Ambivalence et énantiosémie - TEL (thèses
Cette expression de Freud au sujet de l'écoute psychanalytique, ..... ne résiste
pas à l'examen » puis en affirmant qu'on en trouve des exemples « partout ».
Enfin ..... Il développe cette opposition liée au langage selon trois ordres (ibidem
p. ...... ?dipe est donc passé de la puissance surhumaine à la dégénerescence
par ...
part of the document
ie, ainsi que dans les figures de style. Elle est liée à la plasticité de la langue qui peut dire à la fois quelque chose et son inverse. Enfin, elle est au fondement de la pensée et de limaginaire. La poésie la magnifie dans lharmonie des contraires, ce que révèlent quelques analyses textuelles.
Mots-clés : ambivalence, schizophrénie, sublimation, énantiosémie, négation, sonorités, rythme, mythologie, poésie.
Unité daccueil :
Laboratoire MoDyCo (Modèles, Dynamiques, Corpus)
Ecole doctorale 139 « Connaissance, langage, modélisation »
UMR 7114 CNRS & Université Paris X
200 Avenue de la République
92001 Nanterre
Remerciements
Je remercie dabord Michel Arrivé, sans qui je naurais pas entrepris ce travail. Je lui sais gré de sa disponibilité, de ses qualités intellectuelles et humaines, de son talent décrivain et de ses précieux conseils. Cest un bonheur de travailler avec lui.
Je remercie également tous les professeurs dont jai eu la joie de suivre les cours, et plus particulièrement ceux qui mont donné des conseils de méthode et/ou des idées fructueuses : Jean-Jacques Franckel, Jean-François Jeandillou, Sylvain Kahane et Danielle Leeman.
Que soit remercié aussi Jacques Filliolet qui ma initiée à la linguistique et qui ma communiqué son enthousiasme pour cette discipline. Merci infiniment à Huguette Serri, ma formatrice en psycho-pédagogie, qui ma vivement encouragée à poursuivre des études, avec une confiance vivifiante.
Enfin je voue une immense gratitude, pour leur gentillesse et leur disponibilité, à Catherine Perret, directrice de la bibliothèque universitaire de Paris X- Nanterre, et son personnel, ainsi quà la directrice de la bibliothèque de Lettres et Linguistique et son personnel. Ces bibliothèques admirablement fournies sont des lieux de jubilation très nutritifs qui mont été considérablement utiles.
Hypothèse de travail
Lambivalence fondatrice de lInconscient se manifeste dans la langue notamment par lénantiosémie, cest-à-dire la « co-présence de deux sens contraires », selon la définition que donne de ce néologisme Claude Hagège (1985, p. 154), à la suite de Roland Barthes qui définit le terme « énantiosème » comme « un signifiant contradictoire » (« Lesprit de la lettre », 1982 p. 95). Le problème est que lénantiosémie « savance masqué[e] », selon lexpression de Freud à propos de lInconscient. Il est intéressant den étudier les manifestations, car elle est étroitement liée à la créativité verbale.
Par extension, si lon accorde au terme d « énantiosémie » le sens d « alliance des contraires » ou de « va-et-vient entre deux pôles opposés », il devient envisageable de généraliser lénantiosémie à toute la langue : non seulement dans le domaine lexical, mais aussi dans le domaine syntaxique, dans le système phonologique à valeurs oppositives, dans limmense champ du style, dans les connotations symboliques et mythologiques. Lambivalence est à la source du déploiement de la créativité verbale : la pensée naît par contrastes ; limaginaire se fonde sur des universaux dambivalence tels que vie/mort, Eros/Thanatos, permanence/métamorphose, fusion/séparation, etc. Enfin, la créativité poétique utilise à la fois les connotations symboliques et mythologiques ambivalentes, les potentialités opposées du symbolisme phonétique (par exemple, la voyelle aiguë / i / peut suggérer la joie ou la douleur), les parallélismes grammaticaux et rythmiques qui permettent aussi bien les oppositions que les équivalences. La poésie se révèle le domaine par excellence de lénantiosémie, ce qui va de pair avec l « attention flottante » du poète envers son Inconscient ambivalent. Cette expression de Freud au sujet de lécoute psychanalytique, dInconscient à Inconscient, dans une attitude de totale ouverture (1912), convient aussi à la réceptivité poétique et au plaisir esthétique du lecteur.
Plan succinct
I Ambivalence fondatrice de lInconscient.
Les psychanalystes : Freud, Hermann, Lacan et quelques autres
Les schizophrènes à proximité de leur Inconscient : antiphrases et paradoxes
La sublimation : expression du psychisme sur le mode ambivalent
II Enantiosémie généralisée
Langue : lexique, syntaxe et sémantique ; phonologie et prosodie ; figures de style
Pensée : philosophie grecque antique, philosophie européenne des derniers siècles, la pensée vue par la psychanalyse
Imaginaire : mythes, sacré et symboles
III Poésie : lieu privilégié de lambivalence
Proust : lumière marine, in A lombre des Jeunes Filles en Fleurs
Proust : les carafes de la Vivonne, in Du Côté de chez Swann
Hugo : « Booz endormi » in La Légende des Siècles
Après avoir défini les mots du titre et procédé à lhistorique du néologisme « énantiosémie », nous ferons le point sur lambivalence fondatrice de lInconscient en psychanalyse et ses manifestations dans le langage des schizophrènes et dans la créativité littéraire. Puis nous étudierons lénantiosémie dans tous les domaines de la langue (lexique, syntaxe et sémantique ; phonologie et prosodie ; figures de style) et dans la créativité de la pensée et de limaginaire.
Nous nous intéresserons plus particulièrement à la poésie, domaine privilégié de lambivalence : le poète est proche de son Inconscient dans ses périodes de créativité ; ses textes offrent des images symboliques et des figures de style remarquables telles que lellipse, la métaphore, le chiasme et lantithèse qui fonctionnent en miroir de sa psyché. Tous les domaines de la langue convergent dans la représentation de lambivalence en poésie. Enfin, nous proposerons quelques analyses textuelles de poèmes et passages poétiques, lieux de lalliance des contraires.
Définition des mots du titre
Lambivalence, selon la définition de Laplanche et Pontalis, est la « présence simultanée dans la relation à un même objet, de tendances, dattitudes et de sentiments opposés, par excellence lamour et la haine » (1967, p. 19). Le nom ambivalence est emprunté en 1911 à lallemand Ambivalenz, où ambi- représente le latin ambo- « tous les deux ». Il désigne dabord en psychologie et psychiatrie « la coexistence de deux tendances ou composantes contraires ». Puis, par extension dusage, il perd la notion dopposition et désigne plus généralement, à partir de 1936, le « caractère de ce qui se présente sous deux aspects différents, avec une idée dambiguïté ».
Bleuler a forgé en 1910 ce terme quil définit comme l « apparition simultanée de deux sentiments opposés à propos de la même représentation mentale ». Il considère lambivalence dans les trois domaines de la volonté, lintellect et laffectivité. Il fait de lambivalence un symptôme majeur de la schizophrénie, mais reconnaît lexistence dune ambivalence normale. Ce substantif est fondé sur le préfixe ambi- et la racine valere « valoir ».
Freud a emprunté à Bleuler ladjectif « ambivalent » dans Totem et tabou à propos de la prohibition du contact (1912 ; 1976 p. 38-48) et le substantif « ambivalence », notamment dans ses Essais de psychanalyse à propos de lamour et de la haine (1915 ; 2001 p. 19).
Lhistorique du mot « énantiosémie » sera plus longue. Le vocable « énantiosème » employé dabord par Roland Barthes est défini par lui comme « signifiant contradictoire » dans « Lesprit de la lettre » (1982, p. 95). Il est repris par Nancy Huston à propos de limprecatio latine qui signifiait aussi bien la prière que la malédiction (1980 ; 2002 p. 32). Le néologisme « énantiosémie » réapparaît sous la plume de Claude Hagège dans LHomme de paroles ( 1985 p. 154) à propos du vieux débat concernant les sens opposés des mots primitifs et dont il faut retracer lhistoire liant ou opposant tour à tour psychanalystes et linguistes.
Une intuition géniale de Freud
Freud et Abel
Tout commence par un article de Freud publié dabord en 1910 intitulé « Des sens opposés dans les mots primitifs », daprès la traduction de Marie Bonaparte et Mme E. Marty. Il sagit dun commentaire enthousiaste du psychanalyste au sujet du travail dun linguiste du XIXème siècle, Carl Abel, à propos des sens opposés contenus dans certains mots dEgyptien ancien. Freud y voit un rapprochement avec labsence de négation dans les rêves et lambivalence de lInconscient. Dans les éditions antérieures à 1924, le titre de Freud est placé entre parenthèses et suivi du sous-titre « A propos de la brochure du même nom de Karl Abel, 1884 », avec une fantaisie orthographique à linitiale du prénom souvent reprise par ses commentateurs et relevée par Michel Arrivé (1985 ; 1986 p 105). Le développement qui suit se fonde sur le célèbre article de Freud, repris notamment dans Linquiétante Etrangeté et autres essais (1933) du même auteur.
Freud associe les manifestations du rêve, où « les oppositions sont contractées en une seule unité » (op. cit. p 51), aux mots dégyptien ancien décrits par Abel qui ont « deux significations dont lune énonce lexact inverse de lautre » (p. 4 de son article, cité p. 52 par Freud, op. cit.). Abel, linguiste honoré par ses pairs qui travaille sur lorigine du langage, sétonne de trouver bon nombre de mots qui désignent une chose et son contraire dans une civilisation évoluée parce quil y voit un reliquat de langue primitive, une langue contradictoire qui véhicule des pensées opposées en un même vocable phonique. Dans le domaine écrit, des images précisent le sens à donner au mot ambivalent par un petit dessin hiéroglyphique juxtaposé appelé « déterminatif ». Par exemple le mot ken qui signifie « fort » ou « faible » est accompagné de la représentation dun homme debout armé quand il a le premier sens, de celle dun homme accroupi et nonchalant pour manifester la faiblesse. (Abel, p. 18, cité par Freud p. 55, op. cit.). Il nen reste pas moins que le même signifiant phonique assure une alliance des contraires, même si les gestes permettaient de décider du choix entre les deux pôles opposés. Abel explique cela en ces termes : « Sil faisait toujours clair, nous ne distinguerions pas entre le clair et lobscur, et partant, nous ne saurions avoir ni le concept ni le mot de clarté. »
Chaque concept parvenant à lexistence par rapport à son opposé, le mot ken ne désignait ni fort ni faible mais « le rapport entre les deux et la distinction entre les deux, qui avait produit les deux du même coup » (Abel cité par Freud, ibidem p 54-55). Le mot ken a évolué ensuite en deux vocables distincts, précise Abel : il se scinde dès le hiéroglyphique en ken « fort » et kan « faible ». Il lui semble que la langue et la pensée créent les pôles binaires en un seul mot avant de les distinguer totalement. Cest ce quil essaie de démontrer dans un autre article sur lorigine du langage.
Outre ces mots à sens opposés, lEgyptien ancien présente dautres anomalies intéressantes, dune part celle des mots composés du type « jeune-vieux », « grand-petit », etc, et dautre part celle de linversion phonique : apparemment, « les mots peuvent inverser aussi bien leur phonie que leur sens » (ibidem p. 59), ce que lon observe aussi dans dautres langues, selon les observations dAbel. Il donne des exemples, parfois imprudemment : des métathèses apparaissent dans langlais boat, « bateau », et tub, « baquet, rafiot » ; dans care et reck, « se soucier », le second étant rare et poétique . Dune langue à lautre, on observe le même phénomène, parfois pour désigner le même sens ( Topf et pot, « pot » respectivement en allemand et en anglais ; leaf et folium respectivement en anglais et en latin), parfois pour désigner deux sens opposés comme si linversion phonique désignait une inversion sémantique : langlais hurry , « hâte » et lallemand Ruhe, « calme, tranquillité ».
Freud met en relation ce phénomène dinversion phonique avec le travail du rêve qui « inverse son matériau représentatif à des fins diverses » (op. cit. p. 60) et à cette autre manifestation psychique constituée par les contes : « la déesse de la mort est remplacée par la déesse de lamour et ses équivalents à figure humaine » (p 77) par leffet dune antique ambivalence qui existe également dans les mythes. Aphrodite est liée à Perséphone, les divinités maternelles des peuples orientaux sont à la fois génitrices et destructrices.
Les travaux dAbel passionnent Freud parce quil voit dans lantithèse et la métathèse les reflets dune profonde ambivalence caractérisant le psychisme. Il semble « navré » (M. Arrivé, 1994 ; 2005a p. 185) que la langue fonctionne de cette manière ambivalente dans certains mots seulement alors que le rêve procède toujours de cette façon. Mais si lInconscient « savance masqué », selon lexpression de Freud, il nest pas surprenant que la nature ambivalente de la langue se manifeste masquée elle aussi, apparaissant de manière aussi sporadique que les lapsus.
Lacan et Benveniste
Jacques Lacan sintéresse à ce fondement des relations entre la langue et lInconscient et donc entre psychanalyse et linguistique. Il fait appel à Emile Benveniste, quil considère comme le plus grand linguiste de son temps, pour écrire un article sur ce sujet, ce qui suscite la rédaction de « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » publié en 1956 dans la revue La Psychanalyse et repris dans un chapitre de Problèmes de linguistique générale (1966 ; 194 t.1, p. 75-87, Gallimard). Benveniste reprend approximativement pour titre celui du mémoire de Jacques Lacan sur la fonction et le champ de la parole et du langage en psychanalyse. Cette fois, cest le linguiste qui adopte, partiellement, le titre du psychanalyste. La différence est significative toutefois : il sagit toujours de la fonction du langage, mais « dans la découverte freudienne ». Cette substitution pourrait bien équivaloir à un rejet des travaux de Lacan, bien quil le cite à propos de la parole constructive en psychanalyse : « (
) La langue fournit linstrument dun discours où la personne du sujet se délivre et se crée, atteint lautre et se fait reconnaître de lui. ». Contrairement à ce quespérait le psychanalyste, Benveniste critique violemment les découvertes dAbel et restreint linfluence du psychisme à des domaines bien spécifiques : « Freud a jeté des lumières décisives sur lactivité verbale telle quelle se révèle dans ses défaillances, dans ses aspects de jeu, dans sa libre divagation quand le pouvoir de censure est suspendu. Toute la force anarchique que réfrène ou sublime le langage normalisé a son origine dans linconscient. » Voilà qui est clair : le langage normalisé, scientifique et raisonnable na rien à voir avec les élucubrations. Le discours sérieux et rationnel chasse comme impropre celui de lInconscient et Benveniste nadmet pas être contaminé par lui. Il approuve et commente les propos de Freud sur la dénégation qui permet de faire advenir à lexistence le refoulé sans que le sujet ladmette totalement. Il reconnaît linfluence des forces psychiques profondes dans le mythe et le rêve, le style, les figures de rhétorique et plus particulièrement lellipse. Mais quant à la signification des contraires par un seul signifiant, il sy oppose résolument sous prétexte que ce serait « contradictoire ». Abel navait jamais dit le contraire : il sétonnait même que les Egyptiens évolués utilisent une langue contradictoire quil considérait comme un reliquat de langue primitive, mais constatait les faits. Cela indique le fait que Benveniste na pas lu les ouvrages dAbel et quil sest contenté de ses exemples imprudents reproduits par Freud, ce que confirme lerreur orthographique sur le prénom Carl dont linitiale est remplacée par un K, les ouvrages dAbel nétant pas traduits en français.
Les propos de Benveniste sont contestables car le style et les figures de rhétorique, quil reconnaît porteurs de sens opposés sous linfluence des forces psychiques, sont essentiels non seulement dans limmense champ de la littérature, mais aussi dans tous les domaines de la parole. Chaque ouvrage de linguistique simprime dun style personnel et regorge de figures de style. Les propos de Benveniste présupposent donc que la coprésence des sens contraires issue de lambivalence psychique est omniprésente. Nous y reviendrons à la fin de la deuxième grande partie de ce travail.
Réaction de Michel Arrivé
Les faits de langue relevés par Abel sont donc violemment contestés par Benveniste. Et sa contestation, quelque peu partiale, est remise en cause par Michel Arrivé. Celui-ci observe que Benveniste critique les exemples cités par Freud et na probablement pas lu Abel (Michel Arrivé, 1985, p. 300-310), comme semble en témoigner lerreur orthographique sur le prénom. Il renouvelle ses arguments contre la position excessive de Benveniste (Michel Arrivé, 2005a, p 187-189). Certes Abel a bien commis quelques erreurs historiques , notamment sur le latin clam « secrètement, doucement, en silence » quil associe à clamare « crier, dévoiler » alors quil ny a pas de rapport étymologique. Benveniste reproche à Abel de « rassembler tout ce qui se ressemble ». Et Michel Arrivé de rappeler que Saussure méditait sur décrépi et décrépit . En outre, il fait valoir le fait quil ny a pas derreur dAbel en ce qui concerne le mot sacer « saint et maudit ». Freud commentait ce cas de l « Appendice dexemples de sens opposés en Egyptien, indo-européen et arabe » dAbel en ces termes : « Le sens opposé est encore tout entier présent sans modification de la phonie. » (op. cit. p 57). Selon Benveniste, « ce sont les conditions de la culture qui ont déterminé vis-à-vis de lobjet sacré deux attitudes opposées. » (op. cit. p. 81). Voici la remise en question de Michel Arrivé à ce sujet : « Et le commentaire de Benveniste en vient presque à rencontrer, après un détour, la pensée même quil croit critiquer. Car les deux « attitudes opposées » déterminées par la culture à légard du même objet, ne serait-ce pas précisément deux
signifiés, et du coup deux signifiés opposés quoique manifestés par le même signifiant ? » (2005a, p 188). On pourrait ajouter que lexpression « monstre sacré » à propos décrivains admirés exhibe le caractère ambivalent de « sacré ». Il semble même que le sacré possède toujours un caractère ambivalent, comme tendent à le suggérer les paradoxes qui abondent dans les textes sacrés, ce que nous verrons ultérieurement.
De plus, « Freud a presque complètement escamoté lappareil théorique dAbel (
) pour ne retenir que les exemples pris à létat brut. » (M. Arrivé, 1985). Il pratique une utilisation abondante des exemples de lannexe au premier article sur les sens opposés des mots primitifs, où Abel essaie détendre sa théorie à dautres langues « sans excès de précaution et sans aucun commentaire » (ibidem). De ce fait, Benveniste qui se fonde uniquement sur le travail de Freud na aucune difficulté à critiquer ces exemples de Carl Abel. Mais ce dernier, sil a commis des erreurs sur les exemples, pouvait avoir raison sur le fond. Benveniste sest donc montré injuste envers Abel, peut-être par agacement envers les théories de Lacan. Lennui est que sa notoriété incite à le croire sur parole.
Réaction de Jean-Claude Milner
Jean-Claude Milner (1985, p. 311 et sqq.) emploie dans le titre de son article la savoureuse expression d « Abel comme refoulé d E. Benveniste ». Il le juge « aveuglé » quand il sagit dAbel. Il estime que les erreurs de Carl Abel ne suffisent pas à invalider sa théorie. Par ailleurs, il conteste les critiques formulées contre Abel par Benveniste concernant la langue « contradictoire » qui désignerait à la fois « A » et « non A » : « On na pas à introduire des différenciations dans lobjet, quelque chose dextérieur à la langue qui est un système de différences. » Et il retourne contre Benveniste lexigence dont celui-ci fait preuve envers lui-même habituellement : « Mais le raisonnement de Benveniste porte sur des lexèmes, non sur des emplois ; or il est nécessaire de tenir compte de tous les emplois avant de tirer des conclusions, comme le dit Benveniste lui-même. »
En outre, Milner propose quelques exemples, dont celui de queen qui désigne la reine ou la prostituée, et celui de aidos, proposé par Benveniste, signifiant « honte » et « honneur », pour en déduire : « La langue exprime deux notions distinctes et même contraires dun même mot. »
Nicolas Abraham : synthèse de lambivalence freudienne et la relation duelle de Hermann
Nicolas Abraham, psychanalyste auquel Didier Anzieu se réfère comme source de son idée du moi-peau, enrichit ces réflexions sur les sens opposés des mots primitifs en y intégrant la théorie de Hermann relative à la relation duelle entre la mère et lenfant. Hermann met en relation le début du langage avec la fin de la fusion entre la mère et lenfant ; les mots sont les instruments du refoulement du désir dunité duelle avec la mère. Voici le commentaire de N. Abraham : « De cette manière, ils sont aussi bipolaires mais de plus, ils portent en eux-mêmes un dynamisme en raison même de leur double fonction opposée. Si le mot sert encore à communiquer avec une fonction maternelle extérieure, il est en même temps le témoin que lunité duelle est rompue puisque le sujet doit lemprunter pour entrer en rapport avec une mère incorporée comme distante et comme cause, elle-même, de cette distance. La communication verbale implique par conséquent aussi bien le désir impossible de se cramponner à la mère que la tendance à sen détacher. Cest donc cette double fonction de la parole qui rend possible simultanément son usage comme interdiction et comme réalisation du désir. On voit que grâce à sa double fonction opposée le langage est toujours un fait de dé-maternisation. » (1987, p. 420-421)
Abraham revient sur le sujet (p. 424) dans une note intitulée « Des sens opposés dans les langues primitives » sappuyant sur Freud et Hermann, à propos de ken-kan : « le caractère en apparence oppositionnel du même mot est dû au fait quil désigne non pas une qualité (la pensée qualitative étant plus tardive) mais le drame même où l « opposition » avait pris naissance et avait donné lieu au discernement qualitatif. Lors du processus de ce discernement lune des qualités esthétiques est entrée dans la langue à la faveur de la seconde, celle-ci constituant en quelque sorte lInconscient de la première.
Pour lenfant, dune manière générale, les mots ne sont pas des porteurs de signification, du moins à lorigine, mais des porteurs mémoriels dun drame qui leur a donné naissance dans lexigence impérieuse dopérer avec leur aide- une distinction, dinstituer une différence. Ce moment est souvent traumatique et les deux significations antithétiques sen trouvent refoulées au même titre. Le drame alors nest évoqué (
) que par (
) un homonyme ». Le signifié surgit dabord dune différence, dun clivage (ibidem p. 424).
Victor Henry
Victor Henry montre que lenfant répète les mots avant de les comprendre, et même imite le ton et la cadence avant de pouvoir articuler correctement les syllabes (1896, p. 67 , note 2). Il rapporte lexemple dune enfant de dix-sept mois qui dit « bi » aussi bien pour « habiller » que pour « déshabiller » sa poupée, verbes quelle distingue selon les circonstances, de même que le chinois dit ma pour « vendre » et pour « acheter » et distingue ces verbes par le ton (ibidem p. 53). Henry voyait à juste titre dans les antinomies « tout le secret du langage » apte à « dissiper la méconnaissance » (Puech 2001, p. 10-11)
Marcos Lopes
Il convient de mentionner un article peu convaincant de Marcos Lopes intitulé « Abel et les sens opposés en égyptien classique » (2004 p. 38-51). Il a le mérite de se pencher sur létude des hiéroglyphes, mais il appuie ses raisonnements sur des exemples dégyptien classique alors que les thèses dAbel concernent légyptien ancien. Ce nest pas du tout le même objet détude. Par ailleurs Marcos Lopes se contredit en affirmant que la théorie dAbel concernant la métathèse « ne résiste pas à lexamen » puis en affirmant quon en trouve des exemples « partout ». Enfin, il prétend dénoncer chez Abel « une confusion de niveaux de langage », sous prétexte que les déterminatifs ou lintonation lèvent lambiguïté, ce que Carl Abel avait clairement exposé ; cest se montrer décidément un peu rude avec Abel, qui a péché par ses exemples mais qui avait raison sur le fond : la langue est bien énantiosémique, comme nous le verrons.
Lhébreu ancien
En outre, lénantiosémie caractérise non seulement légyptien ancien mais aussi lhébreu ancien. De nombreux mots hébraïques présentent des sens opposés. Par exemple, mikedem signifie à la fois « en face », et « dans les temps anciens », « dans le passé » ; or quand on regarde en face, on regarde vers lavenir, dautant plus que le texte biblique interdit de regarder en arrière dans lhistoire de Loth dont lépouse est transformée en statue de sel pour sêtre retournée (Genèse, 19 : 17 et 26). Lambiguïté est si fréquente dans la langue hébraïque ancienne que Chouraqui disait que sa lecture de la Bible, sur les conseils des rabbis dIsraël, reconnaissait à chaque verset de la Torah soixante-dix sens possibles (Edelmann, 2000, p. 33). Un tel nombre dinterprétations, malgré lhyperbole, sont parfois dues à des occurrences dénantiosémie, comme en témoignent certaines traductions bibliques opposées (cf infra II 3 b2 p. 224).
Les mots hébraïques anciens sont consonantiques, les voyelles ayant été ajoutées ultérieurement pour la commodité de la lecture. Ils sont le plus souvent fondés sur une racine de trois consonnes. La même racine peut correspondre à des sens inverses, par exemple /bgd/ signifie à la fois « protection par le vêtement » et « trahison ». Fait plus remarquable encore, la racine de semel (« emblème ») et siman (« signe ») est sam qui signifie à la fois « parfum » et « poison ». Le signe serait donc ambivalent.
Et un certain nombre de métathèses concernent des quasi synonymes. Par exemple, la racine brk du verbe barak « bénir » sinverse en krb dans kruvim, « chérubin » ; de même mayim/ yamim signifient respectivement « les eaux/ les mers » . Le sens est proche, et les sonorités inversées : /maj/ vs /jam/, le suffixe /im/ étant une marque de pluriel. Mais il arrive que la métathèse ou lanagramme corresponde à lantagoniste ; par exemple matsah est une galette de pain azyme, et son anagramme hamats désigne le levain, la fermentation, la moisissure (Haddad, 1984, p. 86-87). La métathèse semble correspondre dans le domaine des sonorités au fréquent « renversement en son contraire » délément de rêve observé par Freud (1926 ; 1967 p. 274) de même que lénantiosémie lui correspond dans le domaine sémantique. Cependant la métathèse ne se superpose pas toujours à linversion du sens, comme si le signifiant et le signifié se renversaient parfois ensemble et parfois séparément. Bien que lénantiosémie soit plus fréquente dans les langues anciennes que dans les langues modernes, celles-ci en gardent quelques traces non négligeables, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet ouvrage.
Conclusion
Il semble que lénantiosémie caractérise la langue, surtout à lorigine, dans lontogenèse comme dans la phylogenèse, ce qui confirmerait la loi de Haeckel. La coprésence des contraires, ou énantiosémie, séclaire par la théorie psychanalytique relative à lambivalence. Lhistorique du concept dénantiosémie relie le psychanalyste Sigmund Freud et le linguiste Carl Abel, oppose le psychanalyste Jacques Lacan et le linguiste Emile Benveniste, qui lui-même suscite la critique des linguistes Michel Arrivé et Jean-Claude Milner. Nicolas Abraham synthétise lambivalence psychique selon Freud et la théorie de la relation duelle entre la mère et lenfant de Imre Hermann en éclairant linfluence de lInconscient sur les sens opposés des mots primitifs. Lénantiosémie savère fréquente dans les langues anciennes et dans le langage de lenfant et laisse des traces dans nos langues modernes. Pour examiner ses liens avec lambivalence, il convient dabord de considérer lambivalence de lInconscient dans son fonctionnement pour montrer quelle emprunte le chemin de la langue et sexprime dans la créativité verbale, quil sagisse de pensée créatrice ou décriture poétique.
Après cette exploration de lambivalence, nous tenterons de montrer que lénantiosémie caractérise tous les domaines de la langue et finalement nous analyserons lalliance des contraires à luvre dans quelques textes poétiques.
I Lambivalence fondatrice de lInconscient
Lambivalence de lInconscient, à savoir la coprésence de sentiments opposés ou de tendances opposées, est reconnue par tous les psychanalystes. Nous allons voir ce quen disent certains dentre eux. Ensuite, nous étudierons lambivalence à luvre dans la schizophrénie, maladie mentale qui a donné lieu à la création du mot. Enfin, nous tenterons desquisser la trajectoire énergétique de lInconscient vers la parole créatrice par la voie de la sublimation, qui manifeste un besoin vital dexpression sur un mode ambivalent.
Les psychanalystes : Freud, Hermann, Lacan, Winnicott, Gori, Anzieu
Nous allons étudier lambivalence daprès les théories psychanalytiques de Freud, puis celles de ses disciples Hermann et Lacan. Nous envisagerons ensuite le problème selon les théories de Winnicott, Gori et Anzieu.
a)Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, a caractérisé le psychisme par son ambivalence. Il observe que la haine accompagne lamour : « Ce quil y a de plus facile à observer et à saisir par la pensée, cest le fait quaimer avec force et haïr avec force se trouvent si souvent réunis chez la même personne. La psychanalyse ajoute à cela quil nest pas rare que les deux motions affectives opposées prennent la même personne pour objet. ». Il précise que la haine peut se métamorphoser en amour et inversement : « lobservation clinique nous apprend que la haine nest pas seulement, avec une régularité inattendue, le compagnon de lamour (ambivalence), quelle nest pas seulement son précurseur fréquent dans les relations humaines, mais aussi que dans toutes sortes de conditions, la haine se transforme en amour, et lamour en haine. »
Il établit que lévolution des processus psychiques se fonde sur lopposition plaisir vs déplaisir : elle entre en jeu pour diminuer une tension désagréable. « [L]e principe de plaisir règle automatiquement lécoulement des processus psychiques ; (
) celui-ci est chaque fois provoqué par une tension déplaisante et (
) prend une direction telle que son résultat final coïncide avec un abaissement de cette tension, cest-à-dire avec un évitement de déplaisir ou une production de plaisir. » Freud se fonde sur le travail de Fechner, selon lequel lopposition plaisir vs déplaisir va de pair avec celle de stabilité vs instabilité, pour montrer que le principe de plaisir oriente vers une certaine constance et conduit à « maintenir aussi bas que possible la quantité dexcitation ». Ce principe de plaisir va lui-même sopposer au principe de réalité. « Sous linfluence des pulsions dauto-conservation du moi, le principe de plaisir est relayé par le principe de réalité ; celui-ci ne renonce pas à lintention de gagner finalement du plaisir mais il exige et met en vigueur lajournement de la satisfaction, le renoncement à toutes sortes de possibilités dy parvenir et la tolérance provisoire du déplaisir sur le long chemin détourné qui mène au plaisir. ». Le principe de réalité prend donc le relais du principe de plaisir, qui était fondé sur lopposition au déplaisir, et constitue un stade plus évolué qui initie à la fonction de détour sur laquelle sappuie notre culture.
En outre la libido est une énergie à double face : amour vs agressivité. Grâce au besoin érotique, légoïsme peut évoluer vers lamour et laltruisme. Mais la pulsion meurtrière reste prête à ressurgir, comme le montre le comportement humain notamment en cas de guerre. Il en est de même dans la paranoïa : « Il existe dès le début une attitude ambivalente, et la transformation sopère par un déplacement réactionnel de linvestissement, de lénergie étant retirée à la motion érotique et apportée à la motion hostile. » Freud a montré aussi la coexistence des pulsions de vie et de mort, ambivalence essentielle quil rattache à lopposition amour vs agressivité. Certains psychanalystes actuels, tel Michel de MUzan, nient la pulsion de mort, sous prétexte que les pulsions appartiennent au domaine psycho-sexuel (conférence du 7 mars 2009 à ParisX-Nanterre), mais elle nen existe pas moins. Freud définit ainsi sa fonction : la pulsion de mort « a pour tâche de ramener le vivant organique à létat inanimé, tandis que lEros poursuit le but de compliquer la vie en rassemblant, de façon toujours plus extensive, la substance vivante éclatée en particules, et naturellement, en plus, de la maintenir. Les deux pulsions se comportent là, au sens le plus strict, de façon conservatrice, puisquelles tendent à la restauration dun état qui a été perturbé par lapparition de la vie. » Et dune manière générale, il semble exister dans la vie psychique « une énergie déplaçable qui, en soi indifférente, peut venir sajouter à une motion qualitativement différenciée, érotique ou destructive, et augmenter son investissement total. » Dautres découvertes freudiennes sont étroitement liées à lambivalence. Outre le phénomène de la dénégation, sur lequel nous reviendrons, Freud a mis en évidence les destins des pulsions, dont le plus fréquent est le renversement en son contraire, processus avéré dans le travail du rêve et les associations verbales.
Il a surtout découvert lexistence de lInconscient, qui a conservé des traces mnésiques de perceptions sensorielles susceptibles de devenir conscientes via le préconscient grâce aux représentations verbales. Bien quil recèle des éléments censurés par la norme parentale et/ou sociale et des éléments vécus comme insupportables, lInconscient tend « à vaincre la pression qui pèse sur lui pour se frayer un chemin vers la conscience ou vers la décharge par laction réelle. ». Cet Inconscient participe à la créativité artistique et scientifique : il peut fournir pendant le sommeil la solution dun problème difficile, vainement cherchée à létat de veille : « ce nest pas seulement ce quil y a de plus profond en nous qui peut être inconscient, mais aussi ce quil y a de plus élevé. ». La connaissance de soi-même et le déploiement de lêtre profond passent par les représentations verbales qui véhiculent notre ambivalence psychique.
Dans LInterprétation des rêves (1899 ; 1926), Freud montre que le rêve est laccomplissement dun désir inconscient (p. 113). Il expose au chapitre 6 (p. 242-246 dans lédition de 1967) le phénomène de « condensation » des rêves, manifestations de lInconscient où « chaque élément est surdéterminé » : ce sont des noeuds où les pensées du rêve se rencontrent en grand nombre. « Non seulement les éléments du rêve sont déterminés plusieurs fois par les pensées du rêve, mais chacune des pensées du rêve y est représentée par plusieurs éléments. » (ibidem p. 247). Précisons dès à présent que ces opérations de tri, de choix et de suppression qui sopèrent dans le travail du rêve, qui expriment lInconscient tout en le soumettant partiellement à la censure, fonctionnent également dans le travail de lécrivain littéraire, conjuguées avec la polysémie, le symbolisme et les connotations. La condensation dans les rêves peut seffectuer sur une personne collective ou mixte qui réunit les traits de plusieurs personnes (ibidem p. 254), ce qui est le cas des personnages de romans où lécrivain crée par exemple un personnage féminin fictif en synthétisant des traits des femmes quil a connues.
Le procédé de condensation peut jouer sur les sonorités : un élément médian ressemble au nom sous-jacent, par exemple lamylène ressemble au propylène qui lui-même évoque les Propylées. Ce processus est particulièrement sensible quand il atteint les mots et les noms : les mots du rêve sont fréquemment traités comme des choses (ibidem p. 257). Freud rapproche ce phénomène de la paranoïa, de lhystérie et des obsessions. Cest surtout le cas dans la schizophrénie, comme le montreront ses successeurs. Il établit un lien entre ce phénomène du rêve et le langage de lenfant : « Sous ce rapport, rêve et psycho-névrose sont tributaires de lenfance. Les enfants traitent parfois les mots comme des objets ou bien trouvent des façons nouvelles de parler ou des manières artificielles de fabriquer des mots. » (ibidem p. 262). Cest aussi ce que fait le poète, qui travaille les mots jusquà leur donner consistance.
Le phénomène de « linterversion » se révèle particulièrement intéressant car il montre comment lambivalence psychique conduit à lexpression du contraire. Par exemple, dans un rêve, « en haut » peut signifier « en bas », une société nombreuse peut vouloir dire « garder un secret » (ibidem p. 250). Par ailleurs, « des faits réels et des fantasmes semblent dabord avoir la même valeur (ce nest pas le cas pour le rêve seulement, mais encore pour des créations psychiques plus importantes). ». Or léquivalence entre les faits réels et les fantasmes est vécue comme telle par le schizophrène qui vit à proximité de son Inconscient, comme nous le verrons (cf infra I 2 p. 32-56). Cest aussi le cas en littérature où lon admet dentrer dans un monde fictif en se laissant prendre au jeu. Et les contes majorquains commencent par « cétait et ce nétait pas ».
Une autre opération intervenant dans le travail du rêve est le déplacement : ce qui paraît essentiel ne lest pas, et inversement. Le renversement en son contraire concerne même limportance des éléments. « Le rêve est autrement centré, son contenu est rangé en fonction déléments autres que les pensées du rêve. » (ibidem p. 265). Les pensées du rêve, malgré leur surdétermination et leur répétition fréquente qui les fait rayonner comme dun centre commun, savèrent complexes : beaucoup sont éloignées du noyau du rêve et font leffet « dinterpolations habiles et opportunes » (p. 265). Elles représentent la liaison entre le contenu du rêve et les pensées du rêve.
Tout cela évoque le travail de lécrivain : par exemple, Marcel Proust construit A la Recherche du temps perdu comme une cathédrale, avec des phénomènes décho, et ses nombreuses digressions entre parenthèses ou entre tirets pourraient bien être des « interpolations habiles et opportunes ». Le travail de transposition de lécrivain imite le travail du rêve dans lequel se manifeste un pouvoir psychique qui dépouille des éléments de haute valeur psychique de leur intensité, et, dautre part, grâce à la surdétermination, donne une valeur plus grande à des éléments de moindre importance, de sorte que ceux-ci peuvent pénétrer dans le rêve.
Freud explicite la différence entre le texte du contenu du rêve et celui de ses pensées : il y a eu, lors de la formation du rêve, transfert et déplacement des intensités psychiques des différents éléments. Ce processus est la partie essentielle du travail du rêve. Il peut être appelé processus de déplacement. Le déplacement et la condensation sont les deux grandes opérations auxquelles nous devons essentiellement la forme de nos rêves (ibidem p. 266). Ces éléments ont été mis en relation avec la métonymie et la métaphore par Jakobson puis par Lacan, ce sur quoi nous reviendrons à propos des figures de style (cf infra II 1d, p. 151-164). Le déplacement concerne aussi le raisonnement par analogie, voire lidée créatrice : Freud lui-même interprète les rêves comme des messages codés à la manière des juifs qui interprètent la Bible dans leurs midrash où le signifiant prime sur le signifié. Cest cet « art de lire » qui aurait suscité la psychanalyse selon Lacan. (Gérard Haddad, 2003, p. 155-157)
Les procédés de déplacement, condensation, surdétermination, permettent aux éléments du rêve déchapper à la censure, de même que les procédés de figuration du rêve ( Freud, 1926 ; éd. de 1967 p. 267-268), à savoir des voies de liaison qui transforment les pensées latentes du rêve en son contenu manifeste. Ces mêmes voies, grâce aux associations didées par contiguïté et ressemblance, permettent au psychanalyste de retrouver ces pensées latentes. Et cest par les mêmes procédés que lécrivain transpose dans limaginaire son expérience vécue, ou plus exactement limpact sur son psychisme de lexpérience vécue.
Une observation de Freud, quil relie lui-même au travail dAbel sur les sens opposés des mots primitifs, concerne la coprésence des contraires dans les pensées du rêve : presque toujours une suite de pensées a près delle son contraire, lié à elle en vertu dune association par contraste (op. cit. p. 269). Les différents éléments de cette construction complexe sont unis par des liens logiques variés, mais ces liens disparaissent dans le travail du rêve. Linterprétation doit les rétablir. Freud précise un peu plus loin que la réunion des contraires fait penser à l'absence de négation, ce quil remettra en cause ultérieurement. En revanche lalliance des contraires sera toujours maintenue. « La manière dont le rêve exprime les catégories de lopposition et de la contradiction est particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». Il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet. Le rêve représente souvent aussi un élément quelconque par son désir contraire, de sorte quon ne peut savoir si un élément du rêve, susceptible de contradiction, trahit un contenu positif ou négatif dans les pensées du rêve. » (ibidem p. 274). Une note concernant Abel précise que « les langues primitives sexpriment de ce point de vue comme le rêve ».
Cette ambivalence des pensées du rêve, qui caractérise le psychisme, favorise le « renversement en son contraire » qui constitue lun des quatre destins des pulsions (Freud, 1915 ; édition de 1968 p. 25), avec le « retournement sur la personne propre, le refoulement et la sublimation ». Ces quatre destins peuvent se combiner entre eux, par exemple le retournement en son contraire et la sublimation. Ils sont soumis à linfluence de trois grandes polarités qui dominent la vie psychique : celle de « lactivité passivité comme polarité biologique, celle du moi-monde extérieur comme polarité réelle, et enfin celle du plaisir-déplaisir comme polarité économique » (ibidem p. 44). Or le passage de la passivité à lactivité sopère en même temps que le début du langage et la prise de conscience du moi qui se différencie davec la mère, oscillant du plaisir de la fusion au déplaisir de la séparation, du plaisir du babillage au déplaisir de labsence et des interdits. Cette évolution sappuie sur la symbolisation, conditionnée par labsence de lobjet symbolisé, à savoir la mère à lorigine. Le même phénomène favorisera ensuite le style personnel et la poésie créatrice antagoniste aux normes imposées par le Surmoi, la pensée autonome en conflit avec les habitudes de pensée et les idées admises. Nous verrons ultérieurement que la négation est étroitement liée à tous ces phénomènes, comme le montrent les observations de Spitz
Dans LInterprétation des rêves, Freud observe que la seule relation logique favorisée par le travail du rêve est lanalogie, soutenue par la condensation (p. 275). Cependant, la simultanéité peut exprimer la condition (p. 288-289). Et lempêchement dagir peut exprimer la contradiction, le « non » (p. 290). Il corrige ainsi, avec son honnêteté de chercheur capable de remettre en question ses propres assertions, une affirmation précédemment émise selon laquelle lInconscient ne connaît pas la négation.
Le moyen le plus fréquemment utilisé par le rêve est le renversement dans le contraire : renversement du désir et, éventuellement, renversement chronologique (ibidem p. 282). Le renversement dans le contraire constitue donc à la fois le processus le plus fréquent du travail du rêve pour déjouer la censure et lun des quatre destins des pulsions. Cela correspond à lambivalence fondamentale du psychisme.
Sylvain Tousseul (2007, p. 16-17) montre que le renversement dans le contraire, qui correspond à une logique bivalente, repose sur labsence de lobjet, mais que cette logique aristotélicienne du tiers-exclu imbriquée avec celle de la non-contradiction nest pas la seule possible : « si lon fait abstraction de la réalité et que lon imagine lobjet présent, alors il peut prendre trois valeurs en étant soit bon, soit mauvais, ou bien on ne sait pas, comme lillustre la logique trivalente. Par conséquent, lorsquune pulsion ne peut pas se réaliser dun point de vue spatial, on pense nécessairement selon une logique bivalente, et si lon fait abstraction de cette impossibilité empirique, on pense nécessairement selon une logique trivalente. ». Le déni de la réalité des psychopathes ou limagination poétique peuvent donc amener à une sorte de neutralisation des contraires qui les rend coprésents. Or le maniement linguistique des schizophrènes et des poètes, si lon veut bien ne pas écarter ces précieux locuteurs en tant que cas marginaux, révèle le fonctionnement de la langue : elle permet la coprésence des contraires.
Freud montre dans LInterprétation des rêves que les caractères formels de la figuration sont en relation avec les pensées du rêve (p. 283). On peut remarquer que ce lien entre forme et contenu caractérise la littérarité. Bien quil napparaisse pas dans le langage habituel et conventionnel, il savère être une possibilité offerte par la langue, possibilité exploitable et cruciale puisquelle concerne laspect littéraire et esthétique de lemploi linguistique. Comme dans les rêves, lexpression psychique imprègne forme et contenu de manière indissociable, garantie dauthenticité hors de laquelle il ny aurait quartifice littéraire.
Ce lien entre forme et contenu sassocie parfois au glissement du signifiant sur un autre signifié que celui qui lui est généralement associé, ce que développera Lacan. Freud évoque le poème rimé à propos du déplacement qui peut non seulement échanger un élément avec un autre mais aussi échanger la forme verbale dun élément avec celle dun autre (ibidem p. 292-293). Il montre également que plusieurs pensées du rêve peuvent sassocier grâce à une syntaxe équivoque ou dans les jeux de mots. Le mot est « le point nodal de représentations » multiples : affirmation ou négation, réminiscence, symbole, sonorités (ibidem p. 293). Ce point commun du rêve et de la littérature associe lInconscient à la langue.
La psychanalyse est définie par Freud en 1923 dans « Psychanalyse » et « Théorie de la libido » comme un « procédé dinvestigation de processus animiques qui sont à peine accessibles autrement ». Cette définition est citée par Michel Arrivé dans son article « Bref essai de mise au point sereine » (2006a, p 19) . Le psychisme est « à peine » accessible autrement que par la cure, dit Freud. Michel Arrivé suppose quil sagit de la littérature : « Jinsiste sur à peine, qui présuppose un autre moyen daccès. A quel autre moyen daccès pense-t-il ? Il ne le dit pas. Pour ma part, je me demande sil ne pense pas, sans la nommer, à la littérature. ». Denise Lachaud (1998), psychanalyste, cite Freud : « Mais les poètes et les romanciers sont de précieux alliés et leur témoignage doit être estimé très haut car ils connaissent entre ciel et terre bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. ». Cest dire lintérêt du lien entre psychanalyse et critique littéraire. La littérature est la concurrente de la psychanalyse dans la connaissance de lhumain daprès Didier Anzieu, in Le discours philosophique, Encyclopédie philosophique universelle (cité par M. Arrivé, 2006a p. 29) : « La littérature et la psychanalyse sont deux méthodes différentes d'investigation d'une même réalité: les affects, les fantasmes, le narcissisme humain. La littérature procède à des figurations esthétiques aptes à susciter chez le lecteur une saisie empathique de ces réalités. La psychanalyse leur recherche des explications ayant à la fois une portée théorique générale et un pouvoir de compréhension thérapeutique de chaque patient dans sa singularité. Ainsi psychanalyse et littérature sont-elles complémentaires (par leur objet) et antagonistes (par leur démarche). »
Lacan (2001, p. 40) précise que Freud fut amené à postuler linstinct de mort à cause du masochisme. Selon Lacan, le masochisme est dû au malaise du sevrage humain. Il associe le masochisme primaire au « moment dialectique où le sujet assume par ses premiers actes de jeu la reproduction de ce malaise même et, par là, le sublime et le surmonte. Cest bien ainsi que sont apparus les jeux primitifs de lenfant à lil connaisseur de Freud : cette joie de la première enfance de rejeter un objet du champ de son regard, puis, lobjet retrouvé, den renouveler inépuisablement lexclusion, signifie bien que cest le pathétique du sevrage que le sujet sinflige à nouveau, tel quil la subi, mais dont il triomphe maintenant quil est actif dans sa reproduction. ».
Lacan établit une équation entre le symbole et la mort (ibidem p. 162) en se fondant sur le jeu de Fort-Da observé par Freud : « Il a surpris le petit dhomme au moment de sa saisie par le langage et la parole. Le voici, lui et son désir. Cette balle quun fil retient, il la tire à lui, puis la jette, il la reprend et la rejette. Mais il scande sa prise et son rejet et sa reprise dun oo, aa oo », ce qui signifie Fort-da : parti-voilà. Lenfant utilise un couple phonématique, cest-à-dire un groupe dopposition élémentaire qui appartient au matériel vocalique dune langue donnée, et ce faisant il « abolit lobjet et fait son objet de cette abolition. Le mal dattendre la mère a trouvé un transfert symbolique. » Cest le meurtre de la chose. « Il apporte à tout ce qui est, ce fonds dabsence sur quoi senlèveront toutes les présences du monde. Il les conjoint aussi à ces présences de néant, les symboles, par quoi labsent surgit dans le présent. Et le voici ouvert à jamais au pathétique de lêtre. « Va ten ! » lancera-t-il à son amour pour quil revienne, « Viens donc ! » se sentira-t-il forcé de murmurer à celui dont déjà il sabsente. »
Au-delà du jeu, cest donc tout le symbolisme du langage qui serait issu du malaise du sevrage, de la souffrance et de linstinct de mort. Paradoxalement, ce sont linstinct de mort et la négativité qui seraient à lorigine de la langue, de la culture et de la civilisation. On comprend alors pourquoi les périodes douloureuses des écrivains sont les plus productives et pourquoi la littérature représente essentiellement la souffrance. Lexception apparente du roman de Stendhal considéré comme le roman du bonheur, La Chartreuse de Parme, correspond dailleurs à labsence et la séparation des amants.
Enfin, la conception freudienne du « clivage du moi » (1938 ; 1985 p. 283-287) a retenu à juste titre lattention de Laplanche et Pontalis (1967, p. 67-70) : le terme Spaltung désigne dabord le dédoublement de personnalité observé dans des cas cliniques dhystérie ou provoqués par lhypnose. Cest dailleurs ce qui a conduit Freud à la découverte de lInconscient et du procédé du refoulement. Le clivage du moi se manifeste par la coexistence de deux attitudes psychiques opposées : lune tient compte de la réalité, lautre la dénie et la remplace par une pulsion de désir. Tandis que Bleuler et Janet attribuent le clivage à une faiblesse associative, Freud le considère comme un processus de défense. Outre le clivage qui oppose les systèmes Inconscient et Préconscient-Conscient, Freud envisage un clivage du moi intrasystémique, dans le champ de la psychose, qui aboutit à maintenir en présence simultanément deux attitudes opposées, sans compromis et sans relation dialectique.
Ce clivage du moi sera exploité par Mélanie Klein, qui lanalyse comme séparation entre une partie libidinale et une partie destructrice, et qui le relie à un stade normal du bébé, la « position paranoïde-schizoïde ». Celle-ci serait suivie dune position dépressive quand langoisse nest pas excessive mais dévierait en pathologie grave dans le cas contraire (Segal, op. cit. p. 114 ; 120 ; 127). Selon Mélanie Klein, le passage normal dune position à lautre seffectuerait par renoncement à la toute-puissance et utilisation du refoulement. Daprès Hanna Segal (op. cit. p. 144), au début, Klein dit quil vaut mieux que le clivage soit moindre et lintégration plus complète ; mais à la fin de sa vie, dans son dernier article, elle affirme que les objets archaïques doivent restés clivés, que cest léchec du clivage qui entraîne leffondrement psychotique. Finalement, cest la reconnaissance de lambivalence qui semblerait garantir la santé mentale.
b) Imre Hermann, psychanalyste hongrois disciple de Freud, montre dans LInstinct filial (1943) limportance de ce quil appelle « linstinct dagrippement », qui consiste chez les petits singes à saccrocher au pelage de la mère. Cet instinct, moins évident chez le petit humain faute de pelage maternel, est observable dans les réactions du bébé qui attrape le doigt quon lui tend et sy cramponne. On peut voir aussi une tendance marquée à attraper les cheveux. Cet agrippement, qui va de pair avec linstinct vital, tend à éviter langoisse de la séparation.
Lenfant qui ne peut assouvir cet instinct daccrochage à la mère ou à son substitut connaît une angoisse de séparation dautant plus forte à lâge adulte. Il manifeste alors une propension à sagripper à ses proches, ce qui ne facilite pas ses relations à autrui. Ou bien il présente la réaction inverse de se cacher et migrer, comme ces voyageurs perpétuels qui partent le plus loin possible et de manière réitérée, ce qui est peu favorable à la fondation dune famille harmonieuse. Ni lagrippement abusif ni léloignement systématique ne facilitent les rapports avec lentourage. La relation duelle entre la mère et lenfant détermine ou tout au moins influence fortement le comportement ultérieur. Lalternance fusion vs séparation va de pair avec la prise dautonomie progressive qui seffectue essentiellement pendant les trois premières années, ces années caractérisées par un oubli presque total, mais se prolonge jusquà lâge adulte et souvent bien au-delà. Il semble que lattitude maternelle oscille entre les deux tendances opposées de fusion et séparation : lamour possessif sous-tendu par le désir incestueux ou le rejet et la haine. Les conséquences nocives suscitées par les deux comportements extrêmes vont de la recherche éperdue de fusion à la fuite salvatrice.
Des expériences ont été faites sur des petits singes séparés de leur mère. Ils se précipitent sur un substitut tactile tel quun tissu de laine doux, quils choisissent de préférence à des fils de fer auxquels ils auraient pu saccrocher aussi. Ils choisissent le contact le plus doux. Si on leur propose un tissu de laine chauffé et un autre non chauffé, ils choisissent le premier. Ils recherchent donc aussi la chaleur. Mais sils ont le choix entre un tissu de laine doux non chauffé et un fil de fer légèrement chauffé, ils choisissent le fil de fer. En dautres termes, ils recherchent la chaleur plus encore que la douceur.
Le bébé singe sagrippe à sa mère et séloigne delle progressivement pour faire ses expériences, dautant plus audacieux quil a lassurance de pouvoir se raccrocher à elle en cas de danger. Le petit dhomme aussi acquiert plus facilement son autonomie sil peut se réfugier auprès de sa mère quand un danger survient. Mais il na pas toujours cette possibilité. Or pour remédier à labsence et à langoisse de séparation, le petit humain sapproprie la médiation du langage, comme le montre Freud à propos du jeu de Fort-Da (1920). Au moment où lenfant parle avec sa mère, il accepte que la fusion avec elle ne soit plus totale elle serait dailleurs létale ou du moins empêcherait tout développement ultérieur- et en même temps il maintient le contact avec elle par le langage. Il semble bien que la créativité verbale soit issue de cette ambivalence entre fusion et séparation.
c) Jacques Lacan
Lacan estime que lopposition entre principe du plaisir et principe de réalité constitue larête de la pensée freudienne (1986, p. 34). Il développe cette opposition liée au langage selon trois ordres (ibidem p. 43) : au sujet de lexpérience psychique correspond lopposition principe du plaisir vs principe de réalité ; au procès de lexpérience correspond lopposition pensée vs perception ; au niveau de lobjectivation correspond lopposition connu vs inconnu. Dans le domaine de lexpérience, la perception est liée au principe hallucinatoire, au principe du plaisir : cest un procès de fiction. La pensée constitue un processus de recherche, de reconnaissance de lobjet, quil appelle « processus appétitif ». Au niveau de lobjectivation, le passage de linconnu au connu ne peut seffectuer quen paroles. Cest pourquoi ce qui est inconnu se présente comme une structure de langage, nous dit Lacan. Sur le logos seffectuent les « transferts motivés par lattraction et la nécessité », avec la « charge affective liée à une première expérience » (ibidem p. 43). Ces propos évoquent la relation duelle de Hermann, avec lopposition fusion vs séparation. Lacan associe dailleurs la structure signifiante aux rapports de continuité vs contiguïté (ibidem p. 42).
Le principe de réalité savère lui-même paradoxal, comme le montre la lecture de Freud par Lacan : il est tenu en échec par le besoin vital et il isole le sujet de la réalité car lappareil sensoriel tamise la réalité pour nen retenir que des « morceaux choisis » (ibidem p. 59). Le processus de pensée a son origine dans lInconscient, dominé par le principe du plaisir, et naccède à la conscience par le langage articulé, dominé par le principe de réalité, que selon la qualité dinvestissement de lattention ; celle-ci est suscitée par lurgence vitale de sorienter par rapport au monde réel (ibidem p. 59-62). Lexpérience sensori-motrice intéresse le système psychique qui perçoit, mais entre la perception et la conscience sinterpose la structure signifiante où intervient lInconscient avec son principe du plaisir. Le cur de lappareil psychique est un support dénergie qui se module selon un système régulateur de décharge et rétention qui influe sur lappréhension de la réalité, en liaison avec la séparation et lidentité (ibidem p. 64). Le cheminement du sujet sopère en fonction de ses désirs, à savoir la recherche de lobjet damour irrémédiablement perdu, leurré par les coordonnées du plaisir, dans une tension qui suscite leffort et la perception (ibidem p. 65). La première expérience de la réalité apparaît dans le cri, puis dans le « Toi ! » (ibidem p. 68-69), cri de détresse qui va orienter nos préoccupations majeures autour dun autrui pour tenter de lapprivoiser, un Autre correspondant à lobjet damour de la mémoire inconsciente. Cela sopère au risque dune comparaison décevante et même au risque dexpulser le moi (ibidem p. 69-70). La recherche rencontre en route des satisfactions liées à la relation à lobjet, polarisées par elle (ibidem p. 72), selon la loi du principe du plaisir qui fixe le niveau dune certaine quantité dexcitation au-dessous de laquelle aucun investissement nest possible et au-dessus de laquelle disparaîtrait la polarisation plaisir vs déplaisir, qui sont finalement « les deux formes sous lesquelles sexprime cette seule et même régulation qui sappelle principe du plaisir » (ibidem p. 73) Cest la motricité qui permet de régler le niveau de tension supportable : le mouvement, la fuite, permettent déviter linvasion dune trop grande quantité dénergie. Freud dit souvent que la douleur survient quand la réaction motrice, la réaction de fuite, est impossible (p. 73-74).
On peut penser à partir de ces théories que la douleur, au lieu de sévacuer dans un mouvement, peut trouver son échappatoire dans une représentation de mouvement, à savoir dans le rythme dun texte littéraire, ce qui expliquerait le besoin vital dexpression et plus particulièrement décriture, qui déplace la douleur dans une forme esthétique. Il sagit alors de figurer « lAutre préhistorique », généralement la mère, dans une recherche esthétique associée à la projection de lambivalence psychique, dont la langue simprègne ainsi que la structure littéraire. Cette recherche est elle-même ambivalente, teintée damour et de haine, la haine étant dautant plus forte que le besoin damour a été insatisfait.
Cependant, Lacan estime préférable de cerner lambivalence dans la bonne volonté vs la mauvaise volonté que dans lamour vs la haine. La mauvaise volonté serait liée à linstinct de mort, ainsi quau problème éthique du mal (ibidem p. 124). Lintégration absolue, sans révolte aucune, du Surmoi imposé avec sa loi, ne conduirait quà des réactions automatiques de robot. La revendication dêtre et de liberté passerait alors par la négation, la rébellion, linstinct de mort sans lequel linstinct de vie ne pourrait fonctionner, sauf réduction au nirvãna (à savoir la disparition de lignorance et du vouloir vivre selon le bouddhisme), à limmobilité dépourvue dinvestissement : ce serait un état létal. Cest que le principe de vie réside précisément dans lalliance des contraires.
Et ces contraires sont coprésents dans la langue. La faim sublimée conduit à « manger le Livre », cest-à-dire sincorporer le signifiant (ibidem p. 340). Selon Jacques Lacan, la seule chose dont nous puissions être coupable, cest de renoncer à notre désir (ibidem p370), « métonymie de notre être. Le ru où se situe le désir nest pas seulement la modulation de la chaîne signifiante, mais ce qui court dessous, qui est à proprement parler ce que nous sommes, et aussi ce que nous ne sommes pas, notre être et notre non-être ce qui dans lacte est signifié, passe dun signifiant à lautre de la chaîne, sous toutes les significations. » (ibidem p. 371).
En une brève récapitulation, nécessairement réductrice, on peut dire que Freud a mis en évidence le fonctionnement de lInconscient ambivalent axé sur le désir, lopposition dynamique entre principe du plaisir et principe de réalité et le lien entre le langage et labsence de lobjet aimé, donc le lien entre langage et désir. Hermann a montré lantagonisme dynamique entre la pulsion dagrippement à la mère et la pulsion de séparation vers la recherche dobjets substitutifs. Lacan a utilisé les travaux de Mélanie Klein sur les liens des mots avec le corps et lobjet du désir, il considère le symptôme comme un langage dont la parole doit être délivrée et surtout il fonde lêtre sur le désir, véhiculé dans la parole via le signifiant si bien que lInconscient affleure dans le discours en des « points de capiton ».
Geza Roheim a situé la culture, dont le langage, comme intermédiaire entre le narcissisme et la recherche de lobjet érotique, une sorte de « point de stabilisation dans loscillation de la libido » (1943 ; trad. 1972 p. 120) entre introversion et extraversion, représentant à la fois soi-même et lobjet aimé. Ce même auteur (1950 ; trad. 1967 p. 40) envisage lintrojection du parent de même sexe comme une fonction inconsciente : par désir déliminer son rival, le petit garçon lintrojecte. Et lenfant cannibale apparaît de manière inversée dans la mère ogresse des contes, avec la même opération de renversement que dans les rêves. Il envisage encore lambivalence dune manière consécutive à loscillation entre danger et perte de lobjet aimé ; il cite Ernest Jones à ce sujet (ibidem p. 40) : « Le surmoi est lennemi de lhomme autant que son ami. Il ne travaille pas seulement à promouvoir le bien-être spirituel de lhomme : il est aussi responsable pour une grande part de sa détresse spirituelle, et même des activités infernales qui mutilent tant la nature de lhomme et provoquent sa misère. » et « Il nest pas exagéré de dire que la vie mentale de lhomme est essentiellement composée defforts opposés soit pour supporter les exigences du surmoi, soit pour leur échapper. » (1948, Papers on psycho-Analysis, Londres, Baillère, p. 145 : Textes sur la psychanalyse)
Mais nous reviendrons sur Roheim à propos de la schizophrénie. Nous allons maintenant reprendre son concept de culture et civilisation comme intermédiaires entre soi et lautre, amplement développé par Donald Winnicott.
d) Donald W.Winnicott
Dans son ouvrage sur Les Objets et les phénomènes transitionnels (1951, trad. française 1959), le psychanalyste américain D. W. Winnicott montre que le petit enfant, au moment de lendormissement, sagrippe à un bout de drap quil suce pour se protéger de langoisse dépressive de la séparation. Cest un premier objet transitionnel : il sagit dun objet intermédiaire entre le corps et lextérieur, nappartenant pas ni à lun ni à lautre dans la perception de lenfant. Lours en peluche jouera cette fonction dobjet intermédiaire. Et parmi les objets transitionnels figure lémission de sons divers, de gazouillis, préludes à la parole.
Dans Jeu et réalité (1971, trad. française 1975), il montre que ce jeu situé entre fusion et séparation est à lorigine de la créativité culturelle qui sappuie sur une tradition tout en inventant du nouveau (p. 138-139). Mais le jeu entre fusion et séparation, entre continuité et contiguïté, qui aide à ladaptation, nest possible que si lenfant peut se sentir aimé, en confiance. Si lenvironnement humain nest pas sécurisant, lespace potentiel se charge de danger (p. 140-142). Laire de lexpérience culturelle dérive du jeu, entre le psychisme et lextérieur. La capacité dindépendance et dadaptation dépend du regard de la mère et de la manière dont lenfant est porté et manipulé (p. 154-179). Et cela oriente certainement la capacité à vivre. Winnicott y rattache également la capacité créative. Et il est possible que le défaut damour maternel soit susceptible dinhiber cette capacité, mais il est possible aussi quil lexacerbe au contraire dans une tentative désespérée dagrippement. Cette alternative dépend de la gravité des cas et surtout de la réaction du sujet.
Dans une étude psychanalytique du plagiat, Voleur de mots, Michel Schneider affirme quécrire est risqué parce que cest une relation transgressive, voire incestueuse avec la langue. « Beaucoup décrivains furent malades de leur mère ». Lauteur peut écrire au sujet de sa mère et contre elle ou sa langue maternelle pour se débarrasser de lanxiété de son influence. M. Schneider montre les analogies entre lécriture et la maternité: difficultés de gestation, dépression post-publication. Selon lui, la langue dun écrivain nest pas reçue comme instrument dexpression mais à travers une interdiction, une union qui est en même temps séparation, répétant les relations avec la mère : union et éventuellement séparation. Ce nest pas un outil neutre, mais quelque chose qui est plein de désir, de haine, damour et de culpabilité. Le résultat est la volonté dune autre formulation ; et la langue devient le lieu de notre contradiction centrale. Le style est le résultat de la séparation et de la lutte entre la langue propre de lécrivain et la langue maternelle quil essaie de sapproprier. Ecrire, cest faire violence à sa propre langue dans une défense sadique contre linfluence de sa mère, ce dans quoi il y a de la haine. On ne peut jamais écrire quavec les mots des autres, en reconnaissant quils ne sont pas à soi, mais nappartiennent pas non plus à ceux qui les ont utilisés avant ou à côté de soi. Les propos de Proust, ce virtuose du style, vont dans le même sens. Lui qui déteste lemploi des expressions usagées et des conventions verbales, écrivit à Madame Straus : « La seule manière de défendre la langue, cest de lattaquer, mais oui, Madame Straus ! ».
Winnicott lui-même signale dans La Nature humaine (1988, 1990 pour la trad. française) que si lenfant na pu se faire lillusion de sa toute-puissance à cause dune mauvaise adaptation de la mère lors des premiers repas, limpossibilité de contact sensuit, évoluant vers la schizophrénie, éventuellement vers le développement mystique ou artistique, qui procure une illusion de toute-puissance, mais socialisée (p 142 et 151). Winnicott informe aussi que « le clinicien a affaire à lenfant dont lintellect est mû par langoisse et sursollicité, ce qui, là encore, est le résultat dun trouble émotionnel (avec menace de confusion), et dont le quotient intellectuel élevé chute lorsque résultat de la psychothérapie ou modification contrôlée et réussie de lenvironnement- la peur du chaos qui était imminente, recule. » (p. 26). Langoisse peut donc inhiber ou inversement jouer le rôle de moteur intellectuel. Winnicott émet dailleurs lhypothèse suivante : « lintelligence surdéveloppée peut servir de nounou, substitut maternel, et prend soin du bébé dans le self de lenfant » (p. 181). Et il considère langoisse comme lorigine à la fois de symptômes névrotiques et de manifestations de santé (p. 55).
Enfin, Winnicott estime que « les problèmes dambivalence inhérents à lenfance parviennent à une solution à travers lélaboration imaginative de toutes les fonctions (
). De ce point de vue, le fantasme savère la caractéristique humaine, la substance de la socialisation et de la civilisation même. » (p. 83). Cest limagination qui sauve.
e) Roland Gori reprend lhypothèse de Winnicott selon laquelle le babillage est un phénomène transitionnel et il lélargit à toute la parole.
Il avait déjà apporté une nouveauté dans la conception de la réception perturbée du langage en parlant de « murailles sonores » que le psychotique est susceptible dopposer à son environnement pour sen protéger : « Le trop-plein-de-signes ou le trop-plein-de-sens construisent une fausse peau, une douve sonore, un matelas pneumatique qui telles que des murailles- protègent le Soi dune communication, perçue comme une intrusion menaçante pour les limites du Moi. » (1975)
Il montre que la parole est un phénomène transitionnel entre le sujet et lobjet, entre des investissements narcissiques et des investissements érotiques-objectaux, entre la libido et la pulsion de mort, entre le corps et le code. Il traite une malade qui sagrippe à lui par la parole, par avidité, besoin damour, et utilise la parole comme substitut de lenveloppement absent de lex-enfant mal aimée, comme enveloppement actuel de la patiente par son psychanalyste dans un lien fusionnel. (2003, p. 77-80) La parole devient métaphorique, soit ficelle de réunion fusionnelle, soit narration-vomissement comme la découvert Freud grâce à Mme Emmy von M., qui la aidé à découvrir la méthode des associations verbales en critiquant ses questions trop directives. « Lacte de parole subit cette torsion du désir qui le détourne du code au profit du corps. (
) Lacte de parole nest plus alors ce message porteur de sens, référé à un code, mais cette substance dont la forme saliène dans un signifiant sonore qui en hérite tout pouvoir et fonction : le verbe est alors cette partie du corps qui happe comme la bouche, capte comme les yeux, explore et saisit comme la main, caresse ou meurtrit le corps de lautre. Comme loutil il sintègre dans les limites du moi dont il nest quun prolongement. » (ibidem p. 81)
Et si la parole permet darticuler le corps et le code, les mouvements désordonnés de lun et le verbe désincarné de lautre, cest parce quelle véhicule le désir. Elle se situe dans une « tension de forces antagonistes » (ibidem p. 83) et donc dans lambivalence. Entre les deux extrêmes de la parole cri de souffrance, de besoin ou de désir, et la boursouflure formelle, il y a tout lespace transitionnel du jeu qui permet lexpression du désir dans le respect dun code. La parole est paradoxale et doit le rester (ibidem p. 84) sous peine de perdre son dynamisme entre corps et code. Elle est un moyen de lutte contre langoisse, comme le montrent le jeu de Fort-Da, le chant des prisonniers, les plaintes articulées des malades, et ces paroles dun enfant rapportées par Freud : « parle, tante, il fait plus clair quand on parle » (ibidem p. 86).
Comme lavaient montré Freud et Hermann, le langage est un moyen de faire face à notre séparation originelle et notre solitude dans le monde. La parole est une « enveloppe verbale qui estompe et contient les limites du moi et de lobjet. » (ibidem p. 87) Ce plaisir de la parole soppose à lexclusion des murailles sonores. La charge subjective du langage se heurte à la nécessité dacquérir et de respecter le code normatif, si bien que le plaisir intense ne revient que dans les mots desprit et la poésie qui débordent de ce cadre.
Le langage est marqué dambivalence entre corps et code, entre sujet et objet, et surtout entre séparation et agrippement. Lacquisition du langage provient en effet « du jeu des forces centrifuges et centripètes qui poussent le sujet en même temps à se séparer de lobjet (abandon du contact fusionnel olfactivo-tactile) et à sattacher à lui (substituts sonores de lagrippement). » La fonction phatique du langage « mattache à lautre par le cordon vocal tout en menveloppant avec lui dans le milieu sonore. Les échanges mère-nourrisson, les dialogues amoureux, les énonciations qui visent à maintenir et établir à tout prix un « contact » sont fortement saturés du désir de fusion avec lobjet. » (ibidem p. 96)
Lambivalence psychique sarticule donc sur lantagonisme fusion vs séparation et se manifeste dans la parole où la subjectivité sexprime au sein dun code. La parole se substitue aux échanges corporels et tente de remédier à labsence par de puissants investissements pulsionnels. Mais en même temps elle se soumet à un code extérieur hors duquel il nest pas de communication possible. « Lacte de parole est toujours cet entre-deux de la subjectivité et de lobjectivité, du principe du plaisir et du principe de réalité. » (ibidem p. 96).
f) Didier Anzieu
Dans « Les traces du corps dans lécriture : une étude psychanalytique du style narratif » (2003, p. 172-187), Didier Anzieu conclut des travaux de Freud et Winnicott que « la dialectique du style relève dun conflit intersystémique entre le Surmoi, qui requiert de se plier aux normes communes, et le Moi idéal, qui affirme la valeur individuelle et narcissique de la personne. »
Anzieu avait montré dans Le Moi-peau (1985) que lenfant étaie la construction de son psychisme sur son expérience de la surface de son corps. Il élargit ici (2003) lancrage corporel du langage avec illusion du sein maternel : le style personnel de lécrivain véhicule le désir et se heurte au code dans la création dune illusion narrative. Il montre que la voix du discours oral sinscrit dans le corps entier, alors que dans lécriture, il sagit de maîtriser un code sémiotique abstrait et certains gestes de la main. Mais le vécu corporel peut se traduire par des effets de style, doù limportance en stylistique de la métaphore et de la métonymie, cest-à-dire la ressemblance et la contiguïté, selon Anzieu. Il sagit de recréer lespace fusionnel qui unissait la mère à lenfant, mais à bonne distance, pour communiquer selon les normes dun code commun. Une seconde opposition sétablit entre dune part les images du corps et ses pulsions narcissiques, dautre part des schèmes de nature sensori-motrice, doù « une tension entre le figuratif et lopératoire. »
Anzieu rapproche le phénomène du style qui véhicule le désir tout en se conformant au code linguistique et le phénomène du rêve provoqué par le désir et entravé par la censure. Le présent narratif évoque le présent perpétuel des rêves. Le passage brusque au passé ou au futur fait sursauter comme cela peut se produire au cours dun rêve. Enfin, le renversement en son contraire sopère dans le récit par des « métalepses ou inversions de lantécédent et du conséquent » (ibidem p. 185).
Selon Didier Anzieu, il y aurait des représentations préconscientes de récit de même quil y a des représentations préconscientes de lettres et de sons. Et le rêve serait « le modèle freudien de la phrase ». Déjà dans Le Corps de luvre (1981), ce psychanalyste considérait lécriture comme la mise en forme de représentants inconscients (pour leur faire prendre corps) en instituant un code pour se faire aimer du surmoi. « Cest parce quil y a une diversité sans fin des codes que les chemins de la création sont multiples. » (p. 163). Il sagit dune sorte de « fusion symbiotique entre inconscient et préconscient qui travaillent sous la pression du Surmoi exigeant, et satisfait, pour le plus grand plaisir du moi. » Anzieu évoquait dans cet ouvrage la pulsion auto-destructrice qui vient parfois inciter lauteur à corriger, rajouter, en désorganisant la composition initiale. Cela va de pair avec le renversement incessant du positif et du négatif.
La littérature serait donc une projection de lInconscient ambivalent, mais ce processus de création serait lui-même en proie à des pulsions antagonistes. Dailleurs, Anzieu relève (2003, p. 17-18) une remarque particulièrement intéressante chez Pichon qui, après avoir suggéré que la grammaire puisse être un mode dexploration de lInconscient (1925), affirme que la pensée inconsciente nest pas liée à une langue, quelle cherche des bribes de langage là où elle en a besoin et que la langue sert surtout à déguiser la pensée inconsciente (1938, dans sa critique du travail dEmmanuel Vélikovsky, Jeu de mots hébraïques. Une langue nouvellement acquise peut-elle devenir la langue de linconscient ? ).
Conclusion
Finalement, la langue se fonde sur lambivalence présence vs absence, elle exprime lambivalence inconsciente, elle nexiste que par la parole qui met en conflit corps et code, qui articule subjectivité et objectivité, et elle prétend permettre la communication alors quelle masque la pensée inconsciente. Elle sélabore par des tensions antagonistes dune complexité admirable. Initialement, elle va de pair avec la séparation et la prise de conscience du moi, puis elle ruse et déguise lInconscient, tout en servant doutil privilégié dans la recherche de sa connaissance.
La langue sapparente à la mètis des Grecs, que Détienne et Vernant analysent dans Les Ruses de lintelligence. Comme elle, elle opère « un continuel jeu de bascule, daller et retour entre pôles opposés ; elle renverse en leur contraire des termes qui ne sont pas encore définis comme des concepts stables et délimités, exclusifs les uns des autres, mais se présentent comme des Puissances en situation daffrontement et qui, suivant la tournure de lépreuve où elles se combattent, se retrouvent tantôt victorieuses dans une position, tantôt vaincues dans la position inverse. Comme il appartient aux mêmes divinités, maîtresses des liens, de se tenir sans cesse sur leurs gardes pour nêtre pas liées à leur tour, lindividu doué de mètis, quil soit dieu ou homme, lorsquil est confronté à une réalité multiple, changeante, que son pouvoir illimité de polymorphie rend presque insaisissable, ne peut la dominer, cest-à-dire lenclore dans la limite dune forme unique et fixe, sur laquelle il a prise, quen se montrant lui-même plus multiple, plus mobile, plus polyvalent encore que son adversaire. » (1974, p. 11)
Voyons maintenant les liens entre lambivalence et la schizophrénie, maladie mentale qui a conduit Bleuler à inventer ces deux termes.
Les schizophrènes
Ils peuvent aider à comprendre linfluence de lambivalence psychique sur la parole car ils sexpriment souvent par antiphrases et paradoxes. Leur maladie semble étroitement liée aux relations avec la mère, plus particulièrement au moment crucial de lambivalence entre fusion et séparation, doù un grave problème identitaire et une angoisse infernale. Nous tenterons de relier entre elles les observations et les théories concernant cette maladie mentale afin dy voir plus clair sur les effets de lambivalence dans le domaine du comportement linguistique.
Nous essaierons dabord de comprendre cette maladie à laquelle sont intrinsèquement liés des problèmes de langage, puis nous verrons quelle peut être liée au regard et à la bouche lieu dinvestissement de la parole- par privation de nourriture, enfin nous étudierons plus précisément les anomalies linguistiques des schizophrènes.
a) La schizophrénie est caractérisée par le repli sur soi, linadaptation au réel, le manque de limitation, la structure psychique fragile, selon Bleuler, Minkowski, Pankow et Racamier. La « schizophrénie » doit son nom à Bleuler, qui a créé ce terme de psychiatrie traditionnelle en 1911 et avec qui Minkowski a travaillé. Cest à partir du concept de schizophrénie quils ont cherché à cerner ce qui pouvait exister à létat latent dans le fonctionnement de lêtre humain et que Bleuler a établi la notion de schizoïdie.
Dans son article « Schizophrénie » rédigé sous la direction dAntoine Porot in Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique, Bleuler caractérisait cette maladie par « une altération du sentiment et des relations avec le monde extérieur, en quelque sorte spécifique et quon ne trouve nulle part ailleurs ». Il faisait de cette altération le corollaire dune dissociation de la personnalité, doù le nom « schizophrénie » emprunté à lallemand et inventé par Bleuler, qui signifie « esprit fendu en deux » : de skhizein, « fendre », et phrên, « esprit ». Le substantif est caractéristique de la scission de la personnalité, bien quelle ne soit pas immédiatement perceptible dans les cas cliniques comme dans la concrétisation littéraire de Dr Jekill et Mr Hyde, double personnage de Stevenson scindé en deux êtres opposés.
Létymologie même conduit à observer que le psychisme dissocié se reflète dans la parole, car il est reconnu de tous les psychanalystes que le schizophrène opère des scissions dans son discours : il pratique volontiers des ellipses, qui sapparentent à des coupures, et il arrive souvent quil ne finisse pas ses phrases. Ces phénomènes sont liés au fait quil ne prend pas toujours en compte son destinataire, par peur et/ou par rejet de lautre, à moins quil ne teste ses capacités découte. Il peut inversement surestimer les capacités de son interlocuteur à le deviner parce quil le croit plus proche de lui quil ne lest en réalité ou bien en se faisant des illusions sur ses capacités intellectuelles parce que lui-même soriente sans repères dans une abstraction outrée. Mais le fait est frappant : la scission de son psychisme se reflète dans ses discours, ce qui tend à montrer leffet du psychisme sur la parole. Freud a dailleurs mis en évidence ce phénomène dans Psychopathologie de la vie quotidienne en étudiant les lapsus, quil considère comme lémergence de désirs inconscients.
Si certains aspects de la personnalité sont dissociés, tous les psychiatres mettent laccent sur le manque de familiarité avec le réel (Bleuler, Minkowski, Bion, Widlöcher, Divry, Claude). Minkowski reprend lobservation de Bleuler sur la perturbation des relations avec lextérieur, avec lambiance, sur la perte du contact avec la réalité que Bleuler considérait comme lun des symptômes de cette maladie. Eugène Minkowski y voit lorigine des troubles (que Bleuler attribuait à un déficit organique se traduisant par une perturbation de lassociation des idées) et qualifie ce contact avec la réalité de « vital ». Il sen explique dans La Schizophrénie (1927) et dans certains articles ultérieurement rassemblés ultérieurement dans Ecrits cliniques (2002). Cest dans ce dernier ouvrage que figurent les explications suivantes (p 15-16) :
La schizoïdie et la syntonie sont deux fonctions, deux « principes vitaux » (selon lexpression de Bleuler dont cétait le sujet de mémoire), qui règlent notre attitude à légard de lambiance. « La perte du contact vital avec la réalité est le point central de la conception de la schizophrénie. La syntonie est la faculté de se mettre au diapason de lambiance, de pouvoir vibrer à lunisson avec celle-ci ; elle réalise en même temps lunité de la personnalité. La schizoïdie, par contre, est la faculté de sisoler de lambiance, de perdre le contact avec elle ; elle a pour conséquence un fléchissement plus ou moins grand de la synthèse de la personnalité humaine. Il sagit de deux fonctions normales ; leur jeu réciproque règle notre attitude à légard des événements et des objets qui nous entourent ; elles peuvent sunir dans des proportions variables et déterminent ainsi laspect particulier de tout individu. Quand lune delles saccentue outre mesure, elle donne naissance au caractère anormal, dans lun ou dans lautre sens ; enfin, quand à la suite dune cause quelconque, la schizoïdie ou la syntonie deviennent le siège dun processus morbide, elles donnent naissance à des troubles schizophréniques dun côté et maniaque-dépressifs de lautre. (
) La schizoïdie nest pas une schizophrénie en miniature ; cest une fonction normale qui, sous linfluence de divers facteurs nocifs, peut donner naissance à une psychose schizophrénique. »
Or la schizoïdie excessive est favorisée par lintroversion (terme inventé par Jung pour désigner la propension au fantasme et la prédominance de la vie intérieure) qui va de pair avec le caractère rêveur et/ou mélancolique du poète. Elle est parfois exploitée dans la recherche de réceptivité, avec une sorte de complaisance dans la solitude disponible à la rêverie poétiquement décrite par Jean-Michel Maulpoix dans La Poésie malgré tout. La figure de poète qui sy dessine sous le signe de la mélancolie ressemble à celle du schizoïde. Jean-Paul Valabrega remarque à ce sujet: « La mélancolie, poétique et psychiatrique, a toujours une « latence létale » » (1967 ; 2001 p. 169). Et la schizoïdie entraîne parfois dans une zone dangereuse, intermédiaire entre normalité et folie. Elle situe lêtre dans un état à la fois riche et scabreux qui risque à tout moment de le faire sombrer dans la psychose.
La délimitation entre schizoïdie et schizophrénie est difficile selon Kretschmer. Bumke et Berze estiment que la schizoïdie est une forme de schizophrénie atténuée. Minkowski écrit : «
dans la schizophrénie, les facteurs syntones seffacent de plus en plus et (
) la schizoïdie, privée de ce régulateur, dépasse les limites insaisissables qui lui permettent de remplir son rôle dans la vie ». Lindividu oscille alors entre deux pôles : « lhyperesthésie et lanesthésie affective ». Il nest pas « trop sensible ou trop froid », il est « les deux à la fois » (1927 ; 2002 p. 50). Précisons que la différence entre névrose et psychose, selon Lacan, réside dans le fait que le névrosé opère des refoulements (il enfouit au fond de son psychisme ce qui le traumatise), tandis que le psychotique pratique la « forclusion », à savoir le rejet hors de soi du traumatisme (1981, p. 360-362).
Tout au long de son ouvrage, et malgré toute la bonne volonté évidente de Minkowski envers les schizophrènes, on sent une empathie immédiate pour les syntones, qui se montrent chaleureux et perméables à latmosphère, et une réticence presque viscérale en présence de schizoïdes. Ces derniers, par leur refus de contact et leur froideur, ne facilitent pas la communication. Ils se sentent séparés du monde par un écran, une « vitre de verre », selon lexpression de Kretschmer (cité par Minkowski, op. cit. p. 55), et par leur manière dêtre, font ressentir à autrui cette séparation. Minkowski envisage même de fonder son diagnostic sur labsence de contact éprouvée. Si le psychiatre qui travaille en leur faveur éprouve une telle difficulté à entrer en relation avec eux, on peut supposer que les humains dans leur ensemble ressentent peu de sympathie pour ces malades murés en eux-mêmes dans leur tour divoire et tendent à les rejeter, ce qui amplifie leur isolement et les éloigne encore un peu plus du monde, dans un processus dengrenage auquel il semble difficile déchapper. Le syntone peut présenter le défaut inverse de sadapter au milieu en donnant raison à chacun et en négligeant de se forger une opinion personnelle, mais il attire la sympathie et se sent à laise en société, ce qui nest pas le cas du schizoïde souvent incompris des autres. Minkowski qualifie la vie du schizophrène de « calvaire ». Searles (1965) explique son angoisse par la sensation de ne plus exister en tant quêtre humain et il ressent la particularité du schizophrène comme une absence dhumain.
Racamier (1980, p. 87 et sqq) expose le sentiment dinanité qui sempare du psychanalyste sous linfluence du schizophrène, qui le vide de sa signifiance : cest un « transfert inanitaire ». Il sagit pour le malade de se préserver, si bien quil traite le réel comme les « fumées de la rêverie » (ibidem p. 90), et en même temps de préserver le thérapeute quil veut « tout à soi » dans un amour exclusif. Cet effet désagréable de « vivre un vide », « un effacement » (ibidem p. 91), explique le contre-transfert négatif décrit par Minkowski. Il sapparente à la capacité du schizophrène de vider tout un wagon dun regard. Racamier va plus loin en évoquant « la haine des schizophrènes » : « Je ne parle évidemment pas de leur haine envers nous, dont on sait beaucoup de choses, mais de la nôtre envers eux, qui doit être bien aigre et bien essentielle, pour quon en parle si peu » !
Le schizophrène est souvent considéré comme aboulique et indifférent au monde qui lentoure. En fait, il est hypersensible, mais à la suite dun choc affectif il se préserve des heurts en évitant les contacts et en passant de lhyperesthésie à lanesthésie affective pour ne plus souffrir. Cest probablement ce que nous faisons tous, mais passagèrement et pas au même point- Il oscille par périodes dun pôle à lautre. Lindifférence nest donc quapparente ou provisoire. A force de prodiguer des sentiments excessifs et de nourrir des espoirs inconsidérés, de souffrir par hypersensibilité, il redoute dêtre blessé par autrui et se renferme dans sa coquille, se désinvestissant du monde pour éviter de subir lagressivité dautrui. Quant à la difficulté de volition, elle va de pair avec ce retrait du monde qui empêche le malade de sy investir, mais inversement, quand un schizophrène prend une décision, il la suit avec ténacité quelles que soient les circonstances, sans sadapter aux situations ambiantes, comme cette femme décrite par Minkowski dans La Schizophrénie, qui avait accompli des travaux de couture jusquà réussir à offrir un piano à son fils dans un appartement minable où lobjet détonait, ne semblait pas à sa place, inadéquat au lieu. Encore cette femme, qui se dévouait par amour maternel et cherchait de façon méritoire à favoriser les talents artistiques de son enfant malgré la situation, pourrait-elle être considérée comme admirable.
La perte du contact vital avec la réalité conduit à un déficit pragmatique et une hypertrophie compensatrice de lintelligence, mais celle-ci risque de se dessécher si lisolement est total. « Le fou « déraisonne » bien moins souvent quon ne croit, peut-être même ne déraisonne-t-il jamais. » écrit Minkowski (in La Schizophrénie). H. Claude, A. Borel et G. Robin, parlent également de « discordance entre lactivité intellectuelle et lactivité pragmatique sous linfluence dun complexe affectif » (in Annales médico-psychologiques, 1923 ; « La schizomanie simple », Société médico-psychologique novembre 1925).
Lune des caractéristiques schizophréniques est labsence de perception du temps. Les événements sont situés dans leur successivité, mais en dehors de toute datation. La chronologie, la durée ne sont pas ressenties. Ce déficit de repérage chronologique est diversement interprété. Minkowski sappuie sur Bergson pour lattribuer à labsence dinstinct vital : selon Bergson, le temps vécu est de lordre de linstinct et non de lintelligence (1969, p. 46). En ce qui concerne lespace, le schizophrène sait où il est mais il ne se sent pas exister si bien quil ne sait pas se situer. Les choses sont « comprises plutôt quéprouvées », écrit Minkowski. Les deux domaines, spatial et temporel, sont perturbés. Gisela Pankow (1981) estime que le schizophrène perd la notion du temps parce quil ne peut se situer dans lespace à cause dune mauvaise perception de son propre corps. Elle préconise les bains pour les schizophrènes, comptant sur la main de la masseuse pour faire prendre conscience de la distinction entre les corps et de leurs limites. Selon elle, Rosier obtient des résultats immédiats en entourant les épaules du malade de son bras, mais cela ne suffit pas et il y a des rechutes parce quil manque la parole.
Gisela Pankow propose à ses malades schizophrènes de lui modeler un objet. Les problèmes de structuration du propre corps y sont projetés, ce qui permet au schizophrène de prendre conscience de ses problèmes et de les verbaliser, tout en structurant lobjet, ce qui laide à organiser limage de lui-même (1981). Cette « élaboration de limage matérielle du corps » permettra au malade de se situer dans lespace puis daccéder à « louverture au temps », écrit-elle.
Cependant une autre explication de la difficulté à se représenter son corps dans lespace apparaît chez Otto Isakower selon lequel la sphère auditive régule la position du sujet dans lespace. La situation dans lespace ne viendrait donc pas seulement des contacts épidermiques mais aussi de ce qui est entendu. Le propos dIsakower dans « De la position exceptionnelle de la sphère auditive » (1939) vise à montrer limportance du langage dans la formation du moi et du surmoi, dans la fonction de jugement et lépreuve de réalité. Il montre que la sphère auditive devient ainsi le noyau du Surmoi et quelle aide au maintien de la censure sur le refoulé.
Labsence de repères spatio-temporels et daisance dans le monde concret du réel favorise un goût prononcé pour labstraction. Eugène Minkowski signale létendue remarquable du vocabulaire du schizophrène, surtout dans le domaine abstrait. Gilbert Durand, dans Structures anthropologiques de limaginaire écrit à propos de lautisme, qui fut longtemps confondu avec la schizophrénie et que Bleuler décrit comme laboutissement schizophrénique au détachement total de la réalité au profit de son monde intérieur particulier :
« Le Rorschach traduit cet autisme dans un syndrome décrit par Mounier (Test psychologique de Rorschach) : en particulier on est frappé par le petit nombre de réponses banales, par la croissance inverse des bonnes ou mauvaises réponses originales, par labsence ou la rareté des grands détails normaux, par labsence ou la rareté des réponses forme-couleur. Selon Bohm, la perte de la fonction du « moi-ici-maintenant » se manifesterait par des références personnelles et par des associations spontanées. Ainsi la structure isomorphe première ne serait pas autre chose que ce pouvoir dautonomie et dabstraction du milieu ambiant qui commence dès lhumble autocinèse (lautocinétique est la capacité de se mouvoir sans impulsion extérieure) animale, mais se renforce chez le bipède humain par le fait de la station verticale libératrice des mains et des outils qui prolongent ces dernières. »
Luce Irigaray surtout insiste sur la richesse du vocabulaire des schizophrènes dans Parler nest jamais neutre : ils jouent avec la langue, refont une langue originale avec des néologismes (les « schizophasies ») et la manipulent à leur manière. Ils animent des inanimés, évitent le « je ». Ils refont la grammaire quils maîtrisent très bien. Cest peut-être leur seul espace de jeu. Ils emploient beaucoup de noms et dadjectifs mais peu de verbes, utilisent souvent le verbe être pour établir des équivalences. Leurs énoncés se révèlent originaux avec un vocabulaire recherché. Ils présentent une difficulté à trouver les contraires des mots proposés. Leffet de déconnexion du contexte ambiant se marque de la façon la plus caricaturale dans le langage schizophrénique. Quelle que soit son appartenance socio-économique, le schizophrène émet le même type dénoncé : prévalence métaphorique, spécificité lexicale et transformations complexes. Voici le commentaire de Luce Irigaray :
« A lanalyse, apparaît ce que lanalogie de tels énoncés avec ceux de la classe dominante a de superficiel. Le schizophrène est parlé plus quil ne parle, parlé notamment par la langue devenue activité libre de générations et de transformations et non ensemble de règles, de lois garantissant lélaboration dun message. Il nest peut-être pas dautre message dans lénoncé du schizophrène quun jeu formel de la langue ou du langage et que celui que lallocutaire veut entendre. [Sagirait-il dun appel affectif ? dune peur de lautre ?] Seules les formes linguistiques fonctionnent comme « objets » et elles seraient abusivement qualifiées de métaphores, puisque le schizophrène narticule jamais vraiment énonciation à énoncé. Quoi quil en soit, il est intéressant de noter que cest sans nouvel apprentissage quil produit un discours « abstrait » et apparemment spécifique, où sont réalisées des transformations complexes, discours parfois en troisième personne, etc. Il faut donc conclure que cette créativité de la langue et du langage, dissociable dailleurs de celle du locuteur, existe virtuellement chez tout sujet parlant et quelle est mobilisée ou inhibée en fonction de la situation et de lobjet de communication. Et la libération imprévue hors contexte normatif- de cette créativité, dans le cas de la schizophrénie par exemple, est souvent interprétée par le milieu social ou familial lui-même comme un symptôme. »
Les qualités dabstraction et de créativité surprennent dautant plus quelles apparaissent chez un être qui refuse le contact avec ses semblables et se comporte de manière inadaptée au concret. Ce ne sont plus des qualités déployées par moments et dans certaines circonstances, mais un univers propre à la schizophrénie qui réfrigère parce quil est totalement coupé du monde habituel et normal, où labstraction se pratique sans abolir laisance dutilisation des objets et sans empêcher la fonction phatique de la communication.
Il semble que le malade présente la particularité de ne jamais se comporter de manière opportune, dagir en fonction de son monde intérieur sans se préoccuper des normes environnantes : le monde concret des objets leffraie, ce qui semble lié à leffet de « Das Ding » proposé par Freud et décrit par Lacan (1986, p. 58-72) : une chose rejetée comme étrangère et qui est le « secret de ce principe de réalité paradoxal » qui isole le sujet de la réalité. Et si le langage semble tourner à vide alors quil est complexe, cest peut-être que ce type de malade sintéresse au langage sans se soucier de lefficacité de ses communications et quil évolue dans un monde abstrait hors de toute représentation concrète (Pankow, 1981, p. 38). Luce Irigaray remarque chez les schizophrènes un souci de démarquage, de transformation, voire de reconstruction du code lui-même. Cette particularité, qui ouvre la porte à une certaine créativité, ne favorise évidemment pas la communication, dautant moins quil sy ajoute de fréquentes « interruptions par des parenthèses non refermées ». Ces blancs du discours peuvent correspondre au morcellement intérieur. Mais le plus extraordinaire, et le plus proche de la créativité poétique, cest que « la loi de larbitraire (
) fait défaut à sa langue. Ce qui, paradoxalement, fera interpréter ses propos comme immotivés, gratuits, injustifiés» alors quils tentent « de réduire, dapprivoiser, voire de séduire la force violente des sons. ». Il sagit de déconstruire le langage maternel, comme chez Wolfson, le schizophrène américain qui traduit sa langue maternelle en un mélange monstrueux de quatre langues (Wolfson, Le Schizo et les langues). La dichotomie entre signifiant et signifié est particulièrement inappropriée dans ce langage qui remotive le signifiant.
Dautres dichotomies sont remises en cause par le procès linguistique du schizophrène : il en est ainsi des oppositions locuteur/allocutaire, parole/écriture, énonciation/énoncé, propre/figuré, originaire/dérivé, sujet/objet, actif/passif, etc. Et les observations de Luce Irigaray lamènent à un questionnement sur le fonctionnement de la langue elle-même et ses conventions normatives. Le schizophrène remet en cause la langue maternelle. « Schizophrène serait celui qui na pu, ou pas voulu, entrer dans le jeu, qui en rappelle les dessous, les préalables ou le solde, lenvers, la méconnaissance, et son prix. Le schizophrène ferait signe dun ou vers un en-deçà ou au-delà des signes. »
Dans son article intitulé « Schizophrénie et schizo-analyse », Henri Dumey (in Dictionnaire de la Psychanalyse, Encyclopedia Universalis) considère le désir comme une énergie libre, dune force effrayante, que lon refoule pour se socialiser, ce qui nest pas le cas du schizophrène. La machine sociale écrase le désir, ce à quoi la schizoïdie soppose par un processus de singularisation qui se manifeste par un repliement réparateur, un délire deffondrement et un épanouissement du désir. Dumey rappelle que selon Nietzsche, lindividu est supérieur à la société et peut saffirmer par une créativité féconde et une solitude de défi. Mais ce peut être un chemin solitaire et douloureux, voire dangereux.
La schizophrénie est une « descente aux enfers » selon lexpression de Gisela Pankow qui attribue cette maladie à lincapacité des parents à « renoncer à leur attachement infantile pour leurs propres parents » et à lincapacité de la mère à reconnaître son enfant « comme un être séparé delle-même » (1981, p. 132-133). Et la schizoïdie est un terrain y prédisposant ou une schizophrénie latente non dépourvue de souffrance : lindividu qui ne fonctionne pas comme tout le monde connaît langoisse de la solitude, sans compter le manque de familiarité avec le réel qui nuit à lharmonie de la vie. Mais il peut trouver une consolation dans le domaine artistique.
A propos de louvrage de Karl Jaspers , Strindberg et Van Gogh, Hoelderlin et Swedenborg , dont la première édition date de 1922, selon lequel la schizophrénie est créatrice, Minkowski proteste en précisant que la maladie ne crée pas, mais provoque des expériences inédites de détresse. (Il conteste la schizophrénie de Van Gogh, mais à cette époque on tendait à regrouper toutes les psychoses sous ce nom.) Là où Jaspers parle de « profondeurs métaphysiques », Minkowski voit une authenticité indéniable due au fait que le malade se sent au bord dun abîme et perd le contact avec la vie courante qui pourrait venir le détourner de son expérience assimilable à un calvaire. Jaspers reconnaît dailleurs que la productivité de Strindberg sestompe pendant les poussées de la maladie. Cependant il semble bien exister un lien non univoque- entre schizophrénie latente et création. La schizophrénie est-elle « la ou lune des causes de la création artistique
ny a-t-il pas quelque raison de voir en elle un agent spécifique de la création artistique ? » (Jaspers, op. cit.)
Voici la réaction de Minkowski aux propos de Jaspers :
« La naissance du génie est, à tous les points de vue, bien plus proche du déséquilibre, de linsuffisance, que dun état déquilibre dans lunivers. Cela évidemment néquivaut nullement à un rapprochement, sur le plan empirique, du génie et de laliéné. Là où naît le génie cesse laliénation mentale, sans pour cela que lélan créateur ne trouve les conditions propices à sa réalisation là où dans la vie courante et dun tout autre point de vue nous parlons parfois de troubles mentaux. » (2002, p. 78)
Cette phrase est assez caractéristique de la réflexion psychiatrique. Le génie, à valeur extrêmement positive, reconnue et admirée, ne peut être qualifié daliéné mental, psychotique, schizophrène. Ce serait une sorte dinjure malséante étant donné lapport enrichissant pour la société. Moravia pouvait se permettre de se dire schizophrène parce que son statut décrivain reconnu lui assurait la notoriété. Il affirmait que son niveau culturel et intellectuel était supérieur à celui des psychanalystes et quil ne pouvait donc se confier à eux (in Le Roi est nu).
Un passage encore plus révélateur de Minkowski (p. 209 in La Schizophrénie) concerne Archimède qui, plongé dans ses réflexions lors du sac de Syracuse, sest laissé trancher la tête. Cela correspond exactement au comportement rêveur inadapté à la réalité du schizophrène quil vient de décrire, mais il linterprète de la manière suivante : « Nous comprenons léchelle de valeurs quétablit le rêveur-créateur, et qui le fait sabsorber pour longtemps en lui-même. Un sentiment de piété nous empêchera, pour cette raison, de le qualifier de schizoïde. ». La valeur de créativité reconnue, artistique ou scientifique, est présentée comme incompatible avec la schizoïdie, ce qui revient à nier les aspects positifs de celle-ci. Minkowski, malgré ses indéniables qualités humaines, considère cette tendance constitutionnelle comme honteuse, quoi quil sen défende.
La perte de lunité intérieure empêche le schizophrène de sorganiser en vue dune idée directrice. Il ressemble ainsi à un « orchestre sans chef » selon lexpression de Kraepelin ou à « un livre privé de reliure » selon Anglade. Par conséquent, la composition dun recueil de poèmes ou dune uvre littéraire, qui nécessite un axe organisateur, lui est impossible, pensent-ils. Mais alors, quen est-il de Moravia, Hoelderlin et Swedenborg ?
Freud considérait que la différence entre le génie et la maladie mentale résidait dans la reconnaissance sociale, sans différence psychique qualitative. Philippe Brenot (1997, p. 98) y voit la réussite ou léchec dune immense ambition délirante. Quoi quil en soit, la schizophrénie, par lincapacité et/ou le refus de prendre en compte le réel, offre une possibilité accrue de rêve et de réflexion tout en mettant lindividu dans une situation angoissante de comportement inadéquat qui risque daccentuer son isolement et sa solitude et par là même son inadaptation. Léloignement du monde peut se révéler bénéfique provisoirement, mais cultivé sans limite, il deviendrait dangereux.
Bleuler disait ceci dans un Congrès médical de 1926 : « si la schizoïdie atteint un degré maladif, sans quun processus schizophrénique se soit manifesté, nous parlerons de schizopathie. Si le processus cérébral sy ajoute, soit sous une forme grave, soit sous une forme légère, nous avons la schizophrénie.(
) Il ny a naturellement pas de limites distinctes entre ces différents degrés de particularités ou de bizarreries schizoïdes, et la transition de lun à lautre, nest quaffaire de nuance. » (in La Schizophrénie en débat, p 16-17). Il y a donc des degrés dans la schizophrénie, la schizoïdie excessive reçoit souvent la dénomination de « schizophrénie » et cette étiquette défavorable risque de nuire considérablement au sujet déjà fragile.
Lopposition syntonie vs schizoïdie de Bleuler vulgarisée par Minkowski repose sur le désir ambivalent de fusion vs séparation de Hermann : il sagit de se fondre dans lambiance ou de sen écarter pour sen préserver. Hermann précise les conséquences dune relation duelle qui se passe mal : lagrippement et langoisse de séparation sont dautant plus forts que lenfant na pu satisfaire son instinct dagrippement. Il va combler son abîme affectif en sattachant trop, de manière exclusive, à une seule personne (qui risque de lexploiter) ou bien il peut manifester la réaction inverse de se cacher et de migrer. En fait, cela correspond bien à la description du schizophrène par les psychanalystes : son attachement excessif proche de ladoration ne trouve pas de réciprocité, mais provoque la manipulation abusive ou le rejet ; il passe alors dune phase d hypersensibilité à lindifférence défensive. Cest aussi un « cramponneur inhibé » (Hermann, 1943 ; 1972 p. 19) qui évite le contact et peut fuir continuellement vers des voyages lointains.
b) la frustration orale
Hadju-Gimes (1940), cité par Roheim dans Magie et Schizophrénie (p. 141-142), attribue la schizophrénie à un traumatisme oral dû à la privation de nourriture « en partie en raison dune lactation insuffisante de la mère, en partie à cause de la cruauté de cette dernière et de son manque damour. ». Dans quatre cas observés, le milieu parental était constitué dune mère froide, rigide, sadiquement agressive, et dun père faible et passif. Lenfant victime de frustration prolongée ou répétée devient sujet à des hallucinations compensatoires ; la frustration le conduit à redouter toute tension et manquer de confiance en sa capacité à les dominer.
Roheim lui-même décrit le cas dun malade schizophrène qui se plaint davoir manqué trop longtemps de nourriture (ibidem p. 213). Selon lui, « [l]e concept dunité duelle élucide la scission dans la personnalité, lidentification avec les autres et la prédominance de la magie dans les fantasmes schizophréniques. » (p. 143). Ces fantasmes sont de quatre types selon Roheim :
1) croyance en la puissance magique de faire surgir ou de récupérer des objets, dinfluencer les gens, cette puissance magique émanant du sujet même ;
2) croyance en lassujettissement à des influences magiques de lextérieur, ces influences opérant généralement par lintermédiaire de la bouche.
3) forte tendance à sidentifier avec dautres personnes ou avec des objets de lenvironnement.
4) croyance du malade quil est en réalité « deux personnes » imparfaitement réunies.
Roheim considère que ces deux personnes en une sont la mère et lenfant, ce qui expliquerait le nom de la maladie.
La privation du lait maternel apparaît donc comme une cause possible de la schizophrénie. Dautres traumatismes viennent ensuite laccentuer, car les éléments incestueux sont fréquents dans lhistoire personnelle du schizophrène (Racamier, 1980, p. 133). Il y est souvent question de viol, dabandon et de tentative de meurtre, comme en témoignent les discours des malades. Hadju-Gimes et Roheim ne sont pas les seuls à évoquer la possibilité du risque vital vécu comme un choc traumatisant. Sandor Ferenczi, disciple de Freud analysé par lui, ayant subi lui-même un grave traumatisme pendant lenfance, écrit à propos dun cas de schizophrénie (Journal clinique 1932 ; 1985 p. 52) : lénormité de la souffrance et de la détresse, labsence despoir de toute aide extérieure, poussent vers la mort. Après la perte ou labandon de la pensée consciente, les instincts vitaux organisateurs (quil appelle « orpha ») séveillent, apportant la folie au lieu de la mort. Et cette intelligence vitale conduit à lobéissance outrée par angoisse de tuer ou dêtre tué, mort de faim ( p. 173-174). Selon lui, le schizophrène décrit est disloqué en trois fragments (p. 52-53):
la souffrance inconsciente, affect refoulé pur.
un être singulier, « orpha », qui joue le rôle dun ange gardien ; il suscite des hallucinations daccomplissement et de vux, des fantasmes de consolation. Il anesthésie la conscience et la sensibilité contre des sensations qui deviennent intolérables. Cette partie maternelle ne peut agir autrement quen faisant gicler toute vie psychique hors du corps, souffrant de manière inhumaine.
un corps sans âme regardant la mutilation comme quelque chose qui est arrivé à quelquun dautre.
Ferenczi revient ultérieurement (ibidem p. 269) sur le fait quune enfant qui nest pas nourrie perd la motilité et lenvie de vivre. Le rapport entre érotisme oral et dépression, établi par Karl Abraham, peut aller jusquà lintrojection dordre cannibalique qui vise à détruire lobjet d'amour : « A partir de là lambivalence règne sur la relation du moi à lobjet. » (1924 ; 2000 p. 192).
Pour Mélanie Klein, le manque du bon objet est vécu comme une attaque par les mauvais objets. Le nourrisson est rongé par sa faim. La frustration est vécue comme une persécution (Segal, 1979, p. 110-111). Lagressivité cannibalique se mue alors en sentiment de culpabilité qui conduit à lidentification projective pour se débarrasser des mauvaises parties du moi et mettre à labri les bonnes parties ; mais cela conduit à un appauvrissement psychique et à un assujettissement insupportable, avec idéalisation de lobjet et dévalorisation de soi, doù la haine et le rejet de lobjet dabord idéalisé. Mélanie Klein distingue la jalousie de lenvie, mais considère que la jalousie pathologique peut masquer lenvie destructrice, lenvie démesurée pour la mère, issue de la frustration orale. La petite fille frustrée risque de sattacher au pénis du père à la place du sein haï de la mère ; elle recherche alors le père non pour lui-même, mais comme attribut de la mère. Cela peut la conduire ultérieurement à rechercher un homme déjà attaché à une femme (ibidem p. 136)
Ce drame de la faim inassouvie dans la petite enfance perturbe évidemment au plus haut point la relation duelle. Hermann constate (op. cit. p. 67) que si une fille jeûne et ne saccorde que quelques bouchées, elle arrive à maintenir le jeûne ensuite ; mais si elle sabandonne à son instinct, elle na plus aucune maîtrise de la dévoration. Tentons dappliquer cela au bébé abusivement assoiffé : il va contenir et renier son désir toujours insatisfait, jusquà ne plus éprouver aucun désir, ou bien il va sadonner à une soif de dévoration, un désir dabsolu qui peut se développer dans le domaine amoureux, artistique ou mystique. Bien évidemment, il est hors de question denvisager une relation univoque entre la schizophrénie et lart ou le mysticisme. Simplement, ce sont des voies où peut conduire un désir dabsolu exacerbé. Par ailleurs, la souffrance est telle dans la privation de nourriture du petit enfant quelle peut le conduire à éviter les contacts humains, ressentis comme dangereux. Enfin, cette douleur affolante du bébé privé daffection et de nourriture conduit, selon Ferenczi (op. cit. p. 271) à la « haine inexprimée » assortie dun sentiment de culpabilité qui incite à la renverser en bonté exagérée.
Certaines personnes, mal aimées dans leur enfance, peuvent se montrer serviables et dociles dans lespoir de se faire aimer, en compensation affective, ce qui est généralement voué à léchec parce quelles sont simplement exploitées. Mais le schizophrène se sent menacé de mort sil ne satisfait pas le désir dautrui : il le fait de peur dêtre tué, comme il a failli lêtre faute de nourriture. Il ne sagit plus de manger, mais de ne pas être mangé. Par ailleurs, les observations de Spitz (nous y reviendrons à propos de la négation et la pensée p. 92-95&167-169) montrent que les bébés privés de leur mère meurent souvent d « hospitalisme » (1945, The Psychoanalystic Study of the Child), cest-à-dire de carence affective due à la séparation brutale davec leur mère lors de leur hospitalisation, ou ne peuvent pas se développer normalement. Né à Vienne dans une famille juive, René Spitz grandit en Hongrie. Il devient médecin à Budapest en 1910. Son intérêt pour la psychanalyse, et les encouragements du psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi, le conduisent à suivre une analyse didactique avec Sigmund Freud dans les années qui suivent.
Lenfant privé dune relation satisfaisante avec sa mère risque donc la mort. Cependant, quand la catastrophe nest pas totale, une relation duelle perturbée peut conduire au retrait dinvestissement ou au contraire au désir outré qui conduit à la recherche dabsolu. Et le schizophrène semble alterner ces deux phases entre les pôles opposés dhypersensibilité et dindifférence. Encore cette indifférence nest-elle pas une absence daffect, mais bien plutôt un effort désespéré pour se mettre en retrait démotions trop vives, un refus des relations perçues comme dangereuses et/ou douloureuses. Il semble indifférent, mais peut-être son refus de communiquer tient-il au fait que ses cris inentendus lont conduit à se persuader de la vanité de tout essai de communication.
Spitz (1957, p. 53) signale que même des savants dont le cadre de référence ne tient pas compte de la théorie psychanalytique, comme Latif I. (1934) ou Lewis M.M. (1936) , ont souligné qu « il est inévitable que tout ce quexprime lenfant en relation avec la nourriture soit modelé par les mouvements de la nutrition ; lorsque nous discutons la nature du langage, nous ne pouvons pas échapper au fait que les organes de lexpression verbale sont également les organes de la succion. ». (Latif « The Physiological Basis of Linguistic Development and of the Ontogeny of Meaning » I II III, Psychol. Rev. XLI ; Lewis « Infant Speech », Londres, Kegan Paul). Il nest donc pas étonnant que nos malades schizophrènes mal nourris dans la toute petite enfance manifestent des anomalies linguistiques.
c) Le comportement linguistique
Quoiquil en soit, si la présence de la mère na rien de sécurisant ou si son absence se prolonge trop longtemps, lenfant ne peut remédier à son absence par des représentations verbales. On pourrait penser quil reste en proie aux hallucinations et prend les mots pour des choses. Mais comme lexplique Hanna Segal dans Notes sur la formation du symbole (1957, trad. 1970, glosée par Anzieu, 2003 p. 15), la formation du symbole est une activité du moi qui cherche à intégrer les angoisses primaires de crainte des mauvais objets aussi bien que le désir de fusion à lobjet idéal. Dans la position paranoïde-schizoïde, où labsence et la totalité de lobjet sont niées par le clivage, des parties du Soi et des objets internes sont toutefois projetés, déplacés, sur des objets du monde extérieur auxquels ils sont narcissiquement identifiés, constituant des points dancrage pour la formation du symbole. Ces premiers symboles ne sont pas reconnus comme tels par le tout-petit, qui nest pas encore un sujet ; ils sont confondus avec les objets quils sont censés représenter : ce sont des équations symboliques. Celles-ci sont à la base de la pensée concrète du schizophrène : Hanna Segal donne lexemple dun ancien violoniste qui refusait de jouer en public : « Vous ne voulez quand même pas, Docteur, que je me masturbe devant eux ? » Pour lui, jouer du violon nest pas un équivalent, mais un acte masturbatoire.
Proche de ce point de vue, lanalyse de Wilfred R. Bion reproduite dans louvrage dAnzieu (2003, p. 188-205) concerne « le langage et le schizophrène » et date de 1955. Il sappuie sur un passage de Freud dans son article de 1911 intitulé « Formulations concernant les deux principes du fonctionnement psychique » rappelant que lon passe de lopposition plaisir/ douleur à la conscience de lopposition vrai/faux : « limportance grandissante de la réalité externe augmente aussi linvestissement des organes sensoriels dirigés vers ce monde extérieur, et de létat de conscience qui sy rattache ; la conscience apprend alors à comprendre les qualités sensitives en plus des qualités de plaisir et de douleur qui lintéressaient seules jusqualors ». Bion affirme que le principe de réalité ne sacquiert pas chez le psychotique, et plus particulièrement chez le schizophrène, qui en reste à fuir la douleur, même si cela doit lempêcher de trouver le plaisir. Le malade attaque ses organes sensoriels et la conscience qui sy rattache parce que la réalité lui est insupportable. Il ne peut atteindre létape du principe de réalité et cet échec se situe au moment que Mélanie Klein décrit comme développement de la position dépressive. Pour échapper à la dépression qui serait trop intense, il perd le contact avec la réalité interne et externe.
Daprès les observations de Hadju-Gimes concernant la privation de nourriture, il est compréhensible que lenfant privé de plaisir buccal (le babillage avec la mère risque dêtre également compromis dans ce type de situation) ne puisse affronter la réalité ni sapproprier correctement la parole qui passe par la bouche, quil établisse des « murailles sonores », selon lexpression de Gori, pour se protéger de son environnement et quil utilise des « fantasmes de toute-puissance » compensatoires (Roheim 1969 ; 1986 p. 237).
Bion considère que le schizophrène opère des « attaques destructrices » contre les éléments de son Moi qui ont pour fonction détablir le contact avec la réalité. Ces éléments sont, selon Freud, lattention , la « notation » qui fait partie de la mémoire, la « prise impartiale de jugement », laction et lévitement de laction par la pensée. Bion ajoute que la pensée verbale est « la caractéristique essentielle de ces cinq fonctions du Moi » (1955 ; Anzieu 2003 p. 189-190). Il observe chez ses patients schizophrènes que leur langage est employé « de trois manières : comme mode daction, comme méthode de communication, comme mode de pensée. ». Cest probablement ce que chacun fait (il est courant de chercher à agir sur le destinataire par la fonction conative du langage), mais le schizophrène va choisir laction ou la pensée de manière inappropriée. Par exemple, il avance vers un piano pour comprendre pourquoi quelquun en joue au lieu de poser la question ; ou bien, sil doit se déplacer, il utilise la pensée omnipotente comme moyen de transport (ibidem p. 193). Cest donc lefficacité du choix entre action et pensée qui pose problème.
Bion attribue à un malade lintention de cliver son psychanalyste parce quil parle dune voix somnolente comme pour lendormir tout en stimulant sa curiosité (ibidem p. 194). En fait, lobservation de la voix monocorde des schizophrènes est établie de manière si unanime par leurs thérapeutes quil sagit plus probablement dune incapacité à sexprimer par lintonation que dune volonté de cliver lanalyste. Cest leur inhibition qui les empêche dexprimer leurs émotions. Mais le résultat est un contre-transfert négatif. Bion rappelle que le langage courant nécessite la synthèse de nombreux éléments, dont la prise en compte de la culture et la personnalité du destinataire, avec utilisation de lintonation et la prononciation appropriée. Cest cela qui fait défaut chez le schizophrène. Et le langage peut être si maltraité quil devient difficile den comprendre le sens. « Limportance des processus de clivage chez le schizophrène lui rend difficile de pouvoir se servir des symboles » car la capacité de symboliser nécessite d « appréhender les objets totaux ». (p. 194-195) Et lémergence du langage est associée à la « position dépressive » comme la montré Mélanie Klein. La pensée verbale affûte la prise de conscience des états psychiques et du même coup celle des « persécuteurs internes ». On peut supposer que parmi ces persécuteurs internes se trouve le désir de mort parental intériorisé. La position dépressive est ressentie comme si catastrophique que le patient ressent de la « terreur » en utilisant la langue, en cherchant à se comprendre et en progressant : à chaque intégration, en passant du clivage multiple au clivage en quatre parties , puis deux. Langoisse est telle quil tend à revenir à un état totalement désintégré (Bion, 1955 ; Anzieu 2003 p. 200-201).
Bion observe que les progrès de capacité verbale vont de pair avec la dépression. Il évoque un patient en perpétuelle rébellion contre la dépression à laquelle il saccrochait pourtant de peur de devenir « schizophrène catatonique ». Il passait souvent de la dépression à la schizophrénie et vice-versa, en liaison avec « lintégration et la désintégration de la pensée verbale » (ibidem p. 202-203). Enfin, il évoque labsence dhumour du schizophrène (ibidem p. 204) et rejoint en cela bon nombre de psychanalystes qui observent sa manière systématique de prendre les mots au pied de la lettre. Cela peut sexpliquer partiellement par les moqueries subies en raison dun comportement inadapté à la vie, mais aussi par sa difficulté à démêler le vrai du faux. Cette absence de recul ne lui facilite pas non plus la communication.
Anzieu glose Bion (2003, p. 16) en ces termes : la fonction alpha du langage qui permet la symbolisation et la pensée requiert « la constitution du Soi contenant, apte à penser le non-sein, lequel est le degré zéro du symbole, cest-à-dire apte à se représenter labsence du sein nourricier et protecteur sans en être détruit. A linverse, la fonction bêta, spécifique de la position paranoïde, projette en les éparpillant des morceaux du Soi et des objets internes dans des objets ou des morceaux dobjet » externes. Le schizophrène oscillerait entre un traitement des mots comme soi-objets bizarres et un emploi correct du code linguistique. Anzieu apparente ce stade des mots-objets aux équations symboliques de Segal.
Mais revenons sur la peur des moqueries censée empêcher le recul de lhumour chez le schizophrène. Elle séclaire par un développement intéressant de Hermann à propos de la honte (op. cit. p. 155-169). Dabord les plaisanteries sont ressenties comme des menaces parce que lenfant se crée plus facilement des illusions. Distance entre réalité et plaisanterie sont donc plus ténues (ibidem p. 162). Or il en est de même chez le schizophrène, qui éprouve quelque difficulté à distinguer réel et imaginaire. En outre, le cramponnement du schizophrène par langoisse, qui sadresse aux autres et plus particulièrement à la mère, saccompagne du détachement pour sen protéger. Par suite, le recul par rapport au nouvel objet dont il se méfie prend le dessus (ibidem p. 155). Le bruit leffraie et sa peur peut sétendre à la parole (ibidem p. 160).
On peut susciter la honte par le dressage, la provoquer par des regards furieux ou méprisants. Langoisse devant des regards foudroyants assortis dune exigence dobéissance absolue amène la stupéfaction. Il y a des menaces danéantissement total qui se traduisent dans le psychisme enfantin par la peur dêtre dévoré (ibidem p. 165). Alors que langoisse incite au cramponnement par blotissement, la honte inhibe. Elle détruit le désir de cramponnement et de relations humaines (ibidem p. 166). Un passage de louvrage de Hermann semble correspondre tout à fait au comportement du schizophrène, à la fois par le sentiment de moi évanescent, linhibition et lasthénie :
« Le sentiment de la honte nest pas sans rapport avec lévanouissement. Le honteux se sent abandonné par ses forces, il seffondre, il sent le sol se dérober sous ses pieds, il baisse la tête et les yeux, cherche à se retirer, à se cacher, à se soustraire à la vue dautrui : Gerson parle à ce propos de linhibition de lamour-propre, Hirschfeld-Götz dune sensation dasthénie ; déjà Descartes et Spinoza avaient vu dans la honte un phénomène apparenté au deuil, à la faiblesse et à linhibition. Se trouvent inhibés les processus intellectuels et la volonté qui cherchent à agir sur le monde extérieur. Quand on a honte, on voudrait dire « je ne veux rien, je ne peux rien ». La différence entre honte et angoisse se manifeste clairement dans les yeux : ceux de langoissé cherchent ; une description dun orang-outang parle de la perte déquilibre visuel en cas de frayeur, chacun des deux yeux regardent dans des directions différentes. Celui qui a honte a les yeux fixés au sol. » (ibidem p. 166).
Les propos de Hermann visaient à démontrer lexistence de linstinct filial ou instinct dagrippement même quand il ne se manifeste pas : « En cherchant les origines dun tel état dinhibition, nous découvrons obligatoirement quelque événement générateur deffroi dû au comportement intimidant de léducateur. Cest cette frayeur qui provoque chez le honteux létat dimmobilité et dinhibition, décrit entre autres par Rajka. Pour Rajka, immobilité et cramponnement sont deux états coordonnés, mais chez le honteux, il ny a pas de volonté de se cramponner, on veut se cacher, on veut rester seul. Ainsi, labsence de la tendance au cramponnement nest pas une conséquence naturelle, mais une des phases particulières de limmobilisation provoquée par la frayeur. » (ibidem p. 166). La honte est donc un « affect commandé » qui transforme le sujet en chose par lhumiliation. On lui enlève toute dignité humaine en faisant de lui un objet toujours disponible. Il devient un esclave immobile et inhibé (ibidem p. 167). La honte est une sorte d « angoisse sociale » issue de la famille et qui conduit à vouloir se séparer du groupe (ibidem p. 168).
La manifestation excessive de linstinct de cramponnement saccompagne généralement dun excès de la tendance opposée : séparation et détachement. La tendance au détachement est une formation réactionnelle, une défense contre linstinct de cramponnement et elle va de pair avec la répétition dun traumatisme subi. Quelques formes régressives apparaissent sans gravité dans le fait de se ronger les ongles ou sarracher les croûtes (ibidem p. 115). Ces actes darrachement violent correspondent à une tendance du moi décelée par Freud et Ferenczi- à revivre la séparation, cette fois de façon non traumatique et subie mais volontaire et maîtrisée (ibidem p. 116). Daprès cette analyse, on peut supposer que le développement dun langage à part du schizophrène constitue une forme de séparation outrée, provoquée par la honte et constituant une forme de défense par rapport aux humiliations subies de manière répétitive. En outre, il est probable que le fait dêtre sans cesse disqualifié pendant lenfance mène au mensonge et à la pratique exacerbée de lantiphrase : si lon a systématiquement tort, il devient prudent de mentir et même de dire linverse de la vérité.
Hermann montre aussi que langoisse de mort correspond à lisolement par rapport à la mère ou à la menace de castration et la peur du père en colère (ibidem p. 158). Il semble que cette angoisse de mort provienne dune menace parentale et que le désir de mort des parents sur lenfant sintériorise ensuite dans le Surmoi si bien que langoisse perdure.
Lobjet dangoisse initial trouve ses substituts dans la conscience. Une autre sorte de substitut ne vise pas lobjet anxiogène ou la personne redoutée, mais le proche parent souhaité comme protecteur, cest-à-dire, originellement, la mère. Après la division du psychisme, homogène à lorigine, en « moi » et « ça », ce dernier, en tant que partie forte, se supplée à la mère. Ce nest plus à la mère que notre moi donnera le signal dangoisse mais à son suppléant intérieur, le « ça ». Le sentiment dangoisse va saggraver : le moi abdique et naspire plus quau rétablissement de lunion intérieure originelle, sur le modèle de lancienne dualité mère-enfant (ibidem p. 157). Cela expliquerait que le schizophrène, dans le but de remédier à son sentiment dinexistence dû à un moi ressenti comme labile, se détourne des relations humaines pour se préoccuper de cette partie de lui-même dont les pulsions le rassurent en ce qui concerne la réalité de son être. A lécoute du « ça », il guette les bribes de désir émanant de son psychisme agonisant et sy conforme.
Une fois séparé de ça, le moi sy raccroche en cas de danger, le « ça » apparaissant comme le dépositaire de la mère extérieure. Or, en cas de tourbillon instinctuel, le « ça » se débarrasse du « moi » et cest dans le psychisme intérieur de lenfant que se manifeste la signification de traumatisme, capitale déjà en tant que danger extérieur. Autrement dit, après la différenciation du psychisme, la distinction entre extérieur et intérieur ne coïncide plus avec celle entre extra-corporel et intra-corporel. Pour notre moi, le ça, dès quil accentue son indépendance, devient monde extérieur, mauvaise mère, voulant se débarrasser du moi-enfant qui se cramponne à lui (ibidem p. 162-163).
Revenons au langage particulier du schizophrène, qui pratique volontiers des néologismes. Roheim (1969, p. 246-247) relie les néologismes de son malade au traumatisme oral subi et montre que ce lien apparaît fréquemment dans les ouvrages littéraires de Lewis Caroll. Dans lintroduction au poème « La Chasse au snark » (1876, The Hunting of the Snark ), lauteur sexplique sur les mots difficiles qui se rencontrent dans le poème : « Ainsi prenez les deux mots « fumant » et « furieux »
si vos pensées inclinent si peu que ce soit du côté de « fumant », vous direz « fumant furieux » ; si elles inclinent ne fût-ce que de lépaisseur dun cheveu du côté de « furieux », vous direz « furieux fumant » ; mais si vous avez ce don des plus rares, un esprit parfaitement équilibré, vous direz « fumieux ». » En fait il sagit de mots-valises manifestement fondés sur lambivalence et ils apparaissent de manière privilégiée avec lévocation dune privation de nourriture. Le malade de Roheim, qui avait souffert de privations de nourriture, jonglait avec les mots et créait des néologismes, comme dans tous les cas de schizophrénie observés et décrits. « Cette fonction orale étant réellement essentielle pour lenfant du point de vue de son contact avec sa réalité et de sa survie, nous avons cru pouvoir faire état dun fondement oral du moi. » (Roheim, ibidem p. 266)
Le schizophrène pratique lemploi de néologismes sans sen expliquer le moins du monde, en les incluant dans son discours comme si de rien nétait. Cependant puisquil les prononce, on peut supposer quil ne cherche pas seulement à jouer tout seul, mais quil cherche à séduire ou à se faire entendre tout en rendant la chose difficile à son interlocuteur. Cherche-t-il à tester sa faculté de compréhension ? Essaie-t-il de vérifier que, pour une fois, on lécoute ? Cest ce qui ressort des discours de schizophrènes rapportés par leurs psychothérapeutes : lorsquils ont exprimé leur souffrance, ils pratiquent une distorsion du langage accentuée, comme pour sassurer davoir été entendus. Quoi quil en soit, le schizophrène veut et ne veut pas être compris. Il se sépare du code commun, ce qui est encore une forme de scission, comme les ellipses et la suppression des fins de phrases.
Roheim établit ainsi un lien entre loralité, le temps et le langage chez Lewis Caroll : « Lhistoire toute entière dAlice au pays des merveilles repose sur les problèmes du temps et de loralité. Le Lapin tire une montre de la poche de son gilet et craint dêtre en retard. Quand Alice plonge dans le terrier, la première chose quelle aperçoit cest un pot sur lequel sont écrits les mots : « Marmelade dorange » , mais à son grand regret il est vide (traumatisme oral). Elle nose pas le laisser tomber de crainte de tuer quelquun au sol (agression). Puis elle espère quon noubliera pas chez elle de donner à Dinah (son chat) sa soucoupe de lait à lheure du thé ; ensuite elle se demande rêveusement « Est-ce que les chats mangent les chauve-souris ? » et quelquefois « Est-ce que les chauve-souris mangent les chats ? » (p. 247). On peut remarquer une inversion entre sujet et complément dans les propos dAlice. Comme elle sidentifie au chat, il sagit pour elle de manger ou dêtre mangée.
Roheim remarque dans « La Chasse au Snark » loubli de son propre nom, langoisse de disparition, les difficultés de communication orale, quil met en rapport avec les angoisses de son malade : « A notre avis, le malade réagit à son traumatisme oral en sidentifiant au sein source de vie- qui disparaît. Si le sein disparaît, il disparaît, lui aussi. » (p. 247). On peut ajouter à cela le sentiment de honte analysé par Hermann, qui conduit à lévanouissement. Racamier parle dun « regard de la disqualification », ce regard maternel hostile qui mortifie la vie psychique (1980, p. 30). Par compensation, le schizophrène pratique la « pensée magique », cest-à-dire que dans un fantasme de toute-puissance, il imagine agir sur le réel. Roheim rapporte ces propos de son malade pour montrer que la magie (ou la schizophrénie) est « fondée sur la fixation sur lobjet intériorisé » :
« Une fois, quand ma mère est venue me voir avec ses deux surs, javais trois pommes. Je me demande encore si les trois pommes que javais mangées pouvaient comprendre ou savoir ce que je mefforçais de dire aux autres personnes.
Jespère que ma mère viendra et me ramènera à la maison. Jessaye de toutes mes forces que les choses deviennent vraies. Dans mes rêves et dans mes histoires, je veux dire. Parce qualors, je pourrais retourner chez moi. » (p. 239).
Cette pensée magique prend donc son origine dans la petite enfance. Elle saccentue probablement par des expériences interprétées à travers le même fantasme de toute-puissance. Par exemple le contre-transfert négatif, constaté par Minkowski, Racamier et quelques autres psychanalystes, peut persuader le malade que décidément il est rejeté par autrui ou bien que son regard a le pouvoir danéantir autrui. Lorsque son regard vide un wagon, selon lobservation de Racamier, on peut penser quil effraie, mais lui peut simaginer que son désir disolement opère une forme de magie et que son vu muet de rester seul est efficace. Reproduit-il le regard de disqualification quil a subi ? Cest dune efficacité inouïe.
Mais cest surtout à sa propre inanité que travaille lomnipotence du schizophrène. « Le moi schzophrénique se dessine alors comme une très puissante machine à faire le vide dans le moi, dépensant ainsi dénormes quantités dénergie, dont bien peu resteront disponibles pour des tâches à la fois plus modestes et plus rémunératives. » (Racamier, op. cit. p. 93). Cependant son omnipotence destructrice peut se révéler créatrice dans son fantasme de guérir autrui avec sollicitude, notamment son thérapeute, en se faisant mère nourricière ; il sagit surtout de se régénérer lui-même (ibidem p. 94-96).
Pour Racamier, le trouble essentiel concerne le sentiment de familiarité avec le réel qui vient de « la façon dont la mère la regardé » (ibidem p. 54), regard médusant susceptible de couper lappétit et qui conduit à traiter sur le même plan le réel et limaginaire. Les schizophrènes éprouvent le besoin de vérifier la réalité de leur environnement au réveil pour la distinguer de leur rêve. La confusion entre imaginaire et réalité peut avoir une autre origine que le regard disqualifiant, qui sadjoint à la première en la renforçant : cest un environnement de mensonge ou, pire, lexigence du déni de réalité. Racamier compare lunivers du schizophrène à celui dAntoedipe (ibidem p. 22) dont la mère « exigeait quaucune vérité, quelle quen soit la nature et la portée, ne fût jamais reconnue comme telle. ». Lorsque lenfant sent ce quon lui cache, quil sagisse du rejet parental, de la haine masquée sous couvert de tendresse, des secrets de famille tels que la bâtardise ou linceste, il en est réduit à des suppositions pour essayer dappréhender la vérité. Comment pourrait-il alors faire la différence entre ce quil suppose être vrai et ce quil imagine ? Il attribue ce quil ressent et qui est vrai à des « folies » de sa part pour ne pas donner tort à son objet damour. Lorsque ses hypothèses savèrent justifiées et quil sen rend compte, son vécu le convie à croire à ses fantasmes, qui lui semblent bien plus probables que lapparence de réalité qui se présente. Il a pu deviner la vérité en opérant des déductions rapides (sans avoir le temps den prendre conscience) daprès telle inflexion de voix, telle nuance dans le regard ou telle expression faciale. Le fait est quil devine juste, probablement grâce à une vigilance exacerbée dans un univers ressenti comme dangereux.
Linvestissement normal du réel passe par le miroir quest le regard maternel, « regard unitaire » de « médiation symbolique » (Racamier, ibidem p. 113). En outre lidée du moi, issue de ce regard, permet daborder autrui sans crainte, en le considérant comme un être de la même espèce. Ce nest pas le cas chez le schizophrène. Le contact humain leffraie totalement (ibidem p. 114), ce qui le mène à un comportement paradoxal. Non seulement lautre ne fonctionne pas comme lui, mais il lui apparaît comme un danger potentiel. « Le paradoxe central du schizophrène porte sur lexistence mutuelle de lobjet et de soi, voulant que chacun deux ne soit quen nétant pas. » (ibidem p. 55). Le schizophrène vit en pleine paradoxalité parce quil vit à proximité de son Inconscient ambivalent, selon de nombreux psychanalystes. Racamier considère que cest un rejet de lambivalence intolérable qui lincite à rejeter son moi en même temps que son ambivalence. Il semble que lambivalence ne soit pas intégrée. De même que le sujet se noie dans la panique sil ne peut intégrer la peur, il est en proie à lambivalence sil ne peut ladmettre et agir, opérer un choix en renonçant à cumuler les deux possibilités ou sentiments antagonistes. La régression déstructurante ramènerait à lindistinction entre soi et autrui, entre lamour et lagressivité (ibidem p. 61). Il sagit déviter les conflits et lambivalence pour échapper à la dépression (ibidem p. 62). Et « leur absence à eux-mêmes est le prix dont ils paient le rejet de leur ambivalence », qui est « à la base du sentiment de soi » (ibidem p. 62). Quoi quil en soit, la forclusion et le déni de lambivalence nempêchent pas celle-ci de se manifester dans le comportement et le langage paradoxaux, bien au contraire : ce quon sefforce de se nier à soi-même revient dautant plus fort.
Paradoxalement, le schizophrène ne saurait pas « couper », « séparer » les pôles opposés de lambivalence, malgré son appellation de « schizophrène » qui signifie « esprit coupé ». Cette ambivalence caractéristique de la psyché humaine le rigidifie dans une impossibilité de choix. Par exemple pour boutonner un vêtement, le malade hésite jusquà linertie entre commencer par le haut ou par le bas, ce qui l inhibe dans laction. Lincapacité de choix le maintient dans cette ambivalence vitale qui devient létale si lon sy arrête. Le choix en lui-même ne doit pas occulter le besoin de mouvement actif qui suit une trajectoire du désir au-delà de lalternative. Cest peut-être labsence de refoulement psychotique qui lempêche de masquer lun des pôles pour progresser vers le but de son désir. La résolution du « ou
ou
» lenglue dans un « et
et
» qui caractérise la fusion bien plus que la séparation.
Le résultat linguistique est que le schizophrène sexprime en employant beaucoup de paradoxes et dantiphrases. Leur utilisation normale reste sporadique et se teinte dhumour. Le schizophrène en fait un mode dexpression systématique qui donne une apparence dabsurdité à ses discours. Dans un univers où le vrai et le faux séquivalent, où les tendances opposées se résolvent par limmobilisme, le mode dexpression reste ambivalent : le schizophrène ne voit aucune raison de prononcer une phrase plutôt que son inverse et même il se satisfait de pratiquer lantiphrase qui traduit son incertitude permanente. Les paradoxes semblent contradictoires, mais révèlent sa vérité profonde puisquil vit en permanence dans ses contradictions intérieures, sur la crête invivable qui se situe entre deux versants opposés sans possibilité de choix. Ils représentent verbalement lambivalence psychique du schizophrène. Si lon ajoute à cela la notion de « double bind » (double lien) de Bateson (1956) selon lequel le malade reçoit des ordres inconciliables impossibles à réaliser, on comprend quun tel environnement inhibe au lieu déduquer et conduise à la paradoxalité. Les ordres contradictoires visent dailleurs à mettre lenfant en faute pour le plaisir de constater quil a toujours tort : il est accusé davoir tort dexister, ce qui provoque les sensations de disparition existentielle. Et lui-même reproduira ces exigences impossibles à satisfaire dans une sorte de « nud paradoxal » où « le moi de lautre est étranglé » (Racamier, op. cit. p. 146)
En outre, les ellipses qui traduisent la scission de son psychisme participent à lémission de paradoxes. Imaginons par exemple quil veuille dire « Jaime changer de route, mais je ne lai pas bien vue à cause du brouillard donc je vais reprendre la même. » Il est susceptible domettre les besoins de compréhension de son destinataire et deffacer lexplication « mais je ne lai pas bien vue à cause du brouillard », ce qui donne la phrase paradoxale « Jaime changer de route donc je vais reprendre la même », qui manifeste une absence de logique dont il est innocent ou laisse supposer un masochisme inexistant.
Ou bien sil écrit en négligeant de poster son courrier, ce qui manifeste un désir de communiquer entravé par le refus de communication, il peut dire que ses lettres font « poche restante », en sappuyant sur lexpression « poste restante ». Et ses jeux de mots peuvent être amusants, mais il ne prévient pas des distorsions, qui laissent son interlocuteur interdit. Il procède à des cisaillements du langage tels que les décrit Michel Leiris dans Langage tangage : « (
) il y a lieu de compter parmi mes ressorts mentaux une ambivalence radicale envers les mots qui mamena et mamènera probablement encore- tantôt à les démantibuler, les brouiller pour la joie de les brouiller et les mettre volontiers au ras du trottoir, tantôt - en des moments de chance singulière- à les investir dun rayonnement doracles, procéder à ces bouleversements qui dans des cas extrêmes savèrent dorientations si opposées revenant à traiter en idole à deux faces, lune angélique et lautre grimaçante, ce langage à la fois adoré et abhorré. » (p. 145-146). Mais à la différence du poète, le malade ne prévient pas quil sagit dun jeu parce quil vit constamment dans cet affrontement entre son style propre et le code commun. Ce jeu, qui pour lui devient la norme, affecte ses discours, ce qui aggrave ses difficultés de communication.
Le schizophrène vit ses relations avec autrui comme une menace dont il se protège en prenant ses distances notamment par des particularités de langage, mais quand il se laisse apprivoiser, il adore au lieu daimer, ou satisfait le désir dautrui pour éviter la menace de mort quil imagine, si bien quil est souvent ridiculisé, exploité, « mangé », et que ses vains appels affectifs le conduisent à léchec, ce qui renforce le sentiment de manipulation abusive et de rejet. Il sisole et se mure, parfois jusquau mutisme absolu. Il supporte mal les variations à cause de son sentiment didentité évanescent, si bien quil hésite à changer de vêtements et présente des attitudes stéréotypées. Cependant, dans le domaine de la langue, il se montre plus innovateur que tout autre, comme pour en contester les normes, avec acharnement.
Selon un article de Danon-Boileau (2006, p. 137-145), le passage du cri dexpression, de pure décharge émotionnelle, au cri communicatif opère un changement du signifiant : dans le premier cas, lénergie occupe toutes les harmoniques de la voix, alors que dans le second, elle se concentre de manière canalisée. Cette forme de socialisation, qui va de pair avec lespoir que peut avoir le sujet de sadresser à une présence attentive, napparaît pas dans le discours dun autiste analysé par René Diatkine : « une insuffisante socialisation de lintonation des ratés et bafouillages du discours spontané donnait à lauditeur une impression de parole désaffectée, alors quune analyse plus fine de la parole de ce patient montrait simplement que les marques expressives de lémotion étaient présentes mais demeuraient insuffisamment organisées et réglées. Ce qui aurait dû être marque daffect communicable demeurait marque démotion exprimée mais inaccessible à autrui. Dans la production de ce discours, la présence de lautre nexerçait donc pas la force de contrainte qui dordinaire soppose à lécoulement direct de la pulsion dans le processus de verbalisation. Par là, il se trouvait privé dun effet civilisateur nécessaire à létablissement dun discours où laffect est transmis parce que régi par des lois de bonne forme. »
Il semble que le schizophrène ait perdu tout espoir dêtre entendu et compris, si bien quil ne socialise pas son message : il ne fournit pas de repères énonciatifs à son destinataire et sexprime dune voix monocorde qui semble désaffectée parce que sa parole na pu se canaliser vers ladaptation à autrui, même du point de vue sonore, faute dune présence attentive et protectrice qui se serait adaptée à lui dans la petite enfance.
Le schizophrène ne veut pas donner prise à lagression, qui risquait de lui être fatale dans sa petite enfance, si bien quil semble seffacer, mais il fait en sorte de sexprimer sans être compris : il refuse involontairement à son interlocuteur les repères dont on la privé, il évite les répétitions et brèves synthèses qui serviraient de jalons à la compréhension de ses discours : « la faille se situe dans leur manque de redondance et de prédicitibilité » (Bernoussi Amal & Haouzir Sadeq, 2007 p.87). Et comme il vit à proximité de son Inconscient, ce quil dit met en évidence son ambivalence, notamment sous forme de paradoxes, dellipses, de mots tronqués et de mots-valises. Mais de même que le clivage défensif, lambivalence nest pas réservée aux schizophrènes : elle caractérise le psychisme et se reflète dans la langue, bien que ce fait soit mieux occulté dans le langage habituel. Le ne discordantiel en est un exemple flagrant, comme nous le verrons ultérieurement. La tératologie a toujours aidé à comprendre le fonctionnement normal. Les maladies mentales ne sont jamais que les caricatures du fonctionnement psychique habituel. L'hystérique s'exprime par des symptômes corporels, mais qui n'a jamais eu la migraine par suite dune contrariété ? Toutes les maladies seraient dailleurs dorigine psychosomatique selon Groddeck : il sagirait décarter le sentiment de culpabilité par lautopunition (1923 ; 1973 p. 311). Quoi quil en soit, les « névroses ne possèdent pas de contenu psychique caractéristique, spécifique et exclusif » selon Freud ; et Ferenczi ajoute que « la différence se situe essentiellement sur le plan quantitatif, pratique » (1909 ; 1968 p. 103).
Quant au comportement du schizophrène, il amplifie au plus haut point la tendance au repli en cas de souffrance et le malaise dêtre en proie à deux tendances opposées, qui concerne chaque humain lorsquil est fatigué, cest-à-dire lorsque sa vigilance baisse et quil se rapproche de son Inconscient comme avant lendormissement. Et le langage du schizophrène met en évidence la source psychique ambivalente du fonctionnement de la langue. Les anomalies de ses discours ne sont pas étrangères à la parole dite « normale » : les ellipses abondent en littérature, les paradoxes suscitent la réflexion philosophique, les abréviations cisaillent la langue et les sigles sont de plus en plus nombreux. Finalement, ce quil a de plus particulier consiste à négliger de donner les repères nécessaires à la compréhension. Ce nest pas quil soit incapable de se mettre à la place de lautre, bien au contraire : ses identifications projectives (qui sont une forme de défense contre linanité) ly incitent, lempathie lui est si coutumière quil est même susceptible de sy perdre. Mais il redoute son interlocuteur ou le surestime : quand lautre provoque chez lui leffroi, il se retire partiellement de la conversation et ne sy livre pas, le refus de contact entrave la communication. Son Moi-peau ressemble à une passoire (Anzieu, 1985), ses limites sont mal définies, si bien quil redoute en permanence lintrusion. Et quand il se sent en confiance, il surestime son interlocuteur : il le croit capable de tout comprendre à demi-mot, sans repère, dautant plus que lui est habitué à le faire parce quil était condamné dès lenfance à un monde chaotique dans lequel il ne pouvait que deviner ou rester idiot. Et sil ne finit pas ses phrases, cest quil se sent si peu ou si mal écouté quil abandonne ses tentatives de communication en cours de discours.
Dautres anomalies des discours du schizophrène sont rapportées par Bernoussi et Haouzir (2005 ; 2007 p. 90-91) : selon Hoffman, il serait incapable dorganiser son discours selon un plan, laxe directeur ferait défaut par labsence de hiérarchisation (p. 90). Daprès les théories précédemment exposées, on peut supposer que le malade en proie à un environnement parental hostile, qui lui dénie le droit à lexistence, ait rejeté cette autorité dévoyée, et avec elle toute forme de hiérarchie. Binswanger, théoricien de la Daseinsanalyse, montre dailleurs que lefficacité de la rencontre entre un thérapeute et un schizophrène nécessite déviter toute considération de statut, ainsi que toutes les formes de contrat, de projet ou but à atteindre (ibidem p. 77). Par ailleurs, les travaux de Broadbent sur le modèle attentionnel montrent que la capacité dajustement à lautre dans la conversation nécessite de filtrer les informations et Knight fait lhypothèse dune défaillance de ce filtre dans la schizophrénie (ibidem p. 91).
Il ne sagit pas dun défaut de perception, mais au contraire dune perception non canalisée, excessive, dépourvue de limite comme le moi du schizophrène. Il est permis de supposer que le malade, doutant de sa propre existence et ne ressentant pas celle dautrui, a pris lhabitude denregistrer tout ce quil perçoit, tous les propos, même anodins, afin de les relier pour se figurer une représentation unitaire de son moi et de celui de lautre. La mémoire est si efficace pour la perception intime de lexistence que les amnésiques ressentent un profond malaise intérieur : il semble que leur moi en subisse les conséquences douloureuses. Inversement le schizophrène peut essayer de compenser son sentiment dinanité par une mémoire trop développée dans lespoir de savoir qui il est. En outre il peut avoir eu besoin de prendre en compte toutes les perceptions possibles afin de comprendre ce quon lui cache, dans une tentative de se situer dans un univers sans repères ressenti comme absurde. Ces faits ont pu laider à développer sa mémoire, surtout affective, tout en entravant la capacité de sélection. Dans ce cas le monde est nécessairement générateur deffroi car il doit être ressenti comme une énorme avalanche susceptible danéantir le sujet.
Anzieu a montré (1975, p. 43-55 & 94-98) que le groupe représente une menace pour le moi individuel parce quil est ressenti comme une bouche. La peur universelle de la bouche qui dévore réactive la tendance au morcellement car il concerne le risque dêtre mangé, dominé par autrui et soumis à son désir. Cest une sorte de remise en cause de lunité fondamentale du moi. Elle est insupportable pour le schizophrène à lidentité peu assurée. Mais elle ébranle plus ou moins chaque humain. Le trac de lacteur en témoigne : il veut séduire et risque dêtre dévoré par ce public plongé dans lobscurité qui ressemble à une bouche. Le trac va dailleurs avec le désir de séduire, qui sexacerbe dans un désir éperdu de reconnaissance, laquelle na pas eu lieu dans la petite enfance. Chez notre malade, le désir de reconnaissance est un besoin vital, mais langoisse le submerge et le paralyse, éventuellement jusquau mutisme.
Conclusion
Le lien entre la schizophrénie et lambivalence psychique mal intégrée nous montrent de manière paroxystique les effets de lambivalence sur le discours. Cela éclaire le fonctionnement normal du langage, qui nest pas exempt dellipses ni de paradoxes. Par ailleurs limportance de loralité dans le langage, lintervention de la sphère auditive et la nécessité de repères dans la communication nous concernent tous. Manifestement, quand les orifices de la bouche et de loreille sont maltraitées au départ, le langage sen ressent. Et quand la communication est ressentie comme dangereuse, elle reste inefficace. En revanche, quand les traumatismes nentravent pas complètement le développement, la fuite du réel favorise labstraction, parfois de manière excessive.
Lambivalence psychique se manifeste de façon caricaturale chez le schizophrène qui sexprime de manière paradoxale aussi bien dans son comportement que dans ses discours. Elle uvre toujours dans nos paroles, plus discrètement, et nous verrons que cest indispensable à la mise en uvre de notre langue. En outre, des expériences psychotiques « surviennent dans toute existence » de manière « fugitive et ponctuelle » et peuvent être utiles à la création (Racamier, op. cit. p. 72). Nous allons essayer daborder le trajet qui mène de lInconscient à la créativité, en particulier à la créativité littéraire, qui produit les plus belles réalisations de la parole.
3) La sublimation
Avant détudier les traces de lambivalence psychique dans la langue, ce que nous ferons dans la deuxième partie de cet ouvrage, nous allons considérer la « trajectoire » qui propulse lénergie du psychisme à la créativité verbale : la langue montre une « capacité à exalter limpulsion, et la force de produire toujours davantage dunivers pour le combiner avec soi ou le développer à partir de soi » (Humboldt, lettre à Schiller de septembre 1800). Cet auteur montre dans son Introduction à luvre sur le Kavi « lénergie » que la langue déploie dans la créativité (1836 ; 1974 p. 163). Il met en évidence le fait que la subjectivité sinvestit dans la formation et la pratique de la langue (ibidem p. 198). Il affirme encore que « le grand homme imprime sa vie dans son uvre et élargit son être bien au-delà du cadre tracé par la vie » (ibidem, cité par Caussat, note 7 p. 167). Nous allons envisager la créativité verbale dans ce quelle produit de plus esthétique : la littérature, cet « élément révélateur, qui permet de penser la force dans le langage » (Meschonnic, 2008, p. 247).
La sublimation, que Freud définit comme un transfert dinvestissement libidinal, permet de projeter lInconscient dans la création artistique via le préconscient. La création littéraire répond à un besoin dexpression vital qui tient de la décharge des pulsions, pour le plus grand plaisir du lecteur car la lecture est la rencontre entre deux Inconscients qui se font écho par lintermédiaire de symboles, grâce à la magie du style : « Péché par excès : un mot tel que cet adjectif-là, à prononcer yeux mi-clos et qui, trop creux, trop vide, nest quune baudruche dont on a plein la bouche. Péché par défaut : le cri non dégrossi, tout grumeleux encore de sa boue originelle et qui, rugueux, râpeux, perce un trou par lequel un imbuvable trop-plein se vide. Trouver la voie intermédiaire intermerdière ? grâce à laquelle, récusant lécriture grise digne elle aussi du dépotoir, je dirais ce qui doit être dit et le dirais de façon telle que la mélodie malicieusement mystérieuse et mélancolieusement moutonneuse que penché sur moi je me jouerais sen irait vibrer pareillement chez dautres, voilà mon problème dhomme de plume assez présomptueux pour voir dans le mince et approximatif cylindre qui, discrètement phallique, est son grand instrument de travail une baguette magique plutôt quun vulgaire outil. » (Leiris, 1985, p. 84-85).
Nous allons tenter dexplorer ce besoin vital dexpression qui propulse lénergie psychique jusquà la créativité, puis nous verrons quelle sopère sur un mode ambivalent.
Le besoin vital dexpression
Lexpression, qui soulage dans les confidences amicales, libère les angoisses dans la cure psychanalytique, qualifiée de « talking cure » (cure parlante) par Anna O. Cette patiente de Breuer y guérit son mutisme en parlant une langue étrangère, langlais. Les paroles prononcées permettent lanalyse par le thérapeute, mais délivrent dabord le patient comme si son discours extirpait en partie langoisse. La fonction « cathartique » de la cure psychanalytique, ainsi qualifiée par Breuer, est bien connue. Mme Emmy von N. aide Freud à découvrir la méthode des associations verbales en critiquant ses questions trop directives (et elle lamène à saisir léquivalence entre narration et vomissement). Le discours prend alors sans entrave les voies nécessitées par la psyché.
Benveniste exprime ainsi le lien entre lêtre et la parole : « Cest dans et par le langage que lhomme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de lêtre, le concept d « ego » (1966, t.I p. 259, in « De la subjectivité dans le langage »). Ses propos se révèlent justes. Le sujet saffirme et se révèle par la parole, y compris en dehors dune cure psychanalytique. Les autobiographies et autofictions abondent en littérature actuellement, mais même en dehors de ces genres littéraires, les personnages peuvent très bien figurer des entités correspondant à des projections psychiques.
On se projette en permanence dans lexpression, même involontairement, comme Freud la montré à propos des lapsus. Tout domaine artistique est prétexte à lexpression de soi. Les autoportraits sont nombreux en peinture ; ceux de Gustave Courbet sont très divers et les plus frappants peignent lépouvante. Quand on demande à quelquun de dessiner un portrait, même si lon demande à une femme de dessiner un homme et à un homme de dessiner une femme, on y retrouve ses propres traits. Dans « La Méridienne » de Millet (1866) qui préfigure « La Sieste » de Van Gogh (1890), le personnage féminin est presque identique à celui de Van Gogh, tandis que le personnage masculin présente des traits communs avec son auteur : outre les différences de couleurs, on peut observer que le personnage de Millet est grand et développé comme lui-même tandis que celui de Van Gogh est plus chétif. (On peut se représenter la corpulence de Jean-François Millet grâce à lexposition de ses vêtements dans sa maison natale au hameau Gruchy près de Gréville-Hague, dans le Cotentin.) Dans le domaine littéraire, les participants des ateliers décriture déversent leurs angoisses pour peu que le sujet sy prête, et cest même assez souvent le cas quand le sujet ne sy prête guère. Leur plaisir est dailleurs manifestement, en partie au moins, fonction de lexpression de soi.
Lexpression artistique tient du principe du plaisir : il sagit selon Freud de décharger une pulsion dorigine sexuelle qui change dobjet et trouve satisfaction dans un domaine valorisé par la société. La libido séloigne de la satisfaction réelle pour surinvestir les fantasmes, ce qui pourrait mener aux symptômes névrotiques : lintroverti se trouve en situation instable et revient de limaginaire à la réalité par la voie artistique. Lintroversion prolongée présenterait donc un certain risque (1923). Lart est la transposition du désir dans un domaine sur lequel ne pèse aucun interdit (1905) et le principe du plaisir par soulagement des tensions sy accompagne dune « prime de séduction » (1908).
Les écrivains expriment le mieux-être essentiel dont ils bénéficient par la création littéraire : Baudelaire le juge seul apte « à voiler les terreurs du gouffre » de langoisse. La transfiguration de la douleur en beauté sous-tend dailleurs Les Fleurs du Mal, comme lindiquent le titre du recueil et le dernier vers :
« Tu mas donné ta boue et jen ai fait de lor ».
Cest « le clapotis vital » issu du « cri », évoqué par Leiris dans A Cor et à cri. Le besoin vital de fictions narratives est concrétisé par Shéhérazade qui a la vie sauve grâce aux contes des Mille et une Nuits. Cest la justification suprême, comme le dit implicitement Rousseau qui veut se présenter au Jugement dernier « ce livre à la main » (celui des Confessions) ; cest ce qui sous-tend la prière impie et tragique de Baudelaire dans Le Spleen de Paris (« A une heure du matin ») : « Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et menorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit (
) accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise ! ». Et la projection de lécrivain est telle en littérature que Flaubert a pu dire « Madame Bovary, cest moi ! », même si cétait pour se défendre lors dun procès. Le point commun entre lécrivain et son héroïne Emma, cest peut-être la sentimentalité, mais cest aussi la tendance à lautodestruction. Léquivalence est surtout celle de Flaubert et de son uvre : chaque écrivain littéraire se projette dans son écriture.
Mircea Eliade (1957, p. 34-39) montre que lorigine mythique de la littérature et la fonction mythologique de la lecture résident en une sortie du temps, dans un univers atemporel : ce comportement consubstantiel à la nature humaine exprime langoisse par rapport au temps qui mène inéluctablement à la mort. La libido ou le désir dabsolu propulse une telle énergie vitale dans la sublimation que langoisse de mort en est vaincue, comme en témoigne la joie de Marcel Proust annonçant à Céleste Albaret peu de temps avant sa mort quil a écrit le mot « fin », quil peut mourir tranquille (Tadié, 1996, p. 892) : il a achevé luvre monumentale de La Recherche où il a écrit lhistoire dune vocation, qui est devenue plus importante que sa vie même. Il ne vivait que pour et par lécriture. « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquent réellement vécue, cest la littérature (
). » (in Le Temps retrouvé, III, p. 895). De même, dans Océan mer dAlessandro Baricco, le peintre Plasson ne peut mourir sil na pas fini son tableau (p. 49) et la plume du professeur Bartleboom se glisse voluptueusement entre les draps dun lit de papier fraîchement refait qui attend les rêves (p. 23-24). « Ce sont les désirs qui vous sauvent » (ibidem p. 103).
Dans son bel ouvrage intitulé Proust et le style, Jean Milly cite une phrase de Proust dans une lettre à G. Gallimard : « Puisque vous avez la bonté de trouver dans mes livres quelque chose dun peu riche qui vous plaît, dites-vous que cela est dû précisément à cette surnourriture que je leur réinfuse en vivant, ce qui matériellement se traduit par ces ajoutages. » (1991, p. 119). Et Milly insère une note intéressante selon laquelle il sagit « probablement [dune] faute de lecture pour : en écrivant ». On peut supposer quil sagit dune « faute décriture », ce qui signalerait une erreur de Proust qui nen est pas une : ce serait tout au plus un lapsus, et peut-être même pas, car pour lui, écrire et vivre cest tout un.
Didier Anzieu écrit que la narration sappuie sur la symbolisation et crée lillusion symbolique où les mots ressemblent à la chose, exprimant ainsi « limpérissable nostalgie dun état où la mère qui apprend à parler se confondrait avec la mère qui a procuré le plaisir des soins corporels » (2003, p. 182-183). Il explique que le corps est à luvre dans le style et dans la composition : dans sa représentation imaginaire et dans ses expériences sensori-motrices, « doù une tension entre le figuratif et lopératoire » (2003, p. 184). Il établit des rapports entre le rêve et le récit dont lessentiel est de satisfaire à la fois le désir refoulé et le Surmoi censurant. Freud a montré le rôle des représentations de lettres et de sons (1901), ce que Lacan a développé. Anzieu y adjoint des « représentations préconscientes de récit » (ibidem p. 186). Lenfant se représente ses rêves, puis invente des rêveries éveillées enrichies par le milieu culturel et les histoires racontées. Le rêve serait donc à lorigine de la narration, dans laquelle se manifestent les mêmes procédés dinversions.
Le besoin vital dexpression va de pair avec le désir de vie. Léquivalence entre la vie et la parole est intrinsèque au verset de la Genèse (2, 7) selon lequel Dieu créa lhomme à son image et « fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie » ce qui peut se traduire aussi « il en fit un être qui parle » (La Bible, 2000 ans de lecture p. 156-157). Le souffle permet à la fois la respiration et la parole. Dans lhistoire de la Genèse, la création de lunivers sopère par le pouvoir verbal. Il est remarquable que le mot hébreu ancien davar signifie à la fois « mot » et « chose ». La Genèse est présentée comme le commencement du monde, mais cest surtout le récit initial de notre civilisation judéo-chrétienne, impulsée par la créativité verbale. Comme lécrit Humboldt à Schiller dans une lettre de septembre 1800, le langage est « le moyen, sinon absolu, du moins sensible, par lequel lhomme donne forme en même temps à lui-même et au monde, ou plutôt devient conscient de lui-même en projetant un monde hors de lui. » Et si lon veut bien accepter cette interprétation biblique, lhomme à limage divine peut créer par la parole : cest le cas dans le domaine littéraire.
Et cest un domaine où son pouvoir créateur lutte contre langoisse de mort en gardant parfois la terreur épouvantée que les mots pourraient disparaître. Par exemple dans « le Congrès » de Borges (in Le Livre de sable), limmense et précieuse bibliothèque brûle. Dans « Utopie dun homme fatigué » (ibidem), la culture, les bibliothèques et les musées ont disparu. Chez Calvino, dans Collection de sable, la vie perd de son éclat enfermée dans les mots comme le sable des plages collectionné en bouteille, mais la seule éventualité de sens y réside : « En déchiffrant ainsi le journal de la mélancolique (ou heureuse ?) collectionneuse de sable, jen suis arrivé à minterroger sur ce qui est écrit dans ce sable de mots écrits que jai alignés au cours de ma vie, ce sable qui mapparaît à présent si éloigné des plages et des déserts du vivre. Peut-être est-ce en fixant le sable en tant que sable, les mots en tant que mots, que nous pourrons être près de comprendre comment et dans quelle mesure le monde érodé et broyé peut encore trouver là son fondement et son modèle. » (1984 ; 1986 p. 17). Et lexpression « à présent » montre bien quà lorigine, le dessein de lécrivain était de faire entrer la vie dans les mots. Peut-être ont-ils surpassé leur fonction puisquils prennent sens par rapport aux « déserts du vivre » où les grains de sable samoncellent dans labsurdité. Ce nest pas un hasard si le sable figure dans les deux titres mentionnés, car il concrétise laspect fuyant de lécriture et de lêtre même, « la structure de silice de lexistence » (ibidem p. 17). Le meilleur roman de Calvino, Si par une nuit dhiver un voyageur, alternant débuts de romans et discours adressé directement au lecteur, opère un tel mélange entre fiction et réalité que lauteur suggère à son destinataire davoir des rapports sexuels avec son héroïne. Lécriture et la vie y atteignent une puissance extraordinaire par leur aspect fuyant précisément : les débuts de romans disparaissent, les points de vue se démultiplient et la force conative du discours à la deuxième personne est remarquable.
Malte devenu écrivain associe son propre anéantissement à celui des liens entre les mots qui assurent la seule vie possible et son unique sens : « et aucun mot ne restera plus uni à aucun autre et tout ce qui est sens se dissipera comme un nuage et sécoulera comme de leau » (Rilke, 1910, p. 66). Cest que dans lécriture réside la potentialité d« un bonheur éternel » comme dans les dentelles du petit Malte où les dentellières « sont toute entières » (ibidem p. 143-144). Lunicité éventuelle de cet enfant consiste en la singularité de ses hallucinations (p. 104-105), ce qui est analogue à lillusion narrative, avec la différence essentielle que celle-ci est pleinement maîtrisée. Lécriture devient une question de vie ou de mort, dêtre ou de non être. Et dans LEphémère de Michel Arrivé, le lien entre les noms et la vie est concrètement lié à langoisse de mort dans la nouvelle intitulée « Lâge moyen », où il faut tuer ses homonymes (les individus portant le même nom que soi) nés à la même date pour survivre (1989, p. 34-35). Par ailleurs, léphémérité de la vie humaine à lorigine de langoisse de mort peut trouver une précieuse compensation dans la gloire littéraire : même si langoisse risque de mener au suicide, les derniers instants restent consacrés à lécriture dun roman, comme le met en scène la dernière nouvelle du recueil.
Dans toute luvre de Michel Arrivé, la disparition des mots revient comme une obsession angoissante, qui sinverse dans Une très vieille petite fille : lhéroïne de quatre-vingt-dix ans, irresponsable et infantile, Geneviève Lemercier, doit « désécrire » pour assurer sa longévité (2006b, p. 30) elle espère même sassurer limmortalité, lespérance de vie saccroissant dannée en année (p. 60-61)-, cest-à-dire par exemple supprimer ou jeter ses productions littéraires. Une stupide enseignante de graphologie et dastrologie len convainc, sous prétexte que des écrivains du même signe astrologique quelle sont morts jeunes et que lastrologie chinoise accorde beaucoup dimportance au poids des lettres néfaste pour les personnes de son signe. Le prétexte sentache à la fois de bêtise et de sadisme, car les dates de naissance des écrivains ne correspondent pas au même signe (p. 137). Cette Germaine Bertrand, que Geneviève idolâtre dabord et quelle tentera dassassiner pour annuler leffet néfaste des pages écrites à son sujet, ressemble à une figure maternelle (p. 41) qui édicterait des ordres inverses à ce quil conviendrait de faire en réalité : cest une sorte de Surmoi malfaisant où lon pourrait voir la stupidité maternelle incarnée. Mais le rapport inversé entre la vie et lécriture atteint son paroxysme dans la chute, dun puissant effet dhorreur, où Geneviève se réjouit de la mort de son fils Philippe parce que sa disparition compense amplement ce quelle a pu écrire à son sujet, lui assurant ainsi une prolongation de vie (p. 242). Le lecteur avait bien été prévenu du rejet maternel, notamment par une prolepse significative ramassée dans une incise entre tirets à propos des événements exceptionnels susceptibles dinterrompre lexercice quotidien de lécriture. « Il fallait vraiment des événements vraiment inhabituels, un voyage, une maladie, la naissance de ma fille non, bien sûr, je voulais dire : de mes enfants- pour que je nobserve pas cette règle. » (p. 17). Lincise réitérée (p. 39, 46, 121) prend la force insistante dun leitmotiv. Geneviève renie également son époux en reprenant son nom de jeune fille lors de son veuvage (p. 8), donc le nom de son père. Celui-ci la incitée à raconter le récit de ses rêves (p. 33), mais sa mère sy est opposée, déniant tout sens aux rêves de sa fille. Lécriture équivalait donc dabord avec la vie personnelle, mais la censure maternelle en a inversé le sens. La mère, décidément destructrice, dissuade Geneviève de devenir mère et va jusquà lui offrir des cadeaux pour lencourager à la stérilité dans lordre corporel aussi. « Je nai pas eu de jupe-culotte. Mais jai eu un garçon. » (p. 123). La docilité infantile de Geneviève la conduit à labdication devant le choix du prénom, Philippe, associé au maréchal Pétain et à la mort de son père, puis au rejet de lenfant que la grand-mère sapproprie : elle organise un tour de garde entre les femmes de la famille et régente tout, conduisant sa fille à commettre ladultère (p. 157). Elle la contraint surtout à rester infantile, hors de tout épanouissement, quil soit verbal ou maternel. Il semble quelle ait empêché sa fille dexister en lui refusant laccès à la libre parole. Germaine continue le meurtre psychique en lui imposant la « désécriture ». Et comme Geneviève finit par se mettre en tête que le danger des lettres vient des êtres que les mots désignent (p. 199-200), elle tente de tuer Germaine et elle se sent soulagée par la mort de son fils, sans scrupule. Mais comment aurait-elle pu aimer quelquun, elle qui navait pu accéder à lêtre ? Quoi quil en soit, la liaison entre la vie et lécriture sinverse en lien entre mort et « désécriture », ce qui revient à inscrire en négatif la même équivalence.
Selon Jean Rouaud, qui analyse le besoin décrire dans LInvention de lauteur, il sagit de chercher « une phrase secourable » (2004 p. 16) pour tenter de réchauffer en lui « un enfant à demi mort de froid » (p. 63). Pour ce faire, il éprouve le besoin de « désentraver » lécriture en abaissant le seuil de vigilance (p. 144-145) afin de laisser surgir les forces psychiques inconscientes. Sa motivation d « étonner » sa mère peu commode, et plus épouse que mère, sexprime sous forme de litote : « eût-elle fait preuve dun minimum denthousiasme, je crois que je naurais pas protesté » (p. 178-179). A défaut de reconnaissance maternelle, il recherche la reconnaissance sociale : il souhaite quon lui dise quil écrit bien (p. 82). Si ses mots ne peuvent plus séduire la mère coutumière des haussements dépaules, ils envoûtent le lecteur. Mais cest lensemble unanime des lecteurs que lauteur voudrait se concilier, comme le montre son attention douloureuse aux critiques malveillantes. Il semble que lécrivain cherche à unifier dans le regard dautrui une image de lui-même qui fut déchiquetée par un traumatisme. Par lécriture il ressuscite comme Lazare, quil soupçonne dêtre un « mort vivant » qui ne sest jamais remis du choc initial (p. 66). Il évoque lexpression littéraire en termes religieux : « Hors de cette écriture très peu de salut. Cette écriture noffrant elle-même quun salut tout ce quil y a de plus provisoire. Mais je ne peux nier quelle ma aidé. Quelle ma, oui, provisoirement sauvé. » (p. 319-320). On trouve un écho de cette vision du monde chez Baricco (op. cit. p. 159-160) : « Cest ça, ce que ma enseigné le ventre de la mer. Que celui qui a vu la vérité en restera à jamais inconsolable. Et que nest véritablement sauvé que celui qui na jamais été en péril. »
Lexpression artistique en général constitue un besoin profond de la psyché. Les mots, aussi impalpables que lêtre même, sont aptes à accueillir une puissance virtuelle infinie issue du plus profond de soi. Lexpression littéraire est une forme esthétique de projections psychiques émanant dun besoin vital et nous allons voir quelle opère sur le mode ambivalent.
le mode ambivalent
Lexpression artistique se déploie sur le mode ambivalent correspondant à la caractéristique psychique essentielle. Cest immédiatement visible dans le domaine de la peinture où le premier plan soppose à larrière-plan et où la luminosité contraste avec les couleurs sombres. Un exemple célèbre en est ladmirable « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft de Vermeer, devant lequel Bergotte tombe en extase (in A la Recherche du Temps perdu, Proust) et qui tranche sur le fond sombre.
Si lon propose à des étudiants décrire au sujet de leur couleur préférée à la manière de Maulpoix (« Le bleu ne fait pas de bruit », in Une histoire de bleu), quelle que soit la couleur choisie, leur interprétation donne lieu à la projection de leur ambivalence car ils lui attribuent systématiquement deux significations opposées, aidés en cela par une symbolique déjà présente : le noir leur évoque la peur ou la débauche, la foule ou le néant ( sous linfluence des expressions « une place noire de monde » et « le trou noir du néant ») ; le rouge symbolise à la fois la vitalité et linterdiction, la gêne ou la colère, la passion du désir et lincendie destructeur, la vie et le danger de mort, le sang lui-même connotant la vie et la mort. Un tableau de Courbet intitulé La Morte puis La Mariée frappe par son ambivalence : la mariée quon apprête ressemble effectivement à une morte et les draps du lit de noce pourraient aussi bien figurer son linceul.
Dans les domaines mythologique et littéraire, Eros et Thanatos sont intimement liés. Dès lhistoire médiévale de Tristan et Iseult, lamour et la mort sont indissociables. Lamour de Werther le conduit au suicide (in Les Souffrances du jeune Werther, Goethe, 1774 ; 1990). « Linvitation au voyage » de Baudelaire est une invitation à lamour et à la mort : il sagit d « aimer et mourir ». Et lamour déçu sinverse souvent en haine passionnelle qui peut aller jusquau meurtre, dans la réalité comme dans la littérature : dans La Walkyrie et le Professeur (Michel Arrivé, 2007b), le héros masculin tente de tuer sa maîtresse (p. 10-11) qui veut rompre la relation amoureuse, et quil percevait déjà comme « morte » (p. 153) parce quelle lui refusait toute confidence sur son enfance. Nous reviendrons bientôt sur ce roman paradoxal qui exhibe son mode ambivalent.
Léquivalence précédemment établie entre la vie et lécriture, secondée par langoisse que les mots disparaissent, peut sinverser comme nous lavons vu sans mettre en péril le principe de vie inhérent à lécriture littéraire. Cependant Borges imagine dans « Le livre de sable », la nouvelle qui clôt le recueil et lui donne son titre, un livre ambivalent : dabord considéré comme extraordinairement précieux, infini comme le temps de léternité, dune littérature atemporelle qui déborde les cadres finis, ce livre acquis chèrement devient « un objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité » : un monstre qui lui fait perdre ses derniers amis tant il redoute quon le lui vole. Le héros renonce à le brûler de peur que ce feu ne dévore toute la planète et sen débarrasse en le déposant discrètement à la bibliothèque. Dans ce cas particulier, le livre se charge dun aspect destructeur et dévorant, rappelant que la parole vitale peut néanmoins tuer : comme le principe de vie qui inclut linstinct de vie et linstinct de mort, lécriture peut intégrer deux composantes opposées.
Toute construction littéraire sélabore dans lambivalence et invente des jeux de contrastes comme dans les jardins japonais décrits par Calvino (1984) : « Les petits lacs sont un élément du jardin non moins important que la végétation. Il y en a deux habituellement, le premier deau qui coule, lautre deau stagnante, et ils déterminent deux paysages différents, accordés à des états dâme différents. Le jardin Sento a lui aussi deux cascades : lune mâle et lautre femelle (Odaki et Medaki), la première à pic parmi des rochers, la seconde qui murmure en sautillant parmi des marches de pierres dans une crevasse du pré » (p. 83).
Lambivalence se traduit notamment par le thème du miroir et du double. Dans « Lautre », in Le Livre de sable, Borges met en scène un moi plus jeune auquel il annonce quil deviendra aveugle, ce quil lui présente joliment comme une soirée dété finissant. Dans « Ulrica », il met en valeur la subjectivité du souvenir susceptible de déformer la réalité ; la formulation « je pourrais vous dire que (
), mais (
) » présente limaginaire comme la réalité. Finalement surgit la véracité de limaginaire ou lillusion de toute réalité. Les mots et les choses sont tournés en dérision, leur existence même est mise en cause, par exemple dans « Le Stratagème » : « Vous et moi, mon cher ami, nous savons que les congrès sont des fumisteries, qui occasionnent des frais inutiles, mais qui peuvent être utiles dans un curriculum vitae.
Winthrop le regarda avec surprise. Il était intelligent mais il avait tendance à prendre les choses au sérieux, y compris les congrès et lunivers, qui nest peut-être lui-même quune plaisanterie cosmique. » (Borges, 1975 ; 1978 p. 120). Dans « Le Disque », Borges évoque le disque dOdin, le seul objet qui na quune seule face, ce qui suggère que les objets terrestres sont tous bifaces. En fait, cest lambivalence humaine qui se projette dans la vision des objets du monde. Et cest encore elle qui sous-tend les effets littéraires de miroirs et de doubles, qui ne sont jamais des clones et sécartent du modèle en le fuyant par quelque différence.
Quand le petit Malte se déguise et sobserve dans le miroir, il éprouve immédiatement cette fuite de limage : « On voyait sapprocher quelque chose qui sortait de lindistinct et qui avançait plus lentement que vous-même, car on eût dit que le miroir nen croyait pas ses yeux et, dans sa somnolence, ne voulait pas tout de suite répéter les propos quon lui tenait. » (Rilke, op. cit. p. 112). Il jouit de son jeu tant quil a « limagination de son côté » et quil est dautant plus « convaincu de [sa] personne » quil multiplie les déguisements. Mais le masque finit par prendre le dessus et lui faire éprouver limpression de disparaître : « je perdis entièrement conscience, je cessai tout bonnement dexister. Pendant une seconde, jeus la nostalgie de moi-même, une indescriptible, douloureuse et vaine nostalgie de moi-même ; puis il resta seul, il ny eut plus personne en dehors de lui. » (p. 116). Lenfant perd connaissance, sévanouit physiquement, comme pour matérialiser corporellement labsence de son être.
Dans La Walkyrie et le Professeur, lécriture fonctionne de manière paradoxale. Le lecteur est informé dès la quatrième de couverture quil est censé découvrir progressivement le fait que les deux récits alternés à la première personne sont ceux du héros et de lhéroïne relatifs à leur relation damour. Il se trouve ainsi pourvu dun savoir préalable contradictoire avec une découverte progressive. Déstabilisé dans son rôle de lecteur, il sinterroge sur la fonction de cette présentation. La liaison de Jacques et Kriemhild se caractérise par lambivalence entre lamour et la haine, mais aussi par une surenchère de manipulations des protagonistes. Même au plus intime de leur relation, chacun des deux présente à lautre une image destinée à leurrer le partenaire. La suite des événements racontée de manière symétrique par le narrateur et la narratrice en témoigne : « Je nai plus jamais revu Kriemhild, sauf une fois, dassez loin, dans un restaurant chinois. Jai fait semblant de ne pas la voir. Je ne suis pas sûr quelle mait vu. » assure Jacques (Michel Arrivé, 2007b, p. 25). Lhéroïne sexprime exactement dans les mêmes termes à la dernière page (ibidem p.187). Leur relation fondée sur la feinte les conduit nécessairement à lincertitude. Et cest sur ce mode de la ruse que le romancier séduit.
Les représentations fictives ne cessent de leurrer le lecteur, qui sinterroge sans cesse sur leur identité. Par exemple le narrateur évoque comme siens certains écrits de lécrivain Michel Arrivé : il est question notamment de Ripotois (ibidem p. 41), dont figure une autobiographie fictive dans Les Remembrances du vieillard idiot, et qui apparaît aussi dans la dernière nouvelle de LEphémère, « Un roman, ça sécrit en un rien de temps », dont le titre est cité textuellement (p. 43). La nouvelle qui ouvre le recueil est également évoquée : « Les sourires de Bertrand » (p. 40-41). Cest une incitation à la curiosité : le romancier se cacherait-il sous le narrateur ? Cependant, il sagit dun roman et non dune autobiographie. Le lecteur est placé dans une situation paradoxale où la règle du genre est sciemment transgressée. Aux interrogations de Kriemhild, dont la jalousie concerne même une héroïne de son amant, et qui craint de voir sa relation avec Jacques exploitée ultérieurement dans un roman, Jacques Lécrivain répond quil « ne donne pas dans lart daccommoder les restes », en ajoutant aussitôt à lintention du lecteur : « Je mentais, naturellement : javais déjà ouvert en vue de mon prochain roman un dossier « Kriemhild »(
) » (ibidem, p. 90). Le lecteur imagine alors recevoir le privilège des confidences sincères du héros, écrivain qui ne mentirait quà sa maîtresse. Cette impression est immédiatement anéantie (p. 91) : « Hélas ! Les propos désapprobateurs de Kriemhild ont eu, pour des raisons qui, encore aujourdhui, méchappent complètement, un effet dévastateur sur lévolution de ce projet de roman. Les notes sont restées enfouies dans leur dossier. Je men débarrasserai prochainement. Il est désormais certain que le roman qui, peut-être, laurait mise en scène ne sécrira jamais. ». Le lecteur désorienté se réveille brutalement de lillusion narrative qui lavait merveilleusement entraîné dans une fiction qui se confondait avec la réalité. Cest à un jeu de cache-cache quil est convié, à la poursuite du narrateur insaisissable qui lui adresse des signes de complicité pour aussitôt mieux se masquer.
En outre, Kriemhild se considérait comme une écrivaine quand elle était enfant, mais ne peut plus écrire parce que la famille érigée en tribunal le lui a interdit : cest une interdiction formelle du père nazi, assez gentil avec elle et donc influent sur sa fille, car il craint pour sa situation, quil perdra pour dautres raisons ; et cest une condamnation sans appel de la mère qui a « horreur » des contes de sa fille. Quant à la grand-mère, qui lui racontait des histoires et lencourageait à écrire, elle plaide sa cause en disant quelle « peut samender » (ibidem p. 51), ce qui revient à la condamner sous prétexte dindulgence. Lhéroïne souffre dune rétention décriture qui va de pair avec la constipation et analyse ses réactions comme une équivalence entre les mots et les excréments qui pourrissent à lintérieur de son corps. Elle prépare une thèse sur les mots-valises auxquels elle attribue un pouvoir sexuel dengendrement, tout en dénigrant la valeur de ce travail par rapport à celle des contes, et déprécie le jury dune thèse de doctorat comparativement à la reconnaissance plus large que lui vaudrait le statut décrivaine. Même dans ce travail universitaire décrié, elle se sent totalement inapte puisquelle compte sur son mari, puis sur son amant, pour laider. Elle pratique un chemin inverse à celui de la sublimation : elle est écrivaine quand elle est petite fille et parvenue à lâge adulte, elle tente dexploiter sa vie sexuelle pour recouvrer son don pour lécriture, ce à quoi elle parvient finalement après sa dernière rupture amoureuse. Projetant sur ses partenaires sexuels sa propre impuissance, elle rompt avec chacun deux lorsquils refusent de satisfaire ses désirs extravagants et masochistes. Toujours est-il que dans ce roman paradoxal, la narratrice qui ne peut plus écrire est en train de raconter son histoire, ce quelle reconnaît à la dernière ligne : « je racontais ma vie.
Jai continué. » (ibidem p. 187)
Kriemhild choisit le prénom de Siegfried pour son fils, malgré les protestations de son mari dues au fait que dans le Nibelungenlied, Siegfried est le mari de Kriemhild (ibidem p. 95). -Son choix nest dailleurs pas innocent, car elle pratique des jeux érotiques avec son fils dans une atmosphère malsaine qui tient de linceste.- Elle repousse cette objection sous prétexte que les français ignorent cette histoire. Cette lacune éventuelle est immédiatement comblée puisque le roman nous informe des relations conjugales entre les deux personnages. Simultanément, les humiliations que lhéroïne inflige à son mari, puis à son amant qui répond au même prénom, comme si elle éprouvait le besoin répétitif de disqualifier ses partenaires sexuels, rejaillissent sur le lecteur qui se sent traité dignare. La Walkyrie, hormis sa blondeur, semblait dabord à mille lieues dune héroïne vierge de la mythologie nordique, mais elle est bien au service dOdin, le dieu des guerriers, car elle agresse incessamment autrui et considère ses partenaires sexuels comme des adversaires à anéantir. Jusqualors incité à éprouver quelque compassion pour ce personnage dencre et de papier en comprenant que Kriemhild cherche à se venger des humiliations subies par elle-même au cours de son enfance, tant lillusion narrative est puissamment élaborée, le lecteur désinvestit son empathie en se voyant lui-même traité en ennemi. Il perçoit progressivement Kriemhild comme destructrice de son entourage et ce passage renforce sa prise en compte de cet aspect négatif. Leffet savamment amené consiste à inverser le regard sur la monstruosité.
Ce revirement se ressent vivement à propos de la tentative de meurtre de Jacques sur Kriemhild, qui est racontée deux fois : par le narrateur au début du roman (ibidem p. 10-11), puis par la narratrice dans les dernières pages (ibidem p. 185-186). Le premier récit de lévénement suscite la répulsion et tend à faire considérer lhéroïne comme une victime de son amant jaloux et possessif qui ne supporte pas la rupture. Lors du second, le lecteur néprouve de compassion que pour le héros qui apparaît alors comme un homme pacifique victime dune sphinge enjôleuse et destructrice qui sest efforcée de le rendre fou en éveillant chez lui la jalousie, le sadisme et lagression meurtrière. Cest un tour de force du romancier, manipulateur au plus haut degré, dautant plus remarquable que les propos de chaque protagoniste au sujet de la tentative de meurtre attirent la compassion sur son adversaire. Malgré la dénonciation réitérée de lillusion narrative, où peut-être à cause delle, le lecteur fasciné cherche à cerner ces êtres insaisissables et passionnés qui prennent consistance dans loscillation entre fiction et réalité.
La disparition menace lécriture et le souvenir : le conte du singe vert que Kriemhild avait écrit dans son enfance a disparu, les romans de Jacques sont pilonnés (ibidem p. 40) ; Kriemhild oublie ses rêves puis évacue de sa mémoire cet effacement même : « joublie que jai oublié » (ibidem p. 108). Elle redoute de perdre ses souvenirs et ses mots comme sa grand-mère atteinte de la maladie dAlzheimer. Le narrateur avoue multiplier les pièges (ibidem p. 40) et admire la sagacité de Kriemhild qui distingue les livres réels des textes apocryphes. Au-delà du jeu des amoureux qui cherchent à se berner lun lautre, le romancier joue à égarer le lecteur, pour son plus grand plaisir, dans un labyrinthe de miroirs et de doubles où le thème essentiel est celui de lécriture.
Ce roman fascinant est sous-tendu par la violence et lambivalence du désir : celui de Kriemhild dannihiler ses partenaires, celui du héros pour sa maîtresse, celui de reconnaissance sociale enfin, motivé par labsence de reconnaissance maternelle douloureusement exprimé par Jacques : « Et je minterrogeais sur le niveau de notoriété quil me faudrait atteindre le passage à « Apostrophe » ? le Goncourt ? le Nobel ?- pour être enfin reconnu par elle. » (ibidem p. 139).
La violence de locéan est surpassée par celle des hommes dans le livre deuxième du roman de Baricco Océan mer, intitulé « Le ventre de la mer ». Elle soppose à la légèreté des êtres réunis à la pension Almayer et qui existent à peine, des êtres décorporés à la recherche dabsolu. Lambivalence caractérise aussi bien la plage que la fiction narrative : « Sil y a, dans le monde, un endroit où tu peux penser que tu nes rien, cet endroit, cest ici. Ce nest plus la terre, et ce nest pas encore la mer. Ce nest pas une vie fausse, et ce nest pas une vie vraie. Cest du temps. Du temps qui passe. Rien dautre. » (Baricco, 1993 ; 2003 p. 104). Mais lespace et le temps ne se confondent que sur la page de lécrivain, qui invente en ses fictions des vérités irréelles, comme dans les contes majorcains qui commencent par « Cétait et ce nétait pas (
) ».
Conclusion
La sublimation consiste à transférer lénergie du désir et décharger les pulsions de désir sous une forme esthétique qui intègre lambivalence du psychisme. Cest ce qui sopère dans la construction narrative des textes littéraires, imprégnés de vérité dans leur fiction même, fondés sur des oppositions. En outre le style de lécrivain sélabore entre son être propre et le code commun. Enfin, pour créer une uvre originale, lécrivain sappuie sur la tradition sous peine de ne pas être compris, et il sen éloigne en même temps sous peine de ne rien inventer de nouveau. La construction dune uvre littéraire sérige donc à partir des forces psychiques profondes ambivalentes, mais orientées vers la compréhension du lecteur.
Elle suscite la jouissance de lécrivain qui senivre de sa propre ferveur, quasi religieuse, et propose le plaisir de la lecture, surtout à qui peut y puiser des résonances de son propre psychisme. Principe de vie, la sublimation mène au plaisir ou à la consolation, voire à la joie, et sassocie à lespoir de gloire littéraire assurant la survie du créateur.
CONCLUSION
A partir de lintuition géniale de Freud qui voyait un lien entre lambivalence caractéristique du psychisme et les sens opposés des mots primitifs découverts par Abel, nous avons exploré les théories psychanalytiques relatives à lambivalence. Puis nous avons vu le problème douloureux de la schizophrénie, maladie mentale à lorigine du terme qui nous occupe et qui se manifeste notamment par des propos paradoxaux : les problèmes dambivalence se manifestent dans la parole. Et puisque lambivalence caractérise le psychisme de tout un chacun, sans se manifester de manière aussi caricaturale que dans la schizophrénie, il est probable quelle imprègne tous les discours, voire la langue. Nous avons enfin observé le fonctionnement de la sublimation littéraire, expression artistique heureuse de lambivalence inconsciente qui produit des uvres esthétiques issues dénergies inconscientes associées au travail. Et nous avons tenté de mettre en évidence limportance vitale de lécriture, qui tend à sexercer sur un mode ambivalent.
Il semble que lécriture littéraire permette une jouissance maximale et une régulation des tendances opposées de lambivalence, quelle apaise les angoisses de mort et devienne plus essentielle que la vie même pour lécrivain. Sa personnalité sy exprime par le style, où saffirme son désir propre en lutte contre la norme. Et le plaisir esthétique du lectorat pourrait bien se développer en partie selon les résonances psychiques quil savoure dans les uvres, outre le style, le rythme et les sonorités, la composition et loriginalité.
Les forces psychiques profondes, caractérisées par lambivalence, assurent la vitalité des textes littéraires dans une prise en compte indispensable des normes linguistiques et littéraires du destinataire. Elles sont à luvre dans la parole, et cest lensemble des discours qui participe à la construction de la langue et son évolution. On peut donc sattendre à trouver dans la langue des manifestations de lambivalence caractéristique de lInconscient sous forme dénantiosémie. Comment la plasticité de la langue accueille-t-elle lambivalence dans lexpression verbale ?
II Enantiosémie généralisée
Nous avons vu que lénantiosémie était contestée par Benveniste, lui-même remis en cause à juste titre par M. Arrivé et J-C Milner. Puis nous avons envisagé les théories psychanalytiques qui établissent le rôle de lambivalence caractéristique de lInconscient dans les manifestations du discours, en esquissant le chemin de la sublimation quelle emprunte. Nous allons maintenant tenter de montrer que lénantiosémie mérite dêtre généralisée à tous les domaines de la langue, à la pensée et à limaginaire.
Avant même de rentrer dans le détail de chaque champ linguistique, notons à propos de la linguistique structurale, qui domine depuis Jakobson et Saussure, que la structure se définit comme « un système doppositions et de corrélations » et quelle simpose en anthropologie depuis Lévi-Strauss. La structure serait-elle liée à lénantiosémie ?
1. Langue : Nous envisagerons successivement par souci de clarté - les domaines suivants, avec les recoupements qui simposent en raison des enchevêtrements de la langue : lexique, sémantique et syntaxe, phonologie et prosodie, figures de style.
a) lexique
Nous avons vu lexemple de « sacer » à propos du débat concernant lénantiosémie. Freud donne lexemple de heimlich, qui peut prendre le même sens que unheimlich, malgré le préfixe privatif, dans un article intitulé « Das Unheimliche » (« Linquiétant ») de 1919 (cité par M. Arrivé, 2008 a p. 13-14 et p. 32). Et il développe ses considérations sur les sens opposés des mots primitifs dans un essai comportant le mot « Unheimliche » : Linquiétante étrangeté et autres essais.
Le substantif mot lui-même, sous sa forme latinisée motus, signifie le silence, comme le fait remarquer Lacan dans Le Séminaire, livre VII : LEthique de la psychanalyse (cité par M. Arrivé, 2008 a, p. 31-32).
Lénantiosémie évidente de « louer » et « hôte » repose sur l « inversion des relations actantielles (on donne ou on reçoit, on accueille ou on est accueilli) » (M. Arrivé, 2005a, p.181). Les termes « rien » et « personne » font preuve dénantiosémie selon leur distribution contextuelle puisquils sont parfois interchangeables avec leurs contraires « quelque chose » et « quelquun » : Jai passé trois mois sans voir personne et sans rien faire (ibidem p.182). Cela est lié à la négativité quils comportent.
Les relations entre les signifiés sont constitutives de pôles, qui sont opposés sans que cela apparaisse de manière évidente. Par exemple, le verbe « lever » peut prendre le sens de « faire apparaître » dans lexpression « lever un lièvre » et celui de « faire disparaître » dans « lever le doute » ou « lever une difficulté » (J-J Franckel, séminaire 2006-2007). La langue peut vouloir dire une chose et son contraire, ce qui reflète le fonctionnement psychique de lambivalence. La formulation « comme par hasard » ne semploie que pour nier le hasard. Elle semble issue dune ellipse : « comme (si cétait) par hasard ». Lexpression populaire antiphrastique « Ça crève les yeux » signifie « cest évident, bien visible ». Elle comporte deux sens contraires : le sens propre énoncé et le signifié évoqué. Dans le même domaine de la vision, « être ébloui » peut signifier « ne plus rien voir » ou « être émerveillé par ce quon voit ». Une exclamation populaire telle que « cest la meilleure ! » est employée comme antiphrase si bien que « la meilleure » désigne le paroxysme du pire.
Ladjectif terrible, qui véhiculait originairement un sens uniquement négatif, sest adjoint le sens inverse dintensité positive, cela sous linfluence dune pratique populaire de lantiphrase. Le premier sens tend à se raréfier. Ladverbe trop passe du sens négatif dexcès à celui de valeur positive dans lemploi dapparition relativement récente Il est trop. Le substantif bagatelle connaîtra probablement le même type dévolution en renversement, étant donné la fréquence de son emploi antiphrastique dans le langage parlé : le sens de « chose ou somme de peu de valeur », tend à sinverser en son contraire dans des propos du type : Jai dépensé la bagatelle de mille euros pour une réparation de voiture. La pratique de lantiphrase contribue donc à mettre en évidence ou recréer lénantiosémie de la langue. Il semble que le désir de prendre du recul par rapport aux propos énoncés conduise à utiliser le pôle opposé du signifié habituel. Peut-être y a-t-il interaction entre sa présence sous-jacente et la volonté de sexprimer en opposition aux normes habituelles.
Ladjectif « pitoyable » peut signifier « qui fait pitié » ou « qui a pitié », dans un sens plus ancien et plus littéraire qui joue pleinement dans le radical de son contraire « impitoyable ». Le verbe « obliger » peut prendre le sens de « contraindre » ou de « rendre service ». Le titre de Freud « Totem et tabou » comporte deux mots ambivalents. Le mot polynésien « tabou » comporte deux significations opposées : sacré et interdit-impur. Il est utilisé en psychanalyse pour désigner le caractère à la fois sacré et interdit de la sexualité. Un personnage sacré, considéré comme saint et intouchable, est chargé de protéger la société qui le vénère tout en le torturant dinterdits. Il est donc à la fois vénéré et agressé. Se soumettre à un tabou, cest sabstenir de ce qui est nuisible, ce qui revient à pratiquer une magie négative de lordre de linterdit pour éviter quelque chose de redouté, par opposition à la magie positive, ou sorcellerie, qui consiste à provoquer quelque chose de désiré (Frazer, 1890 ; 1981). Le totem est lanimal représentatif dun ancêtre protecteur. Lui aussi est intouchable : il est interdit de tuer et de manger cet animal, sous peine de ne plus être protégé par lancêtre mais au contraire attaqué par son esprit. Le totem est donc une protection susceptible de sinverser en malédiction.
Quant au « clair-obscur », nom composé de deux adjectifs de sens contraire, cest un terme de peinture dont lorigine italienne chiaroscuro est due à Léonard de Vinci. Cela désigne la distribution des lumières et des ombres ; cest plus précisément la mise en valeur de parties lumineuses grâce au sombre qui les entoure, dynamique artistique fondée sur les contrastes ; et cest encore le camaïeu qui fond les lumières et les ombres. La réunion des contraires est constitutive du mot « clair-obscur » et sapplique aussi au traitement de lombre et la lumière : fondu ou contraste. Ce cas dénantiosémie évoque la fusion vs séparation de la relation duelle entre la mère et lenfant. Par extension, ce mot composé a pris le sens de lumière douce et/ou tamisée, lumière souvent crépusculaire à la frontière esthétique entre le jour et la nuit. Le principe de vie qui donne un charme particulier aux clairs-obscurs, issu de lalliance des contraires, est si lié à lambivalence psychique que la langue a donné à lexpression, par extension métaphorique, le sens d « ambiguïté, confusion, doute, incertitude, vague » (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Robert, 1976). Et cest bien cette ambiguïté de la langue qui permet sa plasticité à lorigine de la créativité verbale, cette incertitude fondamentale qui reflète le questionnement philosophique, ce doute angoissant issu de lambivalence et indispensable à la vie : langoisse due à lambivalence psychique, malgré sa pénibilité, est le moteur vital de la création ; lénantiosémie constitue le reflet linguistique de lambivalence et génère simultanément les ambiguïtés et louverture au renouvellement.
Les expressions anglaises hang on et hold on sont aussi des cas dénantiosémie : hold on signifie en effet « arrêter » ou « continuer dans des circonstances difficiles » ; et hang on veut dire « tenir étroitement » et « attendre un moment ». Quant à lexpression française solution de continuité, le plus souvent employée à la forme négative, elle utilise le mot continuité pour exprimer la rupture ! Elle semble issue de la séparation traumatisante qui laisse un désir de fusion se trahissant dans la langue
et cest peut-être ce qui favorise les traces dénantiosémie dans la langue. Cette expression signifie le contraire de ce quelle semble vouloir dire. Quand on en découvre le sens, une fois la première surprise passée, on ladmet, on sy habitue et lon ne perçoit plus quà peine son étrangeté. Mais ce qui est clair, cest que la langue joue son rôle de leurre.
Dans lexpression « crier merci », qui signifie « demander grâce », « merci » a le sens de compassion, alors que « être à la merci de quelquun » veut dire « être en son pouvoir teinté de menace » ; « remercier », cest « dire merci », manifester sa gratitude, mais dans le monde du travail, ce peut être renvoyer de lemploi, rejeter hors de ce monde, destituer de lemploi . Selon son contexte, le mot « merci » peut donc signifier « compassion » ou « rejet ».
Dans le domaine des homonymes, le nom « licencié » veut dire « titulaire dune licence, autorisé à enseigner », alors que le verbe « licencier » signifie « renvoyer de lemploi », si bien que le groupe nominal « professeur licencié » comporte deux sens opposés même si cela dépend de la catégorie grammaticale de « licencié » (substantif ou participe passé employé comme adjectif), ce qui nest perceptible quen fonction du contexte éventuel. Bien évidemment, lhomonymie diffère de lénantiosémie, cependant ses emplois sont si fréquents que nous sommes habitués à produire des énoncés qui se prêtent à des interprétations sémantiques opposées. Cest ce qui explique en partie que lénantiosémie reste inaperçue malgré les traces qui en témoignent dans la langue. Par exemple « filer » peut signifier « marcher derrière quelquun (comme à la file), le suivre pour le surveiller, épier ses faits et gestes » ou au contraire « aller droit devant soi, en ligne droite, aller vite » (à partir dun terme de chasse), et même, dans le registre populaire, « sen aller, se retirer ». Deux éléments opposés (suivre et fuir) sont donc sous-jacents au signifiant « filer ».
Lexpression grecque áporos ánemos désigne « soit un vent si violent quon ne peut ni lutiliser ni lutter contre lui, soit une absence totale de vent comme celle que connurent les Grecs à Aulis et qui les plaça (
) dans une impossibilité complète de naviguer » (Détienne et Vernant, 1974, p. 153). Il sagit donc de deux sens opposés qui conduisent au même résultat : limpossibilité de naviguer. Ils correspondent à la démesure éolienne et labsence. Ce cas est dautant plus intéressant quil évoque la négation, énantiosémique par excellence, qui exprime souvent labsence et parfois lintensité, comme nous le verrons bientôt.
Il arrive que lopposition des pôles soit biaisée par la langue, ce qui contribue à masquer lénantiosémie. Par exemple, selon les observations de Danielle Leeman (séminaire 2006-2007) lopposition de « bien » et « mal » disparaît dans les expressions « bien fichue » et « mal fichue », celle-là équivalant à « bien faite, bien proportionnée » et celle-ci à « un peu malade ». Les adverbes « bien » et « mal » perdent alors leur fonction de pôles opposés, fuyant létiquetage de « contraires ». Et selon la même source, lénonciation qui simbrique dans tous les discours vient renforcer ce phénomène de leurre, ce caractère mobile des vocables : les adverbes énonciatifs, toujours positifs, « franchement », « sincèrement », « honnêtement » nexcluent pas le mensonge. Et lon emploie « sûrement » ou « certainement » précisément en labsence de certitude. Là encore, la langue exprime le contraire de ce quelle semble dire.
Michel Arrivé signale le cas des addâd des grammairiens arabes : cest le pluriel de ddid, « mot qui illustre lui-même le phénomène quil désigne » car il signifie à la fois « pareil » et « contraire » (1994, p. 179). Il semble quil sagisse dhomonymie des contraires. Et quen est-il de lhomonymie en français ? Sil est logique dutiliser un même mot pour plusieurs sens par économie de vocabulaire, le fait quil sagisse souvent de sens opposés est intrigant. Par ailleurs, lexistence de synonymes contredit le principe déconomie des homonymes, même si elle apporte une très appréciable variation de nuances. De même lexistence des allomorphes, par exemple dans la conjugaison du verbe aller, témoigne également du fait que la langue ne fonctionne pas toujours vers léconomie et la simplification, même si elle manifeste une tendance prononcée en ce sens. Enfin, la symétrie entre homonymes et synonymes, à savoir dans un cas le même signifiant pour des signifiés différents et dans lautre le même signifié pour des signifiants différents, nest quapparente : létude des synonymes révèle des nuances de sens alors que dans le cas de lhomonymie, le signifiant est absolument identique, bien que lon puisse distinguer homophones et homographes. Le phénomène troublant de lhomonymie pourrait peut-être venir conforter la thèse de lénantiosémie parce quil la suscite comme si elle était sous-jacente, prête à simmiscer dans le langage à la première occasion favorable. Lénantiosémie serait-elle une tendance de la langue, voire lessence même du langage, plus ou moins visible mais toujours présente ?
Le plaisir des cruciverbistes repose notamment sur la polysémie, lhomonymie, la synonymie et les jeux de mots. Cest une joie de déjouer le leurre de lambiguïté, qui atteint son point culminant avec lénantiosémie. Par exemple, la « gaffe » est « une perche munie dun croc utilisée pour guider une barque entre des obstacles » (Arrivé, 2005b, p. 81). En argot ancien, cest un « veilleur » (p. 80) et en français contemporain très familier, cela désigne « des propos inconsidérés quon lâche sans y penser au risque de blesser son interlocuteur ». Certes, ce sont des homonymes, mais lun comporte une idée dattention vigilante et lautre un manque de tact en raison dune faute dinattention nuisible. Attention et inattention sopposent clairement. Inversement, des expressions contraires ont la même signification « obéir » : « dresser » et « faire plier ». Peut-être la jouissance du cruciverbiste vient-elle en partie de lalternance entre lécart par rapport au sens habituel et la fusion de deux sens ordinairement contraires. Michel Arrivé attribue ce plaisir à lhésitation elle-même, momentanée ; elle situe souvent le cruciverbiste en plein cur de lénantiosémie linguistique. Jean-François Jeandillou (2008, p. 77) écrit un chapitre intitulé « Verbigérations cruciverbistes ». Le verbe latin verbigerare signifie « se disputer » ; ses sonorités évoquent la verge du verbe. Lauteur précise que « [l]a compétence linguistique et encyclopédique du destinataire est à la fois postulée, par anticipation, et mise à lépreuve car chaque énoncé doit favoriser lidentification dun objet prescrit tout en suggérant des réponses inadéquates. » (2008, p. 77). Il ajoute que ce jeu nécessite « une relative complicité des partenaires ». Cest un jeu qui ressemble à celui que décrit Daniel Marcelli (2006 p. 6-7) : la maman chatouille son bébé, ce qui fait rire lenfant ; elle recommence à intervalles réguliers, puis modifie les intervalles, ce qui crée une surprise. Elle dit « je tai eu ! » et le bébé rit. Marcelli montre que « ces jeux de surprise et de tromperie tiennent une place essentielle dans lorganisation de la psyché humaine ». Cest un moyen de rendre lincertitude des relations humaines acceptable et douvrir une brèche dans lemprise de la dyade composée par la mère et lenfant (ibidem p. 71-72). Le cruciverbiste éprouve le plaisir de déjouer les pièges et il éprouve un instant le vertige de lincertitude au sujet de la réponse, mais en comptant bien sur ses compétences pour en sortir vainqueur. La séduction des mots croisés réside en grande partie dans le leurre de la solution suggérée qui nest pas la bonne, ce qui nécessite un effort pour en trouver une autre et permet la compréhension finale de lastuce.
Nous allons maintenant utiliser quelques autres exemples issus des Verbes sages et verbes fous de Michel Arrivé (2005b) pour tenter dy voir plus clair dans les cas dénantiosémie. Ils proviennent de discours contemporains, entendus pour la plupart à la radio ou à la télévision.
Le verbe victimiser, relativement récent, signifie « persécuter », « martyriser », donc il sagit de nuire à une victime. Mais il semploie aussi au sens de « présenter comme victime » dans « victimiser les bourreaux » (ibidem p. 151), cest-à-dire finalement leur accorder une faveur indue, comportement qui est apparu il y a quelques décennies. On assiste donc à une percée dénantiosémie dans cet emploi lié à un changement de société suivi de prise de conscience et peut-être de revirement. Il est assez remarquable quen dénonçant linversion des rôles entre victime et bourreau, lon inverse le sens du verbe, dans une sorte dimitation par la langue de lidée de renversement dénoncée. Le verbe halluciner aussi est susceptible dinverser sa signification, et ce nest pas par hasard non plus. Son premier sens était « donner des hallucinations » (ibidem p. 89), mais dans la construction intransitive actuelle jhallucine, le locuteur veut dire quil devient fou, ou plutôt il feint de dire quil devient fou, car le but de son discours est en fait de dénoncer la folie de ce quil a vu. Lexemple donné par Michel Arrivé est dailleurs significatif : Jhallucine, quoi, ou il est complètement taré, ce mec ? dit un étudiant. Dailleurs quelquun qui a des hallucinations ne sen rend pas compte puisquil les prend pour la réalité, et si jamais il a un doute, il dira « Jai des hallucinations, je dois consulter un thérapeute » et non « Jhallucine ». Cette construction remplace le sujet grammatical du verbe, qui pourrait être un souvenir par exemple, le thème de lhallucination, par le je du locuteur, prétendument victime dhallucination. Le véritable sujet devrait être lautre, celui dont on parle en dénonçant sa folie, le « mec » qui « est complètement taré », mais il na pas lhonneur dêtre sujet puisque le désir du locuteur est de léliminer : il nest quune hallucination, il nest même pas réel. Relégué au statut de non être, lobjet du discours est ainsi totalement disqualifié.
Le verbe supporter signifie « tolérer quelque chose ou quelquun- de désagréable » mais aussi « encourager », « soutenir moralement » (ibidem p. 134), surtout dans le domaine politique et sportif, second sens probablement ravivé sous linfluence de langlais supporter. Le résultat est que lune des deux acceptions du verbe comporte lidée de désagrément subi et lautre celle denthousiasme actif. A défaut dénantiosémie véritable, peut-être pourrait-on parler de traits sémantiques opposés, ce qui est plus fréquent. Un cas intéressant dénantiosémie est celui du verbe gerber : il signifie, depuis le XIVème siècle, « rassembler les céréales moissonnées », il a pris le sens de « empiler, mettre en tas », et en argot ancien « enfermer » puis « condamner » ; enfin « gerber », à partir de la forme de la gerbe de céréales, a pris le sens de « vomir » dans un emploi populaire. Finalement, le même verbe peut signifier « enfermer » ou « mettre à la porte » ((ibidem p. 84). Non seulement le même verbe peut comporter deux sens opposés, mais deux verbes apparemment contraires peuvent avoir le même sens. Le préfixe dé- marque habituellement le contraire (faire vs défaire, lier vs délier, etc). Mais « dégommer » nest pas nécessairement le contraire de « gommer », il en est plus souvent synonyme. Le verbe « gommer » signifiait dabord enduire un objet de gomme de façon à le rendre collant » et « dégommer » était bien son contraire : enlever la gomme. Il sagit maintenant dans les deux cas deffacer, faire disparaître (ibidem p. 84-85). Le préfixe dé- peut donc se charger dénantiosémie. Dans la même catégorie grammaticale, r(e)- marque habituellement la répétition, mais il prend la signification inverse dans se raviser ; le verbe pronominal saviser signifie « prendre conscience dune situation », « se décider à une action ». Quand on se ravise, on ne répète pas cette décision, on lannule (ibidem p. 25).
Dans la perspective constructiviste, le préfixe re- ne marque pas en soi litération : il peut construire une valeur itérative qui nest équivalente à aucune autre. Jean-Jacques Franckel donne à ce sujet le contrexemple « rejoindre » qui ne signifie pas « joindre de nouveau ». Litératif semble marquer un recommencement. Et le verbe « rejoindre » suggère précisément, sous linfluence de la tendance du préfixe à exprimer litératif, lidée erronée dune jonction précédente qui nexistait pas : serait-ce un désir de fusion inavoué qui sy manifeste ?
Enfin le verbe « sentir » est amusant dans ses emplois paradoxaux : on dit de quelquun quon « ne peut pas le sentir » ou au contraire quon « la dans le nez » (Michel Arrivé, ibidem p. 128), ce qui revient à métaphoriser une même signification par deux concrétisations olfactives opposées. Peut-être pourrait-on envisager dy voir un cas dénantiosémie inversée ? Quoi quil en soit, ces expressions semblent marquer une hésitation entre lintérieur et lextérieur du corps : serait-ce une variante de manger vs être mangé ? La même hésitation entre dedans et dehors apparaît dans Tu sens la rose, qui « sadresse selon le cas à une femme parfumée ou à une personne humant un bouquet de fleurs » (ibidem p. 129) : le destinataire peut inhaler lodeur ou la laisser émaner de sa peau dans une tentative de séduction. Mais nest-ce pas la langue qui séduit, dans cette figuration de pénétration des narines dont le bénéficiaire est incertain? Il peut être le locuteur ou le destinataire, le je ou le tu, avec une hésitation identitaire comme dans la relation duelle de la mère et lenfant (cf I, 1 b p. 23-24 : Hermann).
Conclusion
Et cest cette ambivalence originelle qui influe sur le langage . Le mot ne comporte dailleurs pas de sens en lui-même, mais travaille son co-texte. Comme dans la « talking cure » de Freud, où il sagit de cerner lidentité du sujet par les mots quil prononce, le linguiste traque le sens et lidentité dun mot en étudiant ses variations, ses relations avec les autres. (« relation » vient dailleurs de « relater »). De même quun être nest pas figé définitivement, ce qui le rigidifierait, mais change en fonction de son entourage, évolue selon ses relations humaines, le mot est susceptible de métamorphoses et de rôles très divers. Cest même cette absence de rigidité, cette mobilité perpétuelle, qui permet le déploiement de lêtre et de la langue.
Culioli, dont laphorisme favori est que « la compréhension est un cas particulier du malentendu », considère que linstabilité du mot est telle quelle nécessite sans cesse « la capacité dajustement entre les sujets. Cette capacité ne permet que rarement un ajustement strict. » (1990, Pour une linguistique de lénonciation, p.26). A ce point de vue linguistique sassocie celui du psychanalyste : la parole est un « lien fictif, car la parole entendue éventuellement par cet autre lorsquil veut bien nous prêter loreille est sans rapport avec ce que, dans cette oreille, nous aurions voulu glisser. » (Lucien Israël, 1978 ; 1998 p. 195).
A ces malentendus sadjoignent les pratiques linguistiques de lellipse et de lantiphrase, de linversion du sujet et de lobjet, procédés qui finissent par sintroduire, parfois malgré la norme et parfois en accord avec elle. Elles contribuent à réactiver lénantiosémie originelle. La plasticité de la langue se prête à la fois à linfluence de lentourage cotextuel et à celle de la subjectivité. Cette double influence ne se reflète pas seulement dans le lexique, mais aussi dans lensemble syntaxe sémantique que nous allons aborder maintenant.
b) syntaxe et sémantique
Merleau-Ponty sexprime ainsi dans Signes : « Ce que nous avons appris dans Saussure, cest que les signes un à un ne signifient rien, que chacun deux exprime moins un sens quil ne marque un écart de sens entre lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les différences qui apparaissent entre eux. » (1960, p. 63). Il en est de même du moi, qui se constitue en se percevant différent de la mère, ce qui correspond à la relation duelle de Hermann, à lambivalence fusion vs séparation (voir I, 1b p. 23-24).
Les plus jolies, et par conséquent les plus connues, des formules de Merleau-Ponty vont dans le même sens : « la parole joue toujours sur fond de parole, elle nest jamais quun pli dans limmense tissu du parler » et « Il y a donc une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour laisser place à du sens pur, il nest jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots » (ibidem p. 68-69). Cela signifie que les mots sont en interaction les uns avec les autres et peuvent sétouffer ou sépanouir, en tout cas se transformer selon leur environnement, de même que les humains. Ils se combinent entre eux de manière à produire des cas dénantiosémie, ce qui nest pas un hasard mais la détermination de lInconscient. Et leur combinaison uvre dans lensemble syntaxe-sémantique.
b. 1. génitif subjectif et objectif
Dans lexemple connu « la crainte des ennemis », les génitifs objectif et subjectif issus du latin provoquent une ambiguïté de sens qui est assimilable à une opposition, la crainte pouvant affecter chacun des camps ennemis : il sagit de faire peur ou davoir peur. Les relations entre les signifiés sont ici encore constitutives de pôles opposés sans que cela apparaisse de manière évidente. La langue peut vouloir dire une chose et son contraire, ce qui reflète le fonctionnement psychique de lambivalence.
b. 2.Conjonctions de coordination
Un signe linguistique étrange et très utile, et/ou, constitue une création très particulière avec ce trait oblique qui réunit et disjoint à la fois les deux conjonctions de coordination, celle de la réunion et celle de la disjonction, en proposant simultanément lune ou lautre. Il semble quon ait là un cas dénantiosémie puisque la réunion et la disjonction sopposent. On a limpression davoir une figuration linguistique de la relation duelle entre lenfant et sa mère, du désir ambivalent de fusion et de séparation. Et ce signe chargé dambivalence se révèle particulièrement commode dans un discours rationnel. Loin dapporter la confusion, il participe à la clarification des idées. Cest lun des nombreux paradoxes de la langue quun signe se démarque des autres en utilisant une barre adjointe aux lettres, se charge dambivalence et contribue à la distinction des concepts. Cette barre muette, sans réalisation phonétique, est lourde de sens. Mais les contraires, comme les synonymes, sont rarement parfaits : « et » nest pas exactement linverse de « ou » car le contraire de « et » peut être « lun ou lautre », ou « ni lun ni lautre ».
Sans revêtir lambivalence évidente du signe et/ou, toutes les conjonctions de coordination relient et séparent en même temps des éléments linguistiques de même niveau. Le et relie deux éléments entre eux et les sépare par sa présence, tout en accentuant lunion de la liaison, tandis que le ou relie et sépare en intensifiant cette séparation en disjonction. Remarquons au passage que la formulation ou bien peut équivaloir à ou, mais quelle est nécessaire dans certains cas pour accentuer la séparation entre deux éléments linguistiques et lever ainsi léventuelle ambiguïté. Par exemple, énoncer la phrase « La forme verbale hébraïque appelée Wayyiqtol peut correspondre à un passé narratif ou à un futur précédé dune conjonction de coordination et. » laisse une ambiguïté quant à lattribution du segment « précédé dune conjonction de coordination » : il pourrait se rapporter seulement au « futur » ou bien se rapporter à la fois au « passé narratif » et au « futur » car le pluriel ne se marque pas à loral. La substitution de ou bien à ou lève lambiguïté : dans lénoncé « La forme verbale hébraïque appelée Wayyiqtol peut correspondre à un passé narratif ou bien un futur précédé de la conjonction et », la séparation exclusive assurée par ou bien marque une disjonction absolue entre les deux termes reliés, si bien que « précédé de la conjonction et » concerne nécessairement le futur et lui seul.
Le mais relie deux éléments tout en les opposant, fonctionnement que lon pourrait qualifier dambivalent. Ces mots de liaison, dits « mots-outils », jouent un rôle amusant de fusion-séparation, et se montrent pertinents pour le sens en accentuant lun ou lautre des deux pôles. Quant à car et donc, ils expriment les rapports logiques inverses de cause et de conséquence et savèrent souvent interchangeables si lon inverse les éléments de la phrase. Ce sont, en quelque sorte, des contraires généralement substituables lun à lautre en contexte inversé.
b. 3. prépositions
Prenons lexemple des prépositions sur et pour analysées par J-J Franckel (2007, Grammaire des prépositions, t. I p. 71-147). La première évoque une relation spatiale dans « le livre est sur le bureau », une sorte de frontière où il y a simultanément contact et séparation. Mais elle na plus rien à voir avec lespace dans « tirer sur un lapin » où elle attribue un sens de cible au nom « lapin » ni dans « passer sur les détails ». Le lapin nest pas atteint (ou pas encore) et les détails sont évoqués pour être rejetés. Dans la terminologie de Culioli, cela revient à considérer un élément par rapport à lintérieur dun domaine tout en le maintenant à lextérieur. Cette préposition, dans « X sur Y », établit entre X et Y une relation telle que lautonomie de X est maintenue tandis que Y est une zone ambivalente à laquelle X est rattaché tout en étant séparé, dans une sorte de miroitement. Lambivalence de la préposition « sur », partiellement masquée par nos représentations spatiales, se révèle dans cette analyse. Quant à lexpression « tirer un trait sur le passé », qui équivaut à un rejet, même sil est illusoire, elle utilise lambivalence de « sur » qui contamine le verbe « tirer » : celui-ci suscite habituellement lexistence dun attracteur, à lopposé du rejet. Et le « trait » pourrait figurer graphiquement lambivalence puisquil relie généralement deux points tout en séparant deux espaces, bien quil prenne ici le sens de raturer, supprimer. Mais le rejet du passé, comme celui de lambivalence, condamne peut-être à une forme damputation.
La préposition « pour » semble évoquer le but au premier abord. Pourtant, elle est bien plus fréquemment liée au ratage, par exemple dans « je suis venu pour voir le train partir » ou « jai fait tout ça pour ça ». Dans cette dernière expression, le mot « ça » répété est vide, mais la préposition « pour » introduit une confrontation des résultats décevants par rapport aux efforts déployés. Dans la prise de « médicaments pour la grippe », « pour » est interchangeable avec « contre », ce qui introduit une ambivalence apparente. La véritable ambivalence de « pour » se manifeste nettement dans des expressions comme « Il travaille pour travailler » (pour le plaisir ou au contraire sans plaisir et par nécessité) et « Il mange pour manger » (par voracité ou au contraire sans plaisir, par nécessité, pour subsister).
Lantéposition est le lieu dun foyer de contrastes, comme le montre le changement de sens de lexpression « pour ça » dans les expressions suivantes : « Il est doué pour ça », avec « pour ça » postposé, signifie « Il est doué pour ce genre dactivité » et prend un sens positif, alors que « Pour ça, il est doué », avec « pour ça » antéposé, signifie inversement « Il ny a pas à dire, il est doué pour faire des bêtises ». Enfin lambivalence de « Pierre sinquiète pour Marie » correspond aux sens « Pierre sinquiète au sujet de Marie » ou « à sa place ». Ce phénomène peut être relié à la théorie de Hermann concernant la fusion et la séparation (voir I,1) : si Pierre sinquiète au sujet de Marie, cest quil la considère comme un être séparé de lui, un sujet distinct de lui et avec qui il entretient des relations positives ; sil sinquiète à la place de Marie, il usurpe sa place et son lieu dêtre, il pratique une fusion par intrusion sous couvert de tendresse. Lambivalence inconsciente se manifeste ici dans la langue.
Lunité linguistique incorpore et structure son contexte comme lenfant incorpore la mère et structure, dans le meilleur des cas, limage quil se fait delle et de lui-même. La réussite ou léchec de cette incorporation provisoire joue sur son avenir relationnel et sur ses rapports aux mots, comme en témoigne les antiphrases des schizophrènes, leurs ellipses, leur confusion de lhomonymie et la synonymie et leur destruction des normes du langage pour des créations personnelles parfois esthétiques mais parfois difficiles à comprendre. La devise de Culioli selon lequel « la compréhension est un cas particulier du malentendu » prend alors une dimension tragique et douloureuse.
b. 4. temps verbaux
Le temps nexiste pas dans lInconscient, ce qui est même une autre de ses caractéristiques, au même titre que lambivalence, selon Freud (voir I, 1) ; il est étranger au schizophrène qui vit à proximité de son Inconscient (voir I, 2) ; et la langue en joue comme dun leurre. Loin dêtre un moule dans lequel se coule la pensée, le langage est le lieu de formation de la pensée et de manifestations inconscientes telles que lambivalence et labsence de temps, qui peuvent se cumuler dans le rejet hors du réel.
Le temps nest quune illusion, comme le disait déjà Saint-Augustin dans ses Confessions (livre XI) : le passé nest plus, lavenir pas encore. On se remémore le passé par des représentations mentales et lavenir nexiste que par une sorte de projection, il est de lordre du virtuel, du possible, de lenvisagé. Benveniste montre bien dans Problèmes de linguistique générale (t. I p. 73, 247) que le temps est illusoire puisquil ne fonctionne que dans des rapports intra-linguistiques et que la bipartition entre passé et futur ne seffectue que par rapport au présent subjectif du locuteur. Le temps linguistique est « sui-référentiel » (ibidem p. 263)
Les temps dits « passés » ne renvoient que rarement au passé. Le passé composé a une valeur de présent accompli ou dantériorité quand il sagit de formes non libres ( Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t.I p. 246-250): « je te prête ce livre dès que lai fini » ; « quand il a neigé, je me réjouis de lamortissement du bruit. ». Mais sa valeur daccompli le relie aux effets dans le présent subjectif du locuteur et lantériorité sétablit « dans un rapport logique et intra-linguistique » (ibidem p. 247) qui est en dehors de la réalité objective. Limparfait ne renvoie nullement au passé non plus dans « Si je pouvais, jirais voir la mer », ce qui signifie « je ne le peux pas, jen suis empêchée par des contraintes ».
Limparfait peut prendre également une valeur de négation, comme dans « Un instant plus tard, la bombe éclatait ». Cet exemple de J. Lacan dans le Séminaire XV (p. 79) reprend approximativement lexemple de G. Guillaume « Un instant après/ plus tard, le train déraillait (in Leçons de linguistique 1938-1939). On peut considérer deux contextes opposés pour mettre en évidence lambivalence de cet énoncé qui peut vouloir dire que la bombe a éclaté ou inversement que ce nétait pas le cas :
« Mon amie sest rendu dans les souks du Caire avec son époux. Un instant plus tard, la bombe éclatait. Elle est veuve et handicapée. » La tragédie a eu lieu, avec ses conséquences désastreuses. Inversement, lénoncé consiste à nier le déroulement du procès dans : « Le déminage a eu lieu juste à temps. Un instant plus tard, la bombe éclatait. » En dautres termes, elle na pas éclaté. J. Lacan relie limparfait à la réaction de lenfant au miroir par cette phrase : « Il ny subsiste que cet être dont lavènement ne se saisit quà nêtre plus. » (Ecrits p. 678).
Limparfait consiste souvent à nier une action, notamment dans les hypothétiques introduites par « si », mais aussi dans les exemples suivants empruntés à J-J Franckel (séminaire 2006-2007) : « Cest bête, ce soir il y avait un bon film à la télé. ». Il sagit en fait dun projet antérieur qui est annulé. Il y a bien projection du film, mais le locuteur ne le verra pas, donc il ny a pas de film pour lui. De même dans « Joubliais de te dire que Paul a téléphoné », en réalité je ne loublie pas. Cela ressemble à la prétérition du type « je ne dirai pas que
». Limparfait nest pas une marque de temps. Cest même peut-être à cause de sa fonction négative quil est parfois employé pour atténuer les faits, par exemple dans la formule polie et rétractée « je vous téléphonais pour savoir si
», comme si le locuteur souhaitait nier le fait de téléphoner et de déranger. En outre, limparfait est employé massivement dans les récits de rêves, ce qui correspond sans doute à latemporalité de lInconscient qui sy exprime.
Limparfait est le temps verbal que Benveniste considère comme commun aux deux plan du discours et du récit (« Les relations de temps dans le verbe français » in Problèmes de linguistique générale , t.1, p. 243). En dautres termes, ce temps constitue un lieu privilégié pour limmixtion de lInconscient dans la mesure où la prise en charge de lénoncé par le locuteur est éventuelle, laissant place à la possibilité de ne pas assumer le discours comme venant dun « je » qui peut alors se masquer à la faveur de lambiguïté. Lemploi de limparfait pourrait donc constituer lun des « points de capiton » du discours, selon la métaphore lacanienne qui désigne ainsi les lieux verbaux où lInconscient affleure.
A propos de laphorisme de Freud « Wo es war, soll Ich werden », J. Lacan montre limportance de limparfait : « Nous contentant dun pas dans sa grammaire : là où ce fut
, quest-ce à dire ? Si ce nétait que ça qui eût été (à laoriste), comment venir là même pour my faire être, de lénoncer maintenant ?
Mais le français dit : là où cétait
Usons de la faveur quil nous offre dun imparfait distinct. Là où cétait à linstant même, là où cétait pour un peu, entre cette extinction qui luit encore et cette éclosion qui achoppe, Je peux venir à lêtre de disparaître de mon dit. » (1966, p. 801)
Il sagit dadvenir à lêtre à partir dune « extinction qui luit encore », de même que les désirs se fondent sur une situation antérieurement vécue.
Par ailleurs, Benveniste considère le conditionnel comme un imparfait auquel il emprunte ses terminaisons (ibidem p. 239).
Envisageons lemploi du futur dans le passé qui sexprime sous forme de conditionnel présent, par exemple dans la transformation de « Je dis quil viendra » en « Je disais quil viendrait ». Cest une forme de conditionnel qui na pas la valeur irréelle du véritable mode conditionnel. Jean Echenoz joue admirablement de cette ambiguïté dans Au piano : de multiples formes verbales sont susceptibles dêtre interprétées de deux manières. Elles peuvent relever de lirréel comme dans un jeu denfant (« je serais le papa et tu serais la maman ») ou bien dune projection passée dans un futur relatif comme dans « il serait
». Le futur dans le passé qui sexprime par un futur antérieur de lindicatif est considéré par Lacan comme un « effet de rétroversion par quoi le sujet à chaque étape devient ce quil était comme davant et ne sannonce : il aura été, quau futur antérieur. » (1966, p 808). Il sagit des « étapes du parcours du sujet sur le graphe du désir » (M. Arrivé, 1986, p. 238). Cest en effet en progressant vers laccomplissement de son désir profond originel que le sujet peut sépanouir et devenir lui-même.
LInconscient, dune manière générale, ignore le temps et la langue utilise parfois le temps verbal pour exprimer un rejet dans lirréel. La langue se comporte comme un reflet de lInconscient et de son ambivalence exprimée par des renversements.
b. 5. manuvres stylistiques
Ducrot distingue à juste titre dans le discours les manifestations involontaires, qui sont de lordre de la psychanalyse, et les manuvres stylistiques, qui constituent des manipulations (1972, p. 13-14). Néanmoins ces manuvres stylistiques deviennent si habituelles quelles sont utilisées mécaniquement et se transforment en expressions figées, au même titre que les formules de politesse. Par exemple, lexpression « nous semble-t-il », qui feint dexprimer une incertitude et paraît demander lavis dautrui (ibidem p. 17), consiste à afficher une modestie de mise alors que le locuteur est convaincu davoir raison quand il dit ce quil pense. Ce type dexpression semble allier le code social de politesse (éviter la prétention qui heurterait autrui) et la fonction de limplicite : éviter la contradiction. Cest une formule de prudence en quelque sorte. Il nempêche que nous utilisons le verbe « sembler » à propos déléments dont nous sommes absolument convaincus. Par ailleurs, quand « il semble que x », lélément énoncé est dit possible et son absence ou son contraire aussi, si bien que les deux éléments antagonistes sont présents.
De même linterrogation rhétorique perd sa valeur dinterrogation, puisque le locuteur nattend aucune réponse. Cest une interrogation qui nen est pas une, ce qui la situe dans le domaine de lénantiosémie. Il sagit dafficher une modestie polie, de faire comme si on demandait lavis de linterlocuteur. Il y a là-dessous quelque chose de plus ambivalent encore : linterrogation rhétorique semble perdre son caractère violent en renonçant au pouvoir dobliger à répondre, mais en réalité elle exerce une violence insidieuse en prenant à parti le destinataire pour le contraindre à admettre lassertion énoncée sous forme interrogative. Le point dinterrogation prend alors une valeur de point.
Inversement, les signes de ponctuation peuvent dépasser leur rôle habituel en épousant la signification de la phrase. Par exemple, les virgules marquent une interruption du texte tout en mimant celle du chant de loiseau dans ce passage des Vrilles de la vigne de Colette : « il sinterrompt parfois, le col penché, comme pour écouter en lui le prolongement dune note éteinte
». La phrase mime ce quelle énonce, si bien que les virgules prennent une valeur de pause bien plus importante quune banale interruption du souffle et simprègnent de sens : tout le texte associe la voix de la narratrice et le chant de loiseau dans une riche métaphore. De même les points de suspension, qui favorisent un prolongement deffet sur le lecteur, laissent entendre loiseau à lécoute de lui-même et la narratrice à la recherche delle-même. La valeur des signes de ponctuation peut donc sannuler, comme dans le cas de linterrogation rhétorique, ou au contraire senrichir en dépassant les limites du cadre linguistique dans une sorte de fusion entre le dire et le dit. Ces signes se prêtent donc à des emplois opposés.
La prétérition enfin constitue une manuvre stylistique remarquable : elle consiste à énoncer quelque chose tout en niant quon le fait : « Je ne vous dirai pas que (
) », « Je ne vous parlerai pas de (
) ». Dire quon ne le dit pas tout en le disant, nest-ce pas une évidente coprésence déléments opposés ? Outre ces manipulations rhétoriques, la négation véhicule souvent des manifestations bien involontaires issues de lInconscient.
b. 6. La négation
Freud a bien montré, dans son article sur la dénégation (« Die Verneinung », 1925) que le patient nie ce qui lui parvient à la conscience avant de pouvoir ladmettre. Cest une sorte de déni dexistence proféré contre la vérité qui permet en même temps de la conceptualiser et donc de la faire advenir à lexistence dans la représentation mentale. En dautres termes, cest une défense qui permet à la fois de se protéger et de progresser. Ce nest pas seulement la résistance à lInconscient qui fonctionne de cette manière, dailleurs. Il arrive fréquemment dans les conversations que le locuteur, tout à fait consciemment, nie la vérité en attirant les soupçons sur ce quil veut masquer : des expressions comme « ne croyez surtout pas que
» ou « non que
» introduisent bien souvent le mobile véritable et peu avouable qui suscite le discours. De même, lincendiaire prétend ne pas savoir faire une seule chose : allumer le poêle (Bachelard, 1949, p. 31).
La dénégation constitue donc un cas privilégié de coprésence des contraires.
Dans son fameux article de 1925, Freud écrit ceci :
« La manière dont nos patients présentent leurs associations pendant le travail analytique nous donne loccasion de faire quelques observations intéressantes. « Vous allez penser maintenant que je veux vous dire des choses désobligeantes, mais je nai pas réellement cette intention. » Nous comprenons que cest là le rejet par une projection dune pensée qui vient juste de jaillir. Ou bien : « Vous demandez qui cette personne du rêve peut être. Ce nest pas ma mère. » Nous corrigeons : cest donc sa mère. Nous prenons la liberté au cours de notre interprétation de ne pas tenir compte de la négation et dextraire la matière pure de lassociation. Cest comme si le patient avait dit : « Il est vrai quen associant à cette personne jai pensé à ma mère, mais je nai aucune envie de tenir compte de cette association. »
Pichon étant le premier à cumuler les fonctions de psychanalyste et de linguiste, il utilise les travaux de Freud et de Saussure et prépare ceux de Lacan. Louvrage colossal entrepris avec son oncle Damourette, intitulé Des Mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, tente détablir une « grammaire de linconscient ». Cette expression présuppose que la structure de la langue reflète celle de lInconscient. La célèbre formule de Lacan selon laquelle « linconscient est structuré comme un langage » y est déjà sous-jacente.
Un point grammatical extrêmement intéressant de louvrage précité, repris et enrichi par Lacan, est lanalyse du ne dit « explétif » considéré comme « discordantiel » par nos auteurs. Le terme de « discordance », dabord utilisé par Philippe Chaslin, concerne une caractéristique de la schizophrénie. Il sagit de discordance entre lactivité intellectuelle et le sens pratique, et de ce fait une discordance apparaît entre le comportement adopté et celui que ladaptation à la situation exigerait. Cette discordance va de pair avec le négativisme et aussi avec le clivage du moi, observé dabord chez ces malades et peut-être plus prononcé chez eux que chez les autres, ou moins bien intégré. Mais le clivage concerne chaque humain. Or cette scission du moi, due à un mécanisme de défense, se reflète dans la scission de la formule négative, peut-être plus encore quand la locution se réduit au « ne ». Il sagit de saffirmer en prononçant un discours élégant, de registre soutenu, à lécart du langage courant, ce qui nest évidemment pas réservé aux schizophrènes. Il sagit surtout dexprimer un désir inavouable de manière masquée, comme nous allons le voir.
Dans Le Sujet de lénonciation, Danon-Boileau rappelle lanalyse de Damourette et Pichon : ils montrent dabord que lénoncé « Je crains quun songe ne mabuse » (Phèdre II, 2, Racine) nest pas négatif. Une paraphrase à linfinitif donne « Je crains dêtre abusée par un songe » et non « Je crains de nêtre abusée par un songe ». Ils proposent alors de lire ce « ne » comme la marque dune discordance entre ce que le locuteur juge désirable (ne pas être abusé par un songe) et ce quil considère comme plausible sinon probable (être abusé par un songe) : sur un même « contenu de pensée » le locuteur exprime donc conjointement deux modalités contraires.
Lemploi du ne dit « explétif » comporte, selon Damourette et Pichon, « une manière de protestation discordantielle du locuteur ». Ils sappuient sur une citation de Proust, dans A la Recherche du temps perdu, pour étudier le ne discordantiel dans une comparative dégalité : « un ouvrier est aussi bien un monsieur que ne lest un homme du monde ». Ce sont les paroles dun jeune homme dont le rôle est de faire monter lascenseur. Ils commentent cette formulation en ces termes : « le ne marque la protestation contre lusage des gens du monde qui nappellent pas un chauffeur un monsieur. ». Vasquez montre (2006 p. 57) que le ne contestataire, exceptionnel dans une comparative dégalité, dénie la qualité de monsieur à lhomme du monde tout en proférant son égalité avec un ouvrier. Dans cette discordance polyphonique, il y a dissociation entre le discours égalitaire (louvrier est aussi monsieur que lhomme du monde) et le surenchérissement inconscient qui inverse la hiérarchie (louvrier est même le seul monsieur car lhomme du monde nest pas un monsieur).
Ce concept de polyphonie dans la négation sera repris par Lacan dans ses Ecrits (1966) puis par Ducrot (1972 et 1984). Lacan attribue le ne discordantiel au sujet de lénonciation qui articule Conscient et Inconscient, par opposition au sujet de lénoncé. Lacan appuie son commentaire du ne « explétif » ou « discordantiel » sur la dénégation, la Verneinung de Freud, qui consiste à exprimer tout en le niant un élément qui était refoulé, qui est en train de parvenir à la conscience mais nest pas encore admis. Selon Jacques Lacan, la dénégation est le « mode privilégié de la connotation au niveau du discours de ce qui, dans lInconscient, est refoulé. » Cest une façon paradoxale de prononcer un aveu « présentifié et renié » de ce qui se passe dans lInconscient. (1986, p. 79). Il prolonge ce commentaire par celui du « ne » discordantiel qui a « sa place flottante » entre deux niveaux, celui de lénoncé et de lénonciation. « En énonçant je crains
quelque chose, je le fais surgir dans son existence, et du même coup dans son existence de voeu, -quil vienne. Cest là que sintroduit ce petit ne, qui montre la discordance de lénonciation à lénoncé. ». Lacan conclut de cet exemple que la Verneinung appartient à « lentredit, comme on dit lentrevue. » (p. 79). Il propose de considérer cette discordance comme la forme inversée du refoulement (p. 80).
Ce quil ne dit jamais explicitement, mais qui nirait pas à lencontre de ses théories, cest que dans « je crains quil ne vienne » pourrait affleurer le désir inverse de celui qui est énoncé : « je crains quil ne vienne pas ». Dailleurs, si nous examinons le contexte de la citation de Phèdre (II, 2), « je crains quun songe ne mabuse », elle apparaît dans une réplique dAricie à Hippolyte quelle aime. Celui-ci lui offre de se retirer et de lui laisser le sceptre. Loffre dHyppolite ne peut sexpliquer que par lamour, dont la déclaration va suivre. Le désir profond dAricie est à la fois que son amant laime et quil ne parte pas, si bien quelle craint quun songe ne labuse pas et que le départ dHippolyte se réalise et en même temps quun songe labuse et quHyppolite ne laime pas. Cest donc un désir ambivalent qui affleure dans ce ne discordantiel.
Ce nest pas toujours le cas cependant. La même Aricie emploie un autre ne discordantiel. Thésée a prié Neptune (IV, 2) de le venger de son fils Hippolyte, faussement accusé par Oenone du désir incestueux dont Phèdre est coupable. Aricie dit à Thésée (V, 3) :
« Cessez : repentez-vous de vos vux homicides ;
Craignez, Seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vux. »
Lexpression « le ciel » désigne Neptune supposé omniscient. La crainte quelle suggère à Thésée de partager avec elle est bien que le ciel le haïsse assez pour exaucer son vu de mort sur son fils. Cependant lambivalence du désir est bien présente, mais chez son interlocuteur Thésée : à peine a-t-il prononcé sa malédiction quil en exprime le remords dans le monologue de la scène suivante (IV, 3). Aricie semble donc, dans son injonction, marquer la discordance entre ce quelle désire (quHippolyte vive) et la possibilité quelle redoute (quil meure) mais en même temps elle formule le sentiment ambivalent qui habite Thésée, représenté par le sujet implicite du verbe « craindre ».
La négation est une affirmation évacuée, ce qui apparaît nettement dans le phénomène de dénégation (la Verneinung de Freud). Lanalyse du ne discordantiel par Damourette et Pichon, enrichie par Lacan, met en évidence une discordance qui peut aller jusquà la coprésence des opposés.
Ducrot et Culioli ont enrichi lanalyse de Damourette et Pichon. La négation est le fondement du moi qui prend conscience du non-moi (lidentification-altérité de Culioli correspond à la fusion-séparation de Hermann, ainsi que la bipolarité continuité vs contiguïté), le fondement de la pensée autonome (Spitz, 1957) et de labstraction (Culioli, 1990). Lanalyse de Ducrot est essentielle pour mettre en évidence lénantiosémie.
Oswald Ducrot (1984, p. 152-153) a distingué locuteur et énonciateur en se fondant sur la polyphonie de Bakhtine. Et plus particulièrement, il a mis en évidence dans les énoncés négatifs la présence simultanée de deux énonciateurs. Il prend lexemple de « je ne viendrai pas » en montrant que le refus est attribué au locuteur mais que son énoncé comporte deux actes issus de deux énonciateurs différents : une assertion et le refus de cette assertion. Il considère la plupart des énoncés négatifs comme le choc antagoniste de deux énonciations (ibidem p. 215). Il constate que laffirmation est plus fondamentalement présente dans la négation que la négation dans laffirmation (ibidem p. 216). Il étaie cela par lemploi de « Au contraire » consécutif à une négation : « Pierre nest pas gentil, au contraire il est détestable. » Lexpression « au contraire » concerne la gentillesse, à laquelle soppose « détestable », et non la négation de cette gentillesse. Donc lénoncé négatif « il nest pas gentil » contient de manière sous-jacente lassertion de gentillesse qui est ensuite refusée. Lattitude positive contestée est le plus souvent « interne au discours » dans la négation polémique, qui concerne la plupart des énoncés négatifs.
Dans cette analyse de Ducrot, lambivalence apparaît caractéristique de la négation puisque lassertion et son rejet sont coprésents. Antoine Culioli (1990, t.1) va plus loin en ce sens : la négation implique la construction préalable du domaine notionnel par opération de choix entre identification et altérité (p. 97-100). Avant de valider une zone didentification (dans le domaine I) ou rejeter dans le domaine extérieur (E), on construit un chemin en position décrochée (IE). Il y a donc passage obligatoire par une ambivalence, même fugitive, qui va subsister au moins en trace mnésique.
Outre lambivalence inhérente à la négation, entre lassertion positive et son rejet, la négation peut se charger dautres formes dambivalence. La locution « ne
pas » apparaît dans deux expressions analogues :
Il ne savait pas quil était mort/ Elle ne savait pas quelle était morte.
« Il ne savait pas quil était mort » : ce sont les paroles dun patient de Freud dans un récit de rêve concernant son père (article « Formulations sur les deux principes de lévénement psychique »). Il informe son psychanalyste quil sagit dun simulacre de vie du défunt qui na pas conscience dêtre mort. La coprésence des contraires réunit « inconscience » et « forme de vie ». Lacan attribue le paradoxe de la phrase « Il ne savait pas quil était mort » à la valeur ambiguë de limparfait (1966, p. 802), quil reprend à Guillaume (Un instant après, le train déraillait & un instant plus tard, le train déraillait ) mais quil généralise. En fait, comme le montre Michel Arrivé (1986, p. 239-242), le paradoxe subsiste au présent dans Il ne sait pas quil est mort. Limparfait qui caractérise les récits de rêve nest pas en cause dans létrangeté de cette énoncé. La conscience de la mort survient comme recherche inaccessible dans Les Remembrances du vieillard idiot de Michel Arrivé (1977, p. 84) : le héros sendort volontairement dans une position inconfortable pour jouir du sommeil comme avant-goût de la mort. « Vous vous réveillez le temps de reprendre votre position, éventuellement de la modifier légèrement, et vous attendez de nouveau le sommeil. Vous gagnez ainsi le plaisir de dormir, de le savoir et den jouir : pâle faux-semblant, hélas, de ce que vous cherchez : être mort, le savoir et en jouir. »
Les paroles du patient de Freud reviennent sous une formulation presque identique dans un roman suédois : « Mais Inez demeurait immobile et ne savait pas quelle était morte.» (in Même les orties fleurissent de Harry Martinson, p.51). Inez est la grande sur du héros, petit garçon orphelin de père et abandonné par sa mère. Elle est le substitut maternel pour lenfant, elle le protège, le rassure et le console. Sa mort est une catastrophe pour lui, qui se trouve alors seul au monde et sera exploité par des fermiers. La découverte de sa mort est associée à la stupeur devant labsence de réponse, ce qui constitue une autre forme dalliance des contraires : cest un appel à la conscience de la morte qui mène à la perte des repères devant labsence de réponse. La proposition « [elle] ne savait pas quelle était morte » est un concentré démotion qui relève du discours indirect libre. Comme dans la phrase du patient de Freud, il y a projection et dénégation. Mais les oppositions sous-jacentes sont inverses. Dans le premier cas, il sagit dune forme de vie sans conscience, dans le domaine du rêve ; dans le second, cest un appel désespéré à la conscience de la morte. Le même énoncé conduit à deux alliances opposées : vie inconsciente dune part, mort consciente dautre part. Dans les deux cas, il y a discordance par rapport à léquation habituelle entre vie et conscience, mort et inconscience.
La phrase « Il ne savait pas quil était mort » est mise en scène, sans être exprimée par ces mots, dans une nouvelle de Michel Arrivé (1989). Le héros conduisait un corbillard et ne savait pas quil était mort. Il observait un ralentissement de lallure des chevaux qui pourrait bien correspondre au vieillissement et ne prit conscience de sa propre mort, de manière saisissante, quen sentant les initiales JL se graver dans son dos, les mêmes que celles du défunt. Langoisse de mort tient du cauchemar dans cette nouvelle. La fiction comporte un caractère heuristique à luvre ici : cest langoisse de mort qui est à lorigine de la négation de sa propre mort et peut-être à lorigine de toute négation.
Lacan sexprime en ces termes dans son « Introduction au commentaire de Jean Hyppolite » (qui concerne larticle de Freud sur la dénégation) : « Ainsi la mort nous apporte la question de savoir si cest elle qui y introduit la négation. Car la négativité du discours, en tant quelle fait être ce qui nest pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans lordre symbolique, doit à la réalité de la mort. » (1966, p. 379-380).
Concernant le point de vue de Culioli à propos du « ne » explétif, le commentaire de J-J Franckel (1990, p.150-152) met en évidence les particularités de ce qui est construit comme possible ou comme visée (entendre vs écouter, voir vs regarder) : cest ce qui explique la dissymétrie entre « Je crains que Luc ne vienne » et « Je crains que Luc ne vienne pas ». Ces propositions ont un sens opposé, mais leur construction est dissymétrique parce que dans le premier cas, la venue de Luc est construite comme une possibilité (qualifiée a posteriori de détrimentale) tandis que dans le second la venue de Luc est une visée. Le « pas » associé au « ne » est indissociable dune visée. On ne pourrait dailleurs pas dire « Je souhaite quil ne vienne » ni « Je veux quil ne vienne » parce que « souhaiter » et « vouloir » sont les prototypes des verbes de visée. De plus, la crainte ne sexprime que par rapport à un sujet, elle est étroitement liée à sa subjectivité. Cette analyse confirme que le « ne » discordantiel, qui ne semploie pas avec les verbes de visée, est incompatible avec la conscience claire.
Dans la construction de la représentation « Je crains que Luc ne vienne », on a une bifurcation entre Q (la venue de Luc) et Q (la non venue de Luc), que J-J Franckel matérialise par deux flèches divergentes. La première flèche se renforce dun double chevron pour marquer la branche privilégiée par la construction, mais Q et Q restent indissociables. Il y a passage de Q à Q sans stabilisation. Il cite lhypothèse de Culioli (1989) : « ne est la trace dun parcours sans issue ». En revanche, dans « Je crains que Luc ne vienne pas », la construction sopère à partir dune visée : que Luc vienne. Par conséquent, Q et Q restent indépendants.
La distinction de J-J Franckel entre possibilité et visée semble fonctionner aussi en ce qui concerne lemploi des locutions conjonctives, si lon excepte les comparatives. Les subordonnées de but introduites par pour que ou afin que annoncent un résultat qui est visé, ce qui empêche lapparition du ne discordantiel. Lemploi de avant que et après que, qui implique respectivement lemploi du subjonctif et de lindicatif, laisse penser que lassociation abusive du subjonctif à la potentialité et de lindicatif au réel joue peut-être un rôle sur lemploi du ne. La locution avant que admet son emploi : Je veux finir ce travail avant quil narrive. Le désir sous-jacent est que je souhaite quil narrive pas avant que jaie fini. En revanche, la locution après que nadmet pas lemploi du ne discordantiel, parce que le mode indicatif connote le réel. Et si lon considère laction comme une certitude, il ny a pas de possibilité ouverte, et donc pas de brèche pour le désir. La locution de peur que marque une potentialité, de sorte que lemploi du ne est fréquent. Par exemple, je me sauve de peur quil ne vienne manifeste une crainte (quil vienne) et un désir (quil ne vienne pas) alors que dans le cas dun but avec verbe de visée, ce nest pas possible demployer le ne discordantiel . Et la volonté Je veux quil ne vienne pas peut se traduire par le refus de le recevoir. Le désir conscient aboutit parce que la volonté lui sert dadjuvant. Avec le ne discordantiel, il sagit dun désir qui nest pas clairement admis à la conscience, ou alors qui nest pas suivi de laction adéquate, si bien quil y a une autre forme de discordance : je me sauve ou je me cache de peur quil ne vienne au lieu de lui interdire dentrer. Quil sagisse dun désir inconscient ou du renoncement à laction efficace adéquate, dans les deux cas on ne sautorise pas à accomplir son désir. Il nest pas question de comportement inadéquat dans une phrase comme Je vais rentrer le linge de peur quil ne pleuve, mais il y a la même idée dimpuissance à réaliser son désir : je voudrais quil ne pleuve pas, mais je ne peux pas influencer la météorologie.
Cependant le phénomène de double négation peut conduire à lannulation du phénomène, sauf dans les comparatives (Vasquez, 2006 p. 49). Une phrase de Diderot, qui comporte deux occurrences du ne discordantiel, montre que la négation dans une proposition évacue le sens du ne dans les subordonnées qui en dépendent, comme cest le cas pour la locution négative ordinaire : « Comme je nai jamais douté que létat de nos organes et de nos sens nait beaucoup dinfluence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps, je me mis à questionner notre aveugle sur les vices et les vertus. » (Lettre sur les aveugles, p. 37). Le désir qui prélude à sa fameuse démonstration est précisément que létat de nos organes et de nos sens influe sur notre morale et que notre intellect soit lié à notre corps : son désir profond est de relativiser la morale, ce à quoi il parvient brillamment.
Lidentification/altérité de Culioli correspond bien à la fusion/séparation de Hermann. La locution négative comporte dailleurs le plus souvent deux mots distincts, séparés comme la mère et lenfant lors de la prise dautonomie favorisée, voire conditionnée par la capacité de dire « non ». La négation est le fondement pour Culioli comme pour Hegel. Elle est le fondement du moi qui se différencie du non-moi. Elle est aussi le fondement de la pensée qui procède par oppositions en établissant des classements selon des points communs et des différences.
Les apports de René Spitz dans ce domaine se révèlent dautant plus précieux que ce qui la incité à entreprendre son ouvrage remarquable Le Non et le Oui, cest une remarque de Freud dans « Des sens opposés dans les mots primitifs » : « Nous comprendrions mieux et traduirions plus aisément le langage du rêve si nous étions plus instruits de lévolution du langage. ». Par ailleurs il se fonde sur la remarque de Freud à propos du cri dans Esquisse dune psychologie scientifique (1895) : le cri ne saurait suffire à la décharge de tension, il faut qu'il aboutisse à une réaction du monde extérieur pour obtenir satisfaction si bien que « [l]a voie de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire dune extrême importance : celle de la compréhension mutuelle ». Spitz note à ce sujet que dans loriginal allemand, Freud emploie le terme de Verständidung qui, dans ce contexte, se réfère principalement à la communication. « Limpuissance originelle de lêtre humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux. ».
Spitz en conclut que le cri du nouveau-né, dun point de vue subjectif, na quune fonction de décharge, mais que la mère linterprète comme un appel au secours. Cest le précurseur de la communication verbale, qui appartient à un stade ultérieur et qui nécessite que lenfant puisse se rendre compte de la conséquence de ses cris, « cest-à-dire que sa perception et sa mémoire soient assez développées pour lui permettre de relier la perception auditive de ses propres cris de décharge aux traces mnésiques dexpériences préalables de réduction de tension, procurées par lentourage à la suite [de ses] cris. » (Spitz, 1957 ; 1962 p. 3). Spitz a observé les conséquences désastreuses de labsence maternelle en cas dhospitalisation des tout petits : la perturbation affective et labsence didentification entraînent des conséquences pathogènes nuisibles au psychisme et à la communication. Il en réunit les symptômes sous le nom bien connu d « hospitalisme ». Dans les cas normaux, les relations objectales et la communication sont rendues possibles par les échanges étroits que nécessite limpuissance des petits.
Sappuyant sur Freud qui considère la pensée comme une « fonction de détour » nécessitant la suspension de laction pour aboutir à une réalisation plus efficace du but de linstinct, Spitz envisage la communication elle-même comme une fonction de détour (op. cit. p. 20-21). Il observe que les mouvements de fouissement pour chercher le sein, céphalogyres (par rotation de la tête), sont similaires au signal sémantique du « non » qui seffectue en secouant la tête (p. 27). Or le mouvement de fouissement est « appétitif », il tend vers le sein pour laccueillir, alors que le signal sémantique négatif, par le même geste, a un sens opposé. Il y aurait donc énantiosémie dès le premier geste autonome. Entre ces deux stades, lenfant imite ses parents. Or de neuf à douze mois, il subit beaucoup dinterdictions, qui sont ressenties comme des frustrations (p. 34). Spitz approuve lidée dAnna Freud selon laquelle lenfant sidentifie à lagresseur (Anna Freud, 1936, Le Moi et les mécanismes de défense) : cette identification à lagresseur est à lorigine de la formation du surmoi. Il observe que le besoin de sidentifier est si fort que lenfant sidentifie sans distinction à nimporte quel comportement de lobjet damour, même si cest pour son déplaisir. Tout se passe comme si lidentification passait par une phase de non-différenciation (Spitz, op. cit. p. 36-37). L identification se fait dabord pour le plaisir puis à des fins de relations objectales et de domination, de défense et dattaque (ibidem p. 38).
Spitz analyse ainsi lapparition du signe négatif et ses conséquences sur la pensée et le psychisme (p. 41) : « Du point de vue des processus de pensée, un développement important a été amorcé au moment où lenfant indique une décision en manifestant son refus par un signe de tête négatif. Lemploi de ce geste montre avec évidence que lenfant est arrivé à un jugement. En exprimant ce jugement particulier, il révèle également quil a acquis la faculté daccomplir lopération mentale de la négation. Ce fait, à son tour, conduira à la formation du concept abstrait qui sous-tend la négation, le premier concept abstrait qui apparaisse au cours du développement mental. (
)
Structuralement, du point de vue du ça, il sest produit un développement de la passivité à lactivité, et une nouvelle voie de décharge pour lagression a été créée. Du point de vue du Moi, les transformations sont plus nombreuses (
) Les processus dynamiques de lidentification ont été mis en branle sous la pression des frustations répétées et grâce aux efforts destinés à les surmonter. »
La négation est à lorigine de labstraction et de la pensée, elle leur est indispensable. Or la négation est énantiosémique par excellence, comme nous lavons vu, notamment à propos de Ducrot et Culioli. Ce nest pas seulement le signe de tête négatif, qui de mouvement instinctif au but de recherche et de fusion devient signe sémantique de refus et séparation. Chaque assertion négative contient en elle-même son contraire que lon se représente avant de lévacuer. Cela suppose que notre langage élaboré, notre pensée et notre culture se fondent sur lénantiosémie de la négation. La fonction de détour de la communication et de la pensée provoque dailleurs un rejet provisoire de la trajectoire directe vers le but à atteindre pour emprunter un chemin plus efficace qui est de lordre de la mètis. En outre lopération de négation marque le passage de la passivité à lactivité, laffirmation de soi en opposition à lautre, donc une voie dautonomie. Elle est intrinsèquement liée à la séparation davec la mère, nécessaire non seulement à la pensée propre mais à la personnalité individuelle, qui sont étroitement liées. Encore faut-il que lidentification initiale ait pu avoir lieu : faute de ce fondement, la négation fait rage et devient négativisme, la séparation systématique risque de conduire à lerrance vagabonde et/ou légarement hors de toute société. Tout lavenir de lenfant se joue là, entre fusion et séparation, capacité de dire et de nier, avec dans le meilleur des cas une capacité à trouver un juste milieu entre dune part la docilité et ladhérence au désir de lautre et dautre part lanarchisme du négativisme systématique dans le besoin éperdu daffirmer son propre désir : lindividu reproduira par rapport à la famille et la société la fluctuation ambivalente entre fusion et séparation.
Lambivalence accompagne le signe de tête négatif car pendant longtemps lenfant dit « non » tout en faisant ce quon lui demande. Cest comme une hésitation, une indécision. En fait il commence par imiter ladulte et sidentifie à lui par le geste négatif, puis à laide de processus inconscients, attache une signification sémantique au geste du « non » et lemprunte à lobjet damour ; à ce moment, il devient capable de lutiliser contre ladulte. (Spitz, ibidem p. 43) Cest exactement ce qui se passe pour le langage, imité dabord et compris ensuite, comme la montré Henry dans ses Antinomies linguistiques. Simplement, le « non » est un mot crucial dont la manifestation gestuelle par rotation latérale de la tête contient en elle-même les sens contraires de « tendre vers » et « refuser », qui symbolise lambivalence essentielle entre fusion et séparation, dabord entre la mère et lenfant puis dans tous les rapports humains.
Les frustrations répétées provoquent donc un mécanisme de défense qui mène à labstraction. Provisoirement, elles transforment lobjet damour en objet de haine, en ennemi à agresser en refusant sa volonté. Or le non de lenfant, avant de laider au jugement personnel, se fonde sur une approche affective bien plus que sur le désir à satisfaire (note p. 45). En dautres termes, le oui et le non traduisent lambivalence entre lamour et la haine.
La frustration inhibe la décharge dune tension, et celle-ci cherchera alors une issue dans une autre « voie de décharge », selon lexpression de Freud. Cette voie de décharge nest autre que la communication, qui peut donc véhiculer une agressivité très ancienne, voire emprunter un mode dexpression systématiquement agressif. Cest en tout cas le moyen de manifester sa volonté, son désir propre. En dix-huit mois, « un schème purement moteur se trouve investi dune signification sémantique » (Spitz ibidem p. 52). Cette métamorphose de sens dun même geste, du fouissement à la négation, rappelle la polymorphie de mètis de manière inversée : la même forme revêt deux sens opposés.
Selon Spitz, la communication est une fonction de détour et la satisfaction instinctuelle immédiate ne favorise pas son développement (ibidem p. 51). Mais un excès de frustrations ne favorise pas non plus la communication : il suscite la négation exacerbée jusquau négativisme, éventuellement le chemin de détour par lintellect et la culture comme refuges.
Une autre théorie intéressante de la « démarche de la négation » est celle de Imre Hermann (1924 ; 1978 p. 84-85) : il sappuie sur les propos de Sigwart qui voit dans le jugement négatif une réaction au jugement positif et situe la source de la dénégation dans le manque ou lopposition. Hermann analyse cela comme la privation préfigurée dans la castration et lopposition au père, qui senracine dans une attitude de défi. Non seulement cette démarche de négation donne la satisfaction de voir « que dautres sont châtrés », mais elle satisfait « lidéal du Moi » : « rester son propre maître ». Hermann va jusquà relier la négation et lessence même des objets, comme le montrent ces propos : « la phrase célèbre de Spinoza : Determinatio est negatio est considérée comme lexpression dune conception selon laquelle la négation réside dans lessence même des choses, et qui cherche à voir dans le jugement négatif lexpression originelle de leur reconnaissance. »
La négation est cruciale, comme le dit Lacan dans ses Ecrits : « cest seulement par la négation de la négation que le discours humain peut advenir. » (p. 388). La radicale étrangeté à soi implique le besoin de se nier pour se trouver (ou se masquer). Culioli , selon lequel cest la négation qui permet daccéder à labstraction (1990, t.I p. 113), montre bien quelle est primordiale dans le fonctionnement de la langue. Elle opère en effet sur lidentification vs différenciation -ce qui évoque inévitablement la théorie de Hermann (fusion vs séparation)- et cest ce qui permet détablir invariances et variations.
Lopération de négation est envisagée comme suit par Culioli : on construit une position décrochée qui permet le parcours de tous les possibles ; on parcourt le domaine ; on a trois issues possibles. Soit le domaine est vide (vide-de-p, p étant la valeur centrée ou attracteur) et lélément considéré naccède pas à lexistence, il est rejeté absolument ; soit lélément est admis à lexistence comme « autre-que-p » avec une altérité plus ou moins forte, ce qui permet la détermination ; soit on a un couple pondéré de deux représentations mises en perspective, où la notion est rapportée à une représentation complexe et où aucun des termes nest éliminé (ibidem p. 102), ce qui suppose lambivalence. Le premier cas correspond à la forclusion, le deuxième est le fondement de la pensée et le troisième, qui semble caractériser linconscient, sous-tend probablement les deux autres : lattracteur et son inverse coexistent sans rejet de lun des deux pôles et le miroitement quil permet enrichit la conception de laltérité. La dénégation freudienne correspond alors à la fermeture du disjoncteur pour ne pas admettre le pôle inverse, selon la métaphore de Culioli (ibidem p. 123) : on peut choisir en rétablissant le courant.
Comme le fait remarquer Antoine Culioli (ibidem p. 31-32), « chez lenfant, la verbalisation « peux pas » est bien antérieure à « je peux » », ce quil commente en ces termes : « cest le point ultime de cette capacité de construire des substituts détachables de la réalité qui fonde lactivité de représentation dans lactivité de langage. ». La représentation de ce qui nest pas concerne aussi le terme « encore ! » qui implique de percevoir « la permanence qualitative derrière la discontinuité ». A. Culioli compare cela à « un jeu dapparition-disparition : encore signale la coupure, tout en renvoyant au même. » On est ici très proche du jeu de « Fort-da » évoqué par Freud à propos dune compensation à labsence de la mère. Tout cela est étroitement lié à la théorie de Hermann concernant la fusion et la séparation. Celui-ci remarque dailleurs que le jeu de « Fort-Da » saccompagne de lancer et récupération dune bobine qui sapparente à la séparation et au cramponnement. En outre, Culioli montre bien lévolution dans les progrès de lenfant, qui passe du « encore ! » évoquant un objet absent à des représentations plus élaborées : « Plus tard, on passera à aussi ou même ou tout équivalent, qui marque la mise en relation (lidentification qualitative) de deux ou plusieurs occurrences distinctes, dont on a appris à prédiquer lexistence. »
La négation savère donc primordiale dans la représentation mentale : on ne se contente pas dadjoindre la négation à une forme positive, mais cest une opération complexe qui oblige à travailler sur une notion, selon lanalyse de Culioli (ibidem p. 48) qui cite B. Russell : « dire « Il ny a pas de fromage dans le placard » est une opération plus complexe que celle que lon a dans « Tiens, il y a du fromage dans le placard », dans ce cas on peut accompagner lénoncé de façon ostensive, dans lautre cest une construction qui suppose la maîtrise de la représentation notionnelle. » (in Meaning and Truth).
Lopération de négation ne se limite pas aux énoncés négatifs, selon lanalyse de Culioli, mais concerne également la généralisation concessive puisque « où quil aille je le retrouverai » équivaut à « il ny a pas un endroit où je ne le retrouverai pas » et que la comparaison « tel un lion qui attaque sa proie, le guerrier sélance sur son adversaire » équivaut à « ce nest pas un lion qui attaque sa proie, cest le guerrier qui sélance sur son adversaire » (ibidem p. 112). Sans la négation, la généralisation et la comparaison seraient impossibles, et par conséquent la pensée par induction et par analogie nous feraient défaut. La négation est donc une opération cruciale, fondamentale dans la langue et la pensée. Or elle est une manifestation dénantiosémie puisquelle allie des représentations contraires, comme la montré Ducrot, et le ne discordantiel témoigne de lambivalence psychique, comme lont montré Damourette et Pichon, puis Lacan.
Essayons danalyser en fonction des théories de Culioli la phrase humoristique de Marguerite Yourcenar dans Archives du Nord : « A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, cest-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas » (p. 72-73). La première partie de la phrase « il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde » établit lexistence de deux groupes, les originaux et les normaux (selon la courbe de Gauss) avec différenciation « autre-que-p » ; la seconde partie « cest-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas » rejette le groupe des normaux majoritaires du domaine des penseurs. La double négation conduit à établir les originaux comme les seuls véritables penseurs. Simultanément, ce qui appert, cest que le rejet de la pensée communément admise fonde la véritable pensée, linnovation ; cest la séparation initiale qui permet lunicité, loriginalité. Et cette démarcation conduit à la solitude, comme cest le cas pour le héros de Luvre au noir.
Non seulement la négation est liée à la mort, mais elle peut figurer un meurtre symbolique. Dune certaine manière, la double négation de Marguerite Yourcenar procède à une négation existentielle de la société, au déni dexistence à toute forme dinstinct grégaire, cest-à-dire une sorte de meurtre symbolique des semblables dénigrés. Et cest lhumour qui permet de rendre acceptable ce déni dexistence, outre le fait que nul ne se sent concerné par lappartenance au groupe anonyme des non penseurs, chacun estimant que les gens sont bêtes et sexcluant de cette infirmité générale, quel que soit son niveau intellectuel. Inversement, le rejet de loriginal par la société lui rend la vie difficile. Il risque à son tour dêtre nié par ses semblables.
Il semble à ce sujet que la distinction entre le génie et la folie opérée par le psychiatre Philippe Brenot (2007, p. 97) en fonction de la reconnaissance sociale, à la suite de Freud, soit liée à la réussite difficile dun maintien sur la frontière entre pensée admise et pensée innovante, forme habituelle et renouveau littéraire. Youri Lotman montre que le renouveau artistique, sappuyant sur des normes esthétiques existantes sous peine de ne pas être compris, les nie en même temps pour créer : « Leffet artistique du « procédé » est toujours un rapport (par exemple, le rapport du texte avec lattente du lecteur, avec les normes esthétiques dune époque, les clichés propres au sujet ou aux lois des genres )» (1976, p. 149). Mais l « adoption dun nouveau système de langage artistique reçoit un dynamisme par rapport à lancien en tant que négation de celui-ci. » (ibidem p. 152). Cest même cette nouveauté essentielle qui dérange dans un premier temps, au point de provoquer parfois des traductions qui la gomment (Kundera, 1993, p. 287).
Laltérité se fonde par rapport à lidentification. Linnovation sappuie sur ce qui existe déjà, et si elle sen sépare trop radicalement, elle risque de ne pas être reconnue. Par exemple, le langage du schizophrène mal compris risque de le faire aboutir au mutisme faute dêtre entendu, en labsence d « ajustement » possible, dans la terminologie de Culioli.
Cest le rejet du banal qui se manifeste dans les brouillons décrivains : non le développement et les ajouts, mais lélagage et donc un tri passant par la négation. Le style propre, qui exprime une personnalité, et linvention qui se démarque de la pensée habituelle et reconnue, procèdent par opérations de négation. En outre, selon G. Guillaume, la pensée innovante nécessite un arrêt du tourbillon des pensées qui affluent à la conscience, en dautres termes une négation du foisonnement verbal pour distinguer et fixer une pensée précise : la pensée est un réducteur de turbulence mentale (1973, p. 241). Il sagit là encore de négation initiale pour opérer un choix parmi les idées affluant simultanément ou presque, un rejet nécessaire pour délimiter un objet précis, avant même de procéder à des négations des objets analogues pour définir celui-là.
Dans le traitement des expressions figées, le linguiste opère une désintrication du langage pour en observer et en expliquer le fonctionnement ; il reste dans le domaine du rationnel ; il décortique la langue en focalisant son attention sur chacun de ses éléments, pris isolément puis en variation avec les autres. Le poète casse les expressions figées pour les reconstruire autrement, par exemple Michel Leiris dans Langage tangage ou A Cor et à cri, et séloigne de la norme en recherchant lesthétique, au risque de casser le langage fascinant: « (
) il y a lieu de compter parmi mes ressorts mentaux une ambivalence radicale envers les mots qui mamena et mamènera probablement encore- tantôt à les démantibuler, les brouiller pour la joie de les brouiller et les mettre volontiers au ras du trottoir, tantôt - en des moments de chance singulière- à les investir dun rayonnement doracles, procéder à ces bouleversements qui dans des cas extrêmes savèrent dorientations si opposées revenant à traiter en idole à deux faces, lune angélique et lautre grimaçante, ce langage à la fois adoré et abhorré. » (in Langage tangage p. 145-146).
Le schizophrène saventure un peu plus loin dans la destruction des normes verbales, avec une séparation plus prononcée en raison dune identification initiale manquée à la mère. Il opère une abstraction outrée qui léloigne de la notion de réel. Tout se passe comme sil ignorait ou navait pu construire lattracteur de Culioli, le repère didentification à partir duquel sopèrent les négations. Son ambivalence source de richesse se perd dans une nébuleuse verbale faute de repère ou bien sa négation rageuse va jusquà la négation de lui-même à cause du regard maternel hostile qui na pu laccepter, empêchant lidentification et par conséquent la construction du repère initial.
La négation peut se substituer à laffirmation pour exprimer lintensité, par exemple dans « Vous imaginez la gravité de la situation » et « Vous nimaginez pas la gravité de la situation ». Et la négation équivaut alors à laffirmation. Non seulement une même expression peut avoir deux significations opposées, mais deux expressions inverses peuvent donc avoir la même signification. En dautres termes, le même signifiant peut avoir un signifié qui se retourne en son contraire, et inversement, un seul signifié peut correspondre à deux signifiants opposés. Lénantiosémie épouse chaque face du signe. Ce phénomène de la négation qui exprime lintensité est particulièrement remarquable dans un passage de Balzac, où lécrivain conduit lintensité de lattention à son paroxysme grâce à la négation. Dans le dernier chapitre du Père Goriot, intitulé « La mort du père » (1835 ; 1971 p. 294), le premier paragraphe comporte de nombreuses négations et restrictions :
« Le lendemain, Goriot et Rastignac nattendaient plus que le bon vouloir dun commissionnaire pour partir de la pension bourgeoise, quand vers midi le bruit dun équipage qui sarrêtait précisément à la porte de la maison-Vauquer retentit sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Madame de Nucingen descendit de la voiture, demanda si son père était encore à la pension. Sur la réponse affirmative de Sylvie, elle monta lentement lescalier. Eugène se trouvait chez lui sans que son voisin le sût. Il avait, en déjeunant, prié le père Goriot demporter ses effets, en lui disant quils se retrouveraient à quatre heures rue dArtois. Mais, pendant que le bonhomme avait été chercher des porteurs, Eugène, ayant promptement répondu à lappel de lécole, était revenu sans que personne leût aperçu, pour compter avec Madame Vauquer, ne voulant pas laisser cette charge à Goriot, qui, dans son fanatisme, aurait sans doute payé pour lui. Lhôtesse était sortie, Eugène remonta chez lui pour voir sil ny oubliait rien et sapplaudit davoir eu cette pensée en voyant dans le tiroir de sa table lacceptation en blanc, souscrite à Vautrin, quil avait insouciamment jetée là, le jour où il lavait acquittée. Nayant pas de feu, il allait la déchirer en petits morceaux quand, en reconnaissant la voix de Delphine, il ne voulut faire aucun bruit, et sarrêta pour lentendre, en pensant quelle ne devait avoir aucun secret pour lui. Puis dès les premiers mots, il trouva la conversation entre le père et la fille trop intéressante pour ne pas lécouter. »
Etant donné le lien entre la mort et la négation, précédemment développé, il nest guère surprenant que le quatrième et dernier chapitre du roman balzacien qui concerne la mort du héros, souvre sur de multiples négations. La restriction appliquée aux deux personnages « nattendaient plus que (
) pour partir », où la formulation de surface « ne
plus » sapparente à la négation, exprime limminence de leur départ, en tant que situation initiale du chapitre, situation descriptive qui prélude à larrivée de Delphine traitée comme un événement dramatique. Deux subordonnées parallèles introduites par « sans que » , « sans que son voisin le sût » et « sans que personne leût aperçu », équivalent à des négations telles que « son voisin ne le savait pas » et « personne ne lavait aperçu ». Ces négations sous-jacentes créent une atmosphère de suspense : le lecteur, doublement alerté par lignorance des autres personnages, sapprête à découvrir un secret, un événement important. La causale négative « ne voulant pas laisser cette charge à Goriot » met en valeur la délicatesse et la générosité de larriviste Rastignac par opposition aux caractéristiques inverses de Delphine, la propre fille du père Goriot qui lexploite sans scrupule. Lhypothétique négative « sil ny oubliait rien », qui appartient à une analepse rappelant le monde matérialiste et immoral où baigne le roman, justifie le lieu de la présence solitaire de Rastignac en préparant la suite du récit. Les négations se précipitent à un rythme accéléré dans les dernières lignes du paragraphe. La négation suivante, qui apparaît dans une causale justifiant laction dun univers vraisemblable où les petits faits concrets participent au réalisme du récit, sinscrit dans le champ lexical de la destruction : « Nayant pas de feu, il allait la déchirer en petits morceaux ». Il sagit deffacer des traces, dans un chapitre où le père Goriot, habituellement discret, sera bientôt tout à fait effacé. Ce mouvement de Rastignac est interrompu par son désir dentendre Delphine : « il ne voulut faire aucun bruit ». De ce fait, le lecteur sidentifie au héros et devient tout ouïe. La troisième négation de la phrase « en pensant quelle ne devait avoir aucun secret pour lui » relève à la fois de lillusion et de la mauvaise foi puisque Rastignac utilise ce prétexte pour écouter des propos qui ne lui sont pas destinés. Enfin, le paragraphe se clôt sur une remarquable négation : « il trouva la conversation entre le père et la fille trop intéressante pour ne pas lécouter ». Il est hors de question de ne pas lécouter, en dautres termes, lattention atteint son paroxysme. Le segment « trop
pour ne pas lécouter » exprime une conséquence qui sollicite du lecteur la même attention. La négation permet donc un accroissement dintensité qui aiguise lintérêt du lecteur. Habituellement, ladverbe « trop » précède un adjectif négatif, mais devant cette construction trop
pour ne pas + infinitif, il précède généralement un adjectif positif.
Les négations liées à la mort se succèdent également à la fin du chapitre (p. 366), dans la succincte oraison funèbre du père Goriot par Christophe : « cétait un brave et honnête homme, qui na jamais dit une parole plus haut que lautre, qui ne nuisait à personne et na jamais fait de mal. » Les trois relatives négatives définissent le personnage par défaut en quelque sorte. Le père Goriot ne se distingue pas par des traits de caractère positifs, mais par labsence de méchanceté. Cela évoque la théologie négative de Maïmonide pour définir Dieu et labsolu : cest lInconnaissable dont on peut seulement dire ce quil nest pas.
Lémotion de Rastignac reste muette, ce qui se traduit par lexpression « sans pouvoir prononcer une parole » qui équivaut à une négation. Cest sa dernière émotion de jeune homme et de cur pur, qui soppose à labsence des filles indifférentes du père Goriot. Enfin, les paroles cyniques du prêtre lors de lenterrement expriment par des négations lourdes de sens lindifférence générale : « Il ny a point de suite, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie. ». Elles dénoncent en même temps légoïsme et la comédie humaine dune société où les prêtres naccordent de temps quen fonction de « la suite », labondance du public devant lequel ils sont en représentation.
Conclusion
La langue est un prisme à travers lequel on voit le monde, comme le disait Humboldt, et inversement elle révèle la subjectivité humaine aussi bien dans ses pauvres mensonges que dans ses illusions optimistes ou sa fuite de lambivalence. Il semble que la vérité inconsciente emprunte la voie du langage pour apparaître dans le discours humain comme lont montré Freud, Lacan et quelques autres, et ce phénomène nest pas exclusivement limité au domaine psychanalytique. Il contamine la langue elle-même, comme on vient de le voir, et tous les discours, voire tous les modes dexpression. Lénergie vitale, liée au principe de vie ambivalent par le désir de vie et le désir de mort, propulse lambivalence inconsciente dans les formes linguistiques. Le structuralisme est dailleurs par définition un système doppositions, et cest bien ce qui caractérise la langue comme lInconscient.
Daprès cette étude syntaxico-sémantique, le cas des addâd des grammairiens arabes, pluriel de ddid qui signifie à la fois « pareil » et « contraire » (cf M. Arrivé, 2005a, p. 179 à 184), marquerait non un cas particulier, mais le fonctionnement général du langage humain. La langue peut vouloir dire une chose et son contraire, et lénantiosémie se généralise à tous ses domaines. Quil sagisse des prépositions, de limparfait ou de la forme négative, la langue présente une tendance marquée, ou tout au moins une aptitude non négligeable, à exprimer le contraire de ce qui est énoncé. Enfin, daprès Saussure, le fonctionnement de la langue consiste à isoler des termes sur laxe paradigmatique et les associer sur laxe syntagmatique, ce qui revient à utiliser les opérations inverses danalyse et de synthèse, de séparation et de fusion, donc à opérer en plein cur de lambivalence.
Nous allons maintenant aborder le domaine de la phonologie et de la prosodie, avec une attention privilégiée pour le rythme.
c) Phonologie et prosodie
Un regard préliminaire sur la phonologie permettra de mieux appréhender la complexité du symbolisme phonétique. Puis nous tenterons dexplorer le rythme à larticulation de la linguistique et de la psychanalyse.
c. 1 phonologie
Quelques définitions préalables simposent. La phonétique est létude scientifique des sons de la parole : elle concerne les possibilités acoustiques et les capacités articulatoires de lhomme ainsi que les particularités des sons émis. La phonologie, ou phonétique fonctionnelle ou structurale, étudie les phonèmes quant à leur fonction dans la langue ou quant à leur fonction psychologique (Alain Rey, Dictionnaire culturel). Du point de vue phonologique, les travaux de Jakobson et Troubetzkoy ont opposé des couples dunités distinctives : par exemple les phonèmes /b/ et /p/ opposent « boue » et « pou » (/bu/ et /pu/). Un phonème est une figure phonique qui joue un rôle fonctionnel dans la langue. Chaque phonème comporte des traits distinctifs qui se différencient deux à deux en termes polaires opposés. Par exemple le phonème /b/ soppose à /p/ parce que lun est sonore (avec vibration des cordes vocales) et lautre sourd, mais ils sont tous deux des occlusives bilabiales. Ces phonèmes sopposent par un trait distinctif inversé (sonore/ sourd) tout en possédant des points communs. Un phonème est une unité de la chaîne parlée, selon la définition quen donne Saussure : « le phonème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires, de lunité entendue et de lunité parlée, lune conditionnant lautre : ainsi cest déjà une unité complexe, qui a un pied dans chaque chaîne » (Cours de Linguistique générale, éd. 1971 p. 65). En phonétique, cest un élément sonore du langage articulé, considéré du point de vue physiologique et acoustique (A. Rey, ibidem).
Nous avons donc des traits distinctifs opposés qui nécessitent le choix dun pôle, parfois en labsence de « gradient » selon le terme de Culioli. Un phonème ne peut être plus ou moins sonore, il lest ou il ne lest pas. Cependant, le trait opposé non réalisé est sous-jacent puisque les traits bipolaires se définissent lun par lautre dans le code linguistique et nexisteraient pas lun sans lautre. Ils coexistent donc « en tant que termes dune opposition » (Jakobson, 1963, t. I p. 125). Leur coprésence appartient au code, à la langue, et non à la parole, mais elle la conditionne. Ce nest pas la coprésence de sens contraires, mais cest en quelque sorte un reflet phonologique de lénantiosémie : cest la coprésence de traits opposés, qui est indispensable au fonctionnement de la langue.
Cela est inhérent à lessence même du langage, comme en témoigne le titre de Saussure « Lessence double du langage », sous lequel il donne cette définition remarquable :
« La langue consiste donc en la corrélation de deux séries de faits :
ne consistant chacun que dans des oppositions négatives ou dans des différences, et non en des termes offrant une négativité en eux-mêmes ;
nexistant chacun, dans leur négativité même, quautant quà chaque instant une DIFFERENCE du premier ordre vient sincorporer dans une différence du second et réciproquement. »
Michel Arrivé en conclut que « chez Saussure, la négativité nest rien dautre que ce qui constitue la langue comme langue », or elle est étroitement liée à la mort du point de vue freudien et lacanien (M. Arrivé, 2008a, p. 176). Ajoutons que ce soubassement de néant permet précisément le fonctionnement de lénantiosémie comme coprésence déléments contraires, qui correspond à lambivalence psychique et assure le dynamisme linguistique. Il semble que les pulsions de vie et de mort se conditionnent lune lautre et que cela soit à lorigine de lénergie psychique, de même que les éléments linguistiques opposés sont indispensables lun à lautre et que leur coprésence, effective ou latente, savère productrice dénergie linguistique hors de laquelle il ny aurait pas de langue possible.
Dune manière générale, les voyelles forment un continuum sonore interrompu par les consonnes. Dans son inventaire des traits distinctifs, Jakobson distingue des paires de traits opposés dont les deux premières correspondent aux voyelles et aux consonnes (1963 t. I p. 128). Chaque paire est caractérisée de deux manières : acoustiquement et génétiquement. La première paire, vocalique/ non-vocalique, se caractérise acoustiquement par la présence ou labsence dune structure de formant nettement définie ; génétiquement, elle se construit par lexcitation principalement ou seulement au niveau de la glotte, accompagnée dun libre passage de lair à travers lappareil vocal. La deuxième paire, consonantique/ non-consonantique, se caractérise acoustiquement par une énergie totale réduite ou au contraire une énergie totale élevée ; génétiquement, elle est définie par la présence ou labsence dune obstruction dans le canal vocal. Les voyelles sont vocaliques et non-consonantiques ; les consonnes sont consonantiques et non-vocaliques. Il y a donc opposition du point de vue énergétique lui-même entre consonnes et voyelles, phénomène sur lequel nous reviendrons à propos du symbolisme phonétique. Le dynamisme linguistique sappuie sur des oppositions et se module selon des effets dintensité : la troisième paire doppositions, compact vs diffus, concerne lénergie émise, forte ou faible, qui séprouve du point de vue articulatoire et se repère du point de vue acoustique en quantité mesurable. Dans ce cas particulier, les pôles ne sont pas exclusifs lun de lautre, car un phonème peut être prononcé avec plus ou moins dénergie : il y a une échelle de degrés entre les deux, un gradient. Une autre opposition importante est celle de grave vs aigu, qui fonctionne selon lampleur ou la réduction du résonateur constitué par la bouche, quon ouvre très grande pour dire /a/ et quon ferme presque pour prononcer /i/.
La liste des oppositions élémentaires de Jakobson présente une « structure stratifiée » selon lexpression de Jalley : « les oppositions binaires y sont organisées selon des lois dimplication mutuelles entre les couples. ». Il est assez remarquable que le même terme « stratifié » soit utilisé à propos de la poésie par Starobinski relativement aux anagrammes découverts par Saussure. Il semble que la poésie révèle ou magnifie lessence du langage. Et la structure stratifiée apparaît encore dans le moi du narrateur proustien, comme nous le verrons ultérieurement. Cest également ce que détecte Lévi-Strauss dans ses études sur les mythes. Il est donc permis de supposer que la langue, le psychisme et limaginaire sarticulent sur une structure stratifiée dont le fondement est la coprésence doppositions complexifiées par dautres relations.
Les découvertes de Jakobson dans le domaine phonologique sont remarquables. Dans lapprentissage de la langue, les phonèmes apparaissent quasiment toujours dans le même ordre et elles disparaissent dans lordre inverse en cas daphasie. Il en découle que certaines oppositions apparaissent avant les autres. La liste de paires minimales est un inventaire universel des phonèmes, dont chaque langue utilise une partie à sa manière. La diversité des langues masque donc un soubassement commun de construction phonologique sur des paires oppositives. Il convient de noter que lopposition consonne vs voyelle est universelle. Par ailleurs, nous avons vu que lémission dune consonne est accompagnée de peu dénergie alors quune voyelle en nécessite une grande quantité. Or comme la remarqué Jakobson dans un article intitulé « Why Papa and Mama ? » (« Pourquoi Papa et Maman ? »), la première syllabe dans lordre dapparition chez lenfant est /pa/, qui combine la consonne optimale, à savoir la moins productrice dénergie, et la voyelle optimale, à savoir la plus productrice dénergie. Donc lenfant commence par émettre la syllabe qui comporte lopposition maximale entre lénergie de deux phonèmes en combinant /p/ et /a/. En outre la consonne occlusive ferme totalement le canal expiratoire et la voyelle est la plus ouverte. Cest tout simplement la syllabe la plus facile à prononcer grâce au double contraste : les nuances viendront plus tard. Rappelons que le même phénomène caractérise lapparition du lexique, comme la remarqué Victor Henry : lénantiosémie absolue est à lorigine des propos enfantins, elle se relativise ensuite.
La chaîne parlée constitue un continuum sonore interrompu par des consonnes, ce qui évoque la continuité de la fusion et le caractère discret de la séparation. En outre, nous avons deux cas de phonèmes très intéressants, surtout en poésie : les liquides et les glides. Les liquides /l/ et /r/ sont vocaliques et consonantiques (avec, à la fois, libre passage et obstruction dans la cavité orale et leffet acoustique correspondant) ; elles présentent donc une ambivalence phonique particulière. Et les glides, comme le yod, sont non-vocaliques et non-consonantiques : on les appelle « semi-consonnes » ou « semi-voyelles » alors quils ne sont ni consonnes, ni voyelles. Cette situation particulière des semi-voyelles à la frontière entre consonnes et voyelles favorise limpression (pour le lecteur) et lexpression (pour le poète) de lentre-deux caractéristique de lambivalence.
Le système phonologique de valeurs oppositives sorganise autour des pôles consonnes vs voyelles et leur associe dautres relations opposées si bien quil se prête à lattribution du symbolisme phonétique que nous allons envisager maintenant.
c. 2 symbolisme phonétique
Le symbolisme phonétique, qui consiste à attribuer un sens à certaines sonorités, provoque quelques réticences parce quil sagit dun domaine peu sûr, donc considéré comme peu scientifique. Mais il doit bien exister un mobile profond qui explique cette tentation dunir le son et le sens. Le prestige de ladjectif « scientifique » ne devrait pas occulter la complexité linguistique ni décourager les recherches délicates. Faut-il délaisser un champ d'exploration sous prétexte qu'il est épineux ? La recherche nécessite une certaine prise de risques. Certes il convient de baliser les chemins, mais une trop grande prudence serait une entrave à la réflexion.
La seconde réticence vient dune interprétation déformante du caractère « arbitraire » attribué au signe linguistique par Saussure (éd. 1971 du CLG p. 100). Il entend par là que lassociation dun signifiant à un signifié est conventionnelle, issue dun consensus social qui na rien à voir avec le sens. Mais il considère lui-même que « le mécanisme de la langue peut être présenté sous un autre angle particulièrement important » (ibidem p. 180-181) : « Une partie seulement des signes est absolument arbitraire ; chez dautres intervient un phénomène qui permet de reconnaître des degrés dans larbitraire sans le supprimer : le signe peut être relativement motivé. ». Et Saussure accorde une importance considérable à la subjectivité puisquil écrit que « le point de vue crée lobjet ». Nous verrons dailleurs que le symbolisme phonétique ne contredit pas le caractère conventionnel, voire arbitraire, du signe mais quil entre en lutte fructueuse avec lui dans une tension dynamique.
Le symbolisme phonétique peut senvisager sous plusieurs angles : celui de la motivation du signe, celui de linterprétation psychanalytique et celui de la communication. Ce dernier point de vue revêt lui-même deux aspects, à savoir lexpressivité et la réception du symbolisme en question.
c. 2. A)Motivation du signe
Voyons dabord le problème de la motivation du signe : un signifiant serait inventé en adéquation avec son signifié, comme cest le cas pour les onomatopées. Tentons de retracer lhistorique de cette conception, ou du moins ses grandes étapes du point de vue chronologique.
Le symbolisme phonétique apparaît dans la Kabbale, livre sacré de la religion juive dont la datation reste incertaine et dont le but est de donner les clés interprétatives du texte biblique. A chaque lettre de lalphabet hébraïque sont attribués un sens essentiel et quelques autres. Les homonymes, paronymes et anagrammes sont rapprochés comme déventuelles équivalences de sens. Le texte biblique, censé receler un sens caché, sy prête parce quil est éminemment poétique.
Luvre de Platon intitulée « Cratyle », du IVème siècle avant J-C, est écrite sous forme de dialogue. Le personnage éponyme porte le nom dun contemporain de Platon son maître et ami- qui était disciple dHéraclite. Il défend la thèse actuellement appelée « cratylisme » (terme de Barthes popularisé par Genette) selon laquelle « il existe une dénomination correcte naturellement adaptée à chacun des êtres ». Son interlocuteur Hermogène attribue les noms à une convention sociale. Cratyle se moque de lui en disant que son nom ne lui était pas adapté : « Hermogène » signifie « de la race dHermès », qui est le patron des commerçants et des voleurs, or Hermogène a des problèmes financiers. Celui-ci appelle Socrate pour trancher la question. Socrate est un personnage du Cratyle qui a réellement existé, qui est mort en 399 avant J-C, et qui instruisait les gens gratuitement en les interrogeant pour les faire réfléchir et progresser. Dans luvre de Platon, Socrate utilise beaucoup détymologies dont on ne sait pas toujours sil sagit de fantaisie verbale ou de létat des connaissances des contemporains. Certaines de ses suppositions ne sont pas tranchées par les linguistes actuels. Par exemple il attribue lorigine étymologique (dont létymon signifie « discours vrai ») de psukhé, qui a donné « psyché », à la fois à okéo qui veut dire « véhiculer » et ékho dont le sens est « tenir ». Voilà une ambivalence qui ne manque pas dintérêt. Il questionne Hermogène et Cratyle, incitant celui-ci à supposer que sil y a une motivation naturelle des signes linguistiques, cest une puissance supérieure qui a inspiré la dénomination juste. Socrate relie la valeur du nom à la stabilité du sujet qui nomme et de lobjet à connaître. Mais il ne donne quune réponse ambiguë selon laquelle il convient de procéder à des recherches. Cest un ouvrage de réflexion sans réponse définitive, même si le sage tend à favoriser linterprétation de Cratyle.
Isidore de Séville, au VIIème siècle, dans ses Etymologiae, remotive les signes pour les interpréter. Cest une recherche de lhistoire du monde plus quune histoire des mots. Cest un mélange détymologie fantaisiste et de théorie scientifique. Les langues dites « barbares » restent inconnues. Lévêque de Séville remotive les signes pour les interpréter, ce qui donne lieu à des étymologies hasardeuses qui ont cependant une influence considérable, notamment sur Bède le vénérable en Angleterre, Raban Maur en Germanie, Dante en Italie (daprès lencadré « Etymologies » du Dictionnaire culturel).
Au début du XVIIIème siècle (1725), un poème de M. de Piis intitulé « LHarmonie imitative de la langue française » montre que le cratylisme restait bien vivant dans son jeu sur la motivation du signe, au siècle des Lumières dit rationaliste. Il sagit dune réflexion métasémiotique sur les sonorités et graphies.
A la fin du XVIIIème siècle, Horne Tooke, linguiste révolutionnaire, dit que létymologie permet de retrouver la langue dorigine qui était motivée et qui comprenait uniquement des noms et des verbes. Selon lui, elle a été corrompue par les hommes au pouvoir pour maintenir leur domination.
Humboldt, au début du siècle suivant, dénonce le danger de réduire le langage à son aspect conventionnel dans Latium und Hellas (1806, III 167-170 ; II 59-64), texte présenté dans lIntroduction à luvre sur le kavi (p. 19-22) :
« Lintérêt de la recherche linguistique a été fort compromis par la thèse réductrice qui, fondant le langage sur la convention, ne voit dans le mot rien dautre que le signe dune chose ou dun concept existant indépendamment de lui. Sans doute sagit-il là dune thèse qui ne manque pas dune certaine validité, mais qui, poussée dans ses dernières conséquences, se révèle absolument fausse, évacue lesprit et la vie en devenant exclusive, et sécrète une foule de lieux communs et couramment reproduits. »
Humboldt estime que lesprit humain entre en résonance avec le monde et que la création dun mot va bien au-delà de la dénotation « par les traits sensibles de la figure déterminée quil affiche. » Et il propose une théorie intéressante : le mot serait un écho sonore dans le monde sensible de la perception et de l'émotion.
« En prononçant le mot Wolke (nuage), on ne se réfère ni à la définition ni à une image imposée une fois pour toutes, de ce phénomène naturel. Les concepts et les images qui font corps avec sa perception, tout ce qui, enfin, de près ou de loin, en nous ou hors de nous, entretient quelque rapport avec lui, tout cela peut se retrouver à létat condensé et concentré dans lesprit sans risquer lémiettement, parce que cest un seul et même écho sonore qui en opère la convergence et la fixation. Mais il fait plus encore ; en restituant en même temps telle ou telle des émotions qui lui ont été antérieurement associées, et lorsque, comme cest ici le cas, il est signifiant par lui-même - il suffit pour sen convaincre de faire la comparaison avec Woge (lame), Welle (vague), wälzen (rouler), Wind (vent), wehen (souffler), Wald (forêt), etc. -, il fait entrer lâme en résonance avec lobjet, soit directement, soit indirectement par lévocation dautres objets qui lui sont analogues. »
Ladéquation du son au sens ne relève plus du divin comme dans le Cratyle, mais la création du mot participe à la représentation mentale et affective. La suite de ce texte essentiel explicite le phénomène de la création verbale :
« Ainsi le mot se révèle comme un être ayant sa nature propre et quune certaine similitude rapproche de luvre dart puisquil sert à instituer, au moyen dune forme sensible empruntée à la nature, une idée extérieure à toute nature ; mais la similitude sarrête là, car pour le reste, les différences sautent aux yeux. Une telle idée, située en dehors de toute nature, est précisément la condition qui rend les objets du monde disponibles pour un usage capable den faire le substrat matériel de la pensée et de laffectivité : je veux parler de la relative indétermination de lobjet (car, bien loin de requérir une reproduction achevée ou une consistance décisive, le thème actuellement représenté fournit de lui-même le prétexte à des transitions toujours nouvelles - indétermination sans laquelle la spontanéité de la pensée serait impossible-) et de leffervescence de la sensibilité, conséquence de la dynamique spirituelle à luvre dans lusage de la langue. »
La créativité verbale est même si liée à son objet quelle participe à sa découverte et va de pair avec le développement de la pensée :
« La pensée ne morcelle jamais lobjet auquel elle sadresse, pas plus quelle ne le met en uvre selon la totalité de son être donné. Elle se contente de retenir un certain nombre de relations, de rapports, de perspectives, pour les conjuguer. Le mot ne se réduit pas pour autant à un simple substratum vide, référence commune de ces aspects singuliers ; il sagit, au contraire, dune forme sensible dont la simplicité incisive indique immédiatement que lobjet exprimé nen demeure pas moins chargé dune fonction représentative au service de la pensée ; dont la genèse, due à lactivité spontanée de lesprit, marque bien les limites prescrites aux énergies purement réceptives de lâme ; dont la capacité de variation et lanalogie quelle présente avec les autres constituants linguistiques, préparent lenchaînement que la pensée semploie à trouver dans le monde et à exhiber dans ses productions ; dont la légèreté aérienne, enfin, impose lobligation de ne consentir à aucune pause et dordonner chaque moment en fonction du but auquel il tend. »
La nature même du signe linguistique imposerait ainsi une certaine exigence intellectuelle de clarté. Elle expliquerait aussi les difficultés de traduction :
« Autant de perspectives qui nous imposent le spectacle dune forme sensible quil est impossible de penser sans lui attribuer une efficacité propre, dont les prolongements multiples hantent ses plus secrètes profondeurs ; ce qui revient à dire quelle nest nullement indifférente et ce qui permet daffirmer que, même dans le cas dobjets purement sensibles, les termes employés par des langues différentes sont loin dêtre de véritables synonymes (
) »
Ces réflexions rationnelles de Humboldt sont très certainement liées au fait quil est sensible à la poésie, quil situe au sommet des réalisations humaines. En effet, le travail poétique sefforce de « rémunérer le défaut des langues », selon lexpression de Mallarmé (« Crise de vers » in La Revue blanche, 1895), cest-à-dire de remédier à leur caractère conventionnel pour accentuer leur part de motivation relative en recherchant une fusion maximale entre le son et le sens. Cest la réceptivité à la poésie qui suscite lattention à ce phénomène, plus ou moins occulté par le rejet actuel du champ poétique comme domaine à part et surtout par le dénigrement de toute attribution dun sens aux sonorités. Cette mode actuelle nencourage pas les recherches concernant le symbolisme phonétique, qui est pourtant essentiel en poésie.
Un contemporain de Humboldt, Charles Nodier, a entrepris un travail colossal avec son Dictionnaire des onomatopées publié en 1808. Selon lui, la langue a une origine onomatopéique, ce qui est évidemment exagéré. Cependant ses observations se révèlent intéressantes. Par exemple il estime que le signifiant du mot « cataracte » a un aspect mimétique parce quon y entend la chute de pierre en pierre. Il la définit comme une « chute deau impétueuse et bruyante qui tombe et se brise de roc en roc avec un grand fracas. » Il nest pas surprenant que ce soit un écrivain qui recherche ainsi des éléments de motivation du signe, puisquen littérature il est fréquent que la phrase mime ce quelle signifie, ce dont nous avons vu un exemple chez Colette à propos de la ponctuation. Ce travail littéraire est favorisé par la langue qui sy prête en raison de la partielle motivation de ses signes. Mais Nodier érige ses remarques en système si bien que ses affirmations prennent un caractère excessif qui nuit à la réception de ses suggestions.
Comme le signale J-F Jeandillou dans la présentation de ce dictionnaire (p. XXII), ce que Nodier veut recenser dans son dictionnaire, ce sont moins des onomatopées que des termes quil glose dans leur rapport mimétique avec le signifié. La conséquence en est que son travail ressemble davantage à une rêverie poétique quà un travail scientifique. Néanmoins ses définitions subjectives interpellent le lecteur assez vivement pour linterroger sur cet aspect peu étudié de la langue. Par exemple, voici sa définition de « bise » : « vent sec et froid du nord-est, qui fait entendre le bruit dont ce mot est formé, en frémissant dans les plantes sèches, en effleurant les vitraux, ou en glissant à travers les fissures des cloisons. ». De même, le verbe « écraser » suscite ce commentaire : « le cri de la craie qui se rompt et qui se pulvérise sous le pied reproduit fort distinctement cette racine. ».
La théorie de Nodier selon laquelle la langue est dorigine onomatopéique lamène à dire que très peu de mots sont formés sans motif. Guiraud reprend cette conception en laccentuant encore : selon lui, tous les mots sont dorigine onomatopéique et sorganisent en familles dérivationnelles par paronymie (J-F Jeandillou, p. XXIII). Par exemple, les mots « bise » et « brise » ou encore « cri », « craie » et « écraser » proviendraient les uns des autres. Puis leur origine onomatopéique sobscurcirait en diachronie (Guiraud, 1982, p. 15).
Selon Nodier, lalphabet mime lhistoire : la lettre « a », découverte la première par des pasteurs, mime les bruits ruraux ; et le « b » correspond au premier âge de la parole avec la Bible et Babel. (Notions élémentaires de linguistique, 1834 ; 2005, Droz). Cela évoque les commentaires juifs sur le sens des lettres hébraïques : la lettre « aleph » évoque lunité de la création primordiale ; « bet » est la première lettre de lécriture, choisie pour créer lunivers. Les deux premiers mots de la Bible commencent par « bet » (b) : Bereshit bara, cest-à-dire « au commencement [Dieu] créa (
)»
Il est un fait assez intrigant : Nodier nest pas pris au sérieux, mais ses uvres linguistiques sont rééditées, ce qui suppose que bon nombre de lecteurs sy intéressent. Cela pourrait correspondre à une résonance de ses travaux avec le sens linguistique des lecteurs, bien que ses théories soient fréquemment décriées. Il semble qu'il y ait là plus qu'un goût poétique : chacun a le sentiment intime dune motivation partielle du signe linguistique, malgré larbitrarité proclamée dune manière plus absolue que par Saussure lui-même.
Les poètes ne sont pas les seuls à tenter de remotiver les signes linguistiques. Au XXème siècle, la remotivation du signifiant est exploitée de manière très fantaisiste par Brisset (Lecercle, 1990).
Jean-Pierre Brisset (1837-1923) a cru que lhomme descendait de la grenouille et il a acquis une éphémère notoriété en 1912. Cétait une farce de Jules Romains : Brisset a été proclamé « lauréat des penseurs », ce qui la fait connaître, plus que les auteurs sérieux qui se moquaient de lui. Il se croyait investi dune mission divine : découvrir que lhistoire de lhumanité était contenue dans la langue, que létymologie contenait la vérité, non seulement du verbe mais du monde. Il nétait pas le premier à penser que lévolution du monde reflète celle des hommes qui la parlent. Pourquoi les mots ne contiendraient-ils pas nos racines ? Le délire de Brisset ne réside pas dans sa croyance en létymologie, mais dans son interprétation forcée de lhomonymie. Il croit que les homonymes et paronymes ont le même sens, si bien quil procède à un découpage syntagmatico-sémantique et syllabique dont il tire des conséquences excessives. Par exemple il associe « les dents, la bouche », « les dents la bouchent », « laides en la bouche », etc. Mais la langue le provoque : cest ainsi quil propose dinterpréter « israëlite » par y sra élite ».
Brisset, auteur de La Grammaire logique, pense que « grammaire » vient de « grand-mère », ce qui est faux. Mais ce qui est vrai, cest que « grammar » a donné « glamour » : enchantement, charme, ensorceleur, ensorceleuse. De la grammaire, on est passé au livre de grammaire puis au livre de magie, puis au charme, à lensorcellement et à lensorceleur.
Si lon considère le mot « chandail », il est tentant de le brissétiser en « champ daïl ». En fait, le mot « chandail » vient de « marchand daïl » : cest le vêtement que les marchands daïl portaient. Cest le vrai fonctionnement de la langue. On brissétise la langue parce quelle brissétise. (Lecercle, 1990)
Philippe Monneret a récemment publié Le Sens du signifiant, titre par lui-même significatif. Sa mise au point de létat des recherches en ce qui concerne la motivation du signe est intéressante. Il reprend les théories de Guillaume qui écrit selon Principes de linguistique théorique : « une idée ne peut pas inventer pour elle un signe convenant, mais peut trouver pour elle, dans la sémiologie existante, un signe qui puisse lui être transporté, et qui, nayant pas été fait expressément pour elle, ne lui est convenant que par perte de son ancienne convenance. On chemine ainsi.
Là est la cause de larbitraire du signe linguistique. Son invention est intrinsèquement perte de convenance : convenance nouvelle là-dessus fondée. » Il rappelle également les travaux de Pottier, qui écrit dans Sémantique générale : « Lhomonymie
est un cas de polysémie dont on ne voit pas la motivation ».
Enfin, Monneret se fonde dans ses deux derniers chapitres sur les travaux de neurologues et linguistes pour montrer que parmi les aphasies, liées à une déficience de laire de Broca, il existe un trouble appelé « anarthrie » qui consiste à ne pouvoir dire ou répéter correctement les mots alors que le malade peut lire. Mais ce trouble nest pas seulement articulatoire, il est généralement associé à des déficits intellectuels et touche une partie du cerveau proche de laire de Broca, empêchant le cerveau de commander aux muscles phonatoires les mouvements à effectuer. Monneret en conclut que le signifié ne peut être atteint sans que soit altéré le signifiant, ce qui prouve selon lui la non arbitrarité du signe et sa motivation. Mais sa démonstration nest pas convaincante. Quoi quil en soit, les remises en cause du caractère arbitraire du signe vont de pair avec une interrogation sur la motivation du signifiant.
Lévi-Strauss, dans Anthropologie structurale, montre que dans le domaine mythologique, larbitraire a priori cesse de lêtre a posteriori : cest que lapparence arbitraire débridée des mythes correspond à des lois plus profondes. Il pourrait en être de même dans le champ linguistique.
Edouard Pichon, psychanalyste et linguiste, qui a écrit en collaboration avec Jacques Damourette lessai volumineux Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, conteste larbitraire du signe dans un article intitulé «La linguistique en France ». Selon lui, cest l« infirmité » du bilinguisme qui a « poussé Saussure à laberration de larbitraire du signe ». (cité par Michel Arrivé, 2005a)
M. Arrivé montre que larbitraire du signifiant par rapport au signifié « reste non démontré » par Saussure (ibidem p 48). En effet, celui-ci sappuie sur les réalisations différentes selon les langues de lonomatopée croyant imiter le chant du coq : si le signe était motivé, les réalisations devraient être identiques, dit-il. Or elles se ressemblent en fait puisquil sagit toujours dune suite de voyelles interrompues par des occlusives. Par ailleurs, Saussure commence une démonstration du lien arbitraire entre signifiant et signifié (à propos du mot « buf ») mais opère un dérapage en passant du signifié au référent : il utilise les différences entre les langues française et allemande pour montrer que le signifié « buf » peut avoir des signifiants différents, mais cela entre en contradiction avec limpossibilité de correspondance exacte entre les mots de langue différente quil met lui-même en évidence pour affirmer que les idées ne préexistent pas aux mots. Maurice Toussaint et Emile Benveniste ont tenté de démontrer au contraire que le signe était motivé, mais la rigueur de leur démonstration laisse à désirer aussi. Dans Contre larbitraire du signe, Maurice Toussaint dénonce le parti-pris accordé au signifié dans lattribution dun caractère arbitraire au signe linguistique. Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, écrit quil y a un rapport de « nécessité » entre signifiant et signifié, en se fondant sur la liaison entre limage acoustique du mot et le concept de buf : « Entre le signifiant et le signifié, le lien nest pas arbitraire ; au contraire, il est nécessaire ». Mais comme le précise Michel Arrivé (2005a), cest un rapport de présupposition réciproque qui est démontré. Saussure, dans son Cours de linguistique générale tente détablir larbitraire du signifiant par rapport au signifié parce que cest un concept indispensable à la notion de valeurs oppositives des signes entre eux. « Larbitraire du signe a pour fonction essentielle de permettre de poser le concept de valeur », écrit Michel Arrivé pour expliquer le mobile de Saussure, dont il cite ce passage très révélateur (ibidem p. 60) : « le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée est parfaitement arbitraire. Si ce nétait pas le cas, la notion de valeur perdrait quelque chose de son caractère, puisquelle contiendrait un élément imposé du dehors. Mais en fait les valeurs restent entièrement relatives, et voilà pourquoi le lien de lidée et du son est radicalement arbitraire. ». Les théories de Saussure se sont diffusées, voire installées, si bien que larbitraire du signifiant reste lopinion la plus répandue aujourdhui. Lui-même parle cependant de motivation relative, prenant pour exemple « dix-neuf », qui est relativement plus motivé que « vingt » puisquil est lié à « dix » et à « neuf ».
Et le Saussure des Anagrammes, qui perçoit un second message sous le premier, est loin de larbitraire, comme la montré Starobinski : il est proche des poètes, qui utilisent les contraintes sonores en plus du sémantisme. (Il suffit, sur ce dernier point, de penser aux jeux de lOulipo, Ouvroir de Littérature Potentielle.) Starobinski, qui a publié les Anagrammes de Saussure au Mercure de France en 1964, écrit dans Tel Quel 37, en 1969, quil « sest livré à des démonstrations qui semblent remettre en cause la notion du signe linguistique. Il étudie le vers saturnien et la poésie védique, et constate que dans chaque vers il y a comme sous-jacent un nom de divinité ou de chef guerrier ou dun autre personnage, qui se reconstitue par les syllabes dispersées dans divers mots. De sorte que chaque message contient un message sous-jacent qui est en même temps un double code, chaque texte est un autre texte, chaque unité poétique a au moins une signification double, sans doute inconsciente et qui se reconstitue par un jeu du signifiant. Il est probable que Saussure sest trompé quant à la régularité de cette loi qui exige lexistence dun nom caché sous le texte manifeste, mais limportant est quil dégage par cette « erreur » une particularité du fonctionnement poétique où des sens supplémentaires sinfiltrent dans le message verbal, déchirent son tissu opaque et réorganisent une autre scène signifiante (
) une telle conception réfute la thèse de la linéarité du message poétique, et lui substitue celle du langage poétique comme un réseau complexe et stratifié de niveaux sémantiques. »
Meschonnic, dans Célébration de la poésie, écrit : « Ce binaire du négatif et du positif [le positif consistant à faire aimer la poésie] est un fossile théorique que vous avez dans la bouche. Crachez. Une ruse de la raison du signe. Il empêche autant de penser ce qui est à penser que le bon gros binaire du signe, avec sa forme dun côté et son contenu de lautre . Aussi bêtement. Devant la pluralité et linfini du langage. » Voilà le signe saussurien remis en cause. Mais ce nest pas limperméabilité entre signifiant et signifié que Meschonnic conteste, cest loccultation par le signe discontinu de la force vitale continue du rythme. En ce qui concerne le symbolisme phonétique, qui créerait une pseudo-continuité entre le son et le sens, il se prononce clairement en faveur de « lasémantisme des phonèmes » (2008 p. 245-246).
c. 2. B)Interprétation psychanalytique
Anzieu explique lessentiel de lorigine du symbolisme phonétique : « Lenfant qui sommeille en chaque adulte accepte mal, après avoir grandi et appris à parler selon le code du langage naturel, larbitraire qui lie le signifiant au signifié et il conserve la nostalgie des systèmes de communication infra-linguistique et du rapport symbolique entre les signes et leurs référents. Le style introduit le message symbolique dans la langue conventionnelle par des techniques empruntées à cette dernière, il signe ainsi lorigine du sens des choses. » (1977, p. 140).
Jean-Jacques Lecercle, dans The Violence of language (1990), utilise les jeux de mots, les mots-valises, les discours délirants et la poésie pour appuyer sa thèse : il considère que la langue est une confrontation entre le système saussurien et ce quil appelle « the remainder », cest-à-dire la force de motivation des signes par la poésie et toutes les transgressions ludiques ou délirantes, ce qui reste en dehors des règles et qui est bien actif. En fait, « the remainder » est léquivalent linguistique de lInconscient freudien qui repousse les limites de la censure. Par les mots-valises qui démentent larbitraire du signe en remettant de la motivation partout, par les néologismes et lévolution diachronique de la syntaxe, « the remainder » repousse sans cesse les frontières des règles, comme « lalangue » de Lacan, dont nous reparlerons dans un instant. La langue véhicule notre désir, notre psychisme, notre subjectivité, mais toutes nos paroles ne sont pas pleines de cette énergie, elles restent plus conventionnelles que motivées parfois, donc moins personnelles ou moins vivantes.
Dailleurs Saussure avait exprimé la solidarité du signifiant et du signifié par la formule H2O dans le IIIème cours de 1911, ce que Gandon commente en ces termes : « une acception de la linéarité fort roche dun ruban de Moebius : telle section pourrait recevoir une interprétation tantôt signifiante, tantôt signifiée. » (Francis Gandon, 2006, p. 90). Gandon ajoute que les Notes Item de 1897-1900 anticipaient cette « torsion fusionnelle » : il sagit du passage où Saussure évoque une encoche dans un arbre interprété comme signe par la personne qui laccompagne. Les associations attribuées au signe sont manifestement différentes dune personne à lautre, ce qui dune certaine manière annonce le signifiant lacanien. Les malentendus fréquents montrent bien la force du désir subjectif qui tord les normes conventionnelles.
Le signifiant selon Saussure est une représentation mentale sonore dépourvue daffect, ou du moins il envisage de létudier sans tenir compte de cet aspect, mais en prévoyant que ses continuateurs étudient les domaines connexes à la linguistique proprement dite pour explorer toutes les facettes de la langue. Il suggérait par exemple dintégrer la linguistique à la psychologie sociale et, même sil ne pouvait songer à la psychologie des profondeurs à cette date puisque la psychanalyse nétait pas encore connue, il reconnaissait ceci : « Au fond, tout est psychologique dans la langue, y compris ses manifestations matérielles et mécaniques comme les changements de sons » ( 1916 ; 1971 p.21). Il a vu les liens de la linguistique avec les matières connexes comme lhistoire et la philologie et surtout avec la culture : « Plus évidente encore est son importance pour la culture générale : dans la vie des individus et des sociétés, le langage est un facteur plus important quaucun autre. » (ibidem p. 21). Il a même, dune certaine manière, envisagé le lien du langage avec le corps : « Les syllabes quon articule sont des impressions acoustiques perçues par loreille, mais les sons nexisteraient pas sans les organes vocaux (
) » (ibidem p. 23).
Saussure a évoqué des associations mentales possibles sans jamais prétendre en épuiser les domaines de manière exhaustive : « Les groupes formés par association mentale ne se bornent pas à rapprocher les termes qui présentent quelque chose de commun ; lesprit saisit aussi la nature des rapports qui les relient dans chaque cas et crée par là autant didées associatives quil y a de rapports divers. Ainsi dans enseignement, enseigner, enseignons, etc, il y a un élément commun à tous les termes, le radical ; mais le mot enseignement peut se trouver impliqué dans une série basée sur un autre élément commun, le suffixe (cf enseignement, armement, changement, etc) ; lassociation peut reposer aussi sur la seule analogie des signifiés (enseignement, instruction, apprentissage, éducation, etc), ou, au contraire, sur la simple communauté des images acoustiques (par exemple enseignement et justement). Donc il y a tantôt communauté double du sens et de la forme, tantôt communauté de forme ou de sens seulement. Un mot quelconque peut toujours évoquer tout ce qui est susceptible de lui être associé dune manière ou dune autre. » (Saussure, 1916, 1972 p. 173-175). Et ce qui lui est associé est finalement bien plus vaste que les associations grammaticales ou sémantiques.
Le signifiant vu par Lacan, cest aussi bien la lettre que le phonème voire la syllabe ou le mot, quelque chose qui a été si prégnant que des forces inconscientes sy immiscent volontiers, le plus souvent à linsu du locuteur, en fonction du vécu de la petite enfance. Il suffit, pour sen convaincre, de prendre en compte la fascination ou le dégoût que peut provoquer un prénom porté par une personne importante de notre entourage originel. Il est donc tout à fait logique quune syllabe de ce prénom, une lettre (linitiale ou une lettre redoublée, par exemple) ou un phonème appartenant à ce signifiant particulier, joue un rôle au moins latent et souvent actif.
Le signifiant lacanien est refoulé dans lInconscient (M. Arrivé, 2008 a, p. 49-50 et 79). Il est lié à « lalangue », mot-valise que Lacan a voulu aussi proche que possible du mot « lallation » (ibidem p.100, note 1), système fondé sur léquivoque et lhomophonie : « Linconscient dêtre « structuré comme un langage », cest-à-dire lalangue quil habite, est assujetti à léquivoque dont chacune se distingue. Une langue entre autres nest rien de plus que lintégrale des équivoques que son histoire y a laissé subsister. »
Le signifiant saussurien appartient à un système de valeurs selon un consensus social, mais les forces psychiques y investissent leurs affects selon les attachements et révoltes intimes, y menant une lutte ludique et libérante qui décharge des pulsions tout en assurant laffirmation de lêtre profond. Ces jeux sont étroitement liés au plaisir de la lallation et aux problèmes de fusion-séparation, avec accentuation de lune ou de lautre, ou encore mise en harmonie des deux.
Le système saussurien, virtuel et sous-jacent à la parole, inconscient dune manière mécanique parce quon ne la pas toujours présent à lesprit, concerne la langue. Cest une sorte de « conscience latente » que Freud appelle l « inconscient descriptif » par opposition à l « inconscient topique », cest-à-dire le véritable Inconscient (M. Arrivé, 2008 b p. 12). La parole utilise ce système avec injection de forces pulsionnelles inconscientes, dont Freud a révélé lémergence dans les lapsus et les mots desprit, dont Lacan a mis en valeur la voie du signifiant ou « sentier déléphant » (Séminaire III), et dont Fónagy a montré le fonctionnement dans La vive Voix.
Luce Irigaray, dans Parler nest jamais neutre, montre que le discours du schizophrène ne connaît pas darbitraire et même déconstruit le langage pour le reconstruire à sa manière créative. « En fait les signifiants quil prononce sont rigoureusement prescrits par un sens qui ne repasse jamais par la loi de larbitraire du signe, quelles que soient ses tentatives pour réintroduire des conventions, des règles, qui en rappelleraient la fonction. Mais ce nest pas, ou plus, sur le lien entre un son et un concept quelles sexerceront. (
) Elles essaieront daménager une économie des signifiants, une économie signifiante où la signification sera produite et partiellement contrôlée par un système de règles qui cherche à organiser le pouvoir du, des signifiants phrasés ou déchaînés. En les rassemblant dans une grammaire praticable pour lui ? » Finalement, elle conclut que le schizophrène rappelle les dessous du langage, un en-deçà ou un au-delà du langage méconnu des locuteurs, et elle conteste larbitraire du signe.
Selon Lacan, « la primauté du signifiant » est « impossible à éluder de tout discours sur le langage » dans la mesure où lInconscient simmisce dans la parole. Il reprend le signe de Saussure schématisé par une cellule englobant le signifié sur le signifant, soit le concept sur limage acoustique, séparés par une barre. Mais il en fait un algorithme inversé, dans lequel le signifiant est au-dessus du signifié et représenté par une S majuscule, séparé du signifié représenté par une s minuscule, en labsence de tout contour. La barre qui les sépare, en pointillé, devient alors quelque chose qui peut se franchir : il suffit de « sauter du signifiant qui flotte au signifié qui flue » selon lexpression de Lacan. « Le signifiant entre en fait dans le signifié » écrit-il.
En outre, pour Lacan, le signifié flue sous le signifiant sans y adhérer et laccroche en des « points de capiton » qui sont laffleurement de lInconscient dans la parole (1981, p. 303). Cette adéquation éphémère et renouvelée du signifiant et du signifié, qui seule empêcherait la psychose, ne serait-elle pas liée au symbolisme phonétique : la nostalgie de la motivation du signe, à loeuvre dans le travail poétique serait-elle nostalgie de ladéquation du désir et du dire, de linfans davant le refoulement ? Les travaux actuels sur la communication préverbale semblent aller en ce sens puisque laccent est mis sur lintentionalité des phrases mélodiques préverbales.
De toute évidence, nous reconnaissons une adéquation entre notre nom accompagné de notre prénom et leur signifié, dont le seul référent est nous-mêmes. Le signifié est alors la représentation mentale de soi. Le signifiant désigne notre « essence », selon lexpression de J-F Jeandillou à propos de Beyle et son pseudonyme « Stendhal » (1994, p. 30). Loubli de ce signifiant intimement lié à notre être même ou lattribution dun autre nom nous heurte, voire nous blesse profondément comme une négation de notre identité. Certains, il est vrai, souhaitent changer de nom, mais cest précisément pour renier une identité ancienne trop douloureuse et sen inventer une autre, encore que ce type de renouvellement ne sopère pas sans amputation. Le nom du père ou le prénom proféré dans la haine peuvent savérer inconfortables. Mais ce qui est frappant, cest que ceux qui détestent leur nom et/ ou prénom sexècrent bien souvent eux-mêmes. Il arrive aussi que la modification se révèle être un déguisement : cest le cas des cryptonymes, qui « se caractérisent par leur relation avec ce quils cachent, et donc par leur motivation » (J-F Jeandillou, 1994, p. 84). Cependant le fait de changer la désignation de son propre nom, par exemple au moyen dun anagramme, révèle un désir de masquer une identité conçue comme insatifaisante pour la renouveler dans le regard de lAutre, celui du lectorat, ou inversement dutiliser une totale liberté de parole sans risquer dentamer lidentité précédente.
Le nom propre qui nous désigne na quun référent, mais un référent existentiel. En cherchant une adéquation entre le signifiant et le signifié, peut-être cherche-t-on à transformer le signifié en représentation dun référent unique et existant, pour lui insuffler de « létant » selon lexpression dHeidegger à propos dune chaussure peinte par Van Gogh (in Chemins qui ne mènent nulle part) . En poésie, les mots semblent devenir des choses palpables comme dans lInconscient révélé par les rêves et par les discours des schizophrènes. Mais le fonctionnement du schizophrène nest jamais quune caricature du nôtre. Chacun pratique des identifications projectives, sans cet excès catastrophique du malade mental. -La meilleure preuve en est lempathie, cest-à-dire la capacité à se mettre à la place dautrui, sans laquelle il ny aurait ni compassion ni humanité.- Cest par identification projective que nous attribuons de « létant » aux objets et cest par le même phénomène que nous éprouvons le désir de faire adhérer signifiant et signifié comme si nous voulions personnifier les représentations dobjets, faire en sorte que leur nom corresponde à leur essence. Cest peut-être parce que notre nom nadhère pas plus à notre être que notre image dans le miroir que nous éprouvons le besoin de combler cette faille par ladhésion entre signifiant et signifié, entre le son et le sens.
Comme lexplique Haddad (1984 ; 1998 p164) dans un chapitre intitulé « la preuve par le schizo », « on a coutume daffirmer que le psychotique, le fou, montre son inconscient à nu. Affirmation erronée mais qui frappe les esprits parce quelle rend compte de données immédiates et mal interprétées de lobservation.
Les manifestations psychiques, les formations de linconscient, présentent dans la psychose un caractère rigide, non dialectisable, comme pétrifié. (
) Lobservation et létude de cette formation en sont par conséquent facilitées. »
Cest donc une tendance humaine, provisoire et inconsciente le plus souvent, de chosifier les mots et de sy projeter, ce qui suscite dans les uvres dart la qualité primordiale de « létant », selon lexpression de Heidegger (op. cit.) : « La vérité, éclaircie et réserve de létant, surgit alors comme Poème. Laissant advenir la vérité de létant comme tel, tout art est essentiellement Poème (Dichtung). Ce en quoi luvre et lartiste résident en même temps : lessence de lart, cest la vérité se mettant elle-même en uvre. De ce Poème de lart advient quau beau milieu de létant éclôt un espace douverture où tout se montre autrement que dhabitude. Grâce au projet mis en uvre dune ouverture de létant qui rejaillit sur nous, tout lhabituel, tout ce qui est de mise, devient pour nous, par leffet de luvre, non-étant. Tout cela vient de perdre le pouvoir de donner et de maintenir lêtre comme mesure. Létrange, ici, cest que luvre nagit en aucune manière par relation causale sur létant jusqualors de mise. Leffet de luvre na rien de lefficient. Il réside, prenant origine de luvre, en une mutation dans louvert de létant, ce qui veut dire de lêtre. »
La liaison dordre existentiel entre le nom propre de personne accompagné du prénom individuel et la personne elle-même, relativement fuyante, se reflète de manière discontinue dans les projections inconscientes qui émaillent les discours, dans les « points de capiton » lacaniens. Ladéquation entre signifiant et signifié est alors une question dêtre ou de non être, ce qui est bien plus vital quune question de vie ou de mort dune certaine manière. Cest pourquoi elle est recherchée, notamment dans le travail poétique, souhaitée par les adeptes du cratylisme et outrée jusquà la confusion chez les schizophrènes qui confondent les représentations de mots et les représentations de choses, voire les mots et les choses. Leur manque à être cherche une compensation dans cette fusion-là, entre signifiants et signifiés, pour essayer de remédier à labsence de fusion initiale qui les a rejetés hors didentité possible. Bien que les schizophrènes pratiquent la fuite et la séparation la plus outrée qui soit, dans le domaine verbal ils sautorisent à rechercher la fusion qui leur a si cruellement fait défaut, et cela va jusquà la confusion entre homonymes et synonymes, comme si lidentité de signifiants devait impliquer lidentité de signifiés. Par le même processus qui les amène à confondre les mots et les choses, ils confondent les homonymes et les synonymes. Et comme nous savons quils confondent aussi les générations, nous pouvons supposer avec Lacan que le nom du père établit la place dans la lignée, mais seulement dans la mesure où il introduit les limites de la loi.
Ladéquation du son et du sens recherché dans le travail poétique et la motivation du signe tient dun désir de fusion. Point nest besoin dêtre malade pour éprouver ce type de besoin dont la satisfaction favorise une forme de régulation psychique entre substituts de fusion et séparation, à lorigine du bien-être. A linverse du désir de fusion, le désir de séparation sopère en littérature par des ruptures telles que les changements de rythme, les digressions organisées (par exemple les parenthésages de Proust) et les ellipses narratives. Le travail poétique de symbolisme phonétique sapparente à la fusion caractéristique des mots-valises, mais dans un domaine plus élaboré. Pour y voir plus clair, il est nécessaire de regarder comment fonctionne la fabrication des mots-valises.
Wolfson agglutine les mots dans son désir de fusion. Cest un schizophrène américain qui a écrit ses mémoires en français : Le schizo et les langues. Par haine de sa langue maternelle, langlais, il passe son temps à apprendre des langues étrangères et traduit langlais selon les sons. Il utilise lhomophonie entre différentes langues (français, allemand, hébreu, russe) et combine ces traductions en phrases mêlant des langues, en monstres linguistiques. Il veut réformer lécriture et la grammaire, cest-à-dire lorganisation de la langue, probablement par détresse à cause de linorganisation de sa psyché, que G. Haddad explique par le caractère falot du père (1984, p. 166 et sqq.). Haddad met surtout en rapport la psychose et la structure du langage. Le psychisme déstructuré va de pair avec un langage déstructuré et bien souvent des troubles alimentaires car la nutrition comme la langue passe par la bouche. Wolfson a des crises de boulimie contre lesquelles il lutte avec ses livres et son écriture. Haddad montre que la boulimie consiste à combler tous les interstices de la bouche dans un désir de continuité ou de fusion qui soppose au caractère discontinu de la cacheroute (rite alimentaire juif) et au caractère discret du langage. Rappelons que celui-ci sarticule sur des caractères discontinus et sapprend au moment de la séparation davec la mère.
Donc Wolfson fait violence aux phrases comme Brisset, mais ne découpe pas les mots en syllabes, bien au contraire. En raison dune douleur ressentie aux sonorités de la langue anglaise, tout est organisé autour de labsence danglais, si bien quon en sent la présence. Mais le fait de se construire contre un modèle parental, en prenant le contre-pied du modèle par haine, en inversant le modèle détesté, nest pas vraiment la liberté puisque cest quand même vivre en fonction de ce modèle. Le psychanalyste de Wolfson, Pontalis, la aidé à publier son premier livre. Mais après la mort de sa mère décédée dun cancer, Wolfson, par culpabilité peut-être, a écrit un deuxième ouvrage où il est tout amour pour sa mère, accusant les médecins dinoculer le cancer et Pontalis de le manipuler pour quil assassine Pompidou en visite aux Etats-Unis.
Lexpression de Heine « Il ma traité dune façon tout à fait famillionnaire », traitée par Freud au début du Mot desprit dans ses relations à l inconscient, puis commentée par Lacan, réunit « familière » et « millionnaire » dans un monstre linguistique. Freud y repère les éléments phonétiques communs /mili/ et /µr/ ; Lacan y voit une condensation, un emboutissage de deux lignes de la chaîne signifiante (Séminaire V : Les formations de l inconscient, p. 23). Les deux mots s articulent sur le signifiant, « qui court sous l aiguillon d Eros » selon l expression lacanienne.
Lacan explique que Heine obtint de Hirsch Hyacinthe cette déclaration quil eut lhonneur de soigner les cors aux pieds du grand Rotschild, Nathan le Sage. Pendant ce temps, il se disait quil était un homme important parce que sil rognait un peu trop le cor au pied, il irriterait Rotschild et influerait ainsi sur ses courriers aux rois. Hirsch Hyacinthe en vint à parler dun autre Rotschild quil avait connu, Salomon Rotschild, dont il dit : « il ma traité dune façon tout à fait famillionnaire ». Un oncle millionnaire lavait empêché dépouser sa cousine, quil aimait. La frustration laurait donc incité à faire fusionner les mots à défaut de pouvoir sunir à lobjet de son amour.
L'expression « mot-valise » est la traduction de l'anglais portmanteau word. Le mot portmanteau désigne une grande valise à deux compartiments. Lewis Caroll, dans son célèbre roman De l'autre côté du miroir, utilise l'image du portmanteau pour montrer l'intérêt des mots télescopés : il suffit d'un seul mot pour dire deux choses à la fois. Le mot-valise est parfois appelé « portemanteau » même en français. Or un élément littéraire va dans le sens du mot-valise comme substitut de fusion des corps. Cest un passage du « Fétichiste » de Michel Tournier : « Pour moi un corps ce nest quun
présentoir à vêtements, un portemanteau, voilà. ».
Le commentaire lacanien de la formation du mot-valise « famillionnaire » est intéressant en ceci quil met en évidence le fonctionnement du signifiant. « De par la mystérieuse propriété des phonèmes qui sont dans lun et lautre mots, quelque chose corrélativement sémeut dans le signifiant, il y a ébranlement de la chaîne signifiante élémentaire comme telle. » (ibidem p. 23). Lacan distingue trois étapes dans ce phénomène : lébauche du message, sa réflexivité sur « mon millionnaire » et enfin la rencontre et conjonction de « familière » et « millionnaire ». « Les deux chaînes, celle du discours et celle du signifiant, sont arrivées à converger au même point. » (ibidem p. 24). Il en induit que le trait desprit repose sur la différence entre code et message, gît dans cette différence, « sanctionnée comme trait desprit par lAutre ». En loccurrence, il semble quil sagit dun lapsus et non dun trait desprit, mais le fonctionnement est le même.
Si lécriture constitue un rempart contre le désastre psychique, comme le montrent quelques psychanalystes, de Paul-Claude Racamier à Gérard Haddad en passant par Didier Anzieu, ce peut être, dans le domaine poétique, entre autres procédés- par la fusion compensatrice du son et du sens. Comme il nexiste pas de vie sans aucun traumatisme, ni deuil ni blessure, chacun est susceptible de remédier à ses souffrances par leur expression dans le domaine artistique. Il y a moyen de combler les ruptures par ladéquation retrouvée ou inventée entre le son et le sens et, inversement, daffirmer une séparation salvatrice par la discontinuité opérée grâce à des troncatures en tous genres.
Pour étayer ces propos, nous allons présenter un poème dApollinaire intitulé « Mai » (in Alcools, 1913) qui évoque une rupture amoureuse dont la douleur se résout en harmonie imitative :
MAI
Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque séloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains
Or des vergers fleuris se figeaient en arrière
Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que jai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières
Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que séloignait dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment
Le mai le joli mai a paré les ruines
De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes
Le titre monosyllabique, réitéré dans le premier et le dernier quatrain du poème, évoque le mois de mai et la saison des amours, de la reproduction. Mais il sagit, à linverse, dune rupture amoureuse et dune production poétique.
Lidentité du narrateur qui émerge comme sujet de lamour à la deuxième strophe, peut se situer dans la « barque » du premier quatrain. « [L]e joli mai » (repris en « jolies mais ») contient les sonorités /i/, /o/ et /m/ appartenant au prénom dApollinaire, Guillaume, mais cela ne signifie nullement que le narrateur en question soit le poète lui-même. Michel Arrivé rappelle avec vigueur dans son article « Postulats pour la description linguistique des textes littéraires » (1969, p 6-12) que le texte littéraire est un langage de connotation, sappuyant sur la définition de Hjelmslev (1943 : « Un langage de connotation nest pas une langue. Son plan de lexpression est constitué par les plans du contenu et de lexpression dun langage de dénotation. Cest donc un langage dont lun des plans, celui de lexpression, est une langue. » , p 161), ce qui exclut toute considération du référent. Si lon renonce au référent lorsquon étudie un texte littéraire, il en découle que lon ne peut traiter le « je » dun texte comme référant à la personne de lauteur, même lorsquil sagit dune autobiographie, limage du héros ne coïncidant jamais avec le référent dune personne réelle. Dailleurs, le manque de respect de Sartre pour le poète dans son Baudelaire montre quil est indispensable de se limiter au texte sans chercher à analyser lauteur. La psychanalyse nécessite intimité et caractère confidentiel. Mais elle peut sintéresser aux textes littéraires pour ce quils recèlent de projections inconscientes qui font appel à linconscient du lecteur.
Le questionnement sur lidentité au quatrième vers concerne à la fois le narrateur et lêtre à lorigine du désastre. Cest comme sil ne restait quun écho de lêtre désigné, qui embarque (verbe homophone de lexpression « en barque ») dans un contenant flottant sur le « Rhin » comme un foetus en milieu utérin, le nom du fleuve évoquant la dernière syllabe de ladjectif « utérin ». Sagit-il dune régression ? Les « dames » adultes qui « regardaient du haut de la montagne » évoquent simultanément une image maternelle démultipliée et « la Loreley », titre dun poème de la même section des « Rhénanes ».
La distance entre le narrateur et ces « dames », suggérée par le « haut de la montagne » surplombant le Rhin, saccentue par la tentative avortée de dialogue séducteur « Vous êtes si jolies » suivie de léloignement de la barque, après un « mais » dopposition qui peut marquer limpossibilité de communication, la protestation muette du narrateur en état de torpeur - puisquil a régressé à létat ftal au fond dune barque sans rameur- ; ce « mais » entre aussi dans un jeu dhomophonies avec le titre « Mai » et montre le primat du signifiant qui dirige la barque et le mouvement à la place du sujet.
Léclatement du substantif « saules-pleureurs » en un verbe « pleurer » suivi dun sujet inversé « les saules riverains » suggère le morcellement du narrateur. Les pleurs sont en effet les siens, daprès la deuxième strophe qui sarticule à la première par une allitération en /r/ qui samplifie : on passe de trois occurrences de /r/ au dernier vers du premier quatrain à cinq occurrences au premier vers de la deuxième strophe. Cette liaison soignée, dautant plus élaborée que le thème commun en est la séparation, saccompagne dun « areu » inversé :
« Or des vergers fleuris se figeaient en arrière » (v. 5)
Lonomatopée imitant linterjection du bébé qui exprime son bien-être apparaît en anagramme, à lenvers et de manière éclatée. Cela confirme lhypothèse de régression et ce qui ressemble à une métathèse suggère une inversion sémantique. Cest en effet linverse du bonheur béat, donc la souffrance à son paroxysme. Le morcellement du narrateur, exprimé par celui du mot composé « saules-pleureurs », qui se décompose comme le psychisme de lamoureux déçu, et par celui de lonomatopée « areu » qui explose, finit par atteindre lêtre aimé par projection (peut-être mêlée de vengeance ?). Cest en effet ce qui apparaît dans la métaphore suivie dune comparaison où les pétales sont successivement associés aux « ongles » et aux « paupières » de la femme aimée. Les « ongles » évoquent bien évidemment la cruauté, tandis que les « paupières » décrites comme flétries sont nécessairement fermées si bien quelles suggèrent la jouissance et/ou la mort.
Par ailleurs ce vers 5 évoque Eurydice par le figement en arrière et léloignement, de sorte que le narrateur, nouvel Orphée, chante sa douleur lyrique. Et le chant poétique, sublimation artistique apte à réparer le psychisme endolori, permet le passage de la métaphore à la comparaison, du vers 7 au vers 8. Cette métamorphose traduit la progression dune confusion hallucinatoire entre les « pétales » et les « ongles » identifiés par le verbe « être » (« Sont les ongles ») à une mise à distance par le mot-outil « comme » entre les « pétales » et les « paupières » : le narrateur semble prendre conscience du caractère imagé, imaginaire, de ses propos. Mais lécriture fonctionne en interaction avec le psychisme et le modifie, si bien quelle lexprime tout en le faisant évoluer. En dautres termes le narrateur revient à la réalité, ce qui symboliquement le ramène sur la terre ferme de la rive.
Sil sétait désinvesti du monde, en raison dune rupture amoureuse douloureuse, obsédé de manière hallucinatoire par limage de la femme aimée, dans la troisième strophe le narrateur semble porter son regard sur dautres éléments de lunivers, à moins quils ne figurent des éléments de lui-même. Le quintil, fantaisie dApollinaire, introduit le rythme impair, donc la séparation selon Nicolas Abraham, mais il sagit cette fois dune séparation salvatrice de lobsession amoureuse. En outre, le premier alexandrin de cette strophe constitue un trimètre et la triple rime en /ã/ constitue une sorte de pivot sonore. La strophe est construite en chiasme, comme un miroir figuré par le fleuve, et semble permettre un passage à gué des eaux utérines de la régression.
Elle sorganise en effet selon un chiasme grammatical :
« Sur le chemin du bord du fleuve lentement
CCL CCM
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
GNS PP CA
Suivaient une roulotte traînée par un âne
V COD PP CA
Tandis que séloignait dans les vignes rhénanes
V CCL
Sur un fifre lointain un air de régiment »
CCM GNS
On a, de part et dautre du verbe principal, la suite de groupes CCL-CCM-GNS et PP-CA puis PP-CA et CCL-CCM-GNS.. Cette forme en miroir est encadrée par deux alexandrins qui commencent par le même mot monosyllabique « sur », qui est présent aussi dès le premier vers du poème et à lavant-dernier.
Les animaux mentionnés peuvent représenter les pulsions sexuelles du narrateur. L« âne » pourrait bien figurer le narrateur lui-même, narrateur fictif bien évidemment. Quoi quil en soit, la libido mise en scène semble se maintenir tandis que séloigne la soumission connotée par « un air de régiment » : le narrateur prend ses distances avec la soumission amoureuse et lattachement à une femme pour passer sur lautre rive, délesté de sa fixation amoureuse.
Cest alors que peut advenir la sublimation poétique sur la mutation des pulsions libidinales : lanaphore de la dernière strophe « Le mai le joli mai », chargée de renouveau, prend une autre envergure. Il a « paré les ruines », cest-à-dire embelli le psychisme au bord du désastre. Cest le souffle poétique à luvre dans une harmonie imitative prodigieuse où la fusion avec la représentation de la nature, donc avec le Verbe, devient lunique réalité investie :
« De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes »
Lallitération en /v/ (« vigne », « vierge », « vent » et « vignes ») imite le bruit du vent qui souffle sur les végétaux riverains et peut représenter le souffle de linspiration et de la voix poétique ; elle est aidée en cela par loccurrence de lautre labio-dentale fricative /f/ de « fleurs » , les chuintantes sonores de « vierge » et « jaseurs », associées aux sifflantes sourdes /s/ (« secoue » et « sur ») et surtout aux abondantes sifflantes sonores /z/ (« rosiers », « osiers », « roseaux », « jaseurs » et les liaisons « les/z/osiers », « jaseurs/z/et (
) »). Toutes ces consonnes laissent passer lair, par opposition aux occlusives, et elles sont très douces, par opposition aux palatales. Comme lécrit Lévi-Strauss dans Le Cru et le Cuit, les sons préexistent à la musique qui les fait décoller. Il en est de même des phonèmes vivifiés par la poésie.
Les yods de /jµr/ dans « lierre » et « vierge », de /je/ dans « rosiers » et « osiers » s associent au /i/ de « vigne », itéré au pluriel, pour susciter une impression de joie dans l ivresse poétique. En outre les sonorités /jµr/ étaient déjà présents dans la deuxième strophe à la rime et rappellent la tristesse qui les caractérisait dans le figement en « arrière » et les « paupières ». Cette opposition accentue leffet dapaisement obtenu dans le quatrain final : lécriture poétique a créé le « côté palpable des signes » dont parle Jakobson. Le moi sy reflète et nest plus ressenti comme labile. Il se solidifie en retour. A leffet cathartique sadjoint un facteur consolidant, étoffant, qui fait accéder à lexistence plus pleine.
Et surtout le poème est structuré, il forme un ensemble cohérent dont le fonctionnement est globalisant, comme lont bien montré D. Delas et J. Filliolet dans Linguistique et poétique. Ils mettent en évidence que tout se tient par le pattern sonore et les rythmes. Ils sappuient par exemple sur une correction de Baudelaire dans « Le Mort joyeux » des Fleurs du Mal, dont le brouillon comportait « morsure » au lieu de « torture », ce substantif-ci ayant remplacé celui-là, qui présentait pourtant des intérêts dans le dernier tercet, pour assurer un lien plus fort entre les tercets grâce à un enrichissement de la rime avec « pourriture ». La partie est subordonnée au tout. Dans le poème dApollinaire, le pattern sonore structurant aide à létayage du narrateur qui séprouvait morcelé. Lorganisation du signifiant savère essentielle.
Lacan avait raison : seul le Verbe est jouissif. Le saule riverain éclaté par la douleur de la rupture amoureuse se mue en abondance de fleurs secouées par le vent et empreintes de liquidité grâce aux allitérations en /r/ et /l/, de plantes chantantes (« les roseaux jaseurs »), érotiques (« les fleurs nues ») et sources divresse (les « vignes »). Le narrateur est passé des « ruines » à livresse poétique de la « vigne » évoquant le titre du recueil, « Alcools ».
Les sonorités désordonnées de « Guillaume » du premier vers, /o/, /i/, /m/, reprises avec lanaphore du dernier quatrain « Le mai le joli mai », trouvent un écho intéressant dans lharmonie imitative. Les voyelles /i/ et /o/ sont associées au yod /j/ comme dans /gijom/ avec une frénésie enthousiaste et un désordre enchanteur qui na plus rien de désemparé : /i/ de « vigne », /j/ de « vierge », /o/ et /j/ de « rosiers » et « osiers », /o/ de « roseaux » et /i/ de « vignes ». Les vocalises de lidentité chantante qui unifie celle du narrateur fictif semblent jubilatoires et pourraient, peut-être, exprimer leuphorie de la création.
Northrop Frye écrit dans Le grand Code (1981 ; 1984 p. 85-86) : « Les mots ont un rapport arbitraire ou, plus précisément, conventionnel avec les objets quils signifient ; en outre, les mots sont caractérisés par leur différence avec dautres mots. Pourtant, toute ressemblance de son ou tout recouvrement de signification dans une langue donnée est dû à un accident ou une coïncidence ou tout autre terme quon préfèrera. Mais la poésie exploite ces accidents et les rend fonctionnels : bref, la poésie met en jeu le son comme un sens supplémentaire.
Cest ainsi que vient se placer au premier plan lélément de résonance entre les signifiants. (
) Lorsquon exploite les ressemblances des sons à lintérieur dune langue, cela a pour effet de minimiser le sentiment darbitraire. A lorigine, ce procédé peut avoir été proche de la magie, qui suppose souvent une connexion causale entre un mot et une chose, un nom et un esprit ; leffort poétique qui consiste à disposer les mots justes dans un ordre convenable peut, dans la magie, avoir une certaine influence sur un élément du monde extérieur. La poésie abandonne le présupposé de la magie, cest-à-dire la relation mécanique de cause à effet, mais elle conserve le sentiment de mystère inhérent aux mots que des théories fondées uniquement sur la différenciation nexpliquent pas. »
Il ajoute que lharmonie imitative est un élément capital de la poésie. « Sa signification paraît être de construire une unité autonome pour loreille, qui se dégage de lenvironnement naturel tout en le reproduisant jusquà un certain point. » Cela ressemble à la volonté de renouveler le mode de séparation et de fusion, dabord par projection puis par appropriation grâce à une répercussion sonore. Il semble que nous soyons tous concernés, le plus souvent à notre insu, par le besoin de fusion et de séparation et que nous ayons besoin de réguler ces tendances opposées pour éprouver du bien-être.
Le schizophrène agi par son inconscient nest pas si éloigné de nous quil le semble, puisquil suffit dêtre fatigué pour manifester les mêmes hésitations pénibles, quand la censure est plus faible. Nous sommes agis par nos forces inconscientes bien plus que par nos décisions volontaires, comme la montré Freud, et influencés par certains signifiants, comme la montré Lacan (in « Linstance de la lettre dans linconscient », 1986, p. 501-502) :
« Or la structure du signifiant est, comme on le dit communément du langage, quil soit articulé.
Ceci veut dire que ses unités, doù quon parte pour dessiner leurs empiètements réciproques et leurs englobements croissants, sont soumises à la double condition de se réduire à des éléments différentiels derniers et de les composer selon les lois dun ordre fermé.
Ces éléments (
) sont les phonèmes où il ne faut chercher aucune constance phonétique dans la variabilité modulatoire où sapplique ce terme, mais le système synchronique des couplages différentiels, nécessaires au discernement des vocables dans une langue donnée. Par quoi lon voit quun élément essentiel dans la parole elle-même était prédestiné à se couler dans les caractères mobiles qui (
) présentifient valablement ce que nous appelons la lettre, à savoir la structure essentiellement localisée du signifiant.
Avec la seconde propriété du signifiant de se composer selon les lois dun ordre fermé, saffirme la nécessité du substrat topologique dont le terme de chaîne signifiante dont juse dordinaire donne une approximation : anneaux dont le collier se scelle dans lanneau dun autre collier fait danneaux.
Telles sont les conditions de structure qui déterminent comme grammaire- lordre des empiètements constituants du signifiant jusquà lunité immédiatement supérieure à la phrase, -comme lexique, lordre des englobements constituants du signifiant jusquà la locution verbale.
(
) cest dans la chaîne du signifiant que le sens insiste, mais quaucun des éléments de la chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même. »
Notre psychisme exerce un pouvoir important dans linfluence des sonorités sur nos représentations, car il fonctionne comme les rêves où mots et choses sinterpénètrent et comme les mythes qui se reconstruisent avec dautres matériaux. Lévi-Strauss exprime ce phénomène en le comparant au bricolage : « ce sont toujours danciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants et inversement » (1989, p. 62). Ce fonctionnement sapplique à limaginaire, à la pensée, à la littérature, à la poésie qui réutilise les symboles véhiculés par la culture biblique, littéraire et mythologique, puis réutilise une métaphore de son propre texte pour lenrichir dans la métaphore suivante. Et les sonorités sont utilisées de même, en fonction du contexte et du cotexte.
Les effets de douceur ou dagressivité des signifiants, mêlés aux souvenirs personnels, sappuient sur des sonorités et des points darticulation, sur des oppositions telles que voyelle vs consonne, avant vs arrière, ouvert vs fermé. Et les sonorités nopèrent pas seules, mais en interaction avec des métaphores par exemple, elles-mêmes jouant en convergence avec des allusions bibliques, littéraires ou mythologiques qui se renouvellent.
Comment sexerce le jeu du symbolisme phonétique dans la communication ?
c. 2. C) Communication
Les premières études sérieuses sur le symbolisme phonétique ont été entreprises par Sapir pour montrer la corrélation universellement reconnue entre sonorités et sémantisme du type taille, luminosité, agressivité, tristesse, etc. Cest à lui que nous devons lexpression « symbolisme phonétique ». Il a utilisé des logatomes, cest-à-dire des fragments de mots dépourvus de sens, pour proposer à des sujets des associations sémantiques telles que la grandeur ou la clarté. La corrélation statistique est indéniable. Ses expériences semblent montrer que certains traits phonétiques sont porteurs de sens. Ainsi, le phonème /i/ est perçu comme petit et clair, /a/ est considéré comme grand, /u/ est vu comme sombre. Sapir estime quil y a association entre laperture et la taille de lobjet. Köhler, en 1929, a mis en évidence les traits de rotondité vs angularité qui sattachent aux groupes phonématiques /maluma/ vs /takete/ en les faisant associer à des figures visuelles rondes et rectangulaires. Le premier groupe est associé à la rotondité, le second au caractère anguleux. Peterfalvi a démontré le même type de faits en procédant différemment : il a proposé un seul logatome en demandant de lui associer librement une qualité (1970, p. 79-88). Il en conclut quon trouve une correspondance entre les caractères physiques et symboliques des sons. Par exemple le lieu darticulation et la sonorité suggèrent la taille et la clarté. Il suggère quon associe les voyelles graves articulées vers lintérieur comme /u/ avec le caractère sombre parce que plus on pénètre dans le corps, plus il y fait sombre (p. 62-63). Il émet aussi lhypothèse que si lon associe le /i/ à la gentillesse et le /u/ à la méchanceté, cest que lobscurité associée au /u/ connote le danger. Selon lui, le /a/ est ressenti comme gros et gras parce que la bouche est grande ouverte au moment de son articulation. (Il est possible aussi que le graphisme de la lettre a sassocie au phonème dans lesprit pour donner cette impression.) De même, Fónagy met en rapport la minceur attribuée au /i/ avec larticulation qui contraint lair à passer dans un canal étroit. Peut-être la graphie du i conforte-telle cette impression.
Fónagy a montré que les consonnes dures (occlusives) sont plus fréquentes dans Les Châtiments de Victor Hugo, où le poète exprime sa colère contre Napoléon, alors que les consonnes douces (nasales, liquides, yods) prédominent dans Lart dêtre grand-père, où il exprime son amour pour ses petites-filles. La même opposition caractérise Les Invectives et La bonne chanson de Verlaine («Le langage poétique : forme et fonction », in Diogène 51). Les poètes exploitent donc les caractéristiques dures ou douces des sonorités selon le thème dexpression et les affects qui leur sont liés. Fónagy précise cependant :
« Chaque son du langage (quon perçoit pour des raisons fonctionnelles comme un phénomène simple et homogène) est en vérité un faisceau de traits physiologiques et acoustiques. Il peut se prêter, par conséquent, à la représentation de différentes velléités pulsionnelles, à partir de lun ou de lautre de ses traits distinctifs. » (1983, p.103-104).
Les observations intéressantes de Fónagy dans le domaine poétique se vérifient dans la vie courante : une personne explosive utilise des consonnes dures dans ses colères avec des accents dintensité plus marqués, tandis quune maman parle à son bébé avec des sonorités douces. Cette dernière exprime une fusion avec lenfant par des sonorités presque sans interruption dair, tandis que les discours furibonds font appel à la spécificité séparatrice des occlusives : les bilabiales /p/, /b/, les linguo-dentales /t/, /d/), et surtout des palatales (/k/, /g/), avec une plus grande efficacité de la consonne sourde par rapport à la consonne sonore (/p/ par rapport à /b/, /t/ par rapport à /d/ et /k/ par rapport à /g/).
Mircea Eliade (1957, p. 222) indique un récit de la mythologie japonaise où le ciel et la terre se sont transformés en un homme et une femme, respectivement Izanagi et Izanami, créateurs des îles japonaises. Ces noms propres ne se différencient que par un phonème : la consonne palatale /g/ à la sonorité dure caractérise la force virile, en dehors de toute agressivité particulière, tandis que la nasale /m/ est attribuée à la femme, réputée plus douce et plus faible. Il y aurait donc une connotation de force et dénergie associée aux sonorités dures et une connotation de moindre énergie alliée aux sonorités douces. Il est par ailleurs remarquable que les vocables « papa » et « maman » sopposent par locclusive bilabiale redoublée /p/ et la nasale bilabiale /m/. Jakobson avait posé la question : « Why Papa and Mama ? ». Ces phonèmes ont le même point darticulation, élément semblable qui permet la claire opposition dune occlusive qui joue un rôle séparateur comme celui du père en interrompant le continuum sonore, tandis que la nasale laisse passer lair en douceur en maintenant donc une certaine fusion. Les traductions de ces mots comportent les mêmes consonnes redoublées dans de nombreuses langues. A lantagonisme force vs douceur sadjoint celui de séparation vs fusion. Fónagy relie larticulation du /m/ aux mouvements des lèvres dans la succion du sein maternel, ce qui la relie à lérotisme oral. Cette bilabiale nasale est particulièrement douce pour une consonne, mais ce sont des consonnes qui marquent la dureté dun discours : les occlusives et palatales, surtout lorsquelles sont sourdes, cest-à-dire quand les cordes vocales ne vibrent pas.
De manière paradoxale, ce sont les consonnes, moins porteuses dénergie que les voyelles, qui manifestent lagressivité dans le discours. Les vocalises en sont dépourvues. Mais en réalité, les consonnes transforment les voyelles avoisinantes. Cest un fait linguistique avéré que les phonèmes influent sur leurs voisins. Par exemple ladjectif obtus tend à se prononcer /opty/, le phonème /b/ devenant presque /p/, sa correspondante sourde, sous linfluence du /t/ sourd qui le suit. Par le même procédé, la dureté des consonnes influe sur la voyelle voisine qui porte laccent dintensité. Celui-ci, qui connaît une activation maximale dans lexpression de la fureur, sapplique en effet sur la voyelle de la syllabe concernée. Cette voyelle comme tout élément linguistique- ne fonctionne pas seule, elle est codépendante de son entourage phonétique.
La colère semble donc choisir des consonnes occlusives, de préférence sourdes, véhiculant très peu dénergie, pour exploser dans la voyelle suivante, de même que la haine rentrée finit par se manifester de manière excessive. Elle correspond à la pulsion de mort qui interrompt le souffle de vie du continuum sonore, mais les pulsions de vie et de mort sont toutes deux indispensables au développement de lêtre. Il semble que leur utilisation esthétique dans le symbolisme phonétique réponde à un besoin de les harmoniser.
Un célèbre passage de Colette, dans le roman à tendance autobiographique La Maison de Claudine, relate les rapports dune enfant avec le mot « presbytère » quelle avait entendu sans en connaître le sens. « Javais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé dun relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe
» Limpact des sonorités, occlusives dures suivies dune dernière syllabe plus douce, la conduit à utiliser le vocable dabord comme une injure envers des ennemis imaginaires, puis comme la désignation dun petit escargot noir et jaune. Lordre dattribution sémantique suit celui des sonorités : dabord lagressivité correspondant aux occlusives /p/ , /b/, /t/, qui évoque un « relief rêche » à la fillette, est adressée à des « bannis invisibles » ; la douceur finale du /r/ prolongé convient au petit escargot qui la séduit. Jean-Michel Adam (1976, p. 31) analyse cette réaction comme suit : « le muet donne cette impression dinachèvement phonique aussitôt converti en termes de sens : « longue » (= matérialité phonique), et « rêveuse » (= connotation affective). ». Lenfant attentive à ses perceptions auditives sétait dabord bien gardée de demander lexplication du mot « presbytère » pour en jouir à sa guise. Finalement elle se trahit en montrant lescargot à sa mère : « Maman ! regarde le joli petit presbytère que jai trouvé ! ». Même à lâge mûr, la narratrice semble regretter cette imprudence qui la conduite à abandonner un plaisir personnel.
Cela évoque dans le domaine du langage la même lâcheté dabandon, nécessaire à lapprentissage de la langue et du code social, que celle évoquée par Lacan à propos des soumissions diverses qui nous font renoncer à nos désirs jusquà la disparition essentielle de nous-mêmes (in Séminaire VII, à propos du devoir de jouissance). En effet la petite fille renonce à sa totale liberté pour adapter son usage du substantif aux normes conventionnelles. Quand elle apprend le sens de « maison du curé », elle ne laccepte pas totalement, elle attribue le nom prestigieux à son lieu privilégié situé sur un mur. Elle continue à se lapproprier, mais elle cède sur un trait sémantique : il sagit désormais dun endroit. Cest en quelque sorte par ce type de concessions que lon sapproprie lutilisation sociale du langage tout en relâchant la toute-puissance jubilatoire du jeu infini des sonorités, de même que lon sadapte à la société en cédant sur toutes sortes de normes sociales bienséantes, au risque dy perdre son être profond.
Dans A la Recherche du temps perdu, le narrateur de Proust utilise simultanément les effets sonores des noms propres de lieu et sa culture quil y associe :
« Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller depuis que javais lu la Chartreuse, mapparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait dune maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que jhabiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui navait pas de rapport avec les demeures daucune ville dItalie, puisque je limaginais seulement à laide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, cétait comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce quelle sappelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, cétait un de ces noms où, comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre doù elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, dun état ancien de lieux, dune manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez laubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant léglise, et auquel je prêtais laspect disputeur, solennel et médiéval dun personnage de fabliau. » (Du côté de chez Swann, 1913)
Le nom de « Parme » /parm/ commence et finit par une bilabiale, qui suscite une impression dobjet « compact » et fermé « où ne circule aucun air ». La nasale finale peut participer à leffet de « douceur ». Il est remarquable que soit désignée « cette syllabe » qui est une syllabe sonore puisque le nom écrit en comporte deux. Mais aux sonorités sajoute leffet du roman de Stendhal, La Chartreuse de Parme, où le héros est enfermé et heureux de communiquer par signes avec celle quil aime. La sensibilité auditive du narrateur fusionne avec sa culture littéraire pour le faire jouir davance dun voyage en rêvant sur un mot polysémique. La couleur « mauve » évoquée par ce nom suscite le « reflet des violettes », avec la répétition sonore /lµ/qui peut connoter le lait maternel. Mais le rôle de ces fleurs qui clôturent la phrase consiste essentiellement à introduire la rêverie suivante relative à Florence. Florence en effet trouve son origine étymologique dans le nom fleur, c est l homonyme d un prénom féminin et la fleur symbolise souvent la femme, enfin c est une ville appelée « cité des lys » et dont la cathédrale est « Sainte-Marie-des-Fleurs ». Les sonorités initiales du nom propre introduisent la flore dans limaginaire et la culture lenrichit. Celles de Balbec /balbek/, avec sa double bilabiale occlusive sonore /b/ et sa finale palatale /k/ particulièrement dure, font surgir un personnage « disputeur ». Cest le lieu imaginaire de lenfance du narrateur, lieu du passé personnel donc, qui sassocie au passé historique par la représentation peinte sur une poterie normande.
Le narrateur rend compte dun rêve éveillé issu des sonorités, mais ce qui ressort du récit, cest sa sensibilité auditive, sa propension à la rêverie, sa culture et limprégnation du vécu denfant. Et finalement cest la personnalité du narrateur qui sépanouit sous prétexte de jeu sonore ; le signifiant véhicule son être profond. Lattirance de lattention sur les sonorités éveille la perception du lait dans le groupe nominal « reflet des violettes » et de /mar/, première syllabe de Marcel, -qui était déjà présente en anagramme dans « Parme »- dans le nom de la cathédrale « Sainte-Marie-des-Fleurs » connotant limage maternelle. Or le narrateur fictif de la Recherche plaisante sur ce prénom dans une incise : « sil se fût appelé Marcel ». Lhypothèse de la fusion mère-fils se confirme avec la poterie normande de Balbec, « qui garde la couleur de la terre doù elle fut tirée ». La terre-mère originelle connotée sadjoint à la « mer déchaînée » pour figurer limage maternelle, car la « mer » évoque la « mère » par effet de paronomase. « Lattraction paronymique est le phénomène qui a pour effet de rapprocher, et, éventuellement, de confondre au niveau du signifié deux mots paronymes » (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, p. 83).
Mais la fusion se dissout alors dans la qualification « déchaînée » qui caractérise la mer et la mère. Celle-ci en acquiert un caractère « disputeur » comme le « personnage de fabliau ». Lessence même du narrateur pourrait résider dans cette ambivalence entre fusion et séparation de lenfant et sa mère, représentée sous de multiples formes et qui constitue le principal liant de la construction architecturale de la Recherche conçue par son auteur comme celle dune cathédrale.
Michel Leiris, dans Frêle bruit (1976, Gallimard), nous offre une autre rêverie intéressante sur un nom propre :
« Nietzsche. Son nom évoque un bruit de tisons qui saffaissent entre les chenêts, de fagots quon entasse pour dresser un bûcher ou de torche quon éteint dans leau ; peut-être aussi de feuilles sèches surlesquelles on marche, dallumette quon frotte et qui senflamme pour une brève illumination ou encore de jet de vapeur lancé par une locomotive de repos.
Comme nitchevo, le nom de Nietzsche fait songer à une table rase dun ordre assez particulier : celle, crépusculaire, dont Sardanapale devait rêver en mourant dans son palais incendié, rempli de nourritures éparses et de femmes dont les nudités splendides se convulsaient, tachées, suantes, échevelées, quelques-unes déchaînées, la plupart abruties par le vin ; celle, inverse, à quoi tendait le geste austère des jeteurs de bombes, pour qui (on peut le supputer) faire table rase nétait ni sengloutir dans la catastrophe avec tout ce quon possède, ni faire le vide en soi-même pour que la raison mène son libre jeu, mais procéder à une totale mise à ras, afin quil ne reste pas pierre sur pierre et que la place soit nette pour tout recommencer. »
Le premier paragraphe évoque des bruits assez proches des sonorités des consonnes finales de « Nietzsche », produits par des éléments dont les signifiants reprennent ces sonorités : « tisons », « chenêts », « entasse », « bûcher », « torche quon éteint », « feuilles sèches sur lesquelles on marche », « allumette quon frotte ». Le sens attribué aux sonorités de « Nietzsche » semble trouver une sorte de preuve ludique dans cette harmonie imitative. Tous ces éléments appartiennent au champ lexical de la destruction : le feu, lui-même éventuellement anéanti par leau, les feuilles mortes, la « locomotive de repos » dépourvue de vie. Cela permet la transition avec le second paragraphe qui introduit un élément culturel dans cette interprétation imaginaire : nitchevo signifie « rien » en russe.
Les images de feu et de destruction précédemment évoquées sassocient au vocable russe pour susciter le célèbre tableau de Delacroix qui représente la mort de Sardanapale, tyran assyrien. Les nourritures éparses et les convulsions de femmes ivres suggèrent l'abandon des bienséances et des convenances. Sagirait-il de rejeter les normes du langage ? Cette « table rase » dans lorgie soppose à celle des jeteurs de bombes, dont linversion sarticule sur lélément commun de destruction : elle est austère, avec son renoncement à toute possession, mène au « libre jeu » (éventuellement des sonorités) dans son dessein de « totale mise à ras (
) pour tout recommencer ». Il sagit de lutter contre les valeurs admises, notamment celles du langage en tant que norme sociale, jusquà leur anéantisation totale afin de procéder à son propre avènement par lécriture.
Comme dans le texte de Proust, loriginalité personnelle sépanouit par lintermédiaire du signifiant.
Ce nest pas seulement dans les uvres résolument littéraires quapparaissent les jeux sur les sonorités. Dans un ouvrage de linguistique (2008, p. 110), Michel Arrivé écrit : « Il ne faut pas sembrouiller avec les embrayeurs (
) ». Les sonorités communes /ãbr/ et /j/ résonnent comme un clin dil complice aux lecteurs qui sintéressent à la langue. Un néologisme de Meschonnic (2008, p. 185), « embabélés », donne à entendre dans le signifiant, qui évoque « emmêlés » par le processus de la paronomase, lemprisonnement et la confusion qui nous guette dans « le mythe de lunité, et de lunité perdue » (ibidem) quest Babel.
De nombreux facteurs entrent en jeu de manière convergente dans le symbolisme phonétique : les qualités acoustiques des phonèmes, leur point darticulation, des pulsions inconscientes et même linfluence du lexique de notre langue. Toussaint, dans Contre larbitraire du signe, montre que les faits acoustiques et articulatoires se recoupent : la fréquence du premier formant des voyelles croît avec laperture et la fréquence du second avec lavancée du point darticulation (1983, p. 49). Linterprétation des expériences de symbolisme phonétique conduit Fónagy dans La vive voix à associer la plus forte contraction musculaire à la dureté attribuée aux occlusives sourdes par rapport à la liquide /l/ par exemple. La petitesse attribuée au /i/ peut venir de lespace étroit entre langue et palais, ainsi que de lassociation entre le son aigu et la voix des enfants. Le symbolisme phonétique nest donc pas seulement un effet acoustique, mais il peut être déterminé par le niveau physiologique de la phonation. Et ce symbolisme joue un rôle important dans les connotations.
Chastaing attribue le symbolisme phonétique à un fait linguistique : la fréquence des voyelles claires est plus fréquente dans les mots dénotant la clarté que dans les mots relatifs à lobscurité en anglais, en français et en italien. (in « La brillance des voyelles »). La voyelle /i/ est ressentie comme claire et joyeuse, alors que le /u/ est considéré comme sombre. Elle est pourtant moins gaie pour un anglais que pour un français ou un italien, peut-être à cause de linfluence de bitter, « amer ». Cela peut vouloir dire quon interprète les sons partiellement en fonction du lexique.
Si lon essaie dinterpréter ces données sur notre vocabulaire français, leffet de douceur du mot « losange » par rapport à leffet de dureté du mot « parallélépipède » vient des sonorités douces du premier (une liquide, une sifflante sonore, une voyelle nasale, une chuintante sonore) et des trois occlusives sourdes du second. Mais à cet effet acoustique et articulatoire sajoute le fait que « losange » contient « ange », qui connote la douceur. De même, si lon considère le nom propre « Amboise », les sonorités douces (voyelle nasale /ã/, semi-consonne /w/ et sifflante sonore /z/) sont interrompues par une occlusive (/b/) mais leffet densemble est relativement doux, dautant plus que sy ajoute le phénomène de paronomase qui lui associe « framboise », avec la connotation de texture moelleuse.
Le primat du signifiant nest plus à démontrer en poésie. Selon Jakobson, la fonction poétique « projette le principe déquivalence de laxe de la sélection sur laxe de la combinaison. » (1963, p. 220). Lharmonie imitative consiste à utiliser allitérations et assonances pour créer du sens. Le texte « tend bien souvent à remotiver les signes, à rétablir une adéquation entre signifiant et signifié pour en accentuer lexpressivité. Tel est notamment le cas de lallitération, qui exploite une répétition de consonnes afin de redoubler, au niveau du signifiant, ce que le signifié représente (...) ou encore de l'assonance, qui applique le même procédé aux voyelles (
). La puissance suggestive de ces récurrences produit un effet poétique dharmonie imitative qui, au juste, ne donne pas de sens au son lui-même. Sans annuler larbitraire linguistique des signes, elle établit au sein de lénoncé des corrélations formelles qui deviennent, en tant que telles, significatives. » (Jean-François Jeandillou, 1997, p. 24-25). Lorganisation structurante des sonorités dun poème exhibe le primat du signifiant. Il en est de même des équivalences sémantiques créées à la rime. Mais ce nest pas larbitraire du signe qui est en cause puisquil sagit de création poétique et que la remotivation des signes nécessite un travail. Cependant ce travail poétique est une sorte de finition volontaire dun premier jet issu de lInconscient, fondé sur des traces mnésiques et un désir de retrouver une unité perdue. La détermination de lInconscient savère extrêmement puissante, masquée par la « fonction de méconnaissance » du moi, selon lexpression de Jacques Lacan (2001, p. 157). Cela ne remet pas en cause la théorie saussurienne mais vient au contraire se confronter au système conventionnel dans une tension productive en tant que force antagoniste. Cest leffet de lambivalence, de lalliance des contraires, comme dans le phénomène de fusion vs séparation : la séparation ne se produit que si la fusion est dabord assurée, la poésie ne peut éclore que si la langue est dabord maîtrisée. Il en est de même pour les jeux de mots et lhumour. La langue sans ses manifestations inconscientes serait trop aseptisée, terne et dépourvue de fantaisie. Inversement, les manifestations inconscientes déployées en dehors du système normatif avec une absence totale de maîtrise ne conduiraient quau délire. Cest leur alliance harmonieuse qui rend la langue vivante, susceptible de communication esthétique et pourvoyeuse de plaisir. Le symbolisme phonétique, sujet resté tabou, offre un chemin fructueux hors des sentiers balisés pour lexpression des affects et des fantaisies ludiques. Il se fonde à la fois sur des pulsions inconscientes, sur leffet des sonorités selon leurs qualités acoustiques et le point daperture qui les caractérise, et sur les connotations des mots les contenant, voire celle des mots inclus dans les vocables concernés.
En outre la même sonorité peut se voir attribuer des connotations opposées selon son contexte. Par exemple, le /i/ peut évoquer la gaieté ou la douleur aiguë par son caractère anguleux. Comme les autres unités linguistiques, le phonème joue en interaction avec son contexte (phonématique, sémantique, syntaxique, rythmique, connotatif). Et comme dans le domaine des couleurs, lambivalence psychique sy projette en y infiltrant la coprésence de sens contraires, qui ne sont pas nécessairement activés, mais qui sont prêts à lêtre en fonction de leur entourage verbal.
Jakobson, dans son article « A la recherche de lessence du langage » (in Diogène 51, 1965) cherche à cerner limitation du signifié par le signifiant, ou mimesis. Il reprend pour cela une notion de Peirce, celle de diagramme, qui représente les relations communes entre des parties de signifiant et des parties de signifié. Il les applique à la syntaxe, à la morphologie et au lexique. Par exemple, dans le domaine syntaxique, la succession veni, vidi, vici est dans le même ordre temporel que les événements. La hiérarchie sociale se reflète dans lordre des groupes nominaux de « Le Président et le Ministre prirent part à la réunion ». Lordre grammatical général proposition conditionnelle-proposition principale et celui de sujet-objet correspond à lordre dune antériorité sémantique de la conditionnelle et du sujet. En morphologie, les affixes occupent moins de place que la racine du mot dans le signifiant parce que du point de vue sémantique ce sont des éléments mineurs. Dans le degré de comparaison des adjectifs, laccroissement sémantique est visible en volume de signifiant (high, higher, highest).
On peut remarquer que les enfants emploient cette technique de laccroissement sémantique en doublant le volume verbal dans des expressions comme « Il est très très grand » ou « Jen veux beaucoup beaucoup ». En hébreu archaïque il en est de même : pour insister sur la quantité on redouble meod (« beaucoup »).
De même, Jakobson observe que le pluriel agrandit les noms et les verbes. En dautres termes, il plaide pour une extension du concept de motivation relative. Saussure applique celle-ci aux dérivés et composés dans le domaine du lexique. Jakobson y ajoute les proximités sémantiques qui se traduisent par des ressemblances du signifiant (père, mère, frère). La paronomase « joue un rôle considérable dans la vie du langage ». La valeur sémantique des sonorités est particulièrement évidente en poésie. Situer celle-ci en marge, cest renoncer à une possibilité inscrite au cur de la langue.
Le poète utilise en effet les sonorités afin de créer du sens, essentiellement sous laccent et à la rime. En fait, ce nest pas le signifiant qui contient du sens, cest lécrivain qui le lui attribue dabord en projetant ses forces psychiques inconscientes dans la langue, puis en la travaillant dans un domaine ludique et dans un genre où il est convenu de jouer avec les sonorités. Et il influe sur lInconscient du lecteur qui baigne dans la langue.
Pour Wolfson et Brisset, comme pour la plupart des schizophrènes, homonymie et synonymie se confondent, ce qui aboutit à une remotivation du signe. Cest souvent le cas en poésie grâce à leffet de la projection de léquivalence de laxe paradigmatique sur laxe syntaxique, selon la terminologie de Jakobson, qui écrit dans ses Essais de linguistique générale que la fonction poétique « met en évidence le côté palpable des signes et approfondit par là même la dichotomie des signes et des objets ». (1963, t. 1 p. 218)
A propos du poème en prose « Lhuître » de Francis Ponge (in Le Parti-pris des choses), J-F. Jeandillou écrit : « Lexpérience du monde à travers lécriture tend à objectiver le texte en le dotant, comme par mimétisme, des propriétés de ce quil décrit. La mise en forme du message vient à prendre le pas sur lobjet auquel il fait référence. (
) Lisotopie du signifiant (
) [ cest-à-dire la charpente phonétique du texte reproduisant les sons du mot « huître »] structure le poème en fonction dun paradigme formel.» (1997, p. 49).
Dans les harmonies imitatives, le signifiant porte la trace imitative, mimétique, figurative de ce quil représente et la poésie cherche à « rémunérer le défaut des langues » selon la célèbre formulation de Mallarmé, voire plus encore, comme en témoigne cette éloquente expression de Baudelaire : « De la langue et de lécriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire » (in Fusées). Le décalage entre le son et le sens est à rémunérer avec lénergie du désespoir pour combler le manque-à-être, pour rectifier le décalage entre lêtre et son image dans le miroir, entre lêtre et son nom.
Conclusion
Lopposition entre sonorités dures et douces mise en oeuvre dans le symbolisme phonétique peut être rapprochée de celle qui existe entre négation et affirmation.
Dans son article « La négation » ou « La dénégation » (1925, Die Verneinung), Freud écrit ceci : « Laffirmation comme substitut de lunification- appartient à lEros, la négation successeur de lexpulsion- à la pulsion de destruction ». Ce précieux passage, dapparence caricaturale, met en scène les deux forces contraires indispensables lune à lautre, Eros et Thanatos, en les reliant à laffirmation et la négation. On pourrait les relier également aux tendances opposées du symbolisme phonétique qui manifeste lamour ou la fureur, la fusion ou la séparation. Or la négation est à lorigine de lidentité de la personne, qui ne se perçoit quen posant des frontières séparatrices ; elle est donc à lorigine de lêtre, même si la fusion préliminaire avec la mère était nécessaire ; elle est aussi à lorigine du langage, de la pensée propre et de la culture. Elle est même une condition essentielle pour éviter la psychose puisque linterdiction paternelle doit sintroduire entre la mère et lenfant pour imposer la loi, cette interdiction qui établit des limites.
Michel Arrivé indique (2008a, note 2 p. 115) que la formation du terme Verneinung comporte lidée d « acte de dire non », ce qui connote une énergie particulière, une révolte indispensable à laffirmation de soi. Or ce terme est employé par Freud précisément à propos dune résistance à la connaissance de soi : la Verneinung serait un acte destructeur envers soi-même. Mais en même temps cet acte se pose comme une canalisation dénergie, une auto-défense contre une prise de conscience trop brutale et trop massive du chaos des forces inconscientes. Cest un frein au déferlement dénergie incontrôlée, dune puissance effrayante.
La relation avec le symbolisme phonétique réside en la nécessité des consonnes dures pour canaliser les sonorités douces, qui toutes seules deviendraient mièvrerie, et moduler lénergie par des rapports dopposition incessants. Les derniers vers de « Mai » dApollinaire, avec leur harmonie imitative, sopposent au reste du poème par leur apaisement issu des sonorités douces et comportent eux-mêmes quelques occlusives (/b/, /d/, /k/) comme une ossature indispensable et incontournable.
Cela évoque la représentation circulaire du tao qui oppose le yin et le yang : elle comporte un point blanc dans la partie noire et un point noir dans la partie blanche (Lao Tseu, 1974, p. 138). Lamour excessif ou la haine excessive aboutissent au même résultat catastrophique parce que les contraires se rejoignent. La pulsion de destruction alimente la haine qui peut stresser lentourage et le sujet qui léprouve, et pourtant la négation destructrice est nécessaire pour penser par soi-même sous peine de pratiquer une obéissance dépourvue de discernement. Comme dans le cancer où les cellules prolifèrent si leur reproduction nest pas freinée par la pulsion de mort, qui se révèle indispensable à la vie, lamour excessif et fusionnel, sans interdiction, conduit à la psychose (lautisme par exemple) ou à la délinquance (jusquà trouver la limite manquante auprès de la police ou de la justice).
La poésie semble un monde idéal où le son et le sens fusionnent par la création verbale. La maîtrise de la langue nécessite une séparation davec la mère et fonctionne comme son substitut, permettant dans le symbolisme phonétique une autre forme de fusion partielle, une sorte de fusion abstraite, comme un reflet de ferveur qui donne une satisfaction dépourvue de nocivité.
c 3 Le rythme
Le rythme est fondamentalement à larticulation de la psychanalyse et la linguistique. Il nest pas un élément linguistique sur le même plan que les autres, il les englobe tous en les entraînant dans son mouvement. On pourrait avantageusement linclure dans les modalités énonciatives en tant que trace de la subjectivité du locuteur, comme le souhaite Meschonnic (1985, p. 87). Cest ce que nous allons essayer de montrer en nous appuyant sur la théorie psychanalytique de Hermann et les travaux de Fónagy et Abraham.
Le rythme est « partout » (Meschonnic, 1985 p. 98) et nulle part (ibidem p. 77). Il organise tous les discours, mais il napparaît dans aucun signe : le sens déborde les signes et le rythme déborde le sens ; il concerne tous les domaines de la linguistique mais aucun en particulier ; et il est au cur de la jonction entre psychanalyse et linguistique parce quil exprime des pulsions psychiques profondes qui sous-tendent les discours. Il est primordial et souvent négligé, justement parce quil napparaît pas sous forme de signe, quil nest pas spécifique à un champ particulier de la linguistique et probablement aussi parce quil implique lêtre humain dans sa totalité, ce qui suscite des résistances à la prise de conscience. Comme il véhicule des pulsions inconscientes, il est le lieu privilégié de lambivalence.
Après avoir évoqué la définition du rythme, son caractère interdisciplinaire et létymologie du mot, nous nous intéresserons aux théories de Henri Meschonnic et aux propos de Jean Mouton ; puis nous exposerons les points de vue convergents du linguiste Fónagy et du psychanalyste Nicolas Abraham sur le rythme, qui prolongent les apports de Hermann et dont les théories concordent avec les intuitions de Baudelaire. Enfin nous verrons quelques applications de la théorie dAbraham sur des textes littéraires.
c. 3. A)Définition, interdisciplinarité, étymologie
Maurice Grammont définit ainsi le rythme (1967, 1ère éd 1904, p85) : il est « constitué par le retour des temps marqués à intervalles théoriquement égaux ». Mais la stricte régularité tue le rythme. On parle de rythme cardiaque à propos du temps qui sécoule entre deux battements. Cest une forme de structuration du temps. Larythmie cardiaque nest pas une absence de rythme, malgré le préfixe privatif : cest lirrégularité du rythme. Le rythme serait donc un jeu dalternance structurale entre régularité et irrégularité, une alternance de tempi. Une autre définition non contradictoire avec la première, cest le « mouvement de la parole dans lécriture » selon Gérald Manley Hopkins, poète britannique cité par Meschonnic (1985, p 115).
Le rythme est relatif au domaine de la prosodie, mais il concerne toutes les disciplines de la linguistique. En ce sens, Meschonnic parle dune recherche « traversière » à propos du rythme parce quil « traverse le discours » (1985, p 77). Il concerne la phonétique parce quil se caractérise par laccentuation de certaines syllabes, au moyen de la longueur des voyelles, leur intensité et leur hauteur. Il est lié à lintonation, donc à tout ce qui est expressif. Mais il est lié aussi au domaine de la syntaxe, car il va de pair avec les groupes syntaxiques, surtout en français où laccent de mots est très réduit, comparativement à langlais par exemple. Laccent porte essentiellement sur la dernière syllabe dun groupe de souffle, qui correspond généralement à un groupe syntaxique. Et il est étroitement lié à la sémantique parce quil produit du sens, ce quon remarque en poésie parce que tout y est utilisé au maximum, mais cest vrai ailleurs aussi.
Dans les études littéraires, on se contente dévoquer le rythme ternaire dit « éminemment poétique », selon lexpression consacrée des manuels, sans expliquer pourquoi il est ressenti comme tel. Et le rythme est utilisé en permanence, dans tout discours, mais sans quon lui accorde limportance quil mérite malgré les effets de sens produits. Or le rythme fait partie des manifestations inconscientes comme les lapsus par exemple, ce que nous allons tenter dexpliquer. Il constitue un indice dénonciation, cest-à-dire une trace du locuteur. Mais comme il « savance masqué », selon lexpression de Freud à propos de lInconscient, le rythme est généralement utilisé à linsu du locuteur. Il est dautant plus révélateur, mais on le connaît mal. Meschonnic, qui a procédé à des travaux importants sur le rythme, souhaite à juste titre quon inclue létude du rythme dans les modalisations du discours.
Benveniste précise létymologie et lhistoire de ce mot dans le chapitre 7 de Problèmes de linguistique générale, intitulé « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » : rhuthmos est labstrait dun mot qui veut dire « couler ».
Il relève ce quil considère comme une erreur de Boisacq selon lequel ce mot serait emprunté aux mouvements réguliers des flots (Matila C. Ghyka dit la même chose dans Le Nombre dor). Benveniste fait remarquer que la mer ne coule pas et que le fleuve na pas de rythme. Nous ne partageons pas cette opinion. En fait, lorsque le vent brasse le fleuve à contre-courant, un rythme fascinant sy met en uvre. Le mot ne décrit pas le mouvement des flots, selon Benveniste. Cest pourtant lorigine étymologique quen donne Dauzat (1957).
Lavis de Benveniste à ce sujet est contestable : « Ce nest pas le jeu des vagues qui a fait découvrir le rythme, mais au contraire nous métaphorisons » maintenant en parlant du rythme des flots. Cependant il retrace lévolution étymologique de manière intéressante. Dans ses anciens emplois, le mot ne se dit pas de leau qui coule mais désigne la « forme ». Il sagit dabord de « la forme distinctive, larrangement caractéristique des parties dans un tout » (chez Démocrite), puis de la « forme individuelle et distinctive de caractère humain » au Vème siècle av. J-C, chez Sophocle, ensuite la manière darranger un lit ou un vêtement, la modalité (dun meurtre), la marque distinctive (du deuil) chez Euripide. Ce sens persiste au Vème siècle pour désigner une belle proportion. En grec, rhuthmos soppose à la forme fixe pour désigner la forme changeante, fluide, « improvisée, momentanée, modifiable ». Le sens moderne existe en grec, mais résulte dune spécialisation due à Platon. Celui-ci applique dabord le mot à « la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse, et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvement se résout. » . La notion de rythme corporel est « soumis à la loi des nombres », doù la détermination de la forme par une « mesure » et son assujettissement à un ordre. Cest de là que vient le nouveau sens chez Platon : la « disposition » « constituée par une séquence ordonnée de mouvements lents et rapides ». Et enfin, « cest lordre dans le mouvement, le procès entier de larrangement harmonieux des attitudes corporelles combiné vec un mètre qui sappelle désormais « rhuthmos » ». Du sens premier de configuration spatiale proportionnée, on est passé à celui de disposition des mouvements dans la durée.
c. 3. B)Meschonnic et le rythme biblique
Meschonnic sinsurge contre cette évolution du sens qui implique un caractère discontinu au rythme. De la même façon que la pulsion de mort sintègre à la pulsion de vie pour en freiner lexubérance anarchique, ce discontinu observable serait inclus dans le continu dun rythme englobant selon Meschonnic, qui se fonde sur le rythme biblique, lequel fonctionne hors de la métrique. Sa « conception du rythme comme organisation subjective » ouvre aux « sémantiques du continu » et à « linfini du sens » (2008, p. 64). Héraclite déjà considérait le rythme comme un lien. Son image du fleuve selon laquelle tout sécoule et nest jamais le même est commentée en ces termes par Kostas Axelos : « Il ny a quun rytme, le rythme unique qui harmonise les mouvements des manifestations multiples, et à ce rythme pensée et monde sont liés. »
Si Meschonnic sappuie sur le rythme du texte biblique, dont lAncien Testament est écrit en hébreu archaïque, cest que son rythme est essentiel et se manifeste de façon inhabituelle pour nous, tout en éclairant le fonctionnement du rythme de notre langue : « (
) dans la Bible, il ny a ni vers ni prose, mais seulement un système de disjonctions et de jonctions, qui montre que le rythme nest pas une alternance, mais une organisation du mouvement de la parole » (2008, p. 36) . Ce « système de disjonctions et jonctions » est intéressant à observer, dautant plus quil constitue une sorte dénantiosémie rythmique. Nous allons tenter de comprendre en quoi il consiste, en espérant ne pas trahir la pensée dHenri Meschonnic, dans une approche simplificatrice : le système des temps hébraïques est bien plus complexe que ce qui en est présenté ici.
En hébreu, il ny a pas dopposition entre passé et futur, si bien que cest la langue de latemporel. La forme appelée Wayyiqtol en particulier peut correspondre au passé narratif ou bien au futur précédé dune conjonction de coordination et. Peut-on parler dénantiosémie temporelle ? Deux formes verbales, Yiqtol (qui exprime un temps futur) et Wayyiqtol, se différencient uniquement par la lettre vav qui sert de préfixe dans la seconde. Mais comme cette lettre est aussi la conjonction de coordination et, le même mot peut signifier il se leva ou bien et il se lèvera. On les différencie maintenant grâce à lutilisation dune voyelle, par commodité, mais ce nétait pas le cas dans le texte hébraïque originel qui ne comportait que des consonnes. Il y a donc une sorte de liaison textuelle par le vav, à la fois par sa sonorité et par sa potentialité de coordination. En même temps ces formes verbales sopposent par la position du sujet, antéposé ou postposé au verbe, si bien que le passage de lun à lautre provoque une rupture de rythme. Quand le Wayyiqtol exprime un passé, il le fait en concurrence avec une autre forme verbale, le Qatal, qui permet lantéposition du sujet, alors que le Wayyiqtol commence toujours la proposition. De ce fait, lintroduction dun Qatal dans un texte comportant une prédominance de Wayyqtol, où toutes les propositions commencent par le verbe et donc par le vav, rompt le rythme à la fois par la disparition du vav et lantéposition dun sujet ou dun objet, lequel est ainsi mis en relief.
Il existe aussi une autre opposition entre les formes Qatal et Weqatal par préfixation avec le vav. Un texte au Weqatal connaît une rupture maximale avec une occurrence isolée de forme Yiqtol, qui peut marquer lemphase. On a donc un rythme appuyé sur des jonctions assurées par le vav qui, outre le rôle de préfixe verbal, relie des mots ou des propositions, et des disjonctions sous formes de ruptures avec disparition du vav, inversion du temps et/ou inversion du sujet. En outre le texte biblique utilise une grande abondance dallitérations et assonances auxquelles sajoutent de nombreuses expressions utilisant des polyptotes, du type jai rêvé un rêve. Ces répétitions de sonorités impriment une liaison sonore et un rythme régulier très agréable, comme dans une comptine, de telle sorte que les ruptures sont ressenties plus vigoureusement. La langue hébraïque archaïque permet donc une liaison entre passé et futur en même temps quune coordination entre les propositions avec un lien sonore, vav, sur lequel peuvent sopérer des ruptures rythmiques, qui utilisent simultanément les sonorités, la place du sujet et le temps.
De même que la pulsion de vie inclut la pulsion de mort, le Wayyiqtol inclut le Yiqtol, à la fois dans sa forme (cest la même forme préfixée) et dans son sémantisme (il peut exprimer le futur comme le Yiqtol ou le passé). On peut associer la forme verbale Yiqtol avec la disjonction et le futur, la forme verbale Wayyiqtol avec la jonction et le passé, ce qui évoque immanquablement lopposition dHermann entre fusion et séparation ; et les deux formes se conjuguent pour créer un rythme atemporel.
Il semble que la fusion contienne en germe la séparation, de même que la grossesse savère heureuse par la naissance à laquelle elle aboutit. La séparation est essentielle à la création dans la genèse biblique, dans la naissance dun enfant et dans la création artistique, mais la fusion continue dagir en synergie avec la séparation, respectivement dans lextase spirituelle, dans lamour maternel et dans le rythme littéraire.
c. 3. C) Mouton et le rythme proustien
Le rythme et latemporalité seraient-ils liés ? Le rythme est partout, comme le dit Meschonnic, mais lattention quon lui prête en littérature participe certainement à sa qualité datemporalité. Le rythme narratif, qui peut compresser les événements en sommaire ou les étirer dans le temps au ralenti, pratiquer des ellipses ou des répétitions, des analepses ou des prolepses, y participe avec des oppositions particulières et peut intégrer au texte des oppositions chronologiques habituelles de saisons, de jour et de nuit, en leur imprimant un traitement particulier qui relève du sujet. La « griffe dauthenticité » éprouvée par le narrateur proustien lors de sensations renouvelées comme le goût de la madeleine ou le déséquilibre dû à des pavés inégaux réunit des strates de son être intime. Cette vérité de lêtre opère par disjonction du temps. Et son expression littéraire travaille le rythme, jusquà lobtention de lapaisement par luvre accomplie, qui devrait se lire comme une « uvre musicale » selon lexpression de Jean Mouton (1968, p. 114). Le mouvement lent dilue les événements dans le mouvement dune conscience qui les analyse. ( Mouton, ibidem p. 142). Cest ce mouvement de conscience qui perdure pour léternité, avec ses accords parfaits.
Ce critique évoque les Etudes de style de Léo Spitzer selon lequel la phrase proustienne maintient une tension jusquà lexplosion, qui fonctionne comme une détonation finale. La longueur des phrases utilise des procédés de retardement tels que le parenthésage et les constructions ramifiantes (Mouton, 1968, p. 34), pour le plus grand plaisir du lecteur. Cela fait penser à une forme dagrippement verbal. Mouton ajoute à la page suivante « Proust affectionnait ces additions surprenantes, ces surgeons qui poussent brusquement lorsque lon croit la floraison achevée. ». Les clausules forment un accord parfait par une chute lente et calme qui berce loreille, puis surgit quelque chose dinattendu, une sorte de supplément rythmique (ibidem p. 120). Il observe que le premier tome de la Recherche, consacré à Combray, commence et sachève par le thème du sommeil, déroulant ainsi un véritable cycle (ibidem p. 112-113). Leffort pour briser le cercle dun rythme trop régulier, pour en ouvrir le tracé trop resserré en utilisant différents tempi (ibidem p. 123) aboutit à une grande variété de rythmes et une remarquable capacité de changer dallure (p. 125).
On a souvent attribué aux phrases proustiennes la description par le narrateur des phrases musicales de Chopin : « Elle [Mme de Cambremer] avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles
». Si les longues phrases de Proust aux méandres esthétiques sont prédominantes, certaines sont dune brièveté haletante qui frappe dautant plus dans ce contexte. La dramatisation par le rythme traduit parfaitement langoisse du narrateur, par exemple lors du refus de baiser de la mère ou encore lors des scènes de guet.
Nous avons vu (p. 21-24) la théorie psychanalytique de Imre Hermann, associée aux observations de Freud à propos du jeu de Fort-Da, qui présentent le langage comme un remède à langoisse de séparation davec la mère. Et ce langage se profère par le souffle selon un certain rythme organisateur qui exprime cette angoisse ou la compense.
c. 3 D) Points de vue convergents : Fónagy, Abraham et Baudelaire
Fónagy, dans La vive Voix, montre que des pulsions profondes affectent les sonorités et les rythmes. Il applique au rythme le système de ressemblances et oppositions que Jakobson attribue aux sonorités et groupes grammaticaux. Il attire lattention sur le fait que le rythme est perçu dès la vie intra-utérine sous la forme des battements du cur maternel. Cest un rythme binaire. Et ce rythme binaire caractérise aussi le premier acte relationnel de la tétée par la succion sur le rythme de base du trochée, la tension suivie de détente correspondant à lappétit suivi dassouvissement (Nicolas Abraham, LEcorce et le noyau, 1987, p. 110). Cest donc un rythme pair qui caractérise la fusion avec la mère. Dans le processus de fusion vs séparation, la recherche dun rythme régulier, avec répétition de la même structure, correspond au désir de fusion totale, dassouvissement dans la relation duelle. Et ce peut être une sorte de substitution à labsence de la mère. Mais la fusion totale serait létale. Et un rythme toujours identique, fréquent dans les comptines, serait monotone dans un poème. Le rythme poétique se construit sur fond de rythme régulier avec des ruptures qui symbolisent la séparation . Selon Nicolas Abraham, le rythme pair correspond au désir de fusion tandis que le rythme impair correspond au désir de séparation, dautonomie. Il montre sur les exemples littéraires de « Lapprenti sorcier » de Goethe et du « Corbeau » dEdgar Poe (« The Raven ») la rupture du rythme pair et le surgissement du rythme impair qui peut savérer générateur de toute-puissance créatrice ou dangoisse (ibidem p. 108 et sqq).
Cest un jeu incessant entre régularité et ruptures, ressemblances et différences, qui correspond au désir ambivalent de fusion et séparation, de retour ftal et dautonomie, comme dans la relation duelle de Hermann. Le rythme impair soppose au rythme pair, ce qui se perçoit dans ladjectif « impair » dérivé de « pair », préfixé. On peut envisager un cas particulier de ce phénomène : le rythme binaire favorise la fusion tandis que le rythme ternaire, dit « éminemment poétique » dans les manuels de littérature, mais sans explication, correspond plus volontiers à léloignement et lessai dautonomie. Ce dernier est provoqué par lénergie de la révolte, la volonté dautonomie par réaction contre une fusion étouffante.
En poésie, les allitérations et assonances, la fluidité des liquides et la douceur des nasales participent à leuphonie et dune certaine manière à une forme de fusion, comme nous lavons vu à propos du symbolisme phonétique. Mais la recherche dharmonie se fonde aussi et surtout sur le rythme. Par exemple le tétramètre assure cette alliance de rythme binaire et ternaire qui correspond à la fois au désir de fusion et à celui de séparation, comme dans lalexandrin célèbre de Racine : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » (Phèdre, I, 3). La satisfaction du désir ambivalent participe au plaisir esthétique.
Le recours au rythme pair correspond aux « besoins » décrits par Baudelaire dans Fusées XXII : « Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation dun navire, et surtout dun navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la régularité et la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de lesprit humain, au même degré que la complication et lharmonie (
). » Il est remarquable que le grand poète Baudelaire utilise très peu le rythme ternaire et recherche plus volontiers la symétrie, ce qui sexplique peut-être par un instinct filial qui na pu se satisfaire dans lenfance, comme semble lindiquer la biographie de Pichois. Sa prédilection pour le rythme binaire sexplique en tout cas daprès la théorie de Nicolas Abraham et remet en question le caractère « éminemment poétique » du rythme ternaire puisque ce grand poète ne sen sert presque jamais. Proust aussi pratique volontiers la symétrie, amplement complexifiée, ce qui peut être mis en relation avec un désir de fusion du narrateur avec la mère, mais il utilise également le rythme ternaire, notamment dans la « règle des trois adjectifs », selon lexpression de Jean Mouton.
Le rythme sappuie sur le mètre et les groupes de souffle, et se combine avec les récurrences sonores qui reviennent à intervalles plus ou moins réguliers. Formellement, le rythme ternaire consiste le plus souvent en trois groupes de souffle équivalents par leur fonction et leur longueur, ce qui provoque une équivalence de sens, comme la montré Jakobson : « La fonction poétique projette le principe déquivalence de laxe de la sélection sur laxe de la combinaison », selon sa célèbre formule des Essais de linguistique générale (p 220). Ce nest pas un rythme ternaire comme en musique, une mesure à trois temps qui sapplique à tout un morceau, mais au contraire un rythme ternaire qui sapplique le plus souvent à un groupe inclus dans une phrase et se détache sur le reste du texte. Mais nous en verrons plusieurs formes.
Tentons maintenant dappliquer la théorie de Nicolas Abraham à des textes littéraires.
Dans le passage des Mémoires dOutre-Tombe (I, 3 ; 1848) de Chateaubriand concernant les soirées à Combourg, le rythme ternaire final tend à anéantir les personnages parentaux et préludent à lautonomie du narrateur :
« Le reste de la soirée, loreille nétait plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent. »
Le rythme ternaire nopère pas seul. Tous les éléments de la langue concourent à la production du sens. Tout le paragraphe tend à opérer une réduction des personnages, avec la disparition des domestiques et léloignement des parents, renforcée par les formules restrictives « ne
que ». La mère soupire à lécart et le père comparé à un spectre sisole à la fois par sa démarche automatique et son comportement. Le rythme ternaire final « du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent » tend à créer une équivalence entre les trois compléments dagent de longueur équivalente, donc entre le père, la mère et le vent, ce qui réduit les parents à un déplacement dair et les anéantit. Les équivalences grammaticales et rythmiques produisent une équivalence sémantique comme la montré Jakobson. Ce rythme ternaire final correspond à une séparation qui tient de lexpulsion. Bien évidemment, on peut considérer que lanéantissement des parents contribue au culte du moi du grand romantique, mais cest aussi le procédé de choix de la prise dautonomie.
Nous allons observer le même procédé sur deux phrases dun texte de Colette, « Les Vrilles de la vigne », fragment liminaire du recueil de poésie en prose portant le même titre (1ère édition 1908) : ce texte est engendré par une métaphore associant le rossignol pris aux vrilles de la vigne avec la narratrice prisonnière de son partenaire et qui se libère par sa voix. Loiseau éperdu ne sait plus que la peur est à lorigine de son chant, il reste captif et se limite, dans son vain désir de séparation, à un refrain dont le rythme ternaire reste rudimentaire :
« Tant que la vigne pousse, pousse, pousse
» sont les paroles que lui attribue la narratrice.
En revanche, la narratrice domine sa peur et conquiert son autonomie grâce à sa voix qui se manifeste dans un rythme ternaire complexifié:
« Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui menchante et me blesse et métonne ; »
Le premier rythme ternaire « dire, dire, dire » reprend la structure du refrain de loiseau avec trois verbes (« Tant que la vigne pousse, pousse, pousse »), à linfinitif cette fois ; mais la suite de la phrase déploie les possibilités de ce rythme : les répétitions de « tout ce que » laissent attendre un autre rythme ternaire, attente dabord déçue puisquune quatrième relative précédée de « tout ce » le rompt, mais elle comporte elle-même un retour du rythme ternaire avec la construction grammaticale [« me » suivi dun verbe] : « tout ce qui menchante et me blesse et métonne ». Cette complexification du rythme ternaire va de pair avec la prise dautonomie et peut se schématiser de la manière suivante :
Dire, dire, dire
tout ce que
tout ce que
tout ce que
tout ce qui
me+V, me+V, me+V.
Par ailleurs le retour provisoire au rythme pair peut correspondre à une hésitation, une réticence à la libération de la fusion aliénante avec le personnage dont la « sage main fraîche se pose sur [sa] bouche » pour lempêcher de poursuivre son discours.
Ces deux textes littéraires illustrent la théorie de Nicolas Abraham à propos du rythme impair lié au désir de séparation. Voyons maintenant un exemple de rythme pair associé au désir de fusion.
Jakobson étudie les glissements daccents en les reliant au plaisir de linattendu théorisé par Edgar Allan Poe :
« Le glissement de laccent de mot du temps marqué sur le temps non-marqué (« pied renversé ») dans les mots polysyllabiques, est inconnu dans les formes traditionnelles du vers russe, mais fréquent dans la poésie anglaise après une pause métrique et/ou une pause syntaxique. (
)
Dans le vers « Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee »
(« Plus près de Toi, mon Dieu, plus près de Toi »),
la syllabe accentuée dun même mot apparaît deux fois sur le temps non-marqué, dabord au début du vers et une seconde fois au début dun groupe de mots. » (1963, p 228- 229)
Le vers de Sarah F. Adams (1805-1848) cité par Jakobson manifeste un effet de sens par le déplacement daccent habituel. On peut procéder à létude des effets de sens du rythme ainsi transformé. Si lon ajoute à cela le caractère fusionnel du rythme pair selon N. Abraham, le vers prend tout son sens.
Laccent de « nearer » habituellement placé sur la première syllabe, le suffixe « -er » du comparatif nétant jamais accentué, est ici déplacé sur la seconde. En effet le pentamètre ïambique comporte cinq groupes de deux syllabes dont la deuxième est accentuée, ce qui nécessite ce déplacement. Le résultat est dabord que le mot « nearer » résonne de manière étrange. Et leffet qui sensuit est daccentuer le suffixe accroissant la proximité, du point de vue sémantique : « -er » hyperbolise en quelque sorte le sens de « near ». De plus, cet accent se rapproche de celui qui se trouve sur « Thee » dans la deuxième occurrence du groupe « nearer to Thee », la proximité est ainsi mîmée par le rythme :
« Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee ».
En outre, « Thee » étant employé presque uniquement pour la prière, son emploi est rare, si bien que deux anomalies sont contenues dans le seul groupe de mots « nearer to Thee », laccent sur le suffixe et lemploi du pronom de 2ème personne, ce qui produit une impression datmosphère très particulière. Par ailleurs, ce groupe est répété parallèlement avec linsertion dans la première occurrence de lapostrophe « my God » qui sy trouve sertie, mise en valeur ainsi entourée. Or elle comporte deux mots qui rapprochent lénonciateur de son Dieu car ce locuteur est présent dans le possessif « my » qui est juxtaposé à « God ». Enfin, le groupe de deux syllabes au milieu du vers, itéré à la fin, sélève en élan fervent.
Finalement, le déplacement daccent, répété, participe à favoriser une proximité maximale de lêtre en prière et de son Dieu, ce qui suscite une impression de ferveur accrue. Et le rythme pair a pour fonction de provoquer la fusion avec Dieu, favorisée par le déplacement daccent et les mots employés. Les éléments de la langue entrent en synergie pour manifester cette fusion. La traduction du cantique en français perd, outre la déperdition habituelle en poésie, leffet émotionnel du déplacement daccent.
En revanche, dans le conte philosophique de Voltaire intitulé « Zadig », les trois « mais » révoltés du personnage éponyme envers lhermite métamorphosé en ange marquent une scansion ternaire par lexpression « mais, dit Zadig » qui éloigne de la fusion avec le divin. Ils sont situés à la fin du chapitre XVII, qui constitue une transposition sulfureuse de la XVIIIème sourate du Coran dont le sens global est celui de la parole biblique selon laquelle « les voies de Dieu sont impénétrables ». Voltaire transforme la demande : dans la sourate, cest Moïse qui demande à linconnu lautorisation de le suivre ; dans Zadig, cest lhermite, lange Jesrad, qui propose à Zadig de laccompagner, ce qui facilite lexpression de la révolte. Linconnu de la sourate était réticent à se laisser accompagner et posait la condition de ne pas linterroger. Moïse le questionne quand même, mais avec révérence, tandis que Zadig laisse libre cours à ses injures et ses contestations : lhermite brûle la maison de son hôte et noie le neveu de son hôtesse, se justifiant a posteriori par le fait quun trésor est enfoui sous la maison et que le neveu aurait assassiné sa tante sil avait vécu.
« Mais quoi ! dit Zadig, il est donc nécessaire quil y ait des crimes et des malheurs, et les malheurs tombent sur les gens de bien ! Les méchants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux : ils servent à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il ny a point de mal dont il ne naisse un bien. Mais, dit Zadig, sil ny avait que du bien, et point de mal ? Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre ; lenchaînement des événements serait un autre ordre de sagesse ; et cet autre ordre, qui serait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de lEtre suprême, de qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millions de mondes dont aucun ne peut ressembler à lautre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il ny a ni deux feuilles darbre sur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel, qui soient semblables ; et tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans leau par hasard, que cest par un même hasard que cette maison est brûlée ; mais il ny a point de hasard : tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. Souviens-toi de ce pêcheur qui se croyait le plus malheureux de tous les hommes. Orosmade ta envoyé pour changer sa destinée. Faible mortel, cesse de disputer contre ce quil faut adorer. Mais, dit Zadig
» Comme il disait mais, lange prenait déjà son vol vers la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et se soumit. Lange lui cria du haut des airs : « Prends ton chemin vers Babylone. »
Quand lhermite est transformé en lange Jesrad, Zadig se prosterne en lui demandant sil est venu lui apprendre « à se soumettre aux ordres éternels ». Cependant sa réaction va évoluer vers la révolte.
Il commence par suggérer quil aurait mieux valu améliorer cet enfant que le noyer, ce à quoi lange répond que sil avait été vertueux il aurait été assassiné. Cela montre une volonté de Voltaire de ridiculiser lange et du même coup la théorie de Leibniz selon laquelle tout est nécessaire, qui est aussi la cible de lironie dans Candide. Cette intervention de Jesrad fournit à Zadig loccasion de proférer un premier « Mais » de révolte : « - Mais quoi ! dit Zadig, il est donc nécessaire quil y ait des crimes et des malheurs, et les malheurs tombent sur les gens de bien ! ». Ce « mais » est intégré dans linterjection « Mais quoi ! » exprimant laffect de révolte. Largument de lange « il ny a point de mal dont il ne naisse un bien » suscite un deuxième « mais » de révolte : « - Mais, dit Zadig, sil ny avait que du bien, et point de mal ? ». Grâce à lincise, ce « mais » est isolé du reste de la répartie. Lange explique que la perfection nest pas de ce monde et que rien narrive par hasard, achevant son discours par « faible mortel, cesse de disputer contre ce quil faut adorer. » Le troisième « Mais » de Zadig est interrompu par le départ de lange. Comme le souligne Dominique Maingueneau dans son analyse des connecteurs argumentatifs (1986 p 141), cest lexpression dune attitude de refus : « Zadig profère son mais en quelque sorte « pour lhonneur », nayant pas dargument à opposer à lAnge mais désireux de lui signifier son refus. ». Il est remarquable que la révolte de Zadig explose en trois « mais », avec la revendication dautonomie qui soppose absolument à la soumission et la fusion. Bien quil ne sagisse pas à proprement parler dun rythme ternaire habituel, le détachement des trois « mais » apparaît bien comme une révolte organisée en trois temps, avec une progression qui réduit les mots de linterjection « Mais quoi ! » à un « mais » suivi dune virgule pour les besoins de lincise, jusquà produire un concentré de refus dans le troisième « mais » suivi de point de suspension. Ceux-ci figurent graphiquement que « le mais reste en suspens » selon lexpression de Dominique Maingueneau (op. cit. p 140) et laisse imaginer la stupeur, voire la fureur, de Zadig. Par ailleurs léloignement physique du personnage divin suit immédiatement le rythme ternaire. Ici encore, la séparation sassocie au rythme ternaire, confirmant ainsi la théorie de Nicolas Abraham.
Dominique Maingueneau a souligné lambiguïté du troisième « mais » : refus de Zadig qui na plus dargument ou fuite de lange devant les objections par incapacité de répondre. Zadig a échoué à convaincre Jesrad et lange a échoué à enseigner la soumission au mortel. Cest plus quun éloignement par autonomie, cest une séparation définitive que marque le trio de « mais ».
Conclusion
Le rythme exprime des pulsions psychiques profondes comme le désir simultané de fusion et de séparation, ces deux pôles savérant nécessaires au bien-être. Le premier est indispensable à la contemplation esthétique fusionnelle et le second à laffirmation dune pensée créatrice autonome. La théorie de Nicolas Abraham selon laquelle le rythme pair correspond à la recherche de fusion liée à linstinct dagrippement, le rythme impair à une volonté de séparation génératrice à la fois dautonomie et dangoisse, fonctionne particulièrement bien sur les textes littéraires.
La poésie et plus généralement la littérarité exhibe limportance du rythme, mais celui-ci est à luvre dans tout discours et mérite dêtre pris en compte par la linguistique, car il est étroitement lié à linvestissement de lêtre total dans la créativité verbale. De la même façon que la pulsion de mort sintègre à la pulsion de vie, le discontinu du rythme comme lopposition pair/ impair serait contenu dans le continu du rythme, qui fonctionne en synergie avec la phonologie et le symbolisme phonétique. Lorsquil y a opposition, cest une forme de mise en valeur. Les rythmes pairs et impairs peuvent simbriquer dans une même construction. Le plaisir profond ressenti par lenfant à lalternance des rythmes pair et impair (1-2 ; 1-2-3) correspond à un besoin simultané de fusion-séparation ; il en est de même du plaisir poétique offert par lalexandrin, dont les trimètres et tétramètres se fondent sur les groupements respectifs : trois fois quatre syllabes et quatre fois trois syllabes. En dautres termes, cest une combinaison de rythme pair et impair, reconnue comme particulièrement esthétique parce quelle correspond à un besoin vital de réunir les substituts de fusion et séparation. Or le rythme implique lêtre total et sous-tend lensemble du discours, si bien quil emporte les oppositions dans un mouvement vital.
Comme lécrit Meschonnic (1985, p. 84) : « Le sujet-rythme du discours est présent dans toutes les marques qui organisent le discours. Le sujet est lintégration même de ces marques, lintégration du rythme et du sens en signifiance généralisée. » Ce phénomène est plus remarquable en poésie que dans les autres domaines parce que la poésie sélabore dans une projection de tout lêtre, y compris linconscient, ce qui peut opérer une résonance dans la réceptivité du lecteur.
Nous verrons ultérieurement que le rythme participe à la pensée et la prépare. Il reste dans le balancement des autistes comme dans la tétée initiale, comme principe qui englobe tous les autres, à lorigine de la vie comme dans le retrait de vie ; le manque de concision caractéristique de la débilité ou de la sénilité révèle la nécessité de freiner. Le développement sans frein nest pas viable. Cest pourquoi la pulsion de mort est un adjuvant de la pulsion de vie et sintègre à elle. De la même façon, lopposition fondamentale entre rythme pair et rythme impair, qui implique une discontinuité, dans un va-et-vient entre fusion et séparation, sintègre dans un mouvement densemble continu, qui sécoule comme le fleuve dHéraclite et emporte les contraires en les harmonisant.
d) quelques figures de style
Nous en arrivons à lintéressante question des figures de style, appelées aussi « figures de rhétorique ». Leur situation dans une sous-partie incluse comme domaine de la langue peut poser problème, puisque le style et la rhétorique appartiennent au domaine de la parole. Mais lon peut considérer que ces procédés, toujours originaux dans leurs emplois particuliers, simposent à lesprit de quiconque utilise la langue, au même titre que la syntaxe ou le lexique, en tant que fonctionnement potentiel. Dailleurs, une figure de style comme la catachrèse déborde sur le lexique avec lintroduction dans la langue d expressions telles que « pied de chaise ». La métaphore, la figure la plus connue et la plus fréquente, participe avec les autres domaines de la langue à la construction de la pensée. Elle semploie comme illustration explicative, comme argument (ce qui est parfois dangereux) ou comme image poétique (plus fondée sur le signifiant que sur limage visuelle). Elle peut constituer un procédé favorisant lexpression symbolique. Nous y reviendrons plus précisément en relation avec la métonymie.
Contrairement au point de vue de Benveniste qui les relègue avec le rêve et le mythe dans des champs étrangers à la linguistique générale (cf infra p. 9-10), nous considérons les figures de style comme appartenant au fonctionnement de la langue. Et comme il le reconnaissait lui-même, la coprésence des contraires y est indéniable. Selon ses propres termes, ce serait « surtout lellipse » qui sy prêterait. Il est certain que la suppression dun élément linguistique peut favoriser lexpression dun paradoxe, quil sagisse dun effet de style ou dune négligence. Le fait de penser trop vite ou daccorder plus dimportance à la pensée propre quà la communication peut conduire à lexpression paradoxale, comme nous lavons vu à propos de la schizophrénie. Mais ces processus particuliers bien visibles et plus faciles à mettre en évidence ne sont pas à rejeter comme atypiques car la parole est de nature paradoxale, comme la montré Gori (cf supra p. 27). Et pour que leur emploi soit possible, actualisable, il faut bien que la langue elle-même en offre les voies potentielles.
Soit lexemple suivant, qui nest pas encore un cas dénantiosémie : « On a prélevé les sujets suspects dincuber la maladie » (Michel Arrivé, 2005b p. 92). En fait, on a effectué un prélèvement sur les sujets (
). Il sagit dun raccourci, proche dune ellipse. Lellipse est l « omission dun ou plusieurs mots [
] que lon considère comme faciles à suppléer », selon la définition de Grevisse (1986, p. 167). Elle renvoie aux « imperceptibles » de la tradition grammaticale et cest une « entité paradoxale », nous dit Francis Gandon (2006, p. 89). Dans notre exemple, la phrase est mal formulée mais reste compréhensible. Contrairement au schizophrène qui ne tient pas toujours compte de son destinataire, le journaliste veille à la compréhension de son message par le public. Et le caractère imperceptible, pour la plupart des auditeurs, de lanomalie opérée favorise lexpansion de ce type demploi. Le locuteur a remplacé la partie par le tout, comme dans certaines synecdoques, à cause dune négligence apparentée à lellipse. Le même type de transformation, tout à fait correcte cette fois, fait passer de « greffer un rein à un malade » à « greffer un malade » (Michel Arrivé, 2005b p. 87). Dans les deux cas, la personne est confondue avec un morceau delle-même, découpée en ses éléments anatomiques, donc en quelque sorte déshumanisée. Cest bien encore de déshumanisation quil sagit dans lexpression « renseigner le formulaire ». Lexpression froisse notre sens de la langue, mais nous remplissons quand même les formulaires. Il sagit de renseigner quelquun, un membre du personnel administratif par exemple, par lintermédiaire dun formulaire. Cest donc encore un raccourci elliptique qui est à lorigine de la formule. Le destinataire y étant exclu, comme cela arrive à lagent dune voix passive, laction de remplir le formulaire se déshumanise
ou met en scène son caractère déshumanisé. Dans les exemples que nous venons de voir, lhumain est réduit à létat dobjet, la communication semble absente. Bien évidemment, il ne sagit pas encore dénantiosémie, encore que lopposition entre lêtre et le non être soit sous-jacente, mais le procédé de lellipse peut y conduire.
Il semble en effet que lénantiosémie provienne parfois dellipses, par exemple dans la construction inversée qui, de transitive, devient intransitive. Le verbe « consulter » signifiait dabord uniquement : « solliciter les conseils ou les soins du médecin, du notaire ou de lavocat ». Au milieu du XIXème siècle est apparu un emploi intransitif de « consulter », encore contesté par les puristes : Les notaires consulteront gratuitement demain toute la journée ; Le Docteur Machin consulte sur rendez-vous (Michel Arrivé, 2005b p. 43). Le verbe « consulter » a remplacé lexpression « accorder une consultation », ellipse qui conduit à rendre possibles comme sujet grammatical le sujet qui consulte quelquun et celui quil consulte. Ce nest pas linterchangeabilité, puisque dans un cas le verbe est transitif et non dans lautre, mais presque ; et cela évoque la fusion du sujet avec son objet damour dans la relation duelle, ou du moins son désir de fusion inabouti.
Observons maintenant le cas de loxymore ou juxtaposition déléments opposés. Par exemple le célèbre alexandrin de Corneille (in Le Cid, IV, 3)
« Cette obscure clarté qui tombe des étoiles »
désigne une clarté faible et sexprime en oxymore grâce à lutilisation de ladjectif « obscure » qui soppose à la clarté quil qualifie. Cette « obscure clarté », qui va permettre une feinte stratégique et assurer la victoire du Cid sur les Mores, est construite sur une opposition lexicale de traits sémantiques contraires. En poésie, les contraires sont toujours sous-jacents, au moins en tant que connotations. Mais ils sont bien présents dans la langue, prêts à être mobilisés. La pénombre efficace dans le récit du combat se traduit par un choc antagoniste de vocables qui annonce laffrontement des guerriers.
Lantithèse oppose des éléments dans des constructions grammaticales parallèles. La seule définition de cette dernière figure montre bien sa liaison étroite avec la syntaxe. Et lantithèse est la figure de style la plus évidemment liée à lénantiosémie. Prenons dabord un exemple dans la publicité du whisky : « Chivas Régal : ce nest pas donné mais cest souvent offert ». Les participes « donné » et « offert » sopposent de manière humoristique à partir de lexpression populaire « ce nest pas donné » qui signifie « cest cher ». La phrase publicitaire la reprend pour la rectifier par une opposition « mais cest souvent offert » qui incite au cadeau de prix et donc à lachat. La séduction verbale, qui rejaillit sur le produit proposé, sappuie sur léquivalence sémantique habituelle entre « donner » et « offrir » qui permet un effet de surprise dans la formulation paradoxale, contradiction apparente dont lénantiosémie de surface est déviée par le sens de la formule figée « ce nest pas donné ». Manifestement, la coprésence des contraires, même en tant que leurre avoué, plaît, retient lattention et montre son efficacité.
Hugo est un virtuose de lantithèse, comme nous le verrons dans la dernière analyse textuelle de cet ouvrage. Il semble penser par antithèses. Non seulement cela reflète son ambivalence psychique, mais il projette cette ambivalence même dans la construction de son espace vital, comme le montre sa maison de Guernesey, à Hauteville, où il a vécu de 1856 à 1870. Au premier étage, une chambre rouge et une chambre bleue sopposent dans une parfaite symétrie axiale.
Le recueil de La Légende des siècles progresse de lobscurité à la lumière, ce qui est le cas aussi dans les poèmes « Le Satyre » et « Booz endormi » lui appartenant. Dans « La Trompette du jugement », qui clôt le recueil, le dernier alexandrin constitue une superbe antithèse qui relie lobscurité de lenfer à la lumière des étoiles : lange du jugement dernier plongeait
« Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles ! ».
Or la maison de Victor Hugo sur lîle anglaise est construite exactement sur sur cette opposition : le rez-de-chaussée est très sombre, mais les pièces sont de plus en plus lumineuses au fur et à mesure quon gravit les étages. Le dernier, où Hugo travaillait, est situé en pleine lumière avec une terrasse donnant sur le ciel et la mer. Il a fait ajouter cet étage, cest une construction qui correspond à sa poésie parce quelle reflète son psychisme. Le fait que les projections du poète soient analogues dans l'espace et dans les mots ne peut être due au hasard : ce sont des reflets de ses tendances profondes, qui se manifestent par la coprésence artistique des contraires.
Le célèbre zeugme de « Booz endormi »,
« Vêtu de probité candide et de lin blanc »,
exhibe lassociation dun élément concret (le lin) et dun élément abstrait (la probité) fondée sur lélément commun de pureté symbolisée par la blancheur, exprimée dans lorigine étymologique de ladjectif « candide ». Hugo utilise les mots de manière inhabituelle, à la manière du bricolage évoqué par Lévi-Strauss à propos des mythes, et cest ce quil fait aussi avec les objets dans sa maison. Par exemple il découpe des portes pour construire une grande table, ou des dossiers de chaise pour décorer le haut des murs. Sa créativité dans lespace est stupéfiante et présente une telle parenté avec sa créativité littéraire que cela prouve, sil en était besoin, lorigine profonde et psychique de ces phénomènes.
De même, il évoque souvent les esprits et les anges dans ses écrits, ce qui peut sembler une fantaisie artificielle. En réalité, il y croit si profondément quil a consacré certaines chaises à des esprits de membres de sa famille dans la salle à manger et auprès de lâtre ; une chaise est réservée à son propre esprit. Personne nétait autorisé à toucher à ces chaises. Tout cela révèle limbrication profonde de lêtre avec son environnement spatial et surtout avec son style.
Si lantithèse est lapanage de Victor Hugo, la configuration abstraite de cette figure est une richesse de la langue qui se prête à lexpression de lambivalence et séduit le lecteur parce quelle résonne dans son propre Inconscient comme reflet de vérité psychique.
Un autre fait remarquable dans cette maison de Hauteville est que dans le hall dentrée, Victor Hugo a accroché au mur une sorte de boîte figurant une pièce miniature aux parois latérales en verre, quon lui avait offerte, contenant une personnage féminin habillé de noir. On ne voit pas ce personnage dans la boîte surélevée, le fond le cache. Mais il se reflète dans un miroir disposé sur lautre mur. Lingéniosité de cet arrangement spatial donne à voir le fonctionnement de lécriture hugolienne, et peut-être de toute parole : elle propose le reflet dune représentation de lêtre. Cest que la langue comporte, dans sa nature même, la possibilité de cette exhibition déléments formels, en représentation de représentation. Or cela semble bien correspondre à lInconscient freudien et au signifiant lacanien (cf M. Arrivé 2008a, p. 49-50).
La métathèse, qui est une interversion de phonèmes, peut apparaître dans les langues anciennes, dans des cas pathologiques, dans le parler populaire et dans lévolution de la langue. Abel disait que les mots pouvaient inverser aussi bien leurs phonies que leurs sens (cf infra p. 9). Freud y voyait le reflet de lambivalence psychique. (cf infra p. 10 et 12). Une métathèse graphique apparaît dans les adjectifs « faible » et « fiable » dans lesquels on peut déceler des sèmes opposés. Un phénomène apparenté à celui de la métathèse se révèle dans les chiasmes sonores. Ces répétitions inversées que pratiquent les chiasmes, quils soient sonores, lexicaux ou grammaticaux, semblent correspondre à linterversion ou au renversement dans le contraire que Freud observe dans le travail du rêve (1926 ; 1967 p. 250 et 282). Le renversement en son contraire est aussi le premier des quatre destins des pulsions (1915 ; 1968 p. 25), suivi du retournement sur la personne propre, du refoulement et de la sublimation. De même que lantithèse utilise des éléments opposés par le sens, le chiasme dispose des éléments opposés par leur ordre avec le même effet de symétrie inverse. Cest lordre des phonèmes, des mots ou des caractéristiques grammaticales qui est retourné : cest une autre variante de reflet dambivalence psychique.
Un cas particulier de la métathèse est le palindrome, mot ou phrase (ou nombre, comme 121) quon peut lire à lendroit ou à lenvers, par exemple « ici », « elle », et les nombreux jeux de lOULIPO, comme « Esope reste ici et se repose ». Une identité symétrique des inverses sinstalle dans le domaine de la graphie comme en ce qui concerne lénantiosémie dans le domaine sémantique. Cest toujours le même phénomène de coïncidence des inverses, reflet parfait de lambivalence psychique. Sur le palimpseste des traces mnésiques, y aurait-il un ancrage (ou un encrage) de palindrome originel, engrammé de manière à pouvoir susciter toutes ses variantes ?
« La nécessaire attention à la lettre, quimpose par définition le texte, se trouve exacerbée et, en quelque sorte, magnifiée- dans le palindrome. Il sagit dune homographie qui met en parallèle la double lecture dun énoncé, du début à la fin et de la fin au début. La formule ELU PAR CETTE CRAPULE peut se lire indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche, puisque lordre des unités littérales reste stable (on néglige alors les blancs graphiques et les lettres accentuées, dont la répartition diffère inévitablement). Souvent limité à un court énoncé comme le célèbre « à révéler mon nom, mon nom relèvera » de Cyrano de Bergerac (Les Etats et empires de la Lune et du Soleil)- le palindrome peut sétendre sur plusieurs phrases, voire sur plusieurs paragraphes. Dans le cadre de sa collaboration à lOuvroir de Littérature Potentielle [lOULIPO], Perec a ainsi réalisé un texte de cinq pages (
) » (J-F Jeandillou, 1997, p. 35).
Cette attention à la lettre, qui caractérise à la fois la littérature et la psychanalyse, concerne ici un aspect ludique, mais dont le plaisir est probablement sécrété par un écho psychique profond de structure en miroir avec coprésence des inverses. Selon la célèbre formule de Lacan, « linconscient est structuré comme un langage ». Le mot « elle », quand on prête attention au palindrome, impose de se représenter un axe de symétrie fictif entre les deux « l » ; « ici » nen comporte pas, puisquil faudrait lui faire couper la lettre « c » qui se trouve en son milieu. Cest donc la lettre « c » elle-même qui sert de miroir aux deux « i » en se prêtant au jeu de leur symétrie. Quoi quil en soit, on a toujours un dépliement graphique didentité inversée de part et dautre de quelque chose, axe fictif ou lettre. En dautres termes, la représentation mentale dun axe peut être figurée par une lettre, en tant que dessin situé au milieu dun mot. Cest lui faire assumer un rôle dobjet spatial représentant un axe de symétrie. Lattention à la lettre revient alors à la considérer à la fois comme une chose et comme une représentation.
En ce qui concerne la litote et lhyperbole, qui réduisent ou exagèrent lélément annoncé, elles sopposent entre elles mais se ressemblent dans leffet dinterprétation inverse quelles provoquent. La litote bien connue de Chimène à Rodrigue « Va, je ne te hais point » est un aveu damour adressé à lassassin de son père qui a beaucoup choqué le public du XVIIème siècle lors des représentations du Cid de Corneille. Cet aveu damour qui tend à masquer la passion la révèle en fait avec dautant plus de force. Inversement, les hyperboles telles que « je suis mort de fatigue », dont labus de langage apparaît immédiatement puisque si le locuteur était mort il ne parlerait pas, sont aussitôt considérablement atténuées dans lesprit du destinataire. Ces deux figures de style opèrent des rapprochements qui sont fondées sur des différences quantitatives : on diminue ou on augmente lintensité de ce qui est exprimé, avec obtention dun effet dinterprétation inverse, lajustement outrant la rectification. La litote et lhyperbole sopposent entre elles comme des procédés linguistiques inversés defficacité paradoxale. La litote a souvent été formalisée, parfois à laide de signes mathématiques, en ces termes : « dire le moins pour dire le plus ». Un fait non moins étonnant est que les deux figures sont destinées à falsifier la réalité fictive, le plus souvent avec la complicité du lecteur qui se délecte de ces leurres.
Enfin lantiphrase est bien évidemment porteuse dénantiosémie puisquelle signifie exactement le contraire de ce quelle énonce. Lexpression « ça va être ta fête » est interprétée comme « je vais te casser la tête », daprès la mimique et le ton. En littérature, la juste interprétation nécessite un minimum de connaissance du contexte culturel et biographique, par exemple pour comprendre la dénonciation de lesclavage dans cette phrase de Montesquieu : « Le sucre serait trop cher, si lon ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. » (1748, De lEsprit des Lois). De même que le raisonnement par labsurde utilise jusquau bout une vision du monde pour en démontrer labsurdité, lantiphrase utilise au maximum lénantiosémie généralisée de la langue et la coprésence des contraires pour produire un effet comique ou surprenant. Il ne sagit pas de mensonge puisque le locuteur ne cherche pas à tromper son destinataire : au contraire, il utilise avec sa complicité un code commun, celui de la langue, dont la nature se révèle alors. La célèbre formule de Lacan selon laquelle lInconscient est structuré comme un langage peut sinverser : la langue est structurée comme lInconscient, cest-à-dire fondée sur lambivalence psychique, porteuse dune organisation en pôles opposés dans tous ses domaines et susceptible dexprimer du sens issu de jaillissement de contraires coprésents : elle se caractérise donc par lénantiosémie.
Parmi les figures de style marquant la séparation, on peut relever lénumération qui décompose un élément en sous-parties, mais elle ne va jamais sans une réunion dappartenance qui marque la fusion. Lénumération assortie de métaphores sachève en fusion harmonieuse dans ce beau passage de René Char (1946 ; 1962 p. 127) :
« Le peuple des prés menchante. Sa beauté frêle et dépourvue de venin, je ne me lasse pas de me la réciter. Le campagnol, la taupe, sombres enfants perdus dans la chimère de lherbe, lorvet, fils du verre, le grillon, moutonnier comme pas un, la sauterelle qui claque et compte son linge, le papillon qui simule livresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux, les fourmis assagies par la grande étendue verte, et immédiatement au-dessus les météores hirondelles
Prairies, vous êtes le boîtier du jour. »
Cet exemple littéraire nous ramène à la métaphore. Nous avons vu des figures de rhétorique qui opposent des éléments, comme lantithèse, et qui se prêtent particulièrement bien à létude de lénantiosémie puisquelles mettent en relief la coprésence des contraires. Les figures de style qui sappuient non sur lopposition mais sur la ressemblance (comparaison, métaphore, etc.) méritent que nous leur prêtions attention, car elles sopposent aux premières, dans un nouvel écartèlement entre deux pôles, tout en convergeant avec elles, au moins en littérature, dans lexpression du sens. Par ailleurs, lopposition qui est le principe actif dans la première série de figures de style sappuie sur lélément commun de deux objets pour établir leurs capacité à exprimer des contraires, et lanalogie inversement sappuie sur une différence pour établir une identité de rapports. Il ny a pas dopposition possible sans élément commun, et de même il est impossible détablir une analogie sans quil y ait de différence, au moins de domaine, sinon il sagirait didentité totale. Paradoxalement, cest la figure dopposition qui sétaie sur un point commun solidement établi et donné davance, alors que la figure de ressemblance nécessite linvention et la construction stylistique dune analogie. En quelque sorte, les figures dopposition et de ressemblance sont inversées et complémentaires lune à lautre de même que les besoins de séparation et de fusion.
La métaphore est considérée par Saussure comme « un fait absolument général, qui appartient au fonctionnement général de la langue » (1916 ; 1971, p. 241). Elle est souvent présentée comme une comparaison dépourvue de mot-outil ; plus précisément, elle établit une analogie : A est à B ce que C est à D. Elle opère donc un déplacement de rapport, de relation entre deux objets, par similarité. La pensée procède souvent aussi par analogie, si bien que cette structure commune favorise linteraction entre les métaphores et les concepts (Lakoff et Johnson, 1980, p. 46). La métaphore peut étayer une argumentation, par exemple dans ce passage du septième chapitre de Micromégas dans lequel Voltaire réduit les terres convoitées par les conquérants à des « tas de boue » insignifiants pour démontrer labsurdité des massacres. Le philosophe présente ainsi au géant le mobile de la guerre : il sagit « de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce nest pas quaucun de ces millions dhommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne sagit que de savoir sil appartiendra à un certain homme quon nomme Sultan, ou à un autre quon nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni lun ni lautre na jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il sagit ; et presquaucun de ces animaux, qui ségorgent mutuellement, na jamais vu lanimal pour lequel ils ségorgent. » (1752 ; 1972 p. 117). Cette métaphore filée permet de dénoncer lambition conquérante et la vanité orientée vers « quelque tas de boue », mettre en évidence labsence de profit des combattants qui ne peuvent en espérer un « fétu » et même celle des conquérants qui ne verront jamais « ce coin de terre ». Par son aspect réducteur de litote (bien quil sagisse vraiment de réduire léchelle terrestre envisagée, et non dexprimer lintensité sous lapparence de la minimalisation comme cest habituellement le cas dans ce type de figure), elle entre en opposition avec lhyperbole concernant la grande quantité dhumains exterminés : des « millions dhommes qui se font égorger ». La métaphore argumentative du « tas de boue » est dautant plus efficace quelle sintègre dans le procédé de lironie, dont Voltaire est virtuose, et qui a pour cible la vanité des conquérants à lorigine des guerres.
La métaphore a même une fonction heuristique et cognitive, comme lexplique Paul Ricoeur dans La Métaphore vive (1975), car elle permet de créer « un sens nouveau, au point de l'étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s'effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui n'existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques. ». Par exemple cette métaphore dAragon dans « Les Yeux dElsa » (1942, 2007 p. 759)
« Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
Lété taille la nue au tablier des anges »
associe « la nue » au « tablier des anges » et en même temps le ciel aux yeux dElsa, le beau temps à la joie revenue dans ses yeux. Mais qui taille la nue ? Outre la belle saison personnifiée, ce pourrait être le poète qui taille les mots de son chant poétique damour en influant sur lhumeur de sa compagne.
La métonymie est une métaphore particulière qui opère un déplacement entre deux mots par proximité sémantique, par exemple boire un verre opère un déplacement du contenu au contenant, puisquon boit ce quil y a dans le verre et non le récipient lui-même. Dans les deux cas, il sagit dun déplacement : déplacement par analogie en ce qui concerne la métaphore, déplacement par contiguïté en ce qui concerne la métonymie. Encore pourrait-on considérer la métonymie boire un verre comme une ellipse : boire [le contenu d] un verre avec suppression de le contenu d. La synecdoque, qui est une métonymie particulière, utilise la partie pour le tout, par exemple la voile pour le bateau, ou plus rarement le tout pour la partie. Elle pourrait également être envisagée comme une ellipse : [le bateau qui comporte notamment] une voile.
Lacan associe la métaphore à la condensation et la métonymie au déplacement (in « Linstance de la lettre dans linconscient »). Nous ne partageons pas ce point de vue. La métaphore-métonymie sur laquelle Lacan prend exemple pour parler de condensation, cest la « gerbe » de Booz, que nous commenterons plus longuement dans lanalyse textuelle du poème de Victor Hugo intitulé « Booz endormi » qui clôt cet ouvrage. Il sagit de la puissance phallique de Booz, puissance de travail et puissance reproductrice, derrière laquelle se profile la puissance créatrice de Hugo. Lacan considère quil sagit dune image métaphorique et en même temps dune métonymie puisque le phallus est une partie du corps de Booz. Cest en effet une métaphore et une métonymie, plus précisément une synecdoque, si lon considère le morceau de chair érectile du personnage, mais cest aussi et surtout le symbole du phallus, avec toutes les connotations quil comporte. Cest le symbole, et non la métaphore, qui va de pair avec la condensation parce quil est surdéterminé. Freud a toujours associé ces deux termes de « condensation » et « surdétermination » à propos des rêves et du fonctionnement psychique. La métaphore peut être symbolique, comme cest le cas pour la « gerbe » de Booz, mais elle ne lest pas nécessairement. Elle est une figure de style dont la racine étymologique signifie « transport » et cest bien dun déplacement quil sagit. Et ce déplacement sopère par transfert analogique sur laxe paradigmatique alors que la métonymie opère un déplacement de continuité à lintérieur dun même signifié.
Il apparaît totalement injustifié dopposer Jakobson à Lacan, comme on le fait souvent, en simplifiant leurs propos à lextrême en prétendant que leurs conceptions de la métaphore et de la métonymie sont inversées. Dans son étude des aphasies (1963, p. 50-66), Jakobson relie lune des formes daphasie à la métonymie parce quil y a agglutination des mots comme dans les mots-valises, par contraction déléments contigus ; mais ce nest pas exactement un déplacement métonymique, cest une autre forme de transformation de la contiguïté qui procède de la fusion. Par ailleurs il assimile cette contraction à la condensation et lon peut envisager ce rapprochement dans lemploi courant du mot « condensation ». Cependant, ce nest pas tout à fait la condensation au sens où lentend Freud. Ce nest pas la surdétermination qui noue plusieurs éléments en un rêve avec un sens surabondant à démêler. On peut remarquer à ce sujet que Lacan utilise le même terme de « condensation » à propos du mot-valise « famillionnaire » de Heine (cf supra : symbolisme phonétique). La note du traducteur N. Ruwet semble indiquer que Jakobson, questionné à ce sujet, aurait éprouvé le besoin de se justifier au moment où Lacan était en pleine gloire, justifiant la divergence par limprécision de Freud au sujet de la condensation. Et il est vrai que ce problème dépend de lacception du mot condensation : on peut considérer le mot-valise comme une condensation de deux mots en même temps quun déplacement de contiguïté, ce qui est assez proche de la fusion ; on peut envisager la métaphore comme le déplacement dun rapport entre deux objets, avec déplacement de cette relation, mais si les deux rapports se superposent dans lesprit, on a leffet dune condensation, si bien quon peut avoir limpression dune fusion. Quant à la métonymie, elle opère un déplacement de contiguîté qui est assez proche de lellipse et ressemble souvent à un prélèvement dun élément (le contenu ou la matière, par exemple), ce qui na rien à voir avec la condensation. Mais quand il sagit de la métonymie particulière appelée synecdoque, qui prélève la partie pour le tout ou inversement, on peut effectivement avoir limpression dune condensation.
Jakobson considère, à juste titre nous semble-t-il, que le symbole englobe les deux procédés : « La compétition entre les deux procédés, métonymique et métaphorique, est manifeste dans tout processus symbolique, quil soit intrasubjectif ou social. ». A propos des rêves, « la question décisive est de savoir si les symboles et les séquences temporelles utilisés sont fondés sur la contiguïté (« déplacement » métonymique et « condensation » synechdochique freudiens) ou sur la similarité (« identification » et « symbolisme » freudiens). » (ibidem p. 65-66).
La métaphore courante « Je vois ce que tu veux dire » équivaut à « Jentends ce que tu veux dire ». J-J Franckel (1990, p. 65) montre que dans cette dernière expression, « lon a affaire à un fonctionnement du type comprendere, puisque lentendu correspond à un dit et non à un dire » et quil y a « confrontation » ou « discordance » entre « le dit en tant quil correspond au vouloir dire » du locuteur et « le dit en tant quil est perçu » par le destinataire. Il y a là ajustement entre perception et interprétation, avec un déplacement du sens du verbe « entendre » de la perception à la représentation mentale. On néglige alors le domaine de la perception initiale : quil sagisse dune perception auditive ou visuelle, ce qui importe est linterprétation herméneutique qui en découle. Or la recherche de sens est notre pratique incessante à partir des sensations. Cest ce qui semble le fondement de léquivalence entre les deux métaphores, avec déplacement dun sens à lautre qui se superpose au déplacement entre sensation et représentation. Ce qui sexprime dans la double métaphore, cest lintervention du sujet dans linterprétation du sens, ce qui permet à la fois la communication et lactivité cérébrale.
Le point de vue de Proust sur la métaphore est particulièrement intéressant. Jean Milly (1991, p. 87) le commente en ces termes : « Lécrivain pratique constamment la double vision, par lequel il superpose à une sensation ou une impression une autre sensation ou impression, surgie de la mémoire ou de limagination. Une expression revient volontiers chez lui dans ces cas-là : « voir avec les yeux de lesprit ». » Il ne sagit plus seulement de passer dune sensation à son interprétation mentale, mais de relier deux représentations mentales correspondant à deux sensations ou impressions différentes ou inversement dassocier deux sensations pour en interpréter leffet sur lêtre : cest assez proche de la synesthésie de tous les sens que Baudelaire situait au fondement de la créativité poétique. La fusion des sens les rend interchangeables du point de vue linguistique, avec les hyppallages qui peuvent en résulter, et ils entrent en synergie dans la création verbale.
Milly cite Proust au sujet de la métaphore : « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera quau moment où lécrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de lart à celui quest le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires dun beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant lune et lautre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. ». Il est remarquable que le même terme d « anneau » dune chaîne caractérise les propos saussuriens au sujet de la chaîne parlée et les propos lacaniens au sujet du signifiant. Le fonctionnement de la métaphore irait-il de pair avec celui du langage ? Et les métaphores les plus efficaces dans leur impact sur lInconscient du lecteur seraient-elles fondées sur le signifiant lacanien, resté en trace mnésique dans notre Inconscient et assez mobile pour surgir dans les associations mentales ?
Quoi quil en soit, l « essence commune », issue des impressions du sujet, établie par lui, qualitativement subjective, permet de « soustraire aux contingences du temps » non seulement les deux objets mais surtout lêtre du sujet, projeté en eux puis éternisé par sa création verbale. Il sagit déchapper au temps qui mène inéluctablement à la mort et lauteur de A la recherche du temps perdu doit peut-être toute sa virtuosité à la volonté déchapper au néant pour sassurer dans le domaine littéraire une essence existentielle éternelle. La citation de Proust sachève dailleurs sur ces mots : « tant quil ny a pas eu cela, il n y a rien ». En dautres termes, on passe du néant à lexistence par lintermédiaire du verbe créateur, apte à fixer à jamais les liens établis par lesprit, apte aussi à favoriser ces liens puisque la métaphore est « une alliance de mots », selon la définition que Proust donne du style dans une page des Cahiers, citée plus longuement ci-après. Remarquons au passage que la recherche de fusion sous-jacente à la recherche de lien dans létablissement du rapport métaphorique (ou scientifique) va de pair avec la séparation qui lui est nécessaire pour prendre vie dans la reconnaissance dautrui : la publication de la découverte stylistique ou scientifique. Par ailleurs, la perspective de mort fournit langoisse motrice qui propulse vers les activités civilisatrices. Ecrivains et scientifiques déploieraient-ils cette énergie herméneutique sils nétaient mortels ? Quand la pulsion de mort ne vient pas uvrer en adjuvant de la pulsion de vie, comme dans la négation, elle semble déployer son spectre effrayant pour stimuler la pulsion de vie, Eros sublimable, ce qui est une autre forme dalliance entre la vie et la mort, alliance des contraires énergisante par cet antagonisme dont le choc salvateur propulse la vie et la création.
On envisage souvent la métaphore comme une image visuelle, mais son fondement est auditif car elle est fondée sur le signifiant, ce signifiant qui sinfiltre et simbrique dans toute création verbale, notamment dans la création métaphorique. Milly cite une page inédite des Cahiers qui montre comment le style fait advenir à lexistence par « alliance de mots » :
« Comme la réalité artistique est un rapport, une loi réunissant des faits différents (par exemple des sensations différentes que la synthèse de limpression pénètre) la réalité nest posée que quand il y a eu style cest-à-dire alliance de mots. Cest pourquoi il n y a pas de sens à dire que le style aide à la durée des uvres dart etc, luvre dart ne commence à exister quau style. Jusqualors il ny a quun écoulement sans fin de sensations séparées qui ne sarrêtent pas de fuir. Il prend celles dont la synthèse fait un rapport, les bat ensemble sur lenclume et sort du four un objet où les deux choses sont attachées. Peut-être lobjet sera fragile, peut-être il est sans valeur [sic], peut-être sera-t-il bientôt hors du monde. Mais avant il ny avait pas dobjet, rien. »
Cest donc à ses yeux la littérature qui crée la réalité et lécrivain. Hors delle tout est néant. Seule la créativité procure lexistence. Proust utilise en toute modestie un exemple de métaphore issue de son uvre : « Pour prendre un exemple dans un style précisément sans valeur, dans la préface de Sésame et les lys, je parle de certains gâteaux du dimanche, je parle de « leur odeur oisive et sucrée » . Jaurais pu décrire la boutique, les persiennes fermées, la bonne odeur des gâteaux, leur bon goût, il ny avait pas de style, par conséquent aucun rapport tenant ensemble comme un fer à cheval [illisible] des sensations diverses pour les immobiliser, il ny avait rien. En disant oisive et sucrée jétablis au-dessus de cet écoulement un rapport qui les assemble, les tient ensemble, les immobilise. Il y a réalité il y a style. Pauvre style, pauvre impression, mais enfin pour quelques mois, style. De même par exemple quand décrivant un tableau de Turner représentant un [illisible], pour parler de limportance de leffet de lumière, je dis que le mouvement y apparaît aussi « momentané ». Il y a réalité et style. »
La synesthésie de tous les sens, chère à Baudelaire, consciente et mise en mots dans un déplacement des adjectifs (« odeur oisive et sucrée ») en hyppallage pour représenter la fusion originelle des perceptions avec leur impression de bien-être : au cours dune journée dominicale de détente oisive, une sensation olfactive agréable laisse anticiper la jouissance du bon goût sucré de pâtisseries savoureuses. Laccumulation des plaisirs se fonde en une réminiscence détat dâme. En quelque sorte, cest lêtre même du narrateur qui est représenté, ses « quelques mois » fuyant vers le néant sont réunis et vivifiés dans la jouissance et immobilisés par lécriture qui le stabilise et léternise. Le sens de « mois » en tant que durée calendaire semble improbable dans le contexte, il sagit probablement du moi éclaté en fragments, quil importe de souder, que cette expression soit consciente ou non. Dailleurs latténuation de la censure dans lécriture de Cahiers non destinés tels quels à la publication rend dautant plus plausible le surgissement incontrôlé de vérités profondes. La redondance à peu de lignes dintervalle de léquivalence « Il y a réalité il y a style » et « Il y a réalité et style » accentue lassociation de lécriture à la vie et même à la seule réalité possible : loriginalité du style recèle la particularité de pouvoir seule garantir lunicité de lêtre.
Limmobilisation des sensations « tenant comme un fer à cheval » ainsi décrite tend à chosifier les morceaux du moi projeté dans les objets. Ce processus est étroitement lié au comportement du narrateur de A la Recherche du temps perdu qui chosifie les êtres par son voyeurisme : Melle Vinteuil, Charlus et Jupien (Sodome et Gomorrhe I, p. 6-9) ressemblent à des monstres disséqués, à des objets détude et de sidération, par lopération de son regard. Serait-ce que le narrateur se projette en eux comme des objets partiels à réintégrer ? La même volonté dappropriation apparaît dans La Prisonnière, où la chosification enchaînante de lêtre aimé lui semble aussi vitale que lair : le narrateur sest projeté en Albertine au point de ne pouvoir respirer que si elle ne respire plus. La même conjuration du néant semble à loeuvre dans la conception du style et de la relation amoureuse.
Enfin, le mouvement « momentané » évoqué à propos du tableau de Turner détache léphémérité, épinglée en une invention verbale, qui est à la fois une originalité stylistique et la source de loriginalité stylistique. Il sagit déterniser ce mouvement momentané dans une belle figure verbale pour lutter contre léphémérité de soi. Le mouvement « momentané » suggère lunicité par son éphémérité : linverse serait un mouvement uniforme ou répétitif. La juxtaposition de « mouvement » et « momentané » rapproche lespace et le temps puisque le substantif se déploie dans lespace et ladjectif sapplique au domaine temporel. En même temps il y a rapprochement de la peinture et de lécriture dont les champs artistiques sont respectivement spatial et temporel : lune se développe sur la toile, lautre saccomplit dans la successivité de la chaîne parlée du discours temporel. Il semble que Proust lise dans luvre de Turner une fixation du fugitif qui serait commune aux deux arts, et peut-être à lart en général, et quen même temps il fixe linterprétation de lespace-temps comme la seule réalité véritable, utopique et atemporelle.
Selon Jean Mouton (op. cit. p.67), Proust voyait dans la métaphore une véritable « métamorphose » (JF II p98) et cest à juste titre quil donnait le nom de « métaphores » à certaines marines dElstir qui confondaient la mer et le ciel. Voilà un déplacement créateur qui assure la fusion. Fusion et séparation peuvent coopérer dans le domaine esthétique.
Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles, définit les « expressions heureuses » comme « celles qui sont propres à un sens, au toucher par exemple, et qui sont métaphoriques en même temps pour un autre sens, comme aux yeux ; doù il résulte une double lumière pour celui à qui lon parle, la lumière vraie et directe de lexpression, et la lumière réfléchie de la métaphore. » (1749 ; 2000 p. 53). Lappel à plusieurs sens opère une sorte de répercussion dordre corporel qui saccompagne dune « lumière réfléchie » trouvant un adjuvant dans les sonorités : dans les allitérations, les assonances et dans les anagrammes qui sont « la diffraction de la substance sonore et en principe syllabique dun nom » . Les figures de style et les effets de sonorité concourent à des phénomènes décho. Les rebonds se conjuguent par exemple dans ce passage de Barbey dAurevilly (in LEnsorcelée p. 653 & 656) : « Cétaient toutes les deux ce quon appelle de ces langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d'une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait comment sy prendre pour les filtrer. (
) Barbe sarrêta sur le chemin, et regardant Nônon comme une vieille chatte qui regarde une jatte de crème :
« Vous êtes donc instruite ? fit-elle avec une papelardise ineffable. » »
La métaphore associant les commères cancanières à des chattes rebondit comme leurs propos sous forme différente dans la comparaison au sein de laquelle la récurrence sonore /at/ de chatte et jatte accentue le phénomène décho.
Une figure de style, si fréquente quelle en passerait presque inaperçue, est la répétition. Il convient de ne pas en abuser ni de la pratiquer par maladresse, mais elle constitue en littérature un point dancrage très important qui trouve son paroxysme dans lanaphore (répétition en début de vers ou de phrase). Proust lutilise abondamment, surtout dans ses passages poétiques, et Kundera sintéressait de près aux traductions des uvres quil aimait parce quil craignait quon les falsifie en supprimant les répétitions (1993, p. 134-138). Elles peuvent en effet jouer le rôle dune ossature sonore, participer au rythme et renouveler le sens.
A plus vaste échelle, les échos transcrivent le phénomène de la parole, et plus particulièrement de lécriture littéraire, qui consiste en une projection de soi : de sa pensée, de sa sensibilité, de son Inconscient, de son être même. La langue elle-même constitue une sorte de réservoir disponible à lutilisation de ces jeux décho, offrant une grande variété de champs utilisables conjointement et simultanément sur la chaîne parlée, comme une strate feuilletée (pour reprendre une conception de Levi-Strauss relative au mythe) qui masque sa diversité mais exhibe sa splendeur en littérature.
Conclusion
Lénantiosémie ne se limite pas au domaine lexical : elle réside au cur de tous les champs linguistiques. Elle caractérise la langue et savère nécessaire à son fonctionnement. La valeur linguistique elle-même est sous-tendue par une alliance des contraires quon pourrait rapprocher de la fusion vs séparation : « même en dehors de la langue, toutes les valeurs semblent régies par ce principe paradoxal. Elles sont toujours constituées :
1° par une chose dissemblable susceptible dêtre échangée contre celle dont la valeur est à déterminer ;
2° par des choses similaires quon peut comparer avec celle dont la valeur est en cause.
Ces deux facteurs sont nécessaires pour lexistence dune valeur. » (Saussure, 1916 ; 1971, p. 159)
La langue fonctionne à partir de couples dopposés, qui sappuient nécessairement sur des points communs. La linguistique structurale de Broendal et Hjelmslev sappuie sur la structure qui est une mise en relation de rapports, qui sont essentiellement dopposition. Il en est de même dans la vie psychique, que Freud considère comme « un champ de batailles et une arène où luttent des tendances opposées ou, pour parler un langage moins dynamique, elle se compose de contradictions et de couples dopposés. ». Et cest une évidence en poésie, comme lécrit René Char :
« Héraclite met laccent sur lexaltante alliance des contraires. Il voit en premier lieu en eux la condition parfaite et le moteur indispensable à produire lharmonie. En poésie il est advenu quau moment de la fusion de ces contraires surgissait un impact sans origine définie dont laction dissolvante et solitaire provoquait le glissement des abîmes qui portent de façon si antiphysique le poème. Il appartient au poète de couper court à ce danger en faisant intervenir, soit un élément traditionnel à raison éprouvée, soit le feu dune démiurgie si miraculeuse quelle annule le trajet de cause à effet. Le poète peut alors voir les contraires ces mirages ponctuels et tumultueux- aboutir, leur lignée immanente se personnifier, poésie et vérité, comme nous savons, étant synonymes. » (Char, 1945 ; 1962 p.69, Section XVII de « Partage formel » in Seuls demeurent )
Nous avons vu que lénantiosémie caractérise tous les domaines de la langue. Elle semble caractériser aussi la mémoire, qui est utilement freinée par loubli, lequel joue le rôle de la pulsion de mort imbriquée dans la pulsion de vie : lhypermnésie est pénible. La mémoire se développe en même temps que lapprentissage de la langue, joue le même rôle de représentation de labsent et se révèle tout aussi constitutive de lêtre. Paul Ricoeur parle d « enchevêtrement entre le vécu préverbal (
) et le travail de langage qui met inéluctablement la phénoménologie sur le chemin de linterprétation, donc de lherméneutique » (2000, p. 29). Langage et mémoire sont tous deux étroitement liés à la pensée et limaginaire : lon ne peut établir des relations quentre des faits connus ou des représentations assimilées, et lon ne peut imaginer quen fonction déléments retenus (entendus, vécus, ou rêvés pendant le sommeil).
Lénantiosémie issue de lambivalence psychique caractérise notre système verbal. Elle laisse des traces dans notre lexique et tend à sy réintroduire, elle est à luvre dans lemploi de certaines prépositions, conjonctions et de certains temps verbaux, elle conditionne lemploi de la négation et sous-tend le système phonologique, elle est sous-jacente au rythme omniprésent et à lemploi des figures de style. Elle permet le développement de la pensée et nourrit limaginaire, comme nous allons le voir.
II 2. Pensée
Le lien entre langue et pensée ne fait aucun doute, puisque la construction mentale de la pensée se fait à laide de la langue. Cette relation est précisée par Gustave Guillaume : la pensée nécessite lintuition, « liée à linstinct de conservation » et à la lucidité, et la structure de la langue équivaut à un « miroir de lintuition » (1929-1955 ; 1973, p. 45). Ce miroir est « le lieu des notions avec lesquelles nous pensons » parce que « les grandes lois de la représentation ont joué dans la langue dabord » (p. 246). Le foisonnement de la pensée, ou « turbulence mentale », doit être freinée pour permettre à la pensée de se fixer sur un objet précis à creuser. Après avoir éliminé les sources de pensées extérieures au problème, il convient de réguler la cogitation ; et le langage joue le rôle de « réducteur de la turbulence mentale » (ibidem, p. 241). Dans ce domaine comme ailleurs, les pulsions de vie et de mort se combinent de manière à permettre lefficacité : linstinct de vie avec son énergie suscite une multitude didées que la pulsion de mort vient heureusement réduire, par lintermédiaire de la langue, pour rendre chaque idée exprimable et fertile.
La pensée est le plus souvent liée au langage, bien quil existe une pensée sans langage (Anzieu, 2003, p. 21) : F. Lhermitte (1976) montre quil existe des systèmes anatomo-fonctionnels innés qui permettent lacquisition du langage, mais aussi des systèmes de portée plus générale qui permettent le développement des activités cognitives. Ces systèmes sont indépendants, même sils sont susceptibles dinfluences réciproques. Laphasie par lésion de lhémisphère gauche ne diminue pas nécessairement lintelligence générale : certains mathématiciens, physiciens, chimistes, compositeurs, peintres, ainsi atteints, ont manifesté quils la conservaient.
« On ne pense que contre, selon un aphorisme lacanien, sinon on patauge dans le marécage des idées reçues. » (Haddad, 2007, p.55). La pensée fonctionne par oppositions dans une dynamique des contraires qui tient de lénantiosémie. Cest ce que nous allons tenter de montrer dabord dans le domaine de lapprentissage de la pensée, puis dans celui de la philosophie. Nous envisagerons enfin quelques points de vue psychanalytiques sur la démarche de la pensée (notamment Hermann, Lavie, Haddad).
a) lapprentissage de la pensée
Nous avons vu à propos de la syntaxe que la négation est à la base de la pensée autonome selon Freud, Spitz et Culioli. Nous allons envisager le fonctionnement de lapprentissage de la pensée en utilisant les points de vue de Spitz, Wallon, Piaget et Gibello sur la question.
Spitz (1887-1974)
René Spitz, psychiatre et psychanalyste dorigine hongroise, considère que « labstraction ne sacquiert pas à travers une identification à ladulte, quoique le signe de tête « non » soit acquis de la sorte. Labstraction nest jamais le résultat dune identification mais laccomplissement autonome de lactivité synthétique du moi. » (1957 ; 1962 p. 45). Il cite David Rapaport pour lequel labstraction est un mécanisme de défense et Inhelder qui décrit labstraction chez lenfant comme une faculté à se représenter et schématiser les expériences à laide de symboles et de signes détachés des données réelles (par exemple la représentation spatiale à partir des mouvements du corps dans lespace).
Linterdiction parentale favorise lutilisation des symboles parce quelle engendre une frustration qui inhibe la décharge dune tension, laquelle cherche une issue dans une autre « voie de décharge » selon lexplication de Freud dans son Projet pour une psychologie scientifique de 1895 (cité par Spitz, op. cit. p. 45). Spitz souligne dans une note en bas de page que « ce sont des motivations affectives et non des raisons cognitives qui sont responsables de la distinction entre éléments essentiels et non essentiels ». (Lenfant cherche lamour de la mère bien plus que la récompense proposée.) Ce qui est vrai du jugement et du choix chez lenfant au moment où il acquiert labstraction se confirme chez ladulte daprès les recherches actuelles : lêtre humain opère ses choix à partir de ses émotions et non de la logique. Par exemple, si on lui propose de jouer de largent à un taux dintérêt quil considère comme trop faible et injuste, il refuse de placer de largent pour punir lautre et préfère ne rien gagner du tout alors quil est sûr de ne pas perdre. Il ne voit donc pas son propre intérêt et renonce à la stratégie logique, à moins quil ne sagisse dun retrait dinvestissement qui se manifeste par le rejet du jeu. Quoi quil en soit, les émotions sont à la base du jugement, y compris chez ladulte (Damasio, 2001).
Labstraction et la communication sont des « fonction[s] de détour » (Spitz, op. cit. p. 51). Lacquisition du signe de tête négatif correspond à une conquête intellectuelle importante liée à la fonction de jugement (ibidem p. 65). Spitz montre (p. 66) que dans son article de 1925 sur la « négation » (le mot allemand Verneinung peut désigner la « négation » au sens grammatical ou logique ou bien la « dénégation », procédé qui consiste pour le sujet à formuler ses désirs, pensées ou sentimets tout en niant quils lui appartiennent et cest cette seconde traduction que choisissent Laplanche et Pontalis (1967 ; 2003 p. 112-113) pour larticle de Freud), Freud esquisse le rôle du « symbole de la négation » dans la communication : ce symbole rend possible lacquisition de la fonction du jugement, en donnant à la pensée « un premier degré dindépendance à légard du résultat du refoulement et, en même temps, de la domination du principe de plaisir. »
Le « non » étant à la fois une défense et une attaque, il semble que lagressivité fonde la communication et labstraction. La première relation de lenfant qui tète avec sa mère seffectue dailleurs sur le mode cannibale (manger/ être mangé), si baignée damour que puisse être cette relation.
Quoi quil en soit, ce qui ressort des observations de Spitz et de sa lecture du texte freudien, cest que « la conquête de la faculté de jugement représente une étape décisive dans le développement du processus de la pensée, aussi bien du point de vue de léconomie psychique que de celui de structure psychique. Un jugement négatif est le substitut intellectuel du refoulement. » (ibidem p. 67). Spitz précise dans une note en bas de page que certains psychanalystes ont émis certaines réserves au sujet de la formulation freudienne de la négation comme substitut du refoulement. Selon Spitz, qui cherche à défendre les propos de Freud, le refoulement du nourrisson serait différent de celui de ladulte après développement complet de sa structure psychique : il serait plus proche dun retrait dinvestissement. Spitz conclut que le jugement négatif est plus efficace que le refoulement pour atteindre le but de la pulsion et quil représente « un renforcement extraordinaire de la structure du moi, dont il est, et deviendra de plus en plus, une des fonctions essentielles. » (ibidem p. 68).
Nous voyons donc sesquisser un début dabstraction avec lapparition de la négation, dont nous avons vu précédemment quelle reposait sur lambivalence. Nous allons maintenant explorer les théories du psycho-pédagogue Henri Wallon à propos de la formation de la pensée.
Wallon (1879-1962)
Henri Wallon est un philosophe, neuro-psychiatre et psycho-pédagogue connu pour le plan Langevin-Wallon dune réforme de lenseignement. Il a contribué à faire connaître la psychanalyse en France et observé dans lévolution de lenfant le stade du miroir, repris par Lacan. Et il a introduit la possibilité de régression provisoire au sein des stades dévolution décrits par Piaget.
Wallon définit la connaissance comme « un effort pour résoudre des contradictions », qui caractérisent « les premiers balbutiements intellectuels de lenfant » et les « étapes qua dû parcourir lintelligence humaine à la recherche de son objet. » (1942 ; 1970 p. 7-8). Le premier antagonisme que détecte Wallon est un conflit entre la pensée de lenfant et son environnement. Ladaptation au monde nécessite une forme dintelligence pratique dont fait preuve aussi le chimpanzé ; mais il arrive un moment où lenfant régresse et fait provisoirement moins bien que le chimpanzé avant de faire beaucoup mieux : le début de la conceptualisation le fige par rapport aux objets et à lespace (ibidem p. 72). Cest au moment où il apprend à parler que lenfant adopte un comportement différent. « Laction de lhomme est en effet ponctuée de consignes verbales ou mentales qui règlent à tout instant la succession de ses phases et de ses moyens. Devenues le plus souvent intimes, elliptiques, implicites chez ladulte, elles sextériorisent encore chez lenfant sous les espèces de la « formulation verbale ». » (ibidem p. 64).
Si lon compare le comportement de lenfant qui apprend à parler à celui de laphasique qui perd son langage, on observe la même régression du comportement dans lespace, comme si en perdant la langue on perdait la représentation mentale de lespace. Lenfant acquiert cette représentation mentale avec le langage et arrive à suivre les déplacements réguliers dun objet quand il maîtrise le langage alors quil ne pourrait énoncer les déplacements successifs de lobjet (ibidem p. 65-66). Tout cela tend à prouver que lorigine des concepts nest pas la même que celle des schèmes sensori-moteurs (ibidem p. 72). Cela montre aussi quen même temps que lutilisation symbolique du langage, un ordre spatial abstrait se superpose à la succession spatio-temporelle empirique.
Dautre part lenfant, qui a besoin de son entourage pour subsister et pour apprendre à parler, a besoin dun retrait de sociabilité pour évoluer intellectuellement. Cest dailleurs le cas de ladulte qui pense, car si les communications entre chercheurs peuvent savérer enrichissantes et stimulantes, cest bien dans la solitude que chacun est susceptible de découvrir quelque chose de nouveau. Lécart de sociabilité de lenfant au moment de la conceptualisation sexplique par le fait que dans « lintelligence pratique », « intelligence et choses fusionnent », alors que « lintelligence proprement dite » opère sur des « représentations » et des « symboles » (ibidem p. 85). Lenfant passe alors de la fusion à la séparation aussi bien avec son entourage quavec les objets concrets. Cest en se détachant du monde réel quil peut se le représenter. Lintelligence pratique se limite aux circonstances présentes et lenfant sen détache quand il commence à imiter les gestes des adultes sans instrument ou au moyen dobjets symboliques, tel que le bâton qui sert de cheval entre ses jambes. Du point de vue psychanalytique, le bâton représente évidemment le phallus, et le jeu de lenfant va lui assurer une impression de puissance quil va effectivement acquérir par le développement de la pensée.
La pensée simpose dabord par le geste et la parole. Au début de la conceptualisation, lenfant pratique limitation, qui « sinscrit entre deux termes contraires : fusion, aliénation de soi dans la chose ou « participation » à lobjet, et dédoublement de lacte à exécuter davec le modèle. » (ibidem, p. 120). Paradoxalement, limitation aide au détachement et à laltérité. Lexpérience gestuelle et corporelle laide en effet à se représenter laction, la sienne et celle dautrui. Limitation « devance la représentation » en ajustant des gestes à un prototype né dimpressions multiples, que lacte révèle, confirme ou rectifie, en menant vers la représentation (ibidem p. 125). Lenfant imite la personne aimée, dabord en sa présence puis de manière différée ; il prend conscience de lui-même à travers autrui et finit par opposer son propre moi à son entourage (ibidem p. 129). Ce nest quà trois ans, au moment de la crise de la personnalité, souvent appelée « crise du non », quil fait des gestes indiquant une ressemblance, par exemple gonfler les joues pour imiter une orange ou imiter de la main le mouvement vertical des chevaux de bois (ibidem p. 132). On peut remarquer à ce sujet que limitation par le geste respecte le rythme du mouvement observé, quil sagisse du mouvement vertical régulier dun manège ou de gestes danimaux ou dadultes, dont les accélérations et ralentissements sont si bien mimés qu'on peut se demander si ce n'est pas la perception du rythme qui sous-tend laptitude à limitation. De même lapprentissage du langage, qui se développe dans la durée de la chaîne parlée, sappuie sur la perception du rythme. Et cest bien dabord ce rythme perçu et reproduit de la phrase mélodique qui permet laccès au langage. Le langage de lenfant commence par des substantifs isolés, des mots-phrases très courts. Comme lécrit Wallon, « [s]a parole devra nécessairement se détailler dans le temps, alors que la chose à exprimer répond à un trait momentané de sa conscience. La distribution dans le temps de ce qui se présente dabord comme simple intuition momentanée de la conscience est sans doute lopération la plus critique du langage et de la pensée discursive. » (ibidem p. 165). Or la première distribution dans le temps que lenfant perçoit est celle du rythme, et ce dès la vie utérine. Les phrases de lenfant restent longtemps des propositions indépendantes juxtaposées, quil pourra articuler entre elles par coordination et subordination en surmontant un autre niveau dorganisation dans le temps, celle-ci constituant lossature de la parole et de la pensée. Cest dailleurs la définition du rythme que donne Meschonnic : « une organisation du mouvement de la parole » (2008 p. 36). Et le point de départ de son immense travail sur le rythme est le rythme biblique, « système de disjonctions et de jonctions » qui sappuie sur le système verbal hébraïque. Cela met en évidence le lien entre rythme et syntaxe, or la syntaxe est étroitement liée à lorganisation de la pensée. Il y a « interaction » entre langue et pensée (ibidem p. 95).
Lorganisation dans le temps est intrinsèquement liée à lorganisation dans lespace, qui permet de se différencier par rapport aux objets du monde et de se situer. Dailleurs quand les aphasiques perdent le langage, ils perdent en même temps leur capacité à situer des objets dans lespace. La perception de lespace et de soi dans lespace se fait grâce aux mouvements. Le tonus musculaire est comme un fourmillement dénergie qui soriente vers un geste particulier, de même que le tourbillon intellectuel nécessite la concentration sur une idée précise, en partie grâce au langage comme la expliqué Guillaume. La concentration musculaire sur le geste prépare certainement les possibilités de concentration intellectuelle. Cest aussi grâce aux mouvements que lenfant va pouvoir procéder à limitation, nécessaire à son développement.
Dabord liée aux impressions immédiates, limitation est le prélude à la représentation parce quelle nécessite, pour être différée, une période dincubation où les diverses impressions se mettent en forme selon une réduction à une résultante unique. De même toute pensée va prendre figure et unicité à partir dune diversité amorphe dexpériences, que la conscience puisse saisir à linstant où elle se la représente (Wallon, 1942 ; 1970 p. 133-134). En même temps quune préparation à la représentation, limitation en est lantagoniste, car elle seffectue dans le domaine du mouvement corporel alors que la représentation va sopérer de manière statique et dans lordre du symbolique. Cependant, pour imiter il faut fractionner les gestes en gardant limage de leur ensemble global, confronter le modèle à la réalisation, donc procéder à une transposition mentale qui contrôle lintégration du détail au tout et la fidélité de lexécution à lexemple donné. Cest donc un travail de comparaison et par conséquent de dédoublement (ibidem p. 136). Quand lactivité modifie le sujet lui-même, « la conversion qui sopère est celle de lactivité immédiatement utilitaire vers lactivité spéculaire » (ibidem p. 126). Lenfant peut alors établir à partir de ses perceptions des relations élémentaires comme la simultanéité ou la succession dans le domaine temporel, puis des corrélations, cest-à-dire des relations entre relations, par exemple entre lieu et temps (ibidem p. 10). La représentation mentale des choses absentes permet détablir entre elles dautres relations que celles de lexpérience : il devient possible dévoquer le passé ou lavenir et dimaginer des combinaisons hypothétiques (ibidem p. 151).
Le passage de ce qui est vécu concrètement à sa représentation mentale seffectue par intégration dimpressions jusquà former des images distinctes et combinables, si bien que chaque représentation nest délimitée que par ses rapports avec lensemble des autres représentations et « ne se développe que par comparaison et opposition » (ibidem p. 137). Cette conception de la représentation mentale est très proche de la définition saussurienne de la valeur linguistique.
Lintelligence a longtemps été définie comme une capacité dadaptation aux situations nouvelles, notamment par Claparède et W. Stern (ibidem p. 9). Wallon est tout à fait étranger aux considérations qui suivent. Sadapter aux situations nouvelles, cest dune certaine manière sadapter à son milieu, même quand il change. La capacité dadaptation fait certainement partie de lintelligence, mais elle nest pas toute lintelligence, car celle-ci requiert pour son épanouissement la capacité inverse de se détacher du milieu pour conceptualiser, de se séparer des besoins élémentaires de nourriture et sommeil pour faire preuve de curiosité, et même de prendre du recul par rapport à une stratégie utilitaire pour chercher le jeu gratuit, non utilitaire, qui va mener la pensée dautant plus loin quil est accompli avec plaisir. Bien évidemment, lidéal pour un développement conceptuel réussi sans marginalité excessive nécessite à la fois un minimum dadaptation au milieu et la capacité à sen abstraire. Nous voyons là deux mouvements antagonistes à utiliser conjointement sous peine de limiter ses facultés intellectuelles ou de les développer en inadéquation avec la société. Le domaine de la pensée exerce donc une alliance des contraires comme le principe énantiosémique de la langue.
Lénantiosémie que Wallon décèle dans le domaine de la pensée, cest la pensée par couples de contraires : « Ce quil est possible de constater à lorigine cest lexistence déléments couplés. Lélément de pensée est cette structure binaire, non les éléments qui la constituent
En règle générale, toute expression, toute notion est intimement unie à son contraire, de telle sorte quelle ne peut être pensée sans lui
Cest par son contraire quune pensée se définit dabord et le plus facilement. La liaison devient comme automatique entre oui-non, blanc-noir, père-mère ». Robert Blanché commente ce passage en ces termes : « Henri Wallon a montré comment, chez lenfant, la conceptualisation se faisait par couplage de contraires, le couplage étant antérieur aux éléments qui le composent. » (1966 ; 1969 p. 15). Cela rappelle les observations de Carl Abel à propos des sens opposés des mots primitifs et celles de Victor Henry à propos des antinomies linguistiques. La pensée procède donc comme la langue par énantiosémie.
Lenfant perçoit dabord des contrastes avant détablir des ressemblances et des différences, de pouvoir décomposer et recomposer un objet. Il perçoit dabord lopposition entre biberon vide et biberon plein avant de percevoir le même objet-biberon sous des formes variables (vide ou plein). Daprès Wallon (1942 ; 1970 p. 176-177), la distinction du même et de lautre semble prendre sa source dans lopposition spatiale dici et ailleurs. Cest une étape importante pour lui de chercher un objet caché à sa vue au lieu de le croire disparu : cest quil se représente la permanence de son identité « malgré ses alternatives de variabilité ou dinexistence perceptive ».
Pour Wallon, le couple dopposés est « la molécule initiale de la pensée ». Ce couple est dynamisé par une tension interne entre ses deux pôles, qui se confrontent dans une sorte dindistinction, avec « lambivalence entre le contraste et lidentique ». Et les couples entrent en interaction jusquà leur dislocation, laissant place à un terme intermédiaire, ce qui produit une structure orientée de « série ».
Jalley rapporte dautres structures binaires observées par Wallon, outre la pensée par couples dopposés, notamment dans les relations entre jeunes enfants : « parade-contemplation, rivalité, despotisme-soumission. De même, vers neuf mois, la jalousie et, vers quatorze mois, la sympathie, contribuent à une différenciation progressive du couple de lego et de lalter ego. A lépoque où débute la pensée par couples, après deux ans, apparaissent les monologues dialogués, où lenfant se parle à lui-même à deux voix, et les jeux dalternance, où seffectue, entre deux partenaires, léchange des rôles, selon les deux pôles actif et passif de la situation . » On reconnaît là les deux pôles essentiels de lactivité et la passivité mis en évidence par Freud. Lambivalence psychique sexprime dans lénantiosémie de la langue et de la pensée, et se répercute même sur le comportement social dabord sous forme de monologue dialogué, où léchange des rôles correspond à la réversibilité, au « renversement en son contraire » ; puis le « transitivisme » décrit par Wallon va permettre un passage de la fusion avec autrui à la séparation et la différenciation, ce qui semble reproduire entre individus ce qui sopère entre les pôles opposés de la pensée : cest leur indistinction initiale qui permet leur différenciation ultérieure. Voici le compte rendu de Jalley :
« Tout juste avant la crise des trois ans intervient la phase des personnalités interchangeables : il arrive à lenfant soit de confondre deux personnes en une seule, soit de disjoindre la même, y compris la sienne propre, en deux personnages distincts. La même période est marquée par le « transitivisme », qui entraîne lenfant, du fait de la persistance dune indivision relative entre le sujet et lautre, à inverser, en lattribuant à autrui, le principe de sa propre action sur celui-ci. Lensemble de ces conduites sétablit selon une hiérarchie évolutive qui achemine le sujet dun état de sociabilité syncrétique vers un état de sociabilité différenciée, inauguré, à trois ans environ, par linstauration de la double identification du soi et de lautre. Ce processus est régi par un mécanisme de « participation contrastante », de fusion-défusion, de dédoublement-refente, qui contribue à la distanciation progressive des deux pôles du lien social. Létat dindifférenciation primitive entre ces derniers se transforme en un état final de différenciation. Dans sa relation à lalter ego, lego parvient finalement, à partir dune identification fusionnelle, symbiotique, unitive, participative, subjective, à une identification duelle, solidaire, distinctive, corrélative, objective. Par ailleurs, ce mécanisme de participation contrastante est activé par le mécanisme bipolaire de la projection et de lintrojection. »
Jalley ajoute cette information très intéressante : « Dans La Vie mentale (1938), Wallon a même essayé de généraliser ce principe des « dualismes unitaires » sous la forme dune « loi des contraires ou de lambivalence ». » Si cet explorateur de lintelligence humaine envisage lambivalence comme la loi fondamentale du fonctionnement de la pensée, cest bien que celle-ci est caractérisée par lénantiosémie comme la langue.
Piaget (1896-1980)
Jean Piaget, philosophe et psychologue suisse qui a travaillé à lélaboration de tests dintelligence avec Binet, sest intéressé aussi à la formation de lintelligence, quil considère comme une évolution continue de lintelligence sensori-motrice à lintelligence formelle, apte aux raisonnements détachés du monde sensible, via le stade de lintelligence pré-opératoire, puis celui de lintelligence opératoire. En désaccord sur ce point avec Wallon qui envisage des régressions possibles et provisoires, il le rejoint sur le point qui nous occupe : pour Piaget, la structure binaire des représentations quil appelle « fonctions constituantes » (covariations quantitatives ou dépendances orientées) est « le noyau fonctionnel de lintelligence en marche ». Les deux grands psycho-pédagogues voient donc au fondement de lintelligence lambivalence, qui est à la source de la réversibilité des opérations, de la faculté à effectuer lopération inverse, de pratiquer le « retournement en son contaire », selon lexpression de Freud à propos du procédé le plus fréquent du rêve.
Wallon et Piaget considèrent comme essentielle dans le développement de lintelligence et de la pensée lacquisition de la fonction symbolique, quils décrivent tous deux comme une sorte de dédoublement, et dont la première manifestation est limitation différée. Par ailleurs, Piaget utilise les termes de « condensation » et de « déplacement » pour expliquer la formation rudimentaire de la pensée enfantine qui va passer du syncrétisme à labstraction. La condensation et son corollaire, la surdétermination, expliquent linsensibilité provisoire à la contradiction vers cinq ou six ans. Condensation et coïncidence des contraires seraient ainsi liées dans lesprit de lenfant, et cela de manière indispensable à la suite de son développement.
Un passage de Jalley (article précité) montre bien que la pensée sorganise à partir de lambivalence et ne se conçoit que sur ce mode : « Dun point de vue épistémologique, la pensée de Piaget fait intervenir de multiples couples dopposés, de polarités : structure et genèse ; assimilation et accommodation ; orientation centripète et orientation centrifuge , caractère conservateur et caractère productif ; généralisation et différenciation ; irréversibilité et réversibilité ; centration et décentration ; fonctions figuratives et fonctions opératives ; état et transformation, quantité et qualité, réversibilité par inversion et réversibilité par réciprocité ; opérations logiques et opérations infralogiques ; implication et explication ; formel et réel ; abstraction réfléchissante et abstraction empirique ; pensée concrète et pensée formelle ; fermeture et ouverture ; nécessaire et possible ; sujet épistémique et sujet philosophique. Piaget a rassemblé un certain nombre de ces couples dans un tableau des « catégories fondamentales », construit selon un principe daccolades binaires (1936). »
Nous reprendrons lopposition entre fonctions figuratives et fonctions opératives dans le point de vue contemporain de Gibello, cité par Anzieu.
Gibello
Psychanalyste et professeur des universités, Bernard Gibello a travaillé sur les représentations mentales et les dysharmonies cognitives. Son article « Fantasme, langage, nature : trois ordres de réalité » (in Anzieu, 2003, p.33 et sqq.) expose quelques éléments intéressants pour la formation de la pensée. Il reprend les travaux de Wallon et Piaget, notamment la capacité de lenfant à représenter quelque chose par autre chose à partir du quinzième mois. Voici ce quil en écrit : « Limitation différée est une conduite très caractéristique de cet âge. Il sagit dimitation qui se produit en labsence du modèle. Cest par exemple le jeu du bébé qui pleure, celui du papa qui gronde, du chat qui dort, du corbeau qui croasse, etc. : dans ces jeux, lenfant utilise son corps, ses gestes, ses vocalisations pour signifier un objet ou une scène absents. Le premier signifiant différencié ainsi utilisé est le jeu du corps de lenfant qui permet un début de représentation. »
Wallon avait montré le rôle de limitation dans la formation de la pensée. Gibello voit le corps de lenfant comme le premier signifiant utilisé, ce qui met en évidence limplication du corps dans la fonction symbolique. Il semble que le signifiant se réduise ensuite à laspect vocal, dans les cas normaux.
« Le jeu symbolique commence sensiblement à la même époque. Cest probablement la plus importante des activités autonomes de lenfant, par laquelle il assimile le réel au moi sans contrainte ni sanction. Par exemple, lenfant gronde ou punit sévèrement son ours quand il se sent lui-même coupable ou mauvais, ou fait semblant de lui faire faire ce quil souhaiterait à linstant que son père ou sa mère fasse pour lui. Il peut également explorer des situations en permutant les personnages, par exemple en demandant à un parent dêtre le bébé et lui la maman. Rapidement sélaborent aussi les jeux de papa-maman, du docteur, de la maîtresse décole et bien dautres. Très vite arrive la notion de « faire semblant », première prise de conscience métalinguistique de la symbolisation. »
Le fait que la fonction symbolique sélabore dabord par le jeu, dépourvu de contrainte, laisse supposer que les manifestations du désir y jouent pleinement et laissent dans les symboles acquis des traces qui se réactiveront dans les activités artistiques.
Daprès Gibello, qui reprend les travaux psychanalytiques de Freud, Klein et Spitz, le premier organisateur de la pensée sarticule autour de lopposition plaisir vs déplaisir, le deuxième autour de la possibilité de penser lopposition présence vs absence, le troisième autour de la possibilité de penser le couple dopposition en général, sous la forme de lopération logique de négation. (op. cit. p. 54). Mais le développement de la pensée est parfois dérangé. Par exemple une élaboration défectueuse du deuxième organisateur (présence vs absence) amène le sujet à employer seulement des processus archaïques relevant du premier organisateur (plaisir vs déplaisir). Cest le cas de lautisme, des psychoses dissociatives et des psychoses déficitaires. (ibidem p. 58).
En fait, il est bien possible que nous soyons tous mûs par le désir, même quand nous croyons penser rationnellement, et les cas pathologiques ne font probablement que caricaturer le fonctionnement normal de la pensée. Nous y reviendrons ultérieurement avec la théorie de J-C Lavie.
En ce qui concerne les travaux de Gibello, un compte rendu de Didier Anzieu (op. cit . p. 20) savère intéressant :
« Il rappelle que le langage permet non seulement dévoquer des états (images, affects, sentiments, objets, etc.) mais aussi les opérations applicables à ces états (mouvements, projets, tactiques, stratégies, moyens, raisonnements, logique, etc.) pour les transformer en dautres états. Etats et transformations, ce sont aussi les deux aspects, figuratif et opératif, de la pensée représentative, soulignés par les travaux de Piaget (1960, article « Les praxies chez lenfant », Revue neurologique 102 ; La formation du symbole chez lenfant, 1945 ; Genèse des structures logiques élémentaires). Ces deux aspects de la pensée représentative se retrouvent respectivement dans les deux grandes formes de langage : le langage « parlé » habituel, et le langage mathématique. »
En fait le langage verbal aussi opère des opérations en vue de transformations, aussi bien dans linjonctif que dans largumentation, voire dans le simple constat « Tu es
» qui incite le destinataire à se conformer à lénoncé. Mais la différenciation entre figurations et représentants de transformations pourrait se révéler fructueuse.
« Gibello propose, en pendant du concept freudien de « représentant de chose », la notion de « représentant de transformation » dont les développements normaux constituent la logique, le raisonnement, les stratégies, et dont les développements pathologiques réalisent les dysharmonies cognitives, la pensée paradoxale et les pièges de la double entrave (double bind). (Anzieu, op. cit. p. 20) ». Ce point de vue qui articule psychanalyse et pensée se révèle très utile dans le traitement des troubles de la pensée.
Conclusion
Si nous reprenons lensemble de ces apports théoriques sur la formation de la pensée chez lenfant, nous pouvons constater que lambivalence psychique se répercute sur la pensée comme sur le langage, qui lui est étroitement lié, par lénantiosémie, cest-à-dire la coprésence de contraires. En effet, lenfant se représente dabord les pôles opposés ensemble, puis les différencie. A partir de représentations mentales, il imite autrui tout en saffirmant comme différent de lui, en tant quauteur dun jeu. Ce faisant, il met en uvre la fonction symbolique, qui lui permet lapprentissage du langage, ce qui lui facilite le développement de labstraction. Il établit des relations entre ses représentations mentales, sur lesquelles il opère dabord des transformations de condensation (assimilables au symbole psychanalytique), de déplacement (assimilables à la métaphore dans le domaine linguistique) et de réversibilité (assimilables à lantithèse et à la métathèse). Ces opérations qui caractérisent le psychisme des rêves (condensation, déplacement et renversement dans le contraire) sont à luvre également dans la langue et dans la pensée, ce qui laisse supposer un lien étroit non seulement entre lInconscient et le discours, mais aussi entre lInconscient et la pensée. Réfléchir, serait-ce en partie refléter son Inconscient ?
La vie psychique ressemble à un champ de bataille, comme lécrit Freud dans son Introduction à la psychanalyse (1916), car elle se compose de tendances opposées, de contradictions et de couples dopposés. Mais il ny a pas lexclusion de lélément contradictoire comme dans le conscient, car lInconscient ignore la négation ; cest avec son émergence quapparaît le clivage des opposés, la logique et lexclusion logique.
Dans lAbrégé de psychanalyse (1938 ; 2001), Freud montre que lopposition des deux pulsions fondamentales, Eros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de destruction, est ce qui leur permet, « dans les fonctions biologiques, dagir lune contre lautre aussi bien que de se combiner lune à lautre ». Mais ces deux pulsions sont à luvre aussi dans nos pensées : la pulsion de mort est présente dans la négation, sans laquelle il ny aurait pas de pensée autonome possible.
le domaine philosophique
La philosophie étant le domaine par excellence de la pensée rationnelle fondée sur lutilisation de la langue, nous pouvons nous attendre à y rencontrer bon nombre de réflexions concernant lambivalence. Nous allons explorer la philosophie grecque antique, puis la philosophie européenne des quelques siècles qui nous précèdent et enfin quelques points de vue psychanalytiques intéressants sur la pensée.
b.1. Dans le domaine de la philosophie grecque antique, nous voyons émerger de manière insistante lidée de lharmonie des contraires. Nous allons envisager dans lordre chronologique Thalès de Milet, Pythagore, Héraclite dEphèse, Parménide, Socrate, Empédocle dAgrigente et Platon.
Thalès de Milet, qui est considéré comme le premier philosophe, a vécu approximativement de 625 à 547 avant Jésus-Christ. Présocratique ionien né à Milet en Anatolie, cest lun des sept sages de la Grèce antique et le fondateur de lécole milésienne. Il est aussi scientifique et mathématicien. Il est célèbre pour son théorème, appelé en France « théorème de Thalès », mais qui est dit « théorème dintersection » en Angleterre. Thalès aurait calculé la hauteur d'une pyramide en mesurant la longueur de son ombre au sol et celle de l'ombre d'un bâton de hauteur donnée. Le théorème énonce quune droite parallèle à un des côtés du triangle intersecte ce triangle en un triangle semblable. Cela permet de calculer des longueurs grâce aux parallèles. Cest donc un cas de proportions analogiques qui a quelque chose à voir avec létablissement de similitudes. Plus intéressant encore pour notre propos, le théorème de Thalès sapplique non seulement au triangle, dont les parallèles coupent deux côtés, mais aussi à la figure géométrique dite « en papillon » dans laquelle les parallèles sont situées de part et dautre dun sommet du triangle. Il sagit alors dun rapport homothétique inversé qui nécessite un niveau dabstraction plus évolué que le triangle réduit. On peut donc penser que le renversement aide à faire progresser le niveau dabstraction.
Par ailleurs, la réciproque du théorème de Thalès déduit de mesures proportionnelles le parallélisme des droites, ce qui revient dune part à inverser le raisonnement de linduction à la déduction et dautre part à établir une similitude (le parallélisme) quand les proportions sont inversées. Cela semble assez proche du fait que les opposés possèdent un point commun, sans lequel il ny aurait pas dopposition possible. En quelque sorte, cest la représentation géométrique du même et de lautre, issu du va-et-vient entre fusion et séparation, qui entre en uvre dans le domaine de la géométrie plane avant de se développer dans le champ du raisonnement complètement abstrait.
En outre le théorème de Thalès offre des égalités de fraction qui se résolvent par lalgèbre avec les équations du premier degré : on passe au niveau dabstraction supérieur, exempt de représentations dans lespace. Si lon veut bien accepter ce rapprochement, le déplacement et le renversement dans le contraire caractéristiques du rêve, et donc de lInconscient, sont des procédés qui entrent en uvre dans les démarches de la pensée. Les opérations de déplacement et renversement se déploient dans ce théorème dabord dans le domaine concret et utilitaire (mesures de pyramides), puis dans la représentation géométrique ou représentation du concret, enfin dans le domaine algébrique qui saffranchit de lespace pour fonctionner avec des symboles mathématiques. Ces mêmes opérations de déplacement et de renversement, liées à lambivalence psychique, vont se mettre en uvre dans le domaine rationnel abstrait de la philosophie.
Un autre théorème est attribué au même philosophe, et cest celui-ci quon appelle « théorème de Thalès » en Angleterre et en Allemagne : un triangle inscrit dans un cercle et dont un côté est un diamètre de ce cercle est un triangle rectangle. De la même façon, on opère un déplacement (celui du point sur le cercle) et un renversement (en faisant passer ce point de lautre côté du diamètre). Ce sont donc les mêmes opérations psychiques fondamentales liées à lambivalence qui permettent le déploiement de la pensée, dabord mathématique et appliquée à lespace, et progressivement dans le domaine abstrait, de plus en plus séparé du monde environnant, libéré des contingences corporelles et spatiales.
Avant de quitter Thalès, il faut signaler quil avait prédit une éclipse de soleil, ce qui revient à prévoir un retour cyclique dans lespace et dans le temps, et quil considérait leau comme le principe explicatif de lunivers doù procédaient les autres éléments, air, feu et terre. Cette conception du philosophe rejoint la mythologie grecque, selon laquelle Océan et Téthys sont à lorigine de tout. Nous aurons loccasion de revenir sur le lien entre pensée rationnelle et imaginaire.
Pythagore, qui est supposé avoir vécu de 569 à 494 avant J-C, serait daprès Cicéron le créateur du mot « philosophie », qui signifie étymologiquement « lamour de la sagesse », comme chacun sait, lequel est étroitement lié à la soif de connaissance, dans lesprit de Pythagore comme dans lesprit de Platon, qui définit la philosophie comme telle dans le Ménon. Nous allons voir avec Pythagore lefficacité de lharmonie des contraires.
Il est originaire de Samos, dont il fut banni par le tyran Polycrate, à moins quil lait fui. Il est allé en Grande Grèce, cest-à-dire dans le sud de lItalie, sinstaller à Crotone, dans le golfe de Tarente en Calabre. Comme Thalès, il est connu pour un fameux théorème et sintéresse aux proportions. Il découvre la relation inversement proportionnelle entre la longueur de la corde vibrante et la hauteur du son émis. Les lois de lharmonique sont ainsi mises en évidence par le lien entre lharmonie musicale et les nombres proportionnels. Les pythagoriciens, daprès Théon de Smyrne, affirment que « la musique est une combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés ». Daprès Jamblique (environ 250- 330), néo-platonicien dont la Vie de Pythagore fut écrite vers 310, Pythagore faisait commencer léducation par la musique ; il utilisait certaines mélodies et certains rythmes pour guérir les traits de caractère ou les passions des hommes en rétablissant lharmonie entre les facultés de lâme.
Dans le domaine de la médecine aussi, il considère que le grand principe est lharmonie des contraires : lâme, ou la vie, résulterait dune bonne proportion des propriétés du corps, à retrouver pour guérir (humide vs sec, fluide vs visqueux, amer vs doux, pair vs impair). Il accorde beaucoup dimportance aux nombres, quil considère comme apparentés à la nature divine. Daprès la Métaphysique dAristote (IVème siècle av. J-C ; 1991, livre A p. 56-57), les pythagoriciens voyaient le nombre composé des éléments pair et impair, le pair étant infini, illimité et désordonné comme lair, limpair étant fini, limité, structurant comme une figure géométrique. Cette conception évoque celle de Nicolas Abraham, pour qui le rythme pair est lié à la fusion (aux connotations dinfini, illimité et désordonné) et le rythme impair à la séparation (aux connotations inverses de finitude, de limite et dordre classificatoire).
Héraclite dEphèse, de la fin du VIème siècle avant J-C, est certainement le philosophe le plus attaché à lalliance des contraires. Nous ne connaissons de lui que des fragments cités par dautres philosophes. Persécuté pour athéisme et misanthrope, il vivait en ermite. Il était dautant plus mal perçu que sa pensée aux formules paradoxales était écrite sans ponctuation, avec une sorte de densité poétique, si bien quil était surnommé « Héraclite lobscur ». Diogène Laërce, qui a transmis les doctrines philosophiques de son époque au milieu du IIIème siècle, le présentait comme un mélancolique qui bousculait la pensée rationnelle : pour Héraclite, la logique de la pensée ne peut atteindre lépicentre de la philosophie, cest-à-dire son véritable centre. Considéré comme présocratique, il accordait beaucoup dimportance à la connaissance de soi : « Il faut sétudier soi-même et tout apprendre par soi-même. ». Sa philosophie est qualifiée de « mobilisme » car sa théorie essentielle concernait lêtre en perpétuel devenir. La citation la plus célèbre est la suivante : « A ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours dautres et dautres eaux ». Il considérait que les choses nont pas de consistance et que tout se meut sans cesse : nulle chose ne demeure ce quelle est et tout passe en son contraire. Ses thèses seront combattues par bon nombre de philosophes parce quelles nient le principe didentité et abolissent le raisonnement logique habituel.
Ses propos sont pourtant très intéressants : il associe le feu, quil considère comme le principe de toutes choses, au logos universel, à la raison dont lharmonie est le résultat des tensions et des oppositions qui constituent la réalité. Le devenir sexplique à ses yeux par la transformation des choses en leur contraire et par la lutte des éléments opposés. La connaissance du logos est la seule sagesse, selon Héraclite vu par Diogène Laërce. Mais il affichait un tel mépris pour ses contemporains que la réception de sa pensée ne lui valut pas le succès quil méritait : il leur reprochait leur méconnaissance du verbe, « quoique toutes choses se fassent suivant ce verbe », « qui est toujours vrai » ; et cette phrase, juxtaposée à lénoncé de la vérité du verbe, semble critiquer linconscience humaine en ce qui concerne ses actes et ses rêves : « Mais les autres hommes ne saperçoivent pas plus de ce quils font étant éveillés quils ne se souviennent de ce quils ont fait en dormant. ». Quelle conscience pourrait-on avoir sans sintéresser au verbe ?
A propos des tendances opposées décelées par Héraclite, Jung emploie le terme d « énantiodromie » : « (
) si lattitude consciente peut se glorifier dune certaine ressemblance à la divinité, parce quelle vise le suprême et labsolu, une attitude inconsciente se développe dont la ressemblance à la divinité est orientée vers en bas, vers un dieu archaïque de nature sensuelle et violente. Lénantiodromie dHéraclite veille et le moment viendra où ce deus absconditus arrivant à la surface écrasera le dieu de notre idéal. » (1950 ; 1968, p. 95). Il dit cela au sujet de Schopenhauer qui, selon lui, se prononce en faveur de lintellect au risque de mutiler lhumain des autres fonctions (sensation, sentiment et intuition). Il définit lénantiodromie littéralement comme la « course en sens contraire » inhérente à la philosophie dHéraclite, « lantagonisme du devenir », « lidée que tout ce qui est se transforme en sens contraire ». Il cite Héraclite (ibidem p. 425) : « La nature elle-même tend à lantagonique ; de là vient son harmonie non de lidentique. ». Puis Jung propose sa définition personnelle de lénantiodromie :
« Jappelle énantiodromie lapparition de la contreposition inconsciente, notamment dans le déroulement temporel. Ce phénomène caractéristique se produit presque toujours lorsquune tendance extrêmement unilatérale domine la vie consciente, de sorte que peu à peu il se constitue une attitude opposée tout aussi stable dans linconscient ; elle se manifestera dabord par une inhibition du rendement conscient puis interrompra progressivement son orientation trop unilatérale. »
Cela ne concerne pas seulement les quatre fonctions dont parle Jung : cest aussi la caractéristique plus générale de lambivalence considérée par Freud comme la qualité essentielle du psychisme. Tous les psychanalystes ont pu vérifier par exemple que ladoration masque une bonne dose de haine : le pôle conscient est outré quand le pôle inverse est masqué.
Imre Hermann aussi (1924 ; 1978 p. 58- 61) cite Héraclite après avoir montré que la polarité des instincts ne se limite pas aux pulsions de vie et de mort : il existe aussi lassimilation et la désassimilation (cest ce que Wallon appelle « régression » dans les stades du développement), la croissance de lenfant et la démarche biologique inverse chez la personne âgée ; il y a même un éventuel retournement avec lâge, quil sagisse des dispositions psychiques de lhumain ou de lorientation des plantes. En outre certains enfants manifestent une insensibilité au retournement des images et lisent lécriture en miroir sans difficulté. Dans le mode de perception primitif, la localisation univoque est encore absente. Ultérieurement, ce serait la disparité transversale qui permettrait dentraver les retournements des rapports de profondeur.
Cest relativement à cette « démarche inverse » que Hermann cite Héraclite : « Vie et mort, état de veille et de sommeil, jeunesse et vieillesse sont pour nous la même chose, car ils se transforment lun en lautre. ». Cela sinscrit chez le philosophe grec dans une conception du temps cyclique comme éternel retour. Hermann cite également cette phrase : « Le chemin qui monte, cest le chemin qui descend. ». Le terme générique de déclivité se disjoint en pente et côte selon le trajet envisagé. Le substantif pente désigne dailleurs une inclinaison au sens général avant que se développe le sens de penchant par extension. Le psychanalyste nous offre une autre formule dHéraclite : « Le froid devient chaud, le chaud devient froid, lhumide devient sec et le sec devient humide. » (1978 p. 61).
Carl Abel, dont les travaux remarqués par Freud sont présentés au début de cette thèse, montre que nos prises de conscience dépendent des antagonismes naturels : « Sil faisait toujours clair, nous ne distinguerions pas entre le clair et lobscur, et partant, nous ne saurions avoir ni le concept ni le mot de clarté. ». A propos du mot ken ne désignant ni « fort » ni « faible » mais leur opposition, nous avons vu quil disait : cest « le rapport entre les deux et la distinction entre les deux, qui avait produit les deux du même coup ». Abel rejoint Héraclite. Et la langue rejoint la pensée dans une interaction évidente : la perception décrypte des sensations opposées qui vont donner lieu ultérieurement à une généralisation conceptuelle grâce à la langue (température pour lopposition chaud vs froid, luminosité pour lopposition clair vs obscur, etc). Cela napparaît pas immédiatement dans un terme générique comme siège, parce que lobjet fabriqué a donné lieu a de multiples formes, mais celles-ci sopposent de manière binaire (absence ou présence de dossier, absence ou présence daccoudoirs, etc) : la plupart des représentations présentent deux pôles opposés.
Une autre citation dHéraclite par Imre Hermann (ibidem p. 68) nous intéresse tout particulièrement : « Les contraires se rejoignent, la différence engendre la plus belle des harmonies et tout naît par la voie de la lutte ». Héraclite fait donc de lénantiosémie un principe universel.
Parménide (VIème-Vème av. J-C)
Parménide est un contemporain de Socrate, un peu plus jeune que lui, qui nest pas caractéristique de la pensée par oppositions, mais qui a limmense intérêt de relier la pensée à lêtre. Or cest bien ce lien qui assure la relation entre lambivalence psychique de lêtre profond et lénantiosémie de la pensée.
Son idée majeure est la continuité de lEtant, ce qui le conduit aux formules suivantes dans son « Poème », citées par Maurice Dayan (2004, p. 122) : « Le même, lui, est à la fois penser et être » ; « Or, cest le même, penser, et ce à dessein de quoi il y a pensée ». Dayan sappuie sur Parménide pour montrer que le rêve est un penser abreuvé à lInconscient : « Un penser non unifié sous la gouverne dun Je réfléchissant, mais ramifié en courants qui le distendent, qui vont de linfantile le plus précoce à la conscience la plus lucide du dernier jour écoulé (. . .) ».
Jaspers ( 1956 ; 1990 p. 94) commente ainsi le Parménide de Platon, dialogue où lauteur semble avoir voulu retranscrire la pensée du personnage éponyme : « Dans lascension de la pensée pure, dans la prise de conscience de lêtre en soi, la dialectique a dépassé toutes les connaissances provisoirement fixées qui sans elle tourneraient au dogmatisme. Elle a conquis lespace ouvert où elle se meut dans le jeu des pensées et où elle touche par lui le secret insondable contenu dans le problème de lêtre, en abolissant le problème lui-même. » Il écrit à propos de la seconde partie du Parménide : « La dialectique est aussi bien la pensée qui sélève que la pensée au sein de lêtre en soi ; elle est donc tantôt mouvement en avant, tantôt spéculation qui médite et sattarde en un mouvement circulaire ». La conception de lUn de Parménide débouche, dans cette uvre platonicienne, sur des couples de contraires susceptibles de mieux cerner le problème.
Parménide semble donc bien à lorigine de la prise de conscience du lien entre lêtre et la pensée. En outre, ce nest pas à la pensée rationnelle quil attribuait la meilleure efficacité, mais à Eros, quil considérait comme un daimon avisé qui gouverne le monde et le pilote comme un navire sur la mer (Détienne et Vernant, 1974, p. 145). Il est considéré comme présocratique, mais on pourrait aussi le voir comme préfreudien
Socrate, philosophe du Vème siècle avant notre ère, na laissé aucune uvre écrite. Il nous est connu essentiellement par les uvres de Platon. Sa devise était « Connais toi toi-même », linscription du temple de Delphes. Fils de sage-femme, il pratiquait la maïeutique cest-à-dire quil faisait accoucher les gens de leur pensée en les questionnant. Son enseignement, quil prodiguait gratuitement, a dautant plus marqué quil a été condamné injustement à boire la ciguë et accepté héroïquement la mort en refusant de senfuir.
Cependant ses dialogues déconcertent. Socrate entreprend daider les gens à sobserver eux-mêmes pour mieux se connaître parce quil considère la connaissance comme une source de bonheur et dautonomie qui délivre des opinions et de laveuglement. Pour ce faire il provoque létonnement et le doute par rapport aux opinions courantes : cest ce qui dérange mais cest aussi ce qui suscite la pensée.
Le daïmon dont il entend la voix lui prescrire ce quil doit faire (notamment enseigner) peut être considéré peut-être comme la voix de son Inconscient : aider les gens à accoucher (de leur pensée), cest imiter sa mère, donc rechercher la fusion perdue avec elle. Il dit « Je ne sais quune chose, cest que je ne sais rien », sa recherche acharnée de connaissance aboutissant à labsence dobjet absolu et certain. Or lobjet irrémédiablement perdu, cest le sein maternel, selon Freud. Et Lacan considère Socrate comme un précurseur de lanalyse : il sagit de se questionner soi-même dans une recherche incessante pour déboucher sur la conscience de labsence ou du manque à être, du vide irrémédiable.
Empédocle dAgrigente (environ 490-435 av. J-C)
Empédocle était un philosophe grec, poète, ingénieur et médecin. Il se disait prophète. Cétait un personnage important et excentrique qui fut exilé en Péloponnèse. Selon la légende, on aurait retrouvé lune de ses chaussures au bord de lEtna, mais son suicide nest pas une certitude.
Il considère que les quatre éléments (leau, le feu, la terre et lair) sont à lorigine de toute chose, mais ce nest pas nouveau. Selon sa doctrine, la combinaison des quatre éléments détermine la santé ainsi que les caractères. Sa théorie très innovante (Hermann, 1924 ; 1978 p. 58), qui semble assez proche de la fusion vs séparation, établit une équivalence entre lamour et lattraction cosmique, qui permettrait la liaison des éléments en vue de la constitution des individus ; inversement, la haine ou répulsion provoquerait leur dissolution dans les matières originaires.
Empédocle a découvert la bisexualité des plantes et les considérait comme des êtres vivants. Il pensait que les êtres organiques étaient des incarnations terrestres du monde spirituel. Il croyait à la transmigration des âmes et voyait le cycle des existences comme une expiation. (ibidem p. 58). Sa conception dualiste du monde entre esprit et matière sattache à linteraction entre les deux.
Son influence est considérable. Selon Henry Corbin (1958 ; 1993 p. 27), la ligne ésotérique du shiisme vient dEmpédocle. Daprès Jalley (article cité, p. 838), Freud sest référé à Empédocle, une des sources de Schelling, à propos de lalternance continue du processus universel, tour à tour unifié et dissocié par les deux forces pulsionnelles fondamentales, lamour et la lutte (1937). Il est clair dailleurs que lopposition et limbrication de lamour et de la haine chez Empédocle prépare la conception des pulsions de vie et de mort chez Freud.
Nous avons vu avec Spitz que la liaison entre lamour et la vie pouvait sobserver chez les nourrissons, qui risquaient la mort en étant séparés de leur mère. Toute parole haineuse risque de mener au désinvestissement. Et la haine provocatrice de mort pourrait se véhiculer dans la violence de la langue, selon Lecercle (op. cit. 1990), qui évoque Jeanne Favret-Saada, ethnologue de culture psychanalytique, laquelle (2007) attire lattention sur la paronomase mot/mort et met en lumière le performatif de « vous êtes ensorcelé ». Les sorcières nexistent pas, on leur attribue un pouvoir. Mais leffet de ces mots est de tuer. La plus grande victime est la personne désignée comme sorcière, qui a trois sortes de réactions : mourir (les mots tuent), nier (mais souvent elle tombe malade), ou écrire une fiction, un récit de sorcellerie qui la désenvoûte. En dautres termes, la haine qui tue peut opérer ses méfaits via le langage et sa nocivité peut sévacuer via lécriture. Lambivalence de la langue et de la pensée atteint son paroxysme dans son utilisation comme instrument de vie ou de mort.
Dans LEnsorcelée de Barbey dAurevilly, la croyance en leffet désastreux de la « male herbe » cotentinoise provoque trois décès. Or cette superstition nest jamais quune pensée erronée, qui influence dangereusement le destin des êtres. Lambivalence de la pensée réside non seulement dans le choc des contraires mais aussi dans sa capacité de justesse ou dinexactitude. A linstar de Jeanne, lhéroïne de louvrage évoqué, des humains bien réels se précipitent dans les catastrophes qui leur sont prédites, ce qui montre linfluence de la pensée (associée ici à la croyance) sur le comportement et celle de la haine susceptible de tuer. Empédocle na pas tort, bien que sa croyance en la métempsycose puisse surprendre et susciter quelque méfiance.
Platon (428/427-347/346 av. J-C)
Disciple de Socrate, quil met en scène dans ses dialogues, Platon sinspire dHéraclite et Pythagore et il accorde une importance considérable à Parménide.
Il établit que le fonctionnement de la pensée se constitue par oppositions : dans les perceptions sensibles apparaissent dès labord, si lon veut y songer, des contradictions. On les frotte entre elles « comme les morceaux de bois dont on fait jaillir le feu », faisant ainsi apparaître ce que lon recherche dans la connaissance (République IV 435 a). Jaspers commente ce passage de la façon suivante : « la pensée sallume et se met en mouvement au choc des contraires » (1956, p. 94-95). Dautres formules de Platon (citées par Jaspers p. 95, op. cit.) vont dans le même sens : « Si lon ne connaît pas le risible, il nest pas possible de comprendre le sérieux, de même quen général, dans les contraires, un des termes ne peut se comprendre sans lautre. » (Lois, VII 816 d) ; « Car tous deux, vertu et vice, vont nécessairement de pair pour la connaissance, de même que en tout ce qui est du domaine de lêtre il faut connaître à la fois et liées lune à lautre lerreur et la vérité, en un inlassable effort. » (Lettre VII 344 a, b). Dans le troisième discours du Banquet, celui dEryximaque, lalliance des contraires est présentée comme fondamentale dans lart de la médecine et de la musique et liée à lamour (2001, p. 110-111).
Nous avons eu déjà loccasion de citer Platon à plusieurs reprises, notamment en ce qui concerne la motivation du langage. Nous attirerons simplement lattention sur la forme dialoguée de ses écrits qui permet de laisser les problèmes en questionnement sans imposer aucune idée définitive. Chez Platon, lambivalence entre les contraires est à lorigine de la pensée ; et il sexprime sous une forme ambivalente qui laisse toute liberté dinterprétation au lecteur : il est possible que son porte-parole soit Socrate, mais ce nest pas une certitude. Cela convient très bien au questionnement incessant qui est indispensable au fonctionnement de la pensée.
Les premiers philosophes avaient donc déjà bien exploré la coprésence des contraires comme origine de la pensée. Le fruit de leurs réflexions sera repris et amplifié par les philosophes européens dès la Renaissance.
b.2.Dans le domaine de la philosophie européenne de ces derniers siècles, nous allons envisager les propos de Montaigne, Pascal, Descartes, Locke, Diderot, Condillac, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, Nietzche, Adorno et enfin le logicien français Robert Blanché.
Il fallut la Renaissance et le retour à lAntiquité grecque pour que la philosophie se développe en Europe.
Montaigne, dans ses Essais, entreprend la peinture de lui-même et surtout de sa pensée toujours en mouvement : non seulement « le monde nest quune branloire pérenne », mais lui-même est susceptible de changer. « Cest un contrerôle de divers et muables accidents et dimaginations irrésolues, et, quand il y échet, contraires ; soit que je sois autre que moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. » (Livre III, chapitre II, « Du repentir », 1588).
Au XVIIème siècle, Blaise Pascal, dans les Pensées, reprend lidée de raisonnement par oppositions. La fameuse formule de René Descartes (1637), « Cogito ergo sum » ( « je pense donc je suis »), vise moins à établir un lien entre lêtre et la pensée quà éliminer tout postulat, y compris celui de sa propre existence. Il fait de la pensée elle-même le fondement de toute connaissance, la seule certitude quon ne puisse mettre en doute. Son premier précepte est de naccepter aucune chose pour vraie tant que son esprit ne l'aura clairement et distinctement assimilée préalablement.
Le premier philosophe européen qui va nettement établir la relation entre lêtre et la pensée est langlais John Locke (1694 ; 1998) pour qui la conscience seule fait lidentité personnelle : « lidentité de telle personne sétend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée passée ; cest le même soi maintenant qualors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui à présent réfléchit sur elle ». Il fonde lidentité de lêtre sur sa conscience dans le temps, donc sur sa mémoire, mais aussi sur sa pensée, quil juge empreinte de plaisir et de douleur à lorigine. Il a réfuté le concept didées innées et montré que le cerveau humain était dabord tabula rasa (ardoise vierge) avant de développer la pensée à partir de lexpérience. Voltaire la fait connaître en France dans ses Lettres philosophiques (1734 ; 1986), séduit surtout par sa conception du libre échange.
Dès le XVIIème, nous avons donc la pensée par oppositions et la pensée reliée à lêtre. Cela va saccentuer au siècle des Lumières. Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles (1749), développe les idées de Locke. Son axe directeur est quil ny a pas didée ou de forme fixe et absolue, que tout est subjectif. Mais contrairement à Locke, il est athée, si bien quil parvient à des conclusions inverses dans le domaine de la morale, quil relativise en fonction des sens (p. 38) : laveugle manifestant une aversion pour le vol dont il est plus facilement victime et de lindifférence pour la pudeur, parce quil a un sens de moins que nous, celui qui aurait un sens de plus pourrait bien préconiser une morale différente de la nôtre. Cest dire comme la foi ou lathéisme influe sur les pensées. Il semble que ce soit la conclusion, souhaitée préalablement, ou perçue intuitivement, qui guide le raisonnement si pertinent soit-il- et non linverse.
Condillac, ami de Diderot, a participé aussi à diffuser les idées de Locke avec son Traité des sensations (1754). Il les a même poussées un peu plus loin : de la comparaison dexpériences passées et présentes et du plaisir ou de la douleur qui leur est attaché, émergent les pensées qui ne sont que des sensations transformées, selon lui. Et ces pensées sélaborent grâce à la langue, remarque fondamentale, et non la seule pour laquelle il mérite dêtre évoqué : dans son Traité sur les systèmes (1749), il montre que si lon ressentait toujours du plaisir ou toujours de la douleur, on serait heureux sans idée de malheur ou malheureux sans idée de bonheur ; cest le passage de lun à lautre de ces états qui fait réfléchir (cité par Diderot, 1749 ; 2000 p. 76). Il nous intéresse en particulier pour son influence sur Alexander Bain, philosophe du XIXème contemporain de Carl Abel, qui (in Logic, I, 54) va jusquà émettre lhypothèse, sans rien en savoir, quil serait logique quun nom ait deux significations ou bien quune signification ait deux noms (Freud, 1933, p 57).
Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe allemand, montre dans sa Critique de la Raison pure (1781) que « cest le sujet connaissant qui constitue les objets ». Le vrai centre de la connaissance est le sujet. Ce n'est donc plus l'objet qui oblige le sujet à se conformer à ses règles, c'est le sujet qui donne les siennes à l'objet pour le connaître. Cet apport essentiel de Kant aborde autrement le lien entre lêtre et la pensée : cest le sujet qui impose ses règles. - Et si la pensée dépend uniquement du sujet, il est clair quelle y puise la structure profonde de son psychisme.- En outre, Kant sest penché sur la physique newtonienne de gravitation, dattraction et de répulsion avant daborder la vie mentale. Et ce quil y trouve, ouvrant ainsi la voie aux découvertes de Freud, cest la polarité de lattraction vs répulsion et la coexistence possible des contraires : il distingue lopposition logique (avec la contradiction par laquelle le vrai supprime le faux) et lopposition réelle, sans contradiction. Deux éléments positifs en opposition réciproque peuvent coexister dans le même sujet (Jalley, article cité « opposition »).
Jalley retrace lévolution du concept dopposition dans la philosophie allemande de Kant à Hegel et ses répercussions probables sur la pensée de Freud (article « opposition », op. cit.), ce dont sinspirent les paragraphes suivants.
Pour Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), le moi se fait en opposition au non-moi, qui est posé dans et par le moi, opposition dont découle la construction de lesprit par intégrations successives. Deux orientations inverses, lune centrifuge infinie passive et lautre centripète finie active, conduisent la première à poser le non-moi comme limité par le moi et à explorer linconnu, lautre à établir les facultés cognitives, de limagination à la pensée rationnelle. Le schème kantien dattraction vs répulsion évolue ainsi vers le double mouvement de projection vs introjection et Fichte montre le caractère opératoire de la pensée avant Piaget. En outre il insiste sur linteraction entre le sujet et lobjet, et montre limportance de lintersubjectivité : « pas de toi, pas de moi ».
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854) fait du principe de polarité, esquissé par Kant et précisé par Fichte, un schème explicatif universel. Le sujet en tension sélève dune bipolarité à lautre selon un principe dinclusion ascendante. Ce processus observe une loi dalternance entre étapes de contraction et dexpansion, entre phases déquilibre relatif et de déséquilibre.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) envisage la notion de renversement. Sa dialectique, avec thèse, antithèse et synthèse, qui est au fondement de la technique de dissertation française en littérature, sappuie sur la pensée par opposition, puis dépassement de cette opposition par une vue plus globale exercée à partir dun autre angle.
Freud fait mérite à Arthur Schopenhauer (1788-1860) davoir deviné le mécanisme du refoulement (Ma vie et la psychanalyse, 1925). Cest quil accorde le primat au vouloir-vivre sur lintellect, primat qui implique que « les pensées nettement conscientes ne sont que la surface », lintellect, et que nos pensées les plus profondes nous restent en partie obscures, quoiquelles soient, en réalité, plus déterminantes, plus fondamentales. Ces pensées profondes sont constituées par la volonté ou vouloir-vivre, qui implique la perpétuation de lespèce et la sexualité. Mais lamour ou vouloir-vivre ne mène selon lui quà la souffrance et à la guerre doù la nécessité dabolir le désir sexuel. Il faudrait maintenir la volonté vers lart et la pensée
en dautres termes, pratiquer la sublimation absolue.
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900), dabord disciple de Schopenhauer, reprend lidée de vouloir-vivre, mais ne le limite pas à continuer lexistence : il sagit de le dépasser par la volonté de puissance. Lhomme ne se dirige pas à la recherche du plaisir ou de la douleur, mais il est guidé par sa volonté de puissance, qui lui fait connaître alternativement palisir et douleur. La raison elle-même est guidée et trompée par cette pulsion vitale, doù la nécessité de considérer la psychologie comme la reine des sciences. Cest la volonté de puissance qui mène aux hiérarchies indues et cest elle quil convient de connaître. Son « Prologue en vers » au Gai Savoir en témoigne : il ne veut ni conduire ni gouverner, mais refuser toute hiérarchie fallacieuse et se rechercher lui-même.
« Le solitaire
Je déteste suivre autant que conduire.Obéir ? Non ! Et gouverner, jamais !Qui ne s'inspire pas d'effroi n'en inspire à personne,Et celui seul qui en inspire peut mener.Je déteste déjà me conduire moi-même !J'aime, comme les animaux des forêts et des mers,Me perdre pour un bon moment,M'accroupir à rêver dans un désert charmant,Et me faire revenir de loin à mes pénates,M'attirer moi-même... vers moi. »
Pour Nietzsche comme pour Schopenhauer, la pensée permet de prendre conscience que la raison ne mène pas le monde et quelle peut même être falsifiée par une pulsion profonde, qui est la volonté de puissance pour lun et le vouloir-vivre pour lautre. Tout cela préfigure la pensée freudienne selon laquelle nous sommes guidés par notre Inconscient.
Theodor Adorno (1903-1969) sinterroge sur lémergence du nazisme dans une civilisation fondée sur la raison et critique la dialectique hégélienne : « Cest justement linsatiable principe didentité qui éternise lantagonisme en opprimant ce qui est contradictoire. Ce qui ne tolère rien qui ne soit pareil à lui-même, contrecarre une réconciliation pour laquelle il se prend faussement. La violence du rendre-semblable reproduit la contradiction quelle élimine. » (1966 ; 2003 p. 176). Ce philosophe sinsurge contre la violence, notamment contre celle quon inflige aux animaux et qui favorise la violence envers les humains. Et sa philosophie semble liée à cette motivation profonde.
Or la fausse réconciliation de la dialectique, quil dénonce, sappuie sur une méconnaissance de lénantiosémie. Une prise de conscience de lalliance des contraires inhérente à la langue et à la pensée éviterait les antagonismes chargés dagressivité par refus de la différence : ce nest pas seulement la différence avec autrui qui est niée par le moyen de lemprise, mais même la différence maximale constituée par lopposition, qui est inhérente à la pensée. Celle-ci gagnerait en clarté à être reconnue dans son ambivalence. Le fait de reconnaître les contradictions en soi éviterait peut-être de les projeter à lextérieur en considérant les autres comme des horreurs à éliminer. Car « [l]e pouvoir de réunir et celui de séparer constituent à la fois la double virtualité du langage et la double image où les hommes investissent leurs conduites et condamnent celles auxquelles ils sopposent. » (Reichler, 1979, p. 16).
Le logicien contemporain Robert Blanché accorde une importance majeure à lopposition et la négation, indispensables à la pensée : « Quant à la négation, elle commande les oppositions, qui jouent un rôle capital dans la construction des familles de concepts. » (1969, p. 13). Mais il observe deux types de structure : les structures graduelles et les structures oppositionnelles (ibidem p. 19). Pour combiner les dyades du type possible vs impossible et les triades englobant les extrêmes et le milieu, par exemple aimable, indifférent, haïssable, il intègre les opérateurs logiques comme les quantificateurs, les opérateurs modaux et les connecteurs interpropositionnels dans une structure oppositionnelle à six termes. Au carré dApulée qui fonctionnait sur des propositions opposées, il propose de substituer un « hexagone logique » (ibidem p. 33) qui permet « des analyses plus fines, offrant les ressources dune structure ambiguë qui se laisse décomposer à volonté comme un trio de dyades ou un couple de triades ». Cette figure rend compte en outre du fait que les opposés ne sont pas nécessairement contradictoires. Remarquons au passage que cette alliance du pair et de limpair de lhexagone logique se révèle satisfaisante pour lesprit de même que lalexandrin séduit le sens esthétique, comme nous lavons vu, parce quil permet dassocier les rythmes pair et impair : les trimètres et tétramètres portent laccent sur trois groupes de quatre syllabes ou quatre groupes de trois syllabes.
Conclusion
Au sein des réflexions philosophiques sur la pensée, et des tentatives de réconciliation des opposés qui la mettent en uvre, on voit poindre lidée que quelque chose de plus profond mène la raison, qui ne serait que de surface. Il y avait déjà chez les Grecs anciens une idée peu exprimée mais bien ancrée dans les esprits : lintelligence maîtresse de la pensée, la mètis analysée par Détienne et Vernant (1974), bouleverse les parcours bien ordonnés, ruse et sinverse de manière à remporter la victoire. Cest bien le même genre de puissance qui régit lInconscient et, le cas échéant, subvertit les raisonnements.
c) Quelques points de vue psychanalytiques sur la pensée, aussi déconcertants que les propos de Socrate, ébranlent toutes les constructions rationnelles qui pourraient apparaître comme des certitudes. Freud, Ferenczi, Hermann, Lacan, Haddad, Marcelli et Lavie proposent en effet des interprétations étonnantes de nos démarches rationnelles.
Si nos motivations profondes issues de nos désirs inconscients influent sur nos choix de vie, elles pourraient bien aussi orienter nos pensées.
Sigmund Freud considère comme Spitz que la pensée autonome présuppose la capacité de négation. Pour Freud comme pour Abel, tout concept est le frère jumeau de son opposé et les notions les plus élémentaires sacquièrent selon un rapport d opposition. Lambivalence psychique, manifeste dans les éléments du rêve, se masque à létat conscient dans des couples dopposition binaire dont le jeu de Fort-Da est une bonne illustration : les opposés lointain vs proche ou absent vs présent semblent alterner au lieu dêtre coprésents, mais justement ce jeu est un début dapprentissage de la langue qui permet de représenter labsence. Les représentations opposées coexistent.
Remarquons que cest au moment de la séparation davec sa mère que lenfant observé, par désir de la fusion perdue, représente les deux pôles opposés de manière séparée. -De même, les mots sont prononcés dans larrachement à la mère.- Ajoutons à cela que la mère absente nest plus tout à fait absente puisquelle est représentée par la bobine, et la mère représentée nest pas tout à fait présente puisquelle nest jamais quune bobine. Le fait de représenter quelque chose, par une bobine ou par un mot, est une forme de présence intermédiaire entre la présence réelle et labsence, une sorte de compromis entre les deux qui tient de lambivalence. Les termes « présent » et « absent » sont des antonymes polaires ou complémentaires en logique, mais dans le domaine linguistique ce nest pas le cas : la langue elle-même constitue un intermédiaire entre les deux pôles de la présence et de labsence. Et nous verrons dans lanalyse de « Booz endormi » que le poète peut utiliser toutes les potentialités de la langue pour imbriquer la présence et labsence, la vie et la mort.
Dans larticle sur « la dénégation » de 1925, Freud montre lorigine psychique de la pensée : la polarité de la pensée (négative ou affirmative) senracine dans le couple de pulsions opposées Eros vs Thanatos, en dautres termes dans les pulsions de vie et de mort. Laffirmation recherche lunification tandis que la négation tient de lexpulsion.
Freud considère que lenfant passe par létape du moi-plaisir qui « veut sintrojecter tout le bon et expulser hors de lui tout le mauvais ». Alors se crée la limite dedans/dehors. Lenfant, qui se préoccupe essentiellement de manger et expulser, croit à la toute-puissance magique de sa pensée puisquil se représente le désir et le voit aussitôt réalisé, dans le meilleur des cas. Il ne sait pas encore que ses cris ont suscité laction de lentourage. (Lobsessionnel ne se débarrassera jamais tout à fait de cette croyance malgré les expériences). Létape suivante du développement de lenfant est opposée à la première : cest celle de lépreuve de réalité qui confronte lenfant à juger de lexistence réelle de lobjet de satisfaction. Elle est favorisée par le retard de la satisfaction, les petites déceptions et les interdictions. Les deux principes du fonctionnement psychique (plaisir et réalité) sont donc successifs et opposés, mais coprésents dans lart.
Sandor Ferenczi est un psychanalyste hongrois analysé par Freud et, pendant très longtemps, son disciple le plus proche. Il a écrit de nombreux articles passionnants qui ont été rassemblés sous la direction de Michaël Balint en quatre volumes. Dans un article de 1913 intitulé « Le développement du sens de réalité et ses stades » (1970 p. 52-65), il reprend la théorie de Freud concernant le stade-plaisir et le stade-réalité. Entre les deux étapes, lélaboration de la pensée ne sest pas encore interposée entre le désir et laction : il ny a pas encore dinhibition ni dajournement.
Le principe de plaisir qui ne tient pas compte de la réalité caractérise la vie prénatale, remarque Ferenczi : le foetus a constamment tout ce qui lui est nécessaire. Après le traumatime de la naissance, le nouveau-né « désire de toutes ses forces se retrouver dans cette situation ». Et lentourage, quand tout se passe bien, fait en sorte que ce désir soit réalisé : il évite les excitations externes comme la faim, le froid, lirritation fessière, etc. Les cris au moment du déplaisir deviennent signaux pour que le désir se transforme en réalité. Puis les gestes appropriés, comme celui de tendre la main, procurent le plus souvent la satisfaction désirée sans effort, si bien quil y a une période de gestes magiques. Le développement pathologique de cette situation donne la conversion hystérique en symptômes des désirs refoulés. Lhystérique sest fixé au stade des gestes magiques.
Ferenczi rapproche le premier stade, celui du moi-plaisir, de lintrojection : toutes les expériences sont encore incluses dans le moi. Le stade de réalité serait alors la phase de projection du développement du Moi. Le monde extérieur résiste à ses désirs et lenfant y projette ses caractéristiques intérieures si bien quil traverse une période animiste. Il passe du geste au langage et se trouve alors dans la période des pensées et mots magiques. Cest à ce stade que régresse le névrosé obsessionnel qui croit à la toute-puissance de sa pensée et de ses formules verbales.
La mégalomanie cache un sentiment dinfériorité, comme la montré Adler mais ce sentiment dinfériorité est lui même issu dun sentiment excessif de toute-puissance qui a dû être refoulé et qui se manifeste par compensation : ambition démesurée, appât excessif du gain, cachent le désir de retrouver la toute-puissance initiale. Le désir de tout savoir et la soif de connaissance pourraient bien venir de là. La curiosité intellectuelle serait-elle désir de toute-puissance ?
Freud énonce que le règne du principe de plaisir cesse quand lenfant est détaché de ses parents sur le plan psychique. Ferenczi ajoute ceci, qui semble crucial en ce qui concerne la pensée : « Cest également à ce moment, extrêmement variable selon les cas, que le sentiment de toute-puissance cède la place à la reconnaissance du poids des circonstances. Le sens de réalité atteint son apogée dans la science où, par contre, lillusion de toute-puissance tombe à son niveau le plus bas ; lancienne toute-puissance se dissout ici en seules « conditions » (conditionnalisme, déterminisme). Nous trouvons toutefois dans la théorie du libre-arbitre une doctrine philosophique optimiste qui réalise encore les fantasmes de toute-puissance. » (1970, p. 61-62).
Ainsi, cest lancien sentiment de toute-puissance du nourrisson qui conduirait ladulte à attribuer une importance exagérée soit au libre-arbitre soit au déterminisme ; ces deux théories opposées seraient mues par la même origine. Ferenczi ne le dit pas, mais cela apparaît dans la juxtaposition de ses exemples. On pourrait même supposer que le facteur qui différencie les deux tendances correspondrait alors respectivement au stade de fixation sur la période dintrojection ou de projection, soit le stade de plaisir pour la théorie du libre-arbitre et la déception du stade de réalité pour la théorie du déterminisme. Quoi quil en soit, nos convictions, voire nos certitudes, que nous prenons pour le résultat de pensées logiques, seraient ainsi orientées par des éléments anciens tels que la frustration de la toute-puissance infantile.
Le choix des pensées se déterminerait donc, partiellement du moins, non en fonction du raisonnement mais en fonction « de la phase de développement du Moi et de la libido où sest produite linhibition de développement favorisante » comme le disait Freud à propos du choix des névroses.
Mais revenons à Ferenczi. Il considère que le sens de la réalité se développe par refoulements successifs, la frustration exigeant ladaptation. Le ftus préfèrerait rester dans le corps maternel, mais il « doit oublier (refouler) ses modes de satisfaction préférés et sadapter à dautres. Le même jeu cruel se répète à chaque nouveau stade du développement. » (ibidem p. 64). Ferenczi ajoute dans une note que, si lon pousse à lextrême ce raisonnement, la tendance à linertie ou à la régression domine la vie organique tandis que la tendance à lévolution, à ladaptation, dépendrait de stimuli externes.
Enfin, il considère les contes, que les adultes racontent si volontiers aux enfants, comme la représentation artistique de la situation perdue de toute-puissance. Mais cela concerne limaginaire. Ferenczi revient plus résolument sur la formation de la pensée dans un article de 1926 intitulé « Le Problème dans laffirmation du déplaisir » (1974, p. 389-400). Il y exploite les nouveaux apports théoriques de Freud, essentiellement larticle sur la dénégation de 1925.
Lambivalence par rapport au premier objet, le sein maternel, aimé quand il donne satisfaction et haï quand il se fait attendre, est au fondement du processus de pensée, selon lui. La capacité de juger vient de cette ambivalence défensive dans laquelle les deux tendances se neutralisent mutuellement. Le « lien qui unit les forces dattraction et de répulsion » est un « processus psycho-énergétique à luvre dans toute formation de compromis et dans toute vision objective. » (1974, p. 394). Si lon aime trop un objet, on ne se rend même pas compte de son existence, on lintègre au moi. Si lon déteste trop un objet, on le rejette totalement. Et quand ces deux tendances se modèrent lune lautre, on peut reconnaître lobjet : les deux mécanismes dintrojection et de projection se compensent mutuellement. La reconnaissance scientifique du monde nécessite linstauration du préconscient, niveau où a lieu la dénégation. Et lon voit réapparaître lidée freudienne du détournement, essentiel à la pensée et la culture : « la capacité dadaptation psychique comporte une disposition permanente à reconnaître de nouvelles réalités et la capacité dinhiber laction jusquau terme de lacte de penser. » (ibidem p. 397).
La pulsion de mort est à luvre car tout amour dobjet se forme aux dépens du narcissisme : dans ladaptation, la reconnaissance du monde environnant ou la formulation dun jugement objectif, la destruction partielle du moi est tolérée en vue dune reconstruction plus solide si bien que la destruction est préalable à un devenir positif. Les traces mnésiques seraient des cicatrices de destructions réutilisables par Eros pour la préservation de la vie (ibidem p. 398).
Dans le domaine mathématique et logique se déploient les deux sens du mot « compter » : il sagit de compter avec le réel et de compter les facteurs de déplaisir plus ou moins grand. La pensée serait ce calcul à partir de traces mnésiques qui peuvent rester inconscientes. Laptitude à juger viendrait donc des réactions psychiques à des stimuli variés et dintensité diverse. Ferenczi met ainsi en évidence le rôle moteur de lambivalence dans la pensée et de la combinaison nécessaire entre pulsion de vie et pulsion de mort.
Par ailleurs dans un article intitulé « Mots obscènes », il reprend la thèse de Freud selon laquelle le psychisme passe des hallucinations à la pensée verbale au cours du développement : « Des performances plus subtiles deviennent possibles du fait que les images mnésiques ne seront plus représentées poursuit Freud- que par des fragments émoussés de leurs caractéristiques, les signes verbaux. (
) Ce développement peut comporter des étapes psychologiques caractérisées par la coexistence dune aptitude déjà formée à un mode plus économique de pensée par signes verbaux et la persistance dune tendance à faire revivre régressivement des représentations. »(1910 ; 1968 p.129-130).
Ces étapes se manifestent par le fait que « les enfants traitent les mots comme des objets » selon lexpression freudienne. Ferenczi ajoute que les grivoiseries comporte un caractère régressif qui accentue le fait que « toute parole prend son origine dans une action qui na pas eu lieu » (ibidem p. 131). Par ailleurs, ce qui ressort de ces considérations est lambivalence de la langue entre abstrait et concret, dont nous usons dans les jeux de mots et en poésie. Et que serait notre jubilation du langage sans ce sel du Verbe ?
Imre Hermann, dont nous avons présenté la théorie de linstinct dagrippement, sest penché sur lexploration des démarches de la pensée dans deux ouvrages réunis en un seul volume. Dans les deux cas, il sest appuyé sur les théories de Freud et Ferenczi, dont il est le disciple. Il sagit de Psychanalyse et logique et Le Moi et le Penser, parus pour la première fois respectivement en 1924 et 1929, réunis en un seul volume dans leur traduction française de 1978. Dans le premier, il révèle dans la pratique de la logique, exercée sous prétexte de recherche de la vérité, un mécanisme de défense affective qui consiste en lapaisement dun conflit ou dune souffrance par certaines démarches intellectuelles. Dans le second, il met en évidence les fondations magico-mystiques et totémiques de la pensée.
Hermann remarque la fonction critique et normative de la logique, correspondant à la censure et lidéal du Moi (1924 ; 1978 p. 24). La norme logique sexerce par rapport à la vérité, la réalité, or la représentation de celle-ci indique des degrés dévolution du moi, comme la montré Ferenczi. Hermann distingue cinq démarches de pensée : la démarche duelle, la démarche inverse, la démarche de détournement et enfin celle de lenfoncement et de lélévation. Si les deux premières se conjuguent, les deux dernières sopposent point par point.
La démarche duelle de pensée, apaisée via ce qui fonctionne par deux, consiste à introduire le nombre deux dans les jugements. Hermann sappuie sur la théorie de Freud selon laquelle le psychisme se forme à partir du biologique et de lorganique. Il la prolonge en faisant valoir que la pensée peut se fonder du point de vue organique sur la dualité des yeux, des mains, etc. Cette pensée duelle se manifeste dans les formes linguistiques de réduplication du type ouah-ouah ou au jour daujourdhui et dans les répartitions en deux classes opposées du type doux et passif vs puissant et actif. Il a observé cette bipartition chez une malade, mais cette binarité de répartition est extrêmement fréquente. Remarquons lénantiosémie flagrante de ce type de construction dans le domaine de la pensée. Cela correspond à lintégration psychique de la relation duelle entre la mère et lenfant (1924 ; 1978 p. 36-38). Le cramponnement lui-même est le fait de couples dorganes pairs : les mains et les pieds. La prédilection pour les paires influence les catégories logiques dès Pythagore qui voit les nombres impairs et en particulier lunité comme masculins, les nombres pairs et en particulier la dualité comme féminins. Le deux serait même le premier concept selon Max Müller. Et Rank a bien montré que la peur pathologique du Moi peut se matérialiser dans le double : le reflet du miroir. Par voie de régression, le penser peut se raccrocher à une démarche préexistante dorigine biologique, avec lémergence dune personnalité orientée vers la dualité. La démarche duelle de pensée préside aux relations à deux termes, donc aux fonctions, du type a* b, et au jugement.
La démarche inverse se manifeste dans la représentation par le contraire : cest « la projection de sa propre intériorité et lintrojection de lextériorité », la « conversion des sentiments fondée sur lambivalence » et cest une démarche en potentiel partout où existent deux tendances opposées. Elle inclut les inversions temporelles et, éventuellement, les lapsus. Les instincts de vie et de mort, dorigine biologique, la favorisent. Hermann voit un lien biologique profond entre la démarche duelle et la démarche inverse (ibidem p. 59), qui aurait son origine dans le narcissisme. Dans le conflit oedipien, le fils veut prendre la place du père et inverser les rôles, ce qui se passe partiellement : le fils arrive à lâge adulte et le père vieillit avec le risque de retomber en enfance (ibidem p. 65). Le doute, essentiel à la pensée philosophique, consiste à se tenir aux deux extrémités dune démarche dinversion liée à une démarche duelle, « avec absence dun sentiment dévidence portant sur la correctitude » (ibidem p. 66). La démarche inverse est efficace dans le domaine des relations inverses, symétriques et réciproques.
La démarche de détournement correspond à un comportement dévitement pour échapper à une réalité pénible. Elle explique lactivité philosophique et le processus créatif. Labstraction est apparentée à cette démarche et permet un dépassement du conflit oedipien vers lautosatisfaction, à laquelle sajoute le plaisir dobéir au père (ou à la mère) qui nous impose dentraver nos propres désirs (ibidem p. 71-73). Dans une note, Hermann relie cette démarche de détournement aux mouvements de tête de lenfant à la naissance qui lui permettent de se détacher de la mère. La démarche de détournement soppose à lagrippement et permet linvestissement narcissico-libidinal du cerveau souligné par Ferenczi (ibidem p. 90).
La démarche de lenfoncement consiste à tout tourner vers le bas : pessimisme, tassement du corps, baisse de tonus musculaire, voire de laudition, désir denfantement. Dans le domaine de la pensée, cela correspond à la déduction, tandis que linduction va de pair avec la démarche de lélévation, dirigée vers loptimisme, la joie, lénergie. Hermann associe la dénégation à la pulsion de mort et à la démarche de lenfoncement ; inversement il relie laffirmation à la pulsion de vie et la démarche de lélévation. La loi du Moi, cest la stabilité. Et la démarche de lenfoncement, avec sa pulsion de mort, lui est utile pour niveler les objets dans les comparaisons et aboutir à des ressemblances, différences, égalités.
A la lumière de cette remarquable analyse de Hermann, on voit bien que des démarches de fonctionnement général issues de lambivalence psychique se répercutent sur la pensée en favorisant lénantiosémie : la démarche inverse débouche sur les relations inverses, symétriques et réciproques ainsi que sur le doute philosophique, si essentiel à la pensée. Les démarches opposées de lenfoncement et de lélévation mènent respectivement à la déduction et linduction, elles débouchent aussi sur les comparaisons. Quant à la démarche de détournement, si fondamentale dans la capacité dabstraction, elle permet le déploiement de la pensée et de lart. Or le mouvement de détournement du nouveau-né qui pivote légèrement la tête pour sortir du corps maternel en est la première manifestation, et cest lesquisse de ce mouvement de tête giratoire dont nous avons vu avec Spitz quil est particulièrement ambivalent puisque cest le même mouvement qui permet au bébé de chercher le sein ou de le refuser, une fois arrivé à satiété. Ce geste de détournement qui facilite la naissance et samplifie ensuite en mouvement giratoire ambivalent est le prélude au signe de tête négatif, condition de la pensée autonome, et au développement intellectuel. La démarche de détournement, ambivalente dès lorigine, saccompagne dautres démarches qui vont se combiner pour converger en direction de lexcellence du développement linguistique et rationnel.
En outre, Hermann considère que le principe de contradiction en logique vient de lInconscient des logiciens et de leur problème ddipe : si deux propositions sont opposées, lune vient du père et lautre non (1924 ; 1978 p.95). Cest pourquoi les logiciens en concluent que lune est fausse. Il arrive que ce soit juste, mais ce nest pas toujours le cas. En quelque sorte ce reste de problème oedipien serait à lorigine de la logique. Ajoutons quil provoquerait aussi la méconnaissance de lalliance des contraires et de leur coprésence : un reste oedipien entraverait la prise de conscience de lénantiosémie.
Par ailleurs, Hermann met en évidence la fonction surmoïque de la logique en sappuyant sur Totem et tabou de Freud selon lequel il reste dans la pensée quelque chose de la toute-puissance magique dans la confiance en la puissance de lesprit humain : on y « retrouve encore les traces de lancienne croyance à la toute-puissance ». Il établit un parallèle entre catégorie et espèce appartenant respectivement lune à la science logique et lautre au totémisme. Dans les deux cas, il y a une « visée du collectif », de luniversel, et « relégation de lindividuel à larrière-plan » (1929 ; 1978 p. 115). Il ny a plus un être unique mais chacun est le représentant dune espèce. De plus, la philosophie cherche lessence des choses de même que le primitif cherche le contact étroit avec la nature grâce au totem. Le but de la logique est de parvenir à une vérité par-delà les perceptions, ce qui est issu dune vision magico-mystique du monde. La logique serait le penser sublimé dune vision magique et totémique.
Dailleurs le logicien échappe au temps en considérant les normes de la vérité comme immuables ; cette libération du temps advient aussi dans certaines expériences mystiques. Dans le totémisme on pratique lexogamie, en logique il est question de compatibilité, de tolérance et de non tolérance. Pour les universaux comme pour les totems, on sest demandé sils étaient des noms et rien dautres. Mais tout ce qui est sensible est éliminé de la logique, y compris la magie des mots et les démarches de lInconscient : déplacement, condensation, représentation du tout par la partie. Finalement la logique apprécie beaucoup le renversement, à tel point quil apparaît comme une clé en syllogistique : cest le retour du refoulé (ibidem p. 123). Dailleurs le sensible et la magie réapparaissent dans les intuitions et les visions intellectuelles.
A force de tourner le dos au manifeste, la logique se retrouve en contact intime avec lInconscient. Le formalisme rigide serait une défense contre le refoulé. Mais la pensée pure ne serait-elle pas justement lInconscient profond ? La psychanalyse et la logique présentent dailleurs des points communs tels que vouloir guérir de lirrationnel et chercher lélévation au niveau du conscient de présupposés tacites dune part, dautre part étudier des déplacements : il sagit de transfert des sentiments ou du déplacement de valeurs affectives en psychanalyse ; en logique il est question de décrire les règles présidant au glissement des caractéristiques du vrai (ibidem p. 113).
Une autre analyse intéressante de Hermann concerne lorientation par lodeur, qui va de pair avec la méfiance. Lorientation olfactive se préoccupe dun objet éloigné qui napparaît pas visuellement au premier abord. Et ce dépistage va de pair avec une pensée « marquée par linfime détail contenant lessentiel, des traces actives du savoir autour dun « spécifique » agissant de façon concentrée »(ibidem p. 150). Remarquons au passage que les exégèses, les études littéraires, les analyses textuelles et linguistiques, sont particulièrement concernées. Cette prééminence de lodorat liée à la méfiance va de pair avec le pessimisme. Dailleurs on remarque peu les odeurs agréables, mais on détecte immédiatement les mauvaises odeurs.
On peut se demander alors si les grands intellectuels sont des individus qui ont acquis un haut niveau grâce à la méfiance, qui les a perturbés au départ, et qui se prémunissent contre la tristesse par la recherche. Les expériences négatives conduiraient certains à un développement très positif. Les propos de Hermann semblent rejoindre ceux de Winnicott relatifs à lhyperdéveloppement intellectuel par compensation observé chez certains malades. Un enfant en danger se méfie, cherche à déjouer les pièges, et pour ce faire développe ses talents avec lénergie du désespoir, en particulier lintelligence et la mémoire, avec cette particularité dinterpréter chaque détail comme un danger potentiel. Bien évidemment, cela risque de mener à la maladie mentale ou de figer toute capacité intellectuelle par angoisse. Mais serait-ce le même procédé qui actionne nos aptitudes à penser ? Lhumanité entière nest pas victime de traumatismes, mais chacun doit faire face à des difficultés plus ou moins graves qui aiguisent ses capacités. Celui qui pense pouvoir nager seulement vingt mètres en piscine en fera dix fois plus en mer sil se sent en danger de mort. Chacun économise ses neurones dans une situation qui lennuie mais les déploie quand il est motivé. Ce sont les grandes émotions (frayeur et désespoir ou bonheur et enthousiasme) qui meuvent les potentialités humaines.
Lodorat, important dans la petite enfance, sefface ensuite devant la prééminence visuelle et auditive des perceptions conscientes, il reste même en retrait par rapport aux perceptions tactiles. Et cependant il serait à lorigine de notre acharnement herméneutique, surtout quand il sagit de déceler la richesse essentielle dun détail. Paradoxalement, cest donc un sens que nous négligeons quelque peu qui aurait suscité tout le déploiement des sciences et cest la méfiance initiale qui susiterait la joie de la recherche !
Jacques Lacan , dans le Séminaire VII ou LEthique de la psychanalyse, reprend les deux principes de fonctionnement freudiens : le principe du plaisir et le principe de réalité. Le premier domine les processus de pensée inconscients, qui « ne parviennent à la conscience que pour autant que lon peut les verbaliser, quune explication réfléchie les ramène à portée du principe de réalité, à portée dune conscience en tant que perpétuellement éveillée, intéressée par linvestissement de lattention à surprendre quelque chose qui peut se produire, pour lui permettre de sorienter par rapport au monde réel.
Cest dans ses propres paroles que le sujet, dune façon combien précaire, arrive à saisir les ruses grâce auxquelles viennent dans sa pensée sagencer ses idées, qui émergent souvent dune façon combien énigmatique. » (1986, p. 60-61). En dautres termes, nos pensées émergent de lInconscient via nos discours, à décrypter pour essayer de cerner les ruses qui organisent nos raisonnements. Nos paroles prétendument rationnelles surviennent en guise de décharge « pour maintenir la tension au plus bas ». Mais ce qui devient conscient grâce à leffort de parler ne lest que rétroactivement. Il sagit d « enregistrer quelque chose de ce qui se passe dans le psychisme à quoi Freud fait allusion à plusieurs reprises, toujours avec prudence et quelquefois avec ambiguïté, comme perception endopsychique » (ibidem p. 62).
Lacan reprend une expression de lApocalypse, « manger le livre », qui concerne labsorption de rouleaux contenant la parole divine et symbolise dans la Bible lassimilation de cette parole divine en vue daccéder à la connaissance spirituelle. Cette expression apparaissait déjà dans lAncien Testament : Ezéchiel doit avaler le rouleau de la Loi pour se distinguer des rebelles avant daller parler au peuple. Chez Lacan, la métaphore « manger le livre » concerne la faim sublimée, la soif de savoir. « (
) la science est animée par quelque mystérieux désir, mais elle ne sait pas, pas plus que rien dans lInconscient, ce que veut dire ce désir. Lavenir nous le révélera, et peut-être du côté de ceux qui, par la grâce de Dieu, ont mangé le plus récemment le livre, je veux dire ceux qui nont pas hésité à écrire avec leurs efforts, voire avec leur sang, le livre de la science occidentale ce nen est pas moins un livre comestible. » (ibidem p. 374-375).
Cest donc le désir qui gouverne la pensée, et cest la recherche psychanalytique qui peut léclairer. Selon Lacan, léthique consiste à vivre en conformité avec son désir propre (ibidem p.359-361), par-delà le bien et le mal : « Limportant nest pas de savoir si lhomme est bon ou mauvais à lorigine, limportant est de savoir ce que donnera le livre quand il aura été tout à fait mangé. » (ibidem p. 375).
Gérard Haddad , psychanalyste analysé par Lacan, intitule lun de ses ouvrages, le plus connu, de cette formule biblique et lacanienne, « manger le livre ». Il interprète lallégorie dEzéchiel mangeant le livre comme un processus démancipation : liber est la racine de liberté. Il cite Freud à propos du liber de larbre : « Le transfert peut être comparé à la couche intermédiaire entre larbre et lécorce, couche qui fournit le point de départ à la formation de nouveaux tissus et à laugmentation dépaisseur du tronc. ». Cette couche intermédiaire, le liber, est la racine étymologique de livre parce quelle est facilement détachable dans certaines espèces et sert de support décriture. Cette même métaphore « entre arbre et écorce » désigne aussi lInconscient lui-même chez Freud et Lacan (1984 ; 1998, p. 141).
Par ailleurs Lacan rapproche la dévoration du livre de la sublimation : la pulsion orale se satisfait sans refoulement mais en changeant de but. Cela suppose que la sublimation évite le refoulement. Et selon Haddad, le fait de manger le livre équivaut à lincorporation du signifiant lui-même (ibidem p. 148). La sublimation nécessite un renoncement à la jouissance charnelle, dont le désir se déplace dans le domaine scientifique ou culturel. Mais il faut accepter quon ne peut tout savoir, que le savoir absolu est impossible, sous peine de psychose ou totalitarisme (ibidem p. 152).
Haddad sappuie sur les écrits de Freud, pour lequel la pulsion orale est fondamentale et le sein maternel est lobjet perdu primordial, dont la nostalgie est à lorigine du langage et de la pensée (ibidem p. 46). La première organisation sexuelle prégénitale est orale ou cannibalique. Et « lidentification est en fait ambivalente depuis son tout début. Elle peut virer en expression de tendresse comme en vu de suppression. ». De même dans « Deuil et mélancolie », Freud montre que le surmoi est lié à la pulsion orale et sa dimension agressive. Et Lacan ajoute dans le Séminaire IV que dans la formation du surmoi, le sujet avale des paroles (Haddad, ibidem p.49). Enfin, Haddad sappuie sur larticle de Freud sur la dénégation, selon lequel la pensée némerge quavec la négation, à savoir le « moment où dans le continuum du monde, certains objets sont affirmés, introjectés et dautres écartés. » (ibidem p. 50).
Haddad explique que cela correspond aux rites alimentaires juifs, qui tendent à instaurer une séparation dans le continuum des aliments. Certains repas liturgiques consistent à manger des fragments de nourriture correspondant à des mots symboliques. Par exemple on formule le souhait que lannée soit bonne comme la pomme et douce comme le miel, et lon ingère un morceau de pomme et un peu de miel. Outre la séparation en fragments, il sagit dincorporer le symbolique.
Haddad conclut des théories de ses prédécesseurs que les premiers pas de la pensée sont en rapport avec la pulsion orale : « on pense avec sa bouche, avec ses dents. » (ibidem p.50). Son point de vue est confirmé par les observations actuelles : la violence survient surtout quand le langage nest pas maîtrisé, cest-à-dire quand lagressivité na pas cette voie secondaire du langage pour trouver lapaisement de manière relativement inoffensive. Cela explique aussi lanimosité qui est souvent perceptible dans les débats didée, surtout les débats politiques, qui deviennent généralement polémiques.
Enfin, le point de vue psychanalytique sur la pensée constitue une forme de pensée, quil est toujours possible de remettre en question. Haddad, avec beaucoup de respect et dhumour, rappelle à propos de lathéisme de Freud et Lacan, expulsion rageuse du père, quils ont enseigné ceci : la haine est lenvers de lamour. Les convictions religieuses, quil sagisse de foi ou dathéisme, semblent influer sur la pensée et ce nest pas le cas seulement chez Freud, Lacan ou Haddad-, alors que ces options originelles ne dépendent guère de la raison, mais de bon nombre de circonstances telles que le rapport au père, linfluence éducative, laire culturelle ou les éventuelles expériences mystiques.
Daniel Marcelli, professeur de psychiatrie de ladolescent, que nous avons déjà évoqué à propos de lanalogie entre les mots croisés et le jeu de chatouille, ayant pour facteur commun lexcitation de lincertitude, accorde à ce jeu de surprise entre la mère et lenfant une grande importance pour lacquisition de la pensée autonome (2006 p. 169-175). En effet, lorsquelle diffère le moment de la chatouille attendue, la mère stimule lattention de lenfant et surtout elle lui apprend à trouver du plaisir en investissant lécart entre deux représentations. Or la pensée nécessite de savoir se désengager dune représentation pour sinvestir dans une nouvelle représentation plus riche ou plus originale que la précédente. Donc un jeu qui favorise le plaisir dans linvestissement de lécart va susciter ultérieurement la mobilité de la pensée.
Au moment où lenfant est déçu dans son attente, il éprouve un moment de crainte car le changement de rythme est une forme de menace un peu inquiétante, mais cette crainte va se résoudre en rire et cette peur délicieuse va préparer ses apprentissages ultérieurs (ibidem p. 175-181). En effet il faut commencer par accepter lincertitude pour être réceptif à la nouveauté. Puis il sagit de maîtriser la situation en acquérant les connaissances nécessaires pour trouver une solution. « Léprouvé de surprise précède nécessairement le travail de subjectivation » ( ibidem p. 178).
Par le jeu de surprise, quil sagisse de chatouille ou de jeu de mot, la mère apprend son enfant à accepter lécart par rapport à ce quil attend delle, puisque le manquement est suivi de retrouvailles et de plaisir. Cest fondamental pour communiquer en acceptant la différenciation (ibidem p. 182) et pour réagir de manière positive à linattendu. Labsence décart et de fantaisie mène à la rigidité, à labattement devant une situation nouvelle et au manque dappétence devant la surprise.
Les besoins du bébé sont ambivalents : il a autant besoin « de stabilité et de répétitions que de surprises et de changements » (ibidem p. 168). Un rythme régulier est structurant mais les ruptures de rythme sont indispensables aussi. Marcelli cite Meschonnic pour mettre en valeur le lien entre rythme et sujet. Lenfant apprend dans le jeu de la surprise à anticiper, même sil sagit dune anticipation déçue. Il apprend aussi à se décramponner de sa mère, se libérant ainsi de linstinct dagrippement décrit par Hermann.
Enfin la ruse est nécessaire au développement de lintelligence et permet de prendre en compte le savoir de lautre, délaborer des hypothèses sur ses intentions. La ruse est la caractéristique de Mètis, lintelligence grecque qui se métamorphose de manière inattendue. Et la tromperie incite à penser. Marcelli clôt son ouvrage en ces termes : « La surprise est au cur de notre ambivalence » (p. 291) puisque nous continuons de la désirer et de la craindre en même temps.
Lécart par rapport à la norme dans le jeu de surprise semble donc préparer simultanément à se différencier dautrui et à penser : cest que penser nécessite de pratiquer des écarts par rapport aux normes de pensée afin de développer son intellect de manière personnelle et créative.
Jean-Claude Lavie , psychanalyste, a choisi un titre provocant : « LAmour est un crime parfait ». Il déploie avec humour les abominations susceptibles de se cacher derrière des mots damour enchaînants : « Agresser, souffrir, tourmenter, satisfaire, sefforcer, contrarier, soumettre, sabsenter, dépérir, semer la discorde, se taire, subir, être gentil, renoncer
Lamour sextorque, tout autant quil se mérite, se mendie ou sattend. Ce quen son nom chacun inflige aux autres ou à soi-même, lui semble depuis toujours pleinement légitime. Lamour est un crime parfait ! » (2007, p. 49). Il montre que les mots « je taime » peuvent signifier « de loffre ou de la demande » et tendent à « mettre en accord des antinomies, comme le langage diplomatique » (ibidem p.192). Il reprend la théorie de Freud selon laquelle lamour est un déplacement de lamour filial sur un autre objet, et surtout celle de Lacan : lamour est donc un leurre réciproque et nécessairement décevant.
Il démontre lillusion de la liberté de penser : la dépendance à la mère a laissé place à des substituts divers, notamment des pensées qui apaisent. Il sagit de remplacer une présence fiable par une conception du monde qui permette la quiétude (ibidem p.123). Il dénonce notre propension à faire attention au contenu des discours sans prêter suffisamment attention à lénonciation et en particulier à la raison dêtre de ces discours, « qui demeure dans sa complexité aussi inaccessible à celui qui parle quà celui qui entend » (ibidem p. 92). Dailleurs la vérité de nos pensées est si relative que « [d]éfendre les idées quon a tétées voue à se dresser contre ceux qui se sont nourris ailleurs, lesquels nous le rendent bien » (ibidem p. 103). Cest pour évincer en soi des idées discordantes quon les combat au-dehors. Ou cest pour se faire accepter quon sefforce de convaincre autrui de nos assertions (ibidem p. 105-106). Nos motivations inconscientes exercent un pouvoir considérable sur notre pensée, et les ignorer nous met à leur merci (ibidem p. 114).
Lavie va jusquà contester lidée rassurante selon laquelle nos pensées sont notre bien le plus personnel, inaccessible à la contrainte dautrui : « (
) mes pensées ne mappartiennent pas. Au mieux je les emprunte, au pire je les subis. » (ibidem p. 119). Le fait est est que nous sommes prêts à nous enthousiasmer pour nimporte quelle conviction dans le but inconscient de nous affirmer (ibidem p. 118-119). En outre, nous nous croyons affranchis de nos parents, alors que « rien dactuel ne saurait éteindre nos attentes passées. A cause de cet objet perdu que nous navons jamais eu et que nous naurons jamais, nous sommes voués à rester des enfants inachevés, en perpétuel besoin de compréhension, ingénieux substitut de lamour parfait. » (ibidem p. 123).
Enfin, la scène primitive considérée comme un traumatisme depuis Freud dans le domaine sexuel, le serait surtout dans le domaine métaphysique. Non seulement notre être répond dune rencontre hasardeuse, mais la scène primitive évoque nécessairement le non être : « Paradoxalement, nous ne pouvons penser notre conception et notre mort quen les niant. Nous imaginer mort nous en fait le témoin, quand nous ne le serons plus de rien. Tenter de nous représenter notre conception nous en rend contemporain, avant même que nous ne puissions lêtre de rien. » (ibidem p. 132).
Daprès Lavie, la manière dimaginer la scène primitive qui nous a engendrés organiserait notre faculté de penser, avec le cadre et les limites du fonctionnement psychique (ibidem p. 142). Cest une idée intéressante que la conception de notre conception permette lélaboration des concepts. Quoi quil en soit, notre pensée répond à des causes obscures et nous cherchons en parlant à nous affirmer ou à nous masquer, et non à communiquer quelque chose (ibidem p. 184). Pichon disait déjà que la fonction de la langue est bien plus de nous masquer que de communiquer, idée exploitée avec beaucoup dhumour dans cet ouvrage qui met en évidence lillusion de nos amours et de nos pensées et nous interroge sur la motivation de nos discours. Cest néanmoins la pensée qui permet de conceptualiser la relativité de nos certitudes.
Conclusion
Tout savoir serait-il illusoire ? Ingérer la culture et régurgiter des discours, serait-ce une illusion, une « foliesophie » selon lexpression de Lacan à propos du livre de Joyce, Ulysse, quil considère comme un rempart contre la psychose ? Mais si lon peut douter que la connaissance assure une quelconque certitude, il semble bien quelle participe au bonheur. Plus exactement, ce qui réjouit au plus haut point, cest la recherche de connaissance mue par la curiosité intellectuelle et la motivation alliant désir profond et contrainte surmoïque.
La pensée se fonde sur le choc des oppositions en révélant son origine psychique ambivalente. Philosophie et psychanalyse cherchent à améliorer les prises de conscience, mais la pensée reste essentiellement liée à des motivations inconscientes telles que le besoin dun raisonnement aussi rigide quune muraille protectrice ou de certitudes qui jouent le rôle détayage pour les êtres en devenir permanent que nous sommes : asservis au passé qui nous a partiellement déterminés et continue de le faire dans la mesure où nous cherchons inconsciemment des substituts dêtres parentaux, en perpétuelle mutation dans le domaine de la métaphysique comme dans celui de la pensée ou de limaginaire, nous progressons inéluctablement vers la mort qui nous angoisse et par conséquent nous incite à penser.
La recherche de sens nous mène, par la pensée, de lherméneutique ou interprétation (des textes, des paroles, du comportement des êtres et du monde en général) à lheuristique ou découverte. Lévolution de la pulsion orale à la sublimation permet ces jouissances considérables, qui constituent peut-être la fonction essentielle de la pensée : échapper à langoisse de la mort par la jouissance intellectuelle. Tous nos raisonnements seraient une vaste recherche de plaisir sous prétexte daffrontement à la réalité
Le développement de la culture et de labstraction mènerait de la dévoration à lexpression verbale. Mais cette évolution va avec le désir de dévorer lautre, doù le besoin de dominer en politique et dans les débats divers, où le désir davoir raison risque daveugler lentendement. On ne quitte cette agressivité que dans la pensée solitaire, libre de toute influence de lordre des conventions sociales ou de limage de soi présentée en public. Le développement de la pensée ne peut se faire que grâce à la société, mais ne peut atteindre son essor maximal que dans la solitude assumée.
La pensée opère donc dans une alternance de réflexion solitaire et déchange, de séparation et de fusion, danalyse et de synthèse, de tourbillon fertile et de frein efficace. Lambivalence originelle, prodigue en énergie, nous propulse ainsi vers des modes opératoires ambivalents au cours desquels pulsion de vie et de mort entrent en synergie pour magnifier nos capacités.
II 3. Limaginaire
Barbey dAurevilly, dans lincipit de LEnsorcelée, écrit ce paradoxe : « (
) limagination continuera dêtre, dici longtemps, la plus puissante réalité quil y ait dans la vie des hommes. » (1964, p. 557). La vérité de cette apparente contradiction déborde largement le cadre de lécriture fantastique. Limagination est en effet nécessaire à la pensée pour susciter des hypothèses stimulantes indispensables à sa fertilité. Elle se déploie en littérature et dans tous les arts et sinfiltre dans tous les champs culturels.
Lambivalence de notre psychisme imprègne notre langue et notre pensée en y introduisant la coprésence des contraires, comme nous lavons vu précédemment. Nous allons voir quil en est de même dans le domaine de limaginaire. Pour ce faire, nous allons envisager successivement la mythologie, le sacré et enfin les symboles.
a) mythologie
Lhomme invente des mythes pour expliquer le monde et il y exprime aussi « la compréhension qu[il] prend de lui-même par rapport au fondement et à la limite de son existence » (Ricoeur, 1969, p. 383). Ses légendes mythologiques nen véhiculent pas moins des fantasmes, et ce sur le mode ambivalent de lInconscient révélé par Freud comme la caractéristique de notre psychisme. Ferenczi écrivit dans un article de 1909 : « La mythologie, où lanthropomorphisme joue un si grand rôle, apparaît à lanalyse comme une combinaison des processus dintrojection et de projection. ». Le mouvement dexpansion et rétraction est en effet très fréquent dans les mythes, ainsi que la démarche inverse décrite par Hermann.
Nous allons voir la plasticité du personnage mythologique selon Saussure, qui favorise lexpression de lambivalence, puis nous étudierons les inversions et parallélismes des récits mythologiques, et enfin lambivalence des éléments qui se manifestent à la fois en union et opposition.
a. 1) Le personnage mythologique selon Saussure
Lhomme invente les mythes en fonction de son ambivalence psychique, doù des personnages oxymoriques tels que Tirésias, le voyant aveugle, redoublé par dipe, le clairvoyant qui saveuglera. Lambivalence suscite aussi dans limaginaire des métamorphoses entre deux inverses : lenfant divin originel peut devenir Zeus, le père tout-puissant des autres dieux (Kerényi, Introduction à lessence de la mythologie p. 101).
Ce qui favorise lexpression de lambivalence dans la mythologie, cest que le personnage mythologique est un « être inexistant » qui joue un rôle, comme la remarqué Saussure (cf. Michel Arrivé, 2007a p. 83-100). Il nest pas un personnage fictif avec une personnalité propre comme en littérature où les êtres dencre et de papier prennent consistance. Il est au contraire dune plasticité telle quil peut jouer un rôle ou son inverse selon les variantes. Il est comme un signe linguistique organisé autour du vide, par union et désunion de traits. Cest ainsi quEros et Thanatos sont substituables dans de multiples légendes, ce qui correspond si bien à nos représentations symboliques profondes que des fleurs sont offertes à profusion par amour comme en cas de décès (cf Valabrega, 1967 ; 2001 p. 114). Eros est dailleurs un personnage ambivalent, ce qui apparaît clairement dans lexistence de son symétrique inversé, Antéros, « le vengeur damour méprisé ». (Robert V. Merill, 1994, p. 29). Il existait dans lAntiquité grecque, mais il est beaucoup moins connu quEros, car il ne se distingue pas nécessairement de lui. Cest quil est le pôle opposé inhérent au personnage.
Par ailleurs, Eros pratique le tir à larc pour susciter le désir amoureux, ce qui dénonce le caractère agressif de lamour. En outre il est à la fois un enfant et laccompagnateur, voire le compagnon dAphrodite. Paradoxalement, cest un enfant qui représente le désir amoureux : Eros est le seul enfant divin qui reste éternellement enfant, contrairement à Hermès ou Apollon. Cela correspond à la théorie freudienne selon laquelle le désir amoureux, la libido, lénergie sexuelle, est au fondement du développement intellectuel et de la sublimation, donc de la culture et de la civilisation. Eros est à lorigine de tout cela. Il napparaît jamais comme un homme mûr, ni même comme un adolescent. Dailleurs, « si laspect mâle et femelle de la nature commune dAphrodite et dEros se trouvent réunis en une figure, ce personnage devient Aphrodite et Hermès en un : Hermaphroditos. » (Kerényi, op. cit. p. 83) Une cosmogonie orphique dit quà lorigine un être bisexué sortit de luf originel. Orphée lappela Phanès, mais Aristophane le dénomma Eros dans le chur des oiseaux. (ibidem. p. 84)
Le personnage mythique dEros est donc le seul dieu grec à être éternellement enfant. On connaît bien lenfance dHermès et celle dApollon. Ce dernier, parfois représenté comme nourrisson de Léto avec sa sur Artémis, figure aussi en tant quApollon Delphinius, représenté par un dauphin ou un enfant chevauchant un dauphin (qui signifie « matrice » par étymologie). Mais ces personnages existent aussi à lâge adulte, tandis quEros est lenfant divin par excellence, cest-à-dire un être en devenir, qui contient en germe tous les possibles. Lenfant est aussi celui qui apprend à maîtriser le langage et sintéresse vivement à son utilisation ludique. Il est celui qui progresse incessamment. Comme le signale Kerényi (op. cit. p. 80), lenfance dun dieu ne correspond pas à une puissance réduite ou une importance moindre, bien au contraire : cest « lépiphanie de lenfant divin ».
Lenfant mythologique possède un caractère ambivalent car il se situe dans le « flottement des enfants et des mourants entre être et non-être » (ibidem. p. 103). Selon Jung, les destins denfant sont des figurations dévénements psychiques qui se déroulent pendant lentéléchie ou formation du soi. La naissance miraculeuse essaie de décrire lexpérience de la création. Les dangers, labandon, lexposition montrent les obstacles à lexistence psychique du Tout. Lenfant représente une poussée vitale qui conduit à laccomplissement de soi. Cest le passage à la conscience dun contenu nouveau et encore inconnu qui risque de retourner dans lInconscient, doù les menaces de dévoration par les serpents et les dragons. A partir du choc des contraires, le psychisme inconscient crée un tiers irrationnel en réunissant les contrastes. Le caractère mystérieux de lenfant vient du fait que cest un contenu important, non encore reconnu mais fascinant pour la conscience : cest un Tout en devenir qui dépasse la conscience déchirée par les contrastes (Jung, 1941 ; 1993 p. 125-130).
Eros, de même quApollon, est représenté comme un enfant qui chevauche un dauphin, mais un enfant ailé qui tient une seiche à la main. Le caractère ailé dEros permet la liaison entre ciel et eau par la réunion des ailes et du dauphin autour dun même personnage. Jung précise dans Introduction à lessence de la mythologie que la réunion des éléments symbolise la réunion du tout psychique : la figure « dépasse la conscience déchirée par les contrastes et se montre plus complète quelle. » (ibidem. p. 127). Quant à la seiche, les recherches de James George Frazer montrent que les primitifs mettaient une seiche ou un poulpe dans la main des enfants pour leur assurer par contagion la même capacité de préhension (1890 ; 1981 p. XXXIV). Eros est le dieu du désir amoureux, cest-à-dire de lénergie qui permet à lêtre humain daimer et de sépanouir, notamment par la sublimation. Il lui permet de saisir le savoir et sen accaparer. Eros préfigure la théorie freudienne de même que leau originelle préfigure les théories scientifiques sur la création du monde. Il semble que limagination reflète et satisfait les tendances psychiques et en même temps favorise la pensée créative. LInconscient saurait-il déjà des vérités que lhomme doit découvrir ? Quoi quil en soit, limaginaire et la pensée, comme le langage, semblent se développer en fonction de la structure ambivalente de lInconscient. Et le hongrois D. Kövendi a démontré comment la naissance de notre Eros originel était lorganisation rythmique musicale du Tout (Kerényi, op. cit. p.88). Le lien mère-enfant-musique remonte au monde originel ou à lunivers ftal des premières perceptions rythmiques.
Bon nombre de personnages mythologiques sont ambivalents comme Eros, par exemple Prométhée, dont le statut est paradoxal. (Vernant, 1999 p. 67-89) On lappelle Titan, mais cest son père qui est un Titan. Cest un rebelle, mais il na pas combattu avec les Titans contre Zeus. Il la même aidé de ses astuces. Il est proche des humains, car cest une créature ambiguë comme eux, qui ont un aspect divin et un aspect animal. Quand Zeus lui fait appel pour répartir les places entre les dieux et les hommes, Prométhée amène un taureau dont il fait deux parts : les os entourés dune mince couche de graisse appétissante et la viande enveloppée dans une panse peu ragoûtante. Zeus choisit le paquet appétissant, puis se fâche davoir été berné. Il se venge en reprenant le feu aux hommes, qui en disposaient au sommet des frênes. Ils reçoivent la viande, dont le morceau de choix quest le foie, et voudraient bien la faire cuire. Prométhée cache le feu dans du fenouil, qui est sec au-dedans et mouillé au-dehors, contrairement aux autres arbres, et le donne aux hommes, en jouant de nouveau sur lopposition entre le dedans et le dehors, lapparence et la réalité. Le feu donné aux hommes est comme eux : sil nest pas nourri, il séteint. Cest un cadeau paradoxal car il permet la cuisson, mais sil se déchaîne, il brûle tout. Zeus cloue Prométhée entre ciel et terre, à mi-hauteur dune montagne et ly enchaîne. Lui qui a donné la viande aux humains sert de nourriture à laigle de Zeus qui lui mange le foie tous les jours, son foie repoussant chaque nuit, jusquà ce que Héraclès le délivre. Selon Vernant, Prométhée est un médiateur entre ciel et terre, situé à mi-chemin entre les deux, et une charnière entre léternité des dieux et le temps linéaire des hommes : le foie sans cesse remangé symboliserait le temps circulaire des astres.
Moins bienveillante que Prométhée envers les humains, la sphinge grecque est un autre personnage ambivalent : elle est séductrice et destructrice. Elle apparaît dabord dans la Théogonie dHésiode et signifie étymologiquement « létrangleuse » (Revol, 2002, p. 1734). Tandis que le sphinx égyptien à corps de lion et tête de pharaon symbolise le pouvoir et le dieu solaire, la sphinge est un monstre féminin à buste et tête de femme possédant des griffes et des ailes doiseau. Les points communs sont dune part lénigme et dautre part le corps de lion associé à la puissance. Il nest pas certain que ces deux caractéristiques soient dissociées, car le secret éveille la curiosité, or le désir de savoir stimule la puissance potentielle de développement. Le désir de connaissance suscite la recherche et le déploiement des capacités. Lénigme pourrait donc être une source éventuelle de puissance. Le sphinx présente lénigme de naissance et de mort du dieu solaire, ce qui propose une méditation inoffensive, alors que la sphinge pose des devinettes dangereuses et trompeuses.
En effet, lorsque la sphinge présente une énigme à Thèbes, cest un prétexte pour dévorer les jeunes gens, et lorsquelle questionne Oedipe, cest pour le malheur du héros. Elle le laisse résoudre le problème en vainqueur, mais cest un leurre : leffet de cette prétendue victoire le mène à son destin fatal en lui permettant dépouser Jocaste, reine de Thèbes, dont il ignore quelle est sa mère. Il a deviné que lêtre à deux, trois et quatre pieds est lhomme, ce qui fait de lui une figure de lintelligence. Mais cette connaissance de lhomme en général le conduira vers une autre énigme plus longue à résoudre, celle de la faute ayant provoqué la calamité sur Thèbes. Lorsquil découvrira quil est le coupable involontaire ayant commis le parricide et épousé sa mère, il saveuglera en se crevant les yeux. La curiosité initiale se transforme en refus de conscience. En quelque sorte, il est puni pour avoir goûté le fruit de larbre de la connaissance, comme dans la Genèse. Mais cest lui-même qui se châtie. LInconscient est toujours prêt à dévorer les acquisitions de la conscience quand elles sont insupportables.
Du reste, larbre de la connaissance de la Genèse est mal compris, selon lexégète André LaCocque, car la traduction habituelle de Genèse 3, 22 dit que lhomme est devenu comme un dieu pour avoir mangé du fruit. Or le texte signifie « Lhomme était (hayah) comme lun dentre nous », ce qui est confirmé par la deuxième partie du verset « mais maintenant »(we-`attah). (Penser la Bible, p. 41) Donc larbre de la connaissance est un leurre présenté par le serpent qui eut pour effet de réduire et fausser la connaissance divine quAdam et Eve avaient précédemment. Leurs yeux souvrirent, mais sur une interprétation erronée (ibidem. p. 37). Cest donc à larbre de la méconnaissance que les humains ont goûté, perdant la capacité divine de voir harmonieusement la réunion des contraires. Cela explique pourquoi le serpent, Satan, est qualifié de menteur. Cela éclaire également la suite du texte biblique, selon laquelle Dieu se réjouit que les humains naient pas aussi mangé de larbre de vie : ce serait pour ne pas perpétuer cette confusion (ibidem. p. 40). Quoi quil en soit, le texte hébraïque suscite deux interprétations totalement opposées, ce qui met en évidence lambivalence du verset, voire la puissance verbale de Satan, qui trompe jusquaux traducteurs chevronnés et devient ainsi lexact symétrique inversé du Christ : le verbe efficace dans le mensonge.
A ce sujet, les propos de Reichler situent la ruse et la droiture en coprésence au sein même du langage : « On ne cherchera donc pas à cerner le discours séducteur, ni à définir la rectitude, selon une transcendance ou un donné positif. Ce sera même tout le contraire : on tentera de décrire lopposition de ces deux modes du dire comme étant celle de deux imaginaires investis par les sujets parlants dans le langage, quune ambivalence constitutive de celui-ci sécrète. » (1979, p. 10)
Le récit exploité par Freud en ce qui concerne le désir oedipien de tuer son père et conquérir sa mère, mythe repris par Lacan, a conduit à une meilleure connaissance du psychisme. Et Jung interprète la sphinge comme une image maternelle terrible et dévorante, figurant le désir dinceste et la terreur quil inspire. Mère phallique, elle serait « la condensation du parricide et de linceste » (Revol, ibidem. p. 1745). Mais il semble quun mouvement hostile à la psychanalyse tente actuellement dengloutir dans un aveuglement volontaire le fruit des riches travaux accomplis depuis un peu plus dun siècle. Dans son film Edipo Re, Pasolini transforme la sphinge en sorcier africain et la découverte oedipienne du secret est sanctionnée par ces paroles : « Labîme où tu veux me pousser est en toi-même. » (ibidem. p. 1746).
a. 2) Parallélismes et inversions des récits mythologiques
Non seulement le personnage ambivalent peut se transformer en son contraire, mais le mythe lui-même peut se métamorphoser en sa variante inverse, comme le montre Levi-Strauss dans la deuxième partie de LHomme nu intitulée « Jeux déchos » (1971 p. 74-139). Comme les héros, les mythes se dessinent en symétriques inversés. On peut constater une inversion entre le mythe ddipe et celui de Aishish (le caché, le recelé) dont la légende dite « du dénicheur doiseau » est rapportée par Levi-Strauss (op. cit. p. 26-27).
Un bébé échappa à la mort par le feu où sa mère indienne voulait brûler vive avec lui : il fut sauvé par le démiurge Kmukamch et caché dans son genou. Il devint expert dans la confection de riches vêtements et grand joueur toujours gagnant, même contre son père qui en conçut de la jalousie et qui convoite en outre lune de ses brus : « Mais Kmukamch séprit dune des épouses de son fils et voulut se débarrasser de lui. Il prétendit que des oiseaux » nichés sur un végétal étaient des aigles, et envoya son fils les capturer. Or larbre sur lequel le père envoie son fils est linverse de ce quil en dit : les oiseaux qui y nichent volent bas et le pin à la résine comestible devient lempêcheur de se nourrir.
Aishish grimpa et ne trouva que des oiseaux vulgaires, mais la plante avait poussé, si bien quil ne pouvait redescendre. Il navait plus que la peau sur les os quand des filles-papillons le sauvèrent. Aishish dit à son fils de jeter la pipe de son grand-père dans le feu, et Kmukamch mourut par le feu. « Mais il ressuscita plus tard et voulut se venger en enduisant le ciel de résine quil incendia. Un lac de résine fondue recouvrit la terre, mais Aishish sut mettre sa cabane à labri. »
Cest ici le père qui veut tuer son fils et sapproprier lune de ses épouses. Cette légende soppose à celle ddipe Roi (de Sophocle) sur plusieurs points : initialement, le père sauve son fils contrairement à Laïos qui le fait exposer, ultérieurement, cest le père qui veut commettre un infanticide et non le fils qui commet un parricide. Dailleurs, les dieux les plus anciens, Ouranos et Kronos, cherchent à supprimer leurs enfants, le premier en les étouffant à lintérieur de Gaia, la terre, le second en les avalant pour ne pas être détrôné. En outre, il existe deux versions opposées de cette histoire du dénicheur doiseaux, les versions nord et sud-américaines. Le héros du premier mythe, impubère, viole sa mère. Celui du second, adulte et marié, est couvert de femmes. Et linceste est commis par le père avec sa bru. Une inversion généralisée se met en place.
La légende du dénicheur doiseaux comporte différentes versions dont les variantes marquent des parallélismes et des oppositions. « Le mythe du dénicheur doiseaux en Amérique du Sud, et celui des épouses des astres en Amérique du Nord, appartiennent à un seul et même groupe de transformation. Cela ressort déjà du fait, établi dès le Cru et le Cuit, que les mythes sud-américains sur lorigine du feu ou de leau saccompagnent dune série parallèle dont lhéroïne est une étoile, épouse dun mortel ; or, cette série, qui se rapporte à lorigine des plantes cultivées, inverse au point de vue des sexes la série nord-américaine du mari-étoile dont, précisément, lhistoire des épouses des astres fait partie. » (Lévi-Strauss, 1971, p. 23). Selon les versions, en outre, « le père coupable périt, ici par le feu, là par leau. » (ibidem p. 30). « (
) [U]ne pluie deau qui éteint tous les feux sauf un se transforme ici en pluie de feu qui submerge tous les foyers sauf un (ibidem p. 31). Une version de lensemble de légendes met en scène un garçon chéri de ses parents et dissimulé par eux dans une fosse souterraine au milieu de la cabane familiale, qui offre une image symétrique à celle du fils haï et isolé en haut dun arbre : lenfant caché est donc linverse du dénicheur doiseau (ibidem p. 53).
Lambivalence échange lamour et la haine, le haut et le bas. Et qui plus est, les éléments sont inversés par rapport aux symboles habituels qui font correspondre lamour et le haut, la haine et le bas. Une inversion équivalente existe dans le Roman de Renart médiéval, où le goupil berne Ysengrin afin quil prenne sa place au fond dun puits : « Dieu est tellement puissant que, si le bien pèse assez lourd, il descend là en bas et tout le mal remonte là-haut » (v. 3558-62). Ysengrin, crédule, entre dans un seau et comme il est le plus lourd, il descend pendant que Renart remonte. Lanimal rusé dévoile la vérité quand ils se croisent au milieu du puits : « Je vais au paradis là-haut, tu vas au puits denfer là en bas » (v.3609-3610).
Une autre inversion du mythe dOedipe apparaît dans la légende syrienne de Myrrha, dorigine sémitique (le nom de son fils Adonis remonte au mot hébreu qui signifie « Seigneur »), légende reprise et embellie par les grecs. Il ny est pas question de meurtre des géniteurs, mais cest la fille, Myrrha, qui désire des rapports sexuels avec son père, Théias. (Grimal, éd. de 1979 p.11-13)
La mère de Myrrha ayant prétendu que sa fille était plus belle quAphrodite, celle-ci se vengea en inspirant un désir incestueux à Myrrha. Elle voulut dabord se pendre, ce dont sa nourrice Hippolyté la dissuada. Elle sunit avec son père à son insu. Lorsque celui-ci saperçut de la supercherie, il poursuivit sa fille avec un couteau pour la tuer. Myrrha fut alors transformée en arbre à myrrhe par les dieux compatissants ou par Aphrodite apitoyée. Cet arbre produit des fleurs, les myrrhes, qui sont considérées comme les larmes de Myrrha. Dix mois plus tard, lécorce se souleva et il en sortit un enfant, le bel Adonis. Selon dautres versions, cest le père de Myrrha qui ouvrit larbre avec son épée, ou encore un taureau avec ses défenses. Dans les deux cas, il sagit dun symbole phallique.
Le taureau préfigure la mort dAdonis car cest un sanglier qui le tue mortellement au cours dune chasse. Dans cette délivrance, la naissance et la mort d'Adonis sont donc réunies. Lalliance des contraires est récurrente dans les mythes. La mort dAdonis nest pas définitive, Aphrodite lui sauvant la vie avec laide dEsculape. En outre, ce personnage dAdonis focalise lamour dAphrodite, la déesse de lamour, et de Perséphone, la déesse des Enfers et du royaume des morts. Il vit alternativement avec chacune delles. Il associe donc les contraires dans plusieurs domaines. Cest peut-être cette liaison de la vie sur terre et sous terre, de lamour et de la mort, qui donne lieu à des légendes de fleurs : les roses, blanches à lorigine, prirent la couleur du sang dAphrodite qui se piqua sur une épine en se précipitant au secours dAdonis et les anémones seraient nées du sang dAdonis blessé.
En ce qui concerne le désir incestueux, une autre inversion du mythe ddipe consiste à envisager le désir de la mère pour le fils. Cest le cas dans le roman de Michel Arrivé intitulé La Walkyrie et le Professeur, où lhéroïne Kriemhild, aussi ambivalente et dangereuse que la sphinge, nomme son fils Siegfried par désir dinceste (2007b, p.94-95), autorise son adolescent de treize ans à la téter sous prétexte dun jeu pervers (p. 101-102) et rêve une union sexuelle avec lui (p. 157-158).
Des inversions de récits bibliques apparaissent fréquemment, par exemple celle qui concerne Jacob : il usurpe la bénédiction paternelle dEsaü, son frère aîné préféré de leur père Isaac devenu aveugle, par un subterfuge auquel lincite sa mère Rebecca. Isaac souffre en découvrant quil a été trahi et quil a donné à Jacob tout le pouvoir et la richesse quil voulait offrir à Esaü. Jacob devenu père souffre du fait que son fils préféré Joseph a été vendu par ses frères, qui racontent à leur père que son enfant est mort. La souffrance infligée par le mensonge en tant que fils est subie en tant que père, donc inversée. On peut interpréter cela comme un châtiment divin, mais il nempêche que la répétition inversée est présente. En même temps, les deux récits sont parallèles avec la trahison fraternelle et la déception paternelle.
Le personnage biblique de Moïse, avant dêtre sauvé des eaux, y est déposé par sa mère quand il est bébé, parmi les roseaux, donc nécessairement dans une situation anngoissante. Le narrateur du « Moïse » de Julien Gracq, reprise poétique fondée sur le double sens du titre (le nom propre du héros biblique et le nom commun désignant une petite corbeille capitonnée servant de berceau), est un adulte dans une situation analogue, emporté sur leau parmi les roseaux, mais par son propre choix et en pleine béatitude. Ce nest pas à proprement parler un récit, mais bien plutôt un vécu dans la même position, ressenti comme heureux et libre.
Les inversions mythologiques, par exemple entre Oedipe et Myrrha, oppositions qui appartiennent au domaine de la séparation (les éléments inversés sont aux deux extrémités opposées de récits, de sentiments ou de concepts), se révèlent aussi fréquentes que les parallélismes évoquant la fusion (laccent est mis sur la ressemblance des éléments analogues qui ont lair de constituer une seule et même réalité), par exemple entre la légende dAdonis et Aphrodite et celle dHippolyte et Artémis. Hippolyte est une autre victime de la vengeance dAphrodite, blessée quil honore Artémis et la dédaigne. Aphrodite suscite le désir incestueux de Phèdre, qui se venge de la froideur dHippolyte en le calomniant auprès de Thésée. Celui-ci châtie son fils innocent en faisant appel à Poséïdon qui fait surgir un dragon de la mer, lequel effraie les chevaux dHippolyte, provoquant sa mort. (Dans certaines versions mythiques, Artémis le fait ressusciter.) Il est donc une victime innocente comme Adonis, bel adolescent sauvé par une déesse éprise de lui. Lorganisation des parallélismes et inversions des légendes mythologiques semble refléter le désir ambivalent de fusion vs séparation et plus généralement lambivalence du psychisme.
Levi-Strauss a montré que les éléments des mythes fonctionnent comme des phonèmes, par des relations doppositions et de permutations (1989 p. 32-33) et que les mythes se reconstruisent incessamment avec dautres matériaux, comme dans le bricolage. Il oppose la création artistique et les mythes, mais reconnaît dans les mythes des « objets de contemplation esthétique ». Cette émotion esthétique serait-elle due à linterpellation de notre Inconscient qui fonctionne selon la même structure dalliance des contraires ?
3) Lambivalence des éléments
Lambivalence et la coprésence des contraires ne caractérisent pas seulement les personnages mythologiques et les variantes des récits, elles sinscrivent encore au cur même des éléments qui se séparent en oppositions contrastées ou se réunissent en combinaisons efficaces. Lanthropomorphisme des mythologies recouvre en effet des éléments concrets, comme la terre ou la mer, et des éléments abstraits opposés tels que la force et la faiblesse ou la vie et la mort.
Nous avons vu à propos de lenfant divin, diversement incarné par Zeus, Eros, Apollon et Hermès, quil peut se transformer en dieu extrêmement puissant : on passe de la faiblesse à la force, dun pôle à lautre. Comme lenfant divin est généralement abandonné par sa mère ou arraché à elle, on peut supposer que ces légendes suggèrent la séparation plutôt que la fusion pour permettre un développement maximal. Quoi quil en soit, vu la diversité nominative de lenfant divin, cest moins le personnage qui compte que le bouleversement dune qualité en son inverse, en loccurrence la faiblesse métamorphosée en force. Mais les relations entre les éléments se complexifient souvent.
Nérée, le Vieux de la mer, principe de toute chose, « tient dans ses trois mains gauches les symboles de sa nature polymorphe : leau, lair, le feu. » (Détienne et Vernant, 1974, p. 141). Lefficacité créatrice semble donc venir de la réunion des éléments. Pégase, le cheval ailé, est une des créatures de Poséïdon, le dieu de la mer. Il allie la force terrestre du cheval, la capacité aérienne de voler et la maîtrise du feu puisquil sert de porte-foudre à Zeus. Si les quatre éléments peuvent représenter le Tout dun être, ils peuvent aussi symboliser la force. La puissance, qui est accidentellement celle de Poséïdon, sexplique donc par la combinaison et la maîtrise des éléments.
La puissance peut sopposer à la ruse, par exemple sous les personnages de Poséïdon et Athéna qui protègent deux concurrents dans une course de chars, respectivement Skelmis et Erechtée. Skelmis devance son adversaire au début de la course, mais Erechtée tire sur les rênes de son concurrent, ce qui lui permet alors de le devancer. ( Détienne et Vernant, 1974, p. 199). Ce comportement peu loyal, mais très rusé, s'avère efficace : Athéna est la fille de Zeus et Mètis, lintelligence rusée. La ruse se révèle donc plus efficace que la force, ce qui est fréquent dans la mythologie. Athéna, la déesse aux yeux pers, protège aussi Ulysse, qui se montre particulièrement rusé : lui qui est très éloquent peut feindre dêtre gauche et naïf (ibidem p. 30-31). Mais la puissance peut aussi sassocier à la ruse, notamment dans le personnage de Zeus qui a avalé son épouse Mètis de peur dêtre détrôné. Il possédait déjà la puissance et en incorporant la ruse, il devient invincible. Deux éléments opposés et complémentaires peuvent donc être représentés par deux personnages (Poséïdon et Athéna ou Zeus et Mètis) ou bien sassocier en un seul (Zeus ayant avalé Mètis).
Les unions et oppositions déléments seffectuent sous de multiples formes. Par exemple Artémis préside à la fois à la virginité et aux affres de laccouchement, et cette coexistence est ambivalente ; mais de plus Artémis symbolise la vie active par opposition à Perséphone captive de lHadès, qui est donc associée à la mort. Artémis comporte bien lélément de mort en elle-même puisquelle peut tuer dune mort rapide et douce en envoyant des flèches de loin, comme son frère Apollon. Cependant cest dune mort active infligée quil sagit tandis que Perséphone, jeune fille vierge compagne dArtémis, subit son rapt alors quelle cueille des fleurs et se trouve dans lHadès sans lavoir souhaité. Elle est passive contrairement à Artémis. Le couple doppositions vie vs mort recouvre ici celui dactivité vs passivité. La vie et la mort sont étroitement imbriquées aussi chez Dyonisos, qui est dépecé par les Titans et reconstitué à partir de son cur (ibidem p. 132-133). Elles sont intrinsèquement liées encore chez Apollon. En effet, il participe avec sa sur au massacre des enfants de Niobé pour venger lhonneur de leur mère Léto que Niobé a insultée. Il décime larmée grecque au moyen de la peste pour délivrer Chryséis. Il massacre les Cyclopes, le serpent Python et on lui attribue la mort dAchille : il combattait contre les Grecs en faveur les Troyens (Grimal, 1979, p. 43). En lui résident la clarté la plus élevée et lobscurité destructrice de la mort (Kerényi, op. cit. p. 148).
Cette opposition de la lumière et des ténèbres existe aussi chez Mètis, qui est à la fois jour et nuit, masculin et féminin : elle transcende les oppositions par sa polymorphie (Détienne et Vernant, 1974, p. 159). Bon nombre de dieux olympiens sont dailleurs hermaphrodites, en particulier les enfants divins, ce qui ne les empêche pas dêtre représentés par lérection dun morceau de bois ou de pierre, donc par un symbole phallique. Cest peut-être que la virilité et la féminité se rapprochent de lopposition activité vs passivité, qui peuvent se combiner ou alterner, notamment dans la projection et lintrojection, avec une efficacité maximale. Le caractère bisexué dun dieu pourrait donc participer à sa puissance. Cependant lattribution des deux sexes diffère selon les personnages : Apollon vit sa bisexualité avec des femmes et avec des jeunes hommes (Grimal 1979, p. 42) tandis que Dyonisos, caché dans la cuisse de son père pour échapper à la jalousie dHéra, est après sa naissance habillé en fille pour la même raison (ibidem p. 127). Quant à Artémis, la déesse de la chasse et des amazones, affranchie du joug viril, elle est considérée comme une incarnation de la lune, qui est tantôt mâle et tantôt femelle. Par ailleurs Athéna, divinité guerrière assez virile, apparaît comme une femme phallique dont la puissance est redoutable. Ce nest pas un personnage hermaphrodite, elle semble au contraire asexuée, ou du moins sans attraits sexuels ou encore inintéressée par la sexualité : quoi quil en soit, elle reste vierge. Serait-ce la sublimation incarnée ? Il semble en tout cas que des éléments inverses extrêmes tels que la réunion des deux sexes opposés ou labsence de sexualité puissent aboutir au même résultat, qui est ici la puissance maximale. Adam était dabord androgyne, créé mâle et femelle à limage de Dieu : la coïncidence des contraires marque la perfection et la totalité (Eliade, 1957, p. 215-216).
A propos du mythe oedipien, outre le désir incestueux réciproque entre dipe et Jocaste, Ferenczi voit dans ces deux personnages respectivement le principe de réalité et le principe de plaisir. Il cite une lettre de Schopenhauer à Goethe du 11 novembre 1815 à ce sujet : « Cest le courage daller jusquau bout des problèmes qui fait le philosophe. Il doit être comme ldipe de Sophocle qui, cherchant à élucider son terrible destin, poursuit infatigablement sa quête, même lorsquil devine que la réponse ne lui réserve quhorreur et épouvante. Mais la plupart dentre nous portent en leur cur une Jocaste suppliant dipe pour lamour des dieux de ne pas senquérir plus avant ; et nous lui cédons, cest pour cela que la philosophie en est où elle est. ». Ferenczi rapproche de ce passage les deux principes de Freud : le principe de plaisir consiste non seulement à chercher le plaisir mais aussi (surtout, aux yeux de Ferenczi) à rejeter ce qui pourrait provoquer du déplaisir tandis que le principe de réalité, comme la expliqué Freud, correspond à un stade plus développé de lappareil psychique qui permet « le jugement impartial qui doit décider si une idée est juste ou fausse, cest-à-dire en accord ou non avec la réalité (
) ». Selon Ferenczi, dipe représente le principe de réalité qui empêche le refoulement des idées pénibles tandis que Jocaste incarne le principe de plaisir qui bannit toute représentation susceptible de causer du déplaisir. Mais ne pourrait-on voir aussi, dans le désir incestueux différemment vécu par la mère et le fils, le désir resté à létat dappétit charnel chez lune et le désir sublimé de lautre qui sacharne à découvrir la vérité ? dipe, dont le nom signifie « pied enflé », ce qui symbolise lorgane masculin au summum de son érection, manifeste sa puissance par son désir de savoir. Cependant sa culpabilité réduit sa puissance puisquen apprenant la vérité il se crève les yeux, qui symbolisent selon Ferenczi les organes génitaux. Cette auto-castration est ainsi commentée par le choryphée : « Quel dieu poussa ton bras ? ». dipe répond que cest Apollon. En dautres termes, cest le soleil (Apollon-Phoebus le brillant) symbole paternel, que le héros ne doit plus regarder en face (Ferenczi, 1912 ; 1968, p. 221). dipe est donc passé de la puissance surhumaine à la dégénerescence par culpabilité, comme Adam et Eve au jardin dEden. Remarquons aussi que le meurtrier du père renonce au bonheur par culpabilité : cest le cas ddipe et cest également le cas du castrateur du père, Kronos qui a émasculé Ouranos. Il est associé à Saturne et représenté comme vieux et mélancolique. Dans les deux cas, la mère est complice : Jocaste jouit de linceste avec son fils et voudrait continuer à le faire, désir quelle manifeste en incitant dipe à abandonner son enquête. La mère de Kronos voulait être délivrée dOuranos couché sur elle. Cest donc le désir maternel que réalise le fils.
Finalement, lors du désir sublimé ddipe armé du principe de réalité, cest la culpabilité quil aurait pu fuir en écoutant Jocaste, qui est le principe de plaisir resté à létat brut. Et lon peut se demander si ce nest pas toujours la peur qui nous arrête dans nos investigations de vérité. Cest la peur qui fait mentir lenfant à ses parents, cest le plus souvent la peur pour soi ou pour un être cher qui mène ladulte au mensonge, dans son besoin dêtre reconnu et accepté par autrui. Et quest-ce que la culpabilité si ce nest la peur dêtre jugé par son surmoi ? La recherche de la vérité, laletheia des grecs, montre dans son préfixe privatif la nécessité de soulever le voile : celui qui cache la vérité ou celui qui nous masque au regard du surmoi ? Sagirait-il de supprimer la peur du rejet ? Serait-ce une perpétuelle victoire sur le surmoi ? Le mythe, qui met en uvre la projection du psychisme, éclaire ici la recherche de vérité et son entrave : le besoin de connaître ses racines et son passé, de se connaître soi-même, freiné par lacceptabilité sociale et surtout parentale. La recherche aurait donc pour origine le désir sublimé, avec le cadre contraignant du surmoi, cet ensemble dinterdits et dimpératifs parentaux, qui fonctionne de manière ambivalente : il impose lexigence maximale vis-à-vis de soi-même et en même temps freine les efforts sous la menace dune culpabilité dévorante, qui risque de mener à un comportement auto-punitif, lequel peut aller jusquà la mort. Il sagit de « manger le livre » sans se laisser manger : faire triompher la pulsion de vie sur la pulsion de mort.
Enfin, lélément universel récurrent dans les légendes mythologiques est celui de la jalousie, cet amour insatisfait qui dégénère en haine. Elle abonde dans la légende dHéra et suscite le premier crime biblique : celui de Caïn qui tue Abel par jalousie en le percevant comme lélu de Dieu à ses dépens parce que les offrandes de son frère semblent mieux agréées que les siennes. Héra symbolise la jalousie or elle est à la fois la sur de Zeus et son épouse légitime (comme leur mère Rhéa dans ses rapports avec leur père Kronos). De ce fait elle exhibe les deux formes essentielles de jalousie : celle qui concerne le conjoint, considéré à la fois comme un objet à posséder et comme un être qui doit la combler par son amour, et la jalousie fraternelle qui vise la fratrie, celle qui tortura Caïn, le premier humain biblique à avoir un frère et représentatif de tous les fils ayant une fratrie à subir. La jalousie fraternelle consiste à se vouloir le préféré des parents, surtout du parent de sexe opposé, sans rivaux ou rivales. Mais lamour étant, comme on le sait depuis Freud, un déplacement de lamour envers le parent de sexe opposé, la jalousie amoureuse pourrait bien être un dérivé de la jalousie au sein de la fratrie.
Héra se venge de ses rivales, par exemple elle persécute Io qui sétait livrée à Zeus par crainte de la foudre et que le dieu transforme en génisse blanche pour la protéger de la fureur de sa femme. Elle poursuit aussi la progéniture de ses rivales, notamment Héraclès auquel elle impose les douze travaux, et même ceux qui protègent cette descendance illégitime : elle frappe Ino de folie parce quelle a élevé Dyonisos, fils de Zeus et Sémélé.
Héra passe donc pour une furie vengeresse, mais Zeus lhumilie par ses infidélités réitérées. Avant de lépouser, il avait déjà eu deux unions, de force, avec Mètis et Téthis, ce qui manifeste un comportement violent. En outre, il est jaloux lui-même puisquil massacre ou torture les prétendants dHéra : il frappe de la foudre le géant Porphyrion qui déchire la robe de la déesse ; il façonne une nuée à limage dHéra pour leurrer Ixion qui sunit à ce fantôme et engendre ainsi les Centaures ; enfin Zeus attache Ixion à une roue enflammée qui tourne sans cesse et le lance dans les airs. Hoffmann reprend cette forme de châtiment dans sa nouvelle fantastique LHomme au sable. Dans le fantasme du héros, cest Coppelius, lhomme au sable, qui voudrait lui infliger cela. Or Coppelius menace aussi de lui voler les yeux, qui représentent les organes génitaux selon Ferenczi. Finalement, dans la légende mythologique, la roue enflammée lancée dans les airs se substitue à lénucléation, cest-à-dire à lémasculation. Zeus est censé protéger Héra, avec la complicité de celle-ci. Il na pas à se venger car ses rivaux nont pas le temps de passer à lacte : il les castre par avance. En quelque sorte les dieux sont des jaloux vengeurs, tout comme les humains qui apprennent le sens de la lutte au sein de la fratrie bien plus que le sens du partage.
La jalousie dHéra prend une forme détournée dans un conflit qui loppose à Zeus pour savoir lequel de lhomme ou de la femme éprouve le plus de jouissance amoureuse. Elle prétend que cest lhomme, Zeus prétend que cest la femme. Tirésias donne raison à Zeus, cest pourquoi Héra lui ôte la vue (Grimal, 1979, p. 186-187), ce qui revient à une castration symbolique et le rend voyant (comme si la vue du réel pouvait sinverser en vision surnaturelle, de même que le désir charnel peut sélever par le processus de la sublimation). Cette scène conjugale vise moins à savoir qui jouit le plus quà déterminer qui est le plus grand dispensateur de jouissance. En dautres termes, la question est de décider qui est le plus gratifiant, le plus satisfaisant, donc le plus aimé : le frère ou la sur ? Sous couvert de domination masculine ou féminine, cest peut-être là le cur du problème. Héra se venge de Tirésias par une castration symbolique parce quil donne raison à son frère sur cette idée qui lui est insupportable : il serait plus satisfaisant quelle. La jalousie est « mue par la pulsion de mort » nous dit la psychanalyste Denise Lachaud (1998, p. 29) selon laquelle « être jaloux, cest vouloir tout et refuser le manque » (p. 103). Cest exactement ce quon observe chez Zeus et Héra : Zeus veut toutes les femmes, y compris la sienne pour lui tout seul ; Héra veut son mari tout entier pour elle seule, ce frère qui est le plus grand dieu de lOlympe
ou le plus grand dans lamour de la mère, Rhéa, qui a effectivement sauvé son petit Zeus (et lui seul) des dévorations successives de Kronos, lequel craint dêtre détrôné par lun de ses enfants : ce frère est à posséder comme un objet, à réduire à létat de chose inoffensive.
Dès quil y a un privilège en jeu, quil sagisse de lamour parental, du pouvoir ou de lélection divine, la jalousie sinsinue comme élément perturbateur. « Dans les narrations de lAncien Testament, la paix de la vie quotidienne au foyer, aux champs ou parmi les troupeaux est continuellement minée par la jalousie de lélection et la promesse de la bénédiction (
). (
) [L]a jalousie jamais éteinte, limbrication de léconomique et du spirituel, de la bénédiction paternelle et de la bénédiction divine saturent de conflits virtuels la réalité quotidienne et en arrivent souvent à lempoisonner. » (Auerbach, 1968, p. 33). La jalousie sanime de violence et de désir de mort sur lautre, quil sagisse de mort effective ou dannulation à létat dobjet dépourvu de désir. « Cest une tentative de prise directe sur le désir de lautre dont lobjet est à récupérer puisquil révèle une perte. Laltérité est traquée pour quà aucun moment lautre ne prenne cette dimension dautre désirant ; quà aucun moment napparaisse une séparation : le désir sécrase dans un vu de mort, de destruction, de ravissement » (Lachaud, 1998, p. 103-104). Et cette violence destructrice prend son origine dans la nostalgie dune situation duelle, dans un désir de fusion inassouvi : « [l]a haine du rival est témoignage de ce que le sujet a, autrefois, obéré la possibilité de faire un véritable deuil de lobjet, en cette époque précoce où toute séparation ne se fait que dans la violence. » (ibidem p. 115). Et elle débouche sur la culpabilité. Finalement, la jalousie nest quune interrogation angoissée sur sa propre identité (ibidem p. 147).
Ainsi la mythologie révèle le psychisme humain et rejoint la psychanalyse sur lorigine ambivalente des pulsions de vie et de mort, des sentiments prétendument amoureux où chacun désire en lautre ce qui lui manque, par privation ancienne damour, de nourriture ou de phallus. En dernier ressort, la jalousie pousse vers le temps du Tout, comme le disait Freud, donc vers la mère ; elle sintéresse au désir de lAutre, dans la terminologie lacanienne : finalement elle sapparente au désir incestueux, et cest bien ce que mettent en évidence les récits mythologiques où il est question dinceste et de jalousie, ces éléments récurrents imprégnés dambivalence.
Conclusion
La coexistence des contraires abonde en mythologie, aussi bien dans les personnages que dans les récits et dans les éléments fondamentaux. Or le vocable « mythe » vient de muthos qui signifie « la parole ». Le mythe, qui appartient à limaginaire, possède la même caractéristique dambivalence que la langue et la pensée. Cest cette ambivalence issue du psychisme humain qui lui donne vie et mouvance.
Les mythes, comme la poésie, présentent des « points de capiton » selon la métaphore lacanienne, cest-à-dire des lieux du texte où lInconscient affleure (1981, p. 303 ; 1966, p. 503). Et le lecteur sen délecte parce que cela lui facilite une sorte de réconciliation avec soi-même, selon le devoir moral « Wo es war, soll Ich werden », exprimé par Freud et traduit par Lacan en ces termes : « Là où ça fut, je dois advenir » (1966, p. 524).
Les mythes semblent donc révéler le fonctionnement ambivalent du psychisme humain et en même temps satisfaire ses besoins profonds. Les dieux très ambivalents de la mythologie grecs étaient révérés dans une religion très ancienne et polythéiste. Ils appartenaient au domaine du sacré. Celui-ci serait-il lié de quelque manière avec lambivalence ?
b) sacré
Lathée considère le domaine du sacré comme un monde fictif appartenant à limaginaire ; le croyant peut envisager « limagination active », au sens que lui donne Corbin, comme moyen de se rapprocher du divin. Celui-ci estime que limagination peut faire accéder au divin par lintermédiaire de symboles (1958 ; 1993 p.11). Quelles que soient les convictions religieuses, on peut donc envisager de traiter du sacré au sein de limaginaire. Ces précautions oratoires sont dues au fait quil y a toujours quelque imprudence à évoquer le sacré parce quil reste un sujet tabou, imprégné dambivalence et susceptible dinterpeller en chacun les motivations profondes qui lont conduit à rejeter ce domaine ou au contraire à sy investir, et ce à sa manière personnelle : y compris à lintérieur dun même groupe religieux, chacun conçoit Dieu à sa façon. Mais cest un champ détude passionnant qui savère particulièrement révélateur en ce qui concerne lambivalence et lénantiosémie.
Voyons dabord la signification de ce mot, relevé par Abel à propos des sens opposés des mots primitifs. Le mot sacré est ambivalent, ce que disait Abel à juste titre, comme nous lavons vu : il signifie à la fois « saint » et « maudit ». Remarquons dabord que le mot « saint » comporte de multiples entrées dans les dictionnaires ; il peut désigner aussi bien une appellation quune statue, ce qui en dit long sur les dérives des églises instituées. Le sens adéquat serait « empreint de piété », parmi les définitions du Petit Robert. Précisons que cela na rien à voir avec lidée courante dune perfection dépourvue de défaut, qui ne serait quune absence de traits de caractère bien ennuyeuse : le mot hébraïque traduit par « saint » signifie « à part », « remarquable » et dévoué à Dieu, ce qui est très différent. Le « maudit » est celui sur lequel est prononcé une malédiction divine, une parole qui le damne et donc léloigne de Dieu. Sil est étonnant de voir présents dans le même mot ces deux sens opposés de proximité particulière avec lEternel ou déloignement maximal par rapport à lui, il est plus étonnant encore de constater à quel point tout ce qui touche au sacré est marqué dambivalence, et ce dans toutes les religions.
Nous allons voir que les textes sacrés abondent en paradoxes et que les traductions multiplient les interprétations opposées. Puis nous verrons les liens entre psychanalyse et sacré.
b 1) les paradoxes des textes sacrés
Ce nest pas un hasard si Freud a employé le terme d « ambivalence » dabord dans Totem et tabou, qui comporte deux mots ambivalents dans son titre et concerne une religion primitive. « Suivant la démonstration de Freud, nous pouvons admettre que le culte et le sacrifice danimaux sont des manifestations déplacées daffects ambivalents (respect et crainte). ». Cest généralement le père qui est visé, dans les religions primitives comme dans lintérêt des enfants pour les animaux. Dans le texte biblique apparaissent à ce sujet des propos paradoxaux. Dans lAncien Testament, il est recommandé de bien soigner ses animaux (Proverbes 12, 10), de les servir avant de sattabler, et en même temps des sacrifices danimaux sont demandés. Cependant la parole divine demande « la charité et non le sacrifice ». Daniel, qui est un modèle de piété, est végétarien. Or il existe une liste bien précise des animaux que la Loi autorise à manger. Dans le Nouveau Testament, il est précisé qu « il nest pas bien de manger de la viande » et par ailleurs celui qui dit quil est interdit de manger de la viande est censé nêtre pas de Dieu. Il semble que la viande soit autorisée en cas de famine, quand il ny a rien dautre à manger, mais lassemblage des textes présente des paradoxes, qui abondent également sur dautres thèmes.
Par exemple, la retraite solitaire et contemplative est fréquemment recommandée, alors quen même temps il est conseillé daimer ses frères humains et de pratiquer une uvre missionnaire. Même les paroles christiques recommandant de se réunir souvent en son nom peuvent être lues comme un appel à réunir les parties de soi-même dans une unification méditative de recueillement. La fréquentation incessante du monde semble aussi nocive que la solitude absolue. Celle-ci pourrait se justifier par certains passages bibliques qui conseillent à chacun de se retirer dans son lieu secret, mais aussi par le fait que les groupes à effectif important risquent de distraire et dabêtir, ce qui va à lencontre de léveil. Freud précise que la « psychologie des foules » se caractérise par « lexaltation des affects » et « linhibition de la pensée », avec une imitation daffect qui rend suggestible. Cependant certains conçoivent leur piété comme quelque chose à vivre en ermite ou en moine retiré de la société, tandis que dautres se dévouent à des actions charitables sans prendre le temps dopérer un retour sur eux-mêmes. Cela évoque les fonctions normales de syntonie et schizoïdie, cest-à-dire respectivement la tendance à vivre en société, en harmonie avec lambiance, et inversement celle qui consiste à vivre en retrait, séparé du monde. Finalement chacun peut adopter le conseil qui lui convient ou bien alterner des périodes de sociabilité et de solitude. Mais la confusion entre sa propre tendance et ce qui est interprété comme une demande divine peut conduire à des excès, dans un sens ou dans lautre.
Ce qui est bien plus paradoxal encore, cest lidéal de droiture et dhonnêteté qui est souvent mis en valeur (par exemple dans Proverbes 12, 19) et les ruses employées par les personnages bibliques approuvés de Dieu : Moïse fait passer sa femme pour sa sur, Jacob usurpe le droit daînesse et même la bénédiction paternelle de son frère, etc. Cela peut signifier que Dieu fait grâce à qui il veut ou bien quil y a encore plus important que la Loi. La droiture semble réservée aux relations avec le peuple élu, mais comme le peuple peut représenter lensemble des passions personnelles, le mensonge est surtout prohibé envers soi-même. Cela semble étroitement lié avec lexhortation à léveil, qui revient comme un leitmotiv à travers tout le texte biblique (Proverbes 4, 7), y compris dans les Evangiles apocryphes. La parole est cruciale et révèle le tréfonds de lêtre (Luc 6, 44-45) : vérité ou mensonge, consolation ou cruauté ; elle peut même éventuellement manifester le degré déveil. Elle est le fruit à développer et sur lequel est prévu le jugement divin (Matthieu 12, 37). Si la racine des justes donne du fruit (Proverbes 12, 12), cest quils sont solidement établis sur leurs propres fondements. Et ces fondements sont en rapport avec léveil. De nombreux récits bibliques le laissent entendre, par exemple celui de 1 Rois 13 : un prophète accomplit un jeûne à la demande divine, puis sen détourne parce quun autre prophète prétend que Dieu lui a demandé de lui offrir un repas. Le prophète dévoué se fait tuer par un lion sur le chemin du retour, ce qui peut ressembler à un châtiment divin disproportionné. Mais ce peut être une mise en garde contre la crédulité envers la parole dautrui, un appel à lautonomie, au discernement et à la nécessité de vivre en fonction de ses propres convictions. La méfiance nest-elle pas une forme déveil ?
Etrangement, lattitude de Dieu envers lhomme est dénoncée comme ambivalente par le texte biblique : Il lutte avec Jacob (Genèse 32, 25-33) et veut faire mourir Moïse pendant quil est en voyage (Exode, 4, 24) puis il le laisse. Les deux événements se passent de nuit. Lamour divin pourrait-il se transformer en haine comme le jour devient nuit ? Lissue est positive, ce qui suppose une victoire de lamour sur la haine, de la vie sur la mort. Mircea Eliade montre que dans les textes hindous védiques, le cosmos et la vie même ont une fonction ambivalente puisquils projettent lêtre humain dans la souffrance et en même temps lincitent à trouver le salut de lâme grâce à cette souffrance : plus lhomme souffre et plus il a soif dabsolu (1975, p. 22-23). Les mystiques appellent Dieu du fond de leur détresse avant de trouver lextase. Cest dans la douleur que lappel est intense, comme en témoignent notamment les personnages bibliques de Jonas et Job, lun enfermé à lintérieur dun gros poisson, lautre en proie à la souffrance. Ce qui est plus surprenant encore, cest que Ferenczi, résolument athée, observe ce genre de réaction chez lenfant traumatisé qui, au plus grave de son état, ressent une sorte de jouissance céleste (1932 ; 1985 p. 59). Il semble avoir puisé cette observation dans sa propre enfance, daprès une note de la même page qui renvoie à la correspondance entre Ferenczi et Groddeck. Il y a donc possibilité dun basculement psychique dun pôle à lautre, de la pire souffrance à lextrême bonheur, comme dans certaines conversions.
Mircea Eliade analyse les paradoxes des textes sacrés du tantrisme comme une destruction du système de référence habituelle : cela conduit à briser lunivers profane pour accéder à un univers spirituel et mystique qui nécessite de se détacher du monde (1975, p. 251) : les paradoxes favoriseraient un changement de registre. Par certains aspects, ses propos sur le yoga rejoignent les textes évangéliques. Dabord le terme yoga vient de yuj qui signifie « atteler, mettre au joug » et « joindre, ajuster ». Ladepte du yoga, le yogin, est celui qui maîtrise ses sens et sa pensée pour se concentrer, en opposition avec la dispersion caractéristique du monde habituel. Lexpression christique « mon joug est léger » se rapprocherait de cet idéal déveil à la spiritualité. Le texte évangélique le plus paradoxal et le plus riche est certainement lévangile apocryphe de Thomas. Il semble que lincrédulité de Thomas, qui voulait vérifier par lui-même la présence de Jésus, ait été interprétée à tort en sa défaveur, cela étant renforcé par la plaisanterie « Je suis comme Thomas, je ne crois que ce que je vois ». Ce nest pas une foi aveugle qui est suggérée par les textes bibliques, mais une recherche personnelle attentive. Les paradoxes bibliques sont bien souvent rejetés pour être remplacés par une interprétation parfois univoque et appauvrissante du texte. Ils peuvent pourtant constituer une incitation à se hisser au sens en fournissant des efforts (Edelmann, 2000 p. 20). Lherméneutique consiste alors à maintenir en coprésence les sens opposés.
Le gauchissement des traductions, que déplore à juste titre Meschonnic, va souvent de pair avec un établissement forcé de ladéquation entre les deux testaments, lAncien et le Nouveau, ce qui masque leur véritable lien : celui de lincitation à léveil. En outre, cette altération concerne également les passages qui dérangent : lêtre humain tend à prélever ce quil veut ou peut accepter et renie ce quil trouve inadmissible, de même quil rejette dans lInconscient ce qui est vécu de manière traumatisante. On ne peut en vouloir aux traducteurs cependant, car la tâche se révèle difficile : la langue hébraïque est polysémique au plus haut point et la tendance à rechercher lapaisement savère universelle.
b. 2) les traductions bibliques opposées
Dans un article intitulé « Les traductions : résistance des écrits, insistance du désir », Marie Balmary sinterroge sur les oppositions des traductions bibliques, qui concernent surtout la parole divine. Celles-ci surgissent comme de nouveaux paradoxes superposés aux premiers par des lectures antagonistes. Cest que la langue hébraïque est particulièrement polysémique et contient dans son lexique de nombreux mots aux sens opposés. Elle est superbe mais dautant plus difficile à traduire que le texte biblique, magnifique et poétique, procède par ellipses, allitérations, anagrammes et métathèses ; en outre il abonde en symboles à interpréter.
Marie Balmary remet en question la traduction du verbe « racheter » qui signifie aussi « délivrer », « délier ». Quand le Créateur veut racheter son peuple en esclavage en Egypte, il sagit de le libérer. Et quand Jésus sefforce de racheter les humains du péché, il sagit aussi de les libérer. Mais le mot araméen traduit par « péché » signifie « erreur », qui éloigne de la vérité, et non une violation dinterdits (Edelmann, 2000, p. 66-67). Le mot lytron en grec dérive de lyö, « détacher », « libérer », « délier » : il concerne une délivrance et non une rançon (ibidem p. 68). Une interprétation du rachat avec le sang du Christ en guise de rançon, adjointe au gauchissement des Ecritures dénoncée par Meschonnic, conduit à établir un lien qui nest pas dans le texte biblique : Dieu aurait voulu le sacrifice de son Fils pour sauver le genre humain. Pourquoi diable un dieu damour voudrait-il faire assassiner son fils ? En fait, Jésus a été crucifié parce quil dérangeait. Lidée surajoutée au texte révèle un fantasme de meurtre du père sur lenfant ou inversement un fantasme de parricide, puisque les fantaisies issues de lInconscient sont souvent inversées. Et le sacrifice humain interdit par Dieu (Balmary, 1986), notamment dans lhistoire dAbraham, lui est ainsi attribué par fantasme oedipien. Freud utilise ce fantasme, qui confirme sa théorie du désir oedipien, pour en déduire quil y a eu meurtre à lorigine (Essais de psychanalyse, 1951). Mais peut-être a-t-il le même fantasme de parricide ?
Lobjectif de libération revient souvent dans le texte biblique. Même la loi du sabbat comporte une interdiction dexercer la contrainte sur autrui, une demande de libérer cette oppression. Si lesclavage est aboli, la manipulation dautrui et la contrainte continuent de faire des ravages. Cet aspect de libération respectueuse reste le plus souvent occulté : le désir humain reste limité à celui de dévoration dautrui. Et les groupes religieux, bien quils sefforcent de conjuguer les efforts spirituels, risquent toujours de se souder sur des rites et des lois jusquà vouloir imposer leur vérité sans respect de la littérarité du texte qui va de pair avec une lecture plurielle. Comme chacun le sait, cela mène aux guerres de religion, un contresens révélateur de lagressivité humaine. Dailleurs le mot hébreu shabbaot signifie « sabbats » ou « le dieu du sabbat », mais nullement « lEternel des armées » qui figure dans les traductions comme un renversement de lamour en haine meurtrière préconisée. Il y a même un passage très clair de lAncien Testament qui recommande aux combattants de rentrer chez eux de peur de mourir, pour honorer leurs femmes ou pendre la crémaillère. Il est négligé ou pris au pied de la lettre. Quand Dieu promet une terre à ses protégés en assurant quil va effrayer ses habitants pour les faire fuir, les hommes en déduisent quil doivent procéder à un massacre. Même le rabbin médiéval Maïmonide, dont la recherche biblique est pleine dintérêt et qui opère un travail de linguiste remarquable, finit par utiliser le verset selon lequel le châtiment de ceux qui haïssent Dieu se répercutera jusquà la quatrième génération comme un ordre de massacrer la descendance des idolâtres. Lui qui est si attentif au texte ne se préoccupe pas de la contradiction de cette interprétation avec « tu ne tueras pas ». Cest une déformation du sens qui révèle une agressivité meurtrière. Elle est si générale que Maïmonide lui-même ny échappe pas, alors quil a décelé de nombreux sens symboliques. Dautre part si lamour de Dieu sinterprète comme laccord avec le soi profond, divin, le châtiment qui se répercute jusquà la quatrième génération peut être compris comme une souffrance dans la manière dêtre qui influe sur la descendance. Ainsi lincapacité à unifier les parties de soi-même et à développer une attitude déveil nuisent à léquilibre et se propagent sur les générations suivantes.
La parole biblique abonde en paradoxes qui sont rejetés parce quils déstabilisent, mais des ébranlements successifs sont nécessaires à toute évolution, quelle soit dordre intellectuel, psychologique ou spirituel. Par ailleurs, si les paroles à méditer sont contournées, les lois sont réclamées des humains. Jéthro, le beau-père de Moïse, lui conseille de donner des lois au peuple infantile pour quil cesse de lui faire appel jusquà lépuiser (Exode 18, 13-24) et les hommes réclament des commandements de Jésus : ils ne cessent de lui demander ce quils doivent faire. Quand Jésus recommande lamour du prochain, il ne donne pas de nouvelle loi, car ce conseil était déjà dans le Lévitique (19, 18) de lAncien Testament, quil cite. Il va jusquà dire que « lhomme est maître du sabbat ». Et lévangile de Thomas comporte un passage expliquant quil ne veut pas donner de nouvelle loi parce que les hommes riqueraient de sen rendre esclaves. Un autre passage de ce même évangile incite à la connaissance de soi : « celui qui se trouvera soi-même, le monde ne sera pas digne de lui ». Mais cet idéal déveil est masqué par la rigidité et une abdication face à la liberté : le devoir de ressembler à des enfants ne correspond pas nécessairement à labsence dautonomie et la soumission aveugle, mais bien plutôt à la curiosité en éveil et la capacité à évoluer. Cest donc un infantilisme regrettable que traduit la recherche apeurée de préceptes : la liberté effraie, comme le montrent les traductions opposées mises en évidence par Leloup.
Il explique en effet (2000 p. 134) que la parole christique « Qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas nest pas digne de moi » peut se comprendre de manière inverse. Dabord le mot stauros traduit par « croix » signifie en grec « se tenir debout ». Il en conclut que prendre sa croix nest pas subir sa vie et souffrir mais au contraire y faire face en être libre. Par ailleurs la phrase comporte une seule négation, qui ne peut sappliquer à « prendre la croix » et « suivre » mais seulement à « prendre la croix », selon Leloup. Dans ce cas, la phrase devient : « celui qui ne tient pas debout tout seul et me suit nest pas digne de moi », ou plus exactement « na pas de poids propre ». En quelque sorte, il sagit de devenir autonome et libre, sans modèle. Cest linverse de la soumission aveugle. Il sagit alors de répondre à son propre désir et non au désir de lautre.
Ce serait donc linfantilisme humain qui conduirait à recevoir des règles contraignantes au lieu dune incitation à léveil spirituel. Par ailleurs, le masochisme mène à une lecture erronée de la parole christique selon laquelle, frappé sur la joue droite, il convient de « tendre la joue gauche » : Marie Balmary explique que le verbe signifie « trouve une autre » et le comprend comme le devoir de trouver une autre solution que la violence. Dailleurs Jésus, quand on le frappe, ne tend pas la joue gauche mais répond par la question « pourquoi me frappes-tu ? ». Néanmoins une autre interprétation de ce passage est possible. Car lexpression précitée apparaît dans le livre des « Lamentations » sous cette forme (III, 26, 31):
« Il est bon davoir espoir et se taire
dans le secours de mon Seigneur
(
)
Donnera dans la poussière sa bouche
peut-être il est un espoir
Donnera à qui le frappe une joue sera gavé
daffront
Puisque ne repoussera pas pour léternité
mon Seigneur »
Le rapprochement entre les deux passages incite à voir dans lexpression « donnera à qui le frappe une joue » une exhortation à lespoir quelles que soient les avanies subies. Lespérance est le contraire de la résignation à la souffrance. Finalement, la Bible ne propose absolument pas la résignation ni la docilité moutonnière, bien au contraire : elle est un appel au développement et à lexcellence. La parabole du pasteur qui fait paître ses brebis a pu induire en erreur à cause des connotations du mot « mouton » et de ladjectif moderne « moutonnier » qui évoque linstinct grégaire, mais elle concerne plus vraisemblablement la douceur que la soumission, et plus encore la nourriture spirituelle, de même que le pain de vie. Lobéissance requise serait une adhérence à un désir absolu dépanouissement.
Enfin, le paradoxe le plus regrettable se situe dans la réception contradictoire du décalogue. Dabord il sagit de dix « paroles » (Exode 20,1) et non de dix « commandements », ce dernier terme révélant une tendance à rechercher loppression, à vouloir la règle contraignante qui impose un devoir ou une interdiction. Ensuite la première de ces paroles nest pas respectée par ceux qui se prosternent devant les statues. Il est remarquablement paradoxal de sinvestir dans la religion en faisant exactement le contraire de ce qui est considéré comme un commandement divin, comme sil sagissait de braver le père en feignant de se soumettre à lui. Freud a observé lavantage de ne pas fabriquer de statue : cela mène à « labstraction pure » (1939 ; 1980 p. 17) et au développement verbal. Et la dernière parole du décalogue lui ressemble en ce que le détournement de la convoitise conduit à la sublimation, mais cette dixième parole est souvent négligée, y compris par les religions qui observent la première ; nos sociétés de consommation incitent à la convoitise et empêchent de se désengluer des objets. En revanche, le détachement du réel est primordial dans le Véda des yogi et le Tao Te King de Lao-Tseu. On peut même penser quun schizophrène ne serait pas vu comme tel chez les yogi ou les bouddhistes. Cest que le point de vue sur ce qui est dit « normal », graphiquement représenté par la courbe de Gauss, dépend des anomalies dune société.
Lexhortation au développement verbal apparaît dès la Genèse car lexpression traduite par « multipliez-vous » signifie « portez du fruit », avec la polysémie que cela comporte : il sagit peut-être de reproduction mais aussi et surtout de produire une parole de qualité puisque le mot « fruit » connote la parole dans de nombreux passages bibliques. Une lecture attentive simpose, au plus haut degré de sublimation, faute de laquelle un vague essai de méditation des textes risque de se limiter à linterprétation littérale, voire de provoquer le fourvoiement. Leffet le plus efficace des paradoxes bibliques consiste à requérir un investissement total, à proposer un festin de paroles dans un état déveil maximal : cest un appel à la sublimation.
b 3) la psychanalyse et le sacré
Freud affirme que « la religion nest quune névrose de lhumanité » (1939 ; 1980 p. 41). Mais il est possible quil rejette la religion juive pour éliminer le père, comme tend à le montrer son fantasme récurrent de parricide. Gérard Haddad estime que cest « la même négation névrotique de sa propre culture que dans Totem et Tabou. » Lintérêt de Freud pour la légende ddipe se révèle fertile et en ce qui concerne le meurtre du père par la horde primitive, il reprend une hypothèse de Darwin (1912 ; 1976 p. 163). Mais son acharnement à vouloir démontrer le meurtre de Moïse par les Hébreux (1939 ; 1980 p. 35) comporte quelque excès quil reconnaît lui-même : « On nous reprochera, nous en sommes certains, dêtre trop hardi dans notre reconstitution de lhistoire ancienne du peuple dIsraël et de témoigner dune assurance excessive et injustifiée. Cette critique ne me paraîtra pas trop dure parce quelle trouve un écho dans mon propre jugement. » (ibidem p. 31). Freud a été élevé dans la religion juive et Lacan sy est beaucoup intéressé, mais ils ont tous deux voulu éliminer le père, ce que déplore Gérard Haddad (2007).
Haddad (1984 ; 1998 p. 85-91) rappelle que la naissance du peuple juif coïncide avec la sortie dEgypte, dont le nom hébreu Mitsrayim signifie « pays étroit ». Il montre que ce récit biblique symbolise un accouchement. Cest en effet un réceptacle étroit pour la descendance de Jacob. Le corps de lEgypte, mère des cultures, est soumis à des convulsions qui sont les célèbres plaies (grenouilles et autres objets phobiques). En outre louverture du passage de la Mer Rouge est un étroit goulet entouré deau : le grand corps de lEgypte a expulsé le peuple juif, petit corps différent delle. La loi divine interdit de retourner en Egypte : cest la loi du père qui interdit le retour à la mère, ce qui signifie « je tai fait naître comme sujet à ton propre désir ». Selon Haddad, Freud a mieux compris ce message que quiconque et réinstauré la loi du père en Occident, mais paradoxalement à la fin de sa vie il a restauré la toute-puissance maternelle. Néanmoins peut-on en vouloir à Freud de déplacer son désir de fusion à la mère ? Sil navait pas eu cette tendance incestueuse, il naurait probablement pas offert à lhumanité le fondement de la psychanalyse.
Bon nombre décrivains, danthropologues, dexégètes et de psychanalystes ont tenté de réconcilier psychanalyse et sacré. Par exemple Mircea Eliade montre que le yoga, le bouddhisme, le Vêdanta se sont appliqués avant Freud à montrer que lhomme est enchaîné par lillusion. Selon Jean Biès, « LEvangile nest autre que la description dun processus évolutif à lintérieur de lêtre humain et dabord de soi-même » et la Bible propose et décrit « des états de conscience, des étapes évolutives, des transformations successives conduisant à léveil définitif ». Marie Balmary, psychanalyste qui a étudié laraméen, considère que la pire tentation est de renoncer à sa royauté autonome, par deux voies opposées : soit se faire nourrir et porter comme un enfant, soit devenir prince de ce monde par la possession et la domination.
Edelmann voit en Moïse « cet aspect en nous qui va réunir les forces et aller vers la liberté après les épreuves » (2000 p. 31). Pour lui, le déluge est le ravage des passions et larche représente la construction dune structure interne qui recueille tout ce qui nous compose pour nous conduire au-delà des périls. De même Bouddha a traversé sur un radeau pour atteindre lautre rive (ibidem p. 32). Ce voyage nécessaire pour sauver sa vie en échappant à la captivité présente des analogies avec lanalyse. Le mental est comme le Malin : un rusé à démasquer. Le cheminement spirituel constitue une correction progressive des erreurs de vue et de compréhension pour rectifier le cap (ibidem p. 39-51). Nest-ce pas le cas du cheminement analytique ? Edelmann déplore le glissement du spirituel au moral et lobscurcissement dû aux notions de bien et de mal, qui occulte la capacité de discernement (ibidem p. 52-61). Son interprétation biblique tend à montrer la nécessité dune prise de conscience et dune réhabilitation de lambivalence : « Avoir mangé le fruit de larbre de la connaissance du bien et du mal, cest-à-dire instaurer la dualité, est une erreur fondamentale réitérée en permanence au plus profond de chacun. » (ibidem p. 65) ; « [l]attachement et lidentification aux notions relatives de bien et de mal, de bon et de mauvais, est lerreur par excellence parce quelle nous enlise dans le monde des opposés et nous voile ainsi lunité foncière qui sous-tend toutes choses » (ibidem p. 68). La lente métamorphose analogue à la fermentation du pain et du vin devrait conduire à la plénitude (ibidem p. 73). Edelmann attire lattention sur le fait que Jésus ne cesse de souligner que la vérité est masquée par des prismes déformants qui orientent vers des chemins trompeurs. Il indique que le mot hébreu teshuba, souvent traduit par « repentance » ou « conversion » vient de shub « détourner », « retourner à » : il sagit dun retour au soi profond par élimination « des vues fausses, des opinions arbitraires, des conceptions acquises par osmose avec le milieu ambiant ou dautres formes de conditionnement » (ibidem p. 85). Et quest-ce quune analyse si ce nest un retournement vers soi pour aller à lessentiel ? La mauvaise interprétation de teshuba en « repentir » va jusquà la suggestion de se retenir de faire ce que lon a envie de faire. Sil est bénéfique de se maîtriser, il semble totalement néfaste de renoncer à son propre désir, voire de lignorer.
Une expression biblique fréquente, lech lecha, peut signifier « va ton chemin » ou « va vers toi ». Chaque incitation au voyage est donc en même temps une invitation symbolique au travail intérieur. Cela favorise la conjonction du texte biblique et de la psychanalyse, dautant plus que Jésus a situé le Royaume au dedans des humains, avec une expression qui veut dire « parmi vous » ou « en vous ». Tout récit biblique est donc allégorique, comme le disait déjà Moïse Maïmonide, qui a vécu de 1135 à 1204. Dans son Guide des égarés, il va jusquà dire quil faut avoir un esprit déficient pour croire littéralement au récit de la faute dAdam et Eve et admettre quun animal parle. (Lui aussi considère que lhomme vivait au-delà du bien et du mal avant la chute.) De même Northrop Frye écrit à propos de ce récit que « [l]une des fonctions de la poésie est clairement de maintenir vivante la coutume métaphorique de penser. » ( 1994, p. 94). Martin Buber voit certainement la terre de promission comme voyage intérieur lorsquil écrit : « La joie donne à lesprit une terre, la tristesse lexile ».
Si lon considère les récits bibliques comme des allégories, il devient envisageable dinterpréter laction de Josué qui fait tomber les murailles de Jéricho par la clameur de son peuple comme un abandon des résistances et censures pour aller au plus profond de soi. La clameur unanime serait un appel intense vers Dieu de lêtre concentré dans le recueillement, assez proche du cri primal. Lordre divin de brûler la ville interdite signifie léviction des tendances mauvaises à sengluer dans les choses. Un personnage convoite et sapproprie un objet de luxe au lieu de le laisser brûler, ce qui lui vaut dêtre puni de mort ainsi que sa famille. Cette apparente barbarie figure la libération absolue des convoitises et tendances de la même espèce.
Examinons un ensemble de lois paradoxales susceptible de mener à linterrogation sur soi : la loi prohibant linceste, celle qui interdit le mariage avec une étrangère, et la loi du lévirat. La première semble universelle et tend à lexogamie, mais elle soppose à la seconde qui est destinée à protéger le peuple élu de linfluence des idolâtres. Et bon nombre de personnages bibliques épousent des étrangères, comme si la loi était destinée à être transgressée. La loi du lévirat impose dépouser la femme du frère défunt, de manière à protéger les veuves. Mais elle peut inciter à linceste : lépisode de Tamar en est un exemple savoureux puisquelle épouse son beau-père (Genèse 38) : cest la bru de Juda, fils de Jacob. Le mari de Tamar, Èr, était si mauvais que Dieu le fit mourir ; elle fut ensuite donnée en mariage au second fils, Onan, qui a fourni à la langue le terme « onanisme » pour désigner la méthode quil utilisa pour montrer quil désapprouvait toute la procédure (Frye, 1794, p. 230). Mais Onan mourut aussi. Tamar aurait alors dû épouser le troisième fils, mais elle passait pour une épouse qui portait malheur. Elle se déguisa alors en prostituée pour attirer lattention de Juda lui-même. Elle y parvint, mais quand Juda apprit que Tamar sétait prostituée, il ordonna quelle fût tuée, selon la norme de son époque. Tamar expliqua que son déguisement était justifié par la loi du lévirat. Juda se remit en cause dans son propre comportement au lieu de faire brûler Tamar, qui devint son épouse légitime. Finalement, la loi du lévirat a conduit à une forme dinceste.
En même temps, cest la loi qui ordonne la mort de femmes qui est remise en question, comme elle le sera dans le Nouveau Testament avec la femme adultère qui échappe à la lapidation grâce à lintervention de Jésus : « Que celui qui na jamais péché lui jette la première pierre ! ». Il sagit là aussi de sinterroger soi-même avant de juger autrui. Lexamen de ses propres motivations incite à lindulgence. Et si lon considère lensemble de ces lois, qui se contredisent les unes les autres, qui mènent souvent à des catastrophes, on peut sinterroger sur leur validité. Destinées à protéger les humains et les rendre heureux, elles se révèlent insuffisantes à cause du comportement pernicieux des êtres. Finalement, les lois peinent à orienter les façons de faire, alors quune manière dêtre mature, lucide et adéquate au soi profond se révèle efficace. Et pour cela léveil est primordial, avec une pleine lucidité sur soi-même. En ce sens, le texte biblique conseille inlassablement de trouver grâce en plein désert (notamment, Jérémie, 31,2). Il sagit vraisemblablement de prendre pleinement conscience de son propre désert intérieur, là où il ny a personne dautre que soi, appréhender sa propre ambivalence et se diriger vers la sagesse de la voie moyenne en évitant les excès des pôles opposés.
Le Talmud va dans le même sens. En effet lorsque les soixante-dix membres du Sanhédrin condamnaient un criminel à l'unanimité, celui-ci était acquitté. « Car il nest pas concevable que dun côté soit tout le noir et de lautre le blanc. Alors linterprétation religieuse était que Dieu se faisait le défenseur de celui que lensemble des hommes condamnait. » (Israël, 1994, p. 172). Comme un rôle de théâtre qui se joue avec exagération, cet excès dans le jugement dune assemblée dénonce un mensonge involontaire, par lequel chaque membre dune société quelconque juge un bouc émissaire en clamant que lui nest pas comme ce paria. Et il le crie avec dautant plus de véhémence quil veut faire taire sa conscience et sa culpabilité parce quil recèle au fond de lui-même le travers incriminé, par exemple la tentation du meurtre. Pour maîtriser le passage à lacte, il serait plus efficace que chacun prenne conscience de sa propre ambivalence au lieu de sacharner sur la sanction des coupables. Dailleurs les prisons et les hôpitaux psychiatriques sont construits pour protéger la société alors que selon les faits, les crimes sont le plus souvent commis par les proches au sein des familles. Logiquement, on devrait se méfier du conjoint bien plus que de létranger ou du fou ! Cela semble indiquer que chacun tient à méconnaître ses proches et lui-même. Et la langue, avec sa capacité à dire une chose et son contraire, peut contribuer à la lucidité ou à la cécité si lon ny prend garde.
« Leau de la fontaine mercurielle sélève du vase et y retombe en circuit fermé : Mercure est le serpent qui se féconde lui-même, se tue, se dévore et se régénère lui-même. (
) le lac rond, sans écoulement, qui se renouvelle sans cesse par une source jaillissant en son milieu, est, chez Nicolas de Cues, une « allégorie de Dieu » (Edmond Vansteenberghe, Le Cardinal Nicolas de Cues, Paris, 1920) : Dieu est une source, un fleuve et une mer où coule la même eau. » (Jung, 1971 ; 1980 p. 68). Cette image de source jaillissant delle-même pourrait aussi bien figurer le psychisme humain.
Finalement, dans toutes les religions se profilent une invitation à léveil, donc au développement maximal des capacités humaines, à linvestissement vital, et en même temps une proposition de recueillement par la prière, le yoga ou la méditation, cest-à-dire une forme variable de concentration intérieure de toute lénergie vitale. Cette dernière recommandation concerne un frein appliqué à tout autre investissement, une pratique momentanée de la pulsion de mort, une sorte de régression qui favorise léquilibre, la sérénité, et décuple la capacité dinvestissement vital, qui est lui-même empreint de ce frein dans la concentration prolongée sur un travail ou lacquisition dun savoir. Les pulsions de vie et de mort décelées par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » sont indispensables à la vie et elles oeuvrent en synergie dans tous les domaines : la compulsion de répétition qui incite à revivre un événement traumatique, qui est désagréable et se situe « au-delà du principe de plaisir », sexplique par la pulsion de mort, « poussée inhérente à lorganisme vivant vers le rétablissement dun état antérieur » (1920 ; 2001 p. 88).
Conclusion
Lambivalence caractérise le sacré avec une telle force que les paradoxes abondent dans les textes sacrés de toutes les religions, leurs traductions manifestent des antagonismes étonnants et même les interprétations psychanalytiques sopposent dans ce domaine. Cest que le sacré fait appel à lhomme complet, à son psychisme entier et lui offre un lieu de prédilection pour lexpression de son être profond. Ses pulsions de vie et de mort, damour et de haine, prennent des configurations symboliques telles que le bon grain et livraie, qui rassemblent les pôles opposés du positif et du négatif. Ce nest pas un hasard si le grain de blé était déjà à lhonneur dans les mystères dEleusis, avec sa représentation de vie et de mort mêlés.
Le domaine du sacré suppose la foi ou la magie ou encore un mélange des deux, or ce à quoi lon croit est très efficace, quil sagisse de miracle ou deffet placebo. Selon Goethe « [v]ivre dans le monde idéal, cest traiter limpossible comme sil était possible » (cité par Cassirer, 1975 p. 92) : à une conception excessivement rationnelle des choses délimitées entre possibles et impossibles se substitue un basculement dun pôle à lautre. Au lieu de considérer le seul possible, il sagit de prendre en compte limpossible (sans laffirmer comme réel, ce qui serait une source de délire) en lui accordant une chance de réalisation, ce qui déplace la frontière du possible en ouvrant la voie à limaginaire et la créativité. La foi qui soulève des montagnes est celle qui plonge la montagne dans la mer : elle inverse les pôles opposés pour ébranler le mode habituel de lêtre. Inversement, il suffit de considérer une réalisation comme impossible, à tort ou à raison, pour lui faire obstacle.
La psychanalyse a ouvert la voie à une réflexion des exégètes bibliques plus ouverte vers la connaissance de soi, de son for intérieur, et suscité une interprétation renouvelée de la libération : dénouer ce qui était lié par erreur dans le psychisme. Ces dernières décennies se sont multipliés les ouvrages de réflexion biblique à orientation psychanalytique, ce qui tend à approfondir ses interprétations. Eveil et méditation se révèlent des activités complémentaires qui mettent en uvre les pulsions de vie et de mort. Le symbolisme extrêmement riche de la mythologie et du sacré mérite que lon se penche sur le délicat problème du symbole.
C) les symboles
Lorigine du mot symbole est intéressante : les Grecs désignaient par le terme sumbolon le tesson cassé en deux qui permettait à deux hommes liés par une alliance ou un contrat de se reconnaître, chacun détenant lun des deux fragments de lobjet initial. La racine étymologique inscrit donc au cur du symbole le manque et lappel à la réunion après la séparation, la recherche de ce qui est caché. Cest la polarité opposée à la diabolie, dont lorigine grecque est un verbe qui signifie « séparer ». Et selon Claude Reichler, cette double polarité constituerait la vocation de la littérature : séparer et réunir.
Une définition du symbole par André Lalande est la suivante : « ce qui représente autre chose en vertu dune correspondance analogique » (1926 ; 1972 p. 1080). Bien évidemment, il existe des symboles mathématiques et linguistiques, qui représentent autre chose selon des codes et qui permettent de pratiquer des opérations abstraites, ce qui est primordial pour le développement de notre intellect et de notre culture. Des résonances inconscientes viennent se greffer sur ces symboles, qui prennent naissance dans lambivalence entre concret et abstrait ; le langage surtout est une activité symbolique qui prend son essor entre fusion et séparation dans la relation duelle entre la mère et lenfant. Nous dirigerons nos investigations sur les symboles profondément ancrés dans le psychisme, qui sexpriment essentiellement dans les rêves et lart, tout en signalant leur imbrication avec la langue.
Le symbolisme est présenté sous deux définitions dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis : « Au sens large, mode de représentation indirecte et figurée dune idée, dun conflit, dun désir inconscients » et « [d]ans un sens étroit, mode de représentation qui se distingue principalement par la constance du rapport entre le symbole et le symbolisé inconscient, une telle constance se retrouvant non seulement chez le même individu et dun individu à lautre, mais dans les domaines les plus divers (mythe, religion, folklore, langage, etc.) et les aires culturelles les plus éloignées les unes des autres. ». Les symboles au sens psychanalytique du terme sont différents des symboles mathématiques et linguistiques, qui sont des signes, mais certaines interférences existent entre ces deux sortes de symboles : dune part le signifiant nadhère pas au signifié mais opère des glissements, comme la montré Lacan, si bien que les sonorités dun prénom par exemple peuvent se charger de symbolisme personnel ; dautre part lInconscient exprime les désirs sous des formes très diverses et peut très bien emprunter comme véhicule un paronyme, une métathèse ou un signe additif.
Nous avons déjà effleuré maints symboles au cours de cet ouvrage. Leur étude plus approfondie nécessite en premier lieu un rappel de leur ambivalence par quelques exemples, puis une mise au point des théories linguistiques et psychanalytiques concernant le sujet et enfin lanalyse de leur fonction bénéfique dans le domaine artistique et plus particulièrement en littérature.
C. 1) lambivalence des symboles
Comme la établi Clément dAlexandrie, le symbole est indirect (Todorov, 1997, p. 31). De ce fait, « lévocation symbolique vient se greffer sur la signification directe , et (
) certains usages du langage, telle la poésie, la cultivent plus que dautres » ( ibidem p. 9). Le fait quil soit une expression indirecte favorise les manifestations du désir refoulé sous forme de symboles en contournant la censure, comme la montré Freud dans LInterprétation des rêves. Le symbole se manifeste à travers des connotations ou des déplacements tout en se greffant sur des traces mnésiques dont certaines semblent universelles et dautres locales ou individuelles, les unes et les autres se conjuguant.
Par exemple (pour utiliser la formule dont Ferenczi nous dit quelle introduit un élément dordre sexuel) le serpent, par sa forme et son aptitude au glissement, symbolise le sexe masculin de manière universelle. Lassociation biblique entre Satan et cet animal tend à le diaboliser en Occident, malgré sa signification de connaissance et de guérison sur le caducée, alors quil est vénéré en Orient. Le yogin pratique lascétisme pour donner vie à un corps subtil en forme de serpent, la kundalinî, déesse ou énergie qui siège à la base extérieure de la colonne vertébrale et peut sériger jusquà la tête (Eliade, 1954 ; 1975, p. 238). Il semble que ce soit surtout la chrétienté qui ait diabolisé le serpent et la sexualité, daprès ces propos de Ferenczi : « On sait que les juifs pieux ont lobligation non seulement de manger du poisson le vendredi soir mais aussi de pratiquer lamour conjugal ; du moins cest ainsi que beaucoup de juifs, en particulier les pauvres, interprètent la sanctification du sabbat prescrite par la Bible. ». Le serpent, symbole ambivalent par excellence, inspire abomination ou vénération selon les aires culturelles et religieuses.
La peur du diable et laversion de certains pour la sexualité, en raison de leur histoire personnelle, ont pu se contaminer lune lautre. Cest probable puisque les passages bibliques où le serpent est positif ny ont rien changé : le serpent joue le rôle dadjuvant à Dieu pour punir les récalcitrants dans le désert, puis sa figuration en serpent dairain permet leur guérison (Nombres, 21,9). Lobjet est détruit ultérieurement en tant quidole. Jésus envoie ses apôtres en mission « comme des brebis au milieu des loups » et leur conseille : « Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes » (Matthieu 10, 16). Le Christ lui-même sassocie au serpent puisquil annonce quil sera surélevé comme le serpent dairain, mais la diabolisation de lanimal est si bien ancrée que le symbole reste satanique et en opposition au christique. Ce phénomène daversion pour le diable, et par contamination réciproque pour la sexualité, a pris une telle ampleur en Occident quil a pu susciter, peut-être par sublimation, lingéniosité des progrès technologiques qui procure confort et plaisirs de substitution. Cest ainsi que la prolifération des objets de consommation, peut-être issue en partie dune sexualité réprimée, conduit à négliger la dixième parole du décalogue qui met en garde contre la convoitise.
Le symbolisme sexprime entre autres manifestations dans les mots, dont les multiples connotations connaissent une tentative de recensement dans le Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant (1997). Et la plupart des noms de cet ouvrage évoquent des éléments opposés. La mer y est présentée comme « symbole dynamique de la vie ». Elle symbolise également lambivalence parce quelle est une eau en mouvement et représente « un état transitoire » dincertitude qui « peut se conclure bien ou mal », de sorte quelle est aussi image de mort. (On pourrait ajouter que les monosyllabes français « mer » et « mort » ne diffèrent que par leur voyelle du point de vue phonétique, ce qui favorise ce symbolisme.) Ses profondeurs peuvent être assimilées à celles de lInconscient, de sorte quil en surgit des monstres « qui peuvent être mortels ou vivifiants ». Dans les légendes celtiques, « la mer jouit de la propriété divine de donner et reprendre la vie ». Cest par la mer quon va dans lautre monde dans la légende du roi Arthur. Selon le symbolisme oriental, « les eaux primordiales, mer ou abîme », seraient « redoutables même pour les dieux. ». Daprès les cosmogonies babyloniennes, Tiamat, la mer, aurait contribué à donner naissance aux dieux, puis elle aurait été soumise par lun deux. La mer est donc ambivalente, pourvoyeuse de vie et de mort, dominante ou dominée.
Le symbolisme de son paronyme, la « mère », lui est lié : la mer et la mère sont des « réceptacles et matrices de la vie » présentant la même ambivalence de vie et de mort. En effet, la mère peut être sécurisante ou étouffante et castratrice. La mère divine représente dans la théologie hindoue la « force vitale universelle », sous des aspects différents : création, maintien, destruction. Elle peut être aussi le « continuum qui soutient lunivers » ou « la conscience de la Totalité manifestée ». Elle serait en relation symbolique avec leau, comme en témoigne lhydronyme gaulois « Matrona » (la Marne) parce quelle représente l« ensemble des possibilités contenues dans une existence ». Leau est une source de vie, un moyen de purification et de régénérescence. Les eaux représentent linfinité des possibles, contiennent des promesses de développement et des menaces de résorption. Selon les textes hindous, « tout était eau ». Un texte taoïste dit que « les vastes eaux navaient pas de rives ». Leau serait un don du ciel, symbole de fécondité et de fertilité comme la mer et la mère, un équivalent du souffle vital. Les homophones « mer » et « mère » sont donc prégnants, cest-à-dire plein de sens implicites, en particulier ceux de lambivalence : la vie et la mort.
Le symbole donne lieu à un développement mythologique de Platon dans Le Banquet : Aristophane explique le sentiment amoureux par la séparation dun être androgyne en deux moitiés mâle et femelle (2001 p. 115-117). Ce châtiment de Zeus serait dû au fait que les humains voulaient escalader le ciel pour sen prendre aux dieux. Cest un mythe « de lunité perdue », selon lexpression de Meschonnic à propos de Babel. Chacun aurait la nostalgie de sa moitié comme le sumbolon appelle son complémentaire. Cette figuration fictive a le mérite de montrer laspect stimulant du symbole qui oriente vers son opposé pour se réunir à lui. Cest que « chaque objet porte en soi son contraire », selon lexpression de Groddeck (1973 p. 89). Cest peut-être surtout que notre ambivalence psychique nous conduit à voir ou soupçonner dans chaque objet la présence de son contraire. Quoi quil en soit, le symbolisme attribué aux objets nous influence considérablement : « Les symboles ne sont point des inventions ; ils existent, ils font partie du bien inaliénable de lhomme ; on peut même dire que toute pensée et action consciente est une suite inévitable de la symbolisation inconsciente, que lêtre humain est vécu par le symbole. » (ibidem p. 87).
Les symboles que nous interprétons et ceux que nous construisons, dans lambivalence, nous influencent en retour. La coprésence de sens opposés les caractérise, comme la langue, et nous imprègne en enrichissant notre environnement culturel. Nous allons tenter dy voir plus clair grâce aux théories linguistiques et psychanalytiques concernant ce sujet.
C 2) théories relatives au symbole
Saussure distingue le signe linguistique du symbole parce quil considère le premier comme arbitraire : « Le symbole a pour caractère de nêtre jamais tout à fait arbitraire ; il nest pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait être remplacé par nimporte quoi, un char, par exemple. » (1916 ; 1972 p.101). Cet exemple allégorique, qui représente un concept abstrait par un objet concret, est certes déterminé. Mais la détermination est ancrée bien plus profondément encore dans le psychisme en ce qui concerne le symbole au sens psychanalytique du terme. Issu de pulsions instinctives comme nous lapprend Freud, il offre une voie de décharge psychique dans le rêve. Il peut même favoriser la symbiose du Conscient et de lInconscient (Jung, 1950 ; 1968 p. 123) qui collaborent de manière fructueuse dans le domaine de lart. Le plus souvent, il déborde le conscient et signifie ce que lauteur serait dans lincapacité dexprimer autrement. Herbert Silberer observe des états hypnagogiques (qui précèdent immédiatement le sommeil) favorables à la naissance de symboles. Il estime que le symbole tend à passer du matériel au fonctionnel : par exemple un objet allongé représente le phallus puis un sentiment de puissance. Il sorienterait vers des idéaux élevés, selon une interprétation anagogique, qui va du sens littéral au sens spirituel : il représenterait « ce qui est à vivre » avec des symboles de plus en plus universels.
Lorsque Saussure abandonne sa recherche sur les anagrammes en 1909, quand il se rend compte que la présence des mots sous les mots est involontaire, cest parce quil se méfie de lInconscient, et cela doit être accentué par le fait que lanagramme de Saturne le dérange profondément : Saturne est associé à Kronos qui a émasculé son père Ouranos. Quoi de plus dérangeant avant que soit admis léclairage du problème oedipien accompli par le père de la psychanalyse? Saussure a remarqué dans son étude sur la légende que les transformations mythologiques aboutissent à des personnages paradoxaux et fantomatiques, ce dont il conclut que lidentité mythologique est un assemblage momentané, comme le mot, sans existence propre. On pourrait ajouter à cela que si jamais le paradoxe napparaît pas de manière évidente dès lorigine du récit, les métamorphoses narratives se chargent de ly introduire comme si lambivalence était lélément essentiel. Et cest cette ambivalence, caractéristique du mythe comme du symbole, qui suscite la méfiance au premier abord, notamment face à Saturne qui symbolise la castration du père.
Rappelons que ce qui a attiré lattention de Freud sur les sens opposés des mots primitifs, cest le fonctionnement énantiosémique analogue à celui des symboles (Michel Arrivé, 2005a p. 184-185) qui se manifestent dans le rêve, les associations libres et la littérature. Freud et Saussure tentent de rapprocher les symboles et les mots, le premier par la coprésence des sens opposés, le second par le vide ontologique. Mais peut-être est-ce précisément ce vide qui permet de recevoir lénergie de lantagonisme sémantique. Encore ce vide a-t-il la capacité de sétoffer. Les mots comme les êtres nexistent que par leurs différenciations, mais ils senrichissent au contact des autres. Lenfant commence par se différencier de sa mère, puis de ses camarades, et saffirme au cours de son évolution. De même il commence par utiliser des phonèmes en guise de phrase, puis par des noms et ultérieurement par des phrases de plus en plus complexes. Grâce aux phonèmes, « lenfant semble avoir « attrapé » le principe dune différenciation mutuelle des signes et acquis du même coup le sens du signe. » (Merleau-Ponty, 1960, p. 65). Et simultanément il acquiert le sens de lui-même, qui va sétoffer au fur et à mesure de son apprentissage culturel et symbolique. On pourrait même appliquer à lêtre cette phrase du même auteur relative au langage : « Son opacité, son obstinée référence à lui-même, ses retours et ses replis sur lui-même sont justement ce qui fait de lui un pouvoir spirituel : car il devient à son tour quelque chose comme un univers, capable de loger en lui les choses mêmes, - après les avoir changées en leur sens. » (ibidem p. 70). Cest dailleurs langoisse du vide qui mobilise vers loriginalité de la pensée et du style.
Le même désir de la mère absente qui conduit au langage, comme la montré Freud à propos du jeu de Fort-da, mène à la formation des symboles : « la tendance à redécouvrir lobjet aimé dans toutes les choses du monde extérieur hostile est probablement la source primitive de la formation des symboles ». Lucien Israël commente leffet du jeu de Fort-da en ces termes : « il sagit là dun jeu dapparition et de disparition et cette apparition/ disparition, vous en repérerez toutes les implications que cela peut avoir pour les différentes parties du corps humain. Chaque orifice peut fonctionner comme antre où des choses plus ou moins spécifiques peuvent apparaître où disparaître sans que ce soit pervers. » (1994, p. 175). En outre lenfant est préoccupé de satisfaire son corps, quil projette sur le monde extérieur, doù une période animiste, si bien que des relations symboliques sétablissent à vie entre le corps et les objets. Il y a même des déplacements qui sopèrent dun lieu corporel à un autre, souvent du bas vers le haut, comme la montré Freud. Par exemple les yeux symbolisent les organes génitaux, léquation ainsi établie favorisant le refoulement. Et la cavité thoracique sapparente à la matrice parce que respirer et copuler trouvent une analogie dans le mouvement de va-et-vient . Le chaperon rouge, avec sa tête rouge qui dépasse du manteau, représente lonanisme ainsi que le miroir qui permet lexhibition de soi-même pour soi-même (Groddeck, 1973 p. 232). Légoïsme et lérotisme, dont Ferenczi montre quils sont à lorigine des inventions mécaniques (1919 ; 1974 p. 48-49), sont donc aussi à lorigine des symboles, qui sont surdéterminés comme les éléments du rêve (Freud 1926 ; 1967 p. 265-267) avec lesquels ils se confondent souvent ; ils se construisent par projections, donc par déplacements, et donnent lieu à des condensations. De nature aussi polysémique et ambivalente que les mots, les symboles se prêtent à lexpression de soi et du désir. Ils sont « des tentatives naturelles pour réconcilier et réunir les contraires de la psyché » ( Jung, 1961 ; 1964 p. 99).
Nous avons vu à propos des théories de Freud, reprises et enrichies par Mélanie Klein, que le clivage est à lorigine de la symbolisation et lié aux pulsions de vie et de mort. Si le clivage mal intégré ou trop accentué risque de nuire à la santé mentale, en empêchant la symbolisation chez le schizophrène dans les cas les plus graves, son absence ou son rejet ferait des êtres trop semblables entre eux qui nassumeraient pas leur altérité (Israël, 1994 p. 16-17). Notre imaginaire est selon Lucien Israël « le sertissage de la forme la plus réduite du symbole, à savoir le signifiant. ». Fondé sur le signifiant et se développant autour de lui, limaginaire senrichit de multiples symboles. Et plus on imprègne un enfant du contact avec des uvres dart, mieux il est armé pour développer son imaginaire dans une interaction entre ses symboles personnels et les symboles culturels.
Groddeck explique la symbolisation par une compulsion au retour ftal, par la nostalgie de la totalité omnipotente que nous connaissions dans lutérus. Cest ce qui expliquerait la construction de maisons, darmoires et de lits qui seraient des contenants semblables à lutérus bien plus que des objets commodes. Les symboles seraient un moyen de retrouver la complétude (1969 p.30) et marqués dambivalence parce que le regret de lutérus va de pair avec lhorreur et le rejet de ce paradis duquel nous pourrions être de nouveau bannis (1973 p. 121). Le désir de retour à la vie prénatale finit par nous conduire à la mort. « Car ne meurt que celui qui veut mourir, celui à qui la vie est devenue insupportable. » (1973 p. 150). Cest ainsi que lamour de la mère mène à la mort et quEros conditionne Thanatos. La même nostalgie mène à la recherche de létreinte et au besoin de silence (1969 p. 69).
Ferenczi développe cette idée du désir de retour à la vie prénatale dans un article de 1924 intitulé « Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité » (1974 p. 250-323). Selon lui, le désir oedipien serait la manifestation psychique d'une tendance biologique beaucoup plus générale qui incite les êtres vivants à retrouver l'état de repos dont ils jouissaient avant la naissance (ibidem p. 264-265). Il va jusquà imaginer une représentation de lacte sexuel comme une répétition inversée du traumatisme de la naissance. Dabord une attraction réciproque ressemble à une recherche de soudure entre les deux partenaires. Le gland sort du prépuce et cherche une autre enveloppe : le vagin. La friction dans un va-et-vient de lacte sexuel simulerait les contractions de laccouchement. Le moi de lhomme sidentifierait à la substance séminale et après une lutte entre rétention et séparation, il abandonnerait son sperme dans le corps féminin comme un substitut de lui-même. Ferenczi associe léjaculation à une autotomie, à savoir labandon par un être dune partie de son corps, parce quelle est irritée ou le met en danger. Ce serait une sorte dautocastration partielle (et cest le principe de la forclusion qui rejette lélément traumatisant). Les muscles féminins du périnée participeraient à cette simulation de castration dans un désir dappropriation dévorante. Laccélération de la respiration et de la circulation sanguine avec augmentation de la tension artérielle reproduiraient les phénomènes de la naissance et plus particulièrement le passage de la respiration ftale à la respiration extrautérine. En outre linconscience au moment de lorgasme correspondrait à la béatitude ftale. Dailleurs le sommeil qui suit volontiers le coït va de pair avec le même type de régression (ibidem p. 272-277).
Selon Groddeck, linsatisfaction de la femme qui se sent castrée et celle de lhomme qui se sent stérile mènent à la nostalgie de lenfance androgyne davant la différenciation sexuelle. Mais cest lambivalence des symboles qui favorise lexpression de landrogynie. Groddeck estime que ladulte vit sur le mode du paraître et regrette le temps de lêtre, ce qui lincite à des associations incessantes, qui sexpriment sous forme de symboles, ainsi quà la soif de savoir et autres investissements dynamiques, tant quil y a de lespoir. Quand le doute ou le désespoir sinstalle, cest le désinvestissement, le déclin de lénergie, la maladie et la mort.
Pour Groddeck, notre ça ambivalent, quil associe avec Dieu, utilise aussi bien la culpabiblité ou la fierté pour nous diriger, il se manifeste par la maladie ou par la santé, choisit même sa technique de guérison, si bien quil peut assurer lefficacité des magnétiseurs par exemple. (Le « ça » de Groddeck est différent du « ça » décrit par Freud comme un réservoir de pulsions ; chez Groddeck, le « ça » est plus proche de lénergie inconsciente). Selon Groddeck, cest le rejet de la mère et de la vie prénatale qui mène à lathéisme parce que le ça se forme au tout début de la vie. On pourrait penser quil sagit inversement du rejet dun père céleste créateur, mais précisément les interprétations inverses peuvent advenir selon le vécu personnel qui provoque lattention au rejet du père ou à celui de la mère. Les symptômes sont des symboles, par exemple un cancer de la matrice peut signifier une volupté contrite, écrit Groddeck (1969 p. 97-98). Et le symbole est constamment ambivalent, comme le ça qui trouve sa meilleure expression dans le baiser de Judas : la félonie se mêle à tous nos actes et sentiments (1973 p. 260).
Lenfant peut symboliser le phallus de la mère qui se sent castrée et considère sa progéniture comme le signe de sa puissance, selon Freud ; inversement il est susceptible de représenter les organes génitaux féminins, daprès une révélation de Ferenczi : il observe deux cas cliniques semblables à celui de « Cornélia, mère des Gracques », qui refusait de se remarier pour se consacrer à ses enfants. Une femme prude ressent quelque trouble au contact de son plus jeune fils et connaît avec son fils des impulsions érotiques qui sont absentes de ses rapports conjugaux. Finalement ses rêves dexhibition suggèrent lanalyse suivante de Ferenczi : elle considère ses fils comme ses organes génitaux et les vante sans cesse par désir dexhibition sublimé (1919 ; 1970 p.323-326). Le même objet symbolique, en loccurrence la progéniture, reçoit des significations opposées selon le patient ou lanalyste ; lambivalence inhérente au symbole lui assure une plasticité analogue à celle de la langue.
Lucien Israël apporte à ce sujet un éclaircissement intéressant en précisant que la symbolisation seffectue via la langue grâce à son ouverture : « Ce que lon voit, on na pas besoin den parler. Or, de parler de quelque chose laisse toujours une place en réserve où chacun va pouvoir greffer ses propres symboles. Mais frapper un organe de mutisme, cest-à-dire ne pas en parler, il ne sagit pas daller faire parler les pénis comme lautre, les bijoux indiscrets, etc
mais de parler de quelque chose avec la réserve que ça comporte, à savoir quon ne peut pas, dans la parole, livrer le plaisir qui peut en découler. Parce que la parole ne peut pas être complète, elle introduit cette possibilité de coupure. Alors que le regard, lui, favorise quelque chose comme la fusion et surtout la confusion des sexes. » (1994, p.194). Freud et Lacan ont bien montré la nécessité du manque et de labsence pour laccès à la symbolisation. Et cette absence viendrait trouver une voie daccès dans la langue parce quelle nest pas « complète », quelle séloigne du réel davantage que le regard et quelle comporte en elle-même labsence : la négativité du signe mise en évidence par Saussure. La langue offre ainsi une voie darticulation entre le désir du sujet et la représentation symbolique parce que le même noyau dabsence conditionne le désir, la langue et le symbole.
Il est intéressant de voir quà travers les théories relatives au symbole on peut supposer le vécu du théoricien : le rejet du père est récurrent chez Freud et celui de la mère va jusquà la misogynie chez Groddeck, selon lequel une mère ne pardonne jamais à son enfant dêtre né parce quil sest séparé delle en la sevrant de la complétude éprouvée pendant la grossesse. En même temps, ce sont les théoriciens de la psychanalyse qui offrent les instruments de compréhension des processus symboliques sous-jacents aux raisonnements.
Freud décrit laptitude au symbolisme comme une élaboration secondaire opérant sur la figurabilité. Il en montre lémergence dans le jeu de Fort-da au cours duquel il sagit pour lenfant de maîtriser labsence maternelle. Michel Arrivé commente les propos freudiens relatifs au symbolisme des rêves en ces termes : « Ainsi le symbolisme onirique se caractérise à la fois par la synonymie et par lhomonymie. De façon généralisée. De façon, apparemment, non limitée. » (1986, p. 71). Et ce trait illimité ne caractérise pas seulement ces jeux de synonymie et dhomonymie mais aussi le symbole lui-même : cest son incomplétude qui lui ôte toute limite. Etrangement, le schizophrène peine à accéder au symbolisme selon les psychanalystes, alors quil ne ressent pas sa propre finitude et souffre dune absence de limites. Séprouverait-il comme un symbole ou serait-il considéré comme tel ?
La distinction de Freud entre le principe du plaisir et le principe de réalité et lanalyse des représentations symboliques dans les rêves qui expriment le désir inconscient sont exploitées par Lacan, qui propose de distinguer trois domaines : le Réel, le Symbolique et lImaginaire (dans le Séminaire III, mais il y revient à plusieurs reprises). Le symbolique, c'est la capacité de représentation, le « meurtre de la chose ». Cest ce qui fait accéder à lImaginaire et à la connaissance. Le Réel serait le reste, linaccessible qui na pu être représenté. Le symbolique est fondé par la métaphore paternelle faisant advenir les « Noms du Père » mais les vrais noms du père (qui donnent lieu au jeu de mots « les non-dupes errent ») sont à la fois symbolique, imaginaire et réel (2005 p.8). Cest que le père est réel, le phallus est à la fois réel et symbolique et la castration se révèle à la fois imaginaire et symbolique : elle est symbolique puisque la femme peut se sentir castrée alors quil ne manque rien à son sexe. Selon Lacan, le surmoi est « le symbole des symboles », cest « une parole qui ne dit rien » (2005, p.49). Cest leffet des paroles parentales, ordres et interdictions, qui sincrustent à vie dans le psychisme de lenfant, pour le meilleur et pour le pire.
De nombreux symboles sont universels tout en restant souvent inconscients, par exemple le serpent ou la souris avec sa queue et sa facilité à sintroduire dans les petits trous. Mais chacun y greffe son histoire individuelle et construit ses propres symboles. Groddeck voit dans les problèmes dentaires un rejet de lenfant parce quil sagit dune protubérance interne à une cavité molle (1969 p. 81), tandis que Ferenczi leur attribue un désir sexuel refoulé. Ce dernier voit même la dent comme un « phallus archaïque » parce que cest une arme de pénétration dans le corps de la mère pour lenfant qui tète, ce qui oblige au sevrage. Une plante peut aussi bien évoquer le phallus érectile que lappareil génital femelle parce quelle reçoit des semences, si bien que lhistoire personnelle contribue à lui associer des souvenirs concernant un sexe ou lautre selon que le père ou la mère est intervenu dans un contexte végétal, ou encore la coexistence des deux.
Laurent Danon-Boileau montre limportance des symboles dans la prise de conscience des émotions. Il cite une phrase de Humboldt : « Car il y a dans la parole des symboles des impressions de lâme ». Et Danon-Boileau sinterroge sur le sens quil convient dattribuer à ces « symboles des impressions de lâme ». « Car les symboles dont il sagit ici ne sont pas les traces en creux démotions de lâme qui préexisteraient à leur rencontre avec le matériau qui va les porter. Les symboles observables dans la parole sont au contraire la cristallisation de sensations indistinctes dont le sujet ne prend véritablement conscience quau moment de la constitution de ces symboles. Cest alors que les émotions deviennent pleinement telles. Elles napparaissent pour ainsi dire au sujet que quand il en reconsidère après coup les symboles dans sa propre parole. »
Henry Corbin considère les symboles comme la voie de la connaissance spirituelle : « le symbole annonce un autre plan de conscience que lévidence rationnelle ; il est le « chiffre » dun mystère, le seul moyen de dire ce qui ne peut être appréhendé autrement ; il nest jamais « expliqué » une fois pour toutes, mais toujours à déchiffrer de nouveau, de même quune partition musicale nest jamais déchiffrée une fois pour toutes, mais appelle une exécution toujours nouvelle. » (1958 ; 1993 p. 19). Il montre quIbnArabi cherche à déceler des symboles dans des faits lexicaux ou grammaticaux. En arabe tous les termes qui marquent lorigine et la cause sont féminins. IbnArabi relève une phrase du Coran grammaticalement incorrecte pour montrer que le féminin est à lorigine de toute chose (ibidem p. 132). Le fait linguistique inverse apparaît dans une phrase biblique grammaticalement incorrecte daprès Gilles Dorival : Caïn est jaloux dAbel parce que son offrande est mieux agréée que la sienne et Dieu le met en garde contre le péché tapi à sa porte. (Genèse 4, 7). Le mot « péché », hattât, est féminin mais ladjectif qui signifie « tapi », rovets, est masculin. Le Midrash Rabbah (commentaire juif) explique que le péché est dabord faible comme une femme, puis fort comme un homme. Il guette lhomme pour se jeter sur lui.
Pour Henry Corbin, la perception mystique se fait au croisement de limagination active : descente divine vers la créature et ascension de la créature vers le divin. Cette traversée serait lherméneutique des symboles, mode de comprendre qui transmue en symboles les données sensibles et les concepts rationnels. Et cette imagination active a pour fonction la coïncidence des opposés (op. cit. p. 146). A ce sujet, la descente divine peut seffectuer par léchelle de Jacob mais le symbole inverse de la tour de Babel est négatif parce quau lieu de sériger en osmose avec le divin, dans lharmonie des contraires, ses constructeurs ont cherché la rivalité donc laffrontement des opposés. « Nous sommes toujours embabélés » dans la langue, selon lexpression de Meschonnic (2008, p. 185) : en interaction avec elle. Son fonctionnement énantiosémique savère positif et permet la créativité.
Selon Meschonnic, « Babel, cest le mythe de lunité, et de lunité perdue. (
) Nous portons tous Babel en nous. » (2008 p. 185). Ce mythe révèle un désir de fusion associé à une crainte de la séparation et de la différence. Pourtant, la diversité est la « condition radicale de la spécificité collective et individuelle » et la langue est « inséparable dune culture, et irréductible à un instrument de communication. » (ibidem p.186). Dans un court chapitre intitulé « Babel aujourdhui », il met ainsi laccent sur les fonctions de la langue et sur la nécessité de la séparation qui assure lunicité. Les fonctions du langage établies par Jakobson, quelque peu oubliées actuellement, ne se réduisent pas à la communication : que deviendraient la poésie et la pensée ? Haddad montre limportance de la séparation dans les rites alimentaires juifs, séparation et différenciation qui sopposent à linceste et au rampant. La loi présente en effet une succession de séparations en deux classes : le permis et linterdit. Chaque étape prend son point de départ dans le continu et sachève dans le discontinu. Par exemple, on rejette les invertébrés, puis les reptiles qui sont en abomination : nest admis que lobjet précis défini dans sa forme et articulé par opposition au « visqueux et mou » (1984 ; 1998 p. 72). Remarquons que ce qui fait lobjet dune séparation, cest dabord la création daprès la Genèse, et ce qui nécessite séparation et articulation par excellence, cest la langue.
Ernst Cassirer définit lhomme comme « animal symbolicum » (1975, p. 45), un animal symbolique qui voit le monde à travers des symboles fondateurs de la culture : « Loin davoir rapport aux choses mêmes, lhomme, dune certaine manière, sentretient constamment avec lui-même. Il sest tellement entouré de formes linguistiques, dimages artistiques, de symboles mythiques, de rites religieux, quil ne peut rien voir ni connaître sans interposer cet élément médiateur artificiel. » (1975, p. 43-44).
Lambivalence des symboles favorise leurs interprétations divergentes et la création de nouveaux symboles permet détablir, comme lécrit Anzieu, lintermédiaire entre fusion et séparation : « Le symbole est ainsi un point de stabilisation dans lantagonisme entre la pulsion de recherche et la pulsion dagrippement. » (2003, p. 120). Cest aussi le chemin de la sublimation et la voie daccès à la culture. La littérature offre donc aux symboles un terrain de choix pour se développer en synergie avec lénantiosémie linguistique et recevoir les énergies sublimées dans lécriture.
C. 3 les symboles en littérature
Limagination créatrice dont parle Henry Corbin est à luvre dans le domaine artistique où les symboles permettent à loriginalité de se manifester sur fond culturel. De multiples significations se condensent alors dans lharmonie des contraires, accrue par lutilisation de techniques. Lart pictural oppose le sombre et le lumineux, le premier plan et larrière-plan. La musique travaille les contrastes du grave et de laigu, du rythme rapide ou lent. En poésie, lénantiosémie de la langue est exploitée de manière maximale et esthétique pour sertir ces symboles ambivalents qui provoquent une interpellation de notre être complet, mobilisé dans toutes ses dimensions : raison et sensibilité, conscient et inconscient. Cela contribue au plaisir éprouvé au contact des uvres artistiques. Lharmonie des contraires participe à lesthétique et connaît son paroxysme grâce aux symboles.
Todorov (1997, p. 247 et sqq) repère chez Humboldt une analogie entre dune part son opposition du symbole et de lallégorie et dautre part celle de lart et du langage, une quinzaine dannées plus tard. La première opposition évoque la séduction du symbole et sa résonance profonde : « il est propre au symbole que la représentation et le représenté, en constant échange mutuel, incitent et contraignent lesprit à sattarder plus longuement et à pénétrer plus profondément, alors qu'au contraire l'allégorie, une fois trouvée l'idée transmise, telle une énigme résolue, ne produit qu'une admiration froide ou une légère satisfaction de la figure réussie. ». La seconde opposition tend à présenter le caractère conventionnel du langage, ce qui est inhabituel chez Humboldt, pour lopposer au caractère fusionnel de lart : « Dun côté, le langage (
) est à comparer à lart, car, tout comme celui-ci, il tend à représenter linvisible de façon sensible. (
) Mais, dun autre côté, le langage est dans une certaine mesure opposé à lart, car il ne se considère que comme un moyen de représentation, alors que lart, abolissant réalité et idée pour autant que celles-ci se présentent de manière séparée, met à leur place son uvre. De cette propriété plus limitée du langage comme signe, naissent dautres différences de caractère entre les deux. Une langue montre plus de traces de lusage et de la convention, porte plus darbitraire ; alors que lautre porte en lui-même plus de nature
»
Si « [l]e code correspond au surmoi qui introduit à lordre symbolique dont le langage constitue un prototype » (Anzieu, 1981, p.10), en permettant laccès à la pensée et à limaginaire, les symboles psychanalytiques possèdent un caractère ambivalent comme la langue sur laquelle ils viennent se greffer. Linteraction entre le symbolisme culturel et le symbolisme personnel connaît un lieu de prédilection dans la langue puisque le discours va utiliser cet instrument culturel en lui imprimant son style original.
Et la voix littéraire, qui est à la fois esthétique et subjective, se prête particulièrement bien à cette interaction. La poésie et la peinture symbolistes ont tenté détablir des analogies entre le visible et linvisible et de suggérer labsolu par les symboles, ce que faisait déjà la littérature, par exemple chez Dante, Racine et Hugo. Les romantiques faisaient grand usage de symboles. Mais le mouvement symboliste a permis une prise de conscience et une orientation artistique qui a servi darticulation entre lart imitatif et lart abstrait, en peinture comme en littérature. De même que lenfant passe de limitation à labstraction via la capacité symbolique, la littérature passe de la mimesis à la déconnexion du réel via le mouvement symboliste de la seconde moitié du XIXème siècle.
De Baudelaire à Mallarmé, on passe progressivement du symbolisme en fusion qui soude les deux éléments du tesson au symbolisme séparateur qui éloigne le fragment suggéré comme absent par essence. Dans le sonnet « Correspondances » des Fleurs du Mal (1857), considéré comme son art poétique, Baudelaire évoque des « forêts de symboles » personnifiées, bien présentes et vivantes, appréhendées dans une « profonde unité » par la synesthésie de tous les sens :
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » (v.8).
Il est remarquable que les symboles soient quelque peu féminisés par leur inclusion dans un groupe nominal dont le noyau est le substantif « forêts » et personnifiés par leurs « regards familiers ». Serait-ce la fusion avec la mère qui est recherchée ? La prédominance du rythme pair dans le recueil le laisse supposer. Les analogies fusionnelles nempêchent pas (voire provoquent) lambivalence : lunité elle-même est qualifiée de
« Vaste comme la nuit et comme la clarté »,
alexandrin dans lequel entrent en antithèse les noms « nuit » et « clarté » dans des comparatifs parallèles ; en outre les tercets opposent les « parfums frais comme des chairs denfants » avec les parfums corrompus, qui occupent deux fois plus de vers. Le mal (ou le mâle ?) semble triompher par défense contre la mère ou en réponse à sa malédiction. Quoi quil en soit, lesthétique baudelairienne procède par analogies unificatrices qui établissent le symbolisme dans la présence évocatoire des éléments imaginaires.
L « Art poétique » de Verlaine, publié dans le recueil Jadis et naguère en 1884, en diffère notablement. La préférence pour le rythme impair est conseillée dès louverture du poème :
« De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère lImpair
Plus vague et plus soluble dans lair,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »
La concordance entre le rythme impair et la séparation observée par Nicolas Abraham se vérifie ici encore : les neuf quatrains dennéasyllabes (vers de neuf syllabes) proposent le rejet des normes littéraires:
« Prends léloquence et tords-lui son cou ! » (v. 21).
La libération est aussi figurée par lenvol de la strophe pénultième :
« De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Quon sent qui fuit dune âme en allée
Vers dautres cieux à dautres amours. »
Elle est également marquée par ladjectif « éparse » de la dernière strophe et surtout le recul humoristique par rapport à la littérature normative, accentué par les points de suspension :
« Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym
Et tout le reste est littérature. »
Verlaine situe donc résolument le symbolisme dans la rupture des deux fragments et lessor par rapport au réel.
Rimbaud sévade encore un peu plus dans les visions et les rêves et renouvelle la parole poétique. Contrairement à Verlaine, il est orienté vers la fusion, mais sur un mode totalement imaginaire qui fonctionne de manière autonome. La fusion sensuelle avec la Muse dans « Aube » (in Illuminations, 1886) le détache du monde réel :
« Jai embrassé laube dété.
(
)
Je ris au wasserfall blond qui séchevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
(
)
En haut de la route, près dun bois de lauriers, je lai entourée avec ses voiles amassés, et jai senti un peu son immense corps.
(
) »
Et le désir de fusion avec la mer (et son paronyme « mère », daprès ladjectif « lactescent ») est imprégné de pulsion de mort affleurant dans le superbe quatrain central du « Bateau ivre » (in Poésies, 1871) :
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé dastres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; »
Cette pulsion de mort va jusquà la mise en valeur du silence, comme en témoignent le v. 5 de « Sensation » in Poésies (1871)
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : »
et cette phrase de Une Saison en enfer (1873) : « Jécrivais des silences, des nuits, je notais linexprimable. ». Et chacun sait quil observa un silence définitif malgré sa virtuosité poétique.
Quant à Mallarmé, il sinterroge sur lécriture, hanté par langoisse de la page blanche, de « la blancheur stérile sous la lampe» de « Brise marine » (Poésies, 1862-1870) au « stérile hiver » et « lexil inutile » de « Le vierge, le vivace et le bel aujourdhui
» (Poésies, 1870-1898). Le champ lexical de la mort envahit « [s]es purs ongles
» avec une obsession du « vide » et de l « inanité ». Il franchit le pas vers le symbole caractérisé par la négation totale de lélément réel, en écrivant dans l « Avant-dire » au Traité du Verbe de René Ghil (1886) : « Je dis : une fleur ! et
musicalement se lève, idée même et suave, labsente de tous bouquets ». La recherche effrénée de lélément absent vers un idéal dabsolu ouvre la voie simultanément à la perfection formelle et au néant menaçant. Dès ce moment, la littérature se métamorphose.
Après le mouvement symboliste surgissent lhumour de Jarry et le recul qui va de pair, la mise en roman de lécriture avec Proust, la réflexion sur labsurde avec Sartre et Camus, la dérision et le néant avec Ionesco et Beckett. On observe au XXème siècle un dépassement de toutes les normes en usage jusqualors et de tous les cadres préétablis : le langage parlé, le monologue intérieur sintroduisent dans la littérature, qui se confond parfois avec la critique dans son vertige verbal menacé de néant, et la notion de genre littéraire en est profondément ébranlée.
Ce nest pas que le symbole ait disparu de la littérature, bien au contraire, mais il se fait plus discret et joue plus que jamais son rôle dincitation à lherméneutique. Au lieu de dire le monde, lécriture désormais se recherche elle-même et se figure de multiples façons : délestée de lunivers, elle vaque à ses occupations autonomes.
Conclusion
Les symboles ambivalents se fondent sur danciens refoulements et déplacements qui participent à lémotion esthétique en ravivant leurs sources profondes. Leurs multiples récurrences et variations en mythologie et dans le domaine du sacré vont de pair avec lambivalence psychique et suscitent un déploiement herméneutique qui se rapproche de la créativité. Celle-ci sélève de lInconscient ambivalent si bien que dans lécriture comme dans son interprétation, les sens opposés se manifestent avec une tendance à représenter par lénantiosémie lambivalence profonde de notre psychisme. Lorsque lharmonie des contraires en résulte, le plaisir esthétique apporte la sérénité.
En outre le langage établit une relation symbolique permettant de décharger le déplaisir autrement que par voie motrice. Il remédie à labsence et à la souffrance. La nature énantiosémique de la langue simbrique avec celle des symboles pour figurer le psychisme de manière thérapeutique dans la cure analytique, de manière esthétique dans la littérature. La poésie surtout excelle dans lalliance des contraires parce quelle utilise de façon maximale toutes les possibilités dénantiosémie linguistique, y compris phonologique et rythmique, et quelle séloigne des normes en laissant libre cours à lInconscient, plus encore que tout autre domaine littéraire.
CONCLUSION
Nous avons pu déceler lénantiosémie de la langue dans toutes ses composantes : le lexique, la sémantique, la syntaxe, la phonologie et la prosodie, les figures de style. Issue de lambivalence psychique, lénantiosémie favorise lexpression de lInconscient. Les domaines de la pensée et de limaginaire, étroitement liés à la langue, manifestent la même caractéristique de coprésence dopposés.
Lénantiosémie que Benveniste souhaitait limiter aux lapsus, associations libres et figures de style caractérisent en fait tout le fonctionnement de la langue. Non seulement les figures de style se disséminent dans tous les discours, mais lénantiosémie caractérise la langue, qui ne fonctionnerait pas sans elle. Bien quelle soit souvent masquée, elle est toujours présente, comme le montrent lanalyse de la négation par Oswald Ducrot ou celle du rythme par Nicolas Abraham. Elle préside au raisonnement puisquil ny aurait pas de pensée autonome sans négation et que la pensée fonctionne par oppositions. Dailleurs elle se laisse aisément contaminer par lInconscient ambivalent, comme le montre lensemble des théories psychanalytiques.
Non seulement Freud et Abel avaient vu juste à propos des sens opposés des mots primitifs, mais cette énantiosémie perdure dans tous nos discours, pour le plus grand bénéfice de notre psychisme et le développement maximal de nos potentialités intellectuelles et imaginaires. Elle est donc au fondement de notre culture. Elle se manifeste en synergie avec les symboles dans les domaines mythologique, sacré et poétique. Ce dernier champ exhibe lessence de la langue en y construisant dharmonieuses alliances des contraires.
Cest ce que nous allons tenter de mettre en évidence dans les analyses textuelles qui suivent en proposant une sorte de preuve supplémentaire de lénantiosémie et de son efficacité par la poésie.
III Poésie
Le poète, comme le schizophrène, est proche de son Inconscient. Mais il canalise volontairement son attention sur une réceptivité intérieure. Il sisole et prend soin dévacuer toute préoccupation consciente pour se faire accueil, dans une sorte de recueillement ouvert, intermédiaire entre la concentration active et la réception passive. Maulpoix décrit létat poétique comme le renoncement au réel pour une mélancolie apparentée à la mort et au retour ftal (in La Poésie malgré tout) tandis que Gracq insiste sur lattention aiguisée. Il semble que ce soit une association de ces deux attitudes qui préside à la création poétique.
Tous les domaines de la langue convergent dans la représentation de lambivalence psychique et le poète les utilise tous conjointement, dans une organisation rythmique et sonore où les mots sont conçus comme des objets, où les symboles reçoivent une surdétermination qui contribue à linterpellation de résonances chez le destinataire et participe au plaisir esthétique. Cest dans le domaine poétique que lénantiosémie apparaît dans toute sa splendeur, cette caractéristique de la langue étant exhibée au lieu dêtre masquée.
Trois analyses textuelles nous permettront de tenter une mise en évidence de ce phénomène : elles concernent deux passages poétiques de Marcel Proust et un poème de Victor Hugo.
1) Proust et le soleil sur la mer
Dans A lOmbre des jeunes filles en fleurs, roman publié dès 1919, un passage poétique de Marcel Proust décrit la mer lumineuse :
« Dautres fois cétait tout près de moi que le soleil riait sur ces flots dun vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil sétale ça et là comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes), moins lhumidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, cest elle surtout, selon la direction doù elle vient et que suit notre il, cest elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. La diversité de léclairage ne modifie pas moins lorientation dun lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts quil nous donne le désir datteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand le matin, le soleil venait de derrière lhôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusquaux premiers contreforts de la mer, il semblait men montrer un autre versant et mengager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin, le soleil me désignait au loin, dun doigt souriant, ces cimes bleues de la mer qui nont de nom sur aucune carte géographique, jusquà ce quétourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à labri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à limpression du désordre. Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir dun citron, nous répandions quelques gouttes dor sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare- il parut cruel à ma grandmère de nen pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait lair dêtre la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre. Me persuadant que jétais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce nétait pas bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant- celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments sy promenaient ça et là de grandes ombres bleues que quelque dieu semblait samuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel. »
Des compléments circonstanciels de temps organisent le texte : « Dautres fois » , « Quand le matin, le soleil venait de derrière lhôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusquaux premiers contreforts de la mer », « Et dès ce premier matin », « une heure plus tard ». Cela rappelle le titre de luvre : « A la Recherche du temps perdu ». Le passage du roman A lOmbre des jeunes filles en fleurs, dont le titre évoque un lieu abrité, situé dans la deuxième partie intitulée « Nom de pays : le pays », comporte une multitude de compléments de temps et de lieu, les premiers englobant généralement les seconds. Une superbe métaphore magnifie ce rapport entre le temps et lespace, réexploités par le souvenir et le désir dans lengendrement de lécriture. La lumière, primordiale, soppose à l « ombre » du titre. Le soleil apparaît dès la première ligne, personnifié et en position de sujet.
La première phrase, qui introduit le thème essentiel du soleil sur la mer, est construite grammaticalement de la manière suivante : CCT CCL S V CCL.
« [Dautres fois] CCT [cétait tout près de moi que] CCL clivé [le soleil] Sujet [riait] Verbe [sur ces flots dun vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil sétale ça et là comme un géant qui en descendrait, par bons inégaux, les pentes), moins lhumidité du sol que la liquide mobilité de la lumière.] CCL ». Mais trois comparaisons sy infiltrent, suggérant un déplacement vers des personnages sous-jacents.
Voyons maintenant le rôle des compléments de lieu hors parenthèses : « tout près de moi » et « sur ces flots
». Le narrateur et la mer, qui évoque la mère par « sysémie homophonique », sont immédiatement situés comme étant très proches lun de lautre. La « sysémie homophonique », selon Damourette et Pichon, est une confusion, le plus souvent inconsciente, entre deux homonymes ou paronymes (M. Arrivé, 2005a p. 162), en loccurrence entre la « mer » et la « mère ». En outre, la comparaison appartenant au groupe nominal prépositionnel, « aussi tendre que », qualifie le « vert » de la mer ; or ladjectif polysémique connote le sentiment de tendresse affectueuse. Et ce vert tendre est maintenu par « la liquide mobilité de la lumière », à laquelle le narrateur nest pas étranger, comme nous le verrons ultérieurement.
Dans cette première phrase, le « soleil » apparaît deux fois en position de sujet, et indirectement par le signifié du sujet différé « la liquide mobilité de la lumière », ainsi que dans la comparaison avec un « géant ». Il saccompagne dune connotation de joie, apportée par le verbe « riait » et ladverbe « gaiement », et de puissance : il maintient la couleur vert tendre sur les flots et les prairies alpestres et il prend des proportions de « géant » dans la comparaison de la parenthèse. Il suggère aussi le désordre par les expressions « ça et là » et « par bonds inégaux », désordre prospectif qui réapparaîtra dans le « lit défait ». La relative « où le soleil sétale ça et là, comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes » fait surgir également lidée du comportement dun enfant heureux, qui prendrait ses aises et jouerait sans contrainte. Le substantif « géant » nentre pas en contradiction avec cela, bien au contraire : comme dans les rêves, le texte littéraire peut suggérer linverse des images évoquées. Quel est cet enfant qui conserve la tendresse de la mer-mère ?
Le rapprochement comparatif entre les « flots » et les « montagnes », qui sera enrichi par la métaphore des « vallonnements de la mer » puis des « crêtes » et des « avalanches », sappuie sur le vert tendre dû à la lumière avant de faire appel aux formes qui ne se manifestent ici que par le mot « pentes ». Cest leffet de la lumière mouvante qui permet de rapprocher la mer et la terre. Voilà trois des quatre éléments poétiques de Bachelard réunis dès la première phrase : le feu, leau et la terre. Mais la terre (mère nourricière) nest convoquée quà titre de comparant, tandis que la mer, homophone de « mère », et la lumière sont essentielles dans le texte. Cependant, la priorité du mouvement lumineux est proclamée dans le sujet différé en fin de phrase : « moins lhumidité du sol que la liquide mobilité de la lumière ». Cest le sujet inversé de « conserve » qui apparaît trois lignes après ce verbe. Ce sujet se dédouble en une comparaison intéressante : le sol est qualifié dhumide et le mouvement lumineux de « liquide », si bien que les éléments tendent à se confondre.
Julia Kristeva, dans Le temps sensible (p 269-270) , associe cette description métaphorique de la mer vue de la fenêtre du Grand Hôtel à Balbec à labsence de démarcation entre la mer et la terre que Proust relève dans le tableau dElstir du port de Carquethuit : (JFF II p 192-193) eau et terre se mêlent « sans quon pût distinguer leur séparation et linterstice de leau, et ainsi cette flotille de pêche avait moins lair dappartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec (
) [sans] reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue entre la terre et locéan (
) [donnant] cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre est déjà marine et la population amphibie. (
) Sil est vrai que le choc de deux traits opposés appelle, dans ces deux exemples, un instant de déréalisation et de vertige : sommes-nous à la mer ou à la montagne, dans la ville ou dans leau ? un mouvement logique supplémentaire se produit qui, plutôt que de les évider, sature les perceptions. A Balbec, la sensation marine se complique et senrichit de connotations majestueuses, verticales, froides, voire même [sic] érectiles et phalliques, si lon veut bien en décrypter les associations inconscientes. Quant à la vision dElstir, elle ajoute à la ville et aux vagues un tremblé dincertitude, elle leur enlève une identité pour leur en donner une autre, celle dêtre « entre-deux », des « amphibies », des androgynes spatiaux. »
Le rejet en fin de phrase du sujet différé « la liquide mobilité de la lumière » présente le triple avantage de provoquer un encadrement lumineux puisque le « soleil » apparaissait dès la première ligne, de mettre en évidence le thème du texte et dassurer la ligature avec la phrase suivante, où la lumière sera mise en valeur à la fois par le but dune recherche attribuée aux éléments terre et mer (« la plage et les flots ») et par une reprise anaphorique dans deux clivages.
La deuxième phrase, reliée à la première par « au reste », reprend donc le thème de la lumière : « Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, c'est elle surtout, selon la direction doù elle vient et que suit notre il, cest elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. »
Louverture où « faire passer » la lumière suggère la relation amoureuse.
La phrase minimale serait : « elle [la lumière] déplace et situe les vallonnements. » La « mobilité de la lumière » est précisée par deux verbes actifs de mouvement : « déplace » et « situe ». Cest plus quun mouvement, cest la création dun monde, celui des « vallonnements de la mer ». Celui-ci reprend lassociation de la mer et de la montagne, dans une fusion entre la terre et la mer qui met en valeur les formes de celle-ci : la mer (ou la mère) est vue dans ses courbes. La mer se confond parfois avec la lumière puisquelle est envisagée dans son mouvement de houle suscitant des « vallonnements » plus ou moins éclairés. Mer et lumière sont mobiles et sinterpénètrent, comme lindiquait déjà le syntagme nominal « la liquide mobilité de la lumière ».
Terre et mer sont réunis aussi dans leur fonction de double sujet de « pratiquent »: « la plage et les flots ». Ils sont associés dans une personnification qui leur attribue laction volontaire de créer une ouverture, « cette brèche » qui se confond avec eux-mêmes, de souvrir, de se faire accueil « pour y faire passer, pour y accumuler la lumière ». Il sagit de la faire entrer et la retenir, ce qui peut suggérer une connotation sexuelle, double but formulé de façon binaire, comme le sujet et le clivage qui suit : « cest elle surtout, (
) cest elle qui (
)». Cela peut figurer aussi limage de la psyché, qui signifie étymologiquement « véhiculer » et « tenir » daprès le Cratyle de Platon. Voilà le sujet de la phrase minimale qui apparaît dans une reprise anaphorique de « liquide mobilité de la lumière » et dans un clivage réitéré. (Mais « cest elle », grâce à lisolement provoqué par les clivages et la répétition émerveillée, pourrait évoquer simultanément la mer qui souvre à la lumière et la mère qui se fait tout accueil pour son enfant.). Cette remarquable mise en valeur, renforcée par « surtout », précède un commentaire du mouvement de la lumière, non seulement dans les verbes mais aussi dans lexpression « selon la direction doù elle vient et que suit notre il ». Le lecteur est ainsi appelé à confondre son regard avec celui du narrateur, dont le voyeurisme est bien connu puisquil épie Melle Vinteuil, Charlus et Jupien (Sodome et Gomorrhe, I,Gallimard, Folioclassique, p 9-10) . En loccurrence, le lecteur est invité à suivre la direction de la lumière. Cest donc celle-ci qui exerce le pouvoir dorienter à la fois les regards et les formes de la mer, dirigeant les uns, « déplaç[ant] et situ[ant] » les autres. Elle est le chef dorchestre dune symphonie qui éclipse le « reste du monde ». Elle seule attire lattention par son action créatrice « dans cette brèche » qui seule lintéresse « au milieu du reste du monde ». Lunique motivation du narrateur serait-elle louverture de la mère ? Quoi quil en soit, avec la lumière mise en valeur se manifeste lindissociable lieu du littoral, provisoirement hors du temps. Le groupe nominal objet, « les vallonnements de la mer », en position finale, est paradoxalement renforcé par sa singularisation, les autres éléments étant redoublés : les sujets (« la plage et les flots », « cest elle surtout (
) cest elle qui
»), les compléments de but (« pour y faire passer, pour y accumuler la lumière »), les relatives (« doù elle vient et que suit notre il »), les verbes (« déplace et situe »). Dans une phrase à constructions binaires prédominantes, les éléments singuliers saffirment : « les vallonnements de la mer », « brèche » lumineuse « au milieu du reste du monde ». Le lecteur est invité à regarder ces formes arrondies
La phrase suivante reprend le thème de la « liquide mobilité de la lumière » par son groupe nominal sujet : « La diversité de léclairage ne modifie pas moins lorientation dun lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts quil nous donne le désir datteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. » La liaison se renforce par un chiasme grammatical : la seconde phrase se terminait par un groupe nominal avec complément du nom précédé de deux verbes ; celle-ci commence par un groupe nominal avec complément déterminatif suivi de deux groupes verbaux. Laction dynamique de la lumière sexplicite ainsi : le premier verbe reprend laction organisatrice de paysage : « ne modifie pas moins lorientation dun lieu ». Le second sollicite le narrateur et le lecteur complices : « ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts quil nous donne le désir datteindre ». Le verbe « dresse » et le substantif « désir » confirme lhypothèse de connotation sexuelle. La lumière agit sur les formes de la mer-mère et provoque le désir érectile. La comparaison « que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage » évoque un passage ultérieur de luvre offrant une vue du golfe de Douville, renouvelée « à chaque tournant » lors du parcours en voiture sur une côte sinueuse (Sodome et Gomorrhe II, p 289-290). Elle associe surtout le mouvement du regard et de limagination à un trajet effectif, affirmant la force de la contemplation esthétique. La subordonnée évoque un trajet réel, appesanti par la reprise de la construction binaire avec deux adverbes terminés par la même syllabe « -ment », « longuement et effectivement », destinée à mieux lancrer dans la réalité sur un rythme pair qui contribue à la fusion de la lumière et du paysage. Mais cest précisément dans cette subordonnée de comparaison quapparaît le mode conditionnel (« ferait »), celui de lirréel, comme dans la comparaison de la première phrase (« comme un géant qui en descendrait
»). Réel et imaginaire se confondent.
De manière exceptionnelle, cette troisième phrase ne comporte aucun complément circonstanciel de temps ni de lieu, mais le champ lexical du lieu est présent dans « lorientation dun lieu », « devant nous », « buts », « atteindre », « trajet (
) effectivement parcouru en voyage ». Le temps est explicite dans ladverbe « longuement » et sous-jacent dans le projet constitué par « le désir datteindre » « de nouveaux buts ». Temps et lieu sont donc intrinsèquement liés et cette imbrication va prendre toute son ampleur dans la suite du texte.
La fusion harmonieuse de la lumière avec le temps et le lieu, la terre et la mer, connaît son apothéose dans la reprise savamment organisée des éléments mis en place. Le soleil réapparaît en position de sujet, comme au début du passage, dans une subordonnée de temps :
« Quand le matin, le soleil venait de derrière lhôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusquaux premiers contreforts de la mer, il semblait men montrer un autre versant et mengager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. »
Cette subordonnée de temps contient trois compléments circonstanciels de lieu : « de derrière lhôtel », « devant moi » et « jusquaux premiers contreforts de la mer ». La proposition principale en comprend deux : « sur la route tournante de ses rayons » et « à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures ». Le dernier constitue une merveilleuse métaphore imbriquant le temps et lespace par ses compléments déterminatifs. Ce « voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures » peut représenter lécriture de la Recherche car il sagit dun éclairage du temps, plus précisément du temps perdu, qui permet daccéder à lessence même de lêtre. Le site des « grèves illuminées » sélargit au pluriel des « plus beaux sites », à la fois par leffet de la lumière différente selon la position du soleil et celui du souvenir qui suscite, par superposition de sensations, laccumulation de différentes strates du moi. Auerbach écrit au sujet des « stratifications » temporelles dans luvre de Proust : « Nous voyons luire ici, à travers la perspective temporelle, un élément domnitemporalité symbolique qui sassocie à lévénement fixé dans la conscience réminiscente. » (Mimesis p. 539). La littérature sapparente ainsi aux récits de rêves dans leur traversée des stratifications du temps par « la trace vivante de lemprise exercée sur lêtre rêvant par le penser abreuvé à lInconscient » (Dayan, 2004, p. 326-327).
La métaphore « sur la route tournante de ses rayons » évoque lange à « lépée flamboyante » qui garde le jardin dEden après la chute, représentant linterdiction daccéder au paradis (Genèse, 3 ; 24). A ce propos, dans Sodome et Gomorrhe I (p 32), Proust réécrit la Bible à sa manière, comme la judicieusement remarqué Antoine Compagnon (op. cit., note p 553) : il attribue « lépée flamboyante » de la Genèse aux deux anges qui interviennent à Sodome, alors que ceux-ci nont pas dépée daprès le récit biblique. Cela revient à confondre Sodome, donc le désir interdit, et le paradis. De ce fait, « lépée flamboyante » (et « tournoyante » dans la Genèse) apparaissant ici sous forme de « route tournante de ses rayons » peut suggérer le désir interdit considéré comme un paradis, car luvre est construite comme une « cathédrale » où tout se tient. Mais il ne sagit pas en loccurrence de désir homosexuel. La connotation sexuelle, présente depuis le début du texte, réapparaît dans cette phrase par le participe présent « découvrant », suivi de compléments significatifs : « découvrant devant moi les grèves illuminées ». Cest donc la plage, et par conséquent « les flots » qui lui sont associés, qui sont concernés : la mer lumineuse aux formes arrondies précédemment décrite. Le désir interdit pour la mère serait-il sous-jacent à ces belles métaphores ? Proust emploie au début de la Recherche, à propos de ses réveils dans des chambres différentes, lexpression « ces évocations tournoyantes et confuses », qui pourrait bien sappliquer à notre passage où le soleil aux rayons tournoyants suscite des évocations ambiguës, peut-être à tendance incestueuse.
Linterprétation de lépisode de la madeleine par Julia Kristeva, dans Le Temps sensible, va dans ce sens. Elle sappuie notamment sur le fait que le plaisir gustatif présente une résistance au souvenir, comme sous leffet de la censure. Elle utilise dans son argumentation le prénom de lhéroïne de François le Champi, roman de George Sand offert au narrateur par sa grand-mère et qui lui est lu par sa mère : François (« champi » signifie « enfant trouvé ») y épouse sa mère adoptive, Madeleine. Elle évoque le fait que Madeleine est considérée dans la religion catholique comme pécheresse et sainte.
Nous pourrions ajouter que Grégoire le Grand attribue le prénom de Madeleine ou Marie-Madeleine à trois personnages confondus en un seul : la pécheresse prostituée, la repentante qui lave les pieds du Christ avec du parfum (cest donc un personnage ambivalent puisquelle est sainte et pécheresse) et Marie de Béthanie, celle qui préfère écouter la Parole christique pendant que sa sur Marthe soccupe des travaux de maîtresse de maison. Marthe le lui reproche, mais Jésus lapprouve parce quelle a « choisi la meilleur part » dans le récit évangélique. Marie-Madeleine est donc celle qui préfère le Verbe aux travaux domestiques et à la réalité tangible. Ces caractéristiques sont communes à Marie-Madeleine et au narrateur : ambivalence et choix du Verbe comme essentiel. Cette ambivalence du narrateur se manifeste non seulement dans ses sentiments envers Albertine, mais aussi dans ses réactions face à la mer : « une mer que nous essayons ridiculement, comme Xerxès, de battre pour la punir de ce quelle a englouti ». Il faut noter que Xerxès est appelé le « roi des rois » ; il succède à son père et entend réussir là où son père a échoué.
Julia Kristeva observe un déplacement de la mère vers la tante Léonie, « version dérisoire de limage maternelle que le narrateur naura aucun mal à désacraliser » (op. cit., p 32) : la tante Léonie reparaît dans A lOmbre des jeunes filles en fleurs et « le neveu profanateur lègue à un bordel le canapé de sa tante sur lequel il aurait connu les émois des premières amours », amours incestueuses car il sagit dune cousine. Elle signale, un peu imprudemment, mais respectueusement, que le canapé appartenait en fait à la mère de lécrivain. Enfin, J. Kristeva montre l« interpénétration entre Venise et la mère » (p 147-149) : quand la mère du narrateur décide de quitter Venise, il y reste « dans un sursaut dindépendance », mais la ville a perdu son charme avec ce départ ; cest une « Venise incestueuse » car le narrateur réagit en ces termes : « la ville que javais devant moi avait cessé dêtre Venise ». Ce peut être aussi une osmose dune telle emprise quil est impossible au narrateur de jouir hors de la mère.
La contemplation esthétique du narrateur serait donc empreinte de désir incestueux inavoué, ce que la suite du texte va confirmer.
La phrase suivante, coordonnée à la précédente par la conjonction « et », commence également par un complément circonstanciel de temps qui reprend lidée de la Genèse en évoquant le premier matin du monde, à moins quil ne sagisse de lenfance du narrateur, outre le premier matin dun séjour au bord de la mer : « Et dès ce premier matin, le soleil me désignait au loin, dun doigt souriant, ces cimes bleues de la mer qui nont de nom sur aucune carte géographique, jusquà ce quétourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à labri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à limpression du désordre. »
On peut remarquer un parallélisme grammatical entre ce début de phrase et le début de la précédente : CCT sujet verbe CCL. Le soleil, figure paternelle et virile selon la psychanalyse, est encore en position de sujet. Cest le troisième lien avec la phrase précédente (coordination, CCT et sujet). Les phrases entrent en solidarité les unes avec les autres, comme lespace et le temps et comme les éléments entre eux. Le datif « me » et le verbe « désignait » reprennent « men montrer » de la phrase précédente, mais cette fois, « semblait » et le caractère dincertitude, datténuation quil comporte a disparu. Ce qui nétait quapparence et conscience de supposition devient assertion, comme si lon passait de limagination consciente à lhallucination. Limaginaire est projeté dans le réel par cette personnification plus accentuée du soleil auquel est attribué un but volontaire. Un complément de lieu, « au loin », contient la même voyelle finale que le complément de temps « dès ce premier matin », reliant ainsi lespace et le temps par une sonorité. Lexpression « dun doigt souriant », qui renforce la personnification par le trait [animé] de « doigt » et de « souriant », paraît étrange par lincompatibilité de ces deux termes. Cest une synecdoque où le « doigt » représente lêtre entier, mais le choix de cette partie du corps apporte encore une connotation sexuelle. Par ailleurs, lexpression « dun doigt souriant », concernant le soleil matinal, évoque « laurore aux doigts de rose » dHomère : homme-mère, homme de la mère ? Cest bien le père qui est lhomme de la mère, ou qui devrait lêtre.
Et que désigne-t-il au narrateur ? « ces cimes bleues de la mer », en dautres termes les formes de la mère, précédemment qualifiées de « vallonnements ». Cela évoque immanquablement le passage de la Recherche relatant une sorte de démission du père devant le désespoir du narrateur enfant qui attendait le baiser maternel du soir, retardé par la présence de Swann : « Va avec le petit » dit-il à son épouse, lui conseillant de passer la nuit dans la chambre de lenfant. Cette complaisance inattendue et bienveillante, où le narrateur verra lorigine de ses troubles nerveux, se devine sous lincitation du soleil orientant le désir du narrateur vers la mer. La métaphore filée de la mer épousant les formes de la montagne dans une fusion terre-mer, qui va senrichir encore dans cette même phrase, présente lobjet de la désignation par un groupe nominal commençant par un déictique relatif au regard du narrateur et du lecteur : « ces cimes bleues de la mer ».
Ce groupe nominal est développé par une relative intéressante pour notre propos : « qui nont de nom » évoque le juron « nom de nom » et la filiation est niée ; un caractère ineffable et indicible sy ajoute, concernant peut-être un désir inavouable et/ou le summum du désir. Le complément de lieu inclus dans cette relative, « sur aucune carte géographique », tend à nier la réalité de ce qui est exprimé et ressemble à la dénégation dont Freud a révélé le fonctionnement : la négation du désir inconscient permet sa formulation, ce qui prépare son accès à la conscience. La relative comporte dailleurs le début dune allitération en /k/ (« qui », « aucune », « carte ») qui soppose aux consonnes nasales du début de la phrase (« premier », « matin », « me », « désignait », « cimes », « mer ») et permet de supposer une crispation de résistance.
Cette allitération se prolonge au début de la longue subordonnée de temps qui suit : « jusquà ce quétourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches ». La métaphore filée continue, mais laspect « chaotique » et la dureté tranchante des « crêtes » sopposent à la douceur des « vallonnements ». Cependant limage de la mer reste très positive par lemploi du participe passé employé comme adjectif « étourdi » qualifiant le soleil et qui suggère une griserie de jouissance et surtout celui de ladjectif laudatif « sublime ». La longueur de lexpression métaphorique « à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches », de construction binaire avec deux adjectifs et deux compléments déterminatifs comme si tout était redoublé dans un déferlement de vagues, contribue à retarder l'apparition du noyau de la subordonnée: « il vînt ».
Lanaphorique « il » est sujet de quatre verbes, ce qui confirme le dynamisme du soleil : le subjonctif imparfait « vînt », linfinitif « se mettre » et les participes présents apposés « se prélassant » et « égrenant ». Le verbe « se prélassant », qui suggère une certaine lascivité, rappelle la parenthèse de la première phrase avec la relative « où le soleil sétale ça et là » et la comparaison avec le géant insouciant (« comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes »). Ces groupes verbaux contiennent des compléments de lieu, intégrés à la longue subordonnée de temps : « dans ma chambre », « sur le lit défait », « sur le lavabo mouillé », « dans la malle ouverte ». Ceux-ci comportent une connotation sexuelle indéniable. Le dernier se développe par une relative : « où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à limpression du désordre ». Or si lon veut bien admettre que le cachemire est luxueux, le « luxe déplacé » évoque le portrait du père qui vient en quelque sorte de céder son épouse à son fils, à la fin du premier chapitre : « il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de lInde violet et rose quil nouait autour de sa tête depuis quil avait des névralgies ». Cela confirme la figure paternelle du soleil dans le texte.
Cependant le soleil se met à labri du vent, ce qui suppose la puissance supérieure du vent sur celle du soleil. Or le vent, cest aussi le souffle qui permet à la voix de se déployer. Serait-ce que la puissance du narrateur écrivant saffirme comme supérieure à celle du père ?
Lassociation du luxe et du désordre pourrait bien être une allusion au refrain du poème de Baudelaire intitulé « LInvitation au voyage », appartenant au recueil Les Fleurs du Mal, dans lequel inversement cest lordre qui est associé au luxe (dautant plus que ce poète est cité dans la suite du texte) :
« Là, tout nest quordre et beauté,
Luxe, calme et volupté .»
Or ce poème évoque une liaison incestueuse puisque linvitation à aimer et mourir sadresse à celle qui est appelée « Mon enfant, ma sur ». Lhypothèse de désir incestueux semble donc justifiée.
La phrase suivante, la plus longue du texte, se démarque des précédentes par plusieurs éléments : elle commence par un adverbe déploratif, le thème nen est plus le soleil ou sa lumière, mais le vent, et surtout un incident survient, ce qui marque une rupture dans la description, manifestée par lemploi du passé simple. « Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir dun citron, nous répandions quelques gouttes dor sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare il parut cruel à ma grand-mère de nen pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait lair dêtre la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre. »
Le thème du « vent de mer », autre élément poétique, peut être associé au souffle de la mère. Il est suivi dun complément de temps, « une heure plus tard » et dun complément de lieu, « dans la grande salle à manger », séparés par des virgules alors que dhabitude ces compléments circonstanciels sont intégrés les uns dans les autres. Serait-ce le halètement de langoisse que figure ce rythme exceptionnellement haché ? Linterruption des tirets isole deux subordonnées temporelles (« tandis que (
) et que (
) ») incluant deux compléments de lieu : « de la gourde de cuir dun citron » et « sur deux soles (
) ». Le pronom personnel « nous » ne concerne plus le lecteur et le narrateur, mais la grand-mère, figure maternelle, et le héros, très attachés lun à lautre. La métaphore des « gouttes dor » qui désigne le jus de citron reprend lidée des « richesses » égrenées par le soleil et prépare la métaphore de la « topaze » de la phrase suivante. Le dernier complément de lieu, « sur deux soles (
) », évoque la mer parce quil sagit de poisson et le « sol » par homophonie. On peut donc y déceler une nouvelle fusion des éléments mer et terre. Il senrichit dune relative comportant un adverbe de temps, « bientôt », et un complément de lieu, « dans nos assiettes ». Un premier verbe au passé simple y apparaît : « laissèrent ». Ce changement de temps prépare la perturbation qui va suivre linterruption entre tirets. Le complément dobjet, « le panache de leurs arêtes », évoque un faisceau de plumes décoratives, un ornement esthétique, et suggère en même temps lexpression « avoir du panache », cest-à-dire fière allure, avec une idée de bravoure gratuite. On emploie cette expression à propos de quelquun de brillant, ce qui est le cas du narrateur au verbe séduisant. Par ailleurs les « arêtes » rappellent les « crêtes » des vagues, à la fois par les sonorités et le sémantisme. Lapposition « frisé comme une plume et sonore comme une cithare » réitère limage du « panache » par le substantif « plume », qui suggère bien évidemment la plume de lécrivain, dautant mieux que la « cithare » est une lyre, linstrument dOrphée pleurant son Eurydice perdue. Cette page serait-elle un chant poétique en lhonneur de lamour perdu, celui de la mère ? De plus la jeune fille est morte dune morsure de serpent, ce qui renforce la connotation sexuelle, et sa seconde mort est due au trop intense désir de la voir de son amant, si bien que celui-ci est étroitement associé au narrateur voyeur.
La reprise de la phrase après cette longue interruption se fait par une anacoluthe : « il parut cruel à ma grand-mère de nen pas sentir le souffle vivifiant », le pronom « en » reprenant le « vent ». Cette rupture grammaticale insolite avec un noyau de phrase au passé simple sunit à ladverbe « hélas » pour marquer le regret du narrateur, contrarié parce que sa grand-mère éprouve le besoin douvrir la fenêtre, attirant ainsi lattention sur nos deux convives et surtout parce quelle va ôter lécran de la vitre. Cest un incident quil considère comme fâcheux. En effet, si le narrateur peut souhaiter lui-même le « souffle vivifiant » associé au souffle maternel, la suite du texte montre le plaisir, le bien-être quil éprouve à se sentir protégé par ce « châssis transparent mais clos », qui figure une sorte décran autorisant le voyeurisme tout en maintenant le désir incestueux dans limpossibilité de se réaliser. Ce groupe nominal est développé par deux relatives évoquant la séparation et la fusion avec le paysage marin. La première, « qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir », réactive lidée de bijou précieux par la « vitrine » et y ajoute linaccessibilité. Cette vitre joue le rôle de séparation salvatrice avec la plage, et donc avec la mer, tout en permettant le regard, dont le champ lexical senrichit du verbe « voir » que renforce ladverbe « entièrement ». La seconde relative et la consécutive qui sy intègre expriment la fusion réjouissante du ciel marin et de lintérieur de la salle. Il est vrai quil sagit du ciel et non de la mer, mais il peut sagir dun déplacement métonymique de la mer au ciel marin. La pénétration du ciel est accentuée par lintensif « si » et ladverbe « complètement ». Par ailleurs les deux adverbes « entièrement » et « complètement » se succèdent de manière assez rapprochée pour provoquer le redoublement de la syllabe « ment » tout en assurant un rythme binaire avec son effet de fusion. La consécutive « que son azur avait lair dêtre la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre », introduit par sa construction binaire une fusion en deux temps : « son azur avait lair dêtre la couleur des fenêtres » utilise lexpression « avait lair » qui suggère limagination consciente, comme « semblait » précédemment ; en revanche, la suite présente une ellipse de ce verbe, permise par la coordination : « et ses nuages blancs, un défaut du verre ». Les éléments associés sont ainsi placés à proximité l'un de l'autre, séparés seulement par une virgule. Leur contiguïté textuelle accentue encore la fusion décrite, qui peut figurer la fusion souhaitée et redoutée avec la mère. Le désir incestueux inavoué, indirectement exprimé, explique dailleurs la confusion du narrateur lors de cette ouverture déplorée.
Irons-nous jusquà supposer que ce « défaut du verre » concerne la pierre précieuse, lamour parfait altéré par la culpabilité du désir pervers, qui samplifie par lagacement éprouvé envers la grand-mère ? Celui-ci déclenche en effet les remords du narrateur, notamment au sujet du reproche de « ridicule » attribué à un chapeau quelle avait mis intentionnellement pour quil conserve une belle photographie delle. Un autre sujet de culpabilité envers la mère et surtout la grand-mère concerne la bière, quil exige malgré sa désapprobation et qui surgit étrangement dans la dernière phrase.
Cette dernière phrase constitue lapothéose poétique du passage étudié et celle de laveu déguisé. « Me persuadant que jétais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce nétait pas bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant- celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments sy promenaient ça et là de grandes ombres bleues que quelque dieu semblait samuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel. »
Le pronom personnel « je » qui était apparu sous la forme complément « me », comme datif sollicité par le soleil, puis comme partie du « nous », dabord associé au lecteur par lincitation au regard, puis à la grand-mère en tant que convive, connaît ici deux occurrences en position de sujet. Ce « je » du narrateur figure un homme lettré qui sappuie sur des citations baudelairiennes en harmonie avec ses propres préoccupations : « assis sur le môle » est une réminiscence de la position « accoudé sur le môle » dans « Le port » appartenant aux Petits Poëmes en prose. Le texte évoque les « colorations changeantes de la mer » et « le goût du rythme et de la beauté ». Il y est question de mouvements et de lignes de bateaux (symboles maternels) associables aux « cimes bleues de la mer » et de départs non assouvis. Et le poète y pratique une sorte de « voyage immobile et varié » comme le narrateur de la Recherche. Se « persuadant » quil était « sur le môle », notre héros exploite la force de son imagination, cette « reine des facultés » selon la célèbre expression de Baudelaire dans le Salon de 1859, il sadonne à la contemplation esthétique créative. Le « boudoir » du deuxième « Spleen » des Fleurs du mal commence par :
« Jai plus de souvenirs que si javais mille ans »,
vers détaché de la suite par un blanc typographique. Il y est question de « secrets » et de « remords ». Le cotexte immédiat du substantif « boudoir » est le vers suivant :
« Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées ».
La récurrence de ladjectif « vieux » dans
« Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux »
incite à associer le boudoir et le sphinx, le premier connotant les souvenirs, le second lénigme et linceste oedipien. Lexpression proustienne « au fond du boudoir » suggère finalement le plus caché, le plus secret des souvenirs, peut-être le désir incestueux. Le titre du recueil de Baudelaire, « Les Fleurs du mal », évoque dailleurs le vice (ou la douleur) transfiguré en beauté, ce que le poète glose en ces termes au dernier vers de lépilogue :
« Tu mas donné ta boue et jen ai fait de lor. »
Or ce métal précieux est présent dans notre texte. Est-ce un effet de transtextualité ?
La troisième citation de Baudelaire, le « soleil rayonnant sur la mer », est issue dun autre poème du même recueil intitulé « Chant dautomne ». Le « soleil rayonnant sur la mer » clôt le premier quatrain de la seconde partie :
« Jaime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourdhui mest amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni lâtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. »
Ce soleil préféré à une partenaire et plus tentant quelle devient commun à Baudelaire et au narrateur : « je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce nétait pas (
) celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze ». Rêve poétique et réalité se confondent. Il ne sagit plus du soleil en tant quastre unique mais un objet poétique chargé de connotations : le soleil objet de désir pour Baudelaire et auquel le narrateur propose didentifier celui quil dépeint. Linterruption entre tirets permet de rejeter le « soleil couchant » qui apparaît dans la strophe suivante de « Chant dautomne » sans figurer nécessairement le « soleil rayonnant » : « bien différent du rayon du soir ». Par opposition au « rayon du soir », « celui qui en ce moment brûlait la mer » extrait le « moment » présent, pour en déduire une « heure » ensoleillée dans son essence universelle- Elle offre aussi lapposition « simple et superficiel comme un trait doré et tremblant », ce qui suggère par opposition les antonymes « complexe » et « profond » pour qualifier celui qui « brûlait la mer ». La comparaison au « trait doré et tremblant » évoque un dessin maladroit denfant et/ou le tremblement du désir. Quoi quil en soit, le verbe « brûlait » connote le désir incandescent.
La comparaison à la « topaze » reprend le champ lexical des pierres précieuses : « égrenant ses richesses », « sa splendeur même et son luxe déplacé », « quelques gouttes dor ». La topaze, point culminant du désir et de la beauté, concentré de lumière et deffervescence amoureuse, peut représenter aussi le joyau poétique constitué par notre passage littéraire, daprès le contexte de la « plume » et la « cithare » et lassimilation avec Baudelaire. Cette pierre précieuse jaune et transparente amène une image inattendue, celle de la bière associée au lait maternel : sous laction du soleil, la mer devient « blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait ». La culpabilité connotée par la bière concerne donc non seulement la grand-mère mais aussi la mère et le désir incestueux.
La subordonnée temporelle finale introduite par « tandis que » présente un complément de temps, « par moments », et un complément de lieu, « ça et là », possédant tous deux le trait sémantique de dispersion, qui rappelle « limpression du désordre ». Une première occurrence de « ça et là » concernait le soleil comparé à un géant au comportement infantile. Lexpression « de grandes ombres bleues » contient le substantif principal du titre « A lombre des jeunes filles en fleurs ». Il sagit bien sûr du jeu dombres et lumières sur la mer, mais aussi de lombre du secret, de ce qui est inavouable. Cest le sujet inversé de « sy promenaient », ce qui associe la mer au vent ayant accompli une « sublime promenade à la surface » de la mer. La fusion cosmique des éléments (vent, mer, soleil) atteint son paroxysme et préfigure celle du narrateur avec la mère. En effet, la subordonnée « que quelque dieu semblait samuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel » met en scène lenfant espiègle, celui que la grand-mère a pu considérer comme un garnement quand il buvait de la bière. Amené par le comportement du géant et le « trait doré et tremblant », lenfant oriente le soleil grâce au miroir. Il usurpe la puissance paternelle, lutilise et la maîtrise. Le verbe « déplacer » apparaissait déjà à propos de la lumière : « cest elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer ». Mais cest lenfant qui dirige la lumière avec son miroir. Cest lui qui brûle « la mer comme une topaze ». Cest le désir infantile oedipien qui agit sur la mer et la mère et qui suscite lécriture poétique. Le narrateur réceptif à lenfant quil était déploie ce flamboiement de lumière et prend soin de ménager des ombres afin que le désir éperdu et plein de ferveur prenne une forme littéraire, pour notre plus grand plaisir. Finalement, celui qui dirige la lumière, cest le narrateur au travail créatif bien plus que le soleil dont la lumière « déplace et situe les vallonnements de la mer » : cest lui qui épouse le vent de lesprit créateur.
Le narrateur procède à un récit qui recherche le temps perdu dun moi ancien, en employant un rythme résolument binaire qui appartient au rythme pair considéré par Nicolas Abraham comme caractéristique de la fusion. De nombreuses conjonctions de coordination « et » relient des éléments équivalents de même classe grammaticale : « la plage et les flots », « doù elle vient et que suit notre il », « déplace et situe », « longuement et effectivement », « men montrer (
) et mengager (
) », « immobile et varié », « retentissante et chaotique », « de leurs crêtes et de leurs avalanches », « se prélassant (
) et égrenant (
) », « par sa splendeur même et son luxe déplacé », « tandis que nous déjeunions et que (
) nous répandions (
) », « frisé comme une plume et sonore comme une cithare », « qui (
) nous séparait (
) et dans lequel le ciel entrait (
) », « son azur (
) et ses nuages (
) », « simple et superficiel », « doré et tremblant », « blonde et laiteuse », « ça et là ». Il semble même que la règle des trois adjectifs repérée par Mouton se soit provisoirement muée en règle des deux adjectifs. Dautres conjonctions de coordination assurent la construction binaire : « « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » », « transparent mais clos ». En outre le nombre « deux » apparaît textuellement pour déterminer les « soles ».
Et les parallélismes renforcés de répétitions tels que « pour y faire passer, pour y accumuler », « ne modifie pas moins (
) ne dresse pas moins », « sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte », « blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait », participent à cette organisation de la binarité fusionnelle. Lellipse de « avait lair » qui réunit le ciel et la fenêtre, en confondant les nuages et le verre, la réunion cosmique des éléments poétiques tels que la plage et les flots, la lumière et la mer, tout concourt à une fusion généralisée qui contribue à lesthétique du passage. Or la régression opérée tend à mener vers le moi ancien de lenfant heureux de babiller dans les bras de sa mère.
Le narrateur préoccupé de lécriture, comme le manifeste la présence de la plume et de la lyre, est en plein travail. Or Anzieu nous apprend (1981 p. 163) que lécriture procure la jouissance de fusion symbiotique entre préconscient et inconscient tout en travaillant sous la pression du Surmoi exigeant et régulateur. Cette fusion va de pair avec celle de lenfant dans la relation duelle avec la mère. Ici la fusion est si bien orchestrée quelle interpelle le désir de fusion du lecteur et participe à son plaisir esthétique. Si le narrateur laisse percer un désir incestueux sublimé, cest bien la fusion initiale avec la mère qui est recherchée.
En outre, si lon veut bien considérer les voyelles sous laccent, les trois sonorités prédominantes sont /a/, /ã/ et /(/, avec vingt-trois /a/, vingt-trois /ã/ et trente-cinq /(/ sur cent trente-cinq voyelles sous laccent : les voyelles de « maman » et de « mer » ou « mère ». En fait, si lon se réfère à la distribution normale de ces voyelles daprès le tableau de fréquences de Wioland, la fréquence des /a/ est normale. En revanche, on trouve 25,93 °/° de /(/ et 17,03°/° de /ã/ dans le passage proustien étudié alors que leur fréquence normale par rapport à lensemble des voyelles est respectivement de 12,85°/° et 7,10 °/°. Cela représente plus du double de la norme habituelle ! La multiplicité des participes présents nauraient donc pas pour seule fonction de suspendre le temps pour en mieux confondre les strates dans un précipité de moi vécu. Plus remarquable encore, le phonème /Ø/ qui constitue le premier son proféré par lenfant apparaît sous laccent avec une fréquence de 2,3°/° alors que la fréquence habituelle est de 0,64. Peut-être est-il envisageable quune régression heureuse ait présidé à lécriture du texte. On peut donc, éventuellement, considérer la réitération remarquable du phonème caractéristique de la toute petite enfance comme une jubilation de fusion réussie.
Les syllabes sous laccent constituent des points stratégiques, comme les points de capiton lacaniens, avec superposition des nuds inconscients essentiels. Michel Arrivé dit de cette « métaphore matelassière » quelle « connote assez confortablement la relation périodique qui sinstitue entre le signifiant et le signifié ». ( 2005a p. 94). Les syllabes accentuées étant plus longues et plus toniques, leur effet est plus important. En outre elles sont liées au rythme, ce qui leur donne une consistance particulière.
La linéarité du signifiant et plus encore celle de la langue selon Saussure sont remises en cause à juste titre, comme le signale M. Arrivé. Celle de la chaîne parlée nest pas homogène dans la diction dun texte poétique. Les allitérations et assonances en poésie jouent leur rôle harmonieux, eurythmique, parce que les sonorités identiques restent en mémoire. De plus, les résonances chez Proust surviennent à de longs intervalles et nen provoquent pas moins leffet de « couleurs simultanées » de même que ses souvenirs se cumulent en donnant consistance à lêtre même du narrateur. Ce sont des contre-exemples à la linéarité. Ces accumulations sémantiques et sonores prennent un relief si important sur la chaîne parlée à laquelle peut ressembler la lecture que dans un texte littéraire de cette qualité, il ne saurait être question de linéarité. Quant au rythme, comment le percevrait-on sans le souvenir de limage acoustique ? Or il participe au sens et à lesthétique.
Une résonance proustienne qui napparaissait pas à la première lecture concerne le mouvement de rétrécissement puis dextension du texte, de la mer à lintérieur de la chambre dhôtel puis de nouveau vers la plage, comparable au mouvement de la mère qui vient dans la chambre du narrateur enfant puis repart. Mais labsence maternelle trop angoissante suscite une réaction de défense : la mise en uvre dune résurrection magnifiée sous le masque de la mer.
A lappui de cette interprétation, les nombreux compléments de temps et de lieux, qui senchevêtrent les uns dans les autres avec un paroxysme dans la superbe métaphore du « voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures », rappellent à la fois le titre « A lOmbre des jeunes filles en fleurs » (le substantif « ombres » présent à la fin du texte représente un objet mû par le « dieu » assimilable au narrateur, et dans le titre lexpression « à lombre » suggère un personnage protégé, voire caché ou masquant son excitation) et surtout le titre plus général « A la Recherche du temps perdu ».
Or le temps, Chronos dans la mythologie grecque, doit son nom à son homophonie avec Kronos, daprès Jean-Paul Valabrega, et celui-ci, « le dernier fils dOuranos, a castré son père avec la complicité de sa mère » (2001, p 127), Gaïa la terre, qui a ensuite commis linceste avec son fils Pontos le flot (p 173). Valabrega, à la suite de Freud, relie mort et castration. Il cite le fondateur de la psychanalyse (p 128) à propos de « lInconscient, intemporel » qui « ne connaît pas le temps, ni la négation, ni la mort », comme Chronos. De plus, le Temps-Dieu ignore le temps humain, mais il le contient, le commande et lenregistre (cf Valabrega, « Le Quantitatif latent. Suite aux compléments métapsychologiques : la Causalité paradoxale et la pulsion de régression », Topique 1998, n° 66, p 17) par la mémoire, Mnémosyne, elle-même fille dOuranos et de Gaïa, donc sur de Kronos
Valabrega conclut : « Tous ceux qui, par une voie quelconque, entrent dans la mythologie, sont saisis, captés, aspirés voire perdus, immergés dans des enchaînements, renvois, enchevêtrements labyrinthiques infinis. ».
Il en est de même du lecteur de la Recherche, dont le narrateur suscite ladmiration et figure un personnage bien plus impressionnant quun être réel. Sa mère aussi prend consistance et ressemble à une mère divine, auréolée dun poudroiement féerique par lamour filial agissant comme le soleil sur la mer.
2) Proust et les carafes de la Vivonne in « Combray » in A la Recherche du temps perdu (t.1, Du côté de chez Swann, éd. Gallimard, 1992, Paris, 408 p.) p. 162-163
« Je mamusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient limage de la fraîcheur dune façon plus délicieuse et plus irritante quelles neussent fait sur une table servie, en ne la montrant quen fuite de cette allitération perpétuelle entre leau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. (
.)
Bientôt le cours de la Vivonne sobstrue de plantes deau. Il y en a dabord disolées comme tel nénuphar à qui le courant au travers duquel il était placé dune façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bal actionné mécaniquement il nabordait une rive que pour retourner à celle doù il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, sallongeait, filait, atteignait lextrême limite de sa tension jusquau bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce quon peut dautant mieux appeler son point de départ quelle ny restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes bizarres quils se croient à chaque fois à la veille de secouer et quils gardent toujours ; pris dans lengrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font quassurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénuphar, pareil aussi à quelquun de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant léternité, excitait la curiosité de Dante, et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, séloignant à grands pas, ne lavait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin, le courant se ralentit, il traverse une propriété dont laccès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui sy était complu à des travaux dhorticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à leau un fond qui était habituellement dun vert sombre mais que, parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés daprès-midi orageuse, jai vu dun bleu clair et cru, tirant sur le violet, dapparence cloisonnée et de goût japonais. Ça et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux quon croyait voir flotter à la dérive, comme après leffeuillement mélancolique dune fête galante, des robes mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique tandis quun peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur lobliquité transparente de ce parterre deau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol dune couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant laprès-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope dun bonheur attentif, silencieux et mobile, ou quil semplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce quil y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux avec ce quil y a dinfini- dans lheure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois jai vu, jai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché laviron, sétait couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage lavant-goût du bonheur et de la paix. »
Analyse textuelle
Hypothèse : le désir de fusion avec la mère sous-tend le texte comme dans le passage des JJF (A lombre des jeunes Filles en fleurs) concernant la lumière sur la mer. Le rythme pair, caractéristique de la fusion, selon la théorie de Nicolas Abraham, est dabord vécu sur le mode de lempêchement et de la captivité, puis il participe à une fusion harmonieuse. Le rythme impair caractéristique de la séparation, qui soppose au rythme pair au début du texte, sharmonise ensuite avec lui.
La première phrase comporte la personnification « « contenant » aux flancs transparents », qui peut figurer la mère en même temps quun fantasme intra-utérin, et elle établit la suprématie du désir sur la jouissance. (cf Lacan, Ecrits). Et le rythme binaire mime dabord le jeu sur contenant/ contenu avant dopérer une fusion entre les deux, comme nous allons le voir.
« Je mamusais à regarder les carafes [que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons], et [qui, remplies par la rivière [où elles sont à leur tour encloses], à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient limage de la fraîcheur dune façon plus délicieuse et plus irritante] quelles neussent fait sur une table servie, en ne la montrant quen fuite de cette allitération perpétuelle entre leau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. »
La première relative entre crochets « que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons » établit la fonction de contenant de la carafe ; la seconde relative en contient une autre « où elles sont à leur tour encloses » qui montre leur caractéristique simultanée de contenu ; et cette deuxième relative établit les propriétés simultanées de contenant et contenu par une apposition binaire, qui reprend lincise « remplies par la rivière où elles sont à leur tour encloses » : « à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant ». Outre limage de la mère enceinte suggérée par le « « contenant » aux flancs transparents », une fusion de matière samorce avec la comparaison « comme une eau durcie » et la métaphore « cristal liquide et courant ». Une double osmose se prépare entre contenant et contenu : englobement et inclusion dune part, métamorphose et fusion des matières liquide et solide dautre part. Les équivalences se multiplient : outre léquivalence de longueur des groupes reliés par « et », adjointe à la similarité phonétique initiale de « contenant » et « contenu », lassonance en /ã/ et la réitération du mot « contenant », léquivalence de désignation entre « « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie » et « « contenu » plongé dans un plus grand contenant » favorise lassimilation entre le « contenant aux flancs transparents » et son « contenant de cristal liquide et courant ». Le passage de la comparaison « comme une eau durcie » à la métaphore « cristal liquide et courant » efface dailleurs le terme de comparaison, comme pour effacer la différence entre les éléments.
La carafe peut figurer la mère aussi bien que le narrateur en proie à un fantasme intra-utérin puisque la carafe est contenue dans un liquide éventuellement représentatif du liquide amniotique. La fusion fascinante des éléments évoquerait-elle la relation duelle entre la mère et lenfant ?
La comparative établit la supériorité du désir sur la jouissance effective : ces carafes « évoquaient limage de la fraîcheur dune façon plus délicieuse et plus irritante [quelles neussent fait sur une table servie, en ne la montrant quen fuite de cette allitération perpétuelle entre leau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir.] » La fraîcheur est plus délicieuse que sur une table servie parce quelle se réduit au désir. La restriction « ne
que » réduit la fusion désirée à une « allitération », cest-à-dire une répétition de consonnes, donc une fusion purement verbale. Tout danger incestueux étant ainsi écarté, et la « fuite » assurée, la fin de la phrase opère alors une fusion remarquable dans un rythme binaire aux éléments parallèles incluant chacun une relative :
« entre leau sans consistance [où les mains ne pouvaient la capter]
et le verre sans fluidité [où le palais ne pourrait en jouir] ».
La construction grammaticale manifeste une fonction de miroir : groupe nominal +sans+ nom suivi dune relative [où GN ne pouvoir pronom Infinitif].
Lun des points communs de leau et du verre est leur transparence, donc leur absence de couleur. Et cest encore une absence qui se manifeste dans ce parallélisme parfait. Lemploi de « sans » permet léchange des caractéristiques respectives : la fluidité de leau et la consistance du verre sont ainsi rapprochées de lélément inverse. De même, si les mains peuvent capter le verre et si le palais peut jouir de leau, linversion permet une négation qui est en même temps une négation du verbe pouvoir, répétée, une négation de la puissance sexuelle dans le domaine convoité, une interdiction réitérée de linceste. Du reste, les mains qui captent et le palais qui jouit évoquent la tétée du nourrisson, si bien que par-delà le désir incestueux éventuel, cest la fusion originelle avec la mère qui est interdite. La négation sépare et protège de la fusion évoquée. Elle permet en outre lirruption dun conditionnel « pourrait » qui rejette léventualité de jouissance dans lirréel.
Cest la matière transparente de leau et du verre qui permet la fusion tout en maintenant la séparation, de même que le « châssis transparent » dans le fragment des Jeunes Filles en fleurs précédemment. La vitre sy réduisait à une virgule grâce à leffet dune ellipse. Ici, leau et le verre se confondent mais se refusent à la possession.
Et la carafe peut représenter le narrateur lui-même, contenu par sa mère et qui la contient, en fusion parfaite.
La suite du texte montre que le narrateur se confond avec la Vivonne : « Bientôt le cours de la Vivonne sobstrue de plantes deau. » En effet, ladverbe « bientôt » concerne la promenade du narrateur et sapplique à la rivière. Parmi ces plantes deau figure un « nénuphar » dont les sonorités /far/ reprennent de manière inversée celles de la « carafe » (/raf/). On peut donc supposer quil sagit encore dune image du narrateur :
« Il y en a dabord disolées comme tel nénuphar à qui le courant au travers duquel il était placé dune façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bal actionné mécaniquement il nabordait une rive que pour retourner à celle doù il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, sallongeait, filait, atteignait lextrême limite de sa tension jusquau bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce quon peut dautant mieux appeler son point de départ quelle ny restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manuvre. »
La première phrase de ce passage comporte une consécutive qui imbrique deux formules restrictives : « si peu
que » et « ne
que ». Cette contrainte redoublée, considérée comme « malheureuse », conduit le nénuphar à « retourner à celle dont il était venu », qui peut figurer la mère. L« allitération perpétuelle » préludait à ce mouvement incessant, mécanique et identique à lui-même, exprimé par « refaisant éternellement la double traversée », qui peut-être correspond à lambivalence du désir de fusion et séparation, tout effort de séparation étant ramené immédiatement à la fusion originelle. Le rythme pair a laissé place au vocabulaire de la parité : le préfixe de « retourner » et « refaisant » ainsi que le mot « double ». Il est envisageable aussi que le va-et- vient insurmontable entre les rives puisse figurer létouffement du narrateur entre la mère et la grand-mère linondant de tendresse.
La seconde phrase oppose le caractère agi et passif du pédoncule « poussé vers la rive » à son énergie manifestée par laccumulation de quatre verbes : « se dépliait », « sallongeait », « filait », « atteignait ». Ce pédoncule prend une figure de phallus par la vigueur de ces verbes, dautant plus quil « atteignait lextrême limite de sa tension ». Il est dailleurs repris par « le vert cordage », dont la verdeur en puissance est contrainte au repliement. Mais il peut aussi évoquer le cordon ombilical. Lapitoiement du narrateur sur « la pauvre plante » saccompagne dune valorisation du verbe et des efforts de libération : « à ce quon peut dautant mieux appeler son point de départ quelle ny restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manuvre. ». Le « point de départ », la mère, est vainement fuie, une force indépendante de sa volonté ly ramène. Ici encore, la double négation « ne
pas » suivi de « sans » marque labsence, absence de la mère indéfiniment recherchée, bien que la « répétition » concerne le mouvement deffort de libération.
Linefficacité de ce mouvement automatique sera ensuite attribué aux neurasthéniques par lintermédiaire de laïeul, tout en contaminant le narrateur puisquil renouvelle le même trajet « de promenade en promenade » :
« Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques [au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie], [qui nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes bizarres [quils se croient à chaque fois à la veille de secouer] [et quils gardent toujours] ] ; pris dans lengrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font quassurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste. »
Le mouvement précédemment décrit devient « situation » pérenne et ladverbe « toujours » réitéré qui sy rapporte concerne un blocage. Il sera réutilisé ultérieurement dans une fonction inverse.
Le début de la phrase reprend le rythme pair et sachève sur un premier rythme impair. Son premier membre comprend deux relatives dont la deuxième inclut deux autres relatives, qui opposent lespoir de libération et limpossibilité déchapper à la situation regrettable. Le second membre reprend de manière inversée, dans une structure en chiasme, la captivité insurmontable (« pris dans lengrenage
») opposée aux « efforts » inutiles. La répétition du mouvement évoqué est ainsi mimée par la construction phrastique. Le double complément déterminatif de lengrenage, « de leurs malaises et de leurs manies », continue le rythme pair et le renforce par le parallélisme et lidentité sonore de la première syllabe / ma/ des substantifs. Les sonorités communes des groupes nominaux prépositionnels précités occupent trois syllabes ; seule la quatrième diffère. La restriction « ne
que » introduit deux groupes infinitifs reliés par « et », qui aggravent la vanité des efforts en leur attribuant lefficacité de lengrenage. Enfin le rythme ternaire « étrange, inéluctable et funeste », rythme impair qui correspond à la volonté de séparation selon Nicolas Abraham, est associé à la mort, comme si lautonomie était impossible. Cependant cette vision pessimiste associée au rythme ternaire sinversera ultérieurement.
La situation du nénuphar est ensuite comparée à celle des suppliciés de La divine Comédie, ce qui permet au narrateur de se comparer à Dante :
« Tel était ce nénuphar, pareil aussi à quelquun de ces malheureux [dont le tourment singulier, [qui se répète indéfiniment durant léternité], excitait la curiosité de Dante], [et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même], [si Virgile, séloignant à grands pas, ne lavait forcé à le rattraper au plus vite], [comme moi mes parents]. »
Le rythme pair se réinstalle par lexpansion de ladjectif employé comme nom « malheureux » grâce à deux relatives introduites par « dont », la première incluant une autre relative et la seconde comportant un double complément dobjet direct. De plus, on peut remarquer lenchaînement des subordonnants : « dont
qui
, et dont
si
». La subordonnée hypothétique « si Virgile, séloignant à grands pas, ne lavait forcé à le rattraper au plus vite » comporte une négation qui transforme lhypothèse en réalité. Cette réalité se propage à la comparative comportant une ellipse : « comme moi mes parents ». La comparaison de Virgile aux parents, en tant que meneur autoritaire qui éloigne du tourment fascinant, permet au narrateur de se comparer à Dante. De ce fait, loscillation du nénuphar devient sa propre construction verbale, si bien que la contrainte subie se transforme en fondement dun épanouissement poétique, ce dont témoigne la suite du texte : le paragraphe suivant propulse une sortie hors de lEnfer. Il est remarquable que les parents du narrateur soient associés à Virgile, victime de son paganisme, tandis que le narrateur sattribue le sort heureux de Dante, le paradis des poètes auquel il accède grâce à lamour de Béatrice.
« Mais plus loin, le courant se ralentit, il traverse une propriété dont laccès était ouvert au public par celui [à qui elle appartenait] [et qui sy était complu à des travaux dhorticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas.] »
Le ralentissement du courant estompe le mouvement dramatique du nénuphar, et avec lui la dépendance. Louverture de laccès concerne aussi la libération. Le ton change dans ce nouveau paragraphe ouvert par un « mais » dopposition. Les « jardins de nymphéas » évoquent les tableaux apaisants de Monet. Comme le narrateur va les faire fleurir, le lecteur lassocie à lartiste. Le rythme pair continue avec les deux relatives introduites par « qui », mais loin dévoquer des tourments, elles développent la générosité et le sens esthétique du propriétaire. Il peut représenter Proust lui-même qui est le détenteur dun don artistique quil offre au public par ses écrits esthétiques. Suit le déploiement poétique :
« Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à leau un fond qui était habituellement dun vert sombre mais que, parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés daprès-midi orageuse, jai vu dun bleu clair et cru, tirant sur le violet, dapparence cloisonnée et de goût japonais. »
Le passage du « vert sombre » au « bleu clair et cru, tirant sur le violet », celui de lorage à la sérénité retrouvée, reflète une progression intérieure. La conjonction « mais » oppose les couleurs et renforce le bouleversement. Elle coordonne deux relatives fidèles au rythme pair, qui se manifeste également dans la double épithète « clair et cru » attribuée au bleu, dont chaque élément monosyllabique commence par la même consonne /k/ et comporte un /r/. Le segment « tirant sur le violet » dans ce contexte reçoit une connotation positive, alors quhabituellement la couleur violette est « néfaste » dans La Recherche, comme lont remarqué Georges Matoré et Irène Mecz (1972, p. 342-346). Cest la couleur du foulard de cachemire du père à la fois effrayant et démissionnaire. Cest aussi la couleur des rideaux dans la chambre de lhôtel de Balbec où le narrateur est angoissé en labsence de sa mère quil a quittée pour la première fois. Il semble que lart du narrateur lui ait permis de pacifier cette couleur. Il sagit ici dun violet non violent : un bleu « tirant sur le violet ». La couleur associée au père est donc affaiblie, de même quelle est atténuée dans la « cravate bouffante, en soie mauve, lisse, neuve et brillante
» (Swann I p. 250) de la duchesse de Guermantes, qui pourrait bien représenter une image paternelle adoucie, avec son regard « comme un rayon de soleil errant dans la nef » (Swann I p. 253). Cest peut-être leffet de léglise de Combray érectile au milieu des maisons, « comme une pastoure au milieu de ses brebis » (Swann I p. 74), qui est amenée dabord par la vision de sa « haute mante sombre » invitant à lui associer les sonorités de « Guermantes ».
Enfin le dernier groupe syntaxique « dapparence cloisonnée et de goût japonais » respecte le rythme pair et laccentue par le parallélisme grammatical de ses éléments. Néanmoins la fusion suggérée par le rythme contient en germe une séparation éventuelle par le terme « cloisonnée » et la discontinuité temporelle de « parfois » trouve un écho spatial dans la phrase suivante avec lexpression « ça et là ».
« Ça et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cur écarlate, blanc sur les bords. »
Ce nest plus une plante à pédoncule mais une fleur susceptible de représenter la femme ou la mère. Le « cru » du bleu retentit sur ce rouge insistant et provocant : « rougissait », « fraise », « écarlate ». Cest le rouge du désir qui semble surgir dans une phrase remarquable par sa brièveté inaccoutumée, qui semble mimer le halètement dun émoi intense. Le rythme pair de la fusion se manifeste ici dans les doublets sonores : les monosyllabes « fraise » et « fleur » ont la même initiale /f/ et comportent un /r/ commun, le « cur » réapparaît par ses consonnes dans la deuxième syllabe d « écarlate » et les monosyllabes « blancs » et « bords » ont la même initiale /b/.
« Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux quon croyait voir flotter à la dérive, comme après leffeuillement mélancolique dune fête galante, des robes mousseuses en guirlandes dénouées. »
Lhypothèse du désir se confirme par lévocation dune « fête galante » et par lopposition avec les autres fleurs : laccumulation des comparatifs « plus
» les en différencie. Le dernier dentre eux introduit ladjectif « plissées » comportant la même initiale sonore /pl/ qui continue lallitération. Celle-ci sallège ensuite par une allitération en /f/ et en liquides /r/ et/l/. Labondance des nasales, /m/, /n/ et /ã/, contribue à cet allègement qui correspond au champ lexical de la légèreté : « gracieux », « flotter à la dérive », « effeuillement », « mousseuses », « dénouées ». Le dénouement confirme la libération à luvre. Le désir de fusion est passé de lassujettissement au déploiement poétique et les « enroulements » de lécriture ne doivent rien au hasard.
La plus belle phrase du texte va inverser la connotation de contrainte mortifère précédemment reliée à ladverbe « toujours » et au rythme ternaire, qui deviennent lapothéose du bonheur absolu :
« Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique tandis quun peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur lobliquité transparente de ce parterre deau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol dune couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant laprès-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope dun bonheur attentif, silencieux et mobile, ou quil semplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce quil y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux avec ce quil y a dinfini- dans lheure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel. »
Le premier membre de la phrase oppose sur un rythme pair les « espèces communes » et les fleurs qui ressemblent aux « pensées des jardins », opposition qui se traduit par la locution conjonctive « tandis que ». Les premières sont situées « ailleurs », les autres « un peu plus loin ». Les deux variétés sont prolongées dune relative introduite par « qui » comportant un doublet : « le blanc et le rose », les ailes de papillons « bleuâtres et glacées ». La première relative évoque la cuisine de Françoise avec les dés de la « julienne », « la porcelaine » et le « soin domestique ». La deuxième, « qui étaient venus poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur lobliquité transparente de ce parterre deau », attribue un caractère aérien aux plantes tout en reprenant lélément terrien amené précédemment par la « plate-bande flottante ». Trois éléments poétiques sont présents et entremêlés : leau, la terre et lair. Le quatrième, le feu, viendra illuminer lensemble dans la suite de la phrase. Les quatre éléments poétiques mis en évidence par Platon dans le Timée et repris par Bachelard sont à luvre.
Le caractère aérien se renforce par la reprise « de ce parterre céleste aussi », mêlant le ciel et leau dans une harmonie croissante. La supériorité du reflet sur la réalité est dabord énoncée en ces termes : « car il [le parterre céleste] donnait aux fleurs un sol dune couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ». Le dépassement en richesse et en émotion concerne aussi la supériorité de lécriture sur le désir, son aboutissement heureux. Le soleil, comme la puissance créatrice, vient tout magnifier. Dans le dernier membre de phrase alternant ses effets introduits par « soit que
ou que », il irradie le spectacle. La fleur de nymphéa au cur écarlate est conviée dans une autre optique : « soit que dans laprès-midi il [le parterre céleste] fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope dun bonheur attentif, silencieux et immobile ». Le kaléidoscope, cadeau maternel très apprécié, comporte un complément déterminatif inattendu, celui de « bonheur », qui est suivi dun rythme ternaire, le rythme impair de la séparation qui na plus rien de « funeste » et sinverse en extase. Et le rythme pair continue grâce à la subordonnée introduite par « ou que ». Rythme pair et impair semblent saccorder dans une heureuse harmonie, comme si la fusion et la séparation avaient trouvé le lieu idéal de lalliance des contraires, à savoir lécriture.
Lharmonie des contraires va dailleurs atteindre son paroxysme : « ou quil [le parterre céleste] semplît le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce quil y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux avec ce quil y a de plus infini- dans lheure ». Le port lointain, havre de paix après la tourmente du mouvement mécanique et malheureux, indique lapaisement dû à la pénétration de leau par le ciel, heureuse imprégnation dont le mouvement incessant devient recherche dharmonie : « changeant sans cesse pour rester toujours en accord ». Ladverbe « toujours » qui sappliquait à une contrainte malheureuse éternise maintenant la beauté. La deuxième subordonnée, élément pair du rythme pair, comporte simultanément le rythme pair du zeugma « du rose et de la rêverie du couchant » et le rythme impair des superlatifs absolus « de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux », repris par « de plus infini » dans une construction parallèle. Lintensité illimitée du bonheur sexprime ainsi dans une beauté parfaite, où lalliance des contraires assure un apaisement esthétique, inventant la simultanéité de la fusion et de la séparation. Paradoxalement, laccord éternisé sapplique au temps fugitif. Et les chatoiements « dans lheure » annoncent « le paysage immobile et varié des heures » des Jeunes Filles en fleurs, qui concerne les reflets du soleil sur la mer.
Enfin, la principale du dernier membre de phrase, longuement et savamment retardé, sapplique aussi bien au parterre céleste quau narrateur : « il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel ».
Le dernier paragraphe reprend le thème de la fusion :
« Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois jai vu, jai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché laviron, sétait couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage lavant-goût du bonheur et de la paix. »
Larrêt extasié fait place à un autre désir : il sagit dusurper la place des fleurs en flottant « à la dérive », comme les vestiges dune « fête galante », dans une position inversée : « la tête en bas ». Le rameur abandonne laviron, sorte de sceptre viril, pour sabandonner dans une attitude passive. La restriction « ne pouvant voir que le ciel » lui dérobe la vue séduisante des fleurs. Il se substitue à elles avec « lavant-goût du bonheur et de la paix ».
Le verbe permet au narrateur la fusion totale avec le personnage maternel tout en len protégeant puisque la fusion nest que verbale et que lécriture assure un style propre, donc une séparation salvatrice. Une superbe image de cette protection apparaît dans les Jeunes Filles en fleurs sous forme de la vitrine de la bibliothèque de lhôtel qui reflète le paysage marin tout en protégeant les livres, juste avant de se renouveler dans le « châssis transparent » de la salle à manger qui sépare le narrateur du paysage marin tout en le laissant entièrement voir.
3)Victor Hugo : « Booz endormi »
Lambivalence caractérise également le poème de La Légende des Siècles de Victor Hugo intitulé « Booz endormi », dont la première publication date de 1859.
Booz endormi
Booz sétait couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et dorge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il navait pas de fange en leau de son moulin ;
Il navait pas denfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était dargent comme un ruisseau davril.
Sa gerbe nétait point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
« Laissez tomber exprès des épis », disait-il.
Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiquil fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus quun jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et lon voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans lil du vieillard on voit de la lumière.
*
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.
Près des meules, quon eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très-anciens.
Les tribus dIsraël avaient pour chef un juge ;
La terre, où lhomme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants quil voyait,
Etait encore mouillée et molle du déluge.
*
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel sétant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusquau ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de lâme :
« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je nai pas de fils, et je nai plus de femme.
« Voilà longtemps que celle avec qui jai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés lun à lautre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.
« Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que jeusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme dune victoire ;
« Mais, vieux, on tremble ainsi quà lhiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un buf ayant soif penche son front vers leau. »
Ainsi parlait Booz dans le rêve et lextase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
*
Pendant quil sommeillait, Ruth, une moabite,
Sétait couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Booz ne savait point quune femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait delle.
Un frais parfum sortait des touffes dasphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
Lombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; lherbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
Cétait lheure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de lombre
Brillait à loccident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant lil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de léternel été,
Avait, en sen allant, négligemment jeté
Cette faucille dor dans le champ des étoiles.
Booz est un personnage du livre de Ruth, livre biblique très court qui comporte quatre parties. Le livre I concerne le retour à Bethléem de Noémi, qui avait quitté le pays de Canaan avec son mari et ses deux fils à cause dune famine. Au pays de Moab, elle a perdu son époux et ses deux fils, qui sy sont mariés sans avoir denfants. Noémi apprend quil y a de nouveau du pain en Israël et y revient avec Ruth, lune de ses belles-filles, qui ne veut pas la quitter.
Daprès le livre II, Ruth va glaner dans le champ de Booz, sans savoir que cest un proche parent de Noémi. Booz laccueille généreusement : il la laisse se restaurer avec les moissonneurs et ordonne à ses serviteurs de laisser tomber des épis pour la glaneuse. Ruth se prosterne devant lui comme sil était un dieu et déclare quelle nest « pas même comme lune de [s]es servantes » (2, 13) ; Booz souhaite à Ruth la récompense du Dieu dIsraël, « sous les ailes de qui [elle est] venue [se] réfugier » (2, 12), ce qui est vrai aussi de lui-même. Quand Noémi lapprend, elle dit à Ruth (2, 20) : « Quil soit béni de lEternel celui qui nabandonne pas sa bienveillance envers les vivants et les morts ! Cet homme est notre proche parent, (
) il est de ceux qui ont envers nous devoir de rachat. ». Ce rôle de rédempteur à connotation christique, attribué à Booz, concerne le rachat des biens et le devoir dassurer la descendance du défunt. Il sagit déviter laliénation du patrimoine (Lv 25, 23-25). De plus, cest une forme de mariage léviratique par lequel le frère du veuf ou le parent le plus proche doit assurer la descendance du mort, considérée comme issue du premier lit (Dt 25, 5-10). Lespoir de Noémi est que Booz joue le rôle de juste géniteur auprès de Ruth et que leur enfant soit reconnu comme étant de son fils décédé.
Au livre III, Noémi conseille à Ruth de soulever la couverture de Booz et se coucher à ses pieds, ce qui est la coutume pour demander protection. Ce sont essentiellement les versets 7 et 8 de ce livre que Victor Hugo développe dans le poème « Booz endormi » : « Booz mangea et but, et son cur fut joyeux. Il alla se coucher à lextrémité du tas de gerbes. Ruth vint tout doucement découvrir ses pieds et se coucha.
Au milieu de la nuit, cet homme frissonna et se retourna : voici quune femme était couchée à ses pieds. »
Au verset 10, il sait gré à Ruth de ne pas avoir recherché des jeunes gens.
Le livre IV établit que Booz, fils de Salomon, engendre avec Ruth un fils appelé Obed qui est confié à Noémi. Cet Obed engendrera Isaï qui engendrera David.
Booz est donc selon la Bible le juste géniteur recherché par la main de Dieu pour continuer la lignée de Salomon à David et, dit-on, au Christ. Booz, dont le nom hébreu signifie « en lui la force », vient de Bethléem, qui signifie « la maison du pain ». -Cette ville appelée « la ville de David » est aussi celle où Jésus, qui se définit notamment comme « le pain de vie », naîtra.- Or Booz est agriculteur, donc il produit le pain grâce à la pénétration du soc phallique dans la « matrice tellurique », et « lacte agricole est assimilé à lacte générateur » dès les civilisations les plus anciennes (Eliade, 1957, p. 172-173).
Par ailleurs, Ruth est létrangère moabite issue dun peuple incestueux dont lorigine est relatée dans la Genèse (19, 30-38) : la fille aînée de Loth, après la fuite de Sodome et Gomorrhe, a décidé denivrer son père pour lui assurer avec sa sur une descendance, qui est le peuple des Moabites. Ce peuple pratique le culte dune pluralité de dieux, le sacrifice denfants et la divinisation de la sexualité. Mais Ruth a quitté ce peuple impur pour épouser la religion de Noémi, si bien quelle est accueillie dans le peuple hébreu.
Le livre de Ruth est lu à la fête des moissons, fête païenne associée à la Pentecôte, qui est la fête de la lumière évoquant lEsprit saint descendu en langues de feu sur les apôtres. Ruth est considérée comme le symbole de la fidélité. Et ce passage biblique semble montrer lefficacité de la main de Dieu à l'insu des humains.
Hugo est assez fidèle au récit biblique dans son poème, divisé en quatre parties comme le livre de Ruth. Il utilise le nom de « Booz » dans son titre, dans une symétrie inversée en quelque sorte, puisque le titre biblique emploie celui de sa future partenaire féminine, Ruth. Laccueil généreux de Booz va se prolonger en procréation. Lacan interprète à juste titre la « gerbe » de Booz comme un symbole du phallus (in Ecrits p. 892) :
« « Sa gerbe nétait pas [sic] avare ni haineuse » de Booz endormi, ce nest pas chanson vaine quelle évoque le lien qui, chez le riche, unit la position davoir au refus inscrit dans son être. Car cest là impasse de lamour. Et sa négation même ne ferait rien de plus ici, nous le savons, que la poser, si la métaphore quintroduit la substitution de « sa gerbe » au sujet, ne faisait surgir le seul objet dont lavoir nécessite le manque à lêtre : le phallus, autour de quoi roule tout le poème jusquà son dernier tour. »
Le poème fonctionne effectivement autour de ce symbole phallique, comme nous allons tenter de le montrer.
Utilisons les domaines de Culioli à propos de la négation « nest point avare ni haineuse ». Le domaine de lavarice et la haine est vide, donc le domaine opposé est plein : celui de la générosité, de lamour total ; cela peut sinterpréter comme le phallus de Booz : être charitable, amant puissant qui se donne pleinement, car on dit que la femme se donne, mais cest bien plutôt lhomme qui donne sa semence. Béatrix Beck lexprime en ces termes : «
(combien hypocrite la convention voulant que le verbe « posséder » soit employé à sens unique ! De même que lexpression « se donner », les femmes ayant réussi à faire passer la satisfaction de leur désir pour un sacrifice et une offrande. En fait, lhomme prodiguant sa sève, se donne ; la femme prend et reçoit)
» (in Léon Morin, prêtre)
Tout le poème fonctionne sur lopposition puissance vs impuissance. Trois des quatre parties du texte sachèvent sur cette opposition. Booz, projection probable de Hugo, est riche et puissant socialement (v 5), mais se sent impuissant parce quil est un vieillard. Lâge de Booz nest pas mentionné dans le livre de Ruth, il est à peine évoqué par le fait que Booz bénit Ruth de lavoir choisi au lieu de rechercher des jeunes gens, ce qui pourrait suggérer quil est dans la force de lâge. Cette modification crée une opposition entre Booz et Ruth : un vieillard et une jeune femme. Lantagonisme puissance vs impuissance sélargit en bien vs mal avant de venir au premier plan à la fin de la première partie, se développe en amplification dans la troisième pour se résoudre en réunion pacifiée des contraires à la fin du poème.
Une première opposition sétablit entre le travail de Booz décrit comme acharné dans la première strophe et sa qualification de « vieillard » au vers 5. La bipartition des champs « de blés et dorge » renforce la structure binaire de la composition en quatrains. Une nouvelle opposition surgit au vers suivant entre la richesse et « à la justice enclin », opposition marquée par « quoique ». Elle sappuie simultanément sur le sentiment dinjustice de lauteur des Misérables et sur la parole évangélique : « il est plus facile à un chameau de passer par un trou daiguille, quà un riche dentrer dans le Royaume de Dieu ! » (Luc, 18,25). Il faut signaler que cette traduction laisse à désirer, car le mot araméen gamla traduit par « chameau » peut signifier aussi « corde » (Edelmann, 2000, p. 238). Les cordes étaient utilisées pour coudre les tentes et lon utilisait des grosses aiguilles taillées dans du bois de chêne. Le sens reste celui de difficulté pour un riche daccéder au Royaume de Dieu, mais il présente lavantage de montrer la nécessité de réunir tous les fils dans une même direction, pour faire converger lensemble dans un passage étroit : se détacher de lavoir qui engendre la dispersion pour accéder à lêtre, le Royaume de Dieu étant celui de JHWH, nom de Dieu qui signifie « je serai ». Un verset de lEcclésiaste (5, 11), précise : « Le sommeil du travailleur est doux, quil ait peu ou beaucoup à manger ; mais la satiété du riche ne le laisse pas dormir. » Booz travaille beaucoup et dort du sommeil du juste. En outre Booz travaille la terre, ce qui peut symboliser la sexualité et qui est associé dans la Bible au travail sur soi qui permet le développement de la foi, souvent représentée par une graine, à moins quil sagisse de la partie divine, de lêtre profond.
Lanaphore des vers 7 et 8 « Il navait pas de » introduit un parallélisme qui réunit les éléments opposés de leau et du feu tout en opposant la fange et leau dune part, lenfer et le feu dautre part :
« Il navait pas de fange en leau de son moulin ;
Il navait pas denfer dans le feu de sa forge. »
Outre les éléments sexuels décelables dans « leau de son moulin » et « le feu de sa forge », ces vers suggèrent une opposition entre Booz et Satan. Simultanément, ils associent les éléments poétiques de leau et du feu au personnage de Booz, homme de la terre. Le rythme binaire de ces vers, renforcé par lanaphore, fonctionne bien comme le disait Nicolas Abraham (in LEcorce et le Noyau, 1987, p. 110) : le rythme pair caractérise la fusion. En loccurrence, il sagit de la fusion de Booz avec les éléments poétiques.
La troisième strophe reprend lassociation à leau par le vers 9 :
« Sa barbe était dargent comme un ruisseau davril. »
Outre lévocation de lâge suggéré par la couleur argentée de la barbe, une idée de puissance sinsinue dans la comparaison à « un ruisseau davril » évoquant le dynamisme printanier. La chevelure est associée à la semence dans loffrande de cheveux en association avec le blé dans certaines coutumes antiques (Frazer, Le Rameau dor, p. 20). En outre, la chevelure est étroitement liée à la force vitale dans lhistoire biblique de Samson (Livre des Juges, chapitres XIII à XV), nom dont la racine hébraïque signifie « soleil ». Samson détient une force herculéenne grâce à sa chevelure de nazir, consacré à Dieu dès sa naissance : le rasoir ne doit pas passer sur sa tête. Mais il commet limprudence de confier ce secret à Dalila, qui le trahit auprès des Philistins, ennemis de Samson, et lui coupe les cheveux pour le leur livrer, ce qui le conduira à la mort par suicide, à la castration finale en quelque sorte, utile dans la mesure où elle délivre le pays des Philistins en entraînant leur mort.
Le vers suivant, le vers 10, remarqué par Lacan comme le fondement du poème, reprend le procédé de la négation pour affirmer les qualités de Booz :
« Sa gerbe nétait point avare ni haineuse ; »
Cest une métaphore ou une métonymie pour « Booz », que lon accepte ou non linterprétation lacanienne.
Si le rythme pair évoque la fusion, ce nest pas seulement celle de la générosité et de lamour, cest aussi celle de Booz avec ces qualités, celle de Booz avec la gerbe et avec le phallus : la puissance productrice incarnée.
Les vers suivants explicitent la charité tout en introduisant une prolepse du personnage de Ruth :
« Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
« Laissez tomber exprès des épis », disait-il. »
Lévocation des graines offertes à la glaneuse préfigure la suite des événements.
Le quatrain suivant reprend lopposition entre Booz et Satan :
« Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques », le caractère oblique appartenant au rusé, au renard qui louvoie, au personnage satanique. Le contraste entre la pureté et lobliquité se trouve étayé par la position en fin dhémistiche des deux adjectifs antagonistes.
Le vers 14, célèbre pour son zeugma, magnifie la pureté de Booz et réunit les opposés abstrait et concret, spirituel et matériel :
« Vêtu de probité candide et de lin blanc ; »
Lopposition « pur » vs « oblique » est donc suivie de lalliance des contraires, le rythme pair venant soutenir la fusion de la blancheur dordre concret et spirituel : lorigine étymologique de « candide » est « candidus » qui signifie « blanc », si bien que les adjectifs se rejoignent du point de vue sémantique et appuient le parallélisme grammatical.
Les vers suivants reprennent la générosité de Booz en amplifiant lélément poétique de leau :
« Et toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques. »
En effet, le participe présent « ruisselant » et le substantif « fontaines » suggèrent une abondance incessante orientée vers les « pauvres » et le « peuple » sous-jacent dans ladjectif « publiques ». En même temps, « ses sacs de grains » peuvent évoquer les testicules de Booz, la semence bénéfique pour le peuple hébreu puisquelle va contribuer à assurer une lignée de choix.
La strophe suivante reprend au vers 17 un parallélisme binaire pour qualifier les relations du personnage :
« Booz était bon maître et fidèle parent ; »
Sa qualité de « généreux », qui était opposée à sa richesse, entre dans un parallélisme avec un autre contraire, « économe », antagonisme marqué de nouveau par « quoique », mais ces traits opposés se réunissent en un même homme. Les qualités relationnelles de Booz et sa générosité associée au caractère économe font de lui un bon parti.
Vient alors clairement sétablir lopposition puissance vs impuissance, comme si la structure oppositive récurrente avait pour fonction de mettre en valeur celle-ci à la fin de la première partie du poème :
« Les femmes regardaient Booz plus quun jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et lon voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans lil du vieillard on voit de la lumière. »
Si les qualités de Booz en tant que mari potentiel justifient les regards féminins, elles ne sont pas les seules. La comparaison entre le jeune homme et le vieillard suggère la puissance sexuelle, évocation renforcée par la répétition de « jeune homme ». Elle savère paradoxalement favorable au vieillard par une série doppositions dont les termes sont judicieusement placés en fin dhémistiche. La première paire oppositive inverse lattribution de puissance : « grand » vs « beau ». Cette puissance de Booz est accrue par les oppositions « éternels » vs « changeants » et « flamme » vs « lumière », qui impliquent toutes deux la stabilité de lâge. En outre, la « lumière » rime avec la « source première », ce qui réactive les éléments poétiques inhérents au personnage de Booz. La lumière suppose la sagesse, voire un aspect divin, dautant plus que lunicité de lil du vieillard contraste avec les yeux des jeunes gens, suggérant une réunion, une complétude spirituelle. Rappelons que le texte biblique du Livre de Ruth est lu à la Pentecôte, la fête de la lumière, et que larrivée de lesprit saint en langues de feu sur les apôtres leur donne le don des langues. En outre, le Christ est défini comme le Verbe et la lumière. Or il est permis de supposer que Booz, figure christique, est une projection de Victor Hugo lui-même, qui est un virtuose de la langue poétique, à savoir la puissance sublimée.
La première partie du poème, composée de six quatrains, fonctionne donc sur le fameux vers 10 :
« Sa gerbe nétait point avare ni haineuse ».
Jacques Lacan écrit à ce sujet dans le Séminaire III (p. 507-508) que, contrairement à ce que disent les surréalistes, la métaphore ne jaillit pas de la disparité des images rapprochées. « Létincelle créatrice de la métaphore ne jaillit pas de la mise en présence de deux images, cest-à-dire de deux signifiants également actualisés. Elle jaillit entre deux signifiants dont lun sest substitué à lautre en prenant sa place dans la chaîne signifiante, le signifiant occulté restant présent de sa connexion (métonymique) au reste de la chaîne. (
) Si sa gerbe renvoie à Booz, comme cest bien le cas pourtant, cest de se substituer à lui dans la chaîne signifiante, à la place même qui lattendait dêtre exhaussée dun degré par le déblaiement de lavarice et de la haine. Mais dès lors cest de Booz que la gerbe a fait cette place nette, rejeté quil est maintenant dans les ténèbres du dehors où lavarice et la haine lhébergent dans le creux de leur négation.
Mais une fois que sa gerbe a ainsi usurpé sa place, Booz ne saurait y revenir, le mince fil du petit sa qui ly rattache y étant un obstacle de plus, à lier ce retour dun titre de possession qui le retiendrait au sein de lavarice et de la haine. Sa générosité affirmée se voit réduite à moins que rien par la munificence de la gerbe qui, dêtre prise à la nature, ne connaît pas notre réserve et nos rejets, et même dans son accumulation reste prodigue pour notre aune.
Mais si dans cette profusion le donateur a disparu avec le don, cest pour resurgir dans ce qui entoure la figure où il sest annihilé. Car cest le rayonnement de la fécondité, -qui annonce la surprise que célèbre le poème, à savoir la promesse que le vieillard va recevoir dans un contexte sacré de son avènement à la paternité. »
La « lumière » qui achève la première partie du poème introduit la couleur dor de la faucille, préparée par les sonorités du terme « endormi » du titre, du verbe « dormait » au vers 4 et du complément du nom « dorge » au vers 5. Sons et sens convergent donc dans la construction de la « faucille dor » du dernier vers.
Les quatre parties du poème sont séparées entre elles par un astérisque, signe typographique qui par sa forme entre en rapport avec le dernier mot du poème : « étoiles ». La deuxième ne comporte que deux quatrains, qui se caractérisent par une atmosphère daccablement.
Dans le premier, les « meules » sont associées aux « décombres » au vers 26, évoquant les ruines et la mort, alors quelles étaient présentées comme un signe dabondance dans la première strophe sous forme de « boisseaux pleins de blé ». Les mots « nuit » et « sombres » contrastent avec la lumière précédente. La nuit semble sapprofondir par lévocation de « temps très-anciens ». Le second quatrain recule dailleurs ce temps par un anachronisme hyperbolique en mentionnant les géants et le déluge de la Genèse. Ce dernier, présenté dans la Bible comme un châtiment divin, peut sinterpréter comme un ensemble démotions et de passions dévastatrices. Il contribue à laspect négatif de ces deux strophes dont le rôle semble être le contraste avec la sérénité lumineuse de lensemble du poème. Le « juge » du vers 29 évoque « la trompette du jugement », titre du poème de clôture du recueil. La mention de la période des juges, souvent appelée « siècle de fer dIsraël », suggère une atmosphère oppressante renforcée par le thème de lerrance et de linquiétude. Celle-ci se traduit par le rythme haletant dû à lenjambement des vers 30-31 :
«La terre, où lhomme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants quil voyait, ».
Labondance des dentales dans ces deux vers contribue à limpression de dureté. Dailleurs, lhumidité du dernier vers participe à latmosphère pesante :
« Etait encor mouillée et molle du déluge. »
Cependant les pieds de géants imprimés dans la terre molle, parties corporelles associables au phallus, rappellent la sexualité débridée des fils de Dieu avec les mortelles (Genèse 6, 4), à lorigine du déluge. Ils évoquent en symétrie inversée les pieds du « grand » vieillard Booz qui engendrera une sainte descendance. La gerbe de Booz surgit ici encore, par défaut en quelque sorte, dans une symétrie inversée. Le châtiment divin soppose à la faveur divine accordée à Booz et le désastre du déluge à lharmonie cosmique de la fin du poème. Lantithèse entre le sombre et létoilé, figurant damnation et rédemption, clôt le recueil à propos de lange du Jugement :
« Du pied dans les Enfers, du front dans les étoiles ! »
En même temps, linquiétude attribuée aux « temps très-anciens » peut suggérer une terreur de lenfance, la peur de la castration, dautant plus que pour lenfant les hommes sont des « géants » et que la terre-mère est évoquée « mouillée et molle » : une image de la scène primitive ? La frayeur denfant en proie à une inquiétude menaçante est suggérée dans une partie plus sombre et plus courte que les autres puisquelle est composée de deux quatrains alors que la première en comporte six et les deux suivantes sept : une forme de minuscule partie honteuse ? On pourrait donc lire dans ces deux quatrains une rivalité oedipienne et la menace de castration, qui se résoudra par la promesse de descendance divine et limage de la « faucille dor ».
La troisième partie de « Booz endormi » est composée de sept quatrains. Le premier vers présente une symétrie parfaite de « Jacob » et « Judith », noms composés de deux syllabes, avec un « J » à linitiale et placés en fin dhémistiche, dans un parallélisme sonore et grammatical renforcé par la répétition de « comme dormait » :
« Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, »
Booz est comparé à ces deux personnages, ce qui suppose des éléments communs entre eux. Jacob est le fils dIsaac et le petit-fils dAbraham. Dieu lui montre en songe une échelle qui monte jusquau ciel et lui promet la protection pour lui et sa descendance (Gn 28, 12-15). Cest un premier élément commun entre Booz et Isaac. Mais surtout, Isaac a failli être égorgé en sacrifice par son père, la menace a pesé sur lui de très près. La menace de décapitation et la menace de castration se ressemblent. En outre, Jacob est le petit-fils du premier circoncis, il est circoncis lui-même et cela peut rappeler la menace de castration évoquée précédemment. Quant à Judith, elle a coupé la tête du général de Nabuchodonosor, Holopherne. Cest donc encore une forme de la menace de castration, mais cest un acte héroïque en faveur des juifs. Et Judith est associée à Ruth par les sonorités /y/ et /t/ et par les consonnes finales graphiques.
Tandis que Booz « gisait sous la feuillée », un songe « descendit » du ciel. Cest un lien entre ciel et terre, dont lunion connaîtra une apothéose à la fin du poème. Avant linterprétation psychanalytique des rêves, on les considérait souvent comme des messages surnaturels et la Bible mentionne des interprétations célèbres de rêves par les élus de Dieu : Joseph (Gn 41) et Daniel (Dn 2 ; 4). Ici le rêve est présenté clairement comme message divin.
De ce point de vue, Booz rêve quil est capable dengendrer une race divine, ce qui napparaît pas dans le livre de Ruth. Il évoque larbre de Jessé figurant la généalogie du Christ depuis le Moyen Age, daprès le dernier vers de la deuxième strophe construit en chiasme grammatical des deux hémistiches :
« Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu ».
Le thème de l'arbre de Jessé, père de David, a son origine dans une phrase d'Esaïe (11, 1-5). David, musicien qui est censé avoir composé des Psaumes, et Jésus, qui est le Verbe, appartiennent à cette lignée issue de Booz dans lequel Hugo se projette en tant que poète créateur. Le récit biblique selon lequel Booz va engrosser Ruth par la volonté de Dieu prend donc une dimension poétique. La puissance du verbe hugolien prend son origine dans une autre forme : celle du « chêne (
) sorti de son ventre ». La menace de castration sous-jacente a conduit au désir dun phallus gigantesque. Et cest ce désir dordre sexuel qui mène à la sublimation poétique.
Le troisième quatrain entremêle à la légende de Booz dautres récits bibliques. Dans un discours murmuré de quinze vers, une prière qui sadresse à Dieu, Booz doute de sa puissance reproductrice, comme les personnages bibliques Abraham (Genèse 17, 17) et Zacharie, le père de Jean-Baptiste (Luc 1, 18) qui en devient muet : son châtiment consiste à perdre sa puissance verbale. Ces doutes de Booz napparaissent pas dans le texte biblique. Victor Hugo lui a attribué ceux dAbraham et Zacharie, réunissant plusieurs personnages bibliques en un seul. Cest un doute hugolien qui sinsinue ici et qui va se développer considérablement. Il contribue à assurer le fonctionnement du poème sur lopposition puissance vs impuissance, car la promesse de reproduction démesurée contraste avec limpuissance de lâge. La construction récurrente en deux hémistiches parallèles à la fin de la strophe accentue à la fois lincrédulité et le caractère miraculeux du récit :
« Et je nai pas de fils, et je nai plus de femme. »
Le substantif « femme » apparaît dans une forme négative et cette absence déplorée constitue une prolepse de la présence féminine à la fin de cette troisième partie du poème.
Le quatrième quatrain présente une audacieuse attribution à Dieu dune « couche » et dune activité sexuelle (v. 45-46) :
« Voilà longtemps que celle avec qui jai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ; »
Voilà une manière osée dalléguer son veuvage pour justifier ses doutes ! Les deux vers suivants sont un merveilleux concentré dambivalence :
« Et nous sommes encor tout mêlés lun à lautre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi. »
Lévocation sexuelle sous-jacente au participe passé employé comme adjectif « mêlés », renforcée par la précision « lun à lautre » simprègne de tendresse au dernier vers de la strophe par un chiasme antithétique qui rend le parallélisme des hémistiches particulièrement efficace. Le veuf endeuillé peut se sentir « mort à demi » par désinvestissement libidineux, tandis que la défunte obsédant le souvenir paraît « à demi vivante » ; lalexandrin hugolien crée une antithèse parfaite qui réunit les contraires dans une sorte déquivalence, un chiasme à la symétrie inversée figurant lambivalence entre vie et mort, et qui relie de nouveau le monde terrestre avec lau-delà. En outre, lentremêlement de Booz avec son épouse défunte en produit un autre, anticipé, entre le vieillard et Ruth, qui sont dans la même situation de veuvage.
Les deux quatrains suivants reprennent lopposition jeune vs vieux de la première partie. Le conditionnel dincrédulité « naîtrait », suivi de lanaphore « comment » des vers 49-50, introduite dès le début du discours de Booz, exprime un doute qui va sappuyer sur une opposition plus crue entre jeunes et vieux. Elle sexprime en une longue phrase de six vers, la seule qui occupe plus dun quatrain. Lévocation des jeunes noccupe que deux vers :
« Quand on est jeune, on a des matins triomphants,
Le jour sort de la nuit comme dune victoire, »
La métaphore « matins triomphants » désigne clairement lérection matinale et la « nuit » provisoire sert de repoussoir au « jour » associé à la « victoire ».
Le premier alexandrin du quatrain suivant oppose les vieux aux jeunes en reprenant le pronom indéfini « on » et le présent de vérité générale :
« Mais vieux, on tremble ainsi quà lhiver le bouleau ; ».
La conjonction de coordination « mais » introduit toute la proposition, cependant la virgule consécutive à « vieux » isole ladjectif comme le mot horrible qui va se développer en impuissance caractéristique et mener au désir de mort. Lellipse de « quand on est » savère efficace pour mettre en valeur le motif de doute et de plainte. Le tremblement contraste avec les « matins triomphants » et le « bouleau » frêle avec le « chêne » rêvé. Et « lhiver » de la vie reprend la métaphore temporelle du jour et de la nuit, mais pour lamplifier en saison de la vie qui na plus rien de provisoire. Cest le seul vers qui oppose les vieux aux jeunes sur le mode indéfini. Booz revient à lutilisation de la première personne dans les trois vers suivants, avec une sorte de profonde désolation. Le tétramètre du vers 54 utilise la métaphore temporelle du « soir », analogue à « lhiver » et qui préfigure la nuit définitive de la mort, par opposition à la nuit provisoire de la jeunesse :
« Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe, ».
Le verbe « tombe » (v. 54) sassocie aux verbes « tremble » (v. 53), « courbe » (v. 55) et « penche » (v. 56) pour tisser un champ lexical de laffaissement qui soppose aux matins érectiles. Le substantif « tombe » équivaut à la mort comme direction fatale et souhaitée. Au désir de vie du rêve soppose un désir de mort qui semble issu de lécart perçu entre rêve et réalité. La prière de Booz ressemble à un aveu dimpuissance qui se murmure en réaction inversée au rêve dhyperpuissance.
Le dernier quatrain de cette troisième partie contredit le pessimisme de Booz :
« Ainsi parlait Booz dans le rêve et lextase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds. »
Lélément poétique de leau, dont nous avons vu quil était étroitement associé à Booz, réapparaît dans « noyés ». Ce terme réintroduit lélément vital, symbole notamment de fécondité et de fertilité, juste avant les deux superbes alexandrins qui laissent pressentir un avenir plus heureux. Les allitérations en /s/ et /z/ connotent une douceur délicieuse. La récurrence des parallélismes dans les alexandrins clôturant les quatrains prépare cette apothéose de construction intrinsèquement liée à la métaphore : le couple apparaît dabord par limage du cèdre et de la rose. Le parallélisme établit une équivalence entre Booz et le « cèdre ». Cest le troisième arbre qui simbrique à lui. Après le « chêne » dans un rêve et le « bouleau » dans une prière défaitiste, le « cèdre » saffirme dans une réhabilitation métaphorique particulièrement poétique, si bien que la puissance végétale semble concerner à la fois Booz et Hugo. Le cèdre, dont la variété la plus connue est le cèdre du Liban, symbolise à la fois la grandeur, la noblesse, la force, la pérennité et lincorruptibilité daprès le Dictionnaire des symboles. Dans ce texte dinspiration biblique, il acquiert une connotation sacrée, car les Hébreux, sous Salomon, en construisirent la charpente du Temple de Jérusalem. De plus, il est mentionné ainsi que la rose dans le Cantique des Cantiques, le livre biblique qui ressemble à un poème damour empreint de ferveur. La répétition négative du verbe « sentir », qui dénonce linconscience de Booz, présuppose la présence de Ruth et suggère le parfum de la « rose » qui la métaphorise. Il est question de parfum également dans le texte biblique précédemment évoqué, sous le vocable « nard » souvent interprété comme la bonne odeur du Christ. Lintertextualité se confirme. Grâce à la perfection du parallélisme des vers 59 et 60, « une rose à sa base » et « une femme à ses pieds » occupent exactement le même emplacement au second hémistiche. La « rose » et la « femme », associées notamment par leur beauté fragile, précédées du même déterminant indéfini, contenant le même nombre de phonèmes, situées à la neuvième syllabe de lalexandrin, finissent par un e muet et sont suivies dun groupe prépositionnel commençant par à, comprenant un adjectif possessif et un nom dune syllabe. La rose symbolise la perfection et lamour. Le couple formé par Booz et Ruth est présenté en cette fin de troisième partie par la métaphore végétale du cèdre solide et protecteur et de la rose petite et fragile, ce qui est bien adapté à lhomme et la femme concernés puisque Ruth est venue chercher protection aux pieds de Booz.
La dernière partie du poème, la plus belle, dune splendeur croissante, va résoudre lambivalence entre puissance et impuissance, désir de vie et désir de mort, grâce à une alliance des contraires particulièrement réussie. Elle comprend sept quatrains, comme la précédente, sept étant considéré comme le chiffre de la complétude. Cest une sorte de réplique à un niveau supérieur, qui sélève en progression mystique et poétique.
La première strophe montre Ruth couchée aux pieds de Booz, encore auréolée de la métaphore de la rose à la base du cèdre, en ajoutant quelques éléments. La précision « une moabite », dont les sonorités évoquent celles de la « Sulamite » du Cantique des Cantiques par linitiale /s/ et la fin /it/ ainsi que par le nombre de syllabes, rappelle lorigine de Ruth issue du peuple de Loth, un peuple incestueux à lorigine. Elle a déjà épousé un juif qui est mort, elle vient demander protection à un autre juif, Booz. Le second mariage la fera entrer doublement dans le peuple élu. On peut donc supposer quelle sest engagée dans une aventure religieuse, dautant plus quelle va jouer un rôle dinstrument de Dieu, malgré linterdiction pour un juif dépouser une étrangère. Elle serait donc en cheminement depuis un passé ancestral déplorable vers un avenir glorieux grâce au mariage qui lintègre dans le peuple juif. Le détail « le sein nu » teinte la scène dérotisme et réactive le rêve de Booz. Par conséquent, les vers 63-64 prennent un double sens:
« Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite. »
Le « rayon » et la « lumière » sont associés à Booz, le « réveil » rappelle les « matins triomphants », si bien que la lumière subite est fortement connotée de sexualité. Lespoir de Ruth serait alors un désir dordre sexuel venant stimuler son besoin de protection. Simultanément, le « rayon » reçoit un caractère mystérieux par lintroduction « on ne sait quel » et la qualification d « inconnu ». Le texte est dinspiration biblique et notre imaginaire est imprégné du symbolisme biblique dans notre civilisation judéo-chrétienne. La lumière en question peut être divine : Jésus se présente comme tel et la Pentecôte est la fête de la lumière, au sens desprit de Dieu. On peut interpréter ces vers comme une direction vers la lumière : il sagit despoir et le réveil peut être dordre mystique. Le mot hébreu ohr signifie à la fois « lumière » et « vigilance ». Le charnel et le mystique sentremêlent ici dans une complétude qui saccorde avec lidéal religieux. Enfin, les éléments lumineux préparent lampleur cosmique des dernières strophes.
Le deuxième quatrain reprend un parallélisme analogue à celui des vers 59-60 avec les sujets courts, les constructions négatives et le motif de lignorance de Booz :
« Booz ne savait point quune femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait delle. »
Cette analogie ravive la métaphore du cèdre et de la rose, ainsi que le verbe « sentir » qui prépare lexhalaison de « parfum » du vers suivant. Cest un parallélisme de parallélisme en quelque sorte. Celui des vers 65-66 établit une équivalence entre Booz et Ruth grâce à la construction grammaticale : prénom sujet suivi de la forme verbale identique « ne savait point » et du complément dobjet. Ils ont un point commun : ils ignorent quelque chose. Mais chacun sait ce que lautre ignore, si bien quils sont complémentaires. Et le lecteur a le privilège den avoir clairement conscience.
Gérard Haddad (2007, p. 205-207) cite Lacan (Séminaire VIII, Le Transfert p. 191) : « nous supposons cette inscience Booz ne savait pas quune femme était là- et que, déjà inconsciemment, Ruth est pour Booz lobjet quil aime. Et nous supposons aussi, là dune façon formelle et Ruth ne savait point ce que D voulait delle-, que le tiers, ce lieu divin de lAutre en tant que cest là que sinscrit la fatalité du désir de Ruth, est ce qui donne son caractère à sa vigilance nocturne aux pieds de Booz ». Et Lacan enchaîne sur la structure du désir humain, avec linstance tierce qui la constitue « car le désir, dans sa racine et son essence, cest le désir de lAutre ». Une note humoristique de Haddad (p207) signale que lexact nom biblique du héros de ce drame est Boaz et que Lacan aurait dû remarquer la chute de ce petit a là.
La seconde moitié du quatrain introduit lélément poétique de lair par le « parfum » et les « souffles » et lallitération en /f/ produit une harmonie imitative du souffle de lair :
« Un frais parfum sortait des touffes dasphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala. »
Lasphodèle est une fleur étoilée qui reprend implicitement le motif de la lumière opposée à « la nuit » et prépare les dernières strophes. Par ailleurs le verbe « flottaient » permet la résurgence de leau. Tous les éléments poétiques sont donc réunis dans ces deux alexandrins, en une sorte dosmose : ce sont les « souffles » qui « flottaient », doù une certaine contamination de lair et de leau lun par lautre, et les « souffles » ressemblent par leurs sonorités /uf/ aux éléments de la terre : les « touffes » végétales, à connotation sexuelle. Les « touffes dasphodèle » exhalent dailleurs un « parfum » qui rappelle la métaphore de la rose, concrétisée par Ruth. Lérotisme reste discret, mais présent. Lasphodèle était déposé sur les tombeaux par les grecs, si bien quil connote la mort, dautant plus que le contexte est nocturne. Mais la mort sunit à la vie puisque Galgala désigne des collines proches de Bethléem, lieu de naissance de Jésus qui a pour sens « la maison du pain » (« Bethléem » vient de lhébreu bayit, maison, et lehem, pain) : le pain de vie au sens christique. Le nom « Galgala » évoque le Golgotha, lieu de crucifixion du Christ, par ses sonorités, avec ses trois syllabes dont les deux premières commencent par la consonne /g/ et la dernière finit par la voyelle /a/. Il réunit donc en lui-même les connotations de vie et de mort. Le charnel et le spirituel, la vie et la mort, les quatre éléments poétiques fusionnent en alliance des contraires qui nest pas étrangère à latmosphère. Le rythme pair contribue à un effet de fusion. Les alexandrins fonctionnent en effet en distiques à lintérieur des quatrains.
La troisième strophe de la dernière partie exploite merveilleusement lélément poétique de lair, qui vient dêtre introduit, et seulement celui-là. Provisoirement, il se sépare des autres éléments dans une scène céleste et cette séparation survient simultanément avec lunique rythme ternaire du poème. Le regard passe du couple allongé au ciel nocturne par un procédé de focalisation interne qui sera renouvelé à la clôture du poème.
« Lombre était nuptiale, auguste et solennelle ; »
Les trois adjectifs connotent le caractère sacré dun mariage divin. Ils qualifient « lombre » qui évoque lesprit de Dieu, efficace dans la naissance du Christ (Luc, 1, 35), agissant ici à linsu des humains. La sérénité paisible des strophes précédentes devient grandiose, dun ordre supérieur et surnaturel. Ce premier vers est isolé des trois autres qui fonctionnent ensemble, accentuant ainsi le rythme ternaire de la séparation du monde ordinaire pour une ascension vers un monde inconnu, mystérieux et spirituel. « Les anges » situent la scène dans un ailleurs céleste. Le verbe « volaient » réactive lélément poétique de lair et prépare limage de l « aile ». Lincertitude amorcée par « on ne sait quel » (v. 63) et la forme verbale réitérée « ne savait point » (v. 65-66), dont leffet est prolongé par la locution adverbiale « sans doute », amplifiée par ladverbe « obscurément », atteint son paroxysme avec lindéfini « quelque chose de » et le verbe « paraissait » du dernier alexandrin, suggestif, aérien, superbe métonymie dun ange et métaphore de limaginaire et du spirituel :
« Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. »
Il sagit de quelque chose de fugitif, comme lindique « par moment » : la réceptivité de lhumain, implicitement présent par le verbe « paraissait », reste éphémère. En revanche, le « bleu » céleste perdure à travers la « nuit ». La réunion des contraires concerne ici lhumain et le divin, le monde de JHWH, dont le nom sacré se prononçait peut-être /jawe/ à lorigine, car le son /v/ correspond en hébreu ancien à une autre consonne appelée « vav ». Il est composé dau moins une semi-consonne /j/ et peut-être une seconde, /w/. Les « H » correspondent au souffle, magnifié dans ce quatrain. Or les semi-consonnes représentent une charnière entre consonnes et voyelles, une alliance des contraires, une ambivalence réussie qui semble primordiale dans le symbolisme du message biblique. Ce nom, qui signifie « je serai », semble une invitation à lépanouissement. Il est souvent question de réunification dans la Bible, comme la voie vers cet épanouissement, cette complétude. Par exemple, le verset concernant la puissance de la foi qui peut soulever des montagnes (Matthieu, 21, 21) propose dordonner à la montagne de se jeter dans la mer, ce qui revient à réunir les contraires en soi. Le plus souvent, la conversion est interprétée par les exégètes comme un bouleversement total par rapport aux normes habituelles, appartenant à une autre dimension indescriptible et plus vaste. Victor Hugo réussit la prouesse de dire cette amplitude et créer une approche poétique du mysticisme grâce à la métaphore dun mouvement daile bleue. La poésie qui harmonise les contraires serait-elle lessence du Verbe ?
Le retour au couple, après cette sensibilisation à lampleur poétique de lair, qui désormais connote le divin, seffectue sur le souffle de Booz qui se réunit de nouveau aux autres éléments poétiques, avec un retour au rythme binaire :
« La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet. »
Le souffle de lair sajoute aux qualifications de Booz, avec une lenteur due à la diérèse du substantif « respiration » et au verbe « dormait » dont cest la cinquième occurrence. Grâce au verbe « se mêlait », ce souffle fusionne avec leau, qui apparaît dans lallitération en /r/, consonne liquide, et le substantif « ruisseaux », réitération du « ruisseau davril » (v. 9) qui rappelle la vigueur latente de Booz. En outre le chiasme sonore /su/-/us/ de « sourd » et « mousse » relie leau et la terre en heureuse réunion des contraires. Le quatrain comporte une allitération en /s/, avec neuf occurrences, et la douceur du poème est attribuée à la « nature » dans un accord harmonieux. Elle caractérise aussi la forme des collines, à connotation sexuelle paisible par leur forme arrondie, et associées à la blancheur des « lys », couleur symbolique de la pureté virginale, dans une nouvelle alliance du charnel et du spirituel. En outre, si la fleur est un symbole féminin, il existe des représentations florales de la femme-phallus, dont le meilleur exemple est le lys, « symbole bivalent à la fois de la pureté virginale et de la royauté phallique. » (Valabrega, 2001, p. 114). Elle réunit donc Booz et Ruth, le premier par sa participation à une royauté divine et la seconde par sa pureté présumée, malgré un premier mariage, dans une imbrication du masculin et du féminin, une ambivalence favorable à lalliance des contraires qui caractérise le texte.
Simultanément, les « lys » constituent une nouvelle référence intertextuelle au Cantique des Cantiques : « Tes deux seins sont comme deux petits, jumeaux dune gazelle qui paissent parmi les lis » (4, 5). Ce poème est vu par certains comme un ajout obscène à la Bible. André LaCocque y voit « une exaltation dEros » dintention subversive écrite par une femme, mais il estime justifiée son intégration dans les Ecritures saintes parce que lamour humain pur et simple reflète lamour divin (Penser la Bible, p. 421-422). Dautres, nombreux, y ont vu lallégorie de lamour entre Dieu et son peuple élu, ou du Christ et de son Eglise ; quelques mystiques juifs ont interprété le Cantique des cantiques « comme un dialogue passionné entre lâme humaine et lIntelligence angélique active », à savoir lEsprit saint ou lAnge Gabriel (Corbin, 1958 ; 1993 p. 137). Et les modernes tendent à y voir lunion dune âme chrétienne individuelle avec le Christ, comme le rappelle Paul Ricoeur avant de rapprocher le Cantique des Cantiques de la Genèse pour y voir deux manières de dire linnocence du lien érotique (ibidem p. 468). Si lon compare ce texte à « Booz endormi », qui le réactive de manière insistante, le personnage de la Sulamite est tout en vivacité et son Bien-aimé tout en mouvement dynamique tandis que Ruth est calme et Booz, accablé de fatigue, absolument paisible ; le poème biblique figure lallégresse et la joie de lEsprit, tandis que le poème hugolien transcrit la paix du Christ. La sérénité sy installe avec magnificence dans une symbiose des contraires de plus en plus puissante.
Le rapprochement entre les deux textes conduit encore à lélément commun de la situation intermédiaire entre la veille et le sommeil, qui était létat de Booz avant quil ne sendorme et reste celui de Ruth. Or cest létat idéal pour la proximité de lInconscient car la vigilance au réel satténue et les barrières de la censure seffacent. Lêtre est alors investi par le préconscient, à la charnière qui réunit deux mondes opposés à lintérieur de lui-même : le conscient et le préconscient. Cest donc une situation favorable au surgissement des symboles qui réunissent ciel et terre, surnaturel et réel dans une alliance des contraires.
Le quatrain suivant nous informe de cette réceptivité particulière de Ruth dans un parallélisme qui loppose à Booz endormi :
« Ruth songeait et Booz dormait ; lherbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
Cétait lheure tranquille où les lions vont boire. »
Cette opposition entre eux ne va pas sans ressemblance, puisque la femme est proche du sommeil dans lequel est plongé lhomme. La respiration de Booz demeure dans la répétition du verbe « dormait » grâce aux vers 73-74. Celle de Ruth semble se ralentir avec le rythme qui épouse lalexandrin. Les propositions simples sont munies dun seul verbe, dont deux fois le verbe « était », non actif. Les sensations samortissent avec ladverbe « vaguement ». Les sonorités font écho à cette ressemblance mêlée dopposition entre les deux personnages. Le tétramètre
« Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ; »
présente en effet une ressemblance sonore entre ses deux premiers segments, « les grelots » et « des troupeaux », car ils commencent avec un /e/ dans la première syllabe, un /r/ dans la deuxième et se terminent sur un /o/ dans la dernière ; une autre analogie apparaît entre les deux derniers, « palpitaient » et « vaguement », qui comportent un /a/ dans leur première syllabe. Et une opposition en symétrie inversée apparaît dans le chiasme sonore /g-l-p-p-l-g/. De plus la paix terrestre trouve un écho dans le ciel qui soppose à elle :
« Une immense bonté tombait du firmament ; ».
La réplique identique des voyelles /y/, /i/ et de la syllabe /mã/ encadre le chiasme /bõt-tõb/. Cela donne limpression dun miroir à la césure et dune superposition aux extrémités de lalexandrin. Une sorte dhésitation entre ressemblance et différence caractérise les sonorités comme les personnages, le ciel et la terre. La tranquillité de lensemble sharmonise avec celle des lions, avec une diérèse dans ce substantif qui ralentit leurs pas :
« Cétait lheure tranquille où les lions vont boire. »
Deux doublets /t-r-tr/ et /õ-õ/ encadrent le chiasme /il-li/. Lalliance des contraires se tisse jusque dans les sonorités. Lidée de royauté connotée par les lys se renforce avec la présence des lions, rois des animaux. Une royauté divine est suggérée par le vers précédent. Lharmonie imitative relie les consonnes liquides /r/ et /l/ avec leau lapée. Les animaux des troupeaux étaient évoqués par le tintement de leurs grelots et les sons révélaient leur présence ; inversement le mouvement des lions suggère le bruit de leau. Le même phénomène contamine la construction grammaticale intrinsèquement liée à la sémantique : lhypallage « palpitaient » attribue aux grelots la vie de Ruth ; la même construction dinterversion confère au « firmament » la bonté de Dieu concrétisée par une chute du ciel, allégorie de cette qualité dorigine divine inhérente à Booz. De savants mélanges dans tous les domaines de la langue contribuent à une union sacrée entre lhomme et Dieu, la terre et le ciel. Dans ce quatrain, trois éléments poétiques sont présents : lair par la respiration de Booz endormi, la terre par la présence de lherbe noire et leau aimantant les lions. La vue densemble des personnages et du ciel dans une atmosphère paisible opère un décalage latéral dans cette strophe, avant une nouvelle focalisation interne qui va nous montrer le ciel par lintermédiaire du regard de Ruth, avec une magnificence de lumière qui déploie lélément du feu dans les deux dernières strophes, dune beauté extraordinaire.
Une seule phrase compose ces deux strophes, dans une amplitude de souffle qui saccorde avec limmensité de la voûte céleste et du génie créateur :
« Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de lombre
Brillait à loccident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant lil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de léternel été,
Avait, en sen allant, négligemment jeté
Cette faucille dor dans le champ des étoiles. »
Le rythme binaire sinstalle avec insistance par la répétition de « et » dans la fusion finale du cosmos. La première conjonction de coordination « et » relie dans un même repos les villes « Ur » et « Jérimadeth ». Ur est une ville réelle située sur lEuphrate, célèbre pour ses fouilles archéologiques situées à lopposé du ciel, et dont est originaire Abraham, qui a reçu la loi de la circoncision. Elle rappelle les « décombres », comparant des « meules » dans la deuxième partie du poème. Jérimadeth est une ville irréelle, qui soppose donc à Ur. Cest une création poétique de Victor Hugo, dont les particularités sonores et graphiques ressemblent à celles de « Judith » par ses consonnes initiales et finales, outre la voyelle /i/ et la consonne /d/ plus éloignées lune de lautre et inversées. Or Judith a décapité la tête dHolopherne pendant son sommeil après lavoir séduit, ce qui permit la libération dIsraël. Et il existe un livre de Judith, assez court, qui semble figurer uniquement dans la Bible catholique. Ce prénom sassocie donc à la fois à Ruth et à la castration, dautant plus quen voyant la tête coupée pendue sur les remparts, un personnage nommé Achior a reconnu la puissance du Dieu dIsraël et sest fait circoncire. Judith a permis lintégration de cet homme dans le peuple juif, ce qui constitue une situation inverse à celle de Ruth, qui sy intègre par le mariage. Le premier alexandrin de ce passage réunit donc deux villes connotant la castration, lune réelle et lautre imaginaire, mais elles sont ici au repos. Cela permet de relier la castration avec le travail imaginaire que sa menace suscite.
Langoisse de castration, considérée par Lacan comme nécessaire, peut sassimiler à la peur du manque, et mener au désir. Dans le Séminaire X (2004, p.51-57), il relie lobjet dangoisse de castration dont parle Freud au manque éprouvé dans limage spéculaire authentifiée par lun des parents, qui montre à lenfant son image dans le miroir en lui assurant que cest lui. En fait, cest lui sans être lui, ce nest que son image, à laquelle il ne peut accéder que par le fantasme. Et le manque éprouvé, angoissant, oriente le désir. Il sert d « aliment » à « animer » ce qui deviendra éventuellement instrument de relation sexuelle avec le partenaire. Il sagit den faire quelque chose de positif par rapport à lAutre, le parent en question, qui se perd dans le renvoi indéfini des significations, doù limportance du signifiant qui manque. En quelque sorte, langoisse de castration anime le désir et la puissance grâce au verbe. Cest exactement ce qui se réalise dans « Booz endormi » : langoisse de castration sous-jacente se résout en puissance tranquille grâce à la création poétique. Inversement, celle-ci se déploie grâce à langoisse qui la sous-tend.
Le premier alexandrin de notre passage connote donc langoisse de castration qui était déjà présente dans la deuxième partie du poème et dans le prénom de Judith. Le dernier vers éloigne linstrument de la menace :
« Cette faucille dor dans le champ des étoiles. »
Pour le faire adhérer au ciel, encore faut-il solidifier celui-ci. Cest le rôle du verbe « émaillaient ». Le « ciel profond et sombre » sen concrétise. Ladjectif « sombre » ravive encore la deuxième partie du poème où il figurait déjà et rimait avec « décombres ». De la lumière collective des « astres » se détache
« Le croissant fin et clair parmi les fleurs de lombre »
qui figure bien évidemment le croissant de lune parmi les étoiles avec une double métaphore qui associe la terre et le ciel : le croissant est obtenu grâce au blé, et les fleurs semblent naître de la voûte nocturne comme de la terre. Mais la métaphore senrichit du fait que le croissant, obtenu à partir du blé, est issu dune production de Booz. En outre cest un croissant de lumière, élément qui est fortement imbriqué à cet homme. Par conséquent, on pourrait y voir le phallus de Booz parmi les sexes féminins que seraient les étoiles. Simultanément, cest linstrument de menace de castration puisque ce croissant de lune qui « brillait à loccident » devient « faucille dor » à la fin du poème.
Non seulement la dernière phrase sétend sur deux quatrains, mais un enjambement les réunit étroitement par lintermédiaire du questionnement intérieur de Ruth. Ladjectif « Immobile », détaché en tête de strophe, se rapporte explicitement à elle, mais pourrait sattribuer aussi bien à Booz endormi et à la voûte céleste décrite. Ruth devient métonymie du cosmos ou partie intégrante de celui-ci. Lautre expression entre virgules qui lui est appliquée, « ouvrant lil à moitié sous ses voiles » condense des connotations de sexualité : louverture, les voiles qui aiguisent le désir, et leur opposition au « sein nu ». De plus « ouvrant lil à moitié » rappelle cet état de réceptivité où elle se trouve, à mi-chemin entre veille et sommeil, entre conscient et inconscient, aux portes du rêve. Linterrogation indirecte des trois derniers vers unit Booz et Dieu par la minuscule de ce « dieu » indéterminé et lassociation dans un même groupe nominal du « moissonneur » et du qualificatif « éternel ». Le double personnage prend de lamplitude sur dix syllabes dans « quel moissonneur de léternel été », accentuée par lenjambement consécutif. Les deux derniers alexandrins confondent à la fois le ciel avec la terre et Dieu avec Booz par le résultat de leur action présentée au plus-que-parfait :
« Avait, en sen allant, négligemment jeté
Cette faucille dor dans le champ des étoiles. »
Dans la Genèse (1, 14-19), Dieu crée les astres pour éclairer la terre. Et Booz utilise une faucille pour travailler dans les champs qui lui appartiennent. En outre, le plus-que-parfait reprend le temps employé dans les trois premiers vers pour présenter Booz qui « avait tout le jour travaillé ». La métaphore filée offre un magnifique parallélisme entre les vers 83 et 88 :
« Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de lombre
(
)
Cette faucille dor dans le champ des étoiles. ».
Le premier hémistiche de chacun de ces alexandrins, un groupe nominal, est une métaphore de la lune ; le second, un groupe nominal prépositionnel, la situe parmi les étoiles. Cependant une inversion des déterminants place le démonstratif et larticle défini en chiasme. Et dans le deuxième hémistiche, le substantif « fleurs » est pluriel et assorti dun complément déterminatif singulier, tandis que le substantif « champ » est singulier et complété par un pluriel. Outre lharmonie cosmique obtenue par la réunion des contraires, le jeu de parallélismes et de symétries inversées évoque la situation face au miroir dont parlait Lacan. En figurant une « ascension mystique », selon lexpression de Paul Ricoeur à propos du Cantique des Cantiques, Hugo manifeste un déploiement poétique sous forme dérection verbale éblouissante. Langoisse de castration se résout par la création esthétique.
La faucille évoque linstrument de la première castration, celle dOuranos dans la mythologie grecque. Gaia, la Terre, contient ses enfants, les Titans, que leur père Ouranos, le Ciel, empêche de sortir à la lumière en étant constamment couché sur elle. Elle les incite à la révolte contre cette violence. Ils sont terrorisés à cette idée, sauf le plus jeune, Kronos, qui accepte daider sa mère. Elle fabrique à lintérieur delle-même une serpe, harpè, et place cette « faucille » dans la main de Kronos, qui émascule son père. Châtré, Ouranos hurle de douleur, séloigne vivement de Gaia et va se fixer tout en haut du monde (J-P Vernant, 1999, 250p). Ici, cest la faucille qui va se fixer au ciel, éloignant la menace. Loutil en forme de croissant de lune servait à faucher la semence (les céréales). Cest aussi linstrument qui a servi à couper la tête de Méduse (Jung et Kerényi, 1993, p. 178), dont la chevelure fourmillait de serpents. En effet, Persée reçoit, outre les cadeaux des nymphes (sandales ailées, casque dinvisibilité et besace qui renfermera la tête de Méduse aux yeux pétrifiants), le bouclier poli dAthéna qui lui permettra de voir la Méduse sans rencontrer son regard et le cadeau personnel dHermès : la harpè, « cette faucille courbe qui tranche quelle que soit la dureté de lobstacle » et avec laquelle Kronos avait mutilé Ouranos (Vernant, op. cit. p. 222).
Le mythe de Gaia et Ouranos nous montre aussi une union des contraires puisquelle contient lErèbe (lobscurité) opposée à lEther lumineux. La terre et le ciel sont en même temps des répliques lun de lautre : ils apparaissent comme un plancher et une voûte. Et la castration dOuranos suscite la naissance dAphrodite à partir du membre dOuranos qui surnage en mer : elle naît du mélange de lécume du sperme et de lécume de la mer (Vernant, p 25-26), réunissant les éléments ciel et eau, Ouranos et Pontos (les flots), donc les deux premiers fils de Gaia qui nont pas de père. Aphrodite elle-même est au contraire issue de son père seul, sans mère. Dans ce jeu de symétrie inversée, la réunion des contraires surgit en force vitale. La castration savère donc positive dune certaine manière puisquelle permet la libération de la terre et des Titans ainsi que la naissance dAphrodite. La faucille apparaît à la fois comme une menace et un instrument positif, elle rassemble en elle-même des éléments opposés.
La menace de castration, nécessaire au désir, trouve une voie de résolution dans la sublimation. Le manque davoir mène au désir dêtre via le verbe. Et celui-ci, propulsé par le préconscient imprégné de lambivalence inconsciente, surgit en salvateur. Le message biblique insiste sur la nécessité de se détacher de lavoir et de chercher : le célèbre « Cherchez et vous trouverez » évangélique (Luc, 11, 9) insiste sur la mise en activation du désir. Et il affirme lunion sacrée entre lêtre et le verbe puisque le tétragramme JHWH signifie « je serai » et que le Christ est le Verbe. Lépanouissement de lêtre par la parole est aussi le fondement de la psychanalyse et celui de la création poétique.
Lénantiosémie ou réunion des contraires, dont nous avons vu quelle pouvait se généraliser à tous les domaines de la langue, à la pensée et limaginaire, est particulièrement efficace dans lécriture poétique. Le rêve utilise linversion dans son expression du désir et la poésie exploite lambivalence psychique pour en faire une force vitale. Lalliance des contraires à luvre dans « Booz endormi » acquiert une puissance esthétique dautant plus vigoureuse quelle travaille aussi bien les sonorités et le rythme que les constructions grammaticales et les connotations sémantiques, les mythes et les éléments poétiques. Le charnel et le spirituel, la vie et la mort, la puissance sexuelle et la castration, tout est réuni dans une fusion cosmique qui samplifie dans les dernières strophes jusquà léblouissement lumineux et interpelle lambivalence psychique du lecteur en lui offrant un plaisir esthétique en accord avec son être profond. La signification « en lui la force » du nom de Booz caractérise Hugo grâce à sa virtuosité car il sait admirablement jouer de lénantiosémie linguistique et symbolique. Lacte créateur du poète sapparente à lacte agricole et lacte procréateur : ne passe-t-il pas dabord par une phase où la conscience claire fouille lInconscient, dans un état dattention flottante, pour en exploiter les ressources symboliques archaïques sous forme dambivalence harmonisée ?
Conclusion
Poésie et linguistique sont indissociables. Jakobson conclut sa conférence de 1960 intitulée « Linguistique et poétique » sur la nécessité de relier linguistique et littérature, plus particulièrement la littérature poétique : « Chacun de nous cependant, a définitivement compris quun linguiste sourd à la question poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont dores et déjà, lun et lautre, de flagrants anachronismes. ». Freud sintéressait à la linguistique, notamment aux travaux dAbel, et il utilisait bon nombre de références littéraires. Il en est de même pour Lacan. Larticulation des domaines psychanalytique, linguistique et littéraire, mise en uvre par Nicolas Abraham, Ivan Fónagy, Didier Anzieu, Michel Arrivé, Jean-Paul Valabrega et quelques autres, savère fructueuse.
Elle permet notamment de mettre en évidence le fait que lambivalence psychique se projette dans les discours, surtout dans les discours littéraires qui impliquent lêtre total dans la recherche esthétique, sous forme dénantiosémie dans tous les domaines linguistiques. La coprésence des opposés sharmonise en poésie, manifestant cette alliance des contraires incluse dans le principe de vie.
Conclusion générale
Par une intuition géniale, Freud a vu dans les sens opposés des mots primitifs observé par Carl Abel la même source dambivalence que dans le psychisme. Quelques exemples imprudents dAbel et un jugement partial de Benveniste, qui est remis en cause par Michel Arrivé et Jean-Claude Milner, ont freiné lexploitation de cette découverte. Freud était insatisfait du fait que lénantiosémie ne soit pas constamment présente. En fait elle lest toujours, mais elle reste souvent masquée. Elle se révèle de manière sporadique dans le lexique, mais elle est sous-jacente et indispensable au fonctionnement de la langue. Cest ce qui apparaît clairement grâce aux théories dOswald Ducrot sur la négation, de Roman Jakobson sur la phonologie et de Nicolas Abraham sur le rythme. Les travaux psychanalytiques et linguistiques effectués depuis un siècle ont amplement confirmé lintuition de Freud.
Les textes poétiques exhibent lénantiosémie linguistique plus aisément détectable dans un concentré verbal, une sorte de précipité esthétique favorable au surgissement de lambivalence atemporelle de lInconscient. Loin de constituer un domaine linguistique indépendant des autres, la poésie est au cur du langage, comme le disait Jakobson. Elle révèle dans le domaine esthétique ce que les propos paradoxaux du schizophrène manifestent involontairement : notre ambivalence psychique se propulse dans la langue par lénantiosémie généralisée ; elle conditionne sa mise en uvre et se révèle indispensable à la pensée comme à limaginaire. La pulsion de vie et la pulsion de mort sont toutes deux nécessaires et ces principes contraires travaillent en synergie, que ce soit en phonologie où la pulsion de mort avive la haine inhérente aux consonnes occlusives sourdes et aux gutturales, ou dans le domaine du rythme avec le souffle de Thanatos dans les silences, ou encore dans le travail intellectuel : le frein du tourbillon de pensées permet la concentration, comme la signalé Gustave Guillaume, et la négation empreinte de pulsion de mort sous-tend la pensée autonome.
La langue est le support dun vaste déplacement de lambivalence inconsciente. Elle prend sa source dans la fusion vs séparation relative à la relation duelle avec la mère. Cest une langue paradoxale qui sexerce entre le corps et le code, dans laquelle les discours impriment des traces de révolte contre la norme et de symbolisations bien plus profondes que les signes ne le laisseraient penser au premier abord. LInconscient savance masqué, selon lexpression de Freud, dans les rêves avec laction de la censure, dans les lapsus et les mots desprit. Lénantiosémie linguistique issue de lambivalence se dissimule aussi dans la langue. Mais elle est décelable par analyse linguistique. Elle est repérable dabord dans la phylogenèse et lontogenèse : les sens opposés des mots primitifs des langues anciennes apparaissent dans lemploi enfantin du langage. Les oppositions phonologiques se présentent en contraste maximal dans les premières syllabes prononcées et sont pleinement exploitées en poésie, le rythme enfin joue un rôle essentiel aux connotations symboliques, peu conscientes mais profondes, de fusion vs séparation, continuité vs discontinuité, non seulement dans les langues primitives et les premières expériences individuelles mais encore dans tous nos discours.
Lénantiosémie sallie à la plasticité de la langue pour permettre le développement de la pensée et de limaginaire, la créativité scientifique et littéraire. La phylogenèse et lontogenèse montrent que lorigine de la pensée seffectue par contrastes, quil sagisse de philosophie antique ou des débuts de raisonnements individuels. Quant à limaginaire, indispensable à la pensée puisquil contribue à la renouveler, son caractère ambivalent se révèle comme articulation essentielle dans les mythes, le sacré et les symboles. Ces derniers suscitent un appel herméneutique efficace dans le développement culturel de chaque individu et de chaque civilisation.
La langue permet le travail psychanalytique et peut favoriser un accroissement de conscience, mais elle sert le plus souvent à déguiser la pensée inconsciente, comme le signalait Pichon. Lune des preuves en est que lénantiosémie se manifeste clairement dans la phylogenèse et lontogenèse puis se cache ensuite, peut-être à cause dun surmoi menaçant ou de normes sociales : le regard de lAutre possède le pouvoir quon lui concède. La liberté consisterait-elle à sémanciper du regard de lAutre pour accéder à lauthenticité véritable ? Cette pratique semble comporter quelque danger, car selon les observations du criminologue Maurice Cusson, les crimes et délits ont considérablement augmenté juste après la guerre, à cause de la difficulté de réintégration sociale et de lagressivité encouragée lors des conflits militaires, sauf en Suisse et au Japon où les pressions à la conformité sont plus fortes quailleurs (1990, p. 150). Il propose cependant une autre raison possible de cette disparité : « les relations entre générations sont étroites et empreintes de respect » (ibidem). Cest peut-être le respect qui permettrait un développement harmonieux et authentique sans pression ni développement excessif de lagressivité. La carence identificatoire qui empêche un agresseur de considérer lautre comme un sujet doué de désir (Ciavaldini, 1999 p. 41) semble un défaut parental répandu empêchant le regard aimant et respectueux souhaitable.
Nos pauvres mensonges conscients sont minuscules par rapport à ceux que nous pratiquons à notre insu pour éviter de nous connaître. Cependant la langue est un instrument que nous pouvons orienter vers la lucidité en évitant la cécité : le premier soin nécessaire consiste à prendre conscience de notre ambivalence psychique pour mieux la maîtriser, le second à veiller sur lénantiosémie de nos discours afin den jouer en faveur de notre créativité.
La langue reflète notre psychisme et se constitue en fonction de la multiplicité des discours au fil du temps. En outre elle joue le rôle dinstrument social, dintermédiaire entre lindividu et la communauté linguistique, si bien que, peut-être, on pourrait envisager ceci : les mots changent de sens en se frottant les uns aux autres, comme la observé Merleau-Ponty dans Signes ; leur fonctionnement sapparente à celui des humains qui évoluent ou régressent en fonction de leurs fréquentations ; il reflète le comportement des personnes entre elles, qui se stimulent ou sétouffent selon les êtres et selon les moments : les mots peuvent se révéler propices à lenvol poétique ou sengloutir réciproquement, comme dans le cas des mots-valises qui relèvent simultanément de lhumour, par recul compensatoire, et du plaisir par dévoration et fusion. La pratique ludique du langage, parce quelle rejette la norme contraignante, sa censure sociale en quelque sorte, révèle plus nettement son fonctionnement. La poésie exhiberait-elle lessence du langage ?
Index des noms propres
Abel biblique
. P. 218, 244
Abel Carl
. p. 2, 7, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 19, 70, 154, 173, 182, 183, 188, 191, 221, 250, 302, 303.
Abraham biblique
. P. 225, 289-290, 298
Abraham Karl
. P. 42
Abraham Nicolas
. p. 11-12, 14, 124, 138-139, 143-147, 149, 180, 225, 247, 250, 266, 270, 274, 285, 302-303
Adam biblique
. P. 210, 216-217, 230
Adam Jean-Michel
. P. 130
Adams Sarah F.
p. 147
Adler Alfred
. P. 193
Adorno Theodor
. P. 186, 190
Agrigente
. P. 178, 184
Allemagne
. P. 179
Anatolie
. P. 178
Angleterre
. p. 107, 178-179
Antéros
. P. 207
Antoedipe
. P. 50
Anzieu Didier
. P. 12, 15, 21, 30-31, 44, 46, 54-55, 60, 114, 121, 167-175, 177, 245-246, 302
Apollinaire Guillaume
. P. 121-126, 137
Apulée
. P. 190
Aragon Louis
. P. 158
Aristote
. P. 180
Arrivé Michel, linguiste
. P. 1, 3, 8, 9, 10, 11, 14, 21, 71, 74- 77, 84, 87, 89, 101, 103, 112-113, 115-116, 122, 132, 133, 137, 151-152, 154, 164, 207, 238, 242, 253, 267, 303.
Arrivé Michel, écrivain
. P. 3, 61- 63, 64, 66, 90, 213.
Auerbach Erich
. P. 219, 257
Babylone
. P. 148
Bachelard Gaston
. P. 85, 254, 277
Bain Alexander
p. 188
Balbec
. P. 131-132, 254, 256, 275
Balint Mickaël
. P. 192
Balmary Marie
. P. 224-225, 227, 229
Balzac (de) Honoré
. P. 99-101
Barbey dAurevilly Jules
. P. 164, 185, 206
Baricco Alessandro
. P. 59-60, 63, 69
Barthes Roland
. P. 4, 7
Bartleboom
. P. 60
Baudelaire Charles
. P. 64, 122, 125, 137, 139, 143-144, 160, 162, 246, 252, 261-265, 267
Bateson Gregory
. P. 52
Beck Béatrix
. P. 284
Bède le vénérable
. P. 107
Benveniste Emile
. P. 9, 10, 11, 14, 58, 71, 82, 83, 84, 112, 140, 151, 250, 303.
Bergotte
. P. 64
Bergson Henri
. P. 36
Bernoussi Amal
. P. 53-54
Blanché Robert
. P. 173, 186, 190
Bible
. P. 13, 18, 60, 110, 141, 200, 210, 227, 229, 235, 257, 283, 285, 288-289, 295-296, 298
Biès Jean
. P. 228
Binet
. P. 174
Binswanger Ludwig
. P. 55
Bion Wilfred R.
. P. 33, 44-45
Bleuler Eugène
. P. 7, 22, 32, 33, 36, 40, 41.
Bonaparte Marie
. P. 7, 21
Booz
. P. 5, 153, 158-159, 192, 279-301
Borges Jorge Luis
. P. 61, 64-65
Botton (de) Alain
. P. 28
Bovary (Madame)
. P. 59
Brenot Philippe
. P. 40, 97
Brisset Jean-Pierre
. P. 110-111, 136
Broadbent Donald
. P. 55
Broca (aire de)
. P. 111-112
Buber Martin
. P. 230
Calabre
. P. 180
Calvino Italo
. P. 61, 65
Candide
. P. 148
Caroll Lewis
. P. 48-49
Cassirer Ernst
. P. 233, 245
Char René
. P. 156-157, 165
Chaslin Philippe
. P. 86
Chastaing Maurice
. P. 134
Chateaubriand (de) René
. P. 145
Chevalier Jean
. P. 236
Chivas
. P. 153
Christ
. P. 210, 225, 235, 258, 283, 287, 289, 292, 294, 296, 301.
Chronos
. P. 268
Ciavaldini André
. P. 303
Cicéron
. P. 180
Cid (le)
. P. 152
Claparède Edouard
. P. 172
Claude Henri
. P. 33, 35
Colette Sidonie Gabrielle
. P. 85, 110, 130, 145
Condillac (de) Etienne Bonnot
. P. 186-188
Corbin Henry
. P. 185, 221, 243-245, 296
Corneille Pierre
. P. 152
Courbet Gustave
. P. 58, 64
Cratyle
. P. 106-108, 255
Crotone
. P. 180
Culioli Antoine
. P. 78, 81-82, 88-92, 94-99, 102, 167, 284
Cusson Maurice
. p. 303
Cyrano de Bergerac
. P. 155
Damasio Antonio R.
. P. 168
Damourette Jacques
. P. 86-88, 97, 112, 253
Danon-Boileau Laurent
. P. 53, 87, 243
Dante Alighieri
. P. 107, 246, 274-275
Dauzat Albert
. P. 140
David
. P. 283, 289
Dayan Maurice
. P. 183, 257
Delas Daniel
. P. 125
Delft
. P. 64
Descartes René
. P. 47, 186-187
Détienne Marcel
. P. 31, 184, 191, 214-216
Diatkine René
. P. 53
Diderot Denis
. P. 92, 163, 186-188
Diogène Laërce
. P. 180-181
Dorival Gilles
. P. 244
Ducrot Oswald
. P. 84, 87-88, 94, 97, 250, 303
Dumey Henry
. P. 39
Durand Gilbert
. P. 36
Dyonisos
. P. 215-216, 218
Edelmann Eric
. P. 13, 224-225, 229-230, 284
Eliade Mircea
. P. 59, 129, 216, 223, 229, 235, 283
Emmy von M.
. P. 29
Empédocle
. P. 178, 184-185
Ephèse
. P. 178, 180
Eros
. P. 4, 16, 64, 120, 137, 161, 178, 184, 192, 195, 207-208, 214, 240, 296
Eryximaque
. P. 186
Esaü
. P. 213
Esculape
. P. 213
Etna
. P. 184
Ezéchiel
. P. 200
Favret-Saada Jeanne
. P. 185
Fechner Gustave
. P. 16
Ferenczi Sandor
. P. 42-43, 47, 54, 191-197, 206, 216-217, 219, 222-223, 235, 239-241, 243, 249
Fichte Johann Gottlieb
. P. 186, 188-189
Filliolet Jacques
. P. 3, 125
Flaubert Gustave
. P. 59
Florence
. P. 131
Fónagy Ivan
. P. 116, 128-129, 134, 138-139, 143, 302
France
. P. 112-113, 169, 178, 187
Franckel Jean-Jacques
. P. 3, 72, 77, 80, 83, 90-91, 160
Frazer James George
. P. 72, 208, 285
Freud Anna
. P. 93
Freud Sigmund
. P. 2, 4, 5, 7- 12, 14- 15, 16-26, 29, 30, 33, 38, 40, 42-45, 47, 54, 57-58, 60, 70-72, 78, 82-83, 85-90, 92-93, 95-97, 101, 103, 114, 116, 120, 126, 137, 139-140, 143, 154, 159-160, 165, 167-169, 174-178, 182, 184-185, 188-195, 198-204, 206-208, 210, 216, 218, 220-222, 225, 228-229, 232, 237-239, 241-242, 250, 260, 268, 299, 302-303
Frye Northrop
. P. 126, 230-231
Genèse
. P. 13, 60, 142, 210, 223, 228, 231, 244-245, 257, 259, 283, 288, 290, 296, 300
Gadet Françoise
. P. 132
Gaïa
.. p. 268
Gallimard Gaston
. P. 60
Galmiche Michel
. P. 132
Gandon Francis
. P. 114, 151
Genette Gérard
. P. 106
Germanie
. P. 107
Gheerbrant Alain
. P. 236
Ghil René
. P. 248
Ghyka Matila C.
. P. 140
Gori Roland
. P. 15, 28-30, 45, 151
Goriot
. P. 99-101
Gracq Julien
. P. 213, 251
Granger Gilles Gaston
. P. 71
Grèce
. P. 178, 180
Grimal Pierre
. P. 212, 215-216, 219
Groddeck Georg
. P. 54, 223, 237, 239-243
Guillaume Gustave
. P. 82, 89, 98, 111, 167, 171, 303
Guiraud Pierre
. P. 110
Haddad Gérard
. P. 13, 18, 118-119, 121, 167, 191, 200-202, 228-229, 244, 293-294.
Hadju-Gimès
. P. 41-42, 45
Hagège Claude
. P. 4, 7
Haouzir Sadeq
. P. 53-54
Hegel Georg Wilhelm Friedrich
. P. 92, 186, 188-189
Heidegger Martin
. P. 117-118
Henry Victor
. P. 12, 94, 104, 173
Héra
. P. 216, 218-219
Héraclès
. P. 209, 218
Héraclite
. P. 106, 141, 150, 165, 178, 180-183, 185
Hermann Imre
. P. 5, 11-12, 14-15, 23-24, 26, 29, 41-42, 46-49, 78-79, 81, 88, 92, 95-96, 138-139, 142-144, 167, 182-184, 191, 195-199, 202, 206.
Hermogène
. P. 106
Hjelmslev Louis
. P. 122, 165
Hoffman W.
. P. 54
Hoffmann Ernst Theodor Amadeus
. P. 218
Hugo Victor
. P. 5, 128, 153-154, 158-159, 246, 251, 279-302
Humboldt (von) Wilhelm
. P. 57, 60, 101, 107, 109, 243, 245
Huston Nancy
. P. 11
Inhelder Bärbel
. P. 168
Io
.. p. 218
Irigaray Luce
p. 37-38, 116
Isaac
. P. 213, 289
Isakower Otto
. P. 36
Iseult
. P. 64
Isidore de Séville
. P. 107
Israël Lucien
. P. 78, 231, 239, 241
Israël (pays et peuple)
. p. 13, 228, 280, 282, 288, 298
Italie
. p. 107, 131, 180
Jacob
. P. 213, 222-223, 229, 231, 244, 280, 289
Jacques (Lécrivain)
. P. 66-68
Jakobson Roman
. P. 18, 71, 102-105, 125, 129, 134-136, 143, 145-147, 159-160, 244, 302-303
Jalley Emile
. P. 71, 104, 173-175, 185, 188, 192
Jamblique
p. 180
Janet Pierre
. P. 22
Jaspers Karl
. P. 39, 183, 186
Jeandillou Jean-François
. P. 3, 75, 105, 109-110, 117, 134, 136, 155
Jesrad
. P. 148-149
Jésus (-Christ)
. P. 178, 224-227, 230-231, 235, 258, 283, 290, 293-294
Johnson Mark
. P. 157
Jones Ernest
. P. 26
Juda
. P. 231
Judith
. P. 280, 289, 298-299
Jung Carl Gustav
. P. 34, 181-182, 208, 210, 232, 237, 239, 300
Kabbale
. P. 106
Kant Emmanuel
. P. 186, 188-189
Kerbrat-Orecchioni Catherine
. P. 128
Klein Mélanie
. P. 22-23, 26, 42, 44-45, 176, 239
Knight R. A.
. P. 55
Köhler Wolfgang
. P. 128
Kretschmer Ernst
. P. 34
Kriemhild
. P. 66-68, 213
Kronos
. P. 211, 217-219, 238, 268, 300-301
Kundera Milan
. P. 97, 164
Lacan Jacques
. P. 5, 9, 11, 14-15, 18, 20-22, 24-26, 34, 38, 58, 60, 71, 82-84, 86-90, 95-97, 101, 103, 114-121, 125-126, 130, 135, 154-156, 158-159, 161, 167, 169, 184, 191, 199-204, 210, 220, 228, 234, 242, 267, 271, 283, 285, 293-294, 299-300, 302
Lachaud Denise
. P. 21, 219-220
LaCocque André
. P. 210, 296
Lakoff George
. P. 157
Lalande André
. P. 234
Lao-Tseu
. P. 228
Laplanche et Pontalis
. P. 7, 22, 168, 234, 237-238
Lavie Jean-Claude
. P. 167, 176, 191, 203-204
Lecercle Jean-Jacques
. P. 110-111, 114, 185
Leeman Danielle
. P. 3, 74
Leibniz (von) Gottfried Wilhelm
. P. 148
Leiris Michel
. P. 52, 57, 59, 98, 132
Leloup Jean-Yves
. P. 226
Lévi-Strauss Claude
. P. 71, 104, 112, 125, 127, 154, 212
Lhermitte F.
. P. 167
Locke John
. P. 186-187
Lopes Marcos
. P. 13
Loth
. P. 13, 283, 293
Lotman Youri
. P. 97
Maïmonide Moïse
. P. 100, 225, 230
Maingueneau Dominique
. P. 149
Mallarmé Stéphane
. P. 109, 137, 246, 248
Malte
. P. 65
Marcelli Daniel
. P. 75-76, 191, 202-203
Martinson Harry,
. P. 89
Marty E.
.. p. 7
Matoré Georges
. P. 275
Maulpoix Jean-Michel
.. p. 34, 64, 251
Mecz Irène
. P. 275
Ménon
. P. 180
Merill Robert
. P. 207
Merleau-Ponty Maurice
. P. 79, 238, 304
Meschonnic Henri
. P. 57, 113, 133, 138-142, 150, 171, 202, 224-225, 227, 237, 244
Micromégas
. P. 157
Millet Jean-François
. P. 58
Milly Jean
. P. 60, 160, 162
Milner Jean-Claude
. P. 11, 14, 303
Minkowski Eugène
. P. 32-36, 39-41, 50
Mnémosyne
. P. 268
Moïse
. P. 147-148, 213, 222-223, 226, 228-229
Monneret Philippe
. P. 111-112
Montaigne (de) Michel
. P. 186
Montesquieu
. P. 156
Moravia Alberto
. P. 40
Mouton Jean
. P. 138, 142-143, 145, 163
Muni Toke Valélia
. P. 136
MUzan (de) Michel
. P. 16
Myrrha
. P. 212-213
Napoléon
. P. 128
Nietzsche Friedrich
. P. 39, 132-133, 189-190
Nodier Charles
. P. 109-110
Noémi
. P. 282-283
Obed
. P. 283
Odin
. P. 55, 65, 68
dipe
. P. 212-213
OULIPO
. P. 113
Ouranos
. P. 211, 217, 238, 268, 300-301
Pankow Gisela
. p. 32, 36, 38-39
Parme
. P. 22, 131-132
Parménide
. P. 183-185
Pascal Blaise
. P. 186-187
Péloponnèse
. P. 184
Perec Georges
. P. 155
Peterfalvi J. M.
.. p. 128
Phèdre
p. 87-88, 144, 214
Pichon Edouard
. P. 31, 86-88, 97, 112, 136, 204, 253, 304
Piis (de) M.
. P. 107
Plasson
. P. 59
Platon
. P. 106, 140, 178, 180, 183-186, 236, 255, 277
Polycrate
. P. 180
Ponge Francis
. P. 136
Pontalis Jean-Bertrand
. P. 120
Propylées
. P. 17
Proust Marcel
. P. 5, 18, 28, 59-60, 64, 87, 104, 119, 131, 133, 142-143, 145, 160-164, 248, 251-279
Puech Christian
. P. 12
Pythagore
. P. 178, 180, 185, 196
Raban Maur
. P. 107
Racamier Paul-Claude
. P. 32, 35, 42, 49-52, 56, 121
Racine Jean
. P. 87, 144, 246
Rajka
. P. 47
Rapaport
. P. 168
Rastignac
. P. 99-101
Reichler Claude
. P. 190, 210, 234
Revol Lise
. P. 209-210
Rey Alain
. P. 102, 105
Rhéa
. P. 218
Ricoeur Paul
. P. 158, 165, 187, 206, 296, 300
Rilke Rainer Maria
. P. 61, 65
Rimbaud Arthur
. P. 247-248
Ripotois
. P. 66
Robert Paul
. P. 73, 221
Roheim Geza
. p. 26-27, 41-42, 45, 48-49
Rorschach
. P. 37
Rosier
p. 36
Rouaud Jean
. P. 63
Rousseau Jean-Jacques
. P. 59
Ruth
. P. 281-285, 287, 289-290, 292-294, 296-299
Sainte-Marie-des-Fleurs
. P. 131
Salomon
. P. 283, 292
Samos
. P. 180
Saturne
. P. 217, 238
Saussure (de) Ferdinand
. P. 10, 71, 79, 86, 101-105, 110, 112-116, 136, 157, 165, 206-207, 237-238, 242, 267.
Schelling (von) Friedrich Wilhelm Joseph
. P. 185-186, 189
Schiller (von) Friedrich
. P. 57, 60
Schneider Michel
. P. 27
Schopenhauer Arthur
. P. 181, 186, 189-190, 216
Searles H-F
. P. 35
Segal Hanna
. P. 22-23, 42, 44, 46
Sémélé
. P. 218
Sextus Empiricus
. P. 181
Shéhérazade
. P. 59
Siegfried
p. 67, 213
Sigwart
. P. 95
Silberer Herbert
. P. 237-238
Socrate
. P. 106, 183-186, 191
Sophocle
. P. 140, 211, 216
Spitz René
. P. 20, 43, 88, 92-95, 167-169, 176, 185, 191, 197.
Starobinski Jean
. P. 104, 113
Stendhal
. P. 22, 117, 131
Steiner George
p. 230
Stern W.
. P. 172
Stevenson
. P. 33
Straus (Mme)
. P. 28
Tadié Jean-Yves
. P. 59
Tamar
. P. 231
Tao Te King
. P. 228
Tarente
. P. 180
Thalès
. p. 178-180
Thanatos
. P. 4, 64, 137, 178, 192, 207, 240, 303
Théon de Smyrne
. P. 180
Tirésias
p. 206, 219
Todorov Tzvetan
. P. 235, 245
Tooke Horn
. P. 107
Torah
. P. 13
Toussaint Maurice
. P. 112, 133
Tousseul Sylvain
. P. 20
Tristan
. P. 64
Troubetzkoy
. P. 102
Valabrega Jean-Paul
. p. 34, 207, 268, 296, 302
Van Gogh Vincent
. P. 39, 58, 118
Vansteenberghe Edmond
. P. 232
Vasquez-Molina Jesus
.p. 87, 91
Véda
. P. 228
Vélikovsky Emmanuel
. P. 31
Verlaine Paul
. P. 128, 247
Vermeer Johannes
. P. 64
Vernant Jean-Pierre
. P. 31, 184, 191, 208-209, 214-216, 300-301
Vinci (de) Léonard
. P. 73
Voltaire
. P. 147-148, 157-158, 187
Walkyrie
. P. 64, 66-68, 213
Wallon Henri
. P. 167, 169-176, 182
Werther
. P. 64
Winnicott Donald W.
. P. 15, 27-28, 30, 199
Wolfson Louis
. P. 38, 119-120, 136
Yourcenar Marguerite
. P. 97
Zadig
. P. 147-149
Zeus
. P. 207-209, 214-215, 218-219, 237
Index des notions
Absence
. P. 7, 19-20, 22, 24, 26, 30-31, 34-37, 42-44, 46-47, 51-52, 55, 66, 68, 74, 78, 82, 84, 90, 93, 96, 98, 100, 102-103, 117, 119-120, 135, 139, 144, 158, 176, 183-184, 191-192, 196, 202, 216, 221, 226, 239, 242, 249, 254, 267, 272-273, 276, 290
Abstraction
. P. 20, 33, 36-38, 56, 88, 94-95, 98, 168-169, 175, 177, 179, 197, 205, 228, 246
Acquisition
. P. 29, 167-168, 175, 202, 210, 232
Activité
.. p. 9, 19, 26, 35, 37, 44, 81, 86, 93-94, 96, 108, 160-161, 167-168, 172, 174, 176, 197, 215-216, 233-234, 290
Affect, affectif, affectivité
. P. 7, 15, 21, 24, 34-37, 41-43, 47, 53, 55, 93-94, 108, 114, 116, 129-130, 135, 148, 168, 177, 195, 198, 222, 253
Affirmation
. P. 20, 21, 88-89, 94, 98-99, 110, 116, 118, 137, 149, 192, 194, 197
Affronter, affrontement
. P. 31, 45, 52, 153, 205, 244
Agressivité
. P. 13, 35, 41-42, 49, 51, 53, 68, 72, 93-95, 127-130, 169, 190, 201, 203, 205, 207, 225-226, 304
Agrippement, agripper
. P. 23-24, 26-27, 29, 41, 47, 143, 149, 195, 197, 202, 245
Alliance des contraires
. P. 4, 6, 8, 14, 19, 26, 73, 90, 135, 249-250, 278, 286, 292, 294-297, 301, 302
Ambivalence
. P. 1-2, 4-11, 14-20, 23-26, 28-32, 42, 48, 51-54, 56-57, 64-66, 68-73, 78, 80-82, 84, 88-89, 94, 96-98, 101, 103, 105-106, 132, 135, 138, 144, 153-156, 166, 169, 173-175, 177-179, 182-183, 185-186, 190-192, 194-197, 201-215, 218, 220-223, 229, 231-232, 234-241, 245-246, 249-251, 258, 273, 279, 290, 292, 295-296, 301-304
Amour
. P. 7, 9, 15-16, 22-23, 25, 27, 29-30, 35, 41-43, 47, 50-51, 64, 66-68, 88, 93-94, 97, 120-125, 128, 137-138, 142, 152, 156, 158, 163, 168-169, 180, 184-186, 189, 195, 202-204, 207-208, 212-213, 216, 218-220, 223, 225-226, 233, 235-236, 240, 247, 255, 258, 262-265, 268, 275, 283-285, 292, 296
Analogie
. P. 18, 20, 27, 37, 96, 109, 115, 157-158, 202, 229, 239, 245-247, 293, 297
Ancrage, ancrer
. P. 30, 44, 155, 164, 191, 234-235, 237, 256
Angoisse
. P. 22-24, 27-29, 32, 35, 39, 41-42, 44, 46-49, 55, 58-59, 61, 64, 73, 90, 143-144, 149, 161, 199, 205, 239, 248, 261, 299-300
Antagonisme, antagoniste
. P. 13, 19, 21, 26, 29-31, 51, 84, 88, 129, 135, 153, 161, 169, 172, 181-182, 190, 224, 233, 238, 245, 284, 286
Antiphrase
. P. 5, 32, 48, 51-52, 72, 78, 82, 156
Antithèse
. P. 6, 9, 153-155, 157, 177, 189, 247, 288, 290
Art, artiste, artistique
. P. 17-18, 28, 39-40, 43, 57-59, 63-64, 73, 97, 118, 121, 123, 142, 153, 162-163, 176, 194, 206, 214, 234, 245-247, 275, 305
Assertion
. P. 20, 85, 88-89, 94, 203, 259
Association
. P. 17, 19, 29, 33, 37, 58, 86, 105, 114-115, 128, 134, 154, 161, 163, 235, 238, 241, 250-251, 254-255, 261, 285, 300
Attention
. P. 4, 22, 24, 45, 55, 63, 75, 98-101, 109, 132, 142-143, 153, 155, 157, 185-186, 199, 202-203, 230-231, 238, 241, 251, 255, 262, 302
Audition, auditif
. P. 36, 53, 56, 78, 92, 99, 115, 126, 130-132, 143, 145, 152, 160-161, 197, 199
Autisme
. P. 36-37, 176
Autonome, autonomie
. P. 37,81, 88, 92-94, 126, 144-146, 149, 167-168, 176, 178, 184, 191, 197, 202, 223, 226, 229, 247-248, 250, 274, 303
Besoin
. P. 15-16, 24-25, 29, 31, 50-52, 55, 57-60, 63, 68, 93, 95, 118-119, 126, 130, 144, 149-150, 154, 157, 159, 170, 172, 202, 204-205, 217, 220, 240-241, 262, 293
Bipolaire
. P. 12, 102, 174
Bouche
. P. 29, 32, 41, 45, 55-57, 104, 111, 113, 119, 128, 146, 201, 227
Censure
. P. 9, 17, 19-20, 30, 36, 62, 114, 126, 163, 196, 230, 235, 258, 296, 303-305
Chiasme
.. p. 6, 124, 154-155, 256, 274, 289-290, 296-297, 300
Chronologie, chronologique
. P. 20, 36, 106, 142, 178
Clivage
. P. 12, 22-23, 44-46, 54, 86, 178, 239, 255
Code
. P. 29-31, 38, 46, 49, 52, 69, 84, 102, 113-114, 121, 126, 130, 156, 234, 246, 303
Communication, communiquer
. P. 12, 29-31, 34, 37-38, 43, 45-46, 49, 52-54, 56, 92-95, 106, 114, 117, 122, 127-128, 131, 135, 151-152, 160, 168-170, 202, 204, 244
Compenser, compensation
. P. 35, 41, 43, 45, 49, 55, 61-62, 96, 119, 121, 143, 148, 193, 194, 199, 282, 305
Complémentaire
. P. 21, 157, 192, 215, 233, 237, 293
Condensation
. P. 17-20, 120, 158-160, 175, 177, 198, 210, 239
Conflit
.. p. 19, 30-31, 51, 169, 195-197, 219, 234, 304
Connaître, reconnaître, connaissance, méconnaissance
.. p. 2, 12-13, 17, 20-21, 23-24, 28, 31, 38-40, 55, 63, 68-72, 95, 97, 99-100, 105-106, 111, 115-117, 130, 135, 137, 139, 141, 151, 156, 161, 169, 174, 180-181, 183-184, 186-190, 193-195, 198, 200, 202, 204, 207, 209-210, 214, 217, 226, 228-229, 232-236, 240-243, 246, 254, 257, 263, 268, 287, 289, 304
Conscient, conscience
. P. 17, 19, 22, 24-25, 36, 42, 44-45, 48, 51, 60, 66, 76-77, 87-91, 98, 116, 123, 137-138, 143, 162, 170-171, 176, 181-184, 187, 189-191, 198-200, 204, 208, 210, 229, 231-232, 236-237, 243, 245-246, 251, 257, 259-260, 263, 293, 297, 300, 302, 304
Construction
. P. 19, 30, 38, 65, 69-70, 76, 89-91, 96, 98, 100, 104, 132, 143, 146, 150-153, 157, 167, 188, 190-191, 195-196, 229, 240, 256, 260, 263, 266, 272, 274-275, 278, 288, 290, 292-293, 297, 301
Contact
. P. 7, 23-24, 28-30, 33-36, 38-39, 41, 43, 45, 49, 51, 54, 80, 198, 238, 240-241, 245
Contenu, contenant, contenir
. P. 7, 18-20, 40, 46, 54, 87, 111 , 113, 122, 135, 147, 150, 154, 158-159, 183, 199, 200, 203, 208, 236, 240, 269-272, 292
Contiguïté
. P. 19, 24, 27, 30, 88, 158-160, 263
Continuïté, discontinuité
. P. 24, 27, 73, 88, 96, 104, 113, 119, 121, 150, 159, 183, 276, 304
Contradiction, contradictoire
. P. 8, 10-11, 19-20, 28, 52, 66, 84, 112, 139, 153, 165, 169, 175, 178, 186, 188, 190-191, 197, 206, 225, 227, 254
Contraire
. P. 2, 4-6, 8, 10-11, 13-14, 17-20, 22, 26-27, 30-31, 37, 43, 51, 54-55, 70-75, 77, 79-81, 84-85, 87, 89-90, 94, 97, 99, 101-103, 108, 112, 115, 120, 135, 137-138, 140, 145, 150-154, 156-157, 161, 165, 167, 170, 173-175, 177-181, 183, 185-188, 190, 196, 198, 206-216, 220-221, 226-227, 232, 237, 239, 243-245, 247-251, 254, 278, 284, 286, 290, 292, 294-297, 300-303
Contraste
. P. 4, 19, 64-65, 73, 81, 104, 173, 208, 245, 286-288, 290-291, 303-304
Contre-transfert
. P. 35, 45, 50
Convention, conventionnel
. P. 20, 28, 38, 105-107, 109, 114, 116, 126, 130, 135, 205, 245-246, 284
Coprésence
. P. 2, 10, 14-15, 19-20, 70, 85, 88-89, 102-104, 135, 151, 153, 155-157, 177, 186, 198, 206, 210, 214, 237-238, 250, 302
Corps
. P. 26-27, 29-31, 36, 42, 60, 67, 77, 92, 107, 115, 120, 128, 140, 159, 168, 176, 180, 194, 197, 209, 229, 235, 239-240, 243, 248, 259, 303
Créativité,
. P. 4, 6, 14, 17, 24, 27, 37-40, 56-57, 60, 73, 108, 149, 154, 160, 162, 233, 244, 269, 304
Cri
. P. 25, 29, 53, 57, 59, 92, 110, 230
Culpabilité
. P. 27, 42-43, 54, 120, 217-218, 220, 232, 263, 265
Culture
. P. 10-11, 16, 22, 26-27, 40, 45, 60-61, 94-95, 115, 127, 131-133, 137, 156, 185, 194, 201-202, 204-207, 228-229, 234-235, 237-238, 240, 244-246, 250, 304
Danger
. P. 24, 26-27, 34, 39-40, 43, 48, 51, 56, 63-64, 107, 128, 151, 165, 185, 199, 208-209, 213, 240, 272, 304
Défense
. P. 22, 28, 47, 54, 85-86, 93-94, 137, 168-169, 195, 198, 212, 231, 247, 267
Déficit
. P. 33, 35-36, 111, 176
Déguiser, déguisement
. P. 31, 65-66, 117, 231, 304
Dénégation
. P. 10, 17, 85, 87-88, 90, 95-96, 137, 168, 192, 194, 197, 201, 260
Déni
. P. 20, 22, 50-51, 55, 62, 85, 87, 97
Déplacement
. P. 16,18-20, 145, 147, 157-160, 162-163, 170, 175, 177, 179, 198, 203, 218, 235, 239, 249, 258, 263, 303
Déplaisir
. P. 15-16, 19, 25, 93, 176, 193-195, 216-217, 249
Dépression
. P. 27, 42, 45-46, 51
Désir
. P. 2, 12, 17, 19-20, 22-23, 25-27, 29-30, 33, 39, 41-46, 48, 50-53, 55, 59-60, 64, 67-69, 72-73, 76-77, 80, 83-84, 86-88, 91-92, 94-95, 100-101, 114, 117-119, 130-131, 135, 144-146, 149, 152, 168, 176, 189, 191-193, 197, 200-201, 203-205, 207-210, 212-214, 216-217, 219-220, 224-227, 229-230, 234-235, 239-244, 248, 252-253, 256-266, 270-273, 276-279, 284, 290-294, 299, 301, 304
Destin
. P. 17, 19-20, 127, 148, 154, 185, 208-209, 216, 231
Destruction
. P. 59, 82, 98, 100, 133, 137-138, 178, 195, 220, 223, 236
Déterminer, déterminatif, détermination
. P. 8, 10-11, 13, 17, 23, 33, 65, 79, 95, 107, 127, 134-135, 140, 165, 184, 189, 193-194, 204, 219, 237, 256-257, 260, 266, 274, 278, 292, 300
Dialectique
. P. 21-22, 30, 183, 189-190
Différence, différent, différentiel, différencier
. P. 7, 9, 11-12, 16, 18-19, 21, 34, 40, 47-48, 50, 52, 54, 58, 61, 65, 75, 79, 88, 92-93, 95, 97, 103, 108-109, 112, 114, 119, 121, 126-127, 129, 141, 143-144, 156-157, 160-162, 164, 169-171, 173-177, 183, 187, 190, 194, 197, 202-203, 211, 221, 229, 234, 236, 238-239, 241, 244, 246, 252, 257-258, 263-264, 271, 276
Discordant, discordance, discordantiel
. P. 35, 54, 86-88, 90-91, 97, 160, 203
Discours
. P. 9, 21, 26, 30, 33, 37-38, 42, 49, 52-56, 58, 61, 70-71, 74, 76, 80, 83-87, 89-90, 95, 101, 106, 114, 116, 118, 121, 129, 138-139, 146, 149-150, 163, 178, 186, 200, 203-204, 210, 246, 250, 290-291, 302-304
Dynamique
. P. 26, 73, 93, 105, 108, 165, 167, 236, 241, 256, 296
Echange
. P. 20, 30, 93, 173-174, 187, 205, 212, 245, 272
Ecriture
. P. 14, 25, 27, 30-31, 38, 57-68, 110, 119, 121, 123, 125, 133, 136-137, 139, 154, 162-164, 182, 185, 200, 206, 245, 248-249, 253, 257, 265-267, 277-279, 301
Ecrivain
. P. 3, 11, 17-19, 22, 27-28, 30, 40, 59, 61-63, 66-67, 69, 98-99, 109, 136, 160, 162, 229, 258, 262
Ellipse
. P. 6, 10, 33, 49, 52, 54, 56, 72, 78, 82, 119, 142, 151-152, 158-159, 224, 263, 266, 272, 274, 291
Enantiosémie
. P. 1-2, 4, 6, 7, 13-14, 70-79, 84, 88, 93-94, 97, 99, 101-104, 141, 151-153, 155-157, 165-167 , 173-174, 177, 183, 190, 196-198, 221, 245, 249-251, 301-304
Energie
. P. 16, 25, 39, 50, 53, 57, 59, 69-70, 101, 103-104, 109, 114, 129-130, 137, 144, 161, 167, 171, 197, 199, 205, 207-208, 232, 235, 238, 241, 245, 273
Enfant
. P. 12, 14, 17, 21-24, 26-31, 35, 39, 41-46, 48-50, 52, 60-63, 66-67, 73, 75-76, 78, 80-81, 83-84, 90, 92-94, 96, 104, 114, 129-130, 132, 134, 136-137, 142, 148, 150, 156, 168-177, 182, 191-197, 199, 202, 204, 206-208, 211-217, 219, 222-223, 225-226, 229, 234, 238-243, 246-247, 254-255, 258, 260-261, 265-266, 271, 281-283, 289, 299-300, 303
Enveloppe, enveloppement
. P. 29, 240
Erotique, érotisme
. P. 16, 26, 29, 42, 67, 125, 129, 239, 241, 293-294, 296
Espace, spatial
. P. 20, 27, 29, 30, 36-37, 69, 80-81, 118, 134, 140, 153-155, 163, 168-171, 173, 179, 183, 253-254, 257, 259, 276
Eveil
. P. 42, 50, 60, 67-68, 89, 132, 181, 199, 209, 222-224, 226-229, 231-232, 258, 281, 293
Evolution, développement
. P. 15, 19, 24, 28, 44, 46-47, 56, 67, 70, 72, 92-93, 95, 96, 98, 108, 111, 114, 130, 140, 150, 154, 166-167, 169-172, 174-177, 182, 188, 192-197, 199, 202, 205, 207, 209, 214, 226-228, 232, 234, 236, 238, 250, 285, 304
Exclusion
. P. 21, 29, 178
Expérience
. P. 19, 23-25, 27, 30, 39, 50, 56, 60, 93, 128, 134, 136, 168
Expression
. P. 4-5, 9, 11, 15, 18, 20, 25, 27-29, 33-34, 39-40, 44-45, 51-53, 57-58, 60-61, 63-64, 70, 72-75, 77, 81, 84-86, 88-89, 93-94, 98-101, 104-105, 109, 117-118, 120-122, 128-130, 135-137, 139, 142-143, 145, 147-149, 151-154, 156-157, 160, 162-164, 173, 175, 195, 200-201, 204-206, 224, 227-228, 230, 233, 235, 237, 239, 241, 244, 250, 253, 255, 258-260, 262-265, 268, 276, 284, 299-301, 303
Extrême
P. 23, 29, 39, 52, 92, 98, 135, 159, 182, 190, 193-194, 196, 213-214, 216, 223, 269, 273, 283, 297
Fantasme
. P. 18, 21, 28, 34, 41-42, 45, 49-50, 59, 175, 192-193, 206, 218, 225, 228, 270-271, 299
Figuration
. P. 19-21, 77, 79, 177, 208, 235, 237
Figure
. P. 9, 25, 27, 34, 55, 58, 61-62, 64, 66, 81, 97, 102, 107, 124, 128, 132, 140, 149, 172, 179-180, 191, 207-209, 225, 230, 232, 245, 248-249, 255, 259, 261-264, 268, 270-273, 287, 296, 298-299
Figures de style
. P. 2, 5-6, 10, 18, 71, 151-164, 166, 250
Forclusion
. P. 34, 51, 96
Forme, formel
. P. 18, 20-21, 25, 29, 31, 34, 37, 40, 47, 49-50, 53, 55, 60, 63, 67, 69-71, 73, 77, 80-82, 84-85, 87, 89-91, 95-97, 101, 103, 106, 108-109, 113, 115, 119, 124-125, 128, 132, 134, 136, 138-146, 150, 154, 159, 161, 164-165, 169, 172-177, 183, 186-187, 192, 195-196, 201-202, 215, 218-219, 223, 227, 230-232, 234-235, 239, 241, 244-245, 248, 254-255, 257-260, 263, 265, 269, 275, 279, 282, 288-290, 293, 295-296, 300, 302
Fusion
. P. 2, 4, 12, 19, 23-24, 27-32, 41, 44, 50-51, 73, 75, 77, 79-81, 85, 88, 92, 94-96, 101, 104, 109, 114, 116, 119-121, 124, 126, 129, 131-132, 135, 137-138, 142, 144-147, 149-150, 152, 156-157, 159-163, 165, 170, 174, 179-180, 184, 191, 205, 213-214, 220, 222, 229, 234, 242, 244-248, 255-257, 260, 262-263, 265-267, 270-273, 276, 278-279, 285-287, 294, 296, 298, 301, 303, 305
Haine
. P. 7, 15, 23, 25, 27-28, 35, 42-43, 50, 64, 66, 94, 117, 119-120, 130, 138, 182, 185, 202, 212, 218, 220, 223, 225, 233, 279, 283-285, 287, 303
Harmonie des contraires
. P. 2, 178, 180, 244-245, 249, 278
Hospitalisme
. P. 43, 93
Identité
. P. 25, 53, 55, 66, 78, 117, 119, 122, 126, 137, 155, 157, 173, 181, 187, 190, 220, 238, 254, 274
Imaginaire, imagination
. P. 2, 4-5, 6, 19-20, 28, 36, 49-50, 53, 59-60, 64-66, 71, 98, 104, 123, 127, 130-132, 143, 149, 160, 166, 172, 180, 186, 188, 194, 204-250, 256, 259, 263-264, 293, 295, 298, 301, 303-304
Inanité, inanitaire
. P. 35, 50, 54-55, 248
Inceste, incestueux, incestueuse
. P. 23, 27, 41, 50, 67, 88, 210-214, 216-217, 220, 229, 231, 244, 258-259, 261-266, 268, 272, 283, 293
Inconscient
. P. 2, 4-6, 8-10, 12, 14-15, 17-22, 24-26, 30-31, 33, 42, 51, 53-54, 56-57, 63, 70-71, 79, 81-87, 89-91, 94, 96, 101, 113-118, 120, 122, 126, 133, 135-139, 150, 154-156, 158, 161, 164, 178-179, 181-184, 190-191, 195, 197-201, 203-204, 206, 208, 210, 214, 220, 224-225, 234, 236-238, 240-243, 245, 249-251, 253-254, 257, 260, 266-268, 292, 296, 300-304
Indifférent, indifférence
. P. 16, 35, 41, 43, 100, 109, 174, 187, 190, 302
Intellect, intellectuel
. P. 3, 7, 28, 33, 35, 40, 47, 86, 92, 95, 97, 109, 111, 168-172, 181, 189, 193, 195, 197-199, 203-205, 207, 226, 234, 250, 303, 305
Intelligence, intelligent
. P. 28, 31, 35-36, 42, 65, 167, 169-170, 172, 174-175, 191, 199, 202-203, 209, 215, 296
Intensité
. P. 18, 72, 74, 98-100, 103, 129-130, 139, 156, 158, 195, 278
Interdit
. P. 13, 19, 52, 59, 67, 72-73, 218, 222, 225, 229-231, 244, 257-258, 272
Intermédiaire
. P. 26, 27, 34, 41, 57, 133, 152, 161, 167, 173, 192, 200, 221, 245, 251, 273, 296, 298-299, 304
Interprétation
. P. 13, 17, 19-20, 60, 64, 74, 86, 105-107, 111, 114, 133-134, 156, 160, 163, 166, 186, 191, 205, 210, 221, 224-231, 233, 235, 237, 241, 245, 249, 258, 267, 285, 289
Introjection
. P. 26, 42, 174, 188, 193-194, 196, 206, 216
Inverse(r), inversion
. P. 2, 8-9, 13-15, 18, 23, 26, 28, 30-31, 33-35, 37, 41, 46, 48-49, 52, 55, 60, 62-64, 67-68, 71-73, 75-78, 80-84, 87, 90, 95-97, 99-101, 104, 117, 119-123, 127, 132-133, 135, 142, 152, 154-157, 159-160, 103, 172, 174-175, 179-180, 182, 185, 187-188, 191, 196-197, 206-207, 210-214, 216, 219, 222, 225-226, 233, 240-241, 244, 254, 261, 265, 272, 274, 277-279, 283, 287-288, 290-291, 297-301
Investir, investissement
. P. 16, 24-26, 29-30, 32, 35, 43-44, 51-52, 57, 59, 95, 98, 111, 116, 123-124, 149, 168-169, 185, 190, 197, 199, 202-210, 221, 227-228, 232, 241, 296
Jalousie, jaloux, jalouse
. P. 42, 66, 68, 173, 211, 216, 218-220, 244
Jeu
. P. 9, 15, 18, 21-22, 24, 27, 29, 31, 33, 37-38, 52, 62, 64-65, 67-68, 75, 84, 96, 107, 113-114, 116, 123, 126-127, 131-133, 135, 139-140, 143-144, 155, 164, 168, 170, 172-173, 176-177, 183, 191, 194-195, 202-203, 211, 213, 219, 239, 242, 265, 271, 300-301
Joie
. P. 3-4, 21, 52, 59, 69, 75, 98, 125, 158, 197, 199, 230, 253, 296
Jugement
. P. 36, 45, 59, 93-95, 153, 168-169, 195-196, 217, 223, 228, 232, 288, 303
Langage
. P. 2, 6, 8-9, 12-14, 17, 19-20, 22, 24, 26, 28-32, 36-38, 43-49, 51-54, 56-58, 60, 72, 75, 78-79, 82, 86, 92, 94, 96-98, 101-104, 107, 113-116, 119-120, 122, 126, 128-131, 133, 135-137, 140, 143, 155-156, 161, 165-167, 170-171, 175, 177, 185-186, 190, 193, 195, 201, 203, 207-208, 210, 234-235, 238-239, 244-246, 248-249, 303, 305
Langue
. P. 2, 4-6, 8-14, 19-22, 25-28, 31, 37-38, 46, 53-54, 56-58, 70-82, 84, 86, 95, 97-98, 101-105, 107-112, 114-116, 119-120, 122, 126-127, 129-130, 133-138, 141-142, 145, 147, 151-154, 156-157, 164-165, 167, 170-171, 173-174, 177-178, 183, 185, 188, 190-192, 195, 204, 206, 220, 224, 231-232, 234, 237, 241-242, 244-246, 249-251, 267, 283, 287, 298, 301, 303-304
Latent
. P. 19, 32, 39, 103, 115-116, 268, 296
Libre, liberté
. P. 9, 37, 39, 62, 82, 90, 103, 105, 128, 133 , 143, 187, 193-194, 205, 213, 226, 238, 249-250, 270, 278, 304
Limite, illimité
. P. 29, 31, 32, 34, 36, 40, 54-55, 79, 85, 96, 98, 101, 108, 114, 119, 132, 137-138, 146, 155, 165, 170, 172, 180, 182, 188-189, 192, 204, 206, 225, 228, 233, 243, 246, 250, 269, 273, 278
Littéraire, littérature, littérarité
. P. 6, 10, 17-18, 20-22, 25, 31, 33, 40, 48, 54, 56-62, 64-65, 69-70, 72, 97, 109-110, 113, 119-120, 122, 127, 131, 133, 139, 142, 144-146, 149, 154-157, 161-162, 164, 181, 189, 199, 206-207, 225, 234, 238, 245-249, 254, 257, 265, 267, 302, 304
Logique
. P. 19, 20, 52, 74, 80, 82, 115, 168, 175-178, 181, 188, 190-192, 194-198, 232, 254
Manger
. P. 26, 43, 49, 73, 77, 81, 169, 192, 200-201, 218, 222, 235, 252, 261, 279, 284
Manque
. P. 32-33, 36, 39, 41-42, 53, 75, 95, 106-107, 119, 122, 137, 150, 184, 202, 219-220, 234, 242, 283, 299, 301
masochisme, masochiste
. P. 21, 52, 67, 227
Mémoire, mnésique, amnésie
. P. 9, 17, 25, 33, 45, 55, 68, 89, 92-93, 135, 155, 160-161, 165-166, 187, 195, 199, 235, 267, 268
Métaphore
. P. 6, 18, 30, 37, 83, 85, 96, 123, 127, 146, 151, 156-164, 177, 200-201, 220, 242, 253-254, 257-258, 260, 262, 267, 271, 283, 285, 287, 291-295, 299-300
Métonymie
. P. 18, 26, 30, 151, 158-159, 285, 295, 299
Mort
. P. 4, 9, 16, 21-22, 25-26, 29, 42-43, 45, 48-49, 53, 59, 61-65, 88-90, 97, 99-101, 103, 106, 119-120, 123, 125, 130, 133, 138, 140, 142, 148-150, 156, 161, 165, 167, 178, 182, 184-185, 192, 195-197, 199, 204-205, 209, 212-215, 218-220, 223, 230-233, 236, 239-241, 248, 251, 262, 268, 274, 277, 281-282, 285, 288-294, 301, 303
Mouvement
. P. 25, 29, 43, 51, 93-94, 100, 102, 112, 123, 129, 138, 139-141, 143-144, 150, 162-163, 168, 171-172, 177, 183, 186, 188, 197, 206, 210, 236, 239, 246, 248, 254-256, 263, 267, 273-275, 278, 295-297
Murailles sonores
. P. 28-29, 45
Mythe, mythologie
. P. 2, 4-5, 9-10, 59, 64, 68, 104, 112, 127, 129, 133, 151, 154, 164, 179, 206-220, 233-234, 236-238, 244-245, 249-250, 268, 300-301, 304
Narcissique, narcissisme
. P. 21, 26, 29-30, 44, 195-197
Négatif, négativité, négation
. P. 2, 7, 19-22, 26, 31, 35, 43, 45, 50, 63, 68, 72-74, 82-83, 85-101, 103, 113, 117, 137-138, 161, 166, 169, 176, 178, 190-192, 197, 199, 201, 228, 233, 242, 244, 248, 250, 272-274, 283-285, 287-288, 290, 292-293, 303
Névrose, névrotique
. P. 17, 28, 34, 54, 59, 194, 228
Norme, normal
. P. 7, 9, 17, 19, 22, 29, 30, 33-34, 37-38, 43, 51-54, 56, 70, 72, 78, 82, 93, 97-98, 130-131, 133, 135, 176-177, 196, 198, 203, 222, 228, 231, 247-249, 266-267, 295, 303-305
Nourriture
. P. 32, 35, 41-46, 49-50, 60, 132-133, 166, 172, 201, 203, 209, 211-212, 220, 227, 229, 254
Opposition
. P. 4, 7-8, 12, 15-16, 19, 22, 24, 26, 30, 38, 41, 44, 69, 71-72, 74, 79, 87, 90, 92, 94-95, 100-104, 116, 122, 125, 127-129, 137, 141-143, 149-150, 152-153, 157-158, 165, 167, 172-173, 175-176, 178-179, 181-183, 185-191, 204, 206, 209-211, 213-216, 224, 235, 243-244, 247, 250, 264, 275-277, 284, 286-287, 291, 297, 299, 303
Oral, oralité
. P. 30, 41-42, 48-49, 56, 80, 102, 105, 129, 201, 205
Oreille
. P. 56, 78, 115, 126, 143, 145
Origine
. P. 8, 9, 12, 14, 19, 22, 24, 27-29, 33, 47-48, 50, 54, 57-61, 70, 73, 78, 84, 90, 92-95, 103-104, 106-107, 109-110, 114-115, 118-119, 122, 126, 131-132, 137, 140-141, 146, 150, 152, 154-155, 158, 162, 165, 168, 170, 173, 179, 184, 186-187, 192, 194-202, 204-208, 211-213, 218, 220, 225, 234, 238-239, 243-244, 260, 272-273, 283, 286, 288-290, 292-293, 298, 304
Paradoxe, paradoxal
. P. 5, 11, 22, 24, 29, 32, 38, 51, 52-54, 56, 64, 66-67, 70, 77
Parole
. P. 7, 9-12, 15, 22, 24, 26-33, 36, 38, 45-46, 53-54, 56, 58, 60, 62, 65, 70, 78-79, 87, 89, 100, 102, 110, 114, 116-117, 127, 139, 141, 146-147, 151, 154, 164, 170-171, 185-186, 195, 200-201, 205, 210, 220-224, 226-228, 236, 241-243, 247, 258, 284, 301
Passivité
. P. 19, 38, 41, 93-94, 174, 188, 196, 215-216, 251, 273, 279
Pensée, penser
. P. 19-21, 25, 40, 44, 46, 50, 57, 69, 75, 84, 86, 97, 99, 109, 111, 113, 131, 138, 143, 146, 148, 151, 153, 167, 170, 176, 179, 183, 187, 195-196, 198-199, 201, 203-205, 210, 228, 230, 241, 248, 257, 269, 273, 296, 303
Perte
. P. 26, 33, 35, 37, 40, 42, 47, 90, 111, 219
Peur
. P. 28, 33, 37, 43, 46, 48, 51, 55, 64-65, 79, 91, 146, 196, 202, 215, 217, 225-226, 235, 289, 299
Philosophie
. P. 5, 167, 178-191, 198, 204, 216, 304
Plaisir, déplaisir
. P. 4, 15-16, 19, 24-26, 29-31, 44-45, 52, 57-60, 68-69, 75-76, 81, 89, 93, 116, 130-131, 135, 143-144, 146, 150, 155, 162, 169, 172, 176, 187-189, 192-195, 197, 199, 202, 205, 216-217, 232, 236, 241-242, 245, 249, 251, 258, 262, 265-266, 301, 305
Plasticité
. P. 2, 70, 73, 78, 206-207, 241, 304
Poésie
. P. 2, 4-6, 19, 29, 34, 104, 109, 113-114, 118, 125-127, 134-139, 144-147, 149-150, 152-153, 165, 195, 220, 230, 235-303
Poète
. P. 4, 6, 17, 20-21, 34, 52, 98, 105, 110, 113, 122, 128, 136, 139, 144-145, 153, 158, 165, 184, 192, 251, 261, 264, 275, 290, 301
Polarité
. P. 19, 88, 175, 182, 188-189, 192, 234
Pôle
. P. 4, 8, 31, 34-35, 43, 51, 72, 74, 79, 80, 96, 102-103, 105, 149, 156-157, 173-174, 177, 182-183, 191-192, 207, 214, 223, 231, 233
Possible, possibilité
. P. 12-13, 16, 20, 23-25, 27, 30, 40-42, 51, 55, 61, 82-84, 88, 90-91, 93, 95-96, 98, 102-103, 108, 115-116, 119, 128, 136, 146, 151-152, 154, 157, 163, 168-169, 171-173, 175-176, 178-179, 186, 188, 190, 195, 201, 207, 220, 223, 227, 233, 236, 242, 249, 295, 304
Préconscient
. P. 17, 22, 30-31, 57, 60, 194, 266, 296-297, 301
Privation
. P. 32, 41, 43, 45, 49, 95, 220
Projection
. P. 25, 31, 58-59, 63-64, 82-84, 86, 90, 118, 122-123, 126, 136, 150, 153, 164, 174, 188, 193-194, 196, 206, 216-217, 239, 284, 287
Psychisme
. P. 5, 9, 15, 19-21, 27, 30, 33-34, 46, 48, 52, 54, 57, 69-70, 93, 104, 114, 119, 123-124, 127, 153, 177, 182, 188, 195-196, 200, 206, 208, 210, 214, 217, 220, 232-234, 237, 243, 249-250, 303-304
Psychose, psychotique
. P. 20, 22-23, 28, 34, 39, 44, 51, 56, 117-119, 137-138, 176, 201, 204
Pulsion
. P. 16-17, 19-20, 22, 26, 29, 31, 46, 53, 57-58, 69, 103, 116, 124, 129-130, 133, 135, 137-138, 140, 142-143, 149-150, 154, 161, 167, 169, 178, 182, 185, 189-190, 192, 195, 197, 201, 205, 218-220, 232-233, 237, 239, 241, 245, 248, 268, 303
Raisonnement
. P. 11, 13, 18, 156, 174, 177, 179, 181, 187, 191, 194, 200, 204-205, 242, 250, 304
Réalité
. P. 16, 20-22, 24-27, 30-31, 33, 35-36, 38, 40-41, 44-46, 48-51, 58-59, 61-62, 64-65, 67-68, 76, 82-83, 85, 90, 96, 123-124, 129, 154, 156, 162-163, 175, 181, 189, 192-197, 199, 205-206, 209, 214, 216-217, 219, 242, 246, 256, 258, 260, 264, 274, 277, 291
Recherche
. P. 18, 21, 23-26, 31, 34, 42-43, 59, 63-64, 69, 85, 87, 89, 94, 105, 107, 109, 111, 119, 131-132, 135, 139, 143-144, 149, 160-161, 163, 168-169, 184, 186, 189, 192, 195, 199-200, 204-205, 208-209, 217, 224-227, 234, 238, 240, 245, 248, 253, 255, 257-259, 264, 266, 268-269, 278, 284, 302
Refoulement
. P. 12, 19, 22, 34, 51, 87, 117, 154, 169, 189, 194, 201, 217, 239-240, 249
Regard
. P. 12, 19, 22, 34, 51, 87, 117, 154, 169, 189, 194, 201, 217, 239-240, 249
Régulateur
. P. 25, 34, 266
Rejet
. P. 9, 21-23, 33-34, 38, 41-42, 50-51, 53, 55, 62, 74, 81-82, 84, 86, 89, 94-98, 109, 119, 133, 151, 164, 168, 194, 216-217, 221, 224, 226, 228, 239-244, 247, 254, 264, 272, 287, 305
Renversement
. P. 13, 17-20, 26, 30-31, 72, 76, 154, 174, 177, 179, 189, 198, 225
Représenter, représentation
. P. 6-9, 17-19, 21-22, 25-26, 30-31, 36, 38, 44, 46, 52, 55, 58, 60, 66, 73, 81-82, 85, 91, 94-97, 101, 108, 114, 117-119, 124-125, 127, 129, 131-135, 137-138, 154-156, 160, 162, 165-173, 175-177, 179, 183, 191-192, 195-196, 198, 202, 204, 207-208, 215-218, 223, 228-229, 233-234, 236-242, 245-246, 249, 251, 257, 259, 265, 267, 271-272, 275-276, 285, 295-296
Ressemblance
. P. 19, 30, 126, 136, 143-144, 157, 171, 173, 181, 197, 214, 297
Retournement
. P. 19, 175, 182, 230
Rêve
. P. 7-10, 13, 17-21, 26, 30, 34-35, 40, 49-50, 60, 62, 68, 83, 86, 89-90, 92, 110, 118, 127, 130-132, 142, 151, 154, 159, 169, 175, 177, 179, 181, 183, 190-191, 213, 234-235, 237-239, 241-242, 247, 254, 257, 264, 270, 277-278, 281, 289, 291-293, 300-301, 303
Ruse
. P. 31, 66, 113, 191, 200, 202-203, 210, 215, 222
Sadisme, sadique
. P. 28, 41, 62, 68
Schizophrène, schizophrénie, schizoïd(i)e
. P. 2, 5-7, 15, 17-18, 20, 22, 27-28, 32-55, 70, 82, 86, 98, 116, 118-119, 126, 136, 151-152, 222, 228, 239, 242, 251, 303
Sens
. P. 4, 7-14, 16, 19, 28-29, 33, 45, 61-62, 70-81, 85-86, 89-90, 92-95, 100, 102, 105, 108, 106, 109-111, 113-121, 126-128, 130, 133-142, 145, 147, 150, 152-160, 162-164, 168, 173-174, 181-182, 186-187, 191-195, 199, 213, 219, 221-222, 224-226, 231, 234-237, 243, 249-250, 258, 267, 275, 284, 288, 293, 303-304
Sensibilité, sensible, hypersensible
. P. 17, 34-35, 41-43, 60, 107-109, 131-132, 134, 174-176, 182, 186, 198, 244-246, 254, 258, 295
Sentiment
. P. 7, 15, 32, 35, 40, 42-43, 47-55, 59, 88, 110, 126, 177, 181, 193-194, 196, 198, 213, 220, 236-237, 241, 253, 258, 284
Séparation
. P. 2, 4, 19, 22-32, 34, 41, 43, 47, 51, 73, 79-81, 88, 92, 94-95-98, 101, 104, 116, 119-121, 123-124, 126, 129, 132, 135, 137-138, 142, 144-146, 149-150, 156-157, 161, 163, 165, 170, 174, 179-180, 184, 191, 201, 205, 2013-214, 220, 234, 236, 240, 244-245, 247, 254, 262, 270, 272-274, 276, 278-279, 294-295, 303-304
Signe
. P. 13, 34, 38, 62, 67, 79-80, 85, 93-94, 99, 105-107, 109-114, 116-117, 119, 125, 131, 133-136, 138, 156, 168, 195, 197, 207, 234, 237-238, 241-242, 246, 288, 303-304
Signifiant
. P. 8, 10-11, 14, 18, 20, 26, 29, 38, 53, 74-75, 99, 105-106, 108-121, 123, 125-127, 132-137, 151, 154, 161, 176, 201, 234, 237, 240, 267, 287, 299
Signifié
. P. 11-12, 14, 18, 20, 26, 38, 72, 75, 79, 99, 105-106, 110, 112-119, 127, 132, 134-135, 159, 234, 237, 253, 267
Signifie, signification
. P. 7-10, 12-13, 18, 21-22, 26, 32, 48, 51, 60, 64, 71-77, 79, 81-82, 85, 94-95, 99, 101, 106, 110, 113, 116, 122, 126-127, 133, 149, 153, 156, 158-159, 176, 188, 203, 207, 209-210, 212, 217, 220-221, 223-230, 234-235, 237, 241, 244-245, 255, 258, 283-286, 293, 295, 299, 301
Sonore, sonorité
. P. 13, 17, 21, 28-30, 45, 53, 102-105, 107-109, 113-114, 120, 122, 124-137, 141-143, 145, 154, 164, 251-252, 259, 261, 262, 266-267, 272, 274, 276, 288-289, 292, 294, 296-298, 301
Subjectif, subjectivité
. P. 29-31, 57-58, 65, 78-79, 82, 91, 92, 101, 105, 110, 114, 138, 141, 160-161, 174, 187, 202, 246
Sublimation
. P. 2, 5, 15, 19, 57, 59, 67, 69-71, 123-124, 154, 189, 201, 205, 207-208, 216, 219, 228, 236, 245, 290, 301
Substitut
. P. 9, 23, 26, 28-29, 48, 80, 90, 96, 119-120, 137-138, 144, 150, 169, 203-204, 236, 240, 283
Surdéterminé, surdétermination
. P. 17-19, 159, 175, 239, 251
Surmoi
. P. 19, 26-27, 30-31, 36, 48, 60, 62, 93, 201, 217-218, 242, 246, 266, 304
Symbole, symbolis(m)e
. P. 4-6, 17, 19, 21-22, 44-46, 51, 57, 60, 64, 90, 94, 97, 102-103, 105-106, 109, 113-114, 117, 119, 123, 127-128, 130-131, 133-135, 137-138, 144, 150-151, 154, 159-160, 168, 170, 172, 175-177, 179, 200-201, 206-209, 212, 214-219, 221, 224, 226, 228, 230, 233-251, 257, 264, 283-285, 291-293, 295-297, 301-304
Syntonie
. P. 33, 41, 222
Transfert, contre-transfert
. P. 18, 22, 24, 35, 45, 50, 57, 159, 198, 200
Transition, transitionnel
. P. 27-29, 40, 108, 133
Transpose, transposition
. P. 18-19, 59, 147, 172
Union, réunion
. P. 19, 27, 29, 48, 73, 79-80, 135, 156, 206-208, 210, 213, 215-216, 218, 234, 266, 284, 287, 289, 295-296, 298, 300-301
Verbe, verbal
. P. 4, 9, 12, 13-14, 17, 21, 24, 28-29, 36-37, 44-46, 52-53, 57-58, 60, 62,70, 72-77, 80-84, 90-92, 96, 98, 106-108, 110-111, 113, 119, 122-123-125, 127, 135-136, 138, 141-143, 146, 149, 152-153, 160-161, 163, 166, 170-171, 177, 181, 193, 195, 199, 205, 210, 225, 227, 228, 234, 248-256, 258-260, 262-263, 265, 272-273, 275, 279, 284, 287-297, 299-301, 303
Vie
. P. 4, 16, 23, 27, 34-35, 39, 42, 46, 49, 57, 59-65, 67, 69, 73, 89-90, 97, 101, 103, 107, 115, 119, 121, 129-130, 133, 136, 138, 140, 142-143, 149-150, 161, 163, 165, 167, 171, 178, 180, 182, 185, 188, 191-197, 205-206, 210, 213-215, 218-220, 223, 226-227, 229, 232-233, 235-236, 239-241, 243, 283, 290-292, 294, 297, 301-303
Vigilance
. P. 51, 54, 63, 293-294, 296
Violence
. P. 28, 68-69, 85, 120, 185, 190, 201, 219-220, 227, 300
Vital, vitalité
. P. 15, 23-25, 33, 35-36, 42, 51, 55, 57-60, 63-64, 65, 70, 73, 101, 113, 118, 150, 153, 163, 189, 208, 232, 236, 285, 291, 301
Yeux
. P. 29, 47, 57, 65, 72, 108, 158, 160, 162-163, 181, 196, 210, 215-218, 239, 264, 280-281, 286-287, 291, 301
Bibliographie
-Abraham Karl, « Esquisse dune histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux » (1924 ; 2000, uvres complètes t.II p. 170-210, Ed. Payot&Rivages, Paris, traduit de lallemand par Ilse Barande, 304 p.).
-Abraham Nicolas & Maria Torok, LEcorce et le Noyau (1987, Ed. Flammarion, Paris, 480 p. ; 1ère éd. 1978 Aubier-Montaigne)
-Adam Jean-Michel, Linguistique et discours littéraire (1976, Ed. Librairie Larousse, Paris, 352 p.)
-Adler Alfred, Le Tempérament nerveux (1911 ; 1955 pour la traduction en français ; 1976 Payot, Paris, traduit de lallemand par le Dr Roussel, 306 p.)
-Adorno Theodor, Dialectique négative (1951, 1966, Shurkamp Verlag, Francfort s/Main ; 1978 Ed. Payot pour la traduction française ; 2003 Ed. Payot & Rivages, Paris, traduit de lallemand par le groupe de traduction du Collège de philosophie : Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaut et Dagmar Trousson, 534p)
-Anzieu Didier, Le Groupe et linconscient, (1975 ; 1999, Ed. Dunod, Paris, 260p)
-Anzieu Didier, Le Corps de luvre (1981, Ed. Gallimard, Paris, 377 p.)
-Anzieu, Le Moi-peau (1985 ; 1995, Ed. Dunod, Paris, 291 p.)
-Anzieu Didier, Psychanalyse et langage ; du corps à la parole (1977 ; 2003, Ed. Dunod, Paris, 232p)
-Aristote, Métaphysique (IVème siècle av. J-C ; 1991, Ed. Gallimard, Paris, 225 p.)
-Arrivé Michel, « Quelques aspects de la réflexion de Freud sur le langage » p. 300-310 in La linguistique fantastique (1985, Denoël, Paris, sous la direction de Sylvain Auroux, Jean-Claude Chevalier, Nicole Jacques-Chaquin, Christiane Marchello-Nizia, 380p)
-Arrivé Michel, Linguistique et psychanalyse (1986, Ed. Klincksieck, Paris, 182 p.)
-Arrivé, Gadet, Galmiche, La Grammaire daujourdhui (1986 ; 1993, Ed. Flammarion, Paris, 720 p.)
-Arrivé Michel, Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient (1994, 1ère éd. PUF, Paris ; 2005a, Ed. Lambert-Lucas, Limoges, 266p)
-Arrivé Michel, Verbes sages et verbes fous (2005b, Ed. Lambert-Lucas, Limoges, 168 p.)
-Arrivé Michel, « Bref essai de mise au point sereine », in Langage et inconscient, 2006a (n°1 « Linguistique et psychanalyse », Ed. Lambert-Lucas, Limoges, 162 p.)
-Arrivé Michel, A la Recherche de Ferdinand de Saussure (2007a , Ed. PUF, Paris, 230p)
-Arrivé Michel, Le Linguiste et lInconscient (2008 a, Ed. PUF, Paris, 190 p.)
-Arrivé Michel, Du côté de chez Saussure (2008 b, Ed. Lambert-Lucas, Limoges, 276 p.)
-Auerbach Erich, Mimesis (1946, C. A. Francke AG Verlag, Bern ; 1968, Ed. Gallimard, Paris, trad. de lallemand par Cornélius Heim, 562 p)
-Bachelard Gaston, La Psychanalyse du feu (1949, Ed. Gallimard, Paris, 186p)
-Balmary Marie, Le Sacrifice interdit (1986, Ed. Grasset, Paris, 294 p.)
-Balmary Marie, « Les traductions : résistance des écrits, insistance du désir », in La Bible 2000 ans de lecture (Desclée de Brouwer, 2003, sous la direction de Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu, 528p.)
-Barthes Roland, « Lesprit de la lettre » in Essais de critiques III- LObvie et lobtus (1982, Ed. du Seuil, Paris, 283 p.)
-Bateson Grégory, « Vers une théorie de la schizophrénie » (1956 ; 2008 in Vers une écologie de lesprit t.2, Ed. du Seuil, Paris, 346 p.)
-Benveniste Emile, Problèmes de linguistique générale (1ère éd. 1966 ; 1974, Ed. Gallimard, Paris, t. I, 366 p.)
-Bergson Henri, LEvolution créatrice (1907 ; 1969, Ed. PUF, Paris, 372 p.)
-Bernoussi Amal et Haouzir Sadeq, Les Schizophrénies (2005 1ère éd. Armand Colin ; 2007, Ed. Armand Colin, Paris, 122 p.)
-Bettelheim Bruno, La Forteresse vide (1967 ; 1969, Ed. NRF Gallimard, Paris, 588 p.)
-Bion Wilfred R., « Le langage et le schizophrène » (1955 ; in Anzieu 2003, p. 188-205)
-Blanché Robert, Structures intellectuelles. Essai sur lorganisation systématique des concepts (1966 ; 1969, Ed. Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 150 p.)
-Bleuler Eugène, article « Schizophrénie » (1917, Archives suisses de neurologie et de psychiatrie ; 2007 in Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique, Antoine Porot, PUF)
-Bleuler Eugène, Vortrag über Ambivalenz, 1910, in Zentralblatt für Psychoanalyse, I, 266 (cité par Laplanche et Pontalis, 1967, p. 19-21)
-Botton (de) Alain, Comment Proust peut changer votre vie (1997, Ed. Denoël, Paris, traduit de langlais par Maryse Leynaud, 254 p.)
-Brenot Philippe, Le Génie et la folie (1997, Ed. Plon ; 2007, Ed. Odile Jacob, Paris, 250 p.)
-Cassirer Ernst, Essai sur lhomme (1944, Anchor Book, New Haeven ; 1975, Ed. de Minuit, Paris, traduit de langlais par Norbert Massa, 338 p.)
-Chastaing Maurice, « La brillance des voyelles » (1962, in Archivum Linguisticum n°14, p.1-13)
-Chevalier Jean et Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles (1997, Ed. Laffont, Paris, 1060 p.)
-Ciavaldini André, Psychopathologie des agresseurs sexuels (1999 ; 2001, Masson, Paris, 258 p.)
-Claude Henri, « La schizomanie simple » (1923, Annales médico-psychologiques ; 1925, Société médico-psychologique ; 1926 LEvolution psychiatrique)
-Condillac (de) Etienne Bonnot, Traité des sensations (1754 ; 2000, Ed. Fayard, Paris, 438 p.)
-Corbin Henry, LImagination créatrice dans le soufisme dIbn Arabî (1958, Ed. Flammarion, Paris ; 1993, Aubier, Paris, 340 p.)
-Culioli Antoine, « Representation, referential processes and regulation . Language activity as form production and recognition » (1989, in Language and cognition, J. Montangero & A. Tryphon eds., Foundation Archives Jean Piaget, Cahier n° 10, pp. 97-124, Genève)
-Culioli Antoine, Pour une linguistique de lénonciation, t.I (1990, Ed. Ophrys, Paris, 225 p.)
-Cusson Maurice, Croissance et décroissance du crime (1990, Ed. PUF, Paris, 170 p.)
-Damasio Antonio R. , LErreur de Descartes (1997, Ed. Odile Jacob, Paris, 368 p.)
-Damourette Jacques et Pichon Edouard, « La Grammaire en tant que mode dexploration de linconscient » (1925, in LEvolution psychiatrique n°1, p. 237-257)
-Damourette et Pichon, Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française (1930 tome I & 1943 tome VI, dArtrey, cité par M. Arrivé 2005a)
-Danon-Boileau Laurent , Le sujet de lénonciation, (1987, Ed. Ophrys, Paris, 134p)
-Danon-Boileau Laurent, « Opérations énonciatives et processus psychiques » (2006, p. 137 à 145 in Antoine Culioli, un homme dans le langage, Colloque de Cerisy, éd. Ophrys, Paris, 378p)
-Dauzat Albert, Dictionnaire étymologique de la langue française (1957, Ed. Larousse, Paris)
-Dauzat Albert, Dictionnaire des Noms de famille et des prénoms de France (1951, Ed. Larousse, Paris)
-Dayan Maurice, Le Rêve nous pense-t-il ? (2004, Ed. PUF, Paris, 336 p)
-Delas Daniel et Filliolet Jacques, Linguistique et poétique (1973, Ed. Larousse, Paris, 206 p)
-Descartes René, Discours de la méthode (1637 ; 2000, Ed. Flammarion, Paris, 190 p.)
-Détienne Marcel et Vernant Jean-Pierre, Les Ruses de lintelligence (1974, Ed. Flammarion, Paris, 318 p.)
-Diderot Denis, Lettre sur les aveugles (1749 ; 2000, Ed. Flammarion, Paris, 272 p.)
-Dorival Gilles, « Modernité des traductions anciennes de la Bible ? » in La Bible 2000 ans de lecture p. 19-33 (Desclée de Brouwer, 2003, sous la direction de Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu, 528p.)
-Ducrot Oswald, Dire et ne pas dire (1972, Ed Hermann, Paris, 284p)
-Ducrot Oswald, Le Dire et le dit (1984, Les Ed. de Minuit, Paris, 240 p.)
-Dumey Henry, « Schizophrénie et schizo-analyse » in Dictionnaire de la psychanalyse (2001, Ed. Albin Michel, Paris, collection Encyclopedia Universalis, 922 p.)
-Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de limaginaire (1960 ; 1993, Ed. Dunod, Paris, 535 p.)
-Edelmann Eric, Jésus parlait araméen (2000, Les Ed. du Relié, Gordes, 464p)
-Eliade Mircea, Le Yoga. Immortalité et liberté (1954 ; 1975, Payot, Paris, 434 p.)
-Eliade Mircea, Mythes, rêves et mystères (1957, Ed. Gallimard, Paris, 284 p.)
-Favret-Saada Jeanne, Les Mots, la Mort, les Sorts (2007, Ed. Gallimard, Paris, 427p.)
-Ferenczi Sandor, Journal clinique (janvier-octobre 1932 ; 1985 éd. Payot pour la trad. française, traduit par léquipe de traduction du Coq-Héron : S. Achache-Wiznitzer, J. Dupont, S. Hommel, G. Kassaï, P. Sabourin, F. Samson, B. This, 298p)
-Ferenczi Sandor, Psychanalyse I (1908-1912 ; 1968, Ed. Payot, Paris, traduit par J. Dupont avec la collaboration de Ph. Garnier, préface du Dr Michaël Balint, 266 p.)
-Ferenczi Sandor, Psychanalyse II (1913-1919 ; 1970, Ed. Payot, Paris, traduit par J. Dupont et M. Viliker avec la collaboration de Ph. Garnier, préface du Dr M. Balint, 358 p.)
-Ferenczi Sandor, Psychanalyse III (1919-1926 ; 1974, Ed. Payot, Paris, traduit par J. Dupont et M. Viliker, introduction de J. Dupont, 450 p.)
-Ferenczi Sandor, Psychanalyse IV (1927-1933 ; 1982, Ed. Payot, Paris, traduit par léquipe du Coq Héron, à savoir J. Dupont, S. Hommel, F. Samson, P. Sabourin, B. This, préface du Dr P. Sabourin, introduction de 1967 du Dr M. Balint, 336 p.)
-Fónagy Ivan, La vive Voix (1983, Ed. Payot, Paris, préface de Jakobson, 346p)
-Franckel Jean-Jacques, Les Figures du sujet (1990, Ed. Ophrys, Paris, 238p.)
-Franckel Jean-Jacques, séminaire 2006-2007 (ParisX-Nanterre)
-Franckel Jean-Jacques et Paillard Denis, Grammaire des prépositions t. I (2007, Ophrys, Paris, 220p)
-Frazer James George, Le Rameau dor (1890, 1ère éd. The Golden Bough ; 1927 1ère éd. française ; 1981, Ed. Robert Laffont, Paris, trad. par Pierre Sayn, 1004p.)
-Freud Anna, Le Moi et les mécanismes de défense (1936 ; 2001, Ed. PUF, Paris, traduit par Anne Berman, 166 p.)
-Freud Sigmund, « Esquisse dune psychologie scientifique » (1895 ; 1956 in Naissance de la Psychanalyse ; 1996, Ed. PUF, Paris, traduit de lallemand par Anne Berman, 432 p.)
-Freud Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne (1ère édition 1904 ; 1999, Payot, Paris, trad. par Jankélévitch, 370 p.)
-Freud Sigmund, Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1ère édition 1905 ; 1962, Ed. Gallimard, Paris, traduction par B. Reverchon Jouve, revue par Laplanche et Pontalis, 190 p.)
-Freud Sigmund, La Création littéraire et le rêve éveillé (1908 ; 1933 in Essais de psychanalyse appliquée, Ed. Gallimard, Paris, trad. Marie Bonaparte et Mme E. Marty )
-Freud Sigmund, Cinq psychanalyses (1909 ; 2008, Ed. PUF, Paris, préfacé par Laplanche J., traduit par Lainé R., Altounian J. et Cotet P., 616 p.)
-Freud Sigmund, Totem et tabou (1ère édition 1912 ; 1976, Paris, Ed. Payot, 186p, trad. Jankélévitch)
-Freud Sigmund, Conseils aux médecins sur le traitement analytique (1912)
-Freud Sigmund, 1915, « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie p. 11-44 (1968, Ed. Gallimard, Paris, pour la traduction française de J. Laplanche et J-B. Pontalis, 189 p)
-Freud Sigmund, 1915, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (in 2001, Essais de psychanalyse)
-Freud Sigmund, 1920, « Au-delà du principe de plaisir » (in 2001, Essais de psychanalyse)
-Freud Sigmund, 1921, « Psychologie des foules et analyse du moi » (in 2001, Essais de psychanalyse)
-Freud Sigmund, 1923, « Le moi et le ça » (in 2001, Essais de psychanalyse)
-Freud Sigmund, Essais de psychanalyse (2001, Paris, Ed. Payot & Rivages, 308 p. ; « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », traduit de lallemand par Pierre Cotet, André Bourguignon et Alice Cherki p. 9-46, 1ère éd. 1915 ; « Au-delà du principe de plaisir », traduit de lallemand par Jean Laplanche et J-B Pontalis p. 47-128, 1ère éd. 1920 ; « Psychologie des foules et analyse du moi », traduit de lallemand par Pierre Cotet, André Bourguignon, Janine Altounian, Odile Bourguignon et Alain Rauzy p.129-242, 1ère éd. 1921 ; « Le moi et le ça », traduit de lallemand par Jean Laplanche p. 243-305, 1ère édition 1923)
-Freud Sigmund, Psychanalyse et théorie de la libido (1923, Ed. PUF, Paris ; 1991, uvres complètes, PUF, Paris)
-Freud Sigmund, « Die Verneinung », « La Dénégation », article de 1925, in Résultats, idées, problèmes t.II (1925 ; 1985 in Résultats, idées, problèmes t. II p. 135-139 ; 1998, Ed. PUF, Paris, traduit par J. Laplanche, 272 p.)
-Freud Sigmund, Ma Vie et la Psychanalyse (1925 ; 1975, Ed. Gallimard, Paris, 192 p.)
-Freud Sigmund, LInterprétation des Rêves (1ère édition 1926 ; 1967 Ed. PUF, trad. I. Meyerson, 574 p.)
-Freud Sigmund, LInquiétante étrangeté et autres essais (1933 ; 1985, Ed. Gallimard, Paris, trad. Bertrand Féron, 342p)
-Freud Sigmund, Abrégé de psychanalyse (1938 ; 2001, Ed. PUF, Paris, 96 p.)
-Freud Sigmund, « Le clivage du Moi dans les processus de défense (1938 ; 1985, in Résultats, idées, problèmes, t.II, Ed. PUF, Paris, traduit par J. Laplanche, 304 p.)
-Freud Sigmund, Moïse et le monothéisme (1939 ; traduction française 1948 par Anna Berman ; 1980 Ed. Gallimard, Paris, 183 p.)
-Frye Northrop, Le grand Code : La Bible et la littérature t. I (1ère éd. 1981 Harcourt Brace Jovanovich, Publishers ; 1984, Ed. du Seuil, Paris, pour la traduction française, traduit de langlais par Catherine Malamoud, 344p)
-Frye Northrop, La Parole souveraine : La Bible et la littérature t. II (1ère éd. 1990, Harcourt Brace Jovanovitch, titre original Words with power ; 1994, Seuil, pour la traduction française, traduction par Catherine Malamoud)
-Gandon Francis, Le Nom de labsent (2006, Ed. Lambert-Lucas, Limoges, 280 p.)
-Gandon Francis, « Louis Havet, sa métrique, sa traductique et sa semi-conjecture : une convergence insolite et même posthume avec le Saussure des anagrammes » in Du Côté de chez Saussure (Michel Arrivé, 2008 b, Ed. Lambert-Lucas, Limoges, 276 p.)
-Ghyka Matila C. , Le Nombre dor (1976, Ed. Gallimard, Paris, 185 p.)
-Goethe (von) Johann Wolfgang, Les Souffrances du jeune Werther (1774 Die Leiden des jungen Werthers ; 1990, Ed. Gallimard, Paris, traduit de lallemand par Bernard Groethuysen, 394 p.)
-Gori Roland, « Les murailles sonores » (in LEvolution psychiatrique vol. 40 n°4, 1975, p. 779-803)
-Gori Roland, « Entre cri et langage » (in Anzieu Didier, Psychanalyse et langage ; du corps à la parole (2003, Ed. Dunod, Paris, 232p)
-Grimal Pierre, Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine (1951, Ed. PUF, Paris ; 6ème éd. PUF 1979, 576p)
-Groddeck Georg, La maladie, lart et le symbole (1964, Limes Verlad, Wiesbaden ; 1969 pour la traduction française, Ed. Gallimard, Paris, textes extraits de revues, articles et conférences, traduit de lallemand par Roger Lewinter, 328 p.)
-Groddeck Georg, Le Livre du ça (1923 Das Buch vom Es, Limes Verlag, Wiesbaden ; 1963 pour la traduction française ; 1973, Gallimard, Paris, traduit par L. Jumel, 344 p.)
-Groddeck Georg, Lêtre humain comme symbole (1933, Limes Verlag ; 1991, Ed. Gérard Lebovici, trad. R. Lewinter, 268p)
-Guillaume Gustave, Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume. Recueil de textes inédits 1929-1955 (1973, Ed. Klincksieck, Paris, 280p)
-Guiraud Pierre, Structures étymologiques du lexique français (1967, Ed. Larousse, Paris ; 1986, Ed. Payot, Paris, 278 p.)
-Guiraud Pierre, Dictionnaire des étymologies obscures (1982, Ed. Payot, Paris, 522 p.)
-Haddad Gérard, Manger le livre (1984, sous-titre : « Rites alimentaires et fonction paternelle » ; 1984 Ed. Grasset & Fasquelle ; rééd. 1998 Hachette littératures, Paris, 220 p. )
-Haddad Gérard, « Lecture juive de la Bible » in La Bible 2000 ans de lectures, (2003, Desclée de Brouwer, sous la direction de Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu, Paris, 528p.)
-Haddad Gérard, Le Péché originel de la psychanalyse (2007, Ed. du Seuil, Paris, 313 p.)
-Hadju-Gimes, "Contributions to the Etiology of Schizophrenia" (1940, in Psychoanalytic Review, cité par Roheim, 1969, p. 141-142).
-Hagège Claude, LHomme de paroles (1985, Ed. Fayard, Paris ; 1996 2ème éd. Fayard, Paris, 316 p.)
-Heidegger Martin, Chemins qui ne mènent nulle part (1999, Ed. Gallimard, Paris, traduction de Wolfgang Brokmeier, 461 p.)
-Henry Victor, Antinomies linguistiques (1896, Ed. Alcan, Paris ; 1988, Ed. Didier Erudition, Paris, 80p.)
-Hermann Imre, LInstinct filial (1943, Budapest ; 1972, Ed. Denoël, Paris, trad. N. Abraham, 445 p.)
-Hermann Imre, Psychanalyse et logique (1924 sous le titre Psychoanalyse und Logik, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, Leipzig-Wien ; 1978, trad. de lallemand et du hongrois par Georges Kassaï, Ed. Denoël, Paris, 190p)
-Hjelmslev Louis, 1943 Prolégomènes à une théorie du langage (éd. originale Akademisk Forlag, K(benhavn ; 1968, Ed de Minuit, 229 p., trad. du danois par une équipe de linguistes, trad. revue par A-M Léonard)
-Humboldt (von) Wilhelm, Introduction à luvre sur le kavi (1836, Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaus und seinen Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts, traduit en français par Pierre Caussat, 1974, Paris, Seuil, 444 p)
-Huston Nancy, Dire et interdire (2002, Ed. Payot&Rivages, Paris, 226 p. ; 1ère éd. Payot 1980)
-Irigaray Luce, Parler nest jamais neutre (1985, Ed. de Minuit, Paris, 325 p.)
-Isakower Otto, « De la position exceptionnelle de la sphère auditive » (1939, cf Anzieu 2003 p.21)
-Israël Lucien, Le Désir à lil (1994, séminaire 1976, précédé de La Perversion de Z à A séminaire 1975 p. 5 -106, Ed. Arcanes, Strasbourg, 224 p.)
-Israël Lucien, Pulsions de mort (1998, séminaire 1978, précédé de Schadenfreude séminaire 1977, p. 17-128, Ed. Arcanes, Strasbourg, 214 p.)
-Jakobson Roman, « A la recherche de lessence du langage » (1951, in Diogène 51)
-Jakobson Roman, Essais de linguistique générale, t .1 (Ed. de Minuit, 1963, 11 essais dont le plus ancien date de 1949, 260 p, trad. N. Ruwet)
-Jalley Emile, « Psychanalyse et concept dopposition » (1995, Encyclopedia Universalis t. 19, Paris, p. 56 et sqq. , 1008 p.)
-Jalley Emile, « Opposition » (2002, Encyclopedia Universalis t. 16 p. 834-843)
-Jamblique, Vie de Pythagore (1996, Ed. Belles Lettres, Paris, trad. L. Brisson et A. Segonds, 240 p.)
-Jaspers Karl, Les grands philosophes (1956 ; 1990, Ed. Plon, Paris, trad. de lallemand par C. Floquet, J. Hersch, N. Naef, X. Tilliette sous la direction de J. Hersch, t. II, 312 p.)
-Jeandillou Jean-François, Esthétique de la mystification (1994, Ed. de Minuit, Paris, 240 p.)
-Jeandillou Jean-François, LAnalyse textuelle (1997, Ed. Armand Colin, Paris, 192 p.)
-Jeandillou Jean-François, Effets de textes (2008, Ed. Lambert-Lucas, Limoges, 340 p.)
-Jung Carl Gustav, Types psychologiques (1ère éd. 1950, Librairie de lUniversité, Georg & Cie, S.A. Genève ; 3ème éd. Georg 1968, 508 p.)
-Jung Carl Gustav & Kerényi Charles, Introduction à lessence de la mythologie (1ère éd. 1941 par Jung et Kerényi ; 1953, 1987, Ed. Payot, Paris ; 1993, Paris, Payot, 252 p, trad. de lallemand par H. E. Del Medico)
-Jung Carl Gustav, LHomme et ses symboles (1961 ; 1964, Ed. Laffont, Paris, 320 p.)
-Kant Emmanuel, Critique de la raison pure (1781 ; 2006, Ed. Flammarion, Paris, traduit par Alain Renaut, 749 p.)
-Kerbrat-Orecchioni Catherine, La Connotation (1977, Ed. Presses Universitaires de Lyon, 256 p.)
-Kundera Milan, Testaments trahis (1993, Ed. Gallimard, Paris, 326 p.)
-Lacan Jacques, Des Noms-du-père (1953 et 1963 ; 1964 ; 2005, Ed. du Seuil, Paris, 112 p. ; interventions de 1953 « Le symbolique, limaginaire et le réel » et de 1963 : 1ère et seule leçon des « Noms-du-Père » comme didacticien, reprise en 1964 rue dUlm sous le titre « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse »)
-Lacan Jacques, Ecrits (1966, Ed. du Seuil, Paris, 924p)
-Lacan Jacques, Les Ecrits techniques de Freud : Le Séminaire livre I (1953-1954 ; 1975, Ed. du Seuil, Paris, 316 p.)
-Lacan Jacques, Séminaire III (1981, Ed du Seuil, Paris, 366p)
-Lacan Jacques, Séminaire VII : LEthique de la psychanalyse (1986, Ed. du Seuil, Paris, 382p.)
-Lacan Jacques, Séminaire V : Les Formations de lInconscient (1998, Ed. du Seuil, Paris, 522 p.)
-Lacan, Autres écrits (2001, Ed. du Seuil, Paris, 609 p.)
-Lacan, Le Séminaire livre X : Langoisse (2004, Ed. du Seuil, Paris, 396 p)
-Lachaud Denise, Jalousies (1998, Ed. Denoël, Paris, 188 p.)
-LaCocque André et Ricoeur Paul, Penser la Bible ((1998, Ed. du Seuil, Paris, texte de LaCocque trad. de laméricain par Aline Patte et revu par lauteur, 480 p.)
-Lakoff George et Johnson Mark, Metaphors we live by (1980, The University of Chicago Press, 242 p.)
-Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1926 ; 1972, PUF, Paris)
-Lao-Tseu, Tao-Te-King (cité dès le IVème siècle avant J-C ; 1974, Ed. Medicis-Entrelacs, Orsay, 180 p. ; version allemande de Richard Wilhelm, traduction française de Etienne Perrot)
-Laplanche J. et Pontalis J.-B., Vocabulaire de la Psychanalyse (1967 ; 2003, Ed. PUF, Paris, 524p)
-Lavie Jean-Claude, LAmour est un Crime parfait (1997, Ed. Gallimard, Paris, 210 p.)
-Lecercle Jean-Jacques, The Violence of language (1990, Ed. Routledge, Londres, 272 p.)
-Leeman Danielle, séminaire 2006-2007 (Université de ParisX-Nanterre)
-Leloup Jean-Yves, Un Art de lattention (2000, Albin Michel, Paris, 160 p.)
-Lévi-Strauss Claude, Anthropologie structurale (1958 ; 2003, Ed. Pocket, Paris, 446 p.)
-Lévi-Strauss Claude , Des Symboles et leurs doubles (1989, Ed. Plon, Paris, 270 p.)
-Levi-Strauss Claude, « Lhomme nu » in Mythologiques IV (1971, Ed. Plon, Paris, 688 p.)
-Locke John, Essai sur lentendement humain (1694, J. Screuder et P. Mortier le Jeune, Amsterdam et Leipzig ; chapitre XXVII du livre II « Of Identity and Diversity » : Identité et Différence. Linvention de la conscience, 1998, Ed. J. Vrin, Paris, traduit par M. Coste, 628 p.)
-Lopes Marcos, nov. 2004, « Abel et les sens opposés en égyptien classique » in Marges linguistiques n°8, Langue, Langage, Inconscient linguistique et Psychanalyse, vol. 2)
-Lotman Youri, Ecole de Tartu. Travaux sur les systèmes de signes (1976, Textes choisis et présentés par Y.M. Lotman et B.A. Ouspenski, Ed. Complexe, PUF, Paris, traduit du russe par Anne Zouboff, 252 p)
-Maïmonide Moïse, Le Guide des égarés (1979, Ed. Verdier, Paris, 692 p Moïse Maïmonide 1135-1204- éd. anglaise 1904)
-Maingueneau Dominique, Eléments de linguistique pour le texte littéraire (1986, Ed. Bordas, Paris, 158 p.)
-Marcelli Daniel, La Surprise, chatouille de lâme (2000 ; 2006, Ed. Albin Michel, Paris, 318 p.)
-Matoré Georges et Mecz Irène, Musique et structure romanesque dans la Recherche du temps perdu (1972, Ed. Klincksieck, Paris, 354 p.)
-Maulpoix Jean-Michel, La Poésie malgré tout (1996, Ed. Mercure de France, Paris, 218 p.)
-Merill Robert V., 1994, « Eros et Anteros » in Antéros (sous la direction de Ullrich Langer et Jan Miernowski, Actes du colloque de Madison, Wisconsin, Ed. Paradigmes, Orléans, 1994, 258 p)
-Merleau-Ponty Maurice, Signes (1960, Ed. Gallimard, Paris, 565p.)
-Meschonnic Henri, Les cinq Rouleaux (1970 ; 1986, Ed. Gallimard, Paris, 242 p.)
-Meschonnic Henri, Les Etats de la poétique (1985, Ed. PUF, Paris, 284p)
-Meschonnic Henri, Célébration de la poésie (2001, Ed. Verdier, Paris, 272p)
-Meschonnic Henri, Dans le bois de la langue (2008, Ed. Laurence Teper, Paris, 550 p.)
-Milly Jean, Proust et le style (1991, Ed. Slatkine Reprints, Genève, 148 p.)
-Milner Jean-Claude, « Sens opposés des noms indiscernables : K. Abel comme refoulé dE. Benveniste » p 311-323 in La linguistique fantastique (1985, Denoël, Paris, sous la direction de Sylvain Auroux, Jean-Claude Chevalier, Nicole Jacques-Chaquin, Christiane Marchello-Nizia, 380 p)
-Minkowski Eugène, La Schizophrénie (1927 1ère éd. Payot ; 2002, Ed. Payot & Rivages, Paris, 286 p.)
-Minkowski Eugène, Ecrits cliniques (2002, Ed. érès, Ramonville Saint-Agne, 271 p)
-Molina Jesus Vasquez, « La négation des comparatives » (2006, Langages 162, Ed. Colin, Paris, p. 46-60)
-Monneret Philippe, Le Sens du signifiant (2003, Ed. Honoré Champion, Paris, 261p)
-Montaigne, Essais (1595 ; 1973, Ed. Gallimard, Paris, 501 p.)
-Mouton Jean, Le style de Proust (1968, A. G. Nizet, Paris, 254p.)
-Muni Toke Valélia, La grammaire nationale selon Damourette et Pichon : linvention du locuteur (2007, thèse sous la direction de Michel Arrivé, 344 p.)
-MUzan (de) Michel : conférence du 7 mars 2009 « Les psychopathologies identitaires » (ParisX-Nanterre)
-Nietzsche Friedrich, Le Gai savoir (1882 ; 1989, Ed. Gallimard, Paris, traduit par Pierre Klossowski, 384 p.)
-Nodier Charles, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises (2008, Edition établie, présentée et annotée par Jean-François Jeandillou, Librairie Droz, Genève-Paris, 316 p.)
-Normand Claudine, Métaphore et concept (1976, Ed. complexe, Bruxelles, 162 p.)
-Pankow Gisela, Lêtre-là du schizophrène (1981, Ed. Aubier Montaigne, Paris, 240 p)
-Pascal, Pensées (1670 ; 2003, Pocket Agora, Paris, 592 p.)
-Peterfalvi J. M., Recherches expérimentales sur le symbolisme phonétique (1970, CNRS Paris)
-Pichon Edouard et Damourette Jacques, Des Mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française (1930, t.I & 1943, t. VI, dArtrey)
-Pichon Edouard, « Observations sur le travail de M. Vélikovsky » (1938 in Revue française de psychanalyse, tome X, n°1, 74-75)
-Platon, Cratyle (~385 av. J-C; 1999, Flammarion, Paris, traduit par Chantal Marboeuf et J.-F. Pradeau, 317 p.)
-Platon, Le Banquet (environ 375 av. J-C ; 2001, Flammarion, Paris, traduit par Luc Brisson, 268 p.)
-Puech Christian, Linguistique et partages disciplinaires à la charnière des XIXème et XXème siècle : Victor Henry (1850-1907) (2001, Ed. Puech, Paris, 410 p.)
-Racamier Paul-Claude, Les Schizophrènes (1980, Ed. Payot, Paris, 209 p.)
-Reichler Claude, La Diabolie (1979, Ed. de Minuit, Paris, 226 p.)
-Revol Lise, « Sphinx/Sphinge » in Dictionnaire des mythes féminins (2002, Ed. du Rocher, Paris, sous la direction de Pierre Brunel, 2124 p.)
-Rey Alain, Dictionnaire historique de la langue française (2006, Paris, Dictionnaires Le Robert, t.1, 1382 p ; 1ère éd.1992)
-Ricoeur Paul, Le Conflit des interprétations (1969, Ed. du Seuil, Paris, 512 p.)
-Ricoeur Paul, La Métaphore vive (1975 ; 1997, Ed. du Seuil, Paris, 411 p.)
-Ricoeur Paul, La Mémoire, lhistoire, loubli (2000, Ed. du Seuil, Paris, 682 p.)
-Robert Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (1976, Société du Nouveau Littré Le Robert, Paris, 7 tomes)
-Roheim Geza, Magie et schizophrénie (1ère éd. 1969, 2ème éd 1986, éditions anthropos, 322 p; trad. de laméricain par Eddy Treves ; pour les deux textes inédits « Largent sacré en Mélanésie » et « Psychisme en société », trad. du hongrois par Georges Kassai)
-Roheim Geza, Origine et fonction de la culture (1943 ; 1972, Ed. Gallimard, Paris, traduction de Roger Dadoun, 178 p.)
-Roheim Geza, Psychanalyse et anthropologie (1950 1ère édition Psychoanalysis and Anthropology, International Universities Press, New York ; 1967 Ed. Gallimard, Paris, traduit de langlais par Marie Moscovici, 602p.)
-Saussure (de) Ferdinand, Cours de linguistique générale (1ère éd. 1916 ; éd. de 1971, Ed. Payot, Paris, 334 p.)
-Schneider Michel, Voleurs de mots (1985, Ed. Gallimard, Paris, 392p)
-Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1844 ; 2004 Ed. PUF, Paris, traduit par Auguste Burdeau, 1434 p.)
-Searles Harold-F, LEffort pour rendre lautre fou (1965 ; 1977, Ed. Gallimard, Paris, trad. par Brigitte Bost, 439 p.)
-Segal Hanna, Notes sur la formation du symbole (1957 ; trad. française 1970, in Revue française de psychanalyse n° XXXIV n°4, PUF, Paris)
-Segal Hanna, Mélanie Klein : développement dune pensée (1979, titre original : Klein ; 1982, Ed. PUF, Paris, trad. de langlais par Jacques Goldberg et Geneviève Petit, 174 p.)
-Spitz René Arpad, article in The Psychoanalystic Study of the Child (1945, revue fondée par Anna Freud)
-Spitz René A., Le Non et le Oui. La Genèse de la Communication humaine (1ère éd. 1957 No and Yes , New York, International Universities Press ; 1962, PUF, Paris, 132 p.)
-Starobinski Jean, Les Mots sous les mots (1971, Ed. Gallimard, Paris, 167 p.)
-Steiner George, Maîtres et disciples (2003, Ed. Gallimard, Paris, trad. P-E. Dauzat, 206p ; 2003, titre original « Lessons of the masters », Harvard University Press)
-Tadié Jean-Yves, Marcel Proust (1996, Ed. Gallimard, Paris, 958 p.)
-Todorov Tzvetan, Théories du symbole (1997, Ed. du Seuil, Paris, 378p)
-Toussaint Maurice, Contre larbitraire du signe (1983, Ed. Didier Erudition, Paris, vol. 13, 144 p.)
-Tousseul Sylvain, « LUnité des Sciences, entre logiques, intuitions et idéologies » (2007, in Cahiers n°8 La Transversalité en actes de lEcole doctorale « Connaissance, langage, modélisation », Université Nanterre-ParisX, p. 13-21)
-Valabrega Jean-Paul, Les Mythes, conteurs de linconscient (1967, Ed. du Seuil, Paris ; 2001, Ed. Payot & Rivages , Paris, 186 p.)
-Vasquez-Molina Jesus, « La négation des comparatives » (2006, Langages 162, Ed. Colin, Paris, p. 46-60)
-Vernant Jean-Pierre, Lunivers Les dieux Les hommes (1999, Ed. du Seuil, Paris, 250 p.)
-Voltaire, Lettres philosophiques (1734 ; 1986, Ed. Gallimard, Paris, 280 p.)
- Wallon Henri, De lacte à la pensée (1942 ; 1970 Ed. Flammarion, Paris, 202 p.)
-Winnicott Donald W., « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1951 ; 1969 in De la pédiatrie à la psychanalyse, pp. 109-125, Payot, Paris)
-Winnicott D.W., La Nature humaine (1988 ; 1990 pour la trad. française, traduit de langlais par Bruno Weil, Ed. Gallimard, Paris, 221p. ; rédigé en 1954)
-Winnicott D. W., Jeu et réalité (1971 ; 1975, Ed. Gallimard, Paris, pour la trad. française, traduit par Claude Monod et J-B Pontalis, 216 p.)
Corpus
-le pentamètre ïambique « Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee » du cantique de Sarah F. Adams
-Ancien Testament interlinéaire (2007, Société biblique française, Villiers-le-Bel, 2780 p.)
-Evangiles apocryphes chrétiens (1997, Ed. Gallimard, Paris, La Pléïade, t. I, 1784 p.)
-La Sainte Bible (1978 ; 1980, Ed. Alliance biblique universelle, Paris, trad. Société biblique française, Ancien Testament 946 p., Nouveau Testament 292 p.)
-La Bible de Jérusalem, (1973 sous la direction de lEcole Biblique de Jérusalem, Ed. du Cerf, Paris, 1844 p.)
-Le Coran, sourate XVIII (1970, Ed. Garnier-Flammarion, Paris, trad. Kasimirski, p. 229-237)
-Apollinaire, « Mai » in Alcools (1913 ; 1970, Ed. Gallimard, Paris, 190 p.)
-Aragon Louis, « Les yeux dElsa » in Les Yeux dElsa (1942, Cahiers du Rhône, Neuchâtel ; 1945 et 1962 Seghers ; 2007, p. 759 uvres poétiques complètes, Ed. Gallimard, La Pléïade, Paris, 1639 p.)
-Arrivé Michel, Les Remembrances du vieillard idiot (1977, Ed. Flammarion, Paris, 154 p.)
-Arrivé Michel, LEphémère ou La Mort comme elle va (1989, Ed. Librairie des Méridiens Klinscksieck et Cie, Paris, 190 p)
-Arrivé Michel, Une très vieille petite fille (2006.b, Ed. Champ Vallon, Seyssel, 250 p.)
-Arrivé Michel, La Walkyrie et le Professeur (2007.b, Ed. Champ Vallon, Seyssel, 188 p.)
-Balzac (Honoré de), Le Père Goriot (1ère édition 1835 ; 1971, Ed. Gallimard, Paris, 464 p.)
-Barbey dAurevilly Jules, LEnsorcelée (1852 ; 1964, Ed. Gallimard, Paris, uvres complètes, tome I, 1478 p.)
-Baricco Alessandro, Océan mer (1993, RCS Rizzoli Libri S.p.A., Milan, titre original Oceano Mare ; 1998 Ed. Albin Michel pour la traduction française ; 2003 Ed. Gallimard, Paris, trad. de litalien par Françoise Brun, 288 p.)
-Baudelaire Charles, Les Fleurs du Mal (1857 ; 1861 ; 1999, Ed. Gallimard, Paris, 343 p.)
-Baudelaire Charles, Salon de 1859 (1859 ; 2006, Ed. Champion, Paris, 899 p.)
-Baudelaire Charles, Le spleen de Paris (1862 ; 1973, Ed. Gallimard, Paris, 255 p.)
-Baudelaire Charles, Fusées. Mon cur mis à nu (1919 ; 1986, Ed. Gallimard, Paris, 738 p.)
-Beck Béatrix, Léon Morin, prêtre (1972, Ed. Gallimard, Paris, 215 p.)
-Borges Jorge Luis, Le Livre de sable (1975 1ère éd. « El Libro de arena » Emecé Editores, S. A., Buenos Aires ; 1978 pour la traduction française, Ed. Gallimard, Paris, 152 p. ; traduit de lespagnol par Françoise Rosset)
-Calvino Italo, Si par une nuit d'hiver un voyageur (1979, Ed. Einaudi, titre original italien : Se una notte d'inverno un viaggiatore ; 2006, Ed. du Seuil, Paris, traduit par Danièle Sallenave et François Wahl, 287 p)
-Calvino Italo, Collection de sable (1984 Collezione di sabbia; 1986, Ed. du Seuil, Paris, trad. J-P Manganaro, 158 p.)
-Caroll Lewis, Alice au pays des merveilles (1865 ; 1961 pour la traduction française, Ed. Jean-Jacques Pauvert, Paris ; 1990 et 1994, Ed. Gallimard, Paris, traduction de Jacques Papy, présentation de Jean Gattégno, 374 p., p. 37-177)
-Caroll Lewis, Ce quAlice trouva de lautre côté du miroir (1872 ; 1961 pour la traduction française, Jean-Jacques Pauvert, Paris ; 1990 et 1994, Gallimard, Paris, traduction de Jacques Papy, présentation de Jean Gattégno, 374 p., p. 179-345)
-Caroll Lewis, « The Hunting of the Snark » (1876 ; « La Chasse au Snark », cité par Roheim, 1969, p. 247)
-Char René, Fureur et mystère (1962, Ed. Gallimard, Paris, 216p ; 1ère éd. Seuls demeurent 1945, Feuillets dHypnos 1946, Le Poème pulvérisé 1947)
-Chateaubriand (de) René, Mémoires dOutre-Tombe (1848 ; 1947, Ed. Gallimard, Paris, t. I, 1231 p.)
-Colette Sidonie Gabrielle, Les Vrilles de la vigne (1908 ; 2004, Ed. Fayard, Paris, 173 p.)
-Colette Sidonie Gabrielle, La Maison de Claudine (1922 ; 1978, Ed. Garnier-Flammarion, Paris, 158 p.)
-Corneille Pierre, Le Cid (première représentation 1636 ; p. 215-241 in uvres complètes, 1963, Ed. du Seuil, 1130 p.)
-Diderot Denis, Lettre sur les aveugles (1749 ; 2000, Ed. Flammarion, Paris, 272 p.)
-Flaubert Gustave, Madame Bovary (1857 ; 2001, Ed. Flammarion, Paris, 513 p.)
-Gracq Julien, « Moïse » in « La Terre habitable » (in Liberté grande, Ed. Gallimard, Paris, La Pléïade, t. I, p. 309)
-Hoffmann Ernst Theodor Amadeus, LHomme au sable (2005, Ed. Flammarion, Paris, traduction de A. Loève-Veimars, 98 p.)
-Hugo Victor, « Booz endormi » in La Légende des Siècles (1ère édition 1859, Bruxelles ; 2000, Ed. Librairie générale française, Paris, 576 p., présenté et annoté par Claude Millet ; 1ère édition 1859, Bruxelles)
-Leiris Michel, A Cor et à cri (1988, Ed. Gallimard, Paris, 194 p.)
-Leiris Michel, Langage tangage (1985, Ed. Gallimard, Paris, 192 p.)
-Leiris Michel, Frêle bruit (1992, Ed. Gallimard, Paris, 399 p)
-Mallarmé Stéphane, Poésies (1862-1870 ; 1992, Ed. Gallimard, Paris, 298 p.)
-Mallarmé Stéphane, Poésies (1870-1898 ; 1992, Ed. Gallimard, Paris, 298 p.)
-Martinson Harry, Même les orties fleurissent (1935, Albert Bonniers AB, Stockholm ; 1978 Stock, 1ère édition française ; 2001, Marginales Editeur, Forcalquier, coédition Agone, Marseille, traduit du suédois par C. G. Bjurström & Jean Queval, 312 p.)
-Maulpoix Jean-Michel, Une histoire de bleu (1992, Ed. Mercure de France, Paris, 114 p.)
-Meschonnic Henri, Les cinq Rouleaux (1970 ; 1986, Ed. Gallimard, Paris, 242 p.)
-Montesquieu, De lEsprit des lois (1748 ; 1995, Ed. Larousse, Paris, 304 p.)
-Moravia Alberto, Le Roi est nu (1979, Ed. Stock, Paris, 212 p.)
-Platon, Le Banquet (environ 375 av. J-C ; 2001, Ed. Flammarion, Paris, traduit par Luc Brisson, 268 p.)
-Ponge Francis, Le Parti-pris des choses (1942 ; 1967, Ed. Flammarion, Paris, 217 p.)
-Proust Marcel, A la Recherche du temps perdu (1954 ; 1968 t.I Du côté de chez Swann, Ed. Gallimard, Paris, 408 p. : p. 162-163 ; t.II A lOmbre des jeunes filles en fleurs 529 p : p. 253-255)
-Proust Marcel, Sodome et Gomorrhe (1989, Ed. Gallimard Folioclassique, Paris, 650 p.)
-Racine Jean , Phèdre (1677 ; 1999, Ed. PUF, Paris, 128 p.)
-Rilke Rainer Maria, Les Carnets de Malte Laurids Brigge (1910 ; 1991, Ed. Gallimard, Paris, traduction de Claude David, 290 p.)
-Rimbaud Arthur, Les Illuminations (1886 ; 2002, Ed. Seghers, Paris, 197 p.)
-Rimbaud Arthur, Poésies (1871 ; 1973, Ed. Flammarion, Paris, 342 p.)
-Rimbaud Arthur, Une Saison en enfer (1873 ; 1973, Ed. Flammarion, Paris, 342 p.)
-Rouaud Jean, LInvention de lauteur (2004, Ed. Gallimard, Paris, 354 p.)
-Rousseau Jean-Jacques, Les Confessions (1782 ; 1995, Ed. Gallimard, Paris, 858 p.)
-Sophocle, dipe Roi (1998, Ed. Belles Lettres, Paris, 115 p.)
-Verlaine Paul, Jadis et naguère (1884 ; 2003, Ed. Gallimard, Paris, 351 p.)
-Voltaire, Zadig, in Romans et contes (1748 ; 1972, Ed. Gallimard, Paris, 606 p.)
-Voltaire, Micromégas in Romans et contes (1752 ; 1972, Ed. Gallimard, Paris, 606 p., chapitre VII)
-Voltaire, Candide (1759 ; 1991, Ed. Larousse, Paris, 239 p.)
-Wolfson Louis, Le Schizo et les langues (1970, Ed. Gallimard, Paris, 273 p.)
-Yourcenar Marguerite, Archives du Nord (1977, Ed. Gallimard, Paris, 378 p.)
-Roman de Renart (fin du XIIème siècle ; 1998, Ed. Gallimard, Paris, La Pléïade, 1515 p.)
Table des matièresRésumép. 2Remerciementsp. 3Hypothèse de travailp. 4Plan succinctp. 5Introduction p. 6Définition des mots du titrep. 7Une intuition géniale de Freudp. 7Freud et Abelp. 7Lacan et Benvenistep. 9Réaction de Michel Arrivép. 10Réaction de Jean-Claude Milnerp. 11Théorie de Nicolas Abrahamp. 11Propos de Victor Henryp. 12Avis de Marcos Lopesp. 13L'hébreu ancienp. 13Conclusionp. 14I L'ambivalence fondatrice de l'Inconscientp. 151) les psychanalystesp. 15a) Freudp. 15b) Hermann p. 23c) Lacanp. 24d) Winnicottp. 27e) Gorip. 28f) Anzieup. 30Conclusionp. 312) les schizophrènesp. 32a) la schizophréniep. 32b) la frustration oralep. 41c) le comportement linguistiquep. 44Conclusionp. 553) la sublimationp. 57a) le besoin vital d'expressionp. 58b) le mode ambivalent p. 64Conclusionp. 69Conclusionp. 70II Enantiosémie généraliséep. 711) languep. 71a) lexiquep. 71Conclusionp. 78b) syntaxe-sémantiquep. 79b1 génitif objectif et subjectifp. 79b2 conjonctions de coordinationsp. 79b3 prépositionsp. 80b4 temps verbauxp. 82b5 manuvres stylistiquesp. 84b6 la négationp. 85Conclusionp. 101c) phonologie et prosodiep. 102c1 phonologiep. 102c2 symbolisme phonétiquep. 105c2A motivation du signep. 106c2B interprétation psychanalytiquep. 114c2C communicationp. 128Conclusionp. 137c3 rythmep. 138c3A définition et interdisciplinaritép. 139c3B Meschonnic et le rythme bibliquep. 140c3C Mouton et le rythme proustienp. 142c3D Fónagy, Abraham et Baudelairep. 143Conclusionp. 149d) quelques figures de stylep. 151Conclusionp. 1652) penséep. 167a) l'apprentissage de la penséep. 167Spitzp. 167Wallonp. 169Piagetp. 174Gibellop. 175Conclusionp. 177b) le domaine philosophiquep. 178b1 philosophie grecque antiquep. 178Thalès de Miletp. 178Pythagorep. 180Héraclitep. 180Parménidep. 183Socratep. 184Empédocle d'Agrigentep. 184Platonp. 185b2 philosophie européennep. 186Montaignep. 186Pascalp. 187Lockep. 187Diderotp. 187Condillacp. 187Kantp. 188Fichtep. 188Schellingp. 189Hegelp. 189Schopenhauerp. 189Nietzschep. 189Adornop. 190Blanchép. 190Conclusionp. 191c) points de vue psychanalytiquesp. 191Freudp. 191Ferenczip. 192Hermannp. 195Lacanp. 199Haddadp. 200Marcellip. 202Laviep. 203Conclusionp. 2043) l'imaginairep. 206a) la mythologiep. 206a1 le personnage mythologiquep. 206a2 parallélismes et inversionsp. 211a3 l'ambivalence des élémentsp. 214Conclusionp. 220b) le sacrép. 220b1 paradoxes des textes sacrésp. 221b2 traductions bibliques opposéesp. 224b3 la psychanalyse et le sacrép. 228Conclusionp. 232c) les symbolesp. 234c1 l'ambivalence des symbolesp. 235c2 théories relatives au symbolep. 237c3 les symboles en littératurep. 245Conclusionp. 249Conclusion sur l'énantiosémie généraliséep. 250III Poésiep. 2511) Proust et le soleil sur la merp. 2522) Proust et les carafes de la Vivonnep. 2693) Victor Hugo : "Booz endormi"p. 279Conclusionp. 302
Conclusion générale
p. 303Index des noms propresp. 306Index des notionsp. 315Bibliographiep. 327Table des matièresp. 349
in « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », 1915 ; in Essais de psychanalyse (2001, p. 19)
in « Le moi et le ça », 1923 ; in Essais de psychanalyse (2001, p.284)
in « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », 1915 ; in Essais de psychanalyse (2001, p. 49)
ibidem p. 50-51
ibidem p. 52-53
in « Le moi et le ça », 1923 (in Essais de psychanalyse, 2001 p.286)
ibidem p. 282
ibidem p. 286
in Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen, 1907 ; trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1973.
Explication succincte : cet « Autre », selon Lacan, est issu du regard (et de lInconscient) de la mère qui présente lenfant devant un miroir, garant didentité, lieu du symbolique où le père doit fixer les limites de la loi. Par déplacement, ou transfert, chacun se figure un Autre imaginaire sous le regard duquel il tente de sassurer de son identité : psychanalyste, par exemple. Mais ce peut être aussi le regard de lêtre aimé, du public, etc
Alain de Botton, 1997, p. 112-133
cité par Alain de Botton, 1997, p. 122
présenté par Anzieu (2003, p. 21)
Freud, cité par Ferenczi, « Transfert et Introjection » in Psychanalyse I (1909 ; 1968 p. 103)
in Psychanalyse et théorie de la libido (1923, PUF)
définition de Gilles Gaston Granger à propos de lépistémologie des sciences humaines, citée par Emile Jalley dans son article « opposition » de lEncyclopedia Universalis.
cité par Danon-Boileau, 1987, p. 40
Ferenczi, 1932, éd. 1985 p. 296 ; Nicolas Abraham et Maria Török, 1978, p. 126
1943, p. 131-132, cité par Michel Arrivé, 2005 p. 138
traduction en 1962 de No and Yes, 1957
in Essais de psychanalyse appliquée p.67, cité par Spitz
Freud, 1895, Esquisse dune psychologie scientifique p.336, cité par Spitz
in Ecrits de Linguistique générale, p. 13, cité par M. Arrivé, 2008 a, p. 176
article « opposition » in Encyclopedia Universalis
La définition de Rey est très différente de celle de Jakobson : phonème de transition comme le /z/ de liaison dans « les arbres ».
CLG 1916, cité par J-F Jeandillou, 1994, p. 9
Nodier Charles, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises (2008, p. XVI, Edition établie, présentée et annotée par Jean-François Jeandillou, Librairie Droz, Genève-Paris, 316 p.)
in « LEtourdit », 1973, cité par M. Arrivé 2008, p. 100
Michel Imberty, conférence « Musique et communication préverbale » du 09/ 10/ 2008.
In Le Coq de bruyère (1978, Gallimard), cité par Lucien Israël (1994, p.200)
légende : GNS= groupe nominal sujet, V= verbe, CCL= complément circonstanciel de lieu, CCM= complément circonstanciel de manière, PP= participe passé, CA= complément dagent
« A study in phonetic symbolism », J. exp. Psychol 1929
Kerbrat-Orecchioni, 1977, p.30
Pichon, 1930, I p. 15, cité par Valélia Muni Toke, 2007, note 154 p. 114)
cité par Meschonnic, 2008, p.83
Proust, RTP, III, 889, cité par Milly, 1991, p. 88-89
Proust, Cahiers débauches XXVIII, cité par Milly, ibidem p. 89-90
ibidem
ibidem
Francis Gandon, « Louis Havet, sa métrique, sa traductique et sa semi-conjecture : une convergence insolite et même posthume avec le Sausure des anagrammes » in Du côté de chez Saussure, Michel Arrivé, 2008 b, p. 109
Freud, Introduction à la psychanalyse (1916-1917), cité par Emile Jalley, article « Psychanalyse et concept dopposition » in Encyclopedia Universalis p. 56 (1995, t. 19, 1008 p.)
David Rapaport, 1951, « Toward a theory of thinking » in Organization and pathology of thought, New York, Columbia University Press
Inhelder, 1956, « Die affektive und kognitive Entwicklung des Kindes » in Schweiz. Ztschr. F. Psychol., XV
Les origines de la pensée de lenfant, I, 1945, p. 41 et 67, cité par Blanché (1966 ; 1969 p. 15)
article « opposition » in Encyclopédia Universalis
fragment rapporté par un philosophe chef de lécole sceptique vers 190, Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 133
daprès John Wittmann
cité par Ricoeur, 2000, p. 126
Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920 ; 2001 in Essais de psychanalyse)
article de Jalley « opposition » in Encyclopedia Universalis
Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », in Cinq Psychanalyses, PUF, 1909 ; 1993, 432 p.
Adler Alfred, Le Tempérament nerveux, 1911 ; 1955 pour la traduction en français ; 1976 Payot, Paris, traduit de lallemand par le Dr Roussel, 306 p.
Freud, Totem et tabou, cité par Hermann (1929 ; 1978, p.119)
Freud, Introduction à la psychanalyse
Freud, Psychologie des groupes et analyse du moi (1920, cité par Haddad p. 47)
Ferenczi, « Transfert et Introjection » (1909 ; 1968 in Psychanalyse I p. 102)
cité par Reichler, 1979 p. 132
ibidem p. 133
in « La Terre habitable » (in Liberté grande), J. Gracq (La Pléïade, t. I, p. 309)
Ferenczi, 1912, « La figuration symbolique des principes de plaisir et de réalité dans le mythe ddipe », in Psychanalyse t. I p. 215
46 cité par Ferenczi, op. cit. p. 216
Ferenczi, 1912, « La figuration symbolique des principes de plaisir et de réalité dans le mythe ddipe » in 1968, Psychanalyse t. I p. 221 & 1913, « Le symbolisme des yeux » in 1970, Psychanalyse t. II p. 66-69
Ferenczi, « Le symbolisme des yeux », 1913 ; 1970 p. 66-69
cf. Ancien Testament interlinéaire
Ferenczi, 1913, « Un petit homme-coq », Psychanalyse t. II, note 1 p. 7
Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », 1921 ; in Essais de psychanalyse, 2001 p. 163-165
Filliozat Jean, LInde classique, cité par Edelmann (2000, p. 178)
La Bible 2000 ans de lecture, 2003, p. 48-55
Evangiles apocryphes chrétiens (1997, Gallimard, La Pléïade, t. I, 1784 p.)
traduction Meschonnic, « Comme ou les Lamentations » (in Les cinq Rouleaux, 1970 ; 1986 p.110)
in Lettre recommandée aux professeurs malades de lenseignement, cité par Edelmann (2000 p. 29)
Buber, Les contes de Rabbi Nahman, cité par Georges Steiner (2003 p. 159)
Ferenczi, « Le rôle du « par exemple » dans lanalyse », in « La technique psychanalytique » (1919 ; 1970 p. 335-336)
Ferenczi, « Névroses du dimanche » (1919 ; 1970 p. 317)
daprès larticle « phénomène fonctionnel » du Vocabulaire de la psychanalyse (1967, Laplanche et Pontalis p. 313-314)
Silberer, cité dans larticle « anagogique », ibidem p.24-25
Michel Arrivé, « Quen est-il de linconscient dans les réflexions de Saussure », in Du côté de chez Saussure, 2008 p. 21
Michel Arrivé, 2007 p. 83-100
Ferenczi, « Analyse des comparaisons », 1915 ; 1970 p. 193
Ferenczi, « Le développement du sens de réalité et ses stades », 1913 ; 1970 p. 59-60
Ferenczi, « Le symbolisme des yeux », 1913 ; 1970 p. 66-69
Groddeck, 1933 ; 1991 p. 44
Ferenczi, « Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité », 1924 ; 1974 p. 267
Laurent Danon-Boileau, « Opérations énonciatives et processus psychiques », p. 137 à 145 in Antoine Culioli, un homme dans le langage, Colloque de Cerisy, éd. Ophrys, 2006, 378p
Gilles Dorival, « Modernité des traductions anciennes de la Bible ? » (p19-33) in La Bible 2000 ans de lecture (Desclée de Brouwer, 2003, sous la direction de Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu, 528p.)
Ferenczi, 1913, « Le développement du sens de réalité et ses stades » ; 1970 p. 60
parue dans Essais de Linguistique générale, 1963 p. 248
PAGE 1
PAGE 91