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___L’ART N’A JAMAIS ÉTÉ
AUSSI CONTEMPORAIN
QU’AUJOURD’HUI

Une sélection
Des textes d’analyse et de réflexion

Parus dans ARTENSION


De 2002 à 2009

Ces textes sont libres de tous droits de reproduction, citation, circulation et republication.
Ils doivent rester accompagnés cependant des mentions de leurs auteurs et de la date de parution dans Artension.
Vous pouvez donc contribuer ainsi à une large diffusion de ce document, en l’envoyant (tout ou partie) aux amis et à tous ceux pour qui sa lecture vous semblera utile































TABLE RÉCAPITULATIVE DES TEXTES

01- ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
La critique d’art contemporaine ou le credo descriptif
Par Matthieu Béra

02- ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
Pour un bilan du marché de l’art en France :
Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de nos Beaux-Arts ?
Par Lise Cormery

03 - ( paru dans Artension n° 25 de septembre 2005)
Art et politique. Les aléas d’un projet esthétique
Un entretien avec Hans Cova

04 - ( paru dans Artension n° 6 de Juillet 2002)
“Art contemporain”, mystique et viduité
par François Derivery

05 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2004)
Les artistes et l'art officiel
Par François Derivery

06 - ( paru dans Artension n° 21 de Janvier 2005)
Règne de l’icône et chosification de l’art
Par François Derivery

07 - ( paru dans Artension n° 12 de Juillet 2003)
Valeur et marché de l'art
par François Derivery

08 - ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
Postmodernité et postcritique
Par François Derivery

09 - ( paru dans Artension n° 8 de novembre 200é)
Marchandisation de l’art et art de marché
François Derivery

10 - ( paru dans Artension n° 19 de septembre 2004)
Le “contemporainisme”, un artefact de l’histoire
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq

11 - ( paru dans Artension n° 16 de mars 2004)
A quoi sert la peinture ?
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq et Pascal Vinardel

12 - ( paru dans Artension n° 9 de Janvier 2003)
Place des femmes en art et critique féministe
Un précédent historique : le mouvement des femmes en art.
par Fabienne Dumont

13 - ( paru dans Artension n° 14 de novembe 200”)
Pour une esthétique de l’incarnation
Par Emmanuel Gabellieri

14 - ( paru dans Artension n° 6 de Juillet 2002)
Pierre Bourdieu et l’art contemporain
par Nathalie Heinich

15 - ( paru dans Artension n° 23 de Janvier 2004)
“La querelle de l’art contemporain” : Où en sommes-nous ?
Un entretien avec Marc Jimenez
Par Valerie Arrault

16 - ( paru dans Artension n° 15 de mai 2005)
Le Parti Communiste et l’art contemporain
Un entretien avec Jean-Pierre Jouffroy

17 - ( paru dans Artension n° 22 de mars 2005)
Redevenir artiste de sa vie
par Jean-Pierre Klein

18 - ( paru dans Artension n° 14 de novembre 2003)
Il arrive à l'homme d'être divin, mais pas à Dieu
Par Jean-Pierre Klein

19 - ( paru dans Artension n° 20 de novembre 2004)
Le métier d’artiste...au regard du sociologue
Un entretien avec Françoise Liot

20 - ( paru dans Artension n° 21 à 24 de Janvier - juillet 2005)
Manifeste “Un art pour l’homme”
ensemble des textes et réponses

21 - ( paru dans Artension n° 23 de mai 2005)
L’histoire de l’art contemporain africain
Par Simon Njami

22 - ( paru dans Artension n° 7 de septembre 2002)
Le masque des mots s’appelle culture...
par Christian Noorbergen

23 - ( paru dans Artension n° 18 de Juillet 2004)
L’art est la tache aveugle des visions politiques
Par Christian Noorbergen

24 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
L’art à l’office
par Christian NOORBERGEN

25 - ( paru dans Artension n° 14 de novembre 2003)
Les distances du divin
par Christian Noorbergen

26 - ( paru dans Artension n° 23 de mai 2005)
Cinq questions à Michel Onfray

27 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
Au fond, c’est quoi l’art officiel ?
par Francis Parent

28 - ( paru dans Artension n° 17 de mai 2004)
Pour un humanité plus artistique, pour un art plus humain
Un entretien entre Ladislas Kijno et André Parinaud

29 - ( paru dans Artension n° 18 de Juillet 2004)
Art contemporain, caviar et tarama : là où la “classe” ne fait pas lutte.
Par Amélie Pékin

30 - ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
Pour une critique qui trique !
Par Amélie Pékin

31 - ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
Faut-il de la critique d'art ?
Par Raymond Perrot

32 - ( paru dans Artension n° 18 de Juillet 2004)
le politique et l'art
Par Raymond Perrot

33 - ( paru dans Artension n° 24 de Juillet 2005)
Un entretien avec Arnulf Rainer sur l’art brut
Par Françoise Monnin

34 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
Art officiel : un anti-académisme communicationnel en diable
Par Pierre Souchaud

35 - ( paru dans Artension n° 21 de Janvier 2005)
La chasse à la peinture dans les universités et les écoles d'art
Par XXX

36- (paru dans Artension N° 26 de Novembre 2005)
La Maison Des Artistes
Les enjeux de la reconnaissance de la professionnalité des artistes

37- (non publié dans Artension)
La Biennale de Lyon :
Une logique médiatique poussée à son paroxysme
Par Pierre Souchaud

38 – (paru dans Artension n° 27 de janvier 2006)
Un entretien avec Jean Clair
Par Françoise Monnin

39- (Paru dans Artension N° 27 de janvier 2006)
A Dada sur mon bidet. Impasse Marcel Duchamp
Par Gérard Barrière

40 – (Paru dans Artension n° 27 de janvier 2006)
Dada, le grand bas-art
Par Françoise Monnin

41 – (Paru dans Artension N° 28 de mars 2006)
Art-contemporain : l’inénuctable schisme

Par Aude de Kerros

42 –(paru dans Artension N° 29 de mai 2006)
Néolibéralisme, contre-culture et art contemporain
Une logique de prédation

Par François Derivery

43- (paru dans Artension N° 29 de mai 2006)
Entretien avec Claude Mollard
“L’artiste et le système”

44 – (paru dans Artension n° 31 de septembre 2006)
Les Arts Premiers
Ils seront les derniers à disparaître
Par Christian Noorbergen

45 (paru dans Artension n° 31 de septembre 2006)
Sommes-nous encore primitivistes
Un entretien avec Gérard Barrière
Par Françoise Monnin

46 ‘paru dans Artension n° 32 de novembre 2006)
Art Brut : bilan et perspectives
Un entretien avec Laurent Danchin

47 (Paru dans Artension n° 32 de novembre )
Un loi de défiscalisation pour les achats d’oeuvres d’art par les particuliers
Un entretien avec les responsables de la MDA

48 Paru dans Artension n° 33 de janvier 2007
La transgression en Art
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq

49 Paru dans Artension n° 33 de janvier 2007-02-24
Le discours de l’art au grand marché de la transgression
Par François Derivery

50 Paru dans Artension N° 35
Table ronde : Les artistes, peuvent-ils enseigner l’art ?
Avec Claude Viallat, Vincent Bioulès, Michel Tyszbat, Pierre Saiet, Christophe Ronel, Miroslav Moucha

51 Paru dans Artension n° 36
L’art est-il de droite ou de gauche ?
Réponses de : Laurent Danchin, Nathalie Heinich, Pierre Bouvier, Aude de Kerros, François Derivery, Françoise Monnin, Moucha, Rémy Aron, Christain Noorgergen, Chamizo, Jean-Jack Queyranne, Amélie Pékin.

52
Faut-il supprimer le Ministère de la Culture ?
Un entretien avec Frédéric Martel

53
Un entretien avec Christine Albanel, Ministre de la Culture
Par Françoise Monnin

54
Les ultras-riches et l’art hyper contemporain - Artension n° 40
Par Laurent Danchin

55
Buren l’abnégatif – Artension n° 40
Par Pierre Souchaud

56
Rencontre avec Daniel Cordier
Par Joël Couve et Pierre Souchaud

57 Paru dans Artension n° 43 septembre 2008
La méthode Combas
Entretien avec Robert Combas par Françoise Monnin

58 Paru dans Artension n° 43
Un krach à New York ? Quelle conséquenses pour le marché de l’art français ?
Par Aude de Kerros

59-Paru dans Artension n° 43
Présence Panchounette
Pourquoi l’exhumation ?
Un entretien avec Frédéric Roux
Par Pierre Souchaud

60- Paru dans Artension n° 44
Koons à Versailles
Par Pierre Souchaud

61 – Financial Art-Son concept et son avenir
Par Aude de Kerros

62 – paru dans Artension n° 45
Que vivent les salons d’artistes !
Par Pierre Souchaud

63 – paru dans Artension n° 46
Quelle pourrait être la mission de l’État dans le domaine de la création artistique ?
Un entretien avec Nathalie Heinich
Par Aude de Kerros

64 – paru dans Artension n° 46
Comment changer le système ?
Un entretien avec Claude Mollard
Par Pierre Souchaud

65 – Paru dans Artension n° 46
La fin des janissaires
Ou le dernier art officiel au XXe siècle
Par Aude de Kerros

66- Paru dans Artension n° 47
La question des « vraies valeurs »
Par Françoise Derivery

67- Paru dans Artension n° 48
La Force de l’art 02 célèbre le White Cube
Par Martine Salzmann

68- Paru dans le N° 97
Parlez-vous l’art contemporain ?
Martine Salzmann et Pierre Souchaud







LES TEXTES

01


La critique d’art contemporaine ou le credo descriptif

Par Matthieu Béra
Maître de conférences en sociologie
Université Bordeaux IV


Au discours critique et externe sur les productions culturelles est venu se substituer un cycle ininterrompu d’auto-promotion d’une toute autre nature.

L’état de la critique d’art est symptomatique non pas du débat artistique en soi, mais du débat social en général dans nos sociétés surdéterminées par les médias et la raison économique.
_____________

La critique d’art est un objet sociologique assez mal cerné. En partie parce que la sociologie de l’art est un domaine récent (années 50 sous sa forme universitaire (1) ) au sein d’une discipline jeune (qui a un siècle). L’esthétique, la littérature et l’histoire se sont emparées de la critique depuis bien plus longtemps, avec leurs points de vue spécifiques : le jugement de goût, le genre, l’institution. Pourtant, la critique est un objet d’une grande richesse sociologique. Il est essentiel de comprendre, par exemple, qu’elle constitue une voie d’entrée privilégiée pour analyser la presse. S’il s’agit d’un genre journalistique plutôt marginal, en cela qu’il se tient éloigné du modèle d’objectivité que revendiquent les gens de presse (gens pressés), il n’en reste pas moins historiquement rattaché à la naissance de la presse et à tout ce qui la caractérise.

______________________

Critique et engagement

Il est clair que la critique et son engagement subjectif ne rentrent pas dans le credo journalistique, soucieux de factualité, d’expertise et de neutralité (2) . La presse « engagée » (au sens politique) traverse aujourd’hui une grave crise, on le sait, au même titre que l’engagement en général (3). Les prises de position sont, quand il y en a, reléguées aux éditoriaux, aux « chroniques », aux « humeurs » et « rebonds », toutes formellement encadrées (pour ne pas « déteindre » sur le reste ?) et externalisées : on demande à des plumes extérieures d’importer leurs points de vue ou, pourquoi pas, on exhibe un courrier de lecteurs nerveux. En outre, sur le modèle anglo-saxon devenu référenciel, les journalistes s’ingénient à distinguer les faits des opinions. La critique engagée que défendait jadis Baudelaire dans son Salon de 1846 (4) , que Richard appelle la « critique subjective » (La Critique d’art, 1956) n’a plus vraiment sa place dans le système actuel. Les partis pris s’affichent peu et les chroniqueurs pigistes, réguliers ou non, (rares sont les titulaires spécialisés) évitent les prises de position. Dans les revues ou magazines spécialisés les plus diffusés, les engagements sont timides, empruntés et portent le plus souvent sur des aspects susceptibles d’être expertisés : la muséologie, la politique publique ou l’histoire de l’art. Les rédacteurs en chef, s’ils n’hésitent pas eux-mêmes, au titre d’éditorialistes, à prendre des positions politiques et critiques par rapport aux institutions, ne cherchent nullement à étendre cette posture au sein de la rédaction et/ou ne trouvent pas de volontaires qui s’y prêtent (il serait de toute façon plutôt malvenu pour un pigiste occasionnel de s’en prendre à tel ou tel). Mieux vaut, de façon générale, proposer et indiquer des choses « intéressantes », donner à voir ce qui se fait, plutôt que de perdre du temps et de l’espace, qui sont rares et chers comme chacun sait, à dénoncer ou critiquer des artistes, des lieux et partis pris esthétiques.
La description littérale des œuvres s’est donc substituée à l’exposé des impressions subjectives ou à leur interprétation ; la factualité domine. C’est une tendance générale, qui touche l’approche sociologique elle-même : la crise des grandes théories, au profit des micro descriptions. On peut dire autrement que la critique s’est banalisée ou « routinisée » au sens de Max Weber : elle a perdu sa dimension « magique », extra-ordinaire, ses figures charismatiques, s’étant assignée à une fonction scrupuleuse et un peu laborieuse : dire ce qu’il « faut faire » pour bien occuper ses loisirs. Les guides, les agenda, les rubriques (ou injonctions) « Sortir », « A voir», « A ne pas rater », « A lire », etc., n’ont de cesse de proposer aux classes moyennes cultivées des occasion de sorties. Telles sont les finalités d’une nouvelle « critique » qui n’en porte plus que le nom, a changé de nature. Le souci d’exhaustivité l’emporte désormais sur celui de juger publiquement.
Il existe une explication qu’il ne faudrait pas dénier au nom d’une certaine autocensure pusillanime : les lecteurs sont tout simplement demandeurs ! Ils n’attendent pas de prises de position, d’engagements subjectifs, qu’ils prennent toujours pour des a priorismes délétères ou des partis-pris injustifiables. Ils souhaitent des informations, des « données » qu’ils puissent recycler afin d’occuper le mieux possible leur temps libéré (mais compté) des contraintes domestiques et professionnelles. Ils sont victimes d’une croyance bien partagée qu’il existe un strict partage entre l’objectivité des faits bruts et la subjectivité des jugements, ne se rendent pas compte que la sélection des informations est la première et la plus grande des subjectivités, qui ne se donne pourtant jamais à voir en tant que telle.
La rédaction s’adapte méthodiquement aux demandes contraignantes des lecteurs, les seules qui l’intéressent, évidemment, avec celles des annonceurs. Le lecteur type ne lit pas les compte rendus pour connaître la position d’un tel ou d’un autre (des sondages ponctuels montrent qu’ils ne lisent pas leurs noms), mais pour savoir ce qu’il pourra bien faire ce samedi là. Il cherche à s’informer pour connaître ce spectacle et ce film à voir, ou ce livre à lire, car « tout le monde en parle » (Ardisson). Les critiques remplissent un service, comme journalistes qu’ils sont devenus. Leur position personnelle est superflue ou doit être encadrée (au sens propre et littéral).

Critique et capitalisme

Comme le soulignait Habermas (L’espace public, 1962), la naissance d’une presse libre et concurrentielle a participé de la production d’un espace public de discussion au XVIIIè, qui a relayé et élargi les salons privés. La critique d’art a joué dans ce processus un rôle moteur, en tant que modèle de discussion et d’échange d’idées, qui fut transposé progressivement à la sphère politique. La vie culturelle se nourrit de débats d’opinions, de jugements plus ou moins raisonnés, de discussions. La critique constitue un bon indicateur du niveau de débat d’une époque donnée. Selon ce même Habermas, le XIXème siècle a vu se dénaturer le débat public avec la grande presse capitaliste, plus soucieuse de rentabilité que d’idées qui se vendent trop mal. La presse a progressivement limité les discussions au profit des parodies de débats, inventant des dispositifs pour délimiter la discussion publique, acceptant à la rigueur de la mettre en spectacle. Une émission comme Le Masque et la plume illustre assez bien cette tendance : des critiques se livrent avant tout au spectacle de la critique, en ce sens que la forme plaisante de la joute l’emporte sur le fond des arguments échangés qui importent peu. L’émission télévisée de Thierry Ardisson Rive droite rive gauche procède du même principe : une mise en scène de l’opposition, qui exige que les critiques jouent le débat sur l’actualité culturelle.

Ces médias qui expulsent la « culture » et les arts des antennes et des chaînes (le rapport de la philosophe Catherine Clément n’a pu, à cet égard, faire autre chose qu’enfoncer des portes ouvertes), sont bien plus intéressés par la promotion des « biens culturels industriels » (comme disaient Adorno et Horkheimer) : livres, disques, films… La critique est devenue dans ce système médiatico promotionnel un moyen parmi d’autres d’améliorer le rendement de la promotion (5). Elle est largement instrumentalisée, quelque soit son orientation. Si une critique favorable n’est pas nécessairement salariée, elle est objectivement une promotion. Si elle est mauvaise, elle participe de fait à la promotion et devient une polémique profitable. (cette ficelle est très souvent utilisée). Enfin, si elle est neutre, factuelle, elle agit là encore comme une publicité dans une économie de la notoriété.
Des émissions de radio autrefois largement consacrées au débat sur l’actualité des arts et de la culture, comme « le panorama » de France culture, ont été éliminées. Y ont succédé des formes plus distanciées, qui ont intellectualisé les questions, en invitant des universitaires et des chercheurs (Cf. l’émission qui a suivi : « La suite dans les idées »). Aujourd’hui, la tranche horaire (« Tout arrive ») est devenue presque exclusivement promotionnelle dans sa forme et son esprit, enflée par des superlatifs à peine croyables sur ces ondes il y a quelques années : on ne compte plus les « extraordinaire », « formidable », « sensationnel », « unique », « passionnant », etc. Le dispositif choisi est déterminant : les producteurs, les commissaires d’exposition, les artistes, les comédiens, les metteurs en scène, chefs d’orchestre, directeurs de scènes, écrivains, musiciens, danseurs, interprètes, défilent un à un pour décrire et promouvoir leurs spectacles. Au discours critique et externe sur les productions culturelles est venu se substituer un cycle ininterrompu d’auto-promotion d’une toute autre nature.
Les ouvrages et auteurs se multiplient qui dénoncent un débat inexistant, tronqué ou impossible. Au point que la forme « débat » est devenue en soi un objet sociologique émergent (donc problématique) qui se pose dans tous les domaines de notre société, de la science (l’étude des controverses (6) ) à la politique (la délibération, la démocratie de proximité, la participation citoyenne (7) ). De ce point de vue, l’état de la critique d’art est symptomatique non pas du débat artistique en soi, mais du débat social en général dans nos sociétés surdéterminées par les médias et la raison économique.

Il n’en est moins vrai qu’il est extrêmement difficile de débattre sur les arts contemporains. La polémique de 1992 engagée par des revues Esprit, les news magazines ou télémagazines Télérama, l’Evénement du jeudi, etc. a tenté de disqualifier l’art contemporain dans son ensemble (Cf. le hors série de Télérama intitulé le « grand bazard »), assimilant toutes les créations contemporaines ou les subsumant à quelques figures supposées les représenter, disqualifiant du même coup la possibilité même de débattre. La riposte s’est faite tout aussi caricaturale, dénonçant le climat « fasciste » (sic), la « haine de l’art » (resic) et déplaçant les arguments sur la scène politique et idéologique (8) . Certains échanges ont fini devant les tribunaux, cette fois sur le terrain juridique de la diffamation (Jean Clair contre Bourriaud par exemple).
La critique a du mal à trouver une forme adéquate aux contraintes de presse qui se situent quelque part entre les demandes des lecteurs, des annonceurs, des rédacteurs et des sources (les « producteurs »). Il n’y sans doute pas, à cet égard, de critique d’art idéale. Le sociologue ne doit pas être sollicité pour la proposer. Il peut décrire la critique telle qu’elle se fait, chercher à comprendre les mécanismes qui la déterminent dans sa forme. Mais il s’agit cette fois du credo scientifique, ce qui n’est pas même chose.


1- Cf. Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, La Découverte ; Matthieu Béra et Yvon Lamy, Sociologie de la culture, Colin, 2003. Egalement la revue annuelle peu connue qui existe depuis dix ans, Sociologie de l’art, l’Harmattan, dont le dernier numéroe (Nouvelle série Opus n°3, décembre 2003) traite du problème de la critique d’art.
2- De bonnes introductions dans Erik Neveu, Sociologie du journalisme, 2001, La Découverte et Cyril Lemieux, Mauvaise presse, Métailié, 2000.
3- On peut consulter sur ce thème le dernier dossier « les mouvements sociaux » de la revue Sciences humaines, n°144, décembre 2003.
4- Notamment l’introduction de ce salon intitulée « A quoi bon la critique ? » où il écrit que « (…) pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique (…) ».
5- Le lecteur peut consulter le numéro 117 de la revue Réseaux, 2003, coordonné par Philippe Leguern numéro spécial sur « les nouvelles formes de la consécration culturelle » ; et sur ces questions, mon article « Critique d’art et/ou promotion culturelle ? »
6- Dominique Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, PUF, 2003
7- Par exemple Pierre Zémor, Pour un meilleur débat public, Presses de Sciences po, 2003
8- Il existe un rapport commandé par Le Ministère de la culture, malheureusement non édité, qui retrace cette polémique : Raphaël Lellouche, De la sélection dans la démocratie

02

Pour un bilan du marché de l’art en France :
Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de nos Beaux-Arts ?
Par Lise Cormery *


Que reste-t-il de nos amours ? Ne pourrait-on pas fredonner aussi, Que reste-t-il de nos Beaux-Arts ? Mi-nostalgique, mi-euphorique, c'est un peu l'esprit de ce bilan du marché de l'art. Au lieu d'imposer un prêt-à-penser, il sera ici proposé un prêt-à-libérer, un prêt-à-questionner le marTché et quelques pistes, bien qu'incomplètes, sur son passé, présent et à-venir. On y constatera que notre pays est un territoire de paradoxes, et d'emblée sur ce vaste sujet une question va s'imposer.

_____________________________

L’art serait-il une économie de l’inutile ou de l’essentiel ?
N'est-ce pas la seule trace qui reste de nous lorsque la grande faucheuse est passée ? Que subsiste-t-il de l'Homo Politicus, si ce n’est ces monuments érigés à leur autoglorification, fruits de la création d’ARTistes libres et du marTché du temps ? Paradoxalement, le passant a oublié l’homme de pouvoir, l'artiste et les intermédiaires marchands ou "oeuvrant". Seule demeure l’œuvre, éternelle, testament universel de l’ARTiste libre à l’humanité (1). En dépit de ces évidences, le secteur artistique ne serait pour l'Homo Politicus que le dernier maillon négligeable de la grande chaîne économico-sociale. L'art, c'est vrai, n'est qu'une production de richesse différée. Mais si la France en 2002 est le n°1 du tourisme mondial, n'est-ce pas grâce aux bénéfices d'une image mythique héritée du marTché de l'art des Impressionnistes et du Moulin Rouge ?

L'art, une production de richesse différée ?
Tout comme la santé et l'éducation, l'Art est une production de richesse différée, mais s'inscrit très loin dans l'espace-temps(2). Les projections se calculent de deux générations jusqu'à un nombre indéfinissable de générations. Mais nous ne sommes pas immortels, alors, que pèsent à côté de produits éphémères, donc à renouveler et de facto rentables, la valeur aléatoire et la beauté intemporelle d’une peinture, d’une sculpture, d’une gravure ou le chant assourdi d’une poésie (3)? Nulle rentabilité, aucun usage a priori. L’art ne sera jamais profitable à court terme et de facto consommable. À moins que les politiques et les affairistes ne s’en emparent, comme en France depuis la fin des années 80 ? Les fausses cotes s'effondrent. L'art authentique est devenu si vulnérable, pourtant il s’accroche. Rebelle, il se dérobe encore. "L'art se venge ! " dira Lia Grambilher.

L'art ou l'arTgent ?

exergue
L’art aurait-il vendu son âme à l’Homo Politicus et à l'Homo Mediaticus ? Ne serait-il plus qu’un leurre médiatique au service du pouvoir politique et de l'arTgent ?

L'art résistera-t-il longtemps aux politiques, aux cumul'arts, aux communic’arts et aux art’ionnaires. Ces derniers, friands d’art éphémère subventionnable et "marchandisable", donc consommable sur le champ, entament une lutte sans merci de l’arTgent contre l’esprit. Pour les politiques et la majorité des citoyens, l’art ne serait que cet objectif inutile, superficiel, qui ne mérite pas un vote. Dans notre société où Dieu est banni le plus souvent de nos consciences, il serait perçu selon les idéologies comme une idée bourgeoise, rétrograde, récupérable à merci ou comme un mal nécessaire, alors que dans des contrées "primitives" il fera partie intégrante du quotidien et constituera le lien fondamental entre la terre et le ciel (4) ? Qu'en est-il devenu de la quête du chef-d'œuvre et de la recherche pure et dure ? L’art aurait-il vendu son âme à l’Homo Politicus et à l'Homo Mediaticus ? Ne serait-il plus qu’un leurre médiatique au service du pouvoir politique et de l'arTgent ? N'est-il pas pourtant notre dernier rempart contre l'aliénation ? Ce qui reste de l'esprit dans une société où le sacré est occulté ou nié ? Serions-nous revenus à la situation que Veblen dénonçait à la fin du XIXe siècle ? Mais les travailleurs sont désormais condamnés non plus aux travaux forcés, mais aux loisirs forcés, enfer extrême, quand la "suprême abstraction, l'argent" (5) se limite au R.M.I et au nouveau paysage culturel français de la Télé Réalité. Les pauvres et les ARTistes libres sont plus que jamais esclaves de "l'arbitraire et de l'insolence des privilégiés" (6)et de ceux qui ont "édifié leur fortune sans mettre la main à la pâte, en achetant et revendant non des réalités mais des abstractions et avant tout, la suprême abstraction, l'argent." Pire, on assiste au développement de dilettantes qui rentabilisent leurs loisirs. Les institutionnels l'encourage et le qualifie de "Marché de l'artiste" Sommes-nous dans l'abêtissement ou dans l'épanouissement de l'esprit ? Y aurait-il une volonté délibérée de destruction de l'art ? Transformerait-on le marTché de l’art "en une jungle où comme avant l'artiste doit travailler deux fois plus que les autres" mais où paradoxalement "Si avant l’art créait l’argent, maintenant l’argent crée l’art" ? L’arTgent remplacerait-il l'art désormais, ce, malgré l'expansion incessante du Ministère de la Culture ?

La France perd son aura de Phare des Arts d'antan et « gagne » un ministère ?
Les Beaux-Arts vont-ils mieux depuis la création en 1959 de la vénérable institution du Ministère ? "Un paradoxe marquant et presque concomitant va s’imposer, il s'avère flagrant lors de l'étude des enchères. Durant cette période historique, la France perd sa place de n°1 dans les ventes publiques." Malgré l'opulence des Trente Glorieuses, le marTché de l'art comme mis en cage perdrait-il peu à peu de son intérêt pour les amateurs d’art éclairés ? Ou venait-il à point nommé pour suppléer à des carences historiques ? Cette création, contrairement aux a priori, ne serait pas favorable à l’art français au niveau international. Elle serait symboliquement assimilée, malgré les vœux de Malraux, à l’étatisation de l’art. Ce qui équivaut dans l’imaginaire à une certaine stérilisation de l’art. A contrario, l'art ne se conçoit-il pas uniquement comme l'art pour l'art (7), libération de l’aliénation humaine ?

D'un ministère ange gardien ou gardien de prison ?

Exergue
Les artistes libres seraient de plus en plus les otages de la société civile forgée par les politiques.

Ne met-on pas l'art en uniforme ? (8) Aurions-nous enterré l'adage du Ministre de la Culture Françoise Giroud : "L'État doit servir. On ne doit ni s'en servir ni s'y asservir." Comme l'ont analysé David Halle et Elisabeth Tiso lors d'un symposium art & @rt sur "Le MartTché de l'art France-Etats-Unis", en France "le gouvernement joue un rôle plus important dans l'art contemporain que dans le reste du monde. Le budget de la Ville de Paris est supérieur à celui du "National Endowment for the Arts" des Etats-Unis…Les nombreux fonctionnaires du ministère jouent un rôle vital parallèle à celui des conservateurs indépendants à New York. Ils jouent un rôle dominant dans l'arbitrage de l'art français." Arbitrer, oui. Arbitrairement, non. Choix de compétence ou de "militance" ? Le ministère, contribuerait-il à la culture ou à la déculturation ? Son rôle de protecteur de l'esprit des arts serait-il désormais éclipsé par celui de cerbère de l'arTgent, laissant sur le bas-côté les ARTistes libres pour faire entrer à La Maison des Artistes des populations plus socialement assimilables. Graphistes plus rentables, communic'arts plus médiatiques que créatifs, cumul'arts, cumulards de subventions et de fonctions publiques ? Les ARTistes libres seraient de plus en plus les otages de la société civile forgée par les politiques. Ils paraissent à la fin du siècle, d’autant plus fragiles que la société des acteurs de l’art voyage sur un toujours plus minuscule et frêle esquif, à l’ombre des grands paquebots toujours plus gigantesques, multinationales, institutions étatiques ou para-étatiques qui se partagent la manne du pouvoir et imposent aux ARTistes libres un capitalisme dur au paroxysme depuis la fin des années 80. Le MarTché indépendant quant à lui, est sinistré et demeure le dernier maillon de la grande chaîne économico-sociale. Que reste-t-il de nos amours ?

France, Terre de création, de destruction ou d'accueil des Arts ?

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En art, comme dans la survie de l'espèce, le seul choix serait le métissage.

Selon une analyse sur 150 ans nous serions plus un marTché d'accueil d'artistes et d'acheteurs de l'extérieur que de création d'art "français". Bien que les touristes, populations en "vacance" soient plutôt des acheteurs d'images de l'art qui musarTdent , il faut néanmoins prendre en considération les chiffres du Tourisme français. Notre pays aurait accueilli en 2002 : 76.722.000 touristes. Soit une augmentation de 2 % sur 2001. Paradoxalement, le Paris, phare des Arts d'antan, s'est éteint. Il est désormais lanterne rouge, si ce n'est proche du néant. Comment sauver le MarTché de l'art, l'art en marche et l'artiste vivant ? Une des pistes fait écho à la phrase du Général de Gaulle apostrophant un gouverneur en 1942 : "Vous êtes un bourgeois, l'avenir est au métissage." En art, comme dans la survie de l'espèce, le seul choix serait le métissage. L'art se ressource dans l'immigration, seule chance pour l'avenir du marTché français toujours s'enrichi par les artistes et l'art venus d'ailleurs.

Les Acteurs du MarTché : Etat marchand ou MarTchands mécènes ?
Constitué d'acheteurs, de créateurs et d'intermédiaires, et d'encadreurs, doreurs, marbriers, transporteurs, marTchands de couleurs, journalistes, maquettistes, etc, les acteurs de l'art comprennent 1001 métiers. Chacun a sa sociologie et ce tout indissociable constitue le marTché. Souvent les sociologues oublient l'État et dissocient ses corollaires. Pourtant la plupart des musées, fondations et associations sont étatiques. Elles achètent et vendent des œuvres, des services et des produits dérivés. Aussi parlerons-nous du marTché des indépendants d'une part, et du marTché d'État, d'autre part. L'État est devenu acteur à part entière du MarTché. Est-ce sa vocation ? On y trouve dès les années 60 Les Maisons de la Culture, années 70 Les Centres d'Art, sur le modèle allemand des "Kunsthalle", Les FRAC dès 1982, etc. Après tant d'années de facto l'État marTchand pourrait-il se substituer au marché ? Rendre le marTché équitable et redonner à la France sa place d'"exception culturelle" des années 60-70 ? Non. L'analyse budgétaire de 1960 à 1999 le prouverait. L'achat d'œuvres d'art aux artistes en est une des évidences (9). Par ailleurs, on remarque que la "rémunération du personnel du ministère en activité" de 1985 à 1999, aurait plus que doublé, quand, dans le même temps le pouvoir d’achat des Français en général et de facto du marTché indépendant se serait effondré, selon le dossier 6 millions de pauvres, krach social à la française (10) et les chiffres de l’OCDE . Les taux de croissance, la dépense publique moyenne de 1990/1997 prouveraient que les taux de croissance les plus bas du G7 seraient en France et en Italie où la dépense publique est la plus élevée. Les pays à plus forte dépense publique auraient le taux de chômage le plus élevé et la France serait la plus sinistrée. "Si l’on s’en tient à l’hypothèse la plus basse de "Statistique et stratégie socio-politique de la communication des Beaux arts"...L’aumône de l’État, à supposer, qu’elle soit non clientéliste, ne compense pas, malgré les budgets impressionnants, la destruction du marché et la perte de pouvoir d’achat des artistes." (11)Au lieu d’éradiquer les indépendants et d’étouffer le marTché en tentant de s’y substituer, l’État n’aurait-il pas intérêt à pARTager ? Des conservateurs de cœur aux conservateurs rhéteurs ? On observe des conservateurs de musée aux formations, aux profils et aux actions différenciés. Certains contribueront à l'éradication, d'autres à la conservation ou à la communication de l'art.

Des commissaires-priseurs régaliens aux "lessiviers"?
Ils demeurent quelque peu régaliens dans l'imaginaire collectif, même après la loi de 2001, ils sont sous l'œil du Conseil des Ventes et pas tout à fait indépendants comme leurs confrères étrangers. Ils seraient des alliés précieux pour le futur des MarTchands indépendants et des ARTtistes libres. Ils accuseraient avec difficulté le choc de la confrontation internationale avec les entraves à l’importation et à l'exportation. De la fin des années 50 à 2001, Drouot et l’aura internationale de Paris se sont réduits comme peau de chagrin Mais aujourd'hui encore les enchères ne sont-elles pas comme celles des Manet et Morisot, soutenues par le marchand Jacob qui racheta pour 20.000 F de tableaux afin de maintenir une cote convenable ? La profession déclare un chiffre d'affaires en M de F et par an pour : 1985 : 3459, 1986 : 3818, 4, 1987 : 4572,7, 1988 : 5709,9, 1990 : 9714, 4, 1991 : 7352, 5, 1992 : 7269, 3, 1993 : 7778, 7, 1994 : 8013, 3, 1995 : 7425, 6, 1996, 7830, 5, 1997 : 8500. Mais n'occultons pas la pratique devenue courante des ventes médiatiques aux dépens des ventes authentiques. Véritables campagnes de communication elles créent la confusion chez les collectionneurs d’où des krachs inévitables. Le droit de suite, bienfait ou malheur, serait un leurre pour les artistes qui n’en verrait pas beaucoup la couleur.

Des experts judiciaires aux ArTchanges .
Les experts sont souvent décriés ou ridiculisés. Le métier pourtant nécessite savoir et responsabilité. Mis à part quelques brebis galeuses, qui défient l'imaginaire et le problème souvent évoqué dans la tradition populaire du vrai et du faux on y découvre aussi des ArTchanges (12) qui vouent leur vie à un artiste et une responsabilité trentenaire qu'ils sont les seuls à partager avec les marTchands.

Des artistes. Des "Bons à rien" ou des "Trésors Vivants" ?
Les deux acteurs principaux du marché sont l'artiste et "l'œuvre d'art." Ils se transforment avec l'ère de la communication en "communic'arts" ou lorsque l'étatique s'allie au politique en "cumul'arts". Serviteurs zélés de l'obéissance sociale ils suivent des chemins parallèles à ceux des "ARTistes libres", guides voués à la conscience humaine. Les profils et les choix des acteurs de l'art sont multiples et les statistiques varient selon les sources.

Des collectionneurs de cœur, spéculateurs, art'ionnaires ou surf'Arts ?

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Spéculateurs, ils possèdent les œuvres d’art quand les collectionneurs de cœur sont a contrario possédés par elles.

La fiscalité française est dissuasive, le MarTché de l’art vivant en souffre. Les collectionneurs comme les commissaires-priseurs désormais français comme Christie’s préfèrent souvent Londres à Paris. Traqués, admirés, enviés, les collectionneurs sont sujets à toutes sortes d’attentes et de mythes. La collection serait liée dans l’imaginaire français à la notion «capitaliste» de l’argent. Stigmatisés et à tort le plus souvent qualifiés de bourgeois, d'«héritiers» ou à mots couverts de « fraudeurs », ils seraient aussi bien fils de bouchers que d’aristocrates (13). Si, jusqu’en 1914, les collectionneurs «appartenaient financièrement et socialement à des groupes bien définis»(14) entre 1918 et 1939, «L'intérêt pour l'art moderne se situe dans des catégories sociales indépendantes des structures officielles…Jamais les artistes novateurs et leurs marchands n'ont disposé d'autant d'appuis de qualité, dans un milieu parisien cohérent de collectionneurs, d'amateurs, de critiques et d'écrivains.» La période des années 1950 à 1976, fut bénie, mais à partir de la deuxième moitié des années 70, la traque fiscale se met en place, avec elle une nouvelle socio-politique contribuerait à l’extinction des collectionneurs : la délation rémunérée par l’État, l’épouvantail psychologique de l’impôt sur la fortune, les fichiers de Bercy pour l'assurance de collections dépassant 100.000 F(15.000 Euros), un mécénat dérisoire, des droits de successions importants, sans oublier la peur du vol et une idéologie de l’envie exacerbée, etc. Ce que Suzanne Pagé, du Musée d’Art Moderne de Paris, qualifiera de «crispations à l’endroit de tracasseries et embarras publics», qui provoqueraient sa «discrétion» légendaire. Discrétion, qui, selon certains, pourrait mener à l’extinction de l'amateur d'art éclairé. Il ne consomme pas. Il pense. Il devient dès lors suspect à double titre. Généralement très ouvert à l’art et au monde, il compare les contextes socio-économiques différents et ne s’y trompe pas. Quand il le peut, il déserte notre territoire. Il ne resterait alors que les collectionneurs médiatiques et institutionnels. Spéculateurs, ils possèdent les œuvres d’art quand les collectionneurs de cœur sont a contrario possédés par elles. Parallèlement on découvre une nouvelle typologie en développement, les art’ionnaires qui considèrent l'art comme une marchandise périssable et dès la fin des années 1990, des surf'arts, collectionneurs frimeurs sur Internet, l'œil fixé sur les bases de données d'enchères. Ils collectionnent à grand frais de biens et services informatiques et consomment l'image de l'art. Ils ne font pas la différence entre une image et un tableau et demandent aux galeristes "Vous l'avez fait vous-même ? "Ils se développeraient de pair avec les nouvelles technologies de l'Internet.

Des critiques d'art esthètes ou des "commissaires" ?
Art de l'écriture au service de l'artiste ou communication au service du critique ? Les dérives ou mutations, au choix, sont patentes. Un critique d'art dans un symposium ART & @rt sur le sujet, s'amusait du nombre d'adhérents d'associations qui s'auto-déclaraient "critiques d'art". "L'arrêté du 3 janvier 1995 exacerberait cette tendance.

Portes ouvertes et Salons.
Très utiles contre la solitude des ARTistes libres, on remarque que les Ateliers ouverts ou Salons où l'artiste s'auto-expose, au lieu d'éradiquer les marTchands tendraient à les rendre indispensables. Les artistes de qualité après quelques années y renonceraient devant le dilemme "continuer à œuvrer ou à s'auto-promouvoir ?" Ils mettent en lumière la célèbre phrase de Marylin Monroe : "Ask my agent !" et la communication d' d'hier et d'aujourd'hui avec "les nouvelles technologies de l'Internet, prometteuses dans les années 1998-1999 qui apporteraient plus de frais que de fruits." Les chiffres de ces marTchés sont souvent occultes, difficiles à évaluer avec l'instabilité des participants et des cotes auto-estimées fluctuantes. Seule, la FIAC permettrait d'avoir une idée du MarTché. Elle exposait en 1993 : 186 galeries, 1995 : 121, 1998 : 138, 1999 : 182, avec en 1992 : 150.000 visiteurs, 1993 : 140.000, 1995 : 70.000, 1998 : 90.000, 1999 : 100.000. Ses ventes en millions de F : 1990 : 400, 1991 : 200, 1992 : 100, 1993 : 100, 1994 : 150, 1995 : 7 millions de Francs." (15) Bilan éloquent pour le marTché.

Des marchands et des galeries d'art.
Sont-ils voués à disparaître, ont-ils encore une utilité ? Les chiffres selon les sources varient. Le Ministère de la culture en 1995 , propose 1060 galeries d'art contemporain en France, en 1998, 1124. France Telecom en l'an 2000, 2463 galeries d'art en France, en 2003, 777 galeries à Paris. .En France, il est vrai, que les marchands sont mal considérés, ce, a contrario d'autres pays comme l'Angleterre, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie, les Etats-Unis,etc. Ils sont suspectés, comme les collectionneurs, de richesses éhontées et le plus souvent mal acquises. Cela permettrait-il de valoriser le marché de l'État, qui serait quant à lui, un gage d'intégrité supposé ? De tels préjugés seraient battus en brèche par les recherches universitaires.(16) C'est ainsi qu'à la fin du siècle des marchands mécènes et un État-marchand se côtoient. On observe lors d'enquêtes un désenchantement "C'est le manque de fréquentation des galeries qui fait que j'ai moins le feu sacré. Il y a plusieurs raisons : l'État, les escrocs intellectuels,…de fausses galeries avec de faux artistes, et le pire, une clientèle qui ne voit pas la différence ! " On rencontre cette nostalgie en particulier, chez des marTchands qui ont connu le faste des années 60-70 où Connaissance des Arts avait 13 millions de lecteurs, et contraste avec les 40.000 lecteurs d'aujourd'hui. Si un nombre grandissant d'acteurs du MarTché est subventionné ou racheté par des géants, ils sont principalement libres et résistent tant bien que mal à "La chasse aux indépendants" par la fiscalité, la déculturation ou l'arTgent. Le marTchand peut être un chercheur, un idéaliste, ou un homme d'affaires aux dents longues. La réalité sociale des acteurs de l'art marchands est multiple.

D'une France : Belle au bois dormant ?
En 1951-1952, Paris était le phare international des arts, n° 1 pour le montant global des affaires, les peintres américains venaient y vivre. En 1961-1962 Londres ravit à Paris la première place. En 1964, Sotheby’s, anglaise achète Parke Bernet à New-York. Puis, va suivre l’introduction de Christie’s à la Bourse en 1973 et celle de Sotheby’s en 1988. New-York devient le nouveau phare des Arts avec une école américaine dynamique et une socio-politique de l'art incitative. La France avec arrogance attendrait à ses pieds le monde, alors que les maisons de vente anglo-saxonnes vont au monde. "Le grand espoir naît avec les spectaculaires fusions-acquisitions de Pinault avec Christie's et Arnault , qui se positionnent sur le marTché. Mais le problème demeure, sont-ils géants au niveau mondial ? Leur fortune est-elle virtuelle ou réelle ? Malgré la loi du 1er janvier 1998, - repoussée jusqu'en juillet 2001 dans une véritable course aux initiés - , vont-ils être, eux aussi, obligés de plier ? En France, la lutte amateur d’art contre art’ionnaire s’intensifie crescendo au fil du temps. L'avenir s’obscurcit après de longues années d'alliance art'ionnaire-Homo Politicus qui contamine les purs et considère l’œuvre d’art comme une marchandise uniquement spéculative donc éphémère. Ne serait-ce pas antinomique avec l’œuvre d’art authentique qui tend par sa quête et son essence à l’intemporel ? Transformée en produit périssable ne serait-elles pas alors réduite à une simple prestation visuelle médiatique ou assimilable à des loisirs ludiques ? Notre société va-t-elle continuer de générer les plus grandes originalités pour aussitôt les annihiler ?

Que reste-t-il de nos amours et de nos Beaux-Arts ?
Il est vrai que pour les transactions, la majorité des œuvres d'art ne sont pas achetées par les Français. Est-ce une tradition ? Oui. Historiquement la France serait tributaire de l’étranger pour faire vivre ou survivre ses artistes depuis le XIXe siècle. Par ailleurs, ce dernier maillon de la chaîne économique sera aussi le premier à sauter en cas de crise sociale. Ce qui est le cas depuis de longues années. L’appauvrissement du pays est prouvé par les chiffres de l'OCDE (17), et de l'INSEE. La désaffection, conséquence de l’économique, est aggravée par la démagogie politique qui sabote la valeur artistique. Le bon sens populaire interprète ainsi les slogans politiques "Un artiste, c’est quoi ? Il ne fait rien de mieux que moi. La preuve, le politique n'affirme-t-il pas que nous sommes "Tous artistes."" Parallèlement, un encouragement de l’État aux valeurs boursières a eu pour conséquence une désaffection et une spéculation sur le court terme, au risque de se ruiner, comme on l'a vu avec l'affaire Vivendi. Ceci est aggravé par un système administratif contraignant qui ne permet plus au marTché indépendant de jouer son rôle comme par le passé. Seuls les géants, multinationales, structures para-étatiques continuent à brasser des mannes financières orientées vers l’acquisition d'"art" informatico-industriel. Il s’ensuit une véritable dépression intellectuelle et psychologique d’une certaine intelligentsia apathique depuis le début des années 80, repue, bâillonnée par les avantages symboliques et économiques. De plus, la Société de la communication des années 70, commuée en Société des nouvelles technologies des années 90, bouleverse la socio-politique du marTché. Elle augmente les frais de fonctionnement d'une façon drastique. Si le chiffre d'affaires n'augmente pas ou au contraire régresse, comme c'est le cas, les budgets publicitaires désormais incontournables et exponentiels transforment les grands marTchands en véritables faussaires de l'art qui doivent s'associer à des banquiers ou à l'État. Si la communication a toujours existé avec une nouvelle technologie qui, on en convient, toujours succède à une autre, la transformation économico-sociale de l'image va t-elle néanmoins privilégier "La forme aux dépens du fond ? " vidant plus encore de sens le marTché ? Cette conjonction de circonstances néfastes s’additionne à la tradition d’un "amateur d'art imaginaire" français, plus "dans le dire que dans l'agir", aggravé par le développement des nouvelles technologies et la consommation d’image de l'art aux dépens de la contemplation de l'œuvre d'art. L'enjeu d'un renouveau du marTché français est-il devenu une mission impossible ? Le politique exigerait que tout soit, y compris l'art et l'homme, normé, formaté, marTchandisé. Le NovLang de 1984 aurait fait table rase. Les indépendants, on le constate par la recherche, ont toujours été historiquement la cheville ouvrière du marTché. Comment dresser des passerelles entre les différents acteurs de l'art ? Par le pARTage retrouvé ?

L'espoir. Le pARTage.
Quelques pistes. La France se positionne en terre des arts, mais elle est le seul pays qui n'a pas au sein de l'Université de spécialité en sociologie et marTché de l'art et les diplômes aux formations aléatoires d'autres écoles, n'y sont pas reconnus. Pourquoi ? Ouverture des Beaux-Arts à toute la nouvelle génération et à l'immigration sur des critères esthétiques, ce qui permettrait le recrutement libre de nouveaux professeurs et d'artistes. Un marché libre de l'œuvre d'art, les ArTchanges. À choisir entre la "diabolisation" de la mondialisation ou l'artiste au cœur du monde ? L'alternative est évidente. L'artiste a toujours été au cœur du monde et le monde au cœur. La mondialisation et son pendant, l'anti-mondialisation, ne sont que des idéologies stériles de plus. L'art et l'artiste n'ont jamais connu de frontières. Ils se sont construits au-delà. Tout comme l'écologie se construira au-delà du politique. Réunissons les compétences, oublions les "militances." Laissons de côté l'idéologique pour tout conjuguer à l'artistique. Les nouvelles technologies "Art & @rt ?"(18) Des visioconférences au service de tous les acteurs de l'art pour pARTager. Elles ont permis dans une période de crise politique de dresser des ponts. Ces conférences en ligne continuent un dialogue constructif. Une grande banque de données fédératrice gratuite pour les acteurs de l'art contribuerait à l’aura internationale du marTché français. Une émission télévisée hebdomadaire grand public, ni ampoulée ni Télé Réalité. Les Olympiades des Arts conjuguées au niveau communal, régional et national. L'Art urbain. Dans le métro, les jardins, les rues, renouerait avec l'esprit des Grands Travaux du FDA de Roosevelt apportant travail, reconnaissance sociale aux artistes, aux artisans, un regain économique, en ne se limitant pas à un seul fournisseur comme par le passé. Dans ce cadre, le 1 % serait à respecter. Un nouveau droit fiscal et des Fondations. Sécurité Sociale. Retour au système de 1964 basé sur "un œuvre" authentique et non l'économique. Transport libre des œuvres d'art par les artistes vivants. Retour à la loi de 1975, abolition de la loi de 1991. Retour à l'exonération de TVA pour les artistes comme avant 1991. Ces quelques actions, parmi d'autres, contribueraient à l'action ?

* Lise Cormery est Docteur de l’Université de Paris 7 - Denis Diderot - lcormeryjussieu@aol.com

1-Lise CORMERY, "L'art ou l'ArTgent ? ", Visioconférence Carrefours Télématiques, 2003, Université de Paris 7-Jussieu, 4187, Sociologie du pouvoir, politiques, institutions, sociétés, Actes séminaire du professeur Marie-Claude Vettraino-Soulard, Écrit, Image, Oral et Nouvelles Technologies, 2002/2003, Bureau des publications de Jussieu.
2-Lise Cormery, De l'éphémère à l'intemporel, Actes 2002/2003, op.cit.
3-Lia Grambilher,Des marTchands d'art du XIXe, XXe et XXIe ?, Visioconférence Symposium ART & @rt, Carrefours Télématiques, Université de Paris 7-Denis Diderot Jussieu, Actes Art & @rt 2003, Michelangelo Editions, 2003.
4-5-6- VEBLEN Thornstein, Théorie de la classe de loisir, The Mac Millan Company, 1899, Réédition, Gallimard, Paris, 1970.
7-Lise Cormery, Des Beaux-Arts sur Internet, Actes 1998/1999, op.cit.
8-David Halle, Professeur UCLA, Elisabeth Tiso, NYCU, "Du marTché de l'Art en France et aux Etats-Unis" Symposium ART & @rt, Actes ART & @rt 2003, op.cit
9-6 millions de pauvres, krach social à la française, L’Expansion, 18 février 1998.
10-OCDE Croissance, dépense publique, chômage, Societal, Mars 1999.
11-Lise Cormery, Musées, beaux-@rts et banques de données sur Internet et intranet, Nouvel instrument de libération, de coercition ou de communication ? Visioconférence, Actes Écrit, Image, Oral et Nouvelles Technologies, 2001/2002, op.cit.
12-BERNIER Georges, L’art et l’argent, Paris, Laffont, 1977.
13-MONNIER Gérard, L'Art et ses institutions en France, de la Révolution à nos jours, Paris, 1995.
14-De la critique d'art, d'hier et d'aujourd'hui, Visioconférence Symposium ART & @rt, Actes Art & @rt 2003, op.cit
15-Du MarTché de l'art en France et aux Etats-Unis, Visioconférence Symposium ART & @rt, Actes Art & @rt, 2003, op.cit.
16-Lise Cormery, Internet : La grande ART'naque ? De l'action et de la confusion, Actes du séminaire Écrit, Image, Oral et Nouvelles Technologies, 2001-2002, op.cit.
17-Georges Orwell, 1984, Gallimard, Paris, 1950.
18- www.artemis.jussieu.fr/ct/art&@rt

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bibliographie
- A & C éditions :
Glossaire de la sociologie de l'art du XXIe siècle
- Michelangelo Publications- Paris :
Les présidents de Ve République et l'art - Les ministres de la Culture et l'art -D'un Homo Politicus Héraut ou Héros ? - Ministère de la culture : Passé, présent, à - venir ? - Du marché de l'art : passé, présent et à-venir - Des commissaires-priseurs : De Louis le Hutin à aujourd'hui - Des collectionneurs de coeur et des spéculateurs ? - Des marchands d'art : passé, présent et à-venir ? - Des artistes : Des bons à rien ou des maîtres vivants ? - Des critiques d'art d'hier et d'aujourd'hui. Des esthètes aux "commissaires" - Des experts : Du vrai et du faux - De l'art ou de l'arTgent ? Art or Doll'art ? - Beaux-Arts : De la loi ou de la justice ? " - Du politique et des Beaux-Arts en France - De la sociologie de l'art -Communication, Information et Beaux Arts ;


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Art et politique. Les aléas d’un projet esthétique


Un entretien avec Hans Cova *


“ Il existe deux manières de ne pas aimer l’art. La première est de ne pas l’aimer et la seconde de l’aimer rationnellement “ Oscar Wilde



Hans Cova vient de publier aux Edition l’Harmattan-Paris un remarquable essai intitulé “ Art et politique. Les aléas d’un projet esthétique” .
Alors que nous nous questionnons aujourd’hui sur la pertinence de la réflexion esthétique, la question politique paraît revenir à l’ordre du jour. Faisant le constat des impasses de l’avant-gardisme et des apories de la subversion sponsorisée, nous en sommes venus à douter de la valeur ontologique de l’expérience esthétique, perdue dans une marchandisation aliénante du monde. L’Histoire veut que cette “fin de l’art” soit la conséquence d’une fragmentation processuelle du politique. Pourtant, en tant que configuration du sensible, l’esthétique pose toujours la question de sa projection politique. Alors que les Lumères, comprenant l’art à partir de ses effets sur la sensibiité, ont cherché ce projet dans l’harmonie des facultés, gage de la permanence du monde, les avant-gardes semblent l’avoir plutôt associé à la construction d’un monde à venir. Pouvons-nous ainsi établir une continuité ? Ou cette dérive témoignerait-elle plutôt, sous l’aune de l’histoire, d’une luxation des facultés ?
Tel est le sujet de cet essai sur la projection politique de l’art.

* Hans Cova , né a Quebec en 1977, est diplômé de l’Université de Montréal (Histoire) et de la Sorbonne (Philosophie). Il poursuit actuellemnt des travaux sur le sens du politique dans nos sociétés contemporaines.
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Artension : Dans votre livre Art et politique sous-titré Les aléas d’un projet esthétique, vous proposez une analyse des raisons historiques du dévoiement du projet esthétique ou de cette dimension esthétique de l’homme ; cette sorte de perte du sens qui peut être expliquée en effet en termes politiques.

Hans Cova : J’ai voulu en effet, en considérant l’histoire depuis le baroque (romain) jusqu’aux multiples thèses actuelles sur la « fin de l’art », montrer comment l’esthétique, en tant que « configuration du sensible » pour paraphraser Jacques Rancière, impliquait nécessairement sa projection politique. Par politique, il faut ici entendre un espace commun entre les hommes. Cette projection, il faut la comprendre comme la résultante d’une harmonie des facultés, gage de la permanence (relative) du monde. En ce sens, la cohérence de l’esthétique, cette discipline qui née au siècle des Lumières, s’attache moins à la libération de la sphère sensible, qui demeurait somme toute soumise aux diktats de la raison, qu’à cet accord (spontané) des facultés, auquel la philosophie kantienne a donné toute sa puissance. L’idée était de montrer que ce « projet esthétique » a été d’une certaine manière trahi par la logique moderne – logique très bien théorisée par Baudelaire, à la suite de Schiller, et exacerbée par les avant-gardes. Plutôt que d’une harmonie des facultés, d’une complicité « heuristique » entre la raison et la sensibilité, le credo de ces mouvements artistiques, propulsés par et dans l’Histoire, semble plutôt témoigner d’une luxation des facultés. Ce qu’évoque l’aphorisme de T.S. Elliot : « L’artiste sera d’autant plus parfait que seront complètement séparés en lui l’homme qui souffre et l’esprit qui crée. » Même idée formulée par Adorno : « La pure immédiateté ne suffit pas à l’expérience esthétique. Celle-ci, outre la spontanéité, exige une intentionnalité, la concentration d’une conscience ; on ne peut éluder cette contradiction. »
C’est l’articulation (ou la dislocation) de ces deux sens du projet esthétique (celui des Lumières et celui des avant-gardes) que j’ai voulu étudier, en exposant notamment comment, à notre époque, on assiste à une sorte de confusion raison/sensibilité à une sorte de strabisme des facultés qui conduit le projet esthétique dans une impasse, comme si on avait malencontreusement oublié les « origines » de l’esthétique.

Ar. : Vous écrivez « Si toute lucidité est la conscience d’une perte, comme le soutenait Cioran, faut-il croire que toute prise de conscience soit nécessairement, irrémédiablement réactionnaire ? » Que voulez-vous dire ?

H.C. : En tant qu’attitude qui stipule l’altérité fondamentale du présent et du passé, la modernité est une oscillation perpétuelle entre cette idée commune de progrès, issue des Lumières, et une nostalgie de quelque chose irrévocablement perdu. Or cette logique de la modernité tend à nous empêcher de puiser dans notre patrimoine, dans notre mémoire collective pour nous aider à vivre, et ce, à une époque où le devoir de mémoire n’a jamais autant été sollicité – comme en témoignent d’ailleurs les différentes cérémonies de commémoration. Toute référence à une époque antérieure, dans ce contexte où le présent constitue l’horizon indépassable de l’homme contemporain (selon les mots de Laïdi), semble être taxée de réactionnaire.


Ar. : Alors dans cette espèce de scission entre ce qu’on pourrait appeler la partie logique, historique, politique et son opposé qui pourrait être de l’ordre du sensible, de la mémoire, vous pensez que c’est un couple qui est quand même nécessaire ?

H.C. : En fait, je vois plutôt cette situation, comme Michel Foucault, d’un point de vue archéologique, c’est-à-dire que, dans ce débat, s’opposent les deux facettes d’une même logique, d’un même rapport au temps et au monde. La dimension nostalgique et la dimension progressiste de l’existence humaine sont les deux penchants, les deux côtés de cette conscience inédite du temps qui a placé le passé à distance du présent.

Ar : Vous pensez que le progressisme participe de la nostalgie ?

H.C. : Non, je crois qu’il faut plutôt considérer la nostalgie et le progressisme comme les deux aspects d’une temporalité conçue sur le mode de l’étrangeté. En ce sens, l’idée d’une perfectibilité matérielle et spirituelle (chez un Kandinsky ou un Mondrian, par exemple) et cette quête romantique empreinte de mélancolie participent d’une même configuration du temps où le passé n’est plus, méthodologiquement parlant, rattaché au présent. Cette nouvelle conception du temps, comme l’a bien vu Foucault, s’est imposée à la fin du XVIIIe siècle.

Ar. : Qu’en adviendra-t-il de ce couple, maintenant que les avant-gardes sont finies, maintenant qu’on a dépassé la post-modernité, maintenant qu’on a bu cette coupe jusqu’à la lie, qu’est-ce qui va se passer ? Est-ce que le politique va s’ingérer un peu mieux dans une réflexion sur son esthétisme, sur ce qu’il produit comme esthétisme ?

H.C. : Que va-t-il arriver après la post-modernité, maintenant qu’on a pu effectivement soupeser les apories de ce courant de pensée, et de cette forme d’art la plus complaisante avec le système économique actuel, qui se nourrit précisément de l’effritement du politique ?
J’ai d’ailleurs ouvert mon livre sur ces questions : « Que pouvons attendre aujourd’hui de l’expérience esthétique ? » Est-il encore possible de penser une fonction politique de l’art ? Autrement dit : l’art peut-il encore revendiquer une sphère publique autonome où le jugement serait de nouveau convoqué ? L’art peut-il encore penser cet espace commun entre les hommes qui serait la contestation de la logique marchande actuelle ? Cet espace commun, qui n’était rien de moins que la projection heureuse d’une harmonie des facultés (comme on la retrouve dans le kantisme) est-il à nouveau possible ? Peut-on y prétendre dans une société de plus en plus soumise aux inexorables lois du marché ?

Ar. : Aux lois du marché et à celles des dispositifs culturels qui sont de nature politique…

H.C. : Je crois qu’elles sont reliées : la subvention et le sponsoring, version postmoderne du mécénat, sont les deux aspects d’une logique économique qui se nourrit de la dégénérescence de la sphère publique – comme l’a d’ailleurs si intelligemment relevé Rainer Rochlitz dans son brillant essai Subversion et subvention.
Pourtant, s’extraire de cette situation aporétique ne consiste point, dans un élan nostalgique, à s’extraire de la modernité. Il y a plusieurs façons d’« être résolument modernes ». D’où mon clin d’œil proustien pour conclure mon livre. Car l’esthétique proustienne est porteuse, me semble-t-il, d’une « puissante philosophie politique », souvent mésestimée. Et le pivot, la glande pinéale de cette philosophie, c’est justement l’œuvre d’art authentique, celle qui révèle à l’homme une nouvelle dimension du monde qu’il habite. C’est d’ailleurs ce qui distingue cette esthétique de la pensée kantienne : alors que le philosophe allemand part du jugement de goût – et de sa relativité – pour élaborer une philosophie politique (philosophie qu’il n’a d’ailleurs jamais vraiment théorisée), Proust fait autant de l’appréciation esthétique que de la création artistique le couple moteur de sa pensée. Autrement dit, la création artistique, en nous révélant une perspective inédite de notre habitat sensible, participe tout autant à cet espace commun que le jugement esthétique. Ce n’était pas pour rien que l’auteur de la Recherche se plaisait à dire que le plus beau voyage consistait à visiter le même pays avec des yeux différents. La pensée proustienne peut sans doute apporter beaucoup d’éléments de réponse à la crise actuelle.

Ar : Vous écrivez : « “Si trop d’histoire tue la vie” (Nietzsche), faut-il croire que trop de critique tue le monde ? »

H.C. : Cette fonction critique que j’évoque à maintes reprises dans ce livre ne se limite pas à une modalité du discours, à une disposition du langage dont on fait aujourd’hui grand cas ; elle revêt, à mon avis, une dimension ontologique qui « condamne » l’individu contemporain à vivre en marge du monde dans lequel il est censé vivre. Ou plutôt, elle permet à l’homme de se retrouver dans une situation sans avoir à y participer, sans jamais avoir à y adhérer. Une telle surdétermination du sens critique dans notre quotidienneté me semble néfaste. On peut d’ailleurs légitimement se méfier de la fortune du mot « sensibilisation » de nos jours. Elle révèle à quel point nous vivons, malgré une sollicitation accrue du plaisir des sens, en retrait de notre existence sensible (de notre corps), à quel point la raison paraît s’être égarée dans les méandres d’une conceptualisation étrangère au monde.
Dans le domaine artistique, tout se passe comme si cette anesthésie latente de l’expérience esthétique, induite par certaines formes d’art contemporain très conceptuelles, prolongeait ce qui se passe dans la société, elle-même de plus en plus médiatisée. Ce dévoiement, qui illustre très bien ce strabisme des facultés tantôt évoqué, nous montre comment nous nous sommes éloignés, non seulement des premiers balbutiements de l’esthétique, mais aussi de l’éducation esthétique schillérienne, pourtant le parangon des mouvements d’avant-garde. L’idée n’est évidemment pas de retirer toute « matière grise » de la création artistique, mais de repenser sa fonction sociale et politique sous l’aune d’un rapport sensible au monde.

Ar. : Qu’est-ce qui fait que les hommes politiques n’ont pas, par une sorte de pudeur, le droit d’afficher leur sensibilité artistique, alors qu’autrefois, le Prince l’affichait sans problème ?

H.C. : Peut-être est-ce lié à une certaine « démocratisation » qui aurait sacrifié, sur l’autel de l’utilité immédiate, l’authentique projet éducatif de la modernité, c’est-à-dire l’élévation de l’homme à son humanitas – et non la fabrication d’individus dociles et anesthésiés. Peut-être est-ce aussi lié à la surdétermination de la sphère économique, surdétermination qui tend à délaisser certaines questions jugées superfétatoires aux yeux des « décideurs ». Chose certaine, il y a sans doute une contradiction manifeste entre le populisme – figure emblématique de la démagogie électorale – qui en émane et le soutien des instances officielles à un art aseptisé, hermétique et élitiste. Il s’agit sans doute d’un paradoxe douloureux de notre société, puisque se trouvent confrontés, sous notre regard incrédule, élitisme et populisme.

Ar. : N’existe-t-il pas une alliance objective entre les deux, contre justement cette harmonie des facultés ?

H.C. : Je pense que cette question est apparue au XVIIIe siècle, au moment ou la notion de culture s’est scindée en deux. D’un côté, l’émergence du jugement critique qui a permis l’objectivation de la tradition et du passé (émergence à l’origine de la conscience historique moderne) ; de l’autre, refuge de la mémoire collective. Il y a sans doute un certain parallèle entre cette scission de la culture, écartelée entre raison et sentiment, et cette discorde des facultés humaines, diffractées dans le prisme de l’Histoire.

Propos recueillis par Pierre Souchaud, le 26 07 2005

en encadré 2

Livres à lire :

- ADORNO T., Théorie esthétique, traduit de l’allemand par M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2002.
- ARENDT H., Qu’est-ce que la politique ?, traduit de l’allemand par U. Ludz, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002.
- ARENDT H. , Juger. Sur la philosophie politique d’E. Kant, traduction de M. Revault d’Allonnes, Paris, Seuil, coll. « Points », 2003.
- Art en questions (L’), collectif, Paris, Editions du Linteau, 1999, 2ème édition.
- BRETON A., Positions politiques du surréalisme, Paris, Le Livre de Poche, 1991.
- BRETON A., Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 2000.
- CLAIR J., Du surréalisme considéré dans des rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Paris, Mille et une nuits, 2003.
- COMPAGNON A., Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990.
- DE DUVE T., Au nom de l’art. Pour une archéologie de la modernité, Paris, Editions de Minuit, 1989.
- FERRY L., Homo Aestheticus, Paris, Grasset, 1990.
- HEGEL G.W.F, Esthétique, Tome 1, traduit de l’allemand par S Jankélivitch, Paris, Flammarion, coll « Champs », 1979.
- HUYGHES R., Sens et Destin de l’art, Paris, Flammarion, 1969, 2 tomes.
- JIMENEZ M., Qu’est-ce que l’esthétique?, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 1997.
- KANT E., Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 1989.
- KLEE P., Théorie de l’art moderne, traduit par P. H. Gonthier, Paris, Denoël/Gonthier, 1975.
- LIPOVETSKTY G., L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1983.
- MICHAUD Y., La crise de l’Art contemporain, Paris, PUF, 1999.
- OBALK H., Andy Warhol n’est pas un grand artiste, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2ème Edition, 2001.
- ROCHLITZ R., Subversion et subvention. Art contemporain et argument esthétique, Paris, Gallimard, 1994.
- SCHILLER, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, traduit de l’allemand par R. Leroux, Paris, Aubier, 2001.
- STEINER G., Dans le château de Barbe-Bleue. Notes sur une redéfinition de la culture, traduit de l’anglais par L. Latringer, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 1986.

04

“Art contemporain”, mystique et viduité

par François Derivery *



L’artiste américaine Andrea Fraser emmène dans un musée un groupe de visiteurs. Elle commente un " dispositif de sécurité ", appareil accroché au mur, comme si c'était une œuvre d’art, puis elle révèle à ses auditeurs la supercherie.


Pierre Bourdieu avait été invité à intervenir à l’Ecole des Beaux-Arts de Nîmes. Son compte-rendu a été publié dans un petit livre où divers intervenants se réunissent pour exprimer leur soutien sans réserve à l’art contemporain (1).

La société fonctionne sur des mythes, ce n’est pas nouveau, mais dans l’ère postmoderne et néo-libérale le mythe revêt une telle importance qu’il tend à détruire ses antidotes naturels, la raison et l’esprit scientifique, toujours coupables de faire obstacle à la Croyance.
L’art contemporain est un de ces mythes néo-libéraux devenu vérité imposée. Affirmant représenter la modernité et la nouveauté il exige — par la pression, la manipulation, le dénigrement et au besoin l’invective — la reddition et l’anéantissement du scepticisme qu’il engendre.
C’est dire que le prétendu " débat " sur l’art contemporain, qui ne concerne que des concurrents se disputant les premiers rôles dans le champ clos d’une parole autorisée et reconnue, a peu de motifs d’aller au fond des choses, et que les arguments qu’il véhicule sont portés par la passion plutôt que par l’objectivité. L’art contemporain et ses partisans, forcément inconditionnels, mènent à l’intérieur et à l’extérieur du champ de l’art une véritable guerre d’épuration contre le doute. Ce qui fait évidemment les affaires de l’institution, du marché et plus généralement de l’ordre en place.
Ce qui compte en effet, ce qui est porteur, c’est la foi. L’argumentation, si elle intervient, ne le fait qu’en second, pour l’habiller de légitimité. La croyance en l’art contemporain, comme autrefois la foi religieuse aidant à supporter les misères d’ici-bas, naît d’une angoisse : l’absence d’alternative au néo-libéralisme. Aussitôt transformée en valeur, cette angoisse devient un outil contre ceux qui la combattent. En se renouvelant elle alimente les défenses du système que pourtant elle dénonce. Ainsi le discours officiel de l’art, celui des professionnels c’est-à-dire dire de ceux qui en vivent, est-il nécessairement ambigu, à la fois passionnel et nourri de raisonnements spécieux.
Bourdieu n’appartient pas à ce cercle des professionnels de l’art et du discours sur l’art, ses intérêts sont autres. Son regard sur l’art est celui du sociologue, et s’il intervient aux Beaux-Arts de Nîmes c’est d’abord en tant que tel. Mais il est aussi attendu de lui qu’il soutienne " cette révolution artistique qui est à la source de la modernité " (p. 13). La pression sur Bourdieu est d’autant plus forte que sa sociologie est censée légitimer cet engagement. L’enjeu est important, car Bourdieu produit des concepts et des analyses propres à nourrir le discours sur et de l’art, la fameuse doxa qui existe aussi dans ce domaine. Les écoles d’art contemporain sont un des lieux où se construit et se travaille ce discours.

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Art et sociologie

Mais les objectifs de Bourdieu ne sont pas ceux des professionnels de l’art. Il soutient l’art contemporain plus par stratégie que par conviction ou " goût ". Il reste sociologue, son engagement n’est pas " artistique ". C’est en l’occurrence toute l’ambiguïté de son propos.
Pour lui l’internationalisme — même si c’est celui du marché, pas celui des peuples — et sa modernité autoproclamée sont des valeurs plus importantes les questions de contenu, volontiers considérées comme " subjectives ". Interroger le sens des œuvres, entrer dans le détail des procédures de production et de légitimation propres à l’art — à l’art en général —, ce n’est pas seulement douter d’un symbole c’est, plus encore, se mêler de questions qui concernent l’artiste seul. Le sociologue fait confiance à l’artiste qui remplit sa mission et qui est artiste parce que la société le reconnaît comme tel. De même, il accepte la définition de la modernité dont cet art, parce qu’il est officiel, est en droit de se proclamer le seul représentant. Chacun dans son rôle et à sa place.
Pour Bourdieu, l’artiste est défini par son statut social. Mais l’approche que l’artiste a de lui-même, de son rôle et de son travail est au contraire prospective et spéculative. Prospective, parce qu’avant " d’être " artiste il procède de la réalité non-artistique. Spéculative, parce que son travail n’est pas prévisible dans le cadre de l’art déjà constitué. Le fossé qui sépare ces deux approches, celle de l’artiste et celle du sociologue, explique pourquoi la sociologie (de Bourdieu ?) échoue à penser l’art.
En rester à l’approche bourdieusienne peut empêcher de comprendre le phénomène d’art dominant. Bourdieu dénonce la définition néo-libérale des notions de " modernité " et " d’internationalisme " en politique et en économie, mais il l’adopte à propos de l’art contemporain. Pourtant l’interprétation néo-libérale occulte le sens critique et militant qu’on peut, qu’on doit donner à ces notions.
Lorsqu’il parle des œuvres d’art Bourdieu rencontre les mêmes limites, comme le montrent ses exemples habituels pauvres et stéréotypés. Ainsi du combat de Manet contre les Pompiers, du Douanier Rousseau en butte aux railleries des peintres de métier, et de Marcel Duchamp dans une interprétation régulièrement réductrice. La compréhension artistique de l’art échappe à Bourdieu, ou à sa sociologie. Ce n’est pas forcément leur propos.


" Révolution conservatrice " et diabolisation de l’opposant

Faute d’arguments dignes de ce nom l’amalgame et la manipulation — on peut parler aussi d’intox et de chantage — sont appelés au secours de l’art contemporain quand il s’agit de le défendre contre ses adversaires, forcément malhonnêtes ou manipulés. Comme le patron mal aimé qui rêve de conquérir le cœur de ses ouvriers, l’art officiel marchand rêve de convaincre. Il en va bien entendu de la " démocratie ", car ce qui est imposé d’en haut doit être accepté avec reconnaissance. Pour ce faire il n’hésite pas, alors qu’il dispose déjà du soutien exclusif de l’institution et du marché, à se poser en victime de ceux dont il veut forcer l’adhésion. Et là Bourdieu subit incontestablement l’attraction — ou la pression — de la doxa qu’il a lui-même alimentée, et s’aventure sur la pente glissante des simplifications abusives qui mènent aux contrevérités.
Défenseur de l’exception et du courage en butte à l’incompréhension des foules asservies, il dénonce la " démagogie naturelle " des hommes politiques : " Accoutumés à se plier au jugement du plus grand nombre, (ils) tendent, comme les gens de télévision, à faire du plébiscite le principe premier des choix esthétiques et politiques." (p. 29.) Il faut croire que le rapport traditionnel institution-marché de l’art s’est inversé et que c’est ce dernier qui conduit aujourd’hui la politique d’art officiel pourtant mise en place par des hommes politiques, de Malraux à Pompidou et à J. Lang.
Du seul fait de sa modernité et de sa nouveauté — c’est l’exemple de Manet contre l’académisme —, l’art contemporain est victime d’un complot antidémocratique. Ce raisonnement suffit à Bourdieu pour mettre dans le même sac et condamner en bloc comme populiste ou nazi (" Le paradigme de toute révolution conservatrice (est) le nazisme ", p. 32) toute critique du dogme officiel.
Ce n’est pas que l'argument " Manet " soit faux, ce n'en est simplement pas un. Manet n’était pas un artiste officiel. De son temps, le pouvoir politique était du côté de l’Académie et pas de celui des modernes. Qui sont les académistes d’aujourd’hui, les adversaires de l’art officiel ? La modernité autoproclamée a pour le moins, comme toujours, besoin de la confirmation de l’histoire. D’autant qu’en général officialité et réaction font plutôt bon ménage.
Quant au nombre auquel Bourdieu oppose l’exception de la rareté et de l’unique, c’est un argument de type conservateur, qui suggère que la collectivité ne joue aucun rôle dans la production des valeurs artistiques. On est là au centre de l’idéologie de l’art contemporain.


Ecoles d’art : enseigner un mythe

Enseigner l’art contemporain, la proposition est contradictoire. Selon un principe désormais établi l'art ne peut s'enseigner. Il procède de la décision de l’artiste et celle-ci doit être souveraine. Il faut alors abandonner la pédagogie traditionnelle, basée sur l’exemple qui aliène, et opter pour un enseignement de type initiatique, qui va caricaturer, en lui donnant une coloration théorique, l’ancien discours inspiré du maître. La pratique de l’élève sera moins guidée qu’elle l’a jamais été dans les ateliers les plus laxistes du passé. En compensation, l’école et l’institution de tutelle vont produire, associées à l’ensemble de la profession de l’art, un discours a fonction normative qui va prévenir et conditionner les pratiques, c’est là son rôle, en amont des procès de production particuliers.
Longtemps exclu du droit de parole — c’est son silence qui nourrit les spécialistes de l’art —, l’artiste a dû s’initier à ce discours qui constitue désormais à la fois un milieu nourricier et une référence obligée pour tous les usagers de l’art contemporain, du producteur à l’acheteur et au consommateur en passant par tous les intermédiaires. Il n’y a donc plus de " parole d’artiste " indépendante des intérêts matériels et moraux de toute la " profession ". Ou alors elle est à réinventer. L’artiste appelé à enseigner l’art contemporain doit donc obligatoirement maîtriser cette rhétorique, surtout s’il s’agit d’" artistes internationaux remarquables pour ne pas dire uniques " (Préface, p. 9). Mais il revient particulièrement aux enseignants de culture générale, mieux informés à des sources plus variées, et notamment les sciences humaines, de faire vivre ce discours chargé d’initier à l’art après l’abandon des pédagogies pratiques.
Un exemple fourni par Bourdieu (p.30) illustre cette pédagogie. L’artiste américaine Andrea Fraser emmène dans un musée un groupe de visiteurs. Elle commente un " dispositif de sécurité ", appareil accroché au mur, comme si c'était une œuvre d’art, puis elle révèle à ses auditeurs la supercherie. La " performance " est censée avoir un effet démonstratif et pédagogique. La méthode est celle de la douche écossaise ou, comme dans le Zen, du coup de bâton sur la tête qui déclenche le " satori ". Si, dans un musée, un " dispositif de sécurité " peut passer pour une œuvre d’art, ce qui sépare l’art du non-art ne peut être qu’affaire de foi.


Un discours de foi

Le discours chargé d’initier à l’indicibilité et à l’immatérialité de l’art a vocation de constituer aussi son milieu naturel, d’où procèdent, avec l’accord consensuel de toute la profession, à la fois l’art et les autres pratiques liées à l’art. Dans la mesure où le discours sur l’art, devenu discours de l’art, s’impose à tous comme seule référence nécessaire et suffisante, l’art peut être produit en autarcie sans nécessité d’expérimenter le réel, à partir d’objets médiatisés et virtuels. Lyotard avait mis le doigt dessus avec ses Immatériaux. La récente décision conjointe (14.01.2002) des ministères de l’Education nationale et de la Culture " d’intégrer les enseignements artistiques à tous les cursus universitaires " le confirme et consacre cette victoire d’un art-discours, injectable à dose homéopathique, sur un art-matière imprévisible et énergumène. Il y a d’ailleurs déjà en Faculté des " professeurs d’art contemporain " (sic) qui n’ont jamais été artistes. Rien n’empêche évidemment qu’ils le deviennent si la vocation ou l’ambition leur en vient. Au niveau de l’enseignement — et toutes les directives ministérielles vont dans ce sens — il s’agit désormais non pas " d’enseigner l’art " mais de transmettre et de faire vivre une Parole : la conception de l’art que produit et reproduit l’officialité.
Un discours sur l’art promu au rôle de vérité universelle engendre idoles, grands prêtres et liturgie dissuasive à destination des non-initiés et non-spécialistes, ainsi déboutés de la compétence. Les interrogations et propositions critiques venant du dehors de la sphère officielle peuvent être déclarées nulles et non-avenues. A l’abri de son mythe, l’art contemporain assume son rôle d’approvisionner le marché.


De l’esthétisation du monde au culte de la relique

La " performance " d’Andrea Fraser décrite par Bourdieu — fausse visite et discours de conférencière truqué — est une œuvre de cette artiste. La création découle du pouvoir que détient l’artiste — ou qui lui est délégué — de désigner l’art. Toutefois imaginer que ce geste est " libre ", comme l’affirme l’idéologie officielle, serait compter pour rien la lourde logistique qui conditionne cette apparente liberté et la met au service du système de l’art. Il n’y aurait pas d’œuvre de Fraser sans un musée prêt à l’accepter comme telle. A cet égard le fait que la performance ait lieu précisément dans un musée, lieu isolé de la réalité et consacré à l’art, peut être lu comme un aveu criant de dépendance, aussi bien que comme le désaveu d’une relation privilégiée de l’art au champ social et en particulier au public, ici mis en scène et ridiculisé.
La prestation est minutée, les figurants sont là, les caméras sont en place. La protection du musée et de l’institution ouvre à l’artiste un espace de narcissisme intégral où il peut déployer son aptitude à esthétiser le monde à l’infini, à créer sans rien changer à l’ordre " naturel " des choses. Esthétiser le monde pour effacer ses plaies, entre exorcisme et bonne conscience. Justification néo-libérale du statu quo. D’où la vogue du psychodrame, extériorisant le retour du refoulé et la culpabilité que produit sans fin le système.
De façon parallèle, la relation au langage n'est pas fondée sur le sens mais elle se comprend, se prévoit et se saisit comme objet esthétique. C’est le principe du conceptualisme, qui consiste à figer un processus ou une idée dans un statut d’œuvre. Le groupe anglais Art & Language, actif dans les années 70, affirme avoir inventé l'art conceptuel. L’idée de base n’est pas de " dépasser " une esthétique de l’objet pour une esthétique du procès, du mouvement ou encore de la " vie " — cela ce n’est que l’emballage en même temps que l’alibi —, mais au contraire de figer un processus, un geste, une idée, une sensation en œuvre — ou en substitut d’œuvre — pour un marché qui n’attend qu’elle. La création n’est pas dans l’objet mais dans l’événement — ou le mystère — dont il garde la trace ou détient le reflet. Comme il est possible qu’en lui-même il ne présente aucun signe remarquable, son origine doit être certifiée et garantie par l’ensemble du système de l’art, qui labellise aussi bien les artistes que les œuvres.
Ainsi peut se développer un culte rémunérateur de la relique comme dérive artistique a dominante mercantile. Ayant pris la place de l’artefact, de l’œuvre au sens d’objet fabriqué par la main de l’artiste, la relique présente l’avantage d’être indéfiniment reproductible tout en restant un original, ce qui répond aux souhaits du marché. Photos, enregistrements et restitutions de gestes d’artistes sont censés introduire au mystère d’une création inobjectivable. En tant que principe originel l’art est définitivement abscons, mais les " œuvres " n’en apportent aucune matérialisation, elles se contentent d’en refléter le mystère, et cela par autorisation spéciale de l’institution muséale et marchande. Ainsi " libéré " des servitudes de la matière — ou comble d’impuissance ? — l’artiste peut se consacrer sans arrière pensée à la rentabilisation de son pouvoir délégué de générer de l’art par simple adoubement.
La démarche d’Andrea Fraser est de cet ordre. Etant posé que l’artiste — condition nécessaire et suffisante —, est l’origine de l’art, le moindre de ses gestes est une œuvre potentielle, à la condition que le musée l’accepte. Aucun contact avec le monde extérieur autre que le musée n’est requis. Par contre, le geste doit acquérir une dimension symbolique, qu’une théâtralisation adéquate doit lui procurer. Dans la performance, la mise en scène a aussi pour rôle d’évoquer une situation réelle sous forme de simulacre pour rendre crédible l’arbitraire du geste. C’est une façon d’envisager de s’expliquer, mais la tentation de la facilité ou le besoin d’illusion plaident en faveur de l’auto-saisie artistique comme art à part entière. L’artiste crée en mettant en scène sa propre génialité : création et génialité préexistent à son geste.


Marcel Duchamp : appropriation ou médiation ?

Dans l’art contemporain tout procède de l’artiste, mais l’artiste est le représentant du marché. Car il est un fait incontournable, c’est que l’art naît du non-artistique, de la réalité sociale et collective et non pas d’un réel esthétisé et formaté aux normes du marché. Le formalisme radical de l’art contemporain " international " traduit un rejet tout aussi radical du non-esthétique, seule source de légitimité artistique. En venant à bout de la négation l’art atteint l’universalité mais une universalité stérile, en marge de l’histoire. Tout peut être esthétique, il n’y a ni laid ni beau, il n’y a pas non plus de sens. Tout est possible, tout est vendable : le produit de marché idéal.
C’est pourquoi la fin du procès de la pratique, et de l’œuvre comme médiation au profit du " concept " ne constitue pas une avancée mais un recul. La " liberté " de l’art au prix de la (dé)négation de la réalité — de la réalité socio-collective, car il s’agit bien de celle-là —, conduit à l’impuissance et à la répétition. La réalité n’apparaît qu’au second degré sous forme de citation. C’est un habillage, ce n’est pas un point de départ. C’est un spectacle où le producteur d’art puise des occasions de performance, un jeu d’ombres qu’il achève de vider de son sens sous prétexte de " création ".
L’art du néo-libéralisme exorcise le réel, il n’a pas vocation à l’explorer ou le révéler, encore moins de le changer, même s’il affirme le contraire. La fantasmatique de l’artiste, l’indicibilité de l’art sont les modalités de cet exorcisme, que soutient un langage lui aussi détourné de sa fonction de connaissance : le discours obscurantiste qui, en art comme ailleurs, proclame la mort du sens.
Parler de sens et de signification à propos de l’art ce n’est pas réclamer de l’art " militant " ou " politique " — ces inventions du discours de l’ordre —, c’est prendre acte la fonction médiatrice de l’art, mode de connaissance en tant que matière travaillée par l’homme. Cette approche implique que la gratuité est étrangère à l’art et par conséquent qu’il n’échappe pas au sens. A l’inverse, l’art dit " contemporain ", en posant le principe du droit de l’artiste à disposer à ses propres fins du réel " de l’autre ", fonde la valeur artistique sur le seul procès de sublimation du sens social et historique en non-sens artistique.
C’est ce principe que développent les esthétiques de l’appropriation et de la performance qui se réclament, comme l’ensemble de l’art contemporain, des " virages radicalement opérés par Marcel Duchamp " (préface, p. 10). Marcel Duchamp, appelé malgré lui à servir de caution à l’art officiel d’aujourd’hui. Car Duchamp ne voulait certainement pas, en mettant l’accent sur la décision de l’artiste, fournir un moyen d’annuler la réalité sociale et collective. En ce cas, sa démonstration d’appropriation se double d’une mise en garde.
Chez Duchamp la dimension socio-collective de objet n’est pas annulée dans une opération — de choix, d’adoubement — qui lui confère un statut d’œuvre d’art. L’art n’est pas négation de l’autre, il est médiation. Critique, l’acte de Duchamp dénonce le musée qui fétichise l’unique en l’envahissant de multiples. La trivialité éloquente de Fountain admet d’avance Pinoncelli — qui pourtant a été poursuivi récemment pour avoir uriné dans cette relique.
Duchamp insiste sur le sens du déplacement d'objet qu'il opère, non pas sur son résultat qui est d'enrichir le musée d'une nouvelle oeuvre. Au lieu de viser l'esthétisme, en bon postmoderne, il privilégie la démarche signifiante. Ce faisant il conserve à ce que geste de prélèvement et objet prélevé constituent conjointement en " œuvre " une valeur d'usage dont est dépourvu l'objet détourné qui ne doit son statut d'œuvre qu'à l'investiture du musée et du marché. Le système de l'art fabrique de l'objet d'art répercutant son image à l'infini. Mais il n'y a pas d'art sans traversée du miroir.
" Vous pouvez faire de l'art avec tout, mais l'art c'est vous qui le faites, ce n'est pas le musée. " Tel est l'avertissement et la vraie provocation de Duchamp. La liberté de choix de l’artiste se fonde dans son indépendance, ce qui n'annule pas, bien au contraire, sa responsabilité collective.
La postmodernité ampute la démonstration de Duchamp de son deuxième terme et en extrait un principe de liberté en soi et pour soi qui tend à légitimer la vacuité et le formalisme de l’art de marché.



* François Derivery a publié récemment L’Exposition 72-72 et Art et travail collectif suivi de La Politique d’art officiel en France, E.C. Editions.
Penser l’art à l’école, P. Bourdieu & al., Ecole supérieure des Beaux-Arts de Nîmes, Actes Sud, 2001. Les numéros de pages renvoient à cet ouvrage.

05
Les artistes et l'art officiel

Par François Derivery


Le gâchis de «l'art contemporain», qui ignore une grande partie de l'art vivant et le considère comme une réserve où le système officiel vient puiser de temps à autre de quoi se relancer, oblige à s'interroger sur l'étrange passivité des artistes soumis depuis trente ans à ce régime mais qui — complaisance ou résignation — cultivent l'espoir secret de figurer un jour au nombre des élus et gardent un respect intact pour l'institution qui les brime et le pouvoir qu'elle représente.
Pourquoi ce culte de l'individu, ce resserrement sur le moi et ce refus du travail et de la réflexion collectifs qui font le jeu du pouvoir et de ses agents ?
Le temps est peut-être venu de poser le problème autrement. Autant le faire sans complaisance.
Le présent texte n'aborde pas de cas particulier et ne vise aucun artiste. Artiste lui-même, l'auteur sait que le système de l'art contient et divise les artistes par la pénurie organisée avec de gros moyens. Les notions avancées sont des propositions générales qui doivent être adaptées et nuancées en fonction des situations.


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A partir du moment où il est établi comme une avancée de l'Etat moderne que le marché et l’institution définissent au nom de la société ce qu'est et doit être l'art, celui-ci n'a plus à vanter l'idéologie du pouvoir de façon trop voyante, comme c'était le cas par exemple dans l'art académique avec les figures de saints et de héros officiels. L'art est devenu le pouvoir lui-même, son symbole et son organe culturel privilégié. C’est la fusion tant cherchée de l'art et de l'institution, qui optimise la domination. L'art peut alors tout se permettre et embrasser toutes les causes, il le fera toujours au nom et pour la défense du pouvoir. Cet art dévitalisé, déconnecté d’un rapport actif au réel, n'est plus qu'un espace de liberté fictive où l'aliénation subie et acceptée valide tous les alibis et annule les contradictions. Le procès de socialisation — au sens de rendre publique une proposition nouvelle — de cet art qui n'a rien à démontrer ni plus rien à conquérir, se situe en amont de la production des œuvres, dans l'adhésion de l'artiste à la formule officielle et à l’ordre qu'elle instaure.


Art et pouvoir


L'art occidental, en transformant le producteur artistique en «artiste» — figure sociale dont le statut d'exception fondait le commerce de sa production — le livrait au risque d'une dérive narcissique du moi et d'une névrose d'enfermement dont il ne pouvait se libérer que par la critique du système et le courage de l’autocritique. Le problème de l'artiste devenait de sortir de soi pour trouver ou retrouver l'autre, ce qui signifiait renoncer au confort de la répétition pour l’aventure du questionnement. Il fallait interroger la forme sociale de l'art et ne plus produire dans la conformité. Ce fut l’art moderne, de la fin du 19e siècle aux années 1960-70.
La question d’une «socialisation» de leur travail occupe toujours de nombreux artistes, mais il en est de deux sortes : par l’absorption dans le système — ce qui garantit la carrière — ou par la subversion du dit système, mode spécifique de l’action artistique pour les modernes. Le mythe des avant-gardes est en effet cultivé par l’officialité contradictoirement puisque la postmodernité, en fixant les règles du jeu, a depuis plusieurs décennies mis un terme, institutionnel en tout cas, aux tentations de l’art à traiter de questions collectives, chasse gardée du Politique. Cette confusion sémantique entretenue «piège» de nombreux artistes.
Après l’épisode de l’art moderne, qui affiche une ouverture collective et transformatrice, l’art est retombé sous la coupe du pouvoir politique, ce qui se traduit par un renouveau des valeurs d’individualisme et de fermeture à l’autre. Pourtant, l’art moderne a laissé aux artistes le regret d’un droit d’intervention reconnu dans le domaine de l’idéologie. D’où une contradiction insurmontable : arguant d’une liberté de pensée et d’expression révolue, les aspirants à la carrière publique s’auto-proclament artistes en oubliant que c’est la société seule — réduite pour eux au pouvoir artistique — qui peut leur conférer ce statut. La revendication identitaire détourne l’artiste de la prise de conscience de sa situation dans un rapport de force qui le domine et le prédétermine. Le principe sur lequel s’appuie cette revendication identitaire, celui d’une confrontation dialectique art/pouvoir, avec ce corollaire que l’art et l’artiste sont dépositaires d’une mission historique, est en effet irrecevable dans le système de l’art de marché..
De ce fait, poser le problème de l’art en termes de socialisation d’une innovation révèle d’une pensée dualiste périmée. Ce dont le modèle artistique contemporain décharge précisément l'artiste c'est de la nécessité de se socialiser, autrement dit d’assumer une réelle différence. Et cela non seulement parce qu’il est censé déjà faire partie du système mais aussi parce que l’institution se propose de le prendre intégralement en charge, lui et son produit. Elle n’attend de l’artiste qu’un individualisme sans état d’âme auquel son «art» se contente de renvoyer. Avec l'art contemporain, l’irresponsabilité de l'art et de l'artiste est un fait institutionnel aussi bien que marchand. L’art c’est seulement la forme et son cadre, qui définit les conditions de sa perception.
C’est cette clause d’abandon de responsabilité qui, confusément, retient certains artistes disposés par ailleurs à se rallier à la formule officielle ou du moins à ce qui, en elle, donne le change : la « liberté formelle ». Or cette liberté renvoie au même renoncement. Ces artistes croient pouvoir fournir le type de produit demandé en se gardant un droit de critique que l’institution ne leur reconnaît pas, ou en se réservant la possibilité d’user d’un double langage que le système d’avance rejette.
L’impossibilité, pour beaucoup d’artistes, de s’adapter aux normes requises les prive de la « socialisation » qu’ils espèrent mais paradoxalement les renvoie souvent, dans la situation de pénurie organisée, moins à la recherche de réponses structurées et collectives qu’à un individualisme de compensation qui leur tient lieu envers et contre tout de défense, de légitimité artistique et de statut social. Il leur reste pourtant à se convaincre que l'artiste maudit est bien mort, que le martyre de l’artiste est une duperie et que l'art, avec l'Art contemporain marchand des foires internationales, a accompli sa mutation de symbole et d’organe de diffusion de l’idéologie libérale. Une idéologie qui annonce en toute occasion la fin de la contradiction et le consensus universel.


L’art moderne à l’aune du marché


Construit sur l’opposition de l’art et du pouvoir et une démarche critique — l’une n’allant pas sans l’autre —, l’art moderne constitue un phénomène unique dans l’histoire de l’art occidental, lequel a toujours été au service du pouvoir politique. La « chance » historique de l’art moderne, dans cette situation de conflit ouvert, fut d’avoir bénéficié du soutien d’un marché en plein essor, en concurrence avec l’institution, et qui trouvait dans cet art dissident le vecteur désigné de son combat. Cette concurrence entre la puissance publique et le marché de l’art ne pouvait se prolonger indéfiniment et elle a cessé dès lors que le marché, en s’organisant internationalement, notamment après la deuxième guerre mondiale, a été en mesure d’imposer sa domination aux institutions nationales, d’orienter leurs politiques culturelles et de soumettre à sa loi toute la sphère de l’art. Le système de l’art moderne est forclos, un autre système artistique l’a remplacé.
Il a fallu alors réévaluer ou travestir les valeurs de la modernité, qui avaient permis son succès, et en faire les arguments de vente d’un art mis aux normes du marché. Il ne s’agissait plus, pour ce dernier, de se cantonner dans un rôle traditionnel de diffusion et d’exploitation de l’art mais d’œuvrer pour sa propre durée en agissant sur la production de l’art et ses critères de recevabilité. Pour autant l’art moderne, titre de gloire du marché qui le soutint autrefois, devait encore servir de caution à l’art de marché. C’est ainsi que gestes dénonciateurs, pratiques critiques, actes de dissidence et jusqu’à l’avant-gardisme lui-même, accédaient au statut de modèles formels et comportementaux reproduits à satiété par un art rejetant toute dynamique de sens. C’est ainsi que la démarche critique et ouverte à l’autre de l’art moderne a pu être présentée à contresens comme une victoire de l’individualisme et le triomphe de la subjectivité. Aujourd’hui, si l'artiste qui voit dans l’individualisme la vérité de l'art est bien l'héritier du moderne quand il revendique un droit de parole aboli, il ne l'est pas quand il se barricade dans son moi et s’ampute de l’ouverture à l’autre dans laquelle s’enracine toute conscience critique.


L’individualisme artistique, fournisseur privilégié de l’art de marché



C’est en fait sur sa propre socialité — sur ses appartenances sociales et collectives — que le postmoderne en est venu, par tout un conditionnement, à jeter le discrédit puis l’interdit. Il serait donc faux de croire que l'institution et le marché refusent de faire une place à l'artiste solitaire, introverti et volontiers narcissique qui se désintéresse du sort commun pour cultiver sa différence. Bien au contraire, il s’agit là du producteur idéal pour un marché qui s’efforce d’isoler l’Art de toute appartenance ou résonance non égotiste. La tendance entropique et toujours encouragée de l'artiste à l’auto-enfermement renforce aussi le mythe de «l’authenticité» de sa production, critère recherché sur le marché et argument de vente privilégié.
La parole officielle évoque d’autant moins la nécessité de « socialiser » l'art contemporain, issu pourtant de la sphère marchande, qu’elle a décidé par avance qu’il représente la société et qu’elle entend imposer ce point de vue. Il s'ensuit que le candidat au statut d’artiste ne peut pas se contenter d’arguer de son individualisme mais qu’il doit aussi faire la preuve qu'il a renoncé à la responsabilité citoyenne du producteur «indépendant» et qu’il transfère cette responsabilité à ses mandants. Celui qui croit pouvoir détourner les règles du jeu à son profit s’en prend à plus fort que lui. Il néglige à tort les capacités de résistance et d’absorption du système, qui transforme toute proposition à son avantage. De ce point de vue, la culture du moi qui chez certains artistes tient lieu de sens critique, peut apparaître comme le reliquat d’un effort avorté — et avorté parce que coupable — pour se conformer aux attentes du système. Ce dernier en effet n’a rien à redouter des contestations subjectives, velléitaires et isolées : tout au contraire, il s’en nourrit. On ne peut pas espérer duper le marché ; par contre on peut trouver un intérêt vital à se duper soi-même.
«L’art contemporain» est fondé sur un rejet des valeurs collectives et il exige de l’artiste «reconnu» ou en attente de l’être qu’il s’ampute du sens social dont il est porteur pour accéder au rôle de producteur crédible d’objets marchands. C’est ainsi que tous les moyens sont bons pour décourager les artistes — qu’ils soient agréés et présents sur le marché, ou rejetés — d’accéder à la conscience critique de leur situation réelle, dans ou en-dehors du système de l’art. Les capacité de regroupement et d’intervention qui avaient pu faire la force des artistes et du milieu artistique dans des périodes encore récentes ont ainsi été progressivement anesthésiées par le travail de sape et la force de persuasion d’une idéologie apparemment libertaire et permissive mais en réalité profondément aliénante. La logique du système, et sa meilleure défense, est qu’il n’autorise que des réponses individuelles et individualistes, et qu’il rejette toutes les autres. La critique et l’autocritique qui faisaient le dynamisme de l’art moderne sont donc désormais, de même que l’exercice de la « liberté » de l’artiste, des principes opératoires dévalués et obsolètes.

En psychothérapie la règle veut qu’on n’encourage pas un malade dans son délire. Ce serait en effet nier la fonction de vérité du langage et ses vertus thérapeutiques. Ce ne sont pas des encouragements au repli sur soi et au narcissisme qui inciteront les artistes à réagir face à un système artistique qui les enferme, les programme et les aliène. D’un autre côté l’impossibilité pour beaucoup d’artistes de se conformer aux attentes du système montre que l’individualisme artistique donné en modèle provoque encore chez eux réticence et culpabilité après trente ans d’art contemporain officiel. C'est la preuve que les valeurs collectives refoulées demandent encore à se faire entendre malgré le blocage dû au moi.

06

Règne de l’icône et chosification de l’art

Par François Derivery


Pour comprendre la dérive iconisante et formaliste de l’art contemporain, il faut se rappeler la formule de McLuhan « Le médium est le message ».



Plus que jamais dans l’histoire, l’image est à distinguer aujourd’hui de l’icône. L’icône est ce signe unique, ce message simpliste et péremptoire fait pour capter l’attention, et qui détourne de la complexité des phénomènes et des processus. À l’inverse, l’image est analytique et narrative, elle se définit dans son rapport — qui n’est pas de reproduction mais de représentation et d’interprétation — à la réalité.

Une des conséquences de la montée en puissance du monosème est que la plupart des reproches adressées à l’image le sont en fait à l’icône, et dénoncent non pas l’ambiguïté ou la perversité de l’image en tant que telle mais bien son instrumentalisation à travers sa réduction à un signe unique, au sein d’une vie sociale, politique et culturelle de plus en plus réduite à une guerre de symboles.

L’art contemporain, dans son concept officiel, a institutionnalisé l’abandon de l’image au profit de l’icône et, en tant qu’ambassadeur des méthodes et de la philosophie d’un libéralisme conquérant, il veut imposer ce choix à toute la planète. Le fait que cet art consomme toujours plus d’images de toutes origines n’est qu’un apparent paradoxe. En effet, ces images — qu’elles soient « appropriées », « investies » ou simplement « prélevées » —, sont toutes soumises au même traitement, c’est-à-dire réduites à un signe unique. La technique est simple : sorties de leur contexte d’origine et injectées dans un autre contexte — en l’occurrence celui de « l’art » — elles perdent leur contenu référentiel et narratif pour être érigées en formes originaires sans fonction collective.

Cette version postmoderne de la théorie de l’art pour l’art — en faveur d’un art qui rejette « ce qui se réfère à autre chose que lui-même » —, se donne pour une continuation de l’art moderne. Mais l’art moderne, même ramené à Marcel Duchamp, lui-même réduit à ses seuls Ready-Made, n’a jamais tourné le dos à sa responsabilité sociale et signifiante. Par contre, le discrédit jeté sur le sens, que cette prétendue révolution formelle encourage, favorise la montée des obscurantismes.

Pour comprendre la dérive iconisante et formaliste de l’art contemporain, il faut se rappeler la formule de McLuhan « Le médium est le message ». Le message se réduit au médium, lequel est soustrait en tant que tel à la lecture déconstructive. Ainsi peut-on parler, dans la civilisation de l’icône, de crise de la représentation, ou de l’apparition de « représentations totalement émancipées de la réalité, libérées de l’imitation du monde ».

C’est une des raisons pour lesquelles l’art contemporain thématise et radicalise la subjectivité, le soi-disant rapport direct de l’art à la vie, qui nie sa fonction de médiation. D’où la fortune du mot d’ordre « l’art c’est la vie », qu’avait anticipée Christopher Lasch . Une « vie » en fait arbitrairement réduite au fait émotionnel brut. C’est dire à quel point cet art, dans sa guerre contre la signifiance, doit se définir sur la base d’un rapport de violence et dans la négation de l’autre. Au sein de la postmodernité artistique, le public a cessé d’être un partenaire pour devenir une cible.

Le moyen qui permet de surprendre ou de choquer, au-delà de toutes ses variantes et cas de figure, est toujours le même : il consiste à transporter un objet de son contexte d’origine vers celui de l’art. Déconnecté de sa propre réalité, l’objet paraît facilement insolite et cette qualité dérangeante peut être amplifiée et exploitée par le biais de techniques de mise en scène et de manipulation appropriées.

Alors que l’art moderne se comprenait comme un procès entre fond et forme inscrit dans la durée, l’art contemporain se donne d’emblée comme intangible, clos et définitif. La censure du sens, l’interdit qui vise la médiation du langage — lequel intervient pourtant, comme l’a montré amplement Freud, à la racine de la fonction imageante — contribuent à isoler l’objet artistique dans un présent indéfini et factice, hors de toute référence à la temporalité collective. En même temps, l’escamotage du deuxième terme du procès artistique, la question du « fond », libère certes l’artiste des problèmes de maîtrise du sens, mais le condamne en même temps au rôle de représentant d’une idéologie et d’un système qui s’expriment à travers lui.

L’art dit contemporain, n’est plus une activité donnant naissance, dans l’incertitude et moyennant une prise de risque, à des objets ouverts, socialisés et socialisables. C’est, de plus en plus, une activité qui s’efforce de produire, sans la moindre volonté de dissidence réelle, des objets finis et calibrés répondant à une demande économique et idéologique préexistante. Dans ces conditions, le rôle du discours institutionnel et critique officiel, aussi prompt à décerner des brevets de génialité et de profondeur aux œuvres les plus autistiques qu’à dénoncer les dérogations aux pratiques et aux comportements définis comme artistiquement corrects, ne peut pas être de contribuer à l’éclaircissement du débat, il ne peut être que de le rendre plus confus, et de faire diversion.

Devant la chosification de l’art, la nécessité s’impose de réhabiliter les pratiques.

07

valeur et marché de l'art
par François Derivery


L’Art est le supplément d’âme d'une société marchande qui trouve en lui sa rédemption fantasmatique.

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Dans la tradition occidentale, la valeur de l'art tient au fait qu'il n'a «pas de prix», ce qui justifie qu'il puisse coûter très cher ou même rien du tout...

En effet «l'art» a deux faces : celle du principe universel d'où procède la valeur artistique, mais lui-même non mesurable — c'est l'art en tant qu'Idée —, et celle des œuvres d'art, qui elles peuvent être vendues, et dont le prix est censé fournir sa mesure matérielle dans un système d'échange ; c'est l'art en tant qu'objet. L'art-idée est la providence du marchand et du système de l'art car il sert d'alibi aux dérives mercantiles où s'englue l'art-objet. C'est ainsi que le mouvement de marchandisation de l'art — sa transformation en bien de consommation marchand — est amnistié, car il n'est pas supposé affecter l'Art lui-même, lequel poursuit son chemin (de création) au-dessus de la mêlée boursière ou idéologique. La marchandisation de l'art contribue même paradoxalement à renforcer son prestige naturel, car elle renvoie à ce qui, en lui, est présumé irréductible à la marchandise. Dès lors, le prix de l'œuvre peut prétendre traduire sa qualité, c'est-à-dire sa valeur d'usage. Ce postulat justifie et nourrit le marché de l'art.
Quand Champfleury reprochait à Courbet de chercher à plaire aux bourgeois il critiquait l'évolution de sa peinture. Aujourd'hui il n'est pas déplacé d'évoquer l'opportunisme ou la vénalité d'un artiste contemporain pour rendre hommage à son engagement en Art.

La postmodernité a dissocié l'art-idée de l'art-objet en faisant du premier la justification universelle du second. Au point par exemple de rendre obsolète le jugement de goût — la comparaison des mérites respectifs des œuvres — pour faire de l'Art, dans toutes ses manifestations, une entité unique. La définition de cet Art, de même que la sélection des œuvres, s'en sont trouvés considérablement simplifiés. D'une part, il ne s'agit plus d'élaborer un contenu à la notion mais de lui circonscrire un champ d'application. D'autre part, le suffrage aléatoire de l'opinion est remplacé par la décision d'une autorité unique, celle du marché. L'Art prime sur l'œuvre ce qui, à la limite, rend celle-ci indifférente voire superflue.
L'argument coupe court aux critiques : en toute circonstance l'Art reste l'Art, et ceux qui prétendent le contraire ne peuvent être que des ennemis de l'Art. C'est aussi parce que l'art est autre, qu'il est l'antithèse du marché, que la marchandisation de l'art — dont la raison d'être, comme personne ne doit en douter, est de servir l'Art —, est naturellement absoute de ses dérives pernicieuses. C'est le Service de l'Art qui fonde l'activité du marchand, du courtier, du commissaire-priseur, du décideur institutionnel et de tous ceux qui interviennent entre l'Art et son prix. Ainsi l'idéal d'un Art situé au-dessus et au-delà des contingences et des compromissions non seulement justifie pleinement le marché mais pose sa matière première dans l'exception, la rareté, l'irréductibilité au quotidien et en particulier à l'argent. L'Art est le supplément d'âme d'une société marchande qui trouve en lui sa rédemption fantasmatique.

Art ou objet d'art ?
Ayant posé l'Art en principe originaire inaccessible à l'appropriation mercantile, le marché peut prétendre le servir en commercialisant ses produits et dérivés voire en spéculant sur eux. La confusion constante et entretenue entre l'Art comme idée noble et l'art comme commerce fonde le marché de «l'art » dans toute son ambiguïté. Une idéologie de l'Art est alors appelée à occulter cette ambiguïté fondatrice de même que les effets en retour de la marchandisation de l'art sur l'art lui-même, c'est-à-dire la victoire programmée de l'art-objet — avec ou sans «objet » — sur l'art-idée. Vision insupportable que même les tenants inconditionnels de l'Art de marché ne peuvent supporter. C'est ainsi qu'a été forgé le terme «d'Art contemporain » qui, sous couvert de modernité, évacue les scrupules et ménage les consciences. Cet Art refuse d'assumer sa réalité, et il prospère de cette dénégation même.
En même temps, la forte valeur symbolique de l'art, qui occasionne son prix, étant fonction de son extériorité au système de la marchandise, la prospérité du marché est directement fondée sur l'irréductibilité de l'Art aux critères et aux mesures de la quotidienneté, et en particulier au langage, lieu du débat démocratique. Le marché ne se pose en garant de la liberté, de la démocratie et de la modernité que dans la mesure où il peut utiliser ces idéaux comme rempart contre la critique. La liberté qu'il invoque c'est la sienne seule, inconciliable avec celle de l'Autre cantonné dans le rôle de «public». A cet égard un Art fétichisé et abscons sert au mieux la domination marchande. L'Art, parce qu'il est l'Art, ne doit ni ne peut être discuté sauf manquement à la démocratie. Et le vecteur d'analyse, d'interrogation, et de référence collective qu'est le langage, parce qu'il menace à travers l'intégrité et la crédibilité de l'Art celle du marché, devient le plus grand adversaire de l'Art. Car l'Art n'a pas de comptes à rendre. Il peut seulement être commenté et bien entendu approuvé et admiré. Le seul discours qu'il appelle est celui de l'encensement et de la dévotion, c'est-à-dire de la soumission, qu'elle soit ou non travestie en révolte factice.
C'est parce que l'art n'a pas de prix que sa valeur marchande peut atteindre des sommets, sans autre limitation que les capacités d'investissement du marché dans sa demande de produits nouveaux. Dans un premier temps le marché de la rareté est un marché élitiste. Mais la logique du marché de ces produits chers modifie aussi le rapport du marché à l'art, quand par exemple des capitaux internationaux d'origine indéterminée sont en quête de produits de placement ou de spéculation. Le collectionneur traditionnel, avec son jugement personnel et sa prise de risque calculée, ne peut plus servir de caution morale à un marché boursier ou spéculatif de plus en plus contraint de promettre et de tenter de garantir des prix de revente aux investisseurs.

la fin de la pratique artistique et le marché de l'innovation
La fiction d'un Art contemporain sans compromis et d'une création artistique libre n'est crédible que si l'on ignore délibérément les conditions de production réelles de «l'art» et ce qu'il advient de la pratique artistique au sens habituel du terme. Il s'agit moins aujourd'hui de produire de l'art, ce qui se fait au cours d'une pratique, que de répondre à une demande conformément à une norme qui exclut le doute et la contradiction. Le passage de l'œuvre traditionnelle, tributaire d'une pratique forcément aléatoire et non finalisée, au produit artistique positivé et labellisé, entraîne le remplacement de la pratique par la seule décision de l'artiste, c'est-à-dire par le geste de l'indexation artistique, dont l'agent est un nouvel Artiste intronisé dans ce rôle et à ce titre producteur d'objets marchands. La signature de cet individualité elle-même désignée à produire de l'Art peut dès lors être une condition nécessaire et suffisante. Est Art ce qui est signé d'un Artiste lui-même adoubé. Alors que, traditionnellement, l'artiste accouche de l'art par le travail en payant de sa personne — cas limite : le suicide de Van Gogh —, l'Artiste contemporain est moins appelé à produire l'art qu'à le signer. Ce faisant, moins «libre» qu'il ne le croit, il est lui-même un agent de l'Art — principe qui le dépasse comme source de toute valeur —, et au-delà un agent du marché, lequel définit le contenu et l'usage de cette valeur.
Le marché international de l'innovation artistique, fer de lance de l'Art contemporain, est le lieu où une nouvelle définition de l'art s'affirme à travers cette nouvelle façon d'envisager la pratique artistique. On ne peut pas affirmer que rien ne subsiste de la pratique au sens traditionnel dans cette nouvelle forme d'art et qu'il n'en reste ici et là des poches, comme un souvenir du passé. Mais, globalement, la mutation du «concept», qu'accompagne une minimalisation radicale de la proposition artistique — dans les deux dimensions de la forme et du contenu — opèrent dans le sens d'une limitation du champ de l'innovation artistique à la nouveauté-gadget, à la variation ludique sur proposition connue, à l'effet de mise en scène «stupéfiant», à la transgression convenue et aux multiples variantes de «l'appropriation», qui inclut le détournement et le pillage plus ou moins cynique du travail de l'Autre — art du passé et formes innombrables de l'art vivant d'aujourd'hui.
Ce marché de l'innovation artistique tire derrière lui les autres marchés d'œuvres réputées artistiques : marché des antiquités, de l'art ancien et moderne, de l'art exotique... Lorsque les prix de l'Art international montent — en période d'euphorie boursière par exemple —, les prix montent sur les autres marchés. Il n'y a de marché que d'œuvres d'art reconnues comme telles et donc validées par le marché lui-même. La grande majorité des œuvres d'art vivant, qui constituent la réserve de formes et d'idées de l'Art désigné et auto désigné, n'étant précisément pas ou pas encore considérées comme des «œuvres», n'ont donc pas au sens propre d'existence artistique ni de valeur marchande. Bien que par définition exclues elles ne sont pas pour autant ignorées, car elles constituent une réserve où, selon ses besoins, l'Art en titre peut à tout moment venir puiser.

une «valeur » sans statut
L'activité qui définit le marché en tant que tel — et entre autres de l'art — c'est l'achat avec la possibilité de revente et de spéculation. Ainsi on ne peut considérer que l'art vivant non Contemporain, c'est-à-dire non reconnu et désigné comme Art par l'institution, appartient à un marché, ce qui n'empêche pas cet art de trouver éventuellement preneur. Mais parmi une clientèle qui quelque part néglige le jugement de l'institution.
Les «artistes» qui, sur tout le territoire, produisent — mais que produisent-ils au juste ? — sans bénéficier du droit officiel de «créer » ne sont artistes que par leur seule décision. Une telle auto proclamation peut ou non trouver confirmation auprès d'un public. A ce moment les productions de ces praticiens peuvent être par convention considérées comme des «œuvres», ce dont elles n'ont pas le statut officiel, c'est-à-dire marchand. Elles aspirent seulement à ce statut. Parmi ces artistes qui n'en sont pas — ni pour le marché ni pour l'institution — ceux qui en ont les moyens se trouvent un «marchand» qui loue de murs d'un local baptisé «galerie» — une modification des règles du jeu qui, comme les autres, se fait au détriment du producteur. A cette occasion, ils peuvent rencontrer, hors Marché, non pas des «acheteurs » mais quelques «amateurs».
Il se trouve que beaucoup des artistes ignorés par le système et condamnés aux expédients et aux aléas du «marché de proximité» se distinguent des artistes Contemporains par le fait qu'ils continuent à conduire une pratique au lieu d'opter pour la démarche concepto-minimaliste, voie royale de l'Art officiel.
Il n'y a pas d'innovation artistique en dehors d'une pratique. Le risque que court le praticien n'en est pas moins celui de l'enfermement et de l'auto enfermement. Que dire en effet de la pratique artistique sinon qu'elle travaille la contradiction entre pulsion subjective et objective, et qu'elle n'est pas une simple affirmation du moi. Elle doit s'ouvrir à l'autre Il reste donc à tous les exclus de l'officialité à prendre conscience sans auto complaisance de leur position sur l'échiquier de l'art aussi bien que de l'Art, et de ne pas se laisser prendre au jeu de l'auto exclusion.
La logique du système oblige le marché et institution à respecter dans l'artiste le Créateur au moins potentiel, quittes à le neutraliser par la suite, les moyens ne leur manquent pas. L'artiste détient donc, malgré des pratiques d'intimidation officielles, d'un droit de parole reconnu qu'il n'aliène que de son propre consentement, en cédant aux invitations à la soumission et à la résignation. Le rapport de force en faveur de l'artiste — car c'est son travail qui alimente la machine officielle et marchande —, et qu'évacue avec les honneurs le mythe de l'Artiste en agent de l'idéologie libérale —, laisse encore à celui-ci un pouvoir dont il ne tient qu'à lui d'user.

08

Postmodernité et postcritique
Par François Derivery

Les présupposés de la critique d’art
Ce n'est pas médire de la critique d'art que constater qu'elle est née de l'intérêt pour l'art, d'abord au 18e dans le mouvement des Lumières puis, surtout aux 19e et 20e siècles, de philosophes et d'écrivains, et enfin de journalistes spécialisés, à mesure que les arts plastiques — à travers des manifestations attirant les foules, comme les Salons annuels, et une suite de mises en question plus ou moins radicales du consensus artistico-idéologique dominant, de Courbet à Dada dans la période moderne — prenaient une place importante dans le débat culturel, social voire politique.
La critique d'art, dans son principe, est gardienne d’une liberté fondamentale : le droit de regard de l'Autre sur l'art. Proposition à double entrée. L'existence de la critique d'art présuppose celle de citoyens concernés par la production artistique de leur temps, ce qui leur confère le droit de l’interroger voire de la juger. Elle suppose aussi que l’art lui-même, par une réciprocité d’écoute, reconnaisse ce droit de jugement au citoyen quitte à se méfier de ses propre certitudes. Sans droit de critique pas de critique d’art, et sans doute pas d’art non plus. L’art est dans la cité ou alors, et sans interlocuteur, il n’est « rien », un simple produit de marché et/ou de l’officialité.
Sur ces bases et dans son principe, la critique d'art, qui se positionne spontanément entre le producteur et le récepteur, entre l'art et le public, se donne l'ambition, de favoriser en les éclaircissant les données et les termes de ce dialogue souvent difficile. Il se donne un rôle d'intermédiaire fondé d'une part sur une compétence qu'il s’attribue de juger les œuvres du point de vue de leur légitimité artistique et d'autre part sur sa connaissance elle aussi présumée, du public, de ses réactions, de ses attentes et de ses ignorances. Ces raisons expliquent pourquoi la critique d'art était au 19e siècle le violon d’Ingres de prédilection d’écrivains et de poètes comme Baudelaire, Théophile Gautier ou Edmond About (1) — et jusqu'à Malraux avec d’autres ambitions —, qui arrondissaient ainsi leurs fins de mois tout en prenant chacun prétexte de l’art pour plaider pour leur propre chapelle.

La critique et ses conditions
Le risque que fait apparaître cette annexion du jugement de goût — et bientôt à travers lui de la compétence artistique elle-même — par le commentaire littéraire, c’est celui de la marginalisation puis du refoulement de la parole de l'artiste, plus directe et moins diplomatique. Autre parole elle aussi progressivement refoulée, celle du « public », souvent égaré à plaisir par une prose sophistiquée aux limites de l’abscons. On sait bien alors que la parole de l’artiste existe — dans les ateliers par exemple — mais cette parole technique et efficace fait peur plus qu’elle ne séduit, l’institution d’abord, concurrencée dans ses projets, mais aussi ces spécialistes de la prose alimentaire que sont la majorité des critiques.
Parce que l’art, sous l’influence notamment du commentaire poético-littéraire, intéresse davantage par ses effets émotionnels et ses capacités à divertir que par sa réalité existentielle et les questions qu’elle pose, le travail de l’artiste devra progressivement s'accommoder d'un système de délégation puis de privation de parole favorable à la prise de pouvoir de compétences autoproclamées : celle du critique d’art qui se transformera bientôt en maître à penser, celle de l'institutionnel qui assume en général sans état d'âme son rôle de juge-arbitre de l'art. Ce transfert de compétence de l'artiste au critique, à l'administrateur et bientôt à l'idéologue de plateau accrédite en outre cette idée pernicieuse que l'Art — l'art idéalement non contaminé de la postmodernité — est non seulement irréductible au verbe que manient si adroitement en son nom ses commentateurs « éclairés », mais qu'il est même son contraire. « L’impuissance de la parole à traiter de l’Art » devient le fond de commerce du critique bien en cour. Idée qu'exploite également avec succès l'art contemporain dans sa phobie — ou plutôt sa censure — par ailleurs bien compréhensible du langage clair et de l'analyse signifiante.
Néanmoins, en dépit de cet appauvrissement vertigineux du discours sur l'art, qui justifiait à l’avance certaines dérives pseudo artistiques de la postmodernité actuelle, la «critique d'art» préservait à l'origine, et malgré ses contenus inévitablement élitistes (2), une vocation critique et, à défaut de rechercher l’objectivité, elle demeurait au moins polémique. Les conditions ont depuis changé, qui rendaient possible cette critique relativement indépendante du pouvoir, et qui a produit, pendant toute la période moderne, un grand nombre de critiques engagés auprès des artistes et prêts à prendre les mêmes risques qu’eux — d'Apollinaire à Clement Greenberg. Ces conditions ont changé avec la prise du pouvoir du marché dans la sphère de l'art qui, en redéfinissant le mode de production de l’art et par là même ses formes, établit sur d’autres bases son rapport au langage et donc à la critique.
Si la critique d’art poético-littéraire continue à prospérer, elle s'arrête désormais le plus souvent au seuil de la véritable critique et, dans son approbation empressée des initiatives de l’officialité qui constituent son viatique quotidien, elle représente exactement la limite de tolérance du système artistique en matière de langage subversif. Réduite ainsi au commentaire hyperbolique et mythifiant, surtout quand il s’agit d’Art contemporain, la «critique d'art» ou ce qu’il en reste, dans la majorité de la presse spécialisée, n'est plus que le défenseur patenté d'un art de marché qui cherche beaucoup moins à «échanger» avec le public — tout en prétendant le contraire — qu'à le suborner et à s'imposer à lui. Ainsi s’interrompt de façon abrupte une relation nouvelle entre l’art et le « public » inaugurée par l’art moderne et fondée non pas sur le rapport de force mais sur le dialogue et le débat d’idées.

Dans ou hors de l’officialité
Le système dispose des moyens nécessaires pour s’assurer le soutien d’une «critique d’art» disposée à servir de caisse de résonance aux seuls choix officiels. Cette postcritique aliénée, qui renie ses principes de liberté fondateurs, n'est même plus du côté des «artistes» qui sont eux-mêmes la cinquième roue du carrosse : elle est d'abord et surtout aux ordres du système et de ses représentants. Pour bien comprendre cette évolution d’une partie de la critique d'art en faveur de l'officialité, il faut évoquer le confort et la certitude que peut procurer le sentiment d’appartenir à l’élite cooptée du système de l’Art et de partager ses privilèges. Il existe en effet une unité du champ artistique défini par sa logique de marché, qui voit s’affirmer une solidarité indéfectible entre acteurs, agents et privilégiés d'un même système face aux contestations et tentatives de déstabilisation menées de l’extérieur, et auxquelles ils s'efforcent stoïquement de demeurer sourds, comme des reclus derrière les murs d’un bastion assiégé.
Si l'art était une pratique, la critique en était une autre qui exigeait du moins dans son principe, et de la part du critique, un engagement égal à celui de l'artiste. C’est Baudelaire plaidant dans ses écrits la cause de Delacroix. La disparition programmée de cette pratique sous les coups de boutoir du «concept», qui place désormais la «création» non plus sous le signe du travail et de la durée mais sous celui de la désignation ou de l'indexation immédiate, donne des ailes aux élus du système ou à ceux qui postulent pour y entrer — décideurs institutionnels, commissaires d’expositions, critiques d’art... — et révèle chez nombre de candidats au statut d'Artiste des ambitions créatrices insoupçonnées. Si un enseignant d'université est capable de s'autoproclamer «professeur d'art contemporain» sans s’être jamais engagé dans la moindre pratique artistique, tout critique d'art ou tout commissaire d'exposition en place peut légitimement espérer de même, en son temps, le moment venu et en respectant les règles, postuler à son tour au statut de «créateur» et participer ainsi avec les honneurs à la fête permanente à laquelle l'Art convie ses initiés.
L'art et la création sont désormais partout… à condition bien entendu de se définir dans le cadre du système qui à la fois les produit et les reconnaît. Tout est fait — et cette clause s’applique autant au critique qu’à l’artiste — pour qu’il n’y ait pas d’autre voie vers la «réussite» que celle de la coopération, de gré ou de force, avec le Système. La vraie critique d’art comme la pratique artistique elle-même, sont de plus en plus des activités à risque.



1. L'auteur du Roi des montagnes a en effet publié Le Décaméron du Salon de peinture, 1881, et Quinze journées au Salon de peinture et de sculpture, Paris, 1883.)
Cf . les critiques véhémentes de Th. Gautier et de Delacroix contre le populisme de Courbet à l’occasion su Salon de 1849, où était exposée Une Après-dînée à Ornans..

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Marchandisation de l’art et art de marché
François Derivery

Parler aujourd’hui de la marchandisation de l’art n’est pas s’en prendre une nouvelle fois au rôle du marchand ou du galeriste. Le marchand traditionnel trouvait dans le bénéfice commercial la rémunération de son travail de diffusion mais il ne légiférait pas en matière de goût et était avant tout un intermédiaire entre l’artiste et son acheteur. Avec l’apparition, après la deuxième guerre mondiale, d’un marché de l’art planétaire et d’une Bourse internationale des valeurs, la frontière entre les intérêts de « l’art » et ceux du marché devient beaucoup plus floue. Les institutions locales ont longtemps dominé le jugement artistique — notamment par l’enseignement de l’art —, de même qu’elles décidaient de la commande publique. A partir de la fin du 19e siècle le marché monte en puissance, d’abord à travers quelques marchands isolés comme Durand-Ruel ou Leiris qui s’organisent rapidement, puis avec la mise en place, à partie des années 1950-60, d’un réseau marchand international indépendant dont la pression s’exerce sur les Etats et oriente leurs politiques culturelles. Le marché de l’art devient alors l’instance dominante de régulation, d’orientation et de décision. Il redéfinit la place et le rôle de chacun des acteurs et réorganise en fonction de ses propres intérêts l’ensemble de la sphère de l’art.
Aborder le problème de la marchandisation de l’art ne se limite donc pas à critiquer une activité financière et spéculative visible, une dérive voyante du seul commerce de l’art. C’est surtout interroger l’objet de ce commerce, les produits artistiques dont traite ce marché, et se demander dans quelle mesure le marché, en pesant sur les conditions de production et de diffusion de l’art, est à l’origine sinon d’une esthétique du moins système artistique véhiculant ses propres valeurs et optimisant son propre fonctionnement. Il ne s’agit plus alors d’une dérive mercantile de l’art mais de la naissance d’un véritable art de marché dont la forme et la nécessité découlent de la position dominante du marché lui-même sur le « marché » des valeurs symboliques. Parmi les autres marchés, le marché de l’art a un rôle spécifique à jouer dans le mouvement de la mondialisation néo-libérale, en particulier pour la crédibilité de l’idéologie néo-libérale elle-même. Sur le terrain de l’art et plus généralement de la culture se déroule un combat aux enjeux déterminants : le dogmatisme de la parole officielle suffirait à le prouver..


La conquête de l’art par le marché

La marchandisation actuelle de l’art est ainsi la conséquence directe de la conquête de la sphère de l’art par le marché. Par la marchandisation l’art n’est plus le même, il n’est pas « égal à lui-même », il devient autre. L’art-marchandise n’a pas à être considéré comme un art déchu, c’est l’Art lui-même. Face aux ambitions planétaires de l’organisation marchande et l’importance des sommes qu’elle brasse — car la crédibilité du marché de l’art et notamment du marché de l’innovation qui lui sert de fer de lance est fonction directe de son envergure financière —, la reconnaissance de l’artiste a cessé de s’opérer à travers la « cooptation par les pairs », méthode traditionnelle héritée des corporations que décrit Bourdieu dans Les Règles de l’art (1992). Ce qui se passe encore dans l’université avec la remise du diplôme n’est plus depuis longtemps applicable au domaine de l’art où « l’œuvre » peut être n’importe quoi et où seule l’institution artistique — le système de l’art et son appareil de légitimation, dont le musée — peut, au nom de l’ensemble de la profession et sous l’égide du marché, lui accorder cette reconnaissance.
Dès que le marché domine, la logique marchande tend non seulement à optimiser la revente et l’exploitation du produit original mais à agir sur le produit lui-même pour améliorer sa réponse à la demande, demande qui elle-même est travaillée par tout un appareil : publicité, médias, manifestation de prestige créant l’événement et la cote des œuvres. En dépit de leurs intérêts occasionnellement divergents, les acteurs de l’art s’inclinent devant le rôle prééminent du marché. C’est du reste l’origine directe de l’art contemporain en tant que croyance et alibi moral du pragmatisme marchand. Pour les plus accessibles à la culpabilité, cette croyance se fait religion et dresse contre l’extérieur un mur de ferveur et d’intolérance. Mais l’on croit d’abord en l’art contemporain comme l’on croit à la Bourse : pour que le marché vive et aussi pour sa propre survie...


Un formalisme radical

Le marché, à travers les diverses instances privées et publiques qui sans le dire agissent en son nom, exerce un pouvoir exclusif de sélection et d’arbitrage artistique. En France, les artistes sont contraints de fonder leurs espoirs de carrière sur le seul agrément d’une institution omniprésente. C’est donc tout naturellement qu’ils sont amenés à admettre le principe de son infaillibilité. Après avoir lutté collectivement, dans les années 1968-75, contre la mise en place d’une politique de marché qui les dépossédait de toute initiative, et avoir été défaits dans ce combat inégal, les artistes en sont réduits à tenter de faire carrière à titre personnel et en ordre dispersé. Le rapport de l’artiste à l’art — en même temps que son ambition —, se trouve alors inversé : il n’est plus dans la critique mais dans le conformisme. Le préalable à tout travail artistique est qu’il existe une formule officielle et consensuelle de l’art, formule que tout postulant artiste est censé connaître et contre laquelle il ne prend position qu’à ses risques et périls. Cette formule n’est du reste pas seulement formelle, elle est aussi relationnelle et mondaine. La pression constante du système n’est finalement plus reconnue comme une contrainte et, s’exerçant en amont de la production, préserve l’illusion de l’autonomie de choix du « créateur ». L’artiste vit son aliénation comme une liberté.
En fait ce dont le marché a besoin c’est de nouveautés mais surtout pas de renouvellement. « L’aventure » présente de l’art contemporain international se limite à son obligation d’alimenter régulièrement un marché de l’innovation qui à la fois soutient l’ensemble du marché, maintient la pression d’une « actualité artistique », et surtout ne change rien à la formule générale, à l’équilibre des forces et à la distribution des compétences. L’avant-gardisme, doctrine héritée de l’art moderne, est appelée à servir d’alibi à une innovation inévitablement immobiliste, car elle ne peut s’en prendre aux conditions mêmes qui la déterminent. L’actualité de l’Art international intervient dans les limites et la problématique d’un art de marché qu’il est impossible de transformer, sauf à changer sa nature même.
Cet Art international, pour faire état d’une capacité de renouvellement qu’il n’a pas, n’a d’autre solution — à l’image encore une fois du libéralisme qui l’inspire — que la fuite en avant grâce à l’exploitation de toute provende artistiquement assimilable. Qu’il s’agisse des inventions de l’art moderne, inlassablement démarquées et reproduites ou de toutes les productions artistiques venues de nationalités ou de communautés dominées et/ou marginales, à leur tour indéfiniment pillées, dénaturées et reformatées au look international, de même que de tous les produits et sous-produits de la société marchande et industrielle susceptibles de fournir matière à Art. La méthode qui permet à l’art contemporain de se nourrir et de faire son profit de tout et de fournir du monde une version à son image consiste à vider de sens et à annuler symboliquement ce qu’il pille en réduisant tout matériau ainsi détourné à la seule dimension de la forme. Le spectaculaire est le fin mot, le secret de polichinelle de l’art officiel. Le spectaculaire par tous les moyens. L’Art contemporain international est un formalisme radical.


L’Art comme spectacle

C’est en quoi il n’est pas né d’un quelconque internationalisme culturel préexistant mais bien du marché international qui a provoqué son apparition et son développement, parallèlement à sa propre expansion. En se désintéressant de tout procès de sens et en se contentant de réduire et formater à ses normes ce qu’il absorbe, cet art de marché aux dimensions planétaires est un rouleau compresseur culturel servant à la promotion de l’idéologie néo-libérale, tout en fondant ses plus-values marchandes sur la négation et le rejet des valeurs de l’autre.
Précisément, cet art qui se présente, avec son idéologie de la « modernité », comme le versant culturel euphorique de la mondialisation libérale, ne représente culturellement que les valeurs du néo-libéralisme lui-même, c’est-à-dire les « valeurs » de substitution dont peut se nourrir une psychologie de la dénégation. La délégitimation du sens et de la pensée critique étant la règle, le spectacle sous toutes ses formes devient le seul mode de connaissance du monde et de l’autre que peut proposer l’Art, en même temps qu’un moyen de captation et de détournement de l’attention. Le divertissement présente cet avantage d’être « universel » et son industrie subit naturellement la fascination du contenu zéro. L’Art contemporain international est le strict équivalent, dans le domaine de l’art, de la sous-culture « de masse », elle aussi internationale, que diffusent les médias et l’édition à grand tirage. C’est pourquoi cet art est dans l’impossibilité de convaincre qui que ce soit, en dépit des efforts paradoxaux de ses porte-parole. D’où aussi leurs « arguments » fondés la plupart du temps sur l’intimidation. Cette misère critique justifie enfin leur recours au soutien d’un public inconditionnel constitué de fidèles croyant en l’Art « parce que c’est l’Art », et par là-même en ses décideurs.

*

Comme il s’agit, selon lui, d’éviter « la réduction brutale des produits idéologiques aux intérêts de classes qu’ils servent », Pierre Bourdieu avance dans Langage et pouvoir symbolique, que « Les idéologies sont toujours doublement déterminées (...) elles doivent leurs caractéristiques... non seulement aux intérêts de classes... mais aussi aux intérêts spécifiques de ceux qui les produisent et à la logique spécifique du champ de production ». Mais que deviennent ces « intérêts spécifiques » distincts de cette « logique spécifique » eux-mêmes distincts des « intérêts de classe » dès lors que la sphère de l’art est unifiée sous la tutelle du marché et que sa logique à régulé le jeu des intérêts contraires au mieux des intérêts de tous et par conséquent de chacun ? Bourdieu pose une séparation, qui apparaît de moins en moins, entre une logique artistique propre aux artistes et une logique dominante qui n’est pas seulement celle des dominants mais qui est aussi celle du marché, laquelle s’impose aux dominants eux-mêmes. C’est ici que l’idéologie néo-libérale marque un « progrès » — du point de vue capitaliste — sur le capitalisme volontariste et personnalisé qui le précédait. Le système est désormais capable de fonctionner et de se reproduire de lui-même indépendamment de la volonté des acteurs nominaux.
Toutefois, l’art de marché — et officiel par la force des choses — ne peut pas se permettre de revendiquer ouvertement sa dépendance « esthétique » au marché et le fait que ce dernier le détermine jusque dans sa forme et dans ses formes. Il demeure tributaire, dans son enfermement schizophrène, d’une idéologie de la liberté totale de « l’art » et de la « création » érigée en barrage contre le retour permanent d’une réalité refoulée. C’est son malaise, et aussi son imposture.
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Le “contemporainisme”, un artefact de l’histoire


Un entretien avec Jean-Philippe Domecq




Au début des années 90, Jean-Philippe Domecq, Jean Clair, Marc Fumarolli, publièrent un certain nombre de livres et d’articles dans divers journaux, qui déclenchèrent ce qu’on nomma “ La crise de l’art contemporain”, grand vent de constestation de l’ officialité artistique et des appareils marchands.
La tempête s’est apaisée. L’insurrection a été étouffée dans la semoule rhétorique officielle. L’ordre règne à nouveau, sur fond de ruines et d’aplatissement de tous les repères.
Jean-Philippe Domecq, lui, ne baisse ni les bras ni la plume et vient de publier, après”Artistes sans art” (1994) et “Misére de l’art” (1999), le troisième volet de son triptyque intitulé “ Nouvelle introduction à l’art du XXe siècle” chez Flammarion *.
C’est le livre d’un humaniste et d’un poète, qui entend, non pas imposer sa vision de l’histoire, mais dire seulement que l’histoire doit bénéficier d’un droit permanent à la réécriture.
La “contemporanéité” y est donc mise en perspective historique et géographique. On y parle de Lascaux, de l’Afrique, de l’Orient, du Fou, du Surréalisme.
On y pointe la simultanéité de l’exposition Buren au centre Pompidou et de la destruction de Boudha par les Talibans.
Et cela se termine par ce magnifique chapitre sur une des scènes du film “ Roma” de Fellini : celle où l’on voit la fresque retrouvée par les achéologues, disparaître sous les effets de l’air pénétrant par l’orifice ayant permis sa découverte.




Artension : Votre livre, “ Une nouvelle introduction à l’art du XXe
siècle”, qui paraîtra en septembre chez Flammarion, arrive à point et ouvre sur
quantité de pistes de réflexion, en cette période charnière, dite par certains “ de fin de l’histoire”, pour remettre en perspective les repérages historiques et l’ensemble des mécanismes d’évaluation. Que pouvez-vous dire de l’opportunité et de la nécessité de votre livre ?

Jean-Philippe Domecq : Il se trouve d’abord que, par le hasard du calendrier, nous ne sommes plus au XX e siècle. Pour autant, cela détermine-t-il une nouvelle période artistique ? Ce n’est pas dit du tout. Il est possible que le XX e siècle artistique se soit bouclé avant l’année 2000. Dans mes deux livres précédents sur l’art, publiés dans les années 90, je suggérais déjà qu’une certaine idéologie esthétique, au sens neutre du mot « idéologie », avait peut-être épuisé son potentiel. Tout cela ranime donc en nous le désir de prendre du recul par rapport à la période que nous avons vécue et dont tout le monde pense, croit que nous ne sommes pas encore sortis. L’exercice, évidemment, est difficile, dès lors qu’il s’agit de prendre du recul presque à chaud. Malgré tout, il est temps d’essayer ; plusieurs indices, au vu des œuvres et démarches artistiques contemporaines, semblent nous dire que le moment est venu de refaire une histoire de l’art qu’on a cru un peu vite scellée, fixée à jamais pour les générations futures. Aujourd’hui, l’histoire proche peut être reconsidérée avec une perception autre que celle qu’en ont eue ses contemporains. C’est notre liberté d’esprit, à tous et à chacun, qui s’exerce là ; rien de plus légitime, et de plus tonique.


AR : Les systèmes de reconnaissances et de légitimation de l’art ont été pris, ces dernières décennies, d’une espèce de frénésie d’historicisation, qui a provoqué, semble-t-il, une dissociation avec la réalité interne de l’histoire. L’art contemporain ne se présente-t-il pas comme une chose en soi, comme une sorte de gigantesque artefact produit par ces systèmes mêmes qui fabriquent leur propre histoire, en excluant toute autre ?


J.Ph.D. : Cette période est aujourd’hui baptisée « art contemporain » par les critiques d’art et par les manuels d’histoire. On est allé vite en besogne. Comme l’art en question, du reste, qui, en mettant en avant le critère de contemporanéité, a rétréci son champ d’exploration à l’instant, à l’événement, bref : l’écume des jours. C’est ce que j’appelle l’« actualisme ». En outre, appeler cette période l’« art contemporain » est intenable dans la durée - le contemporain d’hier n’étant pas celui d’aujourd’hui ni celui de demain. La présente contemporanéité dont on nous rebat les oreilles sera donc vite obsolète. C’est pourquoi, à la fin du livre quand j’aborde les dernières décennies du siècle que j’ai traitées en détail dans les deux précédents volumes, je propose de donner à cette période et à cette idéologie esthétique une appellation viable et durable : le Récent’art. Les critiques d’art, les historiens, les sociologues et les sociétés de vente aux enchères qui font démarrer l’« art contemporain » en 1970, ont en effet mis en avant le récent – le contemporain – comme critère premier d’évaluation, comme il y eut autrefois la beauté, l’imitation, le sublime. C’était engager l’art dans une voie plutôt superficielle, en survalorisant l’événementiel et l’anecdotique, mais enfin, c’est là, et donc autant donner à cette période une appellation moins confuse qu’« art contemporain ». On me dira que, tout comme le contemporain, le récent d’aujourd’hui ne sera pas celui de demain. Certes, mais en l’appelant ainsi, on désigne bel et bien une période où le récent est devenu critère premier ; parler de Récent’art est donc homogène à cet art. C’est aussi, j’en conviens, une manière ironique de tourner la page…


AR : Quels sont les mécanismes qui ont produit la chose ? Qui l’ont imposée?

J.Ph.D. : Il y a plusieurs facteurs en jeu, et leur analyse est aussi complexe que peut l’être l’analyse de ce siècle artistique, elle oblige à remonter en amont. Il y a eu cette idéologie de la rupture, de la tabula rasa qui a marqué d’emblée le début du siècle, de manière tantôt positive, tantôt négative, ainsi que j’essaie de le montrer dans mon livre. De façon positive, par exemple et pour partie avec l’abstraction, à laquelle je consacre deux chapitres du livre. De façon négative quand il s’est agi de rompre systématiquement avec ce qui fut fait antérieurement et de déconstruire l’héritage séculaire puis récent. Ainsi, la manie de la rupture a-t-elle vu son champ se réduire progressivement, à mesure que se rétrécissait la distance à l’égard du mouvement artistique antérieur avec lequel il fallait rompre. D’où l’accélération dans la succession des ruptures. On comprend, d’ailleurs, que le « il faut être absolument contemporain » ait remplacé le « il faut être absolument moderne » ; au passage, on a oublié le absolument, l’absolu de la formule de Rimbaud qui implique une inscription dans plus que la durée… C’est une illustration de ce à quoi a abouti le caractère très souvent systématique de l’art du vingtième siècle. Car, sous la production qui se veut absolument contemporaine, il y a cet impératif même pas implicite : voilà ce qu’il faut faire pour être contemporain, et voilà surtout ce qu’il ne faut plus faire. Quoi de plus restrictif, prescriptif et proscriptif ? Rien d’étonnant à ce que cela ait engendré ce que j’appelle le « théorisme » à la fin de mon livre – le terrorisme d’un discours unilatéral. Cette prescription de plus en plus étroite et serrée a enchaîné artistes et critiques dans un jeu d’émission (œuvres des artistes) et de réception (commentaires critiques) qui est devenu un cercle vicieux. De là un autre fil rouge du siècle, une autre ligne de force que je suis tout au long de ce parcours : ce que j’appelle « l’art sur l’art », c’est-à-dire le fait que l’art, dans sa production œuvrée autant que dans les écrits qui lui ont été consacrés, s’est consacré et a obéi, comme jamais dans les siècles antérieurs, à ce qu’il estimait devoir être l’art, à ce que peut être l’art. Et, qui plus est dans les dernières décennies, à ce qu’il doit proposer pour être non plus moderne, ou d’avenir, mais aussi et de plus en plus : contemporain.
Sans oublier que cette logique d’accélération actualiste dans le champ de l’art a été renforcée par l’inter-relation avec la logique économique qui, parallèlement, impose un renouvellement constant des produits pour les besoins du marché. Cela fut significativement mis en place par les Américains, et si l’on a qualifié Léo Castelli de grand marchand, c’est parce qu’il a inauguré cette nouvelle manière productiviste et promotionnelle.
Ce qui va très bien avec la logique médiatique, avide d’événementiel spectaculaire, et qui sanctifie naturellement l’actualisme en vigueur dans les champs institutionnel et marchand.

AR : On décrit aisément ce “contemporainisme “ comme symptôme ou état de fait ravageur, mais il semble moins aisé d’analyser les raisons de cet emballement de l’histoire. Toute création est rupture et transgression, donc mouvement, mais pas accélération puisque cette dynamique de création nait d’une nécessité intérieure. Or il semble que cette accélération dans la pratique systématique de la rupture vient surtout du fait qu’elle est réponse à une commande impérative... extérieure.
La question est donc là : d’où vient cette commande, pourquoi et au bénéfice de qui?

J.Ph.D. : Il est évident que, pour un jeune artiste, dès lors qu’on lui donne à entendre que sa force de proposition peut être très vite détectée et vite promue si elle est conforme à la demande dominante, cela favorise un certain nombre de faiblesses comportementales, au détriment de la force de proposition oeuvrée. C’est pour cela que, par contraste, je reviens sur le surréalisme, qui focalisait sur la teneur des enjeux révélés par les œuvres de l’art. En se retrempant dans les oeuvres dont André Breton a fait une moisson particulièrement riche, on retombe sur un axiome qui est une évidence : plus l’artiste est exigeant avec lui-même et plus l’oeuvre qui en résulte est révélatrice. Ce genre d’évidence paraît largement oublié. Momentanément, et c’est tout l’intérêt de réinterroger l’histoire de l’art du 20ème siècle, en précisant que tout le monde la croit écrite, et Dieu sait si elle l’a été, mais très momentanément, et qu’elle est toujours à faire, à refaire. En constatant aussi, au fil de cette histoire, et donc en rappelant tout simplement que les oeuvres exigeantes sont celles qui travaillent dans et avec le temps. Elles nous parlent et nous parleront toujours plus au présent, même si elles sont momentanément occultées au profit d’autres plus anecdotiques et privilégiées par les théoriciens. Il est en tout cas évident que le tri se fera avec le temps en faveur des oeuvres plus qualitatives et moins immédiatement exploitables.

AR. : Vous parlez beaucoup de Breton et de la nécessité d’un retour à son exigence

J.Ph.D. : Oui, mais sans prôner je ne sais quel retour à l’image surréaliste et à son idéologie esthétique. Dans le livre, je fais notamment la critique du rapport entre la préconception de l’image surréaliste et sa mise en œuvre, trop directement illustrative quand l’œuvre ne dépasse pas la préconception. Ce qui, chez les surréalistes, a fait parfois faillite, c’est une conception de l’image qui est trop littéraire, et devient donc littérale quand elle passe à la réalisation plastique. Je ne suis pas pour autant en train de critiquer toutes les oeuvres surréalistes, loin s’en faut, et j’ai proposé au lecteur des passages d’expérience sensible et réfléchie devant des oeuvres qui me paraissent majeures dans ce siècle.
A propos de cette dépendance trop étroite entre préconception et mise en œuvre, qui s’est instituée avec l’abstraction et le cubisme et qui d’ailleurs menace toute nouvelle sensibilité artistique dans le passé lointain comme dans le présent et le futur, le cas de l’art conceptuel, et sa faillite à mon sens, est patent. On a là un cas clair où la conception a entièrement supplanté la mise en pratique, dont le rôle fut alors réduit à la seule illustration littérale du concept. Et ce n’est pas parce que cette congruence est revendiquée par les conceptuels que cela devient intéressant. En ce sens, d’ailleurs, l’art conceptuel pousse à bout une des fâcheuses tendances de l’art de ce siècle.

AR. : D’où la célèbre formule d’Harald Szeeman, grand commissaire d’expositions internationnales, “ Quand les attitudes deviennent formes”, qui installe la prédominance du pré-pensé sur le senti et le vécu de la mise en forme

J.Ph.D. : Entendons-nous bien. Notre siècle fut en effet particulièrement théorique, cependant il n’est pas le seul à avoir été réfléchi, il y a toujours eu, dans le projet de l’artiste, ce que Nicolas Poussin appelait le précept, cette mise en pensée profonde et subtile qui n’était pas pour lui un facteur d’affaiblissement, mais un préalable qui permettait de passer à ce qu’il appelait le prospect, c’est-à-dire le passage à l’œuvre qui est censée porter plus loin que le prospect.
A partir de là, on peut se réinterroger sur deux grands moments de conceptualisation de la création plastique moderne : l’abstraction, puis le cubisme et ce qu’en a fait Picasso. Avec l’abstraction, il nous est clairement montré que l’oeil peut concevoir très au-delà du visible, et cela est un vertige extraordinaire. Pour autant, ne peut-on pas déceler, chez certains grands pionniers de l’abstraction, une mise en système théorique qui a affaibli leur création ? Je prends le cas de Mondrian. Sa façon de croire qu’il va pouvoir saisir l’essence du monde par un jeu de perpendiculaires est un exemple de systématisation étroite, toute théorique, et donc préjudiciable à la découverte. On ne trouve pas cela dans l’œuvre de Kandinsky, dont la pensée est pourtant extrêmement spiritualiste, mais qui se laisse toujours « déborder » par la mise en forme : lorsqu’il peint, il va au-delà de ce qu’il croit comprendre.
Maintenant, en ce qui concerne le traitement de la figure par Picasso, il faut avoir la liberté de dire qu’il y a un tri à faire et qu’il y a eu chez lui beaucoup d’arbitraire. Je pense aux Demoiselles d’Avignon, sur lesquelles je reviens longuement dans le livre, pour montrer que, par comparaison avec la statuaire africaine qui a marqué Picasso à l’époque de ce tableau, les figures picassiennes nous parlent peu, paraissent autant d’exercices. La gratuité n’est jamais loin chez lui. Sauf dans les œuvres érotiques, que j’analyse en détail dans le livre.


AR. : Vous dites que la sociologie de l’art est à compléter, qu’elle a manqué d’intégrer l’analyse des idéologies esthétiques.


J.P.D. : Oui, car ce qui me frappe, c’est qu’avec l’analyse sociologique des arts plastiques effectuée à ce jour, on en reste à une analyse du contexte, sociétal, économique, institutionnel et comportemental. C’est l’objet de la sociologie, certes, c’était à faire et cela est bien fait. Mais c’est insuffisant, car les sociologues de l’art n’interrogent pas le fait que telle ou telle esthétique ait pu prédominer, or c’est décisif pour comprendre comment les institutions, les critiques, les artistes et la partie émergée du public se soient contentés d’œuvres aussi insignes, infimes que celles de Warhol, Beuys, Buren, Raynaud, Hirst, Jeff Koons, etc. Il faut se poser la question de savoir pourquoi une époque s’est satisfaite de cela. La question me semble éminemment sociologique et l’aborder ne nous aurait pas sorti de la neutralité scientifique que nous offre la méthode sociologique. Si celle-ci ne l’a pas faite, c’est qu’elle a peur de s’engager dans des questions de goût. Mais que tel goût ait prédominé à telle époque, c’est tout de même un reflet des moeurs, et c’est donc à prendre en charge dans une vision qui se veut la plus proche possible de celle de Sirius. Le fait de se conformer à l’idéologie du contemporain qui a produit ce que l’on sait en quarante ans, et ce, dans un contexte qui prônait pourtant la subversion et la liberté, mérite un décryptage sociologique.


AR. : l’engouement pour Jeff Koons, peut-il être un bon objet d’analyse
sociologique ?


J.Ph.D. : C’est en effet un artiste considérablement surévalué par le milieu et un produit exemplaire de l’actualisme dont nous parlions auparavant. On ne doit pas lui porter plus d’intérêt qu’il n’en restera, mais c’est un bon objet d’analyse purement sociologique, car l’œuvre de Koons n’a pas d’autre portée que sociologique, et encore, très superficiellement. Comment une oeuvre comme celle-ci, qui au fond ne fait que reproduire une imagerie de l’objet populaire et de consommation, dans une dimension prétendument ludique et iconoclaste, a-t-elle pu satisfaire à ce point les acteurs du milieu de l’art ? Que le marché s’en contente, on peut le comprendre, mais que la critique d’art ait vu là un significatif renouvellement de l’art, c’est troublant et cela mérite analyse, strictement sociologique là encore. Cette conjugaison des forces et enjeux à la fois marchands, médiatiques et intellectuels, pour la promotion et la surévaluation d’oeuvres comme celle-ci, dont on voit vite, en raison de leur faiblesse interne, qu’elles ne justifient absolument pas un investissement à long terme (ni même à court terme, ai-je envie de dire), est un phénomène surprenant dont on doit rendre compte avec recul.

AR . : Ce surinvestissement par compensation au manque de contenu... ne trouvez-vous pas cela inquiétant à maints égards, comme ces bulles financières qui endommagent gravement l’économie?


J.Ph.D. : Il y a en effet des parallèles à faire entre le peu de démocratie économique et le fonctionnement de l’art international. A cette différence près que ce dernier est un micro milieu décisionnel qui peut donc mieux tenir et contrôler son marché, le flux d’œuvres qui y entrent et celles qui n’y entrent pas. La situation en est donc d’autant plus inquiétante et grave. Elle justifie d’ailleurs le ton de mes deux précédents livres. Il existe en effet, parallèle à l’oppression politique, économique et sociale dont personne ne conteste la réalité, une oppression culturelle qui fait beaucoup de dégâts. La pression des oeuvres qui nous sont proposées et imposées se fait au détriment d’oeuvres plus qualitatives au sens de : qui nous ouvrent plus l’œil et l’esprit, pour le dire vite ici. Beaucoup d’artistes sont d’ailleurs découragés et d’œuvres disqualifiées et marginalisées, quand on nous impose ce que nous imposent les expositions « entertainement » qui donnent le la international. Les dispositifs qui génèrent cette oppression - foires internationales, les institutions, sociétés de vente par action - sont énormes et sont en train de défaire le lien traditionnel entre l’artiste, ses découvreurs et ses collectionneurs. En même temps, si les décideurs du marché de l’art mondial sont de plus en plus puissants, ils sont de moins en moins nombreux, et la restriction de l’offre peut très bien se refermer sur eux.
Le pari qu’il faut tenir est donc que ces oeuvres peu intenses aujourd’hui, le paraîtront encore moins dans le moyen et le long terme. Il ne faut jamais oublier que l’Histoire est toujours en construction et qu’elle se réécrit en permanence : c’est le sens de ce troisième volet de mon triptyque. Ne pas oublier les artistes et cette capacité qu’ont certaines oeuvres à s’imposer à terme. Même si les dispositifs sont puissants, il ne faut pas désespérer de la vie de l’esprit et des formes. A chacun la tâche de son époque, pour accompagner l’art, pour aider à changer les esprits. C’est ce qu’à notre petite échelle nous faisons à travers livres et revues. Le but de mon livre est de dire au lecteur : rentrons en dialogue toi et moi devant un certain nombre d’oeuvres et d’étapes majeures de l’art du 20e siècle et constatons que la discussion est ouverte, comme l’Histoire.

AR. : Le titre de votre livre n’aurait-il pas pu être “pour une autre histoire de l’art du
20 e siècle “ ?

J.Ph.D. : Non, cela aurait été programmatique, cela aurait voulu dire : voilà la bonne vision de l’Histoire. Or je propose plutôt de discuter, de réfléchir, de semer le doute, car l’Histoire n’appartient à personne, ni à moi et ni à ceux auxquels je reproche de l’accaparer ou de vouloir la figer.

AR. : Votre livre est aussi celui d’un poète. Vous n’y laissez pas votre sensibilité personnelle de côté. Vous faites partager vos émotions et votre passion.


J.Ph.D. : Son type d’écriture est sans doute une réponse à la situation que nous venons de décrypter. Nous avons constaté que la critique d’art est devenue trop exclusivement philosophique dans la deuxième moitié du siècle. Or la critique d’art, à l’image de celle de Diderot qui fut un de ses fondateurs, a toujours été aussi sensible que philosophique, aussi concrète que réflexive. C’est pour montrer comment nous atteignent les œuvres fortes, que j’engage dans mes textes à la fois ma pensée, ma sensibilité, mon expérience concrète, ma vision du désir et de l’angoisse, que sais-je encore. Tous ces types de discours, j’essaie de les tenir d’une seule main. « Pessimiste de la pensée mais optimiste de la volonté », je veux montrer que notre confrontation aux oeuvres est vitale, que l’art a des enjeux cruciaux, qui nous traversent individuellement.

AR. :Remettre l’histoire sur ses rails , n’est-ce pas tout simplement y réintroduire le sensible ?


J.Ph.D. : La totalité de l’expérience de l’art, et pas seulement la dimension sensible : voilà ce que j’essaie de tenir dans un même fil d’écriture. En ce sens ce n’est pas un livre d’historien, sûrement pas, ni de théoricien, mais le livre d’un individu comme vous et moi, qui vit les œuvres avec sa masse, masse d’émotions, de pulsions, de réactions et réflexions tantôt positives et tantôt non, comme l’ont fait Diderot, André Breton, Georges Bataille, Baudelaire, qui sont les auteurs auxquels je reviens spontanément, beaucoup plus que vers les grands théoriciens dont j’ai analysé la philosophie et les détours dans les deux livres précédents.


Le texte de cet entretien, recueilli par Pierre Souchaud le 23 juillet 2004, a été revu et amendé par Jean-Philippe Domecq


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Jean-Philippe Domecq est membre du comité de rédaction de la revue Esprit et responsable de la rubrique « arts » de l’hebdomadaire Marianne.
Il est l’auteur de nombreux romans et essais. Parmi ces derniers : Qui a peur de lalittérature ? (Mille et Une Nuits - 2002 ) ; Artistes sans art ? (éditions Esprit,1994, puis Pocket-1999) qui était paru en même temps que la première édition de Qui a peur de littérature ?, intitulée Le Pari littéraire, aux éditions Esprit ; Misère de l_art, essai sur le dernier demi-siècle de création (Calmann-Lévy-1999) ; Petit traité de banalistique, éditions Mille et Une Nuits, 2004.

Une nouvelle introduction à l’art du XXe siècle est publié aux Editions Flammarion et sera mis en vente en librairies le 24 septembre 2004.

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A quoi sert la peinture ?

Un entretien avec Jean-Philippe Domecq et Pascal Vinardel
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“En amont de la peinture il y a en effet quelque chose qui s’appelle de la sensation” . Pascal Vinardel

“La peinture préserve notre chance de réintégrer notre temps” . Jean-Philippe Domecq

“Un peu de vérité touchée par la peinture peut se transformer en peinture”. Pascal Vinardel.
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Pierre Souchaud : Merci d’avoir accepté cette rencontre, que j’ai souhaitée en pensant qu’il serait très intéressant de croiser vos idées respectives sur la peinture, sur son rôle, sur son actualité, sur sa permanence dans le champ de la création artistique contemporaine.
Vous êtes, Jean-Philippe Domecq, écrivain et auteur de plusieurs ouvrages qui ont déclenché, il y a une dizaine d’années ce que l’on appelé la “crise de l’art contemporain”. Vous avez été désigné comme “l’ennemi public n° 1” de cet art officiel qui, entre autres extravagances, rejetait la peinture-peinture comme pratique “d’arrière-garde”.
Vous êtes, Pascal Vinardel, peintre . Vous maintenez avec les systèmes de reconnaissance une distance très circonspecte. Votre peinture, très intérieure, très “ habitée”, pleine d’une poésie énigmatique, s’élabore très lentement.
Votre récente exposition à Paris, chez Francis Barlier, après plusieurs années de retrait dans la campagne, a obtenu un succès considérable, qui prouve bien que l’intérêt du public pour la peinture n’est pas “mort”.
Ma question est donc : à quoi sert la peinture aujourd’hui ? et par peinture j’entends, bien sûr, l’ensemble des modes d’expression plastique “sentie”...

Pascal Vinardel : En amont de la peinture il y a en effet quelque chose qui s’appelle de la sensation : nous ressentons fortement la relation particulière qui nous lie à l’existence visible. La peinture, avant de servir à l’histoire, au poète ou au public, sert d’abord au peintre. C’est un moyen d’expression qui demeure étonnamment efficace ; sans doute parce que nos conditions biologiques n’ont pas changé ; nous sommes encore sous l’emprise de la lenteur : celle de notre corps, du cheminement de nos sens et de notre parole. La peinture, rudimentaire comme nous, demeure parfaitement adaptée à cette lenteur. Elle nous permet aujourd’hui de lutter contre le fondamentalisme technologique qui prétend “soulager” la réflexion humaine de ce dont pourtant elle dépend, c’est-à-dire le temps et l’espace. Malgré les progrès techniques, l’homme pense et ressent toujours comme aux premiers temps. La sensation, objet délicat entre tous, à mi-chemin entre perception et sentiment, et qui existe bien avant de se muer en peinture, se nourrit et grandit au cœur même de ce temps et de cet espace, nos seuls biens.

Jean-Philippe Domecq : Par rapport au temps que cette société nous impose, la peinture préserve notre chance de réintégrer notre temps, et ce, alors qu’elle travaille sur l’espace : par la contemplation qu’elle impose, par la sensation qu’elle travaille et dont vous venez de parler, Pascal Vinardel.
Les nouvelles techniques de l’image ont tendance à précipiter notre temps, à le presser toujours plus, comme le monde nous précipite, et, s’il y a une crise de la civilisation aujourd’hui, elle porte sur le temps, car nous avons moins que jamais notre temps. Il y a certes de plus en plus de temps dégagé pour le loisir, mais le temps de celui-ci est lui-même soumis à la concurrence, à la rentabilité et à la productivité. La peinture peut nous rendre la liberté de trouver notre temps, pour la sensation et pour la pensée aussi. Elle a donc quelque chose à dire de particulièrement aigu dans le contexte actuel, même si cela ne va pas dans le sens de la modernité ou de la contemporanéité. Elle croise l’éventuel contemporain avec l’éventuel sempiternel. Elle est résistance à l’intégrisme technologique.

P.V. : Cette nouvelle idéologie est terrifiante, car elle tend vers une perte du monde ; elle dénature notre perception, elle anesthésie nos sens. Qui peut aujourd’hui s’orienter par rapport à la lumière, qui sait s’il fait froid sans regarder un chiffre ? La reconstitution de notre sensorialité naturelle est d’une urgence vitale.

P.S. : La peinture est-elle toujours de la peinture ?

P.V. : Toute peinture n’est pas de la peinture. Entre peintres on sait ce qui est peint et ce qui ne l’est pas : c’est de l’ordre de l’intuition artisanale. C’est de l’ordre du métier, de l’expérience sensible, de la mémoire aussi. Car nous savons ce dont cet outillage s’est rendu capable, et c’est en effet parce que la peinture a, tout au long de son existence, produit d’assez beaux enfants, que nous pouvons discerner, aujourd’hui, sa spécificité.

J.P.D. : A propos d’outillage, je n’ai cependant pas envie d’écarter ce que disent les nouvelles techniques d’images. Je constate seulement que la peinture, par son caractère rudimentaire, reste, à côté de toutes les techniques nouvelles qui se sont multipliées de façon exponentielle, un outil d’une technicité remarquablement simple et économique, donc garante d’une immense liberté. Elle a considérablement ouvert son champ ; ce qui fait que , loin d’être exclue par les nouvelles images, elle me paraît être un moyen de mieux lire celles-ci et de les intégrer . Je suis certain que nul ne fera de bonnes choses avec les nouvelles techniques sans une profonde assimilation de la peinture. Cette capacité de dessiner, de discerner, qui fait la peinture, est la matrice à partir de laquelle on peut découvrir le potentiel des nouvelles images. C’est pour cela, qu’à mon avis, nouvelles images et peinture ne s’opposent pas.
Viola a su tirer partie de la vidéo car il a énormément regardé la peinture du Quatrocento et su intérioriser les apports de la peinture traditionnelle.
Le respect de la tradition permet d’assimiler l’extrême nouveauté technologique.


P.S. : Qu’est-ce qui fait cependant qu’on a pu dire la peinture était “dépassée”, ou, qu’inversement on assistait à un “retour à la peinture” ?

J.P.D. : Parce qu’il y a eu le zèle du néophyte, qui a pris la forme d’emballement technisciste, la fascination pour les nouveaux jouets de l’image.

P.V. : J’ai tout de même un contact difficile avec tous ces nouveaux jouets ; leur fonctionnement ne tient aucun compte de notre fonctionnement. L’écran et la souris me séparent de moi-même ; me décortiquent et me robotisent. Au contraire le crayon et le papier me rassemblent en unissant ma main et mon œil.
Il est absurde de dire que la peinture est morte. C’est aussi stupide que d’affirmer que notre langue n’a plus rien à dire sous prétexte qu’elle a plusieurs milliers d’années. Je n’ai pas particulièrement le goût de ce qui est ancien, mais de ce qui fonctionne ; et la peinture, ça marche encore.
L’homme tel qu’il est aussi, semble-t-il, reste inchangé dans sa forme et ses humeurs depuis l’aube des temps. La peinture est contemporaine de cet homme, née avec lui. Nous sommes de chair et d’os, et le crayon, la plume, le pinceau tressaillent au reflux de notre sang. La question n’est pas tant de savoir ce que nous ferons des nouvelles technologies, mais ce qu’elles feront de nous.

J.P.D. : Oui, et qu’est-ce qui fait qu’on ait pu croire qu’à partir de l’apparition de ces nouveaux langages, la peinture était devenue obsolète ? C’est une vieille querelle : dire que les nouvelles techniques sont sensées effacer les anciennes est une dichotomie simpliste

P.V. : Le seul pavillon qui ait tenu le coup à Séville lors d’une tempête violente, c’est le pavillon japonais, qui était construit avec des règles de charpente qui dataient du 11 ème siècle. Un commentateur disait qu’au fond le seul pavillon vraiment moderne, c’ était celui -là. Platon admirait la permanence des lois esthétiques de l’Egypte ancienne, que validaient des millénaires. Or aujourd’hui ce qui a dix ans d’âge est périmé. Les productions de notre époque ont la vie de plus en plus courte

J.P.D. : C’est le phénomène de l’ auto accélération : chaque accélération a engendré une autre accélération, à intervalles de plus en plus rapprochés, d’où la précipitation de l’ensemble. La peinture ne peut pas entrer dans cette accélération, même son improvisation n’est pas de cet ordre, et c’est heureux.

P.V. : Une peinture qui fonctionne n’a pas de temporalité. Un portrait du Fayoum est plus moderne que tel collage “futuriste” flétri avant l’âge par le modernisme même qu’il revendiquait. L’histoire a menti ; il n’y a pas de progrès en art. Dès que la technique de la poterie a existé, les premiers chefs d’oeuvres étaient là. Même chose pour le cinéma. L’art ne fonctionne pas comme la science. Les temps modernes ont disséqué la peinture, mais la peinture ne contient rien.

J.P.D. : L’art du 20 ème siècle a en effet de plus en plus donné dans “l’art sur l’art” : pas l’art pour l’art, mais l’art se préoccupant de ce que doit être l’art. Et cela a considérablement rétréci le propos , car c’est à partir de là qu’est née une vision conceptuelle extrêmement étroite.
Que la peinture fasse penser, oui, mais elle ne fait pas que ça, car la pensée qu’elle génère est une pensée qui échappe à elle-même. On peut en dire un certain nombre de choses, certes, mais on ne peut l’arrêter ou la réduire à de seuls concepts. Dans l’art dit conceptuel, l’oeuvre s’arrête en effet aux concepts qu’il propose et il n’est ainsi qu’illustration de l’idée ou de l’intention en amont. L’oeuvre n’est plus qu’un détail, une illustration ou une allégorisation de cette l’intention et n’apporte guère à celle-ci.
Cette prévalence du concept réducteur est un phénomène historique, très récent, très occidental. C’est sans doute le résultat de problèmes mal posés. Mais ce qui est inquiétant, c’est que cet art occidental essaime, internationalise et uniformise la réduction des enjeux artistiques par la préoccupation de ce que doit être ou de ce que peut bien être l’art. Allons-nous voir des œuvres uniquement pour réfléchir sur l’art ? Dont le substrat, en outre, reste et restera aussi insaisissable que la vie.

P.V. : Je crois que pour sortir de cette confusion, l’art doit regarder autre chose que lui-même et la peinture en est un des moyens. La vérité de la peinture n’est pas de la peinture. C’est la considération du monde visible qui fait peindre. Sciascia faisait la distinction entre les écrivains de mots et les écrivains de choses. Je préfère les écrivains de choses. La disparition du monde dans la peinture et l’écriture est une des silencieuses catastrophes de notre temps.; Être au monde, dire “j’ai vu, j’ai été là, j’ai été vivant “. Premier devoir du peintre. Un peu de vérité touchée par la peinture peut se transformer en peinture. C’est à la fois le “touché” du pianiste et celui du tireur à l’arc. Il faut beaucoup de délicatesse, car c’est une chose très délicate que le monde ; fragile comme tout ce qui entremêle de l’homme et des choses. Ni du dehors, ni du dedans. Or l’on voit partout s’éployer des autismes notoires où chacun établit les règles d’un jeu qu’il joue tout seul. S’il fallait faire un seul reproche à l’art contemporain, c’est qu’il nous désespère.

J.P.D. : C’est un autisme qui se veut partagé, mais l’autisme par définition, ne se partage pas... et c’est bien sur cette épouvantable torsion du sens que repose une grande partie de l’art des années 90

P.V. : La capacité qu’a tel chroniqueur d’art du Monde à arpenter telle foire d’art contemporain, sans opinion, à tout décrire sans rien éprouver, ni de repoussant, ni d’exaltant, cette propension à digérer des briques, ne me paraît pas un très bon signe.

P.S. : Comment peut-on encore avaler les gigantesques monochromes que Mosset nous propose depuis trente ans ?

J.P.D. : L’art du 20e a été tellement obsédé par lui-même et par sa propre déconstruction, qu’on est arrivé à une sorte d’abstraction, au pire sens du terme. Et c’est sans doute dans ce contexte là , que quelqu’un répandant uniformément de la peinture sur de la toile , peut affirmer faire de la peinture ou retourner à la peinture. C’est encore là de l’idée, du programme, de l’illustration. De même que Max Ernst disait “ ce ne n’est pas la colle qui fait le collage”, ce n’est pas la peinture qui fait la peinture.

P.S. : Et qui fait l’artiste ?

J.P.D. : C’est de moins en moins l’oeuvre. On parle de plus en plus des artistes, de leur idée, de leur posture, de moins en moins des œuvres. L’art est toujours maudit, pas l’artiste, car il a profité du geste duchampien qui frappait de front la notion d’oeuvre, pour faire prévaloir celle d’artiste.
Mais Duchamp, lui, a réglé d’emblée le problème qu’il a posé. Il a isolé l’acte de désignation, comme partie du réel, comme l’un des éléments de l’art. Il a montré cela en prouvant que cela ne suffisait pas. Alors que les épigones se sont mis à reproduire cet acte de désignation à travers divers objets simplement représentés, plus ou moins agencés et plutôt moins que plus, puis des idées de sujet, puis des projets de ce que peut être l’art...

P.V. : Ils ont regardé le doigt qui montre la lune au lieu de regarder la lune. La désignation est devenue son propre objet . Dès lors sont nées toutes ces dérives qui ne font que vérifier leur caractère d’impasses. Voilà une machine qui tourne à vide depuis bientôt quarante ans.

J.P.D. : La société y trouve cependant son compte en termes de divertissement, de spectacle. Elle peut ainsi se détourner de..., et en l’occurence du permanent, de l’angoisse, du vrai désir ; car c’est le désir de narcisse qui est montré et cela ne va pas loin, cela n’est pas dérangeant, pas troublant, pas partageable, pas prospectif, par en devenir... . On déteste toujours autant l’art et la peinture : voilà une sinistre permanence , celle du pompiérisme, qui est toujours allégorique : allégorie mythologique chez Bouguereau, qui trouvait Manet sale et vérolé, allégorie de la mise en cause de l’art traditionnel chez Buren, par exemple. Aujourd’hui Bouguereau, c’est Buren.

P.V. : Il se dégage de l’art d’aujourd’hui une sorte d’impuissance morale à vivre. On peut d’ailleurs se demander pourquoi tant de suicides chez les américains abstraits...

J.P.D. : J’ai écrit un chapitre sur les suicides de Pollock, Rotkho, De Staël, dans le livre que je viens de terminer ( Qui devrait sortir sous le titre : Introduction à une nouvelle histoire de l’art du vingtième siècle ). En regardant les œuvres, on constate que ces trois peintres extrêmement exigeants ont voulu sortir de quelque chose qu’ils avaient accompli fortement et génialement, mais dont ils ont senti les impasses aussi. C’est comme s’ils avaient été minés de l’intérieur par leur création. Comme si la tâche avait été trop grande pour eux et pour leur génération. Ces artistes ont eu l’intuition que l’abstraction, en trois quarts de siècle, avait terminé son parcours . Comment ensuite revenir à la crête entre le monde intérieur et le monde extérieur? De Staël a essayé, mais il était trop tard. Il ont voulu aller au-delà, mais c’était aller trop vite en besogne.
C’étaient des artistes prométhéens, qui avaient vocation à se consumer jusqu’au bout.
Mais il y a dans leur effondrement quelque chose qui nous interroge sur la fonction de la peinture, sur son rapport au monde.

P.V. : Hopper, lui, ne s’est pas suicidé . Il était, comme Cézanne, un peintre besogneux, pas très doué, mais ces deux hommes ont utilisé leurs petits moyens pour dire de grandes vérités, pour trouver du paysage. Hopper en a trouvé , non pas dans les grandes étendues américaines, mais dans le confiné de ces bureaux étrangement éclairés et habités. C’est dans ces boites à joujoux de la ville qu’il a trouvé la source poétique qui l’a sauvé. Il a fait une peinture heureuse, qui est toujours efficace aujourd’hui.

J.P.D. : Hopper dit l’énigme banale. Parce que le banal, le réel non spectaculaire, est en effet énigmatique. Notons aussi qu’Edward Hopper s’est placé ainsi complètement en marge de l’histoire des avant-gardes. Il a regardé Vuillard, Bonnard, Degas et en est resté là pour rebondir bien au-delà et finalement dire la modernité mieux que la plupart de ses contemporains avant-gardistes. Il est, par limites personnelles et finalement heureusement, passé à côté de la révolution que l’Armory Show a déclenché, en 1912, aux États Unis en exposant toutes les révolutions artistiques européennes.

P.S. : On revient là à l’objet de la peinture, à la question de la représentation ?

J.P.D. : La représentation est le fait qu’à l’intérieur de l’oeuvre sont proposées des formes qui miment le phénomène par lequel l’esprit porte attention à ... L’infini blanc de Malévitch, les pots de Morandi, les têtes de Giacometti, les rêves de Max Ernst , sont des images de ce que la peinture peut baliser dès lors qu’elle se tient à la crête des mondes intérieur et extérieur. Dans cette mesure, la représentation peut être pensée à nouveau, et peut récupérer ce qui a été découvert par tout le travail de déconstruction opérée au 20 ème siècle. Précisons aussi que, dans cette optique d’avenir, la figuration n’est qu’un sous-ensemble possible de la représentation.

P.V. : Figuration est un mot que les peintres n’emploient jamais. C’ est un concept inutile, qui ne servait pas non plus à Bellini. C’est une notion très récente qui n’existe qu’en opposition douteuse à l’abstraction... Voilà un mot qu’il faudrait effacer du vocabulaire.
Je préfère représentation et même présentation, car je suis convaincu que le monde visible nous demeurerait incompréhensible s’il n’y avait pas eu l’aventure picturale. Pensons au premier geste des grottes de Lascaux, geste de possession symbolique d’un vivant qui fuit. L’homme a besoin de transcrire sa sensation pour la voir. Il doit présenter à son esprit par le biais d’une opération la forme des choses extérieures pour qu’elles se mettent à exister.

J.P.D. : L’art du 20 e siècle a utilisé aussi la présentation, avec le geste symbolique du ready-made : je présente directement l’objet, je le décontextualise, je le sors de sa valeur d’usage... mais ça ne marche pas, il n’y a pas de magie, pas de décalage. La preuve, c’est que ces objets ready-made doivent avoir un cadre, un socle, un environnement muséal pour forcer l’attention.
L’ oeuvre véritable est celle qui me propose à l’intérieur d’elle - même une chose qui mime la façon de porter attention à ce qu’elle capte, une manière de l’intégrer psychiquement.
L’art du 20e a voulu abolir la frontière entre l’art et la vie, alors que de tous temps, c’est au contraire par la distance, par la translation, la symbolisation, que la présence du monde nous est réellement palpable.

P.V. : N’oublions pas non plus qu’on ne s’empare pas d’un symbole, mais que c’est c’est le symbole qui s’empare de nous. Arthur Cravan, poète et boxeur, dit quelque part, sans doute pour évoquer l’ivresse érotique du combat : “je rêvais de bourrer mes gants de boxe avec des boucles de femmes” . Et je ne sais quel effroyable crétin a fabriqué cet objet, un gant de boxe rouge avec une mèche de cheveux blonds qui en sort, le tout , fixé sur un socle. Nous ne sommes plus hélas au temps où Breton et ses amis allaient casser la figure d’un limonadier qui avait choisi comme enseigne “le Maldoror”.

J.P.D. : Dans le livre que je viens de finir, je reviens notamment sur Breton et ses textes fondateurs. Dans le premier texte de 1928, il parle de “ l’imbécilité de la critique d’art” ( je cite ), du ramollissement ambiant. Il donne des noms. Or, on s’aperçoit qu’il avait totalement raison dans ses violences discriminantes, dans ses choix comme dans ses haines. Mais on pense également que la parole de Breton ne serait plus audible aujourd’hui. A l’époque son propos pouvait être perçu et il a permis de faire valoir le pouvoir discriminant de la critique d’art qui aide le public à accueillir ce qu’en fait il voit dans l’oeuvre, mais dont il ne prend pas tout de suite conscience. C’est, et cela a toujours été, l’humble mais nécessaire travail de la critique d’art que de frayer ces chemins de conscience entre l’oeuvre nouvelle et les regardeurs.
La critique d’art a aujourd’hui un sérieux travail à faire pour aider les gens à assimiler ce que les œuvres fortes peuvent leur proposer. Ces œuvres fortes, qui pourraient mettre tout le monde d’accord, sont à peine perçues, parce que les esprits ne sont pas préparés, parce qu’ils ont ont d’autres mots en tête, d’autres grilles parfaitement inadéquates et obturant la perception : les mots et concepts de nouveauté, de remise en cause, l’impératif d’être absolument contemporain. Qu’est-ce que la tâche de la critique a de particulier aujourd’hui ? Elle doit apprendre au public à regarder en dehors du critère de nouveauté, de l’absolue contemporanéité, qui ne sont pas des critères artistiques, mais qui passent désormais pour tels, à cause de l’usage exclusif qu’en a fait la critique dominante et aliénante qui prévaut depuis un bon demi-siècle.


P.V. : Je pense qu’avec la mort de Breton, une page a été tournée, une époque s’est terminée, celle où les artistes étaient adoubés par leurs pairs, celle où Matisse certifiait sur un bout de papier que Bonnard était bien un grand peintre, celle où artistes et écrivains étaient des gardiens et des garants du sens. Une époque où on n’ aurait pas oser proférer les sottises qu’on entend partout aujourd’hui. dans ce domaine aussi il y a eu trahison des clercs.
Quelle autorité est de nos jours en mesure de demander des comptes aux artistes ? Et qu’en est-il de l’exigence de ceux qui font profession de voir ?
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J.P.D. : On se demande en effet où est passée cette exigence. Car se contenter des œuvres qui sont mises en avant aujourd’hui, implique une singulière abdication devant l’angoisse et la volupté de vivre. Quand je vois ces tenants de l’art contemporain se contenter de si peu, je me demande qu’est-ce qu’ils ont fait de leur angoisse, de leur rapport à la mort, à la chair, au plaisir, au rire, à l’ironie. Quand je vois ce qu’ils qualifient d’ “ironique”, par exemple Warhol ironique, oui, si l’on veut, dans certains de ses aphorismes qui ne manquent effectivement pas d’un savoureux snobisme, mais enfin, sa peinture est aussi creuse qu’il a eu la lucidité de la dire, et ce n’est pas parce qu’il l’a dite creuse qu’elle l’est moins ou que l’ironie du propos va loin. Quand je pense qu’un “Mickael Jakson” grandeur nature de Jeff Koons passe pour une critique du spectacle, on se demande de quoi nos beaux esprits sont prêts à recouvrir du mot d’ “ironie”.
Bref, Qu’est-ce qui a fait que cette culture est parvenue à se contenter de si peu ? Il s’agit là d’un phénomène très global et profond, très difficile à analyser, et grave.

P.V. : Pour qu’il y ait culture, il faut que toute une population soit cultivée. Je ne crois pas à une culture coupée de la société. L’entreprise humaine est partout en faillite. L’art d’aujourd’hui est l’estuaire où affluent les déchets de cette faillite, et nous avons les œuvres que nos sociétés méritent.
Si la culture implique une appartenance au monde, avec la maîtrise collective de son abondance à travers l’appréhension toujours vivace de son mystère, alors il n’y a pas de société plus inculte que la nôtre. L’oeuvre d’art doit enfermer un peu de cette formule perdue, pour faire surgir en nous l’éternel désir d’une communauté harmonieuse, une communauté où le narcissisme était impensable.

J.P.D. : Narcisse consomme le désir comme il consomme le reste. Yves Michaud écrit dans son dernier livre que l’art a fait sauter le cadre de l’oeuvre, et que la création, désormais diffuse, se trouve plutôt dans deux regards qui se croisent ... Comme si c’était nouveau, et comme s’il ignorait que tous les regards ne se croisent pas avec la même intensité ou subtilité : il y a beaucoup de clichés dans la plupart des regards qui se croisent. Et ceux qui sortent de l’ordinaire ont été nourris culturellement, quelle que soit d’ailleurs la forme de culture. Ce n’est pas ce qui apparaît dans la plupart des installations intimistes ou sociologisantes qui nous sont montrées, ni dans la plupart des vidéos extrêmement complaisantes avec elles-mêmes.
Pour s’extraire de cette autarcie narcissique, de ce fastidieux renvoi à soi, le rapport aux éléments permanents de la nature doit être restauré, mais aussi aux éléments permanents de la relation entre les êtres, où là aussi l’exigence a considérablement baissé.


P.V. : Sans oublier la restauration du rapport avec les éléments du passé, dont la chambre d’écho peut nous aider à juger plus modestement les productions de notre temps.

J.P.D. : L’époque actuelle, gagnée en effet par un narcissisme historique forcené, vit dans ce que j’appelle un perpétuel “ désormais”: “désormais” nous ressasse-t-on, rien n’est plus comme avant. Quelle autosatisfaction historique !
Chacun sait que si on ne voit pas son passé, on ne voit pas son avenir non plus.
Les communautés qui font vivre l’art sont extrêmement appauvries. Le taux d’exigence y est extrêmement bas dans la reproduction directe de valeurs ambiantes, qui n’ont pas grand chose à voir avec l’art. On parle de rentabilité, donc l’art y va vite : sitôt vu, sitôt consommé. On est dans un temps de plus en plus court. Jamais époque n’a prétendu aller aussi vite, et, jamais époque n’a voulu autant étiqueter la moindre particule d’avant-garde qu’elle a créée, comme s’il voulait arrêter ce temps qu’elle accélère. On assiste à une historicisation immédiate, sans aucun recul historique.

P.V. : L’époque s’archive au moment où elle se produit...

J.P.D. : Bientôt, au train d’enfer où elle va , elle pourra s’archiver avant d’avoir fait quelque chose. Car c’est une historicité qui a très peur qu’on la défasse. Oser dire aujourd'hui que certaines œuvres ont été surévaluées ou dévaluées apparaît scandaleux et déchaîne l’arsenal défensif de la machine à fabriquer l’histoire à chaud. Les anathèmes viennent de ce que cette époque pressée tient farouchement à son étiquetage, comme si elle pressentait que tant d’innovations pour l’innovation ne résisteront pas à l’épreuve du temps.

P.S. : Qu’en est -il donc aujourd’hui de cette polémique que vous avez contribué fortement à déclencher au début des années 90 ?

J.P.D. : Au départ , je me sentais, disons, un peu seul. Cela a été une sale période. Mais bon, “peu importent les destinées particulières du moment que la liberté reste “, disait Saint Just. Ce qu’il reste de cette lutte, c’est que j’ai envoyé des repères pour fédérer les regards lucides, et cela a permis d’ouvrir un débat, et ce débat ne s’est pas refermé. Ils n’ont même pas pu le récupérer. Les gens lucides parlent, depuis que j’ai dit que le roi était nu, ils disent tout haut ce qu’ils avaient compris mais n’osaient dire. Quelque chose est lancé de l’ordre de la verbalisation. Il faut maintenant accompagner les artistes qui reparlent.
Certes, la machine officielle et ses idéologies esthétiques continuent, car elles ont une force d’inertie et une énergie défensive dignes de tous les pouvoirs, jésuites, inquisitoriaux, soviétiques, etc. Mais, comme l’art reste tout de même indexé sur de l’énergie qualitative, on peut espérer que l’absence de cette énergie dans le système subvertira celui-ci de l’intérieur.

Le bilan, c’est que des fissures ont été pratiquées dans l’édifice, on sent une vacillation, un jeu dans le mécanisme. Tout a été fait pourtant pour salir et disqualifier mon intervention, mais cela n’a pas réussi, car si ce système possède la puissance et le pouvoir, il n’a pas l’autorité, il n’a aucune nécessité en dehors de lui-même, pas de nécessité parce que pas d’exigence interne.
Donc la situation reste ouverte, car une prise de conscience s’est répandue.
Cette polémique aura été,finalement, le dernier grand combat idéologique du 20 ème siècle, même s’il n’est pas encore, bien évidemment, raconté dans les manuels officiels de l’histoire de l’art
Après tout, tout est une question de pari dans la vie. J’ai parié, par mes textes, qu’on pouvait refaire l’histoire de l’art récent et ouvrir l’avenir. Quand on parie, on ne sait pas l’issue. Sinon parierait-on ? C’est comme la vie : si l’on savait pourquoi l’on vit, vivrait-on ?.


1- Jean-Philippe Domecq : choix bibliographique :

>Essais sur l’art :
Ruisdael, ciel ouvert, éd. Adam Biro, 1989 - Artistes sans art ?, ed. Esprit, 1994 ; Pocket, « Agora », 1999 - Misère de l’art, essai sur le dernier demi-siècle de création, éd. Calmann-Lévy, 1999

>Sur la littérature : Qui a peur de la littérature ?, éd. Mille et Une Nuits, 2002.

>Dernier roman réédité : Antichambre, éd. Fayard, 2004
>A paraître : Nouvelle introduction à une nouvelle histoire de l’art du vingtième siècle



2- Pascal Vinardel a exposé essentiellement à Paris chez Albert Loeb et en Suisse chez François Distesheim entre 1980 et 1990. Après son exposition à la FIAC en 1988, présenté par la Galerie Distescheim, il s’est volontairement éloigné du monde des galeries pendant une quinzaine d’années. L’oeuvre de Pascal Vinardel a été présentée dans le n° 14 d’Artension, à l’occasion de ses expositions à Paris, dans les galeries Visconti et Francis Barlier.
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Place des femmes en art et critique féministe
Un précédent historique : le mouvement des femmes en art.


par Fabienne Dumont


“On peut se demander pourquoi l'histoire de l'art n'a pas retenu ce mouvement et ne lui a pas accordé la place de choix qui lui revient dans l'évolution des mentalités.”




Femmes et art : où en est la situation ? Pour mieux appréhender la situation actuelle, il faut remonter à trente ans en arrière. Dans les années 1970, 5 à 20 % de femmes obtenaient le droit à exposer leurs oeuvres sur les cimaises des salons, galeries et musées. Aujourd'hui, la situation semble avoir évolué en ce qui concerne les instances premières de reconnaissance, mais elle reste bloquée en ce qui la concerne au niveau national(1) .
Prenons deux expositions qui auraient dû montrer un nombre de femmes importantes :
celle de Masculin-Féminin (2) a établi qu'il revenait à 70% d'artistes hommes d 'exprimer ce qu'il en était de ces notions, et la dernière exposition surréaliste dans les mêmes lieux (3) avait à peine 5% d'oeuvres d'artistes femmes sur ses cimaises. Où sont passées toutes les recherches effectuées sur Leonora Carrington, Léonor Fini, Frida Kahlo, Dora Maar, Méret Oppenheim, Kay Sage, Dorothea Tanning, Toyen et bien d'autres encore ? Peut-on prétendre aujourd'hui que ces oeuvres ne valent rien et les renvoyer aux oubliettes ?
Des plasticiennes ont lutté dans les années 70 pour que la situation change. Il est intéressant de remonter à cette source historique sans précédent restée quasiment inconnue du public : le mouvement des femmes en art. Il fut parallèle, mais non conforme quant à son contenu artistique, à ce qui se passait et se disait dans le mouvement social des femmes, le MLF, actif de 1970 à 1981 environ. Les artistes ont effectué dans ces groupes un travail de reconnaissance, d'expression de leur vécu et de lutte contre les stéréotypes de la société qui a dégagé le terrain et profité aux générations d'artistes suivantes.


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Dès le début de la décennie se mettait donc en place un mouvement non mixte
constitué de plusieurs groupes d'artistes qui cherchaient à réfléchir à leur situation en confrontant leurs expériences. Ces groupes avaient en commun un certain mode de fonctionnement, allant de réunions dans les ateliers des plus favorisées à des discussions sur leurs oeuvres, voire à l'organisation d'expositions communes, et passant par des prises de conscience de la similitude des expériences de rejet de leurs travaux en tant que femmes. Rares furent les cas où des galeristes, hommes et femmes, dirent ouvertement leur refus de prendre une artiste sur le simple fait de son sexe, ou du refus final d'un acheteur convaincu par l'oeuvre mais reculant devant le sexe de son auteure. Ces deux discriminations étaient pourtant la base de ce manque de visibilité des femmes, qui existaient en tant qu'artiste et travaillaient, avec souvent une formation aux beaux-arts en poche.

Être une femme et une artiste n'allait pas de soi, et ces groupes permirent cette prise de conscience de la situation généralisée dans laquelle se trouvaient les plasticiennes, et la mise en place par la reconnaissance mutuelle de leurs travaux d'un droit interne à être femme et artiste. Il faut aussi noter que c'est à cette même période que commencèrent les recherches en histoire de l'art visant à faire sortir des oubliettes les artistes des siècles et décennies passés. Mobilisées par ces sujets, elles furent des centaines à se rendre aux réunions de chaque groupe, beaucoup moins à exposer, et il n'y en eut qu'un nombre restreint qui participa activement à la dynamique du groupe et à ses côtés plus administratifs. Mais l'impact social était évident et toutes les artistes interrogées ont reconnu l'importance de ces groupes pour la construction de leur identité de
créatrice.

Quelques publications eurent lieu, dans des numéros spéciaux des revues d' art ou dans des bulletins internes aux groupes, également au Salon de la Jeune Peinture. On y voit les divergences entre les positions féministes adoptées par les unes et les autres. Les oeuvres sont l'écho de ces différents, certaines ayant axé leur travail sur l'engagement politico-social de l'oeuvre, d'autres ayant effectué un travail artistique
sans référent féministe, mais ayant lutté avec les autres pour exister au sein de la scène artistique. En tous les cas, les oeuvres de cette époque montraient différemment que les groupes MLF les conditions de vie des femmes et leurs révoltes contre celles-ci. Contraception, avortement, salaire égal, connaissance de son propre corps et de sa sexualité, reconnaissance du viol comme crime et autres thèmes du MLF ne se déclinent pas ainsi pour les artistes. Elles ont travaillé l'image des femmes et leurs vécus d'une manière différente, plus proche d'un vécu quotidien et intime, parfois empreint de violences, approches complémentaires aux revendications sociales sans les illustrer directement. L'avortement ne fut par exemple représenté que par une seule artiste (4) . Un court panorama de ces groupes et de quelques travaux qui y furent montrés donnera une idée plus précise de ce mouvement.

Premier des groupes recensés, en 1972, La Spirale tournait autour de Charlotte Calmis, qui a organisé des réunions et une exposition intitulée Utopie et féminisme. Elle-même artiste, elle réalisait des peintures abstraites et au cours de ces années de militance artistico-politique réalisa des collages donnant à voir sa place au sein de la cité. Elle s'y représentait morcelée, le visage éclaté en une multitude de facettes. Des
phrases écrites à l'aide de découpages de lettres de journaux venaient en
résonance à ce sentiment de perte de repères et d'investissement de la place publique. Appartenant à ce groupe, citons aussi la peintre Jeanne Socquet, l
une des premières à écrire sa colère dans un livre intitulée La création étouffée (5) . Certains de ses tableaux mettaient en scène des femmes à l'allure conquérante.

Féminie-Dialogue, créé en 1975, est un groupe issu du plus vieux des salons de femmes existant en France, l'Union des Femmes Peintres et Sculpteurs, dont la fondation remonte à 1881 et qui permit l'ouverture de l'école des Beaux-Arts aux femmes en 1896. Christiane de Casteras a fait scission pour mettre en place ce nouveau salon, rénové et rajeuni dans ses choix, et en a été la principale actrice durant presque trente ans. L'une des originalités de ce groupe est d'avoir soutenu des oeuvres de femmes travaillant à partir du textile, en un détournement de leur apprentissage culturel. Elles étaient soutenues en ce domaine par l'une des rares critiques d'art féministe de ces années, Aline Dallier. Les expositions annuelles comptaient des centaines d' oeuvres. En parallèle à leurs travaux individuels, Christiane de Casteras et Andrée Marquet ont travaillé en commun à la réalisation de sculptures
souples, faite du recyclage de vieux vêtements chargés d'affectivité. Utilisant leurs compétences en couture, elles rendirent hommage avec La grand-mère au travail domestique et d'élevage des enfants effectué gratuitement par les femmes, et qui les use. Milvia Maglione exécutait de grands draps où elle cousait divers instruments de ces activités réservées aux femmes, dont l'un s'intitule Mythologie féminine.

Fondé la même année, Femmes en lutte, animé par Dorothée Selz, reflète par son histoire les dissensions régnant au sein des groupes féministes, puisqu' il s'est fédéré en réaction au groupe précédent, estimant que le fait qu' exposer sous l'égide de l'Unesco reflétait un emprisonnement et nuisait à la liberté des oeuvres exposées. Le groupe ne réalisa pas d'expositions d' oeuvres individuelles, mais tenta un coup de poing en exposant au Salon de la Jeune Peinture un assemblage collectif de sacs de poubelles et autres slogans dénonçant les conditions de vie des femmes et des artistes.

Le Collectif Femmes/Art s'est formé l'année suivante, suite au refus de Suzanne Pagé, alors directrice de l'Arc (6) , de réaliser une grande exposition de femmes, qui selon les participantes avait été commanditée et était prête. Dans le cadre de ce collectif eurent lieu des performances engagées. Ce ne fut pas la seule activité de ce groupe et il comptait aussi de nombreuses artistes travaillant, par exemple, autour de l'inscription du temps dans le dessin. Lors d'une journée d'actions en 1978, Françoise Janicot et Léa Lublin réalisèrent chacune une intervention féministe. La première avait réalisé dès 1972 une performance intitulée l'Encoconnage, qui consistait en un enroulement de la tête aux pieds dans une corde, jusqu'à l'étouffement, voulant montrer la situation oppressante dans laquelle elle vivait en tant que mère, femme et artiste. Elle se libérait ensuite lentement de sa chrysalide et prenait son envol, débarrassée de ses anciens carcans. La seconde collecta des idées reçues au sujet des femmes et des plasticiennes, les inscrivit sous forme de questions en lettres d'imprimerie sur une grande banderole, à la manière de celles des manifestations, et conduisant la procession du public jusqu'à la Seine, elle la jeta par-dessus bord, diluant ainsi symboliquement ces offenses d'un autre âge. Je citerais aussi le travail de Gina Pane, féministe qui n'a pas appartenu aux groupes, mais qui a exercé une profonde influence sur ce type de travail. Elle préparait ces actions pendant des mois, puis les réalisait devant un public restreint. Action sentimentale fut effectuée en 1973 devant un public exclusivement composé de femmes. Elle mettait en jeu les douleurs liées au romantisme des femmes, mêlant une implication physique (elle s'enfonçait des épines de roses dans le bras jusqu'au sang) et une beauté visuelle voulue interrogeant la différence entre l'image édulcorée de l'amour qu'on veut nous montrer habituellement et les vécus réels qui se cachent derrière les roses.

La revue Sorcières, créée en 1977, était la seule revue consacrée exclusivement à la culture des femmes. Elle éditait des numéros thématiques qui était accompagnés de reproductions d'oeuvres d'artistes. Il faut noter ici la présence de Lou Perdu, dont le travail à partir de la collecte de poupées cassées et démembrées se retrouve dans d'autres travaux de l'époque. Jouant comme modèles de leurs identités en souffrance, ces artistes se servaient de ce support pour mettre en scène leurs vécus et en dénoncer la violence. Cette angoisse se retrouve dans le travail de peinture de Dominique d'Acher, qui mettait au monde des créatures aux yeux grands ouverts sur le monde, mais pris dans une sorte d'effroi. De même, les sources journalistiques de faits divers utilisés par Sabine Monirys dans ses peintures hyperréalistes donnaient à voir un monde de solitude et d' angoisse, où la menace rôde partout. Montrer ces aspects-là des conditions de vie des femmes n'est pas anodin. Cela nous sort du cliché de la femme douce pour nous confronter à une réalité de violence qu'elle possède tout
autant qu'elle subit. Dans une recherche sur les constituants du féminin, le travail vidéo commun de Katarina Thomadaki et Maria Klonaris explorait leurs rapports à elles-mêmes et à leurs mémoires corporelles et psychiques de femmes. Elles allièrent toujours ce travail à des débats avec le public, pour faire comprendre leurs recherches et comprendre les réactions suscitées.

En 1977, avant l'exposition des Singuliers de l'art à l'Arc, s'est formé Singulières/Plurielles, animé par Ody Saban. Elles avaient exposé au Salon de la Jeune Peinture et mettaient en valeur le travail d'autodidactes. La fusion à d'autres artistes liées à Nicole Millet (7) verra la naissance du groupe Art et Regard des Femmes. L'originalité de ce groupe réside dans la mise en place d'un lieu d'exposition permanent ainsi que l'organisation d' ateliers de formation à un regard différent et féminin, organisés aussi bien par des scientifiques que des artistes, en une recherche globale sur la vie et l'art. Judith Wolf, qui réalisait de grands collages abstraits, et Ody
Saban ont exposé lors de la première exposition dans ce local. Une performance de cette dernière, la lecture de textes écrits à cette occasion par la poète Annie Vasseur, la musicienne Neige et d'autres intervenantes accompagnèrent pendant une semaine l'exposition. Ody Saban montra là deux longs rouleaux (8) emplis d'aquarelles en un continuum coloré explosif mêlant écriture et dessins. Ils évoquaient dans un désordre fourmillant de scènes la société et la vie intime, traités avec humour et révolte, faisant une grande place aux corps et aux vécus de femmes et montrant les prémices d'un
érotisme imbriquant les corps des amant/e-s les un/e-s aux autres.

Ce tour d'horizon ne serait pas complet sans la mention de quelques artistes n'ayant pas participé aux groupes, mais qui ont effectué un travail féministe. En 1972, Annette Messager réalisait un ensemble de photos retouchées intitulé Les tortures volontaires, résumé des mille et une tortures esthétiques que s'infligent les femmes afin de correspondre aux stéréotypes de beauté édictés par la société du moment. Les instruments utilisés étaient tellement déshumanisés qu'elle transforma ce quotidien en
une scène de science-fiction. Orlan, également, qui fit scandale en 1976 en vendant des Baisers d'artistes à la Fiac, déguisée en madone au sein dévoilé, interrogeant là le rapport entre catholicisme, prostitution et vie d'artiste femme. Notons enfin les gigantesques Nanas de Niki de Saint-Phalle qui prenaient place dans la cité, et saluons son courage à avoir dévoilé l' inceste dont elle a été victime, et dont elle a fait un livre préventif destiné aux enfants. Ses tirs à la carabine et sa terrible Mariée des années
1960 sont de même précurseurs de ces courants de révolte féministe qui ont fait bouger la place attribuée aux femmes sur la scène artistique et plus largement dans les consciences.

Au regard de toute cette activité, qu'elle soit militante pour une meilleure situation des plasticiennes sur la scène artistique ou/et qu'elle décortique des stéréotypes du féminin, on peut se demander pourquoi l'histoire de l'art n'a pas retenu ce mouvement et ne lui a pas accordé la place de choix qui lui revient dans l'évolution des mentalités et l'ouverture du monde de l'art aux femmes. Il semble bien que les femmes qui s'investissent aujourd'hui dans le domaine de l'art soient redevables à ces pionnières d'une situation
un peu plus dégagée quant à leur statut et plus libre quant au contenu de leurs travaux. Il leur reste à se battre pour que la situation s'améliore encore, car tout est loin d'être gagné.


1-Aucune étude chiffrée n'a été effectuée pour en saisir la réelle portée,
les études existantes n'incluant pas la dimension sexuée. Les chiffres
concernant les années 1970 sont issus de mes propres comptages.
2-1995, Musée National d'Art Moderne.
3- La révolution surréaliste, 2002.
4-Bien entendu, à la connaissance de l'auteure, qui a épluché toute la
documentation disponible à ce sujet, et reste intéressée par toute
information qui l'enrichirait. L'oeuvre est une sculpture de Marie Mercier,
réalisée sous forme de boîte.
5-Livre écrit en collaboration avec Suzanne Horer, Ed. Pierre Horay, 1973.
6-Structure consacrée aux expositions au Musée d'Art Moderne de la Ville de
Paris.
7-Qui en sera ensuite exclue.
8-Montés sur un système de poulies en bois, le public pouvait les dérouler
et réenrouler à sa guise.

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Pour une esthétique de l’incarnation

Par Emmanuel GABELLIERI *





Lier la chair et l’invisible, à plus forte raison la chair et Dieu, est-il sensé ? La chose peut paraître provocante si la chair n’est vue que comme le lieu de la tentation, du péché et de l’idolâtrie, par opposition à une religiosité qui, elle, se réduirait à une morale désincarnée. Elle peut sembler un contresens si le visible et l’invisible, le corps et l’esprit, la matière et le divin, sont vus comme deux termes antithétiques. Mais le christianisme authentique - qui ne saurait s’identifier au dualisme grec ou moderne avec lequel il est parfois confondu - comme la part la plus vivante de la philosophie contemporaine, s’inscrivent sans doute en faux contre ce partage interdisant de penser le lien entre la chair et l’esprit. Ce qu’on peut illustrer par trois types de référence à des pensées cherchant à élaborer une esthétique de l’incarnation.
Cette conjonction entre la chair et Dieu, que certains peuvent trouver problématique, Maurice Merleau-Ponty en avait en effet, avec d’autres, souligné la pertinence lorsque, sans partager la foi du christianisme, il soulignait le sens nouveau que celui-ci avait apporté dans l’histoire. « L’Incarnation change tout », écrivait-il, car « Il ne s’agit plus de retrouver, en deçà du monde, la transparence de Dieu, il s’agit d’entrer corps et âme dans une vie énigmatique dont les obscurités ne peuvent être dissipées, mais seulement concentrées en quelques mystères, où l’homme contemple l’image agrandie de sa propre condition. » (1) . Autrement dit, le Christ fait passer de la représentation d’un Dieu purement transcendant (l’intellect pur de la métaphysique grecque ou le Sans-forme des mystiques orientales) à celle d’une « habitation » de la chair et du monde par le divin. Un Dieu fait corps et se liant à la corporéité humaine révolutionne ainsi à la fois l’idée du divin et celle du corps, comme l’exprime l’ épigraphe placée par Hölderlin en tête de son Hyperion (formule dont l’origine remonte à Saint Ignace de Loyola) : « ne pas être enfermé par ce qu’il y a de plus grand, se laisser contenir par ce qu’il y a de plus petit, voilà qui est divin » (2) .
Indépendamment de la rupture ou de la refonte d’une notion de transcendance qui ne peut plus à partir de là se penser de manière purement verticale (3) , une telle perspective conduit à donner au corps une vérité et une valeur de révélation là même où celui-ci reste pourtant, aussi, un lieu d’obscurité et d’énigme. C’est ici où les analyses de la phénoménologie contemporaine rejoignent les intuitions du christianisme. Chez Merleau-Ponty, le corps ne peut plus être alors objet de « représentation » mais est lieu d’un « entrelacs » entre visible et invisible. Car toute perception sensible, ne nous donnant que des « esquisses » et des « profils » d’une réalité que nous ne pouvons jamais totaliser du regard, la perception est toujours une « foi perceptive » où la présence se révèle sur fond d’absence (4) . Or si notre chair, comme la « chair du monde », ne peuvent jamais être objectivées et surplombées du regard, n’est-ce pas que notre unité vitale avec l’être précède et déborde toute représentation, que l’esprit ne surplombe jamais le mystère de son incarnation ? La lecture philosophique du christianisme opérée par Merleau-Ponty s’arrêtant ici, c’est à une ontologie du monde, de « l’élément » sensible originaire dans lequel l’homme est immergé que conduit cette phénoménologie de la chair, dont la peinture de Cézanne est vue comme une expression esthétique privilégiée (5) .
La distinction instaurée par Husserl entre « corps » (Körper) et « chair » (Leib) peut être toutefois reprise et radicalisée d’une manière bien différente, comme c’est le cas dans l’œuvre plus récente de M.Henry. Celle-ci, conjuguant explicitement la phénoménologie et le projet d’une « philosophie du christianisme », a fait de l’opposition entre l’expérience de la « chair » et celle de l’ « objectivité » du monde, le principe essentiel de ce qui devrait être une pensée de l’Incarnation (6) . Celle-ci aurait ainsi pour tâche de dévoiler la différence entre deux modes radicalement distincts de phénoménalité, celui de la « chair », comprise comme une « auto-affection » invisible de la Vie avec elle-même, et celui de l’objectivité ou de « l’extériorité », dans laquelle nous apparaissent les phénomènes mondains. On voit la différence avec une perspective comme celle de Merleau-Ponty, car ici « Vie » et « Monde » sont opposés comme les deux branches d’une alternative, l’opposition phénoménologique entre « affectivité » et « extériorité » étant jugée indépassable par l’auteur d’Incarnation. Le débat interne à la phénoménologie est donc de savoir si la vérité de la phénoménalité reste dans l’immanence du monde ou bien ouvre à un invisible transcendant radicalement celui-ci. Le privilège esthétique accordé par M.Henry à l’art abstrait le plus radical est significatif de cette seconde perspective (7) .
La pensée de Merleau-Ponty pose sans doute la question de savoir jusqu’où une ontologie voulant rester dans les limites du monde, peut penser la transcendance ( c’est-à-dire l’écart entre un être et la totalité de l’être) uniquement sur le plan horizontal d’une « latéralité » par laquelle les êtres empiètent et s’interpénètrent les uns les autres, restant donc finalement dans l’immanence de leur appartenance mutuelle (8) . Quant à la pensée de M.Henry, elle pose peut-être la question de savoir jusqu’où l’on peut opposer « objectivité » du corps et « intériorité » de la chair : car n’est-ce pas l’entrelacs de ces deux dimensions qui fait l’énigme et le tourment de l’homme vivant comme de l’artiste ? Et n’est-ce pas le mélange en même temps que la tension irréductible entre immanence et transcendance qui constitue le mystère auquel se heurte le philosophe aussi bien que l’homme ordinaire ?
Le dilemme entre phénoménologie « du monde » et phénoménologie « théologique » qui habite la philosophie française, mais qui habite aussi l’art contemporain lorsqu’il s’agit de savoir si l’art peut et doit révéler un sens absolu dont ne seraient plus porteurs philosophie et religion, ce dilemme peut-il être dépassé ? Paradoxalement, c’est de la meilleure part de la théologie contemporaine, ouverte à la fois à la phénoménologie et à l’esthétique contemporaines, que pourraient bien venir de précieuses stimulations, et un élément important du dialogue à entreprendre. Le principe de la grandiose « esthétique théologique » développée par exemple par le théologien suisse H.U.V.Balthasar dans La Gloire et la Croix peut en effet peut-être se résumer dans l’idée d’une « expression » de l’intériorité dans l’extériorité, de l’infini dans le fini (9) , laquelle interdit aussi bien d’opposer les deux termes (comme tend à le faire la philosophie de laVie de M.Henry) que de les confondre dans une même immanence comme tend à le faire la perspective de Merleau-Ponty. Une telle « expressivité » de l’être éclaire cette énigme du « corps de chair » si bien analysé par le théologien lyonnais X.Lacroix (10) , qui est à la fois forme et dépassement de la forme, parole et silence, finitude et transfiguration, sans que l’écart entre ces termes puisse être aboli par la raison ou la volonté humaines. La théologie de la « kénose » divine (11) , d’un Dieu qui se vide de lui-même par amour de sa création, n’est-elle pas ici dans une consonance singulière avec une part de l’art le plus actuel où le corps, loin d’être idéalisé, héroïsé ou ramené à une perfection plastique, est montré dans sa vérité nue, sa pauvreté, sa corruptibilité, mais aussi se trouve par là même objet de compassion, du fait même de sa vulnérabilité (12) ? Sans doute est-ce là un des champs de dialogue qui peuvent s’ouvrir à la croisée de l’esthétique et de la pensée contemporaines, et qu’un festival comme « La chair et Dieu » peut contribuer à construire (13) .


1- M.Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p.310.
2- Sur la curieuse histoire de cette formule, reprise par les penseurs de Tübingen (Hölderlin, Hegel, Schelling), cf. G.Fessard, La Dialectique des exercices spirituels de St Ignace de Loyola, Paris, Aubier, 1956, I, p.167-76.
3- Cf. à nouveau Merleau-Ponty : « …il est un peu fort d’oublier que le christianisme est, entre autres choses, la reconnaissance d’un mystère dans les relations de l’homme à Dieu, qui tient justement à ce que Dieu ne veut pas d’un rapport vertical de subordination (…) la transcendance ne surplombe plus l’homme, il en devient étrangement le porteur privilégié. » (Signes, Gallimard, 1960, p.88).
4- Cf. les analyses de Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, Tel Gallimard, 1979, p.17-141.
5- Voir par exemple Merleau-Ponty, L’Oeil et l’esprit, Gallimard, 1964.
6- M.Henry, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Seuil, 1996 ; Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, 2000.
7- Cf. M.Henry, Voir l’invisible – sur Kandinsky, Bourin-Julliard, 1988.
8- Sur ces analyses de Merleau-Ponty ne voulant penser que l’invisible « de ce monde », cf. par exemple R.Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Vrin, 1998 ; Françoise Dastur, Chair et langage. Essais sur Merleau-Ponty, Encre marine, 2001.
9- H.U.V.Balthasar, La Gloire et la Croix, 8 vol., Aubier, 1965-1981. Sur le type de phénoménologie de l’expressivité déployé par Balthasar, cf. notre étude « Ontologie de l'image et phénoménologie de la vérité » , Théophilyon, 1/ 1996, p. 21-64.
10- X.Lacroix, Le corps de chair. Les dimensions éthique, esthétique et spirituelle de l’amour. Cerf, 1992.
11- On le sait, ce terme vient de saint Paul parlant de la kenosis du Christ, se « vidant » de sa divinité sur la Croix.
12- Voir les analyses en ce sens du tout récent ouvrage de Catherine Grenier, Conservateur au Centre Georges Pompidou, L’art contemporain est-il chrétien ?, Ed. J.Chambon, 2003.
13- Les références et la problématique ici esquissées seront prolongées dans notre conférence « La chair entre visible et invisible », Bibliothèque Municipale de la Part-Dieu, jeudi 4 décembre 2003.

*Agrégé et Docteur d'Etat en philosophie
Professeur à la Faculté de Philosophie de l'Université catholique de Lyon
Rédacteur en chef adjoint de Théophilyon

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PIERRE BOURDIEU ET L’ART CONTEMPORAIN

par Nathalie HEINICH



Ce texte de Nathalie Heinich fait écho à celui de François Derivery publié dans le numéro 2 (novembre-décembre 2002) d’Artension.
Il jouxte opportunément, dans ce présent numéro 6, un nouveau texte de François Derivery sur le même sujet qui nous paraît central dans la configuration actuelle, et mérite pour cela qu’on y revienne. P.S.



Croire qu’une proposition d’ordre politique effectuée dans le champ de l’art touche directement le champ politique, c’est ignorer l’autonomie du champ artistique

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On me demande de donner mon point de vue de sociologue sur la position de Pierre Bourdieu face à l’art contemporain. C’est en effet un point crucial, qui éclaire admirablement la puissance d’une pensée, mais aussi ses impensés et, peut-être, ses impasses : une fois de plus, " ce que l’art fait à la sociologie ", c’est bien d’agir comme un remarquable révélateur des soubassements pas toujours explicites d’une posture intellectuelle (1).
Si l’on choisit d’entrer dans la sociologie de Bourdieu par la question de l’art contemporain, on trouve deux Bourdieu, diamétralement opposés l’un à l’autre. Le premier, qui s’est exprimé dans les années 70, propose une analyse critique de l’art contemporain comme effet d’aveuglement sur les conditions mêmes de son existence. Dans un important article paru dans sa revue en 1977, il épinglait au passage l’illusion consistant à croire que la subversion artistique puisse subvertir réellement quoi que ce soit, puisqu’elle fait précisément partie de la règle du jeu de l’art contemporain : les tentatives les plus radicales pour sortir des limites assignées à l’art sont aussitôt recyclées en oeuvres d’art dûment attestées par les " instances de consécration ", à condition du moins que la proposition ait réussi son entrée dans ce champ très fermé. Ainsi, note Bourdieu, "paradoxalement, rien n'est mieux fait pour montrer la logique du fonctionnement du champ artistique que le destin de ces tentatives, en apparence radicales, de subversion: parce qu'elles appliquent à l'acte de création artistique une intention de dérision déjà annexée à la tradition artistique par Duchamp, elles sont immédiatement reconver-ties en "actions" artistiques, enregistrées comme telles et ainsi consacrées par les instances de célébration. L'art ne peut livrer la vérité sur l'art sans la dérober en faisant de ce dévoilement une manifestation artistique.(2)"
Le second Bourdieu s’exprimera près de vingt ans plus tard, dans un dialogue avec l’artiste contemporain Hans Haacke (3). Sa position est alors à l’opposé de la précédente, puisqu’il fait choeur avec son interlocuteur pour louer les capacités critiques de l’art contemporain – et spécialement celui de Haacke, dont les installations visent à mettre en évidence, dans un geste explicitement politique, les méfaits de certaines multinationales. Bref, il ne s’agit plus de critiquer l’illusoire fonction critique de l’art contemporain, mais de louer ses réelles fonctions critiques. S’agissant toutefois d’un artiste aussi reconnu, aussi fortement intégré dans l’art contemporain le plus soutenu par les institutions (ses oeuvres valent très cher sur le marché des achats institutionnels, au point qu’un autre artiste, Fred Forest, exigea en vain du Centre Pompidou qu’il dévoile le montant de l’achat d’une pièce de Haacke, entendant ainsi dénoncer les abus de pouvoir des spécialistes et les abus de position dominante de certains artistes), un soupçon s’insinue : où se logent exactement les capacités subversives de telles installations, dès lors qu’elles restent confinées à un monde de l’art qui sait parfaitement les recycler en valeurs artistiques avant même qu’elles aient pu toucher la sphère du politique?
Ici, le second Bourdieu contredit manifestement le premier, pêchant par cette même naïveté qu’il dénonçait naguère. Cette contradiction trahit une méconnaissance, par le second Bourdieu, d’un des concepts-clés de la sociologie de Bourdieu: celui d’autonomie relative du champ. En effet, croire qu’une proposition d’ordre politique effectuée dans le champ de l’art touche directement le champ politique, c’est ignorer l’autonomie du champ artistique, dont le fonctionnement et les valeurs possèdent leurs règles propres, irréductibles à celles qui gouvernent d’autres champs. Bref, les installations de Hans Haacke fonctionnent " objectivement " comme des pièces de musée définies par rapport à d’autres pièces de musée (notamment par le critère de l’originalité), même si elles sont conçues par l’artiste comme des dénonciations politiques. En méconnaissant ce concept qu’il a pourtant lui-même élaboré, et qui demeure probablement l’un des apports majeurs de sa sociologie, le Bourdieu laudateur de l’art contemporain semble avoir tout oublié de ce que sait, et que nous a appris, le Bourdieu déconstructeur de l’art contemporain.
Comment expliquer cet étrange dédoublement entre un Docteur Jekyll pourfendeur de l’illusion critique de l’art, et un Mr Hyde propagandiste de la critique artistique? Tentons une explication bourdieusienne, en recourant à la notion d’ " intérêt " - mais ici, probablement, d’intérêt caché à l’intéressé lui-même. Bourdieu, me semble-t-il, avait intérêt, dans son dialogue avec Haacke, à rester fidèle à une certaine idée de l'avant-garde "dominée" en lutte contre tous les pouvoirs, dont Haacke a dû lui apparaître comme une illustration exemplaire puisqu’il développait un discours ouvertement politique à une époque où l’art contemporain tendait à porter ailleurs ses énergies subversives. Mais pourquoi cette fidélité – tout de même assez intempestive – à cette conception enchantée de l’avant-garde cumulant la subversion politique avec la subversion artistique, et qui a constitué l’une des plus puissantes mythologies de l’art du XX° siècle ?(4) C’est que Bourdieu s’identifiait, probablement, à cette figure imaginaire de l’artiste marginal, qui lui permettait de s’imaginer lui-même en intellectuel persécuté, que sa vertu critique met en butte aux résistances de tous les pouvoirs. Je ne suis pas certaine d’ailleurs que Bourdieu ne se soit pas aussi retrouvé, par moments, dans la figure de Manet, auquel il consacra de longues recherches. Mais on ne saute pas impunément de Manet à Haacke, et d’un monde moderne, où l’avant-garde a pu être effectivement minoritaire et marginale, à un monde contemporain, où elle est devenue la norme : on y risque non seulement l’anachronisme (ou plus précisément, dans le vocabulaire de Bourdieu, " l’effet d’hysteresis ", qui pousse à attribuer à un objet des propriétés qui ne furent valables qu’à un moment donné du temps), mais aussi, nous venons de le voir, la contradiction avec soi-même.
Reste, toutefois, un point commun à ces deux positions – le premier et le second Bourdieu, le critique et le propagandiste de l’art contemporain -, qui rend superficielle et peut-être secondaire leur contradiction. Ce point commun, c’est la posture critique : qu’il s’agisse de critiquer les illusions des esthètes ou de louer les effets critiques produits par les artistes. Dans l’un et l’autre cas, le projet sociologique réside dans la critique – et c’est là, j’en suis persuadée, le fondement de la sociologie de Bourdieu, le chiffre qui donne sa cohérence à son oeuvre, par-delà les infinies variations qu’il en a lui-même produites. C’est aussi ce qui en fait la force : d’abord, en vertu de la force même que transporte avec elle toute obsession ; ensuite, en vertu de la valeur accordée de nos jours à la posture critique, devenue synonyme de vertu sous quelque forme qu’elle prenne – subversion, provocation, remise en question, démystification...
La sociologie partage aujourd’hui avec l’art contemporain cette commune indexation à la critique érigée en valeur : s’il s’en faut de beaucoup – heureusement – que la sociologie devienne de l’art, je maintiens en revanche que l’art contemporain est, d’une certaine manière, une sociologie, comme j’ai essayé de le montrer dans mes travaux. En tout cas, l’oeuvre de Bourdieu a été pour beaucoup dans cette inflexion de la sociologie vers la critique, grâce à son extraordinaire capacité à capter l’air du temps et à l’exprimer dans le langage et les enjeux sociologiques. Il nous reste à montrer par l’exemple – et c’est ce à quoi, pour ma part, je m’emploie – qu’il y a d’autres chiffres sociologiques que celui de la critique, et que l’on peut éclairer sans démystifier et comprendre sans désillusionner.
Toute grande oeuvre possède des failles, qui permettent de la dépasser sans forcément la renier : la position de Bourdieu à l’égard de l’art contemporain est bien l’une de ces failles, qui nous montrent les limites de son oeuvre – limites qui en forment aussi la cohérence et, pour ceux qui feraient de la critique une valeur indiscutable, la séduction. Mais ces failles nous montrent aussi, du même pas, les solutions pour en sortir – à condition du moins qu’on attende de la sociologie autre chose que l’écho bien tourné des opinions de tout un chacun.

1- Je me réfère ici à mon petit livre Ce que fait l’art à la sociologie (Minuit, 1998), où je reviens sur les principes qui ont guidé mes recherches sur l’art et, en particulier, sur l’art contemporain.
2- Pierre Bourdieu, “La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques”, 1977, p.8 .
3- Cf. P. Bourdieu, Hans Haacke, Libre échange, Paris, Le Seuil-Les Presses du Réel, 1994.
4- Cf. N. Heinich, “Ce que la sociologie fait à l’art contemporain” (entretien avec Frédérique Matonti et Anne Simoni), Sociétés et représentations, n°11, 2001.



Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, est notamment l’auteur de Le Triple jeu de l’art contemporain (Minuit, 1998), L’art contemporain exposé aux rejets (Jacqueline Chambon, 1998), Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain (L’Echoppe, 1999), La Sociologie de l’art (La Découverte, coll. " Repères ", 2001)

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“La querelle de l’art contemporain” :
Où en sommes-nous ?

Un entretien avec Marc Jimenez*

Par Valerie Arrault *




Le calme et l’ordre sont revenus...

Impossible de ne pas admettre que la “crise de l’art contemporain” apparue au début des années 90 a fait long feu... alors que les facteurs qui l’avaient générée n’ont fait que croître et se multiplier depuis une quinzaine d’années.
Admettre donc que “ l’appareil art contemporain” s’est avéré suffisamment puissant pour absorber, étouffer, récupérer le “débat” à son sujet. Absorber, comme le font ces choses increvables qui se nourissent et se renforcent des clous qui les transpercent. Etouffer, comme le fait la rhétorique administrative sous des tonnes de sciure de ce bois qui fait la langue des bons gestionnaires (voir la réponse du Ministre dans notre précédent numéro). Récupérer, comme le font aujourd’hui ceux qui reprennent les thèses qu’ils avaient censurèes ou ignorées naguère.
N’empêche, sous la sciure, le feu couve toujours. Et même s’il est peu probable que le monde de l’art puisse s’extraire lui-même de sa crise latente, il est bon de rappeler que l’ordre et le calme n’y sont qu’apparents.
Pour preuve, ce livre de Marc Gimenez, qui ressort tout de même, sans l’air d’y toucher, la vieille querelle qu’on disait enfouie. Pour preuve aussi, la troisième édition du livre de Jean-Philippe Domecq ( “Artistes sans art “, éditions 10/18 ), qui fut, avec cet ouvrage, l’acteur majeur du déclenchement de la dite “crise”.
“Heureusement, l’Histoire est longue, toujours”, dit Jean -Philippe Domecq dans la préface de cette troisième édition. P. S.


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Dans son ouvrage récemment paru ( “La querelle de l’art contemporain”, Folio - Gallimard, n° 452 ), Marc Jimenez revient sur ce que la presse avait nommé, au début des années 90, « la crise de l’art contemporain », et permet ainsi à tous ceux que l’art intéresse de pouvoir mieux comprendre toutes ces nouvelles définitions de l’art qui sont venues s’adjoindre aux définitions traditionnelles. Cette relecture prend soin de faire appel au contexte socio-politique afin d’éclairer des œuvres particulièrement déroutantes. La clarté du propos témoigne du patient travail de philosophe qui, partant de la polémique, décentre l’objet pour le confronter aux théories esthétiques.
Le philosophe esthéticien établit ainsi les liens existants entre l’art de la seconde partie du XXe siècle et diverses théories esthétiques qui ont prévalu. En commentant certaines œuvres et pratiques artistiques par rapport aux postures esthétiques des années 60 et 70, l’auteur rend compte de l’impasse de la théorie esthétique et des difficultés rencontrées pour juger des œuvres en l’absence de normes d’évaluation. V.A.


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Valérie Arrault : Les exaspérations, les tensions créées par les subventions attribuées aux institutions officielles jusqu’à former avec les collectionneurs privés un « monopole élitiste du monde de l’art » qui ourdirent en partie « la crise de l’art contemporain » dans les années 90 vous semblent avoir été un combat d’arrière-garde. Ne pensez-vous pas que se manifestait une désillusion désapprouvant un choix très restrictif d’œuvres d’artistes des années 60 et 70 ? Autrement dit, cette polémique ne correspondait-elle pas à une contestation de promotions d’artistes dénués d’esprit critique envers l’idéologie dominante des années 90 ?

Marc Jimenez : Il faut distinguer deux choses. La réaction de certains critiques, à l’origine de la fameuse crise de l’art des années 90, contre un art officiel réunissant un certain nombre d’artistes déjà reconnus depuis une trentaine d’années, n’était pas un combat d’arrière-garde. C’était surtout l’expression d’une lassitude ou d’une irritation devant les mêmes rites promotionnels autour de personnalités consacrées, tels Jean-Pierre Raynaud, Daniel Buren, Ben ou Bernar Venet, devenus les représentants les plus marquants de l’art contemporain français. Toutefois, ce sont moins les personnes qui sont visées, ou leurs œuvres, que l’opacité d’un système complexe, constitués de réseaux, où l’on trouve des fonctionnaires de l’Etat, des directeurs d’instituts ou de centres d’art – tous ceux qu’Yves Michaud vilipendait à l’époque sous le nom de « bureaucrates de la culture », mais aussi quelques galeries de renom, des médias, notamment des revues spécialisées. Au tout début des années 90, la dénonciation plutôt virulente de la bureaucratie culturelle, et de l’administration plutôt pointilleuse d’un art contemporain officiel, émanait aussi bien de droite que gauche. Sur bien des points, l’ouvrage de Michel Schneider, La Comédie de la culture, pourtant peu suspect de conservatisme et de traditionalisme, rejoignait les conclusions clairement réactionnaires d’un Marc Fumaroli s’en prenant de façon parfois hargneuse à l’Etat culturel.
Il était temps de faire le procès d’une idéologie culturelle et artistique dominante, certes soucieuse de stimuler la création vivante en soutenant financièrement une véritable « avant-garde » d’œuvres censées être provocantes et subversives, mais qui s’enfermait progressivement dans un néo-conformisme et sombrait dans le consensus le plus démagogique. Et cela, sans pour autant restaurer l’image de la création artistique française sur le plan international. Il était temps, également, de dénoncer une critique d’art complaisante, compromise et complice du système, et donc disqualifiée.
Ce qui, en revanche, fut d’arrière-garde, ou du moins régressif, ce fut le débat théorique et esthétique suivi d’une polémique autour de prétendus coupables, dont Marcel Duchamp ! La polémique dégénéra très vite en affrontements politico-idéologiques entre les divers clans, cénacles, chapelles, au cours desquels conservateurs, réactionnaires, nostalgiques et passéistes anti-modernes et anti-art contemporain s’en donnèrent à cœur joie. Les artistes préférèrent se tairent. La discussion théorique et esthétique qui aurait pu avoir lieu sur la qualité de la création actuelle fut escamotée. Le public avait de quoi être perplexe. Et d’ailleurs, il s’est rapidement désintéressé de ce débat entre experts.





V.A. : Cette profonde déception, venue essentiellement de l’intérieur des mondes de l’art et de ses experts, s’est exprimée par la contestation de critères de jugement inconnus, du statut ignoré ou jugé répétitif de certaines pratiques artistiques, par ailleurs de plus en plus incomprises et hermétiques aux divers publics. Aussi ce refus d’être passif ou indifférent aux questions de l’art ne témoigne-t-il pas de la récusation d’un système autoritaire au sein d’un régime démocratique ?

M.J. : Venant en grande partie du monde de l’art et des spécialistes de la création actuelle, une telle charge contre l’art contemporain ne pouvait que décevoir un public déjà déconcerté par des œuvres dont il ne possédait pas les clefs d’interprétation. Cette désillusion était d’autant plus grande que le travail effectué par les artistes dans les années 60-70 n’avait pas véritablement bénéficié d’un accompagnement théorique et esthétique à destination du grand public. Et le pire était que l’instauration d’un art officiel, mobilisant les moyens et les énergies au bénéfice d’un seul type de pratiques artistiques conduisait à occulter le reste de la production artistique, laquelle évoluait très rapidement, notamment par l’utilisation de nouveaux matériaux, le recours à de nouvelles formes et de nouvelles procédures, notamment grâce aux médias technologiques.
Le terme « autoritaire », est un peu fort. Il n’y avait pas de Jdanov ni de Goebbels dans les ministères ni dans les institutions. Tout au plus peut-on parler de système administratif, avec ses cénacles, ses routines, ses privilèges, La mise en cause de ceux qui, bien que défenseurs de l’art contemporain, dénonçaient sa « gestion », portait moins sur le rôle de l’Etat, et sur l’utilisation des fonds publics pour soutenir la création actuelle, que sur les contradictions engendrées par une telle situation. L’état d’esprit régnant dans les diverses institutions culturelles, et jusque dans l’enseignement, y compris universitaire, aboutissait à une sorte de néo-académisme et l’on avait le sentiment que seule une minorité d’experts plus ou moins patentés détenait ce pouvoir exorbitant d’identifier, d’authentifier et de sacraliser quelques œuvres susceptibles de bénéficier du label d’excellence «art contemporain ». Rainer Rochlitz, dans Subversion et subvention avait, en 1994, mise au jour ces contradictions, et Nathalie Heinich avait eu raison, de son côté, d’évoquer le « paradoxe permissif » qui caractérise cet impératif catégorique de la contemporanéité artistique : « sois transgressif » !


V.A. : N’était-ce pas déjà la mise en cause d’un discours esthétique chantant une époque de « pluralisme profond et de tolérance complète » dixit Arthur Danto, cité par vous-même à la page 162, alors que la légitimation des œuvres de l’époque, en France, faisait état d’une procédure de sélection inverse à la pensée de Danto ?

M.J. : Oui, mais en partie seulement. Car il n’y a pas de contradiction entre l’affirmation de Danto selon laquelle nous serions entrés – selon lui dès Andy Warhol ! - dans une ère postmoderne pluraliste et la reconnaissance, voire l’injonction, institutionnelle en faveur de la transgression vaine, stérile. ou du n’importe quoi programmé. La subversion inoffensive, la provocation dérisoire et les expérimentations aléatoires vont de pair avec le pluralisme, le consensus, avec la soumission au marché, avec la complaisance à l’égard des institutions, en totale collusion, parfois, avec la critique d’art, souvent réduite à la promotion médiatique et purement mercantile. La seule valeur qui compte c’est la valeur d’exposition, et la seule qui importe c’est la valeur d’échange au détriment d’une réflexion sur la forme et le matériau. Et surtout au détriment d’une prise en considération des enjeux sociaux, politiques et idéologiques de la création artistique. Dans ce contexte de pure spectacularisation et d’échange marchand, l’œuvre en elle-même, les conditions historiques, techniques et proprement artistiques de son élaboration importent peu. On sait cela depuis Duchamp. Exposé par un inconnu, son urinoir ne vaut pas tripette. Concoctée par un anonyme, la boîte à merde de Manzoni n’aurait été bonne qu’à mettre – littéralement – « au cabinet ». Et Cloaca, la machine à faire caca de Wim Delvoye, aussi techniquement ingénieuse soit-elle, n’intéresse qu’en raison de la notoriété de l’artiste, capable, on le sait, de faire autre chose.

V.A. : Vous êtes le premier philosophe esthéticien à tirer un bilan dans lequel vous dégagez de manière lumineuse et pertinente la portée significative de l’esthétique institutionnelle en relation avec la critique d’art greenbergienne sur les normes d’évaluation ou les valeurs artistiques anglo-saxonnes puis occidentales (pour ne pas oser dire internationales). Peut-on en tirer l’idée que l’esthétique analytique ne trouve d’applications théoriques que pour des œuvres de sensibilité post-duchampienne ?

M.J. :La philosophie analytique de l’art n’a pas grand chose à dire dès lors qu’un champ conceptuel et sémantique est parfaitement codifié et cohérent, que les notions et les mots sont parfaitement définis. Elle peut toutefois démontrer que cette cohérence et ces définitions sont de pures conventions, des jeux de langage, et fonctionnent comme une axiomatique. Qu’à l’intérieur du système des beaux-arts - par exemple, en Occident - de la Renaissance au début du XXe siècle, une toile tendue sur cadre et barbouillée de peinture soit un tableau, n’est pas, pour elle, un problème. Ce tableau peut-être bon ou mauvais, correspondre ou non aux conventions et aux canons de l’époque, être figuratif ou abstrait, c’est une œuvre d’art et il relève indubitablement du régime de l’art.
Il en va différemment lorsque les définitions s’estompent et que la frontière entre art et non-art devient floue. Les catégories esthétiques traditionnelles sont invalidées, ainsi que le jugement de goût, et donc les critères d’appréciation et d’évaluation. C’est bien ce qui se passe avec le ready-made ou des œuvres non immédiatement identifiables comme telles. Les douaniers new-yorkais entendaient taxer l’Oiseau dans l’espace de Brancusi parce qu’ils refusaient de croire qu’il s’agissait d’une œuvre d’art. Leonardo Cremonini raconte que la même mésaventure lui est arrivée, dans les années 60, bloqué avec Duchamp à la frontière franco-suisse à cause de ready-mades entassés dans le coffre de leur voiture, en vue d’une exposition !. Certes, il y a une différence entre la sculpture de Brancusi, intentionnellement conçue comme un objet d’art, et le ready-made, provocation dadaïste, qui n’est élevé à la dignité d’ « objet d’art » - et non pas d’œuvre d’art – de façon purement fortuite et par la grâce d’un jeu institutionnel quelque peu pipé. Toutefois, dans les deux cas, ce qui est en cause, ce ne sont plus seulement les catégories et le jugement esthétique traditionnels mais le concept d’ « art » lui-même. Pendant des décennies, l’art moderne s’est employé à « dé-définir », selon le mot d’Harold Rosenberg, les canons classiques. Lorsqu’elle se situe dans la lignée post-duchampienne, une partie de l’art contemporain – une partie seulement ! – tombe sous le coup de ce que j’ai appelé l’ « indéfinition ». La philosophie analytique appliquée à l’art – élaborée à la fin des années 50 – livre alors des réponses qui ne relève plus de la théorie esthétique traditionnelle. Dès lors que font irruption, dans ce que l’on persiste à nommer « art », des objets banals et triviaux, plusieurs questions surgissent : pourquoi ces choses a priori sans intérêt en arrivent-elles à « fonctionner » comme des œuvres d’art ? Qui décident de leur identification et de leur authentification comme telles ? Les conceptions de Nelson Goodman sur le fonctionnement symbolique des œuvres, les théories d’Arthur Danto ou de George Dickie sur le rôle prédominant du monde de l’art et des institutions sont ainsi applicables à des propositions artistiques qui dérogent aux normes habituelles.
L’attention ne porte plus sur l’œuvre particulière – incluse dans un système des beaux-arts globalement unifié - mais sur la notion plus générale d’ « art » qui nécessite à chaque « coup », à chaque proposition, à chaque expérience, sa réinvention, une sorte de mise à jour permanente. « Art » est devenu une notion élastique, un concept caoutchouc.
Mais ce passage de l’œuvre à un concept d’art problématique et constamment remis en question a pour conséquence une dilution de la critique et une disqualification des procédures d’évaluation. La critique d’art est née de la passion et de l’intérêt pour telle ou telle œuvre. Elle ne s’est jamais interrogée sur la validité de la notion « art ». Il en va autrement de nos jours. Dans l’univers de la déréglementation totale des références artistiques et esthétiques traditionnelles, ce dont l’œuvre est porteuse comme puissance critique voire subversive à l’égard de l’ordre – ou désordre – établi, tout ce dont elle témoigne comme implication sociale, politique, idéologique, est occulté. Les théoriciens anglo-saxons, dans leur grande majorité, passent cet aspect sous silence. Ceux qui, en Europe, s’inspirent de la philosophie analytique, l’ignore totalement et renvoient la question du côté du subjectivisme, du jugement de goût ou de l’hédonisme. Individualisme, relativisme, consensus deviennent les maîtres mots d’une sorte de néo-libéralisme esthétique qui préside à l’insertion de l’activité artistique dans le grand showbiz culturel.


V.A. : Je vous cite :« Faire de l’esthétique, c’était déjà et c’est toujours, exercer sa liberté de penser », (p. 162). Est-ce ethnocentrique de penser que l’esthétique européenne favorise un esprit plus prompt à la critique ?

M.J. : Si l’on formulait la question ainsi, ce serait certainement une forme d’ethnocentrisme. Mais il faut poser le problème différemment.
L’apparition de l’esthétique comme domaine de pensée autonome, en Europe, au siècle des Lumières, est étroitement liée à la montée en puissance de l’esprit critique dans tous les domaines, religieux, philosophique et politique. Et s’arroger le droit de critiquer et de juger ne se justifie que si l’on reconnaît à autrui un droit identique. Ce principe a une validité universelle, au-delà de tout ethnocentrisme. Mais il est perçu et appliqué différemment dans la philosophie anglo-saxonne américaine et en Europe. Ici, une longue tradition que j’appellerais volontiers helléno-arabo-méditerranéenne nous incite à considérer la critique comme une arme de prédilection pour interpréter et surtout pour changer le monde dans l’espoir, évidemment vain, d’atteindre un idéal. On reste platonicien, et l’on pense que l’art, comme chez Platon, est l’un des moyens pour parvenir à surmonter le désenchantement et l’insatisfaction qu’engendre l’existence quotidienne. Dans la « vieille Europe », l’art est pris au sérieux : il doit choquer, dénoncer, condamner, subvertir, s’engager, militer pour une transformation radicale du monde. On sait que les avant-gardes du début du XXe siècle ont poussé très loin ce type de revendication. Rien de tel dans l’esthétique analytique, où l’art ne juge pas le monde de l’extérieur, où il n’est, comme le dit Nelson Goodman, qu’une manière comme une autre de « faire le monde ». Je n’adhère évidemment pas à cette vision des choses qui réduit la création artistique à un simple « colifichet de l’existence », comme le disait Nietzsche. Aux Etats-Unis, selon Arthur Danto, on considère que l’artiste contemporain n’est qu’un « timbré qui fait de l’art timbré mais inoffensif ». Cette boutade peut faire sourire, mais comme programme esthétique, c’est un peu court ! Il est vrai que « faire de l’esthétique » n’est pas un exercice obligatoire. C’est purement facultatif.
Et l’on se retrouve devant un paradoxe qui rejoint ce que nous disions tout à l’heure à propos de la philosophie analytique. Elle explique fort bien l’extension du concept d’art à l’époque actuelle, elle montre comment tout et n’importe quoi peut-être avalisé comme objet d’art par l’institution et le marché mais elle ne se prononce en aucune manière sur la validité ou la qualité des œuvres contemporaines proprement dites, sinon pour les ranger globalement dans ce qu’Arthur Danto nomme, de façon péjorative, l’ « art de la perturbation ».

V.A. : Vous préconisez la nécessité d’élaborer une « philosophie de l’art contemporain » à partir d’œuvres singulières, comme on parle d’un film, d’un livre, d’une pièce de théâtre précise. Un « discours argumenté » et contradictoire œuvre par œuvre, comme cela se faisait, n’est-il pas souhaitable ?

M.J. : Les polémiques sur les formes de création actuelles ont eu pour effet, particulièrement pernicieux, de rendre suspect, aux yeux du grand public, la seule expression « art contemporain ». Si le monde de l’art, celui des experts institutionnels, s’y retrouve en développant la plupart du temps des discours assez hermétiques réservés aux seuls initiés, le grand public s’y perd parce qu’il ignore les critères de sélection, de célébration et d’exclusion. D’où sa méfiance envers l’art étiqueté « contemporain », sa déception et son rejet. Pour contrecarrer un type de discours hermétique, réservé aux seuls initiés et coupé à la fois de la pratique artistique et du public, rien de tel que d’en revenir aux œuvres elles-mêmes et de favoriser, dans les lieux dits « culturels », en particulier dans l’enseignement artistique, les rencontres avec les artistes au lieu de se contenter de pures et simples exhibitions. Une esthétique de l’art contemporain, si elle est envisageable, ne peut être qu’une esthétique des œuvres particulières.



V.A. : Vous dites avec juste raison qu’au moment où éclate la querelle, de nombreux artistes sont sur des orientations plus « perméables aux problèmes actuels, qu’il s’agisse du sida, des menaces écologiques, de l’économie libérale, du pouvoir des médias, des guerres, du terrorisme, etc. (p. 289). Est-il utopique de penser qu’une telle philosophie de l’art pourrait éviter les cotes d’un marché de l’art et d’institutions officielles qui se sont longtemps contentées de transgressions formalistes puis de transgressions si peu critiques ?

M.J. : C’est utopique pour la bonne raison que le marché de l’art et les spéculations mercantiles qui en sont le moteur sont largement irrationnels, ou du moins n’obéissent pas à la même logique que les arguments constitutifs d’une philosophie ou d’une esthétique de l’art contemporain. Si le marché de l’art était fondé sur la stricte prise en considération de la qualité et de la valeur intrinsèques des œuvres, on le saurait depuis longtemps. La dépression qu’a connue le marché de l’art à la fin des années 90, partiellement à l’origine de la crise de l’art, n’était certainement pas due à une prise de conscience subite de la – supposée ou réelle - médiocrité de la production artistique hexagonale de l’époque.
Là où il lui est possible de s’exprimer, une esthétique de l’art actuel doit s’efforcer de lutter contre les lieux communs, fort répandus, sur le prétendu désengagement et l’apolitisme des artistes, isolés du monde extérieur ou, au contraire, complices du marché, de la mode, des médias ou du système culturel.

V.A. : Savoir qu’un magazine comme Artension vit sans subventions ni soutien d’aucun groupe de presse tout en se consacrant à des artistes actuels et pour lesquels il n’y a aucun support pour les faire connaître, fait prendre la mesure d’une orientation officielle.
Si une telle dichotomie de promotion d’oeuvres suscite la question de paradigmes esthétiques inadéquats, peut-on soupçonner également une conception de l’art officielle préoccupée par une esthétique internationale sous influence anglo-saxonne ?

M.J. : C’est plus qu’un soupçon. Mais je ne crois pas qu’il faille prioritairement situer le problème sur le plan esthétique même s’il se crée, ici ou là, dans telle ou telle biennale un « style » international » dominant. Les styles et les tendances, la mode changent. Une chose, en revanche, ne change pas, c’est le marché. Le rapport Quémin, si décrié lors de sa parution en 2001, avait déjà mis au jour, chiffres à l’appui, l’hégémonie anglo-saxonne sur le marché de l’art international.
Le moins qu’on puisse dire est que la politique hexagonale d’un art officiel est quelque peu passée à côté des enjeux économiques.
Combien de Français au musée Guggenheim de Bilbao, lors de son inauguration en 1997 ? On les comptait sur le bout des doigts, pas de tableaux, uniquement des vidéos et des photos. Combien en 2005 à la biennale Venise, un ou deux ? Question presque indécente, encore que la peinture-peinture y est cette fois représentée.
Mais je ne pense pas qu’il faille seulement incriminer les instances artistiques officielles. Le problème se pose au niveau plus général de la politique artistique et culturelle qu’en tend conduire l’Etat. Et, manifestement, l’Etat dans sa prise en charge de ce doit être la vie artistique en France, n’admet pas la concurrence et tolère difficilement qu’on empiète sur ses plates-bandes. La France est probablement l’un des rares pays européens où l’on connaît un tel déséquilibre entre le rôle de l’Etat et celui du mécénat et des collectionneurs privés. Inutile, je crois, d’épiloguer sur l’affaire François Pinault mais elle témoigne tout de même d’un sidérant désintérêt, quasiment inexplicable, des pouvoirs publics pour la création artistique contemporaine. Je doute que Monsieur Pinault eût rencontré les mêmes difficultés d’aménagement et de permis de construire s’il avait entrepris d’implanter, sur l’Ile Seguin, un grand complexe multisports. Qu’on aille pas objecter que l’Etat n’avait pas à s’immiscer, ici, dans le privé alors qu’il le fait si bien ailleurs! Les pouvoirs publics, qui s’y entendent pour promouvoir un art officiel français avaient – c’est le cas de le dire ! - tout pouvoir pour fédérer ministères, collectionneurs galeries, marchands, etc., autour d’un projet commun. Il est vrai que le principe même de la fondation privée est très mal chez nous.
Que dire, en outre, d’une politique d’ « exception française » qui tend, en dépit de démentis successifs, à minorer la place des arts plastiques et de l’art en général - ne parlons pas de la musique - dans l’enseignement, du primaire au supérieur.

V.A. : Si du point de vue des mondes de l’art, l’hermétisme et les subventions accordées à des œuvres ont été les ferments de cette polémique, est-ce un contresens de comprendre que les principes de la transgression et de subversion de l’art moderne et contemporain sont devenus des valeurs esthétiques reconnues par le marché et l’institution ?

M.J. : Les transgressions de la modernité, notamment celles des avant-gardes du début du XXe siècle n’ont pas la même signification sur les plans artistique, esthétique et politique, que les prétendues transgressions de l’art contemporain. A la fin du XIXe siècle, il s’agissait de mettre un terme à l’académisme et au conservatisme. Les transgressions se situaient encore à l’intérieur du système des beaux-arts, qu’elles ont sérieusement ébranlé. Les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont, si l’on peut dire, accéléré ce mouvement de décomposition. Dans une époque de conflits politiques et dans un contexte de confrontation idéologique particulièrement lourd, elles ont assigné à l’art la tâche de changer la vie et de transformer le monde. Mais, à une époque du « tout convertible » ou du tout échangeable, c’en est bien fini de cette posture et de cette stratégie militante. Une transgression, une subversion, un scandale, aujourd’hui, ça se prépare, se programme et se concocte dans les grandes galeries internationales, à New York ou à Londres. Transgression, subversion et provocation ne sont plus – à supposer qu’elles l’aient jamais été - des valeurs esthétiques mais purement et simplement des valeurs marchandes et déjà institutionnalisées avant même qu’elles soient à portée du public.



* Marc Jimenez est professeur à l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne). Il enseigne l’esthétique à l’UFR d’Arts Plastiques et Sciences de l’art, où il dirige le laboratoire d’esthétique théorique et appliquée. Il est également directeur de la “ Collection d’Esthétique” aux éditions Klincksieck. Il participe à de nombreux colloques en France et à l’étranger et collabore régulièrement à des revues d’art. Il a publié aussi “Qu’est-ce que l’esthétique ?” Folio-Gallimard - n° 303

Valérie Arrault est maître de conférences à l’Université de Montpellier 3, artiste -peintre et auteur de nombreux articles sur les problèmes de l’art d’aujourd’hui.

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Le Parti Communiste et l’art contemporain

Un entretien avec Jean-Pierre Jouffroy


Je dirais même que les matérialistes doivent être les meilleurs défenseurs de la spiritualité humaine.


Artension : Jean-Pierre Jouffroy, vous avez été pendant 20 ans responsable du secteur des Arts Plastiques auprès de la Direction du Parti Communiste, vous êtes président d’une association qui organise de grandes expositions au siège du PCF, vous participez à l’organisation d’une exposition de cent peintres en grands formats pour le centenaire de l’ Humanité dans sa fête en septembre 2004, vous avez été membre du Conseil d’Orientation du Centre National des Arts Plastiques de 1982 à 1988 comme représentant de l’ Union des Arts Plastiques à qui l’on doit notamment d’avoir suscité et dirigé la campagne de rassemblement qui a abouti à l’instauration de la Sécurité Sociale pour les artistes. Autant d’expériences et d’actions qui me font penser que vous êtes en mesure de répondre à quelques questions concernant les rapports de l’art avec le politique.

Jean-Pierre Jouffroy : Sur les rapports de l’art à la politique, je suis persuadé qu’il faut les regarder dans leur double sens. Il y a d’abord la question des devoirs de la politique : faire en sorte que l’art puisse avoir lieu, cela paraît simple, mais ne l’ est pas. La tentation est très forte pour tout pouvoir de ne rendre possible que ce qui lui convient. C’est un piège. En effet, la création recreuse à chaque instant un écart. Nous voyons bien aujourd’hui qu’il faut du temps, au moins une génération, pour juger de la validité de cet écart et pour permettre l’ appropriation, l’assimilation.
Une politique culturelle juste est celle, entre autres choses, qui protège l’avenir.
Mais la société, ses contradictions, ses luttes, ses batailles internes, est un motif possible pour les artistes, sans soutenir pour autant que ce soit le motif exclusif puisque l’impulsion générale de la création, c’est le domaine tout entier de la connaissance et de sa théorie.
En particulier, si la politique peut être un motif pour la création artistique, les effets de l’art ne sont pas décisifs du point de vue de la politique. L’art n’a de conséquence politique que par la médiation du culturel. L’art est émancipateur, d’abord pour celui qui le fait et par conséquence sur ceux qui le font en l’assimilant.
Une toile “politique”, le tres de mayo de Goya ou Guernica , n’éveille à des émotions, des sentiments, des convictions, des résolutions politiques que au travers de son niveau artistique. C’est parce qu’elle est émancipatrice, dans un contexte social et politique donné, qu’ elle éveille au politique. Comme le dit Gramsci : “l’art éducateur est éducateur en tant qu’art et pas en tant qu’art éducateur.” Il faut que “les bonnes intentions” se hissent au niveau de l’art.

Ar. : L’ exposition qui a eu lieu en 2000 place du Colonel Fabien, Jésus et l’ humanité , était une initiative réconfortante. N’était-elle pas étonnante venant du PC ? Pouvez-vous nous expliquer quels étaient les enjeux symboliques, politiques ?

J-P.J. : Un très vigoureux esprit laïc n’est pas en contradiction avec un non moins rigoureux esprit d’historien. Le point de vue qui nous a animés pour solliciter trente artistes et faire cette exposition dans ce lieu de la modernité qu’ est l’architecture d’Oscar Niemeyer est celui de l’émancipation dans l’histoire humaine. Célébrer ces deux mille ans, il ne suffisait pas pour cela de dresser des roues de vélo, si grandes fussent-elles, sur les Champs Elysées. Nous entendions faire remarquer que, il y a approximativement deux mille ans, avait été proféré un message universel d’espoir et d’égalité dans la société esclavagiste de la première mondialisation, romaine.
D’où la question : ce message est-il encore d’actualité aujourd’hui ? Et cette question, nous l’avons posée à des artistes, peintres et sculpteurs, parce que nous pensons que la fonction sociale fondamentale de l’art est de nature à apporter, avec la diversité des créateurs, une réponse compétente.
L’enjeu symbolique était donc d’ éclairer la situation historique par des manifestations plastiques qui sont de l’ordre du symbolique.
Quant aux enjeux politiques, ils étaient nombreux. L’ un d’entre eux était de clarifier les rapports entre un parti politique qui vise à transformer la société dans le cours même de la mondialisation, et les croyants qui supportent comme tout le monde les rapports sociaux imposés par le capital et en souffrent. D’autre part, toute manifesation qui réunit des artistes est favorable à cette fraternité entre eux qui rend possibles leurs victoires tant sur le plan matériel que spirituel.
C’est une caricature de penser que le matérialisme s’oppose à la spiritualité. Je dirais même que les matérialistes doivent être les meilleurs défenseurs de la spiritualité humaine.

Ar. : L’art dit “contemporain”, est d’abord un produit médiatique, mais c’est aussi un art de classe. L’apparition de ce concept de “contemporanéité” peut-elle être analyser en termes de politique ou de lutte de classe?

J-P.J. : La réponse est complexe. D’une part il est normal, souhaitable même, que le monde dans lequel nous vivons suscite un pullulement de formes diverses dans les arts et, en particulier, que les innovations technologiques soient promotrices de modalités nouvelles de l’art.
Autre chose est l’attitude des institutions culturelles françaises. Elles décident, comme elles le font depuis deux siècles, de l’ avenir des arts plastiques avec un esprit fondamental d’ exclusion. Ce sont elles qui ont inventé et imposé ce concept de “contemporain”. Ce sont elles qui représentent, consciemment ou non (l’inconscience n’étant pas une raison d’absolution) un pouvoir de classe. Les institutions ont crée ce concept pour liquider ce que représente historiquement le concept de modernisme, à la réalité duquel elles se sont toujours opposées. (Voir le rapport des Renseignements Généraux dans lequel, en mai 1940, Picasso, est traité de “ce peintre soi-disant moderne”). La bourgeoisie française, à l’ exception de quelques individualités et de quelques collections, depuis qu’ elle a conquis le pouvoir politique, s’ est toujours arc-boutée contre le mouvement de la peinture. Elle se venge en déclarant aujourd’hui l’acte de peindre obsolète. Et elle répète les erreurs de ses prédécesseurs, car en matière d’histoire de l’art, la prédiction conduit toujours à l’échec.



Ar. : L’art conceptuel n’a-t-il pas aussi des enjeux ou une explication d’ordre politique ?

J.P.J. : Une fois de plus, ce ne sont pas les artistes qui doivent être montrés du doigt. L’art conceptuel a droit à l’existence. Le problème, c’est l’utilisation du concept par les Institutions culturelles comme arme contre le pictural. Marcel Duchamps n’a jamais pensé que ses utiles provocations devaient avoir des conséquences d’exclusion dans la création. Le concept et le peint ne peuvent, par nature, faire bon ménage. Mais cette confrontation peut être fructueuse, à condition que l’un ne soit pas officialisé pour tuer l’autre. La réalité, c’ est que les Institutions culturelles mènent une politique antiacadémique académique. Comme d’habitude, c’est le patrimoine artistique de demain qui en pâtira. Je professais dans les années 80 qu’une bonne politique d’achats serait celle qui, si on l’avait appliquée en 1908, aurait conduit à l’ acquisition des “Demoiselles d’Avignon” contre l’avis des experts (qui étaient à l’époque unanimement négatifs).

Ar. : On parle du marché international de l’art français qui est catastrophique selon le rapport Quemin... Mais cela ne concerne en rien la quasi totailité des créateurs de ce pays.
Ce qui les concerne , c’est le marché intérieur de proximité, qui ne va pas bien non plus.
Pourquoi ce marché intérieur est-il insuffisant selon vous? Qu’est-ce-qu’il faudrait faire pour le dynamiser? Que peut faire le PC pour que les classes sociales qu’il représente puissent se réapproprier l’art d’aujourd’hui ?

J-P.J. : Je crois qu’il serait plus licite de parler de commerce de l’art que de “marché”, parce que le commerce n’obéit pas, malgré les apparences, à des lois de marché.
Le commerce international de l’art est une caricature de marché, parce qu’il est absolument régi par la spéculation et des institutions culturelles au service de la spéculation. Les prix n’ ont plus d’ autre signification sociale que d’instituer une hiérarchie terroriste à l’intérieur même du patrimoine passé, présent et futur, et pas d’autre signification économique que le gel d’importantes quantités de monnaie, représenatnt du travail mort et du capital enterré.
Le processus terroriste est nuisible aux artistes, parce qu’ils institue une hiérarchie établie sans rapport avec l’utilité fondamentale de l’art. Il laisse les artistes face à une parodie de marché et à des insitutions intégristes qui fonctionnent pour exclure, saccageant ainsi le patrimoine futur.
Certes, de la Renaissance à la Révolution française, les bourgeois des divers pays d’Europe ont joué un rôle très positif en se différenciant de la commande aristocratique hégémonique. Cela se remarque dans la peinture, de Rembrandt, des hollandais, à Chardin.
Certes aussi des artistes, Rembrant justement ou Rubens par exemple, ont joué le jeu de la monétarisation qui avait cours en Europe dans les échanges. Mais il y a un abîme entre ces courses à la valeur monétaire et la spéculation terroriste du XX siècle et d’aujourd’hui.
La course folle aux prix fous empêche le travail de fond qui devrait être fait pour mettre en rapport les citoyens avec ceux des leurs qui sont des artistes.
Le marché international de l’art est le principal obstacle à des rapports sains, y compris économiques, entre la population et les artistes. Ce serait une véritable révolution culturelle, absolument nécessaire, que d’instaurer une politique des pouvoirs publics à tous les niveaux favorisant la diffusion d’oeuvres de prix petits et moyens à des destinataires aux revenus petits et moyens. Une telle initiative commencerait à casser les nuisances de la spéculation internationale.

Ar. : Etes - vous satisfait de la façon dont le PC aborde la contemporanéité artistique à travers les chroniques culturelles de ses journaux comme Regard et l’Huma ? Car il apparait souvent qu’on y cautionne un art très élitiste, très déshumanisé et peu partageable ? Comme si le PC voulait parfois s’affubler des signes d’appartenance à une classe qui n’est pas la sienne, à une idéologie qui lui est exactement opposée ?

J.P.J. : Les organes de presse que vous citez ne sont pas les transmetteurs institutionnels de la politique du Parti Communiste Français. Leurs rédacteurs et leurs rédactions assument la responsabilité de leurs écrits qui ne sont en rien dictés par une “ligne”. Le PCF doit donc trouver ses moyens propres pour communiquer ses idées. Et par ailleurs ce parti est guéri de la prétention de s’ériger en juge de l’art. Autre chose est, comme je l’ai dit plus haut, de travailler à la mise en oeuvre des moyens nécessaires à l’existence de la création dans ses contradictions, ses confrontations, ses controverses.

Ar. : Il n’existe semble-til aucune véritable approche politique des dérives de l’art “contemporain”. Aucun parti ne veut s’y ingérer, comme si la chose était tabou et trop insaisissable, ou n’appartenait pas au champ du politique... et pourtant. Comment expliquez-vous cela ?

J.P.J. : Une fois de plus, je ne crois pas que ce soit la fonction d’un parti politique d’émettre des jugements définitifs sur ce que vous appelez les “dérives de l’art contemporain”. Personne n’a la compétence pour cela.
En revanche, la lutte politique contre un intégrisme d’Etat qui tranche la question en excluant tout ce qui n’est pas dans la “ligne” décidée par ses décideurs, voilà une fonction politique évidente. La dénonciation de la “pensée unique”, sous toutes ses formes, est absolument à l’ordre du jour.
Mais les critères d’ intelligibilité populaire immédiate auxquels vous faites allusion ne me paraissent pas être la meilleure caution d’une politique culturelle à but populaire. L’art finit toujours, si on lui en laisse le temps, par rendre le monde plus intelligible. C’est sa fonction fondamentale. Mais l’ intelligibilité de l’ art - comme celle du monde - ne se décrète pas.
Les utilisateurs d’ordinateurs ne comprennent rien, dans leur plus grande majorité, à leur fonctionnement. Il serait temps de s’en inquiéter. L’ intelligibilité du réel est à ce prix.

Ar. : de l’art engagé... ?

J.P.J. : L’art est un engagement fondamental. Bien entendu, il est licite de s’ interroger sur les motifs de cet engagement et sur sa valeur. Mais penser l’ engagement artistique dans les seuls termes du politique serait un rétrécissement catastrophique. Le domaine de l’art, c’est tout le domaine des hommes, qui nécessite, comme l’ a écrit un tout jeune homme “un long, immense et déraisonné dérèglement de tous les sens.” Utile défi à un pseudo-caractère soi-disant “naturel”.

Ar. : De l’art singulier ( Cette expression sauvage , spontanée, hors références de toutes sortes ), pourquoi le PC, très paradoxalement, semble-t-il l’ignorer ?Alors qu’il y a là comme un ressourcement populaire authentique et au meilleur sens du terme, une sorte de vérité venant du plus profond de l’homme et de son vécu .

J.P.J. : Je ne crois pas, pour ma part, qu’il existe aucune manifestation humaine “sauvage, spontanée, hors références de toutes sortes”. Je ne pense pas pour autant que la floraison de la création artistique ne puisse s’opérer que dans les sentiers battus. Toutes les méthodes d’exploration sont à prendre au sérieux. Mais je ne fais pas religion de la naïveté, ni de l’art brut, ni des prétentions cultivées. Je ne sais pas a priori d’où vient et d’où viendra le salut.

Pour conclure sans conclure : reste à répondre à la question principale, la question non posée. Pourquoi et comment l’acte de peindre est émancipateur. Quiconque peint - et même celui qui est apparemment “sans référence” - quiconque peint s’introduit de fait dans les coordonnées d’un système figuratif. En s’y introduisant, il ou elle subit ce système, l’exploite, s’ en sert consciemment ou inconsciemment pour explorer quelque chose du monde ou le transgresse. Il s’ agit en tout cas d’ un acte majeur face à la théorie de la connaissance dont l’état ne peut être indifférent à personne, quel que soit le niveau de conscience de cette influence. Le seul fait d’utiliser un système d’ ordonnement figuratif ou de le transgresser constitue une acceptation ou un refus d’un certain mode de lisibilité du monde. Il est clair que c’ est pour cette raison qu’André Salmon disait des “Demoiselles d’Avignon” que c’est un “bordel philosophique”. Il s’agit en effet d’un tableau qui met le bordel dans la lecture du monde en bouleversant de fond en comble l’ ordonnance figurative en cours depuis la Renaissance.
En effet, la Renaissance a cru à la maîtrise du monde par une ordonnance mécaniste de la vision. La peinture du XXe siècle est à la fois une critique de cette croyance et une proposition d’une autre manière de VOIR.
Si l’acte de peindre comporte une accusation ou une critique d’une philosophie de la vision, l’acte de regarder une peinture s’introduit dans la même problématique. Ainsi, si le fait de peindre est constitutif de l’émancipation de celui qui commet cet acte, le fait de regarder un tableau introduit celui ou celle qui fait cela dans une problématique constructive de la critique positive du VOIR. Cela aussi est émancipateur. C’ est une des raisons de fond pourquoi, comme dit Kijno, “il est absolument nécessaire de mettre Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres.”

Propos recueillis par Pierre Souchaud à Arcueil, le 20 mai 2004.
Le texte de cet entretien a été revu et amendé par Jean-Pierre Jouffroy.

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Redevenir artiste de sa vie

par Jean-Pierre Klein


L’accès à la symbolisation artistique est créateur de sens dans un monde insensé.

"Le langage représente la forme la plus haute d'une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un "signe" et de comprendre le "signe" comme représentant le réel, donc d'établir un rapport de "signification" entre quelque chose et quelque chose d'autre" E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p. 26

De l'assassinat de la production de symboles

Nos sociétés assassinent la production personnelle de symboles de deux façons différentes :
- Dans la première, elle est remplacée par la délivrance de messages à peine « voilés » dont le but est d’exciter nos désirs pour une réalisation dévoyée sur un objet consommable.
On voit dans ce domaine à l'œuvre plus ou moins grossière des professionnels de la mercatique qui tentent d'instrumentaliser et de rentabiliser l'inconscient au service d'une visée consommatrice. Nous sommes envahis entre autres par les femmes nues pour n'importe quel produit (complétées depuis peu par la référence homo ou SM, nouvelles populations cibles). Il s’agit d’ailleurs parfois de dessins subliminaux cachés dans l'entrelacs des reflets des glaçons d'un verre de whisky.
L'objectif de la publicité est l'illustration de ce qu'elle ose dénommer "concepts", préalables censés jouer sur l'appel à pulsions et à désirs (principalement sexuels) afin de les détourner sur l'achat d'une marchandise, serait-ce là un avatar du concept freudien de sublimation ? Les thèmes sont, outre le sexe, le fantasme nostalgique d’une famille parentale unie qui se retrouve autour d’un plat qu’elle déguste avec délice dans une ambiance pastel…
On peut ainsi voir que la connaissance de plus en plus sophistiquée des désirs humains a ouvert la voie à la manipulation à fins de vente : une récente publicité pour le café Carte Noire présente un couple qui "avale la fumée" au sens littéral et non obscène du terme.
La référence "psychanalytique" est même cyniquement avouée : si Renault parle de "cliothérapie", Volkswagen va encore plus loin en dévoilant froidement les motivations inconscientes sollicitées qui n'étaient jusqu'alors exposées que dans le secret des réunions de brainstorming des publicitaires : "La psychanalyse a ceci de bien qu'elle permet d'éviter les erreurs en matière de choix automobile. C'est en effet entre 6 ans et 8 ans qu'un enfant a le plus besoin de nourrir une image forte de son père, une image de solidité à toute épreuve," etc., et bien sûr il achètera une Sharon Family… On pourrait aussi examiner comment de grandes figures archétypales sont récupérées par le cinéma des blockbusters (cinéma grand public faisant appel à des recettes éprouvées en vue de grosses recettes), en différenciant ceux qui n'en conservent que la coquille simpliste et ceux qui revisitent les grands thèmes de façon inspirée.

- La seconde est l'invasion du "réalisme" dans ses excès, on pourrait dire de l'hyperréalisme, qui tend à une abolition de la distance entre fiction et réalité, en prenant les corps comme otages (de sexe et/ou de violence) ou plutôt bout de corps recherchant bout de corps. Selon les bouts choisis il peut s'agir des serial killers ou des pornos. Dans les deux cas, le corps est morcelé sans cohésion possible, les bouts de corps n'appartiennent qu'à peine à l'individu qui se réduit à sa fonction perverse : perversité pour les premiers, "perversion" pour les seconds.
Nous assistons à des productions imaginaires qui abolissent la distance entre le symbolique et le "réel" ou supposé tel. Je préfère plutôt que de « réalité » parler de « réel » qui pourrait se définir comme ce qui toujours échappe et que l'on poursuit, ce qui au fond est récupéré par les stratégies marchandes qui entretiennent l'illusion de son atteinte possible pour mieux susciter l'envie de recommencer l'expérience à travers un succédané qui ne satisfait que partiellement et momentanément, ce qui frustre dans le même mouvement (on retrouve là la stratégie du coca-cola dans son rapport à la soif, la quantité de sucre inclus provoquant une soif nouvelle à brève échéance). On encourage ainsi une démarche toxicomaniaque de la recherche incessante du court-circuit des registres symbolique/imaginaire/réel afin d'être accro du produit à consommer, en l'occurrence le spectacle du réalisme excessif du corps dans le sexe, la douleur, la maladie, la mort. Le spectacle de l'horreur ou de l'orgasme s'inscrit dans cette logique dans les films gore ou dans les films pornos, qui n'ont qu'à peine dans les deux cas besoin de se justifier par un scénario.
Dans les premiers, on ne sait s'il s'agit d'un document sur une torture véridique ou d'une fiction reconstituée dans un décor familier au spectateur qui y retrouve son environnement quotidien. La vogue actuelle des téléréalités faites d’épreuves plus ou moins extrêmes ou dégueulasses (Koh-Lanta ou Fear Factor), je ne parle pas des huis clos sexuels dans une maison ou une île sous l’œil complaisant des parents, les documents « vécus » (« J’ai couché avec mon arrière-grand-père pour fêter son centenaire ») abattent l’alibi des fictions pour une manipulation des personnes mises en position d’objets des désirs pervers des producteurs et même des téléspectateurs qui peuvent éliminer les candidats, à distance, ce qui est, comme on sait, une bonne condition pour exercer son sadisme sans remords.
Quant au porno, il est hyperréaliste en surdimensionnant les organes en conjonction, et aussi de par les conditions même du tournage, depuis l'érection masculine qui correspond peu ou prou à un ressenti réel, même si elle est provoquée artificiellement, jusqu'à l'éjaculation qui se doit d'être montrée-démontrée de façon ostentatoire, ce qui a pour but de prouver l'irruption/explosion du réel alors même qu'ordinairement elle se produit dans une des profondeurs du corps du partenaire et reste invisible. Le porno pulvérise les affirmations de Diderot dans Le paradoxe pour le comédien. La confusion règne qui fait croire aux gamins qui visionnent des gang-bands que les tournantes sont une formule usuelle et normale de sexualité avec une fille forcément consentante.
Il s'agit toujours tant en gore qu'en porno du corps pour-autrui et non de la perception intime de ce que l'on peut appeler la chair.

Redevenir artiste de sa vie

Nous sommes en effet les objets d'une confusion des registres : les symbolismes marchands sont asservis au Symbole primordial qui n'est plus le sein maternel mais l'Argent (la psychanalyse y a largement contribué) ; l'imaginaire est fabriqué selon des études qui l'instrumentalisent ; nous ne sommes plus guère sujets de quoi que ce soit, réduits à une fonction indifférenciée de consommateur ; la transgression résume mainte proposition artistique, intellectuelle, sexuelle post-moderne : les autopsies comme événement artistique vont sans doute faire bientôt place à des vivisections publiques ; l'aliénation règne qui nous fait prendre pour nos désirs les désirs qu'on nous suggère ; les visions binaires (par exemple ne concevoir comme remède à la violence qu’une contre-violence répressive) nient toute instance tierce seule ouverture à l'infini des solutions inventives ; le qualitatif se mesure (le QI a ouvert la voie), ce qui transforme les différences en inégalités ; nous sommes dans l'addiction de nos démissions successives.
Le XXème siècle a cru découvrir "scientifiquement" les faces obscures de l'être humain, mais c'était pour mieux croire qu'on peut les analyser en pleine lumière et les manipuler dans l’ombre, il s'est intéressé aux cultures non occidentales pour mieux les réifier et les coloniser, il a rejeté les dogmes religieux pour mieux les remplacer par la tyrannie du profit tout aussi ethnocide bien que généralement plus insidieux, il a exploré la complexité des désirs pour mieux les asservir en besoins fallacieux.
Ces différentes violences, nous les subissons à notre insu, à tel point que nous finissons par les réclamer. Nous sommes victimes de symboles imposés (l'argent, les objets, les ventes d'expériences) et ne produisons plus de symbolique non programmé. La poésie d'un monde incertain et imprévu est conjurée dans des rituels d'exploitation, chacun exploité et exploiteur d'autrui.
Tout se veut comblant, immédiatement et de façon provisoire, fast-food généralisé afin de susciter une assuétude au comblement factice. La seule réaction, qui n'est même pas une révolte à la violence subie, est une violence passée à l'acte contre autrui pour lui prendre les biens de substitution et de consommation. Ces agressions soulagent un moment leurs auteurs mais ne changent rien à leur condition de conditionnés. Il existe aussi d’autres agressions qui ont pour alibi d’abraser toute différence interhumaine en supprimant qui ne nous ressemble pas par le faciès ou la religion.
La création artistique à portée de tous me semble une réponse à une société qui s'adonne à la pensée binaire. Pouvons-nous encore devenir auteurs de créations ? La poïesis, la poésie sont-elles à jamais perdues ou reléguées en ghetto à un point tel qu'elles soient neutralisées définitivement ? La femme qu'on annonce comme l'avenir de l'homme (je préfère dire le féminin et le masculin) sera-t-elle aussi aliénée que lui, est-il encore temps pour elle de proposer une alternative à un monde qui rentabilise nos besoins de chanter dans une expérience de karaoké ou de l’apprentissage à la reproduction formatée du Strarac’ ? L'art peut-il mettre en scène les apories de notre civilisation, peut-il en refléter, figurer, dépasser les fissures sociales, les failles intimes, les désarrois métaphysiques ? Notre violence intime peut-elle être respectée afin que nous n'en soyons plus désappropriés, mais que nous la reconnaissions enfin comme une énergie, un matériau pour la création de nous-mêmes ? Cette violence créatrice est-elle la condition de notre survie ? Peut-on la laisser se déployer dans le registre du symbolique : le sport (il a été récupéré par le profit), la thérapie (elle se replie sur les médicaments, le conditionnement et les statistiques), la spiritualité (quand elle n'est pas dévoyée en fondamentalisme ou en sectes), la pensée (souvent conforme), l’art (lire la pétition de Artension pour se faire une idée de ses circuits officiels) ?
La question est : Comment, d’une position d’objets de douleurs, de violences, de traumatismes, d’aliénations, de folies, toutes venues de nous, d’autrui, et/ou d’un système, pouvons-nous devenir un peu plus sujets de soi-même, de sa vie, de sa destinée ? On peut essayer de se changer radicalement ou même le monde, mais c’est sans compter sur les résistances au changement de part et d’autre : on ne touche qu’avec prudence à ce qui s’est installé depuis si longtemps.
Je fais l’hypothèse que découvrir que l’on est capable d’œuvrer dans le champ artistique est une façon détournée de recommencer à avoir une autre attitude plus active et les interventions d’artistes en milieu problématique se multiplient, ce que parfois on nomme de façon peu élégante « l’art-thérapie sociale »

Artistes intervenants, une nouvelle profession ?

Le temps est venu du relais par les artistes comme acteurs sociaux sans forcément qu'ils se réclament de ce vocable. En effet, ils se sont trouvés pour des raisons multiples (en particulier leur recherche d'emplois) animer des ateliers à la demande d'institutions, d'établissements, de municipalités.
Ne nous y trompons pas : ce ne fut d'abord que faux-semblants de la part des commanditaires. Le but était de procurer de la distraction au sens pascalien du terme, et surtout avoir l'air de faire quelque chose pour résoudre les problèmes criants qui risquaient de faire scandale. Dans les prisons, les hôpitaux psychiatriques ou non, les quartiers urbains violents, les maisons de retraite, les écoles, on fait appel, en les sous-payant parfois, à des hommes et des femmes de l'art afin de soulager un peu les tensions insupportables - avec risques de passages à l'acte - suscitées par les systèmes binaires : geôliers/prisonniers, soignants/soignés, élus "représentants" du peuple/jeunes, travailleurs sociaux/clients « asociaux », maîtres débordés/élèves débordants.
L'artiste, paumé parfois dans cette nouvelle tâche, a donc rencontré d'autres paumés, ou plutôt l'artiste se revendiquant comme marginal, a commencé de travailler pour des marginaux en souffrance. Il s'est mis alors à travailler comme il pouvait, au nom de son expérience professionnelle, de sa propre personnalité, de sa compétence d'artiste. Il faut dire aussi que c'était parfois un artiste sans revenu qui trouvait là une opportunité.
De toute façon le projet de la rencontre, et c'est ce qui en fait son originalité, est la "création" et "ça vous fera du bien" n'est que le corollaire implicite, ce qui change de l'attitude habituelle des professionnels de la relation d’aide du genre : "Que puis-je faire pour vous? " ou "Je suis là pour vous aider" ou "Dites-moi un peu ce qui ne va pas" ou "Je vous écoute".
Bien sûr les "clients" qui n'avaient pas demandé à l'être (tout au plus avaient-ils accepté la proposition) se sont d'abord méfiés ou bien ils ont réduit l'atelier à une occasion d'amusement, de loisir, d'"évasion", et ce d'autant plus qu'ils ne connaissaient en général l'expression que sous des formes abâtardies où se mêlaient à la fois pour eux des souvenirs d'école et les chromos jolis accrochés à leurs murs.
Mais l'artiste, lui, n'a pas voulu être pris pour un animateur. Il sait bien que l'art contemporain, a fortiori l'art actuel, excentre les expériences qui ne se produisent plus, ou presque, dans les musées, les salles officielles de théâtre ou de danse. Il a bénéficié lui-même des tentatives de démocratisation de l'art. Il a aussi rabâché que "l'art ne veut pas coucher dans les lits qu'on a faits pour lui" (Dubuffet, 1947) et que, selon Beuys, tout le monde est artiste (seul, bien sûr, un artiste peut se permettre de l'affirmer). Alors, à une demande institutionnelle à fondement plus ou moins social il répond par une proposition artistique. C'est donc pour un résultat "artistique" (qui essaie au maximum de supprimer les guillemets) que les "clients" travaillent, et dur. Certes, ils savent bien que l'artiste n'est pas uniquement payé pour faire de l'art mais ils voient bien que son projet ne coïncide pas tout à fait avec celui de l'institution. L'artiste œuvre à la fois pour ceux qu'il fait travailler et pour lui-même dans ses exigences artistiques propres. (D’ailleurs son œuvre personnelle bénéficiera à terme de ses expériences avec autrui)
Alors tous se retrouvent tendus vers l'art, non pas cette entité abstraite, effrayante, hors de portée, mais plus modestement une réalisation qui les étonne sur leurs capacités. C'est ainsi que peu à peu la violence, la différence, la folie, l’échec, le handicap se métamorphosent en chorégraphie, en fiction violente, en rythme, en installation, en tableau, en sculpture, en photographie, … Et cela, tout simplement parce que le but, l'objectif n'a pas été de les réduire en direct, mais de les intégrer dans une création. Ce n'est pas en effet : A bas les différences, les violences, les douleurs, les maux, les désespoirs, les handicaps et les dérélictions, mais : Ne pouvons-nous pas, à l'instar des artistes de tout temps, en nourrir une œuvre que même d'autres (visiteurs d'une exposition ou spectateurs d’une représentation éventuelles) apprécieront, mieux : dans laquelle certains pourront se reconnaître.
On voit alors, physiquement, moralement, ceux que les commanditaires, sur le modèle des publicitaires, dénommaient la "population cible", se redresser, ayant réussi à transmuer le mal en beau, la merde en engrais, puis avec l'aide de l'artiste jardinier, en fleurs que tous peuvent sentir et contempler. Bref, les difficultés nées de la différence forment le terreau (pour rester dans l'agricole) des réalisations. Tout peut se jouer d'autant mieux qu'on ne s'est pas acharné sur les problèmes à résoudre, on les a juste changés de sens, ils se déploient dans l'espace-temps du symbolique, c'est-à-dire ce que l'homme a trouvé de mieux pour transcender son pitoyable sort en faisant accéder le drame individuel que la personne croyait singulier, à sa représentation pouvant parler à ses semblables, ce qui confère au processus la valeur d'une création mythique.
J’ai fondé en 1981, à Paris une association : « Art et Thérapie » dont le département « INECAT, Institut National d’Expression, de Création, d’Art et Transformation » comporte des professeurs artistes qui, outre leur production personnelle, ont l’habitude de ces interventions. Ils enseignent à des artistes (qui pensent avoir besoin d’un apprentissage dans ce domaine délicat) grâce à des ateliers (ainsi que des cours plus théoriques) à éviter les pièges dans ce genre de pratique, et je puis attester que la demande s’est décuplée et concerne tous les arts : visuels, vivants, sonores, littéraires, et toutes les difficultés : physiques, psychologiques, sociales, existentielles.
On n’y apprend sûrement pas à apposer des interprétations sur l’œuvre d’autrui (du type rouge = agressivité, noir = mort ou vertical = phallus !) mais à s’appuyer sur sa compétence artistique pour l’élargir à l’accompagnement d’autrui qui dans sa découverte d’une expression allant jusqu’à création véritable et forte peut résoudre par la bande ses tourments, ses inhibitions et ses aliénations.
Ce mouvement de réappropriation que les artistes suscitent chez les personnes en difficulté auprès de qui ils interviennent est un acte politique. L’accès à la symbolisation artistique est créateur de sens dans un monde insensé.


Jean-Pierre Klein, INECAT, 23 rue Boyer, 75020 Paris, 01 46 36 12 12, inecat@wanadoo.fr, www.inecat.free.fr

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Il arrive à l'homme d'être divin, mais pas à Dieu
Par Jean-Pierre Klein


L'honneur de l'homme, ses possibilités de transcendance sont d'être cet imbécile quand il se regarde tendre son propre doigt.

"Oui, dieu est ce qui nous sépare du divin", écrit l'écrivain mystique suédois prix Nobel Pär Lagerkvist dans son chef d'œuvre La mort d'Achaverus.
L'homme aspire naturellement à ce qui le dépasse qu'il appelle "transcendance" ou "sublime" ou "divin" qu'il conçoit comme inatteignables. Pourtant nous savons bien par expérience que dans l'amour, la création, la rencontre interhumaine, la méditation, nous expérimentons des états modifiés de conscience, des intuitions qui formulent ou figurent un rapport mystérieux et plein au monde ou à autrui, sans que ne puissions toujours en dire davantage, et nous révèlent momentanément comme de petits dieux.
Je ne parlerai pas ici de l'orgasme, sujet trop peu abordé dans Artension (pourtant il est l'art, pour l'homme comme pour la femme, du jeu avec la tension !), je ne décrirai pas non plus ces rencontres de compréhensions qui nous adviennent parfois quand nous vibrons avec un être, une œuvre, un paysage. J'évoquerai l'inspiration et l'acte de création artistique, phénomène que tous les créateurs connaissent.
Le créateur, le temps de la création, est présent à la fois à son monde et à un autre monde qu’il recrée et qui le recrée. Il joue avec les possibles, créateur, et lui-même identifié à sa création, et créé aussi par elle comme si elle aussi lui (re) donnait vie.
Il va ainsi profond, atteignant la perception furtive et fugitive d'une justesse qui passe par un langage artistique qui, comme la poésie, abolit parfois les distinctions du Signifiant, du Signifié et du Référent. Inspiration que nous croyons venue d'ailleurs, tant nous ne nous faisons pas confiance, mais qui de toute façon nous saisit puis nous caresse du dedans, qui nous redéfinit depuis nos cavités secrètes.
Certaines théologies, certaines philosophies, certaines théories psychanalytiques mythifient, glorifient, réifient l’inachèvement du monde, et de l’être humain, comme inéluctables. C’est, d’après elles, ce qui nous fonderait. Cela est possible mais il me semble que le créateur « parachève », ce qui ne veut pas dire qu’il conduise au dernier point de la perfection (selon la définition de Robert). Non, il va plus loin que ce monde en poussant à bout certaines de ses potentialités, certains de ses agencements, certaines de ses ébauches, de ses éventualités, ses probabilités et improbabilités, ses contingences.
Il travaille dans l’au-delà de ce monde ou dans son à-côté : chaque pièce décline un ensemble possible qui n’adviendra jamais que là, dans la représentation qui l’incarnera.
Expérience d'être "chevauché" par l'inspiration, création d'un univers, qu'est-ce qui nous différencie de ces entités externes que l'on nomme Dieu ?
Je ne sais si Dieu existe et ce n'est pas mon problème. Je sais que Dieu qui est probablement une invention de l'homme a été le prétexte des plus grandes horreurs en Son nom. La spiritualité, aspiration propre à l'être humain a été détournée, projetée sur cet en-soi monstrueux qui ne se manifeste généralement que par ses exigences de soumission indigne, d'interdits, d'exclusions, d'anathèmes, de conversions forcées, de massacres des hommes et des cultures, de hiérarchie ecclésiastique, de misogynie, et mesquineries concernant notre alimentation, notre tenue vestimentaire ou notre sexualité. Dieu, au moins celui que l'homme a créé (y en a-t-il un autre ?) est notre interdicteur de transcendance hors de Lui (comme le Parti Communiste a monopolisé un temps toutes les aspirations de l'homme dans le progrès social). Dionysos, dieu jaloux lui aussi, était porteur de jouissance, nos dieux ne nous apportent que la contrition et l'empêchement de ressentir le divin de l'homme.
L'art, cet au-delà de soi, de nous, parfois réalisé L'a pris longtemps comme prétexte obligé mais les chefs-d'œuvre qu'Il aurait inspirés ne témoignent que de nos capacités humaines de sublime, peu importe le dédicataire.
Dieu a du sang sur les mains, l'homme aussi certes, au nom de Dieu ou non, mais on peut dire que l'être humain en création et l'être humain devant la création humaine sont ce qu'il y a de plus divin en nous, non entaché, lorsque l'œuvre est grande, de nos turpitudes et nos médiocrités. Je dirai même que l'art est une voie de transcendance de notre mal et de nos maux quand ils en nourrissent une œuvre forte.
Le divin c'est en fait l'aspiration même de l'homme et l'avancée qu'elle entraîne : Compostelle n'existe que dans le pèlerinage qui devient sa propre finalité infinie.
"Quand le doigt désigne la lune, l'imbécile désigne le doigt", dit un vieil adage chinois. L'honneur de l'homme, ses possibilités de transcendance sont d'être cet imbécile quand il se regarde tendre son propre doigt.

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Le métier d’artiste...
au regard du sociologue


Un entretien avec Françoise Liot*

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Le sociologue se doit de conserver une “ neutralité axiologique” envers l’objet de son étude. Il n’a pas d’ “états d’âme”, il bannit toute subjectivité, il ne juge pas, il décrit seulement “comment ça marche”: les bonheurs comme les atrocités
Et c’est bien là, paradoxalement, que réside tout l’intérêt de son analyse, puisque finalement, s’agissant de l’art, elle permet de faire la part entre le produit surdéterminé par la commande extérieure et l’ expression intérieure, mystérieuse et irréductible à toute explication de quelqu’ordre qu’elle soit. P.S.


Artension : Votre livre, “le métier d’artiste”, sous-titré “les transformations de la profession artistique face aux politiques de soutien à la création”, qui vient de paraître aux éditions l’Harmattan (1) , est une approche sociologique des différentes situations et postures d’artistes selon leur appartenance à tel ou tel réseau ou ligne de force dessinant le paysage artistique.
Le paysage en l’occurence est celui d’une région : la région bordelaise.
Vous en avez fait le tour des ressources art plastique. Vous avez interrogé une centaine d’artistes de différentes mouvances, mais aussi des galeristes, des responsables institutionnels, des politiques. Vous les citez abondamment et l’on dispose ainsi des échantillons des différents discours ritualisés propres à ces réseaux.
Vous distinguez trois réseaux : le réseau institutionnel, le réseau marchand et le réseau local. Vous en faites à la fois l’historique et la description de l’évolution actuelle. Vous en pointez les interrelations, les divergences, les adversités structurelles.
Le fait que cette analyse se limite à une région, lui permet d’être extrêmement fouillée, vivante et au plus près des réalités, et d’avoir pour cela valeur générale.
C’est le travail d’information qu’on attendait, prolongeant celui de Raymonde Moulin et le complétant sans doute. C’est exact, et très informatif, donc très utile même si , comme vous le dites , la sociologie “apparaît parfois comme une entreprise de désenchantement du monde qui n’est pas toujours bien acceptée par ses acteurs”.
C’est un audit, un inventaire, un grand état des lieux ... comme on en fait avant on ne sait quel grand réaménagement.
Ma première question est donc la suivante: pourquoi avez vous fait ce livre ? Pourquoi ce sujet vous a-t-il intéressée?

Françoise Liot : Votre question est à la fois simple et vaste... Mon intention , à travers cet ouvrage était de montrer le fonctionnement du milieu de l’art, sur un aspect qui me semblait peu développé jusqu’à maintenant : celui de la fabrication des valeurs artistiques et des conceptions de l’art. Avec une approche, non pas de philosophe mais bien de sociologue : comment fonctionnent ces valeurs? Qu’est-ce qu’elles produisent au fond et au final? Comment modulent-elles les parcours d’artistes et les modes de reconnaissance de ces artistes
Le point de départ de cet ouvrage est de s’interroger sur les changements qui sont apparus à partir des années 80, qui ont donné beaucoup plus de poids à l’intervention publique dans le domaine des arts plastiques et surtout au soutien à la création. Le rôle des institutions en matière d’art contemporain s’est développé en France et a eu des conséquences sur les carrières artistiques. Il s’agissait donc de comprendre comment ces modifications ont transformé le parcours des artistes, le métier d’artiste, et généré des formes d’art spécifiques.

Ar : Est-ce la démonstration comme quoi la structure ou le lieu d’où l’artiste s’exprime peut influencer son discours ou produire son art ?

F.L. : La question de la détermination ou de la surdétermination est en effet essentielle. L’art d’une époque n’est jamais une pure réponse à une demande précise, mais plutôt l’effet d’une dialectique de la demande qui s’opère entre un milieu qui se transforme, qui a de nouvelles composantes, et puis des artistes qui ne sont pas indifférents à ces changements de contexte. Ils s’emparent de cette demande qui les fabrique comme artistes. Ils sont faits du contexte artistique qui les aide et qui les forme, mais aussi de leur propre volonté qui n’est pas à remettre en cause.
On est loin certes de la vision de l’artiste pur et totalement autonome par rapport à son oeuvre. On ne peut pas nier l’importance de ce contexte artistique qui transforme la manière d’être artiste et qui transforme le produit artistique lui-même.

Ar : Comment votre livre pourra-t-il être utile aux artistes, aux marchands, aux institutionnels?

F.L. : Il est difficile pour un sociologue de savoir comment son travail sera reçu et comment les acteurs sur le terrain vont s’emparer de ce travail. Comme le travail artistique, une fois diffusé, il a sa propre vie.

Ar. : Soit, mais pensez-vous que les artistes pourront avec lui, mieux se rendre compte de leur détermination sociologique, et “de quoi ils sont faits “?

F.L. : Difficile de généraliser à ce niveau-là... La sociologie est assez violente, elle produit un certain “désenchantement” , le milieu de l’art est fait de croyance comme l’a bien montré P. Bourdieu et certains peuvent trouver très cynique une telle approche de l’art. J’espère pour ma part qu’elle peut permettre de prendre conscience du fonctionnement de ce milieu. La démarche sociologique a cet avantage de créer une distance qu’il n’est pas toujours facile d’avoir lorsqu’on appartient au champ. Les artistes peuvent avoir l’impression de subir et d’être manipulés par un milieu dont ils ne maîtrisent pas les règles qui se créent d’ailleurs souvent sans eux. Ils ont parfois peu conscience du jeu et des enjeux, pour cette raison ils se trouvent vite fragilisés. Ils croient souvent que leur oeuvre suffit à leur reconnaissance. Or, comme dans tous les milieux, il y a une hiérarchie, un classement. Il y a un jugement qui implique des inclus et des exclus. Le milieu de l’art est très sélectif parce qu’il fonctionne sur la rareté. Un ouvrage comme celui-ci permet, je l’espère, de mieux décrypter cet univers et de comprendre comment s’opèrent les positionnements par rapport aux institutions ou au marché.

Ar : C’est donc offrir aux artistes une possibilité de choix du réseau qui leur semble le mieux adapté à leur personnalité. En supposant qu’ils souhaitent un jour quitter et trahir le réseau qui les a initiés dans l’art...

F.L. : Cela supposerait un grand cynisme de leur part, et je ne crois pas qu’on puisse être cynique à ce point. Je ne pense pas que l’on puisse choisir son réseau. Je crois en revanche que l’on peut prendre en compte les réalités, s’en informer et tirer au mieux son épingle du jeu en sachant quelle est sa place et en l’assumant.
C’est vrai que ces réseaux fonctionnent en concurrence, avec des formes et des niveaux de légitimité très différents. Mais je ne crois pas que les valeurs sur lesquelles ils reposent soient arbitraires, je ne crois pas au pur snobisme d’aucun de ces réseaux. L’idée que tout reposerait sur le capital social de quelques uns, sur le copinage, sème souvent le discrédit sur le milieu de l’art. Je crois qu’il y a des personnes d’une grande sincérité, souvent très impliqués, très militantes pour défendre une conception sur laquelle ils ont construit plus que leur carrière, leur existence toute entière. Cela ne les empêche pas d’être pris dans des mécanismes de relations et de réseaux, mais comme on peut en trouver dans d’autres milieux professionnels. On partage les valeurs, mais aussi des manières de s’exprimer, un vocabulaire que l’on a mis en oeuvre avec un petit nombre de personnes qui nous sont proches. Le milieu de l’art est à la fois très protecteur et très exclusif, les processus d’appartenance et de rejet y sont très forts.

Ar. : Pouvez-nous nous dire les caractéristiques des trois réseaux dont vous parlez dans votre livre ?

F.L. : Je les ai appelés réseau institutionnel, réseau marchand et réseau local. Mon idée était de montrer comment ces trois réseaux mettaient en lien des personnes, des acteurs qui se retrouvent sur des valeurs artistiques spécifiques, comment ils partagent ces valeurs pour créer des corpus d’opinion qui permettent à certains artistes d’obtenir une reconnaissance.
Le réseau institutionnel est le plus récent. Il fonctionne avec les dispositifs institutionnels qui ont commencé à se mettre en place au début des années 80, en liaison avec la nouvelle politique de soutien à la création. Il est porteur d’une conception particulière de l’art liée à l’idée d’avant-garde, de ruptures.
Le réseau marchand a commencé à se développer en région dans les années 50. Il fonctionne de façon traditionnelle avec des galeries, des collectionneurs. Il est beaucoup plus confidentiel et sa visibilité est moins forte car il n’est pas dans l’espace public comme le précédent, mais dans l’espace privé de la galerie. La conception de l’art y est beaucoup plus orientée sur l’idée d’une continuité, d’une filiation historique.
Le réseau local est différent car il rejoint un milieu plus amateur. On y croit fortement à l’idée de liberté artistique totale. Mais l’artiste est souvent victime de cette croyance. Ce réseau accueille des créations diverses et foisonnantes, mais pour cette raison il n’a pas vraiment d’unité artistique et c’est un obstacle pour avoir une visibilité forte.
C’est un univers de petites associations, de salons comme on en trouve dans beaucoup de villes de province. Les artistes de ce réseau local peuvent vendre dans ces salons et rejoindre parfois le réseau marchand. Pour vivre, ils ont plus souvent que les autres une double activité, et c’est pour cela qu’ils tendent parfois vers une amateurisation de la pratique.

Ar.: Y-a-t’il des interrelations des pénétrations d’un réseau à l’autre ? Ou bien au contraire cloisonnement entre les trois?

F.L. : J’ai montré en effet que ces réseaux sont très cloisonnés et qu’ils se rejettent mutuellement. Ce rejet existe surtout entre le réseau marchand et institutionnel, car ils sont sont les plus en concurrence, et parce qu’en effet le passage de l’un à l’autre est impossible. C’est une relation très conflictuelle et non pas une cohabitation apaisée où les deux fonctionneraient en parallèle ou en complémentarité.

Ar. : Quelles sont les raisons profondes du conflit ?

F.L. : C’est cette concurrence, ce rapport de force pour la légitimité des valeurs et des conceptions de l’ art. Et ce rapport de force n’est pas équilibré, le réseau institutionnel tend à dominer, parce qu’il a plus de visibilité dans l’espace public, parce qu’il a l’avantage d’être d’emblée légitime parce public et représentant ainsi une sorte d’intérêt général. Ce qui n’est pas le cas du réseau marchand, beaucoup plus confidentiel, n’ayant pas les grandes expositions publiques qui lui permettrait d’apparaître comme tout aussi légitime.

Ar. : S’agit-il de dire que le réseau institutionnel est entièrement subventionné, qu’il peut ainsi travailler dans l’immatérialité, qu’il n’a pas besoin du marché au sens marchand, que pour lui l’acte de vendre est plutôt compromettant, qu’il fournit aux artistes agréés diverses possibilités de fonctionnement rétribué compensant l’absence de reconnaissance marchande ou même qu’il n’a rien à faire du public ( comme le dit un des artistes que vous citez), qu’il fonctionne au contraire du réseau marchand qui, lui a absolument besoin pour exister de l’investissement émotionnel d’un public réel et que celui-ci se traduise par son investissement financier?

F.L. : Tout à fait. Mais cependant on constate que les artistes du réseau marchand en vivent différemment et globalement mieux que ceux du réseau institutionnel.

Ar. : Vous donnez quelques exemples de cas tragiques de jeunes artistes qui “se sont brûlé les ailes” au feu d’une fulgurante reconnaissance de l’institution qui les a ensuite “laissé tomber”... et qui ont aussi “laissé tomber” leur propre création en conservant cependant la fonction para-artistique obtenue par cette reconnaissance éphémère...

F.L. : C’était un réseau qui permettait en effet à de jeunes artistes d’émerger, il avait ce rôle de repérage et de sélection de jeunes créateurs. Mais, comme il il n’y avait pas de marché réel prenant le relais, les carrières furent très éphémères. C’est ainsi qu’on a vu, dans une région, deux ou trois artistes soutenus de façon un peu redondante pendant quelques années, puis on a vu cette convergence des aides s’interrompre. . Les aides publiques ont eu pour conséquence de conforter les vocations artistiques et de provoquer une sorte de massification à l’entrée dans la profession. Certains artistes effectivement ont été très déçus car ils ont cru à une réussite possible. Les aides publiques pour beaucoup n’ont fait que retarder le moment de la “vrai” sélection qui est devenue peut-être plus violente car ce fonctionnement a créé de faux espoirs.

Ar. : Qu’en a-t-il été des galeries privées liées à l’institution , ces galeries para-institutionnelles dites “émergentes”? Ont-elles aussi été déçues après y avoir cru?

F.L. : Cet aspect là de la diffusion institutionnelle mérite également étude et réflexion. Il y a eu au début des années 80 une volonté très forte de dynamiser la création par le soutien au marché. L’idée étant de développer ainsi un marché intérieur de l’art contemporain qui n’existait pas ou très peu et de faire en sorte que la France reprenne la place qu’elle avait perdue sur le marché international.
C’est pour cela qu’il y a eu cette politique d’achat , par la création notamment des FRAC. Ceux-ci ont acheté un certain nombre d’oeuvres dans ces galeries et les ont fait circuler. Cette politique devaient générer un milieu de collectionneurs achetant dans ces mêmes galeries.
Mais les collectionneurs ont très peu suivi cette incitation ou pas assez pour faire vivre un véritable marché.

Ar. : Comment voyez-vous l’évolution actuelle ?

F.L. : Le changement est à prendre en compte selon deux aspects. Du point de vu des politiques culturelles d’abord et du point de vue de l’artiste ensuite.
La politique culturelle des années 80 était celle de l’acquisition d’oeuvres conçue comme un moyen de soutenir la création et le marché. C’est une logique de l’objet et de sa valeur patrimoniale qui prédomine, avec notamment les collections des FRAC. C’était une époque où le Ministère de la Culture menait le jeu en étant très présent dans les régions.
Dans les années 90, on évolue vers une logique de soutien direct au travail artistique. On abandonne “l’objet” pour la résidence d’artiste ou pour le travail in situ dans des lieux d’exposition. Ce n’est plus “l’objet”, mais l’acte artistique qui va être subventionné. Ceci correspond à une période où un certain nombre de collectivités territoriales prennent le relais de l’Etat, et vont intervenir moins pour acheter des œuvres que pour soutenir des artistes ou des postures artistiques. Avec la certitude immédiate qu’un tel soutien sans” objet” bien tangible coûte moins cher que l’achat d’oeuvres pour un patrimoine bien palpable certes, mais dont la valeur future apparaît de plus en plus incertaine.
Aujourd’hui, j’ai l’impression que par manque d’argent et par multiplication des partenaires publics, la logique est celle d’un soutien à l’emploi artistique, avec des artistes qui sont sollicités pour intervenir dans le cadre de la politique de la ville ou dans celui de l’éducation nationale. Cela relève de politiques interministérielles où les partenariats sont importants. On n’est moins finalement dans un soutien au créateur lui-même, qu’à l’emploi de celui-ci dans un certain nombre de projets culturels qui ne sont plus exactement artistiques. J’y vois bien sûr comme un glissement final vers une sorte d’instrumentalisation de l’artiste.

Ar. : On privilégie la commande extérieure sur la commande intérieure de l’artiste ?

F.L. : C’est cela qui peut être un problème. Mais un certain nombre d’artistes arrivent à tirer leur épingle du jeu, et à trouver une nouvelle fonction sociale en constituant des associations pour travailler par exemple sur l’espace urbain, avec des populations dans les quartiers dit “sensible”, etc. L’artiste conservant malgré tout sa fonction de lien social.

Autre facteur d’évolution : s’ il y a moins d’argent dans les institutions aujourd’hui, il y a beaucoup plus de lieux de diffusion de nature et taille très diverses. C’est un avantage mais c’est aussi un inconvénient car il est plus difficile d’apparaître localement ou, comme pendant les années 90, d’être propulsé sur le devant de la scène.
Beaucoup d’artistes tentent d’apparaître autrement, collectivement, à travers des associations, des lieux alternatifs, et cela leur permet parfois d’obtenir des commandes.

Ar. : Ces associations sont-elles dirigées vers le regard institutionnel ou vers le regard d’un public d’acheteurs?

F.L. : C’est rarement vers des acheteurs privés me semble-t-il bien qu’il existe des tentatives pour retrouver une clientèle par le biais de nouveaux modes de diffusion comme internet par exemple.

Ar. : Et si le soutien institutionnel n’existait pas? Que deviendrait tout ce pan assisté de l’activité artistique, et que deviendraient les artistes institutionnels?

F.L. : Ce serait certes très difficile pour eux

Ar.: L’art en pâtirait-il beaucoup?

F.L. : C’est un question de fond à laquelle il m’est difficile de vous répondre.

Ar. : Vous faite une distinction nette entre, d’une part, le secteur institutionnel, qui privilégie le “sens”, qui ne se situe pas dans une matérialité de l’objet, mais plutôt dans une philosophie, une posture artistique, et, d’autre part, le secteur marchand qui s’inscrit dans le savoir faire, dans l’objet porteur d’émotion, dans une économie du sensible, dans une relation d’appropriation du public. Cette deuxième option serait-elle selon vous moins vectrice de “sens” ?

F.L. : Non, mais la première est caractérisée par une montée du discours sur l’art produite par l’artiste lui même et c’est ça la particularité, la question du sens est d’emblée présente à l’origine même des productions artistiques. La logique n’est plus celle de l’objet mais celle du discours et du projet. L’artiste est amené à produire non seulement des œuvres mais surtout des projets. L’acte de communiquer son oeuvre devient essentiel. La manière dont l’artiste parle de son oeuvre est primordiale et transforme l’image de l’artiste. Alors que, dans le réseau marchand, l’artiste se consacre davantage à réalisation de son oeuvre, la médiatisation est le rôle de la galerie. L’artiste plus proche des institutions fait la médiatisation et la communication de son travail en même temps qu’il le pense et qu’il le construit au préalable

Ar. : N’en arrive-t-on pas à cette situation où le dossier, le discours préalable, la stratégie de médiatisation peuvent être considérés comme oeuvre ?

F.L. : C’est vrai que tout cela peut prendre le pas sur l’oeuvre elle-même où plutôt devenir une composante de l’oeuvre. Alors , est-ce un bien ou un mal ?

Ar. : Ce n’est pas à vous, sociologue, de juger ...?

F.L. : Disons que je n’ai pas envie de juger. Je trouve qu’il se produit là quelque chose qui a un intérêt fort mais très différemment de ce qui se faisait auparavant.
La notion d’art officiel telle qu’on la trouve parfois dans votre magazine, me dérange un peu car je la trouve trop univoque. Elle suppose que l’art est lié à une sorte de pouvoir politique, administratif, or il me semble que ces choix institutionnels sont faits par une communauté artistique qui certes n’est pas la seule, mais qui existe et qui a une cohérence. Rejeter d’emblée ces œuvres, c’est faire la même chose que ce que le milieu institutionnel à pu faire en excluant la peinture par exemple sous prétexte qu’elle serait “ringarde”.
J’ai bien aimé l’entretien avec Jean-Philippe Domecq qui défend la pluralité, et qui dit qu’il n’y a pas qu’une seule conception de l’histoire de l’art, même si, pour sa part, il défend une conception différente de celle qui peut apparaître dominante aujourd’hui.

Ar. : Ce qui est reproché au milieu institutionnel - et que reproche aussi Jean-Philippe Domecq - c’est une uniformisation de la pensée, du discours, des attitudes, des produits, et , en même temps, une exclusion de ce qui est autre. Ce qui n’est pas le cas dans l’autre milieu, qui reste très varié, ouvert, avec des formes de sensibilités et des pratiques extrêmement diverses et qui se respectent les unes les autres. Le secteur marchand, ou celui des peintres, n’est donc pas un milieu qui exclut les différences, mais c’est vrai qu’il a une tendance bien légitime, à mon avis, à exclure ceux qui les excluent... Que pensez-vous d’Artension, en sociologue ?

F.L. : Je le trouve très intéressant pour beaucoup d’articles de réflexion et pour la découvertes des artistes, mais la présentation de l’art officiel que vous avez faite dans un numéro m’a parue très caricaturale. Ce qui ne veut pas dire bien sûr, que le parti pris ne soit pas digne d’attention pour le sociologue où ne doivent pas être exprimé, mais c’est vrai que je préfère des partis plus nuancés comme le sont celui de Jean-Philippe Domecq ou de Nathalie Heinich.
Ce qui me gène aussi dans cette critique de l’officialité artistique, c’est qu’il y passe un certain pessimisme peu valorisant, où une sorte d’aigreur peu constructive et qui ne doit pas aider les artistes.

Ar. : Savez-vous qu’il existe en France des quantités d’artistes - dont beaucoup ont été présentés dans Artension - très heureux de leur peinture, reconnus sinon dans l’hexagone, en tous cas à l’étranger, vendant bien leur travail, satisfaits de la vie, mais qui sont d’une extrême férocité à l’égard de l’institutionnalité sans être pour autant aigris ou paranoïaques?
Ne peut-on pas considérer également que, ce qui rend ces artistes optimistes, malgré tout, c’est qu’ils savent bien profondément que l’art est un mystère irréductible à toute analyse sociologique, que l’artiste est un l’homme non ciblable, échappant précisément aux surdéterminations liées à son éventuelle appartenance à une classe, un réseau, un groupe, une école, une famille, etc.?
Ne peut-on considérer également que le sociologue de l’art est l’allié indispensable de l’art, justement parce qu’il fait, pour une question de méthodologie, l’impasse de cette partie mystérieuse qui doit être laissée aux artistes, et qu’ainsi il peut mieux pointer et déblayer en quelque sorte tout ce qui autour de l’art, n’est pas de l’art - puisque surdéterminé par des facteurs extérieurs à lui - et encombre le terrain ?

F.L. : Je crois effectivement que chacun à son rôle. Si parler du contexte artistique peut sembler parfois une entreprise de désenchantement du monde qui provoque bien des critiques de la sociologie dans le milieu artistique, la sociologie n’a pourtant pas la prétention de tout dire de l’art. Elle propose un point de vue sur l’objet, mais je crois que si celui-ci est si critiqué, c’est parce que le milieu de l’art s’est construit sur la croyance en la valeur intrinsèque de l’oeuvre. Or, la sociologie affirme au contraire qu’il s’agit d’une construction collective. Pour moi dire cela n’est pas remettre en cause ce que vous appelez le mystère de l’oeuvre et ce que je nommerais l’expérience esthétique mais c’est considérer qu’à travers la singularité de l’artiste c’est la propre singularité du regardeur qui est touchée. C’est en ce sens que l’oeuvre d’art est profondément sociale.


Ar. : Pensez-vous qu’il puisse être – ou non - handicapant pour son travail, qu’un sociologue de l’art... aime l’art ?


F.L. : Bien sûr que non et aucun sociologue ne travaille sur l’art par hasard. En revanche, il n’est pas obligé de prendre part au combat qui tiraille ce milieu. Je crois qu’il peut avoir un engagement personnel, mais qu’il doit conserver une certaine “neutralité axiologique” dont Max Weber faisait la morale professionnel du savant. Cette neutralité n’est toujours qu’une visée car le chercheur est aussi une personne mais il est important de distinguer la posture du scientifique de celle de l’expert qui se prononce sur des valeurs. En ce sens, je me sens beaucoup plus proche de Nathalie Heinich que de Pierre Bourdieu dans cette conception de la sociologie.


Texte recueilli par Pierre Souchaud le 29 septembre 2004, revu et amendé par Françoise Liot.

* Françoise Liot est sociologue, maître de conférences à l’IUT Michel de Montaigne de l’Université de Bordeaux 3 et chercheur au LAPSAC ( laboratoire d’analyse des problèmes sociaux et de l’action collective ) à Bordeaux 2.

1 – Françoise Liot. Le métier d’artiste. Collection Logiques Sociales. Editions l’Harmattan. ISBN : 2-7475-6404-5. 25€

20
Manifeste “Un art pour l’homme

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texte du n° 21
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Il est temps de se manifester !

La coupe est vraiment pleine !

La coupe est vraiment pleine, pour la plupart des acteurs de l’art d’aujourd’hui en France, devant le désastre que constitue une pensée artistique institutionnelle, incapable de tout dialogue, sourde et aveugle aux réalités, totalement livrée à elle-même, coupée de toute possibilité extérieure de régulation et méprisant scandaleusement la plus grande partie des créateurs de ce temps.
Les analyses, recherches critiques et publications informant de cette situation existent pourtant et sont diffusées. Elles disent pourquoi et comment l’art et la culture sont instrumentalisés par divers mécanismes qui le vident de son sens et le déshumanisent. Elles disent que la vie des artistes est précarisée et que la création est asphyxiée

Mais il s’avère que cela ne suffit pas pour faire changer les choses…( même si quelques rares “frémissements” vers un retour du sensible - et de la peinture- peuvent être décelés ici ou là dans les lieux institutionnels)

Nous avons donc conçu ce manifeste, non pas comme doléance revendicative ou quémandeuse, mais comme moyen de dénouer les blocages, de faciliter l’expression et révéler l’ampleur d’une exaspération générale, de fabriquer et proposer un objet de réflexion, clair , massif, sans ambiguïté ni édulcorant, sans possibilité de récupération, détournement ou traduction en langue de bois. Et de faire en sorte que cet objet, par sa présence et son ampleur, déjoue les appareils de brouillage et de deni de la réalité, et fasse apparaître le ou les récepteurs appropriés... parmi lesquel pourrait figurer le Ministère, auquel il est adressé en premier.

Si vous n’êtes pas résigné à subir éternellement la situation actuelle, nous vous invitons instamment à signer et envoyer le manifeste ci-joint à Mr le Ministre , ainsi qu’ à le faire circuler auprès du plus grand nombre possible de personnes : il en va bien sûr, de la réussite de cette action collective, de son crédit global qui sera à la mesure du nombre des envois au Ministère.

Signez et faites signer !

Nous souhaitons donc que vous puissiez :

1- En adresser une copie-papier signée par vous, à Monsieur le Ministre de la Culture et de la Communication. 3, rue de Valois - 75033 Paris cedex 01 (nous pensons que ce mode d'envoi papier aura, par sa réalité physique, plus de “poids” qu'un envoi internet)

2- Le faire parvenir par mail, fax, ou courrier postal à toutes les personnes (amateurs d’art, artistes, médiateurs) que vous savez susceptibles de vouloir le signer et poursuivre sa transmission vers d’autres signataires potentiels. ( Vous pouvez imprimer ou saisir le fichier texte de ces deux pages sur le site www.artension.fr pour l’envoyer par mail)

3- En adresser une autre copie-papier ( ou confirmation fax ou @mail de votre envoi au Ministère) à Artension. BP 9 - 69647 Caluire cedex.
Mail : artension@wanadoo.fr - Fax : 04 78 23 51 49
(ce qui permettra de recenser l’ensemble des signataires)

Premiers signataires
(ayant participé à la rédaction du manifeste)


Marie Francine Adam Openo (Galeriste)- Rémy Aron ( artiste)- Agnés Bernard (galeriste)- Françoise et Michel Georges Bernard ( critiques d’art)- Christian Berst ( éditeur)- Olivier Billard ( collectionneur)- Dominique Coffignier (artiste )- Leonardo Cremonini (artiste), Laurent Danchin ( critique d’art)- Jacques Deal (artiste)- Serge De Turville (artiste)- Olivier De Sagazan (artiste)- François Derivery ( critique d’art)-Jean Philippe Domecq (écrivain) -- Céres Franco ( galeriste)- Franta (artiste)- Hastaire (artiste) - Eric Henri ( galeriste) - Jean Pierre Klein ( critique d’art)- Jorg Hermle (artiste)- Alain Jean (enseignant)- André Le Glatin ( artiste)- Loïs Le Vanier (critique d’art) - Alain Leduc - Antoine Leperlier (artiste)- Françoise Monnin (critique d’art)- Marie Morel ( artiste)- Christian Noorbergen ( critique d’art)- Francis Parent ( critique d’art)- Raymond Perrot ( critique d’art)- Marc Petit (artiste)- Bernard Pierron (artiste)- Nili et Moreno Pincas (artistes) - Dominique Polad (galeriste)- André Protche (éditeur)- Frédéric Roulette ( galeriste)- Lucien Ruimy (artiste)- Pierre Souchaud ( critique d’art)- Jean Paul Souvraz (artiste)- Tibouchi (artiste)- Jérôme Tisserand ( artiste)- Pascal Vinardel (artiste) - Agnès Wotkiewicz (artiste)- Yankel (artiste) - Christian Zeimert (artiste)


Le Manifeste Un art pour l’Homme


à Monsieur le Ministre de la Culture - 3, rue de Valois - 75033 Paris cedex 01

Le champ de la création et de la diffusion des arts plastiques en France se trouve aujourd’hui coupé en deux parties bien distinctes entre lesquelles l’absence de communication et de compréhension est devenu quasi totale:
- La première partie est celle des institutions et du grand marché international, dont la pensée, le discours et les critères d’évaluation sont avant tout les produits d’une conjonction d’intérêts extra-artistiques : politico-médiatiques, administratifs, spéculatifs, etc.
- La seconde, la plus réelle, riche, inventive, diversifiée, inscrite dans le présent et ouverte sur l’avenir, est celle d’une majorité de créateurs de ce temps ainsi que de leurs diffuseurs et de leur public, ignorés , voire méprisés par la première.

Cette fracture est très préjudiciable aux artistes, à leur reconnaissance, à leur survie même, à la réinsertion sociale de l’art, au travail des galeries prospectives et d’un grand nombre de médiateurs, au respect d’un patrimoine vivant. Elle entretient un climat d’ostrascisme et de ségrégation féroces, comme il n’en existe dans nul autre domaine. Elle interdit à l’art de tenir son rôle émancipateur, d’élucidation du monde et de lien entre les hommes, à une époque de difficiles mutations. Elle désespère et exaspère une majorité des acteurs de l’art de ce temps.

Nous vous demandons instamment de reconnaître et de prendre en compte la réalité de cette situation de blocage désastreux et de mettre en oeuvre tous dispositifs de réflexion sur les moyens de s’extraire de ce que l’on peut considérer comme un néo-académisme étatique encore plus dévastateur que l’académisme du début du 20e siècle.

Pourraient être, par exemple, objets de cette réflexion :
- l’ installation d’outils d’écoute et de large consultation, pour la mise à plat des non-dits qui empoisonnent la vie culturelle dans le domaine des arts plastiques depuis trois décennies ;
- la reconnaissance des analyses faites par les sociologues, philosophes, chercheurs, historiens et critiques d’art non-alignés, sur la réalité évoquée ;
- la révision complète des dispositifs et critères de soutien à la création dans la perspective d’une plus grande ouverture aux divers modes d’expression et sensibilités artistiques : ce qui implique notamment une remise en question des profils, attributions et modalités de nomination des Conseillers Artistiques Régionaux, une redéfinition du rôle, des modes et critères d’intervention de la Délégation aux Art Plastiques, un réexamen des finalités et fonctionnement des FRAC, des DRAC, des Centres d’Art Contemporain ;
- le développement d’une politique de soutien aux associations, galeries, salons.
- le réaménagement des structures existantes, municipales, départementales et régionales pour un développement véritablement décentralisé des arts plastiques et le recensement des ressources ;
- l’ introduction des artistes au sein des structures décisionnaires et l’écoute attentive des nombreux collectifs qu’ils ont constitués ;
- l’incitation fiscale pour les achats d’oeuvres d’artistes vivants, pour la dynamisation d’un marché intérieur de proximité;
- l’ incitation auprès des différents médias (presse, télévision, etc.) pour que que les chroniques artistiques aient plus de place dans les programmes;
- la réhabilitation de la “pensée sensible” et poétique dans le discours institutionnel sur l’art et dans les dispositifs d’enseignement;
- la réflexion sur la spectacularisation de l’art et sur l’incidence du politico-médiatique sur les critères esthétiques dominants.

Nom Prénom Profession

Adresse
Code postal Ville Tél.
Date Signature


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Texte du n° 22
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Manifeste “Un art pour l’Homme”... suite

Éloquentes non-réponses

Outre les milliers de lettres du manifeste-pétition reçues dans la boite à lettres du Ministère de la Culture, il y a celle-ci, envoyée avec AR par Artension :
“Monsieur le Ministre, suite à sa publication dans le numéro de janvier du magazine Artension , plusieurs milliers de personnes ont envoyé ce manifeste-pétition à votre Ministère, avec leurs signatures.
Le but de cet envoi était de vous signaler l’importance de l’ « anomalie » évoquée dans ce texte.
Nous vous serions très reconnaissant de bien vouloir nous confirmer que vous avez eu connaissance de l’existence de ces envois multiples et du contenu même du manifeste, et nous informer des suites que vous pensez pouvoir donner à cette expression collective, afin que les lecteurs de notre magazine et les nombreux signataires du document soient eux-mêmes informés du résultat de leur démarche auprès de vous.”... Aucune réponse à ce jour, hors l’accusé de réception.

Le manifeste a été envoyé également par mail personnel à chacun des députés et sénateurs en lui suggérant que le problème soulevé pourrait faire l’objet d’une question écrite au ministre... Aucune réponse à ce jour non plus d’aucun des parlementaires.

Preuve est faite que le message était sur une fréquence inaudible pour ses destinataires... Mais démonstration est-elle faite pour autant, qu’il était inutile ?
Non bien évidemment, car le but de la missive n’était pas plus d’en prouver l’irrecevabilité que d’en attendre une réaction immédiate de la part de ses récipiendaires.

Alors, à quoi bon ce manifeste?

A ceci de bon qu’ont bien compris les milliers de signataires qui ont tout de même jugé opportun de l’expédier et de le faire circuler:
- formuler et pointer l’”anomalie” en question, la dater, en faire trace historique pour les générations suivantes ;
- proposer un texte global comme base de réflexion totalement ouverte, comme document repère et fédérateur ;
- proposer une parole qui, même si elle n’a pas vocation à se donner des représentants dûment mandatés, contient une vérité immédiate qui doit être écoutée;
- espérer tout de même, qu’à terme, s’ouvre quelque part une brèche dans le mur de l’incompréhension, pour que le message extérieur pénètre la forteresse et y trouve quelque interlocuteur encore vivant.

Continuez à signer et à faire circuler !

En gardant l’espoir que cette action contribue à ce qu’un jour une commission ministérielle ou parlementaire soit désignée pour faire un audit, un grand rapport, le plus approfondi et honnête possible, sur la situation.

Le Manifeste “Un art pour l’Homme” peut être imprimé ou téléchargé sur www.artension.fr
La rédaction de Artension

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Texte du n° 23
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Manifeste “ Un art pour l’Homme” ... suite
en illustration fac-similé du manifeste
pour caler les 2 pages (il peut être assez grand et lisible

légende fac similé
Le manifeste “ Un art pour l’Homme”
peut être téléchargé et imprimé
sur le site www.artension.fr


! Réponse du Ministre de la Culture
au directeur du magazine Artension

Paris, le 4 mars 2005

Monsieur,

C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissance du manifeste « Un art pour l’Homme » publié dans la livraison de janvier 2005 du magazine Artension.

Vous me permettrez d’apporter quelques nuances au paysage contrasté que vous dépeignez de la vie artistique de notre pays, avant d’en venir à l’analyse de vos propositions.

Vous présentez le champ de la création et de la diffusion des arts plastiques comme étant coupé en deux, avec d’un côté l’institution et le marché, et de l’autre la majorité des créateurs. Je ne partage pas cette vision de la scène artistique française, riche d’initiatives les plus diverses, qu’elles soient publiques ou privées.

À l’initiative de l’Etat et en partenariat avec les collectivités territoriales ont été crées il y a vingt ans, dans chacune des régions, des centres d’art et des fonds régionaux d’art contemporain (FRAC). Je peux vous assurer qu’au sein de ces structures partenariales, une véritable pratique des discussions et des débats s’est dès le départ imposée, faisant que ces outils - mis en place au service de l’art et de la création contemporaine - restent constamment en phase avec les enjeux de leur époque. Je suis à ce titre très attaché à ce que la société civile comme les artistes eux-mêmes participent aux conseils d’administration de ces institutions.

Ce souci de concertation, au cœur de toute politique d’aménagement du territoire, a sans aucun doute permis la prise en compte la richesse artistique de notre pays. Il est aujourd’hui largement relayé par l’action des collectivités territoriales. Celles-ci encouragent et accompagnent les initiatives de plus en plus nombreuses qui naissent sur notre territoire.

Venons-en à vos propositions. Vous souhaitez que soient mis en place des dispositifs » d’écoute et de large consultation ». Cette exigence démocratique est le fait de tous et doit être partagée par chacun. À ce titre, je ne peux que constater l’existence dans la presse locale, nationale, spécialisée ou non, d’un intérêt sans cesse croissant envers la vie artistique de notre pays. Cette instance médiatique, à laquelle on peut associer les développements récents de la communication électronique, contribue de manière formidable à la diffusion et au développement du débat critique qui doit nécessairement accompagner la création artistique. Soyez assuré de mon souci permanent de veiller à sa diversité afin que la vie éditoriale française continue à participer pleinement aux enjeux esthétiques de notre époque à l’intérieur comme hors de nos frontières.

Je tiens à rappeler qu’il est par ailleurs de la responsabilité des institutions publiques de prendre en compte la pluralité des expressions et d’ouvrir leurs activités au plus large public, ceci dans le cadre des missions de service public qui sont les leurs.

En ce qui concerne le ministère dont j’ai la charge et les missions des directions régionales des affaires culturelles, je me permets de citer certaines des conclusions du rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, M. Marc Bernier, concernant l’action des DRAC dans le cadre de la déconcentration culturelle. Il a, dans son rapport, souligné le rôle-clé des directions régionales, perçues et reconnues par l’ensemble des partenaires comme les garants d’une politique nationale. Mais du même souffle, il a relevé le rôle qui est aussi le leur en ce qui concerne l’application équilibrée de la politique d’aménagement du territoire. À ce titre, les DRAC sont devenues de véritables catalyseurs et des fédérateurs efficaces des projets les plus variés. Je rappelle encore que dans ce domaine, les collectivités territoriales prennent de plus en plus d’initiatives à travers la création d’espaces de production, de diffusion et d’expression artistiques (artothèques, salons, ateliers, résidences, ect.) dans le cadre d’une concertation étroite avec l’État.

Vous souhaitez un recensement de toutes ces ressources. La encore, au-delà de l’initiative publique (voyez par exemple le site internet du Centre national des arts plastiques), on ne peut que se féliciter, comme je l’ai fait plus haut, des nombreuses initiatives en la matière que les technologies de la communication ont rendu de plus en plus performantes, attractives et participatives.

Vous me signalez un certain nombre de contraintes réglementaires, notamment fiscales. Toute l’action que je mène tend à lever autant que faire se peut ces contraintes, dans le respect bien entendu du droit d’auteur et des réglementations européennes. Je pense notamment au droit de suite.

Je me permets de vous rappeler quelques dispositions fiscales qui sont intervenues récemment : le relèvement du seuil d’imposition et de la taxe forfaitaire sur les objets d art qui est porté de 3 050¬ à 5 000¬ , et l exonération de plus-value au bout de douze ans (et non plus de vingt et un ans) de détention du bien, en cas d option pour le régime du droit commun. Il me faut encore rappeler l’exonération de la taxe professionnelle pour les photographes qui sont dorénavant traités comme les autres créateurs plasticiens. J’ajoute enfin à cette énumération les dispositions fiscales avantageuses accordées par les lois de 2002 sur les musées de France et de 2003 sur le mécénat.

Vous en appelez à une pensée sensible et poétique. Je souhaite aussi qu’elle soit partagée par tous nos concitoyens, et ceci dès le plus jeune âge. L’éducation artistique dans les écoles, les collèges et les lycées, représente un enjeu fondamental afin que le public devienne un partenaire à part entière. L’encouragement adressé aux médias audiovisuels afin que ceux-ci accordent à la chose artistique une plus grande place dans leur grille de programmation relève de la même volonté.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.


Renaud Donnedieu de Vabres

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! Réponse du Directeur d’ Artension

au Ministre de la Culture


Monsieur le Ministre,

Je vous remercie pour votre lettre du 4 mars en réponse à l’envoi du manifeste « Un art pour l’Homme » .

Votre contribution à notre réflexion sera publiée dans le numéro 23 mai-juin du magazine
- pour fournir réponse attendue aux très nombreux lecteurs qui ont signé ce manifeste et l’ont fait parvenir à votre Ministère.
- Pour donner également à chacun d’eux l’occasion, de vous écrire à nouveau afin de vous faire part, après lecture de votre texte, de ses propres analyses, réactions, informations, suggestions, sentiments divers: l’ensemble de ces témoignages personnels pouvant vous être précieux pour une plus juste évaluation de la situation actuelle, dans l’hypothèse où celle-ci serait bientôt entreprise par l’instance d’audit que vous ne manquerez pas d’installer.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments très cordiaux et respectueux.

Pierre Souchaud

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! Réponses des lecteurs d’Artension
Au Ministre de la Culture

Il vous est donc maintenant permis, chers lecteurs, de répondre personnellement à cette lettre de Monsieur le Ministre, pour lui faire part de vos suggestions, témoignages et sentiments divers, en lui écrivant au 3 rue de Valois – 75003 Paris – Tél : 01 40 15 80 00. ( Il serait bon que vous adressiez simultanément copie de votre lettre à Artension).





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Texte du n° 24
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Manifeste “Un art pour l’Homme”... suite


! Des “réponses” de l’appareil

Le Manifeste - pétition “Un art pour l’homme “ * a été conçu pour pointer et dater une gigantesque anomalie dans le fonctionnement de l’appareil institutionnel, et non pas pour demander à celui-ci d’inverser sa logique, de se renverser sur lui-même de sa propre autorité, ou bien de se tirer un balle dans le pied ou dans la tête... Bien évidemment.
Aucune illusion donc sur l’intérêt de ses éventuelles réactions ou “réponses”.
Celle en très courtoise langue de bois du Ministre (voir précédent numéro), qui évacue le problème en déniant purement et simplement la véracité des informations qui lui sont données et qui se cramponne obstinément à son ignorance des réalités, était attendue... Elle confirme cette impossibilité structurelle d’ouverture au réel.

Deux autres réponses sont à mentionner, car beaucoup plus élaborées dans le genre “défense et illustration” de la langue institutionnelle française :

- D’abord, les deux éditos consécutifs du directeur du site www.paris-art .com , site dédié à l’art on ne peut plus distingué et sous - titré “ (presque) tout l’art contemporain à Paris”. Ces textes, l’un du 17 février “Tension haute, idées basses”, et l’autre du 24 février “ Régime des arts, régime du sensible” consacrés donc au Manifeste, peuvent être lus et imprimés en consultant le site paris-art.com. Ce sont des documents intéressants car , comme jolis colliers de perles de culture ou de rhétorique dominantes, ils dévoilent, sans pudeur ni vergogne pour une fois, le large échantillonnage des très sophistiquées stratégies, techniques et armes dissuasives du système.

- Ensuite, l’article de 4 pages, publié dans Art Press n° 312 de mai, intitulé “Crise de la valeur. La faute du goût”. L’auteur part de l’exemple de ce Manifeste, pour lui simple “vindicte” manichéenne et grossière , pour élever et affiner le débat en plaçant l’épiphénomène dans cette problématique globale de l’évaluation et du goût en art (ce titre d’ailleurs d’une insondable ambiguïté ou ingénuité, comme si évaluation et goût étaient séparables dans tout ce qui les surdétermine) . D’où un texte à la compacité aussi docte que confuse, où l’on cite abondamment le manifeste, où il est évidemment beaucoup question de “médiations”, et où, extraordinairement, il n’est jamais question ni de Nathalie Heinich, ni de Bourdieu, ni des autres sociologues qui ont étudié le sujet. Bref, un texte à l’ignorance pompeuse, un bricolage conceptuel où l’intellect débridé n’est que le produit par défaut d’une absence totale d’information et de compréhension sensible des choses de l’art et du monde. Fumeux galimatias défensif dont le but ne semble être autre que d’asphyxier toute réflexion sérieuse.

Sans quitter le sujet, mentionnons aussi dans ce même numéro d’Art Press, quatre pages consacrées à “ la demeure du chaos” de Thierry Ehrman, personnage qui fait actuellement grand bruit dans le Landernau lyonnais pour avoir saccagé sa somptueuse propriété de 10000 m2 de Saint -Romain au Mont d’Or. Gigantesque désastre à vocation artistique, puissamment allégorique de l’état du monde actuel se vomissant sur lui-même (voir couverture du même numéro d’Art Press). “Fils d’un important industriel membre influent de l’Opus Dei, nous dit-on dans l’article, Thierry Herman fait fortune dans les années 80 avec le minitel rose et les combats de boxe. Dans les années 90, il fonde la start-up artprice.com ( société spécialisée dans l’archivage en ligne des résultats de vente aux enchères d’oeuvres d’art sur toute la planète), avec le soutien financier de Bernard Arnault. Partouzeur invétéré, il se dit bigame “, etc. Bref, un homme de goût et, de surcroît, grand connaisseur de la valeur des œuvres d’art ...

Du goût et de la valeur... Vaste sujet ! Nous conseillons donc vivement à Monsieur le Ministre et à Messieurs les rédacteurs sus-désignés de s’informer vraiment sur la question avant d’en parler... et de lire pour cela l’entretien avec Marc Jimenez qui figure dans ce numéro, ainsi que son livre. Pierre Souchaud
Ce manifeste peut être téléchargé et imprimé sur  HYPERLINK "http://www.artension.fr" www.artension.fr

21
L’histoire de l’art contemporain africain
Par Simon Njami *



Voilà une quinzaine d’années aujourd’hui que l’art africain contemporain trouve une audience, un public. Il est devenu naturel de trouver des artistes issus du continent africain dans les grandes biennales internationales ou dans des galeries européennes, américaines ou japonaises.
La nomination du Nigérian Okwui Enwesor comme directeur de la dernière Documenta de Kassel est venue couronner cette évolution qui a vu l’art africain s’imposer, au fil des années, comme un élément constitutif du débat international.
Des publications telles que Revue noire, puis par la suite Atlantica, NKA ou Coartnews ont fourni une base théorique dans laquelle les uns et les autres ont pu puiser la matière qui est venue nourrir une discussion qui a pris toute son ampleur à la fin des années 1980.
Des expositions collectives ont également tenu leur rôle dans ce qui pourrait apparaître aujourd’hui comme une reconnaissance. Mais dans le village global que le nouvel ordre économique mondial veut absolument imposer comme une incontournable et nécessaire réalité, le rôle de l’Afrique et de ses artistes reste encore à définir.
L’un des paradoxes qui intervient dans l’élaboration de cette définition est qu’elle s’est largement déroulée en dehors du continent lui-même. En effet, les rares manifestations organisées sur le sol africain sont les biennales de Bamako et de Dakar, la chaotique biennale du Caire et l’éphémère biennale de Johannesburg.
C’est ainsi que les questions qui sous-tendent la reconnaissance de la production artistique africaine demeurent, après une quinzaine d’années, à peu près les mêmes : Que reconnaît-on exactement ? Selon quels critères et quelles stratégies ?


La modernité doit-elle toujours se référer à nos concepts occidentaux ? 


Lorsque Merleau-Ponty écrivait, dans sa définition du temps : « Au cœur du temps il y a un regard », il faisait allusion aux différentes dynamiques culturelles qui nous font appréhender le monde selon des points de vue contradictoires, qui dépendent du point de la planète où nous avons été élevés. Cette notion du temps est une notion à la fois philosophique et poétique. Elle n’est pas, loin s’en faut, universelle. La question qui se pose, s’agissant de l’Afrique, est de savoir comment se définit sa contemporanéité. Cette problématique est résumée par David Elliot dans son introduction du catalogue de la biennale de Dakar de 2000 : « L’Afrique a-t-elle jamais été une entité “moderne” sinon par sa colonisation ? Peut-on imaginer, par exemple, une Afrique sautant à pieds joints par-dessus sa période “moderne” pour arriver directement à l’indépendance, devenant ipso facto “postmoderne”, s’absolvant de ce sentiment de retard ou de “sous-développement” qui caractérise de nombreuses cultures postcoloniales dans le monde ? À moins que l’idée de modernité n’ait pas le même sens et dépende du lieu et du contexte. La modernité doit-elle toujours se référer à nos concepts occidentaux ? »

La question soulevée ici est celle de l’inadéquation de nos références. L’ère postmoderne et les analyses qui en découlent nous renvoient à une vision monolithique du monde qui exclut tout ce qui n’entre pas dans le moule d’un langage convenu. J’en veux pour illustration un débat qui m’a opposé, il y a quelques années, à Alfons Hug (alors responsable des expositions à la Haus der Kulturen der Welt de Berlin), sur la notion même de modernité. Christos Johamides avait organisé une exposition au Walter Gropius Bau intitulée Die Epoche der Modernen0 et, en réaction, Hug avait organisé Der Anderen Modernen.
Le propos de Hug était de contester l’absence d’artistes non européens (à quelques exceptions près comme Frida Kalo et Diego Riviera entre autres) dans la modernité européenne. Si l’intention de Hug était compréhensible, visant à poser le problème de l’intégration de l’art non européen dans le concert mondial, les moyens qu’il s’était donnés pour étayer sa démonstration ne résistèrent pas à l’analyse.
Les modernes tels que présentés au Gropius faisaient référence à un moment spécifique de l’art occidental.
Moment dans lequel n’entraient que quelques rares non-Européens. Dès lors que l’on prend l’histoire de l’art pour seule référence, l’on ne doit pas perdre de vue que cette histoire est essentiellement faite de courants et d’écoles qui sont le résultat de convulsions internes au système qui les a produits.

De quoi parlons-nous ou, mieux encore, de quoi devons-nous parler dès lors que l’on aborde l’art africain contemporain ?

L’Afrique n’a pas de courants à proposer, et les écoles que l’on y dénombre dès les années 1930/1940 furent pour la plupart le fait d’Européens exilés. En effet, comme le rappelle Robert Atkins dans son Petit Lexique de l’art moderne, « l’art moderne se limite ici à l’Europe et à l’Amérique du Nord (y compris le Mexique), car le phénomène d’internationalisation était loin d’avoir atteint l’ampleur que nous lui connaissons aujourd’hui ».
Les quinze années qui viennent de s’écouler ont dû poser les jalons d’une intégration qui avait été entamée de manière confuse.
En ce millénaire balbutiant, quelles sont les pistes qu’il reste à couvrir et comment va évoluer la situation du continent et de ses plasticiens ? Toute tentative de réponse passe nécessairement par un retour en arrière, par une analyse des grands événements qui ont marqué ces dernières années et de leur impact sur la perception de l’art africain en dehors et à l’intérieur du continent. La méthode la plus simple consisterait sans doute à passer en revue les différentes expositions et à les replacer dans le contexte problématique dans lequel elles se sont déroulées.

Chaque exposition a suscité un débat et affirmé un point de vue. L’on aurait pu penser, après avoir parcouru toutes ces années, que la dernière partie du siècle échapperait à la tentation manichéenne du radicalisme. Les vérités s’affrontent et se confrontent dans un fracas qui semble perdre de vue l’histoire et ses enseignements. C’est ainsi que, peu à peu, le domaine de l’art contemporain africain est devenu un vaste champ de bataille économique et théorique. Une bataille qui a contraint ses différents intervenants à avancer des définitions parfois trop définitives.
Le débat a été d’autant plus passionnel que l’on ne saurait, en Afrique, séparer l’art de ses conditions d’existence et que, à travers toute tentative d’appréhender une vérité mouvante, c’est une définition de l’Afrique et des Africains qui apparaît en trompe-l’œil.

L’arrivée dans ce domaine des historiens de l’art qui progressivement supplantent les ethnologues a, dans le même temps où chacun cherchait à définir une spécificité africaine, projeté le continent dans le champ le plus large de l’art international.
Et toute la complexité de la discussion réside en fait dans la définition même du champ de cette réflexion. De quoi parlons-nous ou, mieux encore, de quoi devons-nous parler dès lors que l’on aborde l’art africain contemporain ? Cela dit, le terrain paraît tellement vierge aux non-initiés que chacun y va de sa vérité.
Or, de vérité absolue, il n’y en a, ici comme dans tout autre domaine de création, pas. Il n’existe qu’une vérité subjective, un regard qui doit parvenir à un certain degré de liberté pour être capable de s’exprimer avec des idées neuves, renvoyant aux greniers de l’exotisme tout ce qui n’aurait jamais dû en sortir. Nous avons fini par admettre que la notion d’histoire de l’art ne revêt aucune vocation universelle, mais la façon de traduire cette « découverte » est ce qui a émaillé les discussions de l’avant-siècle.

La définition du monde n’est plus l’apanage exclusif des pays riches

Les années 1980 l’annoncent et les années 1990 le confirment : la définition du monde n’est plus l’apanage exclusif des pays riches. Les premières théories sur la globalisation – qui ne sont pas sans rappeler celles de l’universalisme des siècles passés – commencent à fleurir.
La nécessité d’enfin parler de l’art contemporain en Afrique semble de plus en plus une évidence.
À la contextualisation ethnographique doit se substituer la décontextualisation.
Une erreur pour en chasser une autre. En effet, les contours du village global que certains veulent dessiner ne parviennent pas à échapper aux vieux réflexes récupérateurs, car comment, en toute conscience, entretenir l’illusion d’une humanité unique ?


Le Africa Explores the 20th Century de Suzan Vogel, bien que postérieur de deux années aux Magiciens de la Terre, marquait le chant du cygne de l’ère ethnographique, parce qu’elle représentait la quintessence des pratiques qui jusqu’alors avaient dominé.
Le propos était, comme l’indique le titre, de montrer un siècle d’art africain. Selon quels critères ? À partir de quel point de vue ? Suzan Vogel résolut le problème en refusant de choisir. En refusant le risque d’un point de vue dont, peut-être, elle n’avait pas les moyens. L’Afrique dans le xxe siècle se devait donc d’être ce continent complexe et touffu. En fait, Africa Explores the 20th Century ne fut pas une exposition d’art, mais bien plus une démonstration ethnologique dont l’objet ne fut jamais l’esthétique, mais le contexte.
À l’image de ces expositions coloniales du début du siècle, l’Afrique étalait, comme sur un marché, tout ce qu’elle pouvait avoir à offrir. Libre au spectateur de faire lui-même le tri. Un cabinet de curiosités. L’ambition, en elle-même démesurée, de montrer tout un siècle d’art dans un continent aussi vaste ne pouvait pas connaître d’autre issue que celle-là, dès lors que les choix et le sujet demeuraient à ce point mal définis, et les objets montrés ne pouvaient être rassemblés dans un même espace que par le biais d’une approche ethnologique.
Il apparaissait clairement dès lors que ce que l’on entendait par « art africain » n’avait pas encore trouvé dans les faits sa véritable traduction.
Vogel comme Pierre Gaudibert dans le livre qu’il a consacré à l’art africain contemporain la même année ont essayé d’établir, si ce n’est une hiérarchie, du moins une distinction entre les différentes formes d’art venues d’Afrique, en utilisant un langage forgé sur des observations dont l’aveu de Vogel nous dit les limites.

Magiciens de la terre

Or, deux années plus tôt, le débat avait pris une orientation qui, pour n’être pas nouvelle, connut un retentissement sous l’emprise duquel nous nous trouvons aujourd’hui encore.
Bien que n’étant pas consacrée à la seule Afrique, l’exposition de Jean-Hubert Martin, Les Magiciens de la Terre, porte le débat sur la place publique.
D’autres expositions avaient été consacrées à l’Afrique dans les années 1980 par David Elliot notamment (Makonde, Afrique du Sud). L’impossible pari de Martin fut de réunir dans le même espace-temps des magiciens et des hommes.
Martin, issu de l’art contemporain, arrivait avec un projet et une approche qui semblaient à des lieux de ceux qui avaient jusqu’alors prévalu.
En incluant l’Afrique dans une exposition internationale d’envergure, il affirmait une solidarité entre le continent noir et le reste du monde. Les Magiciens de la Terre, un titre à la beauté mystique, avait pour but de nous montrer les créations les plus saisissantes du globe, car, comme dit Martin : « C’est par le mot “magie” que l’on qualifie communément l’influence vive et inexplicable qu’exerce l’art. » La question primordiale qui est posée est de savoir pourquoi des objets qui ont un sens précis dans leur contexte d’origine sont quelquefois interprétés, appréciés, et valorisés pour un sens nouveau que nous leur avons trouvé.
Si l’on peut saisir l’origine du malentendu, ses conséquences sont fascinantes car l’objet reprend une sorte de seconde vie où nous lui attribuons parfois un sens qu’il n’avait pas.
Ce glissement, cette dérive, au lieu de provoquer une réaction de rejet, devrait au contraire stimuler une réflexion plus approfondie.

C’est ainsi que, dès le début des années 1990, on note deux tendances dans ce que l’on nomme la « création africaine contemporaine ». Une tendance « internationaliste », soutenue par Revue noire qui refuse tout exotisme et africanisme triomphant, traduite dans une collection de l’Allemand Hans Bogatze ; et l’autre, « authentique », héritée des Magiciens de la Terre, et largement représentée dans une collection comme celle de John Pigozzi.
À partir des Magiciens de la Terre, des expositions comme Africa hoy ou encore Neue Kunst aus Afrika ou à un niveau moindre Africa Africa, ont préconisé une certaine vision de la création contemporaine, longtemps opposée à celle des « internationalistes ». Néanmoins, nonobstant ces positions radicales, l’art africain, par le fait des uns et des autres, est devenu au cours de ces années-là un véritable sujet de débats théoriques, illustrés par de nombreuses expositions et la présence de plus en plus importante du continent africain dans les grandes manifestations internationales.

La Biennale de Dakar

L’initiation de la biennale de la Dakar, dont l’objet était de se concentrer sur la création africaine, arriva à point nommé pour jouer le rôle de point de repère.
Un rôle que la capitale du Sénégal n’assume pas encore pleinement, mais gageons qu’avec le temps, cette biennale attendra son objectif.

Mais que ce soit en Afrique ou en Europe, une prise de conscience des risques de catégorisation guide désormais les conservateurs et les commissaires.
L’exposition Seven Stories (Londres, 1995) avait choisi l’approche en sept points du continent. Suites africaines (Paris, 1997), s’attachait à rendre compte de l’interdisciplinarité, en annulant les barrières entre les différentes formes esthétiques et en rassemblant dans un même lieu le cinéma, les arts plastiques, la littérature, la musique et la danse. Otro país (Las Palmas, Barcelone, 1994), et Die Andere Reise (Krems, 1995), rassemblaient, intégraient les artistes de la diaspora dans une communauté d’expériences. Bref, dans chacune de ces expositions dont nous ne dresserons pas ici le fastidieux inventaire, on retrouvait le même souci d’éviter les pièges des idées reçues et des notions faciles.
Les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances des uns et des autres, mais cette fraction de temps qui a été prise à l’Afrique et dont les artistes ont été longtemps privés semble être sur le point d’être reconstituée.

Revenir à l’artiste
Ce que nous aurons enseigné ces quinze années écoulées, et qui devrait nous servir de fil rouge, est qu’il importe de considérer l’artiste contemporain africain dans la singularité de son inspiration, en dehors de tout contexte que celui qui le fait être.
Par contexte, nous entendons bien ici l’expérience individuelle et certainement pas une quelconque territorialité.
Il semble plus qu’indispensable de réfléchir non plus par rapport à un marché – qui dicte non seulement les prix mais aussi les tendances et l’inspiration –, mais de revenir à l’artiste.
Parler de l’artiste. Analyser son travail avec tous les outils dont nous disposons et sans exclusivité.

Une nécessité de transdisciplinarité s’impose. Si dans les années 1980, le débat sur la création africaine contemporaine se limitait à un cercle d’initiés essentiellement basés en Europe et plus particulièrement à Paris et à une poignée d’ethnologues ou d’anthropologues qui abordaient cette question sous un aspect marqué par une approche quantitative, les années 1990 ont ouvert la voie à l’individualisation et ont sonné le glas de l’anonymat.

Le regard s’est affiné. Aux spécialistes se sont joints des conservateurs et des commissaires dont la formation et l’orientation art contemporain allaient contraindre la réflexion à aborder de front la question d’un art africain contemporain. Les approches divergentes, comme l’approche tiers-mondiste d’un débat manichéen qui opposait nécessairement ce que l’on appelait la « périphérie » au vieux « centre » représenté par l’« Euramérique », ont multiplié les réflexions et créé ces conflits sans lesquels aucune réflexion valable ne pouvait être menée.

Cependant, il serait temps de ne plus limiter celle-ci à une tentative contrainte de rapprochement entre l’art international et l’art africain, en faisant abstraction des différences réelles qui existent entre les deux.
Quelles que soient les bonnes intentions des promoteurs d’un village global, ce fameux village ne sera viable que dans la mesure où il intégrera l’Autre comme un autre soi-même. Sans vouloir à toute force en faire un miroir.

Et c’est sans doute la modeste contribution de cette nouvelle expérience qui nous présente une Afrique contrastée, kaléidoscopique. Une Afrique qui refuse résolument de se résoudre à un cliché rassurant.

 

* Ce texte de Simon Njami a fait la préface du catalogue Les Afriques-36 artistes contemporains, publié à l’occasion de la FIAD- Foire Internationale des Art Derniers – Paris, Novembre 2004 – Editions Autrement




Expositions majeures d’art africain contemporain depuis 1989

Les Magiciens de la Terre, Centre Georges-Pompidou, Paris, France.
Wooden Sculpture from East Africa from the Malde Collection, Museum of Modern Art, Oxford, Royaume-Uni.

Sculptures contemporaines du Zimbabwe, musée des Arts africains et océaniens, Art-Z, Paris, France.
Contemporary Stone Carving from Zimbabwe, Yorkshire Sculpture Park, Royaume-Uni.
Art from the Frontline, Contemporary Art from Southern Africa, Glasgow Art Gallery, Londres, Royaume-Uni.
Contemporary African Artists : Changing Tradition, Studio Museum, Harlem, New York, Etats-Unis.

Africa Explorers : 20th Century of African Art, Museum for African Art, New York, États-Unis (exposition itinérante).
Biennale de Venise, Italie, présentation de l’exposition Contemporary African Artists du Studio Museum de Harlem, New York, Etats-Unis.
Art sur vie, art contemporain du Sénégal, Grande Arche de la Défense, Paris, France.
Africa hoy, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.
Ny Africa, Copenhague, Danemark.

Dak’Art, Ire biennale des Arts de Dakar, Sénégal.
Documenta de Kassel (Allemagne) avec Mo Edoga (Nigéria) et Ousmane Sow (Sénégal).
Out of Africa (Africa hoy), Saatchi Gallery, Londres, Royaume-Uni.
Exposition universelle de Séville, Espagne (artistes du Mozambique et du Zimbabwe).

Biennale de Venise, Italie, présentation de Fusion : West African Artists at the Venice Biennale (Museum for African Art, New York, Etats-Unis.

Otro país, escalas africanas, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.
Rencontres africaines, Institut du monde arabe, Paris, France.
Un art d’Afrique du Sud, La Défense, Paris, France.
Ve biennale de La Havane, Cuba.

Seven Stories about Modern Art in Africa, Africa 95 , Whitechapel Art Gallery, Londres, Royaume-Uni.
Die Andere Reise, Krems, Autriche.
An Inside Story : African Art of our Time, Setagaya Museum, Tokyo, Japon.
Les Artistes africains et le sida, exposition multimédia, Cotonou, Bénin (présentée à la biennale de Dakar, 1996).
Africus, Ire biennale de Johannesburg, Afrique du Sud.

Neue Kunst Aus Africa, Berlin, Allemagne.
IIe biennale de Dakar, Sénégal.
Colours : Contemporary Art from South Africa, Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne.

Suites africaines, couvent des Cordeliers, Paris, France.
VIe biennale de La Havane, Cuba.
Images of the Other Cultures, Setagaya Museum, Tokyo, Japon.
Africus, IIe biennale de Johannesburg, Afrique du Sud.
Die Anderen Modernen, Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne.

IIIe biennale de Dakar, Sénégal.
VIIe triennale der Kleinplastik, Stuttgart, Allemagne.
Africa Africa, Vibrant New Art from a Dynamic Continent, Tobu Museum of Art, Tokyo, Japon.
Transatlántico, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.

1999 Liberated Voices : Contemporary Art from South Africa, Museum for African Art, New York, États-Unis
(Trans)Africa : Trafique, SMAK, Gand, Belgique

IVe biennale de Dakar, Sénégal.
South Meets West, Accra (Ghana), Kunsthalle (Hambourg, Allemagne), Berne (Suisse, 2000).
L’Afrique à jour, Lille, France.
Partage d’exotisme, biennale de Lyon, France.
L’Art dans le monde, pont Alexandre-III, Paris, France.
El tiempo de África, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.

Authentic/Excentric, Africa and Out of Africa, biennale de Venise, Italie, Museum for African Art, New York, Etats-Unis.
Africas, The Artists and the City, a Journey and an Exhibition, CCCB, Barcelone, Espagne.
The Short Century. Independance and Liberation Movements in Africa, 1945-1994 (exposition itinérante : Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne ; Museum of Contemporary Art, Chicago, États-Unis ; PS1, New York, États-Unis ; Munich, Allemagne ; Berlin, Allemagne ; Londres, Royaume-Uni.

Ve biennale de Dakar, Sénégal

2003 Looking Both Ways. Art of the Contemporary African Diaspora, Museum for African Art, New York, Etats-Unis.
A fiction of Authenticity. Contemporary Africa Abroad, Contemporary Art Museum, Saint Louis, Missouri, Etats-Unis.

Afrika Remix, Museum Kunst Palast, Düsseldorf (Hayward Gallery, Londres, Royaume-Uni ; Centre Georges-Pompidou, Paris, France, 2005)
FIAD, Foire internationale des Arts derniers, Les Afriques, musée des Arts derniers, Paris


BIBLIOGRAPHIE

Livres

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Joëlle Busca, L’Art contemporain africain. Du colonialisme au postcolonialisme, Paris, L’Harmattan, 2000.

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N’Goné Fall, Jean-Loup Pivin, An Anthology of African Art : The 20th Century, New York, DAP, Paris, Éd. Revue noire, 2002.

Pierre Gaudibert, L’Art africain contemporain, Paris, Cercle d’Art, 1991.

Sidney Littlefield Kasfir, Contemporary African Art, Londres, Thames & Hudson, 1999.

André Magnin, Jacques Soulillou, Contemporary Art of Africa, New York, Harry N. Abrams, 1996.

Richard J. Powell, Black Art and Culture in the 20th Century, Londres, Thames & Hudson, 1997.

Sue Williamson, Resistance Art in South Africa, Londres, David Philip, 1999.

Gavin Younge, Art of the African Townships, Londres, Thames & Hudson, 1998.


Catalogues d’expositions

Magiciens de la Terre, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1989.

Contemporary African Artists, Changing Traditions, The Studio Museum of Harlem, New York, 1990.

Suzan Vogel, Africa Explores the 20th Century, African Art, Museum  for African Art, New York, 1991.

Simon Njami, Otro país, escalas africanas, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, 1994.

Clementine Deliss, Seven Stories about Modern Art in Africa, Londres,
Whitechapel Art Gallery, Paris, Flammarion, 1995.

Pep Subiròs, Africas, The artist and the City, a Journey and an Exhibition, CCCB, Barcelone, 2001.

André Magnin, J’aime Chéri Samba, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Arles, Actes Sud, 2004.

Simon Njami, Afrika Remix, Museum Kunst Palast, Düsseldorf, 2004.

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Le masque des mots s’appelle culture...

par Christian Noorbergen

“La culture répétitive, usine à rêver, est comme « désœuvrée », tourne à vide, sert de tache aveugle et de repoussoir. Elle ne veut pas de l’art, sinon comme produit de distinction.”
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La peinture est langue plus ancienne que la langue des mots... La peinture est plus ancienne que la littérature. Serait-elle plus ancrée en profondeur ? Si le mythe organise la réalité humaine, que se passe-t-il quand cette réalité se modifie et que ses bases se fragilisent ? Comment la culture, acculée dans un cul-de-sac et cherchant désespérément dans la multiplicité des genres de quoi nourrir une création exténuée, comment pourrait-elle laisser intactes les sources mythiques d’un fleuve devenu désert ?
Il y a quarante mille ans, l’homme tente de combler par des images la distance qui le sépare de la nature. Fasciné par le corps animal, cet homme d’avant l’histoire est hanté par sa propre animalité.
Une structure seconde prend ensuite le relais: la mortalité du corps, et la tentation de créer son immortalité sublime ( art égyptien ). La différence sexuée et l’abîme de l’individualité accentuent plus tard la séparation d’origine - qui fonde l’humanité -, séparation que poursuit depuis quelques siècles, le jeu du corps et du paysage, corps éphémère et paysage durable, corps « éternel » et paysage en métamorphose. Puis le mythe remplace la nature qui s’éloigne. Mais les images vieillissent. Depuis la fin du Moyen Age, le corps moderne se sépare du plan du tableau. Dans Adam et Eve chassés du paradis ( Masaccio ), on voit les premiers êtres peints vivre leur corps hors du fond du tableau. Ils quittent le paradis. Ils abandonnent la fusion, et l’air tourne autour du corps, dans l’impossibilité de l’in-corporer. .
L’instable relation corps-paysage, clef de voûte de la modernité picturale, est métaphore de la relation corps-esprit, elle-même issue d’une relation plus opaque, corps de l’enfant-homme/corps de la mère-nature.


L’art absorbe, déforme et dilue toutes les composantes ressassées de l’image codifiée. Il désinstalle. La culture répétitive, usine à rêver, est comme « désœuvrée », tourne à vide, sert de tache aveugle et de repoussoir. Elle ne veut pas de l’art, sinon comme produit de distinction.
Les crises sociales, nées de cette instabilité forcément renouvelée, apparaissent d’abord dans les crises de l’art, elles-mêmes latentes dans les œuvres fortes. Le troublant malaise de l’œuvre d’art naît d’une ambivalence initiale, d’un écart premier entre corps et paysage, entre dehors et le dedans, entre le réel et les imaginaires, entre le mythe et vérité.
Et viennent les mots en retard, quand l’écart semble comblé. Dans la négation de cet écart, les images précèdent l’apparition de la parole, contemporaine d’une organisation mentale en partie collective et de ce fait, grandement conformiste.
Le masque des mots s’appelle culture... Mais la peinture creuse un vrai plus profond que les mots. D’immenses territoires encore vierges s’offrent à l’art, s’il ouvre les failles de la culture, montre les impasses du sens et s’ouvre jusqu’à la folie aux voies non frayées. Sans réponse, l’art jette des passerelles. Au sens du mythe, il répond par du non-sens. Au savoir épuisé, il répond par un non-savoir. L’espérance s’y trouve.

L’esthétique de la séduction vit par la mise à l’écart de ce qui fait allusion aux blessures du monde. Privilégié, le mental agit comme un filtre, et, fût-il de qualité, l’art conceptuel prend ses distances, surfe sur le non-dit, et fait jouir en surface les illusions. Le pensé rassure et restreint le champ du pensable…
Au contraire, l’artiste aux yeux ouverts sonde le gouffre amer du labyrinthe humain, dans les interstices des vérités abandonnées...
Là où il y a adoration de l’identique, il oppose les approches plurielles d’une esthétique démythifiante. Rupture de la relation corps-esprit regardée en face, par trouble du sens et du signe.
L’artiste n’est pas atteint par le pouvoir des codes. Il navigue dans le no man’s land du hors-sens, et quand il y a trop de vocables, il répond par des charges pré-verbales, où l’essentiel se terre et se tait...

LE SURGISSEMENT DU PICTURAL
Chaque œuvre enferme en elle-même, en sa magique complexité, une infinité de possibles : sous la surface unique, l’inaccompli des langues picturales maintient intacte la charge hétérogène des puissances imaginantes. Le culturel ne résiste pas à cette charge transgressive. Il la fuit. L’art est affrontement de forces dont chaque peintre renouvelle le chaos, jusqu’à son approche impensable, et le signe d’art naît de la mort de l’image. Le pictural peut surgir.
Autour de l’effet d’art - stupéfié d’apparaître, et perturbant les codes, la brutalité des certitudes s’est retirée. Du monde déserté du trop plein civilisé naissent des hypothèses fragiles, des possibles lacunaires, des traces de peut-être. Et la pesanteur culturelle, exténuée et lente, fascinée par la ludique mise en abîme des art conceptuels, laisse place aux espaces vierges des langages à venir.
Aucun discours n’est alors suffisant pour les contenir. L’œuvre qui les découvre est toujours transgressive. Ce qui est en jeu - extase ou malaise - reste à vif. Plus les mots figent le sens, plus grandissent les pouvoirs culturels, plus l’œuvre s’éloigne de l’acquis. Les tremblements souterrains de l’art empêchent l’édifice de la culture de se solidifier à mort. Sous condition de ne pas l’oublier dans les parkings de la communication moderne où meurent les œuvres d’art.
Il n’est pas suffisant que la psychanalyse s’intéresse à l’image d’art pour la sauver du poids des mots. L’approche du pré-verbal est une voie. Sous condition qu’on apprenne - en soi et pour soi - à parler peinture. Quand les mots disent le malaise, contre le langage emmuré, la parole poétique crée des fenêtres verbales. Mais la langue picturale vit d’images plus anciennes, venues de plus lointains soubresauts. Les mots peuvent mentir, mais quand elle ne parle pas, la langue maternelle peut faire mourir... L’art seul dénonce le ressassement stérile et mortifère de la mère-culture. Chaque artiste invente sa propre langue.Il fait acte de sa présence.

Le corps pré-verbal et le viol des codes



Ce qui se crée en peinture vient d’avant le mot, d’avant l’image corporelle devenue synthèse verbale.
D’avant le corps construit, car l’artiste ne fait pas corps avec son langage : il cherche ses sources là où tout se dissocie, dans un cruel effort d’arrachement aux obscures présences des origines, aux structures trop nourrissantes des mythes.
En creusant son corps pré-verbal en gestation, l’artiste dit l’origine de son rapport au monde, et les secrets de la création, venus soudainement du fond des âges, et forçant le barrage du mental, se projettent au-dehors, dans l’air de la toile, dans la pierre sculptée, ou sur le fragile support d’un papier que sa blancheur défend mal.
Issu, dans l’obscurité pré-mythique des galaxies prénatales, le langage pré-verbal bouleverse les lois du confort visuel. Les codes sont violés, l’artiste-opérateur délivre des paroles brutes d’avant-message, et fouille les sources des fantasmes majeurs, avant qu’ils ne s’installent trop clairement, et ne s’achèvent dans la réalisation, prêts à être consommés.
Pour la santé de l’immense, l’œuvre révèle les tracés exorcisés des pathologies profondes. Et même les confins du corps, excentrés et sans appui, ont accès enfin à l’éphémère existence. Aux écoutes des scènes majeures enfouies aux sources du corps, l’artiste franchit vers le bas les interdits qui barrent l’accès au réel ancien et scandaleux de l’animale humanité. Sur ses écrans intérieurs, il projette le champ agrandi de ses perceptions souterraines.
Les sociétés récentes les plus violentes ont d’abord verrouillé toute création, empêché l’art de jouer son rôle de rééquilibrage, niant la relation de l’art au corps profond, à la mortalité, aux sources sexuelles. Tôt ou tard, inévitablement, ce que l’art n’a pu transformer pour que la société en soit nourrie et elle-même transformée, ressurgit sous forme de destruction et de pure violence mortifère…La forme occidentale de ce refoulement est plus subtile : mise en avant fabriquée d’un art-produit, mise à l’écart « soft » de l’art à vif, et surtout primauté d’une culture artificiellement collective qui, en profondeur, frustre terriblement ceux qui la subissent sans trop le savoir – et qui le font savoir brutalement, maladroitement, et sans trop savoir pourquoi…
L’échec vital, l’opium du sport, l’ennui larvé des classes larvaires, le joint délabrant, et les pulsions crues dans les cités, sont autant d’indices du blocage presque total des remous refusés qui secouent l’âme lointaine, et que l’art voudrait tant prendre en compte. Mais l’interdit masqué mène à la ruine.
Douloureux paradoxe : il semble que l’échec social – si contagieux, si présent et fascinant - paraisse plus crédible et plus vrai que ladite réussite sociale, plus convenable, plus fabriquée, plus convenue. Comme s’il était préférable d’échouer pour être soi, quand la culture toute faite, normative et clonante, ne permet plus d’être soi.
L’art rend moins abrupte la dure conscience d’être, car le peintre crée, pour l’innombrable du regard, d’indéfinissables miroirs. Et il faut les couteaux de la peinture pour découper la peau des apparences, faire « face aux verrous  » ( Michaux ), et traverser, toujours plus bas, étau desserré, les couches primales de la mémoire.
Réaliste des profondeurs, l’homme ouvert lutte agressivement, sexuellement, picturalement, contre le malaise essentiel qui consiste à nier l’existence du malaise, à le couvrir de culture et de glose. Exténuant le corps narcissique, l’artiste n’écarte pas ses obsessions, ne les subit pas par maladies, médias ou textes interposés, mais les affronte durement, et menant l’envoûtement belliqueux sur le seul plan de la peinture.
Sacralisant chaque signe archaïque qu’il fait surgir, il crée dans l’irrécupérable, acceptant enfin dans son œuvre l’angoisse d’origine.


La mise à nu du corps de la peinture

Insensé, l’art repose sur la fin des anciens signes. L’œuvre est miroir d’altérité. C’est la trame maculée/immaculée du dedans le plus profond que fait surgir l’artiste, quand la nuit mentale, dans un univers indéfiniment broyé et reconstruit, ne laisse filtrer que l’essentiel. Et de dures fractures, comme l’écho brisé d’une fusion oubliée, signent les traces aiguës des meurtrissures vitales. Et dans la blancheur évidée, l’espace est mis à nu.
Quelque chose est arraché au fond le plus secret de tous les états du minéral, du végétal et de l’organique : la trame fusionnée du corps et de l’univers. Le concept n’efface jamais l’implacable surgissement du réel.

C’est cela qu’osent montrer certains : en amont, un impensable documentaire, la folle cartographie des noces renouvelées de l’être et du chaos, en aval, la destruction des barrages de la culture et des mythes qui structurent. Les vraies traces d’art oublient certitudes et blocs fabriqués. La création n’est pas circulation d’idées, mais choc éprouvant à peine recevable. L’art est un trou dans le trop-plein de la pensée, et l’effet d’art un irréversible accident
Dans l’achèvement du concept, c’est enfin l’irruption du corps véritable, creuset d’altérité, qui prend place.
De solitaires îles psychiques traversent l’opacité sans fond et viennent éclater à la surface. Ce sont les oeuvres d’art.
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L’art est la tache aveugle des visions politiques

Par Christian Noorbergen
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L’art bricole « dans l’incurable » (Cioran ), la politique vend des porte-bonheur.


Les valeurs verticales de l’art ne sont pas celles dont la politique
est l’esclave inconsciente.

  La politique s’affaiblit mortellement de l’oubli des profondeurs, elle
s’étouffe sous l’étendue grandissante de ses propres surfaces.

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 Article 1 : l’art n’est pas politiquement rentable. Il est souvent « incorrect ».
Article 2 : les hommes politiques sont des gens qui s’intéressent très modérément à ce qui n’intéresse pas les gens. Les gens sont très modérément intéressés par l’art.
Article 3 : les hommes politiques, actifs et ambitieux, n’ont pas vraiment eu le temps de se construire une culture artistique. Ils n’ont que des choses importantes à faire.
Article 4 : l’art permet d’habiter l’univers. Et alors ?
Article 5 : la politique indique à tous la route à suivre : « à droite, à gauche, tout droit, dans le mur, etc ». L’art fait de la résistance. Résiste à tout, à la publicité et aux camps de concentration.
Article 6 : l’art est lié à la condition humaine, la politique s’occupe, dans l’urgence, des situations urgentes. L’art tue toute idéologie, et toute idéologie l’anéantit. En tout politicien couve un idéologue.
Article 7 : la politique propose des porte-bonheur et des faux-semblants. L’art oeuvre« dans l’incurable » (Cioran ) quand la politique suppose l’ablation des profondeurs.

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Dans leurs activités concrètes, technico-économiques, les sociétés modernes, depuis la Révolution, sont quasiment orphelines des arts. Même si la consommation des produits culturels agite pour un temps les surfaces.
La politique fait semblant de s’intéresser aux arts. Elle-même en crise, elle est étrangement liée à l’éloignement libertaire de l’art. A force d’orienter les individus sur des objectifs immédiats, la politique ignore l’élan initial vers l’art et le fait disparaître au profit d’objets plus aisément identifiables, plus « faciles ».
Si l’art importait à la politique, la télévision constituerait, plus encore que l’éducation nationale, un sujet de réflexion et de transformation. Si l’art était pris en compte, la société tout entière en serait totalement transformée. Et nombre d‘actuels politiciens deviendraient des intermittents de la politique…

Les valeurs verticales de l’art ne sont pas celles, horizontales, dont la politique est l’esclave inconsciente, à droite comme à gauche, stéréotypes imposés qui font bafouiller le monde contemporain…
L’essence de l’art ne s’arrête pas aux frontières du social, de la technique et de l’économique. « Le beau est dans la distance » écrivait Simone Weil.
La politique s’affaiblit mortellement de l’oubli des profondeurs, elle s’étouffe sous l’étendue grandissante de ses propres surfaces.
Elle ne sait pas dépasser l’instant pour le projet lointain, elle ignore l’utopie régénératrice du présent, et n’ose jamais le deuil du déjà vécu. Symbole étonnant que la sincérité des discours dans les hommages funéraires…

L’art prend sa source au coeur lointain de la vie des hommes mais aussi dans les confins d’une distance indéchiffrable. La politique patauge à courte vue, et l’air s’empoisonne, quand les politiques ne respirent qu’électoralement….
La politique s’abîme dans l’ici et le maintenant, et ses parenthèses sont presque toujours bloquées. L’idéologie guette tous les modèles de pensée, et en premier lieu les structures politiques : la pensée simplifiée, refermée sur elle-même, se fait étrangère aux complexités brûlantes de l’œuvre d’art.. La volonté de système de la pensée moderne est comme niée par l’art, et le retour constant au chaos d’origine - chez de nombreux artistes – devient véritable obscénité.
L’art est vrai comme un accident de la modernité.
Mise à l’éc-art normale. Police mentale agissant dans le silence politique. En 1905, Klimt regrettait grandement, dans les journaux viennois, la part inouïe de la politique et de l’économie. Il oubliait le sport.
La pensée unique, surtout rapportée à l’intentionnalité doctrinale, rejette la sphère de l’art, et DOIT la rejeter sous peine de sa propre disparition…
L’art est la tache aveugle des visions politiques, il creuse le contenu latent du sens et des sens refoulés, du corps profond, de l’énigme crue d’exister, de la sexualité vive, et de la vie mortelle.
Nous ne rêvons jamais de politique, mais l’art rêve nos vies, et nos rêves hantent les arts.
La politique est devenue l’opium du peuple, quand s’agitent au-devant de la scène médiatique les fabuleux pantins des miroirs éclatés. Et les écrans sont vides, opaques, toujours déjà remplis...
L’art, fût-il parfois exténué de l’intérieur, ( quand il se fige sur des caricatures formelles ou sur des intégrismes culturels ) sert aujourd’hui, dans sa noblesse archaïque, de repoussoir aux expérimentations de surface de hasard et de mode. L’art comme rappel à l’ordre vital et au chaos.
Sans lui, comme support de possibles utopies et de langages à vif, la politique, structure d’incontournable réalité, s’épuise à tenir le crachoir dans les labyrinthes d’une modernité hypnotique, orpheline et butée.
Par contre, si les cultures du monde ne succombent pas toutes à l’étau américain, si la sphère politique se définit, même par défaut, sur des valeurs enfouies dépassant l’immédiateté efficiente, en ce cas, de nouvelles relations du politique et de l’art pourraient ouvrir des portes et des fenêtres sur les voyages à venir.
La peinture symboliste, à la fin du 19 ème siècle, a montré la fin de la culture européenne, l’achèvement de concepts jusqu’ici porteurs, et les impasses, voire le cul de sac, d’une modernité trop vite triomphante.
Au symbolisme finissant ont succédé, quasiment dans le même temps, l’expressionnisme, l’abstraction, le cubisme et le surréalisme. Et le monde s’est ouvert aux fabuleuses richesses de toutes ses différences.
L’art, même disparu de l’avant-scène médiatisée, vit d’invisible présence sous les surfaces politisées. Le politique a besoin d’un socle. En a-t-il encore un, sinon préfabriqué ? Ce furent l’imaginaire égyptien, la cité grecque, la religion chrétienne, et la maîtrise profane du réel. Avec autant d’esthétiques magnifiques qui les représentaient. Mais l’art n’existe plus dans ce qui est devenu ressassement, il a cessé d’illustrer ces modèles d’identité, et la politique, structure-miroir d’identité, l’a abandonné.
L’oeil politique ne voit pas le sol abîmé sous ses pas. Les hommes politiques sont les seuls vrais intermittents de l’art.
Peut-être faudrait-il le vrai courage de l’achèvement, et sa dure nécessité, pour que les stériles relations de l’art et du politique en terminent avec leurs échecs, et s’ouvrent à l’altérité qui seule peut déborder les blocages de l’acquis. L’art est marche en avant, il s’invente tout seul. La politique est à réinventer.


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L’art à l’office

par Christian NOORBERGEN


Le système officiel, lui, a sans doute sacrifié une ou deux générations d’artistes. L’avenir tranchera.

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Sous la mainmise installée – sans consigne ni loi explicite – de l’art académique, vers la fin du 19ème siècle, les créateurs – écartés plus que s’écartant – n’ont guère à voir avec le système auto-institué, ressassé, achevé, des Beaux-Arts de l’époque.
Et l’art est venu d’infinies ruptures avec l’ordre établi, quand l’ordre établi tourne à vide … De Van Gogh à Schiele, de Munch à de Vlaminck, tous les créateurs s’aventurent hors des passages cloutés, brûlent leurs propres rails, et l’art ne vit que de ces braises chaudes …
Situation appauvrie de nos jours. Il n’y a pas plus d’art officiel, mais tous les arts sont à l’office, tenus en stricte administration, en laisse financière, dans la jachère des modes.
Contradiction de nature entre une administration puissante ( à l’origine sans doute de bonne volonté, mais qui ne développe plus guère que ses acquis, et les protège inévitablement, pour ne pas s’auto-détruire ), et la création crue, hors champ banalisé, et mal vue de ceux qui devraient servir l’art au lieu de s’en servir.
Un assez grand nombre d’artistes, passés par les écoles, (celles des Beaux-Arts, devenues écoles d’arts appliqués, ) n’ont pas tort de refuser l’extrême difficulté de l’indépendance, et la cruauté de l’indifférence de fonctionnaires très normalement rémunérés. Certains jouent pragmatiquement le jeu, d’autres putassent un peu, s’oublient. Certains résistent, persistent à créer, et durement. On peut penser qu’ils en bavent. Chapeau.
Les artistes qui enseignaient sont devenus de pédagogues plasticiens, voire d’intéressants – mais si - professionnels intéressés. S’installe un consensus douloureux, et plus ou moins stérile à long terme, entre l’œuvre d’art autonome , en l’occurence plutôt « travail »  d’art, voire travail sur l’art par de para-artistes , et la trop nécessaire fabrication de dossiers, la course aux subventions, et, pour quelques-uns, les bénédictions financières ( la manne pour quelques- uns, surachetés, ) de la sainte administration culturelle.
Une centaine d’artistes, à peine, ne cessent de « tourner » sur les scènes évidées des instituts d’art protégé. Ils tournent tellement qu’on ne peut pas ne pas connaître leurs noms, à défaut souvent de ne pas connaître leur « travail ». L’office a horreur du risque, elle ne prend donc aucun risque à programmer et à reprogrammer tel ou tel, fût-il talentueux, ni même à exposer parfois les fonctionnaires officieux qui piétinent dans les anti-chambres. Aucun risque d’ignorer obstinément la création brûlante, laquelle brûle peu à peu ses ailes. Le système officiel, lui, a sans doute sacrifié une ou deux générations d’artistes. L’avenir tranchera.
Il est très nécessaire de connaître, en chaque profondeur personnelle, tous les états de la création, et de les faire siens, pour oser faire quelque choix et défendre quelques valeurs plastiques. Oser parler de création, et non de « travail ». Etre à l’office ou ne pas être…
Beaucoup moins est nécessaire pour privilégier arbitrairement ce qui peut déranger gentiment, dans l’anodin éphémère, dans l’insolite ténu, dans l’amusant ludique, dans le concept à doux risques, dans l’insolence retenue, dans le « tiens, on n’avait pas encore pensé à ça », dans la disparition du geste devenue signe de fausse liberté, dans l’émergence très installée de quelques stars, reines des Dracs queens. L’art à l’office joue à cloche pieds sur les rails, garde contact avec les passages cloutés.
L’art à l’office est d’abord un art administratif, et toute administration se replie sur elle-même, et se perpétue en inévitable frilosité. Le discours est privilégié par d’ex-professeurs de philosophie souvent à l’honneur-déshonneur. et le refuge dans le fonctionnariat, faute de vraie créativité initiale, joue son rôle épuisé. Les mauvais tours sont joués, avec les grâces masturbatoires du pouvoir, en toute bonne foi, et une fois pour toutes … Courte vue ne peut voit tous les paysages de l’art.
La standardisation culturelle, si dénoncée, joue aussi son rôle, fût-ce à un niveau un peu moins bas. L’art à l’office ignore Rustin, Bru, Alary et quelques centaines d’autres. L’office respire mal l’air du large. Dans les salles désertées des officines de l’art, les travaux exposés peuvent intéresser, ils ennuient souvent, ils leur arrivent d’égratigner parfois les choses instituées. Infimes blessures, quasi convenues. Mise en abîme frôlant la farce.
Les troubles de l’art vivent ailleurs, en grande respiration.

Christian NOORBERGEN

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Les distances du divin

par Christian Noorbergen

« Le beau est dans la distance » ( Simone Weil )


Les crucifixions de Lydie Arickx sont admirables de dure présence et de vraie beauté crue. Elles sont, merci ô dieu des arts, aux antipodes des productions sulpiciennes de toute époque le plus souvent consternantes de faiblesse esthétique et de pauvreté spirituelle. Les œuvres sacrales expriment la vraie douleur de l’humanité blessée en son corps, en même temps que la révolte contre cette douleur, et les moyens artistiques d’Arickx, par l’œil et le geste, sont prodigieux de puissance et de fluidité. Loin du corps narcissique, le corps exalté est seul, vêtu d’espace et de peinture, implacable et nu. C’est la matière qui fait signe, et l’espace, comme dieu, est vertical. La condition humaine est en croix, elle aussi, car l’art fait sacrifice à la douleur. Il est rituel d’apparition. Il est au-delà. Il est transgression. Il se moque de la douleur humaine. Il est renaissance.


Parfois le vide

Pas un battement de ciel pour la joie. Sans rituel, le corps ne peut s’offrir ni s’ouvrir, mais fort heureusement le blasphème est quotidien, et la joie toujours sacrifiée aux démons sexués de l’enfance morte. Artiste premier pénètre l’art comme on violerait la tombe d’un dieu. Exhibant les dessous des cultures, il crucifie l’espace… La louange se fait sarcasme, l’écho des voix sacrales devient ricanement, et grâce à l’oubli des dieux solaires, on étudie chaque jour la métaphysique des gouffres. Dans cet immense labyrinthe sans foi, Ariane n’est qu’une loque desséchée, et le Minotaure rôde à jamais dans un univers sans fil. Et comme cette mâle entité s’accroche à l’infini de son sexe pour ne pas tomber en ruines.
Une puissance magique s’est emparée de l’ensemble car Artiste Ier s’abreuve aux sources syncrétiques de toutes les cultures. Il cimente les éléments épars arrachés aux mythologies disparues. Puis il recompose tout, avec la minutie d’un prodigieux sorcier, et il réinvente l’art et l’amour.
Quand tous les rites auront disparu, resteront ceux des dynasties d’Art, et quelle jouissance de trancher dans la modernité fragile des religions chaotiques. En pays d’art, la matière à vif s’organise d’elle-même, et fait corps. Corps d’espace mis à nu, où l’artiste, vivant hors durée, dérêve le monde. Ainsi naît une autre contrée, où la matière et l’esprit ne font qu’un, où rien n’est séparé, où le divin fait l’ombre et la lumière.
Dans ce pays, qui commence juste à la lisière des souterrains, le divin a bien appris à lire aux artistes. L’alphabet est concis et resserré autour de quelques éléments soigneusement choisis et éprouvés de longue date. Les dogmes. Les rites. L’alphabet s’est appris sans qu’aucune larme ne coule. Celui de Bettencourt, par exemple est naturellement sec, dur et cassant. Il convient parfaitement aux instincts sacrilèges qui hantent les grands rêves. Et comme les artistes sont proches des éléments, ils ont ramassé l’alphabet à même le sol, étirant l’horizon jusqu’aux extrêmes de la nature. Car loin de cette frontière, le divin n’est qu’une métaphysique de la nostalgie charnelle, et la mise en abîme du deuil sexuel... Ainsi la terre parle une langue oubliée des hommes.

Marie, divin modèle

Du ciel vertical à l'ange courbé, du lointain dehors jusqu'à l’obscur dedans,
l'Annonciation dévoile aussi l'énigme crue de l'existence. Gabriel s'approche au plus près de Marie, s'approche au plus près, sans la toucher, et seuls les regards franchissent l'espace. Comme en peinture, affaire intime d’espace et de regard. Rapport de l’homme à la toile, et au féminin…
On regarde l’œuvre pour avoir l'âge de Marie, comme on regarde l'eau pour avoir l'âge de la mer... Et toutes les femmes s'appellent Marie. Et ses doubles obscènes et fascinants s’appellent Salomé et Judith. Il y a de quoi peindre pour longtemps.
Au fond de ton regard unique, Marie, les yeux des femmes sont un seuil à franchir, sur la marée sombre de nos instants crucifiés. Marie, si l'amour annoncé prend ses distances, c'est pour être amour de plus grand territoire, à distance d'entière terre humaine, et qui va passant la mort des hommes. Divin femelle au creux profond des femmes, tu accueilles l'amour d'en haut, pour faire l'horizon d'en bas. D’où vivent et d’où peignent les hommes.
L'Annonciation est peinture d'homme, où l'ange projette ses beaux miroirs... Il enchante les corps de leur éphémère demeure, et le désir fait grand voyage sur la terre des hommes. Ange noir aussi, tel de Kooning, ange exterminateur à la toile agressée. Ange venu d'ailleurs, aux ailes de chair, et comme elles tremblent dans nos vies, ses ailes qui tombent du ciel, creusant la terre à grands coups de nuit, et toi, Marie, tu fais naissance à l'horizon-soleil, la mort n’est plus mortelle, et l’amour dépoussière le monde.

Art-dieu

L’artiste est un prêtre aveugle qui voit ailleurs, et plus loin que la peau. Car la peau, comme les surfaces des cultures, cache les profondeurs du corps, et la chair garde le silence. Le silence charnel des grands espaces du dedans s’éloigne des bassesses médiatiques, tandis que la modernité fuit la chair trop crue, trop vive et trop à vif. Elle n’aime que l’apparence narcissique, et les dehors fabriqués. Elle divinise seulement les reflets du vide.
Mais le sang des origines, intact dans la viande des êtres, coule encore en l’artiste qui balaie les sanglantes surfaces et arrache les peaux mortes de l’art.
Alary, Anzinger, Aryckx, Baselitz, Bergeret, Bettencourt, Bru, Michaux, Nitkowski, Rainer, Rustin, Souvraz, Zogmayer, et d’autres, leurs peintures de guerre saignent dans la nuit … L’art dit non à l’infini : il pose ses marches.
Et la chair innombrable délivre l’univers du religieux qui illusionne et du sacré qui séduit. L’artiste réinvente à ses dépens une source pré-verbale, chaotique et violeuse de vide. Miroir de la plus lointaine altérité.
L’envers le plus profond du corps-univers : la peau la plus lointaine, voilà les vraies surfaces de l’art, les vrais miroirs du divin. C’est cela que montre l’artiste, le documentaire insensé, la scandaleuse cartographie des noces tragiques de l’être et du chaos, où la chair encore informe naît des prémices de la vie. C’est-à-dire le divin en acte, et qui passe à l’acte. A l’extrême des corps souffrants, le Christ fait l’horizon, et le divin recueille le sang de tous les disparus. Rouge et noir du tragique contemporain. Rothko suicidé dans sa peinture.
L’homme n’a jamais eu sa place dans un univers qui ne cesse de s’éloigner. Et si « le beau est dans la distance » ( Simone Weil ), le divin, qui tient toutes les distances, passe entre toutes les religions, il est l’infini du réel qui met l’univers entre toutes ses parenthèses.
Et les traces émiettées de la chair impensable sont les miroirs éclatés de l’impossible qu’on appelle dieu.
Mais le corps de la peinture, plus vrai que le corps du Christ, habite seul le pays des tableaux.

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Cinq questions à Michel Onfray

Le “Traité d’athéologie” de Michel Onfray, s’était, avant la mort du Pape, déjà vendu à 125 000 exemplaires...
Son précédent livre, “Archéologie du présent”, sous-titré “ manifeste pour une esthétique cynique”, paru chez Grasset fin 2003, était orné en couverture de l’image de l’oeuvre de Maurizio Cattelan “La nona hora” où l’on voit le Pape écrasé par une météorite.
Ces deux livres se suivent et se complètent donc, dans un pan-athéisme radical, pour une attaque véhémente aussi bien de la religiosité en général que de la religiosité artistique.
Michel Onfray a accepté de répondre aux 5 questions que nous lui avons posées. Nous livrons ici ses réponses telles qu’elles sont : un document d’époque soumis donc à votre intime appréciation. P.S.



Artension : En admettant que l’on puisse en effet distinguer, à l’intérieur de ce champ clos de l’art officiel et/ou internationaliste, entre le nihilisme compact de la plus grande partie et l’ironie plus positive et légère de cette autre part qui relève du cynisme, quelle est la place que vous pourriez attribuer à cette partie de la création artistique actuelle qui se situe hors des distinctions ou de la problématique que vous soulevez? Je parle de cette expression sensible et poétique, très “intérieure” ,voire spiritualisée, que vous semblez ignorer, comme n’appartenant ni à l’une , ni à l’autre des deux catégories que vous examinez.
Cette sorte de troisième catégorie ( où l'on trouverait par exemple des
artistes comme Tapiès, Segui,Velickovic, Pat Andrea...) , existe-t-elle tout de même pour le philosophe que vous êtes? Si oui, peut-elle être sujet de réflexion philosophique ?

Michel Onfray : Lorsque je fais cette distinction, c'est dans le cadre de l'art dit
contemporain qui renvoie plus explicitement aux performances, happenings,
installations et autres mises en situation spatiale effectuée dans le sillage d'un Duchamp . Pour autant, je ne suis pas de ceux qui, au nom de cet art contemporain, renvoient aux oubliettes la peinture de facture classique. Et ma bibliographie témoigne: de Jacques Pasquier ( en 1990) à Gilles Aillaud ( en 2004) en passant par Monsu Desiderio ( peintre baroque) ou encore Vélickovic et Ernest Pignon-Ernest, j'ai consacré pas moins de cinq livres monographiques à des peintres morts ou vivants illustrant la grande
tradition picturale classique .
Je ne pense donc pas en terme "d'art officiel et/ou internationaliste" et d'art ... quoi d'ailleurs ? rebelle, résistant et/ou nationaliste ? Non... Il y a l'art, de l'art, et dans celui-ci, de bons et de mauvais artistes avec des critères qui changent selon les supports : une bonne installation, par exemple, ne se juge pas avec les mêmes critères qu'un bon ou un mauvais peintre de chevalet... J'ai donné mes critères pour le premier domaine dans "Archéologie du présent"; pour le second, je tiens pour un certain rapport au dessin, au sujet, à la technique, à la peinture, à la matière et à l'inscription de tous ces paramètres dans l'histoire contemporaine, mais aussi dans l'histoire générale de l'art. De sorte que, récusant les catégories qui excluent un monde au nom de l'autre, je suis preneur de toute production artistique sans a priori intellectuel. Et chaque fois, quand il s'agit d'un travail qui tient la route, il y a matière à réflexion philosophique.

Ar. : Comment le philosophe peut-il accompagner l’oeuvre qui “tient la route” ? Quel est la nécessité de cet accompagnement ?

M.O. : Avec sa subjectivité revendiquée, ni plus, ni moins... Car il n'y a pas de discours de vérité, il n'y a que des discours d'autorité... Les prescripteurs ont toujours fait l'art plus que les artistes ... Les commanditaires ont toujours fabriqué les artistes : l'Eglise et les
puissants pendant des siècles , puis le marché , les lieux institutionnels privés ( Fondation Cartier, par exemple.) et publics ( Frac, musées nationaux et internationaux ) , puis les galeristes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et l'empire de la puissance capitaliste américaine . Les journalistes de la presse spécialisée ou spécialisés dans l'art , les galeristes, les commissaires d'exposition, les marchés publics et privés commandités par la machine sociale, voilà ce qui détermine une cote, une
existence. Pour le meilleur et, souvent, pour le pire... Il n'y a pas de raison que le philosophe ne soit pas lui non plus prescripteur d'un artiste auquel il croit pour des raisons intellectuelles, subjectives, personnelles quand l'art qu'il défend lui permet d'illustrer ses engagements éthiques, politiques, esthétiques... C'est pouvoir du marché contre pouvoir des idées...

Ar. : Quant aux instances, systèmes, critères ou réseaux de reconnaissance de “ ce qui tient la route”, peuvent ils être l’objet d’une réflexion philosophique autant que d’une analyse sociologique ?

M.O. : Non seulement ils le peuvent mais en plus ils le doivent : il faut explicitement montrer que l'art n'est pas une affaire platonicienne qui jonglerait avec le Beau en soi, le Beau absolu, éternel, immuable, indifférent à l'histoire, mais une affaire historique, relative, subjective, en rapport avec un temps et, bien sûr, avec les gens qui font ce temps ! Dont une poignée de philosophes...

Ar. : Pierre Bourdieu a fait l’impasse de la transcendance dans son approche de l’art. Pour un sociologue, c’était méthodologiquement nécessaire et ...” normal”. Pour l’ “athéologien” que vous êtes, qu’en est-il de cet aspect des choses? L’artistique est proche voisin du religieux... quand il ne s’y mélange pas au cours du même processus de dépassement vers le sacré. Alors, pour vous , qu’en est-il de la transcendance en art , de cette évidence mystérieuse et centrale, qui échappe au sociologue, mais peut-être pas au philosophe... même athéologien ?

M.O. : La transcendance, c'est l'arme des gens que la raison a quitté - ou qui ont renoncé à l'usage de la raison ... Il n'y a pas d'au-delà du réel. Et l'art ne relève de rien d'autre que de ce monde ci : tous ceux qui convoquent la transcendance ( de Georges Steiner à Luc Ferry en passant par André Comte-Sponville) pensent l'art d'aujourd'hui avec les catégories platonicienne revues et corrigées par Kant au XVIIIe siècle. Le résultat est
conservateur au mieux, réactionnaire au pire. Que penserait-on d'un scientifique qui voudrait comprendre le monde d'aujourd'hui, en rendre compte et légiférer sur ce terrain en s'interdisant les mathématiques après Laplace auquel il dénierait le titre même de mathématicien ? Restons sérieux : laissons la transcendance aux curés de tout poil, et pensons en philosophes, pas en théologiens...

Ar. : Votre “ Traité d’athéologie” ( 1) vient juste après “ Archéologie du présent - Manifeste pour une esthétique cynique” (2)sur la couverture duquel on voit “ la nona hora”, oeuvre de Maurizio Cattelan représentant le Pape écrasé par une météorite... Le Pape vient de mourir... L’un des deux exemplaires de cette oeuvre s’est vendu récemment trois millions de dollars à New York... L’autre exemplaire est la propriété de François Pinault qui l’avait acheté 80 000 dollars il y a deux ou trois ans... Il y a dans cette suite de faits - ou de coïncidences, ample matière à réflexion ou a rêverie... Qu’en pensez-vous ?

M.O. : Je crois que le prix d'une oeuvre n'est pas un argument pour elle ou contre elle. Sa vraie valeur n'a rien à voir avec sa valeur marchande. Il ne faut pas tomber dans le piège : cette oeuvre appartient à Pinault, elle a coûté très cher : c'est donc vraiment de l'art, version 1; ou : elle appartient à ce capitaine d'industrie, il a déboursé des milliers de dollars, ça n'est donc pas possible que ce soit de l'art, version 2... Ni la célébrité, ni le
coût ne discréditent ou ne créditent l'oeuvre; pas plus que le travail d'un inconnu et le fait qu'il ne parte pas , même pour des clopinettes, ne désigne l'oeuvre d'art géniale du génie méconnu. Dissocions le marché et l'art, séparons sa valeur, sa force , sa puissance et la cote fabriquée par les marchands. Ce travail de Cattelan vaut parce qu'il dit ( il y a
longtemps) la passion christique vécue par un pape longtemps malade ayant
beaucoup joué avec la publicité de son image qui se retourne dès lors contre lui ; parce qu'il propose ce que j'appelle un "percept sublime", à savoir une réellebeautéplastique; parce qu'il fait entrer le corps réaliste à nouveau dans l'art , et ce sans le maltraiter, le salir, le conchier, le couper, le taillader, le déprécier comme souvent ; parce qu'il contribue à
la redéfinition de la sculpture classique matinée de mise en scène issue des installations; parce qu'il réhabilite une réelle ironie dans un monde où triomphe l'esprit de sérieux; et pour beaucoup d'autres raisons qui mériteraient un ample développement . Il donne à penser, ce qui n'est pas le cas de nombre d'oeuvres qui encombrent les revues spécialisées en art contemporain...

Propos recueillis par mail courant avril 2005 par Pierre Souchaud


1- Traité d’athéologie - Grasset - 2005
2 - Archéologie du présent - Grasset - 2003




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Le “Manifeste pour un art cynique”
Voici ce que l’on peut y lire au sujet de l’effet Duchamp côté “pire”, et qui donne le ton de ce livre : “ Le développement d’un clergé de l’art contemporain, d’une bureaucratie afférente, de diktats moins produits par les artistes ou le public-artiste que par les intermédiaires, cette peste du marché : les parasites organisent la rareté, fabriquent artificiellement les cotes, appointent des critiques d’art décérébrés, soutiennent des galeries obsédées par le lucre, fonctionnent avec la complicité snob de directeurs de musées d’art contemporain, légitiment les indigents fonctionnaires régionaux d’émanation étatiques, grenouillent avec les acheteurs et les collectionneurs qui utilisent l’art pour spéculer, faire des affaires, entretenir un marché qui permet , sous couvert de pratiques esthétiques, de blanchir leur argent sale, d’empocher de considérables plus-values, de croire appartenir au monde raffiné, intelligent, esthète, précieux, averti d’une élite, alors qu’ils représentent bien souvent la barbarie haut de gamme de nos mégapoles internationales - l’équivalent au sommet de petites frappes honnies par les régimes au pouvoir.
Le pire, c’est donc le néo-académisme, la révolution figée dans l’or de nouveaux palais, la constitution d’une caste de minoritaire se présentant comme majoritaires, la tyrannie au nom de l’idéal trahi, l’installation des avant-gardes dans l’immobilité du pompier d’aujourd’hui, la domination sans partage d’une poignée de satrapes autoproclamés agissant sur le principe de la juridiction d’exception, pratiquant l’exclusion, le bannissement, la radiation, l’anathème de certains en même temps que la promotion, la célébration, l’éloge, la commémoration des acteurs les plus serviles donc les plus utiles à la reproduction du système. ”

Ce livre cependant sépare le champ de l’art contemporain en deux parties bien distinctes : la première qui relève du nihilisme et qui se caractérise par la haine du réel, la substitution de la recherche à la trouvaille, l’égotisme autiste, la fétichisation de la marchandise, la religion de l’objet trivial, le goût du kitsch et la passion thanatophilique, etc., et la seconde qui propose une esthétique du cynisme au sens philosophique de Diogène, comme remède à ce tropisme vers les passions mauvaises, pour un retour à l’immanence, pour la déchristianisation de la chair, pour un dépassement de la pensée platonicienne, pour la promotion du corps faustien, pour la restauration de la valeur intellectuelle critique, pour une épiphanie du sublime.
Dans ce Manifeste pour un art cynique, l’auteur vante donc les mérites d’Andy Warhol, Von Hagens (qui plastifie des cadavres), Wim Delvoye (et sa fameuse Cloaca machine à fabriquer des excréments humains), Maurizio Cattelan ( et son Pape écrasé par une météorite ornant la couverture du livre).

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AU FOND, C’EST QUOI L’ART OFFICIEL ?


par Francis Parent



Parler d ’ « Art Officiel » revient à dire qu’il n’y aurait qu’un seul formalisme, dans la palette de toutes les expressions possibles, qui soit requis et promu par les circuits de légitimation de cette Officialité, c’est-à-dire ceux dépendant de l’Institution étatique, constituant ainsi, dans le champ artistique, une « doxa » gouvernementale au même titre que le « Journal Officiel » en est sa « doxa » dans le champ du politique.
C’est évidemment à la fois juste et moins juste dans la mesure où c ’est un peu plus compliqué que cela...

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Une “liberté” orientée vers la dominance

C’est juste quand on constate combien d’artistes d’aujourd’hui suivent cette doxa pour « être dans le coup », c’est-à-dire avoir plus de chance ( croient-ils ) d’être repérés par ces circuits dominants. Je ne parle évidemment pas de la petite poignée d’artistes « naturellement » habitués de ces lieux puisque ceux-là, en tant qu’ancillaires directs de l’Officialité, génèrent « naturellement » cette doxa, mais de la majorité des autres qui, bien qu’en en étant exclus, en copient jusqu’à satiété, dans d’autres circuits périphériques ( le « Salon Jeune Création » en est un des exemples les plus caricaturaux ) les modes, les façons, les tics essentiels, qui semblent justement en émaner. Et le pire c’est qu’ils le font « librement ». Enfin du moins le croient-ils puisque c’est cette liberté ( en trompe-l’œil ) qui fait accroire qu’il n’y a pas « d’Art Officiel » dans nos chères Démocraties.
Pourtant on connaît tous de multiples anecdotes qui, si quelqu’un s’avisait de les collationner et de les rendre publiques, prouveraient qu’en Art contemporain en tous cas, nous sommes plus proches de certains systèmes totalitaires honnis par ailleurs, que de cette pseudo Démocratie. Ainsi celle qu’un artiste ami m’a rapportée encore récemment; confronté à un responsable de FRAC avec qui il espérait réaliser un projet. Cet artiste, pourtant d’âge mûr et à la carrière reconnue pour sa large peinture figurative et expressionniste, s’est vu carrément expliquer par ce jeune histrion péremptoire —un de ces sinistres clones interchangeables si chers au Ministère— combien son travail était inintéressant et surtout dépassé, et bien sur ce qu’il convenait de faire pour remédier à cela... On connaît aussi et surtout les analyses politiques et idéologiques menées par nombre d’artistes « engagés » lors des années les plus radicales autour de Mai 68, et qui ont déjà largement démontré combien cette « liberté » octroyée était fallacieuse. Mais ces analyses, lumineuses, incontournables et indémodées (1) ont bien sûr été écartées par tous les circuits dominants, et donc majoritairement oubliées par les artistes eux-mêmes. Cette amnésie, fortifiée par le délétère des Temps actuels et son corollaire direct, la difficulté de rebâtir une théorisation comparable, rend ces artistes totalement incapables de comprendre combien ils sont assujettis aux « Appareils Idéologiques » ( dans le sens d’Althusser ) qui les conditionnent, les malléabilisent, les orientent « librement » dans le sens voulu par cette dominance.

Que faut-il à l’artiste pour être “contemporain ?

Ainsi pour qu ’un artiste « d’aujourd’hui » soit considéré comme « contemporain » ( la galéjade de supposés « Temps parallèles » chers à la Science-Fiction étant en effet devenue en Art, une « réalité » qui a rendu ces deux termes non pléonastiques ! ) on peut énumérer ce qu’il est « souhaitable » qu’il fasse dans sa pratique:
D’abord plutôt des « Installations ».
Ah ! ce terme « magique » et de plus en plus ubiquitaire ( et qui parle d’ailleurs bien à tous les « installés »... ) avec, dans les expos, ses aires de plus en plus proliférantes telle une maladie incurable, et dans les publications, ses litanies convenues d’énonciation débiles du moindre ingrédient les composant comme si l’importance de l’énumération garantissait l’importance de « l’Œuvre » !
Ou bien de la Vidéo.
Ah ! ces Vidéos dorénavant incontournables pour qu’une expo « contemporaine » soit digne de ce nom, avec ses petits écrans et ses magnétoscopes ( quand ils veulent bien marcher; imagine-t-on une expo de peintures avec de temps en temps un tableau retourné ? ) et / ou ses écrans à plasma ( encore plus chers, donc plus chics et encore plus « consacrants » ) et / ou ses vidéo-projecteurs dont les énormes images nécessitent d’immenses salles noires ( avec coûts de réalisation en conséquence (2) et donc preuve évidente que l’artiste en question ne peut être lui-même qu’ « immense » ), tous montrant des « Œuvres » qui peuvent durer des dizaines de minutes, voire même des heures, mais dont personne —sauf très rares exceptions— n’en regarde jamais plus que quelques secondes (3) tant —la plupart du temps— leur médiocrité est incommensurable, leur bêtise crasse, et surtout leur ennui d’une profondeur abyssale !
Ou encore de la Photo.
Ah ! ces Photos qui déferlent partout aujourd’hui, qu’en petits formats usuels on n’oserait même pas montrer dans une soirée familiale tant elles sont ( là encore pas toujours, mais très souvent... ) d’une banalité à pleurer, d’une vacuité sans fond, d’un inintérêt confondant, mais qui, grâce à leur agrandissement démesurément superfétatoire et, en général, à une perfection technique d’apparence acheïropoïétique ( c’est-à-dire qui semble ne pas être faite de mains d’Homme; cibachromes hyper glacés, jet-prints immaculés, aluminiums vitrifiés, etc. ) deviennent ces « Œuvres » aujourd’hui absolument incontournables sur les cimaises de la branchitude et donc de l’Officialité !
Ce pourrait même être de la Peinture.
Mais seulement sous certaines conditions extrêmement drastiques tant ce médium est aujourd’hui abhorré: en particulier que les codes classiques régissant cette pratique historique —et donc jugée « ringarde »— soient maîtrisés et désignés comme tels dans un deuxième, voire un troisième degré de connivence de savoirs. Car tout de même, on remarquera que dans les espaces de monstrations les plus « d’Avant-garde », il y a toujours, perdus au milieu d’amoncellements d’objets de tous genres et de vidéos caco-visio-phoniques, quelques-uns de ces « reliquats d’un autre temps », rares tableaux ou dessins, encadrés ou non et sagement accrochés: ils sont, et restent en effet les seuls et nécessaires objets sûrement identifiables aux yeux du visiteur désemparé, les seuls qui lui permettront de raccrocher au train de ce qui est connu et reconnu comme Art, le dernier wagon de ces pratiques extravagantes actuelles. Et ce, dans des lieux qui, autrement, risqueraient de passer pour de simples extensions du Salon du Bricolage ou de Parcs de jeux pour enfants handicapés...
Un seul type de peinture est systématiquement refoulé; c’est la peinture Figurative. En tous cas lorsqu’elle fait sens et a fortiori lorsqu’elle fait sens critique ou politique, voire même simplement, lorsqu’elle relève du sensible. Car même cette Figuration, sous certaines conditions ( figures représentées de façon non conventionnelle; microscopiques ou au contraire gigantesques, ou bien réalisées à l’ordinateur, etc. ,en tous cas toujours sans référent réellement critique et sans rapport au sensible ou à l’Humanité ) peut « passer »: en ce moment, par exemple, on voit beaucoup dans les publications et lieux « branchés », une Figuration inspirée des « Mangas » japonais, avec leur graphisme d’une mièvrerie affligeante et leur coloris doucereux. Avec bien sûr un troisième degré d’appréhension voulu, mais qui parfois peut rejoindre involontairement le simple premier degré tant leur kitsch décoratif et racoleur décliné en posters et en éditions multiples peut plaire au simple badaud qui en achète pour « décorer la chambre de la petite » comme je l’ai entendu personnellement dans une Galerie de cette rue « branchée » du 13ème Arrondissement, autoproclamée « d’Avant-garde » dans le milieu de l’Art contemporain.

D’autres critères entrent désormais en jeu

On voit donc que le critère d’assujettissement volontaire des pratiquants à une doxa formelle quelconque, s’il est indispensable pour que le système fasse accroire que nous ne sommes pas en régime totalitaire, est toutefois insuffisant pour une analyse plus « juste ».
Comment expliquer sinon que tel artiste, dans les années 80, et tel autre, plus jeune, dans les années 90 ( celui des années 2000, compte tenu du flou actuel, a plus de mal à émerger... ), furent, et restent, chacun les plus « Officiel » qui soit, alors que leurs formalismes sont ( apparemment ) totalement différents, l’un faisant des rayures de 8,7 cm partout où on lui dit de faire, l’autre faisant joujou avec des Régies-télé complètes ou des gribouillis infâmes et des installations pitoyables ?

C’est que d’autres critères entrent aussi en jeu, dorénavant plus que jamais :
-Economiques:
100 artistes de la « Jeune Création » ( ou d’ailleurs ) auront beau faire, à travers leur expression égotique exacerbée, du sous X, du sous Y ou du sous Z ( tous sécréteurs importants de la fameuse doxa ), la dominance artistico-économique qui ne peut fonctionner que sur des notions de « rareté » et « d’incomparabilité » —et non pas « d’abondance » et « d’équivalence »— ne permettra jamais à ces 100 clones d’intégrer ses circuits réservés. D’où les habituelles récriminations de ces derniers qui ne comprendront jamais comment, malgré leur allégeance volontaire, ils n’arrivent pas à faire partie de ces « élus »...
-Structurels :
Plus que ce qui est montré avec ses modes passagères, ce qui compte dorénavant, c’est ce qui « autorise » ces modes, c’est-à-dire les lieux et les « décideurs » « importants qui, grâce à leurs moyens « importants », matérialisent dans un syllogisme sidérant ce qui devient en conséquence « important ». Au même titre que dans le Capitalisme dominant, ce qui est « important » c’est la toute petite classe possédante pour qui le système fonctionne, au détriment de ceux par qui il fonctionne ( c’est-à-dire la très grande majorité des peuples... et qui n’ont pas grand chose à dire dans ce processus d’exploitation, sinon lors d’élections elles-aussi en trompe-l’œil puisqu’elles ne peuvent en aucun cas modifier la nature de ce système ! ), le « Monde de l’Art », lui, a sécrété et réussi à imposer ( de gré donc, grâce à tout cet « Appareillage » évoqué ) sa propre classe naturellement « importante », pour qui l’Art se résume à l’exercice totalement autarcique ( car ici, même en trompe-l’œil, pas question d’élections, et encore moins de droit de regard pour la masse concernée des artistes, publics, éducateurs, etc. ) de son propre pouvoir et à la gestion au mieux, non pas d’un hypothétique « Art en soi », coupé des contingences du Monde, mais au mieux des intérêts du Capitalisme lui-même qui permet le « libre » processus de circulation et de transformation de la « Valeur-signe » de cet Art, en « Valeur-marchandise » totalement monnayable.
Questionné il y a quelques temps sur le Marché de l’Art qui, alors, flambait sur quelques noms, Leo Castelli —un orfèvre en la matière puisqu’il était, à New York, le plus grand Galeriste du monde— répondait: « Il y a un choix qui se porte sur certains artistes et puis aussi un peu l’intérêt d’un groupe de collectionneurs, de Musées, ici ou ailleurs (...) l’intérêt se concentre sur certains noms (...) on ne comprend pas quelques fois ce démarrage, mais quand l’intérêt s’est fixé, alors le jeu de l’offre et de la demande joue un rôle très important » (4). Comment mieux ne pas dire que les choix ne sont pas directement fonction d’un formalisme donné, mais que, lorsqu’ils sont faits ( talent ? hasard ? favoritisme amical ou sexuel ? air du Temps ? ... ), beaucoup d’« intérêts » qui se « sont fixés », sont alors en jeu ( on aura évidemment compris de quels « intérêts » il s’agit... ), et qu’en conséquence, cette conjonction d’individus-prescripteurs —en d’autres termes; « le système artistique»— loin de toute considération purement artistique, historique ou théorique, fera tout pour que ces intérêts soient rentabilisés au mieux, comme dans toute autre entreprise capitaliste ?
-Idéologiques
A travers la pérennité recherchée par tous les moyens ( y compris grâce à des querelles formelles pipées d’avance comme on l’a vu dans la décennie précédente avec le fameux « débat » sur « L ’Art Contemporain »... ) de ce système artistique fallacieux qui tourne à vide sur lui-même, ce qui est en jeu, en fait, c’est la pérennité de l’autre système qui englobe celui-ci, c’est-à-dire la perpétuation acceptée du Capitalisme lui-même, qui permet l’ensemble de cette « exploitation » illusoire.. Et qui permet d’assigner aussi —de gré, encore une fois, grâce à l’étrange spécificité de ce milieu— à ces objets artistiques, le statut qui est devenu le leur aujourd’hui, c’est-à-dire non plus celui d’être, en tant que reflets de la complexité du Monde et des Hommes qui le transforment, des objets de connaissance et d’émancipation, mais d’être de simples signes de reconnaissance de Classe et des vecteurs irremplaçables ( car insoupçonnables dans leur soi-disant non rapport au Politique ) d’une complète soumission idéologique. Ce qui permet aussi la confiscation symbolique des richesses: D’abord bien sûr, celle monétaire, lorsque ce système légitimise le fait —via le registre du pseudo « sacré » de l’Art où il est « normal », grâce à cette autre supercherie, que des œuvres atteignent des prix invraisemblables— que des fortunes colossales ( qui donc pourrait acheter sinon ? ) puissent se bâtir pour quelques-uns grâce à l’exploitation « naturelle »,aussi bien de la grande majorité des Hommes que celle de la Nature. Ensuite celles « créatives » puisque, alors que les larges masses pourraient exprimer et / ou ressentir le spectre illimité de cette richesse créative et / ou cognitives grâce à une démocratisation réelle de la Culture, elles se voient au contraire maintenues ( en général ) dans une position de simples récepteurs formatés par les diktats idéologiques d’une Nomenklatura politico-culturelle qui ne se rend même pas compte qu’elle n’agit en fait qu’en valet de ce système économique plus globalisant.

L’Art Officiel, dans nos sociétés « démocratiques », sera donc toujours celui qui, dans le Fond, et pas seulement dans sa Forme, épousera sans sourciller les valeurs fondamentales du Capitalisme triomphant : dépolitisation,déshumanisation, exacerbation de l’individualisme, éradication du Collectif et du Social, aliénation morale, soumission idéologique, exploitation financière...
Et de ce point de vue, même si certains Formalismes actuels prédisposent plus que d’autres à ce « cahier des charges » de la « réussite », on aura compris que cet Art Officiel - là, aura encore longtemps du grain à moudre, aussi bien avec ces Formalismes connus qu’avec d’autres encore à venir...

Paris Avril 2003


- (1) Plutôt que de lire les pavés des « Ecrits » de Buren et autres textes « théoriques » actuels à la viduité époustouflante, les étudiants en Art et les artistes curieux devraient se pencher sur ces analyses contenues dans les « Bulletins de la Jeune Peinture », les « Rebellote », les « Curé Meslier », les livres du Groupe DDP, etc. Pour plus d’informations, cf. « Le Salon de la Jeune Peinture, une Histoire » de F. Parent et R. Perrot, Ed J.P., 1983.

- (2) La dernière expo du genre vue ce printemps au MAMVP était particulièrement gratinée: plusieurs centaines de mètres de couloirs aménagés en espaces aveugles vides et entièrement obscurs, afin de relier 3 salles tout aussi obscurcies qui présentaient 3 « installations minutieusement mises en espace », en fait 3 projections vidéos grand format totalement insipides « qui témoignent d’une grande économie de moyens » comme le disait, sans rire et sans conscience de la litote, le texte de présentation de « l’Œuvre » de cet artiste ( bien entendu ) Américain.

- (3) Lors d’une grande expo à Beaubourg où figurait une projection vidéo durant plusieurs heures, j’avais demandé à des amies hôtesses surveillant l’espace de projection de me tenir une petite statistique des durées de visualisation de « l’œuvre » par les visiteurs. Le résultat, extrêmement éclairant, est dit ci-dessus...

(4) Catalogue expo « New York » ARCA Marseille été 1985.

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Pour un humanité plus artistique,
pour un art plus humain

Un entretien entre Ladislas Kijno et André Parinaud






Ladislas Kijno et André Parinaud ont été des témoins et des acteurs importants de la scène artistique de la deuxième moitié du 20 ème siècle.
Ladislas Kijno, figure majeure des “ peintres des années 50 “ et qui a représenté la France à la Biennale de Venise en 1980, est aussi reconnu pour sa générosité de coeur, sa liberté de parole et son engagement humaniste.
André Parinaud a créé, après la guerre, le journal “Arts”, premier hebdomadaire français, arts- lettres- spectacles, puis le mensuel “Jardin des Arts”, puis l’émission “Forum des Arts “ sur France 2. Il a réalisé des centaines d’émissions radio et télévision et nombre d’entretiens historiques avec notamment André Breton, Colette, Salvador Dali, Gaston Bachelard, André Gide, Aragon, Chagall, Max Ernst, Samuel Beckett, Albert Camus...Toujours actif, lui aussi, dans de multiples domaines, il dirige actuellement le mensuel “ Aujourd’hui Poèmes”.
Publier l’entretien qu’ils ont bien voulu accorder à Artension n’est pas seulement une façon de leur rendre respectueux hommage, ou de rappeler ce qu’ils sont, ont été et représentent en permanence, mais c’est aussi une chance de bénéficier de leur vision panoramique et prospective de l’histoire de l’art et de l’humanité.
Ce dialogue entre eux a valeur de manifeste pour une nouvelle dimension artistique de la société future.

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“Il y a un autre évangile à inventer pour que l’homme retrouve son humanité.” A. Parinaud


“ Il est absolument nécessaire de mettre Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres.” L. Kijno



“Cette capacité ascétique qu’ont les artistes, dans leur élan vital vers la transcendance, de participer à une autre dimension du monde.” L. Kijno
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André Parinaud : Le problème historique fondamental qui se pose pour cette 27e civilisation qui est la nôtre, c’est que dans 20 ans nous allons être 10 à 12 milliards sur terre, avec pour chacun une durée de vie qui atteindra peut-être cent ans, avec donc une forte proportion de gens “retraités” et vivant encore plus intensément à l’approche de la mort. Il ne s’agit pas d’une révolution qui s’annonce, mais d’une inéluctable et nécessaire mutation de l’humanité.
Et je crois que cette mutation ne pourra se faire que si l’on prend en compte, si l’on redécouvre ce que les artistes ont manifesté, prouvé, démontré, depuis des siècles : cet élan vers quelque chose qu’on ne connaît pas, ce questionnement prospectif qu’ils ont mission existentielle de maintenir ouvert.
Les artistes ont certes toujours été plus ou moins utilisés comme prestataires au service des sociétés, mais malgré cela, ils ont toujours réussi à faire passer un message, au-dehors des codes sociaux, au-delà de ce réel apparent qui n’est que conditionnement conjoncturel. Ils nous ont toujours dit que, derrière les apparences, il y a d’autres réalités. Depuis toujours, ils recréent, inventent, projettent, déphasent, et nous introduisent dans un espace-temps qui n’est pas celui de la vitesse, de la force, du bruit et de la fureur
Les vrais témoins de l’évolution du monde sont eux, car ce sont les seuls, depuis que la lucidité et la faculté de transcendance sont arrivées sur la terre, à révéler que le réel n’est pas la vérité et qu’il faut rechercher celle-ci ailleurs, du côté des origines et de ce que l’on a perdu depuis la préhistoire.
L’art doit être réemployé, non pas comme une mystique ou un code contraignant, mais comme un diapason qui nous oblige à trouver un la et à inventer une musique différente.
Tout ce que nous avons mis au point depuis des millénaires, n’a aucun rapport avec la vérité future qui commence peut-être aujourd’hui, et qui n’a, on peut le proclamer, rien à voir avec les codes et valeurs du passé, qu’ils soient d’ordre scientifique ou religieux. Quand 12 milliards d’êtres humains cogiteront ensemble, vont se révéler des facultés nouvelles, des moyens d’adaptation que nous ne soupçonnons pas, mais qui s’inscriront, j’en suis persuadé, dans une dimension artistique.

Ladislas Kijno : Je suis tout à fait d’accord : le réel que nous voyons n’est pas la vérité. Ce n’est même qu’une infime partie de la vérité, de cette réalité profonde que j’appellerai réalité démiurgique. Nous en reparlerons certainement. Pour le moment, je voudrais revenir sur le chiffre ahurissant de 10 à 12 milliards d’êtres humains dans une vingtaine d’années sur notre planète. Cela va nous poser d’énormes problèmes de cohabitation sereine, surtout avec les armes de destruction massive, les satellites espions, le développement exponentiel de la robotique, du clonage, de la bionique, et de l’internet, sans compter les variations climatiques, la pollution atmosphérique et l’accumulation des déchets ! Comment pourrons-nous dans un tel chaos, sauver notre vie intérieure, sauver l’Amour avec un grand A, sauver “l’oeil du Voyant” de Rimbaud ? Il nous faudra beaucoup d’énergie , de vigilance, de courage, pour que cette vague démographique, dangereusement déferlante n’efface pas, sous ses rouleaux destructeurs, les premiers pas de l’homme, les traces sacrées de l’homme, les cicatrices, les lumineux fossiles de notre préhistoire, sans lesquels il n’y aurait pas de survie possible pour notre humanité. A moins que nous n’acceptions de redevenir des humanoïdes... Nous refusons, nous les artistes, d’envisager d’accepter une telle éventualité eschatologique.
Notre vocation, notre mission est de créer les hiéroglyphes du futur, dans l’esprit de tous nos initiateurs, depuis Lascaux. C’est-à-dire entre l’infiniment petit des êtres et des choses qui nous entourent et l’infiniment grand du cosmos, où nous devons les réintégrer.
Giordano Bruno, au prix de sa vie, Pascal, dans les fulgurants labyrinthes de ses Pensées, ont témoigné avec ardeur des interférences de cet espace-mystère.
Il serait opportun que les responsables de l’Education Nationale prennent rapidement conscience de ces problèmes et accordent enfin autant d’importance dans les études et au baccalauréat, aux arts et à la littérature, qu’aux mathématiques et aux sciences économiques. Enseignants, syndicats, responsables politiques, doivent prendre conscience que, dans le difficile combat pour l’avenir de la société, il est absolument nécessaire de mettre Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres.

A.P. : Les artistes ont survécu à tout, à la foi politique, à la foi religieuse, à la gloire, à la puissance, en préservant leur singularité, leur marginalité, leur capacité permanente de retour aux sources. N’importe quel être humain obéit au doigt et à l’œil, craint la punition... l’artiste, lui s’en moque.
Cette singularité des artistes, on ne la connaît pas assez. Le temps est venu de les découvrir, de connaître les fonctions de leur esprit, la variété et la richesse de leurs sensibilités, ce qu’ils représentent en terme de ressourcement. Profitons-en !
Il faut, pendant cette période de transition qui va durer encore 20 ans, que nous ayons la capacité de les connaître, de les comprendre, de les apprécier et de voir tout ce qu’il y a d’extraordinaire chez eux. Quelles sont les aptitudes que l’on peut développer grâce à eux. Où nous emmènent-ils ? Qu’est-ce que ça veut dire cette “autre” réalité ? Le langage complexe du monde artistique est celui de l’humain... Il faut le proclamer officiellement, le célébrer.

L.K. : Revenons donc à la problématique de cette réalité qui a hanté les esprits des penseurs, des philosophes, des scientifiques depuis le “Mythe de la caverne” de Platon et son fameux théâtre d’ombres et d’illusions, jusqu’à “La pensée et le mouvant” de Bergson, en passant par Héraclite, Spinoza, Hegel, Descartes, Kant, Auguste Comte et son utopique “Positivisme”, Nietzche, Freud, Einstein avec le séisme de son, E=MC2. Que percevons-nous donc de la vérité ? Nous ne percevons probablement pas grand chose. Peut-être de 1/5 ème de l’iceberg émergé, alors que les 4/5 èmes sont sous le niveau de la mer, de plus en plus loin de nos sensations existentielles quotidiennes. La plupart des gens surfent à la surface des vagues autour de la partie émergée cet iceberg tabulaire... Les artistes,eux, les peintres en ce qui me concerne, plongent en apnée, sans aucune protection, le long des parois de la partie cachée de l’effrayant bloc de glace, vers ces “ASSISES DU MONDE” dont parle Cézanne, jusqu’au plus près du noyau central de cette fameuse vérité. Alors, l’oeil du Voyant de notre génial Arthur Rimbaud s’allume brusquement comme les phares du sous-marin des grandes profondeurs. Apparaissent alors, de l’autre côté de vitre, d’abyssales et hallucinantes galaxies, des planctons magnétiques, des sinusoïdes de courants volcaniques, des marées motrices, un va et vient constant qui donne le vertige. Tout cela bouge, tout cela craque, tout cela se reconstitue en un ballet fractal... Et il va falloir en rendre compte sur la surface à deux dimensions du tableau, dans le prochain poème ou dans les cinq lignes d’une portée musicale. La remontée à l’air libre, sans palliers de décompression, est d’une incroyable difficulté. Il faut reprendre conscience et souvent les poumons éclatent comme ceux de certains poissons des tropiques... Et je me demande si on ne pourrait par trouver là une des explications possibles des suicides de certains peintres.
Depuis très longtemps, je répète que la peinture est un métier qui tue : d’une façon ou d’une autre il faut y laisser sa peau. Nous sommes loin des élucubrations du Loft-Story, de la culture, des hit-parades bidons, des académies - stars ; loin, très loin de ce temps accéléré du spectacle-people qui met en péril le temps ralenti de la spéléologie mentale des vrais créateurs.
Notre vieux maître Jacques Villon répondait invariablement à ceux qui lui demandaient ce qu’il y avait de plus difficile dans la peinture, que le plus difficile c’était : “ LES 60 PREMIÈRES ANNÉES”.

A.P. : Je voudrais insister sur la fonction existentielle des artistes. Ils ne sont pas seulement des marginaux qui ont survécu, grâce à cela, aux lois mystiques et fascistes des sociétés : ils sont là avec leurs œuvres qui nous disent que la réalité n’est pas ce qu’on croit, mais autre chose... Mais de quoi parlent-ils ? Quelle est cette singularité ? cette capacité à émouvoir avec des différences ?
Je ne sais pas ce qui va se passer, je dis seulement que lorsque nous serons 12 milliards d’individus, nous ne seront plus les mêmes, que chaque individu ne sera plus le même et que dans cette perspective les artistes sont importants.
Nous vivons dans une temporalité des montres, des horloges, des calculs savants qui est totalement fausse. Et c’est cette capacité qu’ont les artistes à échapper à cette fausse temporalité, qui nous permettra de comprendre autre chose;
Cet élan vital qui conduit l’univers entier, cette volonté d’expansion qui est la vraie loi de toutes les autres, cette force qui régit les mouvements de la matière, ont rendu possible l’existence de l’être humain et de sa capacité de transcendance. Le peintre et le poète portent cet élan vital grâce à qui nous restons vivants. Il faut non seulement proclamer cela, mais le célébrer dès l’école. Percevoir la temporalité dans son élan, c’est une capacité ascétique de participer à une dimension du monde qui nous est normalement refusée. Il faudra mettre au point un nouveau code des comportements mentaux, dans tous les domaines, qui doit nous permettre de vivre autrement.

L.K. : André, tu tends de plus plus fort la corde de notre arc... Il va falloir que je ne rate pas mes cibles. Je tiens comme toi à mettre l’accent sur la capacité ascétique qu’ont les artistes, dans leur élan vital vers la transcendance, de participer à une autre dimension du monde et à une conception de l’espace plus panoramique. A ce propos, je voudrais dire quelques mots des longues conversations que j’ai quelquefois avec mon ami Patrick Baudry, qui a réalisé cette fameuse mission sur Discovery en 1985. Je lui ai dit une fois, avec un peu de provocation: “ Patrick, tu as tourné 17 fois par jour dans l’espace autour de la terre, eh bien moi, je tournais mille fois peut-être autour de ma toile, dans l’espace de mon atelier”. Il a très bien compris ce que je voulais insinuer et je dois dire qu’il s’est vachement marré. A première vue, il est évident qu’il ne semble pas y avoir beaucoup de points communs entre ces deux espaces. Mais qui en est sûr, qui peut en apporter la preuve ? Baudry, très passionné par ce genre d’énigme, m’a même révélé qu’une certaine “anima poetica” se développait quelque fois dans la conscience de certains cosmo-spatio-astronautes, quand ils regardaient la planète bleue à travers le hublot de leur terrifiant engin, et cela depuis Gagarine. Personnellement, j’ai toujours eu l’impression en peignant que je me baladais de planète en planète, comme dans le “ Micromégas” de Voltaire. Que puis-je vraiment en dire de l’espace ? Je pense que l’espace est élastique, constamment en expansion, en rétraction, créant ainsi de plus en plus de vide dans la matière stratifiée, dans les protubérances de la polymatière. Ce qui importe, quand je peins, quand je dessine, c’est le vide entre les choses, le rapport que les objets établissent entre entre eux et entretiennent avec nous. Dans ce vide qui est la matrice de toute notre création , de toutes nos implications au cœur de cette nébuleuse à la lumière de mercure, le plus près possible du trou noir de la poésie où les fameuses énergies immanentes et transcendantales échangent leur semence, dans ce vide-là, donc, se révèlent à nous des transmissions secrètes des formes et des forces inconnues qui nous apporteront peut-être quelques éléments pour l’élaboration de ta nouvelle “Charte du futur”, André, et nous donneront un début de réponse à l’angoissante question de Gauguin : “D’OÙ VENONS-NOUS, QUE SOMMES-NOUS, OÙ ALLONS-NOUS ? “


A.P. : Bien des dangers nous menacent en effet. C’est vrai que tout ce qui peut nous égarer de nous-mêmes doit être dénoncé avec force, mais avec précaution aussi, car il ne s’agit pas de briser les ordinateurs, de nier l’utilité du progrès scientifique. Il s’agit seulement de dire : “faites attention, vous n’êtes plus humains”. Car l’humain, pour conserver sa capacité de transcendance, doit rester attaché à ses sources. Or la transcendance n’a pas d’explication scientifique rapide : c’est une force lente qui naît des origines et qui maintient la permanence de l’élan vital.
Il faut qu’apparaisse un nouveau code, aussi impératif que celui des religions du passé, qui permettait aux moines d’exister. On n’a jamais étudié vraiment la raison profonde de l’ascèse monacale, qui faisait qu’un individu pouvait se rapprocher d’une unité, d’une vérité intransposable. Malheureusement, ce qui était la vérité aux 12e et 13e siècles n’est plus aujourd’hui qu’une espèce de plaisanterie, un jeu de théâtre.
Notre conception actuelle du progrès est inadaptable au progrès futur. Le développement de la civilisation d’aujourd’hui, mélange de mysticisme, d’économique et de politique, se fait sur l’anéantissement de la richesse intérieure.

L.K. : Je partage ton analyse, André. Il y a une immense zone d’ombre sur la connaissance de l’ascèse monacale et sur les mystiques de toutes les croyances. Temples Zen au jardin de pierres, sur le sable ratissé de Rioyan-Ji, stupas de l’impressionnant monument bouddhique de Boro-Budur, parois verticales du Mont Athos, chants incantatoires des Moines de Solesme, mystiques connus et inconnus des quatre continents qui ont ensemencé nos civilisations de leurs graines indestructibles, les pères du désert, Siméon le stylite, Jean de la Croix et sa “nuit obscure”, Thérèse d’Avila dans son “ château intérieur” folle amoureuse de son Jésus de Nazareth, François d’Assise parlant aux oiseaux, Lao-Tseu, Rabindranath Tagore, derviches tourneurs, Erasme, Gandhi, Dogons, chamans, on n’en finirait pas... Qu’ont-ils en commun, ces moines et ces mystiques ? Je ne peux être que très prudent, tant le brouillard est épais : ils ont probablement une très grande force de concentration, un besoin débordant de contemplation et de dépouillement, un sens aigu de l’absolu, du “ tout ou rien” comme l’exigeait Saint Jean de la Croix, encore lui, et je me demande si je ne peux pas faire allusion ici à cet autre mystique, Pablo Picasso, espagnol lui aussi, qui me disait un jour à Vallauris : “Fais attention, Kijno, vous les jeunes , il vous en faut toujours trop pour faire un tableau, si tu ne sais pas faire tout de rien, tu ne feras rien du tout. Donne-moi un bout de papier et un fusain et je te refais le monde”. Le temps m’a fait comprendre à quel point il avait raison. Je te refais le monde ... ce monde où coule le Sang des Poètes comme le chantait Jean Cocteau, son ami.
Comment voulez-vous que ce langage puisse être compris par ces terroristes de la spéculation, qui envahissent le monde de leurs virus destructeurs, ce “Tout économique” qui transforme, sous de subtils camouflages, le moindre des gestes humains et même le merveilleux sourire des enfants ?

A.P. : Il me semble évident que cet élan du futur existe en tant que force potentielle, mais n’existera pas si on ne l’invente pas. Sans l’homme, l’univers n’a pas de vision. Sans transcendance, il n’y a pas de futur.
Jusqu’à présent, il y a eu des agglomérations, des organisations d’énergies végétales, matérielles, humaines depuis 3 milliards d’années, mais ce n’est que peu de chose dans l’histoire de l’univers. Aujourd’hui, quelque chose d’inouï est en train de se produire. Il faut inventer le temps. Les sources originelles qui nous sont transmises par les artistes et surtout par eux, n’ont de sens que si nous savons les transformer, les rendre vitales et les conjuguer avec les forces de l’univers. Et quand nous serons 13 milliards d’individus, il se passera ce phénomène extraordinaire, de la combinaison des forces des esprits pour réinventer le temps, le temps vital, existentiel et cosmique.
Nous sommes arrivés à une limite d’évolution où ce ne sont plus les combinaisons matérielles qui comptent. Il faut maintenant rentrer dans une phase inouïe de transmutation et de paradoxe qui ne peut se réaliser que par conjonction des transcendances. Il faut concevoir une intelligence de la temporalité pour l’inventer constamment au niveau des exigences cosmiques. Il faut que nous connaissions l’avenir de la terre, des étoiles. Que doit devenir l’univers ? La transcendance répondra.

L.K. : Que doit devenir l’univers ? Je n’ai pas, André, ton érudition scientifique. Que puis-je faire en ce cas avec mon petit bout de papier et mon fusain ? J’ai plutôt été toute ma vie, si je puis dire, un théologien de l’incertitude, et cela depuis mon adolescence chrétienne. J’ai toujours avancé, les mains en avant comme un aveugle, dans les brumes du doute, et d’ailleurs, j’inquiétais beaucoup un de mes confesseurs qui me dit un jour sans ménagement que plus tard je tournerai mal. Avait-il tort ou raison ? Foi du charbonnier de ma vieille mère, athéiste, polythéiste, panthéiste, animisme, gnostique, agnostique, idéaliste, matérialiste, polymatérialiste, croyant, incroyant... Je respecte profondément ces différentes formes de pensée et je crois pouvoir dire que je les ai pratiquées à peu près toutes, plus ou moins, à un certain moment de ma vie. Par contre, j’ai toujours été opposé à toutes les formes d’intégrisme et à l’utilisation de la religion à des fins politiques : “ Les religions d’Etat”.
Mais revenons à l’univers : je ne pourrai t’en parler que sur le mode de la métaphore et de la parabole qui est mon mode d’expression habituel. Par exemple : J’ai l’impression que nous naissons au milieu d’un immense désert, avec, autour de nous, des milliers de morceaux éparpillés à l’infini. Le sens de notre vie serait de récupérer ces morceaux, avec amour, avec passion, et de les réintégrer dans l’éternelle mosaïque cosmique, où notre société serait éventuellement capable de réaliser, comme tu le propose, cette CONJONCTION DES TRANSCENDANCES. C’est d’ailleurs tout le sens de la lettre du Voyant de Rimbaud : “Je est un autre. Je dis qu’il faut être voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens... Trouver une langue... Cette langue sera l’âme pour l’âme résumant tout, parfums, sons, couleurs de la pensée accrochant la pensée et tirant. LE POÈTE DÉFINIRAIT LA QUANTITÉ D’INCONNU S’ÉVEILLANT EN SON TEMPS DANS L’ÂME UNIVERSELLE”. Quel prodigieux visionnaire, ce voleur de feu aux semelles de vent !
Et si plus près de nous, l’univers était celui de l’astéroïde du Petit Prince de Saint-Exupéry : “DESSINE-MOI UN MOUTON...”. Et si ce mouton avec l’oeil du voyant était notre guide, notre sherpa aux ailles d’ange, dans cette conquête de l’espace de l’âme, dont parlait Malraux. A ce propos, il a dit que “ l’art est un supplément d’âme ”, je crois plutôt que l’art est l’âme elle-même... Nous n’en finirions pas d’épiloguer sur ce thème.
Pour conclure, pardonne-moi André, de prélever encore dans mes vieux carnets de route à propos de cet espace de l’âme. Dans cet espace, “tout en moi se met soudain à osciller, à vibrer dans les courants contradictoires qui jaillissent de partout. Mon être tout entier devient vision et signe, comme l’aèrolithe devient feu et trace lumineuse au contact de l’univers. C’est tout cela qui s’inscrit sur ma toile, en un certain moment de l’aventure humaine, comme les signes repères, comme les codes, ( tes fameux codes du futur ) les balises, les emblèmes de la liberté du monde”. J’écrivais ces choses peu de temps avant Mai 68. Je le réaffirme aujourd’hui comme un projet de manifeste contre tous les fascismes et intégrismes de tous bords.


A.P. : Il faut concevoir une sorte de nouvel évangile, de nouvelle bible. Je crois qu’en ce début de millénaire commence une aventure extraordinaire, qui n’a pas de référence et c’est en cela qu’elle est singulière et dangereuse parce que toutes les formes du pouvoir vont combattre cette recherche de nouvelles voies, qui ne représentent rien d’utile dans notre système actuel de références.
Mais, dans le futur, on verra que cette recherche de dépassement avait un rôle.
Comme le dépassement de la matière originelle vers la vie animale, comme le dépassement de la vie animale vers l’intelligence humaine.
Qui a peur en moi de cette aventure, est-ce que c’est mon cerveau ou est-ce que c’est ma vie ? C’est ma vie bien sûr. Mon cerveau n’a jamais peur.
J’ai été condamné à mort pendant la résistance. Le geôlier qui me détestait a ouvert la petite porte de la cellule et a dit : “Parinaud, demain t’es mort”. Or, dans la nuit, ils ont bombardé la prison et j’ai été sauvé. Je n’ai plus donc plus peur dans ma tête et ce qui peut avoir peur en moi, c’est mon corps.
Je le répète : nous avons maximum trente ans pour faire passer le message. Nous sommes passés de 2 milliards d’humains à six milliards en un siècle. Dans trente ans, il y aura un état limite à partir duquel nos valeurs, nos modes de fonctionnements ne pourront plus opérer. Il y a donc un autre évangile à inventer pour que l’homme retrouve son humanité.











Le texte de cet entretien, recueilli le 8 mars 2004 par Pierre Souchaud, a été revu et amendé par Ladislas Kijno et André Parinaud.

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André Parinaud est né en 1924 à Chamalières (Puy-de-Dôme)
Licencié ès lettres, Agrégé de philosophie
- 1950-1967 : Directeur et Rédacteur en Chef de l'Hebdomadaire "Arts"
(premier hebdomadaire artistique français — lettres, arts, spectacles)
- 1967-1985 : Directeur-Rédacteur en Chef de la Revue d'Art "La Galerie — Jardin des Arts"
- 1973/1974 : Concepteur producteur de l'émission "Forum des Arts", magazine bimensuel de 50 minutes sur Antenne 2
- 1975 : Fondation de l'Académie Nationale des Arts de la Rue
- 1976 : Président et Co-Fondateur, avec Jean Lescure , du Festival International du Film d'Art (FIFA).
- 1978 : Concepteur producteur de "L'Aventure de l'Art Moderne", 13 films de 52 minutes pour Pathé et FR3 (diffusés dans 11 pays)
- 1989 : Co-Fondateur du Comité d'Organisation du Marché International du Film d'Art, Culturel, Scientifique et Pédagogique (COMIFAP), avec 30 organisations.
- 1998 : Président du Salon International de l’Affiche
- Depuis 1989 : Expert Consultant à l'Unesco
- Depuis 1997 : Délégué Général de ADC-Nouveau Millénaire-UNESCO
- Depuis 1996, Président de l’Association " Au Rendez-Vous des Poètes " et
- Depuis 1998, Directeur-Gérant, Rédacteur en Chef du journal " Aujourd’hui Poème "

Nombreux ouvrages artistiques publiés, dont :
- Histoire du Surréalisme — "Entretiens avec André Breton", (Editions Gallimard)
- "Comment on devient Dali" (Editions Robert Laffont)
- "Guillaume Apollinaire - Relecture et Biographie" (Éditions Lattès)
- "Colette - mes vérités" (Éditions Écriture)
- "Gaston Bachelard - Relecture et Biographie" (Éditions Flammarion)
- "La Dénonciation – Fin d’une société de mensonge – Pour la Révolution du Sens" (Éd. Anne Sigier)

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Quelques notes biographiques sur Ladislas Kijno

Né en 1921 à Varsovie. Naturalisé français.
Dessine et peint dès son enfance tous les personnages et les objets qui l’entourent.
De 1941 à 1947, études de philosophie à la Faculté Catholique de Lille, entrecoupées de plusieurs séjours en sanatorium. Se lie d’amitié avec son professeur l’abbé Vancourt, grand résistant, avec Jean Grenier et Gabriel Marcel.
A toujours travaillé à contre-courant des modes et des systèmes officiels.
Fait partie de ceux qu'il est coutume d’appeler “Les peintres des années 50”.
Rencontre André Parinaud ces années-là.
Germaine Richier, dont il commence à fréquenter l’atelier dès 1947 et qui aura sur lui une très forte influence, lui conseille, avec René de Solier, de se consacrer définitivement à la peinture.
1949-50 : peint une “ Cène” pour la crypte de l’église d’Assy, où éclate un prodigieux renouveau de l’ “Art Sacré”.
Il entreprend alors une longue navigation solitaire à la découverte de nouveaux territoires, comme celui des vaporisations avec caches et celui des papiers froissés dont il avait fait ses premières expériences en 1943.
En 1957, Dor de la Souchère l’expose, après Atlan, dans son Musée Picasso d’Antibes.
En 1980, à la demande de Gilles Plazi, il présente à la Biennale de Venise, dans la grande salle du pavillon français, les trente stèles monumentales de son “Théâtre de Neruda”.
DE 1989 à 1995, il travaille en Polynésie dans le cadre de “l’Atelier des tropiques “ au Musée Gauguin de Tahiti que dirige Gille Artur. Voyages d’études aux Marquises et à l’Ïle de Pâques.
Nombreuses expositions, rétrospectives partielles, dans des musées, centres culturels et galeries en France et à l’étranger.
Dans les années 1990, réalise, avec une importante équipe de maîtres-verriers, la rosace de la cathédrale Notre Dame de la Treille à Lille, à la demande de Monseigneur Vilnet et de l’architecte Pierre-Louis Carlier, dans l’audacieuse structure métallique de Peter Rice, avec l’imposant portail de Jean Clos.
En 2000, grande rétrospective de l’oeuvre de Kijno depuis ses débuts au Palais des Beaux-Arts de Lille : Arnaud Brejon de Lavergnée conservateur, Renaud Faroux commissaire avec l’assistance de Sylvie Acheré.
Kijno figure dans de nombreux dictionnaires et dans les livres consacrés aux années 50, notamment ceux de Gérard Xuriguera, Lydia Harambourg et Jean-Louis Ferrier.
Une importante monographie sur Kijno a été éditée par le “Cercle d’Art” à Paris en 1994.

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Art contemporain, caviar et tarama : là où la “classe” ne fait pas lutte.

Par Amélie Pékin


Les élus politiques ne veulent pas non plus cracher dans la soupe..., ni dans la boisson des vernissages.

Tout se passe comme si l’”art contemporain”, conceptualo-installationniste et biennalisant à tout va, était devenu un champ clos, a-politique, a-humain, une bulle satellisée, à mille lieues du sens commun et des effets de la gravitation terrestre; un monde détaché du réel, où tout est permis, où les notions de bien de beau, de digne, n’ont plus de sens...Un espace de vide éthique, esthétique, juridique, où tout ce qui est faux, honteux, odieux, absurde, ridicule, disqualifiant dans tout autre domaine de la vie sociale, devient miraculeusement objet de culte de promotion, de publicité, de commerce, d’enjeu culturel majeur...Un territoire de non-sens et de non-droit, de totale dérogation à toutes les règles, y compris les siennes...Un mode où la gravitation terrestre est remplacée par une autre accélération: celle de l’inepte de type albanais du temps d’Enver Hojda.
Pas étonnant donc que la plupart des gens choisissent, devant cette mise en abîme de l’aberrant, de se taire , de se voiler la face , d’éviter de comprendre son fonctionnement, de considérer cela comme une fatalité, un tabou, une grande déraison d’état à laisser aux seuls spécialistes...Par prudence donc, par peur d’être ringardisés ou renvoyés dans le camp des réactionnaires d’extrême droite (“les anti-art contemporain sont des mal-appris, des ploucs lepennistes, qui, comme les nazis naguère, brûlaient l’art dégénéré” répètent à l’unisson les penseurs officiels, réalimentant ainsi leur répertoire et leur fonds de commerce...car le commerce de la fausse distinction de gauche est l’allié objectif de la vraie vulgarité d’extrême droite).

Ainsi l’”art contemporain”, par sa posture méprisante, par son aspect terrifiant, par son insovabilité intrinsèque, dissuade -t-il toute attaque, décourage-t-il toute remise en question, devient-il l’objet d’un consensus muet et mou autant à droite (hors les extrêmes précités) qu’à gauche, anihile-t-il toute polémique à son endroit et échappe-t-il finalement à tout contrôle extérieur:
- contrôle des artistes d’abord, puis qu’il a généré les siens, peu nombreux certes mais redoutablement efficaces en terme d’occupation de terrain.
-Contrôle du public, puisqu’il n’a besoin ni de la présence, ni de la reconnaissance, ni de l’ argent de celui-ci.
-contrôle de responsables administratifs et des élus politiques - pourtant dispensateurs de l’indispensable manne publique - puisqu’ils sont dépassés par un phénomène qui leur échappe, infantilisés, déresponsabilisés à tous les niveaux, compromis dans la même galère; puisqu’ils ne veulent pas non plus cracher dans la soupe -ni dans la boisson des vernissages - où scier la branche qui les soutient; puisque, dans le meilleur des cas, ils préfèrent fermer les yeux sur une bizarrerie plutôt rigolote, dont une majorité d’électeurs se contrefout et dont le budjet national ne représente guère plus que le coût de l’aplatissement d’un mirage 2000 ayant gobé un volatile empaillé de Damien Hirscht.

Mais au-delà de cela , l’encore-encore plus confondant, c’est que ce problème d’hégémonie du mécanique sur l’humain, qui a pourtant à voir avec la problématique dominants-dominés, avaleurs-avalés, exploiteurs-exploités, décérébrants-décérébrés; qui peut donc aussi être abordé en termes de lutte de classe (puisque cet art contemporain est bien un art de classe), ou d’analyse matérialiste (puisque les mécanismes de l’aberrant sont parfaitement démontables)...ce qu’il y a donc de maxi-maxi consternant donc, c’est que, malgré l’évidence de cette nature politique du problème, aucun des partis politiques traditionnels de gauche ne s’en soucie vraiment...La droite , passe encore... Mais la gauche tout de même?

Oui la gauche...Non seulement elle ne veut pas en entendre parler, “hors sujet, circulez, y a rien à penser”, mais:
1- c’est bien elle qui balance le plus méchamment ceux parmi les siens qui osent critiquer l’”art contemporain”, dans la fosse puante des réacs d’extrême droite!...Inoui, non?
2-c’est bien le très socialiste PS (un brin caviar certes), qui a installé avec le flamboyant Jack Lang, ce dispositif étatique unique au monde de promotion de l’art internationaliste capitalisto-américain, lié aux grands réseaux spéculatifs mondiaux et qui écrase la vraie richesse artistique nationale (Tout en hurlant bien sùr à l’exception culturelle française).
3- C’est bien le très humaniste PC (un brin tarama certes), qui s’approprie très souvent, à travers certains de ses critiques d’art , la culture “de haut niveau” et l’art qui va avec, comme signes d’appartenance à une classe qui n’est pas la sienne, en oubliant que cet “art contemporain” est complètement surdéterminé par les systèmes impérialistes qui le produisent, et que ces systèmes-là, ce serait à lui, de les démonter.
4-C’est bien la très révolutionnaire LCR (un brin pétard certes), qui reste influencée , en matière de réflexion sur l’art, par certains militants, vieux chevaux de retour post-soixante-huitards de l’époque mao-support-surface, incontinents de la rhétorique révolutionnariste, ténors de l’incantation anti-bourgeoise, sophistes multicartes , virtuoses de la glose artistico-subversive. Cette glose qui est récupérée depuis bien longtemps par les appareils artistiques dominants et leur permet donc simultanément de bénéficier des avantages des dits appareils.
5- C’est bien le très alternatif parti écologiste (un brin tisane de romarin certes) qui ne comprend pas pourquoi la plupart des artistes sont leurs alliés naturels dans leur quête d’un autre monde respectueux des hommes et de leur environnement.

Cet énorme paradoxe qui fait que cet art “contemporain”, parfait produit d’une classe dominante et d’une logique néo-libérale, se voit ancré plus à gauche qu’à droite, reste donc un problème à résoudre...


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Pour une critique qui trique !

Par Amélie Pékin

Les tartines pleine page que les envoyés - spéciaux - pigistes - chroniqueurs - d’art ( non pas gros, mais petits niqueurs selon Francis Parent) des grands journaux sont contraints de fournir au sujet d’expos officielles conceptualo-installationnistes, sont d’efficaces anihilateurs de libido artistique pour eux et leurs lecteurs. La critique, en l’occurence, est plutôt un rituel qui consiste à balancer mollement l’encensoir pour en produire une sorte de fumée à vertu émolliente et décérébrante propice à la célébration passive de ce culte du rien planétairement institutionnalisé. Tout cela est d’une désespérante vacuité, d’une triste flaccidité.
On rêve d’une critique plus dure, énergique, constructive et érective, qui n’aurait pas fonction de ramollir les sens et l’esprit, mais qui, au contraire, stimulerait la réflexion en apportant une véritable information ; en allant, si j’ose dire, au fond de son sujet, jusqu’à la matrice même où s’élaborent les événements artistiques présentés.
Ce serait un véritable travail d’investigation, d’explication ou d’élucidation, non pas d’un mystère, mais du fonctionnement tout bête de la machine en amont de ce qu’elle donne à voir et à commenter.
Ainsi le commentateur d’art, au lieu de nous enfumer la tête de ses incantations abracadabrantesques, ferait mieux de nous dire pourquoi il a été envoyé là plutôt qu’ailleurs, combien de coups de téléphone il a reçu de l’attaché (e) de presse, si la bouffe du repas de presse était mangeable ou non ( ceci déterminant son humeur à dire du bien ou non de l’exposition attenante ), le montant et l’origine du budget de l’opération, la part réservée à la communication, les où-quand-comment de la prise de décision, les stratégies marketing, les plans - médias, les plans - cul, les renvois d’ascenseur, les liens entre les différents intervenants, les enjeux divers, etc.... Bref, tous facteurs sous-jacents à l’ineptie de la chose qu’ il est tenu par habitude de badigeonner de sa très dissuasive et débandante rhétorique... Mais il est bien évident que, s’il faisait cela, c’est la branche sur laquelle il est installé qui s’en verrait affectée d’une dangereuse déturgescence.



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Faut-il de la critique d'art ?

Par Raymond Perrot

Nous allons sans aucun doute vers une interdiction pure et simple de la critique d'art. A moins qu'elle emprunte des voies qu'il est difficile de prévoir aujourd'hui.


Le critique d'art, en son domaine, est un chercheur. Mais devrait-il à partir de là revendiquer un statut de "chercheur" ? On ferait sans doute peur au critique en le considérant comme un scientifique. Est-ce un intellectuel ? La notion d'intellectuel est tellement combattue actuellement, tellement rejetée parce qu'elle est marquée d'un "signe à gauche" (si ce n'est pas d'un signe "d'ennui"), que là aussi celui qui se livre à l'examen des productions récentes en art ne voudrait en aucun cas faire savoir qu'il a une quelconque idée politique sur le tout culturel.

Que cherche-t-il, en fait ? Le sait-il lui-même ? On peut dire qu'il ne le saura que plus tard, qu'à la fin, lorsque des centaines d'articles attesteront qu'il y avait un fil rouge dans son intérêt pour telle ou telle forme d'objet, pour telle matériologie, pour telle réponse sensible au réel. Il existe un lieu, Les Archives de la Critique d'Art, créées au début des années 90 (1), censé contenir tous les écrits sur l'art. Lieu de recherches adéquat, si l'on voulait distinguer au plus fin ce qui appartient à la mode fugace (par exemple, un prosélytisme pour "l'art contemporain") de ce qui appartient à l'esthétique en tant que science et à "l'amour de l'art" en tant que symptôme. Car, dans le regard du critique, il n'y a pas seulement de l'idéologie dominante mais aussi son histoire personnelle, sa formation, son second métier... et, à ne pas négliger, sa manière d'écrire, sa volonté de style.


symptôme et/ou métier

Pas simple de séparer "le symptôme" du "métier". On pourrait dans un premier temps reconnaître "un critique" (la profession s'est féminisée mais je garderai le masculin pour maintenir un discours généraliste) d'une part à son intérêt pour l'art, d'autre part à ses effets de style toujours sur l'art. Comme s'il y avait, comme s'il devait y avoir, un lien structurel entre une esthétique de l'écriture et une esthétique des objets. Et, souvent, l'impression reste que c'est bien ce qu'a voulu le critique : faire toucher par l'emploi de certains mots et la tournure des expressions un peu de la substance signifiante de l'œuvre considérée. Style heurté et populaire pour telle production naïve ou brute, style superlatif et lyrique pour telle production baroque et barbouillée...

Si bien qu'on pense que la pulsion s'accroche à des modèles, à une modélisation possible de la manière d'écrire, parce que l'art lui-même passe par des catégories perceptibles, telles le lisse ou le rugueux, le compact ou le démoli, le léché ou l'inachevé, le domestique ou le monumental, etc. — catégories qui se reflètent dans le langage. La rhétorique s'est astreinte à repérer ces passages obligés de la description (plate, méthodique) et de la persuasion (épique, dramatique, juridique...), et ceci bien avant que soit fondée l'Académie Royale de Sculpture et de Peinture à Paris, bien avant que naisse le terme d'"esthétique" à la fin du 18e siècle. Le déclin des "grandes utopies" a pu correspondre à l'effondrement d'un certain type de critique, mais la relance de la rhétorique dans les années 60 a suscité de nouvelles ambitions de lier déconstruction des langages et interprétation de l'art.

Laissons l'envie irrésistible qu'on peut avoir — une fois lus (marqueur en main) les papiers parus dans Le Monde, Libération, Art Press ou Télérama — de singer en une satire le discours du critique (2). D'autant que la même observation des tics journalistiques pourrait nous engager à enseigner l'exercice de la critique d'art dans les Universités, si jamais il y avait un profit à attendre pour des étudiants formés dans cette discipline. C'est qu'on peut affirmer en effet que les "correspondances" entre la fabrique des objets d'art et la fabrique d'un texte (littéraire, poétique, journalistique...) ne sont pas nées dans un cerveau débile ou halluciné, et qu'il existe justement des nœuds internes et symboliques qui conditionnent aussi bien le geste de l'artiste que celui de l'écrivain, du musicien, du danseur...

un fonctionnement ambigu

Maintenant que la critique d'art n'est plus le seul fait des poètes et des littérateurs, de Fromentin et Baudelaire à Malraux, Aragon et Sartre, il faut accepter cette sorte de démocratisation qui remet les armes critiques entre les mains de n'importe qui. Pas si "n'importe qui" que cela, tout de même, quand on considère qu'il faut aussi des "œuvres" pour qu'on en parle, c'est-à-dire des objets placés dans des situations normées qui les signalent en tant qu'"objets d'art", sorties de la tête et de la main d'un "artiste". Salons et expositions, musées et centres d'art, galeries et hôtels des ventes (3) sont déjà des lieux où se réalise la légitimation "d'art", et il faut donc des personnes avisées pour se rendre sur ces lieux — ce que ne fait pas la majorité — pour regarder ces étranges productions-propositions de sens, même quand on est tenté de dire "Cela n'a pas de sens !".

C'est ici que se séparent deux fonctions, nettement. D'une part "le goût" (esthétique, poétique) de quelqu'un pour la chose d'art, quels que soient les prolégomènes de cet intérêt : libido, affects, pulsions. D'autre part, un service commandé, lorsque la critique est payée par un organe de presse, ou parce que le critique espère publier même s'il n'y a pas eu commande. C'est ici aussi que commencent les problèmes non seulement de classement de l'exercice critique (tel chroniqueur d'art au Monde est-il "historien" ou "critique" ? tel critique d'"art contemporain" d'Art Press est-il habilité à parler de "l'art du passé" ?), mais aussi de rétribution de cet exercice. Avec cette nouvelle donne, surgie de façon plus virulente depuis que la textualité circule à toute vitesse sur internet : qui est propriétaire du texte journalistique ? et jusqu'où un critique commandité peut-il exiger la perception de ses droits d'auteur ? (4)

Ma tendance "naturelle" me pousse à ne considérer que la première fonction, celle issue d'un goût inexpliqué pour l'art, pour la naissance d'une forme, pour les curieux phénomènes qui mènent le créateur à choisir un matériau, une couleur, un mouvement, un éclairage, une dimension... Si bien qu'on pourrait penser que j'en oublie les conditions sociales et économiques qui nous "excitent" de l'extérieur — mais pas seulement "de l'extérieur" puisqu'on sait que l'individu est en osmose à tous les endroits de sa personne avec la collectivité —, conditions qui "créent" les formes analysables, longtemps après que l'individu aura disparu, comme "locales" et "historiques".

A ceux qui souhaiteraient une pensée plus rationnelle sur le système de l'art et sur les conditionnements culturels-marchands, la critique "de jouissance" paraîtra parasitaire, poudre aux yeux et jeu de dupe — à partir de l'hypothèse qu'il y a toujours un profit financier ou politique dissimulé derrière. Une certaine sociologie (5) s'est enfoncée dans cette voie dénonciatrice, repérant les endroits où la textualité commandée — et évidemment la presse, et la finance qui la soutient — sont en relations incontestables avec le marché de l'art, la spéculation, l'enrichissement (6). Cette relation existe, pourtant elle ne recouvre pas entièrement la problématique de la critique d'art. Ni, évidemment, celle de l'existence de l'art et des artistes.


une même ambiguïté chez l'artiste

Comme chez le critique il y a dans la tête de tout artiste deux représentations : "l'art est une création libre", une jouissance, et "l'art est un produit vendable", un métier.

Ces deux représentations coexistent malgré leur origine historique différente. La première date d'une "modernité" romantique (Chateaubriand, Gautier, Nerval, Baudelaire) liée à la fin de l'Ancien Régime et aux révolutions sociales ; la seconde vient de la conception plus ancienne des arts libéraux à la Renaissance (6). On peut considérer que la représentation d'un art "gratuit", "libre", ne dépendant que de la "nécessité intérieure", a été revécue avec force dans la période dite de l'art moderne (dada, Kandinsky, le Surréalisme...), concomitante à la fois des tueries de la première guerre mondiale et de la réussite de la révolution bolchévique ; et qu'inversement la représentation de l'art "vendable" s'est renforcée aujourd'hui dans le système exacerbé de la marchandisation capitaliste, avec son corrolaire indispensable et mystificateur de "l'artiste indépendant".

S'il y a une "pudeur" chez l'artiste pour reconnaître qu'il ne produit que ce qui est vendable, et des refus d'admettre que les formes et les codes qu'il emploie sont en grande partie imposés de l'extérieur, il y a autant de refoulement et d'hésitation chez lui à proclamer qu'il "crée à partir de rien". Ainsi est-il frappé par deux grands tabous : marché forcé et création libre, émis par des organes certes différents mais parfois rassemblés pour les besoins de la domination (par exemple Beaubourg et la Bourse).

Difficile donc d'entendre s'exprimer l'artiste sur "l'art", sur "la création", sur "la gratuité de l'acte artistique en société marchande" — sinon en y mettant des guillemets qui préviennent qu'on en sait un peu plus que ce qu'on en dit. Comme il est tout aussi difficile d'entendre un artiste parler du système de diffusion qu'il a choisi (souvent malgré lui), du prix de ses œuvres, de leur vente ou mévente, de son dépit quand ces œuvres sont revendues à des prix exorbitants entre collectionneurs enrichis, de sa rage quand les journaux et revues s'abstiennent de rendre compte de ses expositions... Une "bonne" critique devrait être là pour relever ces déficiences de la parole de l'artiste. Mais tient-elle à le faire ?


des problèmes nouveaux

Création et marché sont deux réalités. Peut-on les additionner, ou inversement s'occuper de l'une plus que de l'autre ? La vérité de l'art est complexe et contradictoire, et l'on doit reporter cette contrariété dans le champ de la critique, au moment de l'écriture des sensations et déductions qui viennent à un auteur à partir d'un regard sur un "objet d'art".

On a souvent dit qu'il valait mieux qu'un critique en sache le plus possible sur les processus de la création : libido et marché, psychologie et sociologie, langue et langage des signes... Ainsi ce qui nous apparaît comme "langue de bois", répétition sans conscience des avis émis par les marchands et les musées, mériterait d'être analysé sans ménagement, la critique d'art étant le plus souvent déjà pourrie en amont par l'annonce énorme que "les artistes d'art contemporain dont on parle le plus sont les créateurs de l'art d'aujourd'hui". Cette langue de bois reconduite à tous les niveaux des médias a maintenant conquis les télévisions, et nous subissons à l'écran la parole directement émise par Daniel Templon, Yvon Lambert, par les conservateurs de Beaubourg ou du Carré d'Art de Nîmes ... quand ce n'est pas par les hommes d'affaires eux-mêmes (7)

En même temps, pour la petite part de liberté qu'il nous reste, il faut admettre que la personne qui s'autorise à parler de l'art, d'un artiste, d'un objet, le fait parce qu'il a été choqué, perturbé, transformé par le bond des formes et significations sur lui. Dans le meilleur des cas, peu importe l'artiste et l'objet si le critique transmet quelque chose de cet "assaut", de cette "irradiation", et livre par sa prose la relation d'aller-retour — puisqu'ici identification se conjugue alors avec étrangeté — que tout homme doit entretenir avec l'art.

Seulement voilà ! qu'est-ce qui empêche aujourd'hui un artiste de préserver son œuvre de toute interprétation ? Nous sommes en effet dans le siècle d'un revirement culturel où l'on a réveillé chez le créateur "l'instinct du propriétaire". Sans plus tenir compte du fait attesté qu'une œuvre d'art est une réponse, n'est là que parce qu'un univers social et culturel la précède, et qu'elle ne doit sa forme qu'à toutes les formes préexistantes, on entraîne petit à petit l'artiste à revendiquer "l'originalité" de sa chose, suivant ainsi la pente glissante des consortiums assez riches pour s'emparer des images, des définitions, des mots mêmes, afin de faire payer leurs futurs utilisateurs.

C'est à cette monstrueuse aune qu'il va falloir désormais mesurer la liberté d'interprétation, et la critique est un lieu où s'exerçait jusqu'à aujourd'hui une certaine responsabilité de regard — même si l'on juge qu'elle ne l'a pas utilisée toujours avec discernement. Si le marché de leurs œuvres est solide, qu'est-ce qui empêche les familles de Vuillard, de Gauguin ou de Lhote (pour ne parler que de rétrospectives récentes) de s'opposer à tout article qui risquerait de faire retomber la cotation ? Car, d'une part, tout n'est pas bon dans ces productions et, d'autre part, un avis contemporain ne sert pas forcément une renommée acquise, les méthodes d'analyse ayant évoluées. Or, même si le journaliste peut se prétendre "historien" quand il a à parler de créations passées, il n'est jamais qu'un "critique contemporain" dans le sens où le point de vue qu'il énonce est totalement et irrémédiablement formaté par et dans le présent.

Nous allons sans aucun doute vers une interdiction pure et simple de la critique d'art. A moins qu'elle emprunte des voies qu'il est difficile de prévoir aujourd'hui. Le concept de la propriété privée et marchande a fait un bond formidable en quelques années, et les effets (procès) de cette transformation culturelle capitaliste vont être stupéfiants. Qui y résistera ? Sûrement pas l'artiste, ligoté dans les réseaux étroits de diffusion de son œuvre. Les riches décideurs ont assez de culture pour se faire les rédacteurs des notices explicatives, évidemment dithyrambiques, des artistes qu'ils auront arbitrairement choisis pour remplir leurs "musées", ou sauront s'entourer des hommes de paille nécessaires (8). Le critique actuel, et surtout le critique "de jouissance", ne sait peut-être pas qu'il occupe encore une place étroite mais privilégiée dont il va être dépossédé dans peu de temps. Comment réagira-t-il ?

Raymond Perrot









1. Les Archives de la Critique d'Art publient une revue, Critique d'art (3 rue Noyal, 35410 Châteaugiron), qui signale régulièrement les livres d'esthétique, de critique et d'histoire de l'art parus en France.
2. Je m'y suis essayé dans un numéro d'Artension ancienne formule (mars 1989, p. 13). Mais aujourd'hui, les menaces qui pèsent sur l'exercice de la critique me feraient m'abstenir d'accuser le ridicule de la prose de mes confrères. D'autant que ma propre prose...
3. On pourrait rajouter : squats, ateliers particuliers, ateliers collectifs, etc.
4. La section française de l'Association internationale des critiques d'art (AICA) a organisé en octobre 2002 une rencontre sur la question du "droit d'auteur en relation avec la critique d'art". Les interventions ont été rendues publiques dans un petit opuscule détaillé édité en septembre 2003 et que l'on peut acquérir au siège de l'AICA : 15 rue Martel, 75010 Paris.
5. Qu'est-il sorti de positif, non pas culturellement mais "politiquement", des brillantes études de Raymonde Moulin ou de l'école de Pierre Bourdieu ?
6. Lire les pages savantes sur ce sujet dans Du peintre à l'artiste, de Nathalie Heinich, éd. de Minuit, 1993.
7. On vient de vivre un épisode de ce genre avec le "lancement" télévisuel d'un peintre-clochard aux barbouillages régressifs.
8. Ainsi la prétention de l'homme d'affaires Christian Pinault de faire de son futur musée privé de l'île Seguin le plus important de France, s'accompagne des avis "éclairés" de Pierre Daix, ex-critique d'art, et de François Barré, ex-président de Beaubourg.

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le politique et l'art

Par Raymond Perrot


Cette approche juste et vérifiée de la position aliénée de l'art dans notre société, tout parti politique la fait et l'a faite au prix de renoncements durables sur l'idéal de la créativité humaine

Echec notoire des Rimbaud et autres Van Gogh modernes, l'art ne réveillerait plus l'envie de combattre ni même le simple instinct de survie.

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La culture a chuté dans la zone consumériste. La musique, la chanson, le cinéma, la télévision, le livre, sont désormais soumis aux diktats du profit. L'art, du moins ce qu'on entendait sous le mot "art" et qui concernait autrefois les arts plastiques : dessin, gravure, sculpture, peinture..., a été pris au même piège de la renommée qui rapporte et de la circulation des œuvres mêlée à la circulation des valeurs boursières. Les hautes places de la monstration artistique, comme Beaubourg, ne font qu'entériner ce système de la valeur décidée ailleurs que dans les ateliers des créateurs.

Cette approche juste et vérifiée de la position aliénée de l'art dans notre société, tout parti politique la fait et l'a faite au prix de renoncements durables sur l'idéal de la créativité humaine, sur l'idée d'un domaine autonome dégagé de toute influence externe. Que pourraient en effet proposer des organisations progressistes, un parti révolutionnaire ? Le slogan de "la liberté de création" proclamé par un PCF affaibli rejoint l'objectif gauchiste de "toute licence en art". Laissons les artistes se débrouiller tout seuls et faire n'importe quoi, on sait qu'ils continueront à gratter le prurit de leur "petite sensation" même si le marché les ignore, même si les censures les accablent, même s'ils n'ont pas de quoi manger ni se loger...


Que peut contenir l'œuvre actuelle ?
Les sursauts semblent venir davantage de la base que des instances dirigeantes des partis politiques. Le refus de voir l'éducation ou la culture assimilées à des services relevant des marchés libres (GATT, AMI), la lutte des intermittents du spectacle contre de nouvelles conventions patronales qui les déciment, un vaste regroupement de signatures au bas d'un manifeste Contre la guerre à l'intelligence, inquiètent les pouvoirs sans les ébranler vraiment. Ce ne serait plus dans l'œuvre que se logerait l'idée-clé d'un changement de société mais dans l'événement provisoire de forces convergentes, quand il y a assez de conscience sociale pour qu'on se mette à désigner les vrais maîtres de nos vies. Echec notoire des Rimbaud et autres Van Gogh modernes, l'art ne réveillerait plus l'envie de combattre ni même le simple instinct de survie.

A attendre les contradictions du marché, les contradictions d'une économie d'usure, les contradictions d'un système planétaire d'exploitation des faibles, les contradictions internes d'un être vivant mal en société, on risque de ne rien voir de nouveau pendant une existence entière. D'autant que l'assimilation de la nouveauté se fait à marche forcée, les médias et les musées dans les mêmes pas que les galeristes et les spéculateurs. Il est facile de constater la précipitation qui s'empare de tous ces lieux de légitimation sur quelques noms et quelques signatures - la rareté amplifiée par les clairons des décideurs suffisant à remplir les espaces prétendument publics et collectifs impartis à l'art. Cette précipitation, la répétitivité des formules esthétiques vides (Vasarely, Klein, Warhol, Viallat, Buren...), le tamis ministériel qui rejette les expressions hors-marché, tout cela démontre que la culture bourgeoise est aux aguets, limite les accidents, assure avec des moyens formidables sa défense du territoire esthétique.

Un parti ne pourrait-il pas faire de même et revendiquer une position forte, opposée à ce système dégradé et excluant ? Des organisations progressistes ne pourraient-elles pas avoir leurs propres écoles de formation artistique, leurs lieux d'expositions, leurs circuits d'œuvres parmi les populations... ? Devant de telles propositions, on voit les esprits les plus "révolutionnaires" se rétracter frileusement, comme si l'art dépendait d'un instinct primordial, d'une liberté immémoriale, d'une conduite inattaquable. Preuve qu'un consensus lâche s'est installé à tous les niveaux de notre société. Les mêmes ne s'empêchent pas de citer avec enthousiasme les faits de ces périodes exceptionnelles où artistes et ouvriers, intellectuels et religieux, paysans et commerçants s'emparèrent du pouvoir et tentèrent de mettre en place une enculturation des masses. Nostalgies de 1830, de 1848, 1871, 1917, 1936, 1968... Les projets de la Révolution française n'étaient pas minces, et nous leur devons les musées et les écoles, l'ouverture des jurys et la libéralisation de la presse. Mais voilà, le passé est le passé, et il n'y a plus de révolution possible ! A peine quelques révoltes particulières et sporadiques, n'est-ce pas ?


L'utopie réduite à la nostalgie
A cette mesure de la réticence générale à exiger d'une organisation politique qu'elle se prononce sur le sort déchu de l'art et la manière de le relancer, on prend conscience de l'aporie irréductible qui se présente à l'esprit d'un artiste ou d'un dirigeant : comment remédier à la disparition des fabrications sensibles et collectives sans toucher aux marchés et finalement à la propriété privée ? La prison paraît définitive, et l'humeur au désespoir le plus noir. Ce n'est pourtant pas la première fois que la perspective s'avère bloquée et qu'intervient pourtant un renversement des donnes. David réagit en son temps contre l'édulcoré des images libertines, Delacroix contre un néo-classicisme figé, Courbet contre les iconographies épuisées, les impressionnistes contre le Salon officiel, les expressionnistes contre le marché naissant des galeries, les surréalistes contre l'emprise naissante de l'Etat sur la culture nationale, les abstraits contre l'utilisation truquée de l'image par la presse, etc.

Il est impossible de délier les mouvements qu'a connus l'art des moments où une critique sociale s'est exercée à plein rendement dans toutes les disciplines. Même si le bel aujourd'hui nous échappe parce que trop près de nous, on peut supputer qu'il s'y passe "quelque chose" de l'ordre de la critique des institutions et du système dominant. Mais quel formidable retour sur ce présent devraient faire un parti, une organisation progressiste, pour percevoir un peu de cette gestation d'une autre dimension de l'art public et collectif ! On doit pourtant supposer qu'une utopie répond à une thèse, à une idée du présent et à une théorie pour le transformer, sans quoi elle perdrait tout crédit. Le parti socialiste, le parti communiste ont-ils une théorie s'appliquant aussi à la culture ?

Le PCF a dû faire repentance sur ses positions contre la psychanalyse, la physique einsteinnienne ou la génétique. Mais pas sur l'art. En mars 1966, le Comité central d'Argenteuil prononçait l'arrêt définitif de toute intervention auprès des artistes pour qu'ils illustrent la ligne du parti et donnent à voir non seulement les méfaits du capitalisme mais les espoirs de la classe prolétarienne (1). Fin de l'esthétique réaliste. Fin de l'encouragement à l'engagement révolutionnaire des artistes. Lesquels se tourneront alors vers Gramsci, Trotski ou Mao, puisque le rideau était tombé sur Lénine, Bogdanov, Lounatcharski, Maiakovsky... Comme si rien n'était arrivé au début du 20e siècle, rien dans l'analyse des liens entre les formes de la culture et les rapports de production. Si bien qu'en France, dans les années 50-60, il fallut tout recommencer .


L'héritage impossible ou le pessimisme
Francastel ignoré (2), Goldmann trop distant (3), Lefèbvre trop embourbé dans son conflit avec les situationnistes (4), Adorno pas encore traduit (5), Benjamin inconnu, les sciences humaines eurent du mal à remonter la pente et à faire reconnaître l'art comme l'une d'entre elles (et est-ce encore bien résolu ?). Sociologues et sémiologues ont reconstruit pas à pas les enjeux d'une présence de l'artiste dans la société. A quel nom parle l'artiste, et avec sous quelles figures signifiantes ? Là encore, c'est un savoir fragile qui s'est reconstitué, et "la guerre à l'intelligence" fait rage. Un art contemporain officiel, entretenant unilatéralement son vide substantiel, cache la forêt des révoltes et des engagements, des intuitions et des réflexions, des expérimentations indéfinies et infinies.

Mai 68 a sans doute réveillé quelques dormeurs. A côté du Système des objets de Jean Baudrillard, qui assimile trop l'œuvre à un gadget de position de classe, défaut qui peut aussi être reproché aux investigations de l'école de Bourdieu, il n'existe pas de travaux marxistes sinon ceux reprenant les écrits et pensées d'auteurs précédents, par exemple dans les livres de François Champarnaud (6), Michel Lequenne (7) ou Jean-Marc Lachaud (8), parus dans les années 70-80. A les lire, il semble que ces problèmes de surgissement d'une œuvre dans un contexte social défini se réduisent à une acceptation ou un refus des classes en lutte, classe dirigeante contre classe montante. Le contenu de l'œuvre est lui aussi "classé", tantôt réaliste, tantôt expressionniste, tantôt trop proche de "l'héritage", tantôt trop d'avant-garde pour toucher les foules. Les procédés de lecture de l'art sont ainsi ramenés à la théorie particulière d'un individu, fût-il très éclairé (Bloch, Lukacs, Brecht), ou à une classification consensuelle. Il ne s'échappe pas de méthode de lecture propre à l'art, de connaissance savante de l'inscription du sens dans les matériaux et les formes.

Alors que la linguistique est allée très loin dans le décryptage des processus conscients et inconscients d'un auteur, ce défaut d'autonomisation de la pensée artistique, du langage artistique, de l'écriture artistique, perturbe l'appropriation par le politique de la raison d'une œuvre, et donc de la compréhension de l'attitude singulière de l'artiste par rapport à son milieu. Surprenant mystère que cet aveuglement sur les conditions de la création. Si l'art n'est pas considéré comme une riposte argumentée dans la dramaturgie sociale, on ne comprend pas comment il pourrait advenir chez le dirigeant progressiste un soupçon des phénomènes de lecture-écriture qui déterminent une œuvre.


Un refoulement de la lecture des discours
On touche là peut-être au cœur du problème. L'œuvre moderne est déplacée, agressive, décevante... Trop désespérée, trop critique. Le PCF a le plus grand mal à admettre que des artistes puissent travailler dans la même direction que lui. Sa non-réception des œuvres engagées, son geste de recul quand un artiste se dévoile communiste, resteront une des plus grandes énigmes de la deuxième moitié du 20e siècle. La mise en question de la perspective optimiste de progrès des civilisations et d'humanisation de l'homme, après les échecs des révolutions socialistes et les horreurs commises par les états dits démocratiques, a atteint l'art - et la perception de l'art - comme tous les autres plans de la pensée éthique. A moins d'accepter la beauté de l'enfer. Comme le montre Yak Rivais dans L'art HOP l'humour noir (9), beaucoup d'œuvres récentes affichent un contenu grinçant, en manière de représailles contre le pourrissement des relations humaines et la criminalité de l'économie libérale.

Désespoir qui peut ne pas convenir à la théorie optimiste d'un parti. Mais quel parti en a une ? Y a-t-il un parti entrevoyant la fin du capitalisme, maintenant que toute idée de révolution sanglante a été écartée de notre futur ? Décapiter les rois, vous n'y pensez pas ! Un réformisme rampant est impropre à susciter l'engagement des artistes, sinon vers des formalismes décoratifs doucement perturbés, genre Adami ou Erro. Plus rien de ce qu'avaient envisagé en leur temps Michel Troche, Gérald Gassiot-Talabot ou Pierre Gaudibert. Ici aussi, la fin des figurations narratives, pourtant engagées quand elles apparurent, enchante les "nouveaux" critiques et historiens, tel Jean-Luc Chalumeau dans son dernier livre sur la Nouvelle Figuration (10) : à part leurs belles couleurs et la "ligne claire" du dessin, qu'a-t-on à faire aujourd'hui avec ces montages d'images aliénantes ? L'artiste doit être dans son atelier et n'en pas sortir. Seul son nom peut figurer à la rigueur, surtout quand il est connu, en signataire d'une pétition de protestation (11).

Les formalisations composites, les montages signifiants, les signes à plusieurs entrées, ont peu de chance d'être acceptés et encore moins compris, dans cette ambiance de délitement de la lecture appliquée. Mais le PCF, le PS, vivent-ils leurs programmes comme des discours ? Discours pourtant lisibles, analysables, au même titre qu'une œuvre d'art. Le refoulement des composantes du discours politique déborde sur toutes les situations, même les plus individuellement culturelles. La culture a à faire avec le métalangage. Si "les images mentent", comme l'affirme Laurent Gervereau (12), c'est aussi qu'elles parlent. Encore faut-il détailler les plans de signifiance, les niveaux de langage. Quel intellectuel communiste, quel esthéticien révolutionnaire va enfin s'y mettre ?

Il est à craindre qu'en refusant de réfléchir à l'art, de réfléchir l'art, de réfléchir son programme politique à partir d'une lecture de l'art, le PCF ait refoulé sa propre culture, son intelligence créative, ses possibilités de parler au sensible. Certains historiens de l'art comme Jean-Michel Palmier ou Serge Guilbaut lui rappelèrent en leur temps qu'il n'y a rien hors la lutte du sens, hors un rapport de force dans les langages. Des travaux autour de Jacques Rancière le confirment : l'histoire de l'expression populaire est "interminable" (13). En art il y aura toujours "une poésie de l'intention de communiquer", même sous les formes - sans doute difficiles à accepter - du politiquement incorrect et de l'ironie délinquante.

Or ces formes de dérision jouent en cascades : il faut posséder quelques éléments de référence (une culture !) pour comprendre le détournement de l'image agressive, la surenchère négative, la riposte à l'insupportable, "le ricanement après le traumatisme" comme dit si justement Yak Rivais. L'art n'est pas anarchiste puisqu'il montre sans fard d'où vient le mal. Et qu'il renverse le déplaisir en plaisir. Admettre que l'art est intelligent, même dans les cas où il se présenterait "brut", c'est commencer à détailler les figures de sens, surtout lorsqu'elles sont cachées dans des gestes soi-disant spontanés, des montages soi-disant hasardeux. Les comportements, les faits sociaux, à plus forte raison les discours qu'on nous impose, deviennent des icônes isolables, additionnées et redistribuées ensuite en récits militants. L'artiste déchiffre le monde, pourquoi ses œuvres ne seraient-elles pas décryptables ?























1. Dans les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 2, 2000, quelques survivants de ces années 60 essaient de comprendre le pourquoi et le comment d'une telle décision. Il apparaît qu'il s'agissait davantage d'une "querelle des philosophes" (Althusser, Garaudy, Sève) que d'une décision mûrie ! Auquel cas il est vraiment dommageable que ces affrontements philosophiques n'aient pas continué, puisqu'était en question l'écart entre la création et la reproduction des rapports de production.
2. Pierre Francastel, peut-être parce qu'il était communiste, n'a jamais eu l'audience qu'il méritait par ses lectures fines des œuvres du passé et du présent.
3. Dans La création culturelle dans la société moderne (1971), Lucien Goldmann dénonce déjà "la mince couche de dirigeants qui prend presque toutes les décisions", privant ainsi le prolétariat de sa culture et annihilant ses initiatives.
4. C'est dans La Vie quotidienne dans le monde moderne (1968) qu'on trouvera le meilleur de la pensée d'Henri Lefèbvre, notamment une critique de la technologie et de la bureaucratie qui gangrènent les contenus de l'art.
5. C'est à Marc Jimenez que l'on doit l'introduction fracassante de la pensée d'Adorno en France, en 1974-1975.
6. François Champarnaud, Révolution et contre-révolution culturelles en URSS, de Lénine à Jdanov, éd. Anthropos, 1975.
7. Michel Lequenne, Marxisme et esthétique, éd. La Brèche, 1984.
8. Jean-Marc Lachaud, Marxisme et philosophie de l'art, éd. Anthropos, 1985.
9. Aux éditions Eden, 2004.
10. Jean-Luc Chalumeau, La Nouvelle Figuration, une histoire, de 1963 à nos jours, éd. Cercle d'Art, 2003.
11. Engagement multiforme, et par conséquent confusionnel, qui va du soutien aux Brigades Rouges et Solidarnosc à la dénonciation de la guerre d'Irak et des prisons de Castro. Regis Debray et Bernard-Henri Levy sont de parfaits exemples de ces intellectuels à deux faces que sécrète la social-démocratie.
12. Laurent Gervereau, Les images qui mentent (2000). Il s'agit en fait des mensonges qu'on leur fait dire.
13. Cf. les Cahiers Libres (La Découverte) et la revue Révoltes logiques.

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Un entretien avec Arnulf Rainer
Par Françoise Monnin


En 1969, lorsque j’ai exposé à Vienne ma collection, et publié à cette occasion une affiche titrée « l’art brut, collection Arnulf Rainer », Dubuffet n’a pas apprécié.

Dans chaque hôpital, on trouve des centaines de dessinateurs. Si la production de 99 % d’entre eux est à jeter, celle du 1 % qui reste est intéressant. Normal. Dans une exposition d’art contemporain, le pourcentage de ce qu’il faut garder est le même.


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Françoise Monnin: votre œuvre est présentée dans la moitié des salles de l’exposition, votre collection d’art brut dans l’autre moitié. Vous n’avez pas souhaité mélanger le tout ?

Arnulf Rainer : Je tiens à éviter les malentendus. Même si, dans les années cinquante, on était, en tant qu’artiste, considéré comme cinglé. Du coup on s’orientait par rapport à d’autres artistes, on se solidarisait. Franz-W. Kaiser, qui est le commissaire de cette exposition, parle de mon travail des années soixante et soixante-dix comme d’une « tentative d’appropriation, d’assimilation mimétique à l’état de folie ». Je suis d’accord. Il n’en reste pas moins que, si les artistes bruts et moi nous avons les mêmes sources, moi, je suis sain.

F.M. : Trois mille œuvres… Votre collection est colossale et originale car elle comporte beaucoup d’œuvres d’Europe de l’Est, inconnues des théoriciens de l’art brut. Comment avez-vous constitué cet ensemble ?

A.R. : Ma femme était tchèque. Au début des années soixante, elle m’a permis d’entrer en contact avec des psychiatres tchèques, serbes, polonais, hongrois... Avec Irène Jakab, notamment, qui avait publié dès 1956 une formidable étude, Dessins et peintures faits par des malades mentaux. J’ai ensuite rencontré le médecin autrichien Navratil, auteur en 1965 de Schizophrénie et art. J’ai commencé à acheter beaucoup de choses dans tous ces hôpitaux, à troquer mes œuvres contre celles de certains malades.

F.M. : Le pape de l’art brut, dans ces années-là en France, c’était Jean Dubuffet. Aviez-vous des contacts ?

A.R. : Je l’ai découvert dans des publications au début des années soixante, alors que j’avais déjà commencé ma collection. En Allemagne et en Autriche, c’est plutôt le livre publié par le psychiatre Prinzhorn dès 1922, Expressions de la folie, qui faisait autorité. En 1969, lorsque j’ai exposé à Vienne ma collection, et publié à cette occasion une affiche titrée « l’art brut, collection Arnulf Rainer », Dubuffet n’a pas apprécié. L’art but lui appartenait, à lui et à quelques autres, comme André Breton, que j’avais contacté dans les années cinquante et que j’avais trouvé très intolérant.

F.M. : Michel Thévoz, qui a succédé à Jean Dubuffet à la tête de la collection d’art brut de Lausanne, a écrit il y a dix ans Requiem pour la folie, un ouvrage dans lequel il indique que l’art brut n’est plus produit aujourd’hui, notamment parce que les malades mentaux internés, abrutis de médicaments, n’ont plus d’imagination. Qu’en pensez-vous ?

A.R. : Thévoz est de la vieille école romantique, celle de Dubuffet. L’art brut existera tant que l’isolement social demeurera. Je ne pense pas, comme le Docteur Navratil, que dans chaque malade il y a un génie enfoui. Dans chaque hôpital, on trouve des centaines de dessinateurs. Si la production de 99 % d’entre eux est à jeter, celle du 1 % qui reste est intéressant. Normal. Dans une exposition d’art contemporain, le pourcentage de ce qu’il faut garder est le même.
Quand je vais dans un hôpital, j’achète toujours, beaucoup. Même lorsque ce n’est pas très bon.

F.M. : L’exposition parisienne présente une petite sélection de votre collection, 160 œuvres. Les chefs-d’œuvre ?

A.R. : Ce n’est pas moi qui ai fait le choix, mais l’historien d’art Franz-W. Kaiser. Il a choisi de mettre quelques stars, comme Aloïse, Wölffli ou Walla, et beaucoup d’autres dessinateurs plus anonymes. Parmi eux, il y a des choses originales, bonnes et moins bonnes. Wolfgang Hueber, par exemple, qui distingue ses « tableaux vrais », le représentant, de ses « tableaux vraiment vrais », montrant des événements historiques et de ses « tableaux mensonges », inspirés par des rêves. Il y a aussi les inventaires d’objets dessinés par Max Rafler, beaucoup de nus, de bêtes… Un choix, quoi.

F.M. : Au début des années soixante-dix vous avez dessiné sous l’effet de la drogue, psilocybine ou LSD. Pour vous approcher de l’état d’esprit des malades mentaux ?

A.R. : Leur liberté d’imagination pouvait libérer la nôtre, voilà ce que nous avons cru dans ces années-là… En fait, je ne pouvais dessiner que lorsque l’effet de la drogue s’atténuait. Mais j’aime beaucoup les dessins de l’écrivain Michaux, qui a travaillé sous l’influence de la psilocybine. Ils me fascinent. Je les collectionne.

F.M. : Grimaces et prostrations dans vos photographies, ratures et travail à pleines mains dans vos dessins et peintures, tout votre univers d’artiste est nourri par les images et les effets de la folie, que vous avez observée, étudiée. Au fond, vous aussi êtes un romantique…

A.R. : Je ne le suis plus. « Vous vous mélangez avec l’enfer », prétendait le prêtre viennois Otto Mauer, à qui j’avais montré les premières œuvres de ma collection et mon travail. Il m’est arrivé d’écrire des textes « prônant les vertus de la démence », comme le rappelle l’historien d’art Roger Cardinal dans le catalogue de cette exposition ; de me demander « si la schizophrénie ne serait pas un jour admise comme un mode de création comme un autre ». À présent je fais la part des choses. Je vous l’ai dit, je suis sain. Même s’il n’y a pas de frontière nette entre l’état d’ivresse et l’état de sobriété. Il y a des états intermédiaires.

F.M. : Parmi les œuvres exposées les plus étonnantes, il y a des reproductions de vos œuvres sur lesquelles des malades mentaux ont dessiné, et des reproductions de dessins de malades mentaux sur lesquelles vous avez dessiné. De telles expériences vous ont-elles « nourri » ?

A.R. : C’est ce que je dis dans le catalogue : « il arrive qu’on trouve une veine, une inspiration dans l’art d’autrui. Lorsque quelque chose en émane, cela peut inciter à collectionner mais aussi inspirer un artiste. On ne peut pas savoir. On se meut dans des temps différents ; parfois rien n’en sort, parfois quelque chose en jaillit» . Art brut ou pas, le seul critère, c’est le talent.





Le maître se lève, pose gentiment pour une ou deux photographies, demande s’il peut encore m’être utile. Il n’est pas débordé. Sa venue a beau avoir été annoncée, la presse parisienne, à l’exception de la journaliste Anne Kerner, n’a pas jugé utile de se déplacer. L’art brut dérange donc toujours. Et l’importance d’Arnulf Rainer, sans doute parce qu’il est Autrichien, n’est pas encore clairement établie en France. Voici cependant la plus formidable exposition montrée à Paris depuis bien longtemps. Et voici un collectionneur, Antoine de Galbert (concepteur de la Maison Rouge), et un artiste, Arnulf Rainer, qui font le travail qu’on attend toujours des conservateurs du musée national d’art moderne.

Arnulf Rainer et sa collection d’Art Brut, jusqu’au 9 octobre à la Maison Rouge, Fondation Antoine de Galbert, 10 boulevard de la Bastille, 75 012 Paris. Tél. 01 40 01 08 81 ou www.lamaisonrouge.org
Excellent catalogue illustré, avec des textes d Antoine de Galbert, Franz-W. Kaiser, Roger Cardinal et Bernard Vouilloux, 270 p., 30 ¬ .
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Art officiel :
un anti-académisme communicationnel en diable

Par Pierre Souchaud

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L académisme en art a toujours existé

Le permanent affrontement entre l’ordre établi et de désordre créatif, entre la stabilité et le mouvement, a toujours été, somme toute, productif et rassurant, car chacun y avait des repères simples...

L’académisme d’aujourd’hui est beaucoup plus compliqué, car il vient d’opérer en quelques décennies, une sorte d’acrobatique dévagination de son concept, un extraordinaire retournement de veste, qui lui permet d’apparaître, sans rien avoir changé au fond, comme l’exact inverse de ce qu’il était dans la forme. L’anti - académisme s’est donc globalement installé comme nouvel académisme et la transgression systématique de la règle comme nouvelle règle. Tout cela en stricte application du syllogisme suivant : la création est par nature trangressive ; soyons donc transgressifs et nous serons créateurs.

Le résultat est que tout ça semble ne plus avoir ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni dedans ni dehors, qu’on n’y comprend plus rien dans la mesure où les évidences immédiates, les ancrages sensibles, la dimension spirituelle de l’art sont abandonnés au profit du fonctionnement aléatoire de puissants systèmes confusément enchevêtrés ; dans la mesure où le mystère, la poésie et la transcendance sont évacués pour une instrumentalisation de l’art dont les enjeux n’ont plus rien d’artistiques..

Le nihilisme comme nouveau formalisme

Il est cependant possible, parmi cette confusion, d’identifier deux principes simples et sans mystère, surdéterminant la logique de l’officialité artistique.

Premier principe : le retournement. L’absence de sens fait sens. Le contenant absorbe le contenu. Les moyens priment sur les fins. La commande extérieure occulte la nécessité intérieure. L’intellect disqualifie le sensible. Le subalterne revêt les habits du prince. L’artificiel se pare des apparences du vivant. Le disqualifiant devient qualifiant.

Deuxième principe, corollaire du précédent et concernant les produits de l’officialité : le nihilisme systématique. Ainsi, ce qui permet à l’appareil de légitimation officiel de reconnaître et agréer les produits conformes à sa commande ( comme ces systèmes très sophistiqués qui savent aussi détecter les concentrations de tel gaz dans tel autre), c’est leur degré de négativisme, voire de morbidité. Ce principe est décliné de multiples façons : dérision, auto-dérision, dénonciation, dénégation, reniement, viduité et/ou saturation, minimalité et/ou gigantisme, esthétisation sommaire de la misère, de la laideur, de la douleur, du psycho-pathos, de la déshérence, des souffrances sociétales, etc.

Question simple : en quoi cette négativité est-elle exactement dans la logique des systèmes qui la génèrent, leur est-elle consubstantielle ou structurellement infuse ?

Réponse simple : parce que c’est précisément ce qui défie le sens, la sensibilité, la morale et l’entendement communs, qui est médiatiquement le plus efficace. Parce que c’est le moins de contenu qui déclenchera le plus de commentaire par défaut. Parce que la “communication” utilisant l’art comme vecteur fonctionnera d’autant mieux et plus vite que l’art sera moins lourd de cette mystérieuse substance interne, mais plus spectaculaire extérieurement.

Qui communique quoi, avec l’art officiel?

-L’artiste d’art officiel est à la fois “médiatisateur” de lui-même et du dispositif pour la communication duquel il est prestataire de service. Exemples : tel artiste à la mode est “professeur de communication” à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et “communique” pour quantité d’organismes divers. Les jeunes diplômés des Écoles de Beaux-Arts se disent beaucoup mieux formés pour la technique et le produit catalyseur de communication que pour la production artistique au sens habituel. Il savent décliner un concept minimal, suffisamment tordu et douloureux pour prouver leur allégeance, avoir ainsi une bonne note à leur diplôme et être cooptés ensuite dans les réseaux . L’artiste officiel devient donc le scénographe, l’étalagiste ou le décorateur des vitrines du dispositif institutionnel. Son talent se mesure à la taille du commentaire ou du débat qu’il saura déclencher.

-Le consommateur d’art officiel, acquiert avec celui-ci le supplément d’image, le signe de distinction qui le valorise socialement. L’objet acquis devient logo d’appartenance de classe. Avec lui il peut en outre communiquer aux amis et homologues de même classe son petit plus culturel. (Ce qui lui serait impossible avec une pièce non labellisée qualité officielle aussi stupéfiante de qualité soit-elle). Sa fréquentation assidue des expositions officielles participe autant du rituel d’identification à sa tribu socioculturelle, que de la parade sexuelle, que de la concélébration de la “culture comme religion d’Etat”. Sans oublier que ces expos sont des moments où l’effervescence relationnelle et communicationnelle et portée à son comble, autant que peut être portée à son paroxysme l’indifférence à l’égard des œuvres.

-Le professeur d’art officiel est de plus en plus répandu dans l’Université et les écoles d’art. Il assoit son autorité sur l’abondance et la sophistication du verbe qui naît de l’incertitude même de ce dont il parle. Polycommunicant, il est souvent agent multicartes de l’officialité, en cumulant les rôles d’ artiste, de critique d’art et de commissaire d’expositions, dans un processus complexe de mélange des genres et de retour d’ascenseurs.

-Le lieu d’art officiel est Centre d’Art Contemporain ou Musée obéissant aux directives ministérielles. L’art que l’on y présente est autoproclamé prestigieux et de “haut niveau” dans un système d’auto-valorisation circulaire où l’on “ s’arrache” les mêmes artistes du grand circuit international. La cote du matou gonflable ou de la vache dans le formol y est cent fois supérieure à celle du travail d’un Victor Brauner par exemple. Là encore l’effet médiatique prime sur le taux de fréquentation d’un public, dont l’existence s’avère accessoire.

-Le fonctionnaire d’art officiel est directeur de FRAC, Conseiller artistique Régional, Inspecteur... de la Création , commissaire d’expos, etc. Il est bien formaté universitairement et mis en fonction par cooptation interne. Rouage interchangeable dans une structure sans hiérarchie bien avouée, il ne sait détecter et promouvoir que les produits à odeur sui generis. En début de carrière, il se fait régulièrement déflorer auprès de telle ou telle galerie “ internationale”, dont la fréquentation lui transmet les codes d’accès et le valorise auprès de ses pairs. Il est, dit-il, “ le garant de la pluralité artistique”, il connaît mieux l’art que les artistes et leur donne souvent des conseils à ce sujet.

-Le critique d’art officiel est pigiste dans un grand quotidien ou hebdomadaire. On l’envoie “spécialement” voir telle ou telle exposition officielle pour en dire du bien ou du mal, mais qu’importe, c’est la longueur et l’élégance rhétorique de son texte qui comptent. Il ne fréquente ni les galeries non agrées, ni les ateliers d’artistes. Son pouvoir est à la mesure du tirage de son journal et non d’un mérite personnel comme c’était le cas avant pour les critiques de l’ancienne génération : des hommes de terrain respectés, amis des artistes, poètes, humanistes qui avaient de la tenue dans le discours et l’ambulation , et qui aujourd’hui, n’ont plus aucun crédit.

-L’administration qui administre ou prescrit l’art officiel pour tous est une spécificité française et participe de cette fameuse “exception culturelle” d’un pays où la culture et l’art sont “religion d’Etat”. “Priorité aux créateurs ! “ est son slogan... mais aux créateurs conformes à ses critères de créativité, les autres étant exclus de son champ de vision et de la pluralité qu’elle dit sauvegarder. Exclusion et occultation donc des neuf dixièmes des créateurs. Disqualification de la quasi totalité des galeries prospectives de ce pays. Mépris pour leur travail et préjudice financier considérable à leur encontre, qui s’ajoute aux difficultés causées par le marasme économique. Avec mille euros donnés par l’Etat à la machine administrante (ou à l’AFAA) , c’est dix mille euros de dégâts collatéraux qui sont infligés au patrimoine artistique français.

-La galerie d’art officiel peut être petite (on la dit alors “émergente”) ou bien grande (on la dit alors d’envergure internationale). La petite grappille menues subventions, primes à la première expo, stand gratuit à la FIAC ; la grande vend très cher au Musées et aux FRAC les produits de classe internationale. C’est à ce niveau que l’officialité française s’articule à l’internationalité. C’est à cet endroit que le grand marché spéculatif international est relayé par le dispositif officiel, et répercuté jusqu’au plus profond de nos provinces vers une middle class en mal de relationship.

-Le magazine d’art officiel français ( dont le titre est bien connu des institutionnels) est la seule des publications artistiques au monde dont les textes et les images sont expurgés de toute aspérité sensible ou poétique. Il est de cette façon l’outil de communication interne le plus parfait qui soit, au sein d’une mécanique où sensibilté et poésie sont en effet hors de propos.

-Le politique ne comprend strictement rien à l’art contemporain officiel. Terrorisé, infantilisé, ringardisé par la chose, il confie donc au plus vite la patate brûlante aux “spécialistes” les plus proches... en même temps qu’une somme d’argent public à la hauteur de son degré d’incompréhension. Il ne comprend pas, lorsqu’il est de gauche, que cet art est un art de classe, un art qui favorise l’exclusion sociale. Rusé stratège, il comprend cependant que ce coûteux maquillage culturel de la façade, peut obtenir un intéressant retour sur investissement en termes d’image pour lui, pour sa ville, pour sa “collectivité locale”..

-Le marché de l’art officiel est plutôt celui des prestations de service auprès des organismes demandeurs de médiatisation. Le savon de 25 tonnes présenté à la Biennale de Lyon ou la porcherie avec miroirs sans tain et cochons vivants de la Dokumenta de Cassel sont difficilement vendables comme objet d’art, car il n’en ont ni la fonction ni le statut. On peut vendre cependant des fragments, des traces, des produits dérivés moins encombrants.


- Le publicitaire entretien avec l’art officiel un rapport privilégié. C’est le Directeur de “boite de com” qu’on va solliciter pour être adjoint à la Culture. C’est Warhol qui passe directement de la pub pour les autres à la pub pour lui ( idée de génie que ce retournement de concept dont il fut le grand initiateur). C’est Saatchi, grosse agence de communication internationale, qui crée et impose sur le circuit international les artistes les plus spectaculairement provocateurs. C’est telle agence d’ingéniérie culturelle, tel commissaire de Biennale, tel directeur de musée, qui sollicite ensuite ces mêmes artistes, etc.

-La morale et l’art officiel. Le transgression systématique des valeurs esthétiques induit naturellement une trangression des règles éthiques, voire juridiques. Nombre de directeurs de Centres d’Art Contemporain ont été sévèrement épinglés par la Cour des Comptes pour leur désinvolture et leur coupable munificence. Mais ils ont été absous, car en ce territoire de non-sens proche de l’ état de non-droit, il existe une dérogation aux lois communes, qui fait que leur trangression a pu être considérée comme acte artistique et action légitime de communication.

- le loft story et l’art officiel ont entre eux une similude dans la mesure où ils apportent l’un et l’autre la preuve que plus l’objet à médiatiser est vide de contenu, meilleur il s’avère comme vecteur d’une communication dont le seul objet n’est plus dès lors que l’appareil communicateur lui-même. Ce discours sans autre objet que lui, libéré de toute substance interne, de tout contrôle extérieur et de tout processus régulateur, parachève le triomphe du tout médiatique, le triomphe de l’effet Larsen sur le chant des oiseaux, le triomphe de la machine sur l’humain.
Ainsi la mécanique artistique institutionnelle, forteresse vide, compense-t-elle son manque intérieur par une communication à tel point puissante et forcenée, qu’elle peut faire du vide lui-même un argument marketing.
C’est très fort ; ça n’existe dans aucun autre domaine ( pas de marchands de lessive qui communiquent sur l’absence de poudre dans leurs boîtes) ; c’est inédit dans l’histoire de l’art ; ça surpasse de bien loin les gentils pompiers du début de siècle et le réalisme socialiste ; c’est nouveau ; c’est moderne ; c’est contemporain.

Pour tempérer le propos

Il convient cependant d’ajouter, que cette présentation de l’officialité correspond à la situation extrême vers laquelle nous nous dirigeons, comme vers l’ aboutissement d’une implacable logique. Certes, nous n’en sommes pas loin. Mais il reste encore dans le champ de l’officialité - par erreur de casting ou comme alibis - des artistes, des politiques responsables, des conservateurs de musées éclairés, et bien d’autres personnes faisant preuve d’individualité.

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La chasse à la peinture dans les universités
et les écoles d'art
Par XXX

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La peinture, comme dangereux vecteur de poésie et d’humanité, est de plus en plus proscrite dans les sections arts plastiques de l’Université et dans les écoles des Beaux-Arts. Pour preuve : ce témoignage que nous a envoyé un étudiant de l’Université et que nous pensons absolument nécessaire de publier.
Nous ne dirons pas le nom de cet élève, pour le mettre à l’abri d’inévitables représailles.
Le monde de l’enseignement artistique n’est pas tendre en effet avec ses déviants et ses brebis galeuses , qu’on attend au tournant de jurys d’évaluation qui valent bien les tribunaux de l’Inquisition et ceux de feu le régime soviétique, où les juges étaient aussi terrorisés que les jugés, emportés ensemble dans le même tourbillon d’inepte. P.S.
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« Durerait-il des millions d'années, le monde pour les peintres sera encore à peindre, et il finira sans avoir été achevé. » Maurice Merleau-Ponty


L’ère des “ sémionautes”

Vous admiriez les peintures pariétales de Lascaux, les hiéroglyphes égyptiens, les retables du Moyen Âge, les laques d'extrême orient, les calligraphies arabes, les peintures corporelles des cérémonies africaines, les fresques de Diego Rivera, les tableaux aborigènes, et le Ciel bleu de Kandinsky. Peut-être même étiez-vous d'accord avec ce philosophe français lorsqu'il s'émerveillait : « Durerait-il des millions d'années, le monde pour les peintres sera encore à peindre, et il finira sans avoir été achevé. »(1)
Mais aujourd’hui que Maurice Merleau-Ponty n’est plus là, le directeur du Palais de Tokyo s’emploie à corriger ses flagrantes erreurs de pensée et de goût. Avec ce jeune et fringant agent de l’idéologie post-moderniste, nous ne parlerons plus de « peinture », car « l'acte de peindre n’a pas aujourd’hui le même sens qu'à l'époque où cette discipline s'accordait au monde du travail telle une roue dentée dans un mécanisme d'horlogerie. » Nous ne parlerons même plus de « culture », car désormais « l'artiste reflète moins sa culture que le mode de production économique (et donc, politique) au sein de laquelle il évolue. » ; Il nous faut entrer, avec ce “passeur” de la nouvelle modernité, dans « l'art de la post-production » où tout « relève de la notion de réplique ». Désormais, les artistes sont des « sémionautes » à « l'imaginaire déterritorialisé ». Ils développent des « pratiques hypercapitalistes » en recyclant du « déjà produit »(2).

« L'art, comme le travail, est archaïque »

Mais que reste -t-il à apprendre aux jeunes générations une fois que l'on a bien établi, en récitant du Allan Kaprow, qu'il est nécessaire de pratiquer « un rejet de la peinture sous toutes ses formes »(3) et que « tous les gestes, toutes les pensées et tous les actes peuvent devenir de l'art sur une décision arbitraire du monde des arts. »(4)?
Est-il possible d'enseigner l'art, quand on pense que « l'art, comme le travail, est archaïque » (5) ? Il semblerait que beaucoup de personnes dans les Ecoles d'art de France, vivent sans trop d'inconfort cette antinomie entre l'éducation, jusque là conçue comme enrichissement spirituel par la transmission du savoir et par l'étude, et la théorie selon laquelle « ceux qui veulent être appelés artistes (...) n'ont qu'à lancer une pensée artistique dans leur entourage, faire connaître le fait et persuader les autres de le croire. »(6)

Les nantis seront les élus
L'université comporte une section Arts Plastiques qui conduit la majorité des étudiants à préparer les concours d'enseignement de l'agrégation et du CAPES. Quelle est la teneur de l'épreuve pratique de l'admissibilité ? Elle est « strictement graphique », ce qui signifie que tout peut être employé (dessin, pastels, fusains, photographie, image numérique...) à l'exclusion de tout ce qui a trait « au pictural »(7). On nous conseille cependant d'abandonner les médiums « ringards » pour les nouvelles technologies. Et il s’avère, dès lors que chaque candidat doit travailler toute l'année avec son matériel personnel et l'apporter avec lui le jour de l'épreuve, et en l’absence de tout critère esthétique, que c'est l’aptitude à payer du candidat qui fait la différence. Sera donc favorisé celui qui a pu s'acheter un appareil photo argentique et apprendre la technique de développement (un matériel de développement est cependant à disposition le jour de l'épreuve) ou (plus probable car plus simple) un appareil photo numérique, un scanner, un ordinateur portable avec les logiciels de dessin et une imprimante correcte.

La chasse au ringard
Si ce n’est pas de la peinture, que faut-il faire alors ? Ce ne sont pas les pauvres enseignants qui renseigneront les étudiants sur les critères de notation ! Le premier jour, le professeur nous a expliqué qu'il ne comprenait pas ce qu'attendait le jury, il a avoué n'avoir aucune clef sur cette épreuve et être dans l'incertitude totale quant à son évaluation. Il a seulement précisé en lisant le rapport ce qu'il croyait en comprendre : lorsque le jury mentionne qu'il attend du candidat « des expériences à dimension artistique », il nous a dit de traduire par « des expériences à dimension contemporaine ». Car l'important, ce n'est pas “de savoir bien dessiner », mais « d'être à la mode » et de « bien connaître l'art contemporain ». Il faut également avoir en tête qu' « aujourd'hui, l'art est à la remorque du design et de la publicité», domaines dont il nous faut nous inspirer (en citant ces paroles, je ne fais que lire mes notes de cours).
Comment le professeur nous conseille-t-il concrètement ? Lors des cours, il regarde les travaux des étudiants les uns après les autres : ce qu'il ne supporte pas c'est le « ringard » (impossible de savoir précisément ce qui ce cache derrière ce terme, c'est une sorte de « le roi veut » du XXI ème siècle) Surprise d'une des étudiantes qui balbutie : « Mais moi, ce travail je l'ai fait maintenant, et je suis d'aujourd'hui » qui se voit répondre implacablement : « Mais votre travail est ringard ».

Des Baigneuses d'Ingres et des Bourriquets

Si, malgré nos efforts, la plupart d’entre nous sommes loin de satisfaire les attentes du professeur, certains cependant connaissent parfois des ascensions fulgurantes dans son estime. Il semble même qu'il suffise de peu de chose pour le contenter : ainsi s'est-il réjoui devant un dessin représentant un énorme Mickey en train de débiter un texte en anglais : « Ah, mais ça progresse nettement ! » s'est-il exclamé, émettant cependant des réserves sur la courbe imparfaite des oreilles du dit personnage. .. Car comprenez bien une chose : plus votre travail accumulera les rituels et signes d'allégeance au système artistico-économique libéral et plus vous serez dans le coup de la contemporanéité ! (Notre prof est un fervent supporter d'Andy Warhol.) Citons un autre élève dont les travaux plaisent à ce professeur parce qu’ils mélangent systématiquement des Baigneuses d'Ingres et des Bourriquets et sont ainsi conformes à cet art « post-moderne » qui raffole de l'emprunt et de la citation (c'est d'ailleurs le sujet du programme du CAPES de cette année).
Il est, selon le même professeur, important de pratiquer la « disjonction », et de s'extasier sur le « saisissant contraste » entre le visage de la Venus de Botticelli reproduit aux crayons de couleur et celui de Ma Dalton. Si vous souhaitez effectuer un tel travail, prenez une bonne photocopieuse, un livre d'histoire de l'art et un bon comics américain et reproduisez des images la Sainte Anne de Vinci, de Tarzan et un petit Mao (L’icône Mao, ça plait)... et mélangez le tout : voilà de l’art contemporain !
A part ces quelques fulgurances, globalement, notre professeur désespère de nous : lorsqu'il sonde notre connaissance de l’art post-moderne tel un plongeur des abysses en interrogeant fébrilement « Qui connaît Maurizio Cattelan ? », seuls trois doigts se lèvent sur vingt-deux.
Après un entretien avec un membre du jury, il a encore tenté de nous expliquer : « ce qui passe le mieux ce sont les choses américaines d'un côté et de l'autre, la poésie féminine de type “ moi et mon bol de café ». Bref ne cherchez pas trop de peinture en Université d’arts plastiques, cherchez y plutôt du post-moderne.


La peinture : un dogme absurde

La peinture est-elle mieux lotie en école des Beaux Arts ? Quand on lit le dossier de l'étudiant de l'ENSBA de 2002-2003, on remarque la présence de quelques peintres tels Jean-Michel Alberola ou Pat Andréa.(8), parmi la brochette d’enseignants -où figurent bien des stars de l'art contemporain français telles Christian Boltansky, Annette Messager ou Fabrice Hybert -.
Mais il y est aussi précisé par un enseignant que : « Faire des tableaux aujourd'hui, pose immédiatement les principes d'un comportement artistique particulier : c'est s'astreindre volontairement à un dogme absurde au milieu d'un réseau infini de possibilités techniques et théoriques » (9) En conséquence, ce choix devra faire l'objet de « débats » pour éviter les « tendances au repli sur soi ». Ce texte peut sembler anodin, voire participer d'un sentiment louable : celui de demander aux peintres une adaptation de leur langage aux mutations de la société contemporaine. Cependant il me fait penser à une conversation que j'ai eue avec une élève d’une autre école des Beaux-Arts -réputée «très conceptuelle »- sur la peinture : membre d'une association pour mieux faire connaître l'art contemporain (sic), elle m'a expliqué, très enthousiaste, qu'on peut encore passer son DNSEP (diplôme des Beaux Arts sanctionnant cinq ans d'études) avec de la peinture. Quand on demande quel genre de peinture, on n'est pas déçu : c'est bien sûr sous forme d'autocollants distribuables dans la rue, pour contester toute sacralisation de ce médium. Ainsi, si en théorie, la peinture n'est pas totalement proscrite aux Beaux Arts, oser la pratiquer suppose d'en faire exclusivement un usage “subversif”, c’est-à-dire qui maltraite sa forme, en montrant à quel point elle est incapable de montrer.

La gravure doit être « contemporanéisée » et le pain bleui.

Mais le croirez-vous ? Il existe pourtant un domaine encore plus « ringard » que la peinture ! Aux Beaux Arts de Lyon, le département gravure est en effet considéré par les professeurs comme le refuge des nouveaux élèves effrayés par les pratiques novatrices que l'on attend d'eux dès lors qu'ils ont intégré la prestigieuse école. Aussi importe-t-il de bien leur faire comprendre que la gravure doit être « contemporanéisée ». On aboutit ainsi à des travaux où les étudiants n'impriment plus sur une feuille de papier (trop ringard), mais sur la plaque normalement faite... pour imprimer! (Vous noterez le renversement hautement subversif opéré par cette démarche). Ainsi, si la « peinture » et la « gravure » sont en théorie encore pratiquées aux Beaux-Arts, elles le sont dans une perspective « dépoussiérante », c’est-à-dire tendant à l’extinction de toute étincelle de vie.
En définitive, si vous souhaitez vous présenter à l'entrée des diverses Ecoles des Beaux - Arts, évitez absolument le dossier de peinture, pour ne pas, malgré vos vingt ans, être suspecté d'arriération mentale. Mieux vaudra présenter un dossier dénonçant la routine dans laquelle sont englués vos concitoyens : prenez un bon équipement vidéo, installez-vous dans la rue, proposez aux passants des tranches de pain bleuies à l'aide de colorants alimentaires et enregistrez leurs mines écœurées, car elles constituent la preuve irréfutable de leur incapacité à accepter la nouveauté. (Cette idée de menus fluorescents a réellement permis à quelqu'un d'intégrer une école des Beaux-Arts régionale). En fait, comme on me l'a dit, les Beaux-Arts sont avant tout « une école de vie ». A la journée d'accueil à laquelle j'assistais en 2002, les professeurs précisèrent que le but de l'étudiant y était « de se découvrir lui-même » et d' « apprendre à se mettre en scène » « avec son parcours et ses traumatismes ».(sic) Enfin, ils rappelèrent le Dogme : pour espérer intégrer une Ecole aussi prestigieuse, il faut (vous le saurez par cœur) « bien connaître l'art contemporain », fréquenter les musées et centres d’art « indispensables » et courir les conférences branchées .

Le beau et l’appliqué

Il y a cependant des écoles se présentant comme une alternative aux absurdités évoquées plus haut, et revendiquant l'enseignement d'un véritable savoir-faire et une capacité à intégrer socialement leurs étudiants, (ce que ne font pas les Beaux-Arts car seulement 30% des étudiants de leur Ecole auront un métier lié à l'art). Ce sont les écoles dites “d’art appliqué”. On y apprend l'illustration, la bande dessinée et l’infographie, et on dit vouloir y concilier les acquis traditionnels et les médias industriels modernes. Il existe donc une rivalité de fond entre écoles d’arts appliqués et école des Beaux-Arts, mais elles ne sont, je pense, que le recto et le verso d’un même conformisme, où la peinture (digne de ce nom) est bannie.

Picasso recto-verso

Le plus incroyable c’est qu’un peintre soit appelé en renfort dans ces beaux discours d’exclusion de la peinture ! Ainsi, côté Beaux-Arts, ceux qui refusent tout dessin et toute peinture, affirment poursuivre l’œuvre subversive de Picasso, tandis que, côté art appliqué, ceux qui aspirent à une restauration du dessin académique voient dans la formation du peintre espagnol la preuve irréfutable qu'il faut copier du plâtre pour devenir un génie.

On se demande, dans ces conditions, où et comment un jeune épris de peinture trouvera les repères théoriques, techniques, historiques, philosophiques, nécessaires pour construire son propre langage plastique.

De la fonction du rien

Un prof ennuyeux et dogmatique fournit au moins un repère tangible, ce qui réserve la possibilité de faire le contraire de ce qu’il propose. Mais un prof qui vous dit : « soyez libres, faites de l'art contemporain » , c’est-à-dire « dém...-vous », vous laisse sans aucune balise d’aucune sorte. C’est pire encore quand l’injonction est “soyez subversifs” ou bien “ désobéissez-moi”... Mais subvertir quoi, désobéir à qui ? Situation terriblement piégée, perverse et anxiogène, car privés de tout savoir -faire ces futurs profs et artistes auront intérêt à la survivance d’une définition arbitraire de l’art à laquelle il leur aura tant coûté de se plier.

1 Maurice Merleau-Ponty, L'Oeil et L'Esprit, chapitre V.
2 Toutes les citations de Nicolas Bourriaud sont extraites de « Playlist, le collectivisme artistique et la production de parcours », Playlist, Editions du cercle d'art, 2004. Alan Kaprow, « Notes sur la création d'un art total », 1958.
4 Allan Kaprow, « L'Education de l'Un-artiste », 1ère partie, 1971.
5 Allan Kaprow, « L'Education de l'Un-artiste », 1ère partie, 1971.
6 Allan Kaprow, « L'Education de l'Un-artiste », 1ère partie, 1971.
7 Cependant, la peinture peut être choisie à l'épreuve pratique d'admission, au choix du candidat, qui peut également se tourner vers la sculpture, l'installation, la photo, la vidéo,...
8 Livret de l'étudiant 2002-2003 de l'ENSBA.
9 Idem.
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La Maison des Artistes
Les enjeux d’une reconnaissance de la professionnalité des artistes.

On dit que les artistes sont par nature ingérables, ingouvernables, en marge des règles sociales. On les dit individualistes forcenés, inaptes à s’organiser , à se syndiquer. On dit qu’ils ont horreur du militantisme. On dit qu’être artiste est un “état” plus qu’une profession. On dit que l’artiste est tout entier dans son oeuvre, qu’il ne pense qu’à elle, et que pour cela il n’a guère le temps de se préoccuper de sa couverture maladie, de sa retraite etc. On dit que l’artiste est un amateur-professionnel...
Pas facile donc, avec tout ce qu’on dit de lui, de le cadrer , de l’insérer, de le protéger socialement, de l’aider, de lui proposer un cadre et un statut, sans toucher à sa liberté fondamentale.
La Maison des Artistes, qui connaît pourtant tous ces on-dit, est semble-t-il en voie de résoudre cette quadrature du cercle, parce ce que c’est un organisme créé par les artistes eux-mêmes, taillé sur mesure, adapté aux contradictions du métier, et qui n’a son équivalent dans aucune autre profession.
Cet entretien que nous avons eu avec Rémy Aron (Président de la MDA ) et Jean-Marc Bourgeois (Vice-Président), permet de faire le point, en précisant ce qu’est le cadre législatif et de dire les difficultés actuelles de sa mise en application. Il permet aussi de placer le rôle de la Maison des Artistes dans une perspective globale ; de mieux comprendre ses enjeux, ses espoirs, la “délicatesse” de ses relations tant du côté de l’institution que du marché ; de proposer tous éléments d’information pour un nécessaire travail de réflexion et un débat ouvert et de bon aloi entre toutes les parties concernées par ce statut professionnel des artistes graphistes et plasticiens. P.S.
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Artension : Ainsi, on compte près de 32000 artistes identifiés à la Maison des Artistes et déclarant ainsi leur professionnalité, dont près de 14000 adhérents actifs à l’Association Professionnelle, avec une progression des 1000 identifications par an. Fin 2004 plus de 20000 artistes étaient affiliés comme cotisants bénéficiaires d’une protection sociale, et plus de 8000 étaient assujettis comme cotisants aux dites assurances.
Mais on sait aussi que les artistes exposant régulièrement, vendant éventuellement leurs œuvres tout en conservant leur statut d’amateurs, sont beaucoup plus nombreux. Vous avez encore beaucoup de travail à faire, semble-t-il ?

Jean-Marc Bourgeois : En effet, on constate par exemple que sur l’ensemble des salons d’artistes, il n’y a qu’un nombre très restreint de professionnels déclarés, y compris dans les grands salons parisiens. Beaucoup d’artistes hésitent donc ou ne veulent pas s’inscrire à la MDA pour quantité de raisons diverses : ou bien ils n’en voient pas la nécessité, puisqu’ils bénéficient de la couverture sociale de leur conjoint, parce qu’ils ont par ailleurs une profession salariée, parce qu’ils sont retraités, étudiants ou au RMI, parce que leur chiffre d’affaires annuel est négligeable, que leurs ventes ne couvrent qu’une partie de leurs frais divers et d’ achat de matériel, qu’ils sont bien loin d’atteindre le plafond des 6600 euros annuels de bénéfice permettant d’être couverts par la MDA, parce qu’ils ont peur d’être fichés, encartés, taxés encore une fois, parce que les démarches à faire leur paraissent très compliquées, etc., etc.
Autant de raisons que nous connaissons, que nous comprenons, mais qui pour autant ne nous semblent pas toujours bien justifiées, parce que ces raisons sont le plus souvent le fruit d’un manque d’informations ou d’explications.

Ar. : Alors expliquez-nous ...

Rémy Aron : Ce qui est important, voire urgent, de faire comprendre, c’est que l’enjeu de la Maison des Artistes n’est pas seulement la protection sociale à un coût avantageux, les différents services et aides que nous offrons aux artistes, les moyens d’organiser la solidarité entre eux et leurs diffuseurs, etc., c’est aussi et surtout, au delà de ça, la reconnaissance d’une professionnalité.

Ar. :Pourquoi est-ce si important?

R.A.. : Parce que nous sommes dans une période de grande confusion et de délitement des valeurs et qu’il faut, face à cette situation, rétablir de la clarté et de la cohérence dans les responsabilités.
Parce que les artistes sont actuellement au bord de l’asphyxie, pris en étau entre l’institution et le marché. L’institution qui a sa logique et son esthétique propre, ignorant une majorité des créateurs ; le marché, plutôt désorganisé, qui obéit le plus souvent à des exigences à court terme et n’est plus en mesure d ‘établir des relations de bonne réciprocité avec les artistes.
Je suis persuadé que le seul moyen de s’extraire de cet étau, est que les artistes s’organisent, affirment hautement et clairement leur professionnalité et se donnent les moyens de le faire. Sinon, on va au chaos, à une sorte de disparition des artistes, et au-delà, à la destruction d’un repère important pour l’équilibre de la société toute entière.
Vous savez : la plupart des artistes sont écœurés, furieux, par tout ce qu’il subissent et que nous pourrons évoquer plus loin. Malheureusement, ils ne disposent pas des mêmes moyens de manifester leur colère que les agriculteurs ou les salariés de la fonction publique, et en plus ils sont peu ou mal informés, parce qu’isolés.
C’est pour cela que je suis heureux de cet entretien pour Artension, qui contribuera, je l’espère, à expliquer, à diffuser plus amplement les informations et les éléments de réflexion.

Ar. : Alors commençons, si vous le voulez bien, par les avantages, disons... matériels, offerts par la MDA...

J.M.B. : Il faut dire d’emblée que la MDA où la cotisation est fixée à 15% du bénéfice majoré de 15%, est une caisse très avantageuse, contrairement à celle des artisans et autres professions libérales qui paient des somme folles sur leur bénéfice. En outre, le fait que que ce soit une association qui soit l’organisme collecteur de cotisations et contributions sociales des artistes, permet plus de souplesse quand un artiste a des difficultés. Ce qui est impossible dans les autres professions libérales, qui traitent en direct avec l’URSSAF, qui est impitoyable en cas de retard de paiement. L’association joue ici un rôle tampon entre l’artiste et l’URSSAF qui est chargée du contentieux.

Ar. : C’est bien, mais quelle est la nécessité pour un artiste vendant peu et n’obtenant qu’un très faible bénéfice de son activité artistique, au-dessous du plafond des 6600 euros donnant droit à la couverture sociale, exerçant par ailleurs une activité salariée ou indépendante libérale, cotisant à une autre caisse, etc..., de s’inscrire à la MDA ?

J.M.B. : Parce qu’il n’y a qu’une seule caisse pour les auteurs d’oeuvres graphiques et plastiques et que cette caisse est la MDA. Parce que la loi (article L-382-1 et suivants du CSS), impose que les revenus des artistes soient cotisés au même titre que des salaires, c’est-à-dire au premier euro de bénéfice .La MDA est un régime obligatoire, et la notion d’obligation exclut le fait, si on est dans le champ d’application du régime, qu’on puisse choisir ou s’orienter sur une autre caisse, comme cela se fait par défaut ou par ignorance
Il y a d’autres caisses, certes, mais ces caisses ne peuvent reconnaître le cotisant en tant que plasticien car elles n’ont pas à charge de déterminer la nature précise de son activité. Les gens sont souvent mal orientés et mal informés sur ce point.
Être inscrit à la MDA n’est pas une affiliation à l’URSSAF. Ce sont les travailleurs indépendants qui vont vers l’URSSAF pour payer une cotisation d’allocation familiales, obligatoire pour artisans, travailleurs indépendant et autres.
L’inscription URSSAF est faite pour les personnes que nous ne prenons pas, ou des plasticiens qui ignorent notre existence et qui peuvent prendre une assurance privée. Les artistes dont l’activité relève de la gestion de la MDA ne doivent pas s’inscrire à l’URSSAF, organisme gestionnaire des travailleurs indépendants, où il devront acquitter à tort des cotisations d’allocations familiales dues exclusivement par les personnes qui ne relèvent pas du régime des artistes.
C’est souvent par ignorance de l’existence de la MDA et de ses attributions que certains artistes s’inscrivent auprès d’autres caisses de sécurité sociale. Mais c’est une erreur d’orientation de leur part, qui n’est pas corrigée en règle générale par les organismes qui acceptent cette solution non conforme à la loi, et qui fait que la personne est convaincue d’être inscrite au bon endroit, faute d’être informée de cette obligation et même de savoir qu’elle paie beaucoup plus.

Ar. : On vous reproche parfois d’être un peu “ inquisiteurs” et de vouloir “fliquer” les artistes...

J.M.B. : Non, bien évidemment et c’est un mauvais procès. On essaie seulement d’informer, de rappeler que des dispositions de loi existent dans l’intérêt des créateurs et des diffuseurs. Nous acceptons bien entendu qu’il existe une tolérance de fait.
Ce que nous visons, ce sont les faux amateurs, qui vendent beaucoup et ne déclarent rien tant fiscalement que socialement, car il est bien évident que le vrai amateur qui va vendre occasionnellement 2 tableaux par an pour 1000 euros, s’il s’inscrit à la MDA et aux impôts, il va plutôt encombrer les services .
Il faut donc être nuancé et dire qu’on veut que la loi soit appliquée certes , mais avec souplesse et intelligence.
Je le répète : il nous semble nécessaire que la loi existe pour être appliquée d’abord aux artistes qui vendent beaucoup et ne déclarent rien, mais aussi aux artistes - même s’ils sont rares - achetés par les institutions telles que les FRAC, les DRAC, les conseils régionaux ou généraux et qui eux aussi, très souvent, ne déclarent rien... de même que l‘institution qui agit dans ce cas comme si elle avait pouvoir de dérogation à la loi : ce qui est tout de même un comble!
Nous souhaitons que cesse ce mélange entre la création plastique en tant qu’activité de loisir et celle en tant qu’engagement professionnel. Cet amalgame est de la faute de nos institutions qui laissent faire les choses, mais aussi, indirectement, de la faute des artistes et de la MDA qui, faute de moyens financiers suffisants, n’ont pas assez fait circuler l’information sur la question. Les boulangers sont beaucoup plus rigoureux. Ils n’accepteraient pas de voir des amateurs vendre leur pain au marché sans être déclarés professionnellement.

Ar. : Mais je reviens quand même au cas des artistes qui ont un bénéfice inférieur à 6600 euros ?

J.L.B.. :Effectivement les artistes qui sont dans ce cas nous disent, j’ai un métier à côté, je ne peux pas déclarer fiscalement car je risque de passer dans la tranche supérieure et de payer des cotisations sociales en plus ( ce qui n’est pas le cas puisque la protection sociale est assurée par leur revenu le plus fort ). Nous leur répondons simplement que
c’est la loi, comme pour les boulangers et on ne voit pas pourquoi les professions artistiques serait en dehors de la loi appliquée aux autres professions.
A l'artiste qui fait très peu de bénéfice , nous disons aussi que son affiliation à la MDA , lui coûtera très peu en cotisations, lui permettra d’une part d’être en règle avec la loi, et d’autre part de pouvoir prouver sa professionnalité lors de ses expositions en galeries,salons, ou tous dispositifs d’expositions respectant eux aussi la loi .
En plus le fait d’avoir un numéro d’ordre à la MDA et d’avoir un numéro de SIRET lui permet de faire des factures ou d’avoir certaines aides de l’Etat ou des collectivités locales qui doivent lui demander ce n° d’ordre avant d’acheter ou passer commande.

Ar.: Qu’en est-il de l’artiste ayant un autre métier, qui vend un peu, et qui perd de l’argent en exerçant son activité : peut-il et doit-il se déclarer à la MDA?

J.M.B. : Oui, bien sûr, même s’il est en déficit et que cela est constaté par la comptabilité qu’il tient dans le système de la déclaration contrôlée. Car s’il est en déficit déclaré, il est bien évident qu’il ne paiera rien en étant inscrit à la MDA. Ce qui ne l’empêchera pas d’être agréer au niveau professionnel avec les avantages évoqués plus haut.
Encore une fois : nous comprenons très bien que la loi ne puisse être strictement appliquée, mais il est indispensable qu’elle existe, comme cadre cohérent prenant en compte tous les cas de figure, comme repère global et facteur de juste remise en ordre et de solidarité, et parce qu’ elle est, dans tous les cas, avantageuse pour l’artiste et absolument pas contraignante.

Ar. : Les galeries d’art, acceptent-elles volontiers de verser 3,3 % des ventes à la MDA , puisque c’est aussi la loi ?

JMB : Bien sur que certaines rechignent à payer cette cotisation qui s’ajoute au 19, 6% de TVA. Mais s’elles ne le font pas, ils commettent une faute vis à vis de la loi qui dit que les diffuseurs ont obligation de se déclarer à la MDA et payer des cotisations au prorata du chiffre d’affaires de l’année. Certes cela peut paraître sévère, d’autant que ces cotisations - solidarité n’ont pas de contrepartie couverture sociale comme pour les aristes, d’autant encore que les institutions elles-mêmes sont souvent en faute et ne donnent pas toujours l’exemple aux autres diffuseurs.
Mais réfléchissons un peu pour le long terme : les galeries ont tout intérêt à se conformer à ces dispositions, à participer à une clarification des choses, à contribuer elles aussi au renforcement de la professionnalité des artistes, à être solidaires avec ceux-ci pour leur survie.
Rappelons aussi que la MDA n’a aucun pouvoir directement coercitif, fort heureusement. Elle entend seulement faire comprendre par tous les moyens dont elle dispose, inciter artistes et diffuseurs à être solidaires et dire que le cadre législatif existe et qu’il doit être respecté comme dans toute autre profession.

Ar. : l’État, le Ministère, l’administration sont donc à féliciter et à remercier pour l’établissement de ce cadre ?

R.A. : Pas vraiment! Car n’oublions pas que toutes ces dispositions ont été arrachées de haute lutte par les artistes, et que rien n’est acquis définitivement.
Ainsi, comme je vous le disais, nous avons dû intervenir auprès du Ministère pour que le dispositif institutionnel subventionné par l’Etat ou les collectivités territoriales donne l’exemple en respectant la loi qui impose de tenir compte de la professionnalité des artistes qu’il promeut.
Autre chose qui nous inquiète beaucoup actuellement : il se trouve que l’État vient de diligenter une inspection de l’IGAS contre la MDA et de refuser nos statuts adoptés lors de la dernière assemblée générale à l’unanimité des 800 membres présents. Car ce qui est en question, c’est justement cette liaison association - organisme collecteur, qui fait la spécificité de la MDA et son attrait pour les artistes. Il est bien évident que si cette liaison est cassée, c’est encore un mauvais coup joué aux artistes. En fait tout se passe comme si la MDA avec ses 14000 adhérents était un boulet très encombrant pour le Ministère, et , qu’en tant qu’organisme de veille, nous soyons dans sa ligne de mire.

Ar. : Pourquoi ?

R.A.. : Pourquoi ? C’est assez simple à expliquer globalement : pour le Ministère, un bon artiste est un artiste “perfusé” , autrement dit assisté et subventionné. Les autres faisant commerce de leur art, en vivant parfois, sont considérés par lui comme artistes “commerciaux”, donc d’une qualité suspecte et peu dignes de son attention. Les autres , c’est donc la plus grande partie des artistes affiliés à la MDA, qui vendent effectivement leur œuvres et dont le Ministère a tendance à nier la qualité d’artiste en vertu du principe suivant qu’un artiste de qualité n’est pas vendable, et doit donc être soutenu par l’Etat. Ce type d’argument est le résultat d’une consternante logique structurelle, mais il opère et fait qu’il existe des différences de fond entre le Ministère et nous quant aux critères de reconnaissance de la “qualité” d’artiste... et donc de sa professionnalité.

Ar. : Comment cela se manifeste-t-il ?

R.A.. : Par le fait d’abord que l’association MDA n’a aucune subvention du Ministère et que ses seules ressources sont les cotisations des 14000 adhérents, permettant d’assurer toutes les aides et services auprès de ces adhérents.
Par le fait qu’aucun représentant de ces 14000 artistes n’est jamais sollicité pour figurer dans les diverses commissions institutionnelles ou instances de décisions ministérielles concernant les artistes et la création plastiques contemporaine (au nom du principe de la loi de 1945 qui considère les représentations syndicales comme seuls interlocuteurs de l’Etat), alors que nombre de petites associations “ bien en cour” y sont représentées.
Sachez enfin que nous avons subi récemment une méchante attaque du Ministère par l’intermédiaire de sa courroie de transmission FRAAP, pour la prise de contrôle de la MDA.

Ar : Qu’est-ce que la FRAAP ?

R.A. : C’est la Fédération des Réseaux et Associations d’Artistes Plasticiens créée et présidée par Antoine Perrot, où figurent surtout des associations subventionnées, pompeuses de la manne étatique et qui n’existeraient pas , bien sûr, sans celle-ci. Associations qui sont, pour cette raison même, parfaitement conformes, selon de Ministère, aux critères de représentativité et de “qualité” évoqués tout à l’heure. La FRAAP a obtenu , elle, 800 000 F de subvention pour ses États Généraux de La Villette. Cette manifestation sans véritable public, sans suite, ni résultats probants, n’a fait que montrer l’ambiguité de la relation FRAAP-institution, ce rapport un peu pervers d’adulation-détestation, cet assujettissement de la fonction de contestation. Avec la FRAAP, le Ministère s’adjoint une sorte d’ organe artificiel de contestation de lui-même parfaitement agréable et contrôlable.
Une fédération des associations, nous n’avons rien contre cette idée ou ce principe, au contraire, mais bon, par quelle fatalité structurelle faut-il que cela produise la FRAAP ?

Ar. : Existe-t-il ce qu’on pourrait appeler une “esthétique ministérielle”?

R.A.. : C’est évident, même si tous ses agents, conseillers artistiques régionaux, directeurs de FRAc, affirment sans vergogne qu’ils sont les garants de la pluralité artistique...

Ar. : Pouvez-vous décrire ou définir cette esthétique ?

R.A.. : Là encore, il faut bien comprendre que cette esthétique ou cette “pensée artistique” est de nature ou d’origine totalement structurelle, qu’ elle est le fruit d’une logique de fonctionnement d’un mécanisme. Et comme un mécanisme ne pense pas, il s’agit plutôt d’une non-pensée, d’une pensée plate, ou d’une pensée par défaut.” Conformisme administratif” comme le disait cet été Jean-Jacques Aillagon, lors d’un débat improvisé à Arles avec un groupe d’artistes qui manifestait pour la défense du RMI.
Et c’est bien cette inaptitude de l’appareil à la vision globale et en volume, qui génère cette pensée officielle incapable de concevoir qu’il puisse exister d’autres types d’expressions artistiques que celle qu’elle impose , caractérisée globalement par une hypertrophie de la conceptualité.
Pourquoi l’art officiel est-il un art de l’idée, plutôt que du sensible ? Tout bêtement parce que l’idée produit du verbe... et que le verbe, c’est bien connu, c’est le pouvoir. Et l’expression du pouvoir n’est pas et n’a jamais été expression artistique : il suffit de se souvenir de ce qui s’est passé sous le régime soviétique.
La dictature étatique qui s’exerce aujourd’hui en France, dans le domaine artistique est pire, parce que plus perverse, que celle du régime soviétique. Certes, les artistes et les galeries “dissidentes” ne sont pas envoyés au goulag, mais ils sont exclus, disqualifiés, ringardisés, condamnés inexorablement à la misère, avec une férocité aussi grande et au nom de cette “contemporanéité” qui s’avère aussi implacable que le dogme soviétique. C’est le règne de l’arbitraire, de l’irresponsabilité et de l’impunité totale. Jamais on n’avait vu cela et le pire, c’est qu’à part les artistes, personne ne se rend bien compte de la situation.

Ar. :Ringards donc, anti-contemporains... mais ne vous traite-t-on pas aussi de sectaires ?

R.A.. : Dans cette même logique de retournement du sens, il est normal en effet que certains nous trouvent sectaires... quand bien même chacun sait que la MDA ne pratique aucune exclusive parce qu’elle n’a ni vocation, ni aucun droit à juger de la qualité artistique ou à donner priorité à telle ou telle tendance... quand bien même toutes les familles d’expression artistiques (voire politiques) y sont représentées, y compris celles privilégiées par l’officialité.
La MDA ne donne aucune leçon d’art et tient absolument à représenter tous les artistes, toutes les facettes de la création actuelle ... nous souhaitons que l’institution puisse en faire autant... C’est pourtant simple et ce la devrait aller de soi, mais cela ne va pas de soi dans un territoire où les règles élémentaires de justice et bonne démocratie, sont allègrement bafouées au nom d’on ne sait quelle trangressivité créative.
La seule instance de légitimation, pour nous, c’est le public. Comme dans toute démocratie, c’est lui qui juge et qui choisit. Ce n’est pas à l’Etat d’imposer ses choix aussi bien artistiques que politiques. Imaginez un peu que l’Etat se mette à privilégier financièrement et logistiquement tel ou tel parti politique , en discréditant les autres, en les interdisant de parole, etc... comme il le fait dans le domaine de l’art.

Ar. : Comment voyez-vous la suite ?

R.A.. : Il me semble impossible qu’il n’y ait pas assez vite une prise de conscience de la situation ahurissante où sont placés les artistes, de comment on les traite, on les instrumentalise. Impossible aussi qu’on ne commence pas à mesurer l’ampleur des dégâts pour la société toute entière.
Dans cette situation, le rôle de la MDA n’est pas seulement d’assurer la protection sociale de l’artiste et de l’aider matériellement à survivre dans un paysage ravagé, il est aussi de contribuer à modifier ce paysage pour que l’artiste puisse vivre librement et correctement de son travail, puisse remplir sa fonction dans la société.
Ce mépris que l’Etat affiche actuellement pour le “commerce” de l’art, tue véritablement à la fois le public, les artistes et les diffuseurs disons indépendants et prospectifs, mais aussi , à terme, ceux qui acceptent de participer à ce système d’assistanat au service d’une pensée unique.
La MDA est la seule structure organisée proposant un projet cohérent, une alternative garantissant ouverture et liberté pour tous

Ar. : Êtes-vous en relation avec des organisations homoloques dans d’autres pays ?


J.M.B. : Oui, bien sûr, au niveau européen d’abord : devant l’urgence de la question du statut de l’artiste en Europe, la MDA, se doit de réagir. Elle souhaite organiser en 2006 un colloque à Paris concernant le statut professionnel en Europe et cela surtout à un moment où des risques de déréglementation générale des systèmes de protection sociale des artistes existent. Il nous faut en effet créer une plate-forme cohérente devant la commission européenne pour éviter le lissage par le bas de nos régimes.
Ensuite au niveau international : par l’intermédiaire de l’AIAP (Association Internationale des artistes plasticiens), la MDA veut associer tous les pays du monde, car il est évident que, si l’artiste européen renonce à son statut ou l’abandonne devant les pressions ultralibérales de la société, aucun autre artiste dans le monde ne pourra espérer obtenir un statut favorable.


Contact :

>La Maison des Artistes - 11 rue Berryer - 75008 Paris
contacts@lamaisondesartistes.fr
 HYPERLINK "http://www.lamaisondesartistes.fr" www.lamaisondesartistes.fr

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La Biennale d’Art Contemporain de Lyon :
une logique médiatique portée à son paroxysme
Par Pierre Souchaud *





Entreprendre d’évaluer ou de juger esthétiquement telle oeuvre qui consiste à agglutiner 1500 personnes nues, ou qui nous montre un savon de Marseille de 25 tonnes, ou qui nous propose une quenelle truffée de 15 mètres de long, ou qui installe quelque part en Chine une porcherie où s’esbaudit une famille de cochons tatoués, est évidemment parfaitement vain et sans objet. Impossible en effet de dire si c’est beau ou laid...Non, tout cela n’est plus de l’ordre du bon ou du mauvais goût, du bons sens ou du mauvais sens ; tout cela échappe définitivement aux valeurs et critères esthétiques qui ont été opérants depuis que l’humanité existe et qui se voient , avec l’avènement de l’art dit “contemporain”, irrémédiablement disqualifiés.
Disqualifiés désormais, la nécessité intérieure, la dimension sensible et spirituelle, le mystère poétique, la sublimation, la transcendance, comme autant d’ ingrédients irrecevables et interdisant aux oeuvres de porter le label “art contemporain”.
Nous entrons dans une nouvelle ère artistique, dans un champ radicalement différent, où les critères d’évaluation et de légitimation de l’art sont totalement inédits.

Quels sont donc ces nouveaux critères de la contemporanéité artistique?

Ce sont , tout simplement , ceux de l’efficacité médiatique, qui nécessitent en effet une hypertrophie de plus en plus spectaculaire de la forme au détriment du fond, du contenant au détriment du contenu, du calculé au détriment du senti, de la superficialité au détriment de l’ancrage intérieur, de l’artificiel au détriment du naturel, du mécanique au détriment du vivant.
L’art contemporain n’a plus qu’un seul but : “produire de l’évènement”, au risque de “ l’overdose d’instantané” selon la formule de Régis Debray. Au risque donc de cette seule “temporalité” ( hautement revendiquée par cette Biennale de Lyon), qui exclut désormais cette intemporalité qui faisait justement l’universalité du chef-oeuvre.


Quels sont les nouveaux ingrédients de l’efficacité médiatique ?

L’art, livré ainsi à son unique fonction de vecteur de communication, est pour cela vidé de sa substance première, trop lourde de vérité humaine, de sens et de vécu. L’art est retourné comme un gant et bourré, non plus de ce qui faisait sa positivité , mais de son contraire exact : un nihilisme systématique. Mise en scène spectaculaire de toutes les transgressions ou regressions imaginables dans le but d’interpeler, de provoquer , de choquer, de “pirater les codes ambiants” ( comme disent si bien les agents de cet art)... bref, de générer un maximum d’effervescence médiatique, pour enflammer communication et marketing.
Le monstrueux, l’excrémentiel, la morbidité, la cruauté, les humeurs les plus basses,( “ l’immonde” dit Jean Clair ) sont les éléments de base de ce cocktail effervescent , que l’on prétend aussi “festif”. C’est une course perpétuelle au record, à l’encore-plus-performant, l’encore-plus-transgressif… gratuit bien évidemment, puisque sans créativité réelle. Esthétisation cynique de toutes les misères du monde. Consternant Grand-Guignol à prétention subversive.
“ Ce n’est pas tout à fait la même chose de peindre une femme en train de pisser, comme Picasso, ou un homme en train de déféquer, comme Brueguel, ou un humain en train de se faire écorcher vif, comme David - ou l’horreur est re-présentée par un faire qui suscite l’admiration - et puis de voir un “artiste” qui littéralement vous pisse dessus pendant une de ses performances”, dit encore Jean Clair... Certes, mais journalistiquement, cette dernière façon de “créer” est infiniment plus parlante et payante. Elle s’inscrit beaucoup mieux dans une “esthétique” purement médiatique ou le catastrophisme, comme l’explique Paul Virilio, est en permanente synergie incestueuse avec le sentiment de modernité ( voir CNN payant grassement les petits incendiaires pour filmer leurs perfomances dévastatrices).



Quels sont les bénéficiaires immédiats de ces opérations de communication?

Affirmer, comme l’a fait Mr le Ministre de la Culture (et de la communication) au cours de son homélie inaugurale, que la Biennale de Lyon fait baisser le taux de chômage dans la ville, est pour le moins osé. Mais ce que l’on peut dire, c’est que cet “événement” permet que l’on parle de Lyon et que l’image d’une ville moderne et dynamique soit véhiculée internationalement... et qu’importe si, pour ce bénéfice - là, il a fallu vendre son âme à ce Diable, qui est, en l’occurence, notre Dieu de la communication.
Mais il a aussi d’autres bénéficiaires :
- L’agence de publicité locale - sorte de Saatchi & Saatchi lyonnais - qui a organisé la cérémonie de mise à nu de 1500 personnes,
- Les multipes entreprises sponsors, dont Hermès, célêbre fabrique de produits de luxe qui en a profité pour réaliser une belle opération marketing (dénoncée dans Le Monde par Harry Bellet, dans un article au vitriol)
- La presse, bien sûr, qui a pu à moindre coût, publier de belles images de désastres, comme cela plait tant à un certain lectorat.
- les décideurs artistiques, qui voient le triomphe d’un parti esthétique d’Etat, parti unique interdisant tous les autres, comme au meilleur temps du soviétisme.
-le réseau international de l’art contemporain, mycélium planétaire, qui se dote avec cette biennale d’un superbe champignon disséminant ses spores à tous vents, d’une énorme enseigne pour des produits à haute valeur spéculative sur le marché de l’art international : ce marché des signes de puissance pour chefs d’entreprises de type François Pinault, collectionneurs privés milliardaires,qui voient leur “passion” pour l’art marketing soutenue par la collectivité publique
- et puis tous ceux qui, individuellement, vont trouver en visitant cette Biennale, leurs marques tribales, leurs signes d’appartenance de classe, leurs attributs identitaires, leur support de communication perso, leur sujet de conversation entre amis, leurs alibis culturels, leurs petites frayeurs bien formatées à usage domestique, etc. ( Il eût été intéressant qu’une équipe de sociologues enquête sur l’appartenance socio-culturelle des 1500 participants à l’opération de mise à nu, et sur leur diverses motivations)

Quelles sont les victimes ?

Il y a d’abord les responsables politiques dispensateurs de la manne financière, dépassés par l’événement, qui n’y comprennent rien, complétement terrorisés par ce gigantesque dispositif de l’art contemporain international. Gens de bonne volonté qui sentent confusément ce qu’il y a d’épouvantable dans leur complicité obligée, mais qui continueront de financer, parce que pris au piège d’une logique médiatique que ni eux ni personne ne peuvent contrôler ou réguler.
Il y a les vrais amateurs d’art, sincères, sensibles, ouverts, venus là “pour voir”... et qui constatent , désespérés, qu’en effet, comme l’indique Régis Debray, “ le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût”.
Il y a les artistes, en large majorité, qui se sentent disqualifiés, ringardisés, et qui voient leur raison d’être et de créer anéantie.
Il y a les galeries prospectives qui sont elles aussi disqualifiées, voire humiliées quand elles se voient contraintes de faire acte d’allégeance à l’administration de l’art pour participer à une opération annexe, qui n’est rien d’autre qu’une cynique et méprisante concession à l’environnement artistique local.
Il y a même - car cette biennale vérouille aussi dans le social alibi - ces associations pour la réinsertion, odieusement instrumentalisées et embarquées dans d’invraissemblables spectacles de rue, pour on ne sait quelle douteuse destination.

Une inquiétante omerta

Mais le plus inquiétant, ce n’est pas tant le scandale en soi que constitue cet “ événement”, mais le fait qu’il soit impossible d’en parler, qu’il soit parfaitement irrecevable de le désigner comme tel, qu’il soit interdit de s’extraire de cette langue de bois imposée, de trahir une espèce d’omerta généralisée sur le sujet.
De quoi donc la gent journalistique a-t-elle si peur ? Essayer de répondre à cette question, voilà qui serait un véritable travail d’investigation et d’information, et qui ferait honneur à la profession.
Il faudrait que les journalistes, les “critiques d’art”, expliquent pourquoi et comment cette inflation communicationnelle à laquelle ils participent, n’informe en rien, mais au contraire occulte et dénie la réalité des choses, obstrue les voies de la véritable information sur la création artistique de ce temps.
Qu’ils expliquent pourquoi on ignore l’existence de quantité d’ouvrages sérieux d’information et de réflexion sur le sujet “ art contemporain” : ceux notamment de Jean-Philippe Domecq (à leur troisième réédition en livres de poche), de Jean Clair (Directeur du Musée Picasso, commissaire de l’actuelle remarquable exposition “Mélancolie” à Paris ), de Régis Debray (sur les médias), de Nathalie Heinich (sociologue de réputation internationale), de Marc Jimenez (éditions Flammarion), de Christine Sourgins (éditions Table Ronde),de Hans Cova, Rainer Rochiltz, Yves Michaud, Patrick Barrer, et de bien d’autres.
Autant d’outils pour comprendre les mécanismes et les enjeux sous-jacents de cette gigantesque usine à gaz qu’est la Biennale de Lyon et l’art dit contemporain en général ; pour mesurer l’effet délétère de ses fumées médiatiques et les dégâts de toutes sortes que celles-ci causent insidieusement dans le corps social.

Pierre Souchaud (Caluire, le 16 11 2005)

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« Marcel Duchamp ne pouvait être le père de personne »
Un entretien avec Jean Clair

Par Françoise Monnin


Pendant que le Centre Pompidou fait de Dada le pilier de l’art contemporain, au Grand Palais le plus controversé de nos historiens d’art démontre que le grand art est intemporel, en célébrant la Mélancolie. Rencontre avec celui qui, méprisant la barbarie ambiante, milite en faveur de la culture.



- La Mélancolie, sujet de votre exposition au Grand Palais, est un thème qui vous est cher depuis longtemps. Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’être désespéré pour être créatif ?

La mélancolie n’est pas du tout le désespoir. C’est même le contraire. Ça n’est pas non plus la tristesse parce que la tristesse est stérile. Le désespoir, on n’en sort pas. La mélancolie, quant on en sort, c’est pour faire de grandes choses. La mélancolie n’est pas l’abattement, pas l’abandon plus ou moins complaisant à une certaine torpeur, spirituelle, mentale et physique. La mélancolie, c’est l’enthousiasme, la fureur divine, l’emballement des neurones qui fait que vous vous mettez à faire des choses. Pas seulement dans le domaine des arts. Selon Aristote, les grands mélancoliques se recrutent non seulement chez les créateurs et les philosophes mais aussi chez les hommes d’état. Quand on voit la tête hilare de nos hommes d’état aujourd’hui, on se dit que la mélancolie a totalement déserté le domaine politique, hélas. La mélancolie est un phénomène nécessairement cyclothymique, cycloïdal, qui vous entraîne des abîmes du désespoir jusqu’au sommet de la création. C’est complexe et riche. Je n’ai rien inventé. D’innombrables études sur la mélancolie existent depuis 2500 ans. Hippocrate l’a aussi bien définie que les psychiatres actuels. Cela m’intéresse de rappeler cette histoire longue, totalement identifiée à notre culture. On ne peut pas créer hors d’une complexion mentale qui est celle de la mélancolie. On ne peut pas créer dans l’ataraxie que donne le Prozac ou l’utilisation de certaines molécules chimiques, vous réduisant à l’état de zombi, vous exemptant de toute forme de souffrance. Beaucoup d’artistes actuels travaillent dans un registre délibérément mélancolique. Kiefer, Parmigiani ou Ron Mueck, par exemple, qui figurent dans cette exposition. Cela dit, un génie est nécessairement mélancolique. Mais un mélancolique n’est pas nécessairement un génie.

- Les dadas, une autre des actualités parisiennes en matière d’exposition : des désespérés ou des mélancoliques ? Des bâtisseurs ou des destructeurs ?

Certains dadas sont des mélancoliques. J’aurais aimé montrer dans mon exposition l’assemblage L’Esprit de Notre Temps de Raoul Hausmann, actuellement présenté au Centre Pompidou : une tête en bois de mannequin, surmontée d’instruments de mesure de l’espace et du temps, qui rappelle une gravure de Dürer. Il y a des œuvres de Man Ray qui sont aussi profondément mélancoliques. Beaucoup de dadaïstes sont plongés dans une frénésie mélancolique assez terrifiante. Schwitters par exemple, qui mériterait d’être étudié sous cet aspect.

- Vous venez de publier Une leçon d’abîme, neuf approches de Picasso, un ouvrage qui vous permet de dire adieu au Musée Picasso, dont vous avez été le directeur depuis sa création (il y a vingt ans). Dans cet ouvrage, vous dites qu’en matière de modernité tout se joue en 1907, avec Picasso. L’art actuel retient davantage 1916, date de la naissance de Dada, comme référence. Quel jugement portez-vous sur Dada ?

J’ai beaucoup de mal à entrer dans ces histoires de chronologie. 1907 c’est la fin d’un grand cycle de la peinture occidentale. Picasso fait partie de ceux qui le font voler en éclats. 1916, c’est le désastre, esthétique et humain, le constat d’une table rase, c’est autre chose.
Picasso est un grand mélancolique. Comme Saturne il dévore ses entourages. Il est très sombre, terrifiant. Et surtout je le présente comme le détenteur d’une connaissance extrêmement fine de l’histoire de l’art. C’est un savant, si l’on prend la peine de déchiffrer ses tableaux.

- En introduction de cet ouvrage, vous citez le poète Rilke, selon lequel la gloire n’est que « la somme des malentendus accumulés sur un nom ». Pensez-vous que l’histoire de l’art récent n’est jalonnée que de telles gloires ?

Sur Picasso, on a particulièrement accumulé les malentendus. Sur Duchamp également. Il était par exemple incroyablement cynique vis-à-vis de la femme et je m’étonne que les féministes ne lui aient jamais dressé un procès. Mais ce n’est pas pour autant que je vais me départir de la passion que j’ai toujours pour lui. Même si cela peut sembler paradoxal. Duchamp est un homme d’une extraordinaire intelligence, d’une extrême finesse, qu’on rattache à tort au « pré Pop Art » et au « post-dadaïsme ». Il n’a été le père de personne parce qu’il était stérile, d’une certaine façon. Il ne pouvait pas avoir de descendance. Son œuvre a été très mal jugée, très mal considérée, dans une perspective dada d’iconoclastie et de sacrilège. Son œuvre s’inscrit en fait dans le post-symbolisme. Subtile, sophistiquée, elle a peu de choses à voir avec le côté un peu brut du dadaïsme. Il est plus proche de la poésie de Mallarmé que du suicide de Jacques Vacher.

- Dans votre second ouvrage récemment paru, De Immundo, vous dites qu’après la première guerre mondiale, la modernité « cesse d’être un mouvement pour devenir un régime ». Dur pour les artistes du XXe siècle ! Ceux qui trouvent grâce à vos yeux ne sont-ils donc pas des modernes ?

Après tout c’est très bien un régime. Un moteur commence toujours par démarrer doucement. Ensuite il accélère et ensuite il a son régime de route. Après des débuts chaotiques, la modernité s’est mise à rouler. Pour elle et pour les autres. Ce n’est pas un reproche. D’ailleurs, je ne sais pas ce que cela veut dire « moderne ». La politique de Monsieur Chirac est moderne, paraît-il. Le mot n’a plus aucun sens depuis belle lurette. On modernise la France paraît-il. Bien malin celui qui pourra me dire ce qui est moderne !

- Plus que les artistes du XXe siècle, vous critiquez le monde de l’art né au XXe siècle en France, avec ses publications, ses musées, ses fonctionnaires. En institutionnalisant la modernité, selon vous ils l’ont assassinée. Cette mécanique n’a-t-elle pas toujours existé ? « On n’échappe pas à l’histoire » disait Marcel Duchamp, « l’art ne se couche jamais dans les lits qu’on borde pour lui », disait encore Jean Dubuffet. Baroques et classiques ont en leur temps, eux aussi, été récupérés par le pouvoir. Comment lui échapper ?

Il n’y a pas de récupération. Une modernité commence toujours par être rejetée, et, au bout de vingt ans, elle finit par être acceptée. Cela s’appelle le changement des mentalités. Cela n’a rien à voir avec le système de hiérarchisation et de légitimation de la modernité, opéré aujourd’hui par des fonctionnaires interchangeables, choisissant des œuvres elles aussi interchangeables, dans le cadre de commissions qui ne risquent rien puisqu’elles sont constituées d’individus qui ne risquent rien : l’argent qu’ils engagent n’est pas le leur mais celui de l’État.
Exemple parmi d’autres : l’exposition Lucian Freud que j’ai présentée à Beaubourg en 1984 n’a été accueillie que par des sarcasmes. À l’époque j’ai proposé d’acquérir un nu de Freud, à un prix ridiculement bas. Refusé ! Aujourd’hui il faudrait lui ajouter trois zéros, le budget d’achat d’une année de Beaubourg n’y suffirait pas. Il n’y a donc pas d’œuvre de Freud à Paris alors qu’il y en a dans les grands musées de New York, Washington ou Londres. La France reste le seul pays ou en dépit des innombrables commissions d’achat qui y siègent, des sommes considérables dont elles disposent, on n’a pas été capable d’acheter une œuvre de Freud. Les gens qui siègent dans ces commissions sont donc soit des imbéciles, ce qui est en général le cas, soit des aveugles, ce qui est aussi en général le cas.

- C’est cela l’immonde, dont traite votre second livre ?

De Immundo traite surtout de l’excrémentiel dans l’art contemporain, un phénomène qui déborde tellement qu’on a l’impression de vivre en permanence dans une espèce de cloaque, de patauger dans les égouts. L’histoire de la merde en art remonte jusqu’à l’âge des cavernes, où l’on a sans doute utilisé des excréments en guise de pigments, et mène jusqu’à Duchamp et son urinoir, ou Picasso représentant une femme entrain de pisser. C’est une histoire totalement liée, bienheureusement, à l’histoire de l’art. Mais élaborer des objets autour de cela, à propos de cela, c’est tout autre chose que ce qui se fait actuellement, soit soumettre le spectateur à l’objet tel quel, sans aucune élaboration. Il s’agit alors d’un registre primaire primitif, que je n’aime pas tellement. Peut-être à cause de l’odeur. Ce qui me frappe ce n’est pas que « ça » existe mais que « ça » ce soit diffusé partout. Le fait que « ça » devienne un phénomène de masse, voilà ce qui fait question.

- La faute à Dada ?

Cet aspect-là n’est pas absent du dadaïsme. Schwitters utilisait les rebuts, les déchets, ce n’est pas très choquant. Mais il composait, il raffinait. Alors qu’à présent, on n’est que dans la décomposition, de base. Cela ne m’intéresse pas beaucoup.

- Vous dites combien l'informel, la régression et l'horrible sont « tendance » aujourd’hui, mais sont en fait insignifiants, dans la mesure où l’occident n’a plus rien à transgresser ni à transcender. Quelle est aujourd’hui la mission de l’artiste ?

Il n’a qu’à s’arrêter et à faire autre chose. On a l’impression qu’aujourd’hui, se dire artiste, c’est simplement acquérir une sorte d’impunité vis-à-vis des pouvoirs publics. Il y a là une espèce d’abus de langage que je trouve extrêmement dommageable. D’abord au statut même de l’artiste, mais aussi par rapport à quantité de choses. Alors arrêtons, arrêtons ! Moratoire ! Moratoire !

- Vous militez en faveur de la culture ; notre société est selon vous (entretien paru dans Le Figaro du 12 novembre dernier) une société « décervelée, écervelée, qui ne lit plus et ne veut rien savoir » ; que faire pour remédier à ce phénomène ?

C’est simple : il faut fermer la télévision et prendre des livres à la bibliothèque. C’est très difficile. Je suis moi-même un drogué de télévision. Si j’ai le choix, je regarde plutôt un spectacle complètement idiot à la télévision, en général en coupant le son, histoire de me renverser dans la sottise somptueuse des images. C’est un abrutissement.

- « On est aussi sûr de ce qu'est une bonne peinture, qu'un bon lecteur est capable de reconnaître au bout de trois pages d'un manuscrit si leur auteur sait ou non écrire. Les critères existent », dites-vous dans ce même entretien. Quels sont-ils ?

Ils ne sont jamais définis. Si on les connaissait, on les apprendrait à l’école. Ça n’est pas comme ça que ça se passe. On sait si quelqu'un sait écrire ou pas en lisant ses premières pages, s’il sait peindre ou pas en regardant deux ou trois de ses tableaux. Mais l’expliquer, c’est très compliqué. Je ne sais pas. La première fois que j’ai vu un tableau de Freud, au début des années 70, j’ai eu un choc. J’ai senti immédiatement que j’avais affaire à un peintre extraordinaire. Ce choc-là, je l’ai eu quelques fois. Une espèce d’évidence s’impose. Je me suis rarement trompé. Je ne dis pas cela par orgueil. C’est la même chose en musique, en direction d’orchestre, si vous avez l’oreille musicale.

- Cette « espèce d’évidence » implique donc une culture ?

Bien sûr ! Elle est fondée sur une culture. Extrêmement vaste et extrêmement approfondie ! C’est le seul moyen d’opérer une distinction, d’acquérir ces « critères », qui ne sont ni dicibles, ni transmissibles. Le travail quotidien de culture, voilà ce qui est nécessaire.

À lire, signé Jean Clair : De Immundo, Galilée éditions, 2005 ; Une leçon d’abîme, neuf approches de Picasso, Gallimard, 2005 ; Essai sur la barbarie, Gallimard, 2002 ; et Mélancolie, génie et folie en Occident, le catalogue, publié par la Réunion des Musées Nationaux, de l’exposition qui se déroule à Paris, au Grand Palais, jusqu’au 16 janvier 2006.

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A DADA SUR MON BIDET
impasse Marcel Duchamp

Par Gérard Barrière


Et si j’avais eu vingt ans à cette époque-là ?
Il est à remarquer que la plupart des questions commençant par « et si » sont souvent oiseuses, surtout lorsqu’elles sont rétrospectives et qu’elles ont leur auteur comme essentiel sujet. L’une des plus classiques, particulièrement pour les gens de ma génération, c’est-à-dire ceux qui sont nés peu après la seconde guerre mondiale, est celle-ci, lorsque l’on regarde, par exemple, un film sur l’Occupation : « Et si j’avais eu vingt ans en cette sombre époque, qu’aurais-je été ? Collabo, milicien, résistant, ou plus classiquement et comme paraît-il une écrasante majorité des Français, tout simplement planqué, en me débrouillant pour survivre le moins mal possible en attendant que ça se passe ? » J’espère pouvoir écarter les deux premières hypothèses, je ne suis pas sûr d’être suffisamment courageux pour me persuader que j’aurais adopté la plus noble, il est donc vraisemblable que je me serais bêtement et statistiquement retrouvé dans la dernière. Mais qu’importe, la question est stupide et de toute façon ce n’est pas celle qui m’occupe présentement.
Pour celle-ci, qui est pourtant à peu près de même forme, la réponse est en revanche beaucoup plus claire et certaine : présupposant comme à peu près identiques mes dispositions intellectuelles et morales, si j’avais eu vingt ans tout de suite après la Grande Guerre, et bien sûr si j’y avais survécu, il m’est absolument évident que j’aurais été Dada. Totalement, irréductiblement, et le plus farouchement et radicalement possible. Je ne sais si ça aurait été pour vingt minutes ou vingt mois, mais il est sûr que j’aurai cherché de toutes mes forces de dérision et de provocation possibles à provoquer la perte et le fracas de toutes ces pseudo valeurs poussiéreuses, bourgeoises et suicidaires qui avaient entraîné une bonne partie du monde dans cette boucherie énorme, inutile, justifiée uniquement par la boulimie financière de quelques ploutocrates essentiellement marchands de canon. Oui, j’aurais, comme mes petits camarades, composé des « poèmes » particulièrement grotesques, en tirant des mots au hasard au fond d’un grand chapeau. J’aurais fait de la peinture vaguement abstraite sur d’improbables serpillières. J’aurais couvert d’insultes et peut-être même d’insanités plus physiques et malodorantes tout ce qu’il restait d’insultable – et Dieu sait si ça ne manquait pas. Bref, je me serais défoulé et amusé comme un petit fou, tout cela bien sûr sans jamais produire une seule œuvre d’art digne de ce nom, comme nous le montre actuellement la magnifique exposition du vide – peut-être même plus exhaustive en matière de vacuité que celle du même nom qu’organisa en son temps Yves Klein à la galerie Iris Clert.
Deux précisions cependant : primo, il ne me serait jamais une seconde venu à l’idée de me rallier au mot d’ordre de certains aliénés criminels d’incendier le Louvre ou tout autre musée ; secundo, comme je l’ai écrit un peu plus haut, j’aurais été dada vingt minutes au moins mais pas plus, ou guère, de vingt mois.

Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures

Car tout finit par lasser, même la franche rigolade. Et puis, comme le dit la sagesse populaire : « les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures ». D’ailleurs cette même sagesse populaire a depuis longtemps fait remarquer que quand on n’est pas révolutionnaire a vingt ans, on n’est pas complètement jeune, mais que quand on l’est encore à soixante ans, on frise dangereusement la sénilité (pardon Arlette, mais enfin on t’aime bien quand même, surtout depuis que Souchon t’a probablement immortalisée !).
J’aurais donc, si j’eûs été artiste, tenté de passer à quelque chose de plus créatif. C’est d’ailleurs ce qu’a louablement, mais à mon avis un peu imparfaitement, essayé de faire Breton avec le Surréalisme. Trop dogmatique, trop « pape », lui-même finalement assez peu créateur, à deux ou trois œuvres - magnifiques, certes- près. Et puis, surtout, il commit l’erreur, (si je puis me permettre de critiquer un pape, moi misérable petit curé de campagne, et encore, de presse) d’intégrer à son nouveau mouvement, plus digne d’intérêt car plus explorateur, d’anciens membre de Dada, dont Tzara et nombre de ses autres fondateurs, ce qui continua longtemps et continue même encore à entretenir la confusion.
Car voilà tout le problème : cela fait un siècle que les trois quarts de la production artistique mondiale semblent restés bloqués sur le stade Dada-dérision-provocation-destruction-dégoûtation. Et là je crois qu’il ne faut pas hésiter à désigner le coupable, ce qui n’est d’ailleurs pas difficile, j’ai nommé le génial et néanmoins détestable Marcel Duchamp. Génial, il l’a d’abord, mais trop brièvement, été comme peintre (son Nu descendant l’escalier me paraît quand même un chef-d’œuvre) ; puis comme inventeur visionnaire (ses Rotoreliefs en font quand même le précurseur du cinétisme, mouvement non négligeable) ; puis comme philosophe de l’art (ses Ready-made et son célèbre urinoir dans un musée ayant permis de soulever des questions capitales dans cette discipline) ; et enfin, semble-t-il, comme remarquable joueur d’échecs, finissant ses vieux jours sur son désert de soixante quatre cases comme Rimbaud dans son Harrar.
Mais détestable aussi, car il m’apparaît bien de plus en plus (et pas qu’à moi d’ailleurs, Jean Clair l’ayant ainsi parfaitement démontré dans une remarquable communication qu’il fit le 14 juin 2000 à l’Académie des Beaux Arts, intitulée De Marcel Duchamp à l’art actuel, le temps du dégoût), que dans une sorte d’orgueil invraisemblable et antiprométhéen, ce dangereux individu n’ait conçu le projet plus ou moins secret de réaliser ce qu’avait annoncé Hegel quelques dizaines d’années auparavant, à savoir ni plus ni moins que la réalisation de la mort de l’art.

Réaliser la mort de l’art

Car enfin, je ne citerai pas de nom, autant par charité chrétienne que pour ne pas souiller l’immaculé écran de mon ordinateur, promenez vous dans n’importe quelle salle contemporaine de n’importe quel grand musée ou importante galerie de la planète et vous n’y trouverez que des tas de charbon sur du parquet blanc ; des vaches mortes coupées en deux ; des merdes d’artistes en boîtes (allez tant pis, je vais une fois de plus ressortir mon tube préféré, et puis je ne veux pas qu’on me le pique : « Des merdes, des merdes…oui mais des Manzonis » ! Pardon pour cette autocitation, mais comme je ne l’avais surtout faite devant mes étudiants, là au moins, elle sera écrite et déposée. Des photos de cadavres en décompositions, de kitscheries pornographiques, etc., etc. Je pourrais remplir cette revue rien qu’avec cette énumération, mis ce serait vite fastidieux et déprimant, aussi bien pour vous que pour moi.

Impasse Marcel Duchamp
Pour conclure, juste deux petites choses : il y a donc un siècle que l’on est coincé dans cette machine infernale. Alors, je ne sais si la ville de Paris possède une rue Marcel Duchamp, mais je suggérerais bien qu’on lui trouve une belle impasse. Connaissant de réputation l’humour de notre maire actuel, je ne désespère pas d’être entendu. Envoyons lui donc une pétition.
A propos de pétition, j’en soumettrais bien une autre, plus dangereuse celle ci, j’en conviens. Il y a quelques années de sinistres barbus ont jugé vertueux de dynamiter les somptueux Bouddhas de Bamiyan, en Afghanistan. Si quelque talibans de l’art dignes de ce nom pouvaient bien ce joindre à moi pour dynamiter le pot de fleurs de Jean-Pierre Raynaud, cette gigantesque insulte à la culture et au génie humain (installée devant le Centre Pompidou), qu’ils m’écrivent au journal et on verra ce qu’on peut faire.
Juste un dernier mot : ils étaient bien sympas, ces jeunes dadas, en leurs débuts, mais ils avaient oublié que Dostoïevski, peu avant leur naissance, n’avait pas écrit que c’était la dérision qui sauverait le monde, mais la Beauté. Pardon, je crois que je viens d’écrire un mot obscène !

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Exposition Dada : le grand bas- art

Par Françoise Monnin

Mille « œuvres », cinquante « artistes » : l’exposition du Centre Pompidou consacre la colère exprimée par une poignée d’intellectuels pendant la première guerre mondiale. Mais si leur géniale audace a favorisé notre émancipation, les gadgets qu’ils ont fabriqués, ont-ils leur place parmi les chefs - d’œuvre de notre histoire de l’art ?



« Dada était une bombe, qui s’emploierait à en recueillir les éclats, à les coller ensemble et à les montrer ? Que sauront-ils de plus ? On va leur montrer des objets, des collages. Par cela, nous exprimions notre dégoût, notre indignation, notre révolte. Eux n’y verront qu’une phase, qu’une « étape » comme ils disent, de l’Histoire de l’Art », éructait déjà Max Ernst, lors de la précédente exposition consacrée à Dada par le musée national d’art moderne parisien, en 1966. Peine perdue ! Son ancien complice, le théoricien Marcel Duchamp, constatait alors lui aussi combien l’histoire digère toute forme nouvelle émergeante, combien toute « avancée hasardeuse dans des territoires encore mal définis » (l’historien d’art Marc Lebot définit ainsi la notion d’avant-garde) est condamnée par le succès à l’académisme. Renier le passé revient à lui appartenir, une fois le temps passé. Dire merde au monde fait entrer le mot merde dans le dictionnaire de ce même monde. Et, si celles qui ratent tombent dans l’oubli, toutes les révolutions réussies sont appelées à finir soigneusement référencées dans la chronologie de l’histoire des hommes. Il n’existe aucune alternative. Telle est la Culture. Il en va de Dada comme du reste. La sulfureuse attitude artistique des années 1910, en refusant tous les principes inhérents à la tradition des beaux-arts, a mis à leur place ceux des bas-arts, destinés à leur tour à un succès spectaculaire ; et par conséquent à une récupération.

Petits riens et grosses colères

L’actuelle exposition du Centre Pompidou est à ce titre formidable, énorme, anthologique. Dada n’entendait produire que des petits « riens » et ces petits riens aujourd’hui réunis remplissent tous le sixième étage du temple français de la modernité. Des centaines de mètres de vitrines aseptisées recouvrent là des brouillons, des courriers intimes, des cartes postales, des gadgets. Nul chef-d’œuvre, très peu d’éléments charmants, à l’exception de la collection de marionnettes imaginées par Sophie Taueber-Arp ! Rien que des croûtes et des plaisanteries, devenues au fil du temps des objets de culte. À ce titre, le plus fameux d’entre eux, la Fontaine de Marcel Duchamp (un urinoir de fabrication industrielle, présenté par l’artiste lors d’une exposition américaine de sculptures en 1917), trône en héros. Il s’agissait en 1917 d’en rire, à présent les visiteurs se prosternent avec déférence et dans un silence absolu, intégriste. Dommage….
L’intérêt de l’exposition consiste davantage dans les textes présentés, même s’ils nécessitent de nombreuses heures de lecture. « Élis tes ratures, tout est littérature», écrit à la plume le très jeune poète Philippe Soupault, sur une feuille de carnet à petits carreaux, en 1920. C’est joli. Dada au Centre Pompidou, moins qu’une exposition, est d’abord une bibliothèque. C’est en effet dans le langage des mots que s’est opéré, entre 1916 et 1920, une dilatation véritable des limites de la définition de l’œuvre. À travers les centaines de courriers, de tracts, de fanzines, d’annonces de spectacles et de bandes sons qui sont présentées, le visiteur conçoit combien, au sein d’une Europe en pleine guerre mondiale, il était devenu impossible de peindre des Vénus et de sculpter des Apollon ; combien demeurer poète impliquait de passer les valeurs classiques à la moulinette. Quel dommage que cette exposition néglige le fait que tous les souvenirs ici présentés ne sont issus que de colères et de blagues ! Dada voulait faire hurler et rire, inciter à la révolte. Objectif manqué : à présent, il n’est question que de conservation. Si la Joconde à moustaches, imaginée par Marcel Duchamp, « L.H.O.O.Q », ceux qui la vénèrent outre mesure ne sont que des pisse-froid.

« Dada soulève tout ! »

« Dada soulève tout » : la phrase de Soupault reproduite à l’entrée de l’exposition consacre la manière dont tout soufflé retombe, attraction terrestre oblige. Si tout ce qui est présenté au fil des salles appartient soit à la catégorie des coups de gueule, soit à celle des fous rires, les uns comme les autres, aujourd’hui dénaturés par le commerce de l’art, apparaissent désormais surtout comme de belles arnaques. Un urinoir au milieu du salon, histoire de choquer les voisins ? D’accord en 1917, et tant qu’il a été acquis à bon marché au bazar du coin. Acheté chez Sotheby’s en 2005 pour des centaines de milliers de dollars, il n’est pas rigolo, il est obscène. Tout comme la page consacrée au groupe mécène de l’exposition, PPR (Pinault-Printemps-La Redoute), dans le dossier de presse de l’exposition : plutôt que d’évoquer la liberté, la poésie, l’imagination, la subversion dadaïste, le texte reproduit là signale que « PPR a réalisé en 2004 un chiffre d’affaires de 17,8 milliards d’euros » !
Reproduits, copiés, imités, tous les objets volontairement moches (par goût de la provocation et par besoin de libération) utilisés par les dadaïstes ont généré des hordes de pâles décalcomanies vendues à prix d’or, qui inondent à présent nos centres d’art, et des flots de littérature indigente. « Le filon est désormais recouvert d’une gangue scientifique, dont l’épaisseur est d’autant plus surprenante que les témoignages de l’époque sont rares et ambigus », souligne très justement l’une des auteurs du catalogue de l’actuelle exposition, Séverine Gossart. Lequel catalogue n’en rajoute pas moins ses 1024 pages, comportant certaines erreurs (il y est dit par exemple que Marcel Duchamp est mort à New York), au corpus. Visiter l’actuelle exposition permet de mesurer combien Dada se voulait aérien et combien l’histoire de l’art s’applique à le plomber. C’est en cela qu’il importe de se rendre au Centre Pompidou.

Dada, jusqu’au 9 janvier 2006, musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris. À Washington du 19 février au 14 mai 2006 et au MOMA de New York du 18 juin au 11 septembre 2006
 HYPERLINK "http://www.centrepompidou.fr" www.centrepompidou.fr



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Art –contemporain : l’inéluctable schisme

Par Aude de Kerros

Ce que l'on appelle en France la crise de "l'art contemporain" a aujourd'hui quinze ans... Elle a abouti à une reformulation de son contenu théorique, dans l'espoir d'échapper à ses logiques totalitaires et désormais la doxa proclame "tout est possible, même la peinture".
Cela résout-il la crise?
Non, car deux notions sans rapport continuent de s'affronter: "l'art" et "l'art - contemporain", irréductibles l'une à l'autre.
Seule la reconnaissance du schisme pourra mettre un peu d’ordre dans le paysage, offrir aux artistes des options claires , et redonner au public sa fonction d’arbitrage.




On se souvient du début de « la crise de l’Art contemporain ». Elle coïncide avec la chute du mur de Berlin à l’automne 89 et celle du marché de l’art au début de 1991. Le premier événement ruine l’utopie du progrès, fondement de l’idée d’avant-garde en art, le deuxième, lié au crack boursier, met à mal le seul critère de valeur de l’art dit « contemporain » : sa côte. Après l’euphorie exceptionnelle du marché de l’art des années quatre-vingts qui avait permis à tous les artistes de vivre qu’ils soient ou non « contemporains », c’est le désarroi et le doute. Les praticiens de « l’A.C. », privés de marché, vont trouver refuge dans les Institutions pour survivre. Ils se proclament alors plus que jamais les tenants du seul art légitime alors que les artistes sans label « contemporain » vont être livrés à eux mêmes, la mévente leur donnera le temps de réfléchir.

L’origine de la crise : Deux définitions du mot « art »
Ce débat est surtout français, circonscrit au milieu de l’art, il a lieu en vase clos dans des publications confidentielles, la presse quotidienne n’en parle presque pas et la télévision non plus. Le milieu de l’art et le public avait mis du temps à concevoir qu’il existât, depuis les années Soixante, deux définitions du mot art, « l’un moderne », dont le principe restait la primauté de la forme, abstraite ou non, et l’autre « contemporain », fondé sur la primauté du concept, nommé ainsi après 1975 par le milieu prescripteur. Cette duplicité du mot « art » a ébranlé dans les profondeurs les artistes et leurs amateurs leur faisant perdre l’exercice de leur autonomie d’appréciation vis à vis des oeuvres. Dans un pays de longue civilisation, ce fut une blessure douloureuse encore aujourd’hui à vif. Le caractère politique attribué en France aux avant-gardes avait pourtant masqué l’existence simultanée de ces deux définitions contraires pendant trente ans.
On a cru dans ce pays, presque jusqu’aux années Quatre vingt-dix, qu’il y avait un art réactionnaire et passéiste fait par des artistes « de droite », et un art avant-gardiste et créatif fait par des humanistes de gauche. Cette légitimité « politique » de l’art s’est s’imposée après la deuxième guerre mondiale en s’ajoutant à d’autres légitimités déjà profondément enracinées : l’art pour l’art, ou l’art expression du génie. Malgré les contradictions de ces diverses conceptions qui se sont stratifiées avec le temps, Jack Lang va les utiliser pour magnifier le candidat de la gauche, François Mitterrand à l’allure si peu révolutionnaire, en l’entourant d’intellectuels et d’artistes allant dans le sens de l’Histoire .« L’art contemporain » et ses transgressions avaient pour mission, c’était son mythe et sa légitimité, de subvertir la société afin de hâter la Révolution, inscrite pompeusement dans le programme de l’Union de la Gauche au pouvoir. L’expression « avant –garde », devenue obsolète aux Etats Unis dès 1975, avait toujours cours en France en 1981. Ainsi une fois François Mitterrand élu, les « luttes » continuèrent à l’abri du Ministère de la Culture où la lumière remplaça les ténèbres. C’est ainsi que, paradoxalement, les artistes conceptuels consacrés depuis vingt ans en Amérique, devinrent les artistes officiels du Ministère et le symbole du progressisme et de la modernité de la gauche française. Jack Lang appliquant la formule magique, « tout est possible », ne renonça à rien : ni à l’art qui se consacre à New York, ni à l’art révolutionnaire, ni à la vision romantique de l’artiste génial et au dessus des lois remontant à 1830. Les Français étaient décidément en décalage par rapport à l’Amérique, déjà très « post-moderne», c’est à dire ayant éliminé la dimension du politique et adopté un réalisme lucide.
Le changement du monde de ces années quatre-vingts dix ébranle le milieu de l’art officiel en France Il est désormais difficile de vivre en vase clos, les écrits de théoriciens de l’art américain, tels Arthur Danto, Georges Dickie etc. sont enfin traduits en français et diffusés. Le commun des artistes se met à lire et à comprendre, avec stupéfaction, que « l’art contemporain » est davantage un art du libéralisme mercantile que de la Révolution.
Mais le positivisme pragmatique de la philosophie analytique américaine n’était pas le mode de pensée naturel des français. Quand Arthur Danto affirme : « L’art, c’est ce que les institutions disent être de l’art », en France on appelle cela de l’arbitraire et ça ne passe pas !… Qu’on le veuille ou non, on se fait une idée plus sublime de l’art, on lui donne un pouvoir et une finalité supérieure…une légitimité. Car les « institutions », le « milieu de l’art » ce n’est pas, comme en Amérique, une oligarchie faite de représentants de grandes fortunes, qui achète et impose ses choix, par le biais de ses fondations. En France, c’est l’Etat et donc l’argent du contribuable…
A ce stade, le fond du débat devient difficile à démêler: Comment l’art de l’Etat peut-il être en même temps un art révolutionnaire, tout en étant identique à celui consacré in fine à New York dans le sanctuaire du système capitaliste et libéral ?
Autre paradoxe, ceux qui critiquent l’Art contemporain en ce début des années 90 sont pour la plupart des personnes qui se classent à gauche et ceux, très rares, qui ont une étiquette de droite, sont modérés. Dans cette querelle l’extrême droite est absente sauf dans les phantasmes ! …
Nous sommes donc dans un phénomène d’effondrement d’une forme de légitimité et le vide est péniblement ressenti. Or il ne peut y avoir « d’art contemporain » sans une forme ou une autre de légitimité. En effet pour l’art, au sens traditionnel du terme, le problème de la légitimité ne se pose pas. Le but de l’artiste qui travaille à une œuvre c’est d’accomplir la forme porteuse de sens. La finalité de l’œuvre est la perfection de l’œuvre. D’autres finalités peuvent s’ajouter, elles existent, dans un second temps. Par contre « l’art contemporain » fondé sur le nominalisme, qui croit en la destruction comme source de la création, a besoin d’une légitimité morale ou politique si elle ne veut pas sombrer dans l’arbitraire, ou le vandalisme. Trouver une nouvelle légitimité est donc crucial pour sa survie . Si en Amérique le problème ne se pose pas, c’est que ce type d’art leur est utile pour faire de New York la capitale de l’art du monde et parce qu’il est adapté aux besoins de la communication et des échanges mercantiles.

Théoriciens, critiques et sociologues
En France, la crise suscite trois types d’attitudes : celles des « critiques », celles des « théoriciens », celle des « sociologues ». La différence entre les uns et les autres met du temps à apparaître car les personnalités engagées dans la querelle font partie des mêmes cercles administratifs ou universitaires, ils partagent les mêmes orientations politiques souvent à gauche et parfois à droite, toujours sans extrémisme. On observe cependant que les artistes ne participent pas de façon visible à la querelle
Les « critiques » *(1) font l’état des lieux., beaucoup sont membres de la fonction publique et connaissant la réalité de l’intérieur; ils s’alarment de l’existence d’une bureaucratie de l’art. C’est le cas notamment de Marc Fumaroli, de Michel Schneider, de Benoît Duteurtre. L’expérience américaine de Jean-Louis Harouel lui permet de décrypter le phénomène de la contre-culture. Jean Clair travaille à la clarification de l’histoire de l’art du XXème siècle et démontre que l’art continue à l’ombre du non-art. Jean-Philippe Domecq souligne l’arbitraire, l’absence de critères, mais aussi l’obligation stérile du nouveau qui étouffe « l’Art contemporain ».
Les « théoriciens » *(2)  Rainer Rochlitz, Jean Marie Schaeffer, Yves Michaud etc., ont des propos critiques qui ressemblent en partie à ceux évoquées plus haut: trop d’interventions de l’Etat et un manque de critères d’appréciation, mais à leur différence, ils désirent faire évoluer la théorie de l’art contemporain. Ils ont lu les écrits doctrinaux américains, connaissent bien les philosophes de la « french theory », Foucauld, Lyotard, Derrida, Deleuze, consacrés par les universités américaines. Ils tentent de forcer les impasses de la modernité, de l’obligation du nouveau, des totalitarismes. Tous cependant considèrent la disparition de la finalité révolutionnaire de l’Art comme une grande libération. Ils dessinent les traits d’une nouvelle forme de pensée débarrassée de toute contrainte, où la subjectivité est souveraine, où la réalité ne sera plus une limite à la pensée et à la création. Mais ce « tout est possible » peut devenir « n’importe quoi » et l’esprit français ne s’y résout pas…Le problème des critères pour décider ce qui est « art contemporain » ou pas, finançable ou non par les Institutions, taraude nos théoriciens-fonctionnaires. Tout leur effort sera tendu vers la création de nouveaux paradigmes esthétiques, en revisitant ce mot banni jusque là par «  l’A.C . », lui attribuant des critères pluralistes, subjectifs et relatifs. Ils essaient aussi, paradoxalement, d’introduire une part d’objectivité dans une démarche nominaliste, ce qui relève de la quadrature du cercle. Yves Michaud rêve de « mettre le relativisme sous contrainte de rigueur ». Chaque artiste énoncera désormais ses propres lois ! Même la peinture sera admise, sous condition que l’on ne la fasse pas en cherchant beauté et harmonie par le moyen d’un savoir et d’un métier. Plus exactement, beauté et harmonie ne seront plus des formes accomplies, mais des concepts que chacun pourra définir à son gré. Rainer Rochlitz, quand à lui, énonce de nouveaux critères pour distinguer le bon art contemporain du mauvais, sans passer par l’esthétique traditionnelle : les maîtres mots sont cohérence, pertinence, originalité.
Les « sociologues » *(3) vont également jouer un rôle important dans le débat en révélant les métamorphoses du milieu de l’art et sa profonde crise d’identité. Ils vont tendre un miroir qui obligera au constat d’une réalité jusque là cachée par l’idéologie. Bourdieu dans les années Soixante-dix avait étudié les pratiques de l’art, en ce début des années Quatre vingt-dix, Raymonde Moulin et Nathalie Heinich s’attellent à décrire le « milieu de l’art » : artistes, collectionneurs, public, marchands.

Le débat sort de l’ombre : mai 1996 - mai 1997
C’est dans ce climat que va se produire un accident qui mettra le feu aux poudres. Le 10 Mai 1996 Jean Beaudrillard livrera dans le quotidien « Libération » ses réflexions de sociologue sur l’art contemporain. Il se produisit alors un malentendu sur le sens du texte qui fut perçu comme une critique radicale de l’art contemporain. Il avait osé dire tout haut dans un quotidien à grand tirage, ce qui se pensait tout bas. La polémique cachée apparut au grand jour.
Pendant un an, revues, hébdomadaires, quotidiens, radios, télévisions permirent un grand déballage sur le sujet défendu. Evincé jusque là de la critique de l’art contemporain, le public se montra très intéressé. Le courrier des lecteurs assailli de lettres, éveilla quelques inquiétudes. En donnant au public un pouvoir d’arbitrage, on mettait en danger les Institutions. L’arrière plan politique du moment, les victoires de Le Pen aux municipales, ses déclarations, son désir d’utiliser les subventions culturelles autrement, firent re-basculer le débat dans le politique. Pour reprendre les choses en main le Ministère de la Culture, le Journal le Monde et France Culture organisent un Colloque à L’école des Beaux-Arts en mai 1997. Le but était une discussion sur la définition, les critères de l’art contemporain, mais c’est une querelle politique qui eut lieu. L’événement, tourna au procès de Moscou, Philippe Domecq et Jean Clair furent jugés coupables d’avoir mis l’art contemporain en danger. Le public dans la salle ne suivit pas les orateurs du podium qui fut déconsidéré. Les médias ne commentèrent pas cet événement quelque peu honteux et leur silence mit un point final au débat public. Ce silence dure encore.

Le nouvel « Art-contemporain » : 1997- 2006
Dès le lendemain, la querelle de l’art contemporain reprit son cours souterrain dans les revues savantes et les éditions confidentielles.
Les « critiques » comme Jean Clair travaillent à démêler les fils de l’histoire de l’art au cours du XX ème siècle, tâche difficile, tant celle-ci est mêlée aux totalitarismes de l’époque. Chaque démystification, soulève des indignations de la part des inconditionnels de l’art contemporain et l’auteur subit régulièrement l’injure de « révisionniste » ! Elle s’ajoute à celle de « nostalgique », terme dont on qualifie désormais tout ceux qui n’acceptent pas la suprématie de « l’art contemporain » sur l’art, qualifié « d’anachronique », elle s’applique à ceux qui dépassés par l’histoire, dénient la réalité du monde actuel. Jean Clair est le seul critique radical visible dans les médias, protégé qu’il est par le succès de ses expositions auprès du public.
Fait nouveau, une autre critique se développe intensément dans l’ombre. Pierre Souchaud rassemble tout ce travail d’analyse dans la revue « Artension » qui réapparaît en 2001 après 9 ans d’interruption. Il a l’ambition de montrer tout ce qui existe dans le domaine de la critique sans chercher à faire l’unanimité des points de vue. Il sollicite les sociologues comme Mathieu Béra, Nathalie Heinich, Françoise Liot, Marc Jimenez, des historiens comme Lise Cormery, Hans Cova, des critiques comme François Derivery, Christian Noorbergen, Amélie Pékin. Les artistes, fait nouveau, prennent la plume : Rémy Aron, Raymond Perrot, Pascal Vinardel, Francis Parent. Les galeristes sont aussi conviés : Patrick Barrere et Capazza. Une analyse de contenu de ce corpus d’articles révèle enfin une réalité complexe et vivante et un complet renouvellement du regard sur l’art, phénomène ignoré des grands médias et du grand public.
Par contre les « théoriciens » *(4) de « L’A.C. », très visibles médiatiquement essayent, d’intégrer dans leur discours les critiques de leurs adversaires et en particulier celles de J.P. Domecq : l’absence de critères, l’indifférence du public, l’obligation du nouveau… Il faut sauver l’ « Art contemporain » !
Nicolas Bourriaud s’est beaucoup attelé à la tâche. Il ne croit plus à la notion de progrès et constate « qu’aucun artiste ne revendique plus aujourd’hui la notion de nouveau »,   « être moderne pour moi, c’est valoriser le présent par rapport à un passé mythifié »
Yves Michaud et lui vont élaborer nombre d’idées en ce début des années 2000
Ils sont attachés à la post-modernité. Michaud écrit : « Le concept d’un art sans définition est devenu le point central de sa définition ». Plus de dogme donc, et si personne n’est obligé au nouveau, tout le monde a le devoir de changer sans cesse : « Au gré des emprunts, recyclages, métissages et pirateries, l’homme ne cesse de produire de l’invention » Le rêve de Michaud et d ‘épurer la modernité de toute utopie, il entend se passer des idéaux positifs, remplaçant la finalité par le mouvement perpétuel de choses qui vont. Il faut accepter le moment historique comme un fait fatal. ……. En art, fini le conceptualisme étroit, le refus des folklores, du kitsch, de la peinture. Toutes les « esthétiques » sont permises, c’est à dire les « concepts » du laid, du beau, de l’horrible ou du banal. Une seule chose est interdite : le jugement selon des critères de valeur universels. Michaud désigne l’ennemi : « L’idée d’une grande esthétique pour un grand art est la machine fictive et terroriste destinée à nier cette réalité plurielle des comportements artistiques et esthétiques. Elle est corrélative des entreprises pour nier la diversité des groupes au sein de l’espace social » Bourriaud fait écho : « Il faut mixer le haut et le bas »
Pour répondre à l’accusation d’être un art sans public, l’un et l’autre vont développer l’idée d’«interactivité ». Nicolas Bourriaud  dans « l’Esthétique relationnelle » et Yves Michaux dans son dernier livre « Critères esthétiques et jugement de goût », appellent de tous leurs vœux « un jugement collectif » de l’art du présent par un public actif et participatif. L’A.C. ne sera sauvé qu’en impliquant le public dans son jeu, en lui donnant des satisfactions narcissiques selon la théorie psychanalytique de Daniel Sibony qui renforce efficacement le discours de nos deux théoriciens.

Pour sortir de l’impasse
Au bout de quinze ans de réflexion l’« Art contemporain » à la française a trouvé un nouveau contenu: « tout se vaut, tout est possible, même la peinture ! ». La proposition est pertinente pour « l’art contemporain » mais vide de sens pour « l’art ». Le débat est dans une impasse.
La solution serait d’accepter l’éclatement sémantique et de considérer qu’il y a deux définitions irréductibles l’une à l’autre. Il y aura des écoles, des marchés, des galeries différentes, pour chaque catégorie. L’incontournable ministère de la Culture créera des départements supplémentaires pour que les deux activités soient représentées. Les médias prévoiront deux rubriques. Les artistes, les critiques, les amateurs choisiront en pleine connaissance de cause ce qui leur correspond le mieux. Le principe de la non-confusion à l’avantage de libérer tout le monde: artistes, amateurs et critiques. L’artiste choisit librement sa catégorie et la façon dont il veut être regardé et jugé. L’amateur et le critique savent aussi comment ils doivent regarder l’œuvre, la comprendre et l’évaluer sans avoir à se confier à des experts. Chacun retrouve son libre arbitre, ce qui dans le domaine de la création et de la fréquentation des œuvres d’art est essentiel.
Il n’y aura plus de « ressentiment », de frustration ou d’incompréhension. Chaque typed’ activité aura sa nécessité propre.




*(1)critiques* Fumaroli « L’Etat Culturel » Gallimard   * Michel Shcneider : « La comédie de la culture »Seuil,1991 Benoit Duteurtre « Réquiem pour une avant Garde « Robert Laffon 1995* J.F. Domecq : « Esprit »,1988, 1991, 1992, 1994, 1995* Jean Louis. Harouel Culture et contre culture PUF *Jean Clair « Considération sur l’état des Beaux –Arts » 1983
*(2)ThéoriciensYves Michaud « La crise de l’art contemporain » PUF 1997* Jean Marie Schaeffer « Les célibataires de l’art pour une esthétique sans mythes » Gallimard 1996 * Gérard Genette « L’œuvre de l’art » tome I et Tome II, 1994, 1997 * Rainer Rochlitz « Subversion et Subvention » Gallimard 1994
*(3)Sociologues* Raymonde Moulin « L’artiste, l’institution le marché » Flamarion 1992 Nathalie Heihich
*(4)La nouvelle théorie : * Yves Michaud : « La crise de l’art contemporain » p.268 PUF 1997, Critères esthétiques et jugement du goût » Ed Jacqueline Chambon 1999-,  « L’art à l’état gazeux , essai sur le triomphe de l’esthétique » Stock 2004
Daniel Sibony : « La création – Essai sur l’art contemporain » - Seuil 2005 *. Nicolas Bourriaud « L’esthétique relationnelle » « Post production »(2004). » Presses du Réel 2003


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Néolibéralisme, contre-culture et art contemporain :
une logique de prédation



Par François DERIVERY




Naissance d’une contre-culture

Christopher Lasch a opposé culture populaire et culture de masse. D’un côté un ensemble de savoirs, de traditions et de valeurs de civilisation construites au long de l’histoire — valeurs d’écoute et de respect de l’Autre, exigence de démocratie… ; de l’autre une culture commerciale d’ambition planétaire, reposant sur la production d’objets calibrés et idéologiquement conformes relayée par des médias aux ordres.

A partir de 1945, l’essor du néolibéralisme, né de l’internationalisation du capitalisme nord-américain dopé par la guerre, soumet de gré ou de force un nombre croissant d’activités humaines à la loi du marché. Les rapports sociaux et les valeurs qui les régissaient en sont profondément affectés.

Dans la mesure où le lien social est désormais défini par le marché — la loi de l’échange marchand — les valeurs qu’il perpétuait dans sa forme traditionnelle apparaissent caduques et deviennent même des obstacles au « libre » développement de la société de marché.

En évacuant toute référence aux sociétés non marchandes, une nouvelle « modernité » entreprend de vider de leur contenu les formes culturelles et jusqu’aux concepts structurant le sens collectif, tels ceux de démocratie, de droit, de culture et bien entendu d’art. L’enjeu est, en les reformatant à l’aune du marché, d’en faire des instruments du libéralisme et de transformer le citoyen en producteur-consommateur, consentant et soumis.

La notion de « culture de masse » ne correspond donc pas seulement à ce que la Gauche appelle la « marchandisation » de la culture, c’est-à-dire au fait que la culture soit une activité économique et industrielle comme une autre. Cette notion désigne une production originale fondée sur un projet idéologique nouveau. La culture de masse se constitue, dans ses formes et ses contenus, en rupture et non pas dans la continuité avec la culture comprise au sens patrimonial du terme.

Cette nouvelle culture de la société de marché remplit un double rôle d’édulcorant social et d’alibi de la domination économique et politique. Les « succès » qu’elle remporte sont ainsi paradoxalement à mettre au crédit du néolibéralisme lui-même, les ravages de la mondialisation capitaliste créant des besoins de compensation symbolique sans cesse renouvelés. L’industrie culturelle gagne donc sur tous les tableaux, à mesure que s’accroît la pression du système sur les individus.

La notion de postmodernité rend compte de cette rupture économique, culturelle et idéologique qu’a constitué l’avènement du néolibéralisme et d’un nouveau modèle de société. La rupture dans les faits ne pouvait néanmoins être immédiate et radicale. Le néolibéralisme s’est imposé plus rapidement dans la sphère économique que dans la sphère culturelle. Il a fallu quelques décennies pour que se dégage la traduction en termes culturels de l’option néolibérale, et inégalement selon les secteurs. L’art dit « contemporain » se situe à la pointe de cette évolution, dans un champ propice aux radicalisations tant en raison de son caractère confidentiel mais hautement symbolique que de la demande économique et distinctive à laquelle il doit répondre.



Un art de marché

A la fin de la 2e guerre Mondiale la CIA introduit en Europe, avec le plan Marshall, un art nord-américain armé d’une féroce volonté de conquête. L’hégémonie économique ne va pas sans domination culturelle. Les Etats-Unis viennent de faire le ménage chez eux, mettant un terme aux expériences d’art « engagé ». Leur nouvelle politique culturelle entend imposer un art « neutre » complice et acteur de leur projet impérialiste. L’art contemporain de marché se développe à partir de ce premier modèle d’art trans-national, alors que le marché de l’art, qui se structure au niveau mondial, se cherche une référence esthétique.

La fonction de cet art sans frontière découle des circonstances mêmes de son avènement : outre son rôle économique d’objet de placement et d’investissement, il est mandaté pour diffuser les « valeurs » du néolibéralisme. Le fait d’associer art contemporain et culture de masse peut sembler paradoxal, compte tenu, entre autres, de l’élitisme et de l’arrogance affichés par cet art. Mais l’élitisme d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, qui se référait au savoir ou à la compétence pratique : c’est un élitisme de position sociale, un élitisme de parvenus. Il est d’autant plus extraverti qu’il est fermé à l’Autre aussi bien qu’à lui-même. C’est celui de la « télé réalité », de ses modèles en trompe-l’œil et de la presse « people » — laquelle n’a rien de « populaire » bien qu’elle vise le peuple. C’est un produit de marché. De façon générale la contre-culture n’est d’ailleurs pas destinée à l’usage des seules « masses », elle a une réelle vocation universelle. Les nouvelles élites seront obligatoirement incultes…


Censure du sens et formalisme

La maîtrise des procès de sens et la censure des dissidences est une nécessité pour le néolibéralisme, s’il veut perdurer. La censure de l’histoire au nom de la « modernité » permet d’évacuer les stratégies potentiellement déstabilisantes. Une nouvelle idéologie de l’art entend justifier le statut d’exception dont bénéficie celui-ci — ou du moins l’art contemporain — d’être sans passé et sans devenir de même que sans contenu. C’est au nom de cette idéologie que les pratiques artistiques signifiantes sont elles-mêmes dénoncées comme « idéologiques » — autrement dit « malhonnêtes » non artistiques et sans éthique — cependant que toutes critiques qui s’en prennent à la doxa officielle sont présentées comme la manifestation d’une « haine de l’art ».

Le néolibéralisme est l’origine et la raison d’être de l’art contemporain. Pourtant la critique du concept ou du modèle n’implique pas la mise en cause des œuvres elles-mêmes ni de toutes celles que le marché inclut dans sa définition, toujours pragmatique, de « l’art contemporain ». Si le marché de l’innovation artistique — dont c’est la fonction idéologique, économique et distinctive — propose dans les foires internationales des clones toujours plus radicaux du modèle, toutes les productions artistiques n’en sont pas moins, à des degrés divers, des objets hybrides.

Contrairement à ce qu’affirme la doxa, la pensée critique et le travail du sens ne sont pas des activités idéologiques. Mais elles acquièrent un sens politique dès qu’elles mettent en question la représentation officielle, la forme imposée et aliénante du rapport au réel et à l’Autre. L’ouverture, la réelle prise de risque sont indispensables à l’émergence de significations et de formes nouvelles.

Le formalisme contemporain naît de la peur du sens. Cette peur a conduit à l’abandon de la pratique artistique en tant que mode de production de l’art. La pratique peut se définir comme le travail conjoint, dans la durée, du fond et de la forme. C’est un procès — celui précisément de l’art. En cela elle ne peut pas produire des « objets » mais seulement des « œuvres ». La postmodernité artistique rejette l’œuvre, qui renvoie à une pratique et à une histoire et qui est ouverte, mais sélectionne et sacralise l’objet « fini », dont elle attribue la paternité à la fulgurance d’un « geste » créateur. C’est l’avènement du « concept » au sens publicitaire du terme et du produit artistique formaté aux normes de la contre-culture.

L’art moderne de la première moitié du 20e siècle a privilégié la pratique. Dans le prolongement d’une contestation de l’officialité artistique amorcée au 19e siècle, il a choisi l’ouverture sur la société et les risques de la signifiance plutôt que les certitudes de « l’art ». Sa volonté de sortir du ghetto d’un art convenu, qu’on a appelé son « engagement », est l’explication de son exceptionnelle créativité. Mais cette approche et cette pratique de l’art étaient inconciliables avec le projet d’un art de marché idéologiquement conforme. Si bien que le néolibéralisme artistique a dû désavouer l’art moderne dans son principe créateur même et, en le vidant de son projet propre, le réduire à la prétendue « aventure des formes ».

Rabattus sur le plan de la fin de l’histoire tous les objets se valent. Dès lors, en dépit de la rupture idéologique de l’après-guerre, la postmodernité artistique, dont le projet se structure à partir des années 1960, va se nourrir de l’art moderne et de ses inventions formelles. Le nouvel « art », n’a pas et ne peut pas avoir en effet d’identité artistique propre. Il n’y a pas d’invention de forme sans procès de sens, c’est-à-dire sans nouvelle approche de la réalité. Or l’art contemporain est fondé sur un déni. Ses démarches appropriatives témoignent de son impuissance à nouer avec l’Autre un quelconque rapport d’écoute et de réciprocité.



Le ready made

L’art s’est de tout temps nourri de la réalité. Mais la légitimité de cette démarche réside dans l’ouverture à l’Autre et dans l’investissement de l’artiste et de l’art dans la réalité. L’art médiatise la réalité. A travers la volonté (pulsion) d’ouverture et d’écoute il en produit une représentation que l’Autre est appelé à prolonger. Il ne donne aucun droit. La prédation commence quand la saisie de la réalité n’est pas justifiée par l’écoute et se réduit à une simple « appropriation ».

Le résultat du geste d’appropriation est un objet, fragment de réalité qui, transporté dans un lieu approprié fourni par le marché ou l’institution devient un « objet d’art ». Certes ce qui est « artistique » c’est moins l’objet que le « geste », c’est l’opération d’appropriation — ou de médiation. Si ce n’est que la médiation ou encore ce qu’on appelait la « pratique », est récusée par l’art contemporain. L’appropriation est le degré zéro de la médiation et le « geste » d’appropriation est le degré zéro de la pratique.

L’objet d’art contemporain est donc le produit et en même temps le témoin matériel d’un geste fondateur immatériel dont la valeur artistique, en l’absence de projet signifiant, est fixée par le marché. Ce geste « créateur », dans l’art contemporain, se réclame cependant à tort du prétendu « geste inaugural » de Marcel Duchamp. Le propos de celui-ci — qui à la différence du producteur contemporain avait donc un propos — était de dénoncer, avec ses ready made, le pouvoir de légitimation exorbitant du musée et de l’institution qui décident l’art. En travaillant de l’intérieur de l’institution — et comment pourrait-il faire autrement puisqu’il n’existe que par elle ? — l’artiste contemporain se situe d’entrée à l’opposé de Duchamp.

Parler de « geste » à propos des premiers ready made est juste car Duchamp ne cherchait pas à fabriquer des « objets d’art ». Mais le geste de Duchamp, au contraire du geste du producteur contemporain d’objets labellisés, était un geste critique, donc pleinement artistique. L’art contemporain n’est pas né de l’art moderne. Et l’image de« Duchamp » est le produit de l’art contemporain, pas l’inverse.

Du point de vue de Duchamp l’objet même, l’urinoir, est anecdotique, de l’ordre du fait divers. Ce qui comptait c’était sa portée critique et historique. Mais la négation de l’histoire aujourd’hui, annule cette signification critique. L’appropriation du ready made en modèle formel par l’officialité contemporaine achève de convertir sa fonction anti-idéologique en instrument de l’idéologie qu’il dénonçait.

Le sens du geste de Duchamp une fois évacué, il reste l’objet — à valeur ajoutée — qui en est la trace, et sa fonction de modèle d’un mode précisément de production d’objets qui ont cette particularité d’être à la fois et indissolublement des objets d’art et des objets de marché. L’institution culturelle, alliée au marché, a eu un rôle déterminant dans le choix de ce modèle.

Après que Pierre Pinoncelli ait fendu à coup de marteau une « Fountain » de Duchamp en janvier 2006 à Beaubourg, une conservatrice du MNAM déclarait : « Faut-il insister sur la profonde dénaturation de « Fountain » une fois restaurée. Son statut de ready made, par essence neuf et intact… sa fonction ici absolue d’objet tout trouvé… donc d’objet d’art tout fait, disparaît par force. ». « Profonde », « essence », « fonction absolue »…le discours est fétichiste, mais à quel niveau se situe l’agression ? Pinoncelli n’a porté aucune atteinte au fameux « geste inaugural » de Duchamp, mais seulement à un objet-marchandise à forte valeur ajoutée : en l’occurrence la copie d’une copie.



L’art c’est la vie, l’effet de réel

L’art contemporain de marché n’offre pas de médiation du réel, il se l’approprie, comme le fait le capitalisme. La mort du symbolique justifie la prédation et inversement. Quant au travail, qui renvoie à une histoire, rien ne doit l’évoquer dans l’objet « fini » c’est-à-dire finalisé en produit de marché. Ainsi ce n’est pas la réalité qui fait l’art mais l’art, l’illusion, qui fait (en la travestissant) la réalité. Le mot d’ordre « l’art c’est la vie », est à prendre à la lettre. La « réalité » est le dernier souci de l’art (contemporain). L’importance particulière qu’il accorde à « Fountain » provient sans doute du fait que ce ready made représente cette réalité — objet de toutes les exploitations et de toutes les dénégations — par un urinoir.

L’idéologie du ready-made permet d’approprier le réel sous forme « d’art » tout en évacuant le moment médiateur et le risque de la signifiance. Comme il fallait pourtant justifier le fait que l’artiste a été expatrié de sa responsabilité dans le procès social du sens, une idéologie, qui est en même temps une esthétique, a été inventée, celle du constat. Il se trouve que, déplacée dans le champ de l’art, la réalité appropriée ou encore « investie » produit, et pour cause, un effet de réalité que l’artiste peut récupérer à son profit. Son intervention — mais n’est-ce pas un retour par la porte de service de la médiation et de la « pratique » néanmoins illicites ? — va dès lors consister dans la mise en scène de cet effet de réalité pour le plus grand profit de l’art-spectacle.

La violence et la prise de risque dans l’art contemporain relèvent du spectacle. Celle de la réalité sociale et collective avec ses enjeux, est d’une autre nature. Cette violence-là, bien réelle, est évacuée à travers l’esthétique récupératrice du constat, qui s’auto-proclame volontiers « engagée ». Mais le problème de l’art — il n’y en a pas d’autre — est celui de sa relation au réel. Ici cette relation n’existe pas, elle est simulée et en même temps récusée et niée. La thèse qui justifie la violence comme expression d’une « sensibilité » n’est donc qu’un appel de plus à la passivité ou à la crédulité du spectateur.

Faut-il préciser que la recherche de l’effet de réel n’a rien à voir avec le « réalisme », lequel est une pensée de la réalité. La recette du « constat » démarque la réalité tout en refusant de l’interpréter. Mais ce refus est en forme d’aveu puisque la « réalité » ainsi reproduite ne peut être qu’une réalité de convention. L’hyperréalisme est l’expression artistique privilégiée du consensus idéologique. Le « constat » est installé dans cette logique consensuelle du refus de (penser) la réalité. Ses poses subversives, quel que soit leur impact spectaculaire ou violent cautionnent l’ordre en place.

N’étant pas engagée dans une volonté de transformation de la réalité, la production formaliste ne peut se « renouveler » que par la surenchère. A la fois pour continuer à remplir son rôle d’exutoire et pour satisfaire la demande du marché en produits à valeur distinctive et monétaire toujours plus grande. La recherche de visibilité justifie donc une violence qui est devenue le critère de la « créativité » et par conséquent de la valeur artistique.



Revenir à la pratique et redonner du sens.
La logique capitaliste est implacable, elle justifie l’expropriation culturelle et la politique de la terre brûlée dans l’art comme dans les autres domaines. Si l’art contemporain donne parfois le change c’est par ce qu’il contient encore de non conforme à l’idéal marchand. De la même façon, c’est ce qu’il reste de lien social réel derrière la relation marchande qui permet à la prétendue « démocratie » néolibérale de faire encore parfois illusion. La société de marché et son « art » se nourrissent de l’Autre, mais ne lui rendent rien.

L’histoire a tenté de construire des valeurs de société, des valeurs collectives, mais le passé contenait aussi en germe les modèles réducteurs d’aujourd’hui. Il faut lire l’art moderne comme une tentative d’inverser, en ouvrant l’art sur le collectif, la logique individualiste par où passait sa neutralisation et sa soumission au pouvoir politique.

La réponse à cet « art » qui s’est attribué l’exclusivité de la contemporanéité ne se trouve donc pas dans la réactivation d’un subjectivisme nostalgique obsolète ni dans une nouvelle problématique formaliste. Les questions qui se posent en priorité ne sont pas esthétiques mais citoyennes. Il va nous falloir déconstruire les notions d’art et d’artiste et réexaminer leur pertinence à partir des réalités sociales et collectives. Il va nous falloir réhabiliter la pensée critique, revenir à la pratique et redonner du sens.




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1- Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire, éd. Climats, 2001.
2- Importée des Etats-Unis où, dans un sens différent, elle a un temps prévalu en architecture.
3- Il y a une forte résistance aujourd’hui encore contre l’absorption de la culture par l’ultra-libéralisme, comme le prouve la convention adoptée le 20.10.2005 par l’ensemble des membres de l’UNESCO sauf les Etats-Unis et Israël.
4- Selon les directives énoncées par Clement Greenberg, théoricien de l’Action painting : non-figurantion, apolitisme, individualisme, violence… toujours d’actualité.
5- A. de la Baumelle. Cité par Yak Rivais, Artension n°28, mars-avril 2006.
6- Pour s’interdire toute interprétation le peintre hyperréaliste préfère ne pas reproduire ce qu’il voit lui- même de la « réalité » mais la version déjà médiatisée qu’en fournit une photo.

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Entretien avec Claude Mollard
“L’artiste et le système”

“ L’artiste et le système”, c’était le titre d’un livre écrit par Claude Mollard il y a 23 ans, quand il était le Délégué aux Arts Plastiques, à la tête donc de cette structure qu’il avait lui- même créée à la demande de Jack Lang, pour une nouvelle politique en faveur des arts plastiques.
Le “père-géniteur” de l’appareil institutionnel toujours en place aujourd’hui, avait déjà posé l’équation fondamentale que l’appareil avait à résoudre...
L’avait-il bien posée ? Ou bien a-t-elle été modifiée, dès qu’il fut éjecté de la structure qu’il avait mis en place?
Qu’en pense-t-il aujourd’hui, avec le recul et cette nouvelle implication que lui donne sa situation actuelle d’artiste photographe plasticien ?
Claude Mollard , qui a contribué à la construction du Centre Pompidou, à la création des Fonds Régionaux d’Art Plastiques (FRAC), du Centre National des Arts Plastiques (CNAP), du Centre National de la Photographie et à la réalisation d’une centaine de projets culturels en France et dans le monde, est aujourd’hui “persona non grata “ en France, alors qu’il est constamment sollicité pour faire des conférences à l’étranger ou exposer ses propres œuvres.
Sa situation est donc une sorte de “cas d’école”, paradoxal, particulièrement intéressant et qui mérite bien ce long entretien. P.S.




Artension : on dit qu’ aujourd’hui en France, les systèmes de reconnaissance et de diffusion de la création artistique sont inadaptés à celle-ci, qu’ils semble bloqués. Le pensez-vous aussi?

Claude Mollard : La société française elle-même est bloquée. C’est un vieux débat. Jacques Chaban-Delmas, quand il était Premier Ministre en 1970 avait déjà parlé de la société bloquée, idée partagée par des sociologues comme Crozier par exemple qui avait travaillé sur ce thème là. Nous avons eu des présidences qui ont duré 14 ans avec Mitterrand, 10 ans avec Chirac, soit 24 ans en tout. Nous avons en outre un système très centralisé, en dépit de quelques évolutions. Tout cela fait que nous sommes dans une situation très différente de celle des autres pays où les renouvellements se font tous les cinq ans ou tous les six ans et qu’en effet , nous sommes dans un système beaucoup plus ankylosé qu’ailleurs.
Il y a eu, certes, de la décentralisation, mais, dans le domaine de l’Art ou de la politique culturelle qui nous intéresse ici, nous restons en face de mêmes personnes qui sont en fonction dans les mêmes structures de décision depuis des décennies.
En ce qui me concerne, je n’ai été véritablement en pouvoir de décider que pendant cinq ans de 1981 à 1986 avant d’avoir un statut privé. Sur mes 35 ou 40 ans de vie active, je n’ai donc passé que peu de temps dans les institutions. Et je pense que c’est bien comme cela. J’aurais pu comme d’autres - je ne veux pas citer de noms, mais il suffit de regarder la géopolitique artistique française - passer d’une institution à l’autre. Certains viennent du Centre Pompidou, se retrouvent à la délégation aux Arts Plastiques, vont à l’Ecole des Beaux-Arts, reviennent au Centre Pompidou et font leur cursus dans le même domaine, en passant d’un secteur à l’autre. Ces mêmes personnes impriment la même politique, et il y là quelque chose de non satisfaisant.

Pierre Souchaud : Le politique n’a-t-il pas les moyens ou le temps de changer le cours des mécanismes qui ont été mis en place ?

C.M. :Si, il l’a fait en 1981, et à ce moment là, il y a eu un grand changement du cours. Mais après, les choses n’ont guère évolué

P.S. : En effet, quand vous êtes arrivé en 1982 à la tête de la DAP, vous avez mis en place des structures nouvelles , mais on a constaté qu’ensuite ces structures ont de plus en plus agi sur elles-mêmes et pour elles-mêmes, en toute autonomie... et vous en avez même été éjecté, ce qui ne manque pas de piquant ...

C.M. : En effet, je n’ai jamais été sollicité par aucun FRAC, par aucune commission, par aucune délégation, ni de participer à la moindre commission, au moindre comité de réflexion. D’ailleurs, je n’aurais peut-être pas accepté si on me l’avait proposé, mais c’est un fait.
Ce qui veut dire qu’il y a, d’une part, l’esprit des institutions et, d’autre part, la logique des institutions. L’esprit, par exemple, du Centre National des Arts Plastiques ou des FRAC ou du FNAC, c’était que la décision artistique soit prise en concertation avec toutes les “familles”, c’est à dire les représentants des différents partenaires qui ont un intérêt dans la vie artistique : les artistes, les publics, les décideurs politiques ou financiers, les collectionneurs et les médiateurs.
J’ai fait entrer les artistes dans les commissions d’achat ; les publics ont été représentés par des élus, parce que les élus représentent le peuple et qu’il en existe ouverts à l’Art ; j’ai installé une parité avec des critiques,des conservateurs, des historiens d’art, des collectionneurs, des fonctionnaire, mais de telle sorte que les fonctionnaires ne soient pas majoritaires. A peine avais-je tourné les talons, que mon successeur a remis tout ça entre les mains des fonctionnaires, au nom de leur savoir scientifique... Et au nom de ce savoir , on a mis en place un rouleau compresseur qui a été toujours dans la même direction. La logique interne de l’institution a pris le pas sur l’esprit, et ceci, malgré la qualité et la bonne volonté des personnes impliquées

PS : Pensez que cette espèce de blocage ou de reprise en main des logiques d’appareil n’était pas inscrite dès le départ dans le système que vous avez mis en place? Ou bien que cela vient des hommes?

CM : Les systèmes n’ont pas de logique en soi, ils sont faits pour servir une logique extérieure. Le service public est au service de... Mais si le politique n’a ni l’autorité, ni la volonté, ni le savoir-faire pour orienter ses institutions et bien, effectivement, l’institution devient elle-même sa propre fin. Elle devient une finalité alors que ce n’est qu’un moyen.

PS : On dit que même les politiques à très haut niveau de responsabilité, n’ont plus aucune prise sur l’absurdité actuelle du système, et ne savent pas quel bout le prendre. Êtes-vous d’accord avec ce constat?

CM : Oui, par ce-que tout ça est très intégré. Je vais prendre l’ exemple des FRAC : c’était une institution complètement nouvelle, avec des gens nouveaux. Elle fut très critiquée d’emblée par la nomenclature artistique d’alors, régnant sur les achats publics depuis Paris, parce que celle-ci a vu arriver 10, 20, 30 nouvelles structures qui lui échappaient. Alors elle a vite essayé de les reprendre en main en faisant rentrer ses gens dans le giron. Cela cela n’a pas toujours été facile car il y avait les élus locaux qui faisaient de la résistance et qu’il a fallu remettre dans la bonne voie et initier à l’art contemporain...
Il était apparu en effet une sorte de doctrine, de doxa, qui indiquait fermement la voie. Or moi, comme Délégué aux Arts Plastiques, j’ai toujours refusé qu’il n’y ait qu’une voie, j’ai toujours dit que la création était multiple et que ce n’était pas à nos fonctionnaires ou à nos critiques d’art de nous dire quelle était la bonne. Il faut laisser aux historiens de demain le droit de dire : ça c’est bien et ça c’est pas bien.
J’ai toujours cru important que toutes ces tendances aient le droit d’être et de s’exprimer, cela a constitué le fond de la politique conduite par Lang et par moi. Vous vous souvenez : on disait et on répétait : « Pas d’art majeur, pas d’art mineur. Mettons fin à cette absurde frontière, à cette fausse hiérarchie »... Parce que j’avais été formé par un homme comme François Mathey et par d’autres qui considéraient à juste titre qu’on ne devient pas artiste que par le seul passage dans les grandes écoles, qu’ on peut aussi utiliser des chemins de traverse ( d’ailleurs Mathey avait appelé « Traverse » la revue du CCI).
Les tenants du libéralisme exaspéré, prônent un retrait de l’Etat, en mettant dans le même panier la logique de l’institution et l’esprit d’une politique. Or, je dis que la logique de l’institution, faute de souffle politique, contredit l’esprit de la politique au service duquel devraient travailler les services de l’institution.

PS : Il s’avère donc que la logique de système a produit une sorte d’esthétique d’état ?

C.M. :Oui, mais c’est un art plus officieux qu’officiel, parce que ce n’est pas uniquement l’Etat qui intervient. Il y a beaucoup de galeries qui vont dans le même sens et participent de ce système. J’ai d’ailleurs écrit un livre qui s’appelait « Le système culturel » où je montrais que ce système était mixte : à la fois public et privé.

PS : Cette ”esthétique” d’ État ne serait donc que le relais de celle des grands marchés internationaux ?

C.M. : Oui c’est vrai, pas toujours, mais c’est souvent le cas. J’ai beaucoup été marqué par des hommes libres qui m’ont formé :François Mathey, Jean Trouvé et Charlotte Pergnand dans leur domaine du design. Jean Trouvé, voilà un homme qui commence comme serrurier dans l’atelier de son père, il n’a pas de diplôme et il termine Président du jury du Centre Pompidou, constructeur de la Tour Nobel à la Défense , Professeur à l’Ecole des Arts et Métiers , maître en architecture alors qu’il n’a pas de diplôme d’architecte.
La fonction diplomante aboutit par son excès à emprisonner les volontés, les talents, les capacités qui peuvent s’exprimer librement chez un individu doué. Or, notre système étouffe les individus doués et valorisent les individus qui ne le sont pas et dont l’Histoire dira ensuite : « On se demande comment ce gars-là est arrivé à la position qu’il avait à cette époque ? ». Mais l’époque était sourde et aveugle.

PS :Certains disent que nous vivons en art une époque de type soviétique, avec diplômes, sur-institutionnalisation, hiérarchie, fonctionnarisation et promotion des incompétents ?

C.M. : Non, soviétique, je n’irais pas dire ça. Ce n’est pas comparable. Parce que si on ose échapper au système, on ne va pas dans le goulag.

PS : Ce qui est envoyé au goulag, n’est-pas tout de même la référence sensible, la nécessité intérieure, la transcendance , la poésie... Au profit de cette référence diplômante, mécanique et sans mystère ?

C.M. : ça, je ne sais pas. Je suis et je veux rester éclectique. J’ai de très nombreux amis artistes qui sont dans l’abstraction la plus froide et éthérée , et d’autres qui sont dans le baroque le plus échevelé. J’aime pouvoir faire mon marché librement auprès de tous les marchands présents, aussi différents soient-ils..

PS : L’abstraction n’est pas froide conceptualisation : on est bien d’accord ? Or aujourd’hui, on privilégie le concept, la démarche, le maniérisme... Autant de chose facilement appréhensibles par les systèmes

C.M. :c’est vrai : on est plus aujourd’hui dans le domaine du verbe , de la parole, de l’écrit, de la posture, de la démarche, etc., que dans le domaine de l’œuvre accomplie. On s’intéresse plus aux processus de la création qu’au produit créé. C’est peut-être une marque du temps, c’est peut-être une impuissance, c’est peut-être une chance, là dessus encore, j’ai du mal à porter un avis définitif.

PS : Plutôt qu’un avis, n’est-ce pas une question qu’il faudrait d’abord se poser sur cet état de fait? Le verbe c’est le pouvoir, non ? .

C.M. Oui, en effet. Il y a beaucoup d’artistes qui ne peuvent pas parler, qui ne savent pas parler. Je pense à Simon Hantaï , un de nos meilleurs peintres. Voilà quelqu’un qui ne parle pas, qui n’a jamais vraiment parlé, qui est enfoui. Comme d’autres artistes qui sont au Musée National d’Art Moderne, et ne sont pratiquement jamais montrés.

PS : Mais qu’est-ce-qui fait qu’on parle de Paul Rebeyrolle en ce moment alors qu’il n’a jamais vraiment été montré, acquis dans les grandes collection publiques?

C.M : peut-être a-t-on attendu sa mort.

PS : Va-t-on attendre aussi celles de Vélickovic , Antonio Segui, Pat Andréa, et d’autres grands artistes actuels?

C.M. : Oui, qu’est-ce-qui fait que ? Difficile à dire, chaque fois c’est un cas particulier. Chaque fois, il y a un galeriste, ça dépend de ça aussi, beaucoup.

PS : On est pourtant dans une période très intelligente, avec des sociologues partout, qui analysent tout. Comment se fait-il que ça, pour eux, cela reste hors sujet et qu’ils ne s’en préoccupent jamais ?

C.M. : C’est analysé. Je suis d’ailleurs en train de faire un travail pour la documentation française sur le bilan des aides à la création en France. Il y a des articles qui ont été publiés, il y a des universités qui travaillent là dessus ; je passe encore des heures entières à étudier, à lire. Ça ne va pas souvent très très loin, mais malgré tout, l’histoire du processus est très analysée. Une des raisons de cet engouement pour le process plus que pour le résultat, c’est au fond une accélération du temps. C’est-à-dire que nous vivons une période où les choses vont tellement vite que figer une œuvre, c’est prendre le risque qu’elle soit déjà dépassée sitôt son achèvement. Aussi, pour suivre l’accélération du temps, il faut faire en sorte que l’œuvre ne soit jamais finie. D’où, par exemple le travail de Daniel Buren, qui est une suite infinie de variations , et qui est en fait sa vie.

PS : A la question « A quoi sert la peinture ? » quelqu’un a répondu : “ la peinture, c’est une façon pour l’homme de se réapproprier son temps” ...

C.M. : C’est ça. C’est d’ailleurs curieux que moi-même, je m’engage maintenant dans une démarche artistique, qui est un travail sur l’Histoire et sur les origines de l’Art. J’en ressens la nécessité. C’est un travail que je pourrais faire par la parole, par l’écrit, or je le fais par l’approche sensible . Je me fais accompagner, certes, par la parole d’ une philosophe de l’Art, mais c’est bien par la pratique que j’essaie de reprendre le processus des origines de l’Art et de la création pour essayer d’en comprendre les mécanismes et le sens profond.
La parole accompagne, aide à faire évoluer, mais la priorité pour moi aujourd’hui c’est quand même le regard.
Je trouve que la quête du visage et du regard ( telle que je la fait dans mes photos), dans un monde qui justement devient plus abstrait et dans lequel l’inachèvement devient une fin en soi , est l’ultime réponse à la question de savoir qui on est. Elle permet de s’interroger sur soi-même et de se poser la question de l’identité humaine dans l’art.
A quoi ça sert, l’Art, si ce n’est pas, au fond, la répétition infinie du mythe de Narcisse c’est-à-dire savoir qui tu es, à qui tu ressembles, et toi, l’homme, comment arrives-tu à te différencier de l’animal et à avoir conscience que tu es différent de celui que tu regardes ?
C’est vrai qu’aujourd’hui, l’abondance des techniques, la multiplication des artefacts, font que les artistes ont tendance à se perdre dans des petits détails qu’ils grossissent et qui deviennent pour eux une sorte d’absolu, alors qu’ils ont pris l’accessoire pour le principal.

PS : n’est-ce pas une des caractéristiques du dysfonctionnement actuel du système d’observation et de reconnaissance de l’art, que de remplacer la réalité à observer par l’artefact qu’il produit ?

C.M. :Mais c’est un phénomène mondial , et je pense même que le système artistique préfigure d’une certaine manière nos systèmes politiques et sociaux. Les artistes sont toujours en avance. Ainsi, peut-être à leurs dépens et malgré eux, les systèmes qu’ils alimentent, sont de plus en plus en train de leur échapper.
Les systèmes qu’ils génèrent, qu’il s’agisse de celui du marché, ou de l’institution, ou d’autres, enflent démesurément à leur détriment, avec la croissance des budgets, des personnels, etc.

PS : Ce qui se passe dans le domaine artistique, préfigure-t-il ou bien est-il le produit de ce qui se passe en général ?
N’ avez-vous pas l’impression, notamment, que le marché international de l’art, qui détermine les références dominantes, est l’image réduite et concentrée du système économique en ces temps de mondialisation libérale ?

C.M. : l’artiste est en effet un prophète, un anticipateur, un explorateur. Il y a donc cette course entre le système et l’artiste que Pierre Bourdieu avait déjà analysée et que j’ai analysée aussi. Le système essaie toujours de récupérer l’artiste pour en tirer un profit d’image, soit un profit économique, soit un profit social. Et l’artiste essaie sans cesse d’échapper à cette récupération en allant plus loin, plus vite. Certains y échappent de cette façon, et d’autres, au contraire, s’installent dans le système qui est évidemment le confort. D’autres s’en retirent purement et simplement comme Simon Hantaï, qui s’est aperçu un jour que le système, c’était personne, c’était l’absence d’Être.
Michel Ange et le Pape se sont engueulés copieusement, entre personnes, entre hommes. Mais notre système actuel, à la différence de celui qui existait à la Renaissance est défiguré, au sens propre du terme, car ’il n’y a plus de figures.
J’ai toujours essayé, lors de mon passage dans l’institution, de rester une personne vivante.



Ar : : La question maintenant est de savoir comment on peut arrêter la progression de ce système qui fonctionne pour lui-même et d’autant mieux qu’il n’y a personne dedans, qui ne s’intéresse qu’aux artefacts qu’il produit mécaniquement, et ignore 99% des artistes de ce temps?

C.M. :Il faut décentraliser.

Ar : : Décentraliser comment ? Cela a déjà été fait : Les FRAC, c’est bien le produit d’une décentralisation ?

C.M. :Oui, mais il faut décentraliser plus.

Ar : : Mais c’est quoi, décentraliser ?

C.M. :C’est créer des lieux, c’est multiplier des lieux dans lesquels les artistes puissent s’exprimer, c’est surtout mettre les artistes à l’école pour qu’ils deviennent pédagogues et forment les jeunes esprits. C’est la seule solution.

Ar : : Oui, mais c’est toujours pareil : quels artistes ? choisis par qui ? Partout, il y a des initiatives qui sont extrêmement intéressantes. Mais qu’est-ce qui pourrait être mise en place au niveau des services pour qu’ils sachent reconnaître la pertinence des initiatives et évaluer leur taux de présence humaine ?

C.M. :J’ai, là-dessus, la position suivante: il faudrait que dans toutes les institutions, on revienne au système des quatre familles, c’est-à-dire que les décisions soient prises par des collectifs dans lesquels il y aurait : 1-des décideurs, 2-des médiateurs, 3-des créateurs et 4-des représentants des publics . S’il manque une de ces familles, on a un système bancale.

Pour sortir de cette logique de la situation française , il serait bon aussi de regarder un peu plus l’étranger, travailler et échanger avec lui. C’est pourquoi la démarche de Jean-Hubert Martin , par exemple, m’a paru toujours très intéressante. Parce-qu’il allait voir très loin, il allait voir aux autres bouts de la planète et il allait voir dans les cultures qui sont en dehors de la mondialisation. De ce point de vue là, sa démarche est très intéressante. C’est pas par hasard s’il est parti en Allemagne, pour s’éloigner du système français
Quant à mes propos iconoclastes, on ne me demande pas de les proclamer en France, alors je vais les proclamer à l’étranger.
Pour le 20 ème anniversaire des Frac, j’avais écrit un article pour un numéro spécial de “Textes et documents pour la classe”, où je disais notamment : « je crois qu’un certain nombre de FRAC, au bout de vingt ans, devraient reverser leurs œuvres dans les collections des musées, pour se consacrer vraiment à la création et arrêter de vouloir devenir des musées et perdre leur dynamisme initial . Je crois qu’un certain nombre d’ œuvres des Frac pourraient remises sur le marché “. On m’a demandé de retirer ce paragraphe qui n’était pas conforme.
Il existe donc bien une doctrine avec ses interdits, ses censures.

PS : Et cette doctrine - là n’est bien sûr portée par personne en particulier ? Le Ministre lui-même aurait-il la possibilité de faire évoluer cette logique des “services” ?

C.M. :S’il le voulait vraiment, oui, il pourrait... mais il risquerait de se mettre à dos beaucoup de monde.

PS : Ce serait peut-être considéré comme une ingérence, comme une volonté d’imposer des goûts personnels. Comme si personne n’avait à connaître ce que le ministre de la culture aime, ce qu’il collectionne éventuellement, ce qu’il accroche à ses murs. Mitterand achetait beaucoup de peinture. Qu’en est-il du poète De Villepin?

C.M. : C’était Marie-Pierre Landry choisissait auprès de moi les œuvres pour Mitterand,en connaissant ses goûts très éclectiques; qu’on a dit souvent un peu ringards. Mais c’est lui qui a choisi le projet des fameuses colonnes de Buren, le préférant à ceux de César et de Pierre Paulin, parce qu’il le trouvait plus “intelligent”...
Aujourd’hui, il n’est pas bon ton d’être trop éclectique et, comme moi - on me le reproche souvent-, d’aimer trop de choses dans des tendances différentes. Il faut être intransigeant, exigeant, exclusif, quand on est collectionneur “sérieux”

Ar : :Comment se fait-il qu’en ce moment ce sont les mégacollectionneurs, les gens extrêmement riches qui sont les plus sérieux, les plus exigeants, les plus révolutionnaires, les plus vertueux artistiquement, et qui dictent le bon goût à tout le monde et y compris au système institutionnel ? Le goût du plus fort, est-il le meilleur ?

C.M. :Qu’est-ce qui pousse les gens de grand pouvoir à préférer l’abstraction, la conceptualisation ? La question est complexe. On sait que le protestantisme est allergique au baroque et l’islam la figure... Les règles de l’économie se mélangent-elle aux lois religieuses? Il y a là des pistes de réflexion.

Ar : : Comment se fait-il aussi que l’art est de plus en plus utilisé comme vecteur de marketing ? Est-ce un hasard si Saatchi & Saatchi, grand publicitaire soit aussi un méga- collectionneur .

C.M. :Non, sans doute, car le nouveau président du Palais de Tokyo, Maurice Levy, est aussi un grand publiciste. L’art est en effet porteur d’image. Les publicitaires et les grands chefs d’entreprise en sont friands pour leur image, et comme les plus puissants sont dans les pays les plus forts économiquement, les lois du marché de l’art sont forcément dictées par ceux-ci.

Ar : Et les choix institutionnels ?

C.M. : J‘ai étudié statistiquement dans les achats du Fnac et des Frac . Vous avez, depuis 15 an, 50% de français et 50 % d’étrangers. Jusque là je n’ai rien à dire. Dans les 50% d’étrangers, vous avez de manière constante au moins 40% d’américains, et 30% d’allemands et le reste c’est d’autres pays. Parce que les deux seuls pays qui comptent sur le marché, ce sont les États-Unis et l’Allemagne. Dans le baromètre allemand du monde de l’art, les cent premiers artistes sont choisi chaque année en fonction du nombre d’expositions, de la cote etc. Dans le dernier baromètre, il y a un ou deux artistes français. Alors ça m’amène à réfléchir sur deux considérations (je n’ai pas encore écrit mon article mais j’y réfléchis) : ou bien ça veut dire que nos mécanismes d’aide à la création sont nuls et n’arrivent pas à rivaliser avec la force du marché - mais dans ce cas là il faut les supprimer et se conformer au marché – ou bien ça veut dire que notre système reste différent et maintient une création qui n’est pas reconnue par le marché international.


PS : Faut-il vraiment que la création soit reconnue par le marché international pour être être respectable, valable et ... durable ? Pourquoi, pour échapper à cette mondialisation dévastatrice de sens, ne pas affirmer une spécificité française dans l’idée d’un développement durable de l’art?
Quand vous voyez maintenant des conservateurs qui essaient d’acquérir, avec l’argent public, des œuvres-bulles spéculatives à des prix astronomiques sur le marché international, sans contenu artistique évident, ne trouvez-vous pas cela absurde, sinon scandaleux?



C.M. :On est en effet dans un système où la “durabilité” d’un artiste dans le domaine du goût ou de la mode est de 10 ans. Or, l’artiste vit 80 ans en moyenne. Donc, mettons qu’il commence à 20 ans, il a 60 ans. Il a droit à un 1/6 ème d’existence, le reste, les 5/6 èmes de son temps, il n’existe pas. Dans cette accélération des choses, l’ œuvre monte, descend, et puis on la jette, et ainsi de suite...
Mais je crois qu’il y aura inéluctablement une période de grand déballage, de grande mise au point. Et je pense malgré tout que les œuvres des FRAC notamment donnent une représentation de la création française plus large que celle qui existe au niveau du marché international, où ne figurent que Boltanski et Buren.
Il y a des milliers d’œuvres qui ont été acquises par le public, par les privés, par les institutions, depuis des décennies. Il faut les garder précieusement, car je pense qu’on va vivre une grande période de digestion, de réassimilation

PS : Dans une perspective de changement global des valeurs qui est inéluctable, hors le territoire artistique, il est évident que l’art aura son rôle à jouer. Parviendra-t-il, pour cela, à s’affranchir des systèmes qui le contiennent,
l’instrumentalise, le dénature ?

C.M. : Je pense que les relations sont forcément dialectiques entre ce qui se passe sur le plan international, ce qui se passe en France, à Paris, dans les régions, tout doit être articulé. A la fois, il faut que la France affirme sa position sur le plan international ce qui implique par exemple qu’elle soit présente dans les grandes manifestations. À la foire de Bologne, il n’y avait que cinq galeries françaises. C’est trop peu.


PS : Il y a, en France des galeries historiques comme Claude Bernard, Jeanne Bucher, Carré et bien d’autres... Quelles ne soient pas incluses dans le “grand” marché international, passe encore, mais pourquoi sont-elles ignorées aussi des institutions ? au nom de quelle accélération de l’histoire ?

C.M. :C’est vrai que les institutions ne reconnaissent pas. Je suis en train d’écrire un livre sur Dany Caravane qui vient d’être exposé chez Jeanne Bucher. La délégation aux Arts Plastiques m’a aidé au financement, mais l’un de mes ex-collaborateurs qui est devenu rédacteur en chef de Beaux-Arts Magazine ne le prend jamais au téléphone parce qu’il considère qu’il est ringard. Pourtant il a été à la Biennale de Kassel.

PS : Les Biennales ont sans doute changé de nature et de contenu. Avez-vous vu celle de Lyon?

C.M. :Oui, il y avait des choses intéressantes, d’autres qui l’étaient moins. J’ai plutôt apprécié cette Biennale.

PS : Oui, mais que devient la peinture en ces manifestations -là. Que viendrait y faire un Velickovic par exemple ?

P.S :c’est vrai qu’il n’est pas dans ce sujet - là.

PS : Peut-on considérer - c’était le sujet du précédent numéro d’Artension - qu’il existe maintenant un schisme entre l’art que représente Velickovic, et celui de type biennale ?


C.M. : Non, je ne crois pas. Regardez Velickovic qui faisait partie de la figuration critique Gassiot- Talabot. Il y avait à l’époque deux courants majeurs : les nouveaux réalistes de Pierre Restany et la figuration Narrative de Gassiot-Talabot . Ces mouvements n’ont duré que quelques années et correspondaient à un moment. Ce qui se passe aujourd’hui , c’est que les commissaires d’exposition, comme Bourriaud et Sans pour la Biennale de Lyon, ont tendance à jouer un rôle de décisionnaires plus important qu’ils ne jouaient autrefois . On est passé de d’André Breton, à Pierre Restany, puis Jérôme Sans, en évoluant vers plus de mise en scène, vers un management plus important, pour une plus grosse machine.

PS : Ces machines de plus plus grosses et spectaculaires, ça ne vous inquiète pas ?

C.M. :Je sais pas. Je pense que viendra un jour où tout cela sera mis à plat.

PS : Pas de risque d’implosion ou d’explosion ?

C.M. Non, je ne crois pas que les systèmes implosent comme ça. Lorsqu’on a terminé de construire Beaubourg, un philosophe avait écrit un texte intitulé « Beaubourg, implosion, explosion » ... et bien, ça n’a ni explosé, ni implosé.
Mais c’est vrai que nous vivons des temps un peu compliqués, un peu bloqués... et pour débloquer, il faut à mon avis, disséminer, diversifier. Quant aux artistes, qu’il n’aient peur de prendre la maquis. L’histoire les reconnaîtra un jour.


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Arts Premiers
Ils seront les derniers à disparaître
Par Christian Noorbergen


On a pu voir vraiment, mais après coup, cet art brut de sens, cet art de sens à l’état brut, après les mauvais coups de la colonisation, cet art de sauvages, inspiré et inouï. Immense respect à titre posthume. Est-il encore temps d’en vivre ? Si cette création première, tribale, archaïque, de ces fabricants de merveilles atteint de plein fouet l’artifice des cultures installées, c’est que nos réponses ont échoué, et que nos certitudes s’achèvent. La raison seule n’étreint pas l’univers. Et si le déferlement qui formate les esprits ne cesse de s’étendre, quelque chose tourne à vide, et le vide croît.


Toute communication est déperdition. Les cultures s’efforcent en vain de cacher l’irrespirable fragilité de la vie, et l’impensable de son poids.
Tout système d’écriture réduit le champ du compréhensible. Tout alphabet créé oublie ses sources, et dessèche le mental. Les quelque sept cents signes sacrés de l’Egypte antique se sont éteints lentement, remplacés par vingt sept lettres. Le lion hiéroglyphé est sans couleur, pour qu’ainsi affaibli, il ne puisse dévorer son voisin de signe. L’image ( ou l’objet ) d’art premier, dit la perte insensée de l’origine, et la faiblesse symbolique des actuels signifiants.
Les arts premiers précèdent l’écriture, et s’exaltent en son absence. La peinture elle-même est une langue plus ancienne que la langue des mots. Les mots sont des substituts de vie oubliée, et les acteurs de l’actualité, sous masque idéologique, ne savent plus « être » dans leurs paroles.

Figures traversées de mort, dans la béance des yeux, et l’absence de tout regard. L’œil est écartelé entre le vide et la vie, écarquillé, extasié, fenêtre grande ouverte sur la mort qui tue la chair. Miroir d’infini. La vie brève passe devant la non-apprivoisée, la mort indicible.

La mort-vie

Sacrifier le sol, le marquer comme une peau. Comme si l’humain pénétrait la terre. Stèle sexuée, tendue vers la grande voûte femelle, pour une frêle éternité. Tatouer l’animal, entourer l’humain de sa peau, indistinguer l’homme de la bête, des éléments et des sols. Faire disparaître l’au-delà illusoire. Garder l’intime du contact avec les forces vitales qui se partagent l’univers. Celles que la modernité a oubliées, et qui ressurgissent en pathos incontrôlé. On sait la surface des choses, on ne sait plus guère le poids des choses, sinon chez quelques artistes, durement à l’écoute du dedans.. Les puissances convoquées doivent répondre aux appels de l’artisan-magicien. Art d’appel et de pouvoir. Art de dialogue : appeler, être appelé. Etranges correspondances entre le dehors et le dedans. Remède à la mort-vie. Altérité signée.
Un sens larvaire, rampant et inassouvi, préservé de l’évidence, donne une apparence visible, tangible, efficiente, aux usages marqués de l’existence. Tous les possibles du corporel humain, reliant tous les états de l’univers, y sont présents, virtuels, poignants, décisifs, illimités et vitaux, et l’art apprivoise les forces lourdes de la vie.

Les Elémentaires

Ce qui précède l’écriture, et qui la domine sur le plan des pouvoirs et des possessions, impose les marques de l’inconscient collectif, et suppose l’interdit de l’individualité. Naissent des formes incroyablement affirmées, ciselées et décantées par les générations, et quasi intemporalisées. Carré cernant, cercle absorbant, triangle sexuel, pierre fendue, robe du jaguar, œil exacerbé du toucan, taches vitales dans les prisons provisoires de l’humanité… Eloignées des éphémères toujours déjà démodés de la modernité, ces formes brutales sont retrouvées par quelques-uns, fût-ce à leur insu, puis vivifiées par la fluidité de leur gestuel, la singularité de leurs affects, ou leur capacité d’affrontement...
Venant à bout de son individualité, l’artiste peut retrouver la puissance d’impact des arts d’origine. Ils lui servent d’assise, et de grand véhicule. Arrière-langage, pour partir de loin, en traces directes…
L’universalité du vocabulaire des grands « élémentaires », par le saisissement de l’essentiel, ( le corporel, le sexuel, le mortel ) alimente, depuis les premiers expressionnistes, certains créateurs d’hier, de Kubin à Jawlensky, et d’aujourd’hui, de Jephan de Villiers le sylvestre, à Christoforou l’implacable, d’Alary le pariétal, à Vialat, l’immobile nomade. L’en deçà du corps, son gouffre inhabitable, est le territoire de vie de ces artistes liant humanité, beauté et cruauté.
Cet art, possesseur de vie, fut. En lui et par lui, la nature proche, et les animaux-dieux, et les esprits des lointains, rêvaient à vie haute. Ce furent voix de vents et d’ancêtres, charmes d’esprits, et fabuleuses empreintes d’univers. Où la pression prodigieuse de la vie, crûment sexuée de mort, et l’éruption des soubassements psychiques s’expriment à vif.
Artistes de nos profondeurs, à l’inexploré douloureux, vous aussi, à hauteur de regard et de corps, vous creusez à mains nues ces souterrains perdus. Les arts premiers agissent en vous comme une formidable chirurgie d’âme, et pour nous tous, vous sortez de l’antre.

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Sommes-nous encore primitivistes ?

Un entretien avec Gérard Barrière
par Françoise Monnin

L’ouverture récente du musée du quai Branly consacre l’influence des œuvres d’art extra-européennes sur les artistes du XXe siècle. S’agit-il d’un nouveau Louvre ? Nous avons posé la question à l’écrivain Gérard Barrière, spécialiste de ces cultures.


Un artiste peut-il encore être primitiviste aujourd’hui, ou ce phénomène est-il lié uniquement à l’aube du XXe siècle ?

Il est évident que le mot possède encore une résonance aujourd’hui. Mais elle n’est pas du tout du même ordre qu’il y a cent ans. Au début du XXe siècle, un certain nombre d’artistes, Gauguin en premier, puis Derain, Picasso, etc., ont vraiment découvert à travers des œuvres « autres » un système de formes nouveau, un vocabulaire, qui les a littéralement cloué au sol. À ce moment-là, ont-ils pensé, il y avait du grain à moudre. Ils ne se préoccupaient absolument pas du sens que pouvaient avoir de telles œuvres, sens d’ailleurs quasiment ignoré à l’époque. Seul Picasso, peut-être, le pressentait. Il a raconté (dans La Tête d’obsidienne d’André Malraux) qu’en allant au Musée de l’Homme, il avait été saisi d’une sorte de terreur sacrée. Il avait alors ressenti ce que Rudolf Otto, grand philosophe allemand qui a écrit le livre de référence sur le sacré, appelle « le fascinant et le tremendum » ; le fascinant étant ce qui attire irrésistiblement et le tremendum ce qui repousse pareillement. Lorsqu’on est devant une œuvre puissante, on éprouve ce sentiment. Quand on entre pour la première fois dans la cathédrale de Chartres, par exemple, au moment où les grandes orgues sont entrain de résonner. On ne sait plus si on a envie de rentrer ou de sortir. On est cloué sur place. Ça, Picasso l’a senti. Sans doute parce qu’il avait entre autres des racines catalanes. En Catalogne, le « socle » chamaniste existait encore. Picasso se prenait pour un chaman. Je me souviens du jour où il a engueulé son marchand, Kahnweiler, qui avait appelé mon père, vétérinaire, parce que son chien était malade. « Je te l’aurai soigné moi ton chien », a-t-il dit.
Après Picasso sont venus d’autres primitivistes, Giacometti par exemple. Puis, un certain nombre d’imposteurs. Josef Beuys en particulier, avec ses histoires de chamanisme à la mords-moi le nœud. Il prétendait s’être fait soigner par des chamanes, je ne sais où en Tartarie, après un accident d’avion, à une époque où cela faisait sept siècles qu’il n’y avait plus un chamane dans le coin… Tout était inventé. Mais Beuys avait le nez creux. Il avait senti l’air du temps. Cela ne l’a pas empêché de faire quelques beaux dessins.

Le primitivisme est-il devenu une simple mode, à la fin du XXe siècle ?

Beaucoup d’artistes se sont dit primitivistes, ont travaillé sur la corde chamaniste d’une façon extérieure. Ce phénomène est heureusement, actuellement, devenu moins superficiel. Il s’agit moins désormais d’influence que de confluence. Quasiment tous les artistes actuels ont vu, dans des revues, dans des musées, le musée imaginaire cher à mon cher Malraux. Tous ont été interpellés.

L’ouverture du musée du quai Branly ne va-t-elle pas relancer cette mode ?

« Musée du quai Branly », c’est ridicule. Pourquoi pas « musée de l’Homme », comme avant ? ça n’était pas si mal. Le magazine Télérama a récemment parlé du « musée de l’Autre », je trouve ça très bien. On aurait même pu l’appeler le « musée du tout Autre ». Rudolf Otto, encore lui, définissait le sacré comme le « tout autre ». Les trois quarts des œuvres exposées quai Branly ont affaire au sacré et donc au tout autre. Le rapport des arts contemporains occidentaux aux autres arts de la planète est effectivement un rapport du même à l’autre. Pour le reste, les querelles byzantines entre les appellations « arts premiers », « arts primitifs », « art tribal »…. Autant discuter du sexe des anges ou du nombre d’anges qui peuvent tenir sur une tête d’épingle. Le musée du Quai Branly, finalement, j’aurais bien envie de l’appeler le musée du Grand Branleur, plutôt que le musée Jacques Chirac, comme cela semble prévu. S’il fallait vraiment lui donner un nom propre, il vaudrait mieux lui donner celui de Jacques Kerchache, qui fut le véritable initiateur du projet. Ce conseiller du Président n’était pas un petit saint, mais il connaissait vraiment son affaire. Il n’avait pas hésité à se plonger réellement dans toutes ces cultures pour en percevoir les significations profondes.

Vous dites que les artistes intéressants d’aujourd’hui ne sont plus sous l’influence de telles œuvres extra-occidentales, mais qu’ils sont en confluence avec elles. Cela signifie quoi ?

Premièrement, que l’écologie est une préoccupation pour ces artistes : ils ont conscience du fait que nous sommes entrains de bousiller la planète. Et que nous en sommes responsables. Si les astrophysiciens s’acharnent autant à rechercher d’autres planètes habitées dans l’univers, actuellement, c’est parce que cela nous enlèverait cette belle épine du pied ; nous ne serions pas les seuls responsables… Mais à ce jour nous le sommes. Nous avons une responsabilité cosmique et cela nous flanque une trouille verte. Or la première fonction des œuvres présentées au musée du quai Branly est d’établir un maximum de relations entre l’esprit humain et celui de la Terre. Les auteurs de ces œuvres ont compris – je vais y consacrer un bouquin entier un jour – que l’esprit humain est dans l’univers, ça tombe sous le sens. Mais ils ont aussi compris que l’univers est dans l’esprit humain. Ils sont mutuellement contenus et contenants. Tous les arts dits premiers le sentent et l’expriment complètement. Et c’est cela qui provoque une grande partie de la fascination qu’ils exercent sur nous. Nous le ressentons confusément. C’est fondamental. C’est mathématique. Comme l’anneau de Möbius ou la fameuse bouteille, exposée au Pavillon des Mathématiques du Palais de la Découverte : une bouteille impossible à remplir, car chacun de ses intérieurs est aussi un extérieur. L’art occidental participait de cette même logique avant cette catastrophe que l’on a nommé la Renaissance.

Peut-on dire que l’art possédait un fondement universel avant la Renaissance de l’Occident ? Que cet Occident, cinq siècles durant (XVe - XXe siècle), s’est éloigné de la logique fondamentale de la création ? Qu’il y revienne à présent ?

Dans une certaine mesure, oui. Il ne faut pas oublier que les derniers chamans européens ont été brûlés durant la Renaissance. L’Inquisition est un drame de la Renaissance. Au Moyen Âge, nous trouvions encore, ici, des êtres, des animistes chrétiens, qui connaissaient les rapports de l’esprit avec le Monde. La Renaissance en a prononcé le divorce ; ce que Max Weber a appelé le « désenchantement du Monde ». En ce moment, pas mal d’artistes ressentent un besoin de "ré-enchantement" du Monde. Ce sont ceux qui m‘intéressent le plus. Pour moi il y a une relation nécessaire entre l’art et le Sacré. Qu’elle soit positive ou négative, de l’ordre du blasphème. Le blasphème est de l’ordre du sacré. Cet abruti américain qui a fait une sculpture en trempant un crucifix dans un bocal d’urine, Serrano, ce qu’il a fait relève de l’art sacré. J’ai le plus grand mal à envisager un art totalement profane. Mêmes les natures mortes de Chardin relèvent à leur manière du sacré.

À part l’écologie, quels sont les points communs entre les œuvres extra-occidentales et les œuvres des artistes d’aujourd’hui qui vous intéressent ?

Deuxième chose, le retour d’une certaine spiritualité, socle : le chamanisme. À ce propos, il y a du meilleur et du pire. Il faut prendre le meilleur. Le Land Art par exemple à maille à partir, préoccupations communes, avec certaines installations préhistoriques, comme les pistes de Nazca ou les pierres dressées de Stone Hedge. À titre d’exemple, mon cher voisin du dessus, le jeune peintre Manuel Z : il trace sans le savoir des réseaux graphiques, relativement labyrinthiques, apparentés à ceux que l’on trouve sur certains tissus Kuba d’Afrique. Il scarifie la surface de la toile comme d’autres le font avec la peau. Je suis convaincu d’ailleurs que l’art a commencé sur la peau. La mode actuelle des tatouages et autres piercings, sans vouloir être trop « jungien », témoigne d’un inconscient collectif actuellement remontant, d’autant plus fortement que nous ressentons que nous sommes entrains d’emmener la planète droit dans le mur. Ce qui m’intéresse chez Manuel Z, c’est qu’il est par ailleurs informaticien et que ses réseaux ont à voir avec certains circuits électriques d’une extrême complexité.
S’il faut citer des noms, je parlerai du sculpteur Axel Cassel, qui a beaucoup voyagé, en Nouvelle-Guinée par exemple. Il y a fait des sculptures qui n’existent pas en Nouvelle-Guinée. Il n’y a rien copié. Il y a fait naître des formes nécessaires, à l’issue d’une rencontre. Le Hollandais Hans Bouman a aussi beaucoup travaillé en Afrique, du pays Lobi jusqu’à Madagascar, en passant par le Burkina Faso. Chez ces deux artistes, le rapport à l’Autre est parfaitement maîtrisé.

Ces artistes voyagent-ils pour rencontrer l’Autre, ou pour définir ce qu’ils ont en commun ?

Un autre d’entre eux, Philippe Lejeune, un de mes maîtres, disait « je peins pour faire partager mes soupçons concernant l’invisible ». Quelle belle définition de l’art ! Cassel comme Bouman sont allés voir si leurs soupçons concernant l’invisible étaient bien partagés par ceux auxquels ils pensaient. Ils sont revenus plutôt contents car c’était effectivement le cas. Ils sont revenus dubitatifs, aussi. Car à ce moment-là, comment aller au-delà de là ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? L’expérience était rassurante et en même temps inhibante.

Nous pourrions aussi parler de la Libanaise Fadia Haddad ou de la Suédoise Sylvia Lidberg, deux autres artistes actuelles très importantes….

Et d’autres encore, comme de la Française Emma Pradère, qui vit souvent au Japon, ou de l’Espagnol Miguel Barcelo, qui séjourne souvent en Afrique mais y cherche surtout la solitude et la radicalité… Troisième chose, plus taboue, la question des psychotropes : certains artistes absorbent des substances hallucinogènes, pour aboutir à des visions, comme le font les chamans. Ce qui est très intéressant c’est que certaines de ces visions ont fort à voir avec certaines figures mathématiques, obtenues par les nouveaux programmes de nos ordinateurs. Henri Michaux, par exemple, a dessiné, sous l’emprise de la mescaline, des réseaux apparentés à ceux que tracent les chamans Huichols, au Mexique, sans le savoir, au début. De tels états provoquent des visions de l’intérieur de l’esprit humain, qui peuvent être soit délicieuses, soit terrifiantes, soit les deux à la fois. Elles sont de nature à renouveler le vocabulaire iconographique. Certaines logiques de nos nouveaux moyens informatiques, électroniques, peuvent être apparentés à ce phénomène et donner une idée de ce que peuvent être, dans de tels états, des phénomènes comme la vitesse, la complexité ou le scintillement des choses.

Que devrait, dans cette mesure, être la formation d’un artiste aujourd’hui ?

Certainement pas celle qui est actuellement dispensée dans les écoles des beaux-arts. Ha ! Ha ! Ha ! En ce domaine, je ne crois qu’à la vocation. La formation possible ne doit être que technique. Un artiste doit savoir ce qu’est une eau-forte ou un glacis. Un artiste doit s’explorer lui-même, en allant au bout de son monde. Et l’on peut aller au bout du monde en restant dans sa chambre, beaucoup l’ont fait. Un critique d’art doit voir le maximum de choses, mais un artiste, je n’en suis pas convaincu. Il doit se méfier des phénomènes de saturation, de blocage. L’idéal pour un artiste est d’avoir un maître, plutôt que des centaines d’influences. Il doit se concentrer au lieu de courir après un hyper métissage, aboutissant la plupart du temps à une vague salade niçoise absolument terrifiante. Il doit se choisir un maître, lui enseignant un certain nombre de trucs, un vocabulaire, et lui disant ensuite « vas-y mon grand, maintenant, dépasse-moi, vas-y ». En Inde, ça se passe comme ça, dans le domaine de la musique notamment. J’aimais bien, finalement, l’époque où l’on disait « bête comme un peintre ». À l’heure actuelle, j’ai l’impression que les peintres sont un peu trop intelligents.

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Art brut : l’instinct créateur
Un entretien avec Laurent Danchin

Mon livre consiste donc à placer l’épisode Dubuffet, fondamental bien sûr, comme le maillon d’une chaîne historique beaucoup plus longue, mais aussi dans un tissu social à plusieurs niveaux, donc plus complexe que les dichotomies habituelles.

Artension : Vous venez d’écrire un livre, Art Brut, l’instinct créateur, qui paraît aux Editions Gallimard sous le n° 500 de la collection « Découvertes ». Le texte en est court, très dense, fourmillant d’informations sur tous les protagonistes de l’histoire de l’art brut. Il est plein de références importantes. Au regard de ce texte très concis et rigoureux, figurent une quantité d’images qui donnent un complément immédiatement sensible aux propos écrits. Chaque image est accompagnée d’un commentaire assez long, qui fait que les légendes occupent une place aussi importante que le texte principal, de telle façon qu’il y ait une double entrée dans la lecture. Le livre comprend 4 chapitres : « La préhistoire de l’Art Brut », « L’art Brut historique de Jean Dubuffet », « De l’art Brut à l’art singulier », et enfin « L’internationale outsider ». C’est un livre qui apparaît comme une récapitulation historique empreinte d’un grand souci d’exactitude. Il s’agit de faire le point précisément et de donner les éléments pour une réflexion prospective. Ma question est donc la suivante : pourquoi avez-vous senti la nécessité de publier ce livre, alors que quelques livres de référence existent déjà sur le sujet ? Est-ce bien cette volonté de remonter davantage dans le temps, mais aussi d’aller vers l’avenir ?

Laurent Danchin : Oui, mais c’est aussi une volonté d’élargir géographiquement le regard sur l’art brut. En effet, collaborant à la revue Raw Vision depuis 1989, j’ai toujours bénéficié, sur l’art brut, du point de vue des anglo-saxons, beaucoup plus pragmatique, moins rigide et cloisonné dans l’usage des concepts, que le point de vue francophone. Roger Cardinal par exemple, le spécialiste anglais de l’art brut et de ses dérivés, qui est à l’origine du terme d’art « outsider » qu’on utilise actuellement dans tous les pays de langue anglaise, est aussi sensible à l’art naïf, quand il est bon, qu’à l’art brut. C’est lui qui, à l’exposition Outsiders de la Hayward Gallery à Londres, en 1979, donc peu après l’exposition historique des Singuliers de l’art à Paris, avait déjà réuni la collection Dubuffet et la collection Prinzhorn, que très peu de gens avaient vue. Il montrait aussi les nouveaux artistes d’Alain Bourbonnais, que l’on venait de découvrir, des auteurs de Gugging et puis les trois créateurs majeurs de l’art brut américain : Darger, Yoakum et Ramirez, dont personne n’avait jamais entendu parler en Europe. Dans cette exposition conçue avec un galeriste d’avant-garde, Victor Musgrave, il y avait donc tous les éléments du paysage actuel, avec déjà un esprit d’ouverture énorme.


Ar. : Vous avez donc adopté le point de vue anglo-saxon ?


L.D. : Ce que j’ai voulu faire, c’est un travail dans le sens d’une réouverture : remettre l’art brut de Dubuffet dans l’histoire de l’art et dans son contexte géographique le plus large. J’ai pas mal écrit sur Jean Dubuffet, j’adore ses textes en particulier, mais il y a un gauchisme chez Dubuffet, justifié si on le remet dans son contexte historique, mais qui n’a plus la même portée aujourd’hui. C’est cette volonté permanente de lutte contre l’étouffoir de l’art bourgeois et de la Culture avec un grand C – l’art des avant-gardes d’ailleurs aussi bien que l’art académique –, ce que Dubuffet appelait « l’art culturel », un concept qui a beaucoup plus vieilli que celui d’art brut et qui paraît même ringard aujourd’hui, puisque l’anthropologie nous a appris que tout est culture et qu’il n’y a donc jamais d’art sans références culturelles, d’une manière ou d’une autre. En remettant l’art brut dans l’histoire générale, on corrige ce gauchisme et empêche l’art brut d’apparaître comme une entité coupée de tout contexte, façon dont on s’est obstiné à le présenter pendant longtemps, par une sorte d’idéologie utopiste qui n’est sans doute qu’un avatar contemporain du mythe du bon sauvage. A mon sens, une des limites du point de vue de Dubuffet, c’est que, par un préjugé polémique, il n’a pas voulu s’intéresser aux sources de l’art brut. Or, contrairement à ce qu’on a toujours dit, ce n’est pas un art sans sources, et on ne peut pas vraiment le comprendre si on occulte ses relations avec la culture et l’art populaires. Mon livre consiste donc à placer l’épisode Dubuffet, fondamental bien sûr, comme le maillon d’une chaîne historique beaucoup plus longue, mais aussi dans un tissu social à plusieurs niveaux, donc plus complexe que les dichotomies habituelles.


Ar. : Votre premier chapitre est consacré à ce que vous appelez la « Préhistoire de l’art brut ». Quelle est cette préhistoire ?


L.D. : La source principale pour étudier cette période est un livre de John MacGregor, qui n’a jamais été publié en français et qui s’intitule La découverte de l’art des fous. C’est une grosse thèse illustrée, publiée en 1989 à Princeton, où on trouve tout sur le sujet et en particulier sur les psychiatres qui ont joué un rôle de pionniers, car l’auteur, un canadien anglophone vivant en Californie, s’est intéressé autant à l’Europe qu’à l’Amérique du Nord. Il présente notamment ce personnage ambigu qu’était Cesare Lombroso, criminologue italien qui a développé, en 1864, la théorie du « génie comme dégénérescence », une théorie mille fois reprise jusqu’aux expositions nazies d’« art dégénéré » en 1937. Mais Lombroso, un des premiers, avait aussi une collection présentée dans un petit musée. En France il y a eu le psychiatre Paul Max Simon, ami de Flaubert, qui, en 1876, a commencé à écrire sur cette création spontanée des malades, d’un point de vue strictement clinique, sans prétention esthétique, mais avec beaucoup d’objectivité et de respect. Ensuite, le premier qui ait porté un regard vraiment esthétique sur ces créations, aussi bien écrites que dessinées, c’est le fameux Marcel Réja en 1907. Réja était en fait le nom de plume du Docteur Paul Meunier, assistant du Docteur Marie, qui venait d’ouvrir un « petit musée de la folie » à Villejuif. L’étonnant est donc que ce psychiatre reconnu ait dû prendre un pseudonyme pour dire l’importance artistique de cette création asilaire à une époque où, à travers les Demoiselles d’Avignon, l’art amorçait pourtant de belles ruptures avec le conformisme. Prinzhorn, dans son livre publié en 1922, reconnaît cette antériorité de Réja et en parle avec sympathie.


Ar. : Ensuite il a fallu attendre les surréalistes ?


L.D. : Non. Avant, il y a eu Morgenthaler, en 1921, et Prinzhorn, l’année suivante. Walter Morgenthaler, découvreur de Wölfli, était un psychiatre suisse-allemand, proche du milieu de la psychanalyse, dont le frère était un peintre, ami de Paul Klee. Ce qui est important, c’est de signaler toutes ces connexions historiques qu’on a oubliées. Rilke par exemple a découvert Wölfli à ce moment-là et a trouvé cette œuvre fascinante et extraordinaire. Il a même, avec Lou Andréas Salomé, essayé d’alerter Freud, mais celui-ci était malheureusement aveugle sur le plan artistique, comme la plupart des scientifiques, qui n’ont en art que la culture académique du temps de leur jeunesse et donc une sorte de respect a priori décalé d’une ou deux générations. Mais il y a eu quand même tous ces gens remarquables de l’avant-garde littéraire, des milieux artistiques ou des sciences humaines de l’époque pour s’intéresser à l’art des fous. Prinzhorn avait une formation d’historien d’art, il était psychologue, psychothérapeute, il connaissait Jung, Freud, la phénoménologie de Husserl, il était rompu à la Gestalt théorie, il avait donc une culture en sciences humaines extrêmement étendue, et il était en outre ami du peintre expressionniste allemand Emil Nolde. Tout cela pour dire que cette prise de conscience de l’importance de l’art brut – qui ne s’appelait pas encore ainsi, évidemment, et restait mélangé à toutes sortes d’autres choses –, est à bien des égards très antérieure à Dubuffet. C’est pourquoi il m’a paru important de rechercher et d’établir une chronologie très stricte des faits, pour tout remettre à sa place exacte dans le temps et l’espace.


Ar. : Et les surréalistes, alors ?


L.D. : Du coup le rôle du surréalisme dans cette histoire apparaît comme très annexe ou du moins très relatif dans ce tableau d’ensemble. Il paraît même presque mondain ou en tout cas très parisien et récupérateur. Il faut savoir que par Max Ernst, Breton et Eluard avaient connaissance du livre de Prinzhorn, et quand ils s’amusaient à faire de faux écrits ou dessins de fous, par exemple dans « Le génie sans miroir » avec Robert Desnos, ou dans L’Immaculée conception, où ils simulent le délire de la psychose, ils jouaient avec une réalité tragique qui rétrospectivement met plutôt mal à l’aise. Est-ce que d’ailleurs, inconsciemment, ils ne se sentaient pas un peu jaloux de ces gens qui faisaient spontanément ce qu’ils n’arrivaient à produire, eux, que par un effort artificiel, tout en se croyant infiniment supérieurs ? On peut se poser la question.


Ar. : Mais peut-on considérer que le surréalisme a ouvert deux voies artistiques radicalement opposées : celle de Duchamp, hyper intellectualisée, et celle de l’art brut, primale et spontanée ?


L.D. : Non, l’art brut, c’est Dubuffet, et Duchamp, c’est bien avant le surréalisme. Breton sans doute avait un œil, il était galeriste et collectionneur, mais le surréalisme était d’abord un mouvement littéraire, et ses peintres, à part Max Ernst, étaient surtout des illustrateurs de facture extrêmement académique. Sans Dubuffet, les exemples spectaculaires d’art brut seraient restés très marginaux dans l’histoire du surréalisme. Les surréalistes ne se sont intéressés à Augustin Lesage notamment, et à l’art « médianimique » comme disait Breton, que sous l’angle littéraire, c’est-à-dire par tout ce qu’il y avait à en dire, à raconter. Mais ils étaient tout de même prédisposés à comprendre le point de vue de l’art brut, comme l’a montré, deux générations plus tard, l’exemple de Cardinal et de Musgrave, qui faisaient partie du milieu surréaliste anglais. La grande différence en fait, c’est qu’avec Dubuffet, on est passé du point de vue de l’écrivain au regard du peintre, et c’est la conjugaison des deux postures, l’une littéraire, celle d’André Breton, et celle plus plastique de Dubuffet, qui a donné à la reconnaissance de l’art insolite, du bizarre, de la création autodidacte inventive, son importance et sa spécificité dans la tradition française. Une spécificité que les américains ont bien du mal à comprendre.


Ar. : Parce qu’ils ne disposent pas des mêmes références historiques ?


L.D. : Les américains sont partis directement de la notion de folk art, l’art populaire, qui est la notion fondamentale aux Etats-Unis, et non pas, comme en Europe, de concepts historiques et normatifs plus généraux, destinés d’abord à baliser les étapes de la crise du grand art – l’art moderne, l’art contemporain, toute la succession des mouvements d’avant-garde –, un point de vue qui chez nous mettait l’art des autodidactes dans une position a priori marginale et subalterne. Les américains n’étaient pas prisonniers de cette grande tradition, de cette mémoire contraignante. Leurs grands peintres venaient en Europe se mettre à l’école des impressionnistes, mais chez eux, l’art des pionniers du 18ème et du 19ème siècles avait une valeur de culture locale, régionale, identitaire, parfois même teintée de réaction contre la sophistication européenne qu’ils avaient quittée, et ce folk art, avec son côté roots et do it yourself, suscitait, et suscite encore aujourd’hui, un grand respect. Il existe beaucoup de collectionneurs de Folk art aux USA, alors que les collectionneurs d’art populaire sont plutôt rares en France.


Ar. : Mais peut-on encore trouver ce folk art aujourd’hui ?


L.D. : Pendant longtemps on a tendu à considérer le folk art, avec une sorte de tendresse passéiste très bourgeoise, comme une production de la civilisation rurale qui s’est éteinte avec l’urbanisation et l’apparition des nouveaux médias, et on a cru un certain temps qu’il n’y avait plus de folk art aux USA. Et puis un amateur passionné, Herbert Hemphill Jr., qui a été le premier directeur du Musée de Folk art de New York, a fait une exposition en 1970 puis un livre en 1974, qui ont démontré l’existence d’un folk art du 20ème siècle, qu’on appelle depuis le folk art contemporain, et qui est aussi différent du folk art traditionnel que l’art moderne et contemporain l’est des beaux-arts d’avant l’époque industrielle. Le combat de Hemphill a prouvé que, malgré toutes les ruptures, sociologiques, technologiques, mentales, etc., propres à l’époque moderne, il existait encore aujourd’hui, dans les marges de la civilisation urbaine, des créateurs qui produisaient hors de la culture savante, mais d’une façon absolument inédite. Alors qu’en France, pour désigner l’art populaire traditionnel du monde rural agonisant, on a gardé le concept d’« arts et traditions populaires », qui est devenu un peu une chapelle sur le plan universitaire, tandis qu’on ne dispose pas d’autres concepts, justement, que ceux d’art brut ou d’art singulier pour parler de la création populaire inventive du XXème siècle. Mais entre ces deux domaines conceptuels, issus d’horizons différents, on n’établit en général aucune liaison.


Ar. : C’est qu’il paraît difficile, a priori, de rapprocher l’art brut du monde des A.T.P.


L.D. : Et pourtant l’art brut devrait difficilement être dissociable du concept d’art populaire, à condition justement de parler d’un art populaire du XXème siècle, non de la civilisation pré-industrielle, d’un art populaire qui procède non d’une continuité mais d’une rupture, comme toute l’aventure de l’art moderne. Les créateurs d’art brut sont des gens du peuple, leur culture de référence est la culture populaire : c’est la télévision, les illustrés, les anecdotes et croyances de la vie quotidienne. Or la principale erreur de Dubuffet – liée sans doute aux préjugés de sa classe d’origine, la bourgeoisie commerçante de province d’il y a cent ans –, a été, je pense, sous prétexte de se battre contre la grande culture, bourgeoise et étouffante, de sa jeunesse, de considérer l’art brut comme un type de création indemne de culture, tout simplement parce que la culture de référence de l’art brut n’était pas, justement, la culture savante enseignée dans les écoles et reconnue dans les musées. Comme si les gens du « peuple » n’avaient pas de culture propre, et qu’il n’existait, dans la société, qu’un seul type de culture ! L’art brut, comme toute activité humaine, a sa culture à lui et on voit bien que les créateurs même les plus délirants puisent à toutes sortes de sources et sont nourris de beaucoup de références, par exemple iconographiques, tirées en particulier des magazines ou de la télévision.


Ar. : Pourquoi alors a-t-on tant de mal à reconnaître cette dimension populaire de l’art brut ?


L.D. : Ce qui complique les choses et rend, je crois, très difficile l’utilisation du concept d’« art populaire » aujourd’hui, c’est que la notion de peuple a changé. Autrefois le peuple, c’étaient les illettrés, les 80 % de gens qui n’allaient que très peu à l’école, ou pas du tout, et conservaient donc toute leur vie une culture de type oral. Entre la culture savante et la culture populaire, la différence était facile à voir. Aujourd’hui où tout le monde est alphabétisé et majoritairement urbanisé, les choses paraissent plus compliquées et la « massification » a brouillé les cartes. Mais derrière l’uniformité apparente, il existe toujours le même fossé entre une culture d’élite, plus savante, et une culture de masse, partagée par la majorité de la population. Et ces deux cultures ne sont pas sur la même longueur d’onde. Et puis il faut dire aussi que le terme d’art populaire peut avoir deux sens : tantôt il désigne la culture de masse (Walt Disney par exemple, ou le cinéma, la BD ou les jeux vidéo), c’est-à-dire en fait une culture industrielle de pure consommation faite par des professionnels à l’usage du grand nombre, tantôt, comme dans cette discussion sur l’art brut, il désigne au contraire un art à dimension artisanale, fait par des non-professionnels qui baignent justement dans cette culture de masse qu’on a faite à leur usage. Ce qui ne va pas sans de multiples paradoxes, il y aurait toute une réflexion à faire la-dessus.


Ar. : Et que pensez-vous de ce parallélisme que l’on évoque souvent entre art brut et art primitif ?


L.D. : C’est un vieux poncif, qui a la vie dure. Parce qu’effectivement l’art brut a un côté primitif, au sens courant, mais pas au sens historique, anthropologique. Dès l’origine, on a fait le rapprochement entre les différentes formes d’art brut – l’art spontané de certains malades mentaux, un certain art médiumnique, les créations d’excentriques autodidactes, etc. –, et l’art primitif, mais aussi le dessin d’enfant ou l’art des cavernes. A chaque époque on reformule ce vieil amalgame. En fait, on mélange tout en plaçant l’art brut dans une sorte de marge fourre-tout, que j’appelle le tiers état de la culture, parce qu’il regroupe, pêle-mêle, des choses extrêmement différentes mais qui ont pour point commun de se trouver, pour une raison ou pour une autre, dans l’angle mort de l’idéologie artistique dominante. Le « mainstream » comme on dit en Amérique. Dubuffet, c’est vrai, a constamment suggéré que l’art brut, au niveau formel, était un art élémentaire, un art modeste, rudimentaire, fait avec les moyens du bord, donc pas un art savant ni sophistiqué, mais sur ce point, il ne s’est jamais explicitement interrogé, ni n’a cherché à tirer les conséquences du fait qu’on pouvait, justement, établir une différence entre divers degrés ou niveaux de complexité dans l’art. Ce qui pose tout de même un problème fondamental. Mais surtout il a insisté sur le fait que l’art brut était une forme quasi autistique de création, et que ses auteurs les plus frappants étaient socialement coupés de tout. Or si l’art des sociétés « primitives », les sociétés orales « sans écriture », peut être parfois, techniquement parlant, assez sommaire, voire « brut » dans sa facture, il est le plus souvent au contraire plutôt habile, voire très savant, compte tenu du moins du niveau de développement technique de la société où il s’inscrit. Et surtout, il obéit à un nombre considérable de contraintes et de règles sociales partagées, c’est un art très codé, obéissant à des lois de transmission, donc pas spontané du tout. Je parle du moins de l’art primitif traditionnel, pas de ce qu’il est en train de devenir sous le coup du déracinement et des changements de civilisation. Là encore, on mélange tout, esthétiquement et culturellement : un art primitif très rudimentaire et un autre très raffiné, qui n’est donc pas fait par le même type de créateurs, tout comme on mélange, dans les salles d’antiquités égyptiennes du Louvre par exemple, un art très populaire et un autre fait manifestement par de grands professionnels, mais sous prétexte qu’il s’agit d’art égyptien antique, on met tout dans le même panier.


Ar. : Culturellement, c’est donc l’absence d’insertion sociale qui caractérise la création d’art brut ?


L.D. : Oui mais, encore une fois, à condition de préciser que cet autisme social de l’art brut est le résultat d’un déracinement culturel beaucoup plus général, qui est aussi à l’origine des révolutions de l’art moderne, quoique d’une façon différente. C’est la conséquence d’une rupture profonde du tissu social qui a commencé en Europe avec la révolution industrielle, donc avec un changement de civilisation, et on peut penser que les mêmes auteurs, dans un contexte historique différent, s’ils avaient vécu à une époque culturellement plus homogène par exemple, auraient peut-être trouvé leur place dans un système de création partagée, comme les créateurs des sociétés primitives ou ceux de l’art populaire d’autrefois. La folie de l’art brut à mon sens nous dit beaucoup plus sur la folie de notre époque en général que sur la folie des créateurs en particulier.


Ar. : Vous employez le terme anthropologique d’acculturation à propos de l’art brut. Pour quelle raison ?


L.D. : L’acculturation, au sens ethnologique, ne signifie pas être dépourvu de culture, comme le croient beaucoup de gens qui utilisent le mot avec un seul C, cela désigne plutôt l’hybridation de deux systèmes culturels qui se rencontrent. Et à l’époque industrielle, il y a toujours une culture dominante, scientifiquement plus avancée, et une culture dominée. C’est par exemple un objet de tradition africaine mais qui intègre des plastiques ou des déchets industriels : le schéma sous-jacent est traditionnel, mais le matériau est d’un autre système, ou alors, au niveau du schéma lui-même, il y a une sorte de collage de références. Par certains côtés, l’art brut est lui aussi la résultante d’un télescopage entre deux mondes, l’un moribond, l’autre naissant, et à côté de son archaïsme évident, on y trouve aussi une dimension très moderniste, futuriste même. Wölfli, par exemple, le classique de l’art brut par excellence, était fasciné par les voyages d’exploration, sur la terre ou dans le cosmos, d’autres le sont par l’électricité ou les machines. Ou alors le geste est traditionnel, tailler le bois par exemple ou faire de la marqueterie, mais on y incorpore des éléments typiquement d’aujourd’hui. Tous les cas de mélanges sont possibles, on pourrait écrire des tas de thèses sur le sujet. Cela dit, c’est propre à tout l’art du 20ème siècle, pas seulement à ce qu’y est devenue la création populaire, ce n’est donc pas spécifique à l’art brut.


Ar. : Pourquoi donc est-il si difficile d’inscrire l’art brut dans l’histoire de l’art ?


L.D. : C’est la conséquence d’un problème plus général. Ce qui manque, selon moi, à l’histoire de l’art actuelle et à la façon d’écrire sur les créateurs, c’est une vraie réflexion anthropologique sur notre époque, sur ce déracinement général, cette rupture de civilisation, qui implique une mutation des mentalités et des techniques à une échelle que l’homme n’avait plus connue depuis la révolution néolithique. Pour reprendre la classification commode de MacLuhan, avec les technologies digitales et la mondialisation numérique, on est en ce moment au paroxysme de la deuxième révolution industrielle, celle de l’électronique après celle de la mécanisation. Pour comprendre les enjeux souterrains de la création artistique d’aujourd’hui, il faudrait prendre en compte l’évolution des médias et des matériaux qui lui correspond, la mutation des croyances, des gestes, des métiers, qui accompagne cette transformation générale. Car la seule histoire de l’art qui ne soit pas du baratin, c’est ou bien, à un extrême, l’étude biographique des grands créateurs – c’est le pôle individuel –, ou à l’autre, - au pôle social – l’histoire des techniques et des habitus culturels. Entre les deux, on ne fait que du faux texte et de la mauvaise littérature. On n’explique rien : on s’écoute parler. Mais il faut dire qu’il n’y a plus de vraie critique d’art aujourd’hui – de critique, comme disait Baudelaire, « partiale, passionnée, politique » –, il n’y a plus que du promotionnel déguisé.


Ar. : Mais vous-même, pourquoi vous êtes-vous tant attaché à l’art brut et à tous ses dérivés ?


L.D. : Bizarrement, je crois que ce qui m’a toujours fasciné dans l’art brut, c’est la spiritualité sous-jacente, l’espèce de foi obstinée, hérétique, inexplicable, qui anime les plus grands de ses créateurs. La foi à l’état brut si on peut dire. Je ne suis pas collectionneur, je n’ai pas le sens de la possession. C’est la création qui m’intéresse, le processus qui aboutit à l’œuvre plus encore que l’œuvre elle-même. C’est ça qui, dans l’homme, mérite d’être encouragé. Dans l’art brut il y a un désintéressement total où l’individu se met au service de sa création sans aucune autre considération. C’est un art de l’extrême, qui touche le fond, il est lié au dénuement et à une sorte de gratuité ou de détachement qui est une bouffée d’oxygène au sein de cette société de consommation, dont on ne redira jamais assez à quel point elle est la négation de toute espèce de transcendance ou de grandeur humaine. Dubuffet, qui était pourtant un vieil agnostique nihiliste, parlait « des petits saints de l’art brut ». Et c’est vrai qu’il y a chez eux une pureté native, une volonté de retour à la racine et au cœur des choses, fascinantes dans ce siècle très confus, mélangé, pervers, où la concurrence et le marketing à outrance brouillent la vision que l’on peut avoir des finalités de l’art et où les valeurs n’ont plus de sanctuaire ni de refuge. Dans l’art brut l’homme joue sa peau, touche au mystère de son être au monde, affronte la dimension tragique de l’existence, il ne cherche pas simplement à fabriquer un produit vendable, comme un brocanteur ou un petit commerçant. C’est vraiment d’autre chose qu’il s’agit, et ça devrait servir de leçon à tous les artistes. En fait, mais on hésite à le dire, l’art brut est comme une forme actuelle de l’art sacré, et c’est pour cette raison que Dubuffet avait voulu le préserver de l’atteinte du marché.


Ar. : Pourtant la fin de votre livre montre qu’il y a aujourd’hui un marché de l’art brut, et qui atteint même parfois des prix considérables aux Etats-Unis.


L.D. : C’est vrai, et c’est en Europe un phénomène très récent. Il y a quinze ans, j’avais écrit pour Artension tout un dossier qui s’appelait « Y a-t-il un marché pour l’art brut ? » . A l’époque, il n’y avait pas de marché. Depuis, les choses ont bien changé et j’y ai moi-même paradoxalement contribué puisque Raw Vision est le vecteur principal des galeries d’art brut dans le monde. Mais cette évolution était inévitable, comme était inévitable la reconnaissance de l’art brut par l’institution, et donc sa « récupération ». Pour moi, ça n’est pas ça l’essentiel, laissons les morts enterrer les morts. Ce sont d’abord les créateurs vivants qui m’intéressent, la vraie création en train de se faire, à côté de laquelle on passe avec toujours la même indifférence, sans la reconnaître. Au pire, l’orthodoxie nouvelle de l’art brut sera, parmi tant d’autres, une des formes de cet aveuglement. Et puis j’aime aussi les environnements, qui ont besoin qu’on les protège après la mort de leur auteur. Là il n’y a rien à vendre, rien à posséder : on est dans la poésie pure.


Ar. : L’art brut a-t-il donc un avenir ?


L.D. : Pour moi, il y a quelque chose d’indéracinable dans cette forme de création, qui existera toujours sous un nom ou sous un autre. Quelque chose qui transcende l’individu et le traverse, et, ce faisant, même si c’est par des chemins délirants en apparence, donne un sens éphémère au chaos ambiant. Chomo, que j’ai beaucoup fréquenté, et qui n’était pas au sens strict un créateur d’art brut puisqu’il avait fait les beaux-arts, se disait « gardien des valeurs spirituelles à l’état pur ». Il se considérait un peu comme le dernier des Mohicans, une sorte de survivant d’une dimension essentielle à la société et à l’homme, détruite partout ailleurs par le système. Depuis les choses ont encore évolué. Nous sommes au-delà de la fin d’un cycle, y compris pour l’art brut qui parvient à une sorte d’accomplissement, puisqu’il est maintenant reconnu, étudié, muséifié, agréé par le marché. Désormais l’art brut est intégré dans le champ global de l’art, il a donc le même destin que les classiques de la culture. C’est ce qui a rendu historiquement possible le bilan que j’ai entrepris, qui n’aurait peut-être pas été pensable il y a dix ans.

Entretien réalisé par Pierre Souchaud, le 18 septembre 2006


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Bientôt une Loi de défiscalisation
des achats d’œuvres d’art par les particuliers ?

un entretien avec les responsables de la MDA

Les artistes, les galeries, les acheteurs d’art y pensaient depuis longtemps : pourquoi pas un loi toute simple permettant à chaque foyer fiscal de déduire par exemple 1500 € par an, de leur montant imposable, pour achat d’oeuvres d’art... Avec, bien évidemment, toutes pièces justificatives attestant qu’il s’agit bien d’oeuvres d’art réalisées par des artistes professionnellement déclaré.
Et bien, c’est pour l’apparition de cette salutaire disposition fiscale que La Maison des Artistes, association qui gère le régime de sécurité sociale de 40 000 artistes auteurs des arts graphiques et plastiques et compte plus de 15000 artistes professionnels associés, entend se mettre sans tarder à l’ouvrage.
Elle organise au Sénat le 14 décembre 2006 un colloque réunissant, artistes, diffuseurs, parlementaires, économistes du marché de l’art, juristes et spécialistes de la fiscalité afin de débattre de cette question et de former des propositions pour une Loi de défiscalisation.
Nous avons donc interrogé Rémy Aron et Didier Bernheim, respectivement Président et Président Honoraire de la MDA, sur les raisons et enjeux de cette action.






Artension : Il existe déjà des dispositions fiscales de cet ordre, qui favorisent plutôt les entreprises, les fondations et les grandes collections plus ou moins liées à l’institutionnalité...

Didier Bernheim : Oui, de telles lois existent et de grands progrès ont été réalisés dans le domaine du mécénat notamment, mais je crois qu’il faut maintenant compléter ce dispositif par une véritable Loi de défiscalisation favorisant plus spécialement la relation entre artistes et amateurs d’art, afin de permettre à un plus grand nombre d’artistes d’en bénéficier. Il est en effet nécessaire de développer également, à côté des grands dispositifs de diffusion, d’autres chemins d’accès pour que le public puisse approcher l’art contemporain dans toute sa diversité.

Nous partons d’un constat. Les achats de l’Etat ou des collectivités publiques, au titre du soutien à la création, peuvent contribuer à la notoriété de quelques artistes, mais ne concernent-ils qu’un petit nombre d’élus. Si l’on en croit le sondage publié par Artension, 1% des artistes serait concerné par l’action institutionnelle. Même s’il est difficile dans ce domaine d’évoquer le principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques, il y a quelque chose de choquant à ce que le plus grand nombre des artistes soit exclu de la manne publique sur des critères de choix esthétiques parfaitement surdéterminés par une sorte de doxa dominante. Il peut difficilement en être autrement compte tenu du budget consacré aux arts plastiques qui est notoirement l’un des plus faibles du Ministère de la Culture. Il est donc indispensable, parallèlement, de favoriser le développement de la relation privée et directe entre l’artiste et le public . La fiscalité peut efficacement y contribuer. Une bonne loi de défiscalisation suppose un choix politique clair. Il existe de nombreuses techniques de défiscalisation qui peuvent être adaptées aux objectifs poursuivis. Ce que nous souhaitons c’est une loi qui favorise l’accès du plus grand nombre aux formes les plus diverses de la création et de sa distribution.


Ar. :Cette loi de défiscalisation concernerait donc le troisième marché, celui des particuliers : ce marché intérieur plus proche des individus?

Rémy Aron : Oui, elle intéresserait cette relation particulière qui existe
entre un amateur et une oeuvre, cette rencontre amoureuse de plaisir et de
désir , cet acte d’appropriation qui est l’expression d’une passion sans
calcul, et qui est l’axe réel et principal d’un véritable développement culturel. C’est cette relation que nous voulons faciliter de la façon la plus ouverte possible et sans aucun jugement de valeur sur la qualité esthétique de l’échange, de telle façon qu’elle concerne tout le monde, tous les artistes, tous les galeristes, tous les amateurs d’art quelles que soient leur tendances, leur appartenance socioculturelle et leurs affinités artistiques. L’enjeu, c’est la libre circulation, la réinsertion, le réenracinement, la réappropriation d’une richesse collective.

Ar. : Ne risque-t-on pas tout de même de voir reprocher à cette loi, de favoriser le
développement d’une création de mauvaise qualité, du tout venant, de contribuer à une
régression généralisée de la création? Le Ministère de la Culture ne va-t-il
pas hurler à la démagogie, au populisme, s’inquiéter de voir naître une
floraison qu’il ne juge pas conforme à ses critères d’arrosage sélectif?

R.A. : Je ne le crois pas. Je crois que tout le monde est conscient que la légitimation ne peut-être que le résultat d’une maturation collective, large dans l’espace et longue dans le temps. C’est ce qui se passait jusque dans les années 70, où le couple artistes-galeries conservait encore le contrôle des mécanismes de légitimation, avant que les grands systèmes ne s’y ingèrent comme on le sait.
Il faut que l’ État comprenne qu’il peut jouer un rôle moteur dans cet indispensable processus de redistribution des rôles, en favorisant la diffusion des œuvres de tous types et de tout “niveau”, et en facilitant toutes les appropriations possibles. Car c’est avec cette libre dynamique que se mettront en place naturellement, les bons et justes mécanismes de légitimation. L’État peut et doit donner les moyens de cette libre confrontation, qui sera libératrice et enrichissante à tous égards.

Ar. : Est-ce donc une idée de démocratisation qui inspire cette loi?

R.A. : Oui, le vrai enjeu, c’est bien la démocratisation, en partant de cette idée que c’est toujours du libre jeu démocratique que naît la bonne reconnaissance des valeurs de toutes sortes, qu’elles soient humaines ou artistiques, et jamais des systèmes
hégémoniques qui se sont tous historiquement plantés en voulant imposer
leurs critères d’évaluation. L’art a toujours souffert, comme les hommes, dans les régimes dictatoriaux ou anarchiques. L’artiste est un citoyen comme les autres et il aspire aussi dans son domaine à des règles démocratiques. La liberté sous-entend l’ordre et la justice qui sont les conditions de la liberté créative

Ar. : Voilà pour le fond, mais dans la pratique immédiate?

R.A. : Et bien, cette loi de défiscalisation va entraîner notamment - non pas par coercition, mais par incitation - la diminution, voire la suppression du travail au noir. D’avantage d’artistes vont se déclarer professionnellement et participer à la solidarité nationale et cela va faire rentrer de l’argent non seulement dans les caisses de la sécu mais aussi dans celles du fisc.

Ar. : Il s’agit donc d’un cercle apparemment très vertueux... Alors à quel endroit, hors des probables réticences du Ministère de la Culture, pourrait-il bloquer ? Fiscalement par exemple?

D.B. : Je ne crois pas que le Ministère de la Culture soit réticent à un tel projet. Depuis plusieurs années nous en parlons, avec les conseillers du premier ministre, avec ceux du ministre de la culture, avec les parlementaires et à chaque fois nous rencontrons un réel intérêt et une volonté d’approfondir la question. Nous buttons seulement sur une question : « Combien ça coûte ! » C’est évidemment au niveau du Ministère du Budget qu’il faudra convaincre. La Loi PONS qui permettait la défiscalisation de certains investissements dans les départements et territoires d’Outre Mer a laissé de mauvais souvenirs. Elle a la réputation d’avoir coûté très cher à l’Etat. Dans sa première version elle a donné lieu à des abus, mais elle a été corrigée par la suite et un audit réalisé par un grand cabinet international a montré que si l’on prenait en compte son impact économique, en particulier sur les entreprises et l’emploi, le bilan était globalement positif. Indépendamment de l’aspect culturel du projet, le développement du marché de l’art dans toutes ses composantes, c’est aussi plus de revenus fiscaux et de cotisations sociales payés par les artistes et les diffuseurs et moins de RMI. L’un des éléments important de notre réflexion est la prise en compte du chiffre noir du marché de l’Art que, par définition, nous ne connaissons pas, mais qui est certainement très important. Certaines études ont évoqué le chiffre de cent mille artistes dans le domaine des arts plastiques, si l’on met à part les graphistes, c’est trois à quatre fois plus que le nombre d’inscrits à la Maison des Artistes. Lorsque je parle de chiffre noir du marché je pense notamment au chiffre généré par ce que les artistes appellent, « la concurrence déloyale des amateurs », qui est une forme de travail au noir. L’introduction de mesures de défiscalisation générera nécessairement une transparence qui contribuera à réduire considérablement ce marché parallèle et à produire des recettes qui échappent actuellement à la solidarité nationale. De même que les procédures d’agrément, liées à la défiscalisation, permettront de consolider la situation des galeries qui, à côté des nouveaux moyens de commercialisation, continuent de faire un travail essentiel pour de nombreux artistes. C’est aussi un moyen de reconsidérer la relation artiste-galerie.


Ar. : Cela suppose un gigantesque effort de prise de conscience de la part du Ministre
et de ses services... pensez-vous qu’il le pourra?

R.A : Oui, je le crois. Si l’on crée le mouvement, il n’y a pas de raisons que la Ministère ne suive pas. Tout le monde ressent la nécessité d’un renouveau, d’un déblocage et d’une remise en ordre dans un territoire où règne l’injustice et l’incohérence. Je pense donc que ce projet de loi devrait séduire beaucoup de monde , y compris dans les milieux institutionnels.
Je crois aussi que le moment est propice, voire historique, à 6 mois des présidentielles, et des ruptures annoncées pour l’occasion, aussi bien à gauche qu’à droite. Tout le monde se rend bien compte que si cette loi passe, elle donnera une formidable impulsion à la création artistique en ce pays, et ceci, chose inédite, sans aucun coût financier.

Ar. : Et les artistes, les galeristes, y croient-ils ? Vont-ils se mobiliser pour obtenir cette loi?

R.A. : J’en suis sûr. Il y va de leur survie, de leur retour à une juste place dans la société, du respect qu’on leur doit, de la fin de cette commisération générale dont il sont l’objet. L’obtention de cette loi sera le résultat d’un travail collectif, avec eux. Ce sera pour eux l’occasion de réintervenir dans leur propre domaine, de se réapproprier leur territoire, d’être actifs, responsables, et de sortir enfin de leur situation de précarité assistée. Ce sera donc une chose à inventer tous ensemble. Alors oui, je crois que les artistes, qu’ils soient affiliés ou non à la MDA vont se sentir concernés et comprendre les enjeux de cette action de la MDA. Quand aux galeristes, il verront leur chiffre d’affaire se multiplier et cela facilitera le travail prospectif qu’il accomplissent héroïquement, tant pour la promotion des nouveaux artistes que pour le développement du public de l’art d’aujourd’hui.

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La transgression… et alors ?


Un entretien avec Jean-Philippe Domecq * -

*dernier ouvrage paru : La Situation des esprits – art, littérature, politique, vie (entretiens avec Eric Naulleau, éditions de la Martinière)



Artension : L’Histoire récente de l’art se présente comme une succession de ruptures et de transgressions des codes, des valeurs, des modèles établis : tout cela au nom de la liberté créative, de la modernité et du progrès. Or cette transgression est devenue de plus en plus formelle et systématique. En se vidant de contenu et de nécessité intérieure, elle s’est transformée en une sorte d’esthétique de l’extrême, du record indépassable, de l’encore pire, de l’encore plus absurde ou inepte ou immoral ou scabreux ou morbide, etc... Comme si cet extrémisme était nécessairement inclus dans une logique hégémonique. Êtes - vous d’accord avec ce constat et cette idée ?

Jean-Philippe Domecq : Disons que cette tendance est devenue une tendance lourde, et j’emploie l’adjectif dans tous les sens du terme. Avec l’idéologie esthétique de l’avant-garde en effet, il s’est agi avant tout de rompre avec les acquis ; d’avant-garde en avant-garde, on a rompu avec les éléments antérieurs, tous les éléments antérieurs ; bientôt avec les seuls éléments constitutifs de l’avant-garde immédiatement antérieure ; et n’est plus restée que la transgression systématique, au niveau des limites des langages artistiques et des sujets moraux. C’est là une fin logique : le principe de rupture s’étant autonomisé, on en est venu à rompre pour rompre.
Vous parlez de ruptures formelles... si encore c’était cela! En réalité, le problème n’est plus une question de forme, qui semble largement évacuée du discours critique pour être remplacée par l’impératif de rupture autarcique. En fait, il n’y a plus d’invention formelle . On a beau jeu de dire qu’il y a aujourd’hui mille manières de faire inédites, mais ce n’est pas pour autant qu’on a inventé une forme. L’artiste peut certes tout faire avec n’importe quoi – ce qui, en soi, n’a rien de positif ni de négatif -, mais autre chose est de créer des mises en forme réellement novatrices .
On est passé d’une lutte contre le formalisme académique à une acceptation systématique de toute proposition artistique dès lors qu’elle se présente avec une apparence extérieure d’inédit, de jamais fait, jamais tenté.

Ar : Est-ce l’absence de contenu ou de nécessité intérieure qui fait qu’il n’y ait plus de mise en forme, et qu’il y ait cette surenchère dans le plus nouveau, l’excessif, le transgressif

J-Ph. D. : Il y a une logique de l’incessant passage à la limite, toujours par rapport à ce qui fut fait antérieurement. Jusqu’où pourra-t-on aller dans le “dérangeant” pour prouver que du seul fait qu’on dérange, on se situe par rapport à l’art, on le questionne : tel fut l’ultime ressort et spasme de l’Art sur l’art.
Ce que l’on constate, c’est que cette rupture pour la rupture, qui a généré cette tendance à faire de la subversion un système, a conduit à un évidemment-évitement de la nécessité intérieure, a conduit aussi à un épuisement du “dérangeant”, à l’annulation de tout sentiment de surprise ou de découverte. On attendait le subversif, il y était, et alors ?…
Cette tendance à la transgression systématique, qui pose l’éternel questionnement de “ qu’est-ce que l’art aujourd’hui?”, est finalement très appauvrissante dans sa répétition en boucle, en abyme.

Ar. : Ne pensez-vous pas vous aussi que cet empilement de questions sur la question perd son objet initial et devient comme un château de cartes, toujours plus haut, toujours plus acrobatique? Inquiétant, non?

J-Ph. D. : C’est un diagnostic qui est fait depuis longtemps, dans Artension par exemple, et qui paraît juste.
Au fond, ce qui se passe correspond à ce qui doit logiquement se passer avec toute nouvelle idéologie esthétique. L’idéologie de l’âge classique a eu sa période de floraison et sa période d’extinction, même chose pour le romantisme, l’abstraction, etc. Aujourd’hui on assiste aussi à la fin de “l’art du contemporain”, que j’appelle aussi le “Récent’art” dans mes livres. A la fin d’une idéologie esthétique qui a été soumise à l’impératif de la rupture, de la transgression. Et même si les plus connus des artistes et critiques prétendent ne plus en être, qu’ils le veuillent ou non ils y sont encore, leur conservatisme novateur aidant, ils sont dans cette queue de comète idéologique qui a imposé le critère du “récent “ au lieu de l’intense, du sublime, du beau.
La transgression s’inscrit dans le rapport qu’entretient notre art contemporain avec le temps. Un art qui cherche plus ou moins consciemment le toujours plus contemporain, réduit inévitablement son champ de prospection de la contemporanéité réelle. L’art contemporain occupe une zone de temps très étroite et toujours plus étroite, dans un segment de temps réduit par la nécessité même de transgresser au plus vite ce qui a été récemment transgressé.

Ar. : Est-ce que ce processus propre au champ artistique correspond à un phénomène du même ordre dans le champ social ? Une même course qui s’accélère à mesure que son sens, son objet, sa finalité sont lâchés dans l’accélération

J-Ph. D. : Dans le livre d’entretiens avec Éric Naulleau, “La situation des esprits”, je fais le lien avec une situation historique globale caractérisée par la perte du sentiment historique. Après la faillite de certaines grandes idéologies politiques, les esprits - assez faibles sans doute - en ont conclu qu’il n’y avait plus d’idéologie à inventer, partant plus d’espoir possible, donc plus d’avenir;
Certes, le système qui s’est développé est un système qui encourage le court terme, et qui dilue la vision de l’avenir. Il s’agit de consommer pour consommer. C’est la loi du marché, qui se trouve fort bien d’un art “qui ne mange pas de pain”, qui n’engage pas la vie en profondeur et dans sa durée.
Or l’histoire est loin d’être close, l’individu minimal du soi-sans-l’autre n’a qu’un temps dont on voit déjà la fin et qui n’a pas tué l’humanité. Ainsi, dans la logique de cette société qui exténue son environnement, sont en train d’apparaître des grands problèmes de solidarité mondiale et les remises en question vont aller plus vite qu’on le croit dans tous les domaines y compris artistique.

Ar. : Ce qui se passe en art est indexé sur ce qui se passe ailleurs et cette course vers l’extrême, l’indépassable, le record est dans la logique des grands mécanismes de ce temps, économiques, politiques, médiatiques. Le mécanisme de l’art contemporain est-il du même ordre ?

J-Ph. D. : Tout à fait. Il y a congruence. Il y a en effet indexation, plus ou moins directe, plus ou moins latérale ou frontale selon les périodes, entre l’art et le social en profondeur. Mais, fort heureusement, l’art transgressif dominant ne tue pas toutes les formes d’art, même s’il les fait ployer... Comme l’économie de marché mondial n’a pas tout défolié, et laissera apparaître de nouveaux modèles socio- économiques.
Le rapport de la société d’aujourd’hui et de cet art qui se veut tellement d’aujourd’hui, entre dans le cadre d’un aménagement du territoire, c’est l’art “entertainement” des grands investisseurs et des spéculateurs mondiaux. L’époque a les mécènes qu’elle mérite : les Pinault ou Saatchi...

Ar. : Saatchi, grand communicateur, grand provocateur, grand dérangeant, grand subversif et arbitre international du bon goût et de la vertu artistique... Au fond cette transgression façon Saatchi, n’est-elle pas tout simplement et tout bêtement argument et stratégie de marketing ? Autrement dit vesse médiatique?

J-Ph. D.: Vous avez remarqué qu’on vante la collection de Pinault parce qu’il aurait acquis tous les artistes réputés des dernières décennies. Là est exactement le problème, car on ne saurait mieux dire que ce collectionneur achète tout ce qui se fait – mais son goût, là-dedans ? Il n’en a pas, même pas un mauvais goût. Ses choix ? Il n’en fait pas, parce qu’il ne veut en faire, son propos est souverainement spéculatif, il prend le lot et, dans le tas, il y aura bien des pépites que le temps entérinera, gage-t-il. A condition que l’Histoire, et son récit futur de l’art, reste faite par ceux qui font penser les Pinault.

Ar. : On a l’impression que la réflexion sur les changements nécessaires dans le domaine artistique est en retard sur celle qui commence à se faire dans le domaine économique. Alors que c’est dans l’art que devrait apparaître les premiers signes de changements des valeurs. Là encore l’art contemporain semble en retard sur la contemporanéité véritable.

J-Ph. D.: C’est vrai. L’art doit être le révélateur des mutations humaines profondes et c’est bien ce qui s’est passé avec le surréalisme par exemple dans la période charnière du début du siècle. Dans toute l’Europe alors, des artistes particulièrement productifs et inventifs ont fourni l’élan et les formes pour repenser tous les autres champs de la pensée humaine, tant sur le plan social que politique et psychologique puisque la psychanalyse faisait son apparition dans la même période.

Mais il faut croire que nous sommes aujourd’hui en période de basses eaux historiques, où l’art est plutôt en retrait dans cette perspective de renouvellement de la donne. Un art fortement conservateur, en somme, et le paradoxe fait sourire.
Ce qui est frappant et paradoxal, c’est que l’art qui se veut à la pointe de cette accélération du temps, piétine dans sa dite contemporanéité, et reste très en retard par rapport à ce qui agite nos pulsions individuelles et collectives. « Ça commence à bien faire”, si je puis dire. On a l’impression qu’il se passe des choses beaucoup plus intéressantes et prospectives ailleurs.

AR: La récente parution du livre de Paul Ardenne : “Extrême - esthétiques de la limite dépassée”(1), qui est une grande récapitulation des postures extrêmes et transgressives en art et ailleurs, est-elle à voir comme une pause pour un bilan, un signe d’essoufflement?

J-Ph. D.: L’optique de ce livre reste conservatrice par insuffisance d’esprit critique à l’égard de ce qu’il détaille avec précision. Il décrit cet art de l’accélération du temps, mais en même temps, ne se rend pas compte qu’il décrit la situation globale comme si l’on était dans les années 1860, quand s’amorçait le grand affrontement entre les novateurs et l’académisme grand public. Alors qu’aujourd’hui le grand public est beaucoup mieux informé et ouvert. Ouvert à tout, même, sans grand discernement dans l’ensemble.
On ne peut continuer d’opposer de façon simpliste l’axe de l’accélération de l’histoire et l’axe du frein, sans que l’on sache bien d’ailleurs où se situe l’axe freinant , « réactif » , voire « rétrograde »... Trop de propos de critiques d’art, qui sont censés nous faire prendre du recul par rapport à la situation, en réalité nous y enfoncent en reprenant très exactement le postulat de l’accélération de l’histoire et le vieux schéma du combat entre novateurs et conservateurs, qui n’existe plus en réalité.
Car l’art se renouvelle non pas par réaction à la pensée dominante, mais par des biais qui prennent en compte l’épuisement de l’idéologie esthétique antérieure. Il n’y a pas combat entre le pour et le contre, il y a simplement quelque chose qui s’épuise de soi-même, par sa propre accélération, par son propre excès, par son inflation.
Reste que cette inflation transgressive a encore de fâcheux effets désherbants tout autour, même après leur épuisement.

AR: Ce livre n’a-t-il pas tendance à dénier ou ignorer l’existence des autres champs de la création, où justement la problématique qu’il soulève ne se pose pas ?


J-Ph. D.: S’il peut affirmer, qu’au-delà de l’extrême, il ne voit rien venir et que l’histoire est finie, c’est bien parce que l’ idéologie dominante et extrèmiste qu’il exprime a fait son effet... jusqu’au bout. De toute façon, dès lors que l’on se fixe sur l’unique schéma de la lutte de l’excès contre le réactif, on n’accorde guère de crédit à ce qui sort de ce schéma.
Cela étant, les œuvres fortes, celles qui vont nous ouvrir vraiment un autre temps, un autre espace, seront celles qui vont faire un pas de côté par rapport à l’extrêmisme de l’idéologie dominante, qui ne se situeront pas dans un après ou un avant, dans un encore plus ou encore pire... mais à côté.

On pourrait même espérer déboucher sur plusieurs types de sensibilités esthétiques et non pas une seule qui serait dominante et mondialisée.

AR: Certains disent que la transgression en art est dépassée, et que la mode serait maintenant à l’hybridation... qu’est-ce-que vous en pensez?

J-Ph. D.: C’est une traduction sur le plan de la production artistique de ce qui s’est beaucoup dit sur le plan des cultures et des nouvelles images : le métissage culturel, la combinaison inédite de différents langages. Pourquoi pas ? On jugera sur pièces, et non ex-cathedra .

Ar. : Peut-on espérer que se mettent en place d’autres systèmes de légitimation de l’art, non plus fondés sur la violence transgressive, ni sur la performance inhumaine, ni sur la vitesse accélérée, mais sur la douceur, la lenteur, la densité intérieure... dans la perspective d’un art à “développement durable” ?...

J-Ph. D. Je n’ai aucun a priori. Surtout pas, quand on s’intéresse à l’art vif.

AR : Le journal Libération, dans son numéro du 20 novembre,consacre sa une de couverture et deux pages intérieures au procés intenté pour pédopornographie,  à une exposition intitulée " L'enfance de l'art", qui eut lieu à Bordeaux en 2001. Libération soutient "courageusement" la liberté de s'exprimer et de  "déranger", et stigmatise  les ligues morales et les "talibans" de la vertu. Où sont à votre avis les talibans de la vertu esthétique?
J-Ph.D. : Je suis lassé de ces faux débats où les uns veulent censurer – ce qui est inadmissible évidemment – et les autres crient qu’ils sont censurés – ce qui est faux, à l’âge du tout est permis surtout si ça transgresse. Ceux qui jouent les inquiets et censurés interdisent du même coup – et c’est le but autant que le résultat - toute discussion sur la portée réelle et la qualité des œuvres en question. On a vu cela à New York, il y a sept ans, lorsque le maire Giuliani fit interdire une œuvre effectivement inepte dans la provocation, ou l’an dernier à Paris avec Hirschman et le Centre culturel suisse, et aujourd’hui avec l’affaire de Bordeaux, où il n’est toujours pas question du ridicule, tout simplement le ridicule des œuvres que les censeurs ont bien tort d’attaquer sur le plan moral. Bref, on est dans le faux débat où l’œuvre n’est jamais évaluée esthétiquement, un tant soit peu finement.

Propos recueillis par Pierre Souchaud , le 19 11 2006


Paul Ardenne Extrême. Esthétiques de la limite dépassée. Editions Flammarion

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Le discours de l’art
au grand marché de la transgression


Par François Derivery


L’économie de marché dominerait-t-elle définitivement « notre » monde ? L’histoire est-elle réellement arrêtée ? En tout cas c’est bien parce que ce monde recèle toujours des oppositions et des résistances au « tout marché » que le néolibéralisme a besoin de produire une idéologie pour justifier sa domination.


Discours sur l’art ou discours de l’art ?

Dans « La puissance d’exister », Michel Onfray parle du « discours théorique sur l’art contemporain ». La question est de savoir si ce discours institutionnel et récurrent porte sur son objet un regard distancié et critique, et donc s’il est théoriquement crédible, ou si, comme tout semble le montrer, il s’inscrit au contraire, sans souci d’argumentation, comme le prolongement publicitaire d’objets déjà adoubés ?
Si tel est le cas il faudrait parler de discours de l’art et non pas de discours sur l’art. Dès lors à quoi correspond cet effacement ou cette censure du théorique qui doit néanmoins s’intituler « théorie » ? Cette contradiction est au centre de la question de « l’art contemporain » . Toute l’histoire montre qu’il n’y a pas d’art sans théorie de l’art explicite ou implicite. Qu’est-ce donc qui relie ce discours théorique en trompe-l’œil à son objet, et qu’a-t-il de si important a cacher ? Quelle est, en résumé, la logique de cette usage systématique de l’illogisme ?


Economie du recyclage

L’économie de marché dominerait-t-elle définitivement « notre » monde ? L’histoire est-elle réellement arrêtée ? En tout cas c’est bien parce que ce monde recèle toujours des oppositions et des résistances au « tout marché » que le néolibéralisme a besoin de produire une idéologie pour justifier sa domination. Dans le domaine de l’art comme dans les autres cette idéologie se donne la forme d’un « discours » qui théorise l’illusion pour occulter la réalité.
Comme « l’image écran », dont le rôle a été mis en évidence par Freud , l’idéologie est une construction fictionnelle qui renvoie à un refoulé. Pas d’idéologie quand il n’y a rien à cacher. La peinture des aborigènes d’Australie n’est pas une idéologie car elle est traditionnellement leur explication du monde. Quand « l’idéologie » coïncide avec l’expérience ce n’est plus une idéologie.
Ainsi se dessine la fonction de l’idéologie comme discours de déni de la réalité. La forme privilégiée de ce déni est la fiction, le récit mythique. Celui de l’art contemporain est bien connu, il s’agit de la prétendue « révolution duchampienne » qui fonde, à travers la déification du ready made, la démarche emblématique de l’art contemporain : le prélèvement.
L’œuvre de Duchamp n’a rien à voir, ou très peu, avec son exploitation postmoderne. En effet le projet de Duchamp était signifiant, à l’instar de celui de l’art moderne dans son ensemble. Ce n’est pas le cas de l’anti-projet « contemporain ». Duchamp était un technicien de la mystification et il a exercé ses talents aux dépens d’une officialité de l’art qui pour sauver la face — et aussi pour donner une légitimité à la postmodernité en gestation et au lancement de l’art de marché — a pris ses propositions au pied de la lettre et au premier degré et en a tiré une pseudo théorie de l’art comme simulacre de l’art.
Toutefois quand Onfray parle dans son livre de “schizophrénie sociale” il ne se réfère pas à ce récit mythique des origines de « l’art contemporain » mais à la prédilection de ce dernier pour, dit-il, les aspects les plus négatifs de « notre » société capitaliste. Cette prédilection apparente pour le négatif a pourtant une fonction idéologique roborative et euphémisante ; les profits que retire l’économie néolibérale du recyclage du négatif en positif ne sont pas seulement financiers, ils se donnent volontiers un alibi moral, du marché de la dépollution au commerce de l’art. Quand au banquier qui accroche dans son salon un portrait de Lénine il a la satisfaction de savoir et de montrer que l’argent a toujours le dernier mot. Le capitalisme promet la victoire finale du bien sur le mal et par conséquent la rédemption des crimes commis en son nom.
Dans l’économie du « prélèvement » l’appropriation du déchet est plus facile, plus rapide et moins coûteuse que la production d’un objet artisanal ou manufacturé. Exploitant en outre un registre que le bon goût des possédants refoule il offre un bon rapport qualité-prix. Il ne s’agit pas pour autant de « subversion », car le geste symbolique de défi que la promotion « artistique » du déchet a pu un temps constituer est devenu conventionnel. Pour se signaler efficacement il faut transformer le matériau et pour cela disposer de fonds personnels ou de sponsors. La réalisation d’une « pièce » d’envergure, commandée sur plan et réalisée en usine est réservée à des artistes riches et bien en cour, symboles de la réussite artistique, comme J. Koonz, D. Hirst, M. Cattelan et d’autres, qui ont les moyens de leur « visibilité ».

De l’économie du don à l’économie marchande

Parallèlement, les moyens de persuasion et de pression dont dispose l’institution artistique ont permis de régler définitivement la question de « l’esthétique », qui s’efface devant d’autres critères. La forme « contemporaine » de l’esthétique est le spectacle qui, ostentatoire et violent, désorganise les consciences et fait passer le message officiel. Pour que le « laid » devienne « beau » — ce qui se traduit en termes « d’évidence artistique » —, il suffit donc là encore d’y mettre les moyens. Ce même principe garantit la viabilité artistique potentielle de n’importe quelle proposition. Le marché ne risque pas de manquer de matière première.
Néanmoins, les fastes de l’Art spectacle ne peuvent se passer, comme le marché lui-même, d’une justification éthique, et c’est ici qu’intervient le discours de l’art, et sa conception particulière de la « théorie », consistant à redoubler par une métaphore verbale poético-délirante l’objet qu’il s’agit de promouvoir, tout en évitant de s’engager sur le terrain miné de la signifiance, c’est-à-dire de l’aveu de ses véritables mobiles. La peur du sens sous-tend le discours de l’art contemporain et détermine sa forme comme métaphore verbale de l’art contemporain lui-même.
Ce discours qui se donne pour théorique est le symptôme de la contradiction et du refoulement qui le fonde. Il s’agit de combler par un fantasme autojustifiant — recours à « Duchamp » et revendication d’une « liberté de création » tout aussi utopique — le fossé éthique et psychologique qui sépare l’art contemporain de l’art au sens historique du terme. Ce dernier en effet relève d’une économie du don et non pas d’une économie spéculative et marchande. L’enjeu de ce discours est la survie d’une croyance en l’Art — qui bénéficie au premier chef à « l’art » contemporain — qui est l’alibi et le fond de commerce de l’ensemble de l’institution artistique..


Le silence est d’or

Verbaliser : penser, articuler dans le langage. La verbalisation a une fonction de vérité et de production de sens dont la subversion réelle dénonce à tout moment les subversions convenues de l’art de marché. La censure du verbe dans sa fonction critique explique l’ésotérisme délirant du discours officiel de l’Art, et son agressivité de parade, aussi défensive qu’offensive. Aux mains des politiques le récit fabuleux est un outil de domination qui s’applique à tous les domaines et en particulier à la culture. Les Etats-Unis l’ont théorisé les premiers : c’est le storytelling, méthode utilisée pour conditionner électeurs et acheteurs et leur vendre à peu près n’importe quoi.
Constituer en mythe des événements, des individus ou des produits ne présente pas seulement l’intérêt de refouler la réalité à l’arrière-plan, en particulier la réalité de la production, mais d’être — et sans doute aussi pour cela — un excellent argument de vente. Dans la culture redéfinie et re-paramétrée à l’aune du spectaculaire, le mythe de « l’indicibilité de l’Art » est soutenu par la quasi totalité des artistes, qu’ils soient reconnus ou rejetés par le système. A travers la condamnation du verbe perturbateur l’utopie d’un Art « libre et universel » protège de la réalité. Les contradictions sociales persistent en effet, de même que les oppositions de statut entre artistes. L’idéologie artistique réussit ainsi le tour de force de reconstituer autour de la défense du marché, de ses « valeurs » et de son Art l’unité illusoire mais efficace d’un « milieu » artistique qui, en raison de son militantisme, avait été l’ennemi à abattre des politiques culturelles depuis Pompidou. Le mythe de l’Art, dans sa version officielle et médiatisée conduit ainsi l’artiste à coopérer « naturellement » avec le système. Comme le note un observateur : “Entre une originalité mise en scène pour des raisons stratégiques et un mutisme pathologique, l’individu inclinera à développer un rapport de plus en plus marchand à lui-même et aux autres”.
Tout récit, tout discours se donne pourtant à lire, pour peu qu’on s’y attache, au-delà des effets d’intimidation. Il en va de même d’un discours artistique particulièrement mystifiant mais qui révèle toujours sa logique de déni à travers un usage récurrent et immodéré du lapsus. A propos de l’artiste américain Jason Rhoades, mort récemment, qui avait exposé à Beaubourg une installation de bidons de forme phallique remplis d’excréments, Harald Szeemann, commissaire de la Biennale de Lyon 1997, écrivait : « Il est généreux —, riche d’idées et d’associations, drôle, avide de consommer sans pour autant succomber à la valeur de la possession. »
Le commentaire est moins anodin qu’il n’y paraît puisque ce qui est dit en substance c’est d’abord que c’est son comportement qui fait la « valeur » de l’artiste plutôt que ses œuvres, qui en sont le prolongement ou l’illustration. Ainsi, en refusant de « succomber à la valeur de la possession », et « riche d’idées » à défaut d’être fortuné, l’artiste dit « merde » aux possédants, ses acheteurs potentiels, et trouve dans cette attitude même la « matière » de son œuvre.

L’oxymore renchérit sur la tautologie

« Provocation » rituelle et attendue, organisant désormais les relations entre l’artiste et le monde de l’argent, depuis que « l’art » est devenu avant tout affaire de « visibilité », et d’abord de visibilité mondaine.
« Ses installations sculpturales — poursuivait le commentateur — sont profuses, à tout point de vue, mais elles sont aussi composées avec intelligence d’une manière intuitive, de telle sorte que chaque objet trouve sa place dans un système plus large. »
La première impression est celle de la confusion mais chaque affirmation est suivie aussitôt de sa négation. L’oxymore renchérit sur la tautologie. « Composé » annule en effet « profus » et « intelligence » corrige « intuition ». Il n’est pas question d’interroger les objets eux-mêmes au risque de devoir mettre à nu leur vacuité. La protection de leur inviolabilité garantit leur statut en même temps que leur crédibilité marchande.
De façon plus générale les commentaires de ce type démontrent la difficulté de l’exercice qui consiste à parler de X ou à faire la promotion de Y non pas en argumentant — ce qui serait compromettre inutilement à la fois l’artiste et le commentateur — mais en essayant de faire passer du non-sens pour du sens. Ce qui est essentiel c’est de ne rien dire, tout en donnant l’impression de dire quelque chose. D’où cette conclusion d’un universalisme abscons en soi inattaquable : « Dans ce tout théâtral, l’objet endosse une fonction d’appel au sein de l’alliance du tout vivant et chromatique, qui englobe tous les éléments de tous les médias ». Tout est dans tout… et réciproquement !
Le processus de verbalisation est et a toujours été au centre de la pratique artistique, comme la forme dynamique de sa relation à l’autre. Le rapport de l’art au verbe n’est ni indifférent ni négatif, et encore moins destructeur : il est seulement structurant. Sans verbalisation des émotions et des images pas de psychanalyse, mais pas non plus de pratique artistique. La censure organisée et systématique de ce procès de sens distingue la période artistique « contemporaine » de celles qui l’ont précédée.







 « Art contemporain » : il s’agit d’aborder ce concept néolibéral à partir de son contexte économique et culturel, c’est-à-dire de façon critique, et non pas hors contexte, en acceptant le principe de son achèvement, de sa pérennité et de son autisme statutaire. Les œuvres restent nourries par la contradiction : elles le refoulent seulement plus ou moins.
 Comme dans l’analyse du rêve « L’homme aux loups » (cf. Cinq psychanalyses).
 Le ready made n’est qu’un moment dans l’œuvre de Duchamp, qui a toujours compris l’art, quel que soit le matériau utilisé, comme une pratique de sens.
 « Les gens adorent les histoires » (R. Reagan).
 Pour un historique et une analyse de ce conflit, cf. F.D. L’Exposition 72-72, E.C. éditions, 2001.
 Axel Honneth, Le Monde, 10.11.06.
 A l’exposition « Dionysiac ».
 Le Monde du 6-7.08.06.
 Id.









50-
Table ronde :
Les artistes, peuvent-ils enseigner l’art ?


Comment aborder ce problème, insaisissable, récurrent, central, de l’enseignement des arts plastiques ou de « l’’éducation artistique » ?
Pourquoi ne pas le faire avec les artistes qui sont – admettons-le – les premiers concernés ?
Nous tentons donc ici d’empoigner cette question avec des artistes au solide parcours et qui ont su mener de front création personnelle et enseignement, qui ont pu ou non concilier les deux.
C’est un vaste problème, qu’ils formulent sans langue de bois incantatoire, pour aller au fond peut-être, sans prétendre à la rigueur exhaustive, dans ce domaine où justement l’incertitude, la surprise et même l’erreur sont le plus productives de « vérité ». P.S.

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Vincent Bioulès est né en 1938. En 1969, il fonde le groupe ABC Productions dont le but est de est de montrer l'incapacité des structures traditionnelles de diffusion de l'art face à l'art contemporain. Il est l'inventeur du nom Supports/Surfaces, groupe dont il est un des animateurs principaux. Il rompra avec le groupe en 1972. Au milieu des années 1970, il abandonne l'abstraction et revient à la peinture figurative par le biais du portrait et du paysage. En 1982, il devient professeur aux Beaux-Arts de Nîmes, en 1988 aux Beaux-Arts de Montpellier et, pour finir, en 1991 à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.

Christophe Ronel est peintre et agrégé en Arts Plastiques. Membre de jurys tels le Capet et l’Agrégation, il enseigne à l’ENSAAMA Olivier de Serres à Paris depuis 1990.

 Claude Viallat est né à Nîmes en 1936. Membre fondateur de Supports/Surfaces,
Les oeuvres de Claude Viallat ont été exposées dans la plupart des lieux d’Europe, d’Amérique et d’Asie, et figurent dans la plupart des grandes collections publiques et privées. Il a été successivement professeur dans les écoles des Beaux-Arts de Nice, Limoges, Nîmes et à l’ENSBA Paris.

Michel Tyszblat est Né en 1936.
Plutôt autodidacte, ce peintre a reçu les enseignements d’André Lhote en 1956 et de Robert Lapoujade en 1960. Il enseigne depuis 1982 les arts plastiques et l’histoire de l’art contemporain, à l’école d’architecture de Versailles. Il a été membre du jury du Prix de Vitry de 1973 à 1990
 
Rémy Aron est peintre et Président de la Maison Des Artistes

Pierre Saiet est Inspecteur Général de l’enseignement des arts plastiques en Lycées et Collèges pour l’Académie de Caen

Moucha, né en 1942 en Tchécoslavaquie, est peintre et vit en France depuis 1968. Il a enseigné aux Beaux-Arts de Besançon et de Saint –Etienne de 1971 à 1990.



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1-«  Si tu peux faire quelque chose, fais-le…si tu ne peux pas, enseigne-le », disait James Joyce ; La formule est un peu « rapide », mais soulève un problème de fond. L’artiste peut-il, doit-il , enseigner l’art?

Vincent Bioulès  : Lorsque Joyce parlait ainsi, il pensait à la littérature. Il avait raison de ne pas confondre l’écriture et l’enseignement de la littérature qui sont deux domaines bien séparés. Par contre, il ne tenait pas compte par exemple du fait qu’on ne peut écrire une seule note de musique sans avoir appris le langage de la musique, pas plus qu’on ne peut ni peindre, ni sculpter, sans être familiarisé avec les outils et les techniques.
On est un bon ou un mauvais pédagogue. Cela n’a rien à voir avec le talent. On peut dire cela des artistes , mais aussi des professeurs d’anglais ou de tennis. Il y a des gens qui aiment transmettre ce qu’ils savent et faire partager leur enthousiasme, et d’autres pas.
On peut bien évidemment enseigner l’art. Et ce sont ceux qui aiment leurs semblables qui peuvent le faire avec le plus d’efficacité.

Christophe Ronel  : Le fait d’enseigner n’est pas une nécessité dans un cheminement artistique, d’ailleurs, je ne connais pas de règles établies définissant l’artiste.
Dans tous les cas, créer et enseigner résultent de deux processus résolument distincts. Pour ma part, cette activité parallèle à ma pratique de peintre m’apporte en premier lieu un recul bénéfique sur mon travail et mes obsessions picturales et surtout, l’habitude d’organiser ma pensée autrement, de structurer pour des étudiants et pour moi-même ce qui dans ma pratique est de l’ordre de l’instinct, de l’informulé, du jaillissement et de l’inconscient.
Cela me paraît être un exercice de style stimulant et constructif. Je trouve là une forme d’oxygénation, de respiration. Professeur d’art et peintre, c’est être tour à tour deux personnages, l’un pour mieux comprendre l’autre. Il me semble que lorsque je reviens de l’école, je peins mieux…
Je suis convaincu qu’on n’enseigne pas le fait de devenir artiste : je ne connais pour cela ni recette, ni formule, il faut surtout beaucoup de conviction, de travail et de ténacité. Ce qu’on peut faire, c’est tenter « d’allumer des feux », de créer des étincelles. On peut proposer des méthodes pour éduquer le regard et la sensibilité, donner des clefs, des techniques et l’envie de chercher, à partir de là, d’engager un face à face avec soi-même, sans concessions.
Je ne suis pas sûr de la formule à l’emporte - pièce : les bons artistes font de mauvais pédagogues. L’idée qui la fonde vient du fait que le souffle artistique échappe souvent aux méthodologies, aux théories, c'est-à-dire à la mise en fiches, en cours, en tiroirs, en dogmes, en classifications et en schémas.
Mais enseigner l’art ne veut pas dire forcément puiser uniquement dans ses propres expériences artistiques : En ce qui me concerne, une distance entre mon univers plastique personnel et les terrains que je suis amené à enseigner me permet un transfert.
J’enseigne l’expression plastique, parfois le dessin et certains domaines de l’histoire de l’art pour des sections spécifiques. Le programme détermine des objectifs précis, de plus une section n’en est pas une autre. On n’utilise pas toujours les mêmes mots avec des étudiants de communication visuelle et des élèves céramistes.

Claude Viallat : Oui, un artiste peut être un bon pédagogue, mais tout dépend comment il se positionne et ce qu’il entend par enseigner l’art. Quand on possède un métier artistique et qu’on a à l’enseigner, il faut, selon moi, enseigner à la fois ce qu’est le métier , mais aussi sa « philosophie ».
Quand ma génération a fait les Beaux-arts, on nous disait : « apprenez à peindre, et quand vous saurez peindre, vous peindrez ». Ce que j’ai dit à mes étudiants c’est plutôt : « peignez, et en peignant, apprenez à peindre », c’est-à-dire analysez , réfléchissez, essayez de comprendre ce que vous faites, pour le situer par rapport à vous, aux autres artistes, à l’histoire de l’art..
J’ai enseigné les quatre règles classiques de la peinture : du foncé au clair, du maigre au gras, du mince à l’épais, de la masse au détail… et en plus la manipulation de la couleur.
J’ai toujours laissé mes élèves faire de ces règles ce qu’ils voulaient , mais il était nécessaire de les leur transmettre. Je leur ai donné des moyens ; quand à la fin, chacun la porte ou non en soi . La règle, pour moi, ne constitue pas un modèle, mais un repère ouvert qui suscitera chez l’étudiant l’envie de trouver son modèle personnel.
Mais c’est vrai que, au cours de ces dernières décennies, on a eu tendance à supprimer peinture et dessin, au bénéfice des techniques comme photo, vidéo, images informatiques. C’est a mon avis une grave erreur d’avoir parfois jeté l’opprobre sur ces techniques premières, car avec elles on peut toujours faire des choses extraordinaires.

Michel Tyszblat : L’ironie mordante de Joyce, bien que très ambiguë, me semble assez juste. Pourtant, parfois, celui qui « ne peut pas faire », s’il trouve un bon maître, peut parcourir un certain chemin.
D’autre part, s’il devient lui-même enseignant, il finira peut-être par apprendre « à faire » avec ses élèves…
L’artiste plasticien n’a pas le « devoir » d’enseigner, mais il «  peut » le faire dans certains cas : besoin irrépressible de transmettre son savoir en bon mégalomane, ou plus simplement pour gagner sa vie.
Depuis l’apparition de la photographie, et au long des révolutions plastiques successives, les artistes ont inventé de nouvelles techniques à usage personnel. Comment, dès lors, enseigner sans produire des émules, des suiveurs, des clones ? Là est le danger.
Pourtant, je pense que les écoles d’art sont nécessaires, comme lieu de travail, de rencontres, de confrontations, d’épanouissement des personnalités au contact les unes des autres.
Il y a une « mise en situation » par des conditions inattendues, qui peut produire, par effet d’électrochoc, des réactions productrices et créatrices. Et l’enseignant lui-même par un juste retour des choses peur en bénéficier pour son propre travail.
Alors, bien sûr, il y a cet aspect très fréquent et détestable d’un enseignement qui consiste à apprendre les tactiques de communication et les stratégies visant à « réussir » une carrière.

Rémy Aron : Je crois que de tous temps, l’artiste-enseignant, a transmis une morale, un idéal, avant une technique. Il a toujours été un passeur « de fond », un relais entre individus libres … maintenant on est l’élève d’une école ou relais d’une institution,

Pierre Saiet :
Les artistes peuvent intervenir dans le cadre scolaire, ce qui ne signifie pas « enseigner ». Ils sont d’ailleurs introduits depuis fort longtemps à l’Ecole. Précisons que les Arts plastiques en tant que discipline existent dans les lycées et collèges (tout comme à l’Ecole primaire) depuis 1972, avec la réforme Edgar Faure. Ils ont succédé à l’enseignement dit « du dessin et arts plastiques », plus formaliste. Dès 1982, les artistes ont été invités à intervenir, notamment grâce à l’association « Savoir au présent ». Se mettaient en place, à cette époque, à Paris, 200 ateliers optionnels, de trois heures hebdomadaires, pour les classes de 4° et de 3°. Le résultat de cette expérimentation fut une grande exposition à la chapelle de la Salpétrière, qui montra la proximité entre l’enseignement des arts plastiques et le champ de l’art contemporain.
Les artistes ont apporté, au-delà du cours usuel, une ouverture sur l’art en train de se faire. Il a ainsi été démontré qu’un dialogue et une « complicité » étaient possibles entre le professeur d’arts plastiques et l’artiste. Ce partenariat s’est stabilisé, avant de se tasser récemment quelque peu en raison d’un certain désengagement financier du Ministère de la Culture. Mais il faut aussi tenir compte du phénomène de diversification des pratiques, donc de la démultiplication de ces ateliers (2500 environ sur le territoire national), étendus à d’autres domaines que celui des seuls arts plastiques.
A l’Ecole primaire existent aussi des conseillers pédagogiques en arts plastiques, qui ont la connaissance d’un vivier d’artistes connus de la DRAC et qu’ils peuvent faire intervenir aux côtés des professeurs des écoles. L’artiste apporte son aventure personnelle, il perturbe un peu, il donne une autre vision qui peut conforter le projet personnel de l’élève et sa prise progressive d’autonomie.
Dans le Secondaire, on s’aperçoit que le professeur spécialisé d’arts plastiques se tient très informé de l’actualité artistique. Il y a le plus souvent dans sa classe une bibliothèque en libre accès avec ouvrages, revues, cartons d’expositions, etc. Il dispose des technologies numériques, à des fins de création mais aussi de documentation.
Enfin, il faut signaler l’existence de réseaux de galeries d’art en établissements scolaires, dans certaines académies, comme la mienne, en liaison avec les FRAC, artothèques, centres d’art… Ici, le partenariat Rectorat/DRAC trouve son plein sens.


Moucha : La phrase de Joyce est légèrement démagogique, dans le fond, car ce n’est parce qu’on « peut faire », qu’on ne peut enseigner, bien au contraire : enseigner présuppose qu’on « peut » faire.
La technique n’est pas séparable de l’expression interne et du contenu. Il faut savoir faire pour analyser


2- Il semble que la tendance dominante, dans l’art et dans son enseignement, ait été à l’abandon de la sensibilité, du rapport sensuel à la matière, de la picturalité,etc., pour privilégier l’idée, le concept, la posture, le discours-sur, la cérébralité, etc. , et qu’ainsi les critères esthétiques soient devenus d’un autre ordre. Etes-vous d’accord avec ce constat et, si oui, comment l’expliquez- vous ?


Vincent Bioules : L’irruption dans le domaine de la création artistique de nouvelles techniques, de nouvelles formes d’approche, de nouveaux modes d’expression, a conduit – et c’est bien normal dans un premier temps – à l’abandon des techniques dites « traditionnelles » où l’engagement sensible et physique était prépondérant. Chaque fois qu’une forme de sensibilité nouvelle assortie de moyens techniques nouveaux apparaît, on la considère comme un «  progrès  objectif » rendant immédiatement caducs ou surannés les moyens d’expression précédents. On assiste en quelque sorte à la mutation d’une forme d’académisme en un nouvel académisme - qui n’est autre que le contrôle des effets par anticipation – et les diplômes de l’ENSBA, surtout ceux assortis de « félicitations du jury », demeurent de remarquables miroirs de cette évolution.
Il est important de noter à ce sujet que tout un ensemble d’enseignants ont été recrutés parmi les étudiants de la génération de mai 68, qui , n’ayant plus brusquement reçu d’enseignement traditionnel et tout particulièrement du dessin, ont été bien incapables de l’enseigner à leur tour.. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’une « génération perdue »… Les êtres sont parfaitement capables, s’ils le veulent, de reconstituer à titre personnel et par d’autres voies, ce dont ils ont besoin pour s’exprimer. Mais on peut noter toutefois l’élimination partielle d’un type de sensibilité.

Christophe Ronel : En tant que peintre, cette tendance à l’abandon de la sensibilité, de la matière et du dessin me pose problème. Néanmoins, dans les Ecoles Supérieures d’Arts Appliqués comme Olivier de Serres où je dispense mes cours, nous nous efforçons de résister et nous sommes encore quelques uns à le faire car nous savons par expérience que l’acquisition des bases en dessin, en expression plastique, est incontournable pour s’exprimer que ce soit pour un designer, un styliste, ou un graphiste.
Il n’y a pas de pensée sans verbe, il n’y a pas de créativité sans dessein, ce qui rend incontournable la maîtrise du trait et des moyens plastiques. L’idée, le concept, le discours ne me paraissent admissibles que lorsqu’ils sont posés sur des fondations. Citons ainsi l’exemple « classique » de Duchamp dont les savoir - faire initiaux étaient irréprochables, ce qui a malheureusement été rarement le cas de ses suiveurs.
C’est vrai que l’on a assisté au cours des dernières décennies à un glissement, on a dérivé sur une pente savonneuse : réflexion de l’art sur lui-même, remplacement de l’art par la réflexion qu’il génère, triomphe du discours, désertion de l’art et de la part informulable et magique de la création. A s’être trop regardé le nombril, l’art a perdu son souffle.
L’enseignant - artiste ne doit pas ignorer ces questions, il a la mission de donner aux étudiants d’autres clefs pour les aider à contourner ce grand bourbier, à éviter cette impasse.

Claude Viallat : Autrefois, la Faculté d’arts plastiques s’occupait surtout de théorie et très accessoirement de pratique. A l’école des Beaux-Arts, c’était le contraire. Ensuite, au début des années 80, on a nivelé ou harmonisé les choses : pour que les étudiants de Beaux-Arts touchent des bourses comme les étudiants de l’Université, il fallait qu’ils s’alignent sur les mêmes critères. On a donc demandé aux élèves des Beaux-Arts d’avoir le Bac, qu'il ne fallait pas pour être professeur, directeur ou inspecteur. L’intellectualisation est arrivée par les profs de culture générale et d'histoire de l'Art qui avaient des problèmes avec les disparités de niveaux culturels des étudiants, comme s’il fallait être d’abord et surtout « cultivé » pour devenir ou être artiste.
Une erreur de mon point de vue, car je pense que la vraie culture théorique, tout comme l’authentique métier, pourra s’acquérir d’autant mieux qu’elle se développera sur une passion, sur cet engagement vital qu’est l’état d’artiste.

Rémy Aron : On nous rebat les oreilles depuis 10 ou 15 ans sur les problèmes de l’art à l’école, mais toujours en termes de quantité, de nombre d’heures, de crédits, etc., alors que le grand débat qui manque sur les enseignements artistiques, c’est celui des contenus.
Or le contenu imposé aujourd’hui, c’est celui qui correspond à l’idéologie véhiculée par les institutions, c’est celui qui est induit par des structures dont la fonction essentielle est de servir de passerelles exclusives vers cette toute petite partie de l’art qu’on dit « contemporain ». Et c’est ainsi par exemple, qu’on traîne les élèves de force, qu’on assiste à ce quasi détournement de mineurs, pour qu’ils voient dans les dispositifs institutionnels des amoncellement de choses qu’ils refusent naturellement , et qui ne leur procurent aucun apprentissage fondamental ni de la main, ni de l’œil, ni de l’esprit.
Cet impérialisme du discours sur la pratique vient de très loin. Dès la fin du 19 e siècle, avec l’apparition de la photographie d’abord. Ensuite avec la guerre 14-18 qui fut un véritable suicide de la civilisation occidentale, qui ,en 1916, produisit Duchamp comme emblème de l’art du siècle à venir. Le processus s’est parachevé en 1968 avec une prise totale de « pouvoir artistique » par le concept et le verbe qui le soutient. Ont alors été fondées les facultés d’arts plastiques, Vincennes et Saint- Charles, par les tenants de l’avant-garde de la rhétorique « libératrice ». A la grande satisfaction de l’appareil éducatif qui a su en faire sa pâture engraissante, car lui sait parfaitement gérer et même digérer le discours des sophistes. Apparurent donc les CAPES, les agrégations d’art plastiques, qui permirent de mettre fin à l’enseignement des anciens élèves des beaux-Arts dans les lycées et collèges. La « contamination » se propagea alors très vite grâce à l’articulation avec les DRAC et autres FRAC.
Ce triomphe du concept sur la sensation permet notamment aujourd’hui cette absurdité que les musées soient aménagés pour les non-voyants… ce qui n’a rien d’étonnant, dans la mesure où les théoriciens et fonctionnaires de l’art sont eux aussi aveugles à l’art, et qu’ils sont qualifiés pour cela.

Pierre Saiet :
La « créativité débridée » fut en effet un des aspects de l’enseignement des arts plastiques dans les années 70, en liaison logique avec ce qui se passait à l’ université, dans la mouvance des idées de Mai 68. Elle était cependant une étape nécessaire pour rompre avec une pédagogie post-Bauhaus, certes plus souple et intuitive que celles qui l’avaient précédée, mais encore caractérisée par des exercices graphiques répétitifs, sans ouverture réflexive.
Mais cette période dite « de créativité » privilégiant l’expression libre, a peu duré. Bien vite on s’est appuyé sur la production artistique vivante, qui est devenue un champ de référence direct, sans abandon cependant des références à l’art du passé. On a su profiter des nouvelles facilités techniques de circulation des images. Cela a induit une conjugaison permanente – une articulation- entre pratique et réflexion critique. L’élève se voit proposer une multiplicité d’incitations, il est invité à se saisir de ces offres et à y répondre plastiquement sur différents supports et à l’aide des matériaux les plus variés, puis à nommer les notions qui émergent de son travail et qui renvoient au vocabulaire spécifique de l’art.

Moucha : L’enseignement du maître en son atelier, je l’ai connu. C’était l’époque ou l’œuvre devait parler seule et l’artiste se taire. C’était absurde. .
Quand on a réformé les choses dans les années 70, on a fait le contraire, on a commencé à évacuer l’œuvre et le travail pictural au profit du discours sur. Le commentaire de l’œuvre devenait plus important que l’œuvre elle-même…C’était encore plus absurde.
Quand j’ai quitté l’enseignement, les candidats au diplôme qui ne faisaient que de la peinture et n’apportait pas le discours explicatif étaient considérés comme des débiles.
Autrefois, les élèves étaient incapables d’expliquer ce qu’ils faisaient, aujourd’hui ils expliquent ce qu’ils ne font pas et le dossier sur l’œuvre devient l’œuvre qui n’a plus lieu d’être.
Pour connaître l’origine de ce phénomène, il faudrait voir du côté de ceux qui donnent les directives : les inspecteurs sont-ils des praticiens , des théoriciens pures ? D’où viennent-ils ? Comment se cooptent-ils, se reproduisent-ils ?
Les Beaux-Arts ont voulu s’aligner sur l’Université. On a introduit des unités de valeurs. Ce qui était absurde dans un domaine où l’impondérable règne dans l’évaluation.
J’ai démissionné quand je me suis aperçu qu’il n’était plus possible d’accompagner les élèves jusqu’au diplôme avec la peinture ou la sculpture et même quand ils assortissaient leur boulot du baratin de rigueur.
Ce que l’on voit par exemple aujourd’hui au Palais de Tokyo ( une artiste qui fait pourrir des aliments) prouve qu’aujourd’hui il n’y a absolument plus rien à enseigner…sauf le marketing.
L’enseignement s’est académisé et l’artiste en question est un excellent prototype du pompier contemporain, comme produit d’appel de l’actuel enseignement des Beaux-Arts, comme tête de gondole de ce marché de l’invraisemblable.

3-Avant le professeur d’art disait « obéissez-moi ! » : l’ordre était clair ; aujourd’hui il dit, pour libérer la créativité , «  désobéissez-moi « . Comment un professeur peut guider sur ce chemin étroit entre obéissance et désobéissance?

Vincent Bioulès : Ce n’est pas aussi simple. Jamais un bon professeur ne disait « obéissez-moi »…Il mettait seulement à la disposition de ses élèves ce qu’il savait lui-même et c’est dans le cadre d’un échange à la fois lucide et consenti que la transmission de ce savoir pouvait s’opérer. Désobéir, par contre, est un réflexe naturel, le réflexe spontané de tout être vivant et jeune ; ce qu’on appelle aussi « la remise en question »… Mais « remettre en question » n’est autre chose qu’une discussion, un examen méthodique de ce qui était considéré comme connaissance immuable. Ce n’est pas éliminer une certaine pratique. C’est au contraire et seulement empêcher qu’elle ne se fige et devienne improductive.
Les nouvelles formes d’académisme ne sont que les conséquences du manque d’imagination de pseudo-artistes qui confondent naïvement la forme et le fond et calquent leurs attitudes sur des effets de mode. Cela a toujours existé et dans tous les domaines, mais les moyens de communication et ce que l’on appelait autrefois « la réclame », ont considérablement servi ce travers jusqu’à l’intérieur du marché de l’Art proprement dit. Et cela est la conséquence directe du manque de confiance en soi, du snobisme et de la naïveté foncière de beaucoup de fonctionnaires de la culture, qui sont les nouveaux curés – tous habillés de noir - d’une nouvelle religion, celle de l’art, et qui compte, comme toutes les religions, infiniment plus de pratiquants que de croyants…

Christophe Ronel : Il est juste qu’un sujet d’expression plastique doit intégrer la notion de surprise, d’inattendu. Lorsque l’on construit un sujet, on se fait inévitablement une idée de types de réponses attendues, ne serait-ce que pour établir des critères de notation.
Mais régulièrement, on s’aperçoit que les étudiants passent par d’autres chemins, c’est là le côté troublant et passionnant de cette matière. Il s’agit à la fois de canaliser tout en laissant une belle part de liberté : on travaille avec du sensible et du vivant.
Je suis en général en attente de surprises, ce qui me gène, ce sont les réponses qui ne jouent pas franchement le jeu : il y a les élèves qui prennent de gros risques plastiques, qui se mettre en danger en évitant les réponses classiques ou standard, j’apprécie cela, il y a aussi ceux qui utilisent des trucs pour contourner les vrais problèmes.
Depuis trois ou quatre ans j’ai vu les ordinateurs portables faire leur entrée dans le matériel d’arts plastiques au côté de l’appareil photo numérique.
Je tente d’encourager les interactions entre techniques traditionnelles et multimédias cela peut devenir très constructif, mais certains tentent de se réfugier derrière la photo numérique pour éviter le dessin et derrière l’ordinateur pour ne plus toucher à des brosses. Lorsque l’ordinateur ne répond plus, c’est aussi l’étudiant qui tombe en panne…

Claude Viallat : Je ne crois pas m’être jamais situé dans cette dialectique obéissance-désobéissance. En fait, l’apprentissage s’est opéré autant par le prof que par l’exemple des autres étudiants, par une ensemble de libres interactions qui excluait tout autoritarisme ou toute hiérarchie ; en essayant de maintenir une ouverture à toutes les possibilités de la peinture

Rémy Aron : Pour moi, l’enseignant idéal est tour à tour « la règle qui corrige l’émotion et l’émotion qui corrige la règle », comme disait Braque. Il Initie en pratiquant une méthode globale alternant analyse et synthèse en permanence. Il favorise la recherche de soi et n’enseigne pas un plan de carrière ou une stratégie de marketing de soi.
J’ai le souvenir d’un prof qui disait « Si les écoles d’art de province fabriquent artistes opérationnels sur le marché national, l’Ecole des Beaux-Arts de Paris doit , elle, fabriquer des artistes internationaux »

Pierre Saiet :
Apprendre la transgression, c’est déjà ne plus transgresser, certes… L’enseignement des arts plastiques peut sans doute être considéré comme une « discipline de l’indiscipline » mais, en cela-même, il est un moyen donné aux singularités de s’exprimer et d’être « mises en forme ». Ce couple « obéissance-désobéissance » fait de l’enseignement des arts plastiques un champ de recherche permanente. Un lieu à la fois d’action et de verbalisation (au sens de prise de parole construite), où cette dernière, justement, permet de déjouer les conflits intérieurs, et contribue à prévenir violences, brutalités, incivilités.
En outre c’est un lieu exempt de compétition, même si cet enseignement, comme tous les autres, est cadré par des Programmes. C’est un terrain où la notion d’échec n’a pas de sens, où l’erreur est admise comme possibilité d’accès à une autre vérité. C’est une discipline où les « fondamentaux » sont donc d’un autre ordre, où les apprentissages sont plus indirects, moins techniques, puisqu’il s’agit d’une « éducation par l’art » plutôt que d’une « éducation à l’art », si l’on se souvient de la formule d’Herbert Read…

Moucha : Autrefois les élèves obéissants n’étaient pas certains de réussir à devenir artistes. Aujourd’hui, s’ils obéissent à cette injonction de désobéissance, ils sont sûrs – sinon d’être artiste au sens où nous l’entendons - au moins d’en obtenir le label.
Il n’y a plus dès lors de révolte possible dans cet enseignement du marketing. C’est pourquoi les élèves normalement constitués, normalement désobéissants, ne vont plus aux Beaux-Arts.
J’ai eu à Besançon, de tels élèves, doués et intelligents, qui ont choisi stratégiquement d’obéir un moment, et de faire semblant de jouer le jeu des filières de type Sarkis par exemple, en pensant pouvoir s’en retirer très vite… Et bien ils ont été piégés et ils y sont encore, parce qu’ils avaient vendu leur âme au diable et qu’on ne fait pas impunément la pute.


4-Au-delà de certains bénéfices immédiats tels que rémunération assurée, rencontres de tous ordres, prestige, inscription dans les réseaux , etc., que peut apporter à l’artiste, pour sa propre création, cette fonction d’enseignant ?

Vincent Bioulès : Tout échange est productif parce que la vie n’est pas autre chose qu’un échange continu. Il est vrai qu’un bon professeur est celui qui sait à quel point l’autre ne sait pas…Qu’il ne s’agit pas de se payer de mots, mais au contraire d’être au véritable service des élèves, avec humilité,obstination, respect et attention.

Christophe Ronel : Il y a des élèves avec lesquels on apprend vraiment. Etre professeur d’art, c’est échanger. Pour recevoir de l’énergie, il faut en donner beaucoup. C’est vrai que parfois je suis tombé sur des groupes assez inertes, passifs, en attente, mais très rarement. J’ai surtout le souvenir de bons moments, de vrais échanges. Lorsque l’étudiant a compris que bien des choses étaient en lui mais que le travail les révélerait, il s’engage vraiment et à ce moment là l’échange est étonnant.

Claude Viallat : Quand j’ai commencé à enseigner, la fonction de professeur s’attribuait plutôt par cooptation. Les profs avaient des procédés d’enseignement qu’ils enseignaient à leurs étudiants. Ils cooptaient ensuite leurs meilleurs étudiants pour enseigner les mêmes exercices…Le système était donc pour le moins fermé et sclérosant .
En 1964, j’étais à la fois enseignant et artiste peintre. Cela me permettait de gagner ma vie et de m’assurer une totale liberté de création par rapport aux galeries . Mais à cette époque les enseignants-artistes étaient rares, et les profs n’avaient pas à avoir une œuvre, ils pouvaient être totalement dilettantes
Après 70 , on a ouvert les postes aux artistes- peintres de toutes tendances et on les a choisis sur leur œuvre et leur parcours. Les artistes ont alors pris en main la pédagogie, ils ont apporté leur méthode de travail, leur savoir en évolution avec leur travail, leur connaissance de la réalité de l’art en train de se faire.

Moucha : Cela apporte, certes, un prestige ,une sécurité financière, une indépendance par rapport au marché. Mais ce confort fait parfois oublier qu’on est artiste. En outre cet oubli permet d’être mieux obéissant aux inspections générales.
Mais si on reste artiste, l’enseignement procure cet avantage essentiel d’être en contact avec des gens qui se cherchent, qui ne sont pas définis, qui ont encore une sorte de grâce, et cela apprend énormément pour et sur soi-même


5-Un retour aux valeurs fondamentales de l’art (et pour son enseignement), vous semble-t-il possible, sans qu’il s’agisse d’une régression ?


Vincent Bioulès : Aucun d’entre nous ne peut savoir ce que sera l’art de demain. Il sera fait par les génies de demain. Aucun peintre du mouvement Supports/Surfaces ne pouvait se douter dans les années 70, que la réponse à ce que nous avions entrepris serait la Figuration Libre… Il ne s’agit donc, ni de « régression », ni de « progrès ». Il faut seulement apprendre avec obstination le maximum de connaissances, de techniques, de moyens d’expression les plus variés possibles pour que les élèves deviennent véritablement libres de choisir les outils dont ils ont besoin pour s’exprimer le plus pleinement possible.

Christophe Ronel : L’entretien des valeurs fondamentales de l’art me paraît indispensable, même s’il ne s’agit pas d’enseigner ces données comme au XIXème siècle mais bien sur j’ai des craintes.
Après plusieurs décennies de dégradation voire d’abandon des bases, il y a eu souvent rupture dans la chaîne de transmission de ces repères : beaucoup de jeunes se laissent séduire par les paillettes de l’art contemporain officiel parce que bien souvent, çà leur évite, pensent-ils, d’avoir à se donner le mal de se former à ces bases qu’ils jugent révolues. Il en résulte de nombreuses formes « d’analphabétisme plastique » qui tentent de faire illusion à grand renfort de recettes de contournement et de trucs à la mode.
J’ai la sensation de vivre une époque de création souvent prétentieuse et parfois bien vide. Je pense qu’il est encore temps d’agir même si les dégâts occasionnés sont déjà lourds.
Restituer les bases fondamentales ne signifie pas régresser. La régression, c’est l’appauvrissement des moyens plastiques que nous connaissons souvent dans un certain académisme contemporain. Bien utilisées, ces bases me paraissent constituer dans l’époque que nous vivons un tremplin multidirectionnel vital et pourraient générer une véritable renaissance plastique…

Claude Viallat : Les valeurs de fond sont pour moi  le dessin et la peinture. Leur champ reste totalement ouvert autant à la représentation « extérieure », qu’à l’expression de l’intériorité . Il serait bon de savoir ce que produisent ces enseignants qui prônent l’abandon du dessin. Si tous les profs disent que le dessin c’est ringard, alors l’école sera ratatinée, et je ne crois pas qu’elle le soit. Elle ne l’était pas, il y a 6 ans quand j’ai cessé d’enseigner. Elle ne l’est pas non plus aujourd’hui à l’école des Beaux-Arts de Nîmes où je peux voir une diversité des propositions pédagogiques.
Si dans d’autres écoles, la tendance « théorisante » est prioritaire, cela vient souvent de la personnalité du directeur. Et c’est vrai qu’il y a de moins en moins de directeurs et de professeurs artistes, et de plus en plus d’universitaires dont la théorie et la culture ne viennent malheureusement pas d’une pratique.

Michel Tyszblat : On ne cesse de craindre, constater ou prôner la mort de le peinture…pourtant, celle-ci, comme le Phoenix , renaît toujours de ses cendres ou des assauts répétés de la postérité duchampienne . Elle résiste aux nouvelles technologies, à l’installationnisme, au primat du concept et de l’art « d’attitude ». Pour la simple raison que l’image fixe, dans sa capacité première de susciter l’émotion immédiate, dans sa présence sensuelle, dans sa matérialité, reste indétériorable, parce qu’elle acquiert comme cela une sorte d’intemporalité.


Rémy Aron : Les valeurs fondamentales de l’art ne sont pas régressives, car elles sont le garantde la jouissance de la vie, du plaisir et de la liberté. Or il n’y a pas de liberté sans connaissance de ces mêmes valeurs. Prendre du plaisir avec un piano exige à la fois de savoir en jouer et une culture musicale.
Le progrès aujourd’hui est dans un retour urgent au contenu, à la substance, aux valeurs de fond. Il n’est pas dans la poursuite effrénée d’un ultra-libéralisme artistique aussi désastreux humainement que le libéralisme économique. Celui des bulles spéculatives, du n’importe quoi, du vent et du discours creux comme celui de l’art dit contemporain. L’art de la cuisine et toujours fait par les cuisinier s… on imagine ce que serait la gastronomie si elle avait subi la même ravageuse rhétorique que celle que les arts plastiques ont subie… Et l’on s’étonne que les arts plastiques soient à ce point sinistrés ?

Pierre Saiet :
La dimension humaniste de l’enseignement artistique implique qu’il ne peut être facteur de régression, même si son aspect « non-utilitaire » peut susciter des problèmes de priorité politique de mise en œuvre. Mais se borner à constater « l’échec de l’éducation artistique en France » comme le font, non sans complaisance, certains médias, est doublement injuste, non seulement au regard des systèmes adoptés dans d’autres pays, mais aussi parce que les vrais blocages sont ailleurs…que l’enseignement de l’art peut justement contribuer à dénouer.

Moucha : Je ne pense pas que les valeurs fondamentales soient disparues. Car de tous temps, au-dessous de cette mousse officielle, il y a un travail qui se fait, même si on ne le voit pas beaucoup aujourd’hui , tant la « visibilité » est accaparée par des structures médiatiques archi-puissantes. Il y a autant sinon plus d’artistes valables qu’avant… sauf qu’on ne les voit pas. J’ai vécu toute ma jeunesse sous le régime soviétique. J’en ai démissionné et en suis parti aussi . Je pense que ce qui se passe maintenant en France en termes d’occultation de l’art et d’asphyxie de la culture est pire encore que ce qui se passait au-delà du rideau de fer.



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51
L’art est-il de droite ou de gauche ?

Nous avons sollicité pour ce dossier, critiques d’art, artistes, sociologues, politiques, en leur précisant que cette question pouvait certes leur sembler  saugrenue, mais qu’elle nous apparaissait suffisamment fraîche et ouverte pour que le problème puisse être abordé sous des angles variés, sans nécessité absolue d’y trouver solution.


Nathalie HEINICH

LES ANTINOMIES DU PROGRESSISME ARTISTIQUE *

Radicalité esthétique et radicalité politique sont largement antinomiques, en dépit de toutes les dénégations qu’ont accumulées au fil du siècle les multiples formes d’idéalisation de l’avant-garde. L’avant-gardisme esthète va de pair avec l’autonomisation des enjeux artistiques, tirant inévitablement vers l’élitisme, tandis que l’avant-gardisme politique implique l’hétéronomie des enjeux, tirant vers le populisme voire l’ouvriérisme. Face à cette contradiction objective entre deux définitions également anti-bourgeoises mais malheureusement antinomiques de l’artiste idéal, c’est plutôt la dénégation qui prévaut, tant chez les artistes eux-mêmes que chez les amateurs et chez les spécialistes d’art. (…)
Car la contradiction est irréductible : on ne peut à la fois valoriser l’originalité, conforme au régime de singularité, et l’adéquation aux masses, conforme au régime de communauté – sauf à rabattre la marginalité esthétique de l’une sur la marginalité politico-sociale de l’autre, mais au risque de sacrifier soit la qualité de la création, soit la sincérité de l’engagement. On ne peut nier que si Zola a longtemps représenté le modèle de l’écrivain engagé, ce n’est pas lui qui a révolutionné le roman mais, peu après, Proust, tout droit issu du monde le plus élitiste qui soit. Et l’on peut difficilement attendre du peuple qu’il apprécie à leur juste valeur des expérimentations exigeant un haut niveau de culture, de même qu’on ne peut exiger des artistes qu’ils se complaisent à des formes d’expression stéréotypées, même si elles rompent par leurs sujets avec les thèmes de l’art « bourgeois ». (…)
Il n’existe pas d’homologie objective entre modernisme esthétique et sensibilité politique de gauche, comme en témoignait déjà, sous la Restauration, le chiasme entre les romantiques, paradoxalement proches des royalistes, et les classiques, proches des libéraux. Ainsi le futurisme de Marinetti, adossé au refus du passéisme bourgeois, constitue l’un des rares mouvements engagés à droite ; et l’éloge du formalisme par le critique d’art américain Clement Greenberg passera par la stigmatisation de la culture de masse en tant qu'ennemie de l'innovation, dans son célèbre article de 1939 sur « Avant-garde et kitsch ». Les critiques marxistes ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui se retournent contre une définition trop singularisante et pas assez populaire de l’avant-garde en critiquant « l’idéologie de l’avant-gardisme, devenue l’idéologie principale qui sous-tend et soutient une partie importante du marché de l’art » (Nikos Hadjinicolaou, « Sur l’idéologie de l’avant-gardisme », Histoire et critique des arts, 2° trimestre 1978, p. 70-71).
Cette apparition du marché, en place de la bourgeoisie, dans les discours présentant l’ennemi commun au peuple et aux artistes, signale une inflexion majeure de la thématique de l’engagement entre le début et la fin du XX° siècle. En effet, si la contradiction moderne opposait typiquement l’avant-garde artistique et le peuple, en raison de l’élitisme constitutif des recherches esthétiques, la contradiction contemporaine - celle qui taraude aujourd’hui le monde de l’art - oppose bien plutôt l’avant-garde artistique et la marginalité, en raison de la reconnaissance institutionnelle dont bénéficie à présent toute forme de transgression en art (…). C’est pourquoi les avant-gardistes de la modernité devaient s’affirmer, envers et contre l’évidence, en alliance avec le peuple, tandis que leurs héritiers actuels doivent d’abord s’affirmer, envers et contre l’évidence, en opposition au pouvoir – qu’il s’agisse du « pouvoir d’Etat » ou du « système capitaliste », du « marché » ou de la « mondialisation ».

*(extraits de L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 1985)

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Pierre Bouvier *
Enchâssement et autonomie
L’art est-il de droite ou de gauche ?.. Cela dépend du récepteur et des connotations idéologiques, symboliques et sociétales qui sont les siennes au moment où il se confronte à l’œuvre. On peut tracer également des analogies avec l’attitude de l’artiste à l’instant de son intervention sur le matériau : peinture, sculpture, vidéo, etc ; dans la contextualité des perceptions qu’il se fait de son environnement, contexte codé socialement, économiquement et politiquement que lui même il décode et recode. L’artiste est sollicité par son environnement. Il peut tenter de s’en distancier si des conditions particulières, capital économique déjà là, soutien et reconnaissance de collectionneurs et d’institutions, lui assurent une autonomie suffisante. Il doit, cependant, tenir compte de la pression des attentes, des modes et de l’imposition tacite sinon effective des formes et des rhétoriques dans lesquelles il est convenable sinon convenu de se couler, celles qui sont dominantes à un temps T : iconographie religieuse, réalisme, abstraction, figuration, etc. Ces données pourront induire des connotations et des interprétations plus politiciennes à ses travaux. Une tension s’exerce entre le désir de liberté de l’artiste et les conditions historiques de son époque dans leurs dimensions socio-anthropologiques.
Entre une liberté formelle s’opposant au conservatisme et à la peinture de cour et une implication ponctuelle dans des mouvements sociaux, une grande variété de comportements et d’œuvres est possible. Ces attitudes pourront éventuellement se conjuguer entre avant-garde esthétique et implication politique : les Demoiselles d’Avignon ou le Staline de Picasso y renvoient comme le faisaient le Bain turc ou le Napoléon sur le trône impérial exécutés par Ingres sinon, plus récemment, des travaux réalisés dans le cadre post-68 de la Jeune Peinture et de Figuration critique. Le contexte progressiste ou conservateur en est le deus ex machina mais il n’en épuise pas le sens.

L’œuvre développe des potentialités qui lui sont propres dans le cadre et le contexte de ses capacités à lectures multiples sinon contradictoires. Ceci pourrait et devrait faire sa force. Il s’agit de ses aptitudes à dire et à solliciter telle ou telle interprétation qui, de manière latente ou manifeste, relèveraient du Politique et de ses déclinaisons circonstancielles qu’elles soient désignées comme de gauche, du centre ou de droite, dans l’acceptation ponctuelle de ces notions.
Du lien social et historiquement inscrit circule ainsi entre l’artiste actant, la matière concernée dans ses disponibilités datées, le regardeur et ce dans divers contextes sociétaux. Le temps assure à l’œuvre une autonomie latente et la débarrasse partiellement, à terme, des pressions de son géniteur. Une relative souveraineté s’instaure au-delà et à la croisée entre regardeurs, acheteurs, galeristes, conservateurs, et leurs références tant idéologiques que politiques. Ceci n’implique pas pour autant, et de manière idéaliste, d’abstraire radicalement l’acte et le produit artistique des temporalités et des contingences historiques qui l’enchâssent.

* Pierre Bouvier, enseignant-chercheur (Paris X/Laios-Ehess, Le lien
social, Gallimard, 2005) et plasticien (Arsène Oui, Mai(s)!, Le livredart,
2007).
 P « A » Bouvier, F. Parent, Oui, ( Mai ) s, Paris, Lelivredart, 2007
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Aude de Kerros


Marcel Duchamp détourné par la politique



Dans la deuxième moitié du XXème siècle le lien entre art et politique prend des formes nouvelles que nous avons mis longtemps à percevoir. La scène de l’art n’est plus entièrement visible à nos yeux à moins de beaucoup voyager, c’est la source des malentendus... Notre réalité française est fortement influencée par ce qui se passe en Amérique, nous en vivons les conséquences sans en percevoir l’origine et en comprendre le sens…

Le détournement de Duchamp par l’Amérique
Pour assumer sa victoire en 45 l’Amérique a dû dans un premier temps apparaître comme la nouvelle référence en art à la place de l’Europe, puis devenue la seule grande puissance après 89, elle est devenue l’arbitre des arts du monde afin de mériter son rang.
Pour destituer l’Europe, marchands et Fondations ont promu l’art abstrait puis le pop-art et ont élaboré progressivement le concept d’ « Art contemporain ». Son contenu ne cessera de se transformer pour s’adapter aux circonstances et devenir aujourd’hui un fourre tout universel: où tout est art, même l’art. L’Amérique, désormais « mère des peuples », proclame l’idée du droit de chaque culture à s’exprimer et garantit qu’aucune hiérarchie ne sera établie désormais entre « high art »*1, « Art contemporain » et « arts communautaires ».
Elle affirme par ce fait la supériorité morale de l’exercice de son pouvoir sur le modèle colonial européen. Le pouvoir hégémonique de l’Amérique sur le monde trouve sa légitimé dans le multiculturalisme et cela d’autant plus qu’elle a surmonté grâce à ses valeurs ses contradictions internes lors des violentes « community wars »*2 des années 60-89 et les « cultural wars »*3 de 89 à 98. La diversité en art, soutenue par d’innombrables Fondations, est la règle. Dans cette perspective l’ « Art contemporain » est une possibilité d’art parmi d’autres et n’est pas au dessus des autres.

l’Art contemporain au secours de l’ordre public
Pendant ce temps là, en France, le milieu des intellectuels et des artistes a vécu d’autres réalités et n’a pas compris le sens des évolutions de l’art en Amérique.
Tout d’abord la destitution de Paris comme capitale des arts n’a été perçue que longtemps après. Les méthodes employées ne nous étaient pas familières... Les galeries fonctionnaient en réseau et leur stratégie vis à vis des français visait à leur enlever toute suprématie. L’ Art conceptuel baptisé, autour de 1975, « Art contemporain » rompt avec l’art moderne et devient permet à l’Amérique de démonétiser l’art européen, ses avants gardes et ses savoir-faire millénaires. Il remettait aussi en cause l’art figuratif engagé à gauche, très important en Europe : Réalisme socialiste à l’Est, expressionnisme à l’Ouest.
Après les événements de Mai 68, Georges Pompidou, comprenant l’intérêt de l’Art conceptuel consacré à New York, met en chantier Beaubourg et le système des subventions afin de « faire manger » l’intelligentsia et les artistes, comme Louis XIV « tenait » sa Cour. Le nouveau système est plus drastique, la soumission plus totale car l’art conceptuel, ne peut être reconnu comme art que par les Institutions.

Le détournement Duchampien de l’Etat par Jacques Lang
Lorsque Mitterand prend le pouvoir en 1981, Jacques Lang parachève la consécration de l’AC comme art officiel de la République. Il écarte curieusement des faveurs de l’Etat les tenants de la Nouvelle Figuration et Figuration Critique, attachés à la peinture, dont les propos sont pourtant clairement politiques et révolutionnaires, ce que l’AC n’est pas.
C’est ainsi que l’Art contemporain qui a servi de machine de guerre au libéralisme américain, devient en France, par privilège régalien un art de gauche, une avant-garde institutionnelle. Un dogme s’installe: A gauche il y a les pratiquants de l’ « AC »*4 allant dans le sens du progrès et de l’Histoire, à droite il y a les artistes de la main, des peintres réactionnaires et anachroniques, voire nazis.
Cette proposition absurde et propre à la France a profondément perturbé toute l ’activité intellectuelle et artistique dans ce pays. Chaque fois par exemple que Jean Clair a publié des livres sur l’histoire du XX siècle, il a eu droit à une levée de boucliers dans la presse de gauche pour dénoncer son « révisionnisme ». En effet, l’Histoire révèle que les avant-gardes picturales n’étaient pas toutes assorties d’idées de gauche.
Après l’ouverture de Beaubourg en 77, et surtout à partir de 81, artistes et intellectuels perçurent vite l’établissement d’un « art officiel ». Le public par contre, habitué à ce que traditionnellement l’art soit une fonction régalienne fut passif en France, contrairement à ce qui se passait en Amérique ou celui-ci par l’intermédiaire des partis politiques, associations et églises ont provoqué les guerres «communautaires» et « culturelles ».
Le premier épisode d’une résistance des artistes à la férule officielle eut lieu en septembre 83 avec le Festival de France à Fontevraud. Jack Lang perçut cette dissidence esthétique comme une dangereuse contestation de sa politique, une campagne de presse fut organisée un mois après les faits dans plusieurs journaux de gauche, simultanément. Un lynchage médiatique en règle eut lieu. Les artistes participants furent dénoncés comme d’« extrême droite » et malgré les procès en diffamation gagnés et les droits de réponse publiés, la peur s’installa.
La technique du tir groupé, désormais au point, fut employé lors des divers épisodes de la dissidence qui ont suivi, notamment lors de la querelle de l’Art contemporain de novembre 96 à mai 97 dont Jean Clair, Philippe Domecq et Marc Fumaroli firent les frais. Plus récemment en avril-mai 2007 le scénario s’est reproduit avec le Président de la Maison des Artistes, Rémy Aron. Celui-ci avait critiqué l’art officiel et proposé des mesures fiscales pour relancer le marché de l’art, comateux en France. Dix jours après les faits une campagne médiatique orchestrée, « Le Monde » en tête, l’attaque en lui mettant l’incontournable étiquette « extrême droite », en absence de tout autre argument.

Le Ministre artiste
Un quart de siècle s’est écoulé, le monde a changé, rien ne bouge à la DAP*5: Toute personne critiquant l’AC et ses choix artistiques est systématiquement taxée, selon une échelle croissante de gravité: de peintre du dimanche, de ringard, d’anachronique, de nostalgique, d’aigri, de populiste, et de proche en proche, d’extrême droite et de nazi. La DAP en est encore à la conception fermée de l’AC du début des années 80 et condamne radicalement la peinture comme contre-révolutionnaire. Ses croyants seraient stupéfaits d’apprendre que Marcel Duchamp a vécu en dehors de toute idée ou engagement politique et que Pierre Restany était tout aussi indifférent, il avait été membre du RPF, partisan de l’Algérie française et membre d’un cabinet ministériel gaulliste. Ses manifestes Nouveau Réalistes déclarent sans ambiguïté que « les œuvres ne portent pas un jugement, un regard critique sur le monde, elles sont le constat objectif de la réalité urbaine».
Il faut se rendre à l’évidence, l’AC comme « art révolutionnaire » est une création de Jack Lang, une œuvre d’art, un happening qui a duré plus d’un quart de siècle, le plus long de l’histoire probablement, il fait du Ministre un artiste ! On doit à Madame Trautmann une version tardive en 97, « l’art citoyen », création ayant pour but de « faire échec au Front National », supplanté en 2006 sous Donnedieu de Vabres par l’art « arty »*6, création de la « come » de François Arnaud qui n’a plus rien de politique mais qui rapporte aux artistes officiels. Serait-ce la fin du processus ?

Si l’ « Art contemporain » a été détourné à la fois par le libéralisme américain, et la gauche française c’est que ni l’Art ni l’AC ne peuvent être réduits, quoiqu’on fasse, à être de simples instruments de la politique.  



*1”High art” terme anglo-saxon pour désigner « l’art »
*2 “community wars” Emeutes raciales en Amérique entre les années 60 et 80 qui ont débouché sur la valorisation de leur culture et la consécration de leur art. Voir « De la Culture en Amérique » Fréderic Martel Gallimard, Paris, 2007
*3 “Cultural wars” Grand débat sur l’AC en Amérique opposant les artistes transgresseurs et le grand public entre 89 et 98
*4 « AC » acronyme pour « Art contemporain », un genre de l’art d’aujourd’hui. Voir Christine Sourgins « Les Mirages de l’Art Contemporain » La Table Ronde 2005. Nathalie Heinich définit aussi l’AC comme un « genre »
*5 Paradoxe ! De 1981 à 2007 la DAP et ses instruments : FRAC, DRAC, FNAC etc. ont pour moitié consacré leurs achats à des artistes anglo-saxonne dans les galeries de New York. Ils ont ainsi consacré l’art américain en Europe, lui donnant une légitimité prestigieuse alors que dans un même temps les galeries américaines n’ont pas consacré d’artistes français à New York. La DAP a contribué avec application à la fois à couler l’AC et l’art en France.
*6 Contraction de art et de sexy. Il faut plaire aux « people », il faut être « glamour », il faut vendre des sacs à main.

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François derivery


Il n’y a d’art que critique

« L’art », en tant que Valeur (matérielle et symbolique) est produit en fonction d’une demande qui prend forme à l’intérieur d’une société donnée. Il est attaché à la reproduction d’un système qui l’avalise et que lui-même représente. Par sa position officielle hégémonique l’art contemporain international est une émanation du néolibéralisme à visée planétaire.
Il n’est donc pas possible de parler d’art en soi sans le rattacher à un système économique, politique et idéologique précis.
Il n’en va pas de même si on aborde l’art du côté de la pratique. La raison d’être de la pratique artistique n’est pas la reproduction de ce qui est déjà mais au contraire la production de différence, c’est-à-dire de sens. Elle est donc nécessairement quelque part critique du consensus régnant, que celui-ci du reste soit marqué « à droite » ou « à gauche ».
La pratique artistique a pour fonction de préserver le sens de l’art, qui est précisément de produire du sens. Etant critique, l’art — celui de la pratique — est donc politique, mais il l’est avant le politique proprement dit, lequel a vocation à le récupérer.
Cela ne veut pas dire que l’art est « au-dessus des idéologies » mais bien qu’il est critique des idéologies — de toutes les idéologies. La défense de la « liberté de création », que prétendent s’approprier tour à tour la droite et la gauche pour le seul amour désintéressé de l’art, n’est pour elles qu’un moyen d’occulter cette double réalité qui est que, d’une part, l’art est toujours déjà politique et tamponné au sceau de l’idéologie, et que, d’autre part, sa vocation principale est justement la critique de cette idéologie et de l’ordre qui l’inspire.
Il faut donc poser que la pratique artistique est dans son principe non idéologique, comme l’est ou doit l’être la pratique scientifique. Mais cette définition n’est valable que pour un moment précis. Une vigilance permanente est requise de l’artiste face au retour obstiné de l’idéologie (voir Althusser). Pas de pratique artistique véritable sans remise en question permanente.
A l’opposé de cette pratique de sens se situe la pratique formaliste, qui n’a rien de critique. Elle évolue dans les frontières du consensus idéologique et protégée par lui. La pression de l’ordre dominant conduit de tout temps certains artistes, plus honnêtes ou perspicaces que d’autres, à pratiquer un double langage ou une complexité que l’idéologie récupératrice s’empresse de réduire à une pensée unique. Cas du ready made de Duchamp, foncièrement critique, travesti en modèle formaliste porte-drapeau de l’art contemporain.
La question du rapport de l’art au politique est complexe et prête à confusions. L’art est politique comme subversion du politique. Mais si c’est le politique qui inspire l’art on obtient le formalisme autiste « à droite » ou l’art de propagande « à gauche », ou l’inverse.
La production de la nouveauté en art est indissociable d’une pratique critique de l’idéologie — notamment de l’idéologie formaliste, alibi du conformisme — et d’une (auto)critique de la pratique elle-même. « L’innovation formelle » pour elle-même est un leurre, à l’instar des provocations convenues et des recherches de visibilité à tout prix de l’art de marché, qui reproduisent le système en se donnant l’air de le subvertir.

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Françoise Monnin


Ni à droite, ni à gauche, ailleurs !



À l’heure où les nations comme les individus revendiquent moins que jamais une identité « de droite » ou « de gauche », où ils essaient tout au plus de savoir s’ils privilégient la performance économique ou le bien-être social, il y a belle lurette que l’art ne se pose plus la question. Ni de droite, ni de gauche, l’art se faufile partout et particulièrement « en dehors des lits que l’on borde pour lui », ainsi qu’écrit le peintre Dubuffet. L’art ne prend pas position. Aux positions, il oppose leur subversion. Il n’épouse aucune conviction, s’applique bien au contraire à en déceler les contradictions. Aux obéissances collectives, il préfère la désobéissance individuelle.
Certes, il s’est toujours trouvé des artistes politiquement engagés, du communiste Fernand Léger hier à l’écologiste Hervé Bourdin aujourd’hui. Leur art n’en a pas moins, toujours, été dégagé de toute idéologie politique. Même Rodtchenko, actuellement célébré par le musée d’art moderne de la ville de Paris, et qui fut l’un des inventeurs du constructivisme au début du XXe siècle, au cœur de l’URSS naissante : moins que de l’idéal socialiste, ce dont il fut le porte-drapeau, ce fut de la révolution industrielle et intellectuelle du début du XXe siècle. Des défilés militaires et des architectures modernes, seule la splendeur géométrique et l’échelle démultipliée le fascinèrent. À tel point que le régime en place, agacé, lui ôta très vite ses responsabilités d’enseignant, le reléguant dans des fonctions anonymes de photographe de presse. Trop abstrait, pas assez productif ! De droite comme de gauche, les politiciens s’inquiètent toujours de la sensibilité, de la lucidité et de l’indépendance des artistes. Ce pourquoi, ils s’ingénient, toujours, à en faire des décorateurs ou des bouffons.
Sitôt qu’un artiste devient obéissant, il cesse de devenir un artiste. Sitôt qu’il tente de militer plastiquement, ses créations se vident de leur substance. Capteurs de phénomènes indépendants de toute orientation politique, pour demeurer à l’écoute, il doit rester libre. Sans liberté, pas de Caravage écrabouillant à l’aube du XVIIe siècle les habitudes classiques. Pas de Monet refusant l’enseignement, pas de Cézanne se nourrissant de solitude. Pas de Bacon ni de Giacometti, flanquant à la face du monde, au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’ampleur de la catastrophe et l’évidence de notre fragilité. Peindre, sculpter, photographier, filmer, danser ou chanter ne sont pas des gestes politiques mais des témoignages d’existence. Sans conviction, perclus de doute. Indépendants, donc.




Moucha

Une question sans objet

La question est inepte en elle-même, mais on peut justement la considérer comme bien venue dans la mesure où elle concerne un domaine où l’inepte est roi (nu le plus souvent).
D’ailleurs , cette question, a-t-elle vraiment un objet, quand la plupart des gens ne savent pas exactement où se situe l’art aujourd’hui et même s’il existe encore.
Les artistes, eux, les vrais, savent qu’il existe encore, mais sûrement pas là où il est signalisé par les repères droite-gauche, haut-bas, bon-mauvais, etc., qui ont une détermination d’ordre politique ou administrative, voire ménagère.
Depuis une centaine d’années, les critères artistiques dominants ont été ceux de la «  modernité » : une notion liée étroitement à celle de progrès dans tous les domaines, scientifique, technique, etc.
Là est sans doute l’erreur majeure , qui fut celle d’avoir plaqué sur l’art cet impératif de progrès, y compris social, car on a pu mesurer les dégâts quand l’art voulu « s’engager » socialement : ce fut le constructivisme soviétique,le réalisme socialiste, le futurisme mussolinien , et même l’expressionnisme allemand qui , à ses débuts , fut soutenu par Hitler.
Les artistes qui ont sincèrement embarqué leur art vers des « lendemains qui chantent », ont toujours été les cocus du politique…ou alors des collabos.
Aujourd’hui le progrès de l’inepte en art continue son accélération exponentielle, avec telle machine à fabriquer des excréments, telle œuvre où l’on voit des pigeons picorer des mannequins d’enfants en graines agglomérées, telle expo au Palais de Tokyo de sculptures en aliments qui pourrissent avec cette odeur épouvantable que dégagent les collabos préposés aux basses oeuvres.
Avec tout cela le « progrès » artistique semble atteindre une sorte d’apogée ou une situation extrême, asymptotique au néant, qui lui, n’est ni de droite, ni de gauche.
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JEAN-JACK QUEYRANNE*

* Ex – ministre, Président du Conseil Régional Rhône-Alpes.

Placer photo au centre du bloc texte

L’art, c’est le désir d’être au monde, c’est le désir de résister, c’est le désir d’être vivant.



Cette question maintes fois débattue au cours du siècle précédent retrouverait-elle son actualité, à l’heure où les confusions sont savamment entretenues pour des discours soi disant «décomplexés », entre culture et paillettes, people et pensée, et où un nouvel ordre moral semble devenir l’apanage du progrès et de la modernité ? Ne faut-il pas justement combattre ce refus apparent des idéologies qui, sous couvert d’une lutte contre la pensée unique et la dénonciation de Mai 68, a pour volonté d’éliminer toute pensée critique ?

Tout est entrepris pour assurer le triomphe de « la culture TF1 », cet oxymore de la société du spectacle. Le nouveau Président de la République et son épouse nous entraînent dans un feuilleton qui emprunte aux recettes des séries américaines et de la télé-réalité. Dans ce grand «talk show» en yacht et lunettes noires, l’art serait-il condamné à n’être plus qu’ « entertainement » ?

Non. L’art touche à la spiritualité, à la quête d’un absolu, il déplace les réalités, s’adresse à l’intelligence. « L’intelligence humaine naît du baiser des Muses » soulignait récemment le musicien Nikolaus Harnoncourt. Les premiers témoignages de l’humanité, comme celui de la Grotte Chauvet, cette « chapelle Sixtine de la Préhistoire » découverte en Rhône-Alpes et vieille de plus de 30 000 ans en apportent une éclatante démonstration. Pour s’élever de sa condition, pour s’approcher de l’immensité du monde et côtoyer les cieux, l’homme s’est exprimé par la création artistique. L’art ouvre les pistes des possibles, l’art est subversion, il force au questionnement, il est vision du monde, il bouscule, dérange, projette dans l’avenir.

En ce sens, l’art est l’opposé de l’immobilisme et du conservatisme, tendances qui peuvent être partagées, il faut bien le reconnaître, aussi bien à droite qu’à gauche. Il est l’opposé de la soumission et de l’inféodation. Les dictatures de tous ordres combattent toujours immédiatement l’art et les artistes. Le parcours de Malevitch est à ce point éclairant. Ce révolutionnaire de l’art contemporain - sa toile intitulée "Carré noir sur fond blanc" (1915) proclamait haut et fort que la peinture ne devait plus être la reproduction de la réalité - à du se rallier au pouvoir soviétique triomphant. Ses œuvres consécutives à la normalisation stalinienne, que l’on peut voir encore à la nouvelle galerie Trétiakov à Moscou, respectent les canons du «réalisme en vigueur». Mais derrière la croûte des apparences, on perçoit la souffrance de l’artiste «aux ailes brisées».

Combattue ou soumise, la création artistique trouve sans cesse des issues nouvelles pour s’exprimer comme la source jaillissante que l’on voudrait contraindre. L’art ne peut non plus être réduit à la simple notion de divertissement, sinon il s’appauvrit, devient consensuel, motivé par des ambitions marchandes, ou sinistre illustration du pouvoir.

Alors si l’art permet à la communauté humaine de sortir de la spirale de l’immédiateté, de s’interrompre pour comprendre, de donner rendez vous à l’intelligence face aux démagogies, nous avons un immense besoin de lui et de ses artistes. Cela n’est ni de droite, ni de gauche.

Mais s’il faut réaffirmer que si l’art n’est ni de droite ni de gauche, les politiques culturelles, elles, sont bien, soit de droite, soit de gauche. Je pense que l’art doit être le cœur de toute politique culturelle, pour permettre aux artistes de créer en toute liberté, pour offrir à tous nos concitoyens la possibilité d’exprimer leur créativité et enfin pour bâtir sans relâche des passerelles entre les créateurs et la population. Parce que l’art est le creuset où peuvent se forger les pensées critiques, en tant qu’homme de gauche, je crois profondément en la fonction émancipatrice des politiques publiques de la culture.

Robert Filliou, poète et plasticien, disait : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Je partage profondément cette idée parce que l’art c’est le désir d’être au monde, c’est le désir de résister, c’est le désir d’être vivant.


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Christian Noorbergen
L’art, ou la fin des barrières idéologiques
On pourrait dire hâtivement que la droite voudrait structurer l’identité collective, voit l’art comme une belle représentation des normes, canalise assez bien l’économie, et supporte assez bien la pauvreté. Privilégie l’inné plutôt que l’acquis, l’ordre et la sécurité. Accepte de loin l’art moderne et contemporain, avance l’art actuel comme un parapluie cache-misère. La droite française n’est plus depuis longtemps la plus bête du monde. L’extrême droite, souvent populiste et inculte, éprouve de la haine pour l’art qui bouscule si fort les idées reçues. Les nazis crucifiaient l’art vivant.

On pourrait dire hâtivement que la gauche voudrait structurer l’altérité individuelle, voit l’art comme une présence troublant les codes, canalise assez mal l’économie, et supporte assez mal la pauvreté. Privilégie l’acquis plutôt que l’inné, le chaos et la tension créatrices. Accepte de près l’art moderne et contemporain, voit l’art actuel comme un phénomène de mode ou de prestige. La gauche française n’est plus la plus naïve.
L’extrême gauche a tôt fait de rejeter la création et de crier à l’élitisme. Les staliniens crucifiaient l’art vivant.

Les artistes seraient donc, globalement, plus à gauche ? Probablement.
Mais les profondeurs mentales, d’où surgit l’art, ignorent toutes les conditionnements de ses propres apparences, et celui des idéologies…
Les medias font et défont le monde, au rythme quotidien de l’agitation des titres, comme les petites vagues à la surface des eaux, innombrables, chaotiques, et sans effet sur la vie profonde.

Et si la politique n’existait plus qu’à la surface des choses ?

La réalité d’autrefois, et ses durs pépins, était structurée par des mythes, des codes, des religions et des cultures, l’art illustrait tout cela. On pourrait opposer, dans chaque pays, la vie réelle à la réalité médiatisée. Frustration de la vraie vie… Attrait des réponses idéologiques.
La politique ( vie de la cité, grands projets de terre et d’humanité, problèmes des grands fonds ) semble condamnée à n'exister plus qu’à travers les médias, et leur opportunisme fascinant.
Si les medias sont nos doubles, leurs surfaces sont nos miroirs. Mais sans profondeur, comme la noyade est lente et cruelle...

On a du mal à respirer. Est-ce à cause du dehors épuisé qui s’abîme aux violentes pollutions, ou du dedans écoeuré qui s’abandonne aux idéologies décaties ? Le seul ours blanc qui aimait l’art s’est noyé aux eaux glacées des Frac. La peau de l’ours est rouge du sang des anonymes tueurs.
L’humanité devrait consacrer toutes ses forces à maintenir en vie ses demeures vitales. Les grands de ce monde devraient tous protéger les petits hommes de leurs folies et de leurs férocités. Et donner le bon exemple du bon usage de notre terre, quand des êtres de mauvaise vie, et des combats d’arrière-garde, et des folies meurtrières souillent le sol, polluent l’âme, et rendent la vie difficile. L’art est la voie royale d’une humanité ouverte.
Voilà le programme d’un monde affranchi de ses horreurs, baignant dans l’huile de la réconciliation générale et nageant dans le beurre de la fraternité…

La fin des idéologies ou leur faim mauvaise ?

Il était une fois – c’était même de nos jours – un monsieur plus ou moins normal, c’est-à-dire Français, depuis 12524 générations, sans compter les invasions. Il n’aimait pas trop se prendre la tête. C’est-à-dire que penser sans avoir mangé lui faisait un peu mal au coeur. Il voyait bien que certaines choses n’étaient pas correctes. Donc, et surtout quand il faut voter, (« votons nous les uns les autres » disait ma française grand-mère ) l’immense complexité d’une société lui paraît bien trop compliquée. «  Que faire ? » se demande ce brave monsieur qui n’aime guère l’art. « Faut aller au marché des idéologies sommaires » répond l’écho tourmenté de son âme. « Absolument », dit TF1 la sommaire télé qui prépare le terrain de tous les abandons.
Le monsieur va donc choisir son casse-croûte mental en fonction de l’idéologie qui lui paraît la plus proche de son moral. Avec ou sans bronzage, avec ou sans compte en banque, avec ou sans rancune, avec ou sans frontière... De tout pour faire un monde à compartiments.
A chacun son idéologie de mauvais services à humanité, uniforme mental étriqué fait sur mesure industrielle. Celles des autres étant à combattre. « L’ennemi est bête, il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui. » ( Système D. )
Les idéologies, idées courtes et filles de pub, donnent de mauvaises réponses à de bonnes questions. Grilles de mauvaise lecture. Slogans à penser. Pièges à convictions, selon les filtres adoptés. Et elles se plantent tôt ou tard. Elles n’aiment pas la raison, elles veulent avoir raison.
J’attends la fin des idéologies. Elles sont empoisonnées d’inconscients noyaux de sourde affectivité, où baigne moins de cœur que de rancœur. Ce sont de faibles armes pour comprendre la vie. Toutes les idéologies se trompent, et trompent leur monde. On patauge, on fait puis on défait.
Tant que la faim des idéologies attisera les sales conflits, la fin de ces caricatures pensives sera pour plus tard ! La réalité est trop riche et trop pauvre, trop laide et trop belle, pour que les idéologies, filles faciles de la technique et de la modernité, continuent de pourrir l’humanité. Apprenons à penser plus haut que les idéologies.

Ce sont les utopies qui font avancer le monde, pas les barrières idéologiques.
Article 1 : l’art est souvent politiquement « incorrect ».
Article 2 : les hommes politiques sont des gens importants qui s’intéressent très modérément à ce qui n’intéresse pas les gens. Les gens sont très modérément intéressés par l’art.
Article 3 : les hommes politiques, actifs et ambitieux, n’ayant que des choses importantes à faire, n’ont pas vraiment le temps de se construire une culture artistique.
Article 4 : l’art permet d’habiter l’univers. Et alors ?
Article 5 : la politique indique à tous la route à suivre, et l’art fait de la résistance. Il résiste à tout, à la publicité, à TF 1, et aux camps de concentration.
Article 6 : l’art est lié à la condition humaine, la politique s’occupe des situations politiquement urgentes.
L’essence de l’art ne s’arrête pas aux frontières du social, de la technique et de l’économique. La droitagauche a du mal à dépasser l’instant pour les projets lointains, la gauchadroite ignore l’utopie qui régénère le présent.
En 1905, le peintre Klimt regrettait grandement, dans les journaux viennois, la part excessive de la politique et de l’économie. Il oubliait le sport, devenu l’opium des peuples, et jeu massif et pulsionnel, à l’insu du plein gré des surfaces…
L’art est la tache aveugle des visions politiques, il creuse le contenu latent du sens et des sens refoulés, du corps profond, de l’énigme crue d’exister, de la sexualité vive, et de la vie mortelle.
Nous ne rêvons jamais de politique, mais l’art rêve nos vies, et nos rêves hantent les arts.
Si la sphère politique retrouvait ses valeurs enfouies, de nouvelles relations de la politique et de l’art pourraient ouvrir des portes et des fenêtres sur les voyages de nos vies. La politique a besoin de socles et d’appuis.
L’art est en avance, il s’invente tout seul.
La politique, comme l’amour, est à réinventer.

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CHAMIZO

Dans les seventies j’étais plutôt ultra-gauche…
… ce qui m’amena direct à la case prison. J’ai détruit toiles et poèmes, me mettant en guerre contre la société, c’était ma révolution. Au cours de mes dix-sept années d’incarcération, j’ai surtout été soutenu par des élu (e)s de droite- je salue ici Jean-Pierre Philibert et Françoise Grossetête- ou des hommes de droite comme Alain-Dominique Perrin. Mais lors de ma détention à Val-de-Reuil, c’est Jack Lang qui a exigé que je puisse disposer d’un endroit pour travailler à ma peinture. Après ma libération, j’ai été grâcié de dix ans d’interdiction de séjour par François Mitterrand, sur le conseil de Paule Dayan. Elle et moi sommes depuis devenus amis.
Je crois que l’art est un langage universel et que la sensibilité artistique -comme le cœur- ne peut être l’apanage de la droite seule ou de la gauche exclusivement. J’ai reçu il y a peu un mail où l’on me disait « vous critiquez les gens à qui vous vendez vos toiles ». Cela voudrait dire, en poussant à l’extrême que seuls les pauvres (majorité des gens sur terre) seraient de gauche et donc pour le partage de ce qu’ils n’ont pas… Les pauvres seraient condamnés à juste regarder. Même l’art. Les acheteurs de mes œuvres ne sont pas tous des nantis de droite. Il y des nantis de gauche aussi. Et il y a des gens de droite pas riches qui économisent pour acheter un dessin ou se cotisent pour une petite toile à l’occasion d’un mariage… Moi, je critique avec amour et humour le monde dans lequel je vis. Depuis peu, je suis citoyen à part entière et j’ai voté pour la première fois de ma vie aux présidentielles 2007 ! Il semblerait que la majorité vote pour le meilleur « clip vidéo », pour celui qui a les moyens de convaincre. Cela demande aux politiques beaucoup de souplesse de faire un tel grand écart entre des idéologies obsolètes et notre quotidien du XXIème siècle.
Je suis un privilégié. Je vis de mon art et, à presque soixante ans, il me donne les moyens d’un cadre sup. Si on veut aller derrière les apparences, on tombe sur des paradoxes. Quand j’avais le ventre vide, j’avais déjà les mêmes combats : contre le sida, contre les inégalités, contre la guerre. Mes tableaux en témoignent, aujourd’hui comme hier. Et ils se vendent de mieux en mieux. Mes opinions, mes désirs et mes utopies, on peut les voir dans mes créations. Moi qui ai été longtemps incarcéré, je viens d’installer L’hymne à la liberté dans le Lot : quinze portes de prison encadrées de ruines de murs, plantées en pleine nature. Pour dire que les murs n’arrêtent pas la liberté. Et bien c’est Dominique Perben qui m’a donné ces portes et Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur qui a subventionné à hauteur de 10.000 euros. Alors, œuvre de droite ou de gauche ? Si cette œuvre doit être politisée, je l’ai faite altermondialiste. Car j’attends que la nature reprenne ses droits sur le site, c’est ça la liberté finalement. Quant à l’art, droite ou gauche, il n’en a rien à faire.

__________________________________________  Rémy Aron*
Artiste –peintre. Président de l’association Maison des Artistes Cette dialectique droite-gauche selon laquelle les forces politiques se répartissent géographiquement dans l'hémicycle du Palais Bourbon et dans la gestion politique de la sociétè , est-elle la même que celle des forces contradictoires qui agissent en moi, artiste ?  Les forces dites de gauche sont celles que je ressens comme énergie intérieure, elles bouillonnent en moi et me poussent à la révolte et à la liberté hors de toutes contraintes. Cette liberté qui brise les cadres et les limites veut sortir de cette condition humaine balisée de tous cotés et aspire à une plénitude généreuse et utopique dans un Eden présent et éternel. Cette force tend vers l'idéal. Elle est recherche de l'absolu. Ces forces de « gauche » qui tressaillent en moi sont celles qui demandent à bousculer les choses trop bien établies, elles sont nécessaire pour « faire table rase du passé » et pour aller vers « l'inconnu pour y trouver du nouveau » jusqu'à se libérer de soi-même en préparant  le dernier « Voyage ». Elles sont l'expression de l'amour et de la passion qui volent à l'ennui et aux habitudes la succession grise des jours et des nuits. Ce sont elles qui provoquent à jouir, au plaisir , à la catharsis purificatrice, qui peut aller jusqu’à la destruction. Toutes ces transgressions, ces blasphèmes, ces sacrilèges, ces apostasies, contre l'ordre de la loi, contre les limites imposées, sont le carburant de la lutte pour sa propre survie.   Les forces de droites en moi, sont celles de la raison, de la règle, de la Loi et des apprentissages. Ce sont celles qui président à la mise en ordre de l'espace plastique et de l'espace social. Elles donnent les outils et conduisent le geste en lui permettant de coordonner son désir. Elles sont la méthode. Sans l'apprentissage d'une langue rien ne peut s'exprimer, les forces de droite donnent les mots et la grammaire, elles domestiquent l'articulation du discours et lui donnent un sens pour qu'il soit compréhensible par les autres. Ces forces sont faites de l'admiration des maîtres anciens, du ressourcement dans la tradition, du respect, de la fidélité à ses engagements et du « refus du mouvement qui déplace les lignes ». Elles nous apprennent le plaisir de comprendre et d'adhérer à une hiérarchie de valeurs et dans cette hiérarchie de trouver sa place avec humilité dans  la suite des générations, la marche des étoiles et à voir le relatif et le moins pire en soi et dans sa présence au monde. Elles permettent aussi de vivre. Mais elles sont là aussi pour être transgressées, violentées. On peut les prendre « sur ses genoux, les trouver amères et les injurier ». Mais il faut qu'elles soient fortes pour engendrer le génie qui les dépassera.   Ces deux forces fondamentalement opposées sont ensemble dans le cœur et dans la tête de l'artiste. Le combat qui se joue tous les jours dans l'atelier est bien celui-là, entre le plaisir du grand « bordel » et la souffrance de la .mise en ordre. C’est le combat de la vie, c’est la quête de l’Harmonie, fille de l’amour et de la guerre, de Mars et de Vénus, du conformisme et de la désobéissance, du contrôle et du laisser-aller, du hasard et de la nécessité. Alors il y a la grâce, qui permet sans doute de dépasser ces couples de complémentaires et indissociables oppositions, qui permet aussi d’assurer le juste équilibre et la juste place de chacune des forces opposées.
Or, en ce qui concerne maintenant le débat sur l’art, il semble s’être produit une inversion des relations symboliques entre la gauche et la droite. On constate en effet que le conformisme esthétique véhiculé à tous les niveaux de la politique officielle de l’art constitue la suite paradoxale de l’anticonformisme de Dada, des situationnistes, de mai 68. Comme si les cartes étaient brouillées, les rôles inter changés, les références bouleversées.
Tout est donc à repenser, à reconstruire, et c’est un chantier enthousiasmant pour les années à venir.

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Amélie Pékin*
Dialectique, vous dis-je !

On me demande impérativement d’intervenir dans ce débat. Bon, d’accord. Mais je me contenterai de signaler ce qui suit.

Je viens de fortuitement tomber sur la chronique de Nicolas Bourriaud,( ce beau et ténébreux jeune homme dont la photo figure en haut de page de la dite chronique) dans Beaux-Arts Magazine de juin, qui commence comme cela : « Chers compatriotes, ne sous-estimons pas le risque de voir s’installer en France, avec l’élection de Nicolas Sarkozy, un régime collectiviste et étatique où le gouvernement, au nom de l’équité, se lancerait dans une politique culturelle bolchevique… Comment ça, je n’ai rien compris ? Ce serait l’inverse, dites –vous ? »… Diablement dialectique, isn’t it ?

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Non, il ne faut tout de même pas supprimer le Ministère de la Culture !

Un entretien avec Frédéric Martel




Chercheur et écrivain, Frédéric Martel, est maître de conférences à Sciences-Po Paris. Docteur en sociologie, il est l’auteur de cinq livres, notamment De la Culture en Amérique - Gallimard, novembre 2006 ( qui a eu un gros succès international dont la « une » du New York Times) et Theater -La Découverte, 2006, sur le déclin du théâtre en Amérique. Il anime chaque samedi sur France Culture, « Masse Critique, le magazine des industries culturelles et des médias ».
Il a, dans l’entretien donné à Libération du 17 mars 2007, été très sévère à l’égard du précédent ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres : « Son administration est désorganisée et démoralisée, son action clientéliste, ses nominations médiocres, son cabinet calamiteux. On a un ministère asphyxié, à la tête d’un système culturel fossilisé. » … Christine Albanel a donc du pain sur la planche, y compris dans le domaine Art Contemporain qui nous intéresse plus particulièrement, et vers lequel nous avons « focalisé » l’entretien qui suit. P.S.



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Ce dirigisme étatique français que vous pointez volontiers en opposition au « laisser-faire» américain, est-il le produit d’une pensée de gauche ? D’une logique qui s’est retournée ou renfermée sur elle-même, et qui a fait que des bonnes intentions initiales, ne restent plus aujourd’hui que les effets pervers ?
Inversement le libéralisme de type américain que vous prônez, ne risque-t-il pas, dans l’ état actuel des mentalités en France, d’être plutôt rangé à droite ? Alors, qu’autant que l’on sache, vous êtes plutôt de gauche ?


Mon travail, comme tout travail de chercheur, est d’abord une analyse d’un système, ici le système culturel américain, que j’observe dans sa complexité et sa singularité, indépendamment du débat qu’il peut y avoir en France. C’est pour cela que dans mon livre, je ne parle jamais de la France, je n’attaque pas le modèle français, je ne parle que du fonctionnement autonome et singulier du système américain. Celui-ci est d’ailleurs peu connu et mal compris en France, où l’on a tendance à le réduire au mot libéralisme. Or, ce mot n’a pas, aux USA, la même signification qu’en France, car là-bas, être libéral, c’est être de gauche, c’est Roosevelt, Kennedy ou Johnson, c’est défendre les Droits de l’Homme, c’est l’attention portée aux races, aux minorités, c’est être en faveur à l’intervention de l’État – en gros, l’inverse du sens français du mot ! Pour évoquer le capitalisme sans limite et l’économie de marché pure, on parle plutôt aux États-Unis de « laissez-faire capitalism » ou de dérégulation. Mais pour revenir au système culturel américain, il n’est en fait ni libéral, ni dirigiste, ni dérégulé – ou tout cela à la fois car il est beaucoup plus complexe qu’on ne le croit. En en faisant une observation approfondie – et c’est ce que j’ai essayé de faire dans mon livre – la culture et l’art américains sont en réalité fortement soutenus par l’état.
Certes, en matière de soutien direct, l’État joue un rôle mineur. Pour exemple: le budget de l’agence culturelle fédérale (le National Endowment for the Arts ou NEA) est de l’ordre de 125 millions de dollars par an, alors que le budget culturel de la Ville de Paris est de 225 millions d’euros par an. Ce qui veut dire, si on se limite à cette première impression, qu’on dépense plus à Paris pour la culture que pour tous les États-Unis réunis.
Toutefois, si on examine comment sont organisés les aides indirectes et les divers financements parallèles, on s’aperçoit qu’en réalité les budgets sont très importants. Il existe surtout un manque à gagner fiscal de l’Etat significatif à travers les multiples possibilités offertes de défiscalisation. Et si l’on additionne l’ensemble de ces millions de petits manques à gagner fiscaux, on obtient, en fin de compte, des financements publics indirects et directs qui sont sans doute équivalents, et à comparaison égale, à ceux que nous avons en Europe et peut-être même en France, pour la culture.

Dans l’entretien que vous avez accordé, en mars, à Libération, vous faites cependant la comparaison avec la France, et vous y dénoncez bien vigoureusement certains aspects regrettables du système français


Un chercheur a aussi le droit de prendre parti durant la campagne présidentielle et c’est pourquoi je me suis longuement exprimé pour faire le bilan, il est vrai en demi teinte, du ministre Renaud Donnedieu de Vabres dans l’entretien que vous mentionnez. Reste que mon objectif n’est pas du tout de vouloir importer en France le modèle américain ou de calquer notre politique sur la leur – tout au contraire, car ce serait catastrophique.
De plus, je ne crois pas qu’on puisse parler du système français comme seulement dirigiste ou centralisé, même s’il l’est souvent. Ce qui me semble problématique, c’est plus la dépendance et le fait que notre politique culturelle soit « sous tutelle », c’est - à -dire que les acteurs culturels dépendent des élus au niveau national, des Régions ou des villes. Tout cela contribue à produire une sorte de catéchisme culturel, de dirigisme culturel, je dirais même de contrôle culturel, qui est, contrairement à ce que l’on dit, préjudiciable à la liberté de l’artiste et surtout à la diversité culturelle – ce mot que l’on défend de manière incantatoire au niveau international, mais que l’on met pas toujours en pratique sur notre territoire national.

Que pensez-vous du rôle de cette toile d’araignée qui s’étend, autour de la DAP, avec les DRAC, les FRAC, les Centres d’art contemporain, les musées, les associations, etc. tous liès aux mamelles financières de l’État , et inféodés pour cela au Ministère?

Je ne serais pas aussi critique et je pense que, malgré cela, et heureusement, les marges de manœuvres et de liberté individuelles existent. Mais en effet, ce qui est problématique est bien ce « contrôle culturel » de nature administrative qui s’est installé en France, et qui n’existe pas seulement dans les arts plastiques. Je ne crois pas d’ailleurs que ce système soit né d’une volonté délibérée d’imposer telle ou telle forme d’art, mais il a, de fait, une tendance à choisir des styles plutôt que d’autres, ne serait-ce que pour satisfaire l’ensemble des instances de décision très liées entre elles. Et c’est vrai qu’il n’y pas cela aux USA, où il existe de multiples décideurs plus indépendants les uns des autres.
En France, c’est très dur d’être un insider, car les places sont chères, et les outsiders sont peu ou pas aidés (du moins tant qu’ils ne deviennent pas insiders et empêchent alors les autres outsiders d’entrer dans le système) ; aux USA, tout le monde est outsider ! C’est un système très darwinien où seul le plus robuste survit. Mais il est vrai que des formes artistiques très variées sont valorisées par des décideurs eux-mêmes très variés : riches philanthropes, agences publiques, musées indépendants, galeries d’art, départements d’universités, communautés ethniques, tous autonomes les uns les autres, tous isolés et pourtant animés de la même volonté de défendre la culture. En France, nous avons le ministère de la culture ; aux États-Unis, ils n’en ont pas, mais ils ont peut être mieux que cela : des milliers de petits ministères de la culture.

Cette norme française du « plus petit dénominateur commun », n’est-elle pas celle du minimalisme conceptuel, de la congélation du sensible, de la peur du mystère poétique, etc. ; qui pourrait caractériser ce qu’il faut bien appeler un esthétisme d’administration, un esthétisme « par défaut » ?

Un chercheur doit se méfier de s’exprimer sur ce qu’il connaît et je ne suis pas du tout spécialiste des arts plastiques. Je devine bien ce que vous avez en tête et sans doute suis-je peut-être même de votre avis. En même temps, j’ai été attaché culturel français aux Etats-Unis et je peux défendre de nombreux artistes français que j’aime. Mais la question est : pourquoi les États-Unis sont-ils si dominants dans les arts plastiques à travers le monde, mais aussi dans les installations, le théâtre d’avant-garde, la danse contemporaine, sans avoir ni politique culturelle, ni de Culture.USA (comme on a un Culture.france). C’est une question infiniment complexe dans laquelle la question d’un éventuel esthétisme d’État a sa place, mais elle n’est pas la seule.

Auriez-vous des suggestions à faire à Madame Christine Albanel?

Ce serait bien prétentieux de ma part et, pour le coup, dirigiste. Elle a sûrement réfléchi à tout cela avec son cabinet et son équipe. Elle commence, laissons-la faire. Je n’ai pas à lui donner de leçons. Je dirais simplement que tout ce qui ira dans le sens de la décentralisation, de la multiplication des guichets, de la réelle autonomie des institutions et des acteurs à décider eux-mêmes, ira dans le bon sens. Je pense qu’il faut aussi revoir complètement le rôle des DRAC et peut-être envisager de diminuer leurs missions. Enfin, je pense que la diversité interne en France sera essentielle, c’est -à -dire, à mes yeux, d’encourager la création des Français issus de l’immigration, et de la valoriser.

Et de placer les FRAC sous l’entière responsabilité de la région?

Décentraliser au maximum, oui et cesser de déconcentrer – mot inadmissible ! Mais aussi faire tout ce qui contribuera à casser ce catéchisme culturel ou cette idéologie de la culture, à ouvrir aux communautés, à permettre aux universités d’avoir une action culturelle, à donner une réelle autonomie à toutes les institutions culturelles par une ouverture de leurs Conseils d’Administration, aux artistes notamment et à bien d’autres catégories d’acteurs de la diffusion culturelle.

La Maison Des Artistes, association comptant 15000 adhérents et qui gère la sécu des artistes, se bat actuellement pour qu’il y ait plus d’artistes dans les commissions, mais aussi pour un loi de défiscalisation des achats d’oeuvres d’art par les particuliers. Qu’en pensez-vous ?


Je pense beaucoup de bien de cette idée de défiscalisation pour les particuliers, puisque c’est justement un des aspects vertueux du système américain que j’ai analysé dans mon livre. Contrairement à ce que l’on répète souvent, le système culturel américain est financé essentiellement par des individus et non pas par des entreprises. Dans le budget moyen d’une institution culturelle américaine, il y a en moyenne autour de 2,5% qui viennent des entreprises et 35,5 % invividus (le reste de la billetterie pour 50 %, des financements publics pour 7 % et des fondations à but non lucratif pour 5 %). On le voit, la culture n’est pas financée par les entreprises aux USA, contrairement à ce que l’on répète souvent.
En France, je pense qu’on a commis une erreur en concentrant la loi sur le mécénat d’abord sur les entreprises aux dépens du mécénat des particuliers. Or les individus sont à la fois beaucoup plus nombreux et leurs choix sont de ce fait plus divers , voire extravagants pour certains, mais tant mieux, car c’est ça la diversité. Il faut faire en sorte que les décisions et les choix appartiennent à un maximum de gens et pas seulement aux gens agréés par le ministère ou les collectivités territoriales.

D’autant qu’étant peu nombreux, ne doivent-ils pas installer un réseau de solidarité de goût entre eux et avec les mécènes institutionnels pour la défense d’une même doxa ?


Je serais une nouvelle fois moins sévère que vous. Le système français fonctionne assez bien ; mais il fonctionne surtout bien pour l’élite, dans une optique républicaine un peu faussée et dans une période où l’on attend de la culture des missions sociales. Mais c’est un système bloqué qui, tel qu’il est, a des difficultés pour évoluer parce qu’il s’appuie sur une idéologie incantatoire, théorique, idéaliste, qui ne correspond plus à la réalité.
La France est à la pointe du combat international pour le respect des diversités culturelles, mais elle ne l’applique pas sur son territoire, et s’il existait des indices de la diversité culturelle, nous aurions l’un des plus bas du monde.
Alors que les USA, c’est l’inverse. Ils luttent contre la diversité culturelle au niveau international, à l’OMC ou en Amérique Latine, mais en revanche, ils la valorise énormément sur leur propre territoire. C’est là le paradoxe.

Alors, faut-il supprimer le Ministère de la Culture ?

Bien sûr que non ! Ne comptez pas sur moi pour jeter le bébé avec l’eau du bain. On ne va pas non plus devenir américains ! Ce qu’il faut, c’est être pragmatique et moi j’appartiens à une gauche pragmatique ( que l’on appelait déjà dans les années 1970 pour la critiquer la « gauche américaine »). Il faut faire avancer le système tel qu’il est, le décentraliser, prendre en compte ses paradoxes pour les dépasser.

Avez-vous eu l’occasion de suggérer au Parti Socialiste une remise en question de ses modèles de politique culturelle ?

J’ai été à 23 ans membre de la direction du PS avec Michel Rocard, puis j’ai été conseiller de Martine Aubry dans le gouvernement Jospin. Certaines des idées que je défends, et qui sont souvent portées par des acteurs de terrain, dans les quartiers notamment, ont été un peu reprises dans le programme de Ségolène Royal. C’est bien !

Mais ce que je peux dire, c’est que, pour la gauche, le problème culturel est infiniment plus complexe que pour la droite. La gauche se sent une responsabilité de nature historique en ce domaine, car c’est à elle, depuis le début de la 5e République qu’a été implicitement ou explicitement confié la culture. Dans les années 50-60, sous De Gaulle, c’était le PC qui s’occupait de la culture tout en n’étant pas au pouvoir : c’était comme un pacte gaulliste-communiste entre la société et la contre-société. À partir de 68, cette contre-société communiste parallèle a commencé son long déclin, comme d’ailleurs l’autre pilier culturel de l’après-guerre que représentait l’église catholique. Souvenez-vous que dans les années 1950 et 1960 on allait au cine-club communiste ou catholique etc. Depuis, les collectivités n’existent plus guère et les individus se sont alors trouvés seuls face à l’état.
Après le règne du PC, est venu Lang, une gauche culturelle nouvelle manière, qui n’est plus celle du PC et qui installe un autre type de rapport à la culture, très novateur à ses débuts, mais qui, aujourd’hui, vingt-cinq ans après, a bien mal vieilli.
Ainsi, à cause de ce lourd héritage historique l’équation est-elle très compliquée pour la gauche actuelle. Elle pense encore avoir le « monopole du cœur » en matière culturelle et elle a du mal à ne pas vouloir revenir à l’âge d’or des TNP, Vilar et Lang..
Or c’est impossible, car la culture collective a disparu, elle s’est individualisée, autonomisée. Il y a aussi internet, cette « désintermédiation » qui a tout bouleversé : les hiérarchies, les critiques, les intermédiaires… et la gauche !

Que va-t-il se passer avec la droite ?

J’ai évidemment des a - priori un peu défavorables, mais je demande à voir, j’aimerais être agréablement surpris. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a d’un côté le discours de Nicolas Sarkozy, un peu populiste, bas de gamme, « low brow », et de l’autre, celui de Christine Albanel, sympathique mais un peu creux, « high brow » mais sans prise sur la réalité (ses premières déclarations sur le numérique sont à côté de la plaque et son silence sur les quartiers et la diversité est étonnant). Quoi qu’il en soit, la droite aussi aura à changer de logiciel culturel !

Au début des années 90, il a eu cette polémique appelée « la  crise de l’art contemporain » déclenchée par les écrits de Jean-Philippe Domecq, Jean Clair, Marc Fumaroli. Cette «  crise » a été plus ou moins étouffée. Elle resurgit un peu aujourd’hui, avec le manifeste « L’art c’est la vie » signé par des centaines d’artistes français de renommée nationale et internationale, et dénonçant « la centralisation abusive du pouvoir au mains d’un petit groupe de censeurs autour du ministère, tenants d’une pensée unique soumise au grand marché et à la mode ».
Avez-vous suivi tout cela ? Cela pourrait-il exister aux USA , être pour vous un objet de recherche et d’analyse ?

Je dois vous avouer que je ne me suis jamais senti très proche des auteurs que vous mentionnez. Je vois aussi une contradiction entre dénoncer à la fois la centralisation d’État… et le marché ! En même temps, je crois profondément qu’on peut avoir moins d’État et pas forcément plus de marché car il existe, entre ces deux sphères, la sphère à but non lucratif. C’est cela le modèle américain, d’abord l’existence d’un troisième secteur, celui de la société civile et des institutions à but non lucratif. En définitive, je crois qu’il faut se méfier de vouloir instrumentaliser les États-Unis dans le débat français : il s’agit d’un pays qui fait 17 fois la France et on peut prouver tout et son contraire avec l’exemple US. Ce qu’il faut c’est décentraliser, multiplier les décideurs, ouvrir nos universités à l’art et valoriser une vraie diversité en France, notamment en faisant confiance aux Français issus de l’immigration. Ce serait un bon début.

Propos recueillis par Pierre Souchaud



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CHRISTINE ALBANEL, MINISTRE DE LA CULTURE
RÉPOND AUX QUESTIONS D’ARTENSION

Questions formulées par Françoise Monnin

« je suis prête à examiner tout ce qui peut améliorer les modalités d’intervention de l’Etat et tout ce qui peut nous prémunir d’un « art officiel » dont, si l'on est objectif, nous ne sommes pas menacés. »


La mission de ministre de la culture, imaginée par l’écrivain André Malraux au lendemain de la seconde guerre mondiale, a considérablement évolué en un demi-siècle. Quelles sont les caractéristiques de cette mission relevant aujourd’hui encore de sa définition initiale et quelles sont les évolutions que vous aimeriez voir poindre 

En effet, la société a considérablement évolué et l'action publique aussi. Le ministère a joué son rôle d'impulsion et d'écoute. Qui aurait pu imaginer voilà 40 ans, l'implication extraordinaire des collectivités territoriales en matière culturelle ? Villes, régions, départements se sont investis dans ce domaine diffusant, transmettant, formant. Le ministère s'est adapté. Il a abandonné son dessein régalien, son centralisme pour devenir un partenaire. Cela ne veut pas dire que l'Etat n'est plus une force d'orientation, de proposition et, le cas échéant, de régulation, mais il partage son action avec d'autres qui sont en accord avec ses projets ou il accompagne des projets avec lesquels il est en accord. Il est également une force d'expertise, un outil, un centre de ressources pour le secteur public, comme pour le secteur privé. Il est intéressant de noter qu'il n'y a plus aujourd'hui, de grands projets économiques ou urbains, à travers le monde, sans volet culturel. Je crois que beaucoup d'acteurs en prennent conscience. Il est important, en 2007, qu'en plus des budgets publics, les entreprises ou les personnes privées viennent contribuer à cette dimension civilisatrice de nos sociétés. Beaucoup en ont l'ambition et c'était l'ambition d'André Malraux pour la création dans notre pays comme dans le monde entier : permettre à chacun de comprendre les créations, de se les approprier et d'en faire un élément essentiel de sa vie. En cela, le ministère de la Culture et de la Communication est un ministère déterminant pour la construction de notre avenir.

Le ministère de la Culture est à la fois chargé de préserver le patrimoine ancien et de stimuler la nouvelle création. La richesse du patrimoine français et le coût indispensable, toujours plus important, de sa préservation, ne constituent-ils pas des freins pour l’aide à la création vivante (lui revient 3,3 % du budget de votre ministère, contre 29,9 % au patrimoine) ?
Il est bien complexe de décider, dans la création actuelle, ce qui est important, afin de le soutenir. Comment s’y prennent les agents du ministère pour repérer cette qualité et ont-ils droit, comme les critiques d’art, les galeries d’art et les collectionneurs privés, à l’erreur ?

Vos informations ne sont pas tout à fait exactes : le programme création du ministère représente 27 % du budget total et au sein du programme création, les arts plastiques en représentent 7 %; sans doute faudrait-il faire mieux mais la part des arts plastiques est en progression de 8.2% pour un total de 53.6M¬ . De plus, je crois qu on ne peut pas opposer patrimoine et création comme si l’un devait exclure l’autre : il faut être présent dans ces deux domaines avec des types d’intervention complètement différents. On ne peut pas comparer la réfection de la toiture d’une église classée au titre des monuments historiques et une aide à la création d’un jeune artiste ! Enfin j’ajouterai qu’on peut aussi saisir l’occasion d’une restauration patrimoniale pour contribuer à la création : pour prendre un exemple célèbre c’est ce qui a été fait avec l’abbatiale de Conques (Aveyron) dont les vitraux ont été réalisés par Soulages ou bien le chœur de l’église de Bourbourg (Nord) dont la restauration s’achève et où Anthony Caro réalise en ce moment même une œuvre magnifique. Il en est de même pour le patrimoine industriel où Claude Lévêque vient de réaliser, à Uckange en Lorraine, une remarquable œuvre de lumière qui, à la fois, fait revivre l'histoire industrielle, ouvrière, des hauts- fourneaux et en même temps nous plonge, à travers les formes qu'il invente, dans une vision futuriste et prospective de l'espace. L'art ne se fait pas en oubliant le passé, mais que serait-il si il ne tentait pas de penser l'inconnu. Une société doit avoir une conscience aiguë de la nécessité d'innover, de se construire dans un projet, au risque de devenir un décor immobile aux situations inlassablement rejouées. Je suis très attachée à la dynamique que portent la recherche et la création.


Auteur de théâtre, romancière, présidente de l'Etablissement public du musée et du domaine de Versailles de 2003 à 2007, votre expérience vous mène surtout dans le domaine de l'écrit et celui du patrimoine. Comment regardez-vous les arts plastiques ? Qu'est-ce qui vous intéresse dans les arts plastiques d'aujourd'hui ?

Il ne faut jamais oublier une chose, l'art est fait par les artistes. Ce sont eux les créateurs. Un Ministre de la culture doit toujours respecter ce principe. J'ai découvert et visité de nombreuses expositions, en France et à l'étranger. J'ai constaté la très grande diversité de la création aujourd'hui. Il se dans la même époque, des œuvres antinomiques d'expression et de genre très différents et c'est tant mieux. La peinture est plus vivace que jamais à côté des nouvelles images technologiques ou des conceptions d'espaces proches du dispositif théâtral ou au contraire totalement inédites. Les créateurs ont une grande liberté qu'ils usent en se servant de toute sorte de moyens. Il faut savoir qu'il n'y a pas d'art sans cette liberté. J'ai des goûts personnels, j'aime les oeuvres qui ont de grandes qualités formelles, mais ce n'est pas pour autant que je vais imaginer que ce seul point de vue doit prévaloir. Une fois encore, le ministère n'est pas l'arbitre des élégances, il faut savoir regarder, comprendre une oeuvre sans idée préconçue. Si ce n'est pas le cas, il n'y a pas d'expérience, jamais d'aventure. Pour répondre, plus factuellement, dans mes visites récentes, j'ai été très intéressée, par l'exposition consacrée à la jeune scène française au Printemps de septembre, à Toulouse.


Il est bien complexe de décider, dans la création actuelle, ce qui est important, afin de le soutenir. Existe-t-il des critères permettant de définir la qualité d'une oeuvre nouvelle ? Comment s'y prennent les agents du ministère pour repérer cette qualité ? Ont-ils droit, comme les critiques d'art, les galeries d'art et les collectionneurs privés, à l'erreur ?

Existe-t-il des critères ? Question éternelle, de toutes les époques et concernant tous les arts, qui a provoqué des polémiques mémorables. Je crois bien sûr, qu'il y a des professionnels et des « amateurs », dans les secteurs public ou privé, qui consacrent leurs savoirs, leur connaissance, leur vie entière à l'art. Ils connaissent la création parce qu'ils la fréquentent tous les jours, il l'étudie, ils la découvre, en ont l'expérience ici ou à travers le monde. L'importance est, je crois, le sérieux, la solidité de cette expérience, de cette connaissance. À partir d'elles, il s'agit que ces « experts » soient ouvertes aux propositions des créateurs sans tenir compte des styles, des générations ou des modes. L'important est de favoriser la présence et les avis de ces personnes dans les commissions d'achats afin que la création soit comprise, reconnue et acquise, si l'oeuvre a la qualité nécessaire, pour enrichir notre patrimoine. Pour ne prendre qu'un seul exemple, citons le Centre national des arts plastiques, sous la tutelle de la DAP, il est très intéressant de voir combien est grand le respect de cette ouverture d'esprit. Dans les commissions, les « scientifiques » du ministère sont en petite minorité : 4 ou 5 sur 13 ou 14 membres, aux côtés d'artistes, de collectionneurs, de critiques, de responsables de lieu etc..., l'histoire nous rappelle l'ouverture d'esprit qui a permis au FNAC par exemple d'acheter des oeuvres d'artistes très différents et souvent dans des moments où ils étaient totalement hors mode, je pense à Rebeyrolle, Gasiorowski, Pommereule Erro ou M. Lemaître, E. Leroy, A. Nemours, Parmentier, Jean Le Gac ou J. Monory et tant d'autres dont également de beaucoup plus jeunes.: Damien Cabanes, Jean-Michel Othoniel lorsqu'il était encore étudiant, Fabrice Hybert ou Loris Greaud alors inconnus, sans oublier de tout nouveaux venus comme Gregory Forsner. Il demeure encore des interrogations sur lesquelles nous travaillons, par exemple : pourquoi l'art brut est il si peu acquis par les musées, les Frac ? Le FNAC a également suivi des créateurs d'art cinétique alors qu'on ne le voyent plus exposés. En tout cas, l'art n'est jamais une question de convention mais de culture, de curiosité, d'observation attentive. Pour ceux qui ont des responsabilités confiées par le ministère, je leur demande d'avoir la connaissance et l'expérience que j'évoquais. Les artistes, les collectionneurs, les critiques, les organisateurs d'expositions qui composent les commissions d'acquisitions ont-ils droit à l'erreur ? J'espère que leur diversité de générations, de pratiques, de savoirs en réduit la marge, mais sans le recul historique, il y a toujours un risque. C'est le lot de toutes les collections contemporaines. Il faut en avoir conscience et travailler avec ce doute.

Le manifeste « l’art c’est la Vie » a été publié en juillet 2007. Ce texte (signé au départ par une centaine d’artistes ou de gens du monde de l’art, parmi lesquels des vedettes comme les peintres Cueco, Jaccard, Pignon-Ernest, Viallat ou Velickovic, membre de l’Institut) proclame que « l’action du ministère public qui cherchait à favoriser la vitalité créatrice des arts plastiques en désorganise désormais de plus en plus profondément le cadre naturel par ses excès ». Il dénonce notamment une « pensée unique, soumise au marché et à la mode ». Le ministère de la culture est-il devenu au fil des années, une administration lourde et par ailleurs un phénomène mondain ?

Il est tout de même un peu étrange d’entendre une critique aussi peu nuancée de l’action du ministère ! comment peut-on sérieusement dire qu’il désorganise la vitalité créatrice des arts plastiques : est-ce dans son action en faveur de la formation des artistes à travers un réseau d’écoles nationales d’art ? est-ce à travers les grandes institutions nationales qui montrent et produisent des artistes ? est-ce à travers le réseau des FRAC et des centres d’art géré avec les collectivités territoriales pour la diffusion de l’art contemporain ? est-ce à travers le soutien aux grandes manifestations françaises comme la Biennale de Lyon, le Printemps de Septembre, les Rencontres d’Arles, et plus récemment avec La Force de l’art ou Monumenta ? Est-ce à travers le soutien aux galeries exposant dans les foires internationales au moins 50% d'oeuvres de créateurs vivant en France ? Est-ce enfin, contrairement a beaucoup d'idées reçues et fausses sur les Frac, à travers leurs 21 000 oeuvres acquises à plus de 4 000 artistes ou encore à la présence importante des oeuvres des artistes pétitionnaires que vous citez, dans les collections du FNAC et d'autres institutions ou dans les commandes publiques.

Qu’il y ait des courants artistiques et des effets de mode c’est incontestable mais de là à dire que l’État y serait inféodé est tout de même très excessif quand on connaît les procédures d’intervention de l’ Etat qui s’entoure d’une pluralité d’experts et de professionnels. Au contraire, dans la mesure ou il est présent, l'Etat rappelle la nécessité de la curiosité, la diversité contre les stéréotypes des microcosmes. Par ailleurs, comme vous le savez à travers l'enquête faite par le CSA pour le comité des galeries d'art, les acquisitions publiques (Etat, villes, régions) ne représentent que 6% du marché de l'art, pour ce qui est de l'accusation d'art officiel, cela relativise beaucoup son influence ! Par ailleurs, n'oublions pas aussi les soutiens aux associations ou les 844 000 ¬ aux salons qui présentent, comme vous le savez, un grand nombre d'artistes, aux expressions très diverses. Rappelons aussi que c'est particulièrement à partir des services du ministère que les analyses sur les insuffisances d'exposition consacrées à l'art en France ont été faites, puis que les initiatives ont été prises pour se doter de moyens semblables à ceux de nos grands voisins. La DAP joue un rôle essentiel pour favoriser ce recadrage, les projets sont en route pour permettre une meilleure visibilité de l'art en France, rejoignant ainsi des initiatives, comme celles de l'AD AF, ou celles de certains directeurs de centre d'art, de Frac ou de musées. Nous voyons actuellement la situation changer, car je crois que cette création en France, fait l'objet, enfin, d'une attention plus soutenue. Il ne faut pas arrêter nos efforts en ce sens.

C'est une de mes ambitions majeures, mais cela dit je suis prête à examiner tout ce qui peut améliorer les modalités d’intervention de l’Etat et tout ce qui peut nous prémunir d’un « art officiel » dont, si l'on est objectif, nous ne sommes pas menacés. Dans cet ordre d'idées, j'ai demandé à Martin Bethenod de conduire une réflexion sur le marché de l’art et, parmi différents thèmes, je l’invite à examiner les mécanismes actuels qui assurent la neutralité de l’Etat dans ses interventions sur le marché. S'il y a des réflexions à mener avec les musées, les Frac, tous les lieux de diffusion ou d'acquisition, nous les mènerons afin d'enrichir les choix des responsables publics, mais n'oublions pas qu'il serait bon qu'il en soit de même pour le privé, ou ne se montre que trop peu d'artistes vivants en France. Les comparaisons avec les autres marchés nationaux sont révélatrices.


Le même texte (L'Art c'est la Vie) dénonce également « la centralisation abusive du pouvoir entre les mains d'un petit groupe de censeurs qui, au sein de la Délégation aux Arts Plastiques et du Musée National d'Art Moderne, dévoient l'action de ceux qui pensent et veulent agir autrement ». Il demande davantage d'équité, de curiosité, et surtout la participation active d'artistes au sein des différentes commissions. Que pensez-vous de cette proposition ? Nos ministères, d'une manière générale, ne devraient-ils pas faire davantage appel à l'expérience des gens « de terrain » ?

Je crois avoir déjà en partie répondu. Pour ce qui est du MNAM ou de Cultures France cités par cette pétition, il vaut mieux interroger directement leurs responsables, comme d'ailleurs ceux d'autres musées ou institutions. Mais prenons quelques exemples pour illustrer combien les termes de ce manifeste sont excessifs, par exemple au FNAC, pour la seule année 2007 ; 792 oeuvres ont été acquises, 328 en arts plastiques, 82 en photographie, 382 en arts décoratifs et design, en 2006, 549 oeuvres réparties un peu différemment, vous imaginez donc sur 30 ans... D'autres exemples : les Frac, depuis leur origine, ils ont acquis plus de 21 000 oeuvres d'art à plus de 4 000 artistes proposés aux régions et à l'Etat par des commissions indépendantes, nous pourrions également y ajouter les fonds municipaux ou départementaux qui accroissent le nombre des artistes et des oeuvres achetées. Sachant donc que la plupart des commissions sont composées en majorité d'experts qui ne dépendent pas du ministère, ni, plus généralement, de collectivités publiques, il apparaît étrange de parler de censure sur quelque plan que ce soit. Pour ce qui est de la DAP, on sait l'attachement et la politique très active qu'Olivier Kaeppelin, délégué aux arts plastiques, a proposé, avec ses équipes en faveur de la scène française. Au CNAP, voilà bien longtemps que dans toutes les commissions, il y a des artistes et que leur apport, à côté des autres personnalités indépendantes est précieux. Beaucoup d'artistes par leur choix, leur regard, leurs observations ont joué un rôle très important dans ces commissions. Je souhaite que nous allions encore plus dans ce sens, en faisant en sorte que la question de la présence des artistes dans les commissions des Frac et des musées soit posée aux responsables et que nous suivions l'organisation très ouverte et riche des commissions que ne propose le CNAP et la DAP. Sans doute d'autres questions se posent : certains artistes n'ont pas été reconnus et exposés comme il se doit, en général les artistes qui créent en France ne sont pas assez exposés. Lorsqu'ils sont en pleine maturité, les grandes institutions n'ont pas toujours été au rendez-vous des rétrospectives qui auraient dû leur être consacrées. La lette de mission du président de la république va permettre de mieux travailler en ce sens. Vous savez que nous voulons construire un nouvel outil au premier étage du Palais de Tokyo pour les artistes confirmés de la scène française, il y a là un déficit de présentation qu'il faut combler. Ce nouvel outil devra être porté grâce à sa structuration même par l'ensemble du milieu artistique. Il ne doit pas reproduire des modèles anciens d'organisations et de décisions souvent très onéreuses. Je souhaite qu'il soit un foyer mobile, très vivant pour montrer la création en France. Il attirera car il aura comme mission de promouvoir une dynamique singulière et de concrétiser cet esprit d'ouverture qui m'est cher. Il faut savoir s'extraire des conventions des milieux pour faire prévaloir la passion et la curiosité.


Extrait du discours de votre prédécesseur, lorsqu’il a présenté le budget 2007 : « Depuis 2002, le budget de la culture n'a cessé d'augmenter et cette augmentation s'est accélérée depuis 2004. Entre 1997 et 2002, les moyens de la culture ont progressé de 300 millions ; entre 2002 et 2007, et en vérité entre 2004 et 2007, ils ont progressé de près de 600 millions d'euros. Alors, le terme, le slogan, le fantasme de désengagement, que j'entends parfois agiter, ici ou là, il ne se traduit ni dans les chiffres ni dans l'action : sous cette législature et avec cette majorité présidentielle, la progression des moyens alloués à la culture aura été deux fois plus importante que pendant le gouvernement de Lionel Jospin »… Le fantasme de la culture domaine de la « gauche » est-il démodé ?

Je n'ai jamais cru que la culture pouvait-être, au sens politique, de gauche ou de droite. Ces idées nous rappellent les pires régimes et les pires moments de notre histoire. Il arrive que des artistes prennent des positions à certains moments électoraux, instrumentalisant ainsi leur art pour des raisons diverses, des plus idéalistes aux plus intéressées. Je ne crois pas que cela soit convainquant. Un engagement personnel est une chose, une confusion de territoire entre art et politique en est une autre. L'art y est toujours perdant.










6500 entreprises mécènes sont désormais répertoriées en France. L’avenir de la culture appartient-il au monde privé ?

L'avenir de la culture appartient-il au monde privé ? Il est bon que le public et le privé additionnent leurs idées et leurs moyens dans la volonté de favoriser des actes de culture, de création, encore une fois, des actes civilisateurs. Voyez par exemple l'intérêt d'une fondation historique comme la fondation Maeght ou d'une jeune fondation comme « La Maison rouge » d'Antoine de Galbert, bientôt de la fondation LVMH, ou des formidables expositions qui ont pu avoir lieu parce que le privé et le public se sont entraidés. L'importance est toujours dans l'exigence et la qualité des projets.



« L’exception culturelle française » existe-t-elle aujourd’hui ? Quelle en est selon vous la définition ?

C'est un très vaste sujet. L'exception culturelle qui aujourd'hui, après la résolution de l'UNESCO, n'est plus, loin s'en faut, « française » pourrait se résumer en rappelant que la culture ne peut avoir, comme principe de développement, les logiques du marché mondial, les situations géo-politiques ou géo-industrielles mais que la culture doit se construire principalement à partir d'autres dynamismes, issues de l'histoire, de la mémoire, de la symbolique, de l'identité, de la création et de l'innovation dans le domaine de ce qui peut se définir, très largement, comme des oeuvres de l'esprit.

Propos recueillis par Françoise Monnin le 15 octobre 2007

53
Les ultra-riches et l’art hypercontemporain

un entretien avec Laurent Danchin


Nous avons lu l’excellente et stupéfiante enquête de Dominique Frétard publiée dans le supplément week-end du Monde du 15 décembre 2007 et titrée « L’ivresse de l’ultraluxe ». Enquête donc dans cet hallucinant monde parallèle des ultra riches, où l’on apprend qu’« ils sont 94 970 sur la planète dont la fortune dépasse les 30 millions de dollars, et ils ont faim d’objets pharaoniques, uniques, extravagants, à la hauteur de leur fortune. »
Parmi ces affamés d’extravagant sont cités nos Bernard Arnault et François Pinault nationaux, au sujet desquels on peut lire : « On comprend mieux pourquoi tous deux sont devenus des collectionneurs d’art. Les nouveaux riches, comme eux, consomment avec avidité des œuvres contemporaines. Adorant Jeff Koons (ancien trader de Wall Street des années 80) dont les créations incarnent les symboles de richesse, tel Diamond Blue, estimé à 12 millions de dollars. Les enchères de ce secteur ouvrent un champ illimité à l’argent. »

Nous avons demandé à Laurent Danchin, écrivain, humaniste, auteur de Artaud et l’asile – Le cabinet du Docteur Ferdière (Séguier, 1996) et de Art Brut – L’instinct Créateur (Gallimard, Découvertes, 2006) les réflexions que lui inspirait la lecture de cette enquête. P.S.


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Quelle est votre première réaction, globale, après lecture de ce texte ?

D’abord j’ai repensé à la phrase de Chomo, écrite à l’entrée de son Village d’Art Préludien, dans son incroyable orthographe phonétique : « Je suis riche de pauvreté, ils sont pauvres de richesse !!! ». Ou alors à ce que dit fièrement Jaber à la fin de mon petit film avec Alan Govenar : « Moi, je m'en fous de l'argent, je suis né RICHE ! ». Mais ce qui m’a frappé le plus, c’est de lire, vers la fin de l’article : « En avril [2007], une équipe du ministère de la défense britannique chargée de penser des stratégies pour un futur proche met en avant l’hypothèse probable que ‘les classes moyennes pourraient devenir une classe révolutionnaire relayant le rôle du prolétariat selon Marx’. » Autrement dit, le fossé s’est tellement creusé entre la caste des propriétaires et des spéculateurs et celle des locataires et des gens ordinaires qui n’ont que leur force de travail (quand ils trouvent un emploi !), que la révolution devient une hypothèse parmi d’autres aux yeux des experts. C’est dire à quel point le système est déséquilibré et cet étalage obscène, presque irréel, de la richesse extrême, souvent acquise du jour au lendemain, en est un symptôme spectaculaire. Cela dit, de la révolution anglaise du 17ème siècle à la révolution chinoise des années quarante, en passant par l’émancipation des Etats-Unis, la Révolution Française, les révolutions de 1848 et la révolution russe de 1917, le progrès scientifique et l’industrialisation naissante ont provoqué un premier cycle de révolutions qui est bien terminé aujourd’hui. Y en aura-t-il un deuxième, correspondant au triomphe définitif de la civilisation industrielle et à l’expansion mondiale des nouvelles technologies ? Ou alors va-t-on traverser, comme dans un nouveau Moyen Age, des phases de perturbations et d’accalmies, avec des conflits régionaux, des crises économiques et des périodes de pénurie, un terrorisme endémique et des conflits ethniques en guise de guerre civile ? Il est difficile de le dire, sans parler du fantasme apocalyptique de la guerre mondiale nucléaire, qu’on a bien du mal parfois à chasser de son esprit.


Mais cet « ultraluxe » n’a plus rien à voir avec le luxe au sens habituel. On dirait le symbole caricatural de la fuite en avant d’un système économique déréglé, une métaphore du gâchis de la consommation poussée à l’absurde. Une provocation suicidaire, en somme. Comment a-t-on pu en arriver là ?

J’ai assisté l’année dernière à Lausanne à une conférence remarquable de Gilles Lipovetsky qui m’a ouvert les yeux sur ce qui s’était passé dans le social autour de nous depuis une quinzaine d’années. Dans son petit livre Les Temps hypermodernes, il revient sur la notion ambiguë de « post-modernité » qu’il avait utilisée dans son précédent ouvrage L’ère du vide, et fait remarquer qu’après ce qu’il appelle « la transition post-moderne », qui correspond aux années 60/80, où est né d’ailleurs l’Art Contemporain, on est passé à l’âge « hypermoderne », c’est-à-dire non pas à la fin mais au triomphe définitif, exponentiel, de la modernité, une modernité au carré qui, pour la première fois, occupe tout le terrain et n’a plus à faire sa place contre la survivance de la culture antérieure, parce qu’il n’en subsiste plus que les débris déracinés. Entre les « temps modernes » et l’âge hypermoderne, la différence n’est qu’une question de degré, mais comme dans tout effet de seuil, toute transition de phase, il se produit un saut qualitatif au bout duquel tout est changé. C’est l’histoire du couteau de Jacquot, le couteau sans lame dont on a changé le manche : en apparence on est toujours dans le même monde, mais au fond, plus rien n’est pareil et dans un premier temps on se demande même où on est. Jean-Pierre Le Goff, dans un livre récent, parle de « changement d’époque » : c’est peu dire. Les scientifiques, eux, disent « changement de paradigme ».


Qu’est-ce qui caractérise cette nouvelle phase de nos sociétés ?

Un éclatement général ou plutôt une dilution de tout ce qui structurait jusqu’ici la vie et la pensée, avec une tendance au recyclage de tous les éléments de la culture antérieure, mais pêle-mêle, dans le désordre, et sur un terrain ou dans un contexte totalement nouveau (ce qui correspond, entre parenthèses, au fonctionnement même de la culture Internet). Les temps hypermodernes de Lipovetsky, c’est l’âge de l’hyper individualisme et de l’hyper consommation, de la revendication narcissique poussée à l’extrême et d’un zapping généralisé de l’information, du savoir, des émotions. C’est le triomphe des effets de mode, au profit d’une culture purement horizontale, sans profondeur historique, où tout est mis sur le même plan. Mais c’est aussi un âge de grande ambivalence et de confusion où une certaine immaturité affective, voire un certain infantilisme, souvent mêlé d’érotisme – j’appelle ça l’époque du bébé porno – côtoie en sourdine les angoisses les pires, ce qui n’exclut pas, ici ou là, une recherche sincère de spiritualité, mais à la carte, pas dans les cadres traditionnels. Ma génération était post-moderne, nos enfants sont hypermodernes, il n’y a qu’à voir leur usage addictif de l’ordinateur, des consoles de jeux, du téléphone portable, d’Internet, etc. Mais Lipovetsky, justement, n’attache pas assez d’importance à l’émergence de la culture numérique et au rôle joué par les nouveaux médias, et il devrait étendre son point de vue à toute la civilisation : l’âge hypermoderne, c’est aussi l’âge hyper (et non post) industriel, le triomphe définitif, à l’échelle mondiale, de la logique industrielle sur la civilisation artisanale antérieure.


En quoi et de quelle manière l’art contemporain est-il lié à ce phénomène ?

L’Art Contemporain est un art purement commercial, sans profondeur, qui au départ mime la culture de masse et les procédés du monde industriel et détourne les nouveaux médias pour en faire un usage décalé et appauvri dans le vieux contexte, inapproprié, des galeries, des églises et des musées. Il se veut par ailleurs le miroir des tendances les plus superficielles de notre époque, que parfois il anticipe, et, comme la publicité, il suit la pente de la facilité au lieu de la remonter, en prétendant satisfaire nos besoins les plus inavouables. A ce titre, c’est un très bon indicateur sociologique en termes de marketing et il va au devant de la demande d’un certain public, d’où son succès chez les snobs, c’est-à-dire les nouveaux riches, dont il constitue l’emblème social. Or, depuis un certain temps, comme toute la société, l’Art Contemporain a changé de nature et il semble être passé à la vitesse supérieure. Dopé par l’hystérie hypercapitaliste d’un système financier en roue libre dont les traders, les stars du sport ou des médias et les dirigeants des grands groupes sont les rois, il est devenu un objet de spéculation pure. Il n’est donc pas étonnant que les deux superstars du marché actuel soient un ancien trader américain, né en 1955, Jeff Koons, roi du bibelot géant, du kitsch et du porno, et un « Jeune artiste anglais », en un sens plus intéressant, Damien Hirst, né dix ans plus tard et soutenu par un publicitaire devenu galeriste. Ce sont eux qui représentent le mieux aujourd’hui cet art hyper contemporain destiné aux hyper riches dont nous parlons.


D’où le Hanging Heart de Jeff Koons à 23,5 millions de dollars chez Sotheby’s en novembre dernier : un cœur géant en acier chromé rose avec un ruban doré. Ou alors le Lullaby Spring de Damien Hirst à 19 millions en juillet 2007 : 6136 pilules pharmaceutiques colorées dans une armoire métallique ! Des objets « pharaoniques » en effet, ou « extravagants », pour milliardaires cherchant le jamais vu.

En ajoutant tout de même ce petit détail que c’est la même personne qui a acheté le diamant bleu et racheté le cœur suspendu de Jeff Koons : son galeriste new-yorkais ! Mais quel symbole, ce cœur d’acier ! Intérêt artistique : zéro. C’est l’échelle de cet accessoire pour arbre de Noël géant qui est spectaculaire, et donc la prouesse industrielle, pas le concept de base, plutôt simplet. De toutes façons ces artistes du tape-à-l’œil sont de véritables chefs d’entreprise qui ne mettent jamais la main à la pâte et tout est fait par leurs assistants. Et puis l’Art Contemporain, c’est bien connu, n’est qu’un jouet haut de gamme, un divertissement de luxe qu’il ne s’agit pas de prendre trop au sérieux. Les pilules de Damien Hirst, elles, manifestent autre chose. Rescapées du fiasco de son restaurant Pharmacy, elles rejoignent une dimension nouvelle de notre temps que Lipovetsky décrit comme « la médicalisation de la vie », une tendance liée à l’obsession de la santé, au culte maladif du corps et à un sentiment angoissant de la précarité de toutes choses lié à une peur diffuse du futur. Hirst, qui passe pour un génie – génie sans doute, mais de quoi ? –, est l’exemple même de l’artiste hypermoderne : polymorphe, polyglotte, showman à l’occasion et businessman avisé, dont on vante l’habileté à recycler tout ce qui le précède. Avec ses animaux coupés en deux dans le formol (ou son crâne de platine incrusté de 8601 diamants !), il a senti avant tout le monde que la nature n’était plus aujourd’hui qu’un ready made d’un nouveau genre et il a eu le culot de transgresser le respect superstitieux du squelette ou du cadavre. Sans doute parce qu’il avait compris que les Vanités, les Memento Mori, commencent à être un thème vendeur en cette période d’apocalypse diffuse. Et tant pis pour ceux qu’amuse encore l’infantilisme érotisé des provocations de Paul McCarthy ou de Karl André : un Père Noël géant, style Kinder surprise en chocolat, tenant sur un plateau un godemiché à l’entrée de la dernière Foire de Bâle, ou un Mickey en érection à la porte de La Force de l’art, au Grand Palais, à Paris. Hirst, lui, est déjà dans la période suivante, il touche à plus obscur et il est au-delà de ces gamineries.


Notre Daniel Buren à côté de tout ça fait vraiment ringard. On sent qu’avec les jeunes générations, la surenchère va vers quelque chose de plus en plus gore, pour forcer l’attention, et on se demande où ça va bien s’arrêter. Mais en cette période de krach économique majeur et de récession, faut-il s’attendre cette fois à un vrai krach de l’Art Contemporain ?

Si l’on en juge par les résultats des grandes maisons de vente, Artcurial, Christie’s ou Sotheby’s, jamais le marché de l’Art Contemporain n’a été aussi florissant. Il faut bien dépenser les excès de liquidités, les bonus et les primes. Et puis l’Art Contemporain est un jeu spéculatif supplémentaire, moins aride que les salles de marché, moins vulgaire que le casino. On peut y espérer d’énormes plus-values en revendant la bonne « pièce » au bon moment. Si le krach s’approfondit, le marché souffrira, c’est sûr, quoique le commerce du luxe ne se porte pas si mal pendant les crises, et on sait que l’art en général sert de valeur refuge. Mais pendant que les uns s’activent à créer les produits pour ceux qui ont besoin de dépenser leurs stocks options, d’autres, loin des sunlights, cherchent toujours obstinément à se réenraciner et à réancrer l’homme dans des valeurs plus durables. Non par esprit moral, mais tout simplement par besoin, par plaisir et pour ne pas devenir fou à une époque où ont sauté tous les repères. Ce sont ces créateurs-là qui alimentent un marché beaucoup plus raisonnable. Comme dans tous les domaines, en art aussi il faudra bien revenir à la mesure et au bon sens. C’est la simplicité et la modestie qui peuvent seules nous sauver de la catastrophe.

Propos recueillis par Pierre Souchaud
. David Elliot, introduction à la biennale Dak’Art, 2000.

. David Elliot, introduction à la biennale Dak’Art, 2000.

 Die Epoche der Modernen, Walter Gropius Bau, Berlin, 1996, commissaire ChristosJohamides.
. Der Anderen Modernen, Haus Kulturen der Welt, Berlin, 1996, commissaire Alfons Hug.
. Robert Atkins, Petit Lexique de l’art moderne 1848-1945, Paris, Abbeville, 1993.

. Exposition qui eut lieu au Center for African Art dont Suzan Vogel, ethnologue de formation, était la directrice, 1991.

. Pierre Gaudibert, ibid.

. Exposition qui s’est déroulée en 1989 au Centre Georges-Pompidou et à la Grande Halle de La Villette.

. Jean-Hubert Martin, introduction au catalogue de l’exposition Les Magiciens de la Terre, Paris, 1989.

. Jean-Hubert Martin, ibid.

. Las Palmas, 1991, commissaire André Magnin.

. Berlin, 1996, commissaire Alfons Hug.

. Tokyo, 1998, commissaire Toshio Shimizu.


 Voir Chomo, un pavé dans la vase intellectuelle, propos recueillis par Laurent Danchin, Editions Simoën, Paris, 1978 et « Jaber –Happy Idiot », un film d’Alan Govenar et Bob Tullier assistés de Laurent Danchin, Documentary Arts, Dallas, Texas, 2002.
 Le Monde 2, 15 décembre 2007, p. 28.
 Voir Gilles Lipovetsky (et Sébastien Charles), Les Temps hypermodernes, Poche, 2006 et L’Ere du vide, Gallimard, 1983.
 Voir Jean-Pierre Le Goff, La France morcelée, Gallimard, Folio actuel, 2008.
 « S. nob. » (sine nobilitate, sans noblesse) désignait les enfants des riches « parvenus » sur les registres des collèges aristocratiques anglais de l’époque romantique.
 C’est Charles Saatchi qui a lancé les Young British Artists (YBA) par l’exposition Sensation à la Royal Academy de Londres en 1997.

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 Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire, éd. Climats, 2001.
 Importée des Etats-Unis où, dans un sens différent, elle a un temps prévalu en architecture.
 Il y a une forte résistance aujourd’hui encore contre l’absorption de la culture par l’ultra-libaralisme, comme le prouve la convention adoptée le 20.10.2005 par l’ensemble des membres de l’UNESCO sauf les Etats-Unis et Israël.
 Selon les directives énoncées par Clement Greenberg, théoricien de l’Action painting : non-figurantion, apolitisme, individualisme, violence… toujours d’actualité.
 A. de la Baumelle. Cité par Yak Rivais, Artension n°28, mars-avril 2006.
 Pour s’interdire toute interprétation le peintre hyperréaliste préfère ne pas reproduire ce qu’il voit lui- même de la « réalité » mais la version déjà médiatisée qu’en fournit une photo.
 « Art contemporain » : il s’agit d’aborder ce concept néolibéral à partir de son contexte économique et culturel, c’est-à-dire de façon critique, et non pas hors contexte, en acceptant le principe de son achèvement, de sa pérennité et de son autisme statutaire. Les œuvres restent nourries par la contradiction : elles le refoulent seulement plus ou moins.
 Comme dans l’analyse du rêve « L’homme aux loups » (cf. Cinq psychanalyses).
 Le ready made n’est qu’un moment dans l’œuvre de Duchamp, qui a toujours compris l’art, quel que soit le matériau utilisé, comme une pratique de sens.
 « Les gens adorent les histoires » (R. Reagan).
 Pour un historique et une analyse de ce conflit, cf. F.D. L’Exposition 72-72, E.C. éditions, 2001.
 Axel Honneth, Le Monde, 10.11.06.
 A l’exposition « Dionysiac ».
 Le Monde du 6-7.08.06.
 Id.
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54 - Buren l’abnégatif

La disparition du contenu pour une exaltation du contenant

Par Pierre Souchaud

Daniel Buren est un cas d’école, emblématique d’un système spécifiquement français et unique au monde. C’est cette particularité qui m’a autorisé cette démarche - aussi très particulière - d’écrire à Mr le Président de la République au sujet de la réfection des colonnes du Palais Royal.
La lettre était ouverte et transmise à des milliers d’artistes et acteurs de l’art qui l’ont signée, faite circuler par mail, et ré acheminée par voie postale au Palais de l’Elysée.
Plusieurs milliers de lettres qui ont , je l’espère, dû attirer l’attention des services compétents de l’Elysée sur un sujet qui dépasse la personne Daniel Buren, et concerne la situation globale des mécanismes de reconnaissance de l’art en France et de son marché.
Les avis exprimés ont , en grande majorité, applaudi ma démarche. Une minorité a dit sa réprobation.
Le texte qui suit propose mon analyse du phénomène Buren.



La question liminaire concernant Buren est : comment et pourquoi, une telle notoriété artistique a-t-elle pu s’établir sans aucun succès public, sans aucune demande ou adhésion de la société civile ? Comment a-t-elle pu se propager hors de toute nécessité d’ordre social ou collectif, de tout marché véritable, de toute libre implication des gens ? Comment une proposition plastique se revendiquant plate, inodore et sans saveur, répétitive et a-esthétique a pu s’imposer comme emblème de la créativité hexagonale ?

Pour comprendre le mécanisme d’une telle aberration, il faut revenir à son point de départ et se rappeler, qu’en effet, le propos initial de Buren et des comparses du groupe B.M.P.T. ( Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) était l’effacement ou la neutralisation de l’artiste et de son oeuvre par l’absence volontaire d’expression sensible ou spirituelle, de mise en forme plastique ou poétique. Démarche donc totalement anartistique, table rase, négative ou plus exactement abnégative.

La posture de principe ainsi énoncée, l’artiste pouvait dire : « Ne regardez pas mon « outil visuel » qui n’a aucun contenu, qui n’existe pas , qui n’obéit à aucun critère esthétique, mais regardez plutôt autour de lui. Regardez son encadrement. Admirez son contenant . Voyez comme l’architecture alentour est somptueuse. Voyez comme les dispositifs qui l’exposent sont puissants et majestueux. Voyez comme ses commentateurs ont le verbe élégant. Voyez l’abondance du discours que sa béance ontologique génère pour la combler. Voyez comme mes sponsors sont de qualité »…C’était cela en effet le principe premier de l’ »outilleur visuel » : la viduité du contenu pour l’exaltation du contenant.

Principe immédiatement opératoire, car, avec des propos aussi flatteurs, le contenant ne se sentit plus de joie en entra en frénésie incontrôlable. Les systèmes de reconnaissance de l’art, ainsi fournis en Rien à reconnaître, débarrassés de toutes valeurs tant éthiques qu’esthétiques, purent enfin se consacrer exclusivement à leur propre valorisation. Les subalternes exultèrent à tous les niveaux des appareils administrants devant ce providentiel P.P.C.D. (plus petit dénominateur commun) aux vertus fédératrices exceptionnelles. Les sophistes du discours sans objet purent sans contrainte nous inonder de leur logorrhée. La mécanique médiatique s’emballa sur elle-même. Les bulles spéculatives de toutes sortes se virent décupler de volume. Immense effet d’aubaine pour les instruments de pouvoir, de communication de profit financier, qui purent enfin se mettre à fonctionner pour leur propre et exclusive célébration. Une sorte d’ivresse autocongratulative s’en empara, tourbillonnant sur sa dépression centrale, exponentiellement croissante , comme un énorme effet Larsen

L’effet Larsen, c’ est ce bruit épouvantable produit par le dysfonctionnement des systèmes électro-acoustiques lorsqu’ils se mettent en résonance avec eux-mêmes et amplifient à l’infini leurs propres borborygmes...Et bien l’effet Buren, c’est très exactement le même phénomène se produisant au sein des appareils administrativo-médiatico-culturels. Echappant à tout contrôle ou procédé de régulation extérieurs à eux, ceux-ci n’obéissent plus dès lors qu’à leur seule et implacable logique interne ou structurelle, ne pensent plus qu’à leur propre mise en valeur, dans un “in situ” bouclé sur lui-même et d’une terrifiante efficacité médiatique vers l’extérieur.


Le « Roi Ubu est nu » , mais personne n’ose prendre le risque d’oser le voir et d’oser le dire, car l’effet Larsen déclenché par les sillages de notre « outilleur visuel » obture tout le champ de vision , occupe et stérilise tout l’espace, annihile toute réflexion. Prosternons-nous courtisans éblouis! Taisons-nous populace éreintée ! Dégageons palotins incultes, provinciaux crotteux, artistes ringards ! Aplatissons- nous devant cette démonstration de la puissance persuasive des appareils centraux de contention et de décervelage collectif.

Voilà comment ça marche , c’est tout simple, c’est tout bête, c’est mécanique, ça n’est même pas décoratif, c’est d’une nullité affligeante, sans âme, sans poésie, sans amour …Stratégie expansive et dérisoire de mise en fonction pour rien des dispositifs et de l’argent publics

Et cela fait quarante ans que cette enflure dure et perdure….Je m’en souviens bien, car j’y étais : Ils étaient plutôt sympathiques les quatre lascars BMPT à la Biennale de Paris en 1967, accoudés la plupart du temps au bar du Musée d’Art Moderne, rue du Président Wilson. Plutôt amusante cette façon canular post -duchampien de titiller l’institution ou de subvertir les systèmes de légitimation de l’art…Mais voilà : ceux-ci ne demandaient pas mieux, ils n’adorent que ça, cette nouvelle forme de pompiérisme, et c’est pour cela qu’ils en redemandent encore et encore.

Une remarque pour en finir avec ça : comment, quand on met en question la restauration de ses colonnes du Palais Royal, Daniel Buren peut-il hurler à l’attaque personnelle, alors que son concept fondateur est justement de se nier en tant que personne et artiste. Peut-on vraiment attaquer une absence revendiquée comme telle? Et c’est bien là que l’implacable logique burénienne s’achoppe à elle-même et tombe dans le piège qu’elle a tendu.

Ainsi, ce qui reste en question , c’est bien ce qui se passe autour de ce rien abnégatif…



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BIBLIOGRAPHIE CHRONOLOGIQUE

de Laurent Danchin

Livres à lire pour mieux comprendre
le débat français sur l’art contemporain 




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Rencontre avec Daniel Cordier
Un homme tout simplement libre


Daniel Cordier a fait donation à l’Etat d’un ensemble de 1000 œuvres qui seront prochainement présentées à Beaubourg. Une première partie est actuellement exposée au Musée d’Art Contemporain des Abattoirs de Toulouse. Bientôt aussi sera publié les « Mémoires », livre témoignage concernant les trois années pendant lesquelles Daniel Cordier fut le secrétaire de Jean Moulin.
Nous avons pensé que cette concomitance des deux événements faisait sens dans cette période « charnière » tant au point de vue politique qu’artistique, et qu’il fallait rencontrer Daniel Cordier, cet homme pour nous « mythique » depuis nombre d’années, premier marchand à Paris de Rauschenberg et Dubuffet, découvreur de Dado, Réquichot, Aristide Caillaud, et bien d’autres artistes reconnus aujourd’hui. P .S.
Daniel Cordier nous reçoit chez lui, ce mardi 3 juin, pour le déjeuner. La maison est enfouie sous les pins sur les hauteurs du cap d’Antibes et sa terrasse offre une magnifique vue sur la baie de Juan –les Pins.
A l’intérieur, pas de tableaux (un seul de Réquichot), mais quantité de livres et d’objets d’art primitif, statuettes, parures, ou d’objets « naturels », morceaux de bois aux formes mystérieuses, pierres de rêve…
Nous aimons l’extrême affabilité de Daniel Cordier, sa simplicité, sa vivacité (il a 88 ans), son attention, sa façon d’essayer de dire avec précaution sa vérité, avec le souci constant de ne jamais être péremptoire .
La discussion, libre comme sa vie, a duré quatre heures. Nous en avons extrait les passages qui suivent. P.S.

Comment Jean Moulin m’a fait découvrir le monde de l’art 

Officiellement, Jean Moulin était artiste peintre. Sa fausse carte d’identité portait cette mention, et moi , j’étais censé être son secrétaire au cas où nous serions arrêtés ensemble pour vérification d’identité, à Lyon ou à Paris.
Mais je ne connaissais rien de lui, de sa vie précédente. C’était un homme extrêmement secret . J’avais 21 ans, lui 43.
Nous jouions ces rôles fictifs quand on était dans des endroits publics , dans le tram, dans le métro : il me parlait du Titien, de Klee, de Picasso que je ne connaissais pas.
L’art, comme sujet de conversation, installait donc un lien étrange entre nous, dont je ne comprenais pas bien la raison. J’étais perplexe. Je voyais bien qu’il était artiste, mais la façon dont il menait les choses et son autorité, étaient contraire à l’idée que j’avais d’un artiste.
Il était élégant, avait une formidable présence qui me faisait le situer très haut. Je pensais qu’il était très connu dans sa vie antérieure. Je l’imaginais tour à tour général, haut fonctionnaire, grand peintre, député, etc. suivant les circonstances
Ce n’est qu’après la guerre, en rencontrant sa soeur que j’ai connu son vrai nom et qui il était exactement. J’ai appris qu’Il voulait en effet être artiste peintre contre l’avis de son père, qui l’obligea à faire des études de droit. On a d’ailleurs conservé de lui nombre de caricatures et de dessins.
Mais ce qui est important pour moi, c’est le souvenir de l’homme que j’ai côtoyé pendant la guerre, pendant l’action de la Résistance. Et ce qui a été déterminant, paradoxalement, ce ne fut pas l’ensemble de ses conversations sur l’art, mais quelques mots parmi elles que j’aurais pu oublier, mais qui sont restés gravés
Un jour, en effet, il m’a parlé de Goya et m’a dit qu’il y avait une expo extraordinaire de gravures et peintures au rez - de -chaussée du Musée du Prado (dont je n’avais jamais entendu parler). « Après la guerre, je vous y emmènerai, car il faut absolument que vous voyiez ça ! ».
Aussi, quand je suis sorti de prison en Espagne en 44, je suis resté à Madrid pendant 3 jours, et tandis que tous mes camarades allaient au bordel , moi, je me suis précipité au Prado (Alors, qu’à cet époque, il n’y avait personne dans les musées, hors les gardiens qu’il ne fallait pas réveiller en faisant craquer trop fort les parquets)
Si Jean Moulin a été déterminant dans ma vocation artistique, c’est de cette manière là de me faire visiter le Prado, de me rapprocher de lui et de me faire découvrir Goya pour qui le « coup de foudre » fut immédiat .
J’ai compris à ce moment, qu’il y avait un vide dans ma vie pourtant bien pleine, qu’elle manquait d’âme. Ce fut comme une rencontre amoureuse qui donne sens à l’existence. Ensuite les musée et les galeries ont été les endroits où j’étais le plus heureux.
Ce que nous avions en commun avec Moulin, malgré nos origines sociales différentes, c’est cet amour de la liberté. C’est comme si après sa mort, il m’avait indiqué une voie vers elle , avec Le Prado et Goya. Cette voie vers la liberté était celle de l’art.

Je n’ai jamais été vraiment ni galeriste, ni collectionneur
J’ai été, c’est vrai, marchand de tableaux. Je préfère ce terme, moins honorable certes que marchand de vin, mais j’en suis très fier.
Après la guerre, il me fallait bien faire quelque chose, gagner ma vie au-delà de l’héritage de mes parents. Or, je ne savais rien faire et n’avais aucune vocation pour les affaires.
C’est un ami qui m’a suggéré de vendre des tableaux, puisque j’avais commencé à en acheter. Ce que j’ai fait passionnément, dans ma galerie de la rue de Miromesnil, à partir de 1956, en commençant par exposer Dewasne et Michaux, artistes que j’avais achetés auparavant.
Cependant, mon comportement et mon discours vis à vis de l’art se sont modifiés par le fait qu’une galerie, c’est une entreprise., et qu’iI fallait dès lors justifier mes choix pour vendre, alors qu’en tant que collectionneur je n’ai aucune justification à donner et que cela me regarde seul.
J’ai du mal à expliquer, à argumenter. Je ne suis pas un intellectuel. Je n’ai pas fait de grandes études. Ce qui m’intéresse plutôt, ce sont les évidences, la relation avec les êtres ou les paysages, l’action, les expériences vraiment vécues, la jouissance personnelle. Je préfère l’expérimentation à la réflexion. Je réfléchis juste ce qu’il faut pour ne pas faire trop de bêtises
J’aime la compagnie silencieuse des œuvres et des objets d’art et ce qui se passe quand nous sommes ensemble. Ils me rassurent, ils désamorcent la tragédie. Je n’ai jamais cherché à connaître tous les artistes que j’achetais (Sauf ceux de ma galerie qui étaient sous contrat, et c’est pour cela aussi que mon comportement de galeriste était différent de celui du collectionneur), parce que l’artiste - homme est à côté de ce qu’il fait et ne participe pas toujours de cette relation qui m’intéresse. J’ai eu pourtant de grandes amitiés avec les artistes
Je suis plutôt asocial, solitaire, paresseux et non communiquant. Depuis trente ans, je n’appartiens plus à ce domaine de l’art . Je continue à visiter les musées anciens ou contemporains ; mais ne vais plus dans les galeries. Le temps est court, on ne peut pas tout faire
En fait, les problèmes de marché ne m’intéressent pas, c’est jouir librement des œuvres qui m’intéresse. J’ai toujours pensé que les œuvres qui valent cher n’ont pas forcément plus d’intérêt plastique que les œuvres qui ne valent rien. Je n’étais donc pas vraiment galeriste.
Pas collectionneur au sens habituel non plus, puisque je n’ai pas de ligne ni d’idée prédéterminée pour mes achats, pas de calcul ni de stratégie. Cela se fait au hasard des rencontres et des coups de cœur, parce que telle toile ou tel objet d’art primitif ou naturel possède une présence mystérieuse, que je suis incapable d’analyser et ne le veux surtout pas. Tout ce que j’ai acquis , dont je n’ai jamais fait l’inventaire, constitue un ensemble apparemment désordonné, buissonnier, de bric et de broc, mais qui, je l’espère, possède une cohérence interne. Et si cela n’obéit à aucune règle, c’est parce que ce qui me semble important, c’est d’être soi-même, et d’aller jusqu’au bout . La recherche de cette sorte de vérité personnelle est la seule chose qui ait un intérêt pour soi et nous ouvre aux autres Mais je n’ai pas pour autant charge d’âme autre que la mienne et ne suis pas conseilleur … pour les achats par exemple.
J’ai acheté des œuvres – des œuvres d’art brut notamment - qui, dans la galerie, m’avaient beaucoup séduit, mais qui chez moi, parmi les autres, perdaient tout leur charme, ne s’intégraient pas, mouraient brusquement comme par un étrange phénomène de neutralisation. A contrario , des œuvres dont je me méfiaient se mettaient à rayonner parmi les autres. …Inexplicable.
Quand aux œuvres d’art primitif, je ne sais pas ce qu’elles valent, ni leur intérêt ethnographique, c’est leur qualité plastique, leur mystère propre que j’aime.

Dubuffet : une amitié éprouvante

J’avais une grande admiration pour Dubuffet, pour l’homme, pour l’écrivain, pour le créateur exceptionnel, mais mon amitié fut intermittente parce que difficile.
Dubuffet n’avait pas de marchand en 1955 et je lui ai proposé d’être le sien. Il en accepta le principe, mais exigea une sorte de mise à l’épreuve en me confiant une toile que je devais vendre. C’était la fameuse « Vache ». Elle pesait très lourd et je dus acheter un diable à roulette pour la transporter et la montrer aux gens que je connaissais à Saint Germain et ailleurs.
Je n’ai pas réussi à la vendre . Cela ne valait pourtant que 2000 F , mais personne n’en a voulu et je n’ai même pas pu l’acheter moi-même, car je n’avais pas l’argent à l’époque.
Dubuffet accepta cependant que je sois son galeriste.
Je me souviens qu’ensuite, un client suisse ne voulut pas m’acheter l’autre fameuse toile « Macadam » au prix de 300 F, parce qu’il se réservait pour l’achat d’un Manessier à la Galerie de France à plusieurs millions de francs.
La notoriété de Dubuffet a commencé par les USA, et par le galeriste new yorkais Pierre Matisse qui avait découvert Dubuffet à Paris grâce à Charles Raton. Il avait acheté un grand nombre de toiles à Dubuffet, car il aimait cette peinture. Mais il s’avéra qu’elles étaient invendables aussi aux USA. Il en faisait donc cadeau à ses clients qui lui achetaient un Miro ou un Giacometti. C’est ainsi que les principaux Dubuffet se retrouvèrent dans les grandes collections américaines.

Pourquoi j’ai fait ma donation
L’idée de faire cette donation, à laquelle je n’avais absolument pas pensé auparavant, m’est venue lorsque je participais à la commission d’achat pour Beaubourg, dans les années 70. J’y fus impressionné par la conscience et l’honnêteté des conservateurs, leur rigueur et leur rectitude dans la préparation des dossiers….Tout le contraire de moi qui fonctionne au coup de cœur, sans avoir à me justifier.
Je me suis rendu compte que leur travail au service de la société, pour définir une vérité artistique ou une valeur patrimoniale , aussi sérieux soit-il, était à la limite impossible… Et j’ai eu envie de leur offrir ce qu’ils ne pouvaient saisir avec leur codes et instruments de mesure, de les aider à résoudre cette équation privé-public, que l’on résout d’ailleurs plus aisément aux USA
J’ai donné en fonction de ce qu’il n’avaient pas et non par strict choix personnel. Le leur ai donné par exemple des Réquichot, Fahlström, Caillaud, Millares (dont un Millares convoité par le Musée de la Reine Sophie en Espagne). Autant d’artistes majeurs à mon point de vue, qu’on a un peu oubliés, mais que l’histoire reconnaîtra, j’en suis sûr.
Ceci dit, j’ai toujours de grands doutes sur mes choix, et je mesure les risques que les conservateurs de Beaubourg prennent de m’accorder cette confiance.
Ce qui me rassure tout de même, c’est l’excellent accueil auprès du public obtenu par l’exposition d’une partie de ma donation, aux Musée d’Art Contemporain de Toulouse.
Alors j’espère que l’ensemble de la donation, lorsqu’elle sera montée à Beaubourg, aura le même succès.
Je vais vous dire aussi : cette donation est pour moi une sorte d’acte politique, une façon d’agir ou de m’impliquer socialement dans la mesure où je n’ai pas le style où la compétence pour l’action syndicale par exemple. Chacun doit faire ce qu’il peut, de la place qu’il a dans la vie.

De la liberté
Cette idée de liberté a constitué l’axe de ma vie. Elle a inspiré ce que j’ai fait dans le domaine de l’art, comme mon travail d’historien pour la défense de la mémoire de Jean Moulin. Je savais que ma collection n’était pas « convenable » et pouvait être irrecevable muséalement. J’ai dû raser les murs lorsque mes deux premiers livres sur Jean Moulin sont parus. J’ai affronté la colère de Dubuffet lorsque j’ai exposé Louis Nevelson , qu’il n’aimait pas, etc.
D’où vient ce besoin de liberté que j’avais en commun avec Jean Moulin, quand lui était d’une famille bourgeoise révolutionnaire (son père était radical, fondateur de la Ligue des Droits de l’Homme, défenseur de Dreyfus) et moi, issu d’une famille sur l’autre versant plutôt maurassien ?
Aussi, ma liberté, je ne sais pas ce qu’elle serait si je n’avais pas appartenu au milieu que je renie et qui m’a donné la force de m’en éloigner. L’avantage de la bourgeoisie ou de l’aristocratie est de vous donner les moyens de lutter contre elles. Il y a eu un ensemble de circonstances qui m’ont jeté du côté des révoltés. J’ai fait ma vie contre mon milieu et le système. Qualité ou défaut ? Je n’en sais rien. Pourquoi ? A cause des circonstances de mon enfance, des déchirements familiaux, de ma solitude, des affrontements où je dois m’imposer ou périr. Beaucoup de mes amis ne comprennent pas cela. Ils me pensent « original » ou « à moitié fou »…mais m’aiment bien, car ils me savent inoffensif dans le fond.
Mais les contraintes sociales, ne fournissent pas toujours les moyens de la liberté. J’ai vu cela après la guerre, moi qui étais alors proche des communistes, au cours de mes différents voyages en URSS, en Pologne, en Tchéquo-slovaquie. J’en suis revenu épouvanté.
Et pourtant , les arts dits primitifs, l’art égyptien étaient le produits d’un encadrement social au moins aussi fort que les arts soviétique ou nazi. Comme si le pouvoir religieux aussi contraignant fût-il, avait accordé à l’art cette liberté qu’un certain pouvoir politique écrasait. C’est une question que je n’arrive pas à résoudre et qu’il faudrait confier aux sociologues de l’art peut-être.
Quoi qu’il en soit, cette question de liberté m’a rendu la vie très dure. Je ne la regrette pas. Je commence à être heureux, je crois, aujourd’hui. Mais je ne recommencerais pas.
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Daniel Cordier
Alors, soudain : le Prado

Par Joël Couve

Seul celui qui sait recevoir et rencontrer aventureusement peut donner et lancer vers le futur, au devant des autres, ses œuvres aimées, comme autant d’oiseaux de feu.

Rencontrer Daniel Cordier est une expérience précieuse, non seulement pour son hospitalité élégante, chaleureuse et attentive, mais parce que nous avons affaire, en sa présence, à un type d’homme particulier. L’œuvre de D. Cordier n’est pas d’ordre plastique, pourtant il existe un D. Cordier artiste, dont l’œuvre spécifique est contenue vivante dans la relation qu’il a su construire avec l’art au moyen des oeuvres qu’il a réunies. Ces œuvres, il ne les a pas choisies par reconnaissance consensuelle en vertu de critères sociaux et culturels exogènes : au moment où il les reçoit, elles ne sont d’ailleurs pas reconnues, et donc pas communément reconnaissables. Novatrices, véhémentes et intempestives, à des années- lumière de l’école de Paris instituée et célèbre, ces oeuvres sont, lorsqu’elles apparaissent et aujourd’hui encore, résistance au présent, tant les puissances de leurs forces de création sont inépuisables. Et qu’est-ce donc que créer, sinon résister au présent ainsi que Gilles Deleuze l’énonce ?
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D. Cordier ne reconnaît pas : il rencontre ! Il rencontre sur le plan impérieux d’une essentielle et vitale nécessité sensible, complice des hasards et réactive aux précurseurs. Non pas, donc, la reconnaissance mondaine ou dogmatique, mais la rencontre expérimentale sur des lignes méandriques combinées dans des sauts audacieux, au milieu des flux roulants de la vie où, percutantes, ces oeuvres croisent et croissent. De chacune d’elles, que ce soit sur le plan physique des affects ou sur le plan spirituel des idées, D. Cordier a conduit l’expérience véritablement vécue et pour ainsi dire amoureuse, au point de toucher la peau des sensations contiguës à l’épiderme humain tout entier, et au sien spécialement. Il y a là, pour le dire vite, toute la puissance visionnaire d’une intelligence intuitive transportée par un feeling fertilisant. Et c’est sur un champ existentiel passionné qu’il compose un être au monde conférant continûment à sa vie son style singulier : un style où, indéfectiblement, se rejoignent jusqu’à se confondre éthique et esthétique.
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Rien, pourtant, ne prédisposait D. Cordier au monde de l’art. C’est Jean Moulin, dont il fut le secrétaire fidèle et efficace qui, au plus sombre de l’occupation nazie qu’ils combattaient ensemble clandestinement, l’entretint le premier de l’art et des peintres, évoquant Titien et Goya aussi bien que Picasso et Klee…. Toutefois, ces noms ne renvoyaient à rien de tangible et demeuraient pour lui mystérieux. Sans doute lui indiquaient-ils que Jean Moulin, exceptionnel et magnifique, ne se cliva jamais du monde de l’art, alors qu’il évoluait dans les horreurs du monde de la guerre. Puis un jour, Jean Moulin lui annonça : «  je vous emmènerai au Prado ». Nous connaissons, hélas, la fin tragique qui fut la sienne. Aussi, malgré sa solitude peuplée des êtres chers disparus, c’est seul que D. Cordier, après la guerre, à Madrid, rentre au musée.
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Alors, soudain : le Prado. C’est simultanément une éruption volcanique et une révélation : en visitant le Prado, D. Cordier devient habitant de l’art et habité par lui. Il perçoit aussitôt que les visions de feu des peintres ouvrent des univers formidablement compatibles avec ses propres forces et ses chemins intérieurs. Il sent que les œuvres, par leur matérialité et leur immatérialité, en sont le prolongement expressif pour, ensemble, rejoindre le monde et bondir librement. Soudain, il comprend au Prado que non seulement l’art exprime des possibilités d’univers, qu’il est un médium et un moyen, mais surtout qu’il est un allié conjuguant des mesures de magicien et des démesures de sorcier pour appréhender et créer du réel : pour traverser l’espace temps en traçant des lignes constructives accordées à une vie tenace, décidée et réceptive au devenir. D. Cordier s’expatrie de lui-même en faisant pivoter l’axe de son identité, migrant ainsi à travers les oeuvres qui s’installent également en lui et parfois le transpercent. Il réalise au Prado que l’art est un spatium intense, avec lequel il va vivre ; que l’art est une région pour son corps et pour son âme, et que, pour cette région, il va inventer des coutumes à partager. C’est au cœur du musée madrilène qu’il noue un pacte non cessible avec l’art, en même temps qu’il manifeste sa fidélité définitivement admirative et respectueuse à Jean Moulin, son « patron ».
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Il importe de savoir que la relation de D. Cordier avec l’art n’est pas de l’ordre d’un savoir livresque, ni d’une érudition académique, pas plus qu’elle ne relève d’ailleurs d’un volontarisme forcené. Cette relation s’agence à partir d’une nécessité intérieure indiscutable, dévoilée et générée dans les conditions d’une vie menée par un homme d’action toujours à la hauteur des événements qui lui sont donnés à affronter, et de ceux qu’il suscite et provoque. C’est pourquoi, pensons-nous, il s’est constamment trouvé, à des moments cruciaux, en prise directe avec des œuvres cruciales qu’il a comprises de système nerveux à système nerveux, en fonction de son économie affective et d’un irrépressible désir de liberté. Des œuvres qui, quel que soit leur coefficient de plaisir et de joie, ne font jamais d’impasse sur les souffrances, les blessures, le chaos, la mort, afin que recule le néant. Ces œuvres cruciales, rencontrées lorsqu’elles émergent comme du brouillard un vaisseau, sont, entre autres, celles de Michaux, Dubuffet, Rauschenberg, Chaissac, Bettencourt, Caillaud, Millares, Dado, Réquichot… Falström, Georgik….
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Si, d’aventure, on emploie, concernant Daniel Cordier, le terme de « collectionneur », c’est seulement par convention et facilité de langage, en ce sens où il n’est pas un collectionneur mais un producteur de constellation. Chaque oeuvre est une étoile scintillante qui participe à la cohérence générale de la constellation et de sa logique. Toutes les toiles, par le jeu de leurs différences et de leurs correspondances, ajustent les relations qui les articulent collectivement sur le territoire inclassable d’une camaraderie refusant l’exactitude des frontières inamovibles. Constellation qui n’appelle pas tant des spécialistes que des expérimentateurs et des passionnés. Tout, chez D. Cordier, nous indique qu’on devient stupide dès qu’on n’est plus passionné.
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Non collectionneur, il est rencontreur artiste aux yeux fertiles, capable d’embraser tableaux, objets, et jusqu’aux paysages. Il est étonnant de sentir combien cet homme est absorbé dans un réseau de vibrations intenses, et comment il semble n’avoir de cesse de remettre dans le monde qui s’obscurcit des zones de clarté où palpite le charme des rébellions. Et dans le même temps où nous comprenons que D. Cordier, producteur de constellation, n’est pas un collectionneur patenté, nous devinons pourquoi il est un donateur libre, forcément libre : seul celui qui sait recevoir et rencontrer aventureusement peut donner et lancer vers le futur, au devant des autres, ses œuvres aimées, comme autant d’oiseaux de feu qui, au point d’extrême jonction des rencontres fécondes, s’envolent…
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Produire et donner cette constellation, dont le germe vivace s’origine dans le combat pour la liberté, contre la barbarie : grandeur de Daniel Cordier…..




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La méthode COMBAS
Par Françoise Monnin
« La vie c'est changer, on change de voiture, on change de femme, on change de chaussettes, on change de slip. Alors on doit changer souvent de peinture, de dessin, d'idée, un jour appliqué, le lendemain indiscipliné, du bien fait, du mal fait, du soi-même » : depuis trente ans, Robert Combas travaille en indépendant et pense en liberté.
« Je ne suis pas en forme », prévient Combas en ouvrant sa porte, à Ivry-sur-Seine. « J’ai cinquante ans, il faudrait que je me mette à faire du sport » ! Une soirée trop arrosée à la vodka la veille, l’installation de la climatisation dans l’atelier qui se passe mal, un déménagement en cours pour un nouvel atelier aux Lilas, deux expositions récemment inaugurées, l’une, en Arles, l’autre, en Corée, ouf ! Un verre d’absinthe pour remettre les idées en place, et en route pour la conversation.

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Pour être un artiste reconnu, il faut une énergie particulière ?
Je me suis faufilé dans l’art contemporain, où il ne se passait rien

C’est clair et net. Moi je suis un homme moyen de partout. Ni laid, ni beau, de taille moyenne, etc. Mais moyen + moyen = beaucoup de moyens. Quand on m’a donné les moyens (j’avais tout raté à l’école, même le brevet. Mais comme j’étais aux beaux-arts municipaux de Sète depuis l’âge de 9 ans, mon père s’est battu pour que l’on ne m’oriente pas apprenti chaudronnier et pour que je continue les beaux-arts), je me suis défoncé. Mes parents avaient eu une vision, mystique : j’étais destiné à être artiste. Mon père était un cadre du Parti Communiste qui s’est retrouvé au chômage à 45 ans avec six gosses. Il défendait la culture. Enfant pourtant, je ne faisais pas de beaux dessins. J’avais un frère qui lui dessinait très bien, mais il n’a pas pu aller loin, à cause d’une mauvaise santé.
Moi, j’étais un branleur de première qualité ; ce que Fellini appelle un « vitelloni », un fils de pauvre qui a envie de rien branler. Il faut trouver le truc. J’étais un artiste au sens de poète, anarchiste, voulant faire tout ce que l’on n’a pas le droit de faire. En gros, c’est ça. Aux beaux-arts, j’ai eu une totale liberté. Du coup, j’ai travaillé beaucoup, j’ai accéléré. Je me suis faufilé dans l’art contemporain, où il ne se passait rien. Puis je me suis fait réformer, parce que je n’avais pas un an à perdre à l’armée, et je suis monté à Paris, en 1980. J’ai décidé de mettre toute mon énergie à faire tout ce qui ne se faisait pas. Et je n’ai fait que ça. Épuisant pour les gens avec lesquels je vivais ! Je peux rester très longtemps assis sur un canapé, et puis à un moment je fais cent toiles (sur le thème de la musique cette année par exemple) ; ça sort comme ça, un commencement d’une série qui ne continue jamais. Toutes mes toiles ressemblent à des débuts.

Il faut aussi une bonne galerie ?

Quand la crise des années 90 est arrivée, les grands marchands m’ont lâché

Depuis six ans, j’ai à nouveau une galerie privée qui m’aide, qui garde des toiles tout en m’assistant financièrement. J’avais commencé chez Lambert puis chez Nahon, pendant le boom des années 80. Yvon Lambert aimait vraiment l’art et il m’a emmené voir des expositions, dans les musées, au Louvre souvent. C’était l’époque où il vendait des bons petits tableaux pas chers. Mais quand la crise des années 90 est arrivée, les grands marchands m’ont lâché. Leurs galeries ont alors été subventionnées par l’état français. Mais cet argent n’est pas allé aux artistes. Moi, je n’ai jamais eu de compte en Suisse. J’aurais aimé alors qu’on me téléphone pour savoir si j’avais besoin d’argent. Mais personne n’est venu me voir pendant dix ans, alors que mon atelier était juste à côté de Beaubourg.
J’ai trouvé des galeries plus petites, moins crédibles, qui ne m’achetaient rien. J’ai ramé, jusqu’à ce que je rencontre, en 2002, le Belge Guy Peeters, qui m’a donné les moyens, enfin, de travailler à nouveau. Depuis, mes expositions sont de qualité et remportent un certain succès. Je me sens soutenu. Parce que je travaille avec Guy Peeters, à présent on me respecte davantage, on sait que je suis protégé par un galeriste puissant. C’est assez passionnel.

Il faut aussi des relations dans les institutions ?

Le seul moyen de sauver tout ça, c’est de donner un statut à part à la peinture en France, de la défendre.

Depuis que César est mort, l’état cherche de nouveaux artistes populaires. Du coup, on commence à venir me voir. Mais il y a quatre ou cinq ans encore, je n’avais pas de vrais amis dans le « milieu de l’art ». De temps en temps, on m’a fait des faveurs, c’est tout. Je ne critique pas les réseaux, mais ils exagèrent. Le ministère de la culture et les musées emploient un personnel du feu de Dieu mais manque d’efficacité. Personne ne vient visiter les ateliers. Je ne comprends pas qu’on n’oblige pas les décideurs à venir dans les ateliers. Ils ont la flemme et ils n’en ont rien à foutre. Ils pensent que, dans les ateliers, il n’y a que de la merde. Ils attendent que cette merde soit accrochée sur les murs des galeries et chez les collectionneurs pour commencer à trouver qu’elle sent bon.
Le service public français a essayé de faire quelques trucs à l’étranger, en mélangeant des peintures avec des installations et des vidéos, mais bof. Il faisait un petit catalogue, m’en offrait royalement un seul exemplaire, on n’en parlait pas en France ; pendant que les Américains diffusaient largement de gros pavés, et promenaient des expositions dans le monde entier, uniquement avec de la peinture.
Le seul moyen de sauver tout ça, c’est de donner un statut à part à la peinture en France, de la défendre. La plupart des artistes français sont devenus des plasticiens pratiquant le multimédia. Ils viennent de tous les horizons, utilisent la technologie et sont souvent de ce fait subventionnés. Ils sont tellement nombreux qu’on se croirait à Los Angeles ! Or ici nous n’avons pas les moyens de faire vivre autant d’artistes. Il y a une mode, ok. De là à ringardiser la peinture… Résultat, les peintres rament. Quand je vois par exemple Vincent Corpet, avec des milliers de toiles qui ne sortent pas de chez lui, je ne trouve pas ça normal.
Autre exemple navrant : je fais des livres, ils se vendent bien s’épuisent, et les maisons d’éditions ne les rééditent pas car elles ont eu une subvention pour la première édition et n’en auront pas pour la seconde. Elles vivent des subventions.

Comment s’organise la reconnaissance d’un artiste ?


Lorsque les Américains sont arrivés en France, tout le monde est devenu amnésique


Il n’y a pas de politique chez les galeristes français pour que leurs artistes soient reconnus à l’étranger. On montre ici des artistes d’ailleurs, mais ailleurs on ne nous impose pas ailleurs. Lambert par exemple demandait très gentiment à Iléana Sonnabend si elle voulait exposer Combas à New York, elle répondait « peut-être » et l’on en restait là. Il n’y avait pas un échange minimum. Protectionnisme américain oblige.
De 1980 à 1982, le grand marchand allemand Bischofberger m’a acheté des toiles. En 1982 ça a été terminé, les toiles de Basquiat étaient arrivées. Même chose pour Di Rosa, relégué pour Scharf. Alors que, objectivement, regardez les toiles : les Di Rosa tiennent autant la route, voir mieux, que les Scharf. Lorsque les Américains sont arrivés en France, tout le monde est devenu amnésique, même les gens qui aimaient mon travail. En 1984, le musée d’art moderne de la ville de Paris a exposé quatre Français et quatre Américains. L’exposition devait aller à New York. Et puis rien. Rien à foutre. Di Rosa a invité les artistes américains à Sète. Nous avions besoin d’aide, mais rien. Les Américains, eux, avaient des plans de carrière, construits pas des grands marchands comme Tony Shafrazi. Ça m’a foutu les boules. Il aurait fallu que j’aille à New York, que j’apprenne l’Anglais. Mais j’avais pas envie de faire l’Américain.

Votre œuvre ne correspond pas aux critères de la mode internationale. Vous persistez toutefois à penser que l’art contemporain peut être humain, joyeux et populaire. Erreur ?

On mélange tout et l’on trouve Combas

La peinture est un peu élitiste. Quand elle est populaire, elle sent un peu mauvais. Si on embrasse une de mes toiles en y laissant une trace de rouge à lèvres, je ne flippe pas. Je ne sacralise pas moins pour autant mes tableaux. Je flippe, mais à demi seulement. Je suis humain.
Le Dadaïsme, l'Art Brut, l'Art Nègre, celui des peintres publicistes naïfs d'Haïti, d'Afrique, d'Amérique du Sud, de Jamaïque, l'Art naïf, l'Art pauvre, le Rock and roll, la Rock Culture, l'Art des Inadaptés, Picasso, l'Expressionnisme, l'Impressionnisme, la B.D. On mélange tout et l’on trouve Combas, figuratif parce que je vis dans un monde de réalités. Je trouve par contre que le message de mes peintures est complètement abstrait, c'est un mélange d'images, de couleurs, de fausses écritures asiatiques, arabes, sud-américaines, un essai de langage universel.

Pour vous l’artiste demeure un travailleur. Deuxième erreur ?
Moi j’ai besoin de travailler, sinon, je me sens malhonnête


Tous les grands artistes dits importants de ces dernières années ne sont pas des travailleurs. Ils font du sous Marcel Duchamp, en quelque sorte. Moi j’ai besoin de travailler, sinon, je me sens malhonnête. Ma peinture est sympathos, mais très physique.
Les artistes qui marchent à l’international, Jeff Koons ou Jan Fabre, se dotent de très grosses structures, de bureaux où des employés bossent pour eux par dizaines. Pas pour créer des œuvres mais pour gérer des événements, pour formuler de la communication. Résultat : ils sont dans tous les livres internationaux sur l’art contemporain. Ce n’est pas le cas des artistes français vivants ; hormis quelques pseudo intellectuels comme Sophie Calle ou Daniel Buren, qui développent une froideur à faire peur. Pas de poésie, rien… Mais une force de persuasion incroyable, même vis-à-vis des gens qui ne comprennent pas !
L’époque est au lisse. Tout ce qui est lisse, en aplat et Cie, c’est facile à reproduire, à faire reproduire par d’autres. Cela permet d’avoir au même moment plusieurs fois la même exposition dans le monde. Dans le genre, je mets Jean-Pierre Raynaud à part, parce qu’il est barge total, il n’a besoin de rien prendre pour être barré… Taré complètement, dans le sens de complètement artiste. Il pourrait se suicider en se coupant une oreille. Moi je ne me couperai jamais une oreille.

Avoir peur de l’argent, troisième erreur ?

J’ai honte de mes prix, mais ils sont normaux vis-à-vis du marché

Ça fait vingt ans que je me bats pour que ma peinture ne soit pas commerciale. Faire une toile pour qu’elle plaise, je ne sais pas le faire. Hélas, peut-être ; car j’ai toujours aimé l’argent pour le dépenser. Il y a malheureusement de moins en moins d’argent liquide. Et de plus en plus de paperasses. Mais ce que j’ai, c’est déjà beaucoup. Je n’ai jamais souffert de la crise, j’ai toujours vendu des tableaux. Plus ou moins cher. Vraiment pas cher en période de crise. Mais j’ai toujours vendu.
J’ai honte de mes prix, mais ils sont normaux vis-à-vis du marché. Si je vaux ça, cela permet aux autres artistes de valoir quelque chose. J’ai des amis bons artistes inconnus, qui vendaient dans les années 80, pas cher. Aujourd’hui, seuls les connus, les valeurs sûres, vendent. C’est devenu difficile. Ça rame, ça rame chez les peintres. Quant aux graveurs, ils sont à genoux. Dans la merde.
À présent, il existe une nouvelle race d’artistes, créant pour des riches plus riches que riches, les riches qui font flamber les prix de l’immobilier dans le centre de Paris. Cela me gêne. C’est du hard. Des millions de dollars pour quatre papillons collés par Damian Hirst, ou pour un Chinois qui fait du Erro en moins bien, c’est quoi ça ? Nous n’avons pas les moyens d’exister à côté.
Inconsciemment, la très grande bourgeoisie s’est aperçue que même le golf se démocratisait. La seule chose qui lui restait pour qu’elle puisse être seule à l’avoir, c’était les œuvres d’art très très chères.
Un ami, intellectuel, libanais, m’a récemment proposé, si son pays va mieux, de me faire exposer au Liban, pour que les hommes d’affaires locaux deviennent mes « passeurs » pour le Moyen-Orient. C’était très gentil, mais cela m’a gêné. Faire du fric vraiment, sans savoir qui achète ni ce qu’on fait, c’est ne plus avoir d’espoir. Et devenir tellement riche qu’on ne fait plus de tableaux.
Si demain François Pinault arrive dans l’atelier et me demande dix toiles, est-ce que je vais refuser de les lui vendre parce que je suis contre la politique de sa collection ? En vérité, je n’en sais rien. Le pognon, je n’ai rien contre. Je lui vendrai peut-être en lui disant qu’il est un enfoiré. Le catalogue de la dernière exposition de sa collection à Venise était foireux, les textes, pseudo intello bidons, comme dit ma copine. La seule belle chose de l’expo, c’était le marbre du palais qui l’abritait.

Comment garder son âme ?

Un minimum de son âme, de son esprit du début… Les soi-disant nouveaux artistes n’ont même pas un « esprit du début ». Personne ne parlait d’eux il y a dix ans. Ils n’ont ni commencement, ni fin. Rien que l’air à la mode.
Dire tout cela dans Artension, c’est sans doute une manière garder son âme, mais c’est hélas marginaliser de tels propos , car ils risquent d’être moins pris aussi au sérieux que s’ils étaient publiés dans la Monde ou l’Express. Je regrette aussi que d’excellents articles comme ceux de Danchin sur les Ultra-riches et l’art contemporain, ou bien celui de Souchaud sur Buren, ne puissent être publiés dans ces journaux. Mais bon, l’histoire fouillera plus tard dans ce qu’on a marginalisé aujourd’hui.

Propos recueillis par Françoise Monnin le 17 07 2008

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Un krach à New York?
Quelles conséquences sur le système de l'art en France?

Par Aude de Kerros

Nul besoin d’être Nostradamus pour prévoir, dans un futur très proche, l’écroulement du grand marché spéculatif international (faute de substance interne ou de valeur intrinsèque). Dés lors, que deviendra l’art institutionnel français indexé sur ce grand marché (celui qui place Koons au Château de Versailles et Jan Favre au Louvre) ? Et que deviendront nos petites fabriques subventionnées de produits « émergents » à vocation internationale et/ou contemporaine?
Questions un peu tardives, car le krach institutionnel français est déjà amorcé du fait même qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’Etat.
Angoisse donc dans les réseaux de la culture officielle. Les rentes de situation sont en péril ainsi que les « valeurs » qui vont avec. « Sauvons la culture ! », « Vive la culture ! », s’émeut-on autour du journal Libération qui a organisé récemment sur le sujet un grand forum de 60 tables rondes. 75 personnes en moyenne pour chacune dans des salles de 400 places : le bide total… (Mais qu’importe , les interventions ont été intégralement diffusées sur France-Culture, qui n’est pas à un pensum près à administrer à ses auditeurs.)
Dans les cercles de l’art contemporain on déplore l’épouvantable « régression » qui s’annonce, mais entre soi, la tête dans le sable comme l’autruche, et sans jamais ouvrir la réflexion sur les méprisables analyses extérieures, toujours inaudibles et irrecevables par les grands médias
Ce krach des fausses valeurs artistiques, sera-t-il bénéfique aux vraies valeurs ? Là est la question. En 1990, tout le monde avait souffert. Mais aujourd’hui ?
Aude de Kerros nous propose ici une récapitulation des faux et des vrais débats qui ont lieu actuellement. P.S.


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Un audit du Ministère de la Culture, l'annonce de réformes administratives et budgétaires. Voici venu le temps des bilans...
Un certain nombre d'évènements plus ou moins visibles, selon que la presse les ait relayés ou non, permettent de décrire un nouveau climat dans le monde de l'art en France sur fond de crise financière internationale. Mettons -les en perspective.

“l'Art c'est la vie”
Le 28 Novembre 2008 , organisé par Art Absolument
La revue Art Absolument, en partenariat avec Libération et France Culture organise un “débat” au théâtre du Rond Point à Paris. Sont réunis quelques signataires triés sur le volet du Manifeste l'”Art c'est la vie” et des fonctionnaires de la DAP et de Culture France. Toutes les précautions sont prises pour éviter des débordements. Un certain nombre de choses ont été dites malgré tout, contredisant l'autosatisfaction des fonctionnaires, quelques pratiques ont été dénoncées et des questions embarrassantes posées.. Rien cependant de tout cela n'a filtré sauf sur les blogs, Le quotidien Libération qui était partenaire n'a pas rendu compte de ce débat, ni aucun grand média ailleurs. C'était en effet un débat raté, pour faire semblant, ou pour « noyer les poissons ».

“Faut-il soutenir l'art français?”
Les 7 Février et 13 Juin 2008, à Drouot Montaigne
A Drouot Montaigne deux tables rondes réunissant le réseau de l'AC en France mettent en discussion les questions suivantes: “L'art est-il un Investissement? et “Faut-il soutenir l'art français?”
Ici c'est le “milieu” qui fait lui même le constat: Malgré aides, subventions, travail en réseau pour fabriquer les cotes, les artistes “vivant et travaillant en France” ne sont pas reconnus à l'étranger, ni en France d'ailleurs! Les galeries sont unanimes: “On ne gagne pas d'argent avec des artistes français”. Comment cela est -il possible? Dans l'international on reproche à ces artistes de ne pas avoir de vraie valeur car ils ne sont pas achetés par des collectionneurs privés français. Ceux-ci boudent l'art officiel et sont sous la pression du fisc. Par ailleurs, il est reproché aux artistes et à ceux qui les cooptent d'avoir un discours trop intellectuel, difficile à comprendre hors de l'hexagone. Le conceptualisme français est trop “hermétique” pour les riches d'aujourd'hui qui n'ont pas suivi, eux, les cours de philosophie de l'Ecole des Beaux Arts. Enfin, on constate partout, contrairement à ce qui a lieu en France, un repli “identitaire”de chaque pays sur ses propres artistes, aux États Unis notamment.
Le représentant de Culture France Alain Reinaudo a donné une série de chiffres inédits, provenant d'une étude récente, si négatifs et si décevants par rapport à l'investissement d'État fait pour soutenir artistes et galeries du réseau, que son intervention a été supprimée dans l'enregistrement de la Table Ronde, disponible sur Internet sur le site de “Connaissance des Arts”.

Vive la culture !
Les 13, 14, 15 Juin 2008, forum organisé par Libération
Visiblement l'affolement qui avait gagné les fonctionnaires de la DAP en juin 2007, est retombé au printemps 2008, les réformes n'auront pas l'ampleur annoncée. Les institutionnels se rassurent et veulent donner le change, créer l'illusion d'un “débat”, d'un désir de réformes. Libération, France Culture et les Institutions organisent un grand Colloque, de 3 jours au Théâtre des Amandiers de Nanterre: Tous les problèmes seront abordés dit-on! L'État ou le marché? Comment faire face aux évolutions brutales dans le domaine d'Internet, des technologies médiatiques, du multiculturalisme? L'État doit-il être un outil de régulation?
Tous les acteurs culturels faisant partie du réseau sont là. Leur but? Comment gérer la crise sans perdre avantages et privilèges. Le colloque commence par “Faut-il supprimer le Ministère de la Culture”?. C'est une confrontation entre Christine Albanet et Jack Ralite (PC) intervenant sans doute à titre “d'opposant institutionnel”, il fait partie de toutes les Commissions Culturelles depuis des lustres, Peut-il imaginer, même en rêve, une culture qui ne serait pas dirigée? Le sujet épineux n'a pas été évoqué.
Le seul “opposant” vraiment “critique” fut sans doute Marc Fumaroli dans un débat portant sur un terrain économique qui n'est pas sa spécialité et ou tout le monde ne pouvait que s'accorder. “Le marché est -il l'ennemi de la culture?“ On “oublia” Jean Philippe Domecq, trop critique sans doute et tous les analystes de la crise non fonctionnaires et non contrôlés par les Institutions.
On aborda des sujets techniques aux solutions techniques qui font l'unanimité et, pour passer le temps, on disserta sur le sexe des anges, du genre: “Peut-il y avoir une sainteté sans Dieu”? “Quel accueil pour la folie”? “Y a t-il une transcendance républicaine”? “Profane ou sacré”? “Qui veut la peau de la folie”?. On évita bien sûr de poser les questions utiles . “Pourquoi la France est le seul pays démocratique a avoir un art officiel?” “Le système de l'AC stérilise-t-il la création?” “L'art est il un produit financier haut de gamme?” “Pourquoi n'y a -t-il plus en France des marchés de l'art?” “Pourquoi la France ne fait plus référence en matière d'art?” , « Pourquoi Harry Bellet nous en remet-il une couche avec Buren, dans Le Monde ? » etc.


“Remettre les Pendules à l'Art”
Le 22 mars 2008, à la Halle Saint Pierre
Ce débat organisé à la Halle Saint Pierre a formulé les questions qui se posent à ceux qui créent et se trouvent devant un système fermé, aux choix esthétiques étroits, monopolisant tous les moyens et les occasions de reconnaissance. A été mis en relief un corpus de textes et d'analyses très variées, à distinguer de l'autocritique institutionnelle visant à conserver le système, sous forme d'une Bibliographie réunie et commentée par Laurent Danchin, publiée par Artension et mise à disposition sur Internet. Elle fait la preuve de l'existence trentenaire d'une réflexion critique de haut niveau sur l'histoire récente de l'art. Etaient présents: Jean Philippe Domecq, Pierre Souchaud, Christine Sourgins, Fred Forest, Marie Sallentin, Michel De Caso, Sophie Herzskovicz, Lydia Van den Busch, Carla van der Rohe, François Derivery, Philippe Rillon, Michel Dupré, Kostas Mavrakis, Francis Parent. Ces écrits, par leur nombre et leur diversité, semblent être une caractéristique française, sans doute en raison de l'existence depuis un demi-siècle d'un pouvoir culturel sans contrepouvoir. Ils font aujourd'hui référence dans le monde, mais silence médiatique en France.

“Tuer les artistes pour relancer le marché de l'Art?”
Le 1er juillet 2008, organisé par la Peau de l’Ours
Philippe Rillon créateur du blog “La Peau de l'Ours” a organisé une rencontre à la Mairie du XIIIème: pour faire le bilan des “réformes”. Il a invité le Ministre de la Culture ou un de ses représentants à venir expliquer pourquoi aucune des mesures prises à la suite du Rapport Bethenot ne concerne les artistes. Aucun officiel n'a accepté l'invitation.
Rémy Aron, Président de la Maison des Artistes notamment était présent pour traiter de ces questions très pratiques. Ont été examinées les quelques mesures prises, de façon très concrète ce qui révéla, dans ce public d'artistes, une attitude éloignée des querelles théoriques ou politiques qui avaient fait éclater le milieu trente ans plus tôt. La préoccupation partagée par toute l'assemblée était de retrouver une autonomie essentielle à la création et pour l'assurer, des circonstances favorables à l'éclosion d'un vrai marché, fondé sur l'offre et la demande, ainsi que le reconnaissance d'une diversité culturelle et esthétique.
Même silence médiatique.


Un krach à New York?
Quelles conséquences sur le système de l'art en France?
Pas encore de débat organisé sur le sujet
C'est l'élément nouveau. Que va-t-il se passer en France si l'art officiel référencé sur le marché de l'AC à New York connaît un krach?
Cela s'est déjà produit en 1990. Tout s'effondre à la suite d'une période de spéculation exceptionnelle, ou Art et l'AC se vendaient. Après un épisode chaotique on constate que la spéculation sur l'AC repart de plus belle, fondée sur des méthodes de fabrication financière en réseau plus rigoureuses, assurant une plus grande sécurité pour les collectionneurs. Ceux-ci désormais ne jouent plus à la roulette russe mais pratiquent des investissements de “bon père de famille”. En l'espace d'une décennie l'achat d'AC est devenu plus sûr que l'achat des peintres impressionnistes. Par contre, l'Art a été écarté de la compétition pour un temps. C'est comme si l'on avait débarqué en 1990 tous les spéculateurs non initiés et tous les artistes surnuméraires notamment d'Art.
A quoi servira le prochain krach? qui en bénéficia? Qui sera dégagé?
Si la tendance actuelle se confirmait, on peut prévoir que seront écartés cette fois-ci tous ceux qui n'ont pas la bonne identité nationale. Les conceptuels chinois me paraissent très menacés... La politique n'est jamais loin.
En France, après 1990, la DAP grâce à l'argent du contribuable, a pris le relais du marché, a fonctionnarisé les artistes de son choix et crée son réseau, Il a du même coup marginalisé tout le reste de la création pour mieux nourrir sa clientèle.
Aujourd'hui deux choses ont changé en France par rapport aux années 90: D'une part l'argent public fait défaut et d'autre part la DAP a été intégrée dans un vaste Département dit de la “Création”, ce qui gêne désormais son fonctionnement fondé sur le délit d'initiés et la non publication des informations concernant la galerie, l'oeuvre, le lieu et le prix des oeuvres achetées. Pratique qui pendant 30 ans a permis la création d'un art officiel en France dont la référence est à New York puisque 60% des achats d'art de l'Etat ont eu lieu sur une autre place que Paris. La situation aujourd'hui change.
Beaucoup de questions se posent cet automne: Comment se comportent les valeurs sans valeur quand le réseau d'initiés qui les fabrique se désagrège?. Comment sortirons -nous en France d'une situation bloquée? Suite au prochain numéro…


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Présence Panchounette
Pourquoi son exhumation ?
Un entretien avec Frédéric Roux *
Par Pierre Souchaud

Actif de 1969 à 1990, le groupe Présence Panchounette (composé de Christian Baillet, Pierre Cocrelle, Didier Dumay, Michel Ferrière, Jean-Yves Gros, Frédéric Roux et Jacques Soulillou) commence à se faire connaître par des actions, des tracts et des performances où se mêlent contestation et humour. Leur travail se focalisera sur une remise en cause du modernisme, de l’avant-garde et de ses rituels.
Le statut marginal du groupe lors de son existence, la dispersion des individus le composant et celle des œuvres, le refus obstiné de se voir consacrer une « rétrospective », ont retardé l’organisation d’une exposition d’envergure.
L’une des originalités de cette manifestation (et une contrainte supplémentaire) est son éclatement en plusieurs lieux non-institutionnels au travers de la ville, ce n’est donc pas au CAPC, mais dans quatorze sites hors-les-murs que les visiteurs vont pouvoir découvrir leurs œuvres jusqu’au 15 septembre.
Nous avons interrogé Frédéric Roux sur le sens de ce retour, et le sens en général. Il dit être incapable d’y répondre… mais y répond cependant, brillamment. P.S.
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La critique du système nourrit le système, c’est bien connu… à condition de ne pas aller « au fond » : cela ferait vulgaire, mauvais goût, irrecevable. Votre disparition en 1990, était-elle une façon «  d’aller au fond » ?

D’après vous, la critique du système nourrirait le système ? Je n’en suis pas si sûr. Ce que vous appelez le système, je ne suis pas persuadé qu’il existe sous une forme aussi déterminée : LE système. En tous les cas, tous les systèmes, hormis, sans doute, les systèmes critiques, ne se nourrissent pas de leur critique, loin de là ! J’en connais quantité qui ne la supportent pas et la plupart d’entre eux ne se portent pas plus mal s’ils ne sont pas critiqués du tout. A vos yeux, il y aurait au moins une exception à cette collusion entre le système et la critique du système : la critique allant « au fond ». Sans doute, encore faut-il être muni d’un batyscaphe performant… je ne suis pas certain que ç’ait été notre cas ni que la profondeur ait fait partie de nos préoccupations. En tous les cas, notre décision d’arrêter les frais (et non pas de disparaître) n’avait pas cette ambition, peut-être qu’au lieu d’aller au fond, on continuait juste d’aller à fond. A fond dans le mur, les yeux grands ouverts !
Volontaire auto-inhumation en 1990. Exhumation en 2008 de l’enterré-vivant. Le cadavre bouge-t-il encore ? Pourquoi a-t-il accepté cette sorte de résurrection-embaumage- récupération comme sainte relique mise sous cloche? Tout cela a-t-il encore du sens ? Si oui, lequel ?

Vous avez sûrement raison de filer la métaphore mortuaire, mais ce serait oublier que, pour nous, l’arrêt c’était – justement – le moyen de rester vivants. Ce que je peux vous assurer, c’est que l’enterrement a été très gai… la suite, c’est un secret de Polichinelle, moins. Sans doute parce que nous nous sommes rendu compte, un peu trop tard, qu’il y avait eu crime, que nous avions assassiné plus que notre jeunesse, « quelqu’un », et donc qu’il y avait forcément un coupable… sans parler de l’encombrant héritage. Il existe une cérémonie à Madagascar qui s’appelle Famadihana, elle consiste à déterrer le cadavre, à lui faire faire un petit tour de manège chez les vivants avant de l’enterrer une bonne fois pour toutes. Dans mon idée… dans l’idéal, il aurait dû s’agir de quelque chose dans ce genre avec passage mouvementé chez le notaire pour clore l’affaire. Je ne suis pas certain que ce soit réussi, donc je me pose la même question que vous, celle du sens, et je suis incapable d’y répondre. D’autres, pas plus mal placés, le feront à notre place.
Pourquoi cette configuration de l’expo : Panchounette à la périphérie en différents lieux et les « déclinaisons » au centre, au CAPC ? N’y a t-il pas quelque malice de votre part en piégeant vos « épigones », éminents représentants de l’art contemporain international, pour les asphyxier sur eux-mêmes dans un entonnoir sans orifice?

Il n’en était pas d’autre possible. Par vil orgueil d’abord, celui de Groucho Marx qui n’aurait pas voulu être membre d’un club qui l’aurait accepté comme membre, par fidélité ensuite. Vous savez, je crois que vous êtes persuadé – dans le fond – que nous sommes des artistes du ressentiment. Je ne vous dis pas que, de temps à autre, je ne nous trouve pas un peu cons, comparés à Bertrand Lavier, par exemple, ou à Sophie Calle, qui font la course en tête avec de tout petits moteurs, mais je ne les envie en rien, je n’échangerais rien de ce qu’on leur prête et qui ne leur appartient pas vraiment contre le peu que je possède et qu’ils n’auront jamais : la possibilité d’être artiste. Nous avons été, entre autres, des artistes pour les artistes… leurs croquis, leurs brouillons, quelquefois la conscience à bon marché qui leur manquait, c’est donc logique qu’ils se retrouvent au centre, dans le rond de lumière et nous dans l’ombre, camouflés derrière le rideau de scène. D’autre part, il y a beaucoup d’artistes qui sont montrés dans le nef du Capc pour lesquels je nourris une admiration sincère, Kienholz par exemple ou Sanejouand ou même Christian Babou qui est l’antithèse parfaite du représentant de l’art contemporain international, je n’avais donc nul désir d’asphyxier qui que ce soit dans un entonnoir sans orifice. L’expo dans la nef du Capc, c’est une exposition de Présence Panchounette sans Présence Panchounette, preuve que nous étions déjà vivants avant même d’exister et que nous ne somme toujours pas morts alors même que nous avons disparu. Une dernière précision, parmi les quatre-vingt-huit artistes convoqués pour l’occasion, il y a des gens qui exposent là pour la deuxième fois de leur existence et s’il ne s’était agi que de moi, il y en aurait eu davantage… il y a un devenir « panchounette » de l’art contemporain intéressant autant qu’il y a un devenir « chounette » de l’art dans son ensemble… l’art russe, l’art chinois, l’art LVHLM, l’art de biennale, celui de tramway… le Bling Blang !
Koons : vous l’avez invité. Alors que vous aviez été sévère à son égard en 1990. Mérite-t-il donc un meilleur traitement de votre part aujourd’hui ?

Qui aime bien châtie bien ! Sérieusement, j’avais déjà montré Jeff Koons dans « Fait maison », une exposition que j’avais organisée en 2000… la même pièce d’ailleurs : le petit chien en porcelaine blanche, accessoirement, c’est un vase ! Je n’ai pas changé d’avis à son propos, Jeff Kons est bête comme ses pieds, presqu’autant qu’Andy Warhol si c’est possible ou que Claire Fontaine qui se fait une spécialité d’être intelligente, ça ne veut pas dire qu’il n’est pas un bon artiste ni que la bêtise extrême ne peut pas produire d’art. Si l’on change un tout petit peu le point de vue que l’on porte sur les choses, ce que l’on a l’habitude ou la paresse de considérer comme extrêmement intelligent peut se révéler plutôt bête. Coller un urinoir sur un socle, franchement, vous trouvez ça très intelligent ?
Vos œuvres : sont-elles cotées sur le marché ? Objet de spéculation ? Sont-elles vendues, achetées ? Leur prix va-t-il monter avec cette expo? En tirez-vous quelque argent pour le partager avec vos camarades?

Cotées ? Sans doute… même la pire merde a son prix, pourquoi les nôtres seraient-elles dispensées ? Pourquoi serait-il plus choquant qu’elles le soient ? Il y a même des faux qui circulent ! Dans le temps, nos œuvres étaient à vendre, assez peu achetées, si cela peut vous rassurer, sauf celles de la dernière expo… c’était le deal sans doute : « Foutez le camp, fermez-la et l’on vous lâche un peu d’avoine ! » Aujourd’hui, si leur prix monte, tant mieux ! D’ailleurs, à propos de cette question délicate que l’on ne pose qu’à ceux que l’on suppose ne pas être très délicats, je peux aller plus loin : j’ai 61 ans, je suis demandeur d’emploi, je ne suis pas propriétaire, j’ai été déshérité par mes parents du peu qu’ils avaient accumulé, après avoir été non-imposable pendant trente ans, je paie aujourd’hui 3 000 euros d’impôts par an, je serais très content d’en payer dix fois plus et ravi d’en payer cent fois davantage, dans quatre ans, je toucherai 498,50 euros par mois de retraite, ma femme, un peu moins. Ça va ? C’est juste ? J’ai les mains propres et la culotte aussi ?
Vous avez flirté avec « l’art modeste » de DiRosa, écrit sur lui, dirigé un moment le MIAM à Sète… DiRosa est plutôt plasticien, vous, plutôt littéraire, aussi est-ce bien le même objet qui vous intéresse ? Panchounette n’est pas exactement l’art modeste de Di Rosa, Pas tout à fait le même propos, non ? N’y a-t-il pas là quelque ambiguïté, mélange des genres ou chevauchements hasardeux dans l’acception des mots kitch, vulgaire, populaire ? ou bien entre les mots humour, dérision, poésie ingénue, art populaire.L’art modeste n’est-il pas parfois à l’usage des faux modestes ? (expression d’une certaine morgue ? peut-on faire plus « modeste » que Koons et ses acheteurs milliardaires ?)

Je n’ai pas flirté avec l’art modeste, j’en ai été le salarié avant d’être licencié par de gentils institutionnels socialistes ennemis du licenciement. Je ne crois pas que l’on puisse sérieusement avancer que j’ai écrit sur Hervé DiRosa dans la mesure où je l’ai toujours considéré comme un artiste épouvantable, en revanche, j’ai écrit à sa place comme à la place de beaucoup d’ailleurs, qui ne m’en sont pas reconnaissants davantage. Les choses ont toujours été claires avec lui, un type qui vous déclare que sa conscience se confond avec son intérêt, vous ne pouvez pas être étonné s’il essaie, sur ordre, de vous licencier en mars pour une faute commise un mois plus tard… les bras cassés ont toujours un côté touchant, ceux qui les envoient au casse-pipe, un peu moins. Evidemment, comme le dit Jacques Soulillou, la « théorie de l’art modeste » est un sous-produit naturel de la pensée de Présence Panchounette, c’est même pour ça que j’avais été embauché par Pierre-Jean Galdin (dont il ne faut pas oublier qu’il avait organisé la première exposition de Présence Panchounette d’envergure en 1986) : pour donner un peu de sens à ce qui en manquait cruellement. Il n’y avait pas grand monde capable de faire ça en France, pas grand monde non plus que ça ne dégoûtait pas. C’était une partie passionnante, très difficile à jouer et que j’ai perdue. Je n’en suis pas fier, mais à l’impossible nul n’est tenu, vous ne pouvez pas gagner la Coupe du monde avec des types qui ne seraient même pas remplaçants en Corpo. Lorsque, pour tout arranger, vous n’êtes pas très partisan de la « combine » ni des niaiseries socio-cul, vous avez vite fait de déranger et de dégager. Un an après, la jeune femme qui m’avait remplacé, particulièrement réputée pour ses hautes compétences qu’elle exerce désormais au sein de la Drac Bretagne, avait divisé le nombre de visiteurs par deux, elle a été remplacée par une professionnelle qui a poursuivi sa tâche avec un professionnalisme sans reproche, finalement ce sont la première femme d’Hervé DiRosa et sa cousine qui font tourner la boutique qui vend… des sérigraphies d’Hervé DiRosa. C’est comme ça que se terminent les aventures intellectuelles lorsque des idéologues alliés à des crétins s’en mêlent.
Cette expo ne marque-t-elle pas la fin d’une époque par invagination ou résorption d’elle même?

Je ne suis pas sûr de comprendre les raisons qui vous font penser que cette exposition marque la fin d’une époque, mais, effectivement, elle marque la fin d’une époque… celle du bricolage, de la pince à linge et du grillage à poule ! Tout comme elle marquait la fin de la même époque dix-huit ans plus tôt. Dix-huit ans trop tôt, c’est beaucoup trop tôt dans un monde où il faut une clé USB pour faire démarrer un tracteur, où une idée venue d’une galerie de Dusseldorf se retrouve deux jours plus tard dans une école des beaux-arts de Singapour.
Je vous soupçonne d’être vraiment subversifs… au bout du compte. Mais je n’en suis pas sûr. (Vous êtes aux franges incertaines, dans cet entre-deux ou trois du sens. Pas pervers cependant comme tant d’autres le sont dans le même registre). Puis-je me permettre ce doute ?

Ne pas être sûr est tout à votre honneur, je ne suis sûr de rien moi-même, je n’ai comme certitude que celle qu’il n’en existe aucune… L’entre-deux, c’est mon territoire, le cul entre deux chaises ma position favorite… je ne sais pas si vous avez remarqué, mais je suis le seul de l’histoire qui soit à la fois dedans et dehors. C’est évidemment la position clé, ce n’est pas la plus confortable quand on est un peu raide de la nuque et que l’on prend de l’âge. En tous les cas, ce n’est pas moi qui vous empêcherai de douter, je ne fais que ça. La citation qui ouvrait mon premier livre disait : « Le paresseux dit qu’il y un lion sur le chemin, le timide se lamente et se cache la tête entre les mains, le sage, qui examine et critique tout, ne fait rien, le rêveur, quand la bulle crève, s’attriste ; mais l’homme qui n’espère rien est un terrible optimiste », c’est de Paul Claudel. Comme le déclare Julio Iglesias : « Je n’ai pas changé ». Ce sont deux solides références, non ?

*Frédéric Roux, né en 1947, est écrivain.
Léve ton gauche  , Ramsay-1884. Tiens-toi droit, Seghers-1991. L’introduction de l’esthétique, L’Harmattan-1996. Mal de père, Flammarion-1996, Mike Tyson, un cauchemar américain, Grasset-1999. Le désir de guerre, Le Cherche Midi 999. Ring , Grasset- 2004. Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer, Grasset-2005. Hyperman, Bourin 2006.





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Koons à Versailles
Par Pierre Souchaud
Une colossale bouffonnerie , mais aussi un flagrant délit de détournement de biens publics au profit d’intérêts particuliers


Koons au Château de Versailles, ce n’est pas seulement une faute de goût., un scandale d’ordre esthétique, une injure au patrimoine, une torsion du sens, l’expression de l’absolutisme d’un pouvoir, le cynisme et l’arrogance de l’argent-roi, l’apothéose de la vulgarité, l’ultime transgression après des décennies de cet exercice, le triomphe définitif de l’inepte, etc…
Non, l’autre scandale , en amont ou au-delà de cette effarante pantalonnade plus grossière que baroque, c’est cette collusion totalement inouie, éhontée, juridiquement pénalisable, entre des représentants d’ intérêts privés et des fonctionnaires d’Etat. Cette collusion où l’on voit Mr Aillagon, ex-directeur du Centre Pompidou, ex-ministre de la Culture, ex-directeur du Palazzo Grassi à Venise, et maintenant directeur du Château, ( y succédant à Mme Albanel maintenant ministre de la culture par un vice-versailles des plus cocasses), placer impunément à disposition de Mr Pinault, le dispositif et patrimoine publics dont il a maintenant la responsabilité , pour valoriser la cote déjà pharamineuse d’un des produits financiers phares de son ex-employeur, au préjudice bien évidemment de tout le monde et de l’art en particulier.
Dans tout autre domaine que celui de l’art et de la culture, cette embrouille s’appellerait prévarication, concussion, corruption, malversation, détournement de biens publics, et serait puni par la loi…Et bien non, ici, il y a totale dérogation aux lois et principes élémentaires de toute justice.
Et puis enfin, troisième scandale, c’est cette incroyable omerta affectant tout le réseau médiatico-culturel français qui sait très bien ce qu’il y a de douteux dans l’opération, mais où chacun préfère se taire, ne pas informer au fond, de peur d’être exclu du cercle des courtisans, de perdre sa place dans l’appareil.
Il y a dix ans , les parties génitales de Jeff Koons et de la Cicciolina en pleine copulation, faisaient la couverture du magazine porte-parole officiel de l’institutionnalité artistique française… Aujourd’hui, on en a la suite logique en forme de bouquet final à Versailles



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“FINANCIAL ART”
son concept et son avenir

Par Aude de Kerros




Lundi noir à Wall street, Lundi d'or chez Sotheby's.
Le dénouement de la vente sidère, Damian Hirst a battu tout les records. Le message diffusé par les médias est clair: Achetez de “l'Art contemporain”! C'est de l'or! une valeur refuge! Une image apparaît partout dans le monde, le veau plongé dans du formol, veau d'or, figure du Dieu Apis. Il trône en magesté dans l'Hotel des Ventes.
En prévision des ventes de l'automne les maisons de vente développent leur stratégie de communication, une artillerie lourde de happenings sidérants sur fond d'apocalypse financière
La vente de Damian Hirst, annoncée quinze jours avant et donnée en pâture aux médias, fut un spectacle fortement dramatisé. Le héros a vendu un an plus tôt une vitrine de médicaments plus cher qu'un Velasquez mais a vu, ces derniers mois, vingt de ses oeuvres ravalées par le marché. Il joue au fou, au transgresseur, au désespéré et nargue ses deux Galeries: Gagosian et White Cube, pour vendre 220 oeuvres directement chez Sotheby's! Il déclare à qui veut le répéter qu'il est angoissé et qu'il va se retrouver sur la paille! Les grandes galeries prennent l'air furieux. La titre de, Sotheby's enrégistre 8, 4% à la baisse. La Maison de Vente transforme ses batiments de New Bond Street en un somptueux espace muséal, organise des nocturnes pour accueillir 20 000 visiteurs, publie un luxueux catalogue.


Enfin! un produit financier en hausse...
Les prévisions sont mauvaises malgré la magnificence. Les médias tiennent le monde en haleine!
Le grand jour arrive. Tobias Meyer le Directeur mondial de Sotheby's pour l'Art contemporain déclare: “Damian Hirst est un artiste global qui peut défier les économies locales”
Son homologue londonien, Olivier Barkey ajoute: “ Damian Hirst n'est pas seulement un artiste hors - normes, c'est un phénomène culturel!”. La vente peut commencer. Le commissaire priseur observe la salle et constate “ la présence de beaucoup de têtes nouvelles” et s'en félicite! “Les ventes aux enchères sont démocratiques!”, cela justifie la transgression que constitue l'intervention sur le premier marché. Tout le monde, ayant les moyens, a le droit de s'offrir un artiste comme Damian Hirst! Les galeries ne pouront plus appliquer leur systhème d'exclusion!
On connaît la suite. Il y eut peu d'enchérisseurs dans la sale-même, mais les téléphones se mirent à crépiter et les prix à s'envoler.
Le lendemain, peu de noms dans la presse! Qui a acheté? Sur ce point Sotheby's reste discret et vague: Un russe, un ukrainien, des asiatiques, des moyens-orientaux... Il faut remplir tant de musées en construction!.... Cependant, la presse anglo-saxone dit clairement qu'il n'y avait pas d'aquéreurs d'américains. On a droit au récit du spectacle mais personne ne tente une analyse.
Qui peut s'y risquer? Cependant nul n'ignore les pratiques en cours sur ce marché d'exeption. Par exemple parmi tant d'autres histoires, il est de notoriété publique que l'exemplaire du “coeur” de Jeff Koons ayant fait de lui “l'artiste vivant le plus cher du monde” le temps d'une saison, avait été aquis par son propre marchand Gagosian....On sait aussi que le fameux crâne couvert de diamants de Damian Hirst vendu 72 millions d'euros a été acheté par un groupe de six investisseurs, dont lui-même et ses deux galeries.

Les métamorphoses du marché de l'AC 
Ce marché caractérisé par la fabriquation de la valeur en réseau arrive à la fin d'une évolution cinquantenaire.
Sa première version fut inventée par Leo Castelli vers la fin des années cinquante Il s'agissait de lancer rapidement des artistes produisant beaucoup et vite en les faisant tourner d'une galerie à l'autre. Ces galeries dites “amies” formaient un réseau qui ne devait pas être perçu par les non initiés et se devait d'être international. Obliger les artistes du monde entier à passer par New York pour être consacrés financièrement était le moyen simple de souffler la place de capitale de l'art à Paris et de gagner la guerre froide culturelle.
Le système de “consécration-cotation” en réseau progressa vite. En 1975, il est planétaire grâce aux Centres d'Art contemporain et aux Foires internationales. La naïveté des amateurs sur le mode de fonctionnement, les disponibilités monétaires, l'argent sale à recycler, tout était en place pour permettre la spéculation à grande échelle qui caractérisa les années 80. Les banques voyant l'importance des gains créerent des départements spécialisés dans ce type de placements risqués mais rentables à court terme. Les organismes gérant les caisses de retraite américaines ou japonaises avaient d'immenses capitaux errants sur les divers marchés à l'affut de diversité: actions, obligations, immobilier, devises, matières premières, entreprises non cotées et ... marché de l'art.
C'est la crise financière puis économique du Japon, occupant alors 60% du marché de l'art, et ses suites dans le monde qui a provoqué le premier krach de l'AC, qui fut aussi un krach de l'art en général. A New York tout s'arrêta pendent deux ou trois ans, à Paris, le Ministère de la Culture prit en charge les artistes de son réseau et assura leur survie.

De l'entente au trust
A partir des années 90 les milieux financiers, marqués par cet épisode, eurent à coeur d'inventer de nouveaux placements hautement sécurisés cette fois. Ces produits “dérivés” dont le principe était d'associer “absence de risque” et “ rentabilité financière” firent l'objet d'une “créativité” convulsive et sans limites. En associant différentes sources de spéculation, ils réduisaient statistiquement “scientifiquement” et “mathématiquement” le risque! C'est ainsi que le produit financier “art contemporain” dut lui aussi offrir des garanties et ressembler à un placement de père de famille.
Dans cet esprit, les galeries et leurs collectioneurs conçurent désormais leur “réseau” autrement. Le “cercle des galeries amies” ne suffisait plus à la tâche, il fallait désormais une intégration verticale de tout les acteurs de la vie artistique, de la production à la consommation: créer un trust en somme. Il faut remarquer qu'ententes, trusts et délits d'initiés sont formellement interdits par les lois qui régissent les marchés. L'AC est aujourd'hui le seul marché qui échappe à toute régulation. C'est sans doute ce qui fonde sa sécurité.
Ainsi les collectionneurs, au coeur du système, sont à la fois propriétaires de Maisons de Vente, institutionnels à la tête des musées, fondations, foires, organes de presse, médias et galeries. Si bien que l'argent lors des ventes aux enchères, qui font du prix de vente un évènement médiatique, quitte la poche droite du veston du collectionneur pour intégrer sa poche gauche. Le paiement des frais d'une vente est le prix à payer pour faire progresser la cote. Cet évènement qui frappe les imaginations coûte moins cher qu'une campagne de publicité.
Pour “sécuriser” le placement art contemporain il suffit alors de rendre le réseau totalement solidaire. Il faut alors choisir des membres en mesure de se soumettre à la règle, c'est le rôle de “gate keepers” des galeries. Le marché de l'art est adossé aux réseaux, là est leur valeur.


“Financial Art”- Le nouveau concept de l'art
Toutes les conditions étaient remplies à la fin des années 90 pour passer à la vitesse supérieure.
Contrôlant à elles deux le marché aux enchères dans l'international, Christies et Sotheby's se sont accordées pour élaborer une nouvelle organisation des marchés de l'art en accord avec les très grandes galeries. Elles séparèrent tout d'abord les départements “art contemporain” et “art moderne” afin de faire entrer ce nouveau département dans l'histoire et augmenter sa valeur. Elles décidèrent ensuite de s'occuper assidument de lancer les artistes contemporains. La chose fut annoncée en ces termes dans un document édité par Christie's en 1997: “For the Millenum”. On y posait la question: “Comment prendre le contrôle du marché de l'art? Et l'on y répondait: “Par la gestion internationale et directe des artistes vivants”
Le duopole Christy's et Sotheby's pratiquant “l'entente”, a révolutionné le marché de l'art. Désormais un artiste pouvait être lancé à l'échelle planétaire comme on procède une émission para-monétaire...
Ce fut en ce temps là fortement dénoncé. C'était illégal, le domaine des maisons de vente devait rester le second marché. Enfreindre cette règle c'était instaurer un art international imposé par des décideurs n'ayant que des critères financiers, stérilisant ainsi toute création libre et éliminant la diversité. Le système financier risquait de réaliser en peu de temps ce qu'aucun régime politique totalitaire n'avait totalement réussi à ruiner.
Les esprits n'étaient pas encore mûrs et le marché connut au début des années 2000 de graves perturbations dûes à l'éclatement de la bulle financière provoquée par la “nouvelle économie” crée par Internet.

La Planche à Billet conceptuelle
Il fallut attendre 2005 pour que la spéculation sur l'AC revienne au niveau de 1989.
Tout alla alors très vite, en 2006 L'AC devient plus cher que les impressionnistes
En 2007 l'AC est plus cher que l'art ancien, le 9 novembre, chez Sotheby's, un tableau de Van Gogh, « Champ de blé et corbeaux », proposé à 35 millions de dollars n'est pas vendu; il n'y a pas de preneur au dessus de 25 millions. Sotheby's a frôlé la crise, sa cotation en bourse chute. Sotheby's se trouve sauvé une semaine plus tard par les prix fantastiques atteints par sa vente d'AC.
En 2008, la crise financière induite par les “subprimes”, formidablement agravée par la crise du dollar, met en danger l'AC.
Dans l'économie mondiale d'aujourd'hui le crédit crée de la monnaie comme si c'était une planche à billets. Lorsque ce crédit passe par la création de produits financiers ne correspondant pas à des biens tangibles, tôt ou tard la distorsion entre le virtuel et le réel provoque un retour à la réalité: Les banques sont insolvables. La première lame du château de cartes tombe.
Les produits financiers ne correspondant pas à une valeur réelle, seront abandonnés un à un.
Si l'AC est uniquement un produit financier, il tombera.

Transfert de concepts et de théories à Mannathan
Le mimétisme entre les milieux financiers de Wall Street et ceux de l'art est un phénomène troublant... Il est sans doute un peu tôt pour décrire avec précision ce jeu d'influences entre ces deux univers mais déjà des questions se posent: Ou naissent les théories et les idées? L'AC est-il le laboratoire expérimental de la créativité financière? Comment fabrique-t-on une valeur sans valeur substancielle? Comment vend t-on à un public des objets plus virtuels que réels? Le fait que les grands financiers soient aussi de grands collectionneurs est remarquable... Pourquoi retrouvons- nous les mêmes procédés sémantiques et le même vocabulaire chez les financiers et les galéristes, collectionneurs et institutionnels de l'AC?
Donnons un exemple récent..: Le mot “laboratoire de la création” se retrouve chez Georges Soros, figure emblématique du marché financier. Il conçoit celui-ci comme “un très bon laboratoire pour tester des théories et observer des comportements.... La finance est une alchimie. Une formule comme “abracadabra” peut réussir à transformer le plomb en or. Il suffit que les gens y croient. Dans le champ des affaires humaines les croyances ont la spécificité d'agir sur le réel”.
On retrouve dans la bouche d'un financier tous les concepts de l'AC: La toute puissance sémantique, les déclarations (duchampiennes) créatrices de réalité, le conformisme social ( c'est le regardeur qui fait l'oeuvre).
Quand le Directeur du Louvre Henri Loyrette veut justifier l'exposition de Yan Fabre dans les collections de l'Ecole du Nord, il évoque ce lieu comme un “laboratoire de la création”...
Christian Pinault emploie lui aussi ce mot magique dans presque tous ses interviews pour justifier son addiction à l'Art contemporain. Ce “concept” est enfin le thème majeur de la communication de Versailles pour l'exposition Jeff Koons, il est repris en boucle par Allagon et l'artiste newyorkais: “Versailles du temps Louis XIV était un “laboratoire de la création”, grâce à Jeff Koons et sa factory il le redevient aujourd'hui!”.
C'est le triomphe de l'ingéniererie financière doublée d'une ingénièrie sémantique.
Ces lieux sont en effets de somptueux laboratoires de cotes...
L'AC, produit financier total
Le “milieu de l'art” ne laisse voir aucun doute sur la solidité de son produit.
Intérrogé sur la possibilité d'un krach de l'AC le commissaire priseur Fancis Briest, directeur d'Artcurial répond: “Le marché de l'art à New York et dans le monde est bien peu de chose en comparaison de l'argent qui se brasse sur les places financières. De ce fait il existe bien assez de grandes fortunes pour conserver la valeur des collections. Certes, comme ce fut le cas en 1990, il y aura un contrecoup de la crise mais tout reprendra comme avant, en abandonnant au passage les artistes les moins “pertinents”.Quoi de plus sain et de plus normal?”
Le commissaire priseur Pierre Cornette de Saint Cyr lorsqu'on évoque le krach de 1990 pense qu'il n'est pas reproductible car tout à changé:”Aujourd'hui les collectionneurs sont propriétaires des oeuvres et n'ont aucune raison de s'en débarasser... En 1990 ils ont dû vendre car il fallait payer les banques qui organisaient ce placement en leur avancant l'argent, comptant sur la spéculation fondée sur la vente à terme... Rien de tel aujourd'hui!”
Tout est en main. La preuve: La vente Damian Hirst!


Que s'est-il vraiement passé à Londres le 15 et 16 octobre?
En mettant sur le marché 220 oeuvres de Hirst tout droit sorties de son atelier et en les vendant massivement aux enchères Sotheb'ys faisait ouvertement appel à tous les acheteurs jusqu'ici refoulés par les galeries “gate keeper”.
Que visait Sotheby's en pratiquant cette stratégie contre les galeries? Etait-ce une action désespérée de temps de crise, une prise de dividendes avant que l'argent ne disparaisse? Etait-ce l'occasion d'opérer une prise de pouvoir en projet depuis dix ans?
La présentation dramatique d'un milieu de l'art divisé contre lui-même fut en réalité un moyen médiatique de faire passer la pillule auprès d'un public de non initiés.
Il n'y avait de fait aucune dichotomie entre Sotheby's, les galeries et les collectionneurs de Damian Hirst. Celles-ci, selon les informations du New York Times, avaient eu l'assurance d'une commission pour chaque acheteur de leur réseau participant à la vente.
Tout ceux qui comptent sont solidaires. Le réseau qui forme et maintient la valeur de l'AC est désormais parfait. Tout est en place pour que ce produit financier échappe à la crise...
Le réseau pense contrôler ces nouvelles méthodes concertées d'utilisation du marché, d'autres ventes de “global artristes” sont prévues chez Sotheby's, Christie's et Philips'.

Alors existe -t-il la moindre faille qui puisse présager d'un krach?

Le Capitole est proche de la roche Tarpéienne
Nous voyons trois métamorphoses s'operer sous nos yeux:
-Les réseaux s'ouvrent
Si les Maisons de Vente vendent en premier marché à n'importe qui ayant des liquidités, les cotes perdent en securité.
-Les réseaux se montrent
A Versailles lors du dîner de 150 couverts Jeff Koons à non seulement exposé son oeuvre mais aussi le réseau qui a fabriqué sa valeur. Le nom et le portrait de chacun de ses membres est dans toutes les revues “people” de la planète... La vanité y trouve son compte, mais est-ce bien raisonnable? Un réseau exposé aux yeux du public est un réseau qui perd de son pouvoir.
-La disparition de New York comme seule capitale financière et artistique du monde
Le Ministre des finances allemand Peer Steinbruck note en observant les évènements: “Il n'y aura plus désormais de leader financier du monde mais plusieurs pôles . C'est la fin de la superpuissance financière américaine”. New York était devenue la capitale du monde de l'art parce qu'elle consacrait financièrement les artistes qui venaient du monde entier vivre et travailler à New York pour tenter d'entrer dans les réseaux. Que deviendra la place de New York si les artistes vont vers d'autres pôles financiers? C'est déjà le cas depuis quelques temps: A part quelques collectionneurs exceptionnels, les anglo-saxons achètent des anglo saxons, les chinois des chinois, les indiens des indiens, etc. Le repli identitaire est un fait avéré dans ce monde global! Seul l'Etat français achète tout le monde sauf les artistes qui vivent et travaillent en France. C'est notre exception culturelle...
Pour deux, trois ans ou beaucoup plus, le monde n'a plus de capitale de l'art.
Ces trois ferments suffiront-ils à miner ce systhème totalitaire de l'argent comme seul critère de valeur?

Le Financial Art
Lorsque les choses obscures se voient en pleine lumière cela donne à penser...
Après avoir exploré ce monde sans pareil dans “Art Business” Judith Benhamou conclut :
“Le marché de l'art contribue à la remise en question fondamentale de la définition de l'art. Et plus loin encore, si un art non pertinent est vendu pour des sommes colossales d'argent, cela tend surtout à faire penser que l'argent n'est pas grand chose”. Ce n'est donc peut être déjà plus un critère de la valeur! C'est la leçon du krack.
Les artistes qui ne s'identifient pas avec cet art de “factory” et ces pratiques de “trader” peuvent regagner leurs atelier en paix. Le Financial Art n'est pas de “l'art” mais un produit “dérivé” qui un jour ou l'autre subira les effets du retour à réalité. Il n'y a pas de corrélation actuellement entre art et argent . Ces clubs d'investisseurs que sont les résaux, à force de vouloir tout maîtriser pour sécuriser leurs collections, s'isolent de ce fait et se ferment au monde de la création.
Tout artiste en acceptant le risque de la création et ne transigeant pas sur sa liberté devient par le fait même un dissident. On peut imaginer sans mal que 90% des artistes sont aujourd'hui entrés en dissidence par le fait même. Quand le système devient parfait, il est déjà mort. D'autres marchés de l'art s'ouvriront en dehors de ces clubs. La vie et la création continuent.

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Texte paru dans Artension n° 45 (Janvier 2008)
Que vivent les salons d’artistes !
Qu’ils croissent et se multiplient

Par Pierre Souchaud

Jusqu’au milieu des années 80 , le couple artistes-galeries restait l’instance première de reconnaissance et de valorisation de l’art vivant. Les salons d’artistes, grands ou petits, à Paris ou en régions, historiques ou récents, jouaient alors un rôle important comme viviers de nouveaux artistes où pouvaient abondamment puiser les galeries. Salon d’Automne, Artistes Français, Indépendants, Comparaisons, Salon de Mai, Jeune Peinture, MAC 2000 ( qui avaient lieu au prestigieux Grand Palais), Grands et Jeunes, Figuration Critique, Réalités Nouvelles, etc., , étaient des lieux d’échanges et de découvertes respectés et moteurs centraux de la dynamique artistique parisienne et française. Parallèlement, les salons des grandes villes de province jouaient un rôle homologue dans chaque région.
Puis apparurent et se développèrent les Biennales et grandes foires internationales, complètement déterritorialisées, mais relayées au plus profond de nos provinces par l’ensemble du dispositif institutionnel. Et c’est alors que le couple fonctionnaires-spéculateurs devint prédominant dans des mécanismes de légitimation de l’art désormais branchés sur l’internationalité, comme vertu majeure.
Le réseau d’irrigation culturelle d’État, dispensateur de la manne publique sur l’ensemble du territoire français, vit très vite s’agglutiner à proximité des ses tuyaux nourriciers, toute une faune étrange et inédite, opportuniste et vorace en subventions, anaérobie et cryptogame, au communautarisme farouche, artificiellement formatée à la norme spéculative internationale et ne disposant comme référence artistique, que la cartographie détaillée du système complexe de tubulures et canules assurant la perfusion financière indispensable à son existence artificielle. .
Cette floraison parasite à forte « visibilité » et à ambition planétaire, eut comme effet immédiat d’occulter une grande partie de la création jugée de proximité, et faire que les salons d’artistes, montrant la diversité et la richesse de la création actuelle, soient déclarés pour cela inadaptés à la diffusion d’une pensée - référence unique ultra-contemporaine et internationaliste. Taxés d’obsolescence, ils furent voués dès lors au mépris commisératoire des responsables culturels, des politiques et du grand marché spéculatif.
On voit donc aujourd’hui, les salons historiques parisiens se débattre comme ils peuvent pour survivre avec les maigres subventions qui leur restent allouées de façon très condescendante eut égard à leur grand âge. Quatre d’entre eux ont accepté l’offre de se regrouper, frileusement, une fois par an , au Grand Palais. Les autres se débrouillent tant bien que mal pour trouver chaque année un lieu convenable.
Dans tous les cas, à Paris ou en région, ce sont les artistes qui paient la plus grande partie des coûts d’organisation, de catalogue et de locations des salles, et ils ont pour cela quelque raison d’être amers quand ils voient , par ailleurs, les sommes considérables consacrées par le Ministère, les DRAC, les régions, les départements, les municipalités, à l’entretien obligatoire et exclusif de ces officines d’art contemporain, sans public et imposant toutes le même type de produits, affectivement aseptisés, terrifiants pour les populations, véhicules de négativité cynique, et sans valeur patrimoniale.
Et pourtant, malgré ce pilonnage systématique du sens, de l’émotion, et des valeurs élémentaires, il reste toujours des artistes indépendants, des galeries prospectives, des amateurs véritables, qui continuent à croire à l’art…
…Et des salons qui persistent et signent, malgré leur asphyxie financière programmée, malgré les accusations constantes de ringardisme par l’officialité et le grand marché. Aucun n’est disparu, parce que tous, aussi historiques soient-ils, sont des lieux possédant leur propre capacité de régénérescence. Tous ont en effet une section prospective où l’on découvre de « nouveaux talents » parrainés par les « anciens », dans le respect d’une filiation naturelle. Chacun possède son identité et sa nécessité, à cause de son enracinement dans une histoire, dans un territoire.
Force est donc de reconnaître que les salons d’artistes ne peuvent ni ne doivent pas disparaître, et qu’ils doivent tous être aidés sans a priori, car ils ont un rôle indispensable à jouer, comme expression de la richesse et de diversité , comme points d’ancrage dans la réalité, comme espaces de découverte, comme base de reconstruction du paysage artistique et des systèmes de reconnaissance de l’art ravagés par 30 années d’administration culturelle ubuesque, comme lien social entre les artistes et avec le public, comme carrefours de rencontre artistes-galeries, etc.
Si nous publions (pages suivantes) le « Manifeste » du Salon d’Automne, c’est que nous estimons qu’il pourrait être signé par tous les salons, et qu’il permettrait à tous les niveaux des pouvoirs publics d’entamer une vraie réflexion sur le sujet.

Un livre : Les Salons. Editions éCRItique. 2007-18¬
Cet ouvrage propose l historique de 10 grands salons parisiens , suivi d un état des lieux aujourd hui, et d une réflexion sur l avenir.
Contact :  HYPERLINK "mailto:ecritique@orange.fr" ecritique@orange.fr

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Quel pourrait être l'avenir de la mission de l'État dans le domaine de la création?
Un entretien avec Nathalie Heinich* Par Aude de Kerros


Aude de Kerros : Dans un article publié récemment dans Le Monde (6 janvier 2009), vous évoquez un aspect mal connu de la vie artistique en France: la description et le rôle des intermédiaires dans le domaine de la création. Comment s'opère le lien entre les artistes, leurs amateurs, le marché et les filières de reconnaissance et de consécration? La vie artistique en France est aujourd'hui incompréhensible sans une connaissance précise des rouages et pratiques de l'État en ce domaine… En tant que sociologue vous nous avez révélé bien des facettes de la création en France et appris beaucoup sur nous- mêmes, allant de la réception de la création avant-gardiste à l'évolution de l'image et du statut de l'artiste. Par contre les circuits et les mécanismes de reconnaissance restent encore particulièrement obscurs. Comment envisagez-vous cette étude des “intermédiaires” ? Nathalie Heinich : Concernant les intermédiaires du secteur privé - essentiellement galeries et salles des ventes -, le terrain est déjà relativement connu, par plusieurs études. Par contre il y a tout à faire en ce qui concerne les intermédiaires du secteur public - l'État au sens large, centralisé, décentralisé et déconcentré – qui interviennent massivement en France dans le domaine de la création. Je distinguerai quatre volets à une telle enquête : La sociologie des organisations. La sociologie des professions. Une observation de la prise de décision dans les commissions. L'enseignement de l'art 1-En ce qui concerne la sociologie des organisations, il faudrait étudier les organigrammes des administrations concernées, comprendre comment ils fonctionnent réellement, comment sont organisées les différentes directions, comment elles interagissent entre elles. Il faudrait observer sur le terrain qui décide de quoi, les modes de prise de décision, le rôle des commissions, le statut des personnes impliquées, la nature et les méthodes de leur travail. Il faudrait mettre à plat et observer la prise de décision culturelle, voir en quoi elles diffèrent des méthodes administratives qui existent dans d'autres domaines de la fonction publique. Il existe peut-être des études sur ce sujet dont il faudrait faire l'inventaire, et dont l'analyse permettrait de retracer l'histoire de cette « administration de la création », à laquelle une importante inflexion a été donnée à partir de 1982.
2-Vient ensuite l'étude de la sociologie des professions. Depuis 1982, avec la création de la DAP, des FRAC, puis des DRAC, des CAP, de nouveaux métiers ont surgi, de façon relativement improvisée au cours de la première décennie puis de façon plus statutaire à partir de 1993, date qui marque la naissance du corps des “conseillers” et “des inspecteurs” de la création. Lesquels n'inspectent pas les personnels de l'administration, comme il est d'usage dans les autres corps d'inspection, mais les artistes - ce qui en soi mérite réflexion. Il faudrait donc faire le portrait de ces agents et de leurs fonctions, connaître leur formation, leurs motivations, analyser les modalités des concours, la nature des jurys, les critères de recrutement; s'intéresser aux statuts, à la hiérarchie, aux carrières, aux missions exercées. En analysant cette réalité multiple, on serait en mesure de décrire précisément ce qui se passe entre l'élaboration de l'oeuvre dans l'atelier et sa présentation au public; et par là même, d'identifier les éventuels points de dysfonctionnement, les effets pervers.
3-L'observation des Commissions Un autre point important serait de savoir exactement comment fonctionnent les commissions d'achat et, plus généralement, l'ensemble des commissions distribuant les faveurs de l'État: commande publique, bourses, expositions etc.
Il faudrait mieux connaître les fonctions et pouvoirs de décision des différents participants, à travers l'analyse de la composition de ces commissions: fonctionnaires, élus, artistes, critiques d'art, experts... Existe t-il une garantie de pluralité, ou sommes-nous plutôt dans un un système de cooptation par réseaux?
Fait-on vraiment une différence entre les méthodes appliquées dans une commission s'occupant de commande publique et dans une commission s'occupant d'achats patrimoniaux ? Dans le premier cas, il semble difficile d'exclure un fonctionnement “démocratique”, impliquant les politiques, les associations, les représentants du public, puisqu'il s'agit, précisément, d'espace public; dans le second cas en revanche - celui d'une commission d'achat de musée - il est normal que l'opération soit totalement confiée à des experts - au rang desquels devraient d'ailleurs figurer des artistes. Enfin, il faudrait aussi observer en situation - comme j'ai commencé à le faire - selon quels critères effectifs, et non pas seulement proclamés, sont choisis les artistes bénéficiaires des aides, ou les oeuvres acquises. 4-L'enseignement des arts Où se décide le contenu de l'enseignement de l'art dans les Écoles des beaux-arts qui dépendent de l'État? Comment sont nommés les chefs d'établissement? Quelles sont les matières effectivement enseignées? Sur quels critères sont recrutés les enseignants, et évalués les étudiants? Et quel est leur avenir ? Il serait intéressant, dans ce domaine tout particulièrement, de faire une étude comparative avec le reste de l'Europe. A. de K . : Comment caractérisez-vous un système où l'intermédiaire entre l'artiste et ses contemporains semble être principalement l'État? N.H. : La France est probablement l'un des pays où la vie artistique est la plus étatisée. En voulant encourager, pour d'excellences raisons, l'art d'avant-garde, la politique culturelle menée à partir des années 1980 a considérablement modifié le paysage, provoquant notamment une augmentation spectaculaire du nombre d'artistes. Une telle politique se justifie à une époque où les formes les plus novatrices ont du mal à être accueillies, mais cela ne semble plus guère le cas aujourd'hui. Le ministère de la culture semble historiquement dépassé par les effets de sa propre politique qui, de fait, en rendent caduques les fondements. La situation est un peu celle de ces parents abusifs qui veulent continuer à protéger leurs enfants alors qu'ils sont devenus adultes. A. de K. :Comment envisagez-vous l'avenir de la mission de l'État dans le domaine de la création?* Il est probable qu'une étude approfondie de son rôle dans la création révèlerait les effets collatéraux, dont certains sont positifs mais dont beaucoup aussi sont négatifs ou contre-productifs. Il faudrait distinguer avec plus de rigueur les trois missions de l'État: aide à la création, soutien au patrimoine et démocratisation de la culture. Il me semble que l'action du ministère devrait être recentrée sur le patrimoine - le seul domaine vraiment régalien, puisqu'il relève des biens de la Nation -, alors que la mission de démocratisation devrait être déléguée, autant que possible, aux instances vraiment pertinentes en la matière que sont l'Education nationale et la télévision. Quant à la mission d'aide à la création, elle devrait être confiée à des structures légères, permettant de découpler financement et décision, avec un guide des bonnes pratiques étroitement contrôlé en matière de fonctionnement des commissions, qui devraient en outre faire une place primordiale au jugement des pairs, c'est-à-dire aux artistes. Dans les organismes de recherche, les travaux des chercheurs sont jugés par leurs pairs et non par des fonctionnaires: pourquoi en irait-il autrement s'agissant de subventions ou de commandes aux artistes? Enfin, le recrutement de ces commissions devrait être contrôlé de façon à assurer un maximum de pluralité des sensibilités esthétiques. * Nathalie Heinich, sociologue, est directrice de recherche au CNRS. Parmi ses multiples publications, citons: Le Triple jeu de l'Art contemporain, éditions de Minuit, 1998; Face à l'Art Contemporain, L'Echoppe, 2003; L'Elite Artistique, Gallimard, 2005; Le rejet de l'Art contemporain, pourquoi?, Sciences humaines N° 57, Juin 2002.
*Nathalie Heinich a dernièrement abordé ces sujets dans deux articles de la revue Le Débat, publiée par Gallimard: « Politique culturelle : les limites de l’Etat », suivi de « De la splendeur à l’efficacité » (réponse à Marc Fumaroli, Jack Lang, Maryvonne de Saint-Pulgent, Philippe Urfalino),  Le Débat», n° 142, novembre-décembre 2006 ; « Malaises dans la culture : quand rien ne va plus de soi », Le Débat, n° 152, novembre-décembre 2008. Signalons que sera publié aux éditions "Impressions Nouvelles", en avril 2009, un recueil d'articles sur ce sujet: « Faire voir. L'art à l'épreuve de ses médiations ».
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Comment changer le système ?
Quelques propositions de réformes structurelles, pour que l’appareil étatique de l’art contemporain ne soit plus livré à lui-même

Un entretien avec Claude Mollard*

*Claude Mollard a contribué à la construction du Centre Pompidou, à la création des Fonds Régionaux d’Art Contemporain (FRAC), de la Délégation aux Arts Plastiques (DAP), du Centre National des Arts Plastiques (CNAP), du centre National de la Photographie et d’une centaine de projets culturels en France et dans le monde.
Aujourd’hui Conseiller à la Cour des Comptes, il poursuit parallèlement une oeuvre personnelle de photographie-plasticienne. Il expose et fait des conférences dans de nombreux pays étrangers.

« J’avais installé un système décisionnaire dialectique et créatif, ouvert aux quatre familles dont les artistes et les politiques. Mon successeur a estimé que l’art était une chose trop sérieuse pour être discutée avec ces derniers, et qu’elle était l’affaire des seuls spécialistes… »


Artension : C’est un constat largement partagé : l’appareil étatique ou dispositif institutionnel concernant l’art contemporain fonctionne hors de tout contrôle extérieur, livré à lui-même, dans une totale autonomie coupée des réalités. On parle d’un art d’État, mais c’est plutôt celui d’un « État dans l’État », sur lequel l’État justement ou la puissance publique n’a plus aucun pouvoir d’évaluation et de régulation.
Des modifications structurelles sont donc nécessaires, mais elles ne peuvent être, bien entendu, conçues et initiées par l’appareil lui-même.
Alors , vous, Claude Mollard, qui avez installé cet appareil en 1981, pourriez-vous, comme service-après-vente en quelque sorte, nous dire quelles sont les propositions de réformes structurelles ou de « réparations » qui pourraient être faites sur votre bébé, comment pourraient –elles être mises en oeuvre et par qui ? Sachant qu’un certain nombre de conseillers du gouvernement actuel sont demandeurs de suggestions sur le sujet…
Claude Mollard : Cela fait bientôt vingt ans que je le répète : il existe une solution simple à mettre en oeuvre, c’est de structurer différemment les organismes décisionnaires, commissions d’achat ou d’allocation d’aides diverses ou conseils d’établissements, en veillant à ce qu’y soient représentées, à proportion égale, des personnes représentant ce que j’ai appelé les quatre familles du système culturel : artistes, décideurs , médiateurs, publics.
C’est ce que j’avais installé au départ pour les commissions d’achat du CNAP, et du FNAC notamment. Nous étions conformes avec les recommandations de la commission Troche.
Pour les publics, il y avait des élus, des députés, des maires ; pour les décideurs, des fonctionnaires culturels, des chefs d’entreprises, des galeries, des collectionneurs ; pour les médiateurs, des historiens d’art, des critiques d’art, des conservateurs de musées ; et évidemment des artistes. Ces représentants des quatre familles étaient obligés de dialoguer entre eux, de partager l’information et de participer à la décision. C’était parfois un peu complexe, voire conflictuel, mais c’était dialectique et créatif, comme doit être toute décision dans le champ artistique.
Les décisions prises résultaient ainsi d’une confrontation ouverte et démocratique à des réalités diverses.
Mais mon successeur Dominique Bozzo, dont les qualités artistiques ne sont pas ici en cause, avait une vision plutôt corporatiste, voire secrète, des choix artistiques, et il a immédiatement supprimé, dès 1986 ces dispositions, (qui n’auront en réalité fonctionné en définitive que de 1983 à 1986, soit trois ans, ce qui est trop peu pour avoir pu faire école et rentrer dans les moeurs) Pour lui l’art était une chose trop sérieuse pour être partagée avec des non-spécialistes, une chose à réserver donc aux seuls médiateurs et décideurs en excluant les représentants des publics et des artistes…Pourtant, dans d’autres domaines artistiques, les architectes figurent dans les jurys d’architecture, les président même parfois, des comédiens président le jury du Festival de Cannes, des musiciens sont directeurs de la musique. Mais étrangement, il n’y a jamais eu de plasticien, pour exercer les fonctions de délégué aux arts plastiques ou président d’un jury de concours.
Ces modifications structurelles seraient pourtant faciles à opérer, mais le ministère continue à être convaincu que les représentants des artistes n’ont rien à faire dans la prise de décision artistique. Ce comportement préexistait à l’arrivée de la gauche en 1981. Mais il n’était guère important car, alors, les moyens étaient tellement minimes que les commissions n’avaient guère de pouvoir. Tout a changé de ce point de vue en 1981. Les crédits des arts plastiques ont été multiplié par 6 en un an. Dès lors il me paraissait normal que la dépense de l’argent des citoyens soit effectuée en concertation avec tous les partenaires et soit mieux contrôlée. Si M. Pinault a le droit de dépenser son argent comme il l’entend, les fonctionnaires, eux, doivent rendre des comptes au contribuable. En art, on ne peut pas gérer l’argent public comme on gère l’argent privé. Car les goûts étant pluriels, les choix doivent être multiples et non pas unidimensionnels comme c’est trop souvent le cas. On m’a reproché de mettre en place une machine de choix éclectiques. Je revendique cet éclectisme, à condition qu’il demeure inspiré par la qualité, car il est le seul rempart contre les modes et les oublis dont l’histoire des institutions culturelles en France, sous la IIIe République, par exemple, est hélas remplie. Il suffit de penser au refus du leg Caillebotte.
Je ne nie pas la compétence des fonctionnaires, ni celle des spécialistes. Mais il était juste qu’ils fussent confrontés à d’autres catégories de partenaires et d’autres types de pouvoirs. Je suis toujours attaché à ouvrir le système et à favoriser l’existence de débats dialectiques.

Art : Avez –vous déjà formulé et publié cela ?
C.M. : Oui, dès 1984, dans un livre à la fois programme et bilan, intitulé « Le mythe de Babel ; l’artiste et le système ». Je ne résiste pas à citer certains passages qui sont tout à fait d’actualité !
Pages 142, 143 : « Le CNAP permet … d’associer à la mise en œuvre de l’action artistique de l’Etat les différents partenaires de la vie artistique et culturelle. Et d’abord les artistes de toutes expressions et de toutes origines. Représentés au conseil d’administration et au conseil d’orientation consultatif, ils sont désormais appelés à délibérer sur l’ensemble de la politique artistique : un « designer », un artisan d’art au même titre qu’un peintre ou un sculpteur… Au sein du CNAP, ils peuvent dialoguer avec les autres partenaires du champ culturel : les médiateurs.. les décideurs… , et le public, du moins les représentants que l’on peut lui trouver (élus locaux, responsables d’associations…) Le CNAP échappe ainsi au risque de l’art officiel…  Nous avons tout à gagner à la transparence de l’information et au rapprochement de la pensée et de l’action. Cette méconnaissance de notre système culturel est grave. Elle favorise en effet l’établissement, à l’ombre de l’ordre ou des ordres culturels, de situations de monopole dont la création finit toujours par être victime. »
Vous remarquerez le caractère prophétique de cette dernière phrase !

Page 144 : « Ce débat permanent (que j’appelais de mes vœux dans les institutions nouvellement mises en place), j’en donnerai quelques exemples, vise à donner la parole aux spécialistes et aux non-spécialistes sur des problèmes de caractère général. La diffusion de l’information sur l’action conduite par l’Etat est la condition préalable à cette prise de parole. C’est pourquoi nous avions lancé un bulletin d’information mensuel d’information, Arts Info, destiné à tous les partenaires du milieu artistique. (Il a été évidemment supprimé pour de mauvaises raisons budgétaires : une seule lettre d’information remplaçant toutes les feuilles relevant de secteurs artistiques particuliers) Le conseil d’orientation du CNAP est invité à débattre de questions aussi essentielles que l’action artistique internationale, la décentralisation, l’éducation ou la participation des artistes aux instances publiques de décision. Nous avons commencé de publier le bilan de nos actions : des centaines d’opérations conduites par le FIACRE (Fonds d’incitation à la création), le FEMA (Fonds d’encouragement aux métiers d’art), les achats nationaux et régionaux d’œuvres d’art. Favoriser le débat d’idées implique également l’organisation de grandes expositions-bilans. De là, la réforme de la Biennale de Paris qui doit désormais s’ouvrir à tous les artistes sans conditions d’âge, la relance du Salon des artistes décorateurs, les aides apportées aux salons des jeunes artistes. Le débat sur l’art doit être également encouragé par les aides apportées depuis 1983 à l’édition de livres et de revues. Il reste encore à obtenir de la télévision et de la radio qu’elles prennent en compte les arts plastiques… »

Page 145 : « La pratique militante de l’action culturelle intéresse au premier chef les artistes, dont les initiatives perturbatrices de l’ordre culturel doivent être favorisées… L’intervention de l’artiste doit se faire, si possible, en amont de certaines décisions qui concernent la production d’œuvres d’art. Trop souvent les travaux de décoration qui leurs sont confiés au titre du 1 % consistent à habiller un bâtiment public déjà construit… L’ordre architectural admet souvent mal le rôle perturbateur de l’artiste…Comme Hervé Fisher, je crois que l’artiste doit aussi être un « innovateur social » qui introduit le questionnement dans la cité. C’est le questionneur du système…On peut imaginer ainsi que les artistes interviennent plus activement dans les décisions des architectes, des urbanistes, des élus locaux, des administrations, mais aussi pourquoi pas, des entreprises… »
Vingt deux ans plus tard, j’ai publié en 2006, à la Documentation Française, un texte intitulé « l’ Etat et la création », où j’ai proposé la création de ce que j’appelle un « Haut conseil de l’évaluation ». Car les transformations institutionnelles que je propose doivent se situer en amont de la décision, comme je viens de l’expliquer, mais aussi en aval, par une politique audacieuse d’évaluation a posteriori.
J’y suggérais que, chaque année , les commandes, les achats, les bourses, les expositions soient soumis à l’expertise de ce Haut conseil composé de personnalités indépendantes, régulièrement renouvelées, et qui publierait un rapport annuel, comme le fait Amnesty International dans son champ propre des atteintes aux droits de l’homme.
Ce rapport donnerait à connaître des données objectives, présenterait des jugements sur la manière dont les décisions ont été prises à tous les niveaux. On pourrait ainsi pointer telle anomalie, tel excès vers telle tendance esthétique excessivement dominante, telle exclusion, etc.
Cette instance devrait agir publiquement, rendre des jugements publics, ses débats devraient être transparents, le citoyen devrait avoir droit d’accès à tous les comptes-rendus, etc.
Ar : Reste, en amont, la question du bon choix des personnes pour cette instance, pour qu’il y ait véritablement indépendance, compétence, représentativité, diversité, etc.
C.M. : C’est un problème en effet, mais qui doit pouvoir être résolu en respectant des critères de renouvellement régulier des experts et personnalités. Là encore, la présence des quatre familles assurerait une sorte d’auto-régulation. On peut très bien imaginer aussi que les membres de ce Haut conseil soient choisis en liaison avec la Commission des Affaires Culturelles de l’Assemblée nationale, par exemple. Et ce serait très cohérent avec la volonté du président de la République de restauration des pouvoirs de l’Assemblée.
Ar : Ce Conseil aurait un rôle consultatif, ou plus ?
C.M : Il n’aurait pas de moyens de coercition, mais il publierait un rapport annuel, comme le fait la Cour des Comptes. Et, croyez-moi, la publication de rapports est fortement incitative. Cela suppose seulement une presse active, critique et indépendante.
Ar. : Pourrait-il suggérer des modifications structurelles de l’appareil ?
C.M. : Evidemment ! Mais l’appareil n’est pas mauvais en soi. C’est un système d’administration comme un autre. Le problème n’est pas exactement là. Il faut des services de toutes façons. Le hic est le mode de gestion et la responsabilité des fonctionnaires devant les quatre familles et le parlement ou toute autorité émanant d’une voie démocratique.
Ar : L’étrange, complexe et redoutable « mission des  Inspecteurs de la création », aux terrifiants relents de soviétisme, n’est-elle pas à changer, voire à supprimer ?
C.M. : Non, cette partie de l’appareil n’est pas non plus, en soi, inutile. Il faut des missi dominici. Ce sont des fonctionnaires compétents. Ce qu’on peut leur reprocher – mais est-ce de leur faute ?-, c’est un certain conservatisme ou formatage. On peut déplorer aussi leur fonctionnement en réseau fermé … Mais comment pourraient-ils faire autrement tant qu’on ne leur fournit pas l’ouverture, tant qu’ils n’ont pas de directives ou de contrôle extérieurs. Alors, ils se réfugient sous l’autorité de leur « savoir scientifique ».
Le problème est là, qui serait immédiatement résolu si, à la tête de la DAP ou du CNAP, il y avait un Conseil d’Administration, des instances qui soient ouvertes aux quatre familles, car cela changerait fondamentalement le mode de décision, à tous niveaux : achats, commandes, incitations, bourses, nominations, etc.
Ar. : Pensez-vous vraiment que cela suffirait ?
C.M. : Sans doute non, mais ce serait un signe et une garantie de changement plus important qu’il ne paraît. C’est une mesure difficile à prendre, qui suppose d’aller à contre-courant des tendances naturelles des élites artistiques et culturelles. Quand on est arrivé rue de Valois avec Jack Lang, en 1981, on a évidemment travaillé avec les fonctionnaires de l’ancienne équipe ministérielle. On leur a confié de nouvelles missions et ils se sont dans l’ensemble adaptés. Lorsqu’ils reçoivent des directives et des orientations claires, les fonctionnaires, par nature obéissants, acceptent de les mettre en œuvre, surtout si elles s’accompagnent d’un accroissement sensible des moyens. A moins qu’ils ne soient d’anciens ministres recasés au ministère… mais c’est une autre affaire !
Ar. : Ce que vous me dites, c’est donc bien que l’appareil s’est trouvé livré à lui-même, et que sans directives du politique les services se sont mis en quelque sorte à leur propre service. Sans qu’un changement de ministre ou de délégué aux arts plastiques puisse modifier quoi que ce soit à cet enfermement. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé Mr Aillagon dans un récent entretien au Monde : qu’il était pieds et point liés à la « famille culturelle », c’est-à-dire au réseau.
C.M. : Exactement. Mais je serai plus critique encore : l’appareil n’a pas été livré à lui-même. On a voulu, dès 1986, l’extraire à tout contrôle démocratique, social, culturel. Il est donc redevenu immédiatement ce qu’il avait été depuis les débuts de la Ve République : une petite élite dans l’ensemble désireuse d’agir concrètement mais à tendance corporatiste. Dominique Bozzo, qui est le grand responsable de cette inversion des décisions prises au début des années 80, a agi assez cyniquement en changeant, dès 1986, la composition des commissions et comités. Et personne n’y a rien vu, ou n’a affecté de voir quoi que ce soit de critiquable, y compris dans l’entourage de Jack Lang. Moi-même j’avais été remercié brutalement par François Léotard et je ne pouvais plus rien. Bozzo, en très bon stratège, a laissé croire qu’il procédait à un simple ajustement technique. En fait, il sabordait ce que j’avais initié, sous l’autorité de Jack Lang : une nouvelle politique en direction des arts plastiques.
Ar. : Mais ne pensez-vous pas cependant que ce réseau livré à lui-même a tout de même trouvé sa référence extérieure dans le grand marché spéculatif de l’art tout autant incontrôlable …et de surcroît indexé lui aussi à ce troisième niveau d’irresponsabilité qu’est la finance mondiale ?
C.M. : Oui certainement, il y a une sorte de grande vacance du politique, mais aussi des valeurs culturelles, de perte de repères, qui se retrouvent d’ailleurs dans le jargon même de l’art contemporain où les notions de mise en abyme, de reflet, de béance du sens, d’immatérialité, etc., sont récurrentes . C’est un langage précieux, codé, fermé sur lui même, autarcique, tribal, mais propre à une tribu qui utilise un langage philosophique sans vraiment savoir philosopher… Il y aurait beaucoup à dire. L’art tend de plus en plus à échapper aux questionnements des hommes de son temps, alors qu’il n’a cessé de le faire et avec quelle énergie au XXe siècle ! Quel Guernica proteste aujourd’hui contre les massacres de Gaza ? Pendant ce temps on amuse la (grande) galerie avec des œuvres genre Mickey de Jeff Koons ! N’y a-t-il pas de quoi pleurer ?
Cependant, il y a une différence entre les années 80 et 2009 : c’est que la décentralisation est intervenue et que vous avez des élus, des élites locales indépendantes du pouvoir central qui commencent à développer leur propre politique. C’est nouveau. Cela entraîne de facto un certain dépérissement du Ministère de la Culture, à charge pour lui, et c’est ce que je plaiderais pour ma part, d’abandonner certaines compétences aux collectivités territoriales, pour ne garder que des compétences d’orientation générale, de politique prévisionnelle, d’allocation de moyens, de budget, de correction d’inégalités, de prescriptions concernant la loi, d’aides aux jeunes et aux artistes innovateurs. Telle est la vraie la mission d’un ministère de la Culture aujourd’hui.
Mais pour ce qui est de la mise en oeuvre des moyens au jour le jour, sur le plan local, cela doit se faire sous la responsabilité des régions.
Ar. : C’est là, selon vous, la réforme structurelle qui en découlerait ? Laisser une autonomie aux DRAC, à condition de faire quelques changements d’attribution à l’intérieur des DRAC, et faire en sorte de retrouver au niveau des régions ces mêmes instances paritaires de contrôle qu’on créerait au niveau national
C.M. : Absolument. Comme pour le patrimoine, où l’on a compris aujourd’hui que les lieux et monuments doivent être gérés par les collectivités locales de proximité.
Si, dans le domaine de l’art, on avait des conseils décentralisés, des établissements réunissant les quatre familles, on retirerait des compétences ainsi aux institutions nationales ce qui n’est manifestement pas de leur compétence, en permettant en aval une liberté de gestion à la région, au département ou à la commune.
Demeurerait cependant l’instance nationale d’évaluation a posteriori, le fameux Haut conseil d’évaluation, avec des pouvoirs de communication, d’investigation, de publication et de propositions aussi larges que possible... Le système pourrait alors se rééquilibrer.
Ar. : Reste les problèmes de nomination de ces instances aussi bien au niveau régional que national…
C.M. : Oui, mais c’est là justement que le politique peut ré-intervenir pour assumer son rôle et reprendre la main sur l’appareil. Le ministre de la Culture, qui ne doit pas être un fonctionnaire mais un vrai personnage politique ou, mieux encore, comme Malraux et Lang, un personnage symbolique, peut très bien dire à son Délégué aux Arts Plastiques ou au président du Centre Pompidou ou à un fonctionnaire régional, « Vous allez me faire une exposition sur tous les achats publics des artistes français au cours des trois dernières années ». Il faut rendre compte et que l’on puisse dire : «  Vous avez vraiment trop d’artistes étrangers dans telle collection, dans telle exposition ».
Il faut donc que le politique soit réhabilité et qu’il se mette en mesure de jouer vraiment le rôle qui lui appartient. Pour moi, le problème du ministère de la culture, dont on parle depuis plus de dix ans, c’est moins le ministère lui-même, que le ministre, les ministres ! Désignez un Malraux ou un Lang et il n’y aura plus de place pour de petites phrases sur son maintien ou non ! Le ministère a d’abord besoin de symbolique, de prestige et de considération ! On lui fait une réforme basée sur la comptabilité analytique des programmes du budget de l’Etat : voilà qui est guère enthousiasmant. Je crains que ce ne soit qu’un leurre de plus.
Ar. : Il semble bien que le politique soit en demande de propositions aussi bien à l’Elysée qu’a Matignon
C.M. : Ah bon ! Tant mieux, si l’exécutif permet que ces questions passent par l’Assemblée Nationale pour installer ces organismes d’audit qui contrôlent le travail des services sans leur enlever leur compétences. Mais il faut que ces audits, je préfère le mot « évaluation », se fasse a posteriori, car il ne faut pas paralyser l’action par trop de visas préalables, trop de bureaucratie. Il faut aussi que les nominations dans les services se fassent par concours avec des jurys ouverts à la diversité et que cesse la tendance à la cooptation par le réseau.
Ar. : Que pensez-vous de la récente mission confiée par Nicolas Sarkozy à Marin Karmitz de mettre en place ce Haut Conseil pour les politiques culturelles ? Ce nouveau lapin que notre président tire de son chapeau, n’a-t-il pas quelques ressemblances avec ce que vous préconisez ? Faut-il s’en réjouir ?
CM. S’il s’agit de créer une sorte de Haut conseil comme je le suggère, je ne puis que me réjouir ! Je regarderai si les quatre familles y sont représentées ! Je crois à l’idée des petites structures. Nous sommes paralysés par les grosses machines, style Beaubourg et Versailles, qui sont devenues ingouvernables par les politiques. Certains diront tant mieux, car ils redoutent le poids de la politique dans l’art. Moi non, car je crois en la vertu de la politique culturelle et de l’harmonie entre l’art et la démocratie. Tout système fermé engendre la stérilité. C’est pourquoi je voulais réformer sans cesse les institutions que j’ai créées, car seule la « révolution permanente », au sens français du terme, le « désordre créateur », comme je l’exprime dans le Mythe de Babel, peuvent garantir cette harmonie, dans la tension dialectique et sous le regard de l’opinion publique. Si on en est incapable, il vaut mieux en effet laisser faire le marché. Mais ce serait un désastre pour le pays et pour les artistes.
Propos recueillis par Pierre Souchaud , le 13 01 09

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65
La fin des janissaires
ou
Le dernier Art Officiel du XX ème siècle
  Par Aude de Kerros *
*Aude de Kerros est essayiste, graveur . Auteur de « l'Art Caché »- Editions Eyrolles, Paris 2008
Toutes les anomalies, extravagances, aberrations, ont, comme toutes les maladies, sinon une raison d’être, en tous cas une explication… qui permet justement d’y remédier.
Aude de Kerros nous fournit ici tous les éléments qui permettent de comprendre la genèse et le développement de cette anomalie historique qu’est, en France, l’art officiel, dont l’existence ne fait aucun doute pour une immense majorité des acteurs de l’art.
Cette analyse magistrale, précise, complète, à la fois panoramique et extrêmement fouillée, était indispensable. Elle pourra servir de référence pour la mise en oeuvre des réformes structurelles qu’on attend.
 
   
Le CNAP pourrait être beaucoup plus néfaste que ne fut l'académie des Beaux Arts
pendant un siècle et demi (...) il y aura là un monopole propice par le moyen d'un pouvoir
personnalisé à imposer une esthétique. Ceux qui redoutent tout art d'État sont-ils conscients du danger que représente le CNAP pour la nécessaire liberté de l'artiste?
Jeanne LAURENT (1982) (1)

De l'administration de la culture à la direction de la création
L'histoire des arts officiels dans la deuxième partie du XXème siècle en Occident est paradoxale... La direction administrative de la création concerne essentiellement deux Etats, l'Union Soviétique et la France. Staline en 1944 crée un corps « d'ingénieurs des âmes » pour administrer la littérature, système qui s'effondrera avec le mur de Berlin. En France, cela commencera plus tardivement en 1958 mais est toujours en vigueur en 2009.
Si Malraux jette les premières bases d'une direction de la culture en France, c'est Jack Lang Jack qui en 1982 crée ex nihilo les institutions censées organiser rationnellement la création. Pour lui, le but d'un tel encadrement n'est pas, comme pour Staline, de mettre les écrivains au service de la Révolution mais de “sauver l'art” des maux qui l'accablent: mercantilisme, provincialisme, persécution de l'avant garde. Tout art étant « révolutionnaire » par essence cela assurait de surcroit une aura glorieuse à François Mitterrand et à la gauche dont il était le représentant. .
Il souffle alors un vent d'utopie et de si bons sentiments qu'il est bien difficile de critiquer l'enthousiaste ministre. Pas de Goulag bien sûr à l'horizon mais du champagne et des petits fours pour les journalistes qui relaient l'intense communication, douce férule du ministère. Les voix critiques dénonçant le contrôle étatique de la création auront vite droit à l'organisation de “lynchages médiatiques en meute” avec quelques médias amis, pilotés habilement par le ministère de la culture. Le premier date de l'automne 1983 et le dernier du printemps 2007.

Juin 1982: 72 mesures pour sauver les arts plastiques


Un ancien élève de l'ENA, Claude Mollard, entreprend de rationaliser la création en France en la dotant d'un certain nombre de machines administratives: Lorsque le CNAP est crée sous la tutelle de la DAP, les arts plastiques sont le seul secteur de la création encore non administrée par une direction d'administration centralisée.
Du jour au lendemain tout est sous contrôle puisque le CNAP gère tout, de l'enseignement des arts plastiques à la diffusion des oeuvres en passant par les acquisitions et la commande publique.
Dans ce sillage sont crées le FIACRE, fonds d'incitation à la création, le FNAC qui s'occupe des achats au niveau national et du 1%, Les FRAC, au nombre de 23, qui gèrent les achats dans les régions qu'il faut « piloter ». Car la décentralisation, qui est aussi à l'ordre du jour, ne doit pas signifier provincialisme. De même, le secteur privé a besoin de lumières et nécessite qu'on l'oriente énergiquement: les associations culturelles choisies comme amies auront droit à labels, conseils administratifs, juridiques et culturels ainsi que les subventions qui vont avec: AGEC et ATEC joueront ce rôle. En 1983, le dispositif sera complété par des distributions de subventions aux industries culturelles privées. Par ailleurs des démarches insistantes auprès des mécènes les amèneront progressivement à ne faire des dons qu'aux créations patronnées et labellisées par l 'État comme étant les seules « sérieuses ». Ainsi en 1983 le réseau qui soutient la création est dans les mains des fonctionnaires.
La conséquence immédiate fut d'assécher immédiatement les ressources venant des entreprises, des municipalités, des régions auxquelles pouvaient accéder précédemment les créateurs que ce soit dans le domaine du théâtre, du cinéma, de la musique, de la danse ou des arts plastiques. Une sorte de concurrence déloyale mit en péril ou rendit ainsi impossible toute entreprise de création artistique d'une grande ampleur, si elle n'était pas agrée par l'État. Il y eut une création autorisée et subventionnée et une création clandestine pour ceux dont les choix esthétiques n'allaient pas dans le sens officiel. Dans un premier temps les Institutions mises en place par Claude Mollard avaient prévu quelques contrepouvoirs comme des Conseils consultatifs où « décideurs », « médiateurs », « artistes », « public » étaient représentés... Mais ces notions demeuraient abstraites: Quels artistes? Quel public? Qui les choisit? Selon quels critères? Ceux qui ont vécu au jour le jour la métamorphose de la vie artistique française sur le terrain savent combien la glaciation de tout ce qui n'était pas labellisé par le ministère fut rapide. Les « précautions démocratiques » prévues par Claude Mollard tombèrent rapidement en désuétude. Dominique Bozo notamment, nommé délégué de la DAP entre 1986 et 1990, critiqua ces Conseils en objectant que la politique culturelle était « quelque chose de sérieux qu'on ne pouvait confier qu'à des experts ». Historien d'art, conservateur du patrimoine, il savait de quoi il parlait! Par ailleurs, il fut l'un des premiers à être initié aux méthodes new-yorkaises dés 1980, il avait été le commissaire de l'exposition Picasso au MOMA. Par la suite il eut diverses missions d'achat pour les musées français d'oeuvres américaines. Il fut nommé parce qu'il était un interlocuteur valable pour les réseaux de la nouvelle capitale de l'art. La spéculation atteignait alors sur le marché de l'art des records historiques. C'est à ce moment là que commencèrent les « missions » à New York qui ont mobilisé pendant trente ans les agents de l'administration de la création chargés d'acheter des oeuvres d'artistes « vivant et travaillant à New York ». Dans ce nouveau contexte, les « conseils paritaires » semblèrent naïfs et d'un autre âge.

Les créateurs de la création
Il fallut en 1982, en l'espace de quelques mois, recruter les pilotes de la superbe machine conçue par l'énarque inspiré. On détourna quelques fonctionnaires du Ministère, conservateurs du patrimoine, chefs des travaux d'art ou attachés d'administration pour servir cette nouvelle mission mais ils ne suffisaient pas à la tâche ou ne connaissaient rien à l'Art contemporain. Il fallut recruter d'urgence. Ce qui fut fait. On se souvient par exemple dans quelle euphorie furent nommés les 23 directeurs de FRAC en une seule après midi! La plus part d'entre eux avaient pour seul bagage leur enthousiasme et la fréquentation des lieux branchés de l'AC2 (2) . Ainsi fut fait, dix ans durant, pour le recrutement de toutes ces nouvelles institutions. L'imagination et la subjectivité totale étaient au pouvoir. Il n'y eut pendant ces années fébriles aucun frein, aucun contrôle à leur action. Ces agents administratifs ne rendaient de comptes à personne.   1993 : 22 mesures pour combler les premières fissures du système
Ces nouvelles recrues, du haut de leur stupéfiante inculture ont manié non seulement l'exclusion mais aussi l'insulte, mettant hors la loi toutes les expression jugées « réactionnaires » comme la peinture, la sculpture, la gravure, etc. Allant jusqu'à faire échouer les projets ne faisant pas appel aux subventions d'État. Cet état des choses était néanmoins supportable en raison de l'euphorie du marché de l'art qui alors profitant à tous. Survint alors en 1990 le premier krach du marché de l'art. La situation se durcit, on remarqua davantage les systèmes d'exclusion, les illusions de beaucoup d'artistes de tirer profit d'un système d'Etat s'effondrèrent rapidement, l'esprit critique s'éveilla en chacun. Les premières publications un peu visibles faisant un bilan critique de la culture et de la création administrée de Marc Fumaroli et Jean Philippe Domecq (3) eurent une audience à la mesure de la chape de plomb qui pesait sur les artistes. Les grands médias n'ont relayé le débat commençant que très parcimonieusement. Les élections législatives s'annonçant défavorables à la gauche et ce n'était pas le moment de critiquer l'oeuvre de Jack Lang. Celui-ci à la veille du changement de majorité, entre février et mars 1993 décida de verrouiller le système en l'institutionnalisant.. Beaucoup de mesures visaient à réglementer les pratiques dans le domaine du droit social, des statuts, conventions collectives, etc. afin de protéger le réseau c'est à dire les associations culturelles amies finissant de mettre en difficulté celles qui ne l'étaient pas (4). Mais il fallait surtout protéger tous les vacataires du Ministère embauchés depuis 1982, susceptibles de se voir congédiés. Un décret du 3 mars 1993 institue donc un nouveau corps administratif: “Les conseillers et inspecteurs de la création” en charge d'administrer la création dans le domaine de la musique, la danse, les arts plastiques, le théâtre. Des dispositions transitoires prévoient d'intégrer dans la fonction publique tous le contractuels en place. C'est ainsi qu'un grand nombre des fonctionnaires en poste encore aujourd'hui n'ont jamais passé de concours et n'ont pas de formation administrative.   Les concours qui ont suivi ont alors exigé compétence et formation, mais ont néanmoins pratiqué la cooptation, les critères de sélection étant fermés à la diversité des choix esthétiques. Philippe Hardy inspecteur général adjoint de ce corps le présente comme « Une spécificité française, celle de “l'État expert ». Ce corps se veut « scientifique ». Ce « scientisme », très  XIXème siècle, étonne tant il est décalé reflétant des idéologies dont ont sait en 1993 qu'elles ont toutes mal tourné. Olivier Kaeppelin ancien délégué aux arts plastiques et lui même inspecteur de la création précise qu'une grande partie du travail de ce corps consiste à « conseiller et accompagner les projets artistiques, guider les fonds régionaux d'Art contemporain dans leurs acquisitions et projets immobiliers afin de contrecarrer les effets de la décentralisation en cours, acquérir des oeuvres pour le compte de l'État, orienter les programmes de l'enseignement des Beaux Arts, valoriser leurs diplômes, recevoir et orienter les artistes... » Les inspecteurs bénéficient d'un privilège qui les protège de la censure de leur Délégué et de toute autre autorité supérieure: « le principe de liberté ». On connaît donc en France un paradoxe étonnant. Le fonctionnaire est libéré de tout compte à rendre afin de le faire ressembler le plus possible à un amateur qui userait de ses propres deniers pour promouvoir un artiste. Par contre les artistes et les amateurs subissent un art officiel fondé sur l'arbitraire car il est admis que les inspecteurs n'ont pas à se justifier, ni énoncer les critères présidant à leurs choix. C'est le fait du prince avec l'argent du contribuable. Les vingt deux mesures de 1993 et l'institution de ce corps administratif créèrent ce que les politologues nomment un « État profond » c'est à dire une structure immuable, peu visible, exerçant sans publicité la réalité du pouvoir. Des systèmes totalitaires ou sans caution démocratique peuvent continuer ainsi à s'exercer malgré les élections démocratiques. Il devient alors pour les élus aussi difficile de mener une politique que de piloter un iceberg.   Les « inspecteurs de la création » : un corps unique en son genre
A quoi ressemble le corps des inspecteurs de la création? A-t-il un équivalent? Certes le corps des « ingénieurs des âmes en Chef »(5), crée par Staline et aujourd'hui disparu, avait le même but de gérer la création, et a exercé des tâches similaires, mais il différait en ceci: leurs fonctionnaires étaient choisis parmi les auteurs soumis de l'URSS, traités avec les avantages des plus hauts dignitaires de l'État en échange de l'obéissance au PC, au Comité Central, à Staline et successeurs. A part cela il n'existe pas d'exemples ... sauf dans une toute autre activité, si on ne retient que les aspects de la relation de ce corps avec le pouvoir: Le corps des Janissaires, guerriers d'élite du sultan(6) . Leur organisation et leur compétence permit au sultan de construire un empire. Avec le prestige et le temps ils acquirent le pouvoir tout en étant ses serviteurs. Ces soldats prestigieux de la Sublime Porte ne rendirent bientôt plus de comptes à personne. Leurs symboles, curieusement culinaires, étaient le chaudron, pourvoyeur d'une bien bonne soupe, et la cuillère qu'ils fixaient à leur bonnet, signes de leur destin partagé et de leurs privilèges. Si les vizirs se risquaient à aller contre ceux-ci, ils savaient créer l'émeute dans la ville pour les déchoir et imposer leur loi au sultan. Nos “inspecteurs de la création”, tout comme eux ne rendent pas de comptes et n'acceptent pas les orientations gouvernementales ou présidentielles. Jusqu'à aujourd'hui personne ne s'est risqué dans les milieux politiques à leur déplaire, craignant l'émeute médiatique et le lynchage en règle.   Un corps de janissaires d'un autre âge
Mais nos janissaires parisiens semblent ignorer que le monde à changé. Les deux piliers qui fondaient leur légitimité sont ébranlés: En 2009 leur référence à New York fait défaut en raison du nouveau krach sans commune mesure avec le précédent. Ils avaient “adapté” leur méthodes d'administration de la création, dans le courant des années 80, au système de fonctionnement en “réseau” à l'américaine. Ces pratiques, tant qu'elles sont demeurées confidentielles grâce à la complicité des médias, elles mêmes parties prenantes, n'ont pas suscité de critiques et d'oppositions. Personne ne pouvaient même les imaginer! Une fois connues, grâce à l'information plus libre fournie par Internet, elles apparaissent d'évidence incompatibles avec la déontologie administrative, l'usage de l'argent public et la démocratie. Le fait que ce système fonctionnait avec les réseaux de New York, aujourd'hui mal en point, remet en cause leurs choix « esthétiques » calés sur ceux du marché new-yorkais. Tels étaient leurs critères, quels sont- ils aujourd'hui?   Le deuxième pilier qui s'écroule est une incohérence, jadis admise, mais devenue aujourd'hui visible et risible: L'hybridité du système français administrativement dirigiste au service d'un libéralisme mercantile, situé hors des frontières, sans contrôle ni contrepouvoirs... Nos janissaires ont servi deux maîtres en usant habilement du double langage: ils ont flatté les humanistes et les révolutionnaires qui sommeillent en chaque artiste, tout en pratiquant la “cynique attitude” pour s'adapter au système le plus mercantile que l'histoire ait connu! Mais le passage d'une époque à une autre est toujours un phénomène très brusque, le temps du confortable pouvoir sans contrepouvoirs a duré trop longtemps et les habitudes mentales de nos administrateurs de la création les empêche de voir la réalité, ils ne s'adaptent pas. Ils sont encore les gardiens de l'idéologie dualiste du siècle passé: le monde se partage sans nuance entre les bons artistes, essentiellement conceptuels, et des méchants réactionnaires, certains osant même pratiquer encore la peinture! En un mot, ils n'ont pas assimilé l'essentiel de la métamorphose post-moderne qui se fonde sur la diversité essentielle de la création, la continuation des multiples courants de l'art, suite de la création de tous les lieux et de tous les temps, qui coexistent, se transforment et se croisent. Chaque courant à des bons et mauvais artistes, il est possible de les évaluer ( en courant toujours le risque de se tromper), et de partager sensiblement et intellectuellement cette évaluation avec d'autres en ayant des critères adaptés à chaque expression.   Nos janissaires font comme si rien n'avait changé et continuent à perfectionner de façon convulsive leur système d'encadrement de la création. En guise de réponse aux critiques qui leur sont faites, ils pratiquent la fuite en avant, se laissant aller au délire organisationnel. En Octobre 2008 pendant la FIAC, leurs services annoncèrent un nouveau train de 22 mesures pour encourager la création! De nouvelles institutions sont fondées sous leur égide: Le Palais de Tokyo, l'Ile Séguin, etc.! Cinquante cinq pour cent (proportion en baisse il faut le reconnaître) du budget d'acquisitions d'oeuvres d'art servent toujours aux achats hors frontières. Buren semble être encore et toujours pour eux le seul artiste innovant méritant un “one man show” au Musée Picasso, l'escalier Gabriel à Versailles et la reconstruction à l'identique de ses colonnes au Palais Royal. Comme les janissaires qui ne voulaient pas troquer le mousquet et le sabre contre des armes plus modernes.   Évolution ou disparition? Les janissaires crées en 1329 ont disparu le 16 juin 1826 le jour où, exceptionnellement, le sultan et le vizir eurent la volonté commune de les exterminer afin de faire face aux nécessités de la guerre moderne et de se donner les moyens de tenir tête aux empires occidentaux. A Moscou le corps des “ ingénieurs des âmes” a disparu avec l'État bolchévik en quelques heures, dans l'indifférence totale, lors du putsch de 1991. Son prestige s'était déjà effondré le 24 juin 1986 lors de son huitième et dernier Congrès de l'Union des écrivains soviétiques. Quelques auteurs ont simplement osé dire des vérités que personne ne pouvait nier: La médiocrité absolue de la littérature qu'ils on consacré et diffusé pendant un demi siècle, provoquant l'indifférence du public, le départ des manuscrits de valeur hors des frontières.   L'art officiel engendre la disssidence Un ensemble de facteurs trouble désormais le pouvoir bien établi des fonctionnaires de la création: La mise à la portée des artistes sur Internet de « Photoschop » les a rendu à la fois plus visibles et utilisateurs d'Internet. A partir de 2004 informations, uvres et idées non conformes circulent librement dans le domaine des arts plastiques. Une immense diversité des courants apparut alors, ainsi qu'une réflexion approfondie et pluridisciplinaire sur l'art. La Bibliographie rassemblée et publiée sur Internet par Laurent Danchin (7) en 2008 rend visible le débat caché de l'art contemporain et reflète une grande richesse de points de vues puisqu'on y trouve critiques, artistes, historiens d'art, philosophes, sociologues venant de tous les horizons et sensibilités. Le sociologue italien Raimondo Strassoldo (8) a fait le même travail de recensement de la critique cultivée de l'Art contemporain à l'échelle de l'Amérique et de Europe et constate que la France, probablement en raison de son art officiel radical, a produit pendant 30 ans la fortune critique la plus importante et la plus approfondie qui existe actuellement. De l'écart flagrant existant entre une utopie d'État qui entend protéger les créateurs et la réalité est née une forte dissidence artistique en France.   Des méthodes appartenant au passé Il n'est pas sur que nos janissaires, isolés dans les hautes sphères du pouvoir culturel, soient conscients que les temps ont changé. Ils ne voient pas la métamorphose profonde déclenchée par la « Très Grande Crise » (9). C'est probablement la raison pour la quelle ils n'ont pas compris que leur mutation “d'humanistes révolutionnaires” en « serviteurs des grandes marques et des réseaux internationaux du “financial art” », ne soit pas passée inaperçue. Cette aveuglement les a conduits à persévérer et même à dépasser les bornes en organisant, en l'espace de quelques mois en 2008, l'apothéose de Monsieur Pinault lors d'un dîner de 150 couverts à Versailles, la mise en gloire de Yann Fabre au Louvre, de Serra au Grand Palais, etc. Malgré l'impopularité de cette politique difficilement masquée par les grands médias, elle est maintenue en 2009. Un colloque a été organisé à Avignon le 18 novembre 2008 « Culture Economie Médias » afin de développer un argumentaire défensif contre la réduction des budgets culturels liés à la création et la critique de l'utilisation du patrimoine pour l'art contemporain. « L'argent investi dans la création et l'art contemporain crée de l'activité économique et « sauve le patrimoine ». Le slogan « Relancer l'économie par la culture » fit l'objet d'un plan com. dont on vit apparaître les premiers effets dans maints journaux dés le mois de décembre. Il n'est donc pas question pour eux de changer de politique: C'est ainsi qu'en février à la Monnaie de Paris on enchaîne avec l'artiste kitsch américain David Lachapelle dont la cote est à l'ordre du jour. Le nouveau directeur en charge de cette vénérable institution, Christophe Beau, ne voit pas d'autre méthode possible « pour redresser les comptes et l'image de la Monnaie »: « C'est provoquant, mais j'assume, cela va élargir notre public ». Christophe Gérard lui fournira tout le conseil et le réseau nécessaire pour y parvenir: «  Il faut faire respirer ce lieu, l'ouvrir à l'art, aux défilés de mode. Bousculer les choses sans tomber dans le snobisme ». Ce qui justifie désormais cette politique de la création c'est sa rentabilité, mais est-ce une mission d'Etat de rendre l'art et la culture rentables? Ce même argument à justifié « les produits dérivés ». Or on sait maintenant que trop de rentabilité provoque à terme un effondrement de la valeur. L'utilisation du patrimoine et des crédits destinés à encourager la création dans cet esprit risque tôt ou tard de détruire l'un et l'autre en les dénaturant. Cela s'appelle tuer la poule aux oeufs d'or.   Les « inspecteurs de la création » ont-ils un avenir avec les réformes à venir? La compréhension progressive de ce qui est resté obscur et confus pendant plusieurs décennies a porté gravement atteinte à la légitimité très controversée de ce corps. Une première réforme est entrée en vigueur en janvier 2009 et pourrait changer habitudes et mentalités. Elle prévoit la fonte de la DAP dans le Département de la Création ce qui rend plus difficiles les pratiques discrètes nécessaires aux fonctionnements en « réseau ». Un corps spécifique voué à la création est une anomalie et un danger dont l'histoire de l'art tôt ou tard mesurera les dégâts collatéraux sur la création en France, il serait logique de ne pas trop attendre et d'envisager sérieusement de supprimer le Concours des Corps d'inspecteur de la Création. Un trait de plume suffit! Un seul concours pluridisciplinaire devrait pourvoir les divers départements du Ministère. Il assurerait une plus grande largeur d'esprit et le sens de l'intérêt général à ses fonctionnaires. En permettant aux fonctionnaires de remplir dans leur carrières des fonctions diverses au Ministère, on éviterait d'avoir trente ans durant les mêmes agents opérant les mêmes choix dans le domaine de la création (10). L'Etat devra tôt ou tard trouver un équilibre dans ses fonctions régaliennes d'encouragement et de protection de la création. Il remplierait pleinement son rôle en achevant la consécration des artistes commencée sur les marchés. L'administration changerait ses critères d'acquisition d'oeuvres d'art en s'intéressant tard aux artistes, en achetant peu et cher leurs meilleures oeuvres qu'elle pourra ainsi conserver dignement. L'État continuera ses commandes publiques monumentales avec une exigence plus ambitieuse, orientée vers le bien commun, que celle qui consiste à distribuer des rentes ou pousser des cotes sur le marché financier. Enfin, une véritable décentralisation ne pourra pas ne pas avoir lieu, les Régions étant les principaux financiers actuels de la culture, elles voudront avoir le pouvoir qui va avec et cesser d’être régentées par les janissaires. Cela évoluera vite ou lentement selon l'existence ou non d'une volonté et d'une vision politique. Mais le fait majeur qui rend cette évolution inéluctable est qu'un milieu de l'art fait d'artistes et d'amateurs se reforme aujourd'hui hors des références de l'État..           1 Jeanne LARENT écrit cela au moment de la création de la CNAP en 1982. Elle a incarné après la guerre la politique progressiste de décentralisation et de diffusion du théâtre. Cité dans l'article de Laurence Bertrand Dorléac, « La politique artistique », page 863. Actes du colloque: « Mitterand Les Années de Changement 1981 -1984 » Éditions Perrin 2001 2 AC: Acronyme de Art Contemporain ( Conçu par Christine Sourgins dans « Les Mirages de L'Art Contemporain » Ed de La Table Ronde » Paris 2005), afin de distinguer l'art officiel ou financier portant ce label de l'ensemble beaucoup plus divers de la création d'aujourd'hui. 3 Marc Fumaroli publie “L'état culturel”, Gallimard Paris, 199. Ce livre connaîtra de multiples éditions. Jean Philippe Domecq publie ses premiers articles dans Esprit en 1992 et ses livres ...Jean Clair a publié “Critique sur l'Etat des Beaux Arts” dés 1983. Ces auteurs reflètent bien un courant d' opinion qui se prolonge dans une multitude d'articles dans des revues savantes et de livres demeurés jusqu'à aujourd'hui confidentiels 4 Beaucoup d'information sur ces aspects très techniques sont disponibles sur le site Internet Nodula qui aborde les aspects juridiques dans le détail. 5 Lire le livre de Cécile Vaissé “Les Ingénieurs de l'âme en chef 1944 – 1986 Belin, Paris 2008 6 Ce corps aujourd'hui disparu recrutait ses membres dés l'âge de sept ans en les prélevant comme un butin parmi les populations chrétiennes soumises, choisissant les meilleurs... Enlevés aux leurs, leur unique famille devant être désormais leurs frères d'armes. A l'âge adulte le mariage leur est interdit, ils ne devaient avoir, pour que leur solidarité soit parfaite, ni ascendance ni descendance. 7 La bibliographie réunie par Laurent Danchin peut se consulter sur Internet sur “Art contemporains dissidents” 8 Raimondo Strassoldo, sociologue italien a la chaire de sociologie de l'Art à Udine 9 Le XIXème siècle s'est terminé en 1914 par la première guerre mondiale. Le XXème siècle se termine en novembre 2008 avec le krach financier qui affecte toute la planète. 10 Aujourd'hui les mêmes fonctionnaires considèrent comme « d'avant garde » les mêmes artistes qu'ils ont sélectionnés au début de leur carrière, il y a 30 ans: Buren, Vialat, Boltansky etc. Ils n'ont pas vu le temps passer.






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LA QUESTION DES « VRAIES VALEURS »

Par François Derivery*

Avec la crise financière ce n est pas seulement la valeur marchande et l intérêt spéculatif de l Art Contemporain qui sont en chute libre. Sa qualité même d « art », qui faisait hier l unanimité, fait aujourd’hui question. L’Art Contemporain ne se vend plus ou moins bien : du coup est-ce qu’il s’agit bien d’art ? La confiance s’effiloche et, pour la relancer, pour rassurer les acheteurs, le marché, par la voix de ses représentants, proclame la fin des « valeurs surfaites » au moment même où le secteur bancaire, pour des raisons identiques, prétend réformer et moraliser les pratiques boursières. D’où l’annonce en fanfare d’un retour général aux « vraies valeurs » : vraies valeurs artistiques d’un côté, « économie réelle » de l’autre.



1. Une définition monétaire de la valeur artistique

Le capitalisme peut-il changer de logique, renoncer à la course au plus grand profit sur tous les fronts ? Ou bien a-t-on affaire à un nouveau coup de bluff ? Pour l’instant la « crise » se traduit par un transfert massif d’argent public vers les banques et les entreprises et une accélération de la casse du secteur public. Le capitalisme sait utiliser les crises (et au besoin il les provoque) pour se relancer, étendre son champ d’action et perfectionner ses techniques d’extraction de profit. Naomi Klein décrit longuement et en détail cette « stratégie du choc » (1) inspirée des théories économiques de Milton Friedmann. « Il faut profiter de la crise pour s'adapter et changer ce qui ne va pas en France », déclarait N. Sarkozy le 27.01.09 à Châteauroux.

Quel rapport avec la crise de l’Art Contemporain et de son marché ?
D’une part la production et la promotion de l’art qui est destiné au marché de l’innovation — le lieu où se pratiquent les prix les plus élevés — s’adresse à une clientèle internationale fortunée, à une élite de l’argent. Ce marché est coupé du grand public, bien que celui-ci en subisse les retombées idéologiques. Quand les foires d’Art et les maisons de ventes perdent de l’argent il n’est pas possible de demander au contribuable, déjà sur la touche, de combler les manques à gagner. Le smicard refusera net d’aider le marché de l’Art mais on tente de le convaincre de renflouer les banques. Le montant des aides directes au marché que constituent les achats d’Art Contemporain n’est pas rendu public. Ce budget est néanmoins limité : l’essentiel du soutien de l’Etat au marché de l’Art consiste à mettre à sa disposition les musées et monuments publics ainsi que leur logistique : organisation de manifestations, édition de catalogues promotionnels luxueux.
D’autre part il faut distinguer plusieurs marchés de l’art et le fait que les relations d’interpénétration et de dépendance entre ces marchés varient en fonction de la conjoncture artistico-économique. Alors que le marché artistique spéculatif (dont les « excès » entament la crédibilité de l’Art Contemporain tout entier) est en difficulté, les « investisseurs » ont la possibilité de placer leur argent sur d’autres « produits » : art classique, art moderne. L’ennui est que les œuvres disponibles sont rares, quant aux prix ils sont relativement encadrés car la valeur de ces œuvres — valeur artistique et pas seulement financière — est soumise au contrôle d’experts professionnels. L’expert est par contre exclu du marché spéculatif. La crise de l’art spéculatif semble donner à ces spécialistes, dont la fonction serait de chiffrer la valeur d’échange (marchande) des œuvres à partir de leur valeur d’usage (artistique), l’occasion d’une revanche. Toutefois, en pronostiquant un peu vite un « retour aux vraies valeurs », ces partisans de « l’art » font aussi le jeu des acheteurs d’art spéculatif. Leur défense de la tradition tend en effet à justifier et à valoriser collections et collectionneurs.


En tant que catégorie « noble » l’Art Contemporain englobe et cautionne le produit artistique spéculatif comme son double inavoué. La réalité artistique du produit spéculatif est indifférente et au mieux potentielle. En fait, dans l’un et l’autre cas, il n’y a pas d’autre garantie de « qualité » que l’achat du collectionneur, et cette « qualité » sera d’autant plus aisément reconnue que le collectionneur en question sera fortuné et bénéficiera d’une certaine visibilité médiatique. C’est ainsi que le passage par une collection renommée peut faire d’une œuvre strictement spéculative une « œuvre d’Art » confirmée. Cette œuvre acquiert alors le pouvoir de produire davantage de plus-value. Le collectionneur-investisseur veille ainsi à la promotion artistique de ses placements. Il dispose pour ce faire de relais médiatiques et d’entremetteurs culturels, dont l’Etat dans le meilleur des cas. Plus ses collections sont médiatisées et plus les cotes de ses œuvres montent (2).
Dans le contexte pragmatique du marché de l’Art Contemporain, le seul critère de la valeur artistique d’une œuvre c’est donc son prix. Seuls les « grands collectionneurs » peuvent acheter cher et comme leurs achats constituent un label en matière de valeur artistique ils constituent un investissement potentiellement juteux. C’est en quoi les « grands collectionneurs » dominent et orientent le marché. Leur importance vient du fait qu’ils sont positionnés à la charnière de la valeur artistique et de sa traduction financière. Uniques producteurs de la valeur artistique ils ne peuvent ni perdre ni se tromper ! Quant aux artistes a succès les cotes de leurs œuvres montent à mesure qu’elles passent d’une collection réputée à une autre et que l’Etat est à son tour appelé à les appuyer par des expositions et des achats.
Le collectionneur a des goûts ou croit en avoir, il est logique que ces goûts orientent également l’offre, autrement dit la « création ». Le marché spéculatif fonctionne en interaction permanente avec le marché de la valeur artistique reconnue. La volatilité du marché spéculatif tient au fait que, compte tenu de l’importance des capitaux disponibles en quête de point de chute, la demande y est particulièrement forte et doit donc être satisfaite au plus vite. Cela interdit aux « œuvres » concernées de passer par les étapes habituelles de la validation qualitative. Dans un marché spéculatif qui s’emballe (années 2006-2007) la spéculation s’alimente et se renforce d’elle-même. Le bouche à oreille et les montages occultes suppléent aux procédures ordinaires de promotion-validation. L’espoir de gain rapide à l’achat et à la revente entre les différents marchés hisse ainsi au pinacle des « œuvres » en général démarquées d’autres œuvres à succès : jeunes artistes américains ou anglais lancés à coups de dollars – et dont les œuvres peuvent même être achetées avant d’être « crées » pour peu qu’elles figurent au catalogue d’un réseau promotionnel et financier qui a fait ses preuves.
En période de crise ces produits spéculatifs sans valeur artistique confirmée ne trouvent plus preneur. Le spéculateur ne veut plus prendre de risques (ou ne trouve plus d’argent à risquer) et le marché spéculatif connaît une désaffection brutale. Les spéculateurs, stoppés dans leurs espoirs de gains trop rapide, risquent des pertes importantes, car la valeur marchande des œuvres qu’ils détiennent est en chute libre. Les « grands collectionneurs » de leur côté apparaissent relativement à l’abri dans la mesure où ils sont maîtres de la Valeur et que le marché bonifie les artistes qu’ils détiennent. Pour certains commentateurs « les grands collectionneurs ont de l’argent, ils peuvent attendre ». Pourtant, en cas de crise durable cette « stratégie du bas de laine » a aussi ses inconvénients. En effet les œuvres stockées, à l’instar des capitaux non productifs, se dévaluent. Et leur crédibilité artistique décroît en proportion de leur valeur monétaire. La tendance générale sera donc au retour en arrière, à la recherche d’œuvres toujours plus confirmées... Le marché de l’art tout entier, et plus encore son produit de pointe, l’Art Contemporain — le produit art qui tire l’ensemble des prix vers le haut — sont en panne.


2. Rappel historique : les deux phases de l’Art Contemporain
L’Art Contemporain, dans sa réalité économique comme dans son concept, est l’aboutissement d’un processus évolutif qui voit une conception historique et critique de l’art combattue et remplacée par une autre. Non pas, comme le prétendent les inconditionnels de la prétendue « révolution duchampienne », pour des raisons internes à l’art (version post moderne de la théorie de « l’art pour l’art ») mais bien à cause des pressions exercées sur la production artistique par la commande économique et idéologique de la société libérale.
Impossible donc de saisir la nature de cet « art » avant d’avoir compris à quel point l’évolution de ses formes est intimement liée à celle du marché de l’art puis à celle du marché spéculatif. « L’indépendance » de l’Art Contemporain vis-à-vis du politique et de l’économique, autrement dit son principe officiel de subversion permanente, fondement de son statut d’exception à la fois artistique et monétaire, est un mythe néolibéral. Ce mythe aide entre autres à vivre ceux qui refusent de voir dans quelle logique de déni de l’art ils sont eux-mêmes engagés. La mystification est d’autant plus voyante que personne ne peut plus ignorer que le marché est désormais la seule autorité effective en matière de « valeur artistique ». La caducité du jugement de valeur (du jugement artistique (3)) est perceptible dans l’évolution du Droit, qui tend à déterminer en chiffres les frontières de « l’art » (un seul auteur, pas plus de 2 copies, etc. (4)). Tant il est vrai que ce qui fait la réalité artistique d’une Œuvre c’est sa présence
effective sur le Marché et en particulier sur le Marché de l’innovation, là où se concoctent les « coups » les plus profitables. Rien à voir donc avec ces marchés « de proximité » vers lesquels sont contraints de se rabattre les artistes que le marché officiel ignore ou dont il ne veut plus. Ici seulement peuvent avoir cours d’autres conceptions de l’art, d’autres pratiques.
L’Art Contemporain a connu deux phases historiques. La première, concepto-minimaliste et néo-duchampienne, dans les années 1960-80, est apparue dans le prolongement du Néo-réalisme et du Pop Art. Elle affichait un projet artistique, discutable mais réel, qui la rattachait à une tradition avant-gardiste et militante d’une partie de l’art moderne. Une des contradictions de ce mouvement était qu’il se prétendait, dans son approche de l’art, en rupture avec le passé tout en récupérant certaines des tendances les plus régressives et réactionnaires de l’art moderne, entre autres une valorisation fétichiste du sujet-artiste qui ouvrait la voie aux dérives libertaires et provocatrices de l’Art-spectacle. En outre, ce mouvement faisait déjà l’objet de pressions idéologiques et économiques dont ces mêmes acteurs étaient loin de mesurer les effets sur leur propre travail.
Il n’y a pas d’art et encore moins d’avant-garde artistique qui n’ait revendiqué ou ne se soit justifiée d’une identité théorique. Quel qu’ait été le contenu réel (politique, idéologique, artistique) du concepto-minimalisme, et son idéologie, il faut considérer que ce mouvement, phase initiale de l’Art Contemporain, était de plein droit un mouvement artistique. La foi et l’engagement de ces artistes et de leurs exégètes en faveur de ce qu’ils croyaient être une révolution artistique s’exprimait à travers un discours dogmatique aux accents
quasi terroristes, occultant une première phase d’appropriation de la sphère de l’art par le marché. C’était la période glorieuse du Discours de l’Art et de ses prophètes. Sûrs de leur fait fonctionnaires culturels, vedettes du marché, spécialistes autoproclamés de l’édition et des médias, critique en place (…) rivalisaient de mépris envers les adversaires de la doxa officielle, coupables de ne pas s’ouvrir comme eux à la « modernité ». Mais rapidement la disparition des critères de la valeur artistique et la financiarisation du marché allaient accélérer la mise sur la touche de ces « théoriciens de l’Art Contemporain » qui se sont essoufflés à courir derrière des « innovations » de plus en plus médiatiques, mondaines et commerciales et de moins en moins artistiques. Il leur reste ce qu’ils considèrent comme leur propriété, à savoir le discours périmé d’un conceptualisme dépassé. Ils continuent à en user et abuser pour tenter de justifier, y compris à leurs propres yeux, leur position officielle et leurs émoluments (5).
Succédant à cette période initiale, idéaliste de l’Art Contemporain, la plus marquante sur le plan symbolique, car encore artistique — au point qu’elle sert toujours de référence « théorique » pour ces acteurs du Marché les plus rongés de culpabilité — on entre, à la fin des années 1980, dans une seconde phase qu’on peut qualifier, cette fois au sens littéral du terme, de minimaliste. Phase qui a peu à voir avec la première et au cours de laquelle les notions de projet et de pratique artistiques se dévaluent — certes à des degrés divers — au profit d’une formule sans contenu, spectaculaire et immédiatement rentable. Le minimalisme d’aujourd’hui c’est le concepto-minimalisme d’hier, le concept en moins et le marché en plus. Régression vers un moins-disant artistique et vers un degré zéro de l’art qui met en évidence un des axes du néolibéralisme culturel : la destruction des valeurs historiques et patrimoniales et la politique de la table rase, de la « page blanche » culturelle et critique facilitant la promotion d’une « autre culture » : celle du spectacle, de la consommation et de la mystification de masse.
Certes les acteurs de cette postmodernité artistique néolibérale, en particulier les artistes, ne sont conscients qu’à des degrés très variables des règles qui définissent les nouvelles conditions de « l’art ». L’artiste le plus lucide dans l’analyse des tendances de la conjoncture et qui a pris le parti de les suivre étant évidemment le mieux armé pour « réussir ». Le renoncement critique et politique provoque chez les artistes la formation d’un refoulé qui éclaire nombre d’aspects de la production contemporaine. La disparité des niveaux de conscience explique la persistance accidentelle d’œuvres de qualité dans la production artistique réputée « contemporaine ». A cet égard le dogmatisme théorique des débuts a dû laisser la place au pragmatisme économique. Les frontières doctrinales se sont effacées et « l’Art Contemporain » a accepté progressivement dans son giron tout ce qui se vend et se vend cher en matière d’art vivant ou récent. Ainsi, à côté d’un marché de l’innovation qui alimente spécifiquement la spéculation cohabitent différents marchés « d’Art contemporain » réputés « plus sûrs » qui entretiennent la crédibilité de l’ensemble. Un tel éclectisme est révélateur d’une évolution. Le théoricisme agressif et sectaire des années 1970-90 apparaît, à trente ans de distance, comme le moment fort d’une thérapie de choc visant à détruire la confiance d’un milieu artistique (celui des producteurs) encore imprégné des valeurs de l’art moderne, et à l’anesthésier. A ce moment ont été posées les bases de l’Art Contemporain de marché qui, dans l’accomplissement de son projet culturel et marchand originel, atteint aujourd’hui à la pleine et entière réalisation de son concept.
Dans sa phase minimaliste l’Art Contemporain de marché procède d’un système de valeurs imposées qu’il n’est pas question de discuter. C’est donc en toute logique que la nouvelle morale artistique est désormais celle d’une pseudo neutralité qui s’exprime notamment à travers une esthétique du constat. Neutralité politique et déni de réalité s’épanouissent dans un individualisme libertaire, lointain héritage de Mai 68, de Deleuze et de Foucault. Ce double désengagement définit les conditions idéales d’un degré zéro du sens et d’un art « cynique » à vocation théâtrale et spectaculaire. La subversion programmée ou subversion mimétique, puisqu’elle retombe toujours dans le giron de ce qu’elle veut paraître subvertir — nourrit ainsi le marché de la « nouveauté », l’artiste lui-même se signalant moins par son travail que par un certain nombre de postures mondaines et de comportements codés. Ainsi la diversité tant vantée de l’Art Contemporain s’enracine-t-elle à tous points de vue dans un profond conformisme.

3-Quelles « vraies valeurs » ?
Le marché de l’Art Contemporain use et abuse de son pouvoir de créer arbitrairement de la valeur-Art à partir de critères marchands, spéculatifs, idéologiques, mais très accessoirement artistiques. La valeur marchande du produit Art — un produit que le marché se charge de labelliser et de garantir — renvoie de moins en moins à une valeur artistique désormais indifférente voire fictive. Le marché de l’Art peut se passer de l’art. Les « vraies valeurs » sur lesquelles se rabat aujourd’hui, faute de mieux, un marché spéculatif en déconfiture sont donc moins des valeurs artistiques que des valeurs marchandes. Valeurs confirmées comme telles par l’Histoire parce que d’abord artistiques et non pas artistiques parce que marchandes. D’où la solution palliative et significative du « retour » (« retour aux vraies valeurs ») valant constat d’échec. Certes le salut viendra de vraies
valeurs artistiques mais, depuis que le marché de l’art fonctionne selon une logique spéculative, la question des vraies valeurs artistiques — c’est-à-dire la question de l’art et du sens de l’art — a été exclue de fait du champ de l’Art. Le mythe de l’Art est un outil idéologique, un argument économique et publicitaire irremplaçable dans la société de marché, mais sa réalité proprement artistique est désormais anecdotique : d’où le triomphe de l’Art-spectacle.
« Voici longtemps que le socle des valeurs n’avait pas été, en France, aussi malmené », titre Paris-Art qui semble faire une découverte (12.02.09). En période de crise les pratiques du capitalisme deviennent d’un coup plus visibles, invitant aux mises en question radicales. Le libéralisme réduit l’art à un outil de domination et à un marché : il faut au contraire poser la question artistique en termes de pensée sociale, de morale collective et de bien commun. « Aucune société décente ne verra jamais le jour si l’on renonce par avance à toute critique morale et philosophique du détournement des capacités créatrices de l’être humain à des fins qui ne sont utiles qu’à l’enrichissement de quelques-uns tout en nuisant à la santé, au bonheur et à l’intelligence critique du plus grand nombre… » (6)



*François Derivery est l’auteur de : « L’art contemporain de marché, vitrine du néolibéralisme » et de « Art et voyeurisme des Pompiers aux Postmodernes », E.C. éditions 2008 et 2009.


notes
1. Naomi Klein : « La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre », Leméac- Actes Sud, 2008. Ouvrage édifiant sur les pratiques du capitalisme nord-américain.
2. L’exposition récente de J. Koons au château de Versailles (2008) comportait quatre œuvres généreusement « prêtées » par F. Pinault.
3. Plutôt que « jugement esthétique » qui a une connotation à la fois formelle et subjective.
4. Ces deus règles, faut-il le souligner, sont régulièrement transgressées.
5. Cf. la récente exposition de Beaubourg (fév. 2009) intitulée « Vides une rétrospective ». La théorie de l’Art comme (dé)négation de l’art, en effet, donne la première place au discoureur au détriment de l’artiste.
6. Jean-Claude Michéa : « La double pensée », Champs, 2008.





67-
La « « Force de l’art 02 » célèbre le White Cube


Par Martine Salzmann

La Force de l’art 02 a été l’occasion pour trois commissaires, Jean Louis Froment, fondateur du CAPC de Bordeaux, Jean-Yves Jouannais, ancien rédacteur en chef de la revue Art Press, et Didier Ottinger, conservateur au Centre Pompidou de montrer ce qu’est l’art en France aujourd’hui.
Mais quelle dimension cette triennale consacre-t-elle ? L’audace esthétique des commissaires, la vitalité des artistes français ou quelque chose de plus énigmatique qui redéfinit les rapports espace/œuvres ?
Philippe Rahm, architecte de l’événement, s’est penché sur cette relation espace/œuvres et y a répondu par une scénographie blanche : « Un paysage blanc, le White Cube se déplie (…).»
Le référent est donné discrètement : le White Cube. Celui-ci n’est pas simplement l’espace de la galerie moderne, mais aussi un concept : « Il s’est fait, à travers le monde, titre d’exposition, noms de galeries. Il surgit régulièrement au fil des textes qui ne prennent plus la peine d’en expliciter le sens, ni l’origine parce qu’il a acquis statut d’évidence ». Le White Cube est une idéologie à part entière qui s’impose depuis la place de New York sur la scène française comme dans le monde entier. Brian O’Doherty l’analyse dans son livre « White Cube, L’espace de la galerie et son idéologie ». Sa traduction française nous permet depuis décembre 2008 d’interroger les expositions faites sous cette influence, comme Vides à Beaubourg en mars 2009, et aujourd’hui La Force de l’art 02. Ce que nous faisons à partir de trois paramètres extraits de l’ouvrage de Brian O’Doherty : l’inversion du rapport espace/œuvres, le délestage du contenu et l’agression du spectateur.


L’inversion du rapport espace/œuvres :
« Aujourd’hui l’espace n’est plus ce dans quoi quelque chose advient, ce sont les choses qui font advenir l’espace.» 
Philippe Rahm considère cette inversion comme un élément constitutif de la singularité de son projet : «C’est donc un appareil muséographique inversé qui est proposé ici (…)» . Mais il habille cette inversion de la notion de processus géologique pour expliquer par quel mécanisme les œuvres vont faire advenir l’espace : «Plus qu’un projet architectural, nous proposons un processus géologique généré par la force des œuvres d’art elles-mêmes. (…) Un parallélogramme de 160 mètres de long par 25 mètres de large (…) va se déformer, se creuser selon un jeu de forces (…) mouvements tectoniques, déformations, pressions et dépressions, plissements (…) à l’origine des œuvres d’art elles-mêmes.»
Quand nous sommes sur place que reste-t-il de ce récit ? Une collection de petites galeries privatives positionnées dans tous les sens. Mais de géologie, mouvements tectoniques, déformations, plissements… nulle trace. Toutes les surfaces sont rectangulaires et d’une blancheur abstraite, aucune matière ne se plie, aucune courbure d’espace.
Par contre le cube blanc se multiplie et varie selon différents paramètres : de taille, grand, petit, haut, bas…, de découpage, avec ou sans toit, coupé en son milieu…, de relation à la lumière, plafond en verre, cube fermé et obscur…, etc.…
La présentation de La Géologie Blanche rédigée par Philippe Rahm permet de comprendre pourquoi aucun « processus géologique » n’est visible. Au départ le projet a virtuellement accordé aux artistes des cubes égaux, puis des adaptations ont été faites : «À chacune des œuvres d’art sont donnés un même espace et un même volume au départ. Puis, en fonction de leurs dimensions et de la distance nécessaire entre elles, elles vont commencer à se pousser les unes les autres dans un mouvement similaire à celui de la tectonique des plaques. En fonction de leur poids et de la quantité de lumière exigée, elles vont déformer la surface, la creuser, la gonfler.»
Mais aucune répartition d’espace n’est productrice en soi de sens. Artistes et architecte ont dû s’articuler pour concevoir l’installation des œuvres. Nous ne doutons pas des tensions qui ont certainement accompagné ce travail. Mais ces tensions ne sont pas un processus et elles n’ont rien de géologique. Ce sont des échanges humains et des résolutions techniques. La question théorique commune à tous ces échanges est le pouvoir et les modalités de la mise au visible. Or le WC est le grand ordonnateur de cette réflexion sur le pouvoir de l’exposition. La métaphore géologique est donc ici inappropriée, les minéraux sont indifférents à leur place au soleil.

Le délestage du contenu :
« Le cube blanc (…) a permis au modernisme d’assouvir jusqu’au bout son infatigable manie de l’auto-définition. Il a cultivé en serre le délestage systématique du contenu.»
Selon la logique du WC, les commissaires de l’exposition ont défini leur projet en évacuant le sens : « un espace non thématique (…) sans se contenter de « faire admirer les œuvres » (…), exposer sans s’encombrer d’un sens ni encadrer d’une lecture». Le délestage du contenu est présent dans ce refus d’un thème, d’une grille ou d’un sens de lecture et dans la culpabilisation puritaine : « sans se contenter de « faire admirer les œuvres »», qui provoque la perception d’une insuffisance des œuvres à assouvir l’intérêt artistique.
Ce refus se confirme lorsque Philippe Rahm ne prend en compte que les caractéristiques matérielles des œuvres : «La « géologie blanche » (…) est conçue en résonnance avec les forces et les relations que les œuvres entretiennent les unes avec les autres, en fonction de leurs volumes, poids, formes, matière et couleur».
Réduire les œuvres à leurs volumes, poids, formes, matière et couleurs, neutralise leur contenu dans une indifférenciation globalisante, et les ramène à l’état de choses aux rapports quantifiables. Le délestage du contenu serait-il l’explication de cette valeur abusive accordée au gigantisme des œuvres dans l’AC ?

Mais en dehors du refoulement du signifié, y a-t-il une relation inductive entre la valorisation du contexte et le délestage du contenu des œuvres ? Pour B. O’Doherty, c’est une évidence, le délestage du contenu n’est pas pour lui négation du sens, mais déplacement de la valeur sémantique en faveur de l’espace : « À mesure que le modernisme vieillit, le contexte devient le contenu.» L’espace est dépositaire d’une valeur symbolique qui grossit au fur et à mesure où les œuvres s’en trouvent privées. Comme s’il se comportait en prédateur vis à vis de l’œuvre : « l’art (…) n’a pas résisté à l’appétit assimilateur de la galerie. »
Nous gardons pourtant en mémoire le beau texte d’Henri Focillon sur la plasticité de la relation entre l’œuvre et l’espace : « L’espace est le lieu de l’œuvre d’art, mais il ne suffit pas de dire qu’elle y prend place, elle le traite selon ses besoins (…) L’espace où se meut la vie est une donnée à laquelle elle se soumet, l’espace de l’art est matière plastique et changeante. »
Ce texte nous rappelle l’existence d’une relation subtile et complémentaire entre l’espace et l’œuvre, mais l’idéologie du White Cube anéantit cette discrète catalyse émotionnelle. Quand Henri Focillon a l’intuition de l’adaptabilité de l’espace à l’œuvre, il interroge une vibration invisible que sa sensibilité esthétique sait capter. Mais quand Philippe Rahm s’approprie la notion d’adaptabilité de l’espace à l’œuvre, il grossit démesurément l’échelle de cette délicate souplesse immatérielle pour la propulser au rang de « mouvements tectoniques ». Cet imaginaire affecte le sensible d’une envergure incommensurable. Mais pas à la manière d’un Gaston Bachelard ou d’un Francis Ponge, qui savent nous inviter à voir l’immensité dans l’humilité du tout petit, comme les plissements de la chaîne des Alpes dans une croûte de pain.
Dans la mise en espace de La Force de l’Art 02, notre expérience esthétique ne capte pas la moindre sensibilité immatérielle. L’espace et les œuvres subissent une échelle surdimensionnée. Le global boursoufle la valeur sémantique de l’espace mais stérilise les jeux de forces.

3- L’agression du spectateur :
« L’agressivité envers le public est l’un des paramètres clé du modernisme »
Le premier contact avec l’exposition est un MUR, long, sans porte ni flèche. Pas de contact direct, pas d’information. Cette absence de sens de lecture est voulue par les commissaires. Se prendre un mur comme première sensation donne un sentiment d’exclusion. Est-il possible que La Géologie Blanche ait été pensée comme un « vecteur de l’émotion artistique » ?
Sous prétexte d’une « libre déambulation » le risque de piétinement nous guette. Par où commencer, par un bout, par le milieu ? Tours et détours hasardeux auxquels s’ajoutent une avalanche d’impressions sensibles perturbantes : la lumière violemment réverbérée par le sol blanc, les contrastes répétés entre cette luminosité et la pénombre des cellules où reposent les œuvres, et enfin la chaleur. Peut-on croire à un désir de susciter l’émotion artistique, quand la disponibilité sensorielle se mue en souffrance et que la force de la réverbération est connue de l’architecte : « C’est d’abord un volume dans l’espace, une certaine quantité de matière, un certain taux de réverbération. »?
Écart considérable entre les discours officiels et l’expérience du spectateur. La Géologie Blanche transforme la verrière du Grand Palais en agent d’agression, par où aveuglement et chaleur assaillent. Ce conditionnement nocif de l’environnement signe l’aliénation au WC, la souffrance du spectateur fait partie des procédures revendiquées par B. O’Doherty : « L’agressivité envers le public est l’un des paramètres clé du modernisme et l’on pourrait classer les artistes en fonction du discernement, du style, et de la pénétration avec lesquels ils l’exercent. (…) L’agression avant-gardiste type peut s’exprimer par l’inconfort physique (…) et la privation des repères perceptifs. (…) Dans tous les cas, transgression de la logique, dissociation des sens et ennui. »
Le discours officiel sur l’émotion artistique n’est qu’un leurre pour cacher que le WC s’attaque aussi bien au sujet pensant qu’au sujet sentant.

La Force de l’Art 02 repose sur le pouvoir du White Cube, mais ce parti-pris ruine les équilibres fragiles qui règlent les relations espace/œuvres/spectateur. Il est temps de regarder en face ces ravages culturels  et de se déciller les yeux. La machinerie qui avance avec l’AC procède à une « colonisation esthétique du monde », et s’attaque aux conditions du ressourcement esthétique.

68-Parlez-vous l’art contemporain ?
Par  Pierre Souchaud et Martine Salzmann

…«D’efficaces narrativités promptes à l’échange massifié par l’entremise des médias globalisés, qui perforent utilement, ici et là, pour un temps, l’horizontalité du monde » : cet extrait de la préface de la Biennale de Lyon 2009 est emblématique d’une certaine manière de dire l’art contemporain, née en Europe à l’aube des années 1970. Philosophes, sociologues et autres intellectuels se sont alors emparés du discours sur l’art, réservé auparavant aux artistes, écrivains, aux historiens et aux journalistes.
Depuis, moins les œuvres sont sensibles, plus certains développent alentour un épais nuage de vocabulaire alambiqué. Le public, humble, fait profil bas, de peur de passer pour idiot. Résultat ? Depuis quarante ans les abus de langage se multiplient, insupportables, prétentieux, stériles.


Qui n’a jamais été pris de vertige ou d’angoisse devant l’impénétrabilité de certains textes relatifs à l’art contemporain ? Personne sans doute. Leur terrifiant caractère abscons nous fait douter de notre propre capacité à comprendre notre langue maternelle mais aussi de notre aptitude à aimer, vivre et comprendre un art qui semble ainsi réservé à une élite puissamment cultivée, seule capable de parler ce langage extrêmement complexe, d’en connaître les codes et d’en apprécier toutes les subtilités.

Ainsi, nous avons à choisir entre deux attitudes :
l’humilité qui consiste à admettre que l’on est bien peu de chose face à une telle virtuosité verbale et à considérer que notre inculture justifie bien que nous soyons exclus du cercles des vrais connaisseurs de l’art contemporain
le respect de soi ou cette sorte de capacité que l’on a au fond de soi - pour se préserver - à détecter le caractère emberlificoteur de tout discours surdéterminé par l’appartenance à tels ou tels classe, caste, cour, réseau, tribu, gang, communauté fermée, secte ésotérique, etc.

Le texte que nous prenons en exemple ici est celui écrit par le créateur et Directeur de la Biennale de Lyon 2009 (Thierry Raspail) pour justifier son titre : « Le spectacle du quotidien » ; puisqu’en soi, incantatoire et fourre-tout, celui-ci semble ne rien dire ou presque – tout au plus rendre hommage à la mythique Société du spectacle, dénoncée par l’écrivain Guy Debord dans un ouvrage fameux en 1967… Pas très neuf ! Il importe en effet, compte tenu de la dizaine de millions d’euros allouée à la manifestation par les sponsors et les politiques, que notre directeur soit persuasif à leur égard et déploie tout son talent rhétorique.

Il reste cependant à analyser les mécanismes profonds d’une stratégie particulièrement tordue qui consiste à rendre incompréhensible un texte qui se donne pourtant comme explicatif et pédagogique.

Ce texte que l’on peut avoir dans son intégralité, en le téléchargeant sur le site  HYPERLINK "http://www.biennalelyon.com" www.biennalelyon.com, est un morceau d’anthologie, que Martine Salzmann a soumis à un implacable décorticage sémiologique.
PS


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De l’art de la confusion

Par Martine Salzmann




Mondes Imaginés, rédigé par Thierry Raspail, est l’éditorial du dossier de presse de la Xe biennale de Lyon. Il en présente le thème, Le Spectacle du Quotidien.
D’emblée la confusion de l’écriture rend ce texte hermétique. La lecture ordinaire a peu de chance de percer l’impénétrabilité «d’efficaces narrativités promptes à l’échange massifié par l’entremise des médias globalisés, qui perforent utilement, ici et là, pour un temps, l’horizontalité du monde. » 
À cette absence de simplicité s’ajoute une émission de la pensée en forme de tautologies et paradoxes, comme «la boucle se boucle car le global n’a évidemment pas d’extériorité », ou encore «des proximités paradoxales non cartographiées ».

Cet éditorial difficile à lire s’adresse pourtant aux journalistes, aux entrepreneurs, commerçants et élus locaux de la région lyonnaise qui ont besoin d’arguments pour attirer le public, fédérer les adhésions et justifier les subventions.
Comment est-il possible que Thierry Raspail, forcément rompu aux techniques de communication, se montre aussi inapte à se faire comprendre ? La disproportion entre la pédanterie intellectuelle et la simplicité du thème brouille tout, et la collection d’idées brassées, ajoutée à la complexité du style, empêche de saisir quel point de vue il exprime sur Le Spectacle du Quotidien.


Éviter le partage du sens


Thierry Raspail éviterait-il le partage du sens ? Aurait-il choisi de présenter la Xe Biennale de Lyon en développant son écriture selon une esthétique contemporaine qui utilise les procédures stylistiques comme un langage ? Le discontinu, la déchirure, la dynamique, la polysémie, l’interdisciplinarité… Sont les composantes de ce texte et correspondent au mode artistique qu’il affirme préférer : « L’art d’ici qui nous sied travaille les discontinuités, opère sur tous les champs simultanément au risque de n’appartenir à aucun, il est une manière de faire, autant qu’une esthétique. »
L’effet de chaos serait alors conscient et affirmerait, par son fouillis artistique, la prééminence de l’esthétique sur la communication. Dès lors Thierry Raspail se présenterait davantage comme un artiste que comme un organisateur. En cela, il se pose en émule du fameux commissaire d’exposition Harald Szeemann, disparu récemment, lequel affirma, à partir des années 1960, que le commissaire est un créateur et l’artiste, son instrument. Cette situation en porte à faux crée un déséquilibre qui plonge le lecteur dans la frustration.

Et si cette communication brouillée devenait l’occasion de chercher un autre sens, refoulé, qui passerait ailleurs et autrement ? Si, par un jeu de bascule, nous passions d’une réception en mode lecture à un mode vision, que capterions-nous de cette phrase illisible : «d’efficaces narrativités promptes à l’échange massifié par l’entremise des médias globalisés, qui perforent utilement, ici et là, pour un temps, l’horizontalité du monde » ? Nous verrions un espace immense, traversé d’échanges médiatisés qui englobent le monde d’une enveloppe rythmée par des évènements. L’évocation tient du rêve éveillé mais elle est plausible. Mais il faut avouer que si le mode « visionnaire » déclenche de vagues images, il est impuissant à décrypter un sens refoulé, car le texte est truffé de flashs médiumniques de ce genre, sans solution de continuité.

Par contre, au fil de la rédaction, des concepts émergent et se répètent. Dans la phrase « Ces mondes imaginés, nos everyday lifes, sont le résultat d’une congruence de flux en tout genre », nous pouvons extraire la notion de flux qui rebondit avec un grand nombre de termes évoquant le mouvement : diasporas, migrations, déterritorialisation, décélération, morcellement, mondes disséminés et à amplitude variable, géographie mouvante, chevauchements, dispersions, diffractions, mouvements complexes des appropriations et réappropriation, discontinuités… Cet éditorial offre un véritable pilonnage de notions dynamiques.
Mais étonnamment une majorité d’entre elles désigne l’éclatement ou la perte d’un corps constitué. Comme si la dynamique, pour Thierry Raspail, était davantage liée à la fin d’un monde, qu’à la puissance élémentaire d’un univers en perpétuelle création.


Articulation obscure


Que se passe-t-il donc avec ces flux ? Sans vouloir forcer le sens, mais en essayant de prendre appui sur les concepts, nous pouvons décrypter une première phrase : « changer les paradigmes du dedans et du dehors, en déterritorialisant l’un et l’autre, à l’intérieur du global indépassable ». Nous remarquons dedans, dehors, global indépassable. Et dans «des enjeux majeurs d’une pratique artistique globalisée, dans laquelle s’échangent, s’affrontent, se superposent et se retournent les signifiants », nous retenons les affrontements entre signifiants.
L’articulation de ces différents concepts reste obscure. Nous devinons bien que pour Thierry Raspail les flux, les retournements de l’espace, les affrontements de signifiants se situent à l’intérieur d’un grand espace global. Mais il faut un peu de temps pour comprendre les conséquences de cette inclusion. En réalité elle scinde l’espace en deux catégories, d’un côté les espaces définis par la relativité et de l’autre un espace posé comme un absolu. Comme ces deux types d’espace dépendent de deux conceptions théoriques différentes, ils ne seraient pas soumis aux mêmes lois. Cette séparation purement intellectuelle est la mécanique sur laquelle repose l’apartheid. Elle est à l’origine de toutes les ségrégations.

Comment Thierry Raspail développe-t-il ces deux conceptions d’espace? L’espace relatif est soumis aux changements des paradigmes du dedans et du dehors, à la déterritorialisation et à l’échange, l’affrontement, la superposition et le retournement des signifiants. Ces bouleversements des repères spatio-temporels et la remise en question permanente du sens déclenchent une instabilité et constitue une agression psychique. En France les abus de cette pratique sont reconnus comme une violence et sanctionnés sous le terme de harcèlement moral. Pourtant il paraît évident à Thierry Raspail d’associer l’espace relatif à de nombreuses pratiques de déstabilisation. C’est l’indice des agressions que l’on craignait.

Quant à l’autre espace, défini comme un global indépassable et un absolu, il est décrit comme unique, comme le lieu vers lequel tout converge et qui inclut tout (Dieu ?). Mais comme Thierry Raspail doute de notre compréhension des symboles du pouvoir absolu, il insiste sur le fait que «le global n’a évidemment pas d’extériorité». L’interdit de distanciation proscrit de percevoir, de nommer et même de penser sur (re Dieu ?). L’absence d’extériorité exclut tout regard critique.
Ce point de vue sans rigueur scientifique et contraire à la démocratie est confirmé par la présence redondante de motifs idéologiques ultralibéraux. L’importance accordée à la mondialisation, les allégations sur l’absence de frontières, les flux migratoires, les réappropriations culturelles appartiennent à une conception de l’économie qui développe dans le monde entier des pratiques déstabilisantes, inégalitaires, et élitistes. Le brouillage de la communication orchestré par Thierry Raspail pourrait alors être une mise en scène pour inoculer discrètement cette idéologie comme référence absolue de la biennale d’art contemporain de Lyon. Le style inaccessible de Mondes Imaginés ne serait alors qu’un écran de fumée, destiné à créer la confusion pour faciliter l’infiltration de cet excès de pouvoir.


Arsenal de références


Pour asseoir la supériorité indéniable de son point de vue, Thierry Raspail déploie un arsenal de références. En deux pages, pas moins de trente-huit noms illustres sont déclinés : Charles Perrault, Wittgenstein, Benedict Anderson, Ampère, Arjun Appadurai, Georges Brecht, John Cage, Michel de Certeau, Marcel Duchamp, Paul Ricœur, etc. Hommes de lettre, philosophes, logiciens, spécialistes des relations internationales, mathématiciens, physiciens, sociologues, anthropologues, plasticiens, peintres, musiciens, historiens, linguistes… Une batterie de spécialistes en ordre dispersé arme la Xe Biennale de Lyon comme une forteresse de haute culture.
Puis, satisfait de la puissance de sa parade, Thierry Raspail s’exclame : «ce n’est pas rien : le spectacle du quotidien. C’est le titre de la Xe biennale de Lyon. » Mais quel spectacle que celui d’une écriture qui dissimule le projet de suprématie idéologique qu’elle instille ?

Si le lecteur avouait ne rien comprendre à ce texte, il prendrait le risque d’être taxé d’imbécile, d’inculte ou d’arriéré. Mondes Imaginés le prend au piège par une savante obscurité stylistique et un entrelacement de références propres à déclencher les complexes. Mais les hautes connaissances ne lui sont pas destinées ; on lui réserve une culture plus abordable, de conviviales crêpes sérigraphiées et d’amusants pains peints – en hommage à celui de l’artiste surréaliste Man Ray - pour petits et grands.
La confusion ne vise pas seulement à perdre le public, elle massifie et instrumentalise les intellectuels cités en référence. Certains sont réduits à un nom (More, Bacon, Swift, Ampère, J.Cage) sans explication à leur présence dans le texte. D’autres, à un concept coupé de son contexte. Ainsi Charles Perrault apparaît pour introduire la querelle des anciens et des modernes, Filliou pour le principe d’équivalence. Benedict Anderson sert à évoquer le caractère imaginaire des cultures nationales. Fluxus apporte la notion de congruence de flux. Le texte saute de concept en concept, sans les expliquer ni les lier. Leur collage ne produit pas de pensée singulière. Le mélange des genres écrase les différences et réduit les écarts sans offrir de rencontre.


Culpabilité surannée


Thierry Raspail s’empare de ces figures d’autorité intellectuelle, brasse l’histoire, la géographie, l’ethnologie, les sciences et la politique pour souligner tout bonnement la culpabilité d’une Europe coloniale imbue d’universalisme théologique et crispée dans son refus du pluralisme culturel. Mais d’où vient ce besoin de ressortir ce spectre du passé ? Nos quotidiens sont depuis des décennies tissés de pluralités culturelles. Pourquoi réactiver une culpabilité surannée ? Pour culpabiliser ? Et pourquoi culpabiliser ? Si ce n’est pour disposer d’une autre arme occulte qui va de pair avec la réactualisation du fondement des discriminations.
C’est là tout l’art de Thierry Raspail, sa confusion suprême, son art du paradoxe absolu. Il projette sur l’autre la culpabilité de l’acte qu’il est en train de produire.

Ainsi, au lieu d’aborder avec une intelligence profonde et réjouissante Le spectacle du quotidien, Thierry Raspail travaille au paradoxe d’inoculer le fondement théorique des discriminations au sein d’un événement culturel dédié à la pluralité. La confusion de Mondes Imaginés est un art de camouflage, un art qui mène une guerre.