petit-fils du premier circoncis, il est circoncis lui-même et cela peut rappeler la menace de castration évoquée précédemment. Quant à Judith, elle a coupé la tête du général de Nabuchodonosor, Holopherne. C’est donc encore une forme de la menace de castration, mais c’est un acte héroïque en faveur des juifs. Et Judith est associée à Ruth par les sonorités /y/ et /t/ et par les consonnes finales graphiques.
Tandis que Booz « gisait sous la feuillée », un songe « descendit » du ciel. C’est un lien entre ciel et terre, dont l’union connaîtra une apothéose à la fin du poème. Avant l’interprétation psychanalytique des rêves, on les considérait souvent comme des messages surnaturels et la Bible mentionne des interprétations célèbres de rêves par les élus de Dieu : Joseph (Gn 41) et Daniel (Dn 2 ; 4). Ici le rêve est présenté clairement comme message divin.
De ce point de vue, Booz rêve qu’il est capable d’engendrer une race divine, ce qui n’apparaît pas dans le livre de Ruth. Il évoque l’arbre de Jessé figurant la généalogie du Christ depuis le Moyen Age, d’après le dernier vers de la deuxième strophe construit en chiasme grammatical des deux hémistiches :
« Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu ».
Le thème de l'arbre de Jessé, père de David, a son origine dans une phrase d'Esaïe (11, 1-5). David, musicien qui est censé avoir composé des Psaumes, et Jésus, qui est le Verbe, appartiennent à cette lignée issue de Booz dans lequel Hugo se projette en tant que poète créateur. Le récit biblique selon lequel Booz va engrosser Ruth par la volonté de Dieu prend donc une dimension poétique. La puissance du verbe hugolien prend son origine dans une autre forme : celle du « chêne (…) sorti de son ventre ». La menace de castration sous-jacente a conduit au désir d’un phallus gigantesque. Et c’est ce désir d’ordre sexuel qui mène à la sublimation poétique.
Le troisième quatrain entremêle à la légende de Booz d’autres récits bibliques. Dans un discours murmuré de quinze vers, une prière qui s’adresse à Dieu, Booz doute de sa puissance reproductrice, comme les personnages bibliques Abraham (Genèse 17, 17) et Zacharie, le père de Jean-Baptiste (Luc 1, 18) qui en devient muet : son châtiment consiste à perdre sa puissance verbale. Ces doutes de Booz n’apparaissent pas dans le texte biblique. Victor Hugo lui a attribué ceux d’Abraham et Zacharie, réunissant plusieurs personnages bibliques en un seul. C’est un doute hugolien qui s’insinue ici et qui va se développer considérablement. Il contribue à assurer le fonctionnement du poème sur l’opposition puissance vs impuissance, car la promesse de reproduction démesurée contraste avec l’impuissance de l’âge. La construction récurrente en deux hémistiches parallèles à la fin de la strophe accentue à la fois l’incrédulité et le caractère miraculeux du récit :
«  Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme. »
Le substantif « femme » apparaît dans une forme négative et cette absence déplorée constitue une prolepse de la présence féminine à la fin de cette troisième partie du poème.
Le quatrième quatrain présente une audacieuse attribution à Dieu d’une « couche » et d’une activité sexuelle (v. 45-46) :
« Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ; »
Voilà une manière osée d’alléguer son veuvage pour justifier ses doutes ! Les deux vers suivants sont un merveilleux concentré d’ambivalence :
« Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi. »
L’évocation sexuelle sous-jacente au participe passé employé comme adjectif « mêlés », renforcée par la précision « l’un à l’autre » s’imprègne de tendresse au dernier vers de la strophe par un chiasme antithétique qui rend le parallélisme des hémistiches particulièrement efficace. Le veuf endeuillé peut se sentir « mort à demi » par désinvestissement libidineux, tandis que la défunte obsédant le souvenir paraît « à demi vivante » ; l’alexandrin hugolien crée une antithèse parfaite qui réunit les contraires dans une sorte d’équivalence, un chiasme à la symétrie inversée figurant l’ambivalence entre vie et mort, et qui relie de nouveau le monde terrestre avec l’au-delà. En outre, l’entremêlement de Booz avec son épouse défunte en produit un autre, anticipé, entre le vieillard et Ruth, qui sont dans la même situation de veuvage.

Les deux quatrains suivants reprennent l’opposition jeune vs vieux de la première partie. Le conditionnel d’incrédulité « naîtrait », suivi de l’anaphore « comment » des vers 49-50, introduite dès le début du discours de Booz, exprime un doute qui va s’appuyer sur une opposition plus crue entre jeunes et vieux. Elle s’exprime en une longue phrase de six vers, la seule qui occupe plus d’un quatrain. L’évocation des jeunes n’occupe que deux vers :
« Quand on est jeune, on a des matins triomphants,
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire, »
La métaphore « matins triomphants » désigne clairement l’érection matinale et la « nuit » provisoire sert de repoussoir au « jour » associé à la « victoire ».
Le premier alexandrin du quatrain suivant oppose les vieux aux jeunes en reprenant le pronom indéfini « on » et le présent de vérité générale :
« Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ; ».
La conjonction de coordination « mais » introduit toute la proposition, cependant la virgule consécutive à « vieux » isole l’adjectif comme le mot horrible qui va se développer en impuissance caractéristique et mener au désir de mort. L’ellipse de « quand on est » s’avère efficace pour mettre en valeur le motif de doute et de plainte. Le tremblement contraste avec les « matins triomphants » et le « bouleau » frêle avec le « chêne » rêvé. Et « l’hiver » de la vie reprend la métaphore temporelle du jour et de la nuit, mais pour l’amplifier en saison de la vie qui n’a plus rien de provisoire. C’est le seul vers qui oppose les vieux aux jeunes sur le mode indéfini. Booz revient à l’utilisation de la première personne dans les trois vers suivants, avec une sorte de profonde désolation. Le tétramètre du vers 54 utilise la métaphore temporelle du « soir », analogue à « l’hiver » et qui préfigure la nuit définitive de la mort, par opposition à la nuit provisoire de la jeunesse :
« Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe, ».
Le verbe « tombe » (v. 54) s’associe aux verbes « tremble » (v. 53), « courbe » (v. 55) et « penche » (v. 56) pour tisser un champ lexical de l’affaissement qui s’oppose aux matins érectiles. Le substantif « tombe » équivaut à la mort comme direction fatale et souhaitée. Au désir de vie du rêve s’oppose un désir de mort qui semble issu de l’écart perçu entre rêve et réalité. La prière de Booz ressemble à un aveu d’impuissance qui se murmure en réaction inversée au rêve d’hyperpuissance.
Le dernier quatrain de cette troisième partie contredit le pessimisme de Booz :
« Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds. »
L’élément poétique de l’eau, dont nous avons vu qu’il était étroitement associé à Booz, réapparaît dans « noyés ». Ce terme réintroduit l’élément vital, symbole notamment de fécondité et de fertilité, juste avant les deux superbes alexandrins qui laissent pressentir un avenir plus heureux. Les allitérations en /s/ et /z/ connotent une douceur délicieuse. La récurrence des parallélismes dans les alexandrins clôturant les quatrains prépare cette apothéose de construction intrinsèquement liée à la métaphore : le couple apparaît d’abord par l’image du cèdre et de la rose. Le parallélisme établit une équivalence entre Booz et le « cèdre ». C’est le troisième arbre qui s’imbrique à lui. Après le « chêne » dans un rêve et le « bouleau » dans une prière défaitiste, le « cèdre » s’affirme dans une réhabilitation métaphorique particulièrement poétique, si bien que la puissance végétale semble concerner à la fois Booz et Hugo. Le cèdre, dont la variété la plus connue est le cèdre du Liban, symbolise à la fois la grandeur, la noblesse, la force, la pérennité et l’incorruptibilité d’après le Dictionnaire des symboles. Dans ce texte d’inspiration biblique, il acquiert une connotation sacrée, car les Hébreux, sous Salomon, en construisirent la charpente du Temple de Jérusalem. De plus, il est mentionné ainsi que la rose dans le Cantique des Cantiques, le livre biblique qui ressemble à un poème d’amour empreint de ferveur. La répétition négative du verbe « sentir », qui dénonce l’inconscience de Booz, présuppose la présence de Ruth et suggère le parfum de la « rose » qui la métaphorise. Il est question de parfum également dans le texte biblique précédemment évoqué, sous le vocable « nard »  souvent interprété comme la bonne odeur du Christ. L’intertextualité se confirme. Grâce à la perfection du parallélisme des vers 59 et 60, « une rose à sa base » et « une femme à ses pieds » occupent exactement le même emplacement au second hémistiche. La « rose » et la « femme », associées notamment par leur beauté fragile, précédées du même déterminant indéfini, contenant le même nombre de phonèmes, situées à la neuvième syllabe de l’alexandrin, finissent par un e muet et sont suivies d’un groupe prépositionnel commençant par à, comprenant un adjectif possessif et un nom d’une syllabe. La rose symbolise la perfection et l’amour. Le couple formé par Booz et Ruth est présenté en cette fin de troisième partie par la métaphore végétale du cèdre solide et protecteur et de la rose petite et fragile, ce qui est bien adapté à l’homme et la femme concernés puisque Ruth est venue chercher protection aux pieds de Booz.

La dernière partie du poème, la plus belle, d’une splendeur croissante, va résoudre l’ambivalence entre puissance et impuissance, désir de vie et désir de mort, grâce à une alliance des contraires particulièrement réussie. Elle comprend sept quatrains, comme la précédente, sept étant considéré comme le chiffre de la complétude. C’est une sorte de réplique à un niveau supérieur, qui s’élève en progression mystique et poétique.
La première strophe montre Ruth couchée aux pieds de Booz, encore auréolée de la métaphore de la rose à la base du cèdre, en ajoutant quelques éléments. La précision « une moabite », dont les sonorités évoquent celles de la « Sulamite » du Cantique des Cantiques par l’initiale /s/ et la fin /it/ ainsi que par le nombre de syllabes, rappelle l’origine de Ruth issue du peuple de Loth, un peuple incestueux à l’origine. Elle a déjà épousé un juif qui est mort, elle vient demander protection à un autre juif, Booz. Le second mariage la fera entrer doublement dans le peuple élu. On peut donc supposer qu’elle s’est engagée dans une aventure religieuse, d’autant plus qu’elle va jouer un rôle d’instrument de Dieu, malgré l’interdiction pour un juif d’épouser une étrangère. Elle serait donc en cheminement depuis un passé ancestral déplorable vers un avenir glorieux grâce au mariage qui l’intègre dans le peuple juif. Le détail « le sein nu » teinte la scène d’érotisme et réactive le rêve de Booz. Par conséquent, les vers 63-64 prennent un double sens:
« Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite. »
Le « rayon » et la « lumière » sont associés à Booz, le « réveil » rappelle les « matins triomphants », si bien que la lumière subite est fortement connotée de sexualité. L’espoir de Ruth serait alors un désir d’ordre sexuel venant stimuler son besoin de protection. Simultanément, le « rayon » reçoit un caractère mystérieux par l’introduction « on ne sait quel » et la qualification d’ « inconnu ». Le texte est d’inspiration biblique et notre imaginaire est imprégné du symbolisme biblique dans notre civilisation judéo-chrétienne. La lumière en question peut être divine : Jésus se présente comme tel et la Pentecôte est la fête de la lumière, au sens d’esprit de Dieu. On peut interpréter ces vers comme une direction vers la lumière : il s’agit d’espoir et le réveil peut être d’ordre mystique. Le mot hébreu ohr signifie à la fois « lumière » et « vigilance ». Le charnel et le mystique s’entremêlent ici dans une complétude qui s’accorde avec l’idéal religieux. Enfin, les éléments lumineux préparent l’ampleur cosmique des dernières strophes.
Le deuxième quatrain reprend un parallélisme analogue à celui des vers 59-60 avec les sujets courts, les constructions négatives et le motif de l’ignorance de Booz :
« Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. »
Cette analogie ravive la métaphore du cèdre et de la rose, ainsi que le verbe « sentir » qui prépare l’exhalaison de « parfum » du vers suivant. C’est un parallélisme de parallélisme en quelque sorte. Celui des vers 65-66 établit une équivalence entre Booz et Ruth grâce à la construction grammaticale : prénom sujet suivi de la forme verbale identique « ne savait point » et du complément d’objet. Ils ont un point commun : ils ignorent quelque chose. Mais chacun sait ce que l’autre ignore, si bien qu’ils sont complémentaires. Et le lecteur a le privilège d’en avoir clairement conscience.
Gérard Haddad (2007, p. 205-207) cite Lacan (Séminaire VIII, Le Transfert p. 191) : « nous supposons cette inscience –Booz ne savait pas qu’une femme était là- et que, déjà inconsciemment, Ruth est pour Booz l’objet qu’il aime. Et nous supposons aussi, là d’une façon formelle –et Ruth ne savait point ce que D voulait d’elle-, que le tiers, ce lieu divin de l’Autre en tant que c’est là que s’inscrit la fatalité du désir de Ruth, est ce qui donne son caractère à sa vigilance nocturne aux pieds de Booz ». Et Lacan enchaîne sur la structure du désir humain, avec l’instance tierce qui la constitue « car le désir, dans sa racine et son essence, c’est le désir de l’Autre ». Une note humoristique de Haddad (p207)  signale que l’exact nom biblique du héros de ce drame est Boaz et que Lacan aurait dû remarquer la chute de ce petit a là.
La seconde moitié du quatrain introduit l’élément poétique de l’air par le « parfum » et les « souffles » et l’allitération en /f/ produit une harmonie imitative du souffle de l’air :
« Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala. »
L’asphodèle est une fleur étoilée qui reprend implicitement le motif de la lumière opposée à « la nuit » et prépare les dernières strophes. Par ailleurs le verbe « flottaient » permet la résurgence de l’eau. Tous les éléments poétiques sont donc réunis dans ces deux alexandrins, en une sorte d’osmose : ce sont les « souffles » qui « flottaient », d’où une certaine contamination de l’air et de l’eau l’un par l’autre, et les « souffles » ressemblent par leurs sonorités /uf/ aux éléments de la terre : les « touffes » végétales, à connotation sexuelle. Les « touffes d’asphodèle » exhalent d’ailleurs un « parfum » qui rappelle la métaphore de la rose, concrétisée par Ruth. L’érotisme reste discret, mais présent. L’asphodèle était déposé sur les tombeaux par les grecs, si bien qu’il connote la mort, d’autant plus que le contexte est nocturne. Mais la mort s’unit à la vie puisque Galgala désigne des collines proches de Bethléem, lieu de naissance de Jésus qui a pour sens « la maison du pain » (« Bethléem » vient de l’hébreu bayit, maison, et lehem, pain) : le pain de vie au sens christique. Le nom « Galgala » évoque le Golgotha, lieu de crucifixion du Christ, par ses sonorités, avec ses trois syllabes dont les deux premières commencent par la consonne /g/ et la dernière finit par la voyelle /a/. Il réunit donc en lui-même les connotations de vie et de mort. Le charnel et le spirituel, la vie et la mort, les quatre éléments poétiques fusionnent en alliance des contraires qui n’est pas étrangère à l’atmosphère. Le rythme pair contribue à un effet de fusion. Les alexandrins fonctionnent en effet en distiques à l’intérieur des quatrains.
La troisième strophe de la dernière partie exploite merveilleusement l’élément poétique de l’air, qui vient d’être introduit, et seulement celui-là. Provisoirement, il se sépare des autres éléments dans une scène céleste et cette séparation survient simultanément avec l’unique rythme ternaire du poème. Le regard passe du couple allongé au ciel nocturne par un procédé de focalisation interne qui sera renouvelé à la clôture du poème.
« L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ; »
Les trois adjectifs connotent le caractère sacré d’un mariage divin. Ils qualifient « l’ombre » qui évoque l’esprit de Dieu, efficace dans la naissance du Christ (Luc, 1, 35), agissant ici à l’insu des humains. La sérénité paisible des strophes précédentes devient grandiose, d’un ordre supérieur et surnaturel. Ce premier vers est isolé des trois autres qui fonctionnent ensemble, accentuant ainsi le rythme ternaire de la séparation du monde ordinaire pour une ascension vers un monde inconnu, mystérieux et spirituel. « Les anges » situent la scène dans un ailleurs céleste. Le verbe « volaient » réactive l’élément poétique de l’air et prépare l’image de l’ « aile ». L’incertitude amorcée par « on ne sait quel » (v. 63) et la forme verbale réitérée « ne savait point » (v. 65-66), dont l’effet est prolongé par la locution adverbiale « sans doute », amplifiée par l’adverbe « obscurément », atteint son paroxysme avec l’indéfini « quelque chose de » et le verbe « paraissait » du dernier alexandrin, suggestif, aérien, superbe métonymie d’un ange et métaphore de l’imaginaire et du spirituel :
« Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. »
Il s’agit de quelque chose de fugitif, comme l’indique « par moment » : la réceptivité de l’humain, implicitement présent par le verbe « paraissait », reste éphémère. En revanche, le « bleu » céleste perdure à travers la « nuit ». La réunion des contraires concerne ici l’humain et le divin, le monde de JHWH, dont le nom sacré se prononçait peut-être /jawe/ à l’origine, car le son /v/ correspond en hébreu ancien à une autre consonne appelée « vav ». Il est composé d’au moins une semi-consonne /j/ et peut-être une seconde, /w/. Les « H » correspondent au souffle, magnifié dans ce quatrain. Or les semi-consonnes représentent une charnière entre consonnes et voyelles, une alliance des contraires, une ambivalence réussie qui semble primordiale dans le symbolisme du message biblique. Ce nom, qui signifie « je serai », semble une invitation à l’épanouissement. Il est souvent question de réunification dans la Bible, comme la voie vers cet épanouissement, cette complétude. Par exemple, le verset concernant la puissance de la foi qui peut soulever des montagnes (Matthieu, 21, 21) propose d’ordonner à la montagne de se jeter dans la mer, ce qui revient à réunir les contraires en soi. Le plus souvent, la conversion est interprétée par les exégètes comme un bouleversement total par rapport aux normes habituelles, appartenant à une autre dimension indescriptible et plus vaste. Victor Hugo réussit la prouesse de dire cette amplitude et créer une approche poétique du mysticisme grâce à la métaphore d’un mouvement d’aile bleue. La poésie qui harmonise les contraires serait-elle l’essence du Verbe ?
Le retour au couple, après cette sensibilisation à l’ampleur poétique de l’air, qui désormais connote le divin, s’effectue sur le souffle de Booz qui se réunit de nouveau aux autres éléments poétiques, avec un retour au rythme binaire :
« La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet. »
Le souffle de l’air s’ajoute aux qualifications de Booz, avec une lenteur due à la diérèse du substantif « respiration » et au verbe « dormait » dont c’est la cinquième occurrence. Grâce au verbe « se mêlait », ce souffle fusionne avec l’eau, qui apparaît dans l’allitération en /r/, consonne liquide, et le substantif « ruisseaux », réitération du « ruisseau d’avril » (v. 9) qui rappelle la vigueur latente de Booz. En outre le chiasme sonore /su/-/us/ de « sourd » et « mousse » relie l’eau et la terre en heureuse réunion des contraires. Le quatrain comporte une allitération en /s/, avec neuf occurrences, et la douceur du poème est attribuée à la « nature » dans un accord harmonieux. Elle caractérise aussi la forme des collines, à connotation sexuelle paisible par leur forme arrondie, et associées à la blancheur des « lys », couleur symbolique de la pureté virginale, dans une nouvelle alliance du charnel et du spirituel. En outre, si la fleur est un symbole féminin, il existe des représentations florales de la femme-phallus, dont le meilleur exemple est le lys, « symbole bivalent à la fois de la pureté virginale et de la royauté phallique. » (Valabrega, 2001, p. 114). Elle réunit donc Booz et Ruth, le premier par sa participation à une royauté divine et la seconde par sa pureté présumée, malgré un premier mariage, dans une imbrication du masculin et du féminin, une ambivalence favorable à l’alliance des contraires qui caractérise le texte.
Simultanément, les « lys » constituent une nouvelle référence intertextuelle au Cantique des Cantiques : « Tes deux seins sont comme deux petits, jumeaux d’une gazelle qui paissent parmi les lis » (4, 5). Ce poème est vu par certains comme un ajout obscène à la Bible. André LaCocque y voit « une exaltation d’Eros » d’intention subversive écrite par une femme, mais il estime justifiée son intégration dans les Ecritures saintes parce que l’amour humain pur et simple reflète l’amour divin (Penser la Bible, p. 421-422). D’autres, nombreux, y ont vu l’allégorie de l’amour entre Dieu et son peuple élu, ou du Christ et de son Eglise ; quelques mystiques juifs ont interprété le Cantique des cantiques « comme un dialogue passionné entre l’âme humaine et l’Intelligence angélique active », à savoir l’Esprit saint ou l’Ange Gabriel (Corbin, 1958 ; 1993 p. 137). Et les modernes tendent à y voir l’union d’une âme chrétienne individuelle avec le Christ, comme le rappelle Paul Ricoeur avant de rapprocher le Cantique des Cantiques de la Genèse pour y voir deux manières de dire l’innocence du lien érotique (ibidem p. 468). Si l’on compare ce texte à « Booz endormi », qui le réactive de manière insistante, le personnage de la Sulamite est tout en vivacité et son Bien-aimé tout en mouvement dynamique tandis que Ruth est calme et  Booz, accablé de fatigue, absolument paisible ; le poème biblique figure l’allégresse et la joie de l’Esprit, tandis que le poème hugolien transcrit la paix du Christ. La sérénité s’y installe avec magnificence dans une symbiose des contraires de plus en plus puissante.
Le rapprochement entre les deux textes conduit encore à l’élément commun de la situation intermédiaire entre la veille et le sommeil, qui était l’état de Booz avant qu’il ne s’endorme et reste celui de Ruth. Or c’est l’état idéal pour la proximité de l’Inconscient car la vigilance au réel s’atténue et les barrières de la censure s’effacent. L’être est alors investi par le préconscient, à la charnière qui réunit deux mondes opposés à l’intérieur de lui-même : le conscient et le préconscient. C’est donc une situation favorable au surgissement des symboles qui réunissent ciel et terre, surnaturel et réel dans une alliance des contraires.
Le quatrain suivant nous informe de cette réceptivité particulière de Ruth dans un parallélisme qui l’oppose à Booz endormi :
« Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire. »
Cette opposition entre eux ne va pas sans ressemblance, puisque la femme est proche du sommeil dans lequel est plongé l’homme. La respiration de Booz demeure dans la répétition du verbe « dormait » grâce aux vers 73-74. Celle de Ruth semble se ralentir avec le rythme qui épouse l’alexandrin. Les propositions simples sont munies d’un seul verbe, dont deux fois le verbe « était », non actif. Les sensations s’amortissent avec l’adverbe « vaguement ». Les sonorités font écho à cette ressemblance mêlée d’opposition entre les deux personnages. Le tétramètre
« Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ; »
présente en effet une ressemblance sonore entre ses deux premiers segments, « les grelots » et « des troupeaux », car ils commencent avec un /e/ dans la première syllabe, un /r/ dans la deuxième et se terminent sur un /o/ dans la dernière ; une autre analogie apparaît entre les deux derniers, « palpitaient » et « vaguement », qui comportent un /a/ dans leur première syllabe. Et une opposition en symétrie inversée apparaît dans le chiasme sonore /g-l-p-p-l-g/. De plus la paix terrestre trouve un écho dans le ciel qui s’oppose à elle :
« Une immense bonté tombait du firmament ; ».
La réplique identique des voyelles /y/, /i/ et de la syllabe /mã/ encadre le chiasme /bõt-tõb/. Cela donne l’impression d’un miroir à la césure et d’une superposition aux extrémités de l’alexandrin. Une sorte d’hésitation entre ressemblance et différence caractérise les sonorités comme les personnages, le ciel et la terre. La tranquillité de l’ensemble s’harmonise avec celle des lions, avec une diérèse dans ce substantif qui ralentit leurs pas :
« C’était l’heure tranquille où les lions vont boire. »
Deux doublets /t-r-tr/ et /õ-õ/ encadrent le chiasme /il-li/. L’alliance des contraires se tisse jusque dans les sonorités. L’idée de royauté connotée par les lys se renforce avec la présence des lions, rois des animaux. Une royauté divine est suggérée par le vers précédent. L’harmonie imitative relie les consonnes liquides /r/ et /l/ avec l’eau lapée. Les animaux des troupeaux étaient évoqués par le tintement de leurs grelots et les sons révélaient leur présence ; inversement le mouvement des lions suggère le bruit de l’eau. Le même phénomène contamine la construction grammaticale intrinsèquement liée à la sémantique : l’hypallage « palpitaient » attribue aux grelots la vie de Ruth ; la même construction d’interversion confère au « firmament » la bonté de Dieu concrétisée par une chute du ciel, allégorie de cette qualité d’origine divine inhérente à Booz. De savants mélanges dans tous les domaines de la langue contribuent à une union sacrée entre l’homme et Dieu, la terre et le ciel. Dans ce quatrain, trois éléments poétiques sont présents : l’air par la respiration de Booz endormi, la terre par la présence de l’herbe noire et l’eau aimantant les lions. La vue d’ensemble des personnages et du ciel dans une atmosphère paisible opère un décalage latéral dans cette strophe, avant une nouvelle focalisation interne qui va nous montrer le ciel par l’intermédiaire du regard de Ruth, avec une magnificence de lumière qui déploie l’élément du feu dans les deux dernières strophes, d’une beauté extraordinaire.
Une seule phrase compose ces deux strophes, dans une amplitude de souffle qui s’accorde avec l’immensité de la voûte céleste et du génie créateur :
« Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. »
Le rythme binaire s’installe avec insistance par la répétition de « et » dans la fusion finale du cosmos. La première conjonction de coordination « et » relie dans un même repos les villes « Ur » et « Jérimadeth ». Ur est une ville réelle située sur l’Euphrate, célèbre pour ses fouilles archéologiques situées à l’opposé du ciel, et dont est originaire Abraham, qui a reçu la loi de la circoncision. Elle rappelle les « décombres », comparant des « meules » dans la deuxième partie du poème. Jérimadeth est une ville irréelle, qui s’oppose donc à Ur. C’est une création poétique de Victor Hugo, dont les particularités sonores et graphiques ressemblent à celles de « Judith » par ses consonnes initiales et finales, outre la voyelle /i/ et la consonne /d/ plus éloignées l’une de l’autre et inversées. Or Judith a décapité la tête d’Holopherne pendant son sommeil après l’avoir séduit, ce qui permit la libération d’Israël. Et il existe un livre de Judith, assez court, qui semble figurer uniquement dans la Bible catholique. Ce prénom s’associe donc à la fois à Ruth et à la castration, d’autant plus qu’en voyant la tête coupée pendue sur les remparts, un personnage nommé Achior a reconnu la puissance du Dieu d’Israël et s’est fait circoncire. Judith a permis l’intégration de cet homme dans le peuple juif, ce qui constitue une situation inverse à celle de Ruth, qui s’y intègre par le mariage. Le premier alexandrin de ce passage réunit donc deux villes connotant la castration, l’une réelle et l’autre imaginaire, mais elles sont ici au repos. Cela permet de relier la castration avec le travail imaginaire que sa menace suscite.
L’angoisse de castration, considérée par Lacan comme nécessaire, peut s’assimiler à la peur du manque, et mener au désir. Dans le Séminaire X (2004, p.51-57), il relie l’objet d’angoisse de castration dont parle Freud au manque éprouvé dans l’image spéculaire authentifiée par l’un des parents, qui montre à l’enfant son image dans le miroir en lui assurant que c’est lui. En fait, c’est lui sans être lui, ce n’est que son image, à laquelle il ne peut accéder que par le fantasme. Et le manque éprouvé, angoissant, oriente le désir. Il sert d’ « aliment » à « animer » ce qui deviendra éventuellement instrument de relation sexuelle avec le partenaire. Il s’agit d’en faire quelque chose de positif par rapport à l’Autre, le parent en question, qui se perd dans le renvoi indéfini des significations, d’où l’importance du signifiant qui manque. En quelque sorte, l’angoisse de castration anime le désir et la puissance grâce au verbe. C’est exactement ce qui se réalise dans « Booz endormi » : l’angoisse de castration sous-jacente se résout en puissance tranquille grâce à la création poétique. Inversement, celle-ci se déploie grâce à l’angoisse qui la sous-tend.
Le premier alexandrin de notre passage connote donc l’angoisse de castration qui était déjà présente dans la deuxième partie du poème et dans le prénom de Judith. Le dernier vers éloigne l’instrument de la menace :
« Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. »
Pour le faire adhérer au ciel, encore faut-il solidifier celui-ci. C’est le rôle du verbe « émaillaient ». Le « ciel profond et sombre » s’en concrétise. L’adjectif « sombre » ravive encore la deuxième partie du poème où il figurait déjà et rimait avec « décombres ». De la lumière collective des « astres » se détache
« Le croissant fin et clair parmi les fleurs de l’ombre »
qui figure bien évidemment le croissant de lune parmi les étoiles avec une double métaphore qui associe la terre et le ciel : le croissant est obtenu grâce au blé, et les fleurs semblent naître de la voûte nocturne comme de la terre. Mais la métaphore s’enrichit du fait que le croissant, obtenu à partir du blé, est issu d’une production de Booz. En outre c’est un croissant de lumière, élément qui est fortement imbriqué à cet homme. Par conséquent, on pourrait y voir le phallus de Booz parmi les sexes féminins que seraient les étoiles. Simultanément, c’est l’instrument de menace de castration puisque ce croissant de lune qui « brillait à l’occident » devient « faucille d’or » à la fin du poème.
Non seulement la dernière phrase s’étend sur deux quatrains, mais un enjambement les réunit étroitement par l’intermédiaire du questionnement intérieur de Ruth. L’adjectif « Immobile », détaché en tête de strophe, se rapporte explicitement à elle, mais pourrait s’attribuer aussi bien à Booz endormi et à la voûte céleste décrite. Ruth devient métonymie du cosmos ou partie intégrante de celui-ci. L’autre expression entre virgules qui lui est appliquée, « ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles » condense des connotations de sexualité : l’ouverture, les voiles qui aiguisent le désir, et leur opposition au « sein nu ». De plus « ouvrant l’œil à moitié » rappelle cet état de réceptivité où elle se trouve, à mi-chemin entre veille et sommeil, entre conscient et inconscient, aux portes du rêve. L’interrogation indirecte des trois derniers vers unit Booz et Dieu par la minuscule de ce « dieu » indéterminé et l’association dans un même groupe nominal du « moissonneur » et du qualificatif « éternel ». Le double personnage prend de l’amplitude sur dix syllabes dans « quel moissonneur de l’éternel été », accentuée par l’enjambement consécutif. Les deux derniers alexandrins confondent à la fois le ciel avec la terre et Dieu avec Booz par le résultat de leur action présentée au plus-que-parfait :
« Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. »
Dans la Genèse (1, 14-19), Dieu crée les astres pour éclairer la terre. Et Booz utilise une faucille pour travailler dans les champs qui lui appartiennent. En outre, le plus-que-parfait reprend le temps employé dans les trois premiers vers pour présenter Booz qui « avait tout le jour travaillé ». La métaphore filée offre un magnifique parallélisme entre les vers 83 et 88 :
« Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
(…)
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. ».
Le premier hémistiche de chacun de ces alexandrins, un groupe nominal, est une métaphore de la lune ; le second, un groupe nominal prépositionnel, la situe parmi les étoiles. Cependant une inversion des déterminants place le démonstratif et l’article défini en chiasme. Et dans le deuxième hémistiche, le substantif « fleurs » est pluriel et assorti d’un complément déterminatif singulier, tandis que le substantif « champ » est singulier et complété par un pluriel. Outre l’harmonie cosmique obtenue par la réunion des contraires, le jeu de parallélismes et de symétries inversées évoque la situation face au miroir dont parlait Lacan. En figurant une « ascension mystique », selon l’expression de Paul Ricoeur à propos du Cantique des Cantiques, Hugo manifeste un déploiement poétique sous forme d’érection verbale éblouissante. L’angoisse de castration se résout par la création esthétique.
La faucille évoque l’instrument de la première castration, celle d’Ouranos dans la mythologie grecque. Gaia, la Terre, contient ses enfants, les Titans, que leur père Ouranos, le Ciel, empêche de sortir à la lumière en étant constamment couché sur elle. Elle les incite à la révolte contre cette violence. Ils sont terrorisés à cette idée, sauf le plus jeune, Kronos, qui accepte d’aider sa mère. Elle fabrique à l’intérieur d’elle-même une serpe, harpè, et place cette « faucille » dans la main de Kronos, qui émascule son père. Châtré, Ouranos hurle de douleur, s’éloigne vivement de Gaia et va se fixer tout en haut du monde (J-P Vernant, 1999, 250p). Ici, c’est la faucille qui va se fixer au ciel, éloignant la menace. L’outil en forme de croissant de lune servait à faucher la semence (les céréales). C’est aussi l’instrument qui a servi à couper la tête de Méduse (Jung et Kerényi, 1993, p. 178), dont la chevelure fourmillait de serpents. En effet, Persée reçoit, outre les cadeaux des nymphes (sandales ailées, casque d’invisibilité et besace qui renfermera la tête de Méduse aux yeux pétrifiants), le bouclier poli d’Athéna qui lui permettra de voir la Méduse sans rencontrer son regard et le cadeau personnel d’Hermès : la harpè, « cette faucille courbe qui tranche quelle que soit la dureté de l’obstacle » et avec laquelle Kronos avait mutilé Ouranos (Vernant, op. cit. p. 222).
Le mythe de Gaia et Ouranos nous montre aussi une union des contraires puisqu’elle contient l’Erèbe (l’obscurité) opposée à l’Ether lumineux. La terre et le ciel sont en même temps des répliques l’un de l’autre : ils apparaissent comme un plancher et une voûte. Et la castration d’Ouranos suscite la naissance d’Aphrodite à partir du membre d’Ouranos qui surnage en mer : elle naît du mélange de l’écume du sperme et de l’écume de la mer (Vernant, p 25-26), réunissant les éléments ciel et eau, Ouranos et Pontos (les flots), donc les deux premiers fils de Gaia qui n’ont pas de père. Aphrodite elle-même est au contraire issue de son père seul, sans mère. Dans ce jeu de symétrie inversée, la réunion des contraires surgit en force vitale. La castration s’avère donc positive d’une certaine manière puisqu’elle permet la libération de la terre et des Titans ainsi que la naissance d’Aphrodite. La faucille apparaît à la fois comme une menace et un instrument positif, elle rassemble en elle-même des éléments opposés.

La menace de castration, nécessaire au désir, trouve une voie de résolution dans la sublimation. Le manque d’avoir mène au désir d’être via le verbe. Et celui-ci, propulsé par le préconscient imprégné de l’ambivalence inconsciente, surgit en salvateur. Le message biblique insiste sur la nécessité de se détacher de l’avoir et de chercher : le célèbre « Cherchez et vous trouverez » évangélique (Luc, 11, 9) insiste sur la mise en activation du désir. Et il affirme l’union sacrée entre l’être et le verbe puisque le tétragramme JHWH signifie « je serai » et que le Christ est le Verbe. L’épanouissement de l’être par la parole est aussi le fondement de la psychanalyse et celui de la création poétique.
L’énantiosémie ou réunion des contraires, dont nous avons vu qu’elle pouvait se généraliser à tous les domaines de la langue, à la pensée et l’imaginaire, est particulièrement efficace dans l’écriture poétique. Le rêve utilise l’inversion dans son expression du désir et la poésie exploite l’ambivalence psychique pour en faire une force vitale. L’alliance des contraires à l’œuvre dans « Booz endormi » acquiert une puissance esthétique d’autant plus vigoureuse qu’elle travaille aussi bien les sonorités et le rythme que les constructions grammaticales et les connotations sémantiques, les mythes et les éléments poétiques. Le charnel et le spirituel, la vie et la mort, la puissance sexuelle et la castration, tout est réuni dans une fusion cosmique qui s’amplifie dans les dernières strophes jusqu’à l’éblouissement lumineux et interpelle l’ambivalence psychique du lecteur en lui offrant un plaisir esthétique en accord avec son être profond. La signification « en lui la force » du nom de Booz caractérise Hugo grâce à sa virtuosité car il sait admirablement jouer de l’énantiosémie linguistique et symbolique. L’acte créateur du poète s’apparente à l’acte agricole et l’acte procréateur : ne passe-t-il pas d’abord par une phase où la conscience claire fouille l’Inconscient, dans un état d’attention flottante, pour en exploiter les ressources symboliques archaïques sous forme d’ambivalence harmonisée ?



Conclusion


Poésie et linguistique sont indissociables. Jakobson conclut sa conférence de 1960 intitulée « Linguistique et poétique » sur la nécessité de relier linguistique et littérature, plus particulièrement la littérature poétique : « Chacun de nous cependant, a définitivement compris qu’un linguiste sourd à la question poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d’ores et déjà, l’un et l’autre, de flagrants anachronismes. ». Freud s’intéressait à la linguistique, notamment aux travaux d’Abel, et il utilisait bon nombre de références littéraires. Il en est de même pour Lacan. L’articulation des domaines psychanalytique, linguistique et littéraire, mise en œuvre par Nicolas Abraham, Ivan Fónagy, Didier Anzieu, Michel Arrivé, Jean-Paul Valabrega et quelques autres, s’avère fructueuse.
Elle permet notamment de mettre en évidence le fait que l’ambivalence psychique se projette dans les discours, surtout dans les discours littéraires qui impliquent l’être total dans la recherche esthétique, sous forme d’énantiosémie dans tous les domaines linguistiques. La coprésence des opposés s’harmonise en poésie, manifestant cette alliance des contraires incluse dans le principe de vie.





Conclusion générale

Par une intuition géniale, Freud a vu dans les sens opposés des mots primitifs observé par Carl Abel la même source d’ambivalence que dans le psychisme. Quelques exemples imprudents d’Abel et un jugement partial de Benveniste, qui est remis en cause par Michel Arrivé et Jean-Claude Milner, ont freiné l’exploitation de cette découverte. Freud était insatisfait du fait que l’énantiosémie ne soit pas constamment présente. En fait elle l’est toujours, mais elle reste souvent masquée. Elle se révèle de manière sporadique dans le lexique, mais elle est sous-jacente et indispensable au fonctionnement de la langue. C’est ce qui apparaît clairement grâce aux théories d’Oswald Ducrot sur la négation, de Roman Jakobson sur la phonologie et de Nicolas Abraham sur le rythme. Les travaux psychanalytiques et linguistiques effectués depuis un siècle ont amplement confirmé l’intuition de Freud.
Les textes poétiques exhibent l’énantiosémie linguistique plus aisément détectable dans un concentré verbal, une sorte de précipité esthétique favorable au surgissement de l’ambivalence atemporelle de l’Inconscient. Loin de constituer un domaine linguistique indépendant des autres, la poésie est au cœur du langage, comme le disait Jakobson. Elle révèle dans le domaine esthétique ce que les propos paradoxaux du schizophrène manifestent involontairement : notre ambivalence psychique se propulse dans la langue par l’énantiosémie généralisée ; elle conditionne sa mise en œuvre et se révèle indispensable à la pensée comme à l’imaginaire. La pulsion de vie et la pulsion de mort sont toutes deux nécessaires et ces principes contraires travaillent en synergie, que ce soit en phonologie où la pulsion de mort avive la haine inhérente aux consonnes occlusives sourdes et aux gutturales, ou dans le domaine du rythme avec le souffle de Thanatos dans les silences, ou encore dans le travail intellectuel : le frein du tourbillon de pensées permet la concentration, comme l’a signalé Gustave Guillaume, et la négation empreinte de pulsion de mort sous-tend la pensée autonome.
La langue est le support d’un vaste déplacement de l’ambivalence inconsciente. Elle prend sa source dans la fusion vs séparation relative à la relation duelle avec la mère. C’est une langue paradoxale qui s’exerce entre le corps et le code, dans laquelle les discours impriment des traces de révolte contre la norme et de symbolisations bien plus profondes que les signes ne le laisseraient penser au premier abord. L’Inconscient s’avance masqué, selon l’expression de Freud, dans les rêves avec l’action de la censure, dans les lapsus et les mots d’esprit. L’énantiosémie linguistique issue de l’ambivalence se dissimule aussi dans la langue. Mais elle est décelable par analyse linguistique. Elle est repérable d’abord dans la phylogenèse et l’ontogenèse : les sens opposés des mots primitifs des langues anciennes apparaissent dans l’emploi enfantin du langage. Les oppositions phonologiques se présentent en contraste maximal dans les premières syllabes prononcées et sont pleinement exploitées en poésie, le rythme enfin joue un rôle essentiel aux connotations symboliques, peu conscientes mais profondes, de fusion vs séparation, continuité vs discontinuité, non seulement dans les langues primitives et les premières expériences individuelles mais encore dans tous nos discours.
L’énantiosémie s’allie à la plasticité de la langue pour permettre le développement de la pensée et de l’imaginaire, la créativité scientifique et littéraire. La phylogenèse et l’ontogenèse montrent que l’origine de la pensée s’effectue par contrastes, qu’il s’agisse de philosophie antique ou des débuts de raisonnements individuels. Quant à l’imaginaire, indispensable à la pensée puisqu’il contribue à la renouveler, son caractère ambivalent se révèle comme articulation essentielle dans les mythes, le sacré et les symboles. Ces derniers suscitent un appel herméneutique efficace dans le développement culturel de chaque individu et de chaque civilisation.
La langue permet le travail psychanalytique et peut favoriser un accroissement de conscience, mais elle sert le plus souvent à déguiser la pensée inconsciente, comme le signalait Pichon. L’une des preuves en est que l’énantiosémie se manifeste clairement dans la phylogenèse et l’ontogenèse puis se cache ensuite, peut-être à cause d’un surmoi menaçant ou de normes sociales : le regard de l’Autre possède le pouvoir qu’on lui concède. La liberté consisterait-elle à s’émanciper du regard de l’Autre pour accéder à l’authenticité véritable ? Cette pratique semble comporter quelque danger, car selon les observations du criminologue Maurice Cusson, les crimes et délits ont considérablement augmenté juste après la guerre, à cause de la difficulté de réintégration sociale et de l’agressivité encouragée lors des conflits militaires, sauf en Suisse et au Japon où les pressions à la conformité sont plus fortes qu’ailleurs (1990, p. 150). Il propose cependant une autre raison possible de cette disparité : « les relations entre générations sont étroites et empreintes de respect » (ibidem). C’est peut-être le respect qui permettrait un développement harmonieux et authentique sans pression ni développement excessif de l’agressivité. La carence identificatoire qui empêche un agresseur de considérer l’autre comme un sujet doué de désir (Ciavaldini, 1999 p. 41) semble un défaut parental répandu empêchant le regard aimant et respectueux souhaitable.
Nos pauvres mensonges conscients sont minuscules par rapport à ceux que nous pratiquons à notre insu pour éviter de nous connaître. Cependant la langue est un instrument que nous pouvons orienter vers la lucidité en évitant la cécité : le premier soin nécessaire consiste à prendre conscience de notre ambivalence psychique pour mieux la maîtriser, le second à veiller sur l’énantiosémie de nos discours afin d’en jouer en faveur de notre créativité.
La langue reflète notre psychisme et se constitue en fonction de la multiplicité des discours au fil du temps. En outre elle joue le rôle d’instrument social, d’intermédiaire entre l’individu et la communauté linguistique, si bien que, peut-être, on pourrait envisager ceci : les mots changent de sens en se frottant les uns aux autres, comme l’a observé Merleau-Ponty dans Signes ; leur fonctionnement s’apparente à celui des humains qui évoluent ou régressent en fonction de leurs fréquentations ; il reflète le comportement des personnes entre elles, qui se stimulent ou s’étouffent selon les êtres et selon les moments : les mots peuvent se révéler propices à l’envol poétique ou s’engloutir réciproquement, comme dans le cas des mots-valises qui relèvent simultanément de l’humour, par recul compensatoire, et du plaisir par dévoration et fusion. La pratique ludique du langage, parce qu’elle rejette la norme contraignante, sa censure sociale en quelque sorte, révèle plus nettement son fonctionnement. La poésie exhiberait-elle l’essence du langage ?




Index des noms propres

Abel biblique ………. P. 218, 244
Abel Carl ………. p. 2, 7, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 19, 70, 154, 173, 182, 183, 188, 191, 221, 250, 302, 303.
Abraham biblique ………. P. 225, 289-290, 298
Abraham Karl ………. P. 42
Abraham Nicolas ………. p. 11-12, 14, 124, 138-139, 143-147, 149, 180, 225, 247, 250, 266, 270, 274, 285, 302-303
Adam biblique ………. P. 210, 216-217, 230
Adam Jean-Michel ………. P. 130
Adams Sarah F. ………… p. 147
Adler Alfred ………. P. 193
Adorno Theodor ………. P. 186, 190
Agrigente ………. P. 178, 184
Allemagne ………. P. 179
Anatolie ………. P. 178
Angleterre ………. p. 107, 178-179
Antéros ………. P. 207
Antoedipe ………. P. 50
Anzieu Didier ………. P. 12, 15, 21, 30-31, 44, 46, 54-55, 60, 114, 121, 167-175, 177, 245-246, 302
Apollinaire Guillaume ………. P. 121-126, 137
Apulée ………. P. 190
Aragon Louis ………. P. 158
Aristote ………. P. 180
Arrivé Michel, linguiste ………. P. 1, 3, 8, 9, 10, 11, 14, 21, 71, 74- 77, 84, 87, 89, 101, 103, 112-113, 115-116, 122, 132, 133, 137, 151-152, 154, 164, 207, 238, 242, 253, 267, 303.
Arrivé Michel, écrivain ………. P. 3, 61- 63, 64, 66, 90, 213.
Auerbach Erich ………. P. 219, 257
Babylone ………. P. 148
Bachelard Gaston ………. P. 85, 254, 277
Bain Alexander ……… p. 188
Balbec ………. P. 131-132, 254, 256, 275
Balint Mickaël ………. P. 192
Balmary Marie ………. P. 224-225, 227, 229
Balzac (de) Honoré ………. P. 99-101
Barbey d’Aurevilly Jules ………. P. 164, 185, 206
Baricco Alessandro ………. P. 59-60, 63, 69
Barthes Roland ………. P. 4, 7
Bartleboom ………. P. 60
Baudelaire Charles ………. P. 64, 122, 125, 137, 139, 143-144, 160, 162, 246, 252, 261-265, 267
Bateson Gregory ………. P. 52
Beck Béatrix ………. P. 284
Bède le vénérable ………. P. 107
Benveniste Emile………. P. 9, 10, 11, 14, 58, 71, 82, 83, 84, 112, 140, 151, 250, 303.
Bergotte ………. P. 64
Bergson Henri ………. P. 36
Bernoussi Amal ………. P. 53-54
Blanché Robert ………. P. 173, 186, 190
Bible ………. P. 13, 18, 60, 110, 141, 200, 210, 227, 229, 235, 257, 283, 285, 288-289, 295-296, 298
Biès Jean ………. P. 228
Binet ………. P. 174
Binswanger Ludwig ………. P. 55
Bion Wilfred R. ………. P. 33, 44-45
Bleuler Eugène………. P. 7, 22, 32, 33, 36, 40, 41.
Bonaparte Marie ………. P. 7, 21
Booz ………. P. 5, 153, 158-159, 192, 279-301
Borges Jorge Luis ………. P. 61, 64-65
Botton (de) Alain ………. P. 28
Bovary (Madame) ………. P. 59
Brenot Philippe ………. P. 40, 97
Brisset Jean-Pierre ………. P. 110-111, 136
Broadbent Donald ………. P. 55
Broca (aire de)………. P. 111-112
Buber Martin ………. P. 230
Calabre ………. P. 180
Calvino Italo ………. P. 61, 65
Candide ………. P. 148
Caroll Lewis ………. P. 48-49
Cassirer Ernst ………. P. 233, 245
Char René ………. P. 156-157, 165
Chaslin Philippe ………. P. 86
Chastaing Maurice ………. P. 134
Chateaubriand (de) René ………. P. 145
Chevalier Jean ………. P. 236
Chivas ………. P. 153
Christ ………. P. 210, 225, 235, 258, 283, 287, 289, 292, 294, 296, 301.
Chronos ………. P. 268
Ciavaldini André ………. P. 303
Cicéron ………. P. 180
Cid (le) ………. P. 152
Claparède Edouard………. P. 172
Claude Henri………. P. 33, 35
Colette Sidonie Gabrielle ………. P. 85, 110, 130, 145
Condillac (de) Etienne Bonnot ………. P. 186-188
Corbin Henry ………. P. 185, 221, 243-245, 296
Corneille Pierre ………. P. 152
Courbet Gustave ………. P. 58, 64
Cratyle ………. P. 106-108, 255
Crotone ………. P. 180
Culioli Antoine ………. P. 78, 81-82, 88-92, 94-99, 102, 167, 284
Cusson Maurice ………. p. 303
Cyrano de Bergerac ………. P. 155
Damasio Antonio R. ………. P. 168
Damourette Jacques ………. P. 86-88, 97, 112, 253
Danon-Boileau Laurent ………. P. 53, 87, 243
Dante Alighieri ………. P. 107, 246, 274-275
Dauzat Albert ………. P. 140
David ………. P. 283, 289
Dayan Maurice ………. P. 183, 257
Delas Daniel ………. P. 125
Delft ………. P. 64
Descartes René ………. P. 47, 186-187
Détienne Marcel ………. P. 31, 184, 191, 214-216
Diatkine René ………. P. 53
Diderot Denis ………. P. 92, 163, 186-188
Diogène Laërce ………. P. 180-181
Dorival Gilles ………. P. 244
Ducrot Oswald ………. P. 84, 87-88, 94, 97, 250, 303
Dumey Henry ………. P. 39
Durand Gilbert ………. P. 36
Dyonisos ………. P. 215-216, 218
Edelmann Eric ………. P. 13, 224-225, 229-230, 284
Eliade Mircea ………. P. 59, 129, 216, 223, 229, 235, 283
Emmy von M. ………. P. 29
Empédocle ………. P. 178, 184-185
Ephèse ………. P. 178, 180
Eros ………. P. 4, 16, 64, 120, 137, 161, 178, 184, 192, 195, 207-208, 214, 240, 296
Eryximaque ………. P. 186
Esaü ………. P. 213
Esculape ………. P. 213
Etna ………. P. 184
Ezéchiel ………. P. 200
Favret-Saada Jeanne ………. P. 185
Fechner Gustave ………. P. 16
Ferenczi Sandor ………. P. 42-43, 47, 54, 191-197, 206, 216-217, 219, 222-223, 235, 239-241, 243, 249
Fichte Johann Gottlieb ………. P. 186, 188-189
Filliolet Jacques ………. P. 3, 125
Flaubert Gustave ………. P. 59
Florence ………. P. 131
Fónagy Ivan ………. P. 116, 128-129, 134, 138-139, 143, 302
France ………. P. 112-113, 169, 178, 187
Franckel Jean-Jacques ………. P. 3, 72, 77, 80, 83, 90-91, 160
Frazer James George ………. P. 72, 208, 285
Freud Anna ………. P. 93
Freud Sigmund ………. P. 2, 4, 5, 7- 12, 14- 15, 16-26, 29, 30, 33, 38, 40, 42-45, 47, 54, 57-58, 60, 70-72, 78, 82-83, 85-90, 92-93, 95-97, 101, 103, 114, 116, 120, 126, 137, 139-140, 143, 154, 159-160, 165, 167-169, 174-178, 182, 184-185, 188-195, 198-204, 206-208, 210, 216, 218, 220-222, 225, 228-229, 232, 237-239, 241-242, 250, 260, 268, 299, 302-303
Frye Northrop ………. P. 126, 230-231
Genèse ………. P. 13, 60, 142, 210, 223, 228, 231, 244-245, 257, 259, 283, 288, 290, 296, 300
Gadet Françoise ………. P. 132
Gaïa ……….. p. 268
Gallimard Gaston ………. P. 60
Galmiche Michel ………. P. 132
Gandon Francis ………. P. 114, 151
Genette Gérard ………. P. 106
Germanie ………. P. 107
Gheerbrant Alain ………. P. 236
Ghil René ………. P. 248
Ghyka Matila C. ………. P. 140
Gori Roland ………. P. 15, 28-30, 45, 151
Goriot ………. P. 99-101
Gracq Julien ………. P. 213, 251
Granger Gilles Gaston ………. P. 71
Grèce ………. P. 178, 180
Grimal Pierre ………. P. 212, 215-216, 219
Groddeck Georg ………. P. 54, 223, 237, 239-243
Guillaume Gustave ………. P. 82, 89, 98, 111, 167, 171, 303
Guiraud Pierre ………. P. 110
Haddad Gérard ………. P. 13, 18, 118-119, 121, 167, 191, 200-202, 228-229, 244, 293-294.
Hadju-Gimès ………. P. 41-42, 45
Hagège Claude ………. P. 4, 7
Haouzir Sadeq ………. P. 53-54
Hegel Georg Wilhelm Friedrich ………. P. 92, 186, 188-189
Heidegger Martin ………. P. 117-118
Henry Victor ………. P. 12, 94, 104, 173
Héra ………. P. 216, 218-219
Héraclès ………. P. 209, 218
Héraclite ………. P. 106, 141, 150, 165, 178, 180-183, 185
Hermann Imre ………. P. 5, 11-12, 14-15, 23-24, 26, 29, 41-42, 46-49, 78-79, 81, 88, 92, 95-96, 138-139, 142-144, 167, 182-184, 191, 195-199, 202, 206.
Hermogène ………. P. 106
Hjelmslev Louis ………. P. 122, 165
Hoffman W.………. P. 54
Hoffmann Ernst Theodor Amadeus ………. P. 218
Hugo Victor ………. P. 5, 128, 153-154, 158-159, 246, 251, 279-302
Humboldt (von) Wilhelm ………. P. 57, 60, 101, 107, 109, 243, 245
Huston Nancy ………. P. 11
Inhelder Bärbel………. P. 168
Io ……….. p. 218
Irigaray Luce ……… p. 37-38, 116
Isaac ………. P. 213, 289
Isakower Otto ………. P. 36
Iseult ………. P. 64
Isidore de Séville ………. P. 107
Israël Lucien ………. P. 78, 231, 239, 241
Israël (pays et peuple) ………. p. 13, 228, 280, 282, 288, 298
Italie ………. p. 107, 131, 180
Jacob ………. P. 213, 222-223, 229, 231, 244, 280, 289
Jacques (Lécrivain)………. P. 66-68
Jakobson Roman ………. P. 18, 71, 102-105, 125, 129, 134-136, 143, 145-147, 159-160, 244, 302-303
Jalley Emile ………. P. 71, 104, 173-175, 185, 188, 192
Jamblique ……… p. 180
Janet Pierre ………. P. 22
Jaspers Karl ………. P. 39, 183, 186
Jeandillou Jean-François ………. P. 3, 75, 105, 109-110, 117, 134, 136, 155
Jesrad ………. P. 148-149
Jésus (-Christ) ………. P. 178, 224-227, 230-231, 235, 258, 283, 290, 293-294
Johnson Mark ………. P. 157
Jones Ernest ………. P. 26
Juda ………. P. 231
Judith ………. P. 280, 289, 298-299
Jung Carl Gustav ………. P. 34, 181-182, 208, 210, 232, 237, 239, 300
Kabbale ………. P. 106
Kant Emmanuel ………. P. 186, 188-189
Kerbrat-Orecchioni Catherine ………. P. 128
Klein Mélanie ………. P. 22-23, 26, 42, 44-45, 176, 239
Knight R. A. ………. P. 55
Köhler Wolfgang ………. P. 128
Kretschmer Ernst………. P. 34
Kriemhild ………. P. 66-68, 213
Kronos ………. P. 211, 217-219, 238, 268, 300-301
Kundera Milan ………. P. 97, 164
Lacan Jacques ………. P. 5, 9, 11, 14-15, 18, 20-22, 24-26, 34, 38, 58, 60, 71, 82-84, 86-90, 95-97, 101, 103, 114-121, 125-126, 130, 135, 154-156, 158-159, 161, 167, 169, 184, 191, 199-204, 210, 220, 228, 234, 242, 267, 271, 283, 285, 293-294, 299-300, 302
Lachaud Denise ………. P. 21, 219-220
LaCocque André ………. P. 210, 296
Lakoff George ………. P. 157
Lalande André ………. P. 234
Lao-Tseu ………. P. 228
Laplanche et Pontalis ………. P. 7, 22, 168, 234, 237-238
Lavie Jean-Claude ………. P. 167, 176, 191, 203-204
Lecercle Jean-Jacques ………. P. 110-111, 114, 185
Leeman Danielle ………. P. 3, 74
Leibniz (von) Gottfried Wilhelm ………. P. 148
Leiris Michel ………. P. 52, 57, 59, 98, 132
Leloup Jean-Yves ………. P. 226
Lévi-Strauss Claude ………. P. 71, 104, 112, 125, 127, 154, 212
Lhermitte F. ………. P. 167
Locke John ………. P. 186-187
Lopes Marcos ………. P. 13
Loth ………. P. 13, 283, 293
Lotman Youri ………. P. 97
Maïmonide Moïse ………. P. 100, 225, 230
Maingueneau Dominique ………. P. 149
Mallarmé Stéphane ………. P. 109, 137, 246, 248
Malte ………. P. 65
Marcelli Daniel ………. P. 75-76, 191, 202-203
Martinson Harry, ………. P. 89
Marty E. ……….. p. 7
Matoré Georges ………. P. 275
Maulpoix Jean-Michel ……….. p. 34, 64, 251
Mecz Irène ………. P. 275
Ménon ………. P. 180
Merill Robert ………. P. 207
Merleau-Ponty Maurice ………. P. 79, 238, 304
Meschonnic Henri ………. P. 57, 113, 133, 138-142, 150, 171, 202, 224-225, 227, 237, 244
Micromégas ………. P. 157
Millet Jean-François ………. P. 58
Milly Jean ………. P. 60, 160, 162
Milner Jean-Claude ………. P. 11, 14, 303
Minkowski Eugène ………. P. 32-36, 39-41, 50
Mnémosyne ………. P. 268
Moïse ………. P. 147-148, 213, 222-223, 226, 228-229
Monneret Philippe ………. P. 111-112
Montaigne (de) Michel ………. P. 186
Montesquieu ………. P. 156
Moravia Alberto ………. P. 40
Mouton Jean ………. P. 138, 142-143, 145, 163
Muni Toke Valélia ………. P. 136
M’Uzan (de) Michel ………. P. 16
Myrrha ………. P. 212-213
Napoléon ………. P. 128
Nietzsche Friedrich ………. P. 39, 132-133, 189-190
Nodier Charles ………. P. 109-110
Noémi ………. P. 282-283
Obed ………. P. 283
Odin ………. P. 55, 65, 68
Œdipe ………. P. 212-213
OULIPO ………. P. 113
Ouranos ………. P. 211, 217, 238, 268, 300-301
Pankow Gisela ………. p. 32, 36, 38-39
Parme ………. P. 22, 131-132
Parménide ………. P. 183-185
Pascal Blaise ………. P. 186-187
Péloponnèse ………. P. 184
Perec Georges ………. P. 155
Peterfalvi J. M. ……….. p. 128
Phèdre ……… p. 87-88, 144, 214
Pichon Edouard ………. P. 31, 86-88, 97, 112, 136, 204, 253, 304
Piis (de) M. ………. P. 107
Plasson ………. P. 59
Platon ………. P. 106, 140, 178, 180, 183-186, 236, 255, 277
Polycrate ………. P. 180
Ponge Francis ………. P. 136
Pontalis Jean-Bertrand………. P. 120
Propylées ………. P. 17
Proust Marcel ………. P. 5, 18, 28, 59-60, 64, 87, 104, 119, 131, 133, 142-143, 145, 160-164, 248, 251-279
Puech Christian ………. P. 12
Pythagore ………. P. 178, 180, 185, 196
Raban Maur ………. P. 107
Racamier Paul-Claude ………. P. 32, 35, 42, 49-52, 56, 121
Racine Jean ………. P. 87, 144, 246
Rajka ………. P. 47
Rapaport ………. P. 168
Rastignac ………. P. 99-101
Reichler Claude ………. P. 190, 210, 234
Revol Lise ………. P. 209-210
Rey Alain ………. P. 102, 105
Rhéa ………. P. 218
Ricoeur Paul ………. P. 158, 165, 187, 206, 296, 300
Rilke Rainer Maria ………. P. 61, 65
Rimbaud Arthur ………. P. 247-248
Ripotois ………. P. 66
Robert Paul ………. P. 73, 221
Roheim Geza ………. p. 26-27, 41-42, 45, 48-49
Rorschach ………. P. 37
Rosier ……… p. 36
Rouaud Jean ………. P. 63
Rousseau Jean-Jacques ………. P. 59
Ruth ………. P. 281-285, 287, 289-290, 292-294, 296-299
Sainte-Marie-des-Fleurs ………. P. 131
Salomon ………. P. 283, 292
Samos ………. P. 180
Saturne ………. P. 217, 238
Saussure (de) Ferdinand………. P. 10, 71, 79, 86, 101-105, 110, 112-116, 136, 157, 165, 206-207, 237-238, 242, 267.
Schelling (von) Friedrich Wilhelm Joseph ………. P. 185-186, 189
Schiller (von) Friedrich………. P. 57, 60
Schneider Michel ………. P. 27
Schopenhauer Arthur ………. P. 181, 186, 189-190, 216
Searles H-F ………. P. 35
Segal Hanna ………. P. 22-23, 42, 44, 46
Sémélé ………. P. 218
Sextus Empiricus ………. P. 181
Shéhérazade ………. P. 59
Siegfried ……… p. 67, 213
Sigwart ………. P. 95
Silberer Herbert ………. P. 237-238
Socrate ………. P. 106, 183-186, 191
Sophocle ………. P. 140, 211, 216
Spitz René ………. P. 20, 43, 88, 92-95, 167-169, 176, 185, 191, 197.
Starobinski Jean ………. P. 104, 113
Stendhal ………. P. 22, 117, 131
Steiner George ……… p. 230
Stern W. ………. P. 172
Stevenson ………. P. 33
Straus (Mme) ………. P. 28
Tadié Jean-Yves ………. P. 59
Tamar ………. P. 231
Tao Te King ………. P. 228
Tarente ………. P. 180
Thalès ………. p. 178-180
Thanatos ………. P. 4, 64, 137, 178, 192, 207, 240, 303
Théon de Smyrne ………. P. 180
Tirésias ……… p. 206, 219
Todorov Tzvetan ………. P. 235, 245
Tooke Horn ………. P. 107
Torah ………. P. 13
Toussaint Maurice ………. P. 112, 133
Tousseul Sylvain ………. P. 20
Tristan ………. P. 64
Troubetzkoy ………. P. 102
Valabrega Jean-Paul ………. p. 34, 207, 268, 296, 302
Van Gogh Vincent………. P. 39, 58, 118
Vansteenberghe Edmond ………. P. 232
Vasquez-Molina Jesus ……….p. 87, 91
Véda ………. P. 228
Vélikovsky Emmanuel ………. P. 31
Verlaine Paul ………. P. 128, 247
Vermeer Johannes………. P. 64
Vernant Jean-Pierre ………. P. 31, 184, 191, 208-209, 214-216, 300-301
Vinci (de) Léonard ………. P. 73
Voltaire ………. P. 147-148, 157-158, 187
Walkyrie ………. P. 64, 66-68, 213
Wallon Henri ………. P. 167, 169-176, 182
Werther ………. P. 64
Winnicott Donald W. ………. P. 15, 27-28, 30, 199
Wolfson Louis ………. P. 38, 119-120, 136
Yourcenar Marguerite ………. P. 97
Zadig ………. P. 147-149
Zeus ………. P. 207-209, 214-215, 218-219, 237

Index des notions

Absence ………. P. 7, 19-20, 22, 24, 26, 30-31, 34-37, 42-44, 46-47, 51-52, 55, 66, 68, 74, 78, 82, 84, 90, 93, 96, 98, 100, 102-103, 117, 119-120, 135, 139, 144, 158, 176, 183-184, 191-192, 196, 202, 216, 221, 226, 239, 242, 249, 254, 267, 272-273, 276, 290
Abstraction ………. P. 20, 33, 36-38, 56, 88, 94-95, 98, 168-169, 175, 177, 179, 197, 205, 228, 246
Acquisition ………. P. 29, 167-168, 175, 202, 210, 232
Activité ……….. p. 9, 19, 26, 35, 37, 44, 81, 86, 93-94, 96, 108, 160-161, 167-168, 172, 174, 176, 197, 215-216, 233-234, 290
Affect, affectif, affectivité ………. P. 7, 15, 21, 24, 34-37, 41-43, 47, 53, 55, 93-94, 108, 114, 116, 129-130, 135, 148, 168, 177, 195, 198, 222, 253
Affirmation ………. P. 20, 21, 88-89, 94, 98-99, 110, 116, 118, 137, 149, 192, 194, 197
Affronter, affrontement ………. P. 31, 45, 52, 153, 205, 244
Agressivité ………. P. 13, 35, 41-42, 49, 51, 53, 68, 72, 93-95, 127-130, 169, 190, 201, 203, 205, 207, 225-226, 304
Agrippement, agripper ………. P. 23-24, 26-27, 29, 41, 47, 143, 149, 195, 197, 202, 245
Alliance des contraires ………. P. 4, 6, 8, 14, 19, 26, 73, 90, 135, 249-250, 278, 286, 292, 294-297, 301, 302
Ambivalence ………. P. 1-2, 4-11, 14-20, 23-26, 28-32, 42, 48, 51-54, 56-57, 64-66, 68-73, 78, 80-82, 84, 88-89, 94, 96-98, 101, 103, 105-106, 132, 135, 138, 144, 153-156, 166, 169, 173-175, 177-179, 182-183, 185-186, 190-192, 194-197, 201-215, 218, 220-223, 229, 231-232, 234-241, 245-246, 249-251, 258, 273, 279, 290, 292, 295-296, 301-304
Amour ………. P. 7, 9, 15-16, 22-23, 25, 27, 29-30, 35, 41-43, 47, 50-51, 64, 66-68, 88, 93-94, 97, 120-125, 128, 137-138, 142, 152, 156, 158, 163, 168-169, 180, 184-186, 189, 195, 202-204, 207-208, 212-213, 216, 218-220, 223, 225-226, 233, 235-236, 240, 247, 255, 258, 262-265, 268, 275, 283-285, 292, 296
Analogie ………. P. 18, 20, 27, 37, 96, 109, 115, 157-158, 202, 229, 239, 245-247, 293, 297
Ancrage, ancrer ………. P. 30, 44, 155, 164, 191, 234-235, 237, 256
Angoisse ………. P. 22-24, 27-29, 32, 35, 39, 41-42, 44, 46-49, 55, 58-59, 61, 64, 73, 90, 143-144, 149, 161, 199, 205, 239, 248, 261, 299-300
Antagonisme, antagoniste ………. P. 13, 19, 21, 26, 29-31, 51, 84, 88, 129, 135, 153, 161, 169, 172, 181-182, 190, 224, 233, 238, 245, 284, 286
Antiphrase ………. P. 5, 32, 48, 51-52, 72, 78, 82, 156
Antithèse ………. P. 6, 9, 153-155, 157, 177, 189, 247, 288, 290
Art, artiste, artistique ………. P. 17-18, 28, 39-40, 43, 57-59, 63-64, 73, 97, 118, 121, 123, 142, 153, 162-163, 176, 194, 206, 214, 234, 245-247, 275, 305
Assertion ………. P. 20, 85, 88-89, 94, 203, 259
Association ………. P. 17, 19, 29, 33, 37, 58, 86, 105, 114-115, 128, 134, 154, 161, 163, 235, 238, 241, 250-251, 254-255, 261, 285, 300
Attention ………. P. 4, 22, 24, 45, 55, 63, 75, 98-101, 109, 132, 142-143, 153, 155, 157, 185-186, 199, 202-203, 230-231, 238, 241, 251, 255, 262, 302
Audition, auditif ………. P. 36, 53, 56, 78, 92, 99, 115, 126, 130-132, 143, 145, 152, 160-161, 197, 199
Autisme ………. P. 36-37, 176
Autonome, autonomie ………. P. 37,81, 88, 92-94, 126, 144-146, 149, 167-168, 176, 178, 184, 191, 197, 202, 223, 226, 229, 247-248, 250, 274, 303
Besoin ………. P. 15-16, 24-25, 29, 31, 50-52, 55, 57-60, 63, 68, 93, 95, 118-119, 126, 130, 144, 149-150, 154, 157, 159, 170, 172, 202, 204-205, 217, 220, 240-241, 262, 293
Bipolaire ………. P. 12, 102, 174
Bouche ………. P. 29, 32, 41, 45, 55-57, 104, 111, 113, 119, 128, 146, 201, 227
Censure ………. P. 9, 17, 19-20, 30, 36, 62, 114, 126, 163, 196, 230, 235, 258, 296, 303-305
Chiasme ……….. p. 6, 124, 154-155, 256, 274, 289-290, 296-297, 300
Chronologie, chronologique ………. P. 20, 36, 106, 142, 178
Clivage ………. P. 12, 22-23, 44-46, 54, 86, 178, 239, 255
Code ………. P. 29-31, 38, 46, 49, 52, 69, 84, 102, 113-114, 121, 126, 130, 156, 234, 246, 303
Communication, communiquer ………. P. 12, 29-31, 34, 37-38, 43, 45-46, 49, 52-54, 56, 92-95, 106, 114, 117, 122, 127-128, 131, 135, 151-152, 160, 168-170, 202, 204, 244
Compenser, compensation ………. P. 35, 41, 43, 45, 49, 55, 61-62, 96, 119, 121, 143, 148, 193, 194, 199, 282, 305
Complémentaire ………. P. 21, 157, 192, 215, 233, 237, 293
Condensation ………. P. 17-20, 120, 158-160, 175, 177, 198, 210, 239
Conflit ……….. p. 19, 30-31, 51, 169, 195-197, 219, 234, 304
Connaître, reconnaître, connaissance, méconnaissance ……….. p. 2, 12-13, 17, 20-21, 23-24, 28, 31, 38-40, 55, 63, 68-72, 95, 97, 99-100, 105-106, 111, 115-117, 130, 135, 137, 139, 141, 151, 156, 161, 169, 174, 180-181, 183-184, 186-190, 193-195, 198, 200, 202, 204, 207, 209-210, 214, 217, 226, 228-229, 232-236, 240-243, 246, 254, 257, 263, 268, 287, 289, 304
Conscient, conscience ………. P. 17, 19, 22, 24-25, 36, 42, 44-45, 48, 51, 60, 66, 76-77, 87-91, 98, 116, 123, 137-138, 143, 162, 170-171, 176, 181-184, 187, 189-191, 198-200, 204, 208, 210, 229, 231-232, 236-237, 243, 245-246, 251, 257, 259-260, 263, 293, 297, 300, 302, 304
Construction ………. P. 19, 30, 38, 65, 69-70, 76, 89-91, 96, 98, 100, 104, 132, 143, 146, 150-153, 157, 167, 188, 190-191, 195-196, 229, 240, 256, 260, 263, 266, 272, 274-275, 278, 288, 290, 292-293, 297, 301
Contact ………. P. 7, 23-24, 28-30, 33-36, 38-39, 41, 43, 45, 49, 51, 54, 80, 198, 238, 240-241, 245
Contenu, contenant, contenir ………. P. 7, 18-20, 40, 46, 54, 87, 111 , 113, 122, 135, 147, 150, 154, 158-159, 183, 199, 200, 203, 208, 236, 240, 269-272, 292
Contiguïté ………. P. 19, 24, 27, 30, 88, 158-160, 263
Continuïté, discontinuité ………. P. 24, 27, 73, 88, 96, 104, 113, 119, 121, 150, 159, 183, 276, 304
Contradiction, contradictoire ………. P. 8, 10-11, 19-20, 28, 52, 66, 84, 112, 139, 153, 165, 169, 175, 178, 186, 188, 190-191, 197, 206, 225, 227, 254
Contraire ………. P. 2, 4-6, 8, 10-11, 13-14, 17-20, 22, 26-27, 30-31, 37, 43, 51, 54-55, 70-75, 77, 79-81, 84-85, 87, 89-90, 94, 97, 99, 101-103, 108, 112, 115, 120, 135, 137-138, 140, 145, 150-154, 156-157, 161, 165, 167, 170, 173-175, 177-181, 183, 185-188, 190, 196, 198, 206-216, 220-221, 226-227, 232, 237, 239, 243-245, 247-251, 254, 278, 284, 286, 290, 292, 294-297, 300-303
Contraste ………. P. 4, 19, 64-65, 73, 81, 104, 173, 208, 245, 286-288, 290-291, 303-304
Contre-transfert ………. P. 35, 45, 50
Convention, conventionnel ………. P. 20, 28, 38, 105-107, 109, 114, 116, 126, 130, 135, 205, 245-246, 284
Coprésence ………. P. 2, 10, 14-15, 19-20, 70, 85, 88-89, 102-104, 135, 151, 153, 155-157, 177, 186, 198, 206, 210, 214, 237-238, 250, 302
Corps ………. P. 26-27, 29-31, 36, 42, 60, 67, 77, 92, 107, 115, 120, 128, 140, 159, 168, 176, 180, 194, 197, 209, 229, 235, 239-240, 243, 248, 259, 303
Créativité, ………. P. 4, 6, 14, 17, 24, 27, 37-40, 56-57, 60, 73, 108, 149, 154, 160, 162, 233, 244, 269, 304
Cri ………. P. 25, 29, 53, 57, 59, 92, 110, 230
Culpabilité ………. P. 27, 42-43, 54, 120, 217-218, 220, 232, 263, 265
Culture ………. P. 10-11, 16, 22, 26-27, 40, 45, 60-61, 94-95, 115, 127, 131-133, 137, 156, 185, 194, 201-202, 204-207, 228-229, 234-235, 237-238, 240, 244-246, 250, 304
Danger ………. P. 24, 26-27, 34, 39-40, 43, 48, 51, 56, 63-64, 107, 128, 151, 165, 185, 199, 208-209, 213, 240, 272, 304
Défense ………. P. 22, 28, 47, 54, 85-86, 93-94, 137, 168-169, 195, 198, 212, 231, 247, 267
Déficit ………. P. 33, 35-36, 111, 176
Déguiser, déguisement ………. P. 31, 65-66, 117, 231, 304
Dénégation ………. P. 10, 17, 85, 87-88, 90, 95-96, 137, 168, 192, 194, 197, 201, 260
Déni ………. P. 20, 22, 50-51, 55, 62, 85, 87, 97
Déplacement ………. P. 16,18-20, 145, 147, 157-160, 162-163, 170, 175, 177, 179, 198, 203, 218, 235, 239, 249, 258, 263, 303
Déplaisir ………. P. 15-16, 19, 25, 93, 176, 193-195, 216-217, 249
Dépression ………. P. 27, 42, 45-46, 51
Désir ………. P. 2, 12, 17, 19-20, 22-23, 25-27, 29-30, 33, 39, 41-46, 48, 50-53, 55, 59-60, 64, 67-69, 72-73, 76-77, 80, 83-84, 86-88, 91-92, 94-95, 100-101, 114, 117-119, 130-131, 135, 144-146, 149, 152, 168, 176, 189, 191-193, 197, 200-201, 203-205, 207-210, 212-214, 216-217, 219-220, 224-227, 229-230, 234-235, 239-244, 248, 252-253, 256-266, 270-273, 276-279, 284, 290-294, 299, 301, 304
Destin ………. P. 17, 19-20, 127, 148, 154, 185, 208-209, 216, 231
Destruction ………. P. 59, 82, 98, 100, 133, 137-138, 178, 195, 220, 223, 236
Déterminer, déterminatif, détermination ………. P. 8, 10-11, 13, 17, 23, 33, 65, 79, 95, 107, 127, 134-135, 140, 165, 184, 189, 193-194, 204, 219, 237, 256-257, 260, 266, 274, 278, 292, 300
Dialectique ………. P. 21-22, 30, 183, 189-190
Différence, différent, différentiel, différencier ………. P. 7, 9, 11-12, 16, 18-19, 21, 34, 40, 47-48, 50, 52, 54, 58, 61, 65, 75, 79, 88, 92-93, 95, 97, 103, 108-109, 112, 114, 119, 121, 126-127, 129, 141, 143-144, 156-157, 160-162, 164, 169-171, 173-177, 183, 187, 190, 194, 197, 202-203, 211, 221, 229, 234, 236, 238-239, 241, 244, 246, 252, 257-258, 263-264, 271, 276
Discordant, discordance, discordantiel ………. P. 35, 54, 86-88, 90-91, 97, 160, 203
Discours ………. P. 9, 21, 26, 30, 33, 37-38, 42, 49, 52-56, 58, 61, 70-71, 74, 76, 80, 83-87, 89-90, 95, 101, 106, 114, 116, 118, 121, 129, 138-139, 146, 149-150, 163, 178, 186, 200, 203-204, 210, 246, 250, 290-291, 302-304
Dynamique ………. P. 26, 73, 93, 105, 108, 165, 167, 236, 241, 256, 296
Echange ………. P. 20, 30, 93, 173-174, 187, 205, 212, 245, 272
Ecriture ………. P. 14, 25, 27, 30-31, 38, 57-68, 110, 119, 121, 123, 125, 133, 136-137, 139, 154, 162-164, 182, 185, 200, 206, 245, 248-249, 253, 257, 265-267, 277-279, 301
Ecrivain ………. P. 3, 11, 17-19, 22, 27-28, 30, 40, 59, 61-63, 66-67, 69, 98-99, 109, 136, 160, 162, 229, 258, 262
Ellipse ………. P. 6, 10, 33, 49, 52, 54, 56, 72, 78, 82, 119, 142, 151-152, 158-159, 224, 263, 266, 272, 274, 291
Enantiosémie ………. P. 1-2, 4, 6, 7, 13-14, 70-79, 84, 88, 93-94, 97, 99, 101-104, 141, 151-153, 155-157, 165-167 , 173-174, 177, 183, 190, 196-198, 221, 245, 249-251, 301-304
Energie ………. P. 16, 25, 39, 50, 53, 57, 59, 69-70, 101, 103-104, 109, 114, 129-130, 137, 144, 161, 167, 171, 197, 199, 205, 207-208, 232, 235, 238, 241, 245, 273
Enfant ………. P. 12, 14, 17, 21-24, 26-31, 35, 39, 41-46, 48-50, 52, 60-63, 66-67, 73, 75-76, 78, 80-81, 83-84, 90, 92-94, 96, 104, 114, 129-130, 132, 134, 136-137, 142, 148, 150, 156, 168-177, 182, 191-197, 199, 202, 204, 206-208, 211-217, 219, 222-223, 225-226, 229, 234, 238-243, 246-247, 254-255, 258, 260-261, 265-266, 271, 281-283, 289, 299-300, 303
Enveloppe, enveloppement ………. P. 29, 240
Erotique, érotisme ………. P. 16, 26, 29, 42, 67, 125, 129, 239, 241, 293-294, 296
Espace, spatial ………. P. 20, 27, 29, 30, 36-37, 69, 80-81, 118, 134, 140, 153-155, 163, 168-171, 173, 179, 183, 253-254, 257, 259, 276
Eveil ………. P. 42, 50, 60, 67-68, 89, 132, 181, 199, 209, 222-224, 226-229, 231-232, 258, 281, 293
Evolution, développement ………. P. 15, 19, 24, 28, 44, 46-47, 56, 67, 70, 72, 92-93, 95, 96, 98, 108, 111, 114, 130, 140, 150, 154, 166-167, 169-172, 174-177, 182, 188, 192-197, 199, 202, 205, 207, 209, 214, 226-228, 232, 234, 236, 238, 250, 285, 304
Exclusion ………. P. 21, 29, 178
Expérience ………. P. 19, 23-25, 27, 30, 39, 50, 56, 60, 93, 128, 134, 136, 168
Expression ………. P. 4-5, 9, 11, 15, 18, 20, 25, 27-29, 33-34, 39-40, 44-45, 51-53, 57-58, 60-61, 63-64, 70, 72-75, 77, 81, 84-86, 88-89, 93-94, 98-101, 104-105, 109, 117-118, 120-122, 128-130, 135-137, 139, 142-143, 145, 147-149, 151-154, 156-157, 160, 162-164, 173, 175, 195, 200-201, 204-206, 224, 227-228, 230, 233, 235, 237, 239, 241, 244, 250, 253, 255, 258-260, 262-265, 268, 276, 284, 299-301, 303
Extrême ……… P. 23, 29, 39, 52, 92, 98, 135, 159, 182, 190, 193-194, 196, 213-214, 216, 223, 269, 273, 283, 297
Fantasme ………. P. 18, 21, 28, 34, 41-42, 45, 49-50, 59, 175, 192-193, 206, 218, 225, 228, 270-271, 299
Figuration ………. P. 19-21, 77, 79, 177, 208, 235, 237
Figure ………. P. 9, 25, 27, 34, 55, 58, 61-62, 64, 66, 81, 97, 102, 107, 124, 128, 132, 140, 149, 172, 179-180, 191, 207-209, 225, 230, 232, 245, 248-249, 255, 259, 261-264, 268, 270-273, 287, 296, 298-299
Figures de style ………. P. 2, 5-6, 10, 18, 71, 151-164, 166, 250
Forclusion ………. P. 34, 51, 96
Forme, formel ………. P. 18, 20-21, 25, 29, 31, 34, 37, 40, 47, 49-50, 53, 55, 60, 63, 67, 69-71, 73, 77, 80-82, 84-85, 87, 89-91, 95-97, 101, 103, 106, 108-109, 113, 115, 119, 124-125, 128, 132, 134, 136, 138-146, 150, 154, 159, 161, 164-165, 169, 172-177, 183, 186-187, 192, 195-196, 201-202, 215, 218-219, 223, 227, 230-232, 234-235, 239, 241, 244-245, 248, 254-255, 257-260, 263, 265, 269, 275, 279, 282, 288-290, 293, 295-296, 300, 302
Fusion ………. P. 2, 4, 12, 19, 23-24, 27-32, 41, 44, 50-51, 73, 75, 77, 79-81, 85, 88, 92, 94-96, 101, 104, 109, 114, 116, 119-121, 124, 126, 129, 131-132, 135, 137-138, 142, 144-147, 149-150, 152, 156-157, 159-163, 165, 170, 174, 179-180, 184, 191, 205, 213-214, 220, 222, 229, 234, 242, 244-248, 255-257, 260, 262-263, 265-267, 270-273, 276, 278-279, 285-287, 294, 296, 298, 301, 303, 305
Haine ………. P. 7, 15, 23, 25, 27-28, 35, 42-43, 50, 64, 66, 94, 117, 119-120, 130, 138, 182, 185, 202, 212, 218, 220, 223, 225, 233, 279, 283-285, 287, 303
Harmonie des contraires ………. P. 2, 178, 180, 244-245, 249, 278
Hospitalisme ………. P. 43, 93
Identité ………. P. 25, 53, 55, 66, 78, 117, 119, 122, 126, 137, 155, 157, 173, 181, 187, 190, 220, 238, 254, 274
Imaginaire, imagination ………. P. 2, 4-5, 6, 19-20, 28, 36, 49-50, 53, 59-60, 64-66, 71, 98, 104, 123, 127, 130-132, 143, 149, 160, 166, 172, 180, 186, 188, 194, 204-250, 256, 259, 263-264, 293, 295, 298, 301, 303-304
Inanité, inanitaire ………. P. 35, 50, 54-55, 248
Inceste, incestueux, incestueuse ………. P. 23, 27, 41, 50, 67, 88, 210-214, 216-217, 220, 229, 231, 244, 258-259, 261-266, 268, 272, 283, 293
Inconscient ………. P. 2, 4-6, 8-10, 12, 14-15, 17-22, 24-26, 30-31, 33, 42, 51, 53-54, 56-57, 63, 70-71, 79, 81-87, 89-91, 94, 96, 101, 113-118, 120, 122, 126, 133, 135-139, 150, 154-156, 158, 161, 164, 178-179, 181-184, 190-191, 195, 197-201, 203-204, 206, 208, 210, 214, 220, 224-225, 234, 236-238, 240-243, 245, 249-251, 253-254, 257, 260, 266-268, 292, 296, 300-304
Indifférent, indifférence ………. P. 16, 35, 41, 43, 100, 109, 174, 187, 190, 302
Intellect, intellectuel ………. P. 3, 7, 28, 33, 35, 40, 47, 86, 92, 95, 97, 109, 111, 168-172, 181, 189, 193, 195, 197-199, 203-205, 207, 226, 234, 250, 303, 305
Intelligence, intelligent ………. P. 28, 31, 35-36, 42, 65, 167, 169-170, 172, 174-175, 191, 199, 202-203, 209, 215, 296
Intensité ………. P. 18, 72, 74, 98-100, 103, 129-130, 139, 156, 158, 195, 278
Interdit ………. P. 13, 19, 52, 59, 67, 72-73, 218, 222, 225, 229-231, 244, 257-258, 272
Intermédiaire ………. P. 26, 27, 34, 41, 57, 133, 152, 161, 167, 173, 192, 200, 221, 245, 251, 273, 296, 298-299, 304
Interprétation ………. P. 13, 17, 19-20, 60, 64, 74, 86, 105-107, 111, 114, 133-134, 156, 160, 163, 166, 186, 191, 205, 210, 221, 224-231, 233, 235, 237, 241, 245, 249, 258, 267, 285, 289
Introjection ………. P. 26, 42, 174, 188, 193-194, 196, 206, 216
Inverse(r), inversion ………. P. 2, 8-9, 13-15, 18, 23, 26, 28, 30-31, 33-35, 37, 41, 46, 48-49, 52, 55, 60, 62-64, 67-68, 71-73, 75-78, 80-84, 87, 90, 95-97, 99-101, 104, 117, 119-123, 127, 132-133, 135, 142, 152, 154-157, 159-160, 103, 172, 174-175, 179-180, 182, 185, 187-188, 191, 196-197, 206-207, 210-214, 216, 219, 222, 225-226, 233, 240-241, 244, 254, 261, 265, 272, 274, 277-279, 283, 287-288, 290-291, 297-301
Investir, investissement ………. P. 16, 24-26, 29-30, 32, 35, 43-44, 51-52, 57, 59, 95, 98, 111, 116, 123-124, 149, 168-169, 185, 190, 197, 199, 202-210, 221, 227-228, 232, 241, 296
Jalousie, jaloux, jalouse ………. P. 42, 66, 68, 173, 211, 216, 218-220, 244
Jeu ………. P. 9, 15, 18, 21-22, 24, 27, 29, 31, 33, 37-38, 52, 62, 64-65, 67-68, 75, 84, 96, 107, 113-114, 116, 123, 126-127, 131-133, 135, 139-140, 143-144, 155, 164, 168, 170, 172-173, 176-177, 183, 191, 194-195, 202-203, 211, 213, 219, 239, 242, 265, 271, 300-301
Joie ………. P. 3-4, 21, 52, 59, 69, 75, 98, 125, 158, 197, 199, 230, 253, 296
Jugement ………. P. 36, 45, 59, 93-95, 153, 168-169, 195-196, 217, 223, 228, 232, 288, 303
Langage ………. P. 2, 6, 8-9, 12-14, 17, 19-20, 22, 24, 26, 28-32, 36-38, 43-49, 51-54, 56-58, 60, 72, 75, 78-79, 82, 86, 92, 94, 96-98, 101-104, 107, 113-116, 119-120, 122, 126, 128-131, 133, 135-137, 140, 143, 155-156, 161, 165-167, 170-171, 175, 177, 185-186, 190, 193, 195, 201, 203, 207-208, 210, 234-235, 238-239, 244-246, 248-249, 303, 305
Langue ………. P. 2, 4-6, 8-14, 19-22, 25-28, 31, 37-38, 46, 53-54, 56-58, 70-82, 84, 86, 95, 97-98, 101-105, 107-112, 114-116, 119-120, 122, 126-127, 129-130, 133-138, 141-142, 145, 147, 151-154, 156-157, 164-165, 167, 170-171, 173-174, 177-178, 183, 185, 188, 190-192, 195, 204, 206, 220, 224, 231-232, 234, 237, 241-242, 244-246, 249-251, 267, 283, 287, 298, 301, 303-304
Latent ………. P. 19, 32, 39, 103, 115-116, 268, 296
Libre, liberté ………. P. 9, 37, 39, 62, 82, 90, 103, 105, 128, 133 , 143, 187, 193-194, 205, 213, 226, 238, 249-250, 270, 278, 304
Limite, illimité ………. P. 29, 31, 32, 34, 36, 40, 54-55, 79, 85, 96, 98, 101, 108, 114, 119, 132, 137-138, 146, 155, 165, 170, 172, 180, 182, 188-189, 192, 204, 206, 225, 228, 233, 243, 246, 250, 269, 273, 278
Littéraire, littérature, littérarité ………. P. 6, 10, 17-18, 20-22, 25, 31, 33, 40, 48, 54, 56-62, 64-65, 69-70, 72, 97, 109-110, 113, 119-120, 122, 127, 131, 133, 139, 142, 144-146, 149, 154-157, 161-162, 164, 181, 189, 199, 206-207, 225, 234, 238, 245-249, 254, 257, 265, 267, 302, 304
Logique ………. P. 19, 20, 52, 74, 80, 82, 115, 168, 175-178, 181, 188, 190-192, 194-198, 232, 254
Manger ………. P. 26, 43, 49, 73, 77, 81, 169, 192, 200-201, 218, 222, 235, 252, 261, 279, 284
Manque ………. P. 32-33, 36, 39, 41-42, 53, 75, 95, 106-107, 119, 122, 137, 150, 184, 202, 219-220, 234, 242, 283, 299, 301
masochisme, masochiste ………. P. 21, 52, 67, 227
Mémoire, mnésique, amnésie ………. P. 9, 17, 25, 33, 45, 55, 68, 89, 92-93, 135, 155, 160-161, 165-166, 187, 195, 199, 235, 267, 268
Métaphore ………. P. 6, 18, 30, 37, 83, 85, 96, 123, 127, 146, 151, 156-164, 177, 200-201, 220, 242, 253-254, 257-258, 260, 262, 267, 271, 283, 285, 287, 291-295, 299-300
Métonymie ………. P. 18, 26, 30, 151, 158-159, 285, 295, 299
Mort ………. P. 4, 9, 16, 21-22, 25-26, 29, 42-43, 45, 48-49, 53, 59, 61-65, 88-90, 97, 99-101, 103, 106, 119-120, 123, 125, 130, 133, 138, 140, 142, 148-150, 156, 161, 165, 167, 178, 182, 184-185, 192, 195-197, 199, 204-205, 209, 212-215, 218-220, 223, 230-233, 236, 239-241, 248, 251, 262, 268, 274, 277, 281-282, 285, 288-294, 301, 303
Mouvement ………. P. 25, 29, 43, 51, 93-94, 100, 102, 112, 123, 129, 138, 139-141, 143-144, 150, 162-163, 168, 171-172, 177, 183, 186, 188, 197, 206, 210, 236, 239, 246, 248, 254-256, 263, 267, 273-275, 278, 295-297
Murailles sonores ………. P. 28-29, 45
Mythe, mythologie ………. P. 2, 4-5, 9-10, 59, 64, 68, 104, 112, 127, 129, 133, 151, 154, 164, 179, 206-220, 233-234, 236-238, 244-245, 249-250, 268, 300-301, 304
Narcissique, narcissisme ………. P. 21, 26, 29-30, 44, 195-197
Négatif, négativité, négation ………. P. 2, 7, 19-22, 26, 31, 35, 43, 45, 50, 63, 68, 72-74, 82-83, 85-101, 103, 113, 117, 137-138, 161, 166, 169, 176, 178, 190-192, 197, 199, 201, 228, 233, 242, 244, 248, 250, 272-274, 283-285, 287-288, 290, 292-293, 303
Névrose, névrotique ………. P. 17, 28, 34, 54, 59, 194, 228
Norme, normal ………. P. 7, 9, 17, 19, 22, 29, 30, 33-34, 37-38, 43, 51-54, 56, 70, 72, 78, 82, 93, 97-98, 130-131, 133, 135, 176-177, 196, 198, 203, 222, 228, 231, 247-249, 266-267, 295, 303-305
Nourriture ………. P. 32, 35, 41-46, 49-50, 60, 132-133, 166, 172, 201, 203, 209, 211-212, 220, 227, 229, 254
Opposition ………. P. 4, 7-8, 12, 15-16, 19, 22, 24, 26, 30, 38, 41, 44, 69, 71-72, 74, 79, 87, 90, 92, 94-95, 100-104, 116, 122, 125, 127-129, 137, 141-143, 149-150, 152-153, 157-158, 165, 167, 172-173, 175-176, 178-179, 181-183, 185-191, 204, 206, 209-211, 213-216, 224, 235, 243-244, 247, 250, 264, 275-277, 284, 286-287, 291, 297, 299, 303
Oral, oralité ………. P. 30, 41-42, 48-49, 56, 80, 102, 105, 129, 201, 205
Oreille ………. P. 56, 78, 115, 126, 143, 145
Origine ………. P. 8, 9, 12, 14, 19, 22, 24, 27-29, 33, 47-48, 50, 54, 57-61, 70, 73, 78, 84, 90, 92-95, 103-104, 106-107, 109-110, 114-115, 118-119, 122, 126, 131-132, 137, 140-141, 146, 150, 152, 154-155, 158, 162, 165, 168, 170, 173, 179, 184, 186-187, 192, 194-202, 204-208, 211-213, 218, 220, 225, 234, 238-239, 243-244, 260, 272-273, 283, 286, 288-290, 292-293, 298, 304
Paradoxe, paradoxal ………. P. 5, 11, 22, 24, 29, 32, 38, 51, 52-54, 56, 64, 66-67, 70, 77
Parole ………. P. 7, 9-12, 15, 22, 24, 26-33, 36, 38, 45-46, 53-54, 56, 58, 60, 62, 65, 70, 78-79, 87, 89, 100, 102, 110, 114, 116-117, 127, 139, 141, 146-147, 151, 154, 164, 170-171, 185-186, 195, 200-201, 205, 210, 220-224, 226-228, 236, 241-243, 247, 258, 284, 301
Passivité ………. P. 19, 38, 41, 93-94, 174, 188, 196, 215-216, 251, 273, 279
Pensée, penser ………. P. 19-21, 25, 40, 44, 46, 50, 57, 69, 75, 84, 86, 97, 99, 109, 111, 113, 131, 138, 143, 146, 148, 151, 153, 167, 170, 176, 179, 183, 187, 195-196, 198-199, 201, 203-205, 210, 228, 230, 241, 248, 257, 269, 273, 296, 303
Perte ………. P. 26, 33, 35, 37, 40, 42, 47, 90, 111, 219
Peur ………. P. 28, 33, 37, 43, 46, 48, 51, 55, 64-65, 79, 91, 146, 196, 202, 215, 217, 225-226, 235, 289, 299
Philosophie ………. P. 5, 167, 178-191, 198, 204, 216, 304
Plaisir, déplaisir ………. P. 4, 15-16, 19, 24-26, 29-31, 44-45, 52, 57-60, 68-69, 75-76, 81, 89, 93, 116, 130-131, 135, 143-144, 146, 150, 155, 162, 169, 172, 176, 187-189, 192-195, 197, 199, 202, 205, 216-217, 232, 236, 241-242, 245, 249, 251, 258, 262, 265-266, 301, 305
Plasticité ………. P. 2, 70, 73, 78, 206-207, 241, 304
Poésie ………. P. 2, 4-6, 19, 29, 34, 104, 109, 113-114, 118, 125-127, 134-139, 144-147, 149-150, 152-153, 165, 195, 220, 230, 235-303
Poète ………. P. 4, 6, 17, 20-21, 34, 52, 98, 105, 110, 113, 122, 128, 136, 139, 144-145, 153, 158, 165, 184, 192, 251, 261, 264, 275, 290, 301
Polarité ………. P. 19, 88, 175, 182, 188-189, 192, 234
Pôle ………. P. 4, 8, 31, 34-35, 43, 51, 72, 74, 79, 80, 96, 102-103, 105, 149, 156-157, 173-174, 177, 182-183, 191-192, 207, 214, 223, 231, 233
Possible, possibilité ………. P. 12-13, 16, 20, 23-25, 27, 30, 40-42, 51, 55, 61, 82-84, 88, 90-91, 93, 95-96, 98, 102-103, 108, 115-116, 119, 128, 136, 146, 151-152, 154, 157, 163, 168-169, 171-173, 175-176, 178-179, 186, 188, 190, 195, 201, 207, 220, 223, 227, 233, 236, 242, 249, 295, 304
Préconscient ………. P. 17, 22, 30-31, 57, 60, 194, 266, 296-297, 301
Privation ………. P. 32, 41, 43, 45, 49, 95, 220
Projection ………. P. 25, 31, 58-59, 63-64, 82-84, 86, 90, 118, 122-123, 126, 136, 150, 153, 164, 174, 188, 193-194, 196, 206, 216-217, 239, 284, 287
Psychisme ………. P. 5, 9, 15, 19-21, 27, 30, 33-34, 46, 48, 52, 54, 57, 69-70, 93, 104, 114, 119, 123-124, 127, 153, 177, 182, 188, 195-196, 200, 206, 208, 210, 214, 217, 220, 232-234, 237, 243, 249-250, 303-304
Psychose, psychotique ………. P. 20, 22-23, 28, 34, 39, 44, 51, 56, 117-119, 137-138, 176, 201, 204
Pulsion ………. P. 16-17, 19-20, 22, 26, 29, 31, 46, 53, 57-58, 69, 103, 116, 124, 129-130, 133, 135, 137-138, 140, 142-143, 149-150, 154, 161, 167, 169, 178, 182, 185, 189-190, 192, 195, 197, 201, 205, 218-220, 232-233, 237, 239, 241, 245, 248, 268, 303
Raisonnement ………. P. 11, 13, 18, 156, 174, 177, 179, 181, 187, 191, 194, 200, 204-205, 242, 250, 304
Réalité ………. P. 16, 20-22, 24-27, 30-31, 33, 35-36, 38, 40-41, 44-46, 48-51, 58-59, 61-62, 64-65, 67-68, 76, 82-83, 85, 90, 96, 123-124, 129, 154, 156, 162-163, 175, 181, 189, 192-197, 199, 205-206, 209, 214, 216-217, 219, 242, 246, 256, 258, 260, 264, 274, 277, 291
Recherche ………. P. 18, 21, 23-26, 31, 34, 42-43, 59, 63-64, 69, 85, 87, 89, 94, 105, 107, 109, 111, 119, 131-132, 135, 139, 143-144, 149, 160-161, 163, 168-169, 184, 186, 189, 192, 195, 199-200, 204-205, 208-209, 217, 224-227, 234, 238, 240, 245, 248, 253, 255, 257-259, 264, 266, 268-269, 278, 284, 302
Refoulement ………. P. 12, 19, 22, 34, 51, 87, 117, 154, 169, 189, 194, 201, 217, 239-240, 249
Regard ………. P. 12, 19, 22, 34, 51, 87, 117, 154, 169, 189, 194, 201, 217, 239-240, 249
Régulateur ………. P. 25, 34, 266
Rejet ………. P. 9, 21-23, 33-34, 38, 41-42, 50-51, 53, 55, 62, 74, 81-82, 84, 86, 89, 94-98, 109, 119, 133, 151, 164, 168, 194, 216-217, 221, 224, 226, 228, 239-244, 247, 254, 264, 272, 287, 305
Renversement ………. P. 13, 17-20, 26, 30-31, 72, 76, 154, 174, 177, 179, 189, 198, 225
Représenter, représentation ………. P. 6-9, 17-19, 21-22, 25-26, 30-31, 36, 38, 44, 46, 52, 55, 58, 60, 66, 73, 81-82, 85, 91, 94-97, 101, 108, 114, 117-119, 124-125, 127, 129, 131-135, 137-138, 154-156, 160, 162, 165-173, 175-177, 179, 183, 191-192, 195-196, 198, 202, 204, 207-208, 215-218, 223, 228-229, 233-234, 236-242, 245-246, 249, 251, 257, 259, 265, 267, 271-272, 275-276, 285, 295-296
Ressemblance ………. P. 19, 30, 126, 136, 143-144, 157, 171, 173, 181, 197, 214, 297
Retournement ………. P. 19, 175, 182, 230
Rêve ………. P. 7-10, 13, 17-21, 26, 30, 34-35, 40, 49-50, 60, 62, 68, 83, 86, 89-90, 92, 110, 118, 127, 130-132, 142, 151, 154, 159, 169, 175, 177, 179, 181, 183, 190-191, 213, 234-235, 237-239, 241-242, 247, 254, 257, 264, 270, 277-278, 281, 289, 291-293, 300-301, 303
Ruse ………. P. 31, 66, 113, 191, 200, 202-203, 210, 215, 222
Sadisme, sadique ………. P. 28, 41, 62, 68
Schizophrène, schizophrénie, schizoïd(i)e ………. P. 2, 5-7, 15, 17-18, 20, 22, 27-28, 32-55, 70, 82, 86, 98, 116, 118-119, 126, 136, 151-152, 222, 228, 239, 242, 251, 303
Sens ………. P. 4, 7-14, 16, 19, 28-29, 33, 45, 61-62, 70-81, 85-86, 89-90, 92-95, 100, 102, 105, 108, 106, 109-111, 113-121, 126-128, 130, 133-142, 145, 147, 150, 152-160, 162-164, 168, 173-174, 181-182, 186-187, 191-195, 199, 213, 219, 221-222, 224-226, 231, 234-237, 243, 249-250, 258, 267, 275, 284, 288, 293, 303-304
Sensibilité, sensible, hypersensible ………. P. 17, 34-35, 41-43, 60, 107-109, 131-132, 134, 174-176, 182, 186, 198, 244-246, 254, 258, 295
Sentiment ………. P. 7, 15, 32, 35, 40, 42-43, 47-55, 59, 88, 110, 126, 177, 181, 193-194, 196, 198, 213, 220, 236-237, 241, 253, 258, 284
Séparation ………. P. 2, 4, 19, 22-32, 34, 41, 43, 47, 51, 73, 79-81, 88, 92, 94-95-98, 101, 104, 116, 119-121, 123-124, 126, 129, 132, 135, 137-138, 142, 144-146, 149-150, 156-157, 161, 163, 165, 170, 174, 179-180, 184, 191, 201, 205, 2013-214, 220, 234, 236, 240, 244-245, 247, 254, 262, 270, 272-274, 276, 278-279, 294-295, 303-304
Signe ………. P. 13, 34, 38, 62, 67, 79-80, 85, 93-94, 99, 105-107, 109-114, 116-117, 119, 125, 131, 133-136, 138, 156, 168, 195, 197, 207, 234, 237-238, 241-242, 246, 288, 303-304
Signifiant ………. P. 8, 10-11, 14, 18, 20, 26, 29, 38, 53, 74-75, 99, 105-106, 108-121, 123, 125-127, 132-137, 151, 154, 161, 176, 201, 234, 237, 240, 267, 287, 299
Signifié ………. P. 11-12, 14, 18, 20, 26, 38, 72, 75, 79, 99, 105-106, 110, 112-119, 127, 132, 134-135, 159, 234, 237, 253, 267
Signifie, signification ………. P. 7-10, 12-13, 18, 21-22, 26, 32, 48, 51, 60, 64, 71-77, 79, 81-82, 85, 94-95, 99, 101, 106, 110, 113, 116, 122, 126-127, 133, 149, 153, 156, 158-159, 176, 188, 203, 207, 209-210, 212, 217, 220-221, 223-230, 234-235, 237, 241, 244-245, 255, 258, 283-286, 293, 295, 299, 301
Sonore, sonorité ………. P. 13, 17, 21, 28-30, 45, 53, 102-105, 107-109, 113-114, 120, 122, 124-137, 141-143, 145, 154, 164, 251-252, 259, 261, 262, 266-267, 272, 274, 276, 288-289, 292, 294, 296-298, 301
Subjectif, subjectivité ………. P. 29-31, 57-58, 65, 78-79, 82, 91, 92, 101, 105, 110, 114, 138, 141, 160-161, 174, 187, 202, 246
Sublimation ………. P. 2, 5, 15, 19, 57, 59, 67, 69-71, 123-124, 154, 189, 201, 205, 207-208, 216, 219, 228, 236, 245, 290, 301
Substitut ………. P. 9, 23, 26, 28-29, 48, 80, 90, 96, 119-120, 137-138, 144, 150, 169, 203-204, 236, 240, 283
Surdéterminé, surdétermination ………. P. 17-19, 159, 175, 239, 251
Surmoi ………. P. 19, 26-27, 30-31, 36, 48, 60, 62, 93, 201, 217-218, 242, 246, 266, 304
Symbole, symbolis(m)e ………. P. 4-6, 17, 19, 21-22, 44-46, 51, 57, 60, 64, 90, 94, 97, 102-103, 105-106, 109, 113-114, 117, 119, 123, 127-128, 130-131, 133-135, 137-138, 144, 150-151, 154, 159-160, 168, 170, 172, 175-177, 179, 200-201, 206-209, 212, 214-219, 221, 224, 226, 228, 230, 233-251, 257, 264, 283-285, 291-293, 295-297, 301-304
Syntonie ………. P. 33, 41, 222
Transfert, contre-transfert ………. P. 18, 22, 24, 35, 45, 50, 57, 159, 198, 200
Transition, transitionnel ………. P. 27-29, 40, 108, 133
Transpose, transposition ………. P. 18-19, 59, 147, 172
Union, réunion ………. P. 19, 27, 29, 48, 73, 79-80, 135, 156, 206-208, 210, 213, 215-216, 218, 234, 266, 284, 287, 289, 295-296, 298, 300-301
Verbe, verbal ………. P. 4, 9, 12, 13-14, 17, 21, 24, 28-29, 36-37, 44-46, 52-53, 57-58, 60, 62,70, 72-77, 80-84, 90-92, 96, 98, 106-108, 110-111, 113, 119, 122-123-125, 127, 135-136, 138, 141-143, 146, 149, 152-153, 160-161, 163, 166, 170-171, 177, 181, 193, 195, 199, 205, 210, 225, 227, 228, 234, 248-256, 258-260, 262-263, 265, 272-273, 275, 279, 284, 287-297, 299-301, 303
Vie ………. P. 4, 16, 23, 27, 34-35, 39, 42, 46, 49, 57, 59-65, 67, 69, 73, 89-90, 97, 101, 103, 107, 115, 119, 121, 129-130, 133, 136, 138, 140, 142-143, 149-150, 161, 163, 165, 167, 171, 178, 180, 182, 185, 188, 191-197, 205-206, 210, 213-215, 218-220, 223, 226-227, 229, 232-233, 235-236, 239-241, 243, 283, 290-292, 294, 297, 301-303
Vigilance ………. P. 51, 54, 63, 293-294, 296
Violence ………. P. 28, 68-69, 85, 120, 185, 190, 201, 219-220, 227, 300
Vital, vitalité ………. P. 15, 23-25, 33, 35-36, 42, 51, 55, 57-60, 63-64, 65, 70, 73, 101, 113, 118, 150, 153, 163, 189, 208, 232, 236, 285, 291, 301
Yeux ………. P. 29, 47, 57, 65, 72, 108, 158, 160, 162-163, 181, 196, 210, 215-218, 239, 264, 280-281, 286-287, 291, 301


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-Minkowski Eugène, La Schizophrénie (1927 1ère éd. Payot ; 2002, Ed. Payot & Rivages, Paris, 286 p.)

-Minkowski Eugène, Ecrits cliniques (2002, Ed. érès, Ramonville Saint-Agne, 271 p)

-Molina Jesus Vasquez, « La négation des comparatives » (2006, Langages 162, Ed. Colin, Paris, p. 46-60)

-Monneret Philippe, Le Sens du signifiant (2003, Ed. Honoré Champion, Paris, 261p)

-Montaigne, Essais (1595 ; 1973, Ed. Gallimard, Paris, 501 p.)

-Mouton Jean, Le style de Proust (1968, A. G. Nizet, Paris, 254p.)

-Muni Toke Valélia, La grammaire nationale selon Damourette et Pichon : l’invention du locuteur (2007, thèse sous la direction de Michel Arrivé, 344 p.)

-M’Uzan (de) Michel : conférence du 7 mars 2009 « Les psychopathologies identitaires » (ParisX-Nanterre)

-Nietzsche Friedrich, Le Gai savoir (1882 ; 1989, Ed. Gallimard, Paris, traduit par Pierre Klossowski, 384 p.)

-Nodier Charles, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises (2008, Edition établie, présentée et annotée par Jean-François Jeandillou, Librairie Droz, Genève-Paris, 316 p.)

-Normand Claudine, Métaphore et concept (1976, Ed. complexe, Bruxelles, 162 p.)

-Pankow Gisela, L’être-là du schizophrène (1981, Ed. Aubier Montaigne, Paris, 240 p)

-Pascal, Pensées (1670 ; 2003, Pocket Agora, Paris, 592 p.)

-Peterfalvi J. M., Recherches expérimentales sur le symbolisme phonétique (1970, CNRS Paris)

-Pichon Edouard et Damourette Jacques, Des Mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française (1930, t.I & 1943, t. VI, d’Artrey)

-Pichon Edouard, « Observations sur le travail de M. Vélikovsky » (1938 in Revue française de psychanalyse, tome X, n°1, 74-75)

-Platon, Cratyle (~385 av. J-C; 1999, Flammarion, Paris, traduit par Chantal Marboeuf et J.-F. Pradeau, 317 p.)

-Platon, Le Banquet (environ 375 av. J-C ; 2001, Flammarion, Paris, traduit par Luc Brisson, 268 p.)

-Puech Christian, Linguistique et partages disciplinaires à la charnière des XIXème et XXème siècle : Victor Henry (1850-1907) (2001, Ed. Puech, Paris, 410 p.)

-Racamier Paul-Claude, Les Schizophrènes (1980, Ed. Payot, Paris, 209 p.)

-Reichler Claude, La Diabolie (1979, Ed. de Minuit, Paris, 226 p.)

-Revol Lise, « Sphinx/Sphinge » in Dictionnaire des mythes féminins (2002, Ed. du Rocher, Paris, sous la direction de Pierre Brunel, 2124 p.)

-Rey Alain, Dictionnaire historique de la langue française (2006, Paris, Dictionnaires Le Robert, t.1, 1382 p ; 1ère éd.1992)

-Ricoeur Paul, Le Conflit des interprétations (1969, Ed. du Seuil, Paris, 512 p.)

-Ricoeur Paul, La Métaphore vive (1975 ; 1997, Ed. du Seuil, Paris, 411 p.)

-Ricoeur Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000, Ed. du Seuil, Paris, 682 p.)

-Robert Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (1976, Société du Nouveau Littré Le Robert, Paris, 7 tomes)

-Roheim Geza, Magie et schizophrénie (1ère éd. 1969, 2ème éd 1986, éditions anthropos, 322 p; trad. de l’américain par Eddy Treves ; pour les deux textes inédits « L’argent sacré en Mélanésie » et « Psychisme en société », trad. du hongrois par Georges Kassai)

-Roheim Geza, Origine et fonction de la culture (1943 ; 1972, Ed. Gallimard, Paris, traduction de Roger Dadoun, 178 p.)

-Roheim Geza, Psychanalyse et anthropologie (1950 1ère édition Psychoanalysis and Anthropology, International Universities Press, New York ; 1967 Ed. Gallimard, Paris, traduit de l’anglais par Marie Moscovici, 602p.)

-Saussure (de) Ferdinand, Cours de linguistique générale (1ère éd. 1916 ; éd. de 1971, Ed. Payot, Paris, 334 p.)

-Schneider Michel, Voleurs de mots (1985, Ed. Gallimard, Paris, 392p)

-Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1844 ; 2004 Ed. PUF, Paris, traduit par Auguste Burdeau, 1434 p.)

-Searles Harold-F, L’Effort pour rendre l’autre fou (1965 ; 1977, Ed. Gallimard, Paris, trad. par Brigitte Bost, 439 p.)

-Segal Hanna, Notes sur la formation du symbole (1957 ; trad. française 1970, in Revue française de psychanalyse n° XXXIV n°4, PUF, Paris)

-Segal Hanna, Mélanie Klein : développement d’une pensée (1979, titre original : Klein ; 1982, Ed. PUF, Paris, trad. de l’anglais par Jacques Goldberg et Geneviève Petit, 174 p.)

-Spitz René Arpad, article in The Psychoanalystic Study of the Child (1945, revue fondée par Anna Freud)

-Spitz René A., Le Non et le Oui. La Genèse de la Communication humaine (1ère éd. 1957 No and Yes , New York, International Universities Press ; 1962, PUF, Paris, 132 p.)

-Starobinski Jean, Les Mots sous les mots (1971, Ed. Gallimard, Paris, 167 p.)

-Steiner George, Maîtres et disciples (2003, Ed. Gallimard, Paris, trad. P-E. Dauzat, 206p ; 2003, titre original « Lessons of the masters », Harvard University Press)

-Tadié Jean-Yves, Marcel Proust (1996, Ed. Gallimard, Paris, 958 p.)

-Todorov Tzvetan, Théories du symbole (1997, Ed. du Seuil, Paris, 378p)

-Toussaint Maurice, Contre l’arbitraire du signe (1983, Ed. Didier Erudition, Paris, vol. 13, 144 p.)

-Tousseul Sylvain, « L’Unité des Sciences, entre logiques, intuitions et idéologies » (2007, in Cahiers n°8 La Transversalité en actes de l’Ecole doctorale « Connaissance, langage, modélisation », Université Nanterre-ParisX, p. 13-21)

-Valabrega Jean-Paul, Les Mythes, conteurs de l’inconscient (1967, Ed. du Seuil, Paris ; 2001, Ed. Payot & Rivages , Paris, 186 p.)

-Vasquez-Molina Jesus, « La négation des comparatives » (2006, Langages 162, Ed. Colin, Paris, p. 46-60)

-Vernant Jean-Pierre, L’univers Les dieux Les hommes (1999, Ed. du Seuil, Paris, 250 p.)

-Voltaire, Lettres philosophiques (1734 ; 1986, Ed. Gallimard, Paris, 280 p.)

- Wallon Henri, De l’acte à la pensée (1942 ; 1970 Ed. Flammarion, Paris, 202 p.)

-Winnicott Donald W., « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1951 ; 1969 in De la pédiatrie à la psychanalyse, pp. 109-125, Payot, Paris)

-Winnicott D.W., La Nature humaine (1988 ; 1990 pour la trad. française, traduit de l’anglais par Bruno Weil, Ed. Gallimard, Paris, 221p. ; rédigé en 1954)

-Winnicott D. W., Jeu et réalité (1971 ; 1975, Ed. Gallimard, Paris, pour la trad. française, traduit par Claude Monod et J-B Pontalis, 216 p.)

Corpus

-le pentamètre ïambique « Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee » du cantique de Sarah F. Adams

-Ancien Testament interlinéaire (2007, Société biblique française, Villiers-le-Bel, 2780 p.)

-Evangiles apocryphes chrétiens (1997, Ed. Gallimard, Paris, La Pléïade, t. I, 1784 p.)

-La Sainte Bible (1978 ; 1980, Ed. Alliance biblique universelle, Paris, trad. Société biblique française, Ancien Testament 946 p., Nouveau Testament 292 p.)

-La Bible de Jérusalem, (1973 sous la direction de l’Ecole Biblique de Jérusalem, Ed. du Cerf, Paris, 1844 p.)

-Le Coran, sourate XVIII (1970, Ed. Garnier-Flammarion, Paris, trad. Kasimirski, p. 229-237)

-Apollinaire, « Mai » in Alcools (1913 ; 1970, Ed. Gallimard, Paris, 190 p.)

-Aragon Louis, « Les yeux d’Elsa » in Les Yeux d’Elsa (1942, Cahiers du Rhône, Neuchâtel ; 1945 et 1962 Seghers ; 2007, p. 759 Œuvres poétiques complètes, Ed. Gallimard, La Pléïade, Paris, 1639 p.)

-Arrivé Michel, Les Remembrances du vieillard idiot (1977, Ed. Flammarion, Paris, 154 p.)

-Arrivé Michel, L’Ephémère ou La Mort comme elle va (1989, Ed. Librairie des Méridiens Klinscksieck et Cie, Paris, 190 p)

-Arrivé Michel, Une très vieille petite fille (2006.b, Ed. Champ Vallon, Seyssel, 250 p.)

-Arrivé Michel, La Walkyrie et le Professeur (2007.b, Ed. Champ Vallon, Seyssel, 188 p.)

-Balzac (Honoré de), Le Père Goriot (1ère édition 1835 ; 1971, Ed. Gallimard, Paris, 464 p.)

-Barbey d’Aurevilly Jules, L’Ensorcelée (1852 ; 1964, Ed. Gallimard, Paris, Œuvres complètes, tome I, 1478 p.)

-Baricco Alessandro, Océan mer (1993, RCS Rizzoli Libri S.p.A., Milan, titre original Oceano Mare ; 1998 Ed. Albin Michel pour la traduction française ; 2003 Ed. Gallimard, Paris, trad. de l’italien par Françoise Brun, 288 p.)

-Baudelaire Charles, Les Fleurs du Mal (1857 ; 1861 ; 1999, Ed. Gallimard, Paris, 343 p.)

-Baudelaire Charles, Salon de 1859 (1859 ; 2006, Ed. Champion, Paris, 899 p.)

-Baudelaire Charles, Le spleen de Paris (1862 ; 1973, Ed. Gallimard, Paris, 255 p.)

-Baudelaire Charles, Fusées. Mon cœur mis à nu (1919 ; 1986, Ed. Gallimard, Paris, 738 p.)

-Beck Béatrix, Léon Morin, prêtre (1972, Ed. Gallimard, Paris, 215 p.)

-Borges Jorge Luis, Le Livre de sable (1975 1ère éd. « El Libro de arena » Emecé Editores, S. A., Buenos Aires ; 1978 pour la traduction française, Ed. Gallimard, Paris, 152 p. ; traduit de l’espagnol par Françoise Rosset)

-Calvino Italo, Si par une nuit d'hiver un voyageur (1979, Ed. Einaudi, titre original italien : Se una notte d'inverno un viaggiatore ; 2006, Ed. du Seuil, Paris, traduit par Danièle Sallenave et François Wahl, 287 p)

-Calvino Italo, Collection de sable (1984 Collezione di sabbia; 1986, Ed. du Seuil, Paris, trad. J-P Manganaro, 158 p.)

-Caroll Lewis, Alice au pays des merveilles (1865 ; 1961 pour la traduction française, Ed. Jean-Jacques Pauvert, Paris ; 1990 et 1994, Ed. Gallimard, Paris, traduction de Jacques Papy, présentation de Jean Gattégno, 374 p., p. 37-177)

-Caroll Lewis, Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir (1872 ; 1961 pour la traduction française, Jean-Jacques Pauvert, Paris ; 1990 et 1994, Gallimard, Paris, traduction de Jacques Papy, présentation de Jean Gattégno, 374 p., p. 179-345)

-Caroll Lewis, « The Hunting of the Snark » (1876 ; « La Chasse au Snark », cité par Roheim, 1969, p. 247)

-Char René, Fureur et mystère (1962, Ed. Gallimard, Paris, 216p ; 1ère éd. Seuls demeurent 1945, Feuillets d’Hypnos 1946, Le Poème pulvérisé 1947)

-Chateaubriand (de) René, Mémoires d’Outre-Tombe (1848 ; 1947, Ed. Gallimard, Paris, t. I, 1231 p.)

-Colette Sidonie Gabrielle, Les Vrilles de la vigne (1908 ; 2004, Ed. Fayard, Paris, 173 p.)

-Colette Sidonie Gabrielle, La Maison de Claudine (1922 ; 1978, Ed. Garnier-Flammarion, Paris, 158 p.)

-Corneille Pierre, Le Cid (première représentation 1636 ; p. 215-241 in Œuvres complètes, 1963, Ed. du Seuil, 1130 p.)

-Diderot Denis, Lettre sur les aveugles (1749 ; 2000, Ed. Flammarion, Paris, 272 p.)

-Flaubert Gustave, Madame Bovary (1857 ; 2001, Ed. Flammarion, Paris, 513 p.)

-Gracq Julien, « Moïse » in « La Terre habitable » (in Liberté grande, Ed. Gallimard, Paris, La Pléïade, t. I, p. 309)

-Hoffmann Ernst Theodor Amadeus, L’Homme au sable (2005, Ed. Flammarion, Paris, traduction de A. Loève-Veimars, 98 p.)

-Hugo Victor, « Booz endormi » in La Légende des Siècles (1ère édition 1859, Bruxelles ; 2000, Ed. Librairie générale française, Paris, 576 p., présenté et annoté par Claude Millet ; 1ère édition 1859, Bruxelles)

-Leiris Michel, A Cor et à cri (1988, Ed. Gallimard, Paris, 194 p.)

-Leiris Michel, Langage tangage (1985, Ed. Gallimard, Paris, 192 p.)

-Leiris Michel, Frêle bruit (1992, Ed. Gallimard, Paris, 399 p)

-Mallarmé Stéphane, Poésies (1862-1870 ; 1992, Ed. Gallimard, Paris, 298 p.)

-Mallarmé Stéphane, Poésies (1870-1898 ; 1992, Ed. Gallimard, Paris, 298 p.)

-Martinson Harry, Même les orties fleurissent (1935, Albert Bonniers AB, Stockholm ; 1978 Stock, 1ère édition française ; 2001, Marginales Editeur, Forcalquier, coédition Agone, Marseille, traduit du suédois par C. G. Bjurström & Jean Queval, 312 p.)

-Maulpoix Jean-Michel, Une histoire de bleu (1992, Ed. Mercure de France, Paris, 114 p.)

-Meschonnic Henri, Les cinq Rouleaux (1970 ; 1986, Ed. Gallimard, Paris, 242 p.)

-Montesquieu, De l’Esprit des lois (1748 ; 1995, Ed. Larousse, Paris, 304 p.)

-Moravia Alberto, Le Roi est nu (1979, Ed. Stock, Paris, 212 p.)

-Platon, Le Banquet (environ 375 av. J-C ; 2001, Ed. Flammarion, Paris, traduit par Luc Brisson, 268 p.)

-Ponge Francis, Le Parti-pris des choses (1942 ; 1967, Ed. Flammarion, Paris, 217 p.)

-Proust Marcel, A la Recherche du temps perdu (1954 ; 1968 t.I Du côté de chez Swann, Ed. Gallimard, Paris, 408 p. : p. 162-163 ; t.II A l’Ombre des jeunes filles en fleurs 529 p : p. 253-255)

-Proust Marcel, Sodome et Gomorrhe (1989, Ed. Gallimard Folioclassique, Paris, 650 p.)

-Racine Jean , Phèdre (1677 ; 1999, Ed. PUF, Paris, 128 p.)

-Rilke Rainer Maria, Les Carnets de Malte Laurids Brigge (1910 ; 1991, Ed. Gallimard, Paris, traduction de Claude David, 290 p.)

-Rimbaud Arthur, Les Illuminations (1886 ; 2002, Ed. Seghers, Paris, 197 p.)

-Rimbaud Arthur, Poésies (1871 ; 1973, Ed. Flammarion, Paris, 342 p.)

-Rimbaud Arthur, Une Saison en enfer (1873 ; 1973, Ed. Flammarion, Paris, 342 p.)

-Rouaud Jean, L’Invention de l’auteur (2004, Ed. Gallimard, Paris, 354 p.)

-Rousseau Jean-Jacques, Les Confessions (1782 ; 1995, Ed. Gallimard, Paris, 858 p.)

-Sophocle, Œdipe Roi (1998, Ed. Belles Lettres, Paris, 115 p.)

-Verlaine Paul, Jadis et naguère (1884 ; 2003, Ed. Gallimard, Paris, 351 p.)

-Voltaire, Zadig, in Romans et contes (1748 ; 1972, Ed. Gallimard, Paris, 606 p.)

-Voltaire, Micromégas in Romans et contes (1752 ; 1972, Ed. Gallimard, Paris, 606 p., chapitre VII)

-Voltaire, Candide (1759 ; 1991, Ed. Larousse, Paris, 239 p.)

-Wolfson Louis, Le Schizo et les langues (1970, Ed. Gallimard, Paris, 273 p.)

-Yourcenar Marguerite, Archives du Nord (1977, Ed. Gallimard, Paris, 378 p.)

-Roman de Renart (fin du XIIème siècle ; 1998, Ed. Gallimard, Paris, La Pléïade, 1515 p.)

Table des matièresRésumép. 2Remerciementsp. 3Hypothèse de travailp. 4Plan succinctp. 5Introduction p. 6Définition des mots du titrep. 7Une intuition géniale de Freudp. 7Freud et Abelp. 7Lacan et Benvenistep. 9Réaction de Michel Arrivép. 10Réaction de Jean-Claude Milnerp. 11Théorie de Nicolas Abrahamp. 11Propos de Victor Henryp. 12Avis de Marcos Lopesp. 13L'hébreu ancienp. 13Conclusionp. 14I L'ambivalence fondatrice de l'Inconscientp. 151) les psychanalystesp. 15a) Freudp. 15b) Hermann p. 23c) Lacanp. 24d) Winnicottp. 27e) Gorip. 28f) Anzieup. 30Conclusionp. 312) les schizophrènesp. 32a) la schizophréniep. 32b) la frustration oralep. 41c) le comportement linguistiquep. 44Conclusionp. 553) la sublimationp. 57a) le besoin vital d'expressionp. 58b) le mode ambivalent p. 64Conclusionp. 69Conclusionp. 70II Enantiosémie généraliséep. 711) languep. 71a) lexiquep. 71Conclusionp. 78b) syntaxe-sémantiquep. 79b1 génitif objectif et subjectifp. 79b2 conjonctions de coordinationsp. 79b3 prépositionsp. 80b4 temps verbauxp. 82b5 manœuvres stylistiquesp. 84b6 la négationp. 85Conclusionp. 101c) phonologie et prosodiep. 102c1 phonologiep. 102c2 symbolisme phonétiquep. 105c2A motivation du signep. 106c2B interprétation psychanalytiquep. 114c2C communicationp. 128Conclusionp. 137c3 rythmep. 138c3A définition et interdisciplinaritép. 139c3B Meschonnic et le rythme bibliquep. 140c3C Mouton et le rythme proustienp. 142c3D Fónagy, Abraham et Baudelairep. 143Conclusionp. 149d) quelques figures de stylep. 151Conclusionp. 1652) penséep. 167a) l'apprentissage de la penséep. 167Spitzp. 167Wallonp. 169Piagetp. 174Gibellop. 175Conclusionp. 177b) le domaine philosophiquep. 178b1 philosophie grecque antiquep. 178Thalès de Miletp. 178Pythagorep. 180Héraclitep. 180Parménidep. 183Socratep. 184Empédocle d'Agrigentep. 184Platonp. 185b2 philosophie européennep. 186Montaignep. 186Pascalp. 187Lockep. 187Diderotp. 187Condillacp. 187Kantp. 188Fichtep. 188Schellingp. 189Hegelp. 189Schopenhauerp. 189Nietzschep. 189Adornop. 190Blanchép. 190Conclusionp. 191c) points de vue psychanalytiquesp. 191Freudp. 191Ferenczip. 192Hermannp. 195Lacanp. 199Haddadp. 200Marcellip. 202Laviep. 203Conclusionp. 2043) l'imaginairep. 206a) la mythologiep. 206a1 le personnage mythologiquep. 206a2 parallélismes et inversionsp. 211a3 l'ambivalence des élémentsp. 214Conclusionp. 220b) le sacrép. 220b1 paradoxes des textes sacrésp. 221b2 traductions bibliques opposéesp. 224b3 la psychanalyse et le sacrép. 228Conclusionp. 232c) les symbolesp. 234c1 l'ambivalence des symbolesp. 235c2 théories relatives au symbolep. 237c3 les symboles en littératurep. 245Conclusionp. 249Conclusion sur l'énantiosémie généraliséep. 250III Poésiep. 2511) Proust et le soleil sur la merp. 2522) Proust et les carafes de la Vivonnep. 2693) Victor Hugo : "Booz endormi"p. 279Conclusionp. 302
Conclusion générale
p. 303Index des noms propresp. 306Index des notionsp. 315Bibliographiep. 327Table des matièresp. 349
 in « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », 1915 ; in Essais de psychanalyse (2001, p. 19)
 in « Le moi et le ça », 1923 ; in Essais de psychanalyse (2001, p.284)
 in « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », 1915 ; in Essais de psychanalyse (2001, p. 49)
 ibidem p. 50-51
 ibidem p. 52-53
 in « Le moi et le ça », 1923 (in Essais de psychanalyse, 2001 p.286)
 ibidem p. 282
 ibidem p. 286
 in Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen, 1907 ; trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1973.
 Explication succincte : cet « Autre », selon Lacan, est issu du regard (et de l’Inconscient) de la mère qui présente l’enfant devant un miroir, garant d’identité, lieu du symbolique où le père doit fixer les limites de la loi. Par déplacement, ou transfert, chacun se figure un Autre imaginaire sous le regard duquel il tente de s’assurer de son identité : psychanalyste, par exemple. Mais ce peut être aussi le regard de l’être aimé, du public, etc…
 Alain de Botton, 1997, p. 112-133
 cité par Alain de Botton, 1997, p. 122
 présenté par Anzieu (2003, p. 21)
 Freud, cité par Ferenczi, « Transfert et Introjection » in Psychanalyse I (1909 ; 1968 p. 103)
 in Psychanalyse et théorie de la libido (1923, PUF)
 définition de Gilles Gaston Granger à propos de l’épistémologie des sciences humaines, citée par Emile Jalley dans son article « opposition » de l’Encyclopedia Universalis.
 cité par Danon-Boileau, 1987, p. 40
 Ferenczi, 1932, éd. 1985 p. 296 ; Nicolas Abraham et Maria Török, 1978, p. 126
 1943, p. 131-132, cité par Michel Arrivé, 2005 p. 138
 traduction en 1962 de No and Yes, 1957
 in Essais de psychanalyse appliquée p.67, cité par Spitz
 Freud, 1895, Esquisse d’une psychologie scientifique p.336, cité par Spitz
 in Ecrits de Linguistique générale, p. 13, cité par M. Arrivé, 2008 a, p. 176
 article « opposition » in Encyclopedia Universalis
 La définition de Rey est très différente de celle de Jakobson : phonème de transition comme le /z/ de liaison dans « les arbres ».
 CLG 1916, cité par J-F Jeandillou, 1994, p. 9
 Nodier Charles, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises (2008, p. XVI, Edition établie, présentée et annotée par Jean-François Jeandillou, Librairie Droz, Genève-Paris, 316 p.)
 in « L’Etourdit », 1973, cité par M. Arrivé 2008, p. 100

 Michel Imberty, conférence « Musique et communication préverbale » du 09/ 10/ 2008.

 In Le Coq de bruyère (1978, Gallimard), cité par Lucien Israël (1994, p.200)
 légende : GNS= groupe nominal sujet, V= verbe, CCL= complément circonstanciel de lieu, CCM= complément circonstanciel de manière, PP= participe passé, CA= complément d’agent
 « A study in phonetic symbolism », J. exp. Psychol 1929
 Kerbrat-Orecchioni, 1977, p.30
 Pichon, 1930, I p. 15, cité par Valélia Muni Toke, 2007, note 154 p. 114)

 cité par Meschonnic, 2008, p.83
 Proust, RTP, III, 889, cité par Milly, 1991, p. 88-89
 Proust, Cahiers d’ébauches XXVIII, cité par Milly, ibidem p. 89-90
 ibidem
 ibidem
 Francis Gandon, « Louis Havet, sa métrique, sa traductique et sa semi-conjecture : une convergence insolite et même posthume avec le Sausure des anagrammes » in Du côté de chez Saussure, Michel Arrivé, 2008 b, p. 109


 Freud, Introduction à la psychanalyse (1916-1917), cité par Emile Jalley, article « Psychanalyse et concept d’opposition » in Encyclopedia Universalis p. 56 (1995, t. 19, 1008 p.)
 David Rapaport, 1951, « Toward a theory of thinking » in Organization and pathology of thought, New York, Columbia University Press
 Inhelder, 1956, « Die affektive und kognitive Entwicklung des Kindes » in Schweiz. Ztschr. F. Psychol., XV
 Les origines de la pensée de l’enfant, I, 1945, p. 41 et 67, cité par Blanché (1966 ; 1969 p. 15)
 article « opposition » in Encyclopédia Universalis
 fragment rapporté par un philosophe chef de l’école sceptique vers 190, Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 133
 d’après John Wittmann
 cité par Ricoeur, 2000, p. 126
 Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920 ; 2001 in Essais de psychanalyse)
 article de Jalley « opposition » in Encyclopedia Universalis
 Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », in Cinq Psychanalyses, PUF, 1909 ; 1993, 432 p.
 Adler Alfred, Le Tempérament nerveux, 1911 ; 1955 pour la traduction en français ; 1976 Payot, Paris, traduit de l’allemand par le Dr Roussel, 306 p.
 Freud, Totem et tabou, cité par Hermann (1929 ; 1978, p.119)
 Freud, Introduction à la psychanalyse
 Freud, Psychologie des groupes et analyse du moi (1920, cité par Haddad p. 47)
Ferenczi, « Transfert et Introjection » (1909 ; 1968 in Psychanalyse I p. 102)
 cité par Reichler, 1979 p. 132
 ibidem p. 133
 in « La Terre habitable » (in Liberté grande), J. Gracq (La Pléïade, t. I, p. 309)

 Ferenczi, 1912, « La figuration symbolique des principes de plaisir et de réalité dans le mythe d’Œdipe », in Psychanalyse t. I p. 215
46 cité par Ferenczi, op. cit. p. 216
 Ferenczi, 1912, « La figuration symbolique des principes de plaisir et de réalité dans le mythe d’Œdipe » in 1968, Psychanalyse t. I p. 221 & 1913, « Le symbolisme des yeux » in 1970, Psychanalyse t. II p. 66-69
 Ferenczi, « Le symbolisme des yeux », 1913 ; 1970 p. 66-69

 cf. Ancien Testament interlinéaire
 Ferenczi, 1913, « Un petit homme-coq », Psychanalyse t. II, note 1 p. 7

 Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », 1921 ; in Essais de psychanalyse, 2001 p. 163-165
 Filliozat Jean, L’Inde classique, cité par Edelmann (2000, p. 178)
 La Bible 2000 ans de lecture, 2003, p. 48-55
 Evangiles apocryphes chrétiens (1997, Gallimard, La Pléïade, t. I, 1784 p.)
 traduction Meschonnic, « Comme ou les Lamentations » (in Les cinq Rouleaux, 1970 ; 1986 p.110)
 in Lettre recommandée aux professeurs malades de l’enseignement, cité par Edelmann (2000 p. 29)
 Buber, Les contes de Rabbi Nahman, cité par Georges Steiner (2003 p. 159)
 Ferenczi, « Le rôle du « par exemple » dans l’analyse », in « La technique psychanalytique » (1919 ; 1970 p. 335-336)
 Ferenczi, « Névroses du dimanche » (1919 ; 1970 p. 317)
d’après l’article « phénomène fonctionnel » du Vocabulaire de la psychanalyse (1967, Laplanche et Pontalis p. 313-314)
 Silberer, cité dans l’article « anagogique », ibidem p.24-25
 Michel Arrivé, « Qu’en est-il de l’inconscient dans les réflexions de Saussure », in Du côté de chez Saussure, 2008 p. 21
 Michel Arrivé, 2007 p. 83-100
 Ferenczi, « Analyse des comparaisons », 1915 ; 1970 p. 193
 Ferenczi, « Le développement du sens de réalité et ses stades », 1913 ; 1970 p. 59-60
 Ferenczi, « Le symbolisme des yeux », 1913 ; 1970 p. 66-69
 Groddeck, 1933 ; 1991 p. 44
 Ferenczi, « Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité », 1924 ; 1974 p. 267
 Laurent Danon-Boileau, « Opérations énonciatives et processus psychiques », p. 137 à 145 in Antoine Culioli, un homme dans le langage, Colloque de Cerisy, éd. Ophrys, 2006, 378p

 Gilles Dorival, « Modernité des traductions anciennes de la Bible ? » (p19-33) in La Bible 2000 ans de lecture (Desclée de Brouwer, 2003, sous la direction de Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu, 528p.)

 Ferenczi, 1913, « Le développement du sens de réalité et ses stades » ; 1970 p. 60
 parue dans Essais de Linguistique générale, 1963 p. 248

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