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___LART NA JAMAIS ÉTÉ
AUSSI CONTEMPORAIN
QUAUJOURDHUI
Une sélection
Des textes danalyse et de réflexion
Parus dans ARTENSION
De 2002 à 2009
Ces textes sont libres de tous droits de reproduction, citation, circulation et republication.
Ils doivent rester accompagnés cependant des mentions de leurs auteurs et de la date de parution dans Artension.
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TABLE RÉCAPITULATIVE DES TEXTES
01- ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
La critique dart contemporaine ou le credo descriptif
Par Matthieu Béra
02- ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
Pour un bilan du marché de lart en France :
Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de nos Beaux-Arts ?
Par Lise Cormery
03 - ( paru dans Artension n° 25 de septembre 2005)
Art et politique. Les aléas dun projet esthétique
Un entretien avec Hans Cova
04 - ( paru dans Artension n° 6 de Juillet 2002)
Art contemporain, mystique et viduité
par François Derivery
05 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2004)
Les artistes et l'art officiel
Par François Derivery
06 - ( paru dans Artension n° 21 de Janvier 2005)
Règne de licône et chosification de lart
Par François Derivery
07 - ( paru dans Artension n° 12 de Juillet 2003)
Valeur et marché de l'art
par François Derivery
08 - ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
Postmodernité et postcritique
Par François Derivery
09 - ( paru dans Artension n° 8 de novembre 200é)
Marchandisation de lart et art de marché
François Derivery
10 - ( paru dans Artension n° 19 de septembre 2004)
Le contemporainisme, un artefact de lhistoire
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq
11 - ( paru dans Artension n° 16 de mars 2004)
A quoi sert la peinture ?
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq et Pascal Vinardel
12 - ( paru dans Artension n° 9 de Janvier 2003)
Place des femmes en art et critique féministe
Un précédent historique : le mouvement des femmes en art.
par Fabienne Dumont
13 - ( paru dans Artension n° 14 de novembe 200)
Pour une esthétique de lincarnation
Par Emmanuel Gabellieri
14 - ( paru dans Artension n° 6 de Juillet 2002)
Pierre Bourdieu et lart contemporain
par Nathalie Heinich
15 - ( paru dans Artension n° 23 de Janvier 2004)
La querelle de lart contemporain : Où en sommes-nous ?
Un entretien avec Marc Jimenez
Par Valerie Arrault
16 - ( paru dans Artension n° 15 de mai 2005)
Le Parti Communiste et lart contemporain
Un entretien avec Jean-Pierre Jouffroy
17 - ( paru dans Artension n° 22 de mars 2005)
Redevenir artiste de sa vie
par Jean-Pierre Klein
18 - ( paru dans Artension n° 14 de novembre 2003)
Il arrive à l'homme d'être divin, mais pas à Dieu
Par Jean-Pierre Klein
19 - ( paru dans Artension n° 20 de novembre 2004)
Le métier dartiste...au regard du sociologue
Un entretien avec Françoise Liot
20 - ( paru dans Artension n° 21 à 24 de Janvier - juillet 2005)
Manifeste Un art pour lhomme
ensemble des textes et réponses
21 - ( paru dans Artension n° 23 de mai 2005)
Lhistoire de lart contemporain africain
Par Simon Njami
22 - ( paru dans Artension n° 7 de septembre 2002)
Le masque des mots sappelle culture...
par Christian Noorbergen
23 - ( paru dans Artension n° 18 de Juillet 2004)
Lart est la tache aveugle des visions politiques
Par Christian Noorbergen
24 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
Lart à loffice
par Christian NOORBERGEN
25 - ( paru dans Artension n° 14 de novembre 2003)
Les distances du divin
par Christian Noorbergen
26 - ( paru dans Artension n° 23 de mai 2005)
Cinq questions à Michel Onfray
27 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
Au fond, cest quoi lart officiel ?
par Francis Parent
28 - ( paru dans Artension n° 17 de mai 2004)
Pour un humanité plus artistique, pour un art plus humain
Un entretien entre Ladislas Kijno et André Parinaud
29 - ( paru dans Artension n° 18 de Juillet 2004)
Art contemporain, caviar et tarama : là où la classe ne fait pas lutte.
Par Amélie Pékin
30 - ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
Pour une critique qui trique !
Par Amélie Pékin
31 - ( paru dans Artension n° 15 de Janvier 2004)
Faut-il de la critique d'art ?
Par Raymond Perrot
32 - ( paru dans Artension n° 18 de Juillet 2004)
le politique et l'art
Par Raymond Perrot
33 - ( paru dans Artension n° 24 de Juillet 2005)
Un entretien avec Arnulf Rainer sur lart brut
Par Françoise Monnin
34 - ( paru dans Artension n° 11 de mai 2003)
Art officiel : un anti-académisme communicationnel en diable
Par Pierre Souchaud
35 - ( paru dans Artension n° 21 de Janvier 2005)
La chasse à la peinture dans les universités et les écoles d'art
Par XXX
36- (paru dans Artension N° 26 de Novembre 2005)
La Maison Des Artistes
Les enjeux de la reconnaissance de la professionnalité des artistes
37- (non publié dans Artension)
La Biennale de Lyon :
Une logique médiatique poussée à son paroxysme
Par Pierre Souchaud
38 (paru dans Artension n° 27 de janvier 2006)
Un entretien avec Jean Clair
Par Françoise Monnin
39- (Paru dans Artension N° 27 de janvier 2006)
A Dada sur mon bidet. Impasse Marcel Duchamp
Par Gérard Barrière
40 (Paru dans Artension n° 27 de janvier 2006)
Dada, le grand bas-art
Par Françoise Monnin
41 (Paru dans Artension N° 28 de mars 2006)
Art-contemporain : linénuctable schisme
Par Aude de Kerros
42 (paru dans Artension N° 29 de mai 2006)
Néolibéralisme, contre-culture et art contemporain
Une logique de prédation
Par François Derivery
43- (paru dans Artension N° 29 de mai 2006)
Entretien avec Claude Mollard
Lartiste et le système
44 (paru dans Artension n° 31 de septembre 2006)
Les Arts Premiers
Ils seront les derniers à disparaître
Par Christian Noorbergen
45 (paru dans Artension n° 31 de septembre 2006)
Sommes-nous encore primitivistes
Un entretien avec Gérard Barrière
Par Françoise Monnin
46 paru dans Artension n° 32 de novembre 2006)
Art Brut : bilan et perspectives
Un entretien avec Laurent Danchin
47 (Paru dans Artension n° 32 de novembre )
Un loi de défiscalisation pour les achats doeuvres dart par les particuliers
Un entretien avec les responsables de la MDA
48 Paru dans Artension n° 33 de janvier 2007
La transgression en Art
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq
49 Paru dans Artension n° 33 de janvier 2007-02-24
Le discours de lart au grand marché de la transgression
Par François Derivery
50 Paru dans Artension N° 35
Table ronde : Les artistes, peuvent-ils enseigner lart ?
Avec Claude Viallat, Vincent Bioulès, Michel Tyszbat, Pierre Saiet, Christophe Ronel, Miroslav Moucha
51 Paru dans Artension n° 36
Lart est-il de droite ou de gauche ?
Réponses de : Laurent Danchin, Nathalie Heinich, Pierre Bouvier, Aude de Kerros, François Derivery, Françoise Monnin, Moucha, Rémy Aron, Christain Noorgergen, Chamizo, Jean-Jack Queyranne, Amélie Pékin.
52
Faut-il supprimer le Ministère de la Culture ?
Un entretien avec Frédéric Martel
53
Un entretien avec Christine Albanel, Ministre de la Culture
Par Françoise Monnin
54
Les ultras-riches et lart hyper contemporain - Artension n° 40
Par Laurent Danchin
55
Buren labnégatif Artension n° 40
Par Pierre Souchaud
56
Rencontre avec Daniel Cordier
Par Joël Couve et Pierre Souchaud
57 Paru dans Artension n° 43 septembre 2008
La méthode Combas
Entretien avec Robert Combas par Françoise Monnin
58 Paru dans Artension n° 43
Un krach à New York ? Quelle conséquenses pour le marché de lart français ?
Par Aude de Kerros
59-Paru dans Artension n° 43
Présence Panchounette
Pourquoi lexhumation ?
Un entretien avec Frédéric Roux
Par Pierre Souchaud
60- Paru dans Artension n° 44
Koons à Versailles
Par Pierre Souchaud
61 Financial Art-Son concept et son avenir
Par Aude de Kerros
62 paru dans Artension n° 45
Que vivent les salons dartistes !
Par Pierre Souchaud
63 paru dans Artension n° 46
Quelle pourrait être la mission de lÉtat dans le domaine de la création artistique ?
Un entretien avec Nathalie Heinich
Par Aude de Kerros
64 paru dans Artension n° 46
Comment changer le système ?
Un entretien avec Claude Mollard
Par Pierre Souchaud
65 Paru dans Artension n° 46
La fin des janissaires
Ou le dernier art officiel au XXe siècle
Par Aude de Kerros
66- Paru dans Artension n° 47
La question des « vraies valeurs »
Par Françoise Derivery
67- Paru dans Artension n° 48
La Force de lart 02 célèbre le White Cube
Par Martine Salzmann
68- Paru dans le N° 97
Parlez-vous lart contemporain ?
Martine Salzmann et Pierre Souchaud
LES TEXTES
01
La critique dart contemporaine ou le credo descriptif
Par Matthieu Béra
Maître de conférences en sociologie
Université Bordeaux IV
Au discours critique et externe sur les productions culturelles est venu se substituer un cycle ininterrompu dauto-promotion dune toute autre nature.
Létat de la critique dart est symptomatique non pas du débat artistique en soi, mais du débat social en général dans nos sociétés surdéterminées par les médias et la raison économique.
_____________
La critique dart est un objet sociologique assez mal cerné. En partie parce que la sociologie de lart est un domaine récent (années 50 sous sa forme universitaire (1) ) au sein dune discipline jeune (qui a un siècle). Lesthétique, la littérature et lhistoire se sont emparées de la critique depuis bien plus longtemps, avec leurs points de vue spécifiques : le jugement de goût, le genre, linstitution. Pourtant, la critique est un objet dune grande richesse sociologique. Il est essentiel de comprendre, par exemple, quelle constitue une voie dentrée privilégiée pour analyser la presse. Sil sagit dun genre journalistique plutôt marginal, en cela quil se tient éloigné du modèle dobjectivité que revendiquent les gens de presse (gens pressés), il nen reste pas moins historiquement rattaché à la naissance de la presse et à tout ce qui la caractérise.
______________________
Critique et engagement
Il est clair que la critique et son engagement subjectif ne rentrent pas dans le credo journalistique, soucieux de factualité, dexpertise et de neutralité (2) . La presse « engagée » (au sens politique) traverse aujourdhui une grave crise, on le sait, au même titre que lengagement en général (3). Les prises de position sont, quand il y en a, reléguées aux éditoriaux, aux « chroniques », aux « humeurs » et « rebonds », toutes formellement encadrées (pour ne pas « déteindre » sur le reste ?) et externalisées : on demande à des plumes extérieures dimporter leurs points de vue ou, pourquoi pas, on exhibe un courrier de lecteurs nerveux. En outre, sur le modèle anglo-saxon devenu référenciel, les journalistes singénient à distinguer les faits des opinions. La critique engagée que défendait jadis Baudelaire dans son Salon de 1846 (4) , que Richard appelle la « critique subjective » (La Critique dart, 1956) na plus vraiment sa place dans le système actuel. Les partis pris saffichent peu et les chroniqueurs pigistes, réguliers ou non, (rares sont les titulaires spécialisés) évitent les prises de position. Dans les revues ou magazines spécialisés les plus diffusés, les engagements sont timides, empruntés et portent le plus souvent sur des aspects susceptibles dêtre expertisés : la muséologie, la politique publique ou lhistoire de lart. Les rédacteurs en chef, sils nhésitent pas eux-mêmes, au titre déditorialistes, à prendre des positions politiques et critiques par rapport aux institutions, ne cherchent nullement à étendre cette posture au sein de la rédaction et/ou ne trouvent pas de volontaires qui sy prêtent (il serait de toute façon plutôt malvenu pour un pigiste occasionnel de sen prendre à tel ou tel). Mieux vaut, de façon générale, proposer et indiquer des choses « intéressantes », donner à voir ce qui se fait, plutôt que de perdre du temps et de lespace, qui sont rares et chers comme chacun sait, à dénoncer ou critiquer des artistes, des lieux et partis pris esthétiques.
La description littérale des uvres sest donc substituée à lexposé des impressions subjectives ou à leur interprétation ; la factualité domine. Cest une tendance générale, qui touche lapproche sociologique elle-même : la crise des grandes théories, au profit des micro descriptions. On peut dire autrement que la critique sest banalisée ou « routinisée » au sens de Max Weber : elle a perdu sa dimension « magique », extra-ordinaire, ses figures charismatiques, sétant assignée à une fonction scrupuleuse et un peu laborieuse : dire ce quil « faut faire » pour bien occuper ses loisirs. Les guides, les agenda, les rubriques (ou injonctions) « Sortir », « A voir», « A ne pas rater », « A lire », etc., nont de cesse de proposer aux classes moyennes cultivées des occasion de sorties. Telles sont les finalités dune nouvelle « critique » qui nen porte plus que le nom, a changé de nature. Le souci dexhaustivité lemporte désormais sur celui de juger publiquement.
Il existe une explication quil ne faudrait pas dénier au nom dune certaine autocensure pusillanime : les lecteurs sont tout simplement demandeurs ! Ils nattendent pas de prises de position, dengagements subjectifs, quils prennent toujours pour des a priorismes délétères ou des partis-pris injustifiables. Ils souhaitent des informations, des « données » quils puissent recycler afin doccuper le mieux possible leur temps libéré (mais compté) des contraintes domestiques et professionnelles. Ils sont victimes dune croyance bien partagée quil existe un strict partage entre lobjectivité des faits bruts et la subjectivité des jugements, ne se rendent pas compte que la sélection des informations est la première et la plus grande des subjectivités, qui ne se donne pourtant jamais à voir en tant que telle.
La rédaction sadapte méthodiquement aux demandes contraignantes des lecteurs, les seules qui lintéressent, évidemment, avec celles des annonceurs. Le lecteur type ne lit pas les compte rendus pour connaître la position dun tel ou dun autre (des sondages ponctuels montrent quils ne lisent pas leurs noms), mais pour savoir ce quil pourra bien faire ce samedi là. Il cherche à sinformer pour connaître ce spectacle et ce film à voir, ou ce livre à lire, car « tout le monde en parle » (Ardisson). Les critiques remplissent un service, comme journalistes quils sont devenus. Leur position personnelle est superflue ou doit être encadrée (au sens propre et littéral).
Critique et capitalisme
Comme le soulignait Habermas (Lespace public, 1962), la naissance dune presse libre et concurrentielle a participé de la production dun espace public de discussion au XVIIIè, qui a relayé et élargi les salons privés. La critique dart a joué dans ce processus un rôle moteur, en tant que modèle de discussion et déchange didées, qui fut transposé progressivement à la sphère politique. La vie culturelle se nourrit de débats dopinions, de jugements plus ou moins raisonnés, de discussions. La critique constitue un bon indicateur du niveau de débat dune époque donnée. Selon ce même Habermas, le XIXème siècle a vu se dénaturer le débat public avec la grande presse capitaliste, plus soucieuse de rentabilité que didées qui se vendent trop mal. La presse a progressivement limité les discussions au profit des parodies de débats, inventant des dispositifs pour délimiter la discussion publique, acceptant à la rigueur de la mettre en spectacle. Une émission comme Le Masque et la plume illustre assez bien cette tendance : des critiques se livrent avant tout au spectacle de la critique, en ce sens que la forme plaisante de la joute lemporte sur le fond des arguments échangés qui importent peu. Lémission télévisée de Thierry Ardisson Rive droite rive gauche procède du même principe : une mise en scène de lopposition, qui exige que les critiques jouent le débat sur lactualité culturelle.
Ces médias qui expulsent la « culture » et les arts des antennes et des chaînes (le rapport de la philosophe Catherine Clément na pu, à cet égard, faire autre chose quenfoncer des portes ouvertes), sont bien plus intéressés par la promotion des « biens culturels industriels » (comme disaient Adorno et Horkheimer) : livres, disques, films
La critique est devenue dans ce système médiatico promotionnel un moyen parmi dautres daméliorer le rendement de la promotion (5). Elle est largement instrumentalisée, quelque soit son orientation. Si une critique favorable nest pas nécessairement salariée, elle est objectivement une promotion. Si elle est mauvaise, elle participe de fait à la promotion et devient une polémique profitable. (cette ficelle est très souvent utilisée). Enfin, si elle est neutre, factuelle, elle agit là encore comme une publicité dans une économie de la notoriété.
Des émissions de radio autrefois largement consacrées au débat sur lactualité des arts et de la culture, comme « le panorama » de France culture, ont été éliminées. Y ont succédé des formes plus distanciées, qui ont intellectualisé les questions, en invitant des universitaires et des chercheurs (Cf. lémission qui a suivi : « La suite dans les idées »). Aujourdhui, la tranche horaire (« Tout arrive ») est devenue presque exclusivement promotionnelle dans sa forme et son esprit, enflée par des superlatifs à peine croyables sur ces ondes il y a quelques années : on ne compte plus les « extraordinaire », « formidable », « sensationnel », « unique », « passionnant », etc. Le dispositif choisi est déterminant : les producteurs, les commissaires dexposition, les artistes, les comédiens, les metteurs en scène, chefs dorchestre, directeurs de scènes, écrivains, musiciens, danseurs, interprètes, défilent un à un pour décrire et promouvoir leurs spectacles. Au discours critique et externe sur les productions culturelles est venu se substituer un cycle ininterrompu dauto-promotion dune toute autre nature.
Les ouvrages et auteurs se multiplient qui dénoncent un débat inexistant, tronqué ou impossible. Au point que la forme « débat » est devenue en soi un objet sociologique émergent (donc problématique) qui se pose dans tous les domaines de notre société, de la science (létude des controverses (6) ) à la politique (la délibération, la démocratie de proximité, la participation citoyenne (7) ). De ce point de vue, létat de la critique dart est symptomatique non pas du débat artistique en soi, mais du débat social en général dans nos sociétés surdéterminées par les médias et la raison économique.
Il nen est moins vrai quil est extrêmement difficile de débattre sur les arts contemporains. La polémique de 1992 engagée par des revues Esprit, les news magazines ou télémagazines Télérama, lEvénement du jeudi, etc. a tenté de disqualifier lart contemporain dans son ensemble (Cf. le hors série de Télérama intitulé le « grand bazard »), assimilant toutes les créations contemporaines ou les subsumant à quelques figures supposées les représenter, disqualifiant du même coup la possibilité même de débattre. La riposte sest faite tout aussi caricaturale, dénonçant le climat « fasciste » (sic), la « haine de lart » (resic) et déplaçant les arguments sur la scène politique et idéologique (8) . Certains échanges ont fini devant les tribunaux, cette fois sur le terrain juridique de la diffamation (Jean Clair contre Bourriaud par exemple).
La critique a du mal à trouver une forme adéquate aux contraintes de presse qui se situent quelque part entre les demandes des lecteurs, des annonceurs, des rédacteurs et des sources (les « producteurs »). Il ny sans doute pas, à cet égard, de critique dart idéale. Le sociologue ne doit pas être sollicité pour la proposer. Il peut décrire la critique telle quelle se fait, chercher à comprendre les mécanismes qui la déterminent dans sa forme. Mais il sagit cette fois du credo scientifique, ce qui nest pas même chose.
1- Cf. Nathalie Heinich, La Sociologie de lart, La Découverte ; Matthieu Béra et Yvon Lamy, Sociologie de la culture, Colin, 2003. Egalement la revue annuelle peu connue qui existe depuis dix ans, Sociologie de lart, lHarmattan, dont le dernier numéroe (Nouvelle série Opus n°3, décembre 2003) traite du problème de la critique dart.
2- De bonnes introductions dans Erik Neveu, Sociologie du journalisme, 2001, La Découverte et Cyril Lemieux, Mauvaise presse, Métailié, 2000.
3- On peut consulter sur ce thème le dernier dossier « les mouvements sociaux » de la revue Sciences humaines, n°144, décembre 2003.
4- Notamment lintroduction de ce salon intitulée « A quoi bon la critique ? » où il écrit que « (
) pour être juste, cest-à-dire pour avoir sa raison dêtre, la critique doit être partiale, passionnée, politique (
) ».
5- Le lecteur peut consulter le numéro 117 de la revue Réseaux, 2003, coordonné par Philippe Leguern numéro spécial sur « les nouvelles formes de la consécration culturelle » ; et sur ces questions, mon article « Critique dart et/ou promotion culturelle ? »
6- Dominique Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, PUF, 2003
7- Par exemple Pierre Zémor, Pour un meilleur débat public, Presses de Sciences po, 2003
8- Il existe un rapport commandé par Le Ministère de la culture, malheureusement non édité, qui retrace cette polémique : Raphaël Lellouche, De la sélection dans la démocratie
02
Pour un bilan du marché de lart en France :
Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de nos Beaux-Arts ?
Par Lise Cormery *
Que reste-t-il de nos amours ? Ne pourrait-on pas fredonner aussi, Que reste-t-il de nos Beaux-Arts ? Mi-nostalgique, mi-euphorique, c'est un peu l'esprit de ce bilan du marché de l'art. Au lieu d'imposer un prêt-à-penser, il sera ici proposé un prêt-à-libérer, un prêt-à-questionner le marTché et quelques pistes, bien qu'incomplètes, sur son passé, présent et à-venir. On y constatera que notre pays est un territoire de paradoxes, et d'emblée sur ce vaste sujet une question va s'imposer.
_____________________________
Lart serait-il une économie de linutile ou de lessentiel ?
N'est-ce pas la seule trace qui reste de nous lorsque la grande faucheuse est passée ? Que subsiste-t-il de l'Homo Politicus, si ce nest ces monuments érigés à leur autoglorification, fruits de la création dARTistes libres et du marTché du temps ? Paradoxalement, le passant a oublié lhomme de pouvoir, l'artiste et les intermédiaires marchands ou "oeuvrant". Seule demeure luvre, éternelle, testament universel de lARTiste libre à lhumanité (1). En dépit de ces évidences, le secteur artistique ne serait pour l'Homo Politicus que le dernier maillon négligeable de la grande chaîne économico-sociale. L'art, c'est vrai, n'est qu'une production de richesse différée. Mais si la France en 2002 est le n°1 du tourisme mondial, n'est-ce pas grâce aux bénéfices d'une image mythique héritée du marTché de l'art des Impressionnistes et du Moulin Rouge ?
L'art, une production de richesse différée ?
Tout comme la santé et l'éducation, l'Art est une production de richesse différée, mais s'inscrit très loin dans l'espace-temps(2). Les projections se calculent de deux générations jusqu'à un nombre indéfinissable de générations. Mais nous ne sommes pas immortels, alors, que pèsent à côté de produits éphémères, donc à renouveler et de facto rentables, la valeur aléatoire et la beauté intemporelle dune peinture, dune sculpture, dune gravure ou le chant assourdi dune poésie (3)? Nulle rentabilité, aucun usage a priori. Lart ne sera jamais profitable à court terme et de facto consommable. À moins que les politiques et les affairistes ne sen emparent, comme en France depuis la fin des années 80 ? Les fausses cotes s'effondrent. L'art authentique est devenu si vulnérable, pourtant il saccroche. Rebelle, il se dérobe encore. "L'art se venge ! " dira Lia Grambilher.
L'art ou l'arTgent ?
exergue
Lart aurait-il vendu son âme à lHomo Politicus et à l'Homo Mediaticus ? Ne serait-il plus quun leurre médiatique au service du pouvoir politique et de l'arTgent ?
L'art résistera-t-il longtemps aux politiques, aux cumul'arts, aux communicarts et aux artionnaires. Ces derniers, friands dart éphémère subventionnable et "marchandisable", donc consommable sur le champ, entament une lutte sans merci de larTgent contre lesprit. Pour les politiques et la majorité des citoyens, lart ne serait que cet objectif inutile, superficiel, qui ne mérite pas un vote. Dans notre société où Dieu est banni le plus souvent de nos consciences, il serait perçu selon les idéologies comme une idée bourgeoise, rétrograde, récupérable à merci ou comme un mal nécessaire, alors que dans des contrées "primitives" il fera partie intégrante du quotidien et constituera le lien fondamental entre la terre et le ciel (4) ? Qu'en est-il devenu de la quête du chef-d'uvre et de la recherche pure et dure ? Lart aurait-il vendu son âme à lHomo Politicus et à l'Homo Mediaticus ? Ne serait-il plus quun leurre médiatique au service du pouvoir politique et de l'arTgent ? N'est-il pas pourtant notre dernier rempart contre l'aliénation ? Ce qui reste de l'esprit dans une société où le sacré est occulté ou nié ? Serions-nous revenus à la situation que Veblen dénonçait à la fin du XIXe siècle ? Mais les travailleurs sont désormais condamnés non plus aux travaux forcés, mais aux loisirs forcés, enfer extrême, quand la "suprême abstraction, l'argent" (5) se limite au R.M.I et au nouveau paysage culturel français de la Télé Réalité. Les pauvres et les ARTistes libres sont plus que jamais esclaves de "l'arbitraire et de l'insolence des privilégiés" (6)et de ceux qui ont "édifié leur fortune sans mettre la main à la pâte, en achetant et revendant non des réalités mais des abstractions et avant tout, la suprême abstraction, l'argent." Pire, on assiste au développement de dilettantes qui rentabilisent leurs loisirs. Les institutionnels l'encourage et le qualifie de "Marché de l'artiste" Sommes-nous dans l'abêtissement ou dans l'épanouissement de l'esprit ? Y aurait-il une volonté délibérée de destruction de l'art ? Transformerait-on le marTché de lart "en une jungle où comme avant l'artiste doit travailler deux fois plus que les autres" mais où paradoxalement "Si avant lart créait largent, maintenant largent crée lart" ? LarTgent remplacerait-il l'art désormais, ce, malgré l'expansion incessante du Ministère de la Culture ?
La France perd son aura de Phare des Arts d'antan et « gagne » un ministère ?
Les Beaux-Arts vont-ils mieux depuis la création en 1959 de la vénérable institution du Ministère ? "Un paradoxe marquant et presque concomitant va simposer, il s'avère flagrant lors de l'étude des enchères. Durant cette période historique, la France perd sa place de n°1 dans les ventes publiques." Malgré l'opulence des Trente Glorieuses, le marTché de l'art comme mis en cage perdrait-il peu à peu de son intérêt pour les amateurs dart éclairés ? Ou venait-il à point nommé pour suppléer à des carences historiques ? Cette création, contrairement aux a priori, ne serait pas favorable à lart français au niveau international. Elle serait symboliquement assimilée, malgré les vux de Malraux, à létatisation de lart. Ce qui équivaut dans limaginaire à une certaine stérilisation de lart. A contrario, l'art ne se conçoit-il pas uniquement comme l'art pour l'art (7), libération de laliénation humaine ?
D'un ministère ange gardien ou gardien de prison ?
Exergue
Les artistes libres seraient de plus en plus les otages de la société civile forgée par les politiques.
Ne met-on pas l'art en uniforme ? (8) Aurions-nous enterré l'adage du Ministre de la Culture Françoise Giroud : "L'État doit servir. On ne doit ni s'en servir ni s'y asservir." Comme l'ont analysé David Halle et Elisabeth Tiso lors d'un symposium art & @rt sur "Le MartTché de l'art France-Etats-Unis", en France "le gouvernement joue un rôle plus important dans l'art contemporain que dans le reste du monde. Le budget de la Ville de Paris est supérieur à celui du "National Endowment for the Arts" des Etats-Unis
Les nombreux fonctionnaires du ministère jouent un rôle vital parallèle à celui des conservateurs indépendants à New York. Ils jouent un rôle dominant dans l'arbitrage de l'art français." Arbitrer, oui. Arbitrairement, non. Choix de compétence ou de "militance" ? Le ministère, contribuerait-il à la culture ou à la déculturation ? Son rôle de protecteur de l'esprit des arts serait-il désormais éclipsé par celui de cerbère de l'arTgent, laissant sur le bas-côté les ARTistes libres pour faire entrer à La Maison des Artistes des populations plus socialement assimilables. Graphistes plus rentables, communic'arts plus médiatiques que créatifs, cumul'arts, cumulards de subventions et de fonctions publiques ? Les ARTistes libres seraient de plus en plus les otages de la société civile forgée par les politiques. Ils paraissent à la fin du siècle, dautant plus fragiles que la société des acteurs de lart voyage sur un toujours plus minuscule et frêle esquif, à lombre des grands paquebots toujours plus gigantesques, multinationales, institutions étatiques ou para-étatiques qui se partagent la manne du pouvoir et imposent aux ARTistes libres un capitalisme dur au paroxysme depuis la fin des années 80. Le MarTché indépendant quant à lui, est sinistré et demeure le dernier maillon de la grande chaîne économico-sociale. Que reste-t-il de nos amours ?
France, Terre de création, de destruction ou d'accueil des Arts ?
exergue
En art, comme dans la survie de l'espèce, le seul choix serait le métissage.
Selon une analyse sur 150 ans nous serions plus un marTché d'accueil d'artistes et d'acheteurs de l'extérieur que de création d'art "français". Bien que les touristes, populations en "vacance" soient plutôt des acheteurs d'images de l'art qui musarTdent , il faut néanmoins prendre en considération les chiffres du Tourisme français. Notre pays aurait accueilli en 2002 : 76.722.000 touristes. Soit une augmentation de 2 % sur 2001. Paradoxalement, le Paris, phare des Arts d'antan, s'est éteint. Il est désormais lanterne rouge, si ce n'est proche du néant. Comment sauver le MarTché de l'art, l'art en marche et l'artiste vivant ? Une des pistes fait écho à la phrase du Général de Gaulle apostrophant un gouverneur en 1942 : "Vous êtes un bourgeois, l'avenir est au métissage." En art, comme dans la survie de l'espèce, le seul choix serait le métissage. L'art se ressource dans l'immigration, seule chance pour l'avenir du marTché français toujours s'enrichi par les artistes et l'art venus d'ailleurs.
Les Acteurs du MarTché : Etat marchand ou MarTchands mécènes ?
Constitué d'acheteurs, de créateurs et d'intermédiaires, et d'encadreurs, doreurs, marbriers, transporteurs, marTchands de couleurs, journalistes, maquettistes, etc, les acteurs de l'art comprennent 1001 métiers. Chacun a sa sociologie et ce tout indissociable constitue le marTché. Souvent les sociologues oublient l'État et dissocient ses corollaires. Pourtant la plupart des musées, fondations et associations sont étatiques. Elles achètent et vendent des uvres, des services et des produits dérivés. Aussi parlerons-nous du marTché des indépendants d'une part, et du marTché d'État, d'autre part. L'État est devenu acteur à part entière du MarTché. Est-ce sa vocation ? On y trouve dès les années 60 Les Maisons de la Culture, années 70 Les Centres d'Art, sur le modèle allemand des "Kunsthalle", Les FRAC dès 1982, etc. Après tant d'années de facto l'État marTchand pourrait-il se substituer au marché ? Rendre le marTché équitable et redonner à la France sa place d'"exception culturelle" des années 60-70 ? Non. L'analyse budgétaire de 1960 à 1999 le prouverait. L'achat d'uvres d'art aux artistes en est une des évidences (9). Par ailleurs, on remarque que la "rémunération du personnel du ministère en activité" de 1985 à 1999, aurait plus que doublé, quand, dans le même temps le pouvoir dachat des Français en général et de facto du marTché indépendant se serait effondré, selon le dossier 6 millions de pauvres, krach social à la française (10) et les chiffres de lOCDE . Les taux de croissance, la dépense publique moyenne de 1990/1997 prouveraient que les taux de croissance les plus bas du G7 seraient en France et en Italie où la dépense publique est la plus élevée. Les pays à plus forte dépense publique auraient le taux de chômage le plus élevé et la France serait la plus sinistrée. "Si lon sen tient à lhypothèse la plus basse de "Statistique et stratégie socio-politique de la communication des Beaux arts"...Laumône de lÉtat, à supposer, quelle soit non clientéliste, ne compense pas, malgré les budgets impressionnants, la destruction du marché et la perte de pouvoir dachat des artistes." (11)Au lieu déradiquer les indépendants et détouffer le marTché en tentant de sy substituer, lÉtat naurait-il pas intérêt à pARTager ? Des conservateurs de cur aux conservateurs rhéteurs ? On observe des conservateurs de musée aux formations, aux profils et aux actions différenciés. Certains contribueront à l'éradication, d'autres à la conservation ou à la communication de l'art.
Des commissaires-priseurs régaliens aux "lessiviers"?
Ils demeurent quelque peu régaliens dans l'imaginaire collectif, même après la loi de 2001, ils sont sous l'il du Conseil des Ventes et pas tout à fait indépendants comme leurs confrères étrangers. Ils seraient des alliés précieux pour le futur des MarTchands indépendants et des ARTtistes libres. Ils accuseraient avec difficulté le choc de la confrontation internationale avec les entraves à limportation et à l'exportation. De la fin des années 50 à 2001, Drouot et laura internationale de Paris se sont réduits comme peau de chagrin Mais aujourd'hui encore les enchères ne sont-elles pas comme celles des Manet et Morisot, soutenues par le marchand Jacob qui racheta pour 20.000 F de tableaux afin de maintenir une cote convenable ? La profession déclare un chiffre d'affaires en M de F et par an pour : 1985 : 3459, 1986 : 3818, 4, 1987 : 4572,7, 1988 : 5709,9, 1990 : 9714, 4, 1991 : 7352, 5, 1992 : 7269, 3, 1993 : 7778, 7, 1994 : 8013, 3, 1995 : 7425, 6, 1996, 7830, 5, 1997 : 8500. Mais n'occultons pas la pratique devenue courante des ventes médiatiques aux dépens des ventes authentiques. Véritables campagnes de communication elles créent la confusion chez les collectionneurs doù des krachs inévitables. Le droit de suite, bienfait ou malheur, serait un leurre pour les artistes qui nen verrait pas beaucoup la couleur.
Des experts judiciaires aux ArTchanges .
Les experts sont souvent décriés ou ridiculisés. Le métier pourtant nécessite savoir et responsabilité. Mis à part quelques brebis galeuses, qui défient l'imaginaire et le problème souvent évoqué dans la tradition populaire du vrai et du faux on y découvre aussi des ArTchanges (12) qui vouent leur vie à un artiste et une responsabilité trentenaire qu'ils sont les seuls à partager avec les marTchands.
Des artistes. Des "Bons à rien" ou des "Trésors Vivants" ?
Les deux acteurs principaux du marché sont l'artiste et "l'uvre d'art." Ils se transforment avec l'ère de la communication en "communic'arts" ou lorsque l'étatique s'allie au politique en "cumul'arts". Serviteurs zélés de l'obéissance sociale ils suivent des chemins parallèles à ceux des "ARTistes libres", guides voués à la conscience humaine. Les profils et les choix des acteurs de l'art sont multiples et les statistiques varient selon les sources.
Des collectionneurs de cur, spéculateurs, art'ionnaires ou surf'Arts ?
xergue
Spéculateurs, ils possèdent les uvres dart quand les collectionneurs de cur sont a contrario possédés par elles.
La fiscalité française est dissuasive, le MarTché de lart vivant en souffre. Les collectionneurs comme les commissaires-priseurs désormais français comme Christies préfèrent souvent Londres à Paris. Traqués, admirés, enviés, les collectionneurs sont sujets à toutes sortes dattentes et de mythes. La collection serait liée dans limaginaire français à la notion «capitaliste» de largent. Stigmatisés et à tort le plus souvent qualifiés de bourgeois, d'«héritiers» ou à mots couverts de « fraudeurs », ils seraient aussi bien fils de bouchers que daristocrates (13). Si, jusquen 1914, les collectionneurs «appartenaient financièrement et socialement à des groupes bien définis»(14) entre 1918 et 1939, «L'intérêt pour l'art moderne se situe dans des catégories sociales indépendantes des structures officielles
Jamais les artistes novateurs et leurs marchands n'ont disposé d'autant d'appuis de qualité, dans un milieu parisien cohérent de collectionneurs, d'amateurs, de critiques et d'écrivains.» La période des années 1950 à 1976, fut bénie, mais à partir de la deuxième moitié des années 70, la traque fiscale se met en place, avec elle une nouvelle socio-politique contribuerait à lextinction des collectionneurs : la délation rémunérée par lÉtat, lépouvantail psychologique de limpôt sur la fortune, les fichiers de Bercy pour l'assurance de collections dépassant 100.000 F(15.000 Euros), un mécénat dérisoire, des droits de successions importants, sans oublier la peur du vol et une idéologie de lenvie exacerbée, etc. Ce que Suzanne Pagé, du Musée dArt Moderne de Paris, qualifiera de «crispations à lendroit de tracasseries et embarras publics», qui provoqueraient sa «discrétion» légendaire. Discrétion, qui, selon certains, pourrait mener à lextinction de l'amateur d'art éclairé. Il ne consomme pas. Il pense. Il devient dès lors suspect à double titre. Généralement très ouvert à lart et au monde, il compare les contextes socio-économiques différents et ne sy trompe pas. Quand il le peut, il déserte notre territoire. Il ne resterait alors que les collectionneurs médiatiques et institutionnels. Spéculateurs, ils possèdent les uvres dart quand les collectionneurs de cur sont a contrario possédés par elles. Parallèlement on découvre une nouvelle typologie en développement, les artionnaires qui considèrent l'art comme une marchandise périssable et dès la fin des années 1990, des surf'arts, collectionneurs frimeurs sur Internet, l'il fixé sur les bases de données d'enchères. Ils collectionnent à grand frais de biens et services informatiques et consomment l'image de l'art. Ils ne font pas la différence entre une image et un tableau et demandent aux galeristes "Vous l'avez fait vous-même ? "Ils se développeraient de pair avec les nouvelles technologies de l'Internet.
Des critiques d'art esthètes ou des "commissaires" ?
Art de l'écriture au service de l'artiste ou communication au service du critique ? Les dérives ou mutations, au choix, sont patentes. Un critique d'art dans un symposium ART & @rt sur le sujet, s'amusait du nombre d'adhérents d'associations qui s'auto-déclaraient "critiques d'art". "L'arrêté du 3 janvier 1995 exacerberait cette tendance.
Portes ouvertes et Salons.
Très utiles contre la solitude des ARTistes libres, on remarque que les Ateliers ouverts ou Salons où l'artiste s'auto-expose, au lieu d'éradiquer les marTchands tendraient à les rendre indispensables. Les artistes de qualité après quelques années y renonceraient devant le dilemme "continuer à uvrer ou à s'auto-promouvoir ?" Ils mettent en lumière la célèbre phrase de Marylin Monroe : "Ask my agent !" et la communication d' d'hier et d'aujourd'hui avec "les nouvelles technologies de l'Internet, prometteuses dans les années 1998-1999 qui apporteraient plus de frais que de fruits." Les chiffres de ces marTchés sont souvent occultes, difficiles à évaluer avec l'instabilité des participants et des cotes auto-estimées fluctuantes. Seule, la FIAC permettrait d'avoir une idée du MarTché. Elle exposait en 1993 : 186 galeries, 1995 : 121, 1998 : 138, 1999 : 182, avec en 1992 : 150.000 visiteurs, 1993 : 140.000, 1995 : 70.000, 1998 : 90.000, 1999 : 100.000. Ses ventes en millions de F : 1990 : 400, 1991 : 200, 1992 : 100, 1993 : 100, 1994 : 150, 1995 : 7 millions de Francs." (15) Bilan éloquent pour le marTché.
Des marchands et des galeries d'art.
Sont-ils voués à disparaître, ont-ils encore une utilité ? Les chiffres selon les sources varient. Le Ministère de la culture en 1995 , propose 1060 galeries d'art contemporain en France, en 1998, 1124. France Telecom en l'an 2000, 2463 galeries d'art en France, en 2003, 777 galeries à Paris. .En France, il est vrai, que les marchands sont mal considérés, ce, a contrario d'autres pays comme l'Angleterre, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie, les Etats-Unis,etc. Ils sont suspectés, comme les collectionneurs, de richesses éhontées et le plus souvent mal acquises. Cela permettrait-il de valoriser le marché de l'État, qui serait quant à lui, un gage d'intégrité supposé ? De tels préjugés seraient battus en brèche par les recherches universitaires.(16) C'est ainsi qu'à la fin du siècle des marchands mécènes et un État-marchand se côtoient. On observe lors d'enquêtes un désenchantement "C'est le manque de fréquentation des galeries qui fait que j'ai moins le feu sacré. Il y a plusieurs raisons : l'État, les escrocs intellectuels,
de fausses galeries avec de faux artistes, et le pire, une clientèle qui ne voit pas la différence ! " On rencontre cette nostalgie en particulier, chez des marTchands qui ont connu le faste des années 60-70 où Connaissance des Arts avait 13 millions de lecteurs, et contraste avec les 40.000 lecteurs d'aujourd'hui. Si un nombre grandissant d'acteurs du MarTché est subventionné ou racheté par des géants, ils sont principalement libres et résistent tant bien que mal à "La chasse aux indépendants" par la fiscalité, la déculturation ou l'arTgent. Le marTchand peut être un chercheur, un idéaliste, ou un homme d'affaires aux dents longues. La réalité sociale des acteurs de l'art marchands est multiple.
D'une France : Belle au bois dormant ?
En 1951-1952, Paris était le phare international des arts, n° 1 pour le montant global des affaires, les peintres américains venaient y vivre. En 1961-1962 Londres ravit à Paris la première place. En 1964, Sothebys, anglaise achète Parke Bernet à New-York. Puis, va suivre lintroduction de Christies à la Bourse en 1973 et celle de Sothebys en 1988. New-York devient le nouveau phare des Arts avec une école américaine dynamique et une socio-politique de l'art incitative. La France avec arrogance attendrait à ses pieds le monde, alors que les maisons de vente anglo-saxonnes vont au monde. "Le grand espoir naît avec les spectaculaires fusions-acquisitions de Pinault avec Christie's et Arnault , qui se positionnent sur le marTché. Mais le problème demeure, sont-ils géants au niveau mondial ? Leur fortune est-elle virtuelle ou réelle ? Malgré la loi du 1er janvier 1998, - repoussée jusqu'en juillet 2001 dans une véritable course aux initiés - , vont-ils être, eux aussi, obligés de plier ? En France, la lutte amateur dart contre artionnaire sintensifie crescendo au fil du temps. L'avenir sobscurcit après de longues années d'alliance art'ionnaire-Homo Politicus qui contamine les purs et considère luvre dart comme une marchandise uniquement spéculative donc éphémère. Ne serait-ce pas antinomique avec luvre dart authentique qui tend par sa quête et son essence à lintemporel ? Transformée en produit périssable ne serait-elles pas alors réduite à une simple prestation visuelle médiatique ou assimilable à des loisirs ludiques ? Notre société va-t-elle continuer de générer les plus grandes originalités pour aussitôt les annihiler ?
Que reste-t-il de nos amours et de nos Beaux-Arts ?
Il est vrai que pour les transactions, la majorité des uvres d'art ne sont pas achetées par les Français. Est-ce une tradition ? Oui. Historiquement la France serait tributaire de létranger pour faire vivre ou survivre ses artistes depuis le XIXe siècle. Par ailleurs, ce dernier maillon de la chaîne économique sera aussi le premier à sauter en cas de crise sociale. Ce qui est le cas depuis de longues années. Lappauvrissement du pays est prouvé par les chiffres de l'OCDE (17), et de l'INSEE. La désaffection, conséquence de léconomique, est aggravée par la démagogie politique qui sabote la valeur artistique. Le bon sens populaire interprète ainsi les slogans politiques "Un artiste, cest quoi ? Il ne fait rien de mieux que moi. La preuve, le politique n'affirme-t-il pas que nous sommes "Tous artistes."" Parallèlement, un encouragement de lÉtat aux valeurs boursières a eu pour conséquence une désaffection et une spéculation sur le court terme, au risque de se ruiner, comme on l'a vu avec l'affaire Vivendi. Ceci est aggravé par un système administratif contraignant qui ne permet plus au marTché indépendant de jouer son rôle comme par le passé. Seuls les géants, multinationales, structures para-étatiques continuent à brasser des mannes financières orientées vers lacquisition d'"art" informatico-industriel. Il sensuit une véritable dépression intellectuelle et psychologique dune certaine intelligentsia apathique depuis le début des années 80, repue, bâillonnée par les avantages symboliques et économiques. De plus, la Société de la communication des années 70, commuée en Société des nouvelles technologies des années 90, bouleverse la socio-politique du marTché. Elle augmente les frais de fonctionnement d'une façon drastique. Si le chiffre d'affaires n'augmente pas ou au contraire régresse, comme c'est le cas, les budgets publicitaires désormais incontournables et exponentiels transforment les grands marTchands en véritables faussaires de l'art qui doivent s'associer à des banquiers ou à l'État. Si la communication a toujours existé avec une nouvelle technologie qui, on en convient, toujours succède à une autre, la transformation économico-sociale de l'image va t-elle néanmoins privilégier "La forme aux dépens du fond ? " vidant plus encore de sens le marTché ? Cette conjonction de circonstances néfastes sadditionne à la tradition dun "amateur d'art imaginaire" français, plus "dans le dire que dans l'agir", aggravé par le développement des nouvelles technologies et la consommation dimage de l'art aux dépens de la contemplation de l'uvre d'art. L'enjeu d'un renouveau du marTché français est-il devenu une mission impossible ? Le politique exigerait que tout soit, y compris l'art et l'homme, normé, formaté, marTchandisé. Le NovLang de 1984 aurait fait table rase. Les indépendants, on le constate par la recherche, ont toujours été historiquement la cheville ouvrière du marTché. Comment dresser des passerelles entre les différents acteurs de l'art ? Par le pARTage retrouvé ?
L'espoir. Le pARTage.
Quelques pistes. La France se positionne en terre des arts, mais elle est le seul pays qui n'a pas au sein de l'Université de spécialité en sociologie et marTché de l'art et les diplômes aux formations aléatoires d'autres écoles, n'y sont pas reconnus. Pourquoi ? Ouverture des Beaux-Arts à toute la nouvelle génération et à l'immigration sur des critères esthétiques, ce qui permettrait le recrutement libre de nouveaux professeurs et d'artistes. Un marché libre de l'uvre d'art, les ArTchanges. À choisir entre la "diabolisation" de la mondialisation ou l'artiste au cur du monde ? L'alternative est évidente. L'artiste a toujours été au cur du monde et le monde au cur. La mondialisation et son pendant, l'anti-mondialisation, ne sont que des idéologies stériles de plus. L'art et l'artiste n'ont jamais connu de frontières. Ils se sont construits au-delà. Tout comme l'écologie se construira au-delà du politique. Réunissons les compétences, oublions les "militances." Laissons de côté l'idéologique pour tout conjuguer à l'artistique. Les nouvelles technologies "Art & @rt ?"(18) Des visioconférences au service de tous les acteurs de l'art pour pARTager. Elles ont permis dans une période de crise politique de dresser des ponts. Ces conférences en ligne continuent un dialogue constructif. Une grande banque de données fédératrice gratuite pour les acteurs de l'art contribuerait à laura internationale du marTché français. Une émission télévisée hebdomadaire grand public, ni ampoulée ni Télé Réalité. Les Olympiades des Arts conjuguées au niveau communal, régional et national. L'Art urbain. Dans le métro, les jardins, les rues, renouerait avec l'esprit des Grands Travaux du FDA de Roosevelt apportant travail, reconnaissance sociale aux artistes, aux artisans, un regain économique, en ne se limitant pas à un seul fournisseur comme par le passé. Dans ce cadre, le 1 % serait à respecter. Un nouveau droit fiscal et des Fondations. Sécurité Sociale. Retour au système de 1964 basé sur "un uvre" authentique et non l'économique. Transport libre des uvres d'art par les artistes vivants. Retour à la loi de 1975, abolition de la loi de 1991. Retour à l'exonération de TVA pour les artistes comme avant 1991. Ces quelques actions, parmi d'autres, contribueraient à l'action ?
* Lise Cormery est Docteur de lUniversité de Paris 7 - Denis Diderot - lcormeryjussieu@aol.com
1-Lise CORMERY, "L'art ou l'ArTgent ? ", Visioconférence Carrefours Télématiques, 2003, Université de Paris 7-Jussieu, 4187, Sociologie du pouvoir, politiques, institutions, sociétés, Actes séminaire du professeur Marie-Claude Vettraino-Soulard, Écrit, Image, Oral et Nouvelles Technologies, 2002/2003, Bureau des publications de Jussieu.
2-Lise Cormery, De l'éphémère à l'intemporel, Actes 2002/2003, op.cit.
3-Lia Grambilher,Des marTchands d'art du XIXe, XXe et XXIe ?, Visioconférence Symposium ART & @rt, Carrefours Télématiques, Université de Paris 7-Denis Diderot Jussieu, Actes Art & @rt 2003, Michelangelo Editions, 2003.
4-5-6- VEBLEN Thornstein, Théorie de la classe de loisir, The Mac Millan Company, 1899, Réédition, Gallimard, Paris, 1970.
7-Lise Cormery, Des Beaux-Arts sur Internet, Actes 1998/1999, op.cit.
8-David Halle, Professeur UCLA, Elisabeth Tiso, NYCU, "Du marTché de l'Art en France et aux Etats-Unis" Symposium ART & @rt, Actes ART & @rt 2003, op.cit
9-6 millions de pauvres, krach social à la française, LExpansion, 18 février 1998.
10-OCDE Croissance, dépense publique, chômage, Societal, Mars 1999.
11-Lise Cormery, Musées, beaux-@rts et banques de données sur Internet et intranet, Nouvel instrument de libération, de coercition ou de communication ? Visioconférence, Actes Écrit, Image, Oral et Nouvelles Technologies, 2001/2002, op.cit.
12-BERNIER Georges, Lart et largent, Paris, Laffont, 1977.
13-MONNIER Gérard, L'Art et ses institutions en France, de la Révolution à nos jours, Paris, 1995.
14-De la critique d'art, d'hier et d'aujourd'hui, Visioconférence Symposium ART & @rt, Actes Art & @rt 2003, op.cit
15-Du MarTché de l'art en France et aux Etats-Unis, Visioconférence Symposium ART & @rt, Actes Art & @rt, 2003, op.cit.
16-Lise Cormery, Internet : La grande ART'naque ? De l'action et de la confusion, Actes du séminaire Écrit, Image, Oral et Nouvelles Technologies, 2001-2002, op.cit.
17-Georges Orwell, 1984, Gallimard, Paris, 1950.
18- www.artemis.jussieu.fr/ct/art&@rt
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bibliographie
- A & C éditions :
Glossaire de la sociologie de l'art du XXIe siècle
- Michelangelo Publications- Paris :
Les présidents de Ve République et l'art - Les ministres de la Culture et l'art -D'un Homo Politicus Héraut ou Héros ? - Ministère de la culture : Passé, présent, à - venir ? - Du marché de l'art : passé, présent et à-venir - Des commissaires-priseurs : De Louis le Hutin à aujourd'hui - Des collectionneurs de coeur et des spéculateurs ? - Des marchands d'art : passé, présent et à-venir ? - Des artistes : Des bons à rien ou des maîtres vivants ? - Des critiques d'art d'hier et d'aujourd'hui. Des esthètes aux "commissaires" - Des experts : Du vrai et du faux - De l'art ou de l'arTgent ? Art or Doll'art ? - Beaux-Arts : De la loi ou de la justice ? " - Du politique et des Beaux-Arts en France - De la sociologie de l'art -Communication, Information et Beaux Arts ;
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Art et politique. Les aléas dun projet esthétique
Un entretien avec Hans Cova *
Il existe deux manières de ne pas aimer lart. La première est de ne pas laimer et la seconde de laimer rationnellement Oscar Wilde
Hans Cova vient de publier aux Edition lHarmattan-Paris un remarquable essai intitulé Art et politique. Les aléas dun projet esthétique .
Alors que nous nous questionnons aujourdhui sur la pertinence de la réflexion esthétique, la question politique paraît revenir à lordre du jour. Faisant le constat des impasses de lavant-gardisme et des apories de la subversion sponsorisée, nous en sommes venus à douter de la valeur ontologique de lexpérience esthétique, perdue dans une marchandisation aliénante du monde. LHistoire veut que cette fin de lart soit la conséquence dune fragmentation processuelle du politique. Pourtant, en tant que configuration du sensible, lesthétique pose toujours la question de sa projection politique. Alors que les Lumères, comprenant lart à partir de ses effets sur la sensibiité, ont cherché ce projet dans lharmonie des facultés, gage de la permanence du monde, les avant-gardes semblent lavoir plutôt associé à la construction dun monde à venir. Pouvons-nous ainsi établir une continuité ? Ou cette dérive témoignerait-elle plutôt, sous laune de lhistoire, dune luxation des facultés ?
Tel est le sujet de cet essai sur la projection politique de lart.
* Hans Cova , né a Quebec en 1977, est diplômé de lUniversité de Montréal (Histoire) et de la Sorbonne (Philosophie). Il poursuit actuellemnt des travaux sur le sens du politique dans nos sociétés contemporaines.
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Artension : Dans votre livre Art et politique sous-titré Les aléas dun projet esthétique, vous proposez une analyse des raisons historiques du dévoiement du projet esthétique ou de cette dimension esthétique de lhomme ; cette sorte de perte du sens qui peut être expliquée en effet en termes politiques.
Hans Cova : Jai voulu en effet, en considérant lhistoire depuis le baroque (romain) jusquaux multiples thèses actuelles sur la « fin de lart », montrer comment lesthétique, en tant que « configuration du sensible » pour paraphraser Jacques Rancière, impliquait nécessairement sa projection politique. Par politique, il faut ici entendre un espace commun entre les hommes. Cette projection, il faut la comprendre comme la résultante dune harmonie des facultés, gage de la permanence (relative) du monde. En ce sens, la cohérence de lesthétique, cette discipline qui née au siècle des Lumières, sattache moins à la libération de la sphère sensible, qui demeurait somme toute soumise aux diktats de la raison, quà cet accord (spontané) des facultés, auquel la philosophie kantienne a donné toute sa puissance. Lidée était de montrer que ce « projet esthétique » a été dune certaine manière trahi par la logique moderne logique très bien théorisée par Baudelaire, à la suite de Schiller, et exacerbée par les avant-gardes. Plutôt que dune harmonie des facultés, dune complicité « heuristique » entre la raison et la sensibilité, le credo de ces mouvements artistiques, propulsés par et dans lHistoire, semble plutôt témoigner dune luxation des facultés. Ce quévoque laphorisme de T.S. Elliot : « Lartiste sera dautant plus parfait que seront complètement séparés en lui lhomme qui souffre et lesprit qui crée. » Même idée formulée par Adorno : « La pure immédiateté ne suffit pas à lexpérience esthétique. Celle-ci, outre la spontanéité, exige une intentionnalité, la concentration dune conscience ; on ne peut éluder cette contradiction. »
Cest larticulation (ou la dislocation) de ces deux sens du projet esthétique (celui des Lumières et celui des avant-gardes) que jai voulu étudier, en exposant notamment comment, à notre époque, on assiste à une sorte de confusion raison/sensibilité à une sorte de strabisme des facultés qui conduit le projet esthétique dans une impasse, comme si on avait malencontreusement oublié les « origines » de lesthétique.
Ar. : Vous écrivez « Si toute lucidité est la conscience dune perte, comme le soutenait Cioran, faut-il croire que toute prise de conscience soit nécessairement, irrémédiablement réactionnaire ? » Que voulez-vous dire ?
H.C. : En tant quattitude qui stipule laltérité fondamentale du présent et du passé, la modernité est une oscillation perpétuelle entre cette idée commune de progrès, issue des Lumières, et une nostalgie de quelque chose irrévocablement perdu. Or cette logique de la modernité tend à nous empêcher de puiser dans notre patrimoine, dans notre mémoire collective pour nous aider à vivre, et ce, à une époque où le devoir de mémoire na jamais autant été sollicité comme en témoignent dailleurs les différentes cérémonies de commémoration. Toute référence à une époque antérieure, dans ce contexte où le présent constitue lhorizon indépassable de lhomme contemporain (selon les mots de Laïdi), semble être taxée de réactionnaire.
Ar. : Alors dans cette espèce de scission entre ce quon pourrait appeler la partie logique, historique, politique et son opposé qui pourrait être de lordre du sensible, de la mémoire, vous pensez que cest un couple qui est quand même nécessaire ?
H.C. : En fait, je vois plutôt cette situation, comme Michel Foucault, dun point de vue archéologique, cest-à-dire que, dans ce débat, sopposent les deux facettes dune même logique, dun même rapport au temps et au monde. La dimension nostalgique et la dimension progressiste de lexistence humaine sont les deux penchants, les deux côtés de cette conscience inédite du temps qui a placé le passé à distance du présent.
Ar : Vous pensez que le progressisme participe de la nostalgie ?
H.C. : Non, je crois quil faut plutôt considérer la nostalgie et le progressisme comme les deux aspects dune temporalité conçue sur le mode de létrangeté. En ce sens, lidée dune perfectibilité matérielle et spirituelle (chez un Kandinsky ou un Mondrian, par exemple) et cette quête romantique empreinte de mélancolie participent dune même configuration du temps où le passé nest plus, méthodologiquement parlant, rattaché au présent. Cette nouvelle conception du temps, comme la bien vu Foucault, sest imposée à la fin du XVIIIe siècle.
Ar. : Quen adviendra-t-il de ce couple, maintenant que les avant-gardes sont finies, maintenant quon a dépassé la post-modernité, maintenant quon a bu cette coupe jusquà la lie, quest-ce qui va se passer ? Est-ce que le politique va singérer un peu mieux dans une réflexion sur son esthétisme, sur ce quil produit comme esthétisme ?
H.C. : Que va-t-il arriver après la post-modernité, maintenant quon a pu effectivement soupeser les apories de ce courant de pensée, et de cette forme dart la plus complaisante avec le système économique actuel, qui se nourrit précisément de leffritement du politique ?
Jai dailleurs ouvert mon livre sur ces questions : « Que pouvons attendre aujourdhui de lexpérience esthétique ? » Est-il encore possible de penser une fonction politique de lart ? Autrement dit : lart peut-il encore revendiquer une sphère publique autonome où le jugement serait de nouveau convoqué ? Lart peut-il encore penser cet espace commun entre les hommes qui serait la contestation de la logique marchande actuelle ? Cet espace commun, qui nétait rien de moins que la projection heureuse dune harmonie des facultés (comme on la retrouve dans le kantisme) est-il à nouveau possible ? Peut-on y prétendre dans une société de plus en plus soumise aux inexorables lois du marché ?
Ar. : Aux lois du marché et à celles des dispositifs culturels qui sont de nature politique
H.C. : Je crois quelles sont reliées : la subvention et le sponsoring, version postmoderne du mécénat, sont les deux aspects dune logique économique qui se nourrit de la dégénérescence de la sphère publique comme la dailleurs si intelligemment relevé Rainer Rochlitz dans son brillant essai Subversion et subvention.
Pourtant, sextraire de cette situation aporétique ne consiste point, dans un élan nostalgique, à sextraire de la modernité. Il y a plusieurs façons d« être résolument modernes ». Doù mon clin dil proustien pour conclure mon livre. Car lesthétique proustienne est porteuse, me semble-t-il, dune « puissante philosophie politique », souvent mésestimée. Et le pivot, la glande pinéale de cette philosophie, cest justement luvre dart authentique, celle qui révèle à lhomme une nouvelle dimension du monde quil habite. Cest dailleurs ce qui distingue cette esthétique de la pensée kantienne : alors que le philosophe allemand part du jugement de goût et de sa relativité pour élaborer une philosophie politique (philosophie quil na dailleurs jamais vraiment théorisée), Proust fait autant de lappréciation esthétique que de la création artistique le couple moteur de sa pensée. Autrement dit, la création artistique, en nous révélant une perspective inédite de notre habitat sensible, participe tout autant à cet espace commun que le jugement esthétique. Ce nétait pas pour rien que lauteur de la Recherche se plaisait à dire que le plus beau voyage consistait à visiter le même pays avec des yeux différents. La pensée proustienne peut sans doute apporter beaucoup déléments de réponse à la crise actuelle.
Ar : Vous écrivez : « Si trop dhistoire tue la vie (Nietzsche), faut-il croire que trop de critique tue le monde ? »
H.C. : Cette fonction critique que jévoque à maintes reprises dans ce livre ne se limite pas à une modalité du discours, à une disposition du langage dont on fait aujourdhui grand cas ; elle revêt, à mon avis, une dimension ontologique qui « condamne » lindividu contemporain à vivre en marge du monde dans lequel il est censé vivre. Ou plutôt, elle permet à lhomme de se retrouver dans une situation sans avoir à y participer, sans jamais avoir à y adhérer. Une telle surdétermination du sens critique dans notre quotidienneté me semble néfaste. On peut dailleurs légitimement se méfier de la fortune du mot « sensibilisation » de nos jours. Elle révèle à quel point nous vivons, malgré une sollicitation accrue du plaisir des sens, en retrait de notre existence sensible (de notre corps), à quel point la raison paraît sêtre égarée dans les méandres dune conceptualisation étrangère au monde.
Dans le domaine artistique, tout se passe comme si cette anesthésie latente de lexpérience esthétique, induite par certaines formes dart contemporain très conceptuelles, prolongeait ce qui se passe dans la société, elle-même de plus en plus médiatisée. Ce dévoiement, qui illustre très bien ce strabisme des facultés tantôt évoqué, nous montre comment nous nous sommes éloignés, non seulement des premiers balbutiements de lesthétique, mais aussi de léducation esthétique schillérienne, pourtant le parangon des mouvements davant-garde. Lidée nest évidemment pas de retirer toute « matière grise » de la création artistique, mais de repenser sa fonction sociale et politique sous laune dun rapport sensible au monde.
Ar. : Quest-ce qui fait que les hommes politiques nont pas, par une sorte de pudeur, le droit dafficher leur sensibilité artistique, alors quautrefois, le Prince laffichait sans problème ?
H.C. : Peut-être est-ce lié à une certaine « démocratisation » qui aurait sacrifié, sur lautel de lutilité immédiate, lauthentique projet éducatif de la modernité, cest-à-dire lélévation de lhomme à son humanitas et non la fabrication dindividus dociles et anesthésiés. Peut-être est-ce aussi lié à la surdétermination de la sphère économique, surdétermination qui tend à délaisser certaines questions jugées superfétatoires aux yeux des « décideurs ». Chose certaine, il y a sans doute une contradiction manifeste entre le populisme figure emblématique de la démagogie électorale qui en émane et le soutien des instances officielles à un art aseptisé, hermétique et élitiste. Il sagit sans doute dun paradoxe douloureux de notre société, puisque se trouvent confrontés, sous notre regard incrédule, élitisme et populisme.
Ar. : Nexiste-t-il pas une alliance objective entre les deux, contre justement cette harmonie des facultés ?
H.C. : Je pense que cette question est apparue au XVIIIe siècle, au moment ou la notion de culture sest scindée en deux. Dun côté, lémergence du jugement critique qui a permis lobjectivation de la tradition et du passé (émergence à lorigine de la conscience historique moderne) ; de lautre, refuge de la mémoire collective. Il y a sans doute un certain parallèle entre cette scission de la culture, écartelée entre raison et sentiment, et cette discorde des facultés humaines, diffractées dans le prisme de lHistoire.
Propos recueillis par Pierre Souchaud, le 26 07 2005
en encadré 2
Livres à lire :
- ADORNO T., Théorie esthétique, traduit de lallemand par M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2002.
- ARENDT H., Quest-ce que la politique ?, traduit de lallemand par U. Ludz, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002.
- ARENDT H. , Juger. Sur la philosophie politique dE. Kant, traduction de M. Revault dAllonnes, Paris, Seuil, coll. « Points », 2003.
- Art en questions (L), collectif, Paris, Editions du Linteau, 1999, 2ème édition.
- BRETON A., Positions politiques du surréalisme, Paris, Le Livre de Poche, 1991.
- BRETON A., Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 2000.
- CLAIR J., Du surréalisme considéré dans des rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Paris, Mille et une nuits, 2003.
- COMPAGNON A., Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990.
- DE DUVE T., Au nom de lart. Pour une archéologie de la modernité, Paris, Editions de Minuit, 1989.
- FERRY L., Homo Aestheticus, Paris, Grasset, 1990.
- HEGEL G.W.F, Esthétique, Tome 1, traduit de lallemand par S Jankélivitch, Paris, Flammarion, coll « Champs », 1979.
- HUYGHES R., Sens et Destin de lart, Paris, Flammarion, 1969, 2 tomes.
- JIMENEZ M., Quest-ce que lesthétique?, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 1997.
- KANT E., Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 1989.
- KLEE P., Théorie de lart moderne, traduit par P. H. Gonthier, Paris, Denoël/Gonthier, 1975.
- LIPOVETSKTY G., Lère du vide, Paris, Gallimard, 1983.
- MICHAUD Y., La crise de lArt contemporain, Paris, PUF, 1999.
- OBALK H., Andy Warhol nest pas un grand artiste, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2ème Edition, 2001.
- ROCHLITZ R., Subversion et subvention. Art contemporain et argument esthétique, Paris, Gallimard, 1994.
- SCHILLER, Lettres sur léducation esthétique de lhomme, traduit de lallemand par R. Leroux, Paris, Aubier, 2001.
- STEINER G., Dans le château de Barbe-Bleue. Notes sur une redéfinition de la culture, traduit de langlais par L. Latringer, Paris, Gallimard, coll « Folio (essais) », 1986.
04
Art contemporain, mystique et viduité
par François Derivery *
Lartiste américaine Andrea Fraser emmène dans un musée un groupe de visiteurs. Elle commente un " dispositif de sécurité ", appareil accroché au mur, comme si c'était une uvre dart, puis elle révèle à ses auditeurs la supercherie.
Pierre Bourdieu avait été invité à intervenir à lEcole des Beaux-Arts de Nîmes. Son compte-rendu a été publié dans un petit livre où divers intervenants se réunissent pour exprimer leur soutien sans réserve à lart contemporain (1).
La société fonctionne sur des mythes, ce nest pas nouveau, mais dans lère postmoderne et néo-libérale le mythe revêt une telle importance quil tend à détruire ses antidotes naturels, la raison et lesprit scientifique, toujours coupables de faire obstacle à la Croyance.
Lart contemporain est un de ces mythes néo-libéraux devenu vérité imposée. Affirmant représenter la modernité et la nouveauté il exige par la pression, la manipulation, le dénigrement et au besoin linvective la reddition et lanéantissement du scepticisme quil engendre.
Cest dire que le prétendu " débat " sur lart contemporain, qui ne concerne que des concurrents se disputant les premiers rôles dans le champ clos dune parole autorisée et reconnue, a peu de motifs daller au fond des choses, et que les arguments quil véhicule sont portés par la passion plutôt que par lobjectivité. Lart contemporain et ses partisans, forcément inconditionnels, mènent à lintérieur et à lextérieur du champ de lart une véritable guerre dépuration contre le doute. Ce qui fait évidemment les affaires de linstitution, du marché et plus généralement de lordre en place.
Ce qui compte en effet, ce qui est porteur, cest la foi. Largumentation, si elle intervient, ne le fait quen second, pour lhabiller de légitimité. La croyance en lart contemporain, comme autrefois la foi religieuse aidant à supporter les misères dici-bas, naît dune angoisse : labsence dalternative au néo-libéralisme. Aussitôt transformée en valeur, cette angoisse devient un outil contre ceux qui la combattent. En se renouvelant elle alimente les défenses du système que pourtant elle dénonce. Ainsi le discours officiel de lart, celui des professionnels cest-à-dire dire de ceux qui en vivent, est-il nécessairement ambigu, à la fois passionnel et nourri de raisonnements spécieux.
Bourdieu nappartient pas à ce cercle des professionnels de lart et du discours sur lart, ses intérêts sont autres. Son regard sur lart est celui du sociologue, et sil intervient aux Beaux-Arts de Nîmes cest dabord en tant que tel. Mais il est aussi attendu de lui quil soutienne " cette révolution artistique qui est à la source de la modernité " (p. 13). La pression sur Bourdieu est dautant plus forte que sa sociologie est censée légitimer cet engagement. Lenjeu est important, car Bourdieu produit des concepts et des analyses propres à nourrir le discours sur et de lart, la fameuse doxa qui existe aussi dans ce domaine. Les écoles dart contemporain sont un des lieux où se construit et se travaille ce discours.
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Art et sociologie
Mais les objectifs de Bourdieu ne sont pas ceux des professionnels de lart. Il soutient lart contemporain plus par stratégie que par conviction ou " goût ". Il reste sociologue, son engagement nest pas " artistique ". Cest en loccurrence toute lambiguïté de son propos.
Pour lui linternationalisme même si cest celui du marché, pas celui des peuples et sa modernité autoproclamée sont des valeurs plus importantes les questions de contenu, volontiers considérées comme " subjectives ". Interroger le sens des uvres, entrer dans le détail des procédures de production et de légitimation propres à lart à lart en général , ce nest pas seulement douter dun symbole cest, plus encore, se mêler de questions qui concernent lartiste seul. Le sociologue fait confiance à lartiste qui remplit sa mission et qui est artiste parce que la société le reconnaît comme tel. De même, il accepte la définition de la modernité dont cet art, parce quil est officiel, est en droit de se proclamer le seul représentant. Chacun dans son rôle et à sa place.
Pour Bourdieu, lartiste est défini par son statut social. Mais lapproche que lartiste a de lui-même, de son rôle et de son travail est au contraire prospective et spéculative. Prospective, parce quavant " dêtre " artiste il procède de la réalité non-artistique. Spéculative, parce que son travail nest pas prévisible dans le cadre de lart déjà constitué. Le fossé qui sépare ces deux approches, celle de lartiste et celle du sociologue, explique pourquoi la sociologie (de Bourdieu ?) échoue à penser lart.
En rester à lapproche bourdieusienne peut empêcher de comprendre le phénomène dart dominant. Bourdieu dénonce la définition néo-libérale des notions de " modernité " et " dinternationalisme " en politique et en économie, mais il ladopte à propos de lart contemporain. Pourtant linterprétation néo-libérale occulte le sens critique et militant quon peut, quon doit donner à ces notions.
Lorsquil parle des uvres dart Bourdieu rencontre les mêmes limites, comme le montrent ses exemples habituels pauvres et stéréotypés. Ainsi du combat de Manet contre les Pompiers, du Douanier Rousseau en butte aux railleries des peintres de métier, et de Marcel Duchamp dans une interprétation régulièrement réductrice. La compréhension artistique de lart échappe à Bourdieu, ou à sa sociologie. Ce nest pas forcément leur propos.
" Révolution conservatrice " et diabolisation de lopposant
Faute darguments dignes de ce nom lamalgame et la manipulation on peut parler aussi dintox et de chantage sont appelés au secours de lart contemporain quand il sagit de le défendre contre ses adversaires, forcément malhonnêtes ou manipulés. Comme le patron mal aimé qui rêve de conquérir le cur de ses ouvriers, lart officiel marchand rêve de convaincre. Il en va bien entendu de la " démocratie ", car ce qui est imposé den haut doit être accepté avec reconnaissance. Pour ce faire il nhésite pas, alors quil dispose déjà du soutien exclusif de linstitution et du marché, à se poser en victime de ceux dont il veut forcer ladhésion. Et là Bourdieu subit incontestablement lattraction ou la pression de la doxa quil a lui-même alimentée, et saventure sur la pente glissante des simplifications abusives qui mènent aux contrevérités.
Défenseur de lexception et du courage en butte à lincompréhension des foules asservies, il dénonce la " démagogie naturelle " des hommes politiques : " Accoutumés à se plier au jugement du plus grand nombre, (ils) tendent, comme les gens de télévision, à faire du plébiscite le principe premier des choix esthétiques et politiques." (p. 29.) Il faut croire que le rapport traditionnel institution-marché de lart sest inversé et que cest ce dernier qui conduit aujourdhui la politique dart officiel pourtant mise en place par des hommes politiques, de Malraux à Pompidou et à J. Lang.
Du seul fait de sa modernité et de sa nouveauté cest lexemple de Manet contre lacadémisme , lart contemporain est victime dun complot antidémocratique. Ce raisonnement suffit à Bourdieu pour mettre dans le même sac et condamner en bloc comme populiste ou nazi (" Le paradigme de toute révolution conservatrice (est) le nazisme ", p. 32) toute critique du dogme officiel.
Ce nest pas que l'argument " Manet " soit faux, ce n'en est simplement pas un. Manet nétait pas un artiste officiel. De son temps, le pouvoir politique était du côté de lAcadémie et pas de celui des modernes. Qui sont les académistes daujourdhui, les adversaires de lart officiel ? La modernité autoproclamée a pour le moins, comme toujours, besoin de la confirmation de lhistoire. Dautant quen général officialité et réaction font plutôt bon ménage.
Quant au nombre auquel Bourdieu oppose lexception de la rareté et de lunique, cest un argument de type conservateur, qui suggère que la collectivité ne joue aucun rôle dans la production des valeurs artistiques. On est là au centre de lidéologie de lart contemporain.
Ecoles dart : enseigner un mythe
Enseigner lart contemporain, la proposition est contradictoire. Selon un principe désormais établi l'art ne peut s'enseigner. Il procède de la décision de lartiste et celle-ci doit être souveraine. Il faut alors abandonner la pédagogie traditionnelle, basée sur lexemple qui aliène, et opter pour un enseignement de type initiatique, qui va caricaturer, en lui donnant une coloration théorique, lancien discours inspiré du maître. La pratique de lélève sera moins guidée quelle la jamais été dans les ateliers les plus laxistes du passé. En compensation, lécole et linstitution de tutelle vont produire, associées à lensemble de la profession de lart, un discours a fonction normative qui va prévenir et conditionner les pratiques, cest là son rôle, en amont des procès de production particuliers.
Longtemps exclu du droit de parole cest son silence qui nourrit les spécialistes de lart , lartiste a dû sinitier à ce discours qui constitue désormais à la fois un milieu nourricier et une référence obligée pour tous les usagers de lart contemporain, du producteur à lacheteur et au consommateur en passant par tous les intermédiaires. Il ny a donc plus de " parole dartiste " indépendante des intérêts matériels et moraux de toute la " profession ". Ou alors elle est à réinventer. Lartiste appelé à enseigner lart contemporain doit donc obligatoirement maîtriser cette rhétorique, surtout sil sagit d" artistes internationaux remarquables pour ne pas dire uniques " (Préface, p. 9). Mais il revient particulièrement aux enseignants de culture générale, mieux informés à des sources plus variées, et notamment les sciences humaines, de faire vivre ce discours chargé dinitier à lart après labandon des pédagogies pratiques.
Un exemple fourni par Bourdieu (p.30) illustre cette pédagogie. Lartiste américaine Andrea Fraser emmène dans un musée un groupe de visiteurs. Elle commente un " dispositif de sécurité ", appareil accroché au mur, comme si c'était une uvre dart, puis elle révèle à ses auditeurs la supercherie. La " performance " est censée avoir un effet démonstratif et pédagogique. La méthode est celle de la douche écossaise ou, comme dans le Zen, du coup de bâton sur la tête qui déclenche le " satori ". Si, dans un musée, un " dispositif de sécurité " peut passer pour une uvre dart, ce qui sépare lart du non-art ne peut être quaffaire de foi.
Un discours de foi
Le discours chargé dinitier à lindicibilité et à limmatérialité de lart a vocation de constituer aussi son milieu naturel, doù procèdent, avec laccord consensuel de toute la profession, à la fois lart et les autres pratiques liées à lart. Dans la mesure où le discours sur lart, devenu discours de lart, simpose à tous comme seule référence nécessaire et suffisante, lart peut être produit en autarcie sans nécessité dexpérimenter le réel, à partir dobjets médiatisés et virtuels. Lyotard avait mis le doigt dessus avec ses Immatériaux. La récente décision conjointe (14.01.2002) des ministères de lEducation nationale et de la Culture " dintégrer les enseignements artistiques à tous les cursus universitaires " le confirme et consacre cette victoire dun art-discours, injectable à dose homéopathique, sur un art-matière imprévisible et énergumène. Il y a dailleurs déjà en Faculté des " professeurs dart contemporain " (sic) qui nont jamais été artistes. Rien nempêche évidemment quils le deviennent si la vocation ou lambition leur en vient. Au niveau de lenseignement et toutes les directives ministérielles vont dans ce sens il sagit désormais non pas " denseigner lart " mais de transmettre et de faire vivre une Parole : la conception de lart que produit et reproduit lofficialité.
Un discours sur lart promu au rôle de vérité universelle engendre idoles, grands prêtres et liturgie dissuasive à destination des non-initiés et non-spécialistes, ainsi déboutés de la compétence. Les interrogations et propositions critiques venant du dehors de la sphère officielle peuvent être déclarées nulles et non-avenues. A labri de son mythe, lart contemporain assume son rôle dapprovisionner le marché.
De lesthétisation du monde au culte de la relique
La " performance " dAndrea Fraser décrite par Bourdieu fausse visite et discours de conférencière truqué est une uvre de cette artiste. La création découle du pouvoir que détient lartiste ou qui lui est délégué de désigner lart. Toutefois imaginer que ce geste est " libre ", comme laffirme lidéologie officielle, serait compter pour rien la lourde logistique qui conditionne cette apparente liberté et la met au service du système de lart. Il ny aurait pas duvre de Fraser sans un musée prêt à laccepter comme telle. A cet égard le fait que la performance ait lieu précisément dans un musée, lieu isolé de la réalité et consacré à lart, peut être lu comme un aveu criant de dépendance, aussi bien que comme le désaveu dune relation privilégiée de lart au champ social et en particulier au public, ici mis en scène et ridiculisé.
La prestation est minutée, les figurants sont là, les caméras sont en place. La protection du musée et de linstitution ouvre à lartiste un espace de narcissisme intégral où il peut déployer son aptitude à esthétiser le monde à linfini, à créer sans rien changer à lordre " naturel " des choses. Esthétiser le monde pour effacer ses plaies, entre exorcisme et bonne conscience. Justification néo-libérale du statu quo. Doù la vogue du psychodrame, extériorisant le retour du refoulé et la culpabilité que produit sans fin le système.
De façon parallèle, la relation au langage n'est pas fondée sur le sens mais elle se comprend, se prévoit et se saisit comme objet esthétique. Cest le principe du conceptualisme, qui consiste à figer un processus ou une idée dans un statut duvre. Le groupe anglais Art & Language, actif dans les années 70, affirme avoir inventé l'art conceptuel. Lidée de base nest pas de " dépasser " une esthétique de lobjet pour une esthétique du procès, du mouvement ou encore de la " vie " cela ce nest que lemballage en même temps que lalibi , mais au contraire de figer un processus, un geste, une idée, une sensation en uvre ou en substitut duvre pour un marché qui nattend quelle. La création nest pas dans lobjet mais dans lévénement ou le mystère dont il garde la trace ou détient le reflet. Comme il est possible quen lui-même il ne présente aucun signe remarquable, son origine doit être certifiée et garantie par lensemble du système de lart, qui labellise aussi bien les artistes que les uvres.
Ainsi peut se développer un culte rémunérateur de la relique comme dérive artistique a dominante mercantile. Ayant pris la place de lartefact, de luvre au sens dobjet fabriqué par la main de lartiste, la relique présente lavantage dêtre indéfiniment reproductible tout en restant un original, ce qui répond aux souhaits du marché. Photos, enregistrements et restitutions de gestes dartistes sont censés introduire au mystère dune création inobjectivable. En tant que principe originel lart est définitivement abscons, mais les " uvres " nen apportent aucune matérialisation, elles se contentent den refléter le mystère, et cela par autorisation spéciale de linstitution muséale et marchande. Ainsi " libéré " des servitudes de la matière ou comble dimpuissance ? lartiste peut se consacrer sans arrière pensée à la rentabilisation de son pouvoir délégué de générer de lart par simple adoubement.
La démarche dAndrea Fraser est de cet ordre. Etant posé que lartiste condition nécessaire et suffisante , est lorigine de lart, le moindre de ses gestes est une uvre potentielle, à la condition que le musée laccepte. Aucun contact avec le monde extérieur autre que le musée nest requis. Par contre, le geste doit acquérir une dimension symbolique, quune théâtralisation adéquate doit lui procurer. Dans la performance, la mise en scène a aussi pour rôle dévoquer une situation réelle sous forme de simulacre pour rendre crédible larbitraire du geste. Cest une façon denvisager de sexpliquer, mais la tentation de la facilité ou le besoin dillusion plaident en faveur de lauto-saisie artistique comme art à part entière. Lartiste crée en mettant en scène sa propre génialité : création et génialité préexistent à son geste.
Marcel Duchamp : appropriation ou médiation ?
Dans lart contemporain tout procède de lartiste, mais lartiste est le représentant du marché. Car il est un fait incontournable, cest que lart naît du non-artistique, de la réalité sociale et collective et non pas dun réel esthétisé et formaté aux normes du marché. Le formalisme radical de lart contemporain " international " traduit un rejet tout aussi radical du non-esthétique, seule source de légitimité artistique. En venant à bout de la négation lart atteint luniversalité mais une universalité stérile, en marge de lhistoire. Tout peut être esthétique, il ny a ni laid ni beau, il ny a pas non plus de sens. Tout est possible, tout est vendable : le produit de marché idéal.
Cest pourquoi la fin du procès de la pratique, et de luvre comme médiation au profit du " concept " ne constitue pas une avancée mais un recul. La " liberté " de lart au prix de la (dé)négation de la réalité de la réalité socio-collective, car il sagit bien de celle-là , conduit à limpuissance et à la répétition. La réalité napparaît quau second degré sous forme de citation. Cest un habillage, ce nest pas un point de départ. Cest un spectacle où le producteur dart puise des occasions de performance, un jeu dombres quil achève de vider de son sens sous prétexte de " création ".
Lart du néo-libéralisme exorcise le réel, il na pas vocation à lexplorer ou le révéler, encore moins de le changer, même sil affirme le contraire. La fantasmatique de lartiste, lindicibilité de lart sont les modalités de cet exorcisme, que soutient un langage lui aussi détourné de sa fonction de connaissance : le discours obscurantiste qui, en art comme ailleurs, proclame la mort du sens.
Parler de sens et de signification à propos de lart ce nest pas réclamer de lart " militant " ou " politique " ces inventions du discours de lordre , cest prendre acte la fonction médiatrice de lart, mode de connaissance en tant que matière travaillée par lhomme. Cette approche implique que la gratuité est étrangère à lart et par conséquent quil néchappe pas au sens. A linverse, lart dit " contemporain ", en posant le principe du droit de lartiste à disposer à ses propres fins du réel " de lautre ", fonde la valeur artistique sur le seul procès de sublimation du sens social et historique en non-sens artistique.
Cest ce principe que développent les esthétiques de lappropriation et de la performance qui se réclament, comme lensemble de lart contemporain, des " virages radicalement opérés par Marcel Duchamp " (préface, p. 10). Marcel Duchamp, appelé malgré lui à servir de caution à lart officiel daujourdhui. Car Duchamp ne voulait certainement pas, en mettant laccent sur la décision de lartiste, fournir un moyen dannuler la réalité sociale et collective. En ce cas, sa démonstration dappropriation se double dune mise en garde.
Chez Duchamp la dimension socio-collective de objet nest pas annulée dans une opération de choix, dadoubement qui lui confère un statut duvre dart. Lart nest pas négation de lautre, il est médiation. Critique, lacte de Duchamp dénonce le musée qui fétichise lunique en lenvahissant de multiples. La trivialité éloquente de Fountain admet davance Pinoncelli qui pourtant a été poursuivi récemment pour avoir uriné dans cette relique.
Duchamp insiste sur le sens du déplacement d'objet qu'il opère, non pas sur son résultat qui est d'enrichir le musée d'une nouvelle oeuvre. Au lieu de viser l'esthétisme, en bon postmoderne, il privilégie la démarche signifiante. Ce faisant il conserve à ce que geste de prélèvement et objet prélevé constituent conjointement en " uvre " une valeur d'usage dont est dépourvu l'objet détourné qui ne doit son statut d'uvre qu'à l'investiture du musée et du marché. Le système de l'art fabrique de l'objet d'art répercutant son image à l'infini. Mais il n'y a pas d'art sans traversée du miroir.
" Vous pouvez faire de l'art avec tout, mais l'art c'est vous qui le faites, ce n'est pas le musée. " Tel est l'avertissement et la vraie provocation de Duchamp. La liberté de choix de lartiste se fonde dans son indépendance, ce qui n'annule pas, bien au contraire, sa responsabilité collective.
La postmodernité ampute la démonstration de Duchamp de son deuxième terme et en extrait un principe de liberté en soi et pour soi qui tend à légitimer la vacuité et le formalisme de lart de marché.
* François Derivery a publié récemment LExposition 72-72 et Art et travail collectif suivi de La Politique dart officiel en France, E.C. Editions.
Penser lart à lécole, P. Bourdieu & al., Ecole supérieure des Beaux-Arts de Nîmes, Actes Sud, 2001. Les numéros de pages renvoient à cet ouvrage.
05
Les artistes et l'art officiel
Par François Derivery
Le gâchis de «l'art contemporain», qui ignore une grande partie de l'art vivant et le considère comme une réserve où le système officiel vient puiser de temps à autre de quoi se relancer, oblige à s'interroger sur l'étrange passivité des artistes soumis depuis trente ans à ce régime mais qui complaisance ou résignation cultivent l'espoir secret de figurer un jour au nombre des élus et gardent un respect intact pour l'institution qui les brime et le pouvoir qu'elle représente.
Pourquoi ce culte de l'individu, ce resserrement sur le moi et ce refus du travail et de la réflexion collectifs qui font le jeu du pouvoir et de ses agents ?
Le temps est peut-être venu de poser le problème autrement. Autant le faire sans complaisance.
Le présent texte n'aborde pas de cas particulier et ne vise aucun artiste. Artiste lui-même, l'auteur sait que le système de l'art contient et divise les artistes par la pénurie organisée avec de gros moyens. Les notions avancées sont des propositions générales qui doivent être adaptées et nuancées en fonction des situations.
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A partir du moment où il est établi comme une avancée de l'Etat moderne que le marché et linstitution définissent au nom de la société ce qu'est et doit être l'art, celui-ci n'a plus à vanter l'idéologie du pouvoir de façon trop voyante, comme c'était le cas par exemple dans l'art académique avec les figures de saints et de héros officiels. L'art est devenu le pouvoir lui-même, son symbole et son organe culturel privilégié. Cest la fusion tant cherchée de l'art et de l'institution, qui optimise la domination. L'art peut alors tout se permettre et embrasser toutes les causes, il le fera toujours au nom et pour la défense du pouvoir. Cet art dévitalisé, déconnecté dun rapport actif au réel, n'est plus qu'un espace de liberté fictive où l'aliénation subie et acceptée valide tous les alibis et annule les contradictions. Le procès de socialisation au sens de rendre publique une proposition nouvelle de cet art qui n'a rien à démontrer ni plus rien à conquérir, se situe en amont de la production des uvres, dans l'adhésion de l'artiste à la formule officielle et à lordre qu'elle instaure.
Art et pouvoir
L'art occidental, en transformant le producteur artistique en «artiste» figure sociale dont le statut d'exception fondait le commerce de sa production le livrait au risque d'une dérive narcissique du moi et d'une névrose d'enfermement dont il ne pouvait se libérer que par la critique du système et le courage de lautocritique. Le problème de l'artiste devenait de sortir de soi pour trouver ou retrouver l'autre, ce qui signifiait renoncer au confort de la répétition pour laventure du questionnement. Il fallait interroger la forme sociale de l'art et ne plus produire dans la conformité. Ce fut lart moderne, de la fin du 19e siècle aux années 1960-70.
La question dune «socialisation» de leur travail occupe toujours de nombreux artistes, mais il en est de deux sortes : par labsorption dans le système ce qui garantit la carrière ou par la subversion du dit système, mode spécifique de laction artistique pour les modernes. Le mythe des avant-gardes est en effet cultivé par lofficialité contradictoirement puisque la postmodernité, en fixant les règles du jeu, a depuis plusieurs décennies mis un terme, institutionnel en tout cas, aux tentations de lart à traiter de questions collectives, chasse gardée du Politique. Cette confusion sémantique entretenue «piège» de nombreux artistes.
Après lépisode de lart moderne, qui affiche une ouverture collective et transformatrice, lart est retombé sous la coupe du pouvoir politique, ce qui se traduit par un renouveau des valeurs dindividualisme et de fermeture à lautre. Pourtant, lart moderne a laissé aux artistes le regret dun droit dintervention reconnu dans le domaine de lidéologie. Doù une contradiction insurmontable : arguant dune liberté de pensée et dexpression révolue, les aspirants à la carrière publique sauto-proclament artistes en oubliant que cest la société seule réduite pour eux au pouvoir artistique qui peut leur conférer ce statut. La revendication identitaire détourne lartiste de la prise de conscience de sa situation dans un rapport de force qui le domine et le prédétermine. Le principe sur lequel sappuie cette revendication identitaire, celui dune confrontation dialectique art/pouvoir, avec ce corollaire que lart et lartiste sont dépositaires dune mission historique, est en effet irrecevable dans le système de lart de marché..
De ce fait, poser le problème de lart en termes de socialisation dune innovation révèle dune pensée dualiste périmée. Ce dont le modèle artistique contemporain décharge précisément l'artiste c'est de la nécessité de se socialiser, autrement dit dassumer une réelle différence. Et cela non seulement parce quil est censé déjà faire partie du système mais aussi parce que linstitution se propose de le prendre intégralement en charge, lui et son produit. Elle nattend de lartiste quun individualisme sans état dâme auquel son «art» se contente de renvoyer. Avec l'art contemporain, lirresponsabilité de l'art et de l'artiste est un fait institutionnel aussi bien que marchand. Lart cest seulement la forme et son cadre, qui définit les conditions de sa perception.
Cest cette clause dabandon de responsabilité qui, confusément, retient certains artistes disposés par ailleurs à se rallier à la formule officielle ou du moins à ce qui, en elle, donne le change : la « liberté formelle ». Or cette liberté renvoie au même renoncement. Ces artistes croient pouvoir fournir le type de produit demandé en se gardant un droit de critique que linstitution ne leur reconnaît pas, ou en se réservant la possibilité duser dun double langage que le système davance rejette.
Limpossibilité, pour beaucoup dartistes, de sadapter aux normes requises les prive de la « socialisation » quils espèrent mais paradoxalement les renvoie souvent, dans la situation de pénurie organisée, moins à la recherche de réponses structurées et collectives quà un individualisme de compensation qui leur tient lieu envers et contre tout de défense, de légitimité artistique et de statut social. Il leur reste pourtant à se convaincre que l'artiste maudit est bien mort, que le martyre de lartiste est une duperie et que l'art, avec l'Art contemporain marchand des foires internationales, a accompli sa mutation de symbole et dorgane de diffusion de lidéologie libérale. Une idéologie qui annonce en toute occasion la fin de la contradiction et le consensus universel.
Lart moderne à laune du marché
Construit sur lopposition de lart et du pouvoir et une démarche critique lune nallant pas sans lautre , lart moderne constitue un phénomène unique dans lhistoire de lart occidental, lequel a toujours été au service du pouvoir politique. La « chance » historique de lart moderne, dans cette situation de conflit ouvert, fut davoir bénéficié du soutien dun marché en plein essor, en concurrence avec linstitution, et qui trouvait dans cet art dissident le vecteur désigné de son combat. Cette concurrence entre la puissance publique et le marché de lart ne pouvait se prolonger indéfiniment et elle a cessé dès lors que le marché, en sorganisant internationalement, notamment après la deuxième guerre mondiale, a été en mesure dimposer sa domination aux institutions nationales, dorienter leurs politiques culturelles et de soumettre à sa loi toute la sphère de lart. Le système de lart moderne est forclos, un autre système artistique la remplacé.
Il a fallu alors réévaluer ou travestir les valeurs de la modernité, qui avaient permis son succès, et en faire les arguments de vente dun art mis aux normes du marché. Il ne sagissait plus, pour ce dernier, de se cantonner dans un rôle traditionnel de diffusion et dexploitation de lart mais duvrer pour sa propre durée en agissant sur la production de lart et ses critères de recevabilité. Pour autant lart moderne, titre de gloire du marché qui le soutint autrefois, devait encore servir de caution à lart de marché. Cest ainsi que gestes dénonciateurs, pratiques critiques, actes de dissidence et jusquà lavant-gardisme lui-même, accédaient au statut de modèles formels et comportementaux reproduits à satiété par un art rejetant toute dynamique de sens. Cest ainsi que la démarche critique et ouverte à lautre de lart moderne a pu être présentée à contresens comme une victoire de lindividualisme et le triomphe de la subjectivité. Aujourdhui, si l'artiste qui voit dans lindividualisme la vérité de l'art est bien l'héritier du moderne quand il revendique un droit de parole aboli, il ne l'est pas quand il se barricade dans son moi et sampute de louverture à lautre dans laquelle senracine toute conscience critique.
Lindividualisme artistique, fournisseur privilégié de lart de marché
Cest en fait sur sa propre socialité sur ses appartenances sociales et collectives que le postmoderne en est venu, par tout un conditionnement, à jeter le discrédit puis linterdit. Il serait donc faux de croire que l'institution et le marché refusent de faire une place à l'artiste solitaire, introverti et volontiers narcissique qui se désintéresse du sort commun pour cultiver sa différence. Bien au contraire, il sagit là du producteur idéal pour un marché qui sefforce disoler lArt de toute appartenance ou résonance non égotiste. La tendance entropique et toujours encouragée de l'artiste à lauto-enfermement renforce aussi le mythe de «lauthenticité» de sa production, critère recherché sur le marché et argument de vente privilégié.
La parole officielle évoque dautant moins la nécessité de « socialiser » l'art contemporain, issu pourtant de la sphère marchande, quelle a décidé par avance quil représente la société et quelle entend imposer ce point de vue. Il s'ensuit que le candidat au statut dartiste ne peut pas se contenter darguer de son individualisme mais quil doit aussi faire la preuve qu'il a renoncé à la responsabilité citoyenne du producteur «indépendant» et quil transfère cette responsabilité à ses mandants. Celui qui croit pouvoir détourner les règles du jeu à son profit sen prend à plus fort que lui. Il néglige à tort les capacités de résistance et dabsorption du système, qui transforme toute proposition à son avantage. De ce point de vue, la culture du moi qui chez certains artistes tient lieu de sens critique, peut apparaître comme le reliquat dun effort avorté et avorté parce que coupable pour se conformer aux attentes du système. Ce dernier en effet na rien à redouter des contestations subjectives, velléitaires et isolées : tout au contraire, il sen nourrit. On ne peut pas espérer duper le marché ; par contre on peut trouver un intérêt vital à se duper soi-même.
«Lart contemporain» est fondé sur un rejet des valeurs collectives et il exige de lartiste «reconnu» ou en attente de lêtre quil sampute du sens social dont il est porteur pour accéder au rôle de producteur crédible dobjets marchands. Cest ainsi que tous les moyens sont bons pour décourager les artistes quils soient agréés et présents sur le marché, ou rejetés daccéder à la conscience critique de leur situation réelle, dans ou en-dehors du système de lart. Les capacité de regroupement et dintervention qui avaient pu faire la force des artistes et du milieu artistique dans des périodes encore récentes ont ainsi été progressivement anesthésiées par le travail de sape et la force de persuasion dune idéologie apparemment libertaire et permissive mais en réalité profondément aliénante. La logique du système, et sa meilleure défense, est quil nautorise que des réponses individuelles et individualistes, et quil rejette toutes les autres. La critique et lautocritique qui faisaient le dynamisme de lart moderne sont donc désormais, de même que lexercice de la « liberté » de lartiste, des principes opératoires dévalués et obsolètes.
En psychothérapie la règle veut quon nencourage pas un malade dans son délire. Ce serait en effet nier la fonction de vérité du langage et ses vertus thérapeutiques. Ce ne sont pas des encouragements au repli sur soi et au narcissisme qui inciteront les artistes à réagir face à un système artistique qui les enferme, les programme et les aliène. Dun autre côté limpossibilité pour beaucoup dartistes de se conformer aux attentes du système montre que lindividualisme artistique donné en modèle provoque encore chez eux réticence et culpabilité après trente ans dart contemporain officiel. C'est la preuve que les valeurs collectives refoulées demandent encore à se faire entendre malgré le blocage dû au moi.
06
Règne de licône et chosification de lart
Par François Derivery
Pour comprendre la dérive iconisante et formaliste de lart contemporain, il faut se rappeler la formule de McLuhan « Le médium est le message ».
Plus que jamais dans lhistoire, limage est à distinguer aujourdhui de licône. Licône est ce signe unique, ce message simpliste et péremptoire fait pour capter lattention, et qui détourne de la complexité des phénomènes et des processus. À linverse, limage est analytique et narrative, elle se définit dans son rapport qui nest pas de reproduction mais de représentation et dinterprétation à la réalité.
Une des conséquences de la montée en puissance du monosème est que la plupart des reproches adressées à limage le sont en fait à licône, et dénoncent non pas lambiguïté ou la perversité de limage en tant que telle mais bien son instrumentalisation à travers sa réduction à un signe unique, au sein dune vie sociale, politique et culturelle de plus en plus réduite à une guerre de symboles.
Lart contemporain, dans son concept officiel, a institutionnalisé labandon de limage au profit de licône et, en tant quambassadeur des méthodes et de la philosophie dun libéralisme conquérant, il veut imposer ce choix à toute la planète. Le fait que cet art consomme toujours plus dimages de toutes origines nest quun apparent paradoxe. En effet, ces images quelles soient « appropriées », « investies » ou simplement « prélevées » , sont toutes soumises au même traitement, cest-à-dire réduites à un signe unique. La technique est simple : sorties de leur contexte dorigine et injectées dans un autre contexte en loccurrence celui de « lart » elles perdent leur contenu référentiel et narratif pour être érigées en formes originaires sans fonction collective.
Cette version postmoderne de la théorie de lart pour lart en faveur dun art qui rejette « ce qui se réfère à autre chose que lui-même » , se donne pour une continuation de lart moderne. Mais lart moderne, même ramené à Marcel Duchamp, lui-même réduit à ses seuls Ready-Made, na jamais tourné le dos à sa responsabilité sociale et signifiante. Par contre, le discrédit jeté sur le sens, que cette prétendue révolution formelle encourage, favorise la montée des obscurantismes.
Pour comprendre la dérive iconisante et formaliste de lart contemporain, il faut se rappeler la formule de McLuhan « Le médium est le message ». Le message se réduit au médium, lequel est soustrait en tant que tel à la lecture déconstructive. Ainsi peut-on parler, dans la civilisation de licône, de crise de la représentation, ou de lapparition de « représentations totalement émancipées de la réalité, libérées de limitation du monde ».
Cest une des raisons pour lesquelles lart contemporain thématise et radicalise la subjectivité, le soi-disant rapport direct de lart à la vie, qui nie sa fonction de médiation. Doù la fortune du mot dordre « lart cest la vie », quavait anticipée Christopher Lasch . Une « vie » en fait arbitrairement réduite au fait émotionnel brut. Cest dire à quel point cet art, dans sa guerre contre la signifiance, doit se définir sur la base dun rapport de violence et dans la négation de lautre. Au sein de la postmodernité artistique, le public a cessé dêtre un partenaire pour devenir une cible.
Le moyen qui permet de surprendre ou de choquer, au-delà de toutes ses variantes et cas de figure, est toujours le même : il consiste à transporter un objet de son contexte dorigine vers celui de lart. Déconnecté de sa propre réalité, lobjet paraît facilement insolite et cette qualité dérangeante peut être amplifiée et exploitée par le biais de techniques de mise en scène et de manipulation appropriées.
Alors que lart moderne se comprenait comme un procès entre fond et forme inscrit dans la durée, lart contemporain se donne demblée comme intangible, clos et définitif. La censure du sens, linterdit qui vise la médiation du langage lequel intervient pourtant, comme la montré amplement Freud, à la racine de la fonction imageante contribuent à isoler lobjet artistique dans un présent indéfini et factice, hors de toute référence à la temporalité collective. En même temps, lescamotage du deuxième terme du procès artistique, la question du « fond », libère certes lartiste des problèmes de maîtrise du sens, mais le condamne en même temps au rôle de représentant dune idéologie et dun système qui sexpriment à travers lui.
Lart dit contemporain, nest plus une activité donnant naissance, dans lincertitude et moyennant une prise de risque, à des objets ouverts, socialisés et socialisables. Cest, de plus en plus, une activité qui sefforce de produire, sans la moindre volonté de dissidence réelle, des objets finis et calibrés répondant à une demande économique et idéologique préexistante. Dans ces conditions, le rôle du discours institutionnel et critique officiel, aussi prompt à décerner des brevets de génialité et de profondeur aux uvres les plus autistiques quà dénoncer les dérogations aux pratiques et aux comportements définis comme artistiquement corrects, ne peut pas être de contribuer à léclaircissement du débat, il ne peut être que de le rendre plus confus, et de faire diversion.
Devant la chosification de lart, la nécessité simpose de réhabiliter les pratiques.
07
valeur et marché de l'art
par François Derivery
LArt est le supplément dâme d'une société marchande qui trouve en lui sa rédemption fantasmatique.
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Dans la tradition occidentale, la valeur de l'art tient au fait qu'il n'a «pas de prix», ce qui justifie qu'il puisse coûter très cher ou même rien du tout...
En effet «l'art» a deux faces : celle du principe universel d'où procède la valeur artistique, mais lui-même non mesurable c'est l'art en tant qu'Idée , et celle des uvres d'art, qui elles peuvent être vendues, et dont le prix est censé fournir sa mesure matérielle dans un système d'échange ; c'est l'art en tant qu'objet. L'art-idée est la providence du marchand et du système de l'art car il sert d'alibi aux dérives mercantiles où s'englue l'art-objet. C'est ainsi que le mouvement de marchandisation de l'art sa transformation en bien de consommation marchand est amnistié, car il n'est pas supposé affecter l'Art lui-même, lequel poursuit son chemin (de création) au-dessus de la mêlée boursière ou idéologique. La marchandisation de l'art contribue même paradoxalement à renforcer son prestige naturel, car elle renvoie à ce qui, en lui, est présumé irréductible à la marchandise. Dès lors, le prix de l'uvre peut prétendre traduire sa qualité, c'est-à-dire sa valeur d'usage. Ce postulat justifie et nourrit le marché de l'art.
Quand Champfleury reprochait à Courbet de chercher à plaire aux bourgeois il critiquait l'évolution de sa peinture. Aujourd'hui il n'est pas déplacé d'évoquer l'opportunisme ou la vénalité d'un artiste contemporain pour rendre hommage à son engagement en Art.
La postmodernité a dissocié l'art-idée de l'art-objet en faisant du premier la justification universelle du second. Au point par exemple de rendre obsolète le jugement de goût la comparaison des mérites respectifs des uvres pour faire de l'Art, dans toutes ses manifestations, une entité unique. La définition de cet Art, de même que la sélection des uvres, s'en sont trouvés considérablement simplifiés. D'une part, il ne s'agit plus d'élaborer un contenu à la notion mais de lui circonscrire un champ d'application. D'autre part, le suffrage aléatoire de l'opinion est remplacé par la décision d'une autorité unique, celle du marché. L'Art prime sur l'uvre ce qui, à la limite, rend celle-ci indifférente voire superflue.
L'argument coupe court aux critiques : en toute circonstance l'Art reste l'Art, et ceux qui prétendent le contraire ne peuvent être que des ennemis de l'Art. C'est aussi parce que l'art est autre, qu'il est l'antithèse du marché, que la marchandisation de l'art dont la raison d'être, comme personne ne doit en douter, est de servir l'Art , est naturellement absoute de ses dérives pernicieuses. C'est le Service de l'Art qui fonde l'activité du marchand, du courtier, du commissaire-priseur, du décideur institutionnel et de tous ceux qui interviennent entre l'Art et son prix. Ainsi l'idéal d'un Art situé au-dessus et au-delà des contingences et des compromissions non seulement justifie pleinement le marché mais pose sa matière première dans l'exception, la rareté, l'irréductibilité au quotidien et en particulier à l'argent. L'Art est le supplément d'âme d'une société marchande qui trouve en lui sa rédemption fantasmatique.
Art ou objet d'art ?
Ayant posé l'Art en principe originaire inaccessible à l'appropriation mercantile, le marché peut prétendre le servir en commercialisant ses produits et dérivés voire en spéculant sur eux. La confusion constante et entretenue entre l'Art comme idée noble et l'art comme commerce fonde le marché de «l'art » dans toute son ambiguïté. Une idéologie de l'Art est alors appelée à occulter cette ambiguïté fondatrice de même que les effets en retour de la marchandisation de l'art sur l'art lui-même, c'est-à-dire la victoire programmée de l'art-objet avec ou sans «objet » sur l'art-idée. Vision insupportable que même les tenants inconditionnels de l'Art de marché ne peuvent supporter. C'est ainsi qu'a été forgé le terme «d'Art contemporain » qui, sous couvert de modernité, évacue les scrupules et ménage les consciences. Cet Art refuse d'assumer sa réalité, et il prospère de cette dénégation même.
En même temps, la forte valeur symbolique de l'art, qui occasionne son prix, étant fonction de son extériorité au système de la marchandise, la prospérité du marché est directement fondée sur l'irréductibilité de l'Art aux critères et aux mesures de la quotidienneté, et en particulier au langage, lieu du débat démocratique. Le marché ne se pose en garant de la liberté, de la démocratie et de la modernité que dans la mesure où il peut utiliser ces idéaux comme rempart contre la critique. La liberté qu'il invoque c'est la sienne seule, inconciliable avec celle de l'Autre cantonné dans le rôle de «public». A cet égard un Art fétichisé et abscons sert au mieux la domination marchande. L'Art, parce qu'il est l'Art, ne doit ni ne peut être discuté sauf manquement à la démocratie. Et le vecteur d'analyse, d'interrogation, et de référence collective qu'est le langage, parce qu'il menace à travers l'intégrité et la crédibilité de l'Art celle du marché, devient le plus grand adversaire de l'Art. Car l'Art n'a pas de comptes à rendre. Il peut seulement être commenté et bien entendu approuvé et admiré. Le seul discours qu'il appelle est celui de l'encensement et de la dévotion, c'est-à-dire de la soumission, qu'elle soit ou non travestie en révolte factice.
C'est parce que l'art n'a pas de prix que sa valeur marchande peut atteindre des sommets, sans autre limitation que les capacités d'investissement du marché dans sa demande de produits nouveaux. Dans un premier temps le marché de la rareté est un marché élitiste. Mais la logique du marché de ces produits chers modifie aussi le rapport du marché à l'art, quand par exemple des capitaux internationaux d'origine indéterminée sont en quête de produits de placement ou de spéculation. Le collectionneur traditionnel, avec son jugement personnel et sa prise de risque calculée, ne peut plus servir de caution morale à un marché boursier ou spéculatif de plus en plus contraint de promettre et de tenter de garantir des prix de revente aux investisseurs.
la fin de la pratique artistique et le marché de l'innovation
La fiction d'un Art contemporain sans compromis et d'une création artistique libre n'est crédible que si l'on ignore délibérément les conditions de production réelles de «l'art» et ce qu'il advient de la pratique artistique au sens habituel du terme. Il s'agit moins aujourd'hui de produire de l'art, ce qui se fait au cours d'une pratique, que de répondre à une demande conformément à une norme qui exclut le doute et la contradiction. Le passage de l'uvre traditionnelle, tributaire d'une pratique forcément aléatoire et non finalisée, au produit artistique positivé et labellisé, entraîne le remplacement de la pratique par la seule décision de l'artiste, c'est-à-dire par le geste de l'indexation artistique, dont l'agent est un nouvel Artiste intronisé dans ce rôle et à ce titre producteur d'objets marchands. La signature de cet individualité elle-même désignée à produire de l'Art peut dès lors être une condition nécessaire et suffisante. Est Art ce qui est signé d'un Artiste lui-même adoubé. Alors que, traditionnellement, l'artiste accouche de l'art par le travail en payant de sa personne cas limite : le suicide de Van Gogh , l'Artiste contemporain est moins appelé à produire l'art qu'à le signer. Ce faisant, moins «libre» qu'il ne le croit, il est lui-même un agent de l'Art principe qui le dépasse comme source de toute valeur , et au-delà un agent du marché, lequel définit le contenu et l'usage de cette valeur.
Le marché international de l'innovation artistique, fer de lance de l'Art contemporain, est le lieu où une nouvelle définition de l'art s'affirme à travers cette nouvelle façon d'envisager la pratique artistique. On ne peut pas affirmer que rien ne subsiste de la pratique au sens traditionnel dans cette nouvelle forme d'art et qu'il n'en reste ici et là des poches, comme un souvenir du passé. Mais, globalement, la mutation du «concept», qu'accompagne une minimalisation radicale de la proposition artistique dans les deux dimensions de la forme et du contenu opèrent dans le sens d'une limitation du champ de l'innovation artistique à la nouveauté-gadget, à la variation ludique sur proposition connue, à l'effet de mise en scène «stupéfiant», à la transgression convenue et aux multiples variantes de «l'appropriation», qui inclut le détournement et le pillage plus ou moins cynique du travail de l'Autre art du passé et formes innombrables de l'art vivant d'aujourd'hui.
Ce marché de l'innovation artistique tire derrière lui les autres marchés d'uvres réputées artistiques : marché des antiquités, de l'art ancien et moderne, de l'art exotique... Lorsque les prix de l'Art international montent en période d'euphorie boursière par exemple , les prix montent sur les autres marchés. Il n'y a de marché que d'uvres d'art reconnues comme telles et donc validées par le marché lui-même. La grande majorité des uvres d'art vivant, qui constituent la réserve de formes et d'idées de l'Art désigné et auto désigné, n'étant précisément pas ou pas encore considérées comme des «uvres», n'ont donc pas au sens propre d'existence artistique ni de valeur marchande. Bien que par définition exclues elles ne sont pas pour autant ignorées, car elles constituent une réserve où, selon ses besoins, l'Art en titre peut à tout moment venir puiser.
une «valeur » sans statut
L'activité qui définit le marché en tant que tel et entre autres de l'art c'est l'achat avec la possibilité de revente et de spéculation. Ainsi on ne peut considérer que l'art vivant non Contemporain, c'est-à-dire non reconnu et désigné comme Art par l'institution, appartient à un marché, ce qui n'empêche pas cet art de trouver éventuellement preneur. Mais parmi une clientèle qui quelque part néglige le jugement de l'institution.
Les «artistes» qui, sur tout le territoire, produisent mais que produisent-ils au juste ? sans bénéficier du droit officiel de «créer » ne sont artistes que par leur seule décision. Une telle auto proclamation peut ou non trouver confirmation auprès d'un public. A ce moment les productions de ces praticiens peuvent être par convention considérées comme des «uvres», ce dont elles n'ont pas le statut officiel, c'est-à-dire marchand. Elles aspirent seulement à ce statut. Parmi ces artistes qui n'en sont pas ni pour le marché ni pour l'institution ceux qui en ont les moyens se trouvent un «marchand» qui loue de murs d'un local baptisé «galerie» une modification des règles du jeu qui, comme les autres, se fait au détriment du producteur. A cette occasion, ils peuvent rencontrer, hors Marché, non pas des «acheteurs » mais quelques «amateurs».
Il se trouve que beaucoup des artistes ignorés par le système et condamnés aux expédients et aux aléas du «marché de proximité» se distinguent des artistes Contemporains par le fait qu'ils continuent à conduire une pratique au lieu d'opter pour la démarche concepto-minimaliste, voie royale de l'Art officiel.
Il n'y a pas d'innovation artistique en dehors d'une pratique. Le risque que court le praticien n'en est pas moins celui de l'enfermement et de l'auto enfermement. Que dire en effet de la pratique artistique sinon qu'elle travaille la contradiction entre pulsion subjective et objective, et qu'elle n'est pas une simple affirmation du moi. Elle doit s'ouvrir à l'autre Il reste donc à tous les exclus de l'officialité à prendre conscience sans auto complaisance de leur position sur l'échiquier de l'art aussi bien que de l'Art, et de ne pas se laisser prendre au jeu de l'auto exclusion.
La logique du système oblige le marché et institution à respecter dans l'artiste le Créateur au moins potentiel, quittes à le neutraliser par la suite, les moyens ne leur manquent pas. L'artiste détient donc, malgré des pratiques d'intimidation officielles, d'un droit de parole reconnu qu'il n'aliène que de son propre consentement, en cédant aux invitations à la soumission et à la résignation. Le rapport de force en faveur de l'artiste car c'est son travail qui alimente la machine officielle et marchande , et qu'évacue avec les honneurs le mythe de l'Artiste en agent de l'idéologie libérale , laisse encore à celui-ci un pouvoir dont il ne tient qu'à lui d'user.
08
Postmodernité et postcritique
Par François Derivery
Les présupposés de la critique dart
Ce n'est pas médire de la critique d'art que constater qu'elle est née de l'intérêt pour l'art, d'abord au 18e dans le mouvement des Lumières puis, surtout aux 19e et 20e siècles, de philosophes et d'écrivains, et enfin de journalistes spécialisés, à mesure que les arts plastiques à travers des manifestations attirant les foules, comme les Salons annuels, et une suite de mises en question plus ou moins radicales du consensus artistico-idéologique dominant, de Courbet à Dada dans la période moderne prenaient une place importante dans le débat culturel, social voire politique.
La critique d'art, dans son principe, est gardienne dune liberté fondamentale : le droit de regard de l'Autre sur l'art. Proposition à double entrée. L'existence de la critique d'art présuppose celle de citoyens concernés par la production artistique de leur temps, ce qui leur confère le droit de linterroger voire de la juger. Elle suppose aussi que lart lui-même, par une réciprocité découte, reconnaisse ce droit de jugement au citoyen quitte à se méfier de ses propre certitudes. Sans droit de critique pas de critique dart, et sans doute pas dart non plus. Lart est dans la cité ou alors, et sans interlocuteur, il nest « rien », un simple produit de marché et/ou de lofficialité.
Sur ces bases et dans son principe, la critique d'art, qui se positionne spontanément entre le producteur et le récepteur, entre l'art et le public, se donne l'ambition, de favoriser en les éclaircissant les données et les termes de ce dialogue souvent difficile. Il se donne un rôle d'intermédiaire fondé d'une part sur une compétence qu'il sattribue de juger les uvres du point de vue de leur légitimité artistique et d'autre part sur sa connaissance elle aussi présumée, du public, de ses réactions, de ses attentes et de ses ignorances. Ces raisons expliquent pourquoi la critique d'art était au 19e siècle le violon dIngres de prédilection décrivains et de poètes comme Baudelaire, Théophile Gautier ou Edmond About (1) et jusqu'à Malraux avec dautres ambitions , qui arrondissaient ainsi leurs fins de mois tout en prenant chacun prétexte de lart pour plaider pour leur propre chapelle.
La critique et ses conditions
Le risque que fait apparaître cette annexion du jugement de goût et bientôt à travers lui de la compétence artistique elle-même par le commentaire littéraire, cest celui de la marginalisation puis du refoulement de la parole de l'artiste, plus directe et moins diplomatique. Autre parole elle aussi progressivement refoulée, celle du « public », souvent égaré à plaisir par une prose sophistiquée aux limites de labscons. On sait bien alors que la parole de lartiste existe dans les ateliers par exemple mais cette parole technique et efficace fait peur plus quelle ne séduit, linstitution dabord, concurrencée dans ses projets, mais aussi ces spécialistes de la prose alimentaire que sont la majorité des critiques.
Parce que lart, sous linfluence notamment du commentaire poético-littéraire, intéresse davantage par ses effets émotionnels et ses capacités à divertir que par sa réalité existentielle et les questions quelle pose, le travail de lartiste devra progressivement s'accommoder d'un système de délégation puis de privation de parole favorable à la prise de pouvoir de compétences autoproclamées : celle du critique dart qui se transformera bientôt en maître à penser, celle de l'institutionnel qui assume en général sans état d'âme son rôle de juge-arbitre de l'art. Ce transfert de compétence de l'artiste au critique, à l'administrateur et bientôt à l'idéologue de plateau accrédite en outre cette idée pernicieuse que l'Art l'art idéalement non contaminé de la postmodernité est non seulement irréductible au verbe que manient si adroitement en son nom ses commentateurs « éclairés », mais qu'il est même son contraire. « Limpuissance de la parole à traiter de lArt » devient le fond de commerce du critique bien en cour. Idée qu'exploite également avec succès l'art contemporain dans sa phobie ou plutôt sa censure par ailleurs bien compréhensible du langage clair et de l'analyse signifiante.
Néanmoins, en dépit de cet appauvrissement vertigineux du discours sur l'art, qui justifiait à lavance certaines dérives pseudo artistiques de la postmodernité actuelle, la «critique d'art» préservait à l'origine, et malgré ses contenus inévitablement élitistes (2), une vocation critique et, à défaut de rechercher lobjectivité, elle demeurait au moins polémique. Les conditions ont depuis changé, qui rendaient possible cette critique relativement indépendante du pouvoir, et qui a produit, pendant toute la période moderne, un grand nombre de critiques engagés auprès des artistes et prêts à prendre les mêmes risques queux d'Apollinaire à Clement Greenberg. Ces conditions ont changé avec la prise du pouvoir du marché dans la sphère de l'art qui, en redéfinissant le mode de production de lart et par là même ses formes, établit sur dautres bases son rapport au langage et donc à la critique.
Si la critique dart poético-littéraire continue à prospérer, elle s'arrête désormais le plus souvent au seuil de la véritable critique et, dans son approbation empressée des initiatives de lofficialité qui constituent son viatique quotidien, elle représente exactement la limite de tolérance du système artistique en matière de langage subversif. Réduite ainsi au commentaire hyperbolique et mythifiant, surtout quand il sagit dArt contemporain, la «critique d'art» ou ce quil en reste, dans la majorité de la presse spécialisée, n'est plus que le défenseur patenté d'un art de marché qui cherche beaucoup moins à «échanger» avec le public tout en prétendant le contraire qu'à le suborner et à s'imposer à lui. Ainsi sinterrompt de façon abrupte une relation nouvelle entre lart et le « public » inaugurée par lart moderne et fondée non pas sur le rapport de force mais sur le dialogue et le débat didées.
Dans ou hors de lofficialité
Le système dispose des moyens nécessaires pour sassurer le soutien dune «critique dart» disposée à servir de caisse de résonance aux seuls choix officiels. Cette postcritique aliénée, qui renie ses principes de liberté fondateurs, n'est même plus du côté des «artistes» qui sont eux-mêmes la cinquième roue du carrosse : elle est d'abord et surtout aux ordres du système et de ses représentants. Pour bien comprendre cette évolution dune partie de la critique d'art en faveur de l'officialité, il faut évoquer le confort et la certitude que peut procurer le sentiment dappartenir à lélite cooptée du système de lArt et de partager ses privilèges. Il existe en effet une unité du champ artistique défini par sa logique de marché, qui voit saffirmer une solidarité indéfectible entre acteurs, agents et privilégiés d'un même système face aux contestations et tentatives de déstabilisation menées de lextérieur, et auxquelles ils s'efforcent stoïquement de demeurer sourds, comme des reclus derrière les murs dun bastion assiégé.
Si l'art était une pratique, la critique en était une autre qui exigeait du moins dans son principe, et de la part du critique, un engagement égal à celui de l'artiste. Cest Baudelaire plaidant dans ses écrits la cause de Delacroix. La disparition programmée de cette pratique sous les coups de boutoir du «concept», qui place désormais la «création» non plus sous le signe du travail et de la durée mais sous celui de la désignation ou de l'indexation immédiate, donne des ailes aux élus du système ou à ceux qui postulent pour y entrer décideurs institutionnels, commissaires dexpositions, critiques dart... et révèle chez nombre de candidats au statut d'Artiste des ambitions créatrices insoupçonnées. Si un enseignant d'université est capable de s'autoproclamer «professeur d'art contemporain» sans sêtre jamais engagé dans la moindre pratique artistique, tout critique d'art ou tout commissaire d'exposition en place peut légitimement espérer de même, en son temps, le moment venu et en respectant les règles, postuler à son tour au statut de «créateur» et participer ainsi avec les honneurs à la fête permanente à laquelle l'Art convie ses initiés.
L'art et la création sont désormais partout
à condition bien entendu de se définir dans le cadre du système qui à la fois les produit et les reconnaît. Tout est fait et cette clause sapplique autant au critique quà lartiste pour quil ny ait pas dautre voie vers la «réussite» que celle de la coopération, de gré ou de force, avec le Système. La vraie critique dart comme la pratique artistique elle-même, sont de plus en plus des activités à risque.
1. L'auteur du Roi des montagnes a en effet publié Le Décaméron du Salon de peinture, 1881, et Quinze journées au Salon de peinture et de sculpture, Paris, 1883.)
Cf . les critiques véhémentes de Th. Gautier et de Delacroix contre le populisme de Courbet à loccasion su Salon de 1849, où était exposée Une Après-dînée à Ornans..
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Marchandisation de lart et art de marché
François Derivery
Parler aujourdhui de la marchandisation de lart nest pas sen prendre une nouvelle fois au rôle du marchand ou du galeriste. Le marchand traditionnel trouvait dans le bénéfice commercial la rémunération de son travail de diffusion mais il ne légiférait pas en matière de goût et était avant tout un intermédiaire entre lartiste et son acheteur. Avec lapparition, après la deuxième guerre mondiale, dun marché de lart planétaire et dune Bourse internationale des valeurs, la frontière entre les intérêts de « lart » et ceux du marché devient beaucoup plus floue. Les institutions locales ont longtemps dominé le jugement artistique notamment par lenseignement de lart , de même quelles décidaient de la commande publique. A partir de la fin du 19e siècle le marché monte en puissance, dabord à travers quelques marchands isolés comme Durand-Ruel ou Leiris qui sorganisent rapidement, puis avec la mise en place, à partie des années 1950-60, dun réseau marchand international indépendant dont la pression sexerce sur les Etats et oriente leurs politiques culturelles. Le marché de lart devient alors linstance dominante de régulation, dorientation et de décision. Il redéfinit la place et le rôle de chacun des acteurs et réorganise en fonction de ses propres intérêts lensemble de la sphère de lart.
Aborder le problème de la marchandisation de lart ne se limite donc pas à critiquer une activité financière et spéculative visible, une dérive voyante du seul commerce de lart. Cest surtout interroger lobjet de ce commerce, les produits artistiques dont traite ce marché, et se demander dans quelle mesure le marché, en pesant sur les conditions de production et de diffusion de lart, est à lorigine sinon dune esthétique du moins système artistique véhiculant ses propres valeurs et optimisant son propre fonctionnement. Il ne sagit plus alors dune dérive mercantile de lart mais de la naissance dun véritable art de marché dont la forme et la nécessité découlent de la position dominante du marché lui-même sur le « marché » des valeurs symboliques. Parmi les autres marchés, le marché de lart a un rôle spécifique à jouer dans le mouvement de la mondialisation néo-libérale, en particulier pour la crédibilité de lidéologie néo-libérale elle-même. Sur le terrain de lart et plus généralement de la culture se déroule un combat aux enjeux déterminants : le dogmatisme de la parole officielle suffirait à le prouver..
La conquête de lart par le marché
La marchandisation actuelle de lart est ainsi la conséquence directe de la conquête de la sphère de lart par le marché. Par la marchandisation lart nest plus le même, il nest pas « égal à lui-même », il devient autre. Lart-marchandise na pas à être considéré comme un art déchu, cest lArt lui-même. Face aux ambitions planétaires de lorganisation marchande et limportance des sommes quelle brasse car la crédibilité du marché de lart et notamment du marché de linnovation qui lui sert de fer de lance est fonction directe de son envergure financière , la reconnaissance de lartiste a cessé de sopérer à travers la « cooptation par les pairs », méthode traditionnelle héritée des corporations que décrit Bourdieu dans Les Règles de lart (1992). Ce qui se passe encore dans luniversité avec la remise du diplôme nest plus depuis longtemps applicable au domaine de lart où « luvre » peut être nimporte quoi et où seule linstitution artistique le système de lart et son appareil de légitimation, dont le musée peut, au nom de lensemble de la profession et sous légide du marché, lui accorder cette reconnaissance.
Dès que le marché domine, la logique marchande tend non seulement à optimiser la revente et lexploitation du produit original mais à agir sur le produit lui-même pour améliorer sa réponse à la demande, demande qui elle-même est travaillée par tout un appareil : publicité, médias, manifestation de prestige créant lévénement et la cote des uvres. En dépit de leurs intérêts occasionnellement divergents, les acteurs de lart sinclinent devant le rôle prééminent du marché. Cest du reste lorigine directe de lart contemporain en tant que croyance et alibi moral du pragmatisme marchand. Pour les plus accessibles à la culpabilité, cette croyance se fait religion et dresse contre lextérieur un mur de ferveur et dintolérance. Mais lon croit dabord en lart contemporain comme lon croit à la Bourse : pour que le marché vive et aussi pour sa propre survie...
Un formalisme radical
Le marché, à travers les diverses instances privées et publiques qui sans le dire agissent en son nom, exerce un pouvoir exclusif de sélection et darbitrage artistique. En France, les artistes sont contraints de fonder leurs espoirs de carrière sur le seul agrément dune institution omniprésente. Cest donc tout naturellement quils sont amenés à admettre le principe de son infaillibilité. Après avoir lutté collectivement, dans les années 1968-75, contre la mise en place dune politique de marché qui les dépossédait de toute initiative, et avoir été défaits dans ce combat inégal, les artistes en sont réduits à tenter de faire carrière à titre personnel et en ordre dispersé. Le rapport de lartiste à lart en même temps que son ambition , se trouve alors inversé : il nest plus dans la critique mais dans le conformisme. Le préalable à tout travail artistique est quil existe une formule officielle et consensuelle de lart, formule que tout postulant artiste est censé connaître et contre laquelle il ne prend position quà ses risques et périls. Cette formule nest du reste pas seulement formelle, elle est aussi relationnelle et mondaine. La pression constante du système nest finalement plus reconnue comme une contrainte et, sexerçant en amont de la production, préserve lillusion de lautonomie de choix du « créateur ». Lartiste vit son aliénation comme une liberté.
En fait ce dont le marché a besoin cest de nouveautés mais surtout pas de renouvellement. « Laventure » présente de lart contemporain international se limite à son obligation dalimenter régulièrement un marché de linnovation qui à la fois soutient lensemble du marché, maintient la pression dune « actualité artistique », et surtout ne change rien à la formule générale, à léquilibre des forces et à la distribution des compétences. Lavant-gardisme, doctrine héritée de lart moderne, est appelée à servir dalibi à une innovation inévitablement immobiliste, car elle ne peut sen prendre aux conditions mêmes qui la déterminent. Lactualité de lArt international intervient dans les limites et la problématique dun art de marché quil est impossible de transformer, sauf à changer sa nature même.
Cet Art international, pour faire état dune capacité de renouvellement quil na pas, na dautre solution à limage encore une fois du libéralisme qui linspire que la fuite en avant grâce à lexploitation de toute provende artistiquement assimilable. Quil sagisse des inventions de lart moderne, inlassablement démarquées et reproduites ou de toutes les productions artistiques venues de nationalités ou de communautés dominées et/ou marginales, à leur tour indéfiniment pillées, dénaturées et reformatées au look international, de même que de tous les produits et sous-produits de la société marchande et industrielle susceptibles de fournir matière à Art. La méthode qui permet à lart contemporain de se nourrir et de faire son profit de tout et de fournir du monde une version à son image consiste à vider de sens et à annuler symboliquement ce quil pille en réduisant tout matériau ainsi détourné à la seule dimension de la forme. Le spectaculaire est le fin mot, le secret de polichinelle de lart officiel. Le spectaculaire par tous les moyens. LArt contemporain international est un formalisme radical.
LArt comme spectacle
Cest en quoi il nest pas né dun quelconque internationalisme culturel préexistant mais bien du marché international qui a provoqué son apparition et son développement, parallèlement à sa propre expansion. En se désintéressant de tout procès de sens et en se contentant de réduire et formater à ses normes ce quil absorbe, cet art de marché aux dimensions planétaires est un rouleau compresseur culturel servant à la promotion de lidéologie néo-libérale, tout en fondant ses plus-values marchandes sur la négation et le rejet des valeurs de lautre.
Précisément, cet art qui se présente, avec son idéologie de la « modernité », comme le versant culturel euphorique de la mondialisation libérale, ne représente culturellement que les valeurs du néo-libéralisme lui-même, cest-à-dire les « valeurs » de substitution dont peut se nourrir une psychologie de la dénégation. La délégitimation du sens et de la pensée critique étant la règle, le spectacle sous toutes ses formes devient le seul mode de connaissance du monde et de lautre que peut proposer lArt, en même temps quun moyen de captation et de détournement de lattention. Le divertissement présente cet avantage dêtre « universel » et son industrie subit naturellement la fascination du contenu zéro. LArt contemporain international est le strict équivalent, dans le domaine de lart, de la sous-culture « de masse », elle aussi internationale, que diffusent les médias et lédition à grand tirage. Cest pourquoi cet art est dans limpossibilité de convaincre qui que ce soit, en dépit des efforts paradoxaux de ses porte-parole. Doù aussi leurs « arguments » fondés la plupart du temps sur lintimidation. Cette misère critique justifie enfin leur recours au soutien dun public inconditionnel constitué de fidèles croyant en lArt « parce que cest lArt », et par là-même en ses décideurs.
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Comme il sagit, selon lui, déviter « la réduction brutale des produits idéologiques aux intérêts de classes quils servent », Pierre Bourdieu avance dans Langage et pouvoir symbolique, que « Les idéologies sont toujours doublement déterminées (...) elles doivent leurs caractéristiques... non seulement aux intérêts de classes... mais aussi aux intérêts spécifiques de ceux qui les produisent et à la logique spécifique du champ de production ». Mais que deviennent ces « intérêts spécifiques » distincts de cette « logique spécifique » eux-mêmes distincts des « intérêts de classe » dès lors que la sphère de lart est unifiée sous la tutelle du marché et que sa logique à régulé le jeu des intérêts contraires au mieux des intérêts de tous et par conséquent de chacun ? Bourdieu pose une séparation, qui apparaît de moins en moins, entre une logique artistique propre aux artistes et une logique dominante qui nest pas seulement celle des dominants mais qui est aussi celle du marché, laquelle simpose aux dominants eux-mêmes. Cest ici que lidéologie néo-libérale marque un « progrès » du point de vue capitaliste sur le capitalisme volontariste et personnalisé qui le précédait. Le système est désormais capable de fonctionner et de se reproduire de lui-même indépendamment de la volonté des acteurs nominaux.
Toutefois, lart de marché et officiel par la force des choses ne peut pas se permettre de revendiquer ouvertement sa dépendance « esthétique » au marché et le fait que ce dernier le détermine jusque dans sa forme et dans ses formes. Il demeure tributaire, dans son enfermement schizophrène, dune idéologie de la liberté totale de « lart » et de la « création » érigée en barrage contre le retour permanent dune réalité refoulée. Cest son malaise, et aussi son imposture.
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Le contemporainisme, un artefact de lhistoire
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq
Au début des années 90, Jean-Philippe Domecq, Jean Clair, Marc Fumarolli, publièrent un certain nombre de livres et darticles dans divers journaux, qui déclenchèrent ce quon nomma La crise de lart contemporain, grand vent de constestation de l officialité artistique et des appareils marchands.
La tempête sest apaisée. Linsurrection a été étouffée dans la semoule rhétorique officielle. Lordre règne à nouveau, sur fond de ruines et daplatissement de tous les repères.
Jean-Philippe Domecq, lui, ne baisse ni les bras ni la plume et vient de publier, aprèsArtistes sans art (1994) et Misére de lart (1999), le troisième volet de son triptyque intitulé Nouvelle introduction à lart du XXe siècle chez Flammarion *.
Cest le livre dun humaniste et dun poète, qui entend, non pas imposer sa vision de lhistoire, mais dire seulement que lhistoire doit bénéficier dun droit permanent à la réécriture.
La contemporanéité y est donc mise en perspective historique et géographique. On y parle de Lascaux, de lAfrique, de lOrient, du Fou, du Surréalisme.
On y pointe la simultanéité de lexposition Buren au centre Pompidou et de la destruction de Boudha par les Talibans.
Et cela se termine par ce magnifique chapitre sur une des scènes du film Roma de Fellini : celle où lon voit la fresque retrouvée par les achéologues, disparaître sous les effets de lair pénétrant par lorifice ayant permis sa découverte.
Artension : Votre livre, Une nouvelle introduction à lart du XXe
siècle, qui paraîtra en septembre chez Flammarion, arrive à point et ouvre sur
quantité de pistes de réflexion, en cette période charnière, dite par certains de fin de lhistoire, pour remettre en perspective les repérages historiques et lensemble des mécanismes dévaluation. Que pouvez-vous dire de lopportunité et de la nécessité de votre livre ?
Jean-Philippe Domecq : Il se trouve dabord que, par le hasard du calendrier, nous ne sommes plus au XX e siècle. Pour autant, cela détermine-t-il une nouvelle période artistique ? Ce nest pas dit du tout. Il est possible que le XX e siècle artistique se soit bouclé avant lannée 2000. Dans mes deux livres précédents sur lart, publiés dans les années 90, je suggérais déjà quune certaine idéologie esthétique, au sens neutre du mot « idéologie », avait peut-être épuisé son potentiel. Tout cela ranime donc en nous le désir de prendre du recul par rapport à la période que nous avons vécue et dont tout le monde pense, croit que nous ne sommes pas encore sortis. Lexercice, évidemment, est difficile, dès lors quil sagit de prendre du recul presque à chaud. Malgré tout, il est temps dessayer ; plusieurs indices, au vu des uvres et démarches artistiques contemporaines, semblent nous dire que le moment est venu de refaire une histoire de lart quon a cru un peu vite scellée, fixée à jamais pour les générations futures. Aujourdhui, lhistoire proche peut être reconsidérée avec une perception autre que celle quen ont eue ses contemporains. Cest notre liberté desprit, à tous et à chacun, qui sexerce là ; rien de plus légitime, et de plus tonique.
AR : Les systèmes de reconnaissances et de légitimation de lart ont été pris, ces dernières décennies, dune espèce de frénésie dhistoricisation, qui a provoqué, semble-t-il, une dissociation avec la réalité interne de lhistoire. Lart contemporain ne se présente-t-il pas comme une chose en soi, comme une sorte de gigantesque artefact produit par ces systèmes mêmes qui fabriquent leur propre histoire, en excluant toute autre ?
J.Ph.D. : Cette période est aujourdhui baptisée « art contemporain » par les critiques dart et par les manuels dhistoire. On est allé vite en besogne. Comme lart en question, du reste, qui, en mettant en avant le critère de contemporanéité, a rétréci son champ dexploration à linstant, à lévénement, bref : lécume des jours. Cest ce que jappelle l« actualisme ». En outre, appeler cette période l« art contemporain » est intenable dans la durée - le contemporain dhier nétant pas celui daujourdhui ni celui de demain. La présente contemporanéité dont on nous rebat les oreilles sera donc vite obsolète. Cest pourquoi, à la fin du livre quand jaborde les dernières décennies du siècle que jai traitées en détail dans les deux précédents volumes, je propose de donner à cette période et à cette idéologie esthétique une appellation viable et durable : le Récentart. Les critiques dart, les historiens, les sociologues et les sociétés de vente aux enchères qui font démarrer l« art contemporain » en 1970, ont en effet mis en avant le récent le contemporain comme critère premier dévaluation, comme il y eut autrefois la beauté, limitation, le sublime. Cétait engager lart dans une voie plutôt superficielle, en survalorisant lévénementiel et lanecdotique, mais enfin, cest là, et donc autant donner à cette période une appellation moins confuse qu« art contemporain ». On me dira que, tout comme le contemporain, le récent daujourdhui ne sera pas celui de demain. Certes, mais en lappelant ainsi, on désigne bel et bien une période où le récent est devenu critère premier ; parler de Récentart est donc homogène à cet art. Cest aussi, jen conviens, une manière ironique de tourner la page
AR : Quels sont les mécanismes qui ont produit la chose ? Qui lont imposée?
J.Ph.D. : Il y a plusieurs facteurs en jeu, et leur analyse est aussi complexe que peut lêtre lanalyse de ce siècle artistique, elle oblige à remonter en amont. Il y a eu cette idéologie de la rupture, de la tabula rasa qui a marqué demblée le début du siècle, de manière tantôt positive, tantôt négative, ainsi que jessaie de le montrer dans mon livre. De façon positive, par exemple et pour partie avec labstraction, à laquelle je consacre deux chapitres du livre. De façon négative quand il sest agi de rompre systématiquement avec ce qui fut fait antérieurement et de déconstruire lhéritage séculaire puis récent. Ainsi, la manie de la rupture a-t-elle vu son champ se réduire progressivement, à mesure que se rétrécissait la distance à légard du mouvement artistique antérieur avec lequel il fallait rompre. Doù laccélération dans la succession des ruptures. On comprend, dailleurs, que le « il faut être absolument contemporain » ait remplacé le « il faut être absolument moderne » ; au passage, on a oublié le absolument, labsolu de la formule de Rimbaud qui implique une inscription dans plus que la durée
Cest une illustration de ce à quoi a abouti le caractère très souvent systématique de lart du vingtième siècle. Car, sous la production qui se veut absolument contemporaine, il y a cet impératif même pas implicite : voilà ce quil faut faire pour être contemporain, et voilà surtout ce quil ne faut plus faire. Quoi de plus restrictif, prescriptif et proscriptif ? Rien détonnant à ce que cela ait engendré ce que jappelle le « théorisme » à la fin de mon livre le terrorisme dun discours unilatéral. Cette prescription de plus en plus étroite et serrée a enchaîné artistes et critiques dans un jeu démission (uvres des artistes) et de réception (commentaires critiques) qui est devenu un cercle vicieux. De là un autre fil rouge du siècle, une autre ligne de force que je suis tout au long de ce parcours : ce que jappelle « lart sur lart », cest-à-dire le fait que lart, dans sa production uvrée autant que dans les écrits qui lui ont été consacrés, sest consacré et a obéi, comme jamais dans les siècles antérieurs, à ce quil estimait devoir être lart, à ce que peut être lart. Et, qui plus est dans les dernières décennies, à ce quil doit proposer pour être non plus moderne, ou davenir, mais aussi et de plus en plus : contemporain.
Sans oublier que cette logique daccélération actualiste dans le champ de lart a été renforcée par linter-relation avec la logique économique qui, parallèlement, impose un renouvellement constant des produits pour les besoins du marché. Cela fut significativement mis en place par les Américains, et si lon a qualifié Léo Castelli de grand marchand, cest parce quil a inauguré cette nouvelle manière productiviste et promotionnelle.
Ce qui va très bien avec la logique médiatique, avide dévénementiel spectaculaire, et qui sanctifie naturellement lactualisme en vigueur dans les champs institutionnel et marchand.
AR : On décrit aisément ce contemporainisme comme symptôme ou état de fait ravageur, mais il semble moins aisé danalyser les raisons de cet emballement de lhistoire. Toute création est rupture et transgression, donc mouvement, mais pas accélération puisque cette dynamique de création nait dune nécessité intérieure. Or il semble que cette accélération dans la pratique systématique de la rupture vient surtout du fait quelle est réponse à une commande impérative... extérieure.
La question est donc là : doù vient cette commande, pourquoi et au bénéfice de qui?
J.Ph.D. : Il est évident que, pour un jeune artiste, dès lors quon lui donne à entendre que sa force de proposition peut être très vite détectée et vite promue si elle est conforme à la demande dominante, cela favorise un certain nombre de faiblesses comportementales, au détriment de la force de proposition oeuvrée. Cest pour cela que, par contraste, je reviens sur le surréalisme, qui focalisait sur la teneur des enjeux révélés par les uvres de lart. En se retrempant dans les oeuvres dont André Breton a fait une moisson particulièrement riche, on retombe sur un axiome qui est une évidence : plus lartiste est exigeant avec lui-même et plus loeuvre qui en résulte est révélatrice. Ce genre dévidence paraît largement oublié. Momentanément, et cest tout lintérêt de réinterroger lhistoire de lart du 20ème siècle, en précisant que tout le monde la croit écrite, et Dieu sait si elle la été, mais très momentanément, et quelle est toujours à faire, à refaire. En constatant aussi, au fil de cette histoire, et donc en rappelant tout simplement que les oeuvres exigeantes sont celles qui travaillent dans et avec le temps. Elles nous parlent et nous parleront toujours plus au présent, même si elles sont momentanément occultées au profit dautres plus anecdotiques et privilégiées par les théoriciens. Il est en tout cas évident que le tri se fera avec le temps en faveur des oeuvres plus qualitatives et moins immédiatement exploitables.
AR. : Vous parlez beaucoup de Breton et de la nécessité dun retour à son exigence
J.Ph.D. : Oui, mais sans prôner je ne sais quel retour à limage surréaliste et à son idéologie esthétique. Dans le livre, je fais notamment la critique du rapport entre la préconception de limage surréaliste et sa mise en uvre, trop directement illustrative quand luvre ne dépasse pas la préconception. Ce qui, chez les surréalistes, a fait parfois faillite, cest une conception de limage qui est trop littéraire, et devient donc littérale quand elle passe à la réalisation plastique. Je ne suis pas pour autant en train de critiquer toutes les oeuvres surréalistes, loin sen faut, et jai proposé au lecteur des passages dexpérience sensible et réfléchie devant des oeuvres qui me paraissent majeures dans ce siècle.
A propos de cette dépendance trop étroite entre préconception et mise en uvre, qui sest instituée avec labstraction et le cubisme et qui dailleurs menace toute nouvelle sensibilité artistique dans le passé lointain comme dans le présent et le futur, le cas de lart conceptuel, et sa faillite à mon sens, est patent. On a là un cas clair où la conception a entièrement supplanté la mise en pratique, dont le rôle fut alors réduit à la seule illustration littérale du concept. Et ce nest pas parce que cette congruence est revendiquée par les conceptuels que cela devient intéressant. En ce sens, dailleurs, lart conceptuel pousse à bout une des fâcheuses tendances de lart de ce siècle.
AR. : Doù la célèbre formule dHarald Szeeman, grand commissaire dexpositions internationnales, Quand les attitudes deviennent formes, qui installe la prédominance du pré-pensé sur le senti et le vécu de la mise en forme
J.Ph.D. : Entendons-nous bien. Notre siècle fut en effet particulièrement théorique, cependant il nest pas le seul à avoir été réfléchi, il y a toujours eu, dans le projet de lartiste, ce que Nicolas Poussin appelait le précept, cette mise en pensée profonde et subtile qui nétait pas pour lui un facteur daffaiblissement, mais un préalable qui permettait de passer à ce quil appelait le prospect, cest-à-dire le passage à luvre qui est censée porter plus loin que le prospect.
A partir de là, on peut se réinterroger sur deux grands moments de conceptualisation de la création plastique moderne : labstraction, puis le cubisme et ce quen a fait Picasso. Avec labstraction, il nous est clairement montré que loeil peut concevoir très au-delà du visible, et cela est un vertige extraordinaire. Pour autant, ne peut-on pas déceler, chez certains grands pionniers de labstraction, une mise en système théorique qui a affaibli leur création ? Je prends le cas de Mondrian. Sa façon de croire quil va pouvoir saisir lessence du monde par un jeu de perpendiculaires est un exemple de systématisation étroite, toute théorique, et donc préjudiciable à la découverte. On ne trouve pas cela dans luvre de Kandinsky, dont la pensée est pourtant extrêmement spiritualiste, mais qui se laisse toujours « déborder » par la mise en forme : lorsquil peint, il va au-delà de ce quil croit comprendre.
Maintenant, en ce qui concerne le traitement de la figure par Picasso, il faut avoir la liberté de dire quil y a un tri à faire et quil y a eu chez lui beaucoup darbitraire. Je pense aux Demoiselles dAvignon, sur lesquelles je reviens longuement dans le livre, pour montrer que, par comparaison avec la statuaire africaine qui a marqué Picasso à lépoque de ce tableau, les figures picassiennes nous parlent peu, paraissent autant dexercices. La gratuité nest jamais loin chez lui. Sauf dans les uvres érotiques, que janalyse en détail dans le livre.
AR. : Vous dites que la sociologie de lart est à compléter, quelle a manqué dintégrer lanalyse des idéologies esthétiques.
J.P.D. : Oui, car ce qui me frappe, cest quavec lanalyse sociologique des arts plastiques effectuée à ce jour, on en reste à une analyse du contexte, sociétal, économique, institutionnel et comportemental. Cest lobjet de la sociologie, certes, cétait à faire et cela est bien fait. Mais cest insuffisant, car les sociologues de lart ninterrogent pas le fait que telle ou telle esthétique ait pu prédominer, or cest décisif pour comprendre comment les institutions, les critiques, les artistes et la partie émergée du public se soient contentés duvres aussi insignes, infimes que celles de Warhol, Beuys, Buren, Raynaud, Hirst, Jeff Koons, etc. Il faut se poser la question de savoir pourquoi une époque sest satisfaite de cela. La question me semble éminemment sociologique et laborder ne nous aurait pas sorti de la neutralité scientifique que nous offre la méthode sociologique. Si celle-ci ne la pas faite, cest quelle a peur de sengager dans des questions de goût. Mais que tel goût ait prédominé à telle époque, cest tout de même un reflet des moeurs, et cest donc à prendre en charge dans une vision qui se veut la plus proche possible de celle de Sirius. Le fait de se conformer à lidéologie du contemporain qui a produit ce que lon sait en quarante ans, et ce, dans un contexte qui prônait pourtant la subversion et la liberté, mérite un décryptage sociologique.
AR. : lengouement pour Jeff Koons, peut-il être un bon objet danalyse
sociologique ?
J.Ph.D. : Cest en effet un artiste considérablement surévalué par le milieu et un produit exemplaire de lactualisme dont nous parlions auparavant. On ne doit pas lui porter plus dintérêt quil nen restera, mais cest un bon objet danalyse purement sociologique, car luvre de Koons na pas dautre portée que sociologique, et encore, très superficiellement. Comment une oeuvre comme celle-ci, qui au fond ne fait que reproduire une imagerie de lobjet populaire et de consommation, dans une dimension prétendument ludique et iconoclaste, a-t-elle pu satisfaire à ce point les acteurs du milieu de lart ? Que le marché sen contente, on peut le comprendre, mais que la critique dart ait vu là un significatif renouvellement de lart, cest troublant et cela mérite analyse, strictement sociologique là encore. Cette conjugaison des forces et enjeux à la fois marchands, médiatiques et intellectuels, pour la promotion et la surévaluation doeuvres comme celle-ci, dont on voit vite, en raison de leur faiblesse interne, quelles ne justifient absolument pas un investissement à long terme (ni même à court terme, ai-je envie de dire), est un phénomène surprenant dont on doit rendre compte avec recul.
AR . : Ce surinvestissement par compensation au manque de contenu... ne trouvez-vous pas cela inquiétant à maints égards, comme ces bulles financières qui endommagent gravement léconomie?
J.Ph.D. : Il y a en effet des parallèles à faire entre le peu de démocratie économique et le fonctionnement de lart international. A cette différence près que ce dernier est un micro milieu décisionnel qui peut donc mieux tenir et contrôler son marché, le flux duvres qui y entrent et celles qui ny entrent pas. La situation en est donc dautant plus inquiétante et grave. Elle justifie dailleurs le ton de mes deux précédents livres. Il existe en effet, parallèle à loppression politique, économique et sociale dont personne ne conteste la réalité, une oppression culturelle qui fait beaucoup de dégâts. La pression des oeuvres qui nous sont proposées et imposées se fait au détriment doeuvres plus qualitatives au sens de : qui nous ouvrent plus lil et lesprit, pour le dire vite ici. Beaucoup dartistes sont dailleurs découragés et duvres disqualifiées et marginalisées, quand on nous impose ce que nous imposent les expositions « entertainement » qui donnent le la international. Les dispositifs qui génèrent cette oppression - foires internationales, les institutions, sociétés de vente par action - sont énormes et sont en train de défaire le lien traditionnel entre lartiste, ses découvreurs et ses collectionneurs. En même temps, si les décideurs du marché de lart mondial sont de plus en plus puissants, ils sont de moins en moins nombreux, et la restriction de loffre peut très bien se refermer sur eux.
Le pari quil faut tenir est donc que ces oeuvres peu intenses aujourdhui, le paraîtront encore moins dans le moyen et le long terme. Il ne faut jamais oublier que lHistoire est toujours en construction et quelle se réécrit en permanence : cest le sens de ce troisième volet de mon triptyque. Ne pas oublier les artistes et cette capacité quont certaines oeuvres à simposer à terme. Même si les dispositifs sont puissants, il ne faut pas désespérer de la vie de lesprit et des formes. A chacun la tâche de son époque, pour accompagner lart, pour aider à changer les esprits. Cest ce quà notre petite échelle nous faisons à travers livres et revues. Le but de mon livre est de dire au lecteur : rentrons en dialogue toi et moi devant un certain nombre doeuvres et détapes majeures de lart du 20e siècle et constatons que la discussion est ouverte, comme lHistoire.
AR. : Le titre de votre livre naurait-il pas pu être pour une autre histoire de lart du
20 e siècle ?
J.Ph.D. : Non, cela aurait été programmatique, cela aurait voulu dire : voilà la bonne vision de lHistoire. Or je propose plutôt de discuter, de réfléchir, de semer le doute, car lHistoire nappartient à personne, ni à moi et ni à ceux auxquels je reproche de laccaparer ou de vouloir la figer.
AR. : Votre livre est aussi celui dun poète. Vous ny laissez pas votre sensibilité personnelle de côté. Vous faites partager vos émotions et votre passion.
J.Ph.D. : Son type décriture est sans doute une réponse à la situation que nous venons de décrypter. Nous avons constaté que la critique dart est devenue trop exclusivement philosophique dans la deuxième moitié du siècle. Or la critique dart, à limage de celle de Diderot qui fut un de ses fondateurs, a toujours été aussi sensible que philosophique, aussi concrète que réflexive. Cest pour montrer comment nous atteignent les uvres fortes, que jengage dans mes textes à la fois ma pensée, ma sensibilité, mon expérience concrète, ma vision du désir et de langoisse, que sais-je encore. Tous ces types de discours, jessaie de les tenir dune seule main. « Pessimiste de la pensée mais optimiste de la volonté », je veux montrer que notre confrontation aux oeuvres est vitale, que lart a des enjeux cruciaux, qui nous traversent individuellement.
AR. :Remettre lhistoire sur ses rails , nest-ce pas tout simplement y réintroduire le sensible ?
J.Ph.D. : La totalité de lexpérience de lart, et pas seulement la dimension sensible : voilà ce que jessaie de tenir dans un même fil décriture. En ce sens ce nest pas un livre dhistorien, sûrement pas, ni de théoricien, mais le livre dun individu comme vous et moi, qui vit les uvres avec sa masse, masse démotions, de pulsions, de réactions et réflexions tantôt positives et tantôt non, comme lont fait Diderot, André Breton, Georges Bataille, Baudelaire, qui sont les auteurs auxquels je reviens spontanément, beaucoup plus que vers les grands théoriciens dont jai analysé la philosophie et les détours dans les deux livres précédents.
Le texte de cet entretien, recueilli par Pierre Souchaud le 23 juillet 2004, a été revu et amendé par Jean-Philippe Domecq
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Jean-Philippe Domecq est membre du comité de rédaction de la revue Esprit et responsable de la rubrique « arts » de lhebdomadaire Marianne.
Il est lauteur de nombreux romans et essais. Parmi ces derniers : Qui a peur de lalittérature ? (Mille et Une Nuits - 2002 ) ; Artistes sans art ? (éditions Esprit,1994, puis Pocket-1999) qui était paru en même temps que la première édition de Qui a peur de littérature ?, intitulée Le Pari littéraire, aux éditions Esprit ; Misère de l_art, essai sur le dernier demi-siècle de création (Calmann-Lévy-1999) ; Petit traité de banalistique, éditions Mille et Une Nuits, 2004.
Une nouvelle introduction à lart du XXe siècle est publié aux Editions Flammarion et sera mis en vente en librairies le 24 septembre 2004.
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A quoi sert la peinture ?
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq et Pascal Vinardel
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En amont de la peinture il y a en effet quelque chose qui sappelle de la sensation . Pascal Vinardel
La peinture préserve notre chance de réintégrer notre temps . Jean-Philippe Domecq
Un peu de vérité touchée par la peinture peut se transformer en peinture. Pascal Vinardel.
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Pierre Souchaud : Merci davoir accepté cette rencontre, que jai souhaitée en pensant quil serait très intéressant de croiser vos idées respectives sur la peinture, sur son rôle, sur son actualité, sur sa permanence dans le champ de la création artistique contemporaine.
Vous êtes, Jean-Philippe Domecq, écrivain et auteur de plusieurs ouvrages qui ont déclenché, il y a une dizaine dannées ce que lon appelé la crise de lart contemporain. Vous avez été désigné comme lennemi public n° 1 de cet art officiel qui, entre autres extravagances, rejetait la peinture-peinture comme pratique darrière-garde.
Vous êtes, Pascal Vinardel, peintre . Vous maintenez avec les systèmes de reconnaissance une distance très circonspecte. Votre peinture, très intérieure, très habitée, pleine dune poésie énigmatique, sélabore très lentement.
Votre récente exposition à Paris, chez Francis Barlier, après plusieurs années de retrait dans la campagne, a obtenu un succès considérable, qui prouve bien que lintérêt du public pour la peinture nest pas mort.
Ma question est donc : à quoi sert la peinture aujourdhui ? et par peinture jentends, bien sûr, lensemble des modes dexpression plastique sentie...
Pascal Vinardel : En amont de la peinture il y a en effet quelque chose qui sappelle de la sensation : nous ressentons fortement la relation particulière qui nous lie à lexistence visible. La peinture, avant de servir à lhistoire, au poète ou au public, sert dabord au peintre. Cest un moyen dexpression qui demeure étonnamment efficace ; sans doute parce que nos conditions biologiques nont pas changé ; nous sommes encore sous lemprise de la lenteur : celle de notre corps, du cheminement de nos sens et de notre parole. La peinture, rudimentaire comme nous, demeure parfaitement adaptée à cette lenteur. Elle nous permet aujourdhui de lutter contre le fondamentalisme technologique qui prétend soulager la réflexion humaine de ce dont pourtant elle dépend, cest-à-dire le temps et lespace.Malgré les progrès techniques, lhomme pense et ressent toujours comme aux premiers temps. La sensation, objet délicat entre tous, à mi-chemin entre perception et sentiment, et qui existe bien avant de se muer en peinture, se nourrit et grandit au cur même de ce temps et de cet espace, nos seuls biens.
Jean-Philippe Domecq : Par rapport au temps que cette société nous impose, la peinture préserve notre chance de réintégrer notre temps, et ce, alors quelle travaille sur lespace : par la contemplation quelle impose, par la sensation quelle travaille et dont vous venez de parler, Pascal Vinardel.
Les nouvelles techniques de limage ont tendance à précipiter notre temps, à le presser toujours plus, comme le monde nous précipite, et, sil y a une crise de la civilisation aujourdhui, elle porte sur le temps, car nous avons moins que jamais notre temps. Il y a certes de plus en plus de temps dégagé pour le loisir, mais le temps de celui-ci est lui-même soumis à la concurrence, à la rentabilité et à la productivité. La peinture peut nous rendre la liberté de trouver notre temps, pour la sensation et pour la pensée aussi. Elle a donc quelque chose à dire de particulièrement aigu dans le contexte actuel, même si cela ne va pas dans le sens de la modernité ou de la contemporanéité. Elle croise léventuel contemporain avec léventuel sempiternel. Elle est résistance à lintégrisme technologique.
P.V. : Cette nouvelle idéologie est terrifiante, car elle tend vers une perte du monde ; elle dénature notre perception, elle anesthésie nos sens. Qui peut aujourdhui sorienter par rapport à la lumière, qui sait sil fait froid sans regarder un chiffre ? La reconstitution de notre sensorialité naturelle est dune urgence vitale.
P.S. : La peinture est-elle toujours de la peinture ?
P.V. : Toute peinture nest pas de la peinture. Entre peintres on sait ce qui est peint et ce qui ne lest pas : cest de lordre de lintuition artisanale. Cest de lordre du métier, de lexpérience sensible, de la mémoire aussi. Car nous savons ce dont cet outillage sest rendu capable, et cest en effet parce que la peinture a, tout au long de son existence, produit dassez beaux enfants, que nous pouvons discerner, aujourdhui, sa spécificité.
J.P.D. : A propos doutillage, je nai cependant pas envie décarter ce que disent les nouvelles techniques dimages. Je constate seulement que la peinture, par son caractère rudimentaire, reste, à côté de toutes les techniques nouvelles qui se sont multipliées de façon exponentielle, un outil dune technicité remarquablement simple et économique, donc garante dune immense liberté. Elle a considérablement ouvert son champ ; ce qui fait que , loin dêtre exclue par les nouvelles images, elle me paraît être un moyen de mieux lire celles-ci et de les intégrer . Je suis certain que nul ne fera de bonnes choses avec les nouvelles techniques sans une profonde assimilation de la peinture. Cette capacité de dessiner, de discerner, qui fait la peinture, est la matrice à partir de laquelle on peut découvrir le potentiel des nouvelles images. Cest pour cela, quà mon avis, nouvelles images et peinture ne sopposent pas.
Viola a su tirer partie de la vidéo car il a énormément regardé la peinture du Quatrocento et su intérioriser les apports de la peinture traditionnelle.
Le respect de la tradition permet dassimiler lextrême nouveauté technologique.
P.S. : Quest-ce qui fait cependant quon a pu dire la peinture était dépassée, ou, quinversement on assistait à un retour à la peinture ?
J.P.D. : Parce quil y a eu le zèle du néophyte, qui a pris la forme demballement technisciste, la fascination pour les nouveaux jouets de limage.
P.V. : Jai tout de même un contact difficile avec tous ces nouveaux jouets ; leur fonctionnement ne tient aucun compte de notre fonctionnement. Lécran et la souris me séparent de moi-même ; me décortiquent et me robotisent. Au contraire le crayon et le papier me rassemblent en unissant ma main et mon il.
Il est absurde de dire que la peinture est morte. Cest aussi stupide que daffirmer que notre langue na plus rien à dire sous prétexte quelle a plusieurs milliers dannées. Je nai pas particulièrement le goût de ce qui est ancien, mais de ce qui fonctionne ; et la peinture, ça marche encore.
Lhomme tel quil est aussi, semble-t-il, reste inchangé dans sa forme et ses humeurs depuis laube des temps. La peinture est contemporaine de cet homme, née avec lui. Nous sommes de chair et dos, et le crayon, la plume, le pinceau tressaillent au reflux de notre sang. La question nest pas tant de savoir ce que nous ferons des nouvelles technologies, mais ce quelles feront de nous.
J.P.D. : Oui, et quest-ce qui fait quon ait pu croire quà partir de lapparition de ces nouveaux langages, la peinture était devenue obsolète ? Cest une vieille querelle : dire que les nouvelles techniques sont sensées effacer les anciennes est une dichotomie simpliste
P.V. : Le seul pavillon qui ait tenu le coup à Séville lors dune tempête violente, cest le pavillon japonais, qui était construit avec des règles de charpente qui dataient du 11 ème siècle. Un commentateur disait quau fond le seul pavillon vraiment moderne, c était celui -là. Platon admirait la permanence des lois esthétiques de lEgypte ancienne, que validaient des millénaires. Or aujourdhui ce qui a dix ans dâge est périmé. Les productions de notre époque ont la vie de plus en plus courte
J.P.D. : Cest le phénomène de l auto accélération : chaque accélération a engendré une autre accélération, à intervalles de plus en plus rapprochés, doù la précipitation de lensemble. La peinture ne peut pas entrer dans cette accélération, même son improvisation nest pas de cet ordre, et cest heureux.
P.V. : Une peinture qui fonctionne na pas de temporalité. Un portrait du Fayoum est plus moderne que tel collage futuriste flétri avant lâge par le modernisme même quil revendiquait. Lhistoire a menti ; il ny a pas de progrès en art. Dès que la technique de la poterie a existé, les premiers chefs doeuvres étaient là. Même chose pour le cinéma. Lart ne fonctionne pas comme la science. Les temps modernes ont disséqué la peinture, mais la peinture ne contient rien.
J.P.D. : Lart du 20 ème siècle a en effet de plus en plus donné dans lart sur lart : pas lart pour lart, mais lart se préoccupant de ce que doit être lart. Et cela a considérablement rétréci le propos , car cest à partir de là quest née une vision conceptuelle extrêmement étroite.
Que la peinture fasse penser, oui, mais elle ne fait pas que ça, car la pensée quelle génère est une pensée qui échappe à elle-même. On peut en dire un certain nombre de choses, certes, mais on ne peut larrêter ou la réduire à de seuls concepts. Dans lart dit conceptuel, loeuvre sarrête en effet aux concepts quil propose et il nest ainsi quillustration de lidée ou de lintention en amont. Loeuvre nest plus quun détail, une illustration ou une allégorisation de cette lintention et napporte guère à celle-ci.
Cette prévalence du concept réducteur est un phénomène historique, très récent, très occidental. Cest sans doute le résultat de problèmes mal posés. Mais ce qui est inquiétant, cest que cet art occidental essaime, internationalise et uniformise la réduction des enjeux artistiques par la préoccupation de ce que doit être ou de ce que peut bien être lart. Allons-nous voir des uvres uniquement pour réfléchir sur lart ? Dont le substrat, en outre, reste et restera aussi insaisissable que la vie.
P.V. : Je crois que pour sortir de cette confusion, lart doit regarder autre chose que lui-même et la peinture en est un des moyens. La vérité de la peinture nest pas de la peinture. Cest la considération du monde visible qui fait peindre. Sciascia faisait la distinction entre les écrivains de mots et les écrivains de choses. Je préfère les écrivains de choses. La disparition du monde dans la peinture et lécriture est une des silencieuses catastrophes de notre temps.; Être au monde, dire jai vu, jai été là, jai été vivant . Premier devoir du peintre. Un peu de vérité touchée par la peinture peut se transformer en peinture. Cest à la fois le touché du pianiste et celui du tireur à larc. Il faut beaucoup de délicatesse, car cest une chose très délicate que le monde ; fragile comme tout ce qui entremêle de lhomme et des choses. Ni du dehors, ni du dedans. Or lon voit partout séployer des autismes notoires où chacun établit les règles dun jeu quil joue tout seul. Sil fallait faire un seul reproche à lart contemporain, cest quil nous désespère.
J.P.D. : Cest un autisme qui se veut partagé, mais lautisme par définition, ne se partage pas... et cest bien sur cette épouvantable torsion du sens que repose une grande partie de lart des années 90
P.V. : La capacité qua tel chroniqueur dart du Monde à arpenter telle foire dart contemporain, sans opinion, à tout décrire sans rien éprouver, ni de repoussant, ni dexaltant, cette propension à digérer des briques, ne me paraît pas un très bon signe.
P.S. : Comment peut-on encore avaler les gigantesques monochromes que Mosset nous propose depuis trente ans ?
J.P.D. : Lart du 20e a été tellement obsédé par lui-même et par sa propre déconstruction, quon est arrivé à une sorte dabstraction, au pire sens du terme. Et cest sans doute dans ce contexte là , que quelquun répandant uniformément de la peinture sur de la toile , peut affirmer faire de la peinture ou retourner à la peinture. Cest encore là de lidée, du programme, de lillustration. De même que Max Ernst disait ce ne nest pas la colle qui fait le collage, ce nest pas la peinture qui fait la peinture.
P.S. : Et qui fait lartiste ?
J.P.D. : Cest de moins en moins loeuvre. On parle de plus en plus des artistes, de leur idée, de leur posture, de moins en moins des uvres. Lart est toujours maudit, pas lartiste, car il a profité du geste duchampien qui frappait de front la notion doeuvre, pour faire prévaloir celle dartiste.
Mais Duchamp, lui, a réglé demblée le problème quil a posé. Il a isolé lacte de désignation, comme partie du réel, comme lun des éléments de lart. Il a montré cela en prouvant que cela ne suffisait pas. Alors que les épigones se sont mis à reproduire cet acte de désignation à travers divers objets simplement représentés, plus ou moins agencés et plutôt moins que plus, puis des idées de sujet, puis des projets de ce que peut être lart...
P.V. : Ils ont regardé le doigt qui montre la lune au lieu de regarder la lune. La désignation est devenue son propre objet . Dès lors sont nées toutes ces dérives qui ne font que vérifier leur caractère dimpasses. Voilà une machine qui tourne à vide depuis bientôt quarante ans.
J.P.D. : La société y trouve cependant son compte en termes de divertissement, de spectacle. Elle peut ainsi se détourner de..., et en loccurence du permanent, de langoisse, du vrai désir ; car cest le désir de narcisse qui est montré et cela ne va pas loin, cela nest pas dérangeant, pas troublant, pas partageable, pas prospectif, par en devenir... . On déteste toujours autant lart et la peinture : voilà une sinistre permanence , celle du pompiérisme, qui est toujours allégorique : allégorie mythologique chez Bouguereau, qui trouvait Manet sale et vérolé, allégorie de la mise en cause de lart traditionnel chez Buren, par exemple. Aujourdhui Bouguereau, cest Buren.
P.V. : Il se dégage de lart daujourdhui une sorte dimpuissance morale à vivre. On peut dailleurs se demander pourquoi tant de suicides chez les américains abstraits...
J.P.D. : Jai écrit un chapitre sur les suicides de Pollock, Rotkho, De Staël, dans le livre que je viens de terminer ( Qui devrait sortir sous le titre : Introduction à une nouvelle histoire de lart du vingtième siècle ). En regardant les uvres, on constate que ces trois peintres extrêmement exigeants ont voulu sortir de quelque chose quils avaient accompli fortement et génialement, mais dont ils ont senti les impasses aussi. Cest comme sils avaient été minés de lintérieur par leur création. Comme si la tâche avait été trop grande pour eux et pour leur génération. Ces artistes ont eu lintuition que labstraction, en trois quarts de siècle, avait terminé son parcours . Comment ensuite revenir à la crête entre le monde intérieur et le monde extérieur? De Staël a essayé, mais il était trop tard. Il ont voulu aller au-delà, mais cétait aller trop vite en besogne.
Cétaient des artistes prométhéens, qui avaient vocation à se consumer jusquau bout.
Mais il y a dans leur effondrement quelque chose qui nous interroge sur la fonction de la peinture, sur son rapport au monde.
P.V. : Hopper, lui, ne sest pas suicidé . Il était, comme Cézanne, un peintre besogneux, pas très doué, mais ces deux hommes ont utilisé leurs petits moyens pour dire de grandes vérités, pour trouver du paysage. Hopper en a trouvé , non pas dans les grandes étendues américaines, mais dans le confiné de ces bureaux étrangement éclairés et habités. Cest dans ces boites à joujoux de la ville quil a trouvé la source poétique qui la sauvé. Il a fait une peinture heureuse, qui est toujours efficace aujourdhui.
J.P.D. : Hopper dit lénigme banale. Parce que le banal, le réel non spectaculaire, est en effet énigmatique. Notons aussi quEdward Hopper sest placé ainsi complètement en marge de lhistoire des avant-gardes. Il a regardé Vuillard, Bonnard, Degas et en est resté là pour rebondir bien au-delà et finalement dire la modernité mieux que la plupart de ses contemporains avant-gardistes. Il est, par limites personnelles et finalement heureusement, passé à côté de la révolution que lArmory Show a déclenché, en 1912, aux États Unis en exposant toutes les révolutions artistiques européennes.
P.S. : On revient là à lobjet de la peinture, à la question de la représentation ?
J.P.D. : La représentation est le fait quà lintérieur de loeuvre sont proposées des formes qui miment le phénomène par lequel lesprit porte attention à ... Linfini blanc de Malévitch, les pots de Morandi, les têtes de Giacometti, les rêves de Max Ernst , sont des images de ce que la peinture peut baliser dès lors quelle se tient à la crête des mondes intérieur et extérieur. Dans cette mesure, la représentation peut être pensée à nouveau, et peut récupérer ce qui a été découvert par tout le travail de déconstruction opérée au 20 ème siècle. Précisons aussi que, dans cette optique davenir, la figuration nest quun sous-ensemble possible de la représentation.
P.V. : Figuration est un mot que les peintres nemploient jamais. C est un concept inutile, qui ne servait pas non plus à Bellini. Cest une notion très récente qui nexiste quen opposition douteuse à labstraction... Voilà un mot quil faudrait effacer du vocabulaire.
Je préfère représentation et même présentation, car je suis convaincu que le monde visible nous demeurerait incompréhensible sil ny avait pas eu laventure picturale. Pensons au premier geste des grottes de Lascaux, geste de possession symbolique dun vivant qui fuit. Lhomme a besoin de transcrire sa sensation pour la voir. Il doit présenter à son esprit par le biais dune opération la forme des choses extérieures pour quelles se mettent à exister.
J.P.D. : Lart du 20 e siècle a utilisé aussi la présentation, avec le geste symbolique du ready-made : je présente directement lobjet, je le décontextualise, je le sors de sa valeur dusage... mais ça ne marche pas, il ny a pas de magie, pas de décalage. La preuve, cest que ces objets ready-made doivent avoir un cadre, un socle, un environnement muséal pour forcer lattention.
L oeuvre véritable est celle qui me propose à lintérieur delle - même une chose qui mime la façon de porter attention à ce quelle capte, une manière de lintégrer psychiquement.
Lart du 20e a voulu abolir la frontière entre lart et la vie, alors que de tous temps, cest au contraire par la distance, par la translation, la symbolisation, que la présence du monde nous est réellement palpable.
P.V. : Noublions pas non plus quon ne sempare pas dun symbole, mais que cest cest le symbole qui sempare de nous. Arthur Cravan, poète et boxeur, dit quelque part, sans doute pour évoquer livresse érotique du combat : je rêvais de bourrer mes gants de boxe avec des boucles de femmes . Et je ne sais quel effroyable crétin a fabriqué cet objet, un gant de boxe rouge avec une mèche de cheveux blonds qui en sort, le tout , fixé sur un socle. Nous ne sommes plus hélas au temps où Breton et ses amis allaient casser la figure dun limonadier qui avait choisi comme enseigne le Maldoror.
J.P.D. : Dans le livre que je viens de finir, je reviens notamment sur Breton et ses textes fondateurs. Dans le premier texte de 1928, il parle de limbécilité de la critique dart ( je cite ), du ramollissement ambiant. Il donne des noms. Or, on saperçoit quil avait totalement raison dans ses violences discriminantes, dans ses choix comme dans ses haines. Mais on pense également que la parole de Breton ne serait plus audible aujourdhui. A lépoque son propos pouvait être perçu et il a permis de faire valoir le pouvoir discriminant de la critique dart qui aide le public à accueillir ce quen fait il voit dans loeuvre, mais dont il ne prend pas tout de suite conscience. Cest, et cela a toujours été, lhumble mais nécessaire travail de la critique dart que de frayer ces chemins de conscience entre loeuvre nouvelle et les regardeurs.
La critique dart a aujourdhui un sérieux travail à faire pour aider les gens à assimiler ce que les uvres fortes peuvent leur proposer. Ces uvres fortes, qui pourraient mettre tout le monde daccord, sont à peine perçues, parce que les esprits ne sont pas préparés, parce quils ont ont dautres mots en tête, dautres grilles parfaitement inadéquates et obturant la perception : les mots et concepts de nouveauté, de remise en cause, limpératif dêtre absolument contemporain. Quest-ce que la tâche de la critique a de particulier aujourdhui ? Elle doit apprendre au public à regarder en dehors du critère de nouveauté, de labsolue contemporanéité, qui ne sont pas des critères artistiques, mais qui passent désormais pour tels, à cause de lusage exclusif quen a fait la critique dominante et aliénante qui prévaut depuis un bon demi-siècle.
P.V. : Je pense quavec la mort de Breton, une page a été tournée, une époque sest terminée, celle où les artistes étaient adoubés par leurs pairs, celle où Matisse certifiait sur un bout de papier que Bonnard était bien un grand peintre, celle où artistes et écrivains étaient des gardiens et des garants du sens. Une époque où on n aurait pas oser proférer les sottises quon entend partout aujourdhui. dans ce domaine aussi il y a eu trahison des clercs.
Quelle autorité est de nos jours en mesure de demander des comptes aux artistes ? Et quen est-il de lexigence de ceux qui font profession de voir ?
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J.P.D. : On se demande en effet où est passée cette exigence. Car se contenter des uvres qui sont mises en avant aujourdhui, implique une singulière abdication devant langoisse et la volupté de vivre. Quand je vois ces tenants de lart contemporain se contenter de si peu, je me demande quest-ce quils ont fait de leur angoisse, de leur rapport à la mort, à la chair, au plaisir, au rire, à lironie. Quand je vois ce quils qualifient d ironique, par exemple Warhol ironique, oui, si lon veut, dans certains de ses aphorismes qui ne manquent effectivement pas dun savoureux snobisme, mais enfin, sa peinture est aussi creuse quil a eu la lucidité de la dire, et ce nest pas parce quil la dite creuse quelle lest moins ou que lironie du propos va loin. Quand je pense quun Mickael Jakson grandeur nature de Jeff Koons passe pour une critique du spectacle, on se demande de quoi nos beaux esprits sont prêts à recouvrir du mot d ironie.
Bref, Quest-ce qui a fait que cette culture est parvenue à se contenter de si peu ? Il sagit là dun phénomène très global et profond, très difficile à analyser, et grave.
P.V. : Pour quil y ait culture, il faut que toute une population soit cultivée. Je ne crois pas à une culture coupée de la société. Lentreprise humaine est partout en faillite. Lart daujourdhui est lestuaire où affluent les déchets de cette faillite, et nous avons les uvres que nos sociétés méritent.
Si la culture implique une appartenance au monde, avec la maîtrise collective de son abondance à travers lappréhension toujours vivace de son mystère, alors il ny a pas de société plus inculte que la nôtre. Loeuvre dart doit enfermer un peu de cette formule perdue, pour faire surgir en nous léternel désir dune communauté harmonieuse, une communauté où le narcissisme était impensable.
J.P.D. : Narcisse consomme le désir comme il consomme le reste. Yves Michaud écrit dans son dernier livre que lart a fait sauter le cadre de loeuvre, et que la création, désormais diffuse, se trouve plutôt dans deux regards qui se croisent ... Comme si cétait nouveau, et comme sil ignorait que tous les regards ne se croisent pas avec la même intensité ou subtilité : il y a beaucoup de clichés dans la plupart des regards qui se croisent. Et ceux qui sortent de lordinaire ont été nourris culturellement, quelle que soit dailleurs la forme de culture. Ce nest pas ce qui apparaît dans la plupart des installations intimistes ou sociologisantes qui nous sont montrées, ni dans la plupart des vidéos extrêmement complaisantes avec elles-mêmes.
Pour sextraire de cette autarcie narcissique, de ce fastidieux renvoi à soi, le rapport aux éléments permanents de la nature doit être restauré, mais aussi aux éléments permanents de la relation entre les êtres, où là aussi lexigence a considérablement baissé.
P.V. : Sans oublier la restauration du rapport avec les éléments du passé, dont la chambre décho peut nous aider à juger plus modestement les productions de notre temps.
J.P.D. : Lépoque actuelle, gagnée en effet par un narcissisme historique forcené, vit dans ce que jappelle un perpétuel désormais: désormais nous ressasse-t-on, rien nest plus comme avant. Quelle autosatisfaction historique !
Chacun sait que si on ne voit pas son passé, on ne voit pas son avenir non plus.
Les communautés qui font vivre lart sont extrêmement appauvries. Le taux dexigence y est extrêmement bas dans la reproduction directe de valeurs ambiantes, qui nont pas grand chose à voir avec lart. On parle de rentabilité, donc lart y va vite : sitôt vu, sitôt consommé. On est dans un temps de plus en plus court. Jamais époque na prétendu aller aussi vite, et, jamais époque na voulu autant étiqueter la moindre particule davant-garde quelle a créée, comme sil voulait arrêter ce temps quelle accélère. On assiste à une historicisation immédiate, sans aucun recul historique.
P.V. : Lépoque sarchive au moment où elle se produit...
J.P.D. : Bientôt, au train denfer où elle va , elle pourra sarchiver avant davoir fait quelque chose. Car cest une historicité qui a très peur quon la défasse. Oser dire aujourd'hui que certaines uvres ont été surévaluées ou dévaluées apparaît scandaleux et déchaîne larsenal défensif de la machine à fabriquer lhistoire à chaud. Les anathèmes viennent de ce que cette époque pressée tient farouchement à son étiquetage, comme si elle pressentait que tant dinnovations pour linnovation ne résisteront pas à lépreuve du temps.
P.S. : Quen est -il donc aujourdhui de cette polémique que vous avez contribué fortement à déclencher au début des années 90 ?
J.P.D. : Au départ , je me sentais, disons, un peu seul. Cela a été une sale période. Mais bon, peu importent les destinées particulières du moment que la liberté reste , disait Saint Just. Ce quil reste de cette lutte, cest que jai envoyé des repères pour fédérer les regards lucides, et cela a permis douvrir un débat, et ce débat ne sest pas refermé. Ils nont même pas pu le récupérer. Les gens lucides parlent, depuis que jai dit que le roi était nu, ils disent tout haut ce quils avaient compris mais nosaient dire. Quelque chose est lancé de lordre de la verbalisation. Il faut maintenant accompagner les artistes qui reparlent.
Certes, la machine officielle et ses idéologies esthétiques continuent, car elles ont une force dinertie et une énergie défensive dignes de tous les pouvoirs, jésuites, inquisitoriaux, soviétiques, etc. Mais, comme lart reste tout de même indexé sur de lénergie qualitative, on peut espérer que labsence de cette énergie dans le système subvertira celui-ci de lintérieur.
Le bilan, cest que des fissures ont été pratiquées dans lédifice, on sent une vacillation, un jeu dans le mécanisme. Tout a été fait pourtant pour salir et disqualifier mon intervention, mais cela na pas réussi, car si ce système possède la puissance et le pouvoir, il na pas lautorité, il na aucune nécessité en dehors de lui-même, pas de nécessité parce que pas dexigence interne.
Donc la situation reste ouverte, car une prise de conscience sest répandue.
Cette polémique aura été,finalement, le dernier grand combat idéologique du 20 ème siècle, même sil nest pas encore, bien évidemment, raconté dans les manuels officiels de lhistoire de lart
Après tout, tout est une question de pari dans la vie. Jai parié, par mes textes, quon pouvait refaire lhistoire de lart récent et ouvrir lavenir. Quand on parie, on ne sait pas lissue. Sinon parierait-on ? Cest comme la vie : si lon savait pourquoi lon vit, vivrait-on ?.
1- Jean-Philippe Domecq : choix bibliographique :
>Essais sur lart :
Ruisdael, ciel ouvert, éd. Adam Biro, 1989 - Artistes sans art ?, ed. Esprit, 1994 ; Pocket, « Agora », 1999 - Misère de lart, essai sur le dernier demi-siècle de création, éd. Calmann-Lévy, 1999
>Sur la littérature : Qui a peur de la littérature ?, éd. Mille et Une Nuits, 2002.
>Dernier roman réédité : Antichambre, éd. Fayard, 2004
>A paraître : Nouvelle introduction à une nouvelle histoire de lart du vingtième siècle
2- Pascal Vinardel a exposé essentiellement à Paris chez Albert Loeb et en Suisse chez François Distesheim entre 1980 et 1990. Après son exposition à la FIAC en 1988, présenté par la Galerie Distescheim, il sest volontairement éloigné du monde des galeries pendant une quinzaine dannées. Loeuvre de Pascal Vinardel a été présentée dans le n° 14 dArtension, à loccasion de ses expositions à Paris, dans les galeries Visconti et Francis Barlier.
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Place des femmes en art et critique féministe
Un précédent historique : le mouvement des femmes en art.
par Fabienne Dumont
On peut se demander pourquoi l'histoire de l'art n'a pas retenu ce mouvement et ne lui a pas accordé la place de choix qui lui revient dans l'évolution des mentalités.
Femmes et art : où en est la situation ? Pour mieux appréhender la situation actuelle, il faut remonter à trente ans en arrière. Dans les années 1970, 5 à 20 % de femmes obtenaient le droit à exposer leurs oeuvres sur les cimaises des salons, galeries et musées. Aujourd'hui, la situation semble avoir évolué en ce qui concerne les instances premières de reconnaissance, mais elle reste bloquée en ce qui la concerne au niveau national(1) .
Prenons deux expositions qui auraient dû montrer un nombre de femmes importantes :
celle de Masculin-Féminin (2) a établi qu'il revenait à 70% d'artistes hommes d 'exprimer ce qu'il en était de ces notions, et la dernière exposition surréaliste dans les mêmes lieux (3) avait à peine 5% d'oeuvres d'artistes femmes sur ses cimaises. Où sont passées toutes les recherches effectuées sur Leonora Carrington, Léonor Fini, Frida Kahlo, Dora Maar, Méret Oppenheim, Kay Sage, Dorothea Tanning, Toyen et bien d'autres encore ? Peut-on prétendre aujourd'hui que ces oeuvres ne valent rien et les renvoyer aux oubliettes ?
Des plasticiennes ont lutté dans les années 70 pour que la situation change. Il est intéressant de remonter à cette source historique sans précédent restée quasiment inconnue du public : le mouvement des femmes en art. Il fut parallèle, mais non conforme quant à son contenu artistique, à ce qui se passait et se disait dans le mouvement social des femmes, le MLF, actif de 1970 à 1981 environ. Les artistes ont effectué dans ces groupes un travail de reconnaissance, d'expression de leur vécu et de lutte contre les stéréotypes de la société qui a dégagé le terrain et profité aux générations d'artistes suivantes.
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Dès le début de la décennie se mettait donc en place un mouvement non mixte
constitué de plusieurs groupes d'artistes qui cherchaient à réfléchir à leur situation en confrontant leurs expériences. Ces groupes avaient en commun un certain mode de fonctionnement, allant de réunions dans les ateliers des plus favorisées à des discussions sur leurs oeuvres, voire à l'organisation d'expositions communes, et passant par des prises de conscience de la similitude des expériences de rejet de leurs travaux en tant que femmes. Rares furent les cas où des galeristes, hommes et femmes, dirent ouvertement leur refus de prendre une artiste sur le simple fait de son sexe, ou du refus final d'un acheteur convaincu par l'oeuvre mais reculant devant le sexe de son auteure. Ces deux discriminations étaient pourtant la base de ce manque de visibilité des femmes, qui existaient en tant qu'artiste et travaillaient, avec souvent une formation aux beaux-arts en poche.
Être une femme et une artiste n'allait pas de soi, et ces groupes permirent cette prise de conscience de la situation généralisée dans laquelle se trouvaient les plasticiennes, et la mise en place par la reconnaissance mutuelle de leurs travaux d'un droit interne à être femme et artiste. Il faut aussi noter que c'est à cette même période que commencèrent les recherches en histoire de l'art visant à faire sortir des oubliettes les artistes des siècles et décennies passés. Mobilisées par ces sujets, elles furent des centaines à se rendre aux réunions de chaque groupe, beaucoup moins à exposer, et il n'y en eut qu'un nombre restreint qui participa activement à la dynamique du groupe et à ses côtés plus administratifs. Mais l'impact social était évident et toutes les artistes interrogées ont reconnu l'importance de ces groupes pour la construction de leur identité de
créatrice.
Quelques publications eurent lieu, dans des numéros spéciaux des revues d' art ou dans des bulletins internes aux groupes, également au Salon de la Jeune Peinture. On y voit les divergences entre les positions féministes adoptées par les unes et les autres. Les oeuvres sont l'écho de ces différents, certaines ayant axé leur travail sur l'engagement politico-social de l'oeuvre, d'autres ayant effectué un travail artistique
sans référent féministe, mais ayant lutté avec les autres pour exister au sein de la scène artistique. En tous les cas, les oeuvres de cette époque montraient différemment que les groupes MLF les conditions de vie des femmes et leurs révoltes contre celles-ci. Contraception, avortement, salaire égal, connaissance de son propre corps et de sa sexualité, reconnaissance du viol comme crime et autres thèmes du MLF ne se déclinent pas ainsi pour les artistes. Elles ont travaillé l'image des femmes et leurs vécus d'une manière différente, plus proche d'un vécu quotidien et intime, parfois empreint de violences, approches complémentaires aux revendications sociales sans les illustrer directement. L'avortement ne fut par exemple représenté que par une seule artiste (4) . Un court panorama de ces groupes et de quelques travaux qui y furent montrés donnera une idée plus précise de ce mouvement.
Premier des groupes recensés, en 1972, La Spirale tournait autour de Charlotte Calmis, qui a organisé des réunions et une exposition intitulée Utopie et féminisme. Elle-même artiste, elle réalisait des peintures abstraites et au cours de ces années de militance artistico-politique réalisa des collages donnant à voir sa place au sein de la cité. Elle s'y représentait morcelée, le visage éclaté en une multitude de facettes. Des
phrases écrites à l'aide de découpages de lettres de journaux venaient en
résonance à ce sentiment de perte de repères et d'investissement de la place publique. Appartenant à ce groupe, citons aussi la peintre Jeanne Socquet, l
une des premières à écrire sa colère dans un livre intitulée La création étouffée (5) . Certains de ses tableaux mettaient en scène des femmes à l'allure conquérante.
Féminie-Dialogue, créé en 1975, est un groupe issu du plus vieux des salons de femmes existant en France, l'Union des Femmes Peintres et Sculpteurs, dont la fondation remonte à 1881 et qui permit l'ouverture de l'école des Beaux-Arts aux femmes en 1896. Christiane de Casteras a fait scission pour mettre en place ce nouveau salon, rénové et rajeuni dans ses choix, et en a été la principale actrice durant presque trente ans. L'une des originalités de ce groupe est d'avoir soutenu des oeuvres de femmes travaillant à partir du textile, en un détournement de leur apprentissage culturel. Elles étaient soutenues en ce domaine par l'une des rares critiques d'art féministe de ces années, Aline Dallier. Les expositions annuelles comptaient des centaines d' oeuvres. En parallèle à leurs travaux individuels, Christiane de Casteras et Andrée Marquet ont travaillé en commun à la réalisation de sculptures
souples, faite du recyclage de vieux vêtements chargés d'affectivité. Utilisant leurs compétences en couture, elles rendirent hommage avec La grand-mère au travail domestique et d'élevage des enfants effectué gratuitement par les femmes, et qui les use. Milvia Maglione exécutait de grands draps où elle cousait divers instruments de ces activités réservées aux femmes, dont l'un s'intitule Mythologie féminine.
Fondé la même année, Femmes en lutte, animé par Dorothée Selz, reflète par son histoire les dissensions régnant au sein des groupes féministes, puisqu' il s'est fédéré en réaction au groupe précédent, estimant que le fait qu' exposer sous l'égide de l'Unesco reflétait un emprisonnement et nuisait à la liberté des oeuvres exposées. Le groupe ne réalisa pas d'expositions d' oeuvres individuelles, mais tenta un coup de poing en exposant au Salon de la Jeune Peinture un assemblage collectif de sacs de poubelles et autres slogans dénonçant les conditions de vie des femmes et des artistes.
Le Collectif Femmes/Art s'est formé l'année suivante, suite au refus de Suzanne Pagé, alors directrice de l'Arc (6) , de réaliser une grande exposition de femmes, qui selon les participantes avait été commanditée et était prête. Dans le cadre de ce collectif eurent lieu des performances engagées. Ce ne fut pas la seule activité de ce groupe et il comptait aussi de nombreuses artistes travaillant, par exemple, autour de l'inscription du temps dans le dessin. Lors d'une journée d'actions en 1978, Françoise Janicot et Léa Lublin réalisèrent chacune une intervention féministe. La première avait réalisé dès 1972 une performance intitulée l'Encoconnage, qui consistait en un enroulement de la tête aux pieds dans une corde, jusqu'à l'étouffement, voulant montrer la situation oppressante dans laquelle elle vivait en tant que mère, femme et artiste. Elle se libérait ensuite lentement de sa chrysalide et prenait son envol, débarrassée de ses anciens carcans. La seconde collecta des idées reçues au sujet des femmes et des plasticiennes, les inscrivit sous forme de questions en lettres d'imprimerie sur une grande banderole, à la manière de celles des manifestations, et conduisant la procession du public jusqu'à la Seine, elle la jeta par-dessus bord, diluant ainsi symboliquement ces offenses d'un autre âge. Je citerais aussi le travail de Gina Pane, féministe qui n'a pas appartenu aux groupes, mais qui a exercé une profonde influence sur ce type de travail. Elle préparait ces actions pendant des mois, puis les réalisait devant un public restreint. Action sentimentale fut effectuée en 1973 devant un public exclusivement composé de femmes. Elle mettait en jeu les douleurs liées au romantisme des femmes, mêlant une implication physique (elle s'enfonçait des épines de roses dans le bras jusqu'au sang) et une beauté visuelle voulue interrogeant la différence entre l'image édulcorée de l'amour qu'on veut nous montrer habituellement et les vécus réels qui se cachent derrière les roses.
La revue Sorcières, créée en 1977, était la seule revue consacrée exclusivement à la culture des femmes. Elle éditait des numéros thématiques qui était accompagnés de reproductions d'oeuvres d'artistes. Il faut noter ici la présence de Lou Perdu, dont le travail à partir de la collecte de poupées cassées et démembrées se retrouve dans d'autres travaux de l'époque. Jouant comme modèles de leurs identités en souffrance, ces artistes se servaient de ce support pour mettre en scène leurs vécus et en dénoncer la violence. Cette angoisse se retrouve dans le travail de peinture de Dominique d'Acher, qui mettait au monde des créatures aux yeux grands ouverts sur le monde, mais pris dans une sorte d'effroi. De même, les sources journalistiques de faits divers utilisés par Sabine Monirys dans ses peintures hyperréalistes donnaient à voir un monde de solitude et d' angoisse, où la menace rôde partout. Montrer ces aspects-là des conditions de vie des femmes n'est pas anodin. Cela nous sort du cliché de la femme douce pour nous confronter à une réalité de violence qu'elle possède tout
autant qu'elle subit. Dans une recherche sur les constituants du féminin, le travail vidéo commun de Katarina Thomadaki et Maria Klonaris explorait leurs rapports à elles-mêmes et à leurs mémoires corporelles et psychiques de femmes. Elles allièrent toujours ce travail à des débats avec le public, pour faire comprendre leurs recherches et comprendre les réactions suscitées.
En 1977, avant l'exposition des Singuliers de l'art à l'Arc, s'est formé Singulières/Plurielles, animé par Ody Saban. Elles avaient exposé au Salon de la Jeune Peinture et mettaient en valeur le travail d'autodidactes. La fusion à d'autres artistes liées à Nicole Millet (7) verra la naissance du groupe Art et Regard des Femmes. L'originalité de ce groupe réside dans la mise en place d'un lieu d'exposition permanent ainsi que l'organisation d' ateliers de formation à un regard différent et féminin, organisés aussi bien par des scientifiques que des artistes, en une recherche globale sur la vie et l'art. Judith Wolf, qui réalisait de grands collages abstraits, et Ody
Saban ont exposé lors de la première exposition dans ce local. Une performance de cette dernière, la lecture de textes écrits à cette occasion par la poète Annie Vasseur, la musicienne Neige et d'autres intervenantes accompagnèrent pendant une semaine l'exposition. Ody Saban montra là deux longs rouleaux (8) emplis d'aquarelles en un continuum coloré explosif mêlant écriture et dessins. Ils évoquaient dans un désordre fourmillant de scènes la société et la vie intime, traités avec humour et révolte, faisant une grande place aux corps et aux vécus de femmes et montrant les prémices d'un
érotisme imbriquant les corps des amant/e-s les un/e-s aux autres.
Ce tour d'horizon ne serait pas complet sans la mention de quelques artistes n'ayant pas participé aux groupes, mais qui ont effectué un travail féministe. En 1972, Annette Messager réalisait un ensemble de photos retouchées intitulé Les tortures volontaires, résumé des mille et une tortures esthétiques que s'infligent les femmes afin de correspondre aux stéréotypes de beauté édictés par la société du moment. Les instruments utilisés étaient tellement déshumanisés qu'elle transforma ce quotidien en
une scène de science-fiction. Orlan, également, qui fit scandale en 1976 en vendant des Baisers d'artistes à la Fiac, déguisée en madone au sein dévoilé, interrogeant là le rapport entre catholicisme, prostitution et vie d'artiste femme. Notons enfin les gigantesques Nanas de Niki de Saint-Phalle qui prenaient place dans la cité, et saluons son courage à avoir dévoilé l' inceste dont elle a été victime, et dont elle a fait un livre préventif destiné aux enfants. Ses tirs à la carabine et sa terrible Mariée des années
1960 sont de même précurseurs de ces courants de révolte féministe qui ont fait bouger la place attribuée aux femmes sur la scène artistique et plus largement dans les consciences.
Au regard de toute cette activité, qu'elle soit militante pour une meilleure situation des plasticiennes sur la scène artistique ou/et qu'elle décortique des stéréotypes du féminin, on peut se demander pourquoi l'histoire de l'art n'a pas retenu ce mouvement et ne lui a pas accordé la place de choix qui lui revient dans l'évolution des mentalités et l'ouverture du monde de l'art aux femmes. Il semble bien que les femmes qui s'investissent aujourd'hui dans le domaine de l'art soient redevables à ces pionnières d'une situation
un peu plus dégagée quant à leur statut et plus libre quant au contenu de leurs travaux. Il leur reste à se battre pour que la situation s'améliore encore, car tout est loin d'être gagné.
1-Aucune étude chiffrée n'a été effectuée pour en saisir la réelle portée,
les études existantes n'incluant pas la dimension sexuée. Les chiffres
concernant les années 1970 sont issus de mes propres comptages.
2-1995, Musée National d'Art Moderne.
3- La révolution surréaliste, 2002.
4-Bien entendu, à la connaissance de l'auteure, qui a épluché toute la
documentation disponible à ce sujet, et reste intéressée par toute
information qui l'enrichirait. L'oeuvre est une sculpture de Marie Mercier,
réalisée sous forme de boîte.
5-Livre écrit en collaboration avec Suzanne Horer, Ed. Pierre Horay, 1973.
6-Structure consacrée aux expositions au Musée d'Art Moderne de la Ville de
Paris.
7-Qui en sera ensuite exclue.
8-Montés sur un système de poulies en bois, le public pouvait les dérouler
et réenrouler à sa guise.
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Pour une esthétique de lincarnation
Par Emmanuel GABELLIERI *
Lier la chair et linvisible, à plus forte raison la chair et Dieu, est-il sensé ? La chose peut paraître provocante si la chair nest vue que comme le lieu de la tentation, du péché et de lidolâtrie, par opposition à une religiosité qui, elle, se réduirait à une morale désincarnée. Elle peut sembler un contresens si le visible et linvisible, le corps et lesprit, la matière et le divin, sont vus comme deux termes antithétiques. Mais le christianisme authentique - qui ne saurait sidentifier au dualisme grec ou moderne avec lequel il est parfois confondu - comme la part la plus vivante de la philosophie contemporaine, sinscrivent sans doute en faux contre ce partage interdisant de penser le lien entre la chair et lesprit. Ce quon peut illustrer par trois types de référence à des pensées cherchant à élaborer une esthétique de lincarnation.
Cette conjonction entre la chair et Dieu, que certains peuvent trouver problématique, Maurice Merleau-Ponty en avait en effet, avec dautres, souligné la pertinence lorsque, sans partager la foi du christianisme, il soulignait le sens nouveau que celui-ci avait apporté dans lhistoire. « LIncarnation change tout », écrivait-il, car « Il ne sagit plus de retrouver, en deçà du monde, la transparence de Dieu, il sagit dentrer corps et âme dans une vie énigmatique dont les obscurités ne peuvent être dissipées, mais seulement concentrées en quelques mystères, où lhomme contemple limage agrandie de sa propre condition. » (1) . Autrement dit, le Christ fait passer de la représentation dun Dieu purement transcendant (lintellect pur de la métaphysique grecque ou le Sans-forme des mystiques orientales) à celle dune « habitation » de la chair et du monde par le divin. Un Dieu fait corps et se liant à la corporéité humaine révolutionne ainsi à la fois lidée du divin et celle du corps, comme lexprime l épigraphe placée par Hölderlin en tête de son Hyperion (formule dont lorigine remonte à Saint Ignace de Loyola) : « ne pas être enfermé par ce quil y a de plus grand, se laisser contenir par ce quil y a de plus petit, voilà qui est divin » (2) .
Indépendamment de la rupture ou de la refonte dune notion de transcendance qui ne peut plus à partir de là se penser de manière purement verticale (3) , une telle perspective conduit à donner au corps une vérité et une valeur de révélation là même où celui-ci reste pourtant, aussi, un lieu dobscurité et dénigme. Cest ici où les analyses de la phénoménologie contemporaine rejoignent les intuitions du christianisme. Chez Merleau-Ponty, le corps ne peut plus être alors objet de « représentation » mais est lieu dun « entrelacs » entre visible et invisible. Car toute perception sensible, ne nous donnant que des « esquisses » et des « profils » dune réalité que nous ne pouvons jamais totaliser du regard, la perception est toujours une « foi perceptive » où la présence se révèle sur fond dabsence (4) . Or si notre chair, comme la « chair du monde », ne peuvent jamais être objectivées et surplombées du regard, nest-ce pas que notre unité vitale avec lêtre précède et déborde toute représentation, que lesprit ne surplombe jamais le mystère de son incarnation ? La lecture philosophique du christianisme opérée par Merleau-Ponty sarrêtant ici, cest à une ontologie du monde, de « lélément » sensible originaire dans lequel lhomme est immergé que conduit cette phénoménologie de la chair, dont la peinture de Cézanne est vue comme une expression esthétique privilégiée (5) .
La distinction instaurée par Husserl entre « corps » (Körper) et « chair » (Leib) peut être toutefois reprise et radicalisée dune manière bien différente, comme cest le cas dans luvre plus récente de M.Henry. Celle-ci, conjuguant explicitement la phénoménologie et le projet dune « philosophie du christianisme », a fait de lopposition entre lexpérience de la « chair » et celle de l « objectivité » du monde, le principe essentiel de ce qui devrait être une pensée de lIncarnation (6) . Celle-ci aurait ainsi pour tâche de dévoiler la différence entre deux modes radicalement distincts de phénoménalité, celui de la « chair », comprise comme une « auto-affection » invisible de la Vie avec elle-même, et celui de lobjectivité ou de « lextériorité », dans laquelle nous apparaissent les phénomènes mondains. On voit la différence avec une perspective comme celle de Merleau-Ponty, car ici « Vie » et « Monde » sont opposés comme les deux branches dune alternative, lopposition phénoménologique entre « affectivité » et « extériorité » étant jugée indépassable par lauteur dIncarnation. Le débat interne à la phénoménologie est donc de savoir si la vérité de la phénoménalité reste dans limmanence du monde ou bien ouvre à un invisible transcendant radicalement celui-ci. Le privilège esthétique accordé par M.Henry à lart abstrait le plus radical est significatif de cette seconde perspective (7) .
La pensée de Merleau-Ponty pose sans doute la question de savoir jusquoù une ontologie voulant rester dans les limites du monde, peut penser la transcendance ( cest-à-dire lécart entre un être et la totalité de lêtre) uniquement sur le plan horizontal dune « latéralité » par laquelle les êtres empiètent et sinterpénètrent les uns les autres, restant donc finalement dans limmanence de leur appartenance mutuelle (8) . Quant à la pensée de M.Henry, elle pose peut-être la question de savoir jusquoù lon peut opposer « objectivité » du corps et « intériorité » de la chair : car nest-ce pas lentrelacs de ces deux dimensions qui fait lénigme et le tourment de lhomme vivant comme de lartiste ? Et nest-ce pas le mélange en même temps que la tension irréductible entre immanence et transcendance qui constitue le mystère auquel se heurte le philosophe aussi bien que lhomme ordinaire ?
Le dilemme entre phénoménologie « du monde » et phénoménologie « théologique » qui habite la philosophie française, mais qui habite aussi lart contemporain lorsquil sagit de savoir si lart peut et doit révéler un sens absolu dont ne seraient plus porteurs philosophie et religion, ce dilemme peut-il être dépassé ? Paradoxalement, cest de la meilleure part de la théologie contemporaine, ouverte à la fois à la phénoménologie et à lesthétique contemporaines, que pourraient bien venir de précieuses stimulations, et un élément important du dialogue à entreprendre. Le principe de la grandiose « esthétique théologique » développée par exemple par le théologien suisse H.U.V.Balthasar dans La Gloire et la Croix peut en effet peut-être se résumer dans lidée dune « expression » de lintériorité dans lextériorité, de linfini dans le fini (9) , laquelle interdit aussi bien dopposer les deux termes (comme tend à le faire la philosophie de laVie de M.Henry) que de les confondre dans une même immanence comme tend à le faire la perspective de Merleau-Ponty. Une telle « expressivité » de lêtre éclaire cette énigme du « corps de chair » si bien analysé par le théologien lyonnais X.Lacroix (10) , qui est à la fois forme et dépassement de la forme, parole et silence, finitude et transfiguration, sans que lécart entre ces termes puisse être aboli par la raison ou la volonté humaines. La théologie de la « kénose » divine (11) , dun Dieu qui se vide de lui-même par amour de sa création, nest-elle pas ici dans une consonance singulière avec une part de lart le plus actuel où le corps, loin dêtre idéalisé, héroïsé ou ramené à une perfection plastique, est montré dans sa vérité nue, sa pauvreté, sa corruptibilité, mais aussi se trouve par là même objet de compassion, du fait même de sa vulnérabilité (12) ? Sans doute est-ce là un des champs de dialogue qui peuvent souvrir à la croisée de lesthétique et de la pensée contemporaines, et quun festival comme « La chair et Dieu » peut contribuer à construire (13) .
1- M.Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p.310.
2- Sur la curieuse histoire de cette formule, reprise par les penseurs de Tübingen (Hölderlin, Hegel, Schelling), cf. G.Fessard, La Dialectique des exercices spirituels de St Ignace de Loyola, Paris, Aubier, 1956, I, p.167-76.
3- Cf. à nouveau Merleau-Ponty : «
il est un peu fort doublier que le christianisme est, entre autres choses, la reconnaissance dun mystère dans les relations de lhomme à Dieu, qui tient justement à ce que Dieu ne veut pas dun rapport vertical de subordination (
) la transcendance ne surplombe plus lhomme, il en devient étrangement le porteur privilégié. » (Signes, Gallimard, 1960, p.88).
4- Cf. les analyses de Merleau-Ponty dans Le visible et linvisible, Tel Gallimard, 1979, p.17-141.
5- Voir par exemple Merleau-Ponty, LOeil et lesprit, Gallimard, 1964.
6- M.Henry, Cest moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Seuil, 1996 ; Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, 2000.
7- Cf. M.Henry, Voir linvisible sur Kandinsky, Bourin-Julliard, 1988.
8- Sur ces analyses de Merleau-Ponty ne voulant penser que linvisible « de ce monde », cf. par exemple R.Barbaras, Le tournant de lexpérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Vrin, 1998 ; Françoise Dastur, Chair et langage. Essais sur Merleau-Ponty, Encre marine, 2001.
9- H.U.V.Balthasar, La Gloire et la Croix, 8 vol., Aubier, 1965-1981. Sur le type de phénoménologie de lexpressivité déployé par Balthasar, cf. notre étude « Ontologie de l'image et phénoménologie de la vérité » , Théophilyon, 1/ 1996, p. 21-64.
10- X.Lacroix, Le corps de chair. Les dimensions éthique, esthétique et spirituelle de lamour. Cerf, 1992.
11- On le sait, ce terme vient de saint Paul parlant de la kenosis du Christ, se « vidant » de sa divinité sur la Croix.
12- Voir les analyses en ce sens du tout récent ouvrage de Catherine Grenier, Conservateur au Centre Georges Pompidou, Lart contemporain est-il chrétien ?, Ed. J.Chambon, 2003.
13- Les références et la problématique ici esquissées seront prolongées dans notre conférence « La chair entre visible et invisible », Bibliothèque Municipale de la Part-Dieu, jeudi 4 décembre 2003.
*Agrégé et Docteur d'Etat en philosophie
Professeur à la Faculté de Philosophie de l'Université catholique de Lyon
Rédacteur en chef adjoint de Théophilyon
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PIERRE BOURDIEU ET LART CONTEMPORAIN
par Nathalie HEINICH
Ce texte de Nathalie Heinich fait écho à celui de François Derivery publié dans le numéro 2 (novembre-décembre 2002) dArtension.
Il jouxte opportunément, dans ce présent numéro 6, un nouveau texte de François Derivery sur le même sujet qui nous paraît central dans la configuration actuelle, et mérite pour cela quon y revienne. P.S.
Croire quune proposition dordre politique effectuée dans le champ de lart touche directement le champ politique, cest ignorer lautonomie du champ artistique
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On me demande de donner mon point de vue de sociologue sur la position de Pierre Bourdieu face à lart contemporain. Cest en effet un point crucial, qui éclaire admirablement la puissance dune pensée, mais aussi ses impensés et, peut-être, ses impasses : une fois de plus, " ce que lart fait à la sociologie ", cest bien dagir comme un remarquable révélateur des soubassements pas toujours explicites dune posture intellectuelle (1).
Si lon choisit dentrer dans la sociologie de Bourdieu par la question de lart contemporain, on trouve deux Bourdieu, diamétralement opposés lun à lautre. Le premier, qui sest exprimé dans les années 70, propose une analyse critique de lart contemporain comme effet daveuglement sur les conditions mêmes de son existence. Dans un important article paru dans sa revue en 1977, il épinglait au passage lillusion consistant à croire que la subversion artistique puisse subvertir réellement quoi que ce soit, puisquelle fait précisément partie de la règle du jeu de lart contemporain : les tentatives les plus radicales pour sortir des limites assignées à lart sont aussitôt recyclées en oeuvres dart dûment attestées par les " instances de consécration ", à condition du moins que la proposition ait réussi son entrée dans ce champ très fermé. Ainsi, note Bourdieu, "paradoxalement, rien n'est mieux fait pour montrer la logique du fonctionnement du champ artistique que le destin de ces tentatives, en apparence radicales, de subversion: parce qu'elles appliquent à l'acte de création artistique une intention de dérision déjà annexée à la tradition artistique par Duchamp, elles sont immédiatement reconver-ties en "actions" artistiques, enregistrées comme telles et ainsi consacrées par les instances de célébration. L'art ne peut livrer la vérité sur l'art sans la dérober en faisant de ce dévoilement une manifestation artistique.(2)"
Le second Bourdieu sexprimera près de vingt ans plus tard, dans un dialogue avec lartiste contemporain Hans Haacke (3). Sa position est alors à lopposé de la précédente, puisquil fait choeur avec son interlocuteur pour louer les capacités critiques de lart contemporain et spécialement celui de Haacke, dont les installations visent à mettre en évidence, dans un geste explicitement politique, les méfaits de certaines multinationales. Bref, il ne sagit plus de critiquer lillusoire fonction critique de lart contemporain, mais de louer ses réelles fonctions critiques. Sagissant toutefois dun artiste aussi reconnu, aussi fortement intégré dans lart contemporain le plus soutenu par les institutions (ses oeuvres valent très cher sur le marché des achats institutionnels, au point quun autre artiste, Fred Forest, exigea en vain du Centre Pompidou quil dévoile le montant de lachat dune pièce de Haacke, entendant ainsi dénoncer les abus de pouvoir des spécialistes et les abus de position dominante de certains artistes), un soupçon sinsinue : où se logent exactement les capacités subversives de telles installations, dès lors quelles restent confinées à un monde de lart qui sait parfaitement les recycler en valeurs artistiques avant même quelles aient pu toucher la sphère du politique?
Ici, le second Bourdieu contredit manifestement le premier, pêchant par cette même naïveté quil dénonçait naguère. Cette contradiction trahit une méconnaissance, par le second Bourdieu, dun des concepts-clés de la sociologie de Bourdieu: celui dautonomie relative du champ. En effet, croire quune proposition dordre politique effectuée dans le champ de lart touche directement le champ politique, cest ignorer lautonomie du champ artistique, dont le fonctionnement et les valeurs possèdent leurs règles propres, irréductibles à celles qui gouvernent dautres champs. Bref, les installations de Hans Haacke fonctionnent " objectivement " comme des pièces de musée définies par rapport à dautres pièces de musée (notamment par le critère de loriginalité), même si elles sont conçues par lartiste comme des dénonciations politiques. En méconnaissant ce concept quil a pourtant lui-même élaboré, et qui demeure probablement lun des apports majeurs de sa sociologie, le Bourdieu laudateur de lart contemporain semble avoir tout oublié de ce que sait, et que nous a appris, le Bourdieu déconstructeur de lart contemporain.
Comment expliquer cet étrange dédoublement entre un Docteur Jekyll pourfendeur de lillusion critique de lart, et un Mr Hyde propagandiste de la critique artistique? Tentons une explication bourdieusienne, en recourant à la notion d " intérêt " - mais ici, probablement, dintérêt caché à lintéressé lui-même. Bourdieu, me semble-t-il, avait intérêt, dans son dialogue avec Haacke, à rester fidèle à une certaine idée de l'avant-garde "dominée" en lutte contre tous les pouvoirs, dont Haacke a dû lui apparaître comme une illustration exemplaire puisquil développait un discours ouvertement politique à une époque où lart contemporain tendait à porter ailleurs ses énergies subversives. Mais pourquoi cette fidélité tout de même assez intempestive à cette conception enchantée de lavant-garde cumulant la subversion politique avec la subversion artistique, et qui a constitué lune des plus puissantes mythologies de lart du XX° siècle ?(4) Cest que Bourdieu sidentifiait, probablement, à cette figure imaginaire de lartiste marginal, qui lui permettait de simaginer lui-même en intellectuel persécuté, que sa vertu critique met en butte aux résistances de tous les pouvoirs. Je ne suis pas certaine dailleurs que Bourdieu ne se soit pas aussi retrouvé, par moments, dans la figure de Manet, auquel il consacra de longues recherches. Mais on ne saute pas impunément de Manet à Haacke, et dun monde moderne, où lavant-garde a pu être effectivement minoritaire et marginale, à un monde contemporain, où elle est devenue la norme : on y risque non seulement lanachronisme (ou plus précisément, dans le vocabulaire de Bourdieu, " leffet dhysteresis ", qui pousse à attribuer à un objet des propriétés qui ne furent valables quà un moment donné du temps), mais aussi, nous venons de le voir, la contradiction avec soi-même.
Reste, toutefois, un point commun à ces deux positions le premier et le second Bourdieu, le critique et le propagandiste de lart contemporain -, qui rend superficielle et peut-être secondaire leur contradiction. Ce point commun, cest la posture critique : quil sagisse de critiquer les illusions des esthètes ou de louer les effets critiques produits par les artistes. Dans lun et lautre cas, le projet sociologique réside dans la critique et cest là, jen suis persuadée, le fondement de la sociologie de Bourdieu, le chiffre qui donne sa cohérence à son oeuvre, par-delà les infinies variations quil en a lui-même produites. Cest aussi ce qui en fait la force : dabord, en vertu de la force même que transporte avec elle toute obsession ; ensuite, en vertu de la valeur accordée de nos jours à la posture critique, devenue synonyme de vertu sous quelque forme quelle prenne subversion, provocation, remise en question, démystification...
La sociologie partage aujourdhui avec lart contemporain cette commune indexation à la critique érigée en valeur : sil sen faut de beaucoup heureusement que la sociologie devienne de lart, je maintiens en revanche que lart contemporain est, dune certaine manière, une sociologie, comme jai essayé de le montrer dans mes travaux. En tout cas, loeuvre de Bourdieu a été pour beaucoup dans cette inflexion de la sociologie vers la critique, grâce à son extraordinaire capacité à capter lair du temps et à lexprimer dans le langage et les enjeux sociologiques. Il nous reste à montrer par lexemple et cest ce à quoi, pour ma part, je memploie quil y a dautres chiffres sociologiques que celui de la critique, et que lon peut éclairer sans démystifier et comprendre sans désillusionner.
Toute grande oeuvre possède des failles, qui permettent de la dépasser sans forcément la renier : la position de Bourdieu à légard de lart contemporain est bien lune de ces failles, qui nous montrent les limites de son oeuvre limites qui en forment aussi la cohérence et, pour ceux qui feraient de la critique une valeur indiscutable, la séduction. Mais ces failles nous montrent aussi, du même pas, les solutions pour en sortir à condition du moins quon attende de la sociologie autre chose que lécho bien tourné des opinions de tout un chacun.
1- Je me réfère ici à mon petit livre Ce que fait lart à la sociologie (Minuit, 1998), où je reviens sur les principes qui ont guidé mes recherches sur lart et, en particulier, sur lart contemporain.
2- Pierre Bourdieu, La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques, 1977, p.8 .
3- Cf. P. Bourdieu, Hans Haacke, Libre échange, Paris, Le Seuil-Les Presses du Réel, 1994.
4- Cf. N. Heinich, Ce que la sociologie fait à lart contemporain (entretien avec Frédérique Matonti et Anne Simoni), Sociétés et représentations, n°11, 2001.
Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, est notamment lauteur de Le Triple jeu de lart contemporain (Minuit, 1998), Lart contemporain exposé aux rejets (Jacqueline Chambon, 1998), Pour en finir avec la querelle de lart contemporain (LEchoppe, 1999), La Sociologie de lart (La Découverte, coll. " Repères ", 2001)
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La querelle de lart contemporain :
Où en sommes-nous ?
Un entretien avec Marc Jimenez*
Par Valerie Arrault *
Le calme et lordre sont revenus...
Impossible de ne pas admettre que la crise de lart contemporain apparue au début des années 90 a fait long feu... alors que les facteurs qui lavaient générée nont fait que croître et se multiplier depuis une quinzaine dannées.
Admettre donc que lappareil art contemporain sest avéré suffisamment puissant pour absorber, étouffer, récupérer le débat à son sujet. Absorber, comme le font ces choses increvables qui se nourissent et se renforcent des clous qui les transpercent. Etouffer, comme le fait la rhétorique administrative sous des tonnes de sciure de ce bois qui fait la langue des bons gestionnaires (voir la réponse du Ministre dans notre précédent numéro). Récupérer, comme le font aujourdhui ceux qui reprennent les thèses quils avaient censurèes ou ignorées naguère.
Nempêche, sous la sciure, le feu couve toujours. Et même sil est peu probable que le monde de lart puisse sextraire lui-même de sa crise latente, il est bon de rappeler que lordre et le calme ny sont quapparents.
Pour preuve, ce livre de Marc Gimenez, qui ressort tout de même, sans lair dy toucher, la vieille querelle quon disait enfouie. Pour preuve aussi, la troisième édition du livre de Jean-Philippe Domecq ( Artistes sans art , éditions 10/18 ), qui fut, avec cet ouvrage, lacteur majeur du déclenchement de la dite crise.
Heureusement, lHistoire est longue, toujours, dit Jean -Philippe Domecq dans la préface de cette troisième édition. P. S.
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Dans son ouvrage récemment paru ( La querelle de lart contemporain, Folio - Gallimard, n° 452 ), Marc Jimenez revient sur ce que la presse avait nommé, au début des années 90, « la crise de lart contemporain », et permet ainsi à tous ceux que lart intéresse de pouvoir mieux comprendre toutes ces nouvelles définitions de lart qui sont venues sadjoindre aux définitions traditionnelles. Cette relecture prend soin de faire appel au contexte socio-politique afin déclairer des uvres particulièrement déroutantes. La clarté du propos témoigne du patient travail de philosophe qui, partant de la polémique, décentre lobjet pour le confronter aux théories esthétiques.
Le philosophe esthéticien établit ainsi les liens existants entre lart de la seconde partie du XXe siècle et diverses théories esthétiques qui ont prévalu. En commentant certaines uvres et pratiques artistiques par rapport aux postures esthétiques des années 60 et 70, lauteur rend compte de limpasse de la théorie esthétique et des difficultés rencontrées pour juger des uvres en labsence de normes dévaluation. V.A.
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Valérie Arrault : Les exaspérations, les tensions créées par les subventions attribuées aux institutions officielles jusquà former avec les collectionneurs privés un « monopole élitiste du monde de lart » qui ourdirent en partie « la crise de lart contemporain » dans les années 90 vous semblent avoir été un combat darrière-garde. Ne pensez-vous pas que se manifestait une désillusion désapprouvant un choix très restrictif duvres dartistes des années 60 et 70 ? Autrement dit, cette polémique ne correspondait-elle pas à une contestation de promotions dartistes dénués desprit critique envers lidéologie dominante des années 90 ?
Marc Jimenez : Il faut distinguer deux choses. La réaction de certains critiques, à lorigine de la fameuse crise de lart des années 90, contre un art officiel réunissant un certain nombre dartistes déjà reconnus depuis une trentaine dannées, nétait pas un combat darrière-garde. Cétait surtout lexpression dune lassitude ou dune irritation devant les mêmes rites promotionnels autour de personnalités consacrées, tels Jean-Pierre Raynaud, Daniel Buren, Ben ou Bernar Venet, devenus les représentants les plus marquants de lart contemporain français. Toutefois, ce sont moins les personnes qui sont visées, ou leurs uvres, que lopacité dun système complexe, constitués de réseaux, où lon trouve des fonctionnaires de lEtat, des directeurs dinstituts ou de centres dart tous ceux quYves Michaud vilipendait à lépoque sous le nom de « bureaucrates de la culture », mais aussi quelques galeries de renom, des médias, notamment des revues spécialisées. Au tout début des années 90, la dénonciation plutôt virulente de la bureaucratie culturelle, et de ladministration plutôt pointilleuse dun art contemporain officiel, émanait aussi bien de droite que gauche. Sur bien des points, louvrage de Michel Schneider, La Comédie de la culture, pourtant peu suspect de conservatisme et de traditionalisme, rejoignait les conclusions clairement réactionnaires dun Marc Fumaroli sen prenant de façon parfois hargneuse à lEtat culturel.
Il était temps de faire le procès dune idéologie culturelle et artistique dominante, certes soucieuse de stimuler la création vivante en soutenant financièrement une véritable « avant-garde » duvres censées être provocantes et subversives, mais qui senfermait progressivement dans un néo-conformisme et sombrait dans le consensus le plus démagogique. Et cela, sans pour autant restaurer limage de la création artistique française sur le plan international. Il était temps, également, de dénoncer une critique dart complaisante, compromise et complice du système, et donc disqualifiée.
Ce qui, en revanche, fut darrière-garde, ou du moins régressif, ce fut le débat théorique et esthétique suivi dune polémique autour de prétendus coupables, dont Marcel Duchamp ! La polémique dégénéra très vite en affrontements politico-idéologiques entre les divers clans, cénacles, chapelles, au cours desquels conservateurs, réactionnaires, nostalgiques et passéistes anti-modernes et anti-art contemporain sen donnèrent à cur joie. Les artistes préférèrent se tairent. La discussion théorique et esthétique qui aurait pu avoir lieu sur la qualité de la création actuelle fut escamotée. Le public avait de quoi être perplexe. Et dailleurs, il sest rapidement désintéressé de ce débat entre experts.
V.A. : Cette profonde déception, venue essentiellement de lintérieur des mondes de lart et de ses experts, sest exprimée par la contestation de critères de jugement inconnus, du statut ignoré ou jugé répétitif de certaines pratiques artistiques, par ailleurs de plus en plus incomprises et hermétiques aux divers publics. Aussi ce refus dêtre passif ou indifférent aux questions de lart ne témoigne-t-il pas de la récusation dun système autoritaire au sein dun régime démocratique ?
M.J. : Venant en grande partie du monde de lart et des spécialistes de la création actuelle, une telle charge contre lart contemporain ne pouvait que décevoir un public déjà déconcerté par des uvres dont il ne possédait pas les clefs dinterprétation. Cette désillusion était dautant plus grande que le travail effectué par les artistes dans les années 60-70 navait pas véritablement bénéficié dun accompagnement théorique et esthétique à destination du grand public. Et le pire était que linstauration dun art officiel, mobilisant les moyens et les énergies au bénéfice dun seul type de pratiques artistiques conduisait à occulter le reste de la production artistique, laquelle évoluait très rapidement, notamment par lutilisation de nouveaux matériaux, le recours à de nouvelles formes et de nouvelles procédures, notamment grâce aux médias technologiques.
Le terme « autoritaire », est un peu fort. Il ny avait pas de Jdanov ni de Goebbels dans les ministères ni dans les institutions. Tout au plus peut-on parler de système administratif, avec ses cénacles, ses routines, ses privilèges, La mise en cause de ceux qui, bien que défenseurs de lart contemporain, dénonçaient sa « gestion », portait moins sur le rôle de lEtat, et sur lutilisation des fonds publics pour soutenir la création actuelle, que sur les contradictions engendrées par une telle situation. Létat desprit régnant dans les diverses institutions culturelles, et jusque dans lenseignement, y compris universitaire, aboutissait à une sorte de néo-académisme et lon avait le sentiment que seule une minorité dexperts plus ou moins patentés détenait ce pouvoir exorbitant didentifier, dauthentifier et de sacraliser quelques uvres susceptibles de bénéficier du label dexcellence «art contemporain ». Rainer Rochlitz, dans Subversion et subvention avait, en 1994, mise au jour ces contradictions, et Nathalie Heinich avait eu raison, de son côté, dévoquer le « paradoxe permissif » qui caractérise cet impératif catégorique de la contemporanéité artistique : « sois transgressif » !
V.A. : Nétait-ce pas déjà la mise en cause dun discours esthétique chantant une époque de « pluralisme profond et de tolérance complète » dixit Arthur Danto, cité par vous-même à la page 162, alors que la légitimation des uvres de lépoque, en France, faisait état dune procédure de sélection inverse à la pensée de Danto ?
M.J. : Oui, mais en partie seulement. Car il ny a pas de contradiction entre laffirmation de Danto selon laquelle nous serions entrés selon lui dès Andy Warhol ! - dans une ère postmoderne pluraliste et la reconnaissance, voire linjonction, institutionnelle en faveur de la transgression vaine, stérile. ou du nimporte quoi programmé. La subversion inoffensive, la provocation dérisoire et les expérimentations aléatoires vont de pair avec le pluralisme, le consensus, avec la soumission au marché, avec la complaisance à légard des institutions, en totale collusion, parfois, avec la critique dart, souvent réduite à la promotion médiatique et purement mercantile. La seule valeur qui compte cest la valeur dexposition, et la seule qui importe cest la valeur déchange au détriment dune réflexion sur la forme et le matériau. Et surtout au détriment dune prise en considération des enjeux sociaux, politiques et idéologiques de la création artistique. Dans ce contexte de pure spectacularisation et déchange marchand, luvre en elle-même, les conditions historiques, techniques et proprement artistiques de son élaboration importent peu. On sait cela depuis Duchamp. Exposé par un inconnu, son urinoir ne vaut pas tripette. Concoctée par un anonyme, la boîte à merde de Manzoni naurait été bonne quà mettre littéralement « au cabinet ». Et Cloaca, la machine à faire caca de Wim Delvoye, aussi techniquement ingénieuse soit-elle, nintéresse quen raison de la notoriété de lartiste, capable, on le sait, de faire autre chose.
V.A. : Vous êtes le premier philosophe esthéticien à tirer un bilan dans lequel vous dégagez de manière lumineuse et pertinente la portée significative de lesthétique institutionnelle en relation avec la critique dart greenbergienne sur les normes dévaluation ou les valeurs artistiques anglo-saxonnes puis occidentales (pour ne pas oser dire internationales). Peut-on en tirer lidée que lesthétique analytique ne trouve dapplications théoriques que pour des uvres de sensibilité post-duchampienne ?
M.J. :La philosophie analytique de lart na pas grand chose à dire dès lors quun champ conceptuel et sémantique est parfaitement codifié et cohérent, que les notions et les mots sont parfaitement définis. Elle peut toutefois démontrer que cette cohérence et ces définitions sont de pures conventions, des jeux de langage, et fonctionnent comme une axiomatique. Quà lintérieur du système des beaux-arts - par exemple, en Occident - de la Renaissance au début du XXe siècle, une toile tendue sur cadre et barbouillée de peinture soit un tableau, nest pas, pour elle, un problème. Ce tableau peut-être bon ou mauvais, correspondre ou non aux conventions et aux canons de lépoque, être figuratif ou abstrait, cest une uvre dart et il relève indubitablement du régime de lart.
Il en va différemment lorsque les définitions sestompent et que la frontière entre art et non-art devient floue. Les catégories esthétiques traditionnelles sont invalidées, ainsi que le jugement de goût, et donc les critères dappréciation et dévaluation. Cest bien ce qui se passe avec le ready-made ou des uvres non immédiatement identifiables comme telles. Les douaniers new-yorkais entendaient taxer lOiseau dans lespace de Brancusi parce quils refusaient de croire quil sagissait dune uvre dart. Leonardo Cremonini raconte que la même mésaventure lui est arrivée, dans les années 60, bloqué avec Duchamp à la frontière franco-suisse à cause de ready-mades entassés dans le coffre de leur voiture, en vue dune exposition !. Certes, il y a une différence entre la sculpture de Brancusi, intentionnellement conçue comme un objet dart, et le ready-made, provocation dadaïste, qui nest élevé à la dignité d « objet dart » - et non pas duvre dart de façon purement fortuite et par la grâce dun jeu institutionnel quelque peu pipé. Toutefois, dans les deux cas, ce qui est en cause, ce ne sont plus seulement les catégories et le jugement esthétique traditionnels mais le concept d « art » lui-même. Pendant des décennies, lart moderne sest employé à « dé-définir », selon le mot dHarold Rosenberg, les canons classiques. Lorsquelle se situe dans la lignée post-duchampienne, une partie de lart contemporain une partie seulement ! tombe sous le coup de ce que jai appelé l « indéfinition ». La philosophie analytique appliquée à lart élaborée à la fin des années 50 livre alors des réponses qui ne relève plus de la théorie esthétique traditionnelle. Dès lors que font irruption, dans ce que lon persiste à nommer « art », des objets banals et triviaux, plusieurs questions surgissent : pourquoi ces choses a priori sans intérêt en arrivent-elles à « fonctionner » comme des uvres dart ? Qui décident de leur identification et de leur authentification comme telles ? Les conceptions de Nelson Goodman sur le fonctionnement symbolique des uvres, les théories dArthur Danto ou de George Dickie sur le rôle prédominant du monde de lart et des institutions sont ainsi applicables à des propositions artistiques qui dérogent aux normes habituelles.
Lattention ne porte plus sur luvre particulière incluse dans un système des beaux-arts globalement unifié - mais sur la notion plus générale d « art » qui nécessite à chaque « coup », à chaque proposition, à chaque expérience, sa réinvention, une sorte de mise à jour permanente. « Art » est devenu une notion élastique, un concept caoutchouc.
Mais ce passage de luvre à un concept dart problématique et constamment remis en question a pour conséquence une dilution de la critique et une disqualification des procédures dévaluation. La critique dart est née de la passion et de lintérêt pour telle ou telle uvre. Elle ne sest jamais interrogée sur la validité de la notion « art ». Il en va autrement de nos jours. Dans lunivers de la déréglementation totale des références artistiques et esthétiques traditionnelles, ce dont luvre est porteuse comme puissance critique voire subversive à légard de lordre ou désordre établi, tout ce dont elle témoigne comme implication sociale, politique, idéologique, est occulté. Les théoriciens anglo-saxons, dans leur grande majorité, passent cet aspect sous silence. Ceux qui, en Europe, sinspirent de la philosophie analytique, lignore totalement et renvoient la question du côté du subjectivisme, du jugement de goût ou de lhédonisme. Individualisme, relativisme, consensus deviennent les maîtres mots dune sorte de néo-libéralisme esthétique qui préside à linsertion de lactivité artistique dans le grand showbiz culturel.
V.A. : Je vous cite :« Faire de lesthétique, cétait déjà et cest toujours, exercer sa liberté de penser », (p. 162). Est-ce ethnocentrique de penser que lesthétique européenne favorise un esprit plus prompt à la critique ?
M.J. : Si lon formulait la question ainsi, ce serait certainement une forme dethnocentrisme. Mais il faut poser le problème différemment.
Lapparition de lesthétique comme domaine de pensée autonome, en Europe, au siècle des Lumières, est étroitement liée à la montée en puissance de lesprit critique dans tous les domaines, religieux, philosophique et politique. Et sarroger le droit de critiquer et de juger ne se justifie que si lon reconnaît à autrui un droit identique. Ce principe a une validité universelle, au-delà de tout ethnocentrisme. Mais il est perçu et appliqué différemment dans la philosophie anglo-saxonne américaine et en Europe. Ici, une longue tradition que jappellerais volontiers helléno-arabo-méditerranéenne nous incite à considérer la critique comme une arme de prédilection pour interpréter et surtout pour changer le monde dans lespoir, évidemment vain, datteindre un idéal. On reste platonicien, et lon pense que lart, comme chez Platon, est lun des moyens pour parvenir à surmonter le désenchantement et linsatisfaction quengendre lexistence quotidienne. Dans la « vieille Europe », lart est pris au sérieux : il doit choquer, dénoncer, condamner, subvertir, sengager, militer pour une transformation radicale du monde. On sait que les avant-gardes du début du XXe siècle ont poussé très loin ce type de revendication. Rien de tel dans lesthétique analytique, où lart ne juge pas le monde de lextérieur, où il nest, comme le dit Nelson Goodman, quune manière comme une autre de « faire le monde ». Je nadhère évidemment pas à cette vision des choses qui réduit la création artistique à un simple « colifichet de lexistence », comme le disait Nietzsche. Aux Etats-Unis, selon Arthur Danto, on considère que lartiste contemporain nest quun « timbré qui fait de lart timbré mais inoffensif ». Cette boutade peut faire sourire, mais comme programme esthétique, cest un peu court ! Il est vrai que « faire de lesthétique » nest pas un exercice obligatoire. Cest purement facultatif.
Et lon se retrouve devant un paradoxe qui rejoint ce que nous disions tout à lheure à propos de la philosophie analytique. Elle explique fort bien lextension du concept dart à lépoque actuelle, elle montre comment tout et nimporte quoi peut-être avalisé comme objet dart par linstitution et le marché mais elle ne se prononce en aucune manière sur la validité ou la qualité des uvres contemporaines proprement dites, sinon pour les ranger globalement dans ce quArthur Danto nomme, de façon péjorative, l « art de la perturbation ».
V.A. : Vous préconisez la nécessité délaborer une « philosophie de lart contemporain » à partir duvres singulières, comme on parle dun film, dun livre, dune pièce de théâtre précise. Un « discours argumenté » et contradictoire uvre par uvre, comme cela se faisait, nest-il pas souhaitable ?
M.J. : Les polémiques sur les formes de création actuelles ont eu pour effet, particulièrement pernicieux, de rendre suspect, aux yeux du grand public, la seule expression « art contemporain ». Si le monde de lart, celui des experts institutionnels, sy retrouve en développant la plupart du temps des discours assez hermétiques réservés aux seuls initiés, le grand public sy perd parce quil ignore les critères de sélection, de célébration et dexclusion. Doù sa méfiance envers lart étiqueté « contemporain », sa déception et son rejet. Pour contrecarrer un type de discours hermétique, réservé aux seuls initiés et coupé à la fois de la pratique artistique et du public, rien de tel que den revenir aux uvres elles-mêmes et de favoriser, dans les lieux dits « culturels », en particulier dans lenseignement artistique, les rencontres avec les artistes au lieu de se contenter de pures et simples exhibitions. Une esthétique de lart contemporain, si elle est envisageable, ne peut être quune esthétique des uvres particulières.
V.A. : Vous dites avec juste raison quau moment où éclate la querelle, de nombreux artistes sont sur des orientations plus « perméables aux problèmes actuels, quil sagisse du sida, des menaces écologiques, de léconomie libérale, du pouvoir des médias, des guerres, du terrorisme, etc. (p. 289). Est-il utopique de penser quune telle philosophie de lart pourrait éviter les cotes dun marché de lart et dinstitutions officielles qui se sont longtemps contentées de transgressions formalistes puis de transgressions si peu critiques ?
M.J. : Cest utopique pour la bonne raison que le marché de lart et les spéculations mercantiles qui en sont le moteur sont largement irrationnels, ou du moins nobéissent pas à la même logique que les arguments constitutifs dune philosophie ou dune esthétique de lart contemporain. Si le marché de lart était fondé sur la stricte prise en considération de la qualité et de la valeur intrinsèques des uvres, on le saurait depuis longtemps. La dépression qua connue le marché de lart à la fin des années 90, partiellement à lorigine de la crise de lart, nétait certainement pas due à une prise de conscience subite de la supposée ou réelle - médiocrité de la production artistique hexagonale de lépoque.
Là où il lui est possible de sexprimer, une esthétique de lart actuel doit sefforcer de lutter contre les lieux communs, fort répandus, sur le prétendu désengagement et lapolitisme des artistes, isolés du monde extérieur ou, au contraire, complices du marché, de la mode, des médias ou du système culturel.
V.A. : Savoir quun magazine comme Artension vit sans subventions ni soutien daucun groupe de presse tout en se consacrant à des artistes actuels et pour lesquels il ny a aucun support pour les faire connaître, fait prendre la mesure dune orientation officielle.
Si une telle dichotomie de promotion doeuvres suscite la question de paradigmes esthétiques inadéquats, peut-on soupçonner également une conception de lart officielle préoccupée par une esthétique internationale sous influence anglo-saxonne ?
M.J. : Cest plus quun soupçon. Mais je ne crois pas quil faille prioritairement situer le problème sur le plan esthétique même sil se crée, ici ou là, dans telle ou telle biennale un « style » international » dominant. Les styles et les tendances, la mode changent. Une chose, en revanche, ne change pas, cest le marché. Le rapport Quémin, si décrié lors de sa parution en 2001, avait déjà mis au jour, chiffres à lappui, lhégémonie anglo-saxonne sur le marché de lart international.
Le moins quon puisse dire est que la politique hexagonale dun art officiel est quelque peu passée à côté des enjeux économiques.
Combien de Français au musée Guggenheim de Bilbao, lors de son inauguration en 1997 ? On les comptait sur le bout des doigts, pas de tableaux, uniquement des vidéos et des photos. Combien en 2005 à la biennale Venise, un ou deux ? Question presque indécente, encore que la peinture-peinture y est cette fois représentée.
Mais je ne pense pas quil faille seulement incriminer les instances artistiques officielles. Le problème se pose au niveau plus général de la politique artistique et culturelle quen tend conduire lEtat. Et, manifestement, lEtat dans sa prise en charge de ce doit être la vie artistique en France, nadmet pas la concurrence et tolère difficilement quon empiète sur ses plates-bandes. La France est probablement lun des rares pays européens où lon connaît un tel déséquilibre entre le rôle de lEtat et celui du mécénat et des collectionneurs privés. Inutile, je crois, dépiloguer sur laffaire François Pinault mais elle témoigne tout de même dun sidérant désintérêt, quasiment inexplicable, des pouvoirs publics pour la création artistique contemporaine. Je doute que Monsieur Pinault eût rencontré les mêmes difficultés daménagement et de permis de construire sil avait entrepris dimplanter, sur lIle Seguin, un grand complexe multisports. Quon aille pas objecter que lEtat navait pas à simmiscer, ici, dans le privé alors quil le fait si bien ailleurs! Les pouvoirs publics, qui sy entendent pour promouvoir un art officiel français avaient cest le cas de le dire ! - tout pouvoir pour fédérer ministères, collectionneurs galeries, marchands, etc., autour dun projet commun. Il est vrai que le principe même de la fondation privée est très mal chez nous.
Que dire, en outre, dune politique d « exception française » qui tend, en dépit de démentis successifs, à minorer la place des arts plastiques et de lart en général - ne parlons pas de la musique - dans lenseignement, du primaire au supérieur.
V.A. : Si du point de vue des mondes de lart, lhermétisme et les subventions accordées à des uvres ont été les ferments de cette polémique, est-ce un contresens de comprendre que les principes de la transgression et de subversion de lart moderne et contemporain sont devenus des valeurs esthétiques reconnues par le marché et linstitution ?
M.J. : Les transgressions de la modernité, notamment celles des avant-gardes du début du XXe siècle nont pas la même signification sur les plans artistique, esthétique et politique, que les prétendues transgressions de lart contemporain. A la fin du XIXe siècle, il sagissait de mettre un terme à lacadémisme et au conservatisme. Les transgressions se situaient encore à lintérieur du système des beaux-arts, quelles ont sérieusement ébranlé. Les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont, si lon peut dire, accéléré ce mouvement de décomposition. Dans une époque de conflits politiques et dans un contexte de confrontation idéologique particulièrement lourd, elles ont assigné à lart la tâche de changer la vie et de transformer le monde. Mais, à une époque du « tout convertible » ou du tout échangeable, cen est bien fini de cette posture et de cette stratégie militante. Une transgression, une subversion, un scandale, aujourdhui, ça se prépare, se programme et se concocte dans les grandes galeries internationales, à New York ou à Londres. Transgression, subversion et provocation ne sont plus à supposer quelles laient jamais été - des valeurs esthétiques mais purement et simplement des valeurs marchandes et déjà institutionnalisées avant même quelles soient à portée du public.
* Marc Jimenez est professeur à lUniversité de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne). Il enseigne lesthétique à lUFR dArts Plastiques et Sciences de lart, où il dirige le laboratoire desthétique théorique et appliquée. Il est également directeur de la Collection dEsthétique aux éditions Klincksieck. Il participe à de nombreux colloques en France et à létranger et collabore régulièrement à des revues dart. Il a publié aussi Quest-ce que lesthétique ? Folio-Gallimard - n° 303
Valérie Arrault est maître de conférences à lUniversité de Montpellier 3, artiste -peintre et auteur de nombreux articles sur les problèmes de lart daujourdhui.
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Le Parti Communiste et lart contemporain
Un entretien avec Jean-Pierre Jouffroy
Je dirais même que les matérialistes doivent être les meilleurs défenseurs de la spiritualité humaine.
Artension : Jean-Pierre Jouffroy, vous avez été pendant 20 ans responsable du secteur des Arts Plastiques auprès de la Direction du Parti Communiste, vous êtes président dune association qui organise de grandes expositions au siège du PCF, vous participez à lorganisation dune exposition de cent peintres en grands formats pour le centenaire de l Humanité dans sa fête en septembre 2004, vous avez été membre du Conseil dOrientation du Centre National des Arts Plastiques de 1982 à 1988 comme représentant de l Union des Arts Plastiques à qui lon doit notamment davoir suscité et dirigé la campagne de rassemblement qui a abouti à linstauration de la Sécurité Sociale pour les artistes. Autant dexpériences et dactions qui me font penser que vous êtes en mesure de répondre à quelques questions concernant les rapports de lart avec le politique.
Jean-Pierre Jouffroy : Sur les rapports de lart à la politique, je suis persuadé quil faut les regarder dans leur double sens. Il y a dabord la question des devoirs de la politique : faire en sorte que lart puisse avoir lieu, cela paraît simple, mais ne l est pas. La tentation est très forte pour tout pouvoir de ne rendre possible que ce qui lui convient. Cest un piège. En effet, la création recreuse à chaque instant un écart. Nous voyons bien aujourdhui quil faut du temps, au moins une génération, pour juger de la validité de cet écart et pour permettre l appropriation, lassimilation.
Une politique culturelle juste est celle, entre autres choses, qui protège lavenir.
Mais la société, ses contradictions, ses luttes, ses batailles internes, est un motif possible pour les artistes, sans soutenir pour autant que ce soit le motif exclusif puisque limpulsion générale de la création, cest le domaine tout entier de la connaissance et de sa théorie.
En particulier, si la politique peut être un motif pour la création artistique, les effets de lart ne sont pas décisifs du point de vue de la politique. Lart na de conséquence politique que par la médiation du culturel. Lart est émancipateur, dabord pour celui qui le fait et par conséquence sur ceux qui le font en lassimilant.
Une toile politique, le tres de mayo de Goya ou Guernica , néveille à des émotions, des sentiments, des convictions, des résolutions politiques que au travers de son niveau artistique. Cest parce quelle est émancipatrice, dans un contexte social et politique donné, qu elle éveille au politique. Comme le dit Gramsci : lart éducateur est éducateur en tant quart et pas en tant quart éducateur. Il faut que les bonnes intentions se hissent au niveau de lart.
Ar. : L exposition qui a eu lieu en 2000 place du Colonel Fabien, Jésus et l humanité , était une initiative réconfortante. Nétait-elle pas étonnante venant du PC ? Pouvez-vous nous expliquer quels étaient les enjeux symboliques, politiques ?
J-P.J. : Un très vigoureux esprit laïc nest pas en contradiction avec un non moins rigoureux esprit dhistorien. Le point de vue qui nous a animés pour solliciter trente artistes et faire cette exposition dans ce lieu de la modernité qu est larchitecture dOscar Niemeyer est celui de lémancipation dans lhistoire humaine. Célébrer ces deux mille ans, il ne suffisait pas pour cela de dresser des roues de vélo, si grandes fussent-elles, sur les Champs Elysées. Nous entendions faire remarquer que, il y a approximativement deux mille ans, avait été proféré un message universel despoir et dégalité dans la société esclavagiste de la première mondialisation, romaine.
Doù la question : ce message est-il encore dactualité aujourdhui ? Et cette question, nous lavons posée à des artistes, peintres et sculpteurs, parce que nous pensons que la fonction sociale fondamentale de lart est de nature à apporter, avec la diversité des créateurs, une réponse compétente.
Lenjeu symbolique était donc d éclairer la situation historique par des manifestations plastiques qui sont de lordre du symbolique.
Quant aux enjeux politiques, ils étaient nombreux. L un dentre eux était de clarifier les rapports entre un parti politique qui vise à transformer la société dans le cours même de la mondialisation, et les croyants qui supportent comme tout le monde les rapports sociaux imposés par le capital et en souffrent. Dautre part, toute manifesation qui réunit des artistes est favorable à cette fraternité entre eux qui rend possibles leurs victoires tant sur le plan matériel que spirituel.
Cest une caricature de penser que le matérialisme soppose à la spiritualité. Je dirais même que les matérialistes doivent être les meilleurs défenseurs de la spiritualité humaine.
Ar. : Lart dit contemporain, est dabord un produit médiatique, mais cest aussi un art de classe. Lapparition de ce concept de contemporanéité peut-elle être analyser en termes de politique ou de lutte de classe?
J-P.J. : La réponse est complexe. Dune part il est normal, souhaitable même, que le monde dans lequel nous vivons suscite un pullulement de formes diverses dans les arts et, en particulier, que les innovations technologiques soient promotrices de modalités nouvelles de lart.
Autre chose est lattitude des institutions culturelles françaises. Elles décident, comme elles le font depuis deux siècles, de l avenir des arts plastiques avec un esprit fondamental d exclusion. Ce sont elles qui ont inventé et imposé ce concept de contemporain. Ce sont elles qui représentent, consciemment ou non (linconscience nétant pas une raison dabsolution) un pouvoir de classe. Les institutions ont crée ce concept pour liquider ce que représente historiquement le concept de modernisme, à la réalité duquel elles se sont toujours opposées. (Voir le rapport des Renseignements Généraux dans lequel, en mai 1940, Picasso, est traité de ce peintre soi-disant moderne). La bourgeoisie française, à l exception de quelques individualités et de quelques collections, depuis qu elle a conquis le pouvoir politique, s est toujours arc-boutée contre le mouvement de la peinture. Elle se venge en déclarant aujourdhui lacte de peindre obsolète. Et elle répète les erreurs de ses prédécesseurs, car en matière dhistoire de lart, la prédiction conduit toujours à léchec.
Ar. : Lart conceptuel na-t-il pas aussi des enjeux ou une explication dordre politique ?
J.P.J. : Une fois de plus, ce ne sont pas les artistes qui doivent être montrés du doigt. Lart conceptuel a droit à lexistence. Le problème, cest lutilisation du concept par les Institutions culturelles comme arme contre le pictural. Marcel Duchamps na jamais pensé que ses utiles provocations devaient avoir des conséquences dexclusion dans la création. Le concept et le peint ne peuvent, par nature, faire bon ménage. Mais cette confrontation peut être fructueuse, à condition que lun ne soit pas officialisé pour tuer lautre. La réalité, c est que les Institutions culturelles mènent une politique antiacadémique académique. Comme dhabitude, cest le patrimoine artistique de demain qui en pâtira. Je professais dans les années 80 quune bonne politique dachats serait celle qui, si on lavait appliquée en 1908, aurait conduit à l acquisition des Demoiselles dAvignon contre lavis des experts (qui étaient à lépoque unanimement négatifs).
Ar. : On parle du marché international de lart français qui est catastrophique selon le rapport Quemin... Mais cela ne concerne en rien la quasi totailité des créateurs de ce pays.
Ce qui les concerne , cest le marché intérieur de proximité, qui ne va pas bien non plus.
Pourquoi ce marché intérieur est-il insuffisant selon vous? Quest-ce-quil faudrait faire pour le dynamiser? Que peut faire le PC pour que les classes sociales quil représente puissent se réapproprier lart daujourdhui ?
J-P.J. : Je crois quil serait plus licite de parler de commerce de lart que de marché, parce que le commerce nobéit pas, malgré les apparences, à des lois de marché.
Le commerce international de lart est une caricature de marché, parce quil est absolument régi par la spéculation et des institutions culturelles au service de la spéculation. Les prix n ont plus d autre signification sociale que dinstituer une hiérarchie terroriste à lintérieur même du patrimoine passé, présent et futur, et pas dautre signification économique que le gel dimportantes quantités de monnaie, représenatnt du travail mort et du capital enterré.
Le processus terroriste est nuisible aux artistes, parce quils institue une hiérarchie établie sans rapport avec lutilité fondamentale de lart. Il laisse les artistes face à une parodie de marché et à des insitutions intégristes qui fonctionnent pour exclure, saccageant ainsi le patrimoine futur.
Certes, de la Renaissance à la Révolution française, les bourgeois des divers pays dEurope ont joué un rôle très positif en se différenciant de la commande aristocratique hégémonique. Cela se remarque dans la peinture, de Rembrandt, des hollandais, à Chardin.
Certes aussi des artistes, Rembrant justement ou Rubens par exemple, ont joué le jeu de la monétarisation qui avait cours en Europe dans les échanges. Mais il y a un abîme entre ces courses à la valeur monétaire et la spéculation terroriste du XX siècle et daujourdhui.
La course folle aux prix fous empêche le travail de fond qui devrait être fait pour mettre en rapport les citoyens avec ceux des leurs qui sont des artistes.
Le marché international de lart est le principal obstacle à des rapports sains, y compris économiques, entre la population et les artistes. Ce serait une véritable révolution culturelle, absolument nécessaire, que dinstaurer une politique des pouvoirs publics à tous les niveaux favorisant la diffusion doeuvres de prix petits et moyens à des destinataires aux revenus petits et moyens. Une telle initiative commencerait à casser les nuisances de la spéculation internationale.
Ar. : Etes - vous satisfait de la façon dont le PC aborde la contemporanéité artistique à travers les chroniques culturelles de ses journaux comme Regard et lHuma ? Car il apparait souvent quon y cautionne un art très élitiste, très déshumanisé et peu partageable ? Comme si le PC voulait parfois saffubler des signes dappartenance à une classe qui nest pas la sienne, à une idéologie qui lui est exactement opposée ?
J.P.J. : Les organes de presse que vous citez ne sont pas les transmetteurs institutionnels de la politique du Parti Communiste Français. Leurs rédacteurs et leurs rédactions assument la responsabilité de leurs écrits qui ne sont en rien dictés par une ligne. Le PCF doit donc trouver ses moyens propres pour communiquer ses idées. Et par ailleurs ce parti est guéri de la prétention de sériger en juge de lart. Autre chose est, comme je lai dit plus haut, de travailler à la mise en oeuvre des moyens nécessaires à lexistence de la création dans ses contradictions, ses confrontations, ses controverses.
Ar. : Il nexiste semble-til aucune véritable approche politique des dérives de lart contemporain. Aucun parti ne veut sy ingérer, comme si la chose était tabou et trop insaisissable, ou nappartenait pas au champ du politique... et pourtant. Comment expliquez-vous cela ?
J.P.J. : Une fois de plus, je ne crois pas que ce soit la fonction dun parti politique démettre des jugements définitifs sur ce que vous appelez les dérives de lart contemporain. Personne na la compétence pour cela.
En revanche, la lutte politique contre un intégrisme dEtat qui tranche la question en excluant tout ce qui nest pas dans la ligne décidée par ses décideurs, voilà une fonction politique évidente. La dénonciation de la pensée unique, sous toutes ses formes, est absolument à lordre du jour.
Mais les critères d intelligibilité populaire immédiate auxquels vous faites allusion ne me paraissent pas être la meilleure caution dune politique culturelle à but populaire. Lart finit toujours, si on lui en laisse le temps, par rendre le monde plus intelligible. Cest sa fonction fondamentale. Mais l intelligibilité de l art - comme celle du monde - ne se décrète pas.
Les utilisateurs dordinateurs ne comprennent rien, dans leur plus grande majorité, à leur fonctionnement. Il serait temps de sen inquiéter. L intelligibilité du réel est à ce prix.
Ar. : de lart engagé... ?
J.P.J. : Lart est un engagement fondamental. Bien entendu, il est licite de s interroger sur les motifs de cet engagement et sur sa valeur. Mais penser l engagement artistique dans les seuls termes du politique serait un rétrécissement catastrophique. Le domaine de lart, cest tout le domaine des hommes, qui nécessite, comme l a écrit un tout jeune homme un long, immense et déraisonné dérèglement de tous les sens. Utile défi à un pseudo-caractère soi-disant naturel.
Ar. : De lart singulier ( Cette expression sauvage , spontanée, hors références de toutes sortes ), pourquoi le PC, très paradoxalement, semble-t-il lignorer ?Alors quil y a là comme un ressourcement populaire authentique et au meilleur sens du terme, une sorte de vérité venant du plus profond de lhomme et de son vécu .
J.P.J. : Je ne crois pas, pour ma part, quil existe aucune manifestation humaine sauvage, spontanée, hors références de toutes sortes. Je ne pense pas pour autant que la floraison de la création artistique ne puisse sopérer que dans les sentiers battus. Toutes les méthodes dexploration sont à prendre au sérieux. Mais je ne fais pas religion de la naïveté, ni de lart brut, ni des prétentions cultivées. Je ne sais pas a priori doù vient et doù viendra le salut.
Pour conclure sans conclure : reste à répondre à la question principale, la question non posée. Pourquoi et comment lacte de peindre est émancipateur. Quiconque peint - et même celui qui est apparemment sans référence - quiconque peint sintroduit de fait dans les coordonnées dun système figuratif. En sy introduisant, il ou elle subit ce système, lexploite, s en sert consciemment ou inconsciemment pour explorer quelque chose du monde ou le transgresse. Il s agit en tout cas d un acte majeur face à la théorie de la connaissance dont létat ne peut être indifférent à personne, quel que soit le niveau de conscience de cette influence. Le seul fait dutiliser un système d ordonnement figuratif ou de le transgresser constitue une acceptation ou un refus dun certain mode de lisibilité du monde. Il est clair que c est pour cette raison quAndré Salmon disait des Demoiselles dAvignon que cest un bordel philosophique. Il sagit en effet dun tableau qui met le bordel dans la lecture du monde en bouleversant de fond en comble l ordonnance figurative en cours depuis la Renaissance.
En effet, la Renaissance a cru à la maîtrise du monde par une ordonnance mécaniste de la vision. La peinture du XXe siècle est à la fois une critique de cette croyance et une proposition dune autre manière de VOIR.
Si lacte de peindre comporte une accusation ou une critique dune philosophie de la vision, lacte de regarder une peinture sintroduit dans la même problématique. Ainsi, si le fait de peindre est constitutif de lémancipation de celui qui commet cet acte, le fait de regarder un tableau introduit celui ou celle qui fait cela dans une problématique constructive de la critique positive du VOIR. Cela aussi est émancipateur. C est une des raisons de fond pourquoi, comme dit Kijno, il est absolument nécessaire de mettre Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres.
Propos recueillis par Pierre Souchaud à Arcueil, le 20 mai 2004.
Le texte de cet entretien a été revu et amendé par Jean-Pierre Jouffroy.
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Redevenir artiste de sa vie
par Jean-Pierre Klein
Laccès à la symbolisation artistique est créateur de sens dans un monde insensé.
"Le langage représente la forme la plus haute d'une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un "signe" et de comprendre le "signe" comme représentant le réel, donc d'établir un rapport de "signification" entre quelque chose et quelque chose d'autre" E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p. 26
De l'assassinat de la production de symboles
Nos sociétés assassinent la production personnelle de symboles de deux façons différentes :
- Dans la première, elle est remplacée par la délivrance de messages à peine « voilés » dont le but est dexciter nos désirs pour une réalisation dévoyée sur un objet consommable.
On voit dans ce domaine à l'uvre plus ou moins grossière des professionnels de la mercatique qui tentent d'instrumentaliser et de rentabiliser l'inconscient au service d'une visée consommatrice. Nous sommes envahis entre autres par les femmes nues pour n'importe quel produit (complétées depuis peu par la référence homo ou SM, nouvelles populations cibles). Il sagit dailleurs parfois de dessins subliminaux cachés dans l'entrelacs des reflets des glaçons d'un verre de whisky.
L'objectif de la publicité est l'illustration de ce qu'elle ose dénommer "concepts", préalables censés jouer sur l'appel à pulsions et à désirs (principalement sexuels) afin de les détourner sur l'achat d'une marchandise, serait-ce là un avatar du concept freudien de sublimation ? Les thèmes sont, outre le sexe, le fantasme nostalgique dune famille parentale unie qui se retrouve autour dun plat quelle déguste avec délice dans une ambiance pastel
On peut ainsi voir que la connaissance de plus en plus sophistiquée des désirs humains a ouvert la voie à la manipulation à fins de vente : une récente publicité pour le café Carte Noire présente un couple qui "avale la fumée" au sens littéral et non obscène du terme.
La référence "psychanalytique" est même cyniquement avouée : si Renault parle de "cliothérapie", Volkswagen va encore plus loin en dévoilant froidement les motivations inconscientes sollicitées qui n'étaient jusqu'alors exposées que dans le secret des réunions de brainstorming des publicitaires : "La psychanalyse a ceci de bien qu'elle permet d'éviter les erreurs en matière de choix automobile. C'est en effet entre 6 ans et 8 ans qu'un enfant a le plus besoin de nourrir une image forte de son père, une image de solidité à toute épreuve," etc., et bien sûr il achètera une Sharon Family
On pourrait aussi examiner comment de grandes figures archétypales sont récupérées par le cinéma des blockbusters (cinéma grand public faisant appel à des recettes éprouvées en vue de grosses recettes), en différenciant ceux qui n'en conservent que la coquille simpliste et ceux qui revisitent les grands thèmes de façon inspirée.
- La seconde est l'invasion du "réalisme" dans ses excès, on pourrait dire de l'hyperréalisme, qui tend à une abolition de la distance entre fiction et réalité, en prenant les corps comme otages (de sexe et/ou de violence) ou plutôt bout de corps recherchant bout de corps. Selon les bouts choisis il peut s'agir des serial killers ou des pornos. Dans les deux cas, le corps est morcelé sans cohésion possible, les bouts de corps n'appartiennent qu'à peine à l'individu qui se réduit à sa fonction perverse : perversité pour les premiers, "perversion" pour les seconds.
Nous assistons à des productions imaginaires qui abolissent la distance entre le symbolique et le "réel" ou supposé tel. Je préfère plutôt que de « réalité » parler de « réel » qui pourrait se définir comme ce qui toujours échappe et que l'on poursuit, ce qui au fond est récupéré par les stratégies marchandes qui entretiennent l'illusion de son atteinte possible pour mieux susciter l'envie de recommencer l'expérience à travers un succédané qui ne satisfait que partiellement et momentanément, ce qui frustre dans le même mouvement (on retrouve là la stratégie du coca-cola dans son rapport à la soif, la quantité de sucre inclus provoquant une soif nouvelle à brève échéance). On encourage ainsi une démarche toxicomaniaque de la recherche incessante du court-circuit des registres symbolique/imaginaire/réel afin d'être accro du produit à consommer, en l'occurrence le spectacle du réalisme excessif du corps dans le sexe, la douleur, la maladie, la mort. Le spectacle de l'horreur ou de l'orgasme s'inscrit dans cette logique dans les films gore ou dans les films pornos, qui n'ont qu'à peine dans les deux cas besoin de se justifier par un scénario.
Dans les premiers, on ne sait s'il s'agit d'un document sur une torture véridique ou d'une fiction reconstituée dans un décor familier au spectateur qui y retrouve son environnement quotidien. La vogue actuelle des téléréalités faites dépreuves plus ou moins extrêmes ou dégueulasses (Koh-Lanta ou Fear Factor), je ne parle pas des huis clos sexuels dans une maison ou une île sous lil complaisant des parents, les documents « vécus » (« Jai couché avec mon arrière-grand-père pour fêter son centenaire ») abattent lalibi des fictions pour une manipulation des personnes mises en position dobjets des désirs pervers des producteurs et même des téléspectateurs qui peuvent éliminer les candidats, à distance, ce qui est, comme on sait, une bonne condition pour exercer son sadisme sans remords.
Quant au porno, il est hyperréaliste en surdimensionnant les organes en conjonction, et aussi de par les conditions même du tournage, depuis l'érection masculine qui correspond peu ou prou à un ressenti réel, même si elle est provoquée artificiellement, jusqu'à l'éjaculation qui se doit d'être montrée-démontrée de façon ostentatoire, ce qui a pour but de prouver l'irruption/explosion du réel alors même qu'ordinairement elle se produit dans une des profondeurs du corps du partenaire et reste invisible. Le porno pulvérise les affirmations de Diderot dans Le paradoxe pour le comédien. La confusion règne qui fait croire aux gamins qui visionnent des gang-bands que les tournantes sont une formule usuelle et normale de sexualité avec une fille forcément consentante.
Il s'agit toujours tant en gore qu'en porno du corps pour-autrui et non de la perception intime de ce que l'on peut appeler la chair.
Redevenir artiste de sa vie
Nous sommes en effet les objets d'une confusion des registres : les symbolismes marchands sont asservis au Symbole primordial qui n'est plus le sein maternel mais l'Argent (la psychanalyse y a largement contribué) ; l'imaginaire est fabriqué selon des études qui l'instrumentalisent ; nous ne sommes plus guère sujets de quoi que ce soit, réduits à une fonction indifférenciée de consommateur ; la transgression résume mainte proposition artistique, intellectuelle, sexuelle post-moderne : les autopsies comme événement artistique vont sans doute faire bientôt place à des vivisections publiques ; l'aliénation règne qui nous fait prendre pour nos désirs les désirs qu'on nous suggère ; les visions binaires (par exemple ne concevoir comme remède à la violence quune contre-violence répressive) nient toute instance tierce seule ouverture à l'infini des solutions inventives ; le qualitatif se mesure (le QI a ouvert la voie), ce qui transforme les différences en inégalités ; nous sommes dans l'addiction de nos démissions successives.
Le XXème siècle a cru découvrir "scientifiquement" les faces obscures de l'être humain, mais c'était pour mieux croire qu'on peut les analyser en pleine lumière et les manipuler dans lombre, il s'est intéressé aux cultures non occidentales pour mieux les réifier et les coloniser, il a rejeté les dogmes religieux pour mieux les remplacer par la tyrannie du profit tout aussi ethnocide bien que généralement plus insidieux, il a exploré la complexité des désirs pour mieux les asservir en besoins fallacieux.
Ces différentes violences, nous les subissons à notre insu, à tel point que nous finissons par les réclamer. Nous sommes victimes de symboles imposés (l'argent, les objets, les ventes d'expériences) et ne produisons plus de symbolique non programmé. La poésie d'un monde incertain et imprévu est conjurée dans des rituels d'exploitation, chacun exploité et exploiteur d'autrui.
Tout se veut comblant, immédiatement et de façon provisoire, fast-food généralisé afin de susciter une assuétude au comblement factice. La seule réaction, qui n'est même pas une révolte à la violence subie, est une violence passée à l'acte contre autrui pour lui prendre les biens de substitution et de consommation. Ces agressions soulagent un moment leurs auteurs mais ne changent rien à leur condition de conditionnés. Il existe aussi dautres agressions qui ont pour alibi dabraser toute différence interhumaine en supprimant qui ne nous ressemble pas par le faciès ou la religion.
La création artistique à portée de tous me semble une réponse à une société qui s'adonne à la pensée binaire. Pouvons-nous encore devenir auteurs de créations ? La poïesis, la poésie sont-elles à jamais perdues ou reléguées en ghetto à un point tel qu'elles soient neutralisées définitivement ? La femme qu'on annonce comme l'avenir de l'homme (je préfère dire le féminin et le masculin) sera-t-elle aussi aliénée que lui, est-il encore temps pour elle de proposer une alternative à un monde qui rentabilise nos besoins de chanter dans une expérience de karaoké ou de lapprentissage à la reproduction formatée du Strarac ? L'art peut-il mettre en scène les apories de notre civilisation, peut-il en refléter, figurer, dépasser les fissures sociales, les failles intimes, les désarrois métaphysiques ? Notre violence intime peut-elle être respectée afin que nous n'en soyons plus désappropriés, mais que nous la reconnaissions enfin comme une énergie, un matériau pour la création de nous-mêmes ? Cette violence créatrice est-elle la condition de notre survie ? Peut-on la laisser se déployer dans le registre du symbolique : le sport (il a été récupéré par le profit), la thérapie (elle se replie sur les médicaments, le conditionnement et les statistiques), la spiritualité (quand elle n'est pas dévoyée en fondamentalisme ou en sectes), la pensée (souvent conforme), lart (lire la pétition de Artension pour se faire une idée de ses circuits officiels) ?
La question est : Comment, dune position dobjets de douleurs, de violences, de traumatismes, daliénations, de folies, toutes venues de nous, dautrui, et/ou dun système, pouvons-nous devenir un peu plus sujets de soi-même, de sa vie, de sa destinée ? On peut essayer de se changer radicalement ou même le monde, mais cest sans compter sur les résistances au changement de part et dautre : on ne touche quavec prudence à ce qui sest installé depuis si longtemps.
Je fais lhypothèse que découvrir que lon est capable duvrer dans le champ artistique est une façon détournée de recommencer à avoir une autre attitude plus active et les interventions dartistes en milieu problématique se multiplient, ce que parfois on nomme de façon peu élégante « lart-thérapie sociale »
Artistes intervenants, une nouvelle profession ?
Le temps est venu du relais par les artistes comme acteurs sociaux sans forcément qu'ils se réclament de ce vocable. En effet, ils se sont trouvés pour des raisons multiples (en particulier leur recherche d'emplois) animer des ateliers à la demande d'institutions, d'établissements, de municipalités.
Ne nous y trompons pas : ce ne fut d'abord que faux-semblants de la part des commanditaires. Le but était de procurer de la distraction au sens pascalien du terme, et surtout avoir l'air de faire quelque chose pour résoudre les problèmes criants qui risquaient de faire scandale. Dans les prisons, les hôpitaux psychiatriques ou non, les quartiers urbains violents, les maisons de retraite, les écoles, on fait appel, en les sous-payant parfois, à des hommes et des femmes de l'art afin de soulager un peu les tensions insupportables - avec risques de passages à l'acte - suscitées par les systèmes binaires : geôliers/prisonniers, soignants/soignés, élus "représentants" du peuple/jeunes, travailleurs sociaux/clients « asociaux », maîtres débordés/élèves débordants.
L'artiste, paumé parfois dans cette nouvelle tâche, a donc rencontré d'autres paumés, ou plutôt l'artiste se revendiquant comme marginal, a commencé de travailler pour des marginaux en souffrance. Il s'est mis alors à travailler comme il pouvait, au nom de son expérience professionnelle, de sa propre personnalité, de sa compétence d'artiste. Il faut dire aussi que c'était parfois un artiste sans revenu qui trouvait là une opportunité.
De toute façon le projet de la rencontre, et c'est ce qui en fait son originalité, est la "création" et "ça vous fera du bien" n'est que le corollaire implicite, ce qui change de l'attitude habituelle des professionnels de la relation daide du genre : "Que puis-je faire pour vous? " ou "Je suis là pour vous aider" ou "Dites-moi un peu ce qui ne va pas" ou "Je vous écoute".
Bien sûr les "clients" qui n'avaient pas demandé à l'être (tout au plus avaient-ils accepté la proposition) se sont d'abord méfiés ou bien ils ont réduit l'atelier à une occasion d'amusement, de loisir, d'"évasion", et ce d'autant plus qu'ils ne connaissaient en général l'expression que sous des formes abâtardies où se mêlaient à la fois pour eux des souvenirs d'école et les chromos jolis accrochés à leurs murs.
Mais l'artiste, lui, n'a pas voulu être pris pour un animateur. Il sait bien que l'art contemporain, a fortiori l'art actuel, excentre les expériences qui ne se produisent plus, ou presque, dans les musées, les salles officielles de théâtre ou de danse. Il a bénéficié lui-même des tentatives de démocratisation de l'art. Il a aussi rabâché que "l'art ne veut pas coucher dans les lits qu'on a faits pour lui" (Dubuffet, 1947) et que, selon Beuys, tout le monde est artiste (seul, bien sûr, un artiste peut se permettre de l'affirmer). Alors, à une demande institutionnelle à fondement plus ou moins social il répond par une proposition artistique. C'est donc pour un résultat "artistique" (qui essaie au maximum de supprimer les guillemets) que les "clients" travaillent, et dur. Certes, ils savent bien que l'artiste n'est pas uniquement payé pour faire de l'art mais ils voient bien que son projet ne coïncide pas tout à fait avec celui de l'institution. L'artiste uvre à la fois pour ceux qu'il fait travailler et pour lui-même dans ses exigences artistiques propres. (Dailleurs son uvre personnelle bénéficiera à terme de ses expériences avec autrui)
Alors tous se retrouvent tendus vers l'art, non pas cette entité abstraite, effrayante, hors de portée, mais plus modestement une réalisation qui les étonne sur leurs capacités. C'est ainsi que peu à peu la violence, la différence, la folie, léchec, le handicap se métamorphosent en chorégraphie, en fiction violente, en rythme, en installation, en tableau, en sculpture, en photographie,
Et cela, tout simplement parce que le but, l'objectif n'a pas été de les réduire en direct, mais de les intégrer dans une création. Ce n'est pas en effet : A bas les différences, les violences, les douleurs, les maux, les désespoirs, les handicaps et les dérélictions, mais : Ne pouvons-nous pas, à l'instar des artistes de tout temps, en nourrir une uvre que même d'autres (visiteurs d'une exposition ou spectateurs dune représentation éventuelles) apprécieront, mieux : dans laquelle certains pourront se reconnaître.
On voit alors, physiquement, moralement, ceux que les commanditaires, sur le modèle des publicitaires, dénommaient la "population cible", se redresser, ayant réussi à transmuer le mal en beau, la merde en engrais, puis avec l'aide de l'artiste jardinier, en fleurs que tous peuvent sentir et contempler. Bref, les difficultés nées de la différence forment le terreau (pour rester dans l'agricole) des réalisations. Tout peut se jouer d'autant mieux qu'on ne s'est pas acharné sur les problèmes à résoudre, on les a juste changés de sens, ils se déploient dans l'espace-temps du symbolique, c'est-à-dire ce que l'homme a trouvé de mieux pour transcender son pitoyable sort en faisant accéder le drame individuel que la personne croyait singulier, à sa représentation pouvant parler à ses semblables, ce qui confère au processus la valeur d'une création mythique.
Jai fondé en 1981, à Paris une association : « Art et Thérapie » dont le département « INECAT, Institut National dExpression, de Création, dArt et Transformation » comporte des professeurs artistes qui, outre leur production personnelle, ont lhabitude de ces interventions. Ils enseignent à des artistes (qui pensent avoir besoin dun apprentissage dans ce domaine délicat) grâce à des ateliers (ainsi que des cours plus théoriques) à éviter les pièges dans ce genre de pratique, et je puis attester que la demande sest décuplée et concerne tous les arts : visuels, vivants, sonores, littéraires, et toutes les difficultés : physiques, psychologiques, sociales, existentielles.
On ny apprend sûrement pas à apposer des interprétations sur luvre dautrui (du type rouge = agressivité, noir = mort ou vertical = phallus !) mais à sappuyer sur sa compétence artistique pour lélargir à laccompagnement dautrui qui dans sa découverte dune expression allant jusquà création véritable et forte peut résoudre par la bande ses tourments, ses inhibitions et ses aliénations.
Ce mouvement de réappropriation que les artistes suscitent chez les personnes en difficulté auprès de qui ils interviennent est un acte politique. Laccès à la symbolisation artistique est créateur de sens dans un monde insensé.
Jean-Pierre Klein, INECAT, 23 rue Boyer, 75020 Paris, 01 46 36 12 12, inecat@wanadoo.fr, www.inecat.free.fr
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Il arrive à l'homme d'être divin, mais pas à Dieu
Par Jean-Pierre Klein
L'honneur de l'homme, ses possibilités de transcendance sont d'être cet imbécile quand il se regarde tendre son propre doigt.
"Oui, dieu est ce qui nous sépare du divin", écrit l'écrivain mystique suédois prix Nobel Pär Lagerkvist dans son chef d'uvre La mort d'Achaverus.
L'homme aspire naturellement à ce qui le dépasse qu'il appelle "transcendance" ou "sublime" ou "divin" qu'il conçoit comme inatteignables. Pourtant nous savons bien par expérience que dans l'amour, la création, la rencontre interhumaine, la méditation, nous expérimentons des états modifiés de conscience, des intuitions qui formulent ou figurent un rapport mystérieux et plein au monde ou à autrui, sans que ne puissions toujours en dire davantage, et nous révèlent momentanément comme de petits dieux.
Je ne parlerai pas ici de l'orgasme, sujet trop peu abordé dans Artension (pourtant il est l'art, pour l'homme comme pour la femme, du jeu avec la tension !), je ne décrirai pas non plus ces rencontres de compréhensions qui nous adviennent parfois quand nous vibrons avec un être, une uvre, un paysage. J'évoquerai l'inspiration et l'acte de création artistique, phénomène que tous les créateurs connaissent.
Le créateur, le temps de la création, est présent à la fois à son monde et à un autre monde quil recrée et qui le recrée. Il joue avec les possibles, créateur, et lui-même identifié à sa création, et créé aussi par elle comme si elle aussi lui (re) donnait vie.
Il va ainsi profond, atteignant la perception furtive et fugitive d'une justesse qui passe par un langage artistique qui, comme la poésie, abolit parfois les distinctions du Signifiant, du Signifié et du Référent. Inspiration que nous croyons venue d'ailleurs, tant nous ne nous faisons pas confiance, mais qui de toute façon nous saisit puis nous caresse du dedans, qui nous redéfinit depuis nos cavités secrètes.
Certaines théologies, certaines philosophies, certaines théories psychanalytiques mythifient, glorifient, réifient linachèvement du monde, et de lêtre humain, comme inéluctables. Cest, daprès elles, ce qui nous fonderait. Cela est possible mais il me semble que le créateur « parachève », ce qui ne veut pas dire quil conduise au dernier point de la perfection (selon la définition de Robert). Non, il va plus loin que ce monde en poussant à bout certaines de ses potentialités, certains de ses agencements, certaines de ses ébauches, de ses éventualités, ses probabilités et improbabilités, ses contingences.
Il travaille dans lau-delà de ce monde ou dans son à-côté : chaque pièce décline un ensemble possible qui nadviendra jamais que là, dans la représentation qui lincarnera.
Expérience d'être "chevauché" par l'inspiration, création d'un univers, qu'est-ce qui nous différencie de ces entités externes que l'on nomme Dieu ?
Je ne sais si Dieu existe et ce n'est pas mon problème. Je sais que Dieu qui est probablement une invention de l'homme a été le prétexte des plus grandes horreurs en Son nom. La spiritualité, aspiration propre à l'être humain a été détournée, projetée sur cet en-soi monstrueux qui ne se manifeste généralement que par ses exigences de soumission indigne, d'interdits, d'exclusions, d'anathèmes, de conversions forcées, de massacres des hommes et des cultures, de hiérarchie ecclésiastique, de misogynie, et mesquineries concernant notre alimentation, notre tenue vestimentaire ou notre sexualité. Dieu, au moins celui que l'homme a créé (y en a-t-il un autre ?) est notre interdicteur de transcendance hors de Lui (comme le Parti Communiste a monopolisé un temps toutes les aspirations de l'homme dans le progrès social). Dionysos, dieu jaloux lui aussi, était porteur de jouissance, nos dieux ne nous apportent que la contrition et l'empêchement de ressentir le divin de l'homme.
L'art, cet au-delà de soi, de nous, parfois réalisé L'a pris longtemps comme prétexte obligé mais les chefs-d'uvre qu'Il aurait inspirés ne témoignent que de nos capacités humaines de sublime, peu importe le dédicataire.
Dieu a du sang sur les mains, l'homme aussi certes, au nom de Dieu ou non, mais on peut dire que l'être humain en création et l'être humain devant la création humaine sont ce qu'il y a de plus divin en nous, non entaché, lorsque l'uvre est grande, de nos turpitudes et nos médiocrités. Je dirai même que l'art est une voie de transcendance de notre mal et de nos maux quand ils en nourrissent une uvre forte.
Le divin c'est en fait l'aspiration même de l'homme et l'avancée qu'elle entraîne : Compostelle n'existe que dans le pèlerinage qui devient sa propre finalité infinie.
"Quand le doigt désigne la lune, l'imbécile désigne le doigt", dit un vieil adage chinois. L'honneur de l'homme, ses possibilités de transcendance sont d'être cet imbécile quand il se regarde tendre son propre doigt.
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Le métier dartiste...
au regard du sociologue
Un entretien avec Françoise Liot*
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Le sociologue se doit de conserver une neutralité axiologique envers lobjet de son étude. Il na pas d états dâme, il bannit toute subjectivité, il ne juge pas, il décrit seulement comment ça marche: les bonheurs comme les atrocités
Et cest bien là, paradoxalement, que réside tout lintérêt de son analyse, puisque finalement, sagissant de lart, elle permet de faire la part entre le produit surdéterminé par la commande extérieure et l expression intérieure, mystérieuse et irréductible à toute explication de quelquordre quelle soit. P.S.
Artension : Votre livre, le métier dartiste, sous-titré les transformations de la profession artistique face aux politiques de soutien à la création, qui vient de paraître aux éditions lHarmattan (1) , est une approche sociologique des différentes situations et postures dartistes selon leur appartenance à tel ou tel réseau ou ligne de force dessinant le paysage artistique.
Le paysage en loccurence est celui dune région : la région bordelaise.
Vous en avez fait le tour des ressources art plastique. Vous avez interrogé une centaine dartistes de différentes mouvances, mais aussi des galeristes, des responsables institutionnels, des politiques. Vous les citez abondamment et lon dispose ainsi des échantillons des différents discours ritualisés propres à ces réseaux.
Vous distinguez trois réseaux : le réseau institutionnel, le réseau marchand et le réseau local. Vous en faites à la fois lhistorique et la description de lévolution actuelle. Vous en pointez les interrelations, les divergences, les adversités structurelles.
Le fait que cette analyse se limite à une région, lui permet dêtre extrêmement fouillée, vivante et au plus près des réalités, et davoir pour cela valeur générale.
Cest le travail dinformation quon attendait, prolongeant celui de Raymonde Moulin et le complétant sans doute. Cest exact, et très informatif, donc très utile même si , comme vous le dites , la sociologie apparaît parfois comme une entreprise de désenchantement du monde qui nest pas toujours bien acceptée par ses acteurs.
Cest un audit, un inventaire, un grand état des lieux ... comme on en fait avant on ne sait quel grand réaménagement.
Ma première question est donc la suivante: pourquoi avez vous fait ce livre ? Pourquoi ce sujet vous a-t-il intéressée?
Françoise Liot : Votre question est à la fois simple et vaste... Mon intention , à travers cet ouvrage était de montrer le fonctionnement du milieu de lart, sur un aspect qui me semblait peu développé jusquà maintenant : celui de la fabrication des valeurs artistiques et des conceptions de lart. Avec une approche, non pas de philosophe mais bien de sociologue : comment fonctionnent ces valeurs? Quest-ce quelles produisent au fond et au final? Comment modulent-elles les parcours dartistes et les modes de reconnaissance de ces artistes
Le point de départ de cet ouvrage est de sinterroger sur les changements qui sont apparus à partir des années 80, qui ont donné beaucoup plus de poids à lintervention publique dans le domaine des arts plastiques et surtout au soutien à la création. Le rôle des institutions en matière dart contemporain sest développé en France et a eu des conséquences sur les carrières artistiques. Il sagissait donc de comprendre comment ces modifications ont transformé le parcours des artistes, le métier dartiste, et généré des formes dart spécifiques.
Ar : Est-ce la démonstration comme quoi la structure ou le lieu doù lartiste sexprime peut influencer son discours ou produire son art ?
F.L. : La question de la détermination ou de la surdétermination est en effet essentielle. Lart dune époque nest jamais une pure réponse à une demande précise, mais plutôt leffet dune dialectique de la demande qui sopère entre un milieu qui se transforme, qui a de nouvelles composantes, et puis des artistes qui ne sont pas indifférents à ces changements de contexte. Ils semparent de cette demande qui les fabrique comme artistes. Ils sont faits du contexte artistique qui les aide et qui les forme, mais aussi de leur propre volonté qui nest pas à remettre en cause.
On est loin certes de la vision de lartiste pur et totalement autonome par rapport à son oeuvre. On ne peut pas nier limportance de ce contexte artistique qui transforme la manière dêtre artiste et qui transforme le produit artistique lui-même.
Ar : Comment votre livre pourra-t-il être utile aux artistes, aux marchands, aux institutionnels?
F.L. : Il est difficile pour un sociologue de savoir comment son travail sera reçu et comment les acteurs sur le terrain vont semparer de ce travail. Comme le travail artistique, une fois diffusé, il a sa propre vie.
Ar. : Soit, mais pensez-vous que les artistes pourront avec lui, mieux se rendre compte de leur détermination sociologique, et de quoi ils sont faits ?
F.L. : Difficile de généraliser à ce niveau-là... La sociologie est assez violente, elle produit un certain désenchantement , le milieu de lart est fait de croyance comme la bien montré P. Bourdieu et certains peuvent trouver très cynique une telle approche de lart. Jespère pour ma part quelle peut permettre de prendre conscience du fonctionnement de ce milieu. La démarche sociologique a cet avantage de créer une distance quil nest pas toujours facile davoir lorsquon appartient au champ. Les artistes peuvent avoir limpression de subir et dêtre manipulés par un milieu dont ils ne maîtrisent pas les règles qui se créent dailleurs souvent sans eux. Ils ont parfois peu conscience du jeu et des enjeux, pour cette raison ils se trouvent vite fragilisés. Ils croient souvent que leur oeuvre suffit à leur reconnaissance. Or, comme dans tous les milieux, il y a une hiérarchie, un classement. Il y a un jugement qui implique des inclus et des exclus. Le milieu de lart est très sélectif parce quil fonctionne sur la rareté. Un ouvrage comme celui-ci permet, je lespère, de mieux décrypter cet univers et de comprendre comment sopèrent les positionnements par rapport aux institutions ou au marché.
Ar : Cest donc offrir aux artistes une possibilité de choix du réseau qui leur semble le mieux adapté à leur personnalité. En supposant quils souhaitent un jour quitter et trahir le réseau qui les a initiés dans lart...
F.L. : Cela supposerait un grand cynisme de leur part, et je ne crois pas quon puisse être cynique à ce point. Je ne pense pas que lon puisse choisir son réseau. Je crois en revanche que lon peut prendre en compte les réalités, sen informer et tirer au mieux son épingle du jeu en sachant quelle est sa place et en lassumant.
Cest vrai que ces réseaux fonctionnent en concurrence, avec des formes et des niveaux de légitimité très différents. Mais je ne crois pas que les valeurs sur lesquelles ils reposent soient arbitraires, je ne crois pas au pur snobisme daucun de ces réseaux. Lidée que tout reposerait sur le capital social de quelques uns, sur le copinage, sème souvent le discrédit sur le milieu de lart. Je crois quil y a des personnes dune grande sincérité, souvent très impliqués, très militantes pour défendre une conception sur laquelle ils ont construit plus que leur carrière, leur existence toute entière. Cela ne les empêche pas dêtre pris dans des mécanismes de relations et de réseaux, mais comme on peut en trouver dans dautres milieux professionnels. On partage les valeurs, mais aussi des manières de sexprimer, un vocabulaire que lon a mis en oeuvre avec un petit nombre de personnes qui nous sont proches. Le milieu de lart est à la fois très protecteur et très exclusif, les processus dappartenance et de rejet y sont très forts.
Ar. : Pouvez-nous nous dire les caractéristiques des trois réseaux dont vous parlez dans votre livre ?
F.L. : Je les ai appelés réseau institutionnel, réseau marchand et réseau local. Mon idée était de montrer comment ces trois réseaux mettaient en lien des personnes, des acteurs qui se retrouvent sur des valeurs artistiques spécifiques, comment ils partagent ces valeurs pour créer des corpus dopinion qui permettent à certains artistes dobtenir une reconnaissance.
Le réseau institutionnel est le plus récent. Il fonctionne avec les dispositifs institutionnels qui ont commencé à se mettre en place au début des années 80, en liaison avec la nouvelle politique de soutien à la création. Il est porteur dune conception particulière de lart liée à lidée davant-garde, de ruptures.
Le réseau marchand a commencé à se développer en région dans les années 50. Il fonctionne de façon traditionnelle avec des galeries, des collectionneurs. Il est beaucoup plus confidentiel et sa visibilité est moins forte car il nest pas dans lespace public comme le précédent, mais dans lespace privé de la galerie. La conception de lart y est beaucoup plus orientée sur lidée dune continuité, dune filiation historique.
Le réseau local est différent car il rejoint un milieu plus amateur. On y croit fortement à lidée de liberté artistique totale. Mais lartiste est souvent victime de cette croyance. Ce réseau accueille des créations diverses et foisonnantes, mais pour cette raison il na pas vraiment dunité artistique et cest un obstacle pour avoir une visibilité forte.
Cest un univers de petites associations, de salons comme on en trouve dans beaucoup de villes de province. Les artistes de ce réseau local peuvent vendre dans ces salons et rejoindre parfois le réseau marchand. Pour vivre, ils ont plus souvent que les autres une double activité, et cest pour cela quils tendent parfois vers une amateurisation de la pratique.
Ar.: Y-a-til des interrelations des pénétrations dun réseau à lautre ? Ou bien au contraire cloisonnement entre les trois?
F.L. : Jai montré en effet que ces réseaux sont très cloisonnés et quils se rejettent mutuellement. Ce rejet existe surtout entre le réseau marchand et institutionnel, car ils sont sont les plus en concurrence, et parce quen effet le passage de lun à lautre est impossible. Cest une relation très conflictuelle et non pas une cohabitation apaisée où les deux fonctionneraient en parallèle ou en complémentarité.
Ar. : Quelles sont les raisons profondes du conflit ?
F.L. : Cest cette concurrence, ce rapport de force pour la légitimité des valeurs et des conceptions de l art. Et ce rapport de force nest pas équilibré, le réseau institutionnel tend à dominer, parce quil a plus de visibilité dans lespace public, parce quil a lavantage dêtre demblée légitime parce public et représentant ainsi une sorte dintérêt général. Ce qui nest pas le cas du réseau marchand, beaucoup plus confidentiel, nayant pas les grandes expositions publiques qui lui permettrait dapparaître comme tout aussi légitime.
Ar. : Sagit-il de dire que le réseau institutionnel est entièrement subventionné, quil peut ainsi travailler dans limmatérialité, quil na pas besoin du marché au sens marchand, que pour lui lacte de vendre est plutôt compromettant, quil fournit aux artistes agréés diverses possibilités de fonctionnement rétribué compensant labsence de reconnaissance marchande ou même quil na rien à faire du public ( comme le dit un des artistes que vous citez), quil fonctionne au contraire du réseau marchand qui, lui a absolument besoin pour exister de linvestissement émotionnel dun public réel et que celui-ci se traduise par son investissement financier?
F.L. : Tout à fait. Mais cependant on constate que les artistes du réseau marchand en vivent différemment et globalement mieux que ceux du réseau institutionnel.
Ar. : Vous donnez quelques exemples de cas tragiques de jeunes artistes qui se sont brûlé les ailes au feu dune fulgurante reconnaissance de linstitution qui les a ensuite laissé tomber... et qui ont aussi laissé tomber leur propre création en conservant cependant la fonction para-artistique obtenue par cette reconnaissance éphémère...
F.L. : Cétait un réseau qui permettait en effet à de jeunes artistes démerger, il avait ce rôle de repérage et de sélection de jeunes créateurs. Mais, comme il il ny avait pas de marché réel prenant le relais, les carrières furent très éphémères. Cest ainsi quon a vu, dans une région, deux ou trois artistes soutenus de façon un peu redondante pendant quelques années, puis on a vu cette convergence des aides sinterrompre. . Les aides publiques ont eu pour conséquence de conforter les vocations artistiques et de provoquer une sorte de massification à lentrée dans la profession. Certains artistes effectivement ont été très déçus car ils ont cru à une réussite possible. Les aides publiques pour beaucoup nont fait que retarder le moment de la vrai sélection qui est devenue peut-être plus violente car ce fonctionnement a créé de faux espoirs.
Ar. : Quen a-t-il été des galeries privées liées à linstitution , ces galeries para-institutionnelles dites émergentes? Ont-elles aussi été déçues après y avoir cru?
F.L. : Cet aspect là de la diffusion institutionnelle mérite également étude et réflexion. Il y a eu au début des années 80 une volonté très forte de dynamiser la création par le soutien au marché. Lidée étant de développer ainsi un marché intérieur de lart contemporain qui nexistait pas ou très peu et de faire en sorte que la France reprenne la place quelle avait perdue sur le marché international.
Cest pour cela quil y a eu cette politique dachat , par la création notamment des FRAC. Ceux-ci ont acheté un certain nombre doeuvres dans ces galeries et les ont fait circuler. Cette politique devaient générer un milieu de collectionneurs achetant dans ces mêmes galeries.
Mais les collectionneurs ont très peu suivi cette incitation ou pas assez pour faire vivre un véritable marché.
Ar. : Comment voyez-vous lévolution actuelle ?
F.L. : Le changement est à prendre en compte selon deux aspects. Du point de vu des politiques culturelles dabord et du point de vue de lartiste ensuite.
La politique culturelle des années 80 était celle de lacquisition doeuvres conçue comme un moyen de soutenir la création et le marché. Cest une logique de lobjet et de sa valeur patrimoniale qui prédomine, avec notamment les collections des FRAC. Cétait une époque où le Ministère de la Culture menait le jeu en étant très présent dans les régions.
Dans les années 90, on évolue vers une logique de soutien direct au travail artistique. On abandonne lobjet pour la résidence dartiste ou pour le travail in situ dans des lieux dexposition. Ce nest plus lobjet, mais lacte artistique qui va être subventionné. Ceci correspond à une période où un certain nombre de collectivités territoriales prennent le relais de lEtat, et vont intervenir moins pour acheter des uvres que pour soutenir des artistes ou des postures artistiques. Avec la certitude immédiate quun tel soutien sans objet bien tangible coûte moins cher que lachat doeuvres pour un patrimoine bien palpable certes, mais dont la valeur future apparaît de plus en plus incertaine.
Aujourdhui, jai limpression que par manque dargent et par multiplication des partenaires publics, la logique est celle dun soutien à lemploi artistique, avec des artistes qui sont sollicités pour intervenir dans le cadre de la politique de la ville ou dans celui de léducation nationale. Cela relève de politiques interministérielles où les partenariats sont importants. On nest moins finalement dans un soutien au créateur lui-même, quà lemploi de celui-ci dans un certain nombre de projets culturels qui ne sont plus exactement artistiques. Jy vois bien sûr comme un glissement final vers une sorte dinstrumentalisation de lartiste.
Ar. : On privilégie la commande extérieure sur la commande intérieure de lartiste ?
F.L. : Cest cela qui peut être un problème. Mais un certain nombre dartistes arrivent à tirer leur épingle du jeu, et à trouver une nouvelle fonction sociale en constituant des associations pour travailler par exemple sur lespace urbain, avec des populations dans les quartiers dit sensible, etc. Lartiste conservant malgré tout sa fonction de lien social.
Autre facteur dévolution : s il y a moins dargent dans les institutions aujourdhui, il y a beaucoup plus de lieux de diffusion de nature et taille très diverses. Cest un avantage mais cest aussi un inconvénient car il est plus difficile dapparaître localement ou, comme pendant les années 90, dêtre propulsé sur le devant de la scène.
Beaucoup dartistes tentent dapparaître autrement, collectivement, à travers des associations, des lieux alternatifs, et cela leur permet parfois dobtenir des commandes.
Ar. : Ces associations sont-elles dirigées vers le regard institutionnel ou vers le regard dun public dacheteurs?
F.L. : Cest rarement vers des acheteurs privés me semble-t-il bien quil existe des tentatives pour retrouver une clientèle par le biais de nouveaux modes de diffusion comme internet par exemple.
Ar. : Et si le soutien institutionnel nexistait pas? Que deviendrait tout ce pan assisté de lactivité artistique, et que deviendraient les artistes institutionnels?
F.L. : Ce serait certes très difficile pour eux
Ar.: Lart en pâtirait-il beaucoup?
F.L. : Cest un question de fond à laquelle il mest difficile de vous répondre.
Ar. : Vous faite une distinction nette entre, dune part, le secteur institutionnel, qui privilégie le sens, qui ne se situe pas dans une matérialité de lobjet, mais plutôt dans une philosophie, une posture artistique, et, dautre part, le secteur marchand qui sinscrit dans le savoir faire, dans lobjet porteur démotion, dans une économie du sensible, dans une relation dappropriation du public. Cette deuxième option serait-elle selon vous moins vectrice de sens ?
F.L. : Non, mais la première est caractérisée par une montée du discours sur lart produite par lartiste lui même et cest ça la particularité, la question du sens est demblée présente à lorigine même des productions artistiques. La logique nest plus celle de lobjet mais celle du discours et du projet. Lartiste est amené à produire non seulement des uvres mais surtout des projets. Lacte de communiquer son oeuvre devient essentiel. La manière dont lartiste parle de son oeuvre est primordiale et transforme limage de lartiste. Alors que, dans le réseau marchand, lartiste se consacre davantage à réalisation de son oeuvre, la médiatisation est le rôle de la galerie. Lartiste plus proche des institutions fait la médiatisation et la communication de son travail en même temps quil le pense et quil le construit au préalable
Ar. : Nen arrive-t-on pas à cette situation où le dossier, le discours préalable, la stratégie de médiatisation peuvent être considérés comme oeuvre ?
F.L. : Cest vrai que tout cela peut prendre le pas sur loeuvre elle-même où plutôt devenir une composante de loeuvre. Alors , est-ce un bien ou un mal ?
Ar. : Ce nest pas à vous, sociologue, de juger ...?
F.L. : Disons que je nai pas envie de juger. Je trouve quil se produit là quelque chose qui a un intérêt fort mais très différemment de ce qui se faisait auparavant.
La notion dart officiel telle quon la trouve parfois dans votre magazine, me dérange un peu car je la trouve trop univoque. Elle suppose que lart est lié à une sorte de pouvoir politique, administratif, or il me semble que ces choix institutionnels sont faits par une communauté artistique qui certes nest pas la seule, mais qui existe et qui a une cohérence. Rejeter demblée ces uvres, cest faire la même chose que ce que le milieu institutionnel à pu faire en excluant la peinture par exemple sous prétexte quelle serait ringarde.
Jai bien aimé lentretien avec Jean-Philippe Domecq qui défend la pluralité, et qui dit quil ny a pas quune seule conception de lhistoire de lart, même si, pour sa part, il défend une conception différente de celle qui peut apparaître dominante aujourdhui.
Ar. : Ce qui est reproché au milieu institutionnel - et que reproche aussi Jean-Philippe Domecq - cest une uniformisation de la pensée, du discours, des attitudes, des produits, et , en même temps, une exclusion de ce qui est autre. Ce qui nest pas le cas dans lautre milieu, qui reste très varié, ouvert, avec des formes de sensibilités et des pratiques extrêmement diverses et qui se respectent les unes les autres. Le secteur marchand, ou celui des peintres, nest donc pas un milieu qui exclut les différences, mais cest vrai quil a une tendance bien légitime, à mon avis, à exclure ceux qui les excluent... Que pensez-vous dArtension, en sociologue ?
F.L. : Je le trouve très intéressant pour beaucoup darticles de réflexion et pour la découvertes des artistes, mais la présentation de lart officiel que vous avez faite dans un numéro ma parue très caricaturale. Ce qui ne veut pas dire bien sûr, que le parti pris ne soit pas digne dattention pour le sociologue où ne doivent pas être exprimé, mais cest vrai que je préfère des partis plus nuancés comme le sont celui de Jean-Philippe Domecq ou de Nathalie Heinich.
Ce qui me gène aussi dans cette critique de lofficialité artistique, cest quil y passe un certain pessimisme peu valorisant, où une sorte daigreur peu constructive et qui ne doit pas aider les artistes.
Ar. : Savez-vous quil existe en France des quantités dartistes - dont beaucoup ont été présentés dans Artension - très heureux de leur peinture, reconnus sinon dans lhexagone, en tous cas à létranger, vendant bien leur travail, satisfaits de la vie, mais qui sont dune extrême férocité à légard de linstitutionnalité sans être pour autant aigris ou paranoïaques?
Ne peut-on pas considérer également que, ce qui rend ces artistes optimistes, malgré tout, cest quils savent bien profondément que lart est un mystère irréductible à toute analyse sociologique, que lartiste est un lhomme non ciblable, échappant précisément aux surdéterminations liées à son éventuelle appartenance à une classe, un réseau, un groupe, une école, une famille, etc.?
Ne peut-on considérer également que le sociologue de lart est lallié indispensable de lart, justement parce quil fait, pour une question de méthodologie, limpasse de cette partie mystérieuse qui doit être laissée aux artistes, et quainsi il peut mieux pointer et déblayer en quelque sorte tout ce qui autour de lart, nest pas de lart - puisque surdéterminé par des facteurs extérieurs à lui - et encombre le terrain ?
F.L. : Je crois effectivement que chacun à son rôle. Si parler du contexte artistique peut sembler parfois une entreprise de désenchantement du monde qui provoque bien des critiques de la sociologie dans le milieu artistique, la sociologie na pourtant pas la prétention de tout dire de lart. Elle propose un point de vue sur lobjet, mais je crois que si celui-ci est si critiqué, cest parce que le milieu de lart sest construit sur la croyance en la valeur intrinsèque de loeuvre. Or, la sociologie affirme au contraire quil sagit dune construction collective. Pour moi dire cela nest pas remettre en cause ce que vous appelez le mystère de loeuvre et ce que je nommerais lexpérience esthétique mais cest considérer quà travers la singularité de lartiste cest la propre singularité du regardeur qui est touchée. Cest en ce sens que loeuvre dart est profondément sociale.
Ar. : Pensez-vous quil puisse être ou non - handicapant pour son travail, quun sociologue de lart... aime lart ?
F.L. : Bien sûr que non et aucun sociologue ne travaille sur lart par hasard. En revanche, il nest pas obligé de prendre part au combat qui tiraille ce milieu. Je crois quil peut avoir un engagement personnel, mais quil doit conserver une certaine neutralité axiologique dont Max Weber faisait la morale professionnel du savant. Cette neutralité nest toujours quune visée car le chercheur est aussi une personne mais il est important de distinguer la posture du scientifique de celle de lexpert qui se prononce sur des valeurs. En ce sens, je me sens beaucoup plus proche de Nathalie Heinich que de Pierre Bourdieu dans cette conception de la sociologie.
Texte recueilli par Pierre Souchaud le 29 septembre 2004, revu et amendé par Françoise Liot.
* Françoise Liot est sociologue, maître de conférences à lIUT Michel de Montaigne de lUniversité de Bordeaux 3 et chercheur au LAPSAC ( laboratoire danalyse des problèmes sociaux et de laction collective ) à Bordeaux 2.
1 Françoise Liot. Le métier dartiste. Collection Logiques Sociales. Editions lHarmattan. ISBN : 2-7475-6404-5. 25
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Manifeste Un art pour lhomme
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texte du n° 21
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Il est temps de se manifester !
La coupe est vraiment pleine !
La coupe est vraiment pleine, pour la plupart des acteurs de lart daujourdhui en France, devant le désastre que constitue une pensée artistique institutionnelle, incapable de tout dialogue, sourde et aveugle aux réalités, totalement livrée à elle-même, coupée de toute possibilité extérieure de régulation et méprisant scandaleusement la plus grande partie des créateurs de ce temps.
Les analyses, recherches critiques et publications informant de cette situation existent pourtant et sont diffusées. Elles disent pourquoi et comment lart et la culture sont instrumentalisés par divers mécanismes qui le vident de son sens et le déshumanisent. Elles disent que la vie des artistes est précarisée et que la création est asphyxiée
Mais il savère que cela ne suffit pas pour faire changer les choses
( même si quelques rares frémissements vers un retour du sensible - et de la peinture- peuvent être décelés ici ou là dans les lieux institutionnels)
Nous avons donc conçu ce manifeste, non pas comme doléance revendicative ou quémandeuse, mais comme moyen de dénouer les blocages, de faciliter lexpression et révéler lampleur dune exaspération générale, de fabriquer et proposer un objet de réflexion, clair , massif, sans ambiguïté ni édulcorant, sans possibilité de récupération, détournement ou traduction en langue de bois. Et de faire en sorte que cet objet, par sa présence et son ampleur, déjoue les appareils de brouillage et de deni de la réalité, et fasse apparaître le ou les récepteurs appropriés... parmi lesquel pourrait figurer le Ministère, auquel il est adressé en premier.
Si vous nêtes pas résigné à subir éternellement la situation actuelle, nous vous invitons instamment à signer et envoyer le manifeste ci-joint à Mr le Ministre , ainsi qu à le faire circuler auprès du plus grand nombre possible de personnes : il en va bien sûr, de la réussite de cette action collective, de son crédit global qui sera à la mesure du nombre des envois au Ministère.
Signez et faites signer !
Nous souhaitons donc que vous puissiez :
1- En adresser une copie-papier signée par vous, à Monsieur le Ministre de la Culture et de la Communication. 3, rue de Valois - 75033 Paris cedex 01 (nous pensons que ce mode d'envoi papier aura, par sa réalité physique, plus de poids qu'un envoi internet)
2- Le faire parvenir par mail, fax, ou courrier postal à toutes les personnes (amateurs dart, artistes, médiateurs) que vous savez susceptibles de vouloir le signer et poursuivre sa transmission vers dautres signataires potentiels. ( Vous pouvez imprimer ou saisir le fichier texte de ces deux pages sur le site www.artension.fr pour lenvoyer par mail)
3- En adresser une autre copie-papier ( ou confirmation fax ou @mail de votre envoi au Ministère) à Artension. BP 9 - 69647 Caluire cedex.
Mail : artension@wanadoo.fr - Fax : 04 78 23 51 49
(ce qui permettra de recenser lensemble des signataires)
Premiers signataires
(ayant participé à la rédaction du manifeste)
Marie Francine Adam Openo (Galeriste)- Rémy Aron ( artiste)- Agnés Bernard (galeriste)- Françoise et Michel Georges Bernard ( critiques dart)- Christian Berst ( éditeur)- Olivier Billard ( collectionneur)- Dominique Coffignier (artiste )- Leonardo Cremonini (artiste), Laurent Danchin ( critique dart)- Jacques Deal (artiste)- Serge De Turville (artiste)- Olivier De Sagazan (artiste)- François Derivery ( critique dart)-Jean Philippe Domecq (écrivain) -- Céres Franco ( galeriste)- Franta (artiste)- Hastaire (artiste) - Eric Henri ( galeriste) - Jean Pierre Klein ( critique dart)- Jorg Hermle (artiste)- Alain Jean (enseignant)- André Le Glatin ( artiste)- Loïs Le Vanier (critique dart) - Alain Leduc - Antoine Leperlier (artiste)- Françoise Monnin (critique dart)- Marie Morel ( artiste)- Christian Noorbergen ( critique dart)- Francis Parent ( critique dart)- Raymond Perrot ( critique dart)- Marc Petit (artiste)- Bernard Pierron (artiste)- Nili et Moreno Pincas (artistes) - Dominique Polad (galeriste)- André Protche (éditeur)- Frédéric Roulette ( galeriste)- Lucien Ruimy (artiste)- Pierre Souchaud ( critique dart)- Jean Paul Souvraz (artiste)- Tibouchi (artiste)- Jérôme Tisserand ( artiste)- Pascal Vinardel (artiste) - Agnès Wotkiewicz (artiste)- Yankel (artiste) - Christian Zeimert (artiste)
Le Manifeste Un art pour lHomme
à Monsieur le Ministre de la Culture - 3, rue de Valois - 75033 Paris cedex 01
Le champ de la création et de la diffusion des arts plastiques en France se trouve aujourdhui coupé en deux parties bien distinctes entre lesquelles labsence de communication et de compréhension est devenu quasi totale:
- La première partie est celle des institutions et du grand marché international, dont la pensée, le discours et les critères dévaluation sont avant tout les produits dune conjonction dintérêts extra-artistiques : politico-médiatiques, administratifs, spéculatifs, etc.
- La seconde, la plus réelle, riche, inventive, diversifiée, inscrite dans le présent et ouverte sur lavenir, est celle dune majorité de créateurs de ce temps ainsi que de leurs diffuseurs et de leur public, ignorés , voire méprisés par la première.
Cette fracture est très préjudiciable aux artistes, à leur reconnaissance, à leur survie même, à la réinsertion sociale de lart, au travail des galeries prospectives et dun grand nombre de médiateurs, au respect dun patrimoine vivant. Elle entretient un climat dostrascisme et de ségrégation féroces, comme il nen existe dans nul autre domaine. Elle interdit à lart de tenir son rôle émancipateur, délucidation du monde et de lien entre les hommes, à une époque de difficiles mutations. Elle désespère et exaspère une majorité des acteurs de lart de ce temps.
Nous vous demandons instamment de reconnaître et de prendre en compte la réalité de cette situation de blocage désastreux et de mettre en oeuvre tous dispositifs de réflexion sur les moyens de sextraire de ce que lon peut considérer comme un néo-académisme étatique encore plus dévastateur que lacadémisme du début du 20e siècle.
Pourraient être, par exemple, objets de cette réflexion :
- l installation doutils découte et de large consultation, pour la mise à plat des non-dits qui empoisonnent la vie culturelle dans le domaine des arts plastiques depuis trois décennies ;
- la reconnaissance des analyses faites par les sociologues, philosophes, chercheurs, historiens et critiques dart non-alignés, sur la réalité évoquée ;
- la révision complète des dispositifs et critères de soutien à la création dans la perspective dune plus grande ouverture aux divers modes dexpression et sensibilités artistiques : ce qui implique notamment une remise en question des profils, attributions et modalités de nomination des Conseillers Artistiques Régionaux, une redéfinition du rôle, des modes et critères dintervention de la Délégation aux Art Plastiques, un réexamen des finalités et fonctionnement des FRAC, des DRAC, des Centres dArt Contemporain ;
- le développement dune politique de soutien aux associations, galeries, salons.
- le réaménagement des structures existantes, municipales, départementales et régionales pour un développement véritablement décentralisé des arts plastiques et le recensement des ressources ;
- l introduction des artistes au sein des structures décisionnaires et lécoute attentive des nombreux collectifs quils ont constitués ;
- lincitation fiscale pour les achats doeuvres dartistes vivants, pour la dynamisation dun marché intérieur de proximité;
- l incitation auprès des différents médias (presse, télévision, etc.) pour que que les chroniques artistiques aient plus de place dans les programmes;
- la réhabilitation de la pensée sensible et poétique dans le discours institutionnel sur lart et dans les dispositifs denseignement;
- la réflexion sur la spectacularisation de lart et sur lincidence du politico-médiatique sur les critères esthétiques dominants.
Nom Prénom Profession
Adresse
Code postal Ville Tél.
Date Signature
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Texte du n° 22
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Manifeste Un art pour lHomme... suite
Éloquentes non-réponses
Outre les milliers de lettres du manifeste-pétition reçues dans la boite à lettres du Ministère de la Culture, il y a celle-ci, envoyée avec AR par Artension :
Monsieur le Ministre, suite à sa publication dans le numéro de janvier du magazine Artension , plusieurs milliers de personnes ont envoyé ce manifeste-pétition à votre Ministère, avec leurs signatures.
Le but de cet envoi était de vous signaler limportance de l « anomalie » évoquée dans ce texte.
Nous vous serions très reconnaissant de bien vouloir nous confirmer que vous avez eu connaissance de lexistence de ces envois multiples et du contenu même du manifeste, et nous informer des suites que vous pensez pouvoir donner à cette expression collective, afin que les lecteurs de notre magazine et les nombreux signataires du document soient eux-mêmes informés du résultat de leur démarche auprès de vous.... Aucune réponse à ce jour, hors laccusé de réception.
Le manifeste a été envoyé également par mail personnel à chacun des députés et sénateurs en lui suggérant que le problème soulevé pourrait faire lobjet dune question écrite au ministre... Aucune réponse à ce jour non plus daucun des parlementaires.
Preuve est faite que le message était sur une fréquence inaudible pour ses destinataires... Mais démonstration est-elle faite pour autant, quil était inutile ?
Non bien évidemment, car le but de la missive nétait pas plus den prouver lirrecevabilité que den attendre une réaction immédiate de la part de ses récipiendaires.
Alors, à quoi bon ce manifeste?
A ceci de bon quont bien compris les milliers de signataires qui ont tout de même jugé opportun de lexpédier et de le faire circuler:
- formuler et pointer lanomalie en question, la dater, en faire trace historique pour les générations suivantes ;
- proposer un texte global comme base de réflexion totalement ouverte, comme document repère et fédérateur ;
- proposer une parole qui, même si elle na pas vocation à se donner des représentants dûment mandatés, contient une vérité immédiate qui doit être écoutée;
- espérer tout de même, quà terme, souvre quelque part une brèche dans le mur de lincompréhension, pour que le message extérieur pénètre la forteresse et y trouve quelque interlocuteur encore vivant.
Continuez à signer et à faire circuler !
En gardant lespoir que cette action contribue à ce quun jour une commission ministérielle ou parlementaire soit désignée pour faire un audit, un grand rapport, le plus approfondi et honnête possible, sur la situation.
Le Manifeste Un art pour lHomme peut être imprimé ou téléchargé sur www.artension.fr
La rédaction de Artension
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Texte du n° 23
_______________
Manifeste Un art pour lHomme ... suite
en illustration fac-similé du manifeste
pour caler les 2 pages (il peut être assez grand et lisible
légende fac similé
Le manifeste Un art pour lHomme
peut être téléchargé et imprimé
sur le site www.artension.fr
! Réponse du Ministre de la Culture
au directeur du magazine Artension
Paris, le 4 mars 2005
Monsieur,
Cest avec beaucoup dintérêt que jai pris connaissance du manifeste « Un art pour lHomme » publié dans la livraison de janvier 2005 du magazine Artension.
Vous me permettrez dapporter quelques nuances au paysage contrasté que vous dépeignez de la vie artistique de notre pays, avant den venir à lanalyse de vos propositions.
Vous présentez le champ de la création et de la diffusion des arts plastiques comme étant coupé en deux, avec dun côté linstitution et le marché, et de lautre la majorité des créateurs. Je ne partage pas cette vision de la scène artistique française, riche dinitiatives les plus diverses, quelles soient publiques ou privées.
À linitiative de lEtat et en partenariat avec les collectivités territoriales ont été crées il y a vingt ans, dans chacune des régions, des centres dart et des fonds régionaux dart contemporain (FRAC). Je peux vous assurer quau sein de ces structures partenariales, une véritable pratique des discussions et des débats sest dès le départ imposée, faisant que ces outils - mis en place au service de lart et de la création contemporaine - restent constamment en phase avec les enjeux de leur époque. Je suis à ce titre très attaché à ce que la société civile comme les artistes eux-mêmes participent aux conseils dadministration de ces institutions.
Ce souci de concertation, au cur de toute politique daménagement du territoire, a sans aucun doute permis la prise en compte la richesse artistique de notre pays. Il est aujourdhui largement relayé par laction des collectivités territoriales. Celles-ci encouragent et accompagnent les initiatives de plus en plus nombreuses qui naissent sur notre territoire.
Venons-en à vos propositions. Vous souhaitez que soient mis en place des dispositifs » découte et de large consultation ». Cette exigence démocratique est le fait de tous et doit être partagée par chacun. À ce titre, je ne peux que constater lexistence dans la presse locale, nationale, spécialisée ou non, dun intérêt sans cesse croissant envers la vie artistique de notre pays. Cette instance médiatique, à laquelle on peut associer les développements récents de la communication électronique, contribue de manière formidable à la diffusion et au développement du débat critique qui doit nécessairement accompagner la création artistique. Soyez assuré de mon souci permanent de veiller à sa diversité afin que la vie éditoriale française continue à participer pleinement aux enjeux esthétiques de notre époque à lintérieur comme hors de nos frontières.
Je tiens à rappeler quil est par ailleurs de la responsabilité des institutions publiques de prendre en compte la pluralité des expressions et douvrir leurs activités au plus large public, ceci dans le cadre des missions de service public qui sont les leurs.
En ce qui concerne le ministère dont jai la charge et les missions des directions régionales des affaires culturelles, je me permets de citer certaines des conclusions du rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, M. Marc Bernier, concernant laction des DRAC dans le cadre de la déconcentration culturelle. Il a, dans son rapport, souligné le rôle-clé des directions régionales, perçues et reconnues par lensemble des partenaires comme les garants dune politique nationale. Mais du même souffle, il a relevé le rôle qui est aussi le leur en ce qui concerne lapplication équilibrée de la politique daménagement du territoire. À ce titre, les DRAC sont devenues de véritables catalyseurs et des fédérateurs efficaces des projets les plus variés. Je rappelle encore que dans ce domaine, les collectivités territoriales prennent de plus en plus dinitiatives à travers la création despaces de production, de diffusion et dexpression artistiques (artothèques, salons, ateliers, résidences, ect.) dans le cadre dune concertation étroite avec lÉtat.
Vous souhaitez un recensement de toutes ces ressources. La encore, au-delà de linitiative publique (voyez par exemple le site internet du Centre national des arts plastiques), on ne peut que se féliciter, comme je lai fait plus haut, des nombreuses initiatives en la matière que les technologies de la communication ont rendu de plus en plus performantes, attractives et participatives.
Vous me signalez un certain nombre de contraintes réglementaires, notamment fiscales. Toute laction que je mène tend à lever autant que faire se peut ces contraintes, dans le respect bien entendu du droit dauteur et des réglementations européennes. Je pense notamment au droit de suite.
Je me permets de vous rappeler quelques dispositions fiscales qui sont intervenues récemment : le relèvement du seuil dimposition et de la taxe forfaitaire sur les objets d art qui est porté de 3 050¬ à 5 000¬ , et l exonération de plus-value au bout de douze ans (et non plus de vingt et un ans) de détention du bien, en cas d option pour le régime du droit commun. Il me faut encore rappeler lexonération de la taxe professionnelle pour les photographes qui sont dorénavant traités comme les autres créateurs plasticiens. Jajoute enfin à cette énumération les dispositions fiscales avantageuses accordées par les lois de 2002 sur les musées de France et de 2003 sur le mécénat.
Vous en appelez à une pensée sensible et poétique. Je souhaite aussi quelle soit partagée par tous nos concitoyens, et ceci dès le plus jeune âge. Léducation artistique dans les écoles, les collèges et les lycées, représente un enjeu fondamental afin que le public devienne un partenaire à part entière. Lencouragement adressé aux médias audiovisuels afin que ceux-ci accordent à la chose artistique une plus grande place dans leur grille de programmation relève de la même volonté.
Je vous prie dagréer, Monsieur, lexpression de mes sentiments les meilleurs.
Renaud Donnedieu de Vabres
_______________________________________
! Réponse du Directeur d Artension
au Ministre de la Culture
Monsieur le Ministre,
Je vous remercie pour votre lettre du 4 mars en réponse à lenvoi du manifeste « Un art pour lHomme » .
Votre contribution à notre réflexion sera publiée dans le numéro 23 mai-juin du magazine
- pour fournir réponse attendue aux très nombreux lecteurs qui ont signé ce manifeste et lont fait parvenir à votre Ministère.
- Pour donner également à chacun deux loccasion, de vous écrire à nouveau afin de vous faire part, après lecture de votre texte, de ses propres analyses, réactions, informations, suggestions, sentiments divers: lensemble de ces témoignages personnels pouvant vous être précieux pour une plus juste évaluation de la situation actuelle, dans lhypothèse où celle-ci serait bientôt entreprise par linstance daudit que vous ne manquerez pas dinstaller.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, lexpression de mes sentiments très cordiaux et respectueux.
Pierre Souchaud
______________________________
! Réponses des lecteurs dArtension
Au Ministre de la Culture
Il vous est donc maintenant permis, chers lecteurs, de répondre personnellement à cette lettre de Monsieur le Ministre, pour lui faire part de vos suggestions, témoignages et sentiments divers, en lui écrivant au 3 rue de Valois 75003 Paris Tél : 01 40 15 80 00. ( Il serait bon que vous adressiez simultanément copie de votre lettre à Artension).
______________________
Texte du n° 24
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Manifeste Un art pour lHomme... suite
! Des réponses de lappareil
Le Manifeste - pétition Un art pour lhomme * a été conçu pour pointer et dater une gigantesque anomalie dans le fonctionnement de lappareil institutionnel, et non pas pour demander à celui-ci dinverser sa logique, de se renverser sur lui-même de sa propre autorité, ou bien de se tirer un balle dans le pied ou dans la tête... Bien évidemment.
Aucune illusion donc sur lintérêt de ses éventuelles réactions ou réponses.
Celle en très courtoise langue de bois du Ministre (voir précédent numéro), qui évacue le problème en déniant purement et simplement la véracité des informations qui lui sont données et qui se cramponne obstinément à son ignorance des réalités, était attendue... Elle confirme cette impossibilité structurelle douverture au réel.
Deux autres réponses sont à mentionner, car beaucoup plus élaborées dans le genre défense et illustration de la langue institutionnelle française :
- Dabord, les deux éditos consécutifs du directeur du site www.paris-art .com , site dédié à lart on ne peut plus distingué et sous - titré (presque) tout lart contemporain à Paris. Ces textes, lun du 17 février Tension haute, idées basses, et lautre du 24 février Régime des arts, régime du sensible consacrés donc au Manifeste, peuvent être lus et imprimés en consultant le site paris-art.com. Ce sont des documents intéressants car , comme jolis colliers de perles de culture ou de rhétorique dominantes, ils dévoilent, sans pudeur ni vergogne pour une fois, le large échantillonnage des très sophistiquées stratégies, techniques et armes dissuasives du système.
- Ensuite, larticle de 4 pages, publié dans Art Press n° 312 de mai, intitulé Crise de la valeur. La faute du goût. Lauteur part de lexemple de ce Manifeste, pour lui simple vindicte manichéenne et grossière , pour élever et affiner le débat en plaçant lépiphénomène dans cette problématique globale de lévaluation et du goût en art (ce titre dailleurs dune insondable ambiguïté ou ingénuité, comme si évaluation et goût étaient séparables dans tout ce qui les surdétermine) . Doù un texte à la compacité aussi docte que confuse, où lon cite abondamment le manifeste, où il est évidemment beaucoup question de médiations, et où, extraordinairement, il nest jamais question ni de Nathalie Heinich, ni de Bourdieu, ni des autres sociologues qui ont étudié le sujet. Bref, un texte à lignorance pompeuse, un bricolage conceptuel où lintellect débridé nest que le produit par défaut dune absence totale dinformation et de compréhension sensible des choses de lart et du monde. Fumeux galimatias défensif dont le but ne semble être autre que dasphyxier toute réflexion sérieuse.
Sans quitter le sujet, mentionnons aussi dans ce même numéro dArt Press, quatre pages consacrées à la demeure du chaos de Thierry Ehrman, personnage qui fait actuellement grand bruit dans le Landernau lyonnais pour avoir saccagé sa somptueuse propriété de 10000 m2 de Saint -Romain au Mont dOr. Gigantesque désastre à vocation artistique, puissamment allégorique de létat du monde actuel se vomissant sur lui-même (voir couverture du même numéro dArt Press). Fils dun important industriel membre influent de lOpus Dei, nous dit-on dans larticle, Thierry Herman fait fortune dans les années 80 avec le minitel rose et les combats de boxe. Dans les années 90, il fonde la start-up artprice.com ( société spécialisée dans larchivage en ligne des résultats de vente aux enchères doeuvres dart sur toute la planète), avec le soutien financier de Bernard Arnault. Partouzeur invétéré, il se dit bigame , etc. Bref, un homme de goût et, de surcroît, grand connaisseur de la valeur des uvres dart ...
Du goût et de la valeur... Vaste sujet ! Nous conseillons donc vivement à Monsieur le Ministre et à Messieurs les rédacteurs sus-désignés de sinformer vraiment sur la question avant den parler... et de lire pour cela lentretien avec Marc Jimenez qui figure dans ce numéro, ainsi que son livre. Pierre Souchaud
Ce manifeste peut être téléchargé et imprimé sur HYPERLINK "http://www.artension.fr" www.artension.fr
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Lhistoire de lart contemporain africain
Par Simon Njami *
Voilà une quinzaine dannées aujourdhui que lart africain contemporain trouve une audience, un public. Il est devenu naturel de trouver des artistes issus du continent africain dans les grandes biennales internationales ou dans des galeries européennes, américaines ou japonaises.
La nomination du Nigérian Okwui Enwesor comme directeur de la dernière Documenta de Kassel est venue couronner cette évolution qui a vu lart africain simposer, au fil des années, comme un élément constitutif du débat international.
Des publications telles que Revue noire, puis par la suite Atlantica, NKA ou Coartnews ont fourni une base théorique dans laquelle les uns et les autres ont pu puiser la matière qui est venue nourrir une discussion qui a pris toute son ampleur à la fin des années 1980.
Des expositions collectives ont également tenu leur rôle dans ce qui pourrait apparaître aujourdhui comme une reconnaissance. Mais dans le village global que le nouvel ordre économique mondial veut absolument imposer comme une incontournable et nécessaire réalité, le rôle de lAfrique et de ses artistes reste encore à définir.
Lun des paradoxes qui intervient dans lélaboration de cette définition est quelle sest largement déroulée en dehors du continent lui-même. En effet, les rares manifestations organisées sur le sol africain sont les biennales de Bamako et de Dakar, la chaotique biennale du Caire et léphémère biennale de Johannesburg.
Cest ainsi que les questions qui sous-tendent la reconnaissance de la production artistique africaine demeurent, après une quinzaine dannées, à peu près les mêmes : Que reconnaît-on exactement ? Selon quels critères et quelles stratégies ?
La modernité doit-elle toujours se référer à nos concepts occidentaux ?
Lorsque Merleau-Ponty écrivait, dans sa définition du temps : « Au cur du temps il y a un regard », il faisait allusion aux différentes dynamiques culturelles qui nous font appréhender le monde selon des points de vue contradictoires, qui dépendent du point de la planète où nous avons été élevés. Cette notion du temps est une notion à la fois philosophique et poétique. Elle nest pas, loin sen faut, universelle. La question qui se pose, sagissant de lAfrique, est de savoir comment se définit sa contemporanéité. Cette problématique est résumée par David Elliot dans son introduction du catalogue de la biennale de Dakar de 2000 : « LAfrique a-t-elle jamais été une entité moderne sinon par sa colonisation ? Peut-on imaginer, par exemple, une Afrique sautant à pieds joints par-dessus sa période moderne pour arriver directement à lindépendance, devenant ipso facto postmoderne, sabsolvant de ce sentiment de retard ou de sous-développement qui caractérise de nombreuses cultures postcoloniales dans le monde ? À moins que lidée de modernité nait pas le même sens et dépende du lieu et du contexte. La modernité doit-elle toujours se référer à nos concepts occidentaux ? »
La question soulevée ici est celle de linadéquation de nos références. Lère postmoderne et les analyses qui en découlent nous renvoient à une vision monolithique du monde qui exclut tout ce qui nentre pas dans le moule dun langage convenu. Jen veux pour illustration un débat qui ma opposé, il y a quelques années, à Alfons Hug (alors responsable des expositions à la Haus der Kulturen der Welt de Berlin), sur la notion même de modernité. Christos Johamides avait organisé une exposition au Walter Gropius Bau intitulée Die Epoche der Modernen0 et, en réaction, Hug avait organisé Der Anderen Modernen.
Le propos de Hug était de contester labsence dartistes non européens (à quelques exceptions près comme Frida Kalo et Diego Riviera entre autres) dans la modernité européenne. Si lintention de Hug était compréhensible, visant à poser le problème de lintégration de lart non européen dans le concert mondial, les moyens quil sétait donnés pour étayer sa démonstration ne résistèrent pas à lanalyse.
Les modernes tels que présentés au Gropius faisaient référence à un moment spécifique de lart occidental.
Moment dans lequel nentraient que quelques rares non-Européens. Dès lors que lon prend lhistoire de lart pour seule référence, lon ne doit pas perdre de vue que cette histoire est essentiellement faite de courants et décoles qui sont le résultat de convulsions internes au système qui les a produits.
De quoi parlons-nous ou, mieux encore, de quoi devons-nous parler dès lors que lon aborde lart africain contemporain ?
LAfrique na pas de courants à proposer, et les écoles que lon y dénombre dès les années 1930/1940 furent pour la plupart le fait dEuropéens exilés. En effet, comme le rappelle Robert Atkins dans son Petit Lexique de lart moderne, « lart moderne se limite ici à lEurope et à lAmérique du Nord (y compris le Mexique), car le phénomène dinternationalisation était loin davoir atteint lampleur que nous lui connaissons aujourdhui ».
Les quinze années qui viennent de sécouler ont dû poser les jalons dune intégration qui avait été entamée de manière confuse.
En ce millénaire balbutiant, quelles sont les pistes quil reste à couvrir et comment va évoluer la situation du continent et de ses plasticiens ? Toute tentative de réponse passe nécessairement par un retour en arrière, par une analyse des grands événements qui ont marqué ces dernières années et de leur impact sur la perception de lart africain en dehors et à lintérieur du continent. La méthode la plus simple consisterait sans doute à passer en revue les différentes expositions et à les replacer dans le contexte problématique dans lequel elles se sont déroulées.
Chaque exposition a suscité un débat et affirmé un point de vue. Lon aurait pu penser, après avoir parcouru toutes ces années, que la dernière partie du siècle échapperait à la tentation manichéenne du radicalisme. Les vérités saffrontent et se confrontent dans un fracas qui semble perdre de vue lhistoire et ses enseignements. Cest ainsi que, peu à peu, le domaine de lart contemporain africain est devenu un vaste champ de bataille économique et théorique. Une bataille qui a contraint ses différents intervenants à avancer des définitions parfois trop définitives.
Le débat a été dautant plus passionnel que lon ne saurait, en Afrique, séparer lart de ses conditions dexistence et que, à travers toute tentative dappréhender une vérité mouvante, cest une définition de lAfrique et des Africains qui apparaît en trompe-lil.
Larrivée dans ce domaine des historiens de lart qui progressivement supplantent les ethnologues a, dans le même temps où chacun cherchait à définir une spécificité africaine, projeté le continent dans le champ le plus large de lart international.
Et toute la complexité de la discussion réside en fait dans la définition même du champ de cette réflexion. De quoi parlons-nous ou, mieux encore, de quoi devons-nous parler dès lors que lon aborde lart africain contemporain ? Cela dit, le terrain paraît tellement vierge aux non-initiés que chacun y va de sa vérité.
Or, de vérité absolue, il ny en a, ici comme dans tout autre domaine de création, pas. Il nexiste quune vérité subjective, un regard qui doit parvenir à un certain degré de liberté pour être capable de sexprimer avec des idées neuves, renvoyant aux greniers de lexotisme tout ce qui naurait jamais dû en sortir. Nous avons fini par admettre que la notion dhistoire de lart ne revêt aucune vocation universelle, mais la façon de traduire cette « découverte » est ce qui a émaillé les discussions de lavant-siècle.
La définition du monde nest plus lapanage exclusif des pays riches
Les années 1980 lannoncent et les années 1990 le confirment : la définition du monde nest plus lapanage exclusif des pays riches. Les premières théories sur la globalisation qui ne sont pas sans rappeler celles de luniversalisme des siècles passés commencent à fleurir.
La nécessité denfin parler de lart contemporain en Afrique semble de plus en plus une évidence.
À la contextualisation ethnographique doit se substituer la décontextualisation.
Une erreur pour en chasser une autre. En effet, les contours du village global que certains veulent dessiner ne parviennent pas à échapper aux vieux réflexes récupérateurs, car comment, en toute conscience, entretenir lillusion dune humanité unique ?
Le Africa Explores the 20th Century de Suzan Vogel, bien que postérieur de deux années aux Magiciens de la Terre, marquait le chant du cygne de lère ethnographique, parce quelle représentait la quintessence des pratiques qui jusqualors avaient dominé.
Le propos était, comme lindique le titre, de montrer un siècle dart africain. Selon quels critères ? À partir de quel point de vue ? Suzan Vogel résolut le problème en refusant de choisir. En refusant le risque dun point de vue dont, peut-être, elle navait pas les moyens. LAfrique dans le xxe siècle se devait donc dêtre ce continent complexe et touffu. En fait, Africa Explores the 20th Century ne fut pas une exposition dart, mais bien plus une démonstration ethnologique dont lobjet ne fut jamais lesthétique, mais le contexte.
À limage de ces expositions coloniales du début du siècle, lAfrique étalait, comme sur un marché, tout ce quelle pouvait avoir à offrir. Libre au spectateur de faire lui-même le tri. Un cabinet de curiosités. Lambition, en elle-même démesurée, de montrer tout un siècle dart dans un continent aussi vaste ne pouvait pas connaître dautre issue que celle-là, dès lors que les choix et le sujet demeuraient à ce point mal définis, et les objets montrés ne pouvaient être rassemblés dans un même espace que par le biais dune approche ethnologique.
Il apparaissait clairement dès lors que ce que lon entendait par « art africain » navait pas encore trouvé dans les faits sa véritable traduction.
Vogel comme Pierre Gaudibert dans le livre quil a consacré à lart africain contemporain la même année ont essayé détablir, si ce nest une hiérarchie, du moins une distinction entre les différentes formes dart venues dAfrique, en utilisant un langage forgé sur des observations dont laveu de Vogel nous dit les limites.
Magiciens de la terre
Or, deux années plus tôt, le débat avait pris une orientation qui, pour nêtre pas nouvelle, connut un retentissement sous lemprise duquel nous nous trouvons aujourdhui encore.
Bien que nétant pas consacrée à la seule Afrique, lexposition de Jean-Hubert Martin, Les Magiciens de la Terre, porte le débat sur la place publique.
Dautres expositions avaient été consacrées à lAfrique dans les années 1980 par David Elliot notamment (Makonde, Afrique du Sud). Limpossible pari de Martin fut de réunir dans le même espace-temps des magiciens et des hommes.
Martin, issu de lart contemporain, arrivait avec un projet et une approche qui semblaient à des lieux de ceux qui avaient jusqualors prévalu.
En incluant lAfrique dans une exposition internationale denvergure, il affirmait une solidarité entre le continent noir et le reste du monde. Les Magiciens de la Terre, un titre à la beauté mystique, avait pour but de nous montrer les créations les plus saisissantes du globe, car, comme dit Martin : « Cest par le mot magie que lon qualifie communément linfluence vive et inexplicable quexerce lart. » La question primordiale qui est posée est de savoir pourquoi des objets qui ont un sens précis dans leur contexte dorigine sont quelquefois interprétés, appréciés, et valorisés pour un sens nouveau que nous leur avons trouvé.
Si lon peut saisir lorigine du malentendu, ses conséquences sont fascinantes car lobjet reprend une sorte de seconde vie où nous lui attribuons parfois un sens quil navait pas.
Ce glissement, cette dérive, au lieu de provoquer une réaction de rejet, devrait au contraire stimuler une réflexion plus approfondie.
Cest ainsi que, dès le début des années 1990, on note deux tendances dans ce que lon nomme la « création africaine contemporaine ». Une tendance « internationaliste », soutenue par Revue noire qui refuse tout exotisme et africanisme triomphant, traduite dans une collection de lAllemand Hans Bogatze ; et lautre, « authentique », héritée des Magiciens de la Terre, et largement représentée dans une collection comme celle de John Pigozzi.
À partir des Magiciens de la Terre, des expositions comme Africa hoy ou encore Neue Kunst aus Afrika ou à un niveau moindre Africa Africa, ont préconisé une certaine vision de la création contemporaine, longtemps opposée à celle des « internationalistes ». Néanmoins, nonobstant ces positions radicales, lart africain, par le fait des uns et des autres, est devenu au cours de ces années-là un véritable sujet de débats théoriques, illustrés par de nombreuses expositions et la présence de plus en plus importante du continent africain dans les grandes manifestations internationales.
La Biennale de Dakar
Linitiation de la biennale de la Dakar, dont lobjet était de se concentrer sur la création africaine, arriva à point nommé pour jouer le rôle de point de repère.
Un rôle que la capitale du Sénégal nassume pas encore pleinement, mais gageons quavec le temps, cette biennale attendra son objectif.
Mais que ce soit en Afrique ou en Europe, une prise de conscience des risques de catégorisation guide désormais les conservateurs et les commissaires.
Lexposition Seven Stories (Londres, 1995) avait choisi lapproche en sept points du continent. Suites africaines (Paris, 1997), sattachait à rendre compte de linterdisciplinarité, en annulant les barrières entre les différentes formes esthétiques et en rassemblant dans un même lieu le cinéma, les arts plastiques, la littérature, la musique et la danse. Otro país (Las Palmas, Barcelone, 1994), et Die Andere Reise (Krems, 1995), rassemblaient, intégraient les artistes de la diaspora dans une communauté dexpériences. Bref, dans chacune de ces expositions dont nous ne dresserons pas ici le fastidieux inventaire, on retrouvait le même souci déviter les pièges des idées reçues et des notions faciles.
Les résultats nont pas toujours été à la hauteur des espérances des uns et des autres, mais cette fraction de temps qui a été prise à lAfrique et dont les artistes ont été longtemps privés semble être sur le point dêtre reconstituée.
Revenir à lartiste
Ce que nous aurons enseigné ces quinze années écoulées, et qui devrait nous servir de fil rouge, est quil importe de considérer lartiste contemporain africain dans la singularité de son inspiration, en dehors de tout contexte que celui qui le fait être.
Par contexte, nous entendons bien ici lexpérience individuelle et certainement pas une quelconque territorialité.
Il semble plus quindispensable de réfléchir non plus par rapport à un marché qui dicte non seulement les prix mais aussi les tendances et linspiration , mais de revenir à lartiste.
Parler de lartiste. Analyser son travail avec tous les outils dont nous disposons et sans exclusivité.
Une nécessité de transdisciplinarité simpose. Si dans les années 1980, le débat sur la création africaine contemporaine se limitait à un cercle dinitiés essentiellement basés en Europe et plus particulièrement à Paris et à une poignée dethnologues ou danthropologues qui abordaient cette question sous un aspect marqué par une approche quantitative, les années 1990 ont ouvert la voie à lindividualisation et ont sonné le glas de lanonymat.
Le regard sest affiné. Aux spécialistes se sont joints des conservateurs et des commissaires dont la formation et lorientation art contemporain allaient contraindre la réflexion à aborder de front la question dun art africain contemporain. Les approches divergentes, comme lapproche tiers-mondiste dun débat manichéen qui opposait nécessairement ce que lon appelait la « périphérie » au vieux « centre » représenté par l« Euramérique », ont multiplié les réflexions et créé ces conflits sans lesquels aucune réflexion valable ne pouvait être menée.
Cependant, il serait temps de ne plus limiter celle-ci à une tentative contrainte de rapprochement entre lart international et lart africain, en faisant abstraction des différences réelles qui existent entre les deux.
Quelles que soient les bonnes intentions des promoteurs dun village global, ce fameux village ne sera viable que dans la mesure où il intégrera lAutre comme un autre soi-même. Sans vouloir à toute force en faire un miroir.
Et cest sans doute la modeste contribution de cette nouvelle expérience qui nous présente une Afrique contrastée, kaléidoscopique. Une Afrique qui refuse résolument de se résoudre à un cliché rassurant.
* Ce texte de Simon Njami a fait la préface du catalogue Les Afriques-36 artistes contemporains, publié à loccasion de la FIAD- Foire Internationale des Art Derniers Paris, Novembre 2004 Editions Autrement
Expositions majeures dart africain contemporain depuis 1989
Les Magiciens de la Terre, Centre Georges-Pompidou, Paris, France.
Wooden Sculpture from East Africa from the Malde Collection, Museum of Modern Art, Oxford, Royaume-Uni.
Sculptures contemporaines du Zimbabwe, musée des Arts africains et océaniens, Art-Z, Paris, France.
Contemporary Stone Carving from Zimbabwe, Yorkshire Sculpture Park, Royaume-Uni.
Art from the Frontline, Contemporary Art from Southern Africa, Glasgow Art Gallery, Londres, Royaume-Uni.
Contemporary African Artists : Changing Tradition, Studio Museum, Harlem, New York, Etats-Unis.
Africa Explorers : 20th Century of African Art, Museum for African Art, New York, États-Unis (exposition itinérante).
Biennale de Venise, Italie, présentation de lexposition Contemporary African Artists du Studio Museum de Harlem, New York, Etats-Unis.
Art sur vie, art contemporain du Sénégal, Grande Arche de la Défense, Paris, France.
Africa hoy, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.
Ny Africa, Copenhague, Danemark.
DakArt, Ire biennale des Arts de Dakar, Sénégal.
Documenta de Kassel (Allemagne) avec Mo Edoga (Nigéria) et Ousmane Sow (Sénégal).
Out of Africa (Africa hoy), Saatchi Gallery, Londres, Royaume-Uni.
Exposition universelle de Séville, Espagne (artistes du Mozambique et du Zimbabwe).
Biennale de Venise, Italie, présentation de Fusion : West African Artists at the Venice Biennale (Museum for African Art, New York, Etats-Unis.
Otro país, escalas africanas, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.
Rencontres africaines, Institut du monde arabe, Paris, France.
Un art dAfrique du Sud, La Défense, Paris, France.
Ve biennale de La Havane, Cuba.
Seven Stories about Modern Art in Africa, Africa 95 , Whitechapel Art Gallery, Londres, Royaume-Uni.
Die Andere Reise, Krems, Autriche.
An Inside Story : African Art of our Time, Setagaya Museum, Tokyo, Japon.
Les Artistes africains et le sida, exposition multimédia, Cotonou, Bénin (présentée à la biennale de Dakar, 1996).
Africus, Ire biennale de Johannesburg, Afrique du Sud.
Neue Kunst Aus Africa, Berlin, Allemagne.
IIe biennale de Dakar, Sénégal.
Colours : Contemporary Art from South Africa, Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne.
Suites africaines, couvent des Cordeliers, Paris, France.
VIe biennale de La Havane, Cuba.
Images of the Other Cultures, Setagaya Museum, Tokyo, Japon.
Africus, IIe biennale de Johannesburg, Afrique du Sud.
Die Anderen Modernen, Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne.
IIIe biennale de Dakar, Sénégal.
VIIe triennale der Kleinplastik, Stuttgart, Allemagne.
Africa Africa, Vibrant New Art from a Dynamic Continent, Tobu Museum of Art, Tokyo, Japon.
Transatlántico, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.
1999 Liberated Voices : Contemporary Art from South Africa, Museum for African Art, New York, États-Unis
(Trans)Africa : Trafique, SMAK, Gand, Belgique
IVe biennale de Dakar, Sénégal.
South Meets West, Accra (Ghana), Kunsthalle (Hambourg, Allemagne), Berne (Suisse, 2000).
LAfrique à jour, Lille, France.
Partage dexotisme, biennale de Lyon, France.
LArt dans le monde, pont Alexandre-III, Paris, France.
El tiempo de África, Centro atlántico de arte moderno, Las Palmas, Espagne.
Authentic/Excentric, Africa and Out of Africa, biennale de Venise, Italie, Museum for African Art, New York, Etats-Unis.
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The Short Century. Independance and Liberation Movements in Africa, 1945-1994 (exposition itinérante : Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne ; Museum of Contemporary Art, Chicago, États-Unis ; PS1, New York, États-Unis ; Munich, Allemagne ; Berlin, Allemagne ; Londres, Royaume-Uni.
Ve biennale de Dakar, Sénégal
2003 Looking Both Ways. Art of the Contemporary African Diaspora, Museum for African Art, New York, Etats-Unis.
A fiction of Authenticity. Contemporary Africa Abroad, Contemporary Art Museum, Saint Louis, Missouri, Etats-Unis.
Afrika Remix, Museum Kunst Palast, Düsseldorf (Hayward Gallery, Londres, Royaume-Uni ; Centre Georges-Pompidou, Paris, France, 2005)
FIAD, Foire internationale des Arts derniers, Les Afriques, musée des Arts derniers, Paris
BIBLIOGRAPHIE
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NGoné Fall, Jean-Loup Pivin, An Anthology of African Art : The 20th Century, New York, DAP, Paris, Éd. Revue noire, 2002.
Pierre Gaudibert, LArt africain contemporain, Paris, Cercle dArt, 1991.
Sidney Littlefield Kasfir, Contemporary African Art, Londres, Thames & Hudson, 1999.
André Magnin, Jacques Soulillou, Contemporary Art of Africa, New York, Harry N. Abrams, 1996.
Richard J. Powell, Black Art and Culture in the 20th Century, Londres, Thames & Hudson, 1997.
Sue Williamson, Resistance Art in South Africa, Londres, David Philip, 1999.
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Catalogues dexpositions
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Contemporary African Artists, Changing Traditions, The Studio Museum of Harlem, New York, 1990.
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André Magnin, Jaime Chéri Samba, Paris, Fondation Cartier pour lart contemporain, Arles, Actes Sud, 2004.
Simon Njami, Afrika Remix, Museum Kunst Palast, Düsseldorf, 2004.
22
Le masque des mots sappelle culture...
par Christian Noorbergen
La culture répétitive, usine à rêver, est comme « désuvrée », tourne à vide, sert de tache aveugle et de repoussoir. Elle ne veut pas de lart, sinon comme produit de distinction.
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La peinture est langue plus ancienne que la langue des mots... La peinture est plus ancienne que la littérature. Serait-elle plus ancrée en profondeur ? Si le mythe organise la réalité humaine, que se passe-t-il quand cette réalité se modifie et que ses bases se fragilisent ? Comment la culture, acculée dans un cul-de-sac et cherchant désespérément dans la multiplicité des genres de quoi nourrir une création exténuée, comment pourrait-elle laisser intactes les sources mythiques dun fleuve devenu désert ?
Il y a quarante mille ans, lhomme tente de combler par des images la distance qui le sépare de la nature. Fasciné par le corps animal, cet homme davant lhistoire est hanté par sa propre animalité.
Une structure seconde prend ensuite le relais: la mortalité du corps, et la tentation de créer son immortalité sublime ( art égyptien ). La différence sexuée et labîme de lindividualité accentuent plus tard la séparation dorigine - qui fonde lhumanité -, séparation que poursuit depuis quelques siècles, le jeu du corps et du paysage, corps éphémère et paysage durable, corps « éternel » et paysage en métamorphose. Puis le mythe remplace la nature qui séloigne. Mais les images vieillissent. Depuis la fin du Moyen Age, le corps moderne se sépare du plan du tableau. Dans Adam et Eve chassés du paradis ( Masaccio ), on voit les premiers êtres peints vivre leur corps hors du fond du tableau. Ils quittent le paradis. Ils abandonnent la fusion, et lair tourne autour du corps, dans limpossibilité de lin-corporer. .
Linstable relation corps-paysage, clef de voûte de la modernité picturale, est métaphore de la relation corps-esprit, elle-même issue dune relation plus opaque, corps de lenfant-homme/corps de la mère-nature.
Lart absorbe, déforme et dilue toutes les composantes ressassées de limage codifiée. Il désinstalle. La culture répétitive, usine à rêver, est comme « désuvrée », tourne à vide, sert de tache aveugle et de repoussoir. Elle ne veut pas de lart, sinon comme produit de distinction.
Les crises sociales, nées de cette instabilité forcément renouvelée, apparaissent dabord dans les crises de lart, elles-mêmes latentes dans les uvres fortes. Le troublant malaise de luvre dart naît dune ambivalence initiale, dun écart premier entre corps et paysage, entre dehors et le dedans, entre le réel et les imaginaires, entre le mythe et vérité.
Et viennent les mots en retard, quand lécart semble comblé. Dans la négation de cet écart, les images précèdent lapparition de la parole, contemporaine dune organisation mentale en partie collective et de ce fait, grandement conformiste.
Le masque des mots sappelle culture... Mais la peinture creuse un vrai plus profond que les mots. Dimmenses territoires encore vierges soffrent à lart, sil ouvre les failles de la culture, montre les impasses du sens et souvre jusquà la folie aux voies non frayées. Sans réponse, lart jette des passerelles. Au sens du mythe, il répond par du non-sens. Au savoir épuisé, il répond par un non-savoir. Lespérance sy trouve.
Lesthétique de la séduction vit par la mise à lécart de ce qui fait allusion aux blessures du monde. Privilégié, le mental agit comme un filtre, et, fût-il de qualité, lart conceptuel prend ses distances, surfe sur le non-dit, et fait jouir en surface les illusions. Le pensé rassure et restreint le champ du pensable
Au contraire, lartiste aux yeux ouverts sonde le gouffre amer du labyrinthe humain, dans les interstices des vérités abandonnées...
Là où il y a adoration de lidentique, il oppose les approches plurielles dune esthétique démythifiante. Rupture de la relation corps-esprit regardée en face, par trouble du sens et du signe.
Lartiste nest pas atteint par le pouvoir des codes. Il navigue dans le no mans land du hors-sens, et quand il y a trop de vocables, il répond par des charges pré-verbales, où lessentiel se terre et se tait...
LE SURGISSEMENT DU PICTURAL
Chaque uvre enferme en elle-même, en sa magique complexité, une infinité de possibles : sous la surface unique, linaccompli des langues picturales maintient intacte la charge hétérogène des puissances imaginantes. Le culturel ne résiste pas à cette charge transgressive. Il la fuit. Lart est affrontement de forces dont chaque peintre renouvelle le chaos, jusquà son approche impensable, et le signe dart naît de la mort de limage. Le pictural peut surgir.
Autour de leffet dart - stupéfié dapparaître, et perturbant les codes, la brutalité des certitudes sest retirée. Du monde déserté du trop plein civilisé naissent des hypothèses fragiles, des possibles lacunaires, des traces de peut-être. Et la pesanteur culturelle, exténuée et lente, fascinée par la ludique mise en abîme des art conceptuels, laisse place aux espaces vierges des langages à venir.
Aucun discours nest alors suffisant pour les contenir. Luvre qui les découvre est toujours transgressive. Ce qui est en jeu - extase ou malaise - reste à vif. Plus les mots figent le sens, plus grandissent les pouvoirs culturels, plus luvre séloigne de lacquis. Les tremblements souterrains de lart empêchent lédifice de la culture de se solidifier à mort. Sous condition de ne pas loublier dans les parkings de la communication moderne où meurent les uvres dart.
Il nest pas suffisant que la psychanalyse sintéresse à limage dart pour la sauver du poids des mots. Lapproche du pré-verbal est une voie. Sous condition quon apprenne - en soi et pour soi - à parler peinture. Quand les mots disent le malaise, contre le langage emmuré, la parole poétique crée des fenêtres verbales. Mais la langue picturale vit dimages plus anciennes, venues de plus lointains soubresauts. Les mots peuvent mentir, mais quand elle ne parle pas, la langue maternelle peut faire mourir... Lart seul dénonce le ressassement stérile et mortifère de la mère-culture. Chaque artiste invente sa propre langue.Il fait acte de sa présence.
Le corps pré-verbal et le viol des codes
Ce qui se crée en peinture vient davant le mot, davant limage corporelle devenue synthèse verbale.
Davant le corps construit, car lartiste ne fait pas corps avec son langage : il cherche ses sources là où tout se dissocie, dans un cruel effort darrachement aux obscures présences des origines, aux structures trop nourrissantes des mythes.
En creusant son corps pré-verbal en gestation, lartiste dit lorigine de son rapport au monde, et les secrets de la création, venus soudainement du fond des âges, et forçant le barrage du mental, se projettent au-dehors, dans lair de la toile, dans la pierre sculptée, ou sur le fragile support dun papier que sa blancheur défend mal.
Issu, dans lobscurité pré-mythique des galaxies prénatales, le langage pré-verbal bouleverse les lois du confort visuel. Les codes sont violés, lartiste-opérateur délivre des paroles brutes davant-message, et fouille les sources des fantasmes majeurs, avant quils ne sinstallent trop clairement, et ne sachèvent dans la réalisation, prêts à être consommés.
Pour la santé de limmense, luvre révèle les tracés exorcisés des pathologies profondes. Et même les confins du corps, excentrés et sans appui, ont accès enfin à léphémère existence. Aux écoutes des scènes majeures enfouies aux sources du corps, lartiste franchit vers le bas les interdits qui barrent laccès au réel ancien et scandaleux de lanimale humanité. Sur ses écrans intérieurs, il projette le champ agrandi de ses perceptions souterraines.
Les sociétés récentes les plus violentes ont dabord verrouillé toute création, empêché lart de jouer son rôle de rééquilibrage, niant la relation de lart au corps profond, à la mortalité, aux sources sexuelles. Tôt ou tard, inévitablement, ce que lart na pu transformer pour que la société en soit nourrie et elle-même transformée, ressurgit sous forme de destruction et de pure violence mortifère
La forme occidentale de ce refoulement est plus subtile : mise en avant fabriquée dun art-produit, mise à lécart « soft » de lart à vif, et surtout primauté dune culture artificiellement collective qui, en profondeur, frustre terriblement ceux qui la subissent sans trop le savoir et qui le font savoir brutalement, maladroitement, et sans trop savoir pourquoi
Léchec vital, lopium du sport, lennui larvé des classes larvaires, le joint délabrant, et les pulsions crues dans les cités, sont autant dindices du blocage presque total des remous refusés qui secouent lâme lointaine, et que lart voudrait tant prendre en compte. Mais linterdit masqué mène à la ruine.
Douloureux paradoxe : il semble que léchec social si contagieux, si présent et fascinant - paraisse plus crédible et plus vrai que ladite réussite sociale, plus convenable, plus fabriquée, plus convenue. Comme sil était préférable déchouer pour être soi, quand la culture toute faite, normative et clonante, ne permet plus dêtre soi.
Lart rend moins abrupte la dure conscience dêtre, car le peintre crée, pour linnombrable du regard, dindéfinissables miroirs. Et il faut les couteaux de la peinture pour découper la peau des apparences, faire « face aux verrous » ( Michaux ), et traverser, toujours plus bas, étau desserré, les couches primales de la mémoire.
Réaliste des profondeurs, lhomme ouvert lutte agressivement, sexuellement, picturalement, contre le malaise essentiel qui consiste à nier lexistence du malaise, à le couvrir de culture et de glose. Exténuant le corps narcissique, lartiste nécarte pas ses obsessions, ne les subit pas par maladies, médias ou textes interposés, mais les affronte durement, et menant lenvoûtement belliqueux sur le seul plan de la peinture.
Sacralisant chaque signe archaïque quil fait surgir, il crée dans lirrécupérable, acceptant enfin dans son uvre langoisse dorigine.
La mise à nu du corps de la peinture
Insensé, lart repose sur la fin des anciens signes. Luvre est miroir daltérité. Cest la trame maculée/immaculée du dedans le plus profond que fait surgir lartiste, quand la nuit mentale, dans un univers indéfiniment broyé et reconstruit, ne laisse filtrer que lessentiel. Et de dures fractures, comme lécho brisé dune fusion oubliée, signent les traces aiguës des meurtrissures vitales. Et dans la blancheur évidée, lespace est mis à nu.
Quelque chose est arraché au fond le plus secret de tous les états du minéral, du végétal et de lorganique : la trame fusionnée du corps et de lunivers. Le concept nefface jamais limplacable surgissement du réel.
Cest cela quosent montrer certains : en amont, un impensable documentaire, la folle cartographie des noces renouvelées de lêtre et du chaos, en aval, la destruction des barrages de la culture et des mythes qui structurent. Les vraies traces dart oublient certitudes et blocs fabriqués. La création nest pas circulation didées, mais choc éprouvant à peine recevable. Lart est un trou dans le trop-plein de la pensée, et leffet dart un irréversible accident
Dans lachèvement du concept, cest enfin lirruption du corps véritable, creuset daltérité, qui prend place.
De solitaires îles psychiques traversent lopacité sans fond et viennent éclater à la surface. Ce sont les oeuvres dart.
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Lart est la tache aveugle des visions politiques
Par Christian Noorbergen
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Lart bricole « dans lincurable » (Cioran ), la politique vend des porte-bonheur.
Les valeurs verticales de lart ne sont pas celles dont la politique
est lesclave inconsciente.
La politique saffaiblit mortellement de loubli des profondeurs, elle
sétouffe sous létendue grandissante de ses propres surfaces.
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Article 1 : lart nest pas politiquement rentable. Il est souvent « incorrect ».
Article 2 : les hommes politiques sont des gens qui sintéressent très modérément à ce qui nintéresse pas les gens. Les gens sont très modérément intéressés par lart.
Article 3 : les hommes politiques, actifs et ambitieux, nont pas vraiment eu le temps de se construire une culture artistique. Ils nont que des choses importantes à faire.
Article 4 : lart permet dhabiter lunivers. Et alors ?
Article 5 : la politique indique à tous la route à suivre : « à droite, à gauche, tout droit, dans le mur, etc ». Lart fait de la résistance. Résiste à tout, à la publicité et aux camps de concentration.
Article 6 : lart est lié à la condition humaine, la politique soccupe, dans lurgence, des situations urgentes. Lart tue toute idéologie, et toute idéologie lanéantit. En tout politicien couve un idéologue.
Article 7 : la politique propose des porte-bonheur et des faux-semblants. Lart oeuvre« dans lincurable » (Cioran ) quand la politique suppose lablation des profondeurs.
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Dans leurs activités concrètes, technico-économiques, les sociétés modernes, depuis la Révolution, sont quasiment orphelines des arts. Même si la consommation des produits culturels agite pour un temps les surfaces.
La politique fait semblant de sintéresser aux arts. Elle-même en crise, elle est étrangement liée à léloignement libertaire de lart. A force dorienter les individus sur des objectifs immédiats, la politique ignore lélan initial vers lart et le fait disparaître au profit dobjets plus aisément identifiables, plus « faciles ».
Si lart importait à la politique, la télévision constituerait, plus encore que léducation nationale, un sujet de réflexion et de transformation. Si lart était pris en compte, la société tout entière en serait totalement transformée. Et nombre dactuels politiciens deviendraient des intermittents de la politique
Les valeurs verticales de lart ne sont pas celles, horizontales, dont la politique est lesclave inconsciente, à droite comme à gauche, stéréotypes imposés qui font bafouiller le monde contemporain
Lessence de lart ne sarrête pas aux frontières du social, de la technique et de léconomique. « Le beau est dans la distance » écrivait Simone Weil.
La politique saffaiblit mortellement de loubli des profondeurs, elle sétouffe sous létendue grandissante de ses propres surfaces.
Elle ne sait pas dépasser linstant pour le projet lointain, elle ignore lutopie régénératrice du présent, et nose jamais le deuil du déjà vécu. Symbole étonnant que la sincérité des discours dans les hommages funéraires
Lart prend sa source au coeur lointain de la vie des hommes mais aussi dans les confins dune distance indéchiffrable. La politique patauge à courte vue, et lair sempoisonne, quand les politiques ne respirent quélectoralement
.
La politique sabîme dans lici et le maintenant, et ses parenthèses sont presque toujours bloquées. Lidéologie guette tous les modèles de pensée, et en premier lieu les structures politiques : la pensée simplifiée, refermée sur elle-même, se fait étrangère aux complexités brûlantes de luvre dart.. La volonté de système de la pensée moderne est comme niée par lart, et le retour constant au chaos dorigine - chez de nombreux artistes devient véritable obscénité.
Lart est vrai comme un accident de la modernité.
Mise à léc-art normale. Police mentale agissant dans le silence politique. En 1905, Klimt regrettait grandement, dans les journaux viennois, la part inouïe de la politique et de léconomie. Il oubliait le sport.
La pensée unique, surtout rapportée à lintentionnalité doctrinale, rejette la sphère de lart, et DOIT la rejeter sous peine de sa propre disparition
Lart est la tache aveugle des visions politiques, il creuse le contenu latent du sens et des sens refoulés, du corps profond, de lénigme crue dexister, de la sexualité vive, et de la vie mortelle.
Nous ne rêvons jamais de politique, mais lart rêve nos vies, et nos rêves hantent les arts.
La politique est devenue lopium du peuple, quand sagitent au-devant de la scène médiatique les fabuleux pantins des miroirs éclatés. Et les écrans sont vides, opaques, toujours déjà remplis...
Lart, fût-il parfois exténué de lintérieur, ( quand il se fige sur des caricatures formelles ou sur des intégrismes culturels ) sert aujourdhui, dans sa noblesse archaïque, de repoussoir aux expérimentations de surface de hasard et de mode. Lart comme rappel à lordre vital et au chaos.
Sans lui, comme support de possibles utopies et de langages à vif, la politique, structure dincontournable réalité, sépuise à tenir le crachoir dans les labyrinthes dune modernité hypnotique, orpheline et butée.
Par contre, si les cultures du monde ne succombent pas toutes à létau américain, si la sphère politique se définit, même par défaut, sur des valeurs enfouies dépassant limmédiateté efficiente, en ce cas, de nouvelles relations du politique et de lart pourraient ouvrir des portes et des fenêtres sur les voyages à venir.
La peinture symboliste, à la fin du 19 ème siècle, a montré la fin de la culture européenne, lachèvement de concepts jusquici porteurs, et les impasses, voire le cul de sac, dune modernité trop vite triomphante.
Au symbolisme finissant ont succédé, quasiment dans le même temps, lexpressionnisme, labstraction, le cubisme et le surréalisme. Et le monde sest ouvert aux fabuleuses richesses de toutes ses différences.
Lart, même disparu de lavant-scène médiatisée, vit dinvisible présence sous les surfaces politisées. Le politique a besoin dun socle. En a-t-il encore un, sinon préfabriqué ? Ce furent limaginaire égyptien, la cité grecque, la religion chrétienne, et la maîtrise profane du réel. Avec autant desthétiques magnifiques qui les représentaient. Mais lart nexiste plus dans ce qui est devenu ressassement, il a cessé dillustrer ces modèles didentité, et la politique, structure-miroir didentité, la abandonné.
Loeil politique ne voit pas le sol abîmé sous ses pas. Les hommes politiques sont les seuls vrais intermittents de lart.
Peut-être faudrait-il le vrai courage de lachèvement, et sa dure nécessité, pour que les stériles relations de lart et du politique en terminent avec leurs échecs, et souvrent à laltérité qui seule peut déborder les blocages de lacquis. Lart est marche en avant, il sinvente tout seul. La politique est à réinventer.
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Lart à loffice
par Christian NOORBERGEN
Le système officiel, lui, a sans doute sacrifié une ou deux générations dartistes. Lavenir tranchera.
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Sous la mainmise installée sans consigne ni loi explicite de lart académique, vers la fin du 19ème siècle, les créateurs écartés plus que sécartant nont guère à voir avec le système auto-institué, ressassé, achevé, des Beaux-Arts de lépoque.
Et lart est venu dinfinies ruptures avec lordre établi, quand lordre établi tourne à vide
De Van Gogh à Schiele, de Munch à de Vlaminck, tous les créateurs saventurent hors des passages cloutés, brûlent leurs propres rails, et lart ne vit que de ces braises chaudes
Situation appauvrie de nos jours. Il ny a pas plus dart officiel, mais tous les arts sont à loffice, tenus en stricte administration, en laisse financière, dans la jachère des modes.
Contradiction de nature entre une administration puissante ( à lorigine sans doute de bonne volonté, mais qui ne développe plus guère que ses acquis, et les protège inévitablement, pour ne pas sauto-détruire ), et la création crue, hors champ banalisé, et mal vue de ceux qui devraient servir lart au lieu de sen servir.
Un assez grand nombre dartistes, passés par les écoles, (celles des Beaux-Arts, devenues écoles darts appliqués, ) nont pas tort de refuser lextrême difficulté de lindépendance, et la cruauté de lindifférence de fonctionnaires très normalement rémunérés. Certains jouent pragmatiquement le jeu, dautres putassent un peu, soublient. Certains résistent, persistent à créer, et durement. On peut penser quils en bavent. Chapeau.
Les artistes qui enseignaient sont devenus de pédagogues plasticiens, voire dintéressants mais si - professionnels intéressés. Sinstalle un consensus douloureux, et plus ou moins stérile à long terme, entre luvre dart autonome , en loccurence plutôt « travail » dart, voire travail sur lart par de para-artistes , et la trop nécessaire fabrication de dossiers, la course aux subventions, et, pour quelques-uns, les bénédictions financières ( la manne pour quelques- uns, surachetés, ) de la sainte administration culturelle.
Une centaine dartistes, à peine, ne cessent de « tourner » sur les scènes évidées des instituts dart protégé. Ils tournent tellement quon ne peut pas ne pas connaître leurs noms, à défaut souvent de ne pas connaître leur « travail ». Loffice a horreur du risque, elle ne prend donc aucun risque à programmer et à reprogrammer tel ou tel, fût-il talentueux, ni même à exposer parfois les fonctionnaires officieux qui piétinent dans les anti-chambres. Aucun risque dignorer obstinément la création brûlante, laquelle brûle peu à peu ses ailes. Le système officiel, lui, a sans doute sacrifié une ou deux générations dartistes. Lavenir tranchera.
Il est très nécessaire de connaître, en chaque profondeur personnelle, tous les états de la création, et de les faire siens, pour oser faire quelque choix et défendre quelques valeurs plastiques. Oser parler de création, et non de « travail ». Etre à loffice ou ne pas être
Beaucoup moins est nécessaire pour privilégier arbitrairement ce qui peut déranger gentiment, dans lanodin éphémère, dans linsolite ténu, dans lamusant ludique, dans le concept à doux risques, dans linsolence retenue, dans le « tiens, on navait pas encore pensé à ça », dans la disparition du geste devenue signe de fausse liberté, dans lémergence très installée de quelques stars, reines des Dracs queens. Lart à loffice joue à cloche pieds sur les rails, garde contact avec les passages cloutés.
Lart à loffice est dabord un art administratif, et toute administration se replie sur elle-même, et se perpétue en inévitable frilosité. Le discours est privilégié par dex-professeurs de philosophie souvent à lhonneur-déshonneur. et le refuge dans le fonctionnariat, faute de vraie créativité initiale, joue son rôle épuisé. Les mauvais tours sont joués, avec les grâces masturbatoires du pouvoir, en toute bonne foi, et une fois pour toutes
Courte vue ne peut voit tous les paysages de lart.
La standardisation culturelle, si dénoncée, joue aussi son rôle, fût-ce à un niveau un peu moins bas. Lart à loffice ignore Rustin, Bru, Alary et quelques centaines dautres. Loffice respire mal lair du large. Dans les salles désertées des officines de lart, les travaux exposés peuvent intéresser, ils ennuient souvent, ils leur arrivent dégratigner parfois les choses instituées. Infimes blessures, quasi convenues. Mise en abîme frôlant la farce.
Les troubles de lart vivent ailleurs, en grande respiration.
Christian NOORBERGEN
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Les distances du divin
par Christian Noorbergen
« Le beau est dans la distance » ( Simone Weil )
Les crucifixions de Lydie Arickx sont admirables de dure présence et de vraie beauté crue. Elles sont, merci ô dieu des arts, aux antipodes des productions sulpiciennes de toute époque le plus souvent consternantes de faiblesse esthétique et de pauvreté spirituelle. Les uvres sacrales expriment la vraie douleur de lhumanité blessée en son corps, en même temps que la révolte contre cette douleur, et les moyens artistiques dArickx, par lil et le geste, sont prodigieux de puissance et de fluidité. Loin du corps narcissique, le corps exalté est seul, vêtu despace et de peinture, implacable et nu. Cest la matière qui fait signe, et lespace, comme dieu, est vertical. La condition humaine est en croix, elle aussi, car lart fait sacrifice à la douleur. Il est rituel dapparition. Il est au-delà. Il est transgression. Il se moque de la douleur humaine. Il est renaissance.
Parfois le vide
Pas un battement de ciel pour la joie. Sans rituel, le corps ne peut soffrir ni souvrir, mais fort heureusement le blasphème est quotidien, et la joie toujours sacrifiée aux démons sexués de lenfance morte. Artiste premier pénètre lart comme on violerait la tombe dun dieu. Exhibant les dessous des cultures, il crucifie lespace
La louange se fait sarcasme, lécho des voix sacrales devient ricanement, et grâce à loubli des dieux solaires, on étudie chaque jour la métaphysique des gouffres. Dans cet immense labyrinthe sans foi, Ariane nest quune loque desséchée, et le Minotaure rôde à jamais dans un univers sans fil. Et comme cette mâle entité saccroche à linfini de son sexe pour ne pas tomber en ruines.
Une puissance magique sest emparée de lensemble car Artiste Ier sabreuve aux sources syncrétiques de toutes les cultures. Il cimente les éléments épars arrachés aux mythologies disparues. Puis il recompose tout, avec la minutie dun prodigieux sorcier, et il réinvente lart et lamour.
Quand tous les rites auront disparu, resteront ceux des dynasties dArt, et quelle jouissance de trancher dans la modernité fragile des religions chaotiques. En pays dart, la matière à vif sorganise delle-même, et fait corps. Corps despace mis à nu, où lartiste, vivant hors durée, dérêve le monde. Ainsi naît une autre contrée, où la matière et lesprit ne font quun, où rien nest séparé, où le divin fait lombre et la lumière.
Dans ce pays, qui commence juste à la lisière des souterrains, le divin a bien appris à lire aux artistes. Lalphabet est concis et resserré autour de quelques éléments soigneusement choisis et éprouvés de longue date. Les dogmes. Les rites. Lalphabet sest appris sans quaucune larme ne coule. Celui de Bettencourt, par exemple est naturellement sec, dur et cassant. Il convient parfaitement aux instincts sacrilèges qui hantent les grands rêves. Et comme les artistes sont proches des éléments, ils ont ramassé lalphabet à même le sol, étirant lhorizon jusquaux extrêmes de la nature. Car loin de cette frontière, le divin nest quune métaphysique de la nostalgie charnelle, et la mise en abîme du deuil sexuel... Ainsi la terre parle une langue oubliée des hommes.
Marie, divin modèle
Du ciel vertical à l'ange courbé, du lointain dehors jusqu'à lobscur dedans,
l'Annonciation dévoile aussi l'énigme crue de l'existence. Gabriel s'approche au plus près de Marie, s'approche au plus près, sans la toucher, et seuls les regards franchissent l'espace. Comme en peinture, affaire intime despace et de regard. Rapport de lhomme à la toile, et au féminin
On regarde luvre pour avoir l'âge de Marie, comme on regarde l'eau pour avoir l'âge de la mer... Et toutes les femmes s'appellent Marie. Et ses doubles obscènes et fascinants sappellent Salomé et Judith. Il y a de quoi peindre pour longtemps.
Au fond de ton regard unique, Marie, les yeux des femmes sont un seuil à franchir, sur la marée sombre de nos instants crucifiés. Marie, si l'amour annoncé prend ses distances, c'est pour être amour de plus grand territoire, à distance d'entière terre humaine, et qui va passant la mort des hommes. Divin femelle au creux profond des femmes, tu accueilles l'amour d'en haut, pour faire l'horizon d'en bas. Doù vivent et doù peignent les hommes.
L'Annonciation est peinture d'homme, où l'ange projette ses beaux miroirs... Il enchante les corps de leur éphémère demeure, et le désir fait grand voyage sur la terre des hommes. Ange noir aussi, tel de Kooning, ange exterminateur à la toile agressée. Ange venu d'ailleurs, aux ailes de chair, et comme elles tremblent dans nos vies, ses ailes qui tombent du ciel, creusant la terre à grands coups de nuit, et toi, Marie, tu fais naissance à l'horizon-soleil, la mort nest plus mortelle, et lamour dépoussière le monde.
Art-dieu
Lartiste est un prêtre aveugle qui voit ailleurs, et plus loin que la peau. Car la peau, comme les surfaces des cultures, cache les profondeurs du corps, et la chair garde le silence. Le silence charnel des grands espaces du dedans séloigne des bassesses médiatiques, tandis que la modernité fuit la chair trop crue, trop vive et trop à vif. Elle naime que lapparence narcissique, et les dehors fabriqués. Elle divinise seulement les reflets du vide.
Mais le sang des origines, intact dans la viande des êtres, coule encore en lartiste qui balaie les sanglantes surfaces et arrache les peaux mortes de lart.
Alary, Anzinger, Aryckx, Baselitz, Bergeret, Bettencourt, Bru, Michaux, Nitkowski, Rainer, Rustin, Souvraz, Zogmayer, et dautres, leurs peintures de guerre saignent dans la nuit
Lart dit non à linfini : il pose ses marches.
Et la chair innombrable délivre lunivers du religieux qui illusionne et du sacré qui séduit. Lartiste réinvente à ses dépens une source pré-verbale, chaotique et violeuse de vide. Miroir de la plus lointaine altérité.
Lenvers le plus profond du corps-univers : la peau la plus lointaine, voilà les vraies surfaces de lart, les vrais miroirs du divin. Cest cela que montre lartiste, le documentaire insensé, la scandaleuse cartographie des noces tragiques de lêtre et du chaos, où la chair encore informe naît des prémices de la vie. Cest-à-dire le divin en acte, et qui passe à lacte. A lextrême des corps souffrants, le Christ fait lhorizon, et le divin recueille le sang de tous les disparus. Rouge et noir du tragique contemporain. Rothko suicidé dans sa peinture.
Lhomme na jamais eu sa place dans un univers qui ne cesse de séloigner. Et si « le beau est dans la distance » ( Simone Weil ), le divin, qui tient toutes les distances, passe entre toutes les religions, il est linfini du réel qui met lunivers entre toutes ses parenthèses.
Et les traces émiettées de la chair impensable sont les miroirs éclatés de limpossible quon appelle dieu.
Mais le corps de la peinture, plus vrai que le corps du Christ, habite seul le pays des tableaux.
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Cinq questions à Michel Onfray
Le Traité dathéologie de Michel Onfray, sétait, avant la mort du Pape, déjà vendu à 125 000 exemplaires...
Son précédent livre, Archéologie du présent, sous-titré manifeste pour une esthétique cynique, paru chez Grasset fin 2003, était orné en couverture de limage de loeuvre de Maurizio Cattelan La nona hora où lon voit le Pape écrasé par une météorite.
Ces deux livres se suivent et se complètent donc, dans un pan-athéisme radical, pour une attaque véhémente aussi bien de la religiosité en général que de la religiosité artistique.
Michel Onfray a accepté de répondre aux 5 questions que nous lui avons posées. Nous livrons ici ses réponses telles quelles sont : un document dépoque soumis donc à votre intime appréciation. P.S.
Artension : En admettant que lon puisse en effet distinguer, à lintérieur de ce champ clos de lart officiel et/ou internationaliste, entre le nihilisme compact de la plus grande partie et lironie plus positive et légère de cette autre part qui relève du cynisme, quelle est la place que vous pourriez attribuer à cette partie de la création artistique actuelle qui se situe hors des distinctions ou de la problématique que vous soulevez? Je parle de cette expression sensible et poétique, très intérieure ,voire spiritualisée, que vous semblez ignorer, comme nappartenant ni à lune , ni à lautre des deux catégories que vous examinez.
Cette sorte de troisième catégorie ( où l'on trouverait par exemple des
artistes comme Tapiès, Segui,Velickovic, Pat Andrea...) , existe-t-elle tout de même pour le philosophe que vous êtes? Si oui, peut-elle être sujet de réflexion philosophique ?
Michel Onfray : Lorsque je fais cette distinction, c'est dans le cadre de l'art dit
contemporain qui renvoie plus explicitement aux performances, happenings,
installations et autres mises en situation spatiale effectuée dans le sillage d'un Duchamp . Pour autant, je ne suis pas de ceux qui, au nom de cet art contemporain, renvoient aux oubliettes la peinture de facture classique. Et ma bibliographie témoigne: de Jacques Pasquier ( en 1990) à Gilles Aillaud ( en 2004) en passant par Monsu Desiderio ( peintre baroque) ou encore Vélickovic et Ernest Pignon-Ernest, j'ai consacré pas moins de cinq livres monographiques à des peintres morts ou vivants illustrant la grande
tradition picturale classique .
Je ne pense donc pas en terme "d'art officiel et/ou internationaliste" et d'art ... quoi d'ailleurs ? rebelle, résistant et/ou nationaliste ? Non... Il y a l'art, de l'art, et dans celui-ci, de bons et de mauvais artistes avec des critères qui changent selon les supports : une bonne installation, par exemple, ne se juge pas avec les mêmes critères qu'un bon ou un mauvais peintre de chevalet... J'ai donné mes critères pour le premier domaine dans "Archéologie du présent"; pour le second, je tiens pour un certain rapport au dessin, au sujet, à la technique, à la peinture, à la matière et à l'inscription de tous ces paramètres dans l'histoire contemporaine, mais aussi dans l'histoire générale de l'art. De sorte que, récusant les catégories qui excluent un monde au nom de l'autre, je suis preneur de toute production artistique sans a priori intellectuel. Et chaque fois, quand il s'agit d'un travail qui tient la route, il y a matière à réflexion philosophique.
Ar. : Comment le philosophe peut-il accompagner loeuvre qui tient la route ? Quel est la nécessité de cet accompagnement ?
M.O. : Avec sa subjectivité revendiquée, ni plus, ni moins... Car il n'y a pas de discours de vérité, il n'y a que des discours d'autorité... Les prescripteurs ont toujours fait l'art plus que les artistes ... Les commanditaires ont toujours fabriqué les artistes : l'Eglise et les
puissants pendant des siècles , puis le marché , les lieux institutionnels privés ( Fondation Cartier, par exemple.) et publics ( Frac, musées nationaux et internationaux ) , puis les galeristes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et l'empire de la puissance capitaliste américaine . Les journalistes de la presse spécialisée ou spécialisés dans l'art , les galeristes, les commissaires d'exposition, les marchés publics et privés commandités par la machine sociale, voilà ce qui détermine une cote, une
existence. Pour le meilleur et, souvent, pour le pire... Il n'y a pas de raison que le philosophe ne soit pas lui non plus prescripteur d'un artiste auquel il croit pour des raisons intellectuelles, subjectives, personnelles quand l'art qu'il défend lui permet d'illustrer ses engagements éthiques, politiques, esthétiques... C'est pouvoir du marché contre pouvoir des idées...
Ar. : Quant aux instances, systèmes, critères ou réseaux de reconnaissance de ce qui tient la route, peuvent ils être lobjet dune réflexion philosophique autant que dune analyse sociologique ?
M.O. : Non seulement ils le peuvent mais en plus ils le doivent : il faut explicitement montrer que l'art n'est pas une affaire platonicienne qui jonglerait avec le Beau en soi, le Beau absolu, éternel, immuable, indifférent à l'histoire, mais une affaire historique, relative, subjective, en rapport avec un temps et, bien sûr, avec les gens qui font ce temps ! Dont une poignée de philosophes...
Ar. : Pierre Bourdieu a fait limpasse de la transcendance dans son approche de lart. Pour un sociologue, cétait méthodologiquement nécessaire et ... normal. Pour l athéologien que vous êtes, quen est-il de cet aspect des choses? Lartistique est proche voisin du religieux... quand il ne sy mélange pas au cours du même processus de dépassement vers le sacré. Alors, pour vous , quen est-il de la transcendance en art , de cette évidence mystérieuse et centrale, qui échappe au sociologue, mais peut-être pas au philosophe... même athéologien ?
M.O. : La transcendance, c'est l'arme des gens que la raison a quitté - ou qui ont renoncé à l'usage de la raison ... Il n'y a pas d'au-delà du réel. Et l'art ne relève de rien d'autre que de ce monde ci : tous ceux qui convoquent la transcendance ( de Georges Steiner à Luc Ferry en passant par André Comte-Sponville) pensent l'art d'aujourd'hui avec les catégories platonicienne revues et corrigées par Kant au XVIIIe siècle. Le résultat est
conservateur au mieux, réactionnaire au pire. Que penserait-on d'un scientifique qui voudrait comprendre le monde d'aujourd'hui, en rendre compte et légiférer sur ce terrain en s'interdisant les mathématiques après Laplace auquel il dénierait le titre même de mathématicien ? Restons sérieux : laissons la transcendance aux curés de tout poil, et pensons en philosophes, pas en théologiens...
Ar. : Votre Traité dathéologie ( 1) vient juste après Archéologie du présent - Manifeste pour une esthétique cynique (2)sur la couverture duquel on voit la nona hora, oeuvre de Maurizio Cattelan représentant le Pape écrasé par une météorite... Le Pape vient de mourir... Lun des deux exemplaires de cette oeuvre sest vendu récemment trois millions de dollars à New York... Lautre exemplaire est la propriété de François Pinault qui lavait acheté 80 000 dollars il y a deux ou trois ans... Il y a dans cette suite de faits - ou de coïncidences, ample matière à réflexion ou a rêverie... Quen pensez-vous ?
M.O. : Je crois que le prix d'une oeuvre n'est pas un argument pour elle ou contre elle. Sa vraie valeur n'a rien à voir avec sa valeur marchande. Il ne faut pas tomber dans le piège : cette oeuvre appartient à Pinault, elle a coûté très cher : c'est donc vraiment de l'art, version 1; ou : elle appartient à ce capitaine d'industrie, il a déboursé des milliers de dollars, ça n'est donc pas possible que ce soit de l'art, version 2... Ni la célébrité, ni le
coût ne discréditent ou ne créditent l'oeuvre; pas plus que le travail d'un inconnu et le fait qu'il ne parte pas , même pour des clopinettes, ne désigne l'oeuvre d'art géniale du génie méconnu. Dissocions le marché et l'art, séparons sa valeur, sa force , sa puissance et la cote fabriquée par les marchands. Ce travail de Cattelan vaut parce qu'il dit ( il y a
longtemps) la passion christique vécue par un pape longtemps malade ayant
beaucoup joué avec la publicité de son image qui se retourne dès lors contre lui ; parce qu'il propose ce que j'appelle un "percept sublime", à savoir une réellebeautéplastique; parce qu'il fait entrer le corps réaliste à nouveau dans l'art , et ce sans le maltraiter, le salir, le conchier, le couper, le taillader, le déprécier comme souvent ; parce qu'il contribue à
la redéfinition de la sculpture classique matinée de mise en scène issue des installations; parce qu'il réhabilite une réelle ironie dans un monde où triomphe l'esprit de sérieux; et pour beaucoup d'autres raisons qui mériteraient un ample développement . Il donne à penser, ce qui n'est pas le cas de nombre d'oeuvres qui encombrent les revues spécialisées en art contemporain...
Propos recueillis par mail courant avril 2005 par Pierre Souchaud
1- Traité dathéologie - Grasset - 2005
2 - Archéologie du présent - Grasset - 2003
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Le Manifeste pour un art cynique
Voici ce que lon peut y lire au sujet de leffet Duchamp côté pire, et qui donne le ton de ce livre : Le développement dun clergé de lart contemporain, dune bureaucratie afférente, de diktats moins produits par les artistes ou le public-artiste que par les intermédiaires, cette peste du marché : les parasites organisent la rareté, fabriquent artificiellement les cotes, appointent des critiques dart décérébrés, soutiennent des galeries obsédées par le lucre, fonctionnent avec la complicité snob de directeurs de musées dart contemporain, légitiment les indigents fonctionnaires régionaux démanation étatiques, grenouillent avec les acheteurs et les collectionneurs qui utilisent lart pour spéculer, faire des affaires, entretenir un marché qui permet , sous couvert de pratiques esthétiques, de blanchir leur argent sale, dempocher de considérables plus-values, de croire appartenir au monde raffiné, intelligent, esthète, précieux, averti dune élite, alors quils représentent bien souvent la barbarie haut de gamme de nos mégapoles internationales - léquivalent au sommet de petites frappes honnies par les régimes au pouvoir.
Le pire, cest donc le néo-académisme, la révolution figée dans lor de nouveaux palais, la constitution dune caste de minoritaire se présentant comme majoritaires, la tyrannie au nom de lidéal trahi, linstallation des avant-gardes dans limmobilité du pompier daujourdhui, la domination sans partage dune poignée de satrapes autoproclamés agissant sur le principe de la juridiction dexception, pratiquant lexclusion, le bannissement, la radiation, lanathème de certains en même temps que la promotion, la célébration, léloge, la commémoration des acteurs les plus serviles donc les plus utiles à la reproduction du système.
Ce livre cependant sépare le champ de lart contemporain en deux parties bien distinctes : la première qui relève du nihilisme et qui se caractérise par la haine du réel, la substitution de la recherche à la trouvaille, légotisme autiste, la fétichisation de la marchandise, la religion de lobjet trivial, le goût du kitsch et la passion thanatophilique, etc., et la seconde qui propose une esthétique du cynisme au sens philosophique de Diogène, comme remède à ce tropisme vers les passions mauvaises, pour un retour à limmanence, pour la déchristianisation de la chair, pour un dépassement de la pensée platonicienne, pour la promotion du corps faustien, pour la restauration de la valeur intellectuelle critique, pour une épiphanie du sublime.
Dans ce Manifeste pour un art cynique, lauteur vante donc les mérites dAndy Warhol, Von Hagens (qui plastifie des cadavres), Wim Delvoye (et sa fameuse Cloaca machine à fabriquer des excréments humains), Maurizio Cattelan ( et son Pape écrasé par une météorite ornant la couverture du livre).
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AU FOND, CEST QUOI LART OFFICIEL ?
par Francis Parent
Parler d « Art Officiel » revient à dire quil ny aurait quun seul formalisme, dans la palette de toutes les expressions possibles, qui soit requis et promu par les circuits de légitimation de cette Officialité, cest-à-dire ceux dépendant de lInstitution étatique, constituant ainsi, dans le champ artistique, une « doxa » gouvernementale au même titre que le « Journal Officiel » en est sa « doxa » dans le champ du politique.
Cest évidemment à la fois juste et moins juste dans la mesure où c est un peu plus compliqué que cela...
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Une liberté orientée vers la dominance
Cest juste quand on constate combien dartistes daujourdhui suivent cette doxa pour « être dans le coup », cest-à-dire avoir plus de chance ( croient-ils ) dêtre repérés par ces circuits dominants. Je ne parle évidemment pas de la petite poignée dartistes « naturellement » habitués de ces lieux puisque ceux-là, en tant quancillaires directs de lOfficialité, génèrent « naturellement » cette doxa, mais de la majorité des autres qui, bien quen en étant exclus, en copient jusquà satiété, dans dautres circuits périphériques ( le « Salon Jeune Création » en est un des exemples les plus caricaturaux ) les modes, les façons, les tics essentiels, qui semblent justement en émaner. Et le pire cest quils le font « librement ». Enfin du moins le croient-ils puisque cest cette liberté ( en trompe-lil ) qui fait accroire quil ny a pas « dArt Officiel » dans nos chères Démocraties.
Pourtant on connaît tous de multiples anecdotes qui, si quelquun savisait de les collationner et de les rendre publiques, prouveraient quen Art contemporain en tous cas, nous sommes plus proches de certains systèmes totalitaires honnis par ailleurs, que de cette pseudo Démocratie. Ainsi celle quun artiste ami ma rapportée encore récemment; confronté à un responsable de FRAC avec qui il espérait réaliser un projet. Cet artiste, pourtant dâge mûr et à la carrière reconnue pour sa large peinture figurative et expressionniste, sest vu carrément expliquer par ce jeune histrion péremptoire un de ces sinistres clones interchangeables si chers au Ministère combien son travail était inintéressant et surtout dépassé, et bien sur ce quil convenait de faire pour remédier à cela... On connaît aussi et surtout les analyses politiques et idéologiques menées par nombre dartistes « engagés » lors des années les plus radicales autour de Mai 68, et qui ont déjà largement démontré combien cette « liberté » octroyée était fallacieuse. Mais ces analyses, lumineuses, incontournables et indémodées (1) ont bien sûr été écartées par tous les circuits dominants, et donc majoritairement oubliées par les artistes eux-mêmes. Cette amnésie, fortifiée par le délétère des Temps actuels et son corollaire direct, la difficulté de rebâtir une théorisation comparable, rend ces artistes totalement incapables de comprendre combien ils sont assujettis aux « Appareils Idéologiques » ( dans le sens dAlthusser ) qui les conditionnent, les malléabilisent, les orientent « librement » dans le sens voulu par cette dominance.
Que faut-il à lartiste pour être contemporain ?
Ainsi pour qu un artiste « daujourdhui » soit considéré comme « contemporain » ( la galéjade de supposés « Temps parallèles » chers à la Science-Fiction étant en effet devenue en Art, une « réalité » qui a rendu ces deux termes non pléonastiques ! ) on peut énumérer ce quil est « souhaitable » quil fasse dans sa pratique:
Dabord plutôt des « Installations ».
Ah ! ce terme « magique » et de plus en plus ubiquitaire ( et qui parle dailleurs bien à tous les « installés »... ) avec, dans les expos, ses aires de plus en plus proliférantes telle une maladie incurable, et dans les publications, ses litanies convenues dénonciation débiles du moindre ingrédient les composant comme si limportance de lénumération garantissait limportance de « luvre » !
Ou bien de la Vidéo.
Ah ! ces Vidéos dorénavant incontournables pour quune expo « contemporaine » soit digne de ce nom, avec ses petits écrans et ses magnétoscopes ( quand ils veulent bien marcher; imagine-t-on une expo de peintures avec de temps en temps un tableau retourné ? ) et / ou ses écrans à plasma ( encore plus chers, donc plus chics et encore plus « consacrants » ) et / ou ses vidéo-projecteurs dont les énormes images nécessitent dimmenses salles noires ( avec coûts de réalisation en conséquence (2) et donc preuve évidente que lartiste en question ne peut être lui-même qu « immense » ), tous montrant des « uvres » qui peuvent durer des dizaines de minutes, voire même des heures, mais dont personne sauf très rares exceptions nen regarde jamais plus que quelques secondes (3) tant la plupart du temps leur médiocrité est incommensurable, leur bêtise crasse, et surtout leur ennui dune profondeur abyssale !
Ou encore de la Photo.
Ah ! ces Photos qui déferlent partout aujourdhui, quen petits formats usuels on noserait même pas montrer dans une soirée familiale tant elles sont ( là encore pas toujours, mais très souvent... ) dune banalité à pleurer, dune vacuité sans fond, dun inintérêt confondant, mais qui, grâce à leur agrandissement démesurément superfétatoire et, en général, à une perfection technique dapparence acheïropoïétique ( cest-à-dire qui semble ne pas être faite de mains dHomme; cibachromes hyper glacés, jet-prints immaculés, aluminiums vitrifiés, etc. ) deviennent ces « uvres » aujourdhui absolument incontournables sur les cimaises de la branchitude et donc de lOfficialité !
Ce pourrait même être de la Peinture.
Mais seulement sous certaines conditions extrêmement drastiques tant ce médium est aujourdhui abhorré: en particulier que les codes classiques régissant cette pratique historique et donc jugée « ringarde » soient maîtrisés et désignés comme tels dans un deuxième, voire un troisième degré de connivence de savoirs. Car tout de même, on remarquera que dans les espaces de monstrations les plus « dAvant-garde », il y a toujours, perdus au milieu damoncellements dobjets de tous genres et de vidéos caco-visio-phoniques, quelques-uns de ces « reliquats dun autre temps », rares tableaux ou dessins, encadrés ou non et sagement accrochés: ils sont, et restent en effet les seuls et nécessaires objets sûrement identifiables aux yeux du visiteur désemparé, les seuls qui lui permettront de raccrocher au train de ce qui est connu et reconnu comme Art, le dernier wagon de ces pratiques extravagantes actuelles. Et ce, dans des lieux qui, autrement, risqueraient de passer pour de simples extensions du Salon du Bricolage ou de Parcs de jeux pour enfants handicapés...
Un seul type de peinture est systématiquement refoulé; cest la peinture Figurative. En tous cas lorsquelle fait sens et a fortiori lorsquelle fait sens critique ou politique, voire même simplement, lorsquelle relève du sensible. Car même cette Figuration, sous certaines conditions ( figures représentées de façon non conventionnelle; microscopiques ou au contraire gigantesques, ou bien réalisées à lordinateur, etc. ,en tous cas toujours sans référent réellement critique et sans rapport au sensible ou à lHumanité ) peut « passer »: en ce moment, par exemple, on voit beaucoup dans les publications et lieux « branchés », une Figuration inspirée des « Mangas » japonais, avec leur graphisme dune mièvrerie affligeante et leur coloris doucereux. Avec bien sûr un troisième degré dappréhension voulu, mais qui parfois peut rejoindre involontairement le simple premier degré tant leur kitsch décoratif et racoleur décliné en posters et en éditions multiples peut plaire au simple badaud qui en achète pour « décorer la chambre de la petite » comme je lai entendu personnellement dans une Galerie de cette rue « branchée » du 13ème Arrondissement, autoproclamée « dAvant-garde » dans le milieu de lArt contemporain.
Dautres critères entrent désormais en jeu
On voit donc que le critère dassujettissement volontaire des pratiquants à une doxa formelle quelconque, sil est indispensable pour que le système fasse accroire que nous ne sommes pas en régime totalitaire, est toutefois insuffisant pour une analyse plus « juste ».
Comment expliquer sinon que tel artiste, dans les années 80, et tel autre, plus jeune, dans les années 90 ( celui des années 2000, compte tenu du flou actuel, a plus de mal à émerger... ), furent, et restent, chacun les plus « Officiel » qui soit, alors que leurs formalismes sont ( apparemment ) totalement différents, lun faisant des rayures de 8,7 cm partout où on lui dit de faire, lautre faisant joujou avec des Régies-télé complètes ou des gribouillis infâmes et des installations pitoyables ?
Cest que dautres critères entrent aussi en jeu, dorénavant plus que jamais :
-Economiques:
100 artistes de la « Jeune Création » ( ou dailleurs ) auront beau faire, à travers leur expression égotique exacerbée, du sous X, du sous Y ou du sous Z ( tous sécréteurs importants de la fameuse doxa ), la dominance artistico-économique qui ne peut fonctionner que sur des notions de « rareté » et « dincomparabilité » et non pas « dabondance » et « déquivalence » ne permettra jamais à ces 100 clones dintégrer ses circuits réservés. Doù les habituelles récriminations de ces derniers qui ne comprendront jamais comment, malgré leur allégeance volontaire, ils narrivent pas à faire partie de ces « élus »...
-Structurels :
Plus que ce qui est montré avec ses modes passagères, ce qui compte dorénavant, cest ce qui « autorise » ces modes, cest-à-dire les lieux et les « décideurs » « importants qui, grâce à leurs moyens « importants », matérialisent dans un syllogisme sidérant ce qui devient en conséquence « important ». Au même titre que dans le Capitalisme dominant, ce qui est « important » cest la toute petite classe possédante pour qui le système fonctionne, au détriment de ceux par qui il fonctionne ( cest-à-dire la très grande majorité des peuples... et qui nont pas grand chose à dire dans ce processus dexploitation, sinon lors délections elles-aussi en trompe-lil puisquelles ne peuvent en aucun cas modifier la nature de ce système ! ), le « Monde de lArt », lui, a sécrété et réussi à imposer ( de gré donc, grâce à tout cet « Appareillage » évoqué ) sa propre classe naturellement « importante », pour qui lArt se résume à lexercice totalement autarcique ( car ici, même en trompe-lil, pas question délections, et encore moins de droit de regard pour la masse concernée des artistes, publics, éducateurs, etc. ) de son propre pouvoir et à la gestion au mieux, non pas dun hypothétique « Art en soi », coupé des contingences du Monde, mais au mieux des intérêts du Capitalisme lui-même qui permet le « libre » processus de circulation et de transformation de la « Valeur-signe » de cet Art, en « Valeur-marchandise » totalement monnayable.
Questionné il y a quelques temps sur le Marché de lArt qui, alors, flambait sur quelques noms, Leo Castelli un orfèvre en la matière puisquil était, à New York, le plus grand Galeriste du monde répondait: « Il y a un choix qui se porte sur certains artistes et puis aussi un peu lintérêt dun groupe de collectionneurs, de Musées, ici ou ailleurs (...) lintérêt se concentre sur certains noms (...) on ne comprend pas quelques fois ce démarrage, mais quand lintérêt sest fixé, alors le jeu de loffre et de la demande joue un rôle très important » (4). Comment mieux ne pas dire que les choix ne sont pas directement fonction dun formalisme donné, mais que, lorsquils sont faits ( talent ? hasard ? favoritisme amical ou sexuel ? air du Temps ? ... ), beaucoup d« intérêts » qui se « sont fixés », sont alors en jeu ( on aura évidemment compris de quels « intérêts » il sagit... ), et quen conséquence, cette conjonction dindividus-prescripteurs en dautres termes; « le système artistique» loin de toute considération purement artistique, historique ou théorique, fera tout pour que ces intérêts soient rentabilisés au mieux, comme dans toute autre entreprise capitaliste ?
-Idéologiques
A travers la pérennité recherchée par tous les moyens ( y compris grâce à des querelles formelles pipées davance comme on la vu dans la décennie précédente avec le fameux « débat » sur « L Art Contemporain »... ) de ce système artistique fallacieux qui tourne à vide sur lui-même, ce qui est en jeu, en fait, cest la pérennité de lautre système qui englobe celui-ci, cest-à-dire la perpétuation acceptée du Capitalisme lui-même, qui permet lensemble de cette « exploitation » illusoire.. Et qui permet dassigner aussi de gré, encore une fois, grâce à létrange spécificité de ce milieu à ces objets artistiques, le statut qui est devenu le leur aujourdhui, cest-à-dire non plus celui dêtre, en tant que reflets de la complexité du Monde et des Hommes qui le transforment, des objets de connaissance et démancipation, mais dêtre de simples signes de reconnaissance de Classe et des vecteurs irremplaçables ( car insoupçonnables dans leur soi-disant non rapport au Politique ) dune complète soumission idéologique. Ce qui permet aussi la confiscation symbolique des richesses: Dabord bien sûr, celle monétaire, lorsque ce système légitimise le fait via le registre du pseudo « sacré » de lArt où il est « normal », grâce à cette autre supercherie, que des uvres atteignent des prix invraisemblables que des fortunes colossales ( qui donc pourrait acheter sinon ? ) puissent se bâtir pour quelques-uns grâce à lexploitation « naturelle »,aussi bien de la grande majorité des Hommes que celle de la Nature. Ensuite celles « créatives » puisque, alors que les larges masses pourraient exprimer et / ou ressentir le spectre illimité de cette richesse créative et / ou cognitives grâce à une démocratisation réelle de la Culture, elles se voient au contraire maintenues ( en général ) dans une position de simples récepteurs formatés par les diktats idéologiques dune Nomenklatura politico-culturelle qui ne se rend même pas compte quelle nagit en fait quen valet de ce système économique plus globalisant.
LArt Officiel, dans nos sociétés « démocratiques », sera donc toujours celui qui, dans le Fond, et pas seulement dans sa Forme, épousera sans sourciller les valeurs fondamentales du Capitalisme triomphant : dépolitisation,déshumanisation, exacerbation de lindividualisme, éradication du Collectif et du Social, aliénation morale, soumission idéologique, exploitation financière...
Et de ce point de vue, même si certains Formalismes actuels prédisposent plus que dautres à ce « cahier des charges » de la « réussite », on aura compris que cet Art Officiel - là, aura encore longtemps du grain à moudre, aussi bien avec ces Formalismes connus quavec dautres encore à venir...
Paris Avril 2003
- (1) Plutôt que de lire les pavés des « Ecrits » de Buren et autres textes « théoriques » actuels à la viduité époustouflante, les étudiants en Art et les artistes curieux devraient se pencher sur ces analyses contenues dans les « Bulletins de la Jeune Peinture », les « Rebellote », les « Curé Meslier », les livres du Groupe DDP, etc. Pour plus dinformations, cf. « Le Salon de la Jeune Peinture, une Histoire » de F. Parent et R. Perrot, Ed J.P., 1983.
- (2) La dernière expo du genre vue ce printemps au MAMVP était particulièrement gratinée: plusieurs centaines de mètres de couloirs aménagés en espaces aveugles vides et entièrement obscurs, afin de relier 3 salles tout aussi obscurcies qui présentaient 3 « installations minutieusement mises en espace », en fait 3 projections vidéos grand format totalement insipides « qui témoignent dune grande économie de moyens » comme le disait, sans rire et sans conscience de la litote, le texte de présentation de « luvre » de cet artiste ( bien entendu ) Américain.
- (3) Lors dune grande expo à Beaubourg où figurait une projection vidéo durant plusieurs heures, javais demandé à des amies hôtesses surveillant lespace de projection de me tenir une petite statistique des durées de visualisation de « luvre » par les visiteurs. Le résultat, extrêmement éclairant, est dit ci-dessus...
(4) Catalogue expo « New York » ARCA Marseille été 1985.
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Pour un humanité plus artistique,
pour un art plus humain
Un entretien entre Ladislas Kijno et André Parinaud
Ladislas Kijno et André Parinaud ont été des témoins et des acteurs importants de la scène artistique de la deuxième moitié du 20 ème siècle.
Ladislas Kijno, figure majeure des peintres des années 50 et qui a représenté la France à la Biennale de Venise en 1980, est aussi reconnu pour sa générosité de coeur, sa liberté de parole et son engagement humaniste.
André Parinaud a créé, après la guerre, le journal Arts, premier hebdomadaire français, arts- lettres- spectacles, puis le mensuel Jardin des Arts, puis lémission Forum des Arts sur France 2. Il a réalisé des centaines démissions radio et télévision et nombre dentretiens historiques avec notamment André Breton, Colette, Salvador Dali, Gaston Bachelard, André Gide, Aragon, Chagall, Max Ernst, Samuel Beckett, Albert Camus...Toujours actif, lui aussi, dans de multiples domaines, il dirige actuellement le mensuel Aujourdhui Poèmes.
Publier lentretien quils ont bien voulu accorder à Artension nest pas seulement une façon de leur rendre respectueux hommage, ou de rappeler ce quils sont, ont été et représentent en permanence, mais cest aussi une chance de bénéficier de leur vision panoramique et prospective de lhistoire de lart et de lhumanité.
Ce dialogue entre eux a valeur de manifeste pour une nouvelle dimension artistique de la société future.
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Il y a un autre évangile à inventer pour que lhomme retrouve son humanité. A. Parinaud
Il est absolument nécessaire de mettre Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres. L. Kijno
Cette capacité ascétique quont les artistes, dans leur élan vital vers la transcendance, de participer à une autre dimension du monde. L. Kijno
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André Parinaud : Le problème historique fondamental qui se pose pour cette 27e civilisation qui est la nôtre, cest que dans 20 ans nous allons être 10 à 12 milliards sur terre, avec pour chacun une durée de vie qui atteindra peut-être cent ans, avec donc une forte proportion de gens retraités et vivant encore plus intensément à lapproche de la mort. Il ne sagit pas dune révolution qui sannonce, mais dune inéluctable et nécessaire mutation de lhumanité.
Et je crois que cette mutation ne pourra se faire que si lon prend en compte, si lon redécouvre ce que les artistes ont manifesté, prouvé, démontré, depuis des siècles : cet élan vers quelque chose quon ne connaît pas, ce questionnement prospectif quils ont mission existentielle de maintenir ouvert.
Les artistes ont certes toujours été plus ou moins utilisés comme prestataires au service des sociétés, mais malgré cela, ils ont toujours réussi à faire passer un message, au-dehors des codes sociaux, au-delà de ce réel apparent qui nest que conditionnement conjoncturel. Ils nous ont toujours dit que, derrière les apparences, il y a dautres réalités. Depuis toujours, ils recréent, inventent, projettent, déphasent, et nous introduisent dans un espace-temps qui nest pas celui de la vitesse, de la force, du bruit et de la fureur
Les vrais témoins de lévolution du monde sont eux, car ce sont les seuls, depuis que la lucidité et la faculté de transcendance sont arrivées sur la terre, à révéler que le réel nest pas la vérité et quil faut rechercher celle-ci ailleurs, du côté des origines et de ce que lon a perdu depuis la préhistoire.
Lart doit être réemployé, non pas comme une mystique ou un code contraignant, mais comme un diapason qui nous oblige à trouver un la et à inventer une musique différente.
Tout ce que nous avons mis au point depuis des millénaires, na aucun rapport avec la vérité future qui commence peut-être aujourdhui, et qui na, on peut le proclamer, rien à voir avec les codes et valeurs du passé, quils soient dordre scientifique ou religieux. Quand 12 milliards dêtres humains cogiteront ensemble, vont se révéler des facultés nouvelles, des moyens dadaptation que nous ne soupçonnons pas, mais qui sinscriront, jen suis persuadé, dans une dimension artistique.
Ladislas Kijno : Je suis tout à fait daccord : le réel que nous voyons nest pas la vérité. Ce nest même quune infime partie de la vérité, de cette réalité profonde que jappellerai réalité démiurgique. Nous en reparlerons certainement. Pour le moment, je voudrais revenir sur le chiffre ahurissant de 10 à 12 milliards dêtres humains dans une vingtaine dannées sur notre planète. Cela va nous poser dénormes problèmes de cohabitation sereine, surtout avec les armes de destruction massive, les satellites espions, le développement exponentiel de la robotique, du clonage, de la bionique, et de linternet, sans compter les variations climatiques, la pollution atmosphérique et laccumulation des déchets ! Comment pourrons-nous dans un tel chaos, sauver notre vie intérieure, sauver lAmour avec un grand A, sauver loeil du Voyant de Rimbaud ? Il nous faudra beaucoup dénergie , de vigilance, de courage, pour que cette vague démographique, dangereusement déferlante nefface pas, sous ses rouleaux destructeurs, les premiers pas de lhomme, les traces sacrées de lhomme, les cicatrices, les lumineux fossiles de notre préhistoire, sans lesquels il ny aurait pas de survie possible pour notre humanité. A moins que nous nacceptions de redevenir des humanoïdes... Nous refusons, nous les artistes, denvisager daccepter une telle éventualité eschatologique.
Notre vocation, notre mission est de créer les hiéroglyphes du futur, dans lesprit de tous nos initiateurs, depuis Lascaux. Cest-à-dire entre linfiniment petit des êtres et des choses qui nous entourent et linfiniment grand du cosmos, où nous devons les réintégrer.
Giordano Bruno, au prix de sa vie, Pascal, dans les fulgurants labyrinthes de ses Pensées, ont témoigné avec ardeur des interférences de cet espace-mystère.
Il serait opportun que les responsables de lEducation Nationale prennent rapidement conscience de ces problèmes et accordent enfin autant dimportance dans les études et au baccalauréat, aux arts et à la littérature, quaux mathématiques et aux sciences économiques. Enseignants, syndicats, responsables politiques, doivent prendre conscience que, dans le difficile combat pour lavenir de la société, il est absolument nécessaire de mettre Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres.
A.P. : Les artistes ont survécu à tout, à la foi politique, à la foi religieuse, à la gloire, à la puissance, en préservant leur singularité, leur marginalité, leur capacité permanente de retour aux sources. Nimporte quel être humain obéit au doigt et à lil, craint la punition... lartiste, lui sen moque.
Cette singularité des artistes, on ne la connaît pas assez. Le temps est venu de les découvrir, de connaître les fonctions de leur esprit, la variété et la richesse de leurs sensibilités, ce quils représentent en terme de ressourcement. Profitons-en !
Il faut, pendant cette période de transition qui va durer encore 20 ans, que nous ayons la capacité de les connaître, de les comprendre, de les apprécier et de voir tout ce quil y a dextraordinaire chez eux. Quelles sont les aptitudes que lon peut développer grâce à eux. Où nous emmènent-ils ? Quest-ce que ça veut dire cette autre réalité ? Le langage complexe du monde artistique est celui de lhumain... Il faut le proclamer officiellement, le célébrer.
L.K. : Revenons donc à la problématique de cette réalité qui a hanté les esprits des penseurs, des philosophes, des scientifiques depuis le Mythe de la caverne de Platon et son fameux théâtre dombres et dillusions, jusquà La pensée et le mouvant de Bergson, en passant par Héraclite, Spinoza, Hegel, Descartes, Kant, Auguste Comte et son utopique Positivisme, Nietzche, Freud, Einstein avec le séisme de son, E=MC2. Que percevons-nous donc de la vérité ? Nous ne percevons probablement pas grand chose. Peut-être de 1/5 ème de liceberg émergé, alors que les 4/5 èmes sont sous le niveau de la mer, de plus en plus loin de nos sensations existentielles quotidiennes. La plupart des gens surfent à la surface des vagues autour de la partie émergée cet iceberg tabulaire... Les artistes,eux, les peintres en ce qui me concerne, plongent en apnée, sans aucune protection, le long des parois de la partie cachée de leffrayant bloc de glace, vers ces ASSISES DU MONDE dont parle Cézanne, jusquau plus près du noyau central de cette fameuse vérité. Alors, loeil du Voyant de notre génial Arthur Rimbaud sallume brusquement comme les phares du sous-marin des grandes profondeurs. Apparaissent alors, de lautre côté de vitre, dabyssales et hallucinantes galaxies, des planctons magnétiques, des sinusoïdes de courants volcaniques, des marées motrices, un va et vient constant qui donne le vertige. Tout cela bouge, tout cela craque, tout cela se reconstitue en un ballet fractal... Et il va falloir en rendre compte sur la surface à deux dimensions du tableau, dans le prochain poème ou dans les cinq lignes dune portée musicale. La remontée à lair libre, sans palliers de décompression, est dune incroyable difficulté. Il faut reprendre conscience et souvent les poumons éclatent comme ceux de certains poissons des tropiques... Et je me demande si on ne pourrait par trouver là une des explications possibles des suicides de certains peintres.
Depuis très longtemps, je répète que la peinture est un métier qui tue : dune façon ou dune autre il faut y laisser sa peau. Nous sommes loin des élucubrations du Loft-Story, de la culture, des hit-parades bidons, des académies - stars ; loin, très loin de ce temps accéléré du spectacle-people qui met en péril le temps ralenti de la spéléologie mentale des vrais créateurs.
Notre vieux maître Jacques Villon répondait invariablement à ceux qui lui demandaient ce quil y avait de plus difficile dans la peinture, que le plus difficile cétait : LES 60 PREMIÈRES ANNÉES.
A.P. : Je voudrais insister sur la fonction existentielle des artistes. Ils ne sont pas seulement des marginaux qui ont survécu, grâce à cela, aux lois mystiques et fascistes des sociétés : ils sont là avec leurs uvres qui nous disent que la réalité nest pas ce quon croit, mais autre chose... Mais de quoi parlent-ils ? Quelle est cette singularité ? cette capacité à émouvoir avec des différences ?
Je ne sais pas ce qui va se passer, je dis seulement que lorsque nous serons 12 milliards dindividus, nous ne seront plus les mêmes, que chaque individu ne sera plus le même et que dans cette perspective les artistes sont importants.
Nous vivons dans une temporalité des montres, des horloges, des calculs savants qui est totalement fausse. Et cest cette capacité quont les artistes à échapper à cette fausse temporalité, qui nous permettra de comprendre autre chose;
Cet élan vital qui conduit lunivers entier, cette volonté dexpansion qui est la vraie loi de toutes les autres, cette force qui régit les mouvements de la matière, ont rendu possible lexistence de lêtre humain et de sa capacité de transcendance. Le peintre et le poète portent cet élan vital grâce à qui nous restons vivants. Il faut non seulement proclamer cela, mais le célébrer dès lécole. Percevoir la temporalité dans son élan, cest une capacité ascétique de participer à une dimension du monde qui nous est normalement refusée. Il faudra mettre au point un nouveau code des comportements mentaux, dans tous les domaines, qui doit nous permettre de vivre autrement.
L.K. : André, tu tends de plus plus fort la corde de notre arc... Il va falloir que je ne rate pas mes cibles. Je tiens comme toi à mettre laccent sur la capacité ascétique quont les artistes, dans leur élan vital vers la transcendance, de participer à une autre dimension du monde et à une conception de lespace plus panoramique. A ce propos, je voudrais dire quelques mots des longues conversations que jai quelquefois avec mon ami Patrick Baudry, qui a réalisé cette fameuse mission sur Discovery en 1985. Je lui ai dit une fois, avec un peu de provocation: Patrick, tu as tourné 17 fois par jour dans lespace autour de la terre, eh bien moi, je tournais mille fois peut-être autour de ma toile, dans lespace de mon atelier. Il a très bien compris ce que je voulais insinuer et je dois dire quil sest vachement marré. A première vue, il est évident quil ne semble pas y avoir beaucoup de points communs entre ces deux espaces. Mais qui en est sûr, qui peut en apporter la preuve ? Baudry, très passionné par ce genre dénigme, ma même révélé quune certaine anima poetica se développait quelque fois dans la conscience de certains cosmo-spatio-astronautes, quand ils regardaient la planète bleue à travers le hublot de leur terrifiant engin, et cela depuis Gagarine. Personnellement, jai toujours eu limpression en peignant que je me baladais de planète en planète, comme dans le Micromégas de Voltaire. Que puis-je vraiment en dire de lespace ? Je pense que lespace est élastique, constamment en expansion, en rétraction, créant ainsi de plus en plus de vide dans la matière stratifiée, dans les protubérances de la polymatière. Ce qui importe, quand je peins, quand je dessine, cest le vide entre les choses, le rapport que les objets établissent entre entre eux et entretiennent avec nous. Dans ce vide qui est la matrice de toute notre création , de toutes nos implications au cur de cette nébuleuse à la lumière de mercure, le plus près possible du trou noir de la poésie où les fameuses énergies immanentes et transcendantales échangent leur semence, dans ce vide-là, donc, se révèlent à nous des transmissions secrètes des formes et des forces inconnues qui nous apporteront peut-être quelques éléments pour lélaboration de ta nouvelle Charte du futur, André, et nous donneront un début de réponse à langoissante question de Gauguin : DOÙ VENONS-NOUS, QUE SOMMES-NOUS, OÙ ALLONS-NOUS ?
A.P. : Bien des dangers nous menacent en effet. Cest vrai que tout ce qui peut nous égarer de nous-mêmes doit être dénoncé avec force, mais avec précaution aussi, car il ne sagit pas de briser les ordinateurs, de nier lutilité du progrès scientifique. Il sagit seulement de dire : faites attention, vous nêtes plus humains. Car lhumain, pour conserver sa capacité de transcendance, doit rester attaché à ses sources. Or la transcendance na pas dexplication scientifique rapide : cest une force lente qui naît des origines et qui maintient la permanence de lélan vital.
Il faut quapparaisse un nouveau code, aussi impératif que celui des religions du passé, qui permettait aux moines dexister. On na jamais étudié vraiment la raison profonde de lascèse monacale, qui faisait quun individu pouvait se rapprocher dune unité, dune vérité intransposable. Malheureusement, ce qui était la vérité aux 12e et 13e siècles nest plus aujourdhui quune espèce de plaisanterie, un jeu de théâtre.
Notre conception actuelle du progrès est inadaptable au progrès futur. Le développement de la civilisation daujourdhui, mélange de mysticisme, déconomique et de politique, se fait sur lanéantissement de la richesse intérieure.
L.K. : Je partage ton analyse, André. Il y a une immense zone dombre sur la connaissance de lascèse monacale et sur les mystiques de toutes les croyances. Temples Zen au jardin de pierres, sur le sable ratissé de Rioyan-Ji, stupas de limpressionnant monument bouddhique de Boro-Budur, parois verticales du Mont Athos, chants incantatoires des Moines de Solesme, mystiques connus et inconnus des quatre continents qui ont ensemencé nos civilisations de leurs graines indestructibles, les pères du désert, Siméon le stylite, Jean de la Croix et sa nuit obscure, Thérèse dAvila dans son château intérieur folle amoureuse de son Jésus de Nazareth, François dAssise parlant aux oiseaux, Lao-Tseu, Rabindranath Tagore, derviches tourneurs, Erasme, Gandhi, Dogons, chamans, on nen finirait pas... Quont-ils en commun, ces moines et ces mystiques ? Je ne peux être que très prudent, tant le brouillard est épais : ils ont probablement une très grande force de concentration, un besoin débordant de contemplation et de dépouillement, un sens aigu de labsolu, du tout ou rien comme lexigeait Saint Jean de la Croix, encore lui, et je me demande si je ne peux pas faire allusion ici à cet autre mystique, Pablo Picasso, espagnol lui aussi, qui me disait un jour à Vallauris : Fais attention, Kijno, vous les jeunes , il vous en faut toujours trop pour faire un tableau, si tu ne sais pas faire tout de rien, tu ne feras rien du tout. Donne-moi un bout de papier et un fusain et je te refais le monde. Le temps ma fait comprendre à quel point il avait raison. Je te refais le monde ... ce monde où coule le Sang des Poètes comme le chantait Jean Cocteau, son ami.
Comment voulez-vous que ce langage puisse être compris par ces terroristes de la spéculation, qui envahissent le monde de leurs virus destructeurs, ce Tout économique qui transforme, sous de subtils camouflages, le moindre des gestes humains et même le merveilleux sourire des enfants ?
A.P. : Il me semble évident que cet élan du futur existe en tant que force potentielle, mais nexistera pas si on ne linvente pas. Sans lhomme, lunivers na pas de vision. Sans transcendance, il ny a pas de futur.
Jusquà présent, il y a eu des agglomérations, des organisations dénergies végétales, matérielles, humaines depuis 3 milliards dannées, mais ce nest que peu de chose dans lhistoire de lunivers. Aujourdhui, quelque chose dinouï est en train de se produire. Il faut inventer le temps. Les sources originelles qui nous sont transmises par les artistes et surtout par eux, nont de sens que si nous savons les transformer, les rendre vitales et les conjuguer avec les forces de lunivers. Et quand nous serons 13 milliards dindividus, il se passera ce phénomène extraordinaire, de la combinaison des forces des esprits pour réinventer le temps, le temps vital, existentiel et cosmique.
Nous sommes arrivés à une limite dévolution où ce ne sont plus les combinaisons matérielles qui comptent. Il faut maintenant rentrer dans une phase inouïe de transmutation et de paradoxe qui ne peut se réaliser que par conjonction des transcendances. Il faut concevoir une intelligence de la temporalité pour linventer constamment au niveau des exigences cosmiques. Il faut que nous connaissions lavenir de la terre, des étoiles. Que doit devenir lunivers ? La transcendance répondra.
L.K. : Que doit devenir lunivers ? Je nai pas, André, ton érudition scientifique. Que puis-je faire en ce cas avec mon petit bout de papier et mon fusain ? Jai plutôt été toute ma vie, si je puis dire, un théologien de lincertitude, et cela depuis mon adolescence chrétienne. Jai toujours avancé, les mains en avant comme un aveugle, dans les brumes du doute, et dailleurs, jinquiétais beaucoup un de mes confesseurs qui me dit un jour sans ménagement que plus tard je tournerai mal. Avait-il tort ou raison ? Foi du charbonnier de ma vieille mère, athéiste, polythéiste, panthéiste, animisme, gnostique, agnostique, idéaliste, matérialiste, polymatérialiste, croyant, incroyant... Je respecte profondément ces différentes formes de pensée et je crois pouvoir dire que je les ai pratiquées à peu près toutes, plus ou moins, à un certain moment de ma vie. Par contre, jai toujours été opposé à toutes les formes dintégrisme et à lutilisation de la religion à des fins politiques : Les religions dEtat.
Mais revenons à lunivers : je ne pourrai ten parler que sur le mode de la métaphore et de la parabole qui est mon mode dexpression habituel. Par exemple : Jai limpression que nous naissons au milieu dun immense désert, avec, autour de nous, des milliers de morceaux éparpillés à linfini. Le sens de notre vie serait de récupérer ces morceaux, avec amour, avec passion, et de les réintégrer dans léternelle mosaïque cosmique, où notre société serait éventuellement capable de réaliser, comme tu le propose, cette CONJONCTION DES TRANSCENDANCES. Cest dailleurs tout le sens de la lettre du Voyant de Rimbaud : Je est un autre. Je dis quil faut être voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens... Trouver une langue... Cette langue sera lâme pour lâme résumant tout, parfums, sons, couleurs de la pensée accrochant la pensée et tirant. LE POÈTE DÉFINIRAIT LA QUANTITÉ DINCONNU SÉVEILLANT EN SON TEMPS DANS LÂME UNIVERSELLE. Quel prodigieux visionnaire, ce voleur de feu aux semelles de vent !
Et si plus près de nous, lunivers était celui de lastéroïde du Petit Prince de Saint-Exupéry : DESSINE-MOI UN MOUTON.... Et si ce mouton avec loeil du voyant était notre guide, notre sherpa aux ailles dange, dans cette conquête de lespace de lâme, dont parlait Malraux. A ce propos, il a dit que lart est un supplément dâme , je crois plutôt que lart est lâme elle-même... Nous nen finirions pas dépiloguer sur ce thème.
Pour conclure, pardonne-moi André, de prélever encore dans mes vieux carnets de route à propos de cet espace de lâme. Dans cet espace, tout en moi se met soudain à osciller, à vibrer dans les courants contradictoires qui jaillissent de partout. Mon être tout entier devient vision et signe, comme laèrolithe devient feu et trace lumineuse au contact de lunivers. Cest tout cela qui sinscrit sur ma toile, en un certain moment de laventure humaine, comme les signes repères, comme les codes, ( tes fameux codes du futur ) les balises, les emblèmes de la liberté du monde. Jécrivais ces choses peu de temps avant Mai 68. Je le réaffirme aujourdhui comme un projet de manifeste contre tous les fascismes et intégrismes de tous bords.
A.P. : Il faut concevoir une sorte de nouvel évangile, de nouvelle bible. Je crois quen ce début de millénaire commence une aventure extraordinaire, qui na pas de référence et cest en cela quelle est singulière et dangereuse parce que toutes les formes du pouvoir vont combattre cette recherche de nouvelles voies, qui ne représentent rien dutile dans notre système actuel de références.
Mais, dans le futur, on verra que cette recherche de dépassement avait un rôle.
Comme le dépassement de la matière originelle vers la vie animale, comme le dépassement de la vie animale vers lintelligence humaine.
Qui a peur en moi de cette aventure, est-ce que cest mon cerveau ou est-ce que cest ma vie ? Cest ma vie bien sûr. Mon cerveau na jamais peur.
Jai été condamné à mort pendant la résistance. Le geôlier qui me détestait a ouvert la petite porte de la cellule et a dit : Parinaud, demain tes mort. Or, dans la nuit, ils ont bombardé la prison et jai été sauvé. Je nai plus donc plus peur dans ma tête et ce qui peut avoir peur en moi, cest mon corps.
Je le répète : nous avons maximum trente ans pour faire passer le message. Nous sommes passés de 2 milliards dhumains à six milliards en un siècle. Dans trente ans, il y aura un état limite à partir duquel nos valeurs, nos modes de fonctionnements ne pourront plus opérer. Il y a donc un autre évangile à inventer pour que lhomme retrouve son humanité.
Le texte de cet entretien, recueilli le 8 mars 2004 par Pierre Souchaud, a été revu et amendé par Ladislas Kijno et André Parinaud.
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André Parinaud est né en 1924 à Chamalières (Puy-de-Dôme)
Licencié ès lettres, Agrégé de philosophie
- 1950-1967 : Directeur et Rédacteur en Chef de l'Hebdomadaire "Arts"
(premier hebdomadaire artistique français lettres, arts, spectacles)
- 1967-1985 : Directeur-Rédacteur en Chef de la Revue d'Art "La Galerie Jardin des Arts"
- 1973/1974 : Concepteur producteur de l'émission "Forum des Arts", magazine bimensuel de 50 minutes sur Antenne 2
- 1975 : Fondation de l'Académie Nationale des Arts de la Rue
- 1976 : Président et Co-Fondateur, avec Jean Lescure , du Festival International du Film d'Art (FIFA).
- 1978 : Concepteur producteur de "L'Aventure de l'Art Moderne", 13 films de 52 minutes pour Pathé et FR3 (diffusés dans 11 pays)
- 1989 : Co-Fondateur du Comité d'Organisation du Marché International du Film d'Art, Culturel, Scientifique et Pédagogique (COMIFAP), avec 30 organisations.
- 1998 : Président du Salon International de lAffiche
- Depuis 1989 : Expert Consultant à l'Unesco
- Depuis 1997 : Délégué Général de ADC-Nouveau Millénaire-UNESCO
- Depuis 1996, Président de lAssociation " Au Rendez-Vous des Poètes " et
- Depuis 1998, Directeur-Gérant, Rédacteur en Chef du journal " Aujourdhui Poème "
Nombreux ouvrages artistiques publiés, dont :
- Histoire du Surréalisme "Entretiens avec André Breton", (Editions Gallimard)
- "Comment on devient Dali" (Editions Robert Laffont)
- "Guillaume Apollinaire - Relecture et Biographie" (Éditions Lattès)
- "Colette - mes vérités" (Éditions Écriture)
- "Gaston Bachelard - Relecture et Biographie" (Éditions Flammarion)
- "La Dénonciation Fin dune société de mensonge Pour la Révolution du Sens" (Éd. Anne Sigier)
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Quelques notes biographiques sur Ladislas Kijno
Né en 1921 à Varsovie. Naturalisé français.
Dessine et peint dès son enfance tous les personnages et les objets qui lentourent.
De 1941 à 1947, études de philosophie à la Faculté Catholique de Lille, entrecoupées de plusieurs séjours en sanatorium. Se lie damitié avec son professeur labbé Vancourt, grand résistant, avec Jean Grenier et Gabriel Marcel.
A toujours travaillé à contre-courant des modes et des systèmes officiels.
Fait partie de ceux qu'il est coutume dappeler Les peintres des années 50.
Rencontre André Parinaud ces années-là.
Germaine Richier, dont il commence à fréquenter latelier dès 1947 et qui aura sur lui une très forte influence, lui conseille, avec René de Solier, de se consacrer définitivement à la peinture.
1949-50 : peint une Cène pour la crypte de léglise dAssy, où éclate un prodigieux renouveau de l Art Sacré.
Il entreprend alors une longue navigation solitaire à la découverte de nouveaux territoires, comme celui des vaporisations avec caches et celui des papiers froissés dont il avait fait ses premières expériences en 1943.
En 1957, Dor de la Souchère lexpose, après Atlan, dans son Musée Picasso dAntibes.
En 1980, à la demande de Gilles Plazi, il présente à la Biennale de Venise, dans la grande salle du pavillon français, les trente stèles monumentales de son Théâtre de Neruda.
DE 1989 à 1995, il travaille en Polynésie dans le cadre de lAtelier des tropiques au Musée Gauguin de Tahiti que dirige Gille Artur. Voyages détudes aux Marquises et à lÏle de Pâques.
Nombreuses expositions, rétrospectives partielles, dans des musées, centres culturels et galeries en France et à létranger.
Dans les années 1990, réalise, avec une importante équipe de maîtres-verriers, la rosace de la cathédrale Notre Dame de la Treille à Lille, à la demande de Monseigneur Vilnet et de larchitecte Pierre-Louis Carlier, dans laudacieuse structure métallique de Peter Rice, avec limposant portail de Jean Clos.
En 2000, grande rétrospective de loeuvre de Kijno depuis ses débuts au Palais des Beaux-Arts de Lille : Arnaud Brejon de Lavergnée conservateur, Renaud Faroux commissaire avec lassistance de Sylvie Acheré.
Kijno figure dans de nombreux dictionnaires et dans les livres consacrés aux années 50, notamment ceux de Gérard Xuriguera, Lydia Harambourg et Jean-Louis Ferrier.
Une importante monographie sur Kijno a été éditée par le Cercle dArt à Paris en 1994.
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Art contemporain, caviar et tarama : là où la classe ne fait pas lutte.
Par Amélie Pékin
Les élus politiques ne veulent pas non plus cracher dans la soupe..., ni dans la boisson des vernissages.
Tout se passe comme si lart contemporain, conceptualo-installationniste et biennalisant à tout va, était devenu un champ clos, a-politique, a-humain, une bulle satellisée, à mille lieues du sens commun et des effets de la gravitation terrestre; un monde détaché du réel, où tout est permis, où les notions de bien de beau, de digne, nont plus de sens...Un espace de vide éthique, esthétique, juridique, où tout ce qui est faux, honteux, odieux, absurde, ridicule, disqualifiant dans tout autre domaine de la vie sociale, devient miraculeusement objet de culte de promotion, de publicité, de commerce, denjeu culturel majeur...Un territoire de non-sens et de non-droit, de totale dérogation à toutes les règles, y compris les siennes...Un mode où la gravitation terrestre est remplacée par une autre accélération: celle de linepte de type albanais du temps dEnver Hojda.
Pas étonnant donc que la plupart des gens choisissent, devant cette mise en abîme de laberrant, de se taire , de se voiler la face , déviter de comprendre son fonctionnement, de considérer cela comme une fatalité, un tabou, une grande déraison détat à laisser aux seuls spécialistes...Par prudence donc, par peur dêtre ringardisés ou renvoyés dans le camp des réactionnaires dextrême droite (les anti-art contemporain sont des mal-appris, des ploucs lepennistes, qui, comme les nazis naguère, brûlaient lart dégénéré répètent à lunisson les penseurs officiels, réalimentant ainsi leur répertoire et leur fonds de commerce...car le commerce de la fausse distinction de gauche est lallié objectif de la vraie vulgarité dextrême droite).
Ainsi lart contemporain, par sa posture méprisante, par son aspect terrifiant, par son insovabilité intrinsèque, dissuade -t-il toute attaque, décourage-t-il toute remise en question, devient-il lobjet dun consensus muet et mou autant à droite (hors les extrêmes précités) quà gauche, anihile-t-il toute polémique à son endroit et échappe-t-il finalement à tout contrôle extérieur:
- contrôle des artistes dabord, puis quil a généré les siens, peu nombreux certes mais redoutablement efficaces en terme doccupation de terrain.
-Contrôle du public, puisquil na besoin ni de la présence, ni de la reconnaissance, ni de l argent de celui-ci.
-contrôle de responsables administratifs et des élus politiques - pourtant dispensateurs de lindispensable manne publique - puisquils sont dépassés par un phénomène qui leur échappe, infantilisés, déresponsabilisés à tous les niveaux, compromis dans la même galère; puisquils ne veulent pas non plus cracher dans la soupe -ni dans la boisson des vernissages - où scier la branche qui les soutient; puisque, dans le meilleur des cas, ils préfèrent fermer les yeux sur une bizarrerie plutôt rigolote, dont une majorité délecteurs se contrefout et dont le budjet national ne représente guère plus que le coût de laplatissement dun mirage 2000 ayant gobé un volatile empaillé de Damien Hirscht.
Mais au-delà de cela , lencore-encore plus confondant, cest que ce problème dhégémonie du mécanique sur lhumain, qui a pourtant à voir avec la problématique dominants-dominés, avaleurs-avalés, exploiteurs-exploités, décérébrants-décérébrés; qui peut donc aussi être abordé en termes de lutte de classe (puisque cet art contemporain est bien un art de classe), ou danalyse matérialiste (puisque les mécanismes de laberrant sont parfaitement démontables)...ce quil y a donc de maxi-maxi consternant donc, cest que, malgré lévidence de cette nature politique du problème, aucun des partis politiques traditionnels de gauche ne sen soucie vraiment...La droite , passe encore... Mais la gauche tout de même?
Oui la gauche...Non seulement elle ne veut pas en entendre parler, hors sujet, circulez, y a rien à penser, mais:
1- cest bien elle qui balance le plus méchamment ceux parmi les siens qui osent critiquer lart contemporain, dans la fosse puante des réacs dextrême droite!...Inoui, non?
2-cest bien le très socialiste PS (un brin caviar certes), qui a installé avec le flamboyant Jack Lang, ce dispositif étatique unique au monde de promotion de lart internationaliste capitalisto-américain, lié aux grands réseaux spéculatifs mondiaux et qui écrase la vraie richesse artistique nationale (Tout en hurlant bien sùr à lexception culturelle française).
3- Cest bien le très humaniste PC (un brin tarama certes), qui sapproprie très souvent, à travers certains de ses critiques dart , la culture de haut niveau et lart qui va avec, comme signes dappartenance à une classe qui nest pas la sienne, en oubliant que cet art contemporain est complètement surdéterminé par les systèmes impérialistes qui le produisent, et que ces systèmes-là, ce serait à lui, de les démonter.
4-Cest bien la très révolutionnaire LCR (un brin pétard certes), qui reste influencée , en matière de réflexion sur lart, par certains militants, vieux chevaux de retour post-soixante-huitards de lépoque mao-support-surface, incontinents de la rhétorique révolutionnariste, ténors de lincantation anti-bourgeoise, sophistes multicartes , virtuoses de la glose artistico-subversive. Cette glose qui est récupérée depuis bien longtemps par les appareils artistiques dominants et leur permet donc simultanément de bénéficier des avantages des dits appareils.
5- Cest bien le très alternatif parti écologiste (un brin tisane de romarin certes) qui ne comprend pas pourquoi la plupart des artistes sont leurs alliés naturels dans leur quête dun autre monde respectueux des hommes et de leur environnement.
Cet énorme paradoxe qui fait que cet art contemporain, parfait produit dune classe dominante et dune logique néo-libérale, se voit ancré plus à gauche quà droite, reste donc un problème à résoudre...
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Pour une critique qui trique !
Par Amélie Pékin
Les tartines pleine page que les envoyés - spéciaux - pigistes - chroniqueurs - dart ( non pas gros, mais petits niqueurs selon Francis Parent) des grands journaux sont contraints de fournir au sujet dexpos officielles conceptualo-installationnistes, sont defficaces anihilateurs de libido artistique pour eux et leurs lecteurs. La critique, en loccurence, est plutôt un rituel qui consiste à balancer mollement lencensoir pour en produire une sorte de fumée à vertu émolliente et décérébrante propice à la célébration passive de ce culte du rien planétairement institutionnalisé. Tout cela est dune désespérante vacuité, dune triste flaccidité.
On rêve dune critique plus dure, énergique, constructive et érective, qui naurait pas fonction de ramollir les sens et lesprit, mais qui, au contraire, stimulerait la réflexion en apportant une véritable information ; en allant, si jose dire, au fond de son sujet, jusquà la matrice même où sélaborent les événements artistiques présentés.
Ce serait un véritable travail dinvestigation, dexplication ou délucidation, non pas dun mystère, mais du fonctionnement tout bête de la machine en amont de ce quelle donne à voir et à commenter.
Ainsi le commentateur dart, au lieu de nous enfumer la tête de ses incantations abracadabrantesques, ferait mieux de nous dire pourquoi il a été envoyé là plutôt quailleurs, combien de coups de téléphone il a reçu de lattaché (e) de presse, si la bouffe du repas de presse était mangeable ou non ( ceci déterminant son humeur à dire du bien ou non de lexposition attenante ), le montant et lorigine du budget de lopération, la part réservée à la communication, les où-quand-comment de la prise de décision, les stratégies marketing, les plans - médias, les plans - cul, les renvois dascenseur, les liens entre les différents intervenants, les enjeux divers, etc.... Bref, tous facteurs sous-jacents à lineptie de la chose qu il est tenu par habitude de badigeonner de sa très dissuasive et débandante rhétorique... Mais il est bien évident que, sil faisait cela, cest la branche sur laquelle il est installé qui sen verrait affectée dune dangereuse déturgescence.
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Faut-il de la critique d'art ?
Par Raymond Perrot
Nous allons sans aucun doute vers une interdiction pure et simple de la critique d'art. A moins qu'elle emprunte des voies qu'il est difficile de prévoir aujourd'hui.
Le critique d'art, en son domaine, est un chercheur. Mais devrait-il à partir de là revendiquer un statut de "chercheur" ? On ferait sans doute peur au critique en le considérant comme un scientifique. Est-ce un intellectuel ? La notion d'intellectuel est tellement combattue actuellement, tellement rejetée parce qu'elle est marquée d'un "signe à gauche" (si ce n'est pas d'un signe "d'ennui"), que là aussi celui qui se livre à l'examen des productions récentes en art ne voudrait en aucun cas faire savoir qu'il a une quelconque idée politique sur le tout culturel.
Que cherche-t-il, en fait ? Le sait-il lui-même ? On peut dire qu'il ne le saura que plus tard, qu'à la fin, lorsque des centaines d'articles attesteront qu'il y avait un fil rouge dans son intérêt pour telle ou telle forme d'objet, pour telle matériologie, pour telle réponse sensible au réel. Il existe un lieu, Les Archives de la Critique d'Art, créées au début des années 90 (1), censé contenir tous les écrits sur l'art. Lieu de recherches adéquat, si l'on voulait distinguer au plus fin ce qui appartient à la mode fugace (par exemple, un prosélytisme pour "l'art contemporain") de ce qui appartient à l'esthétique en tant que science et à "l'amour de l'art" en tant que symptôme. Car, dans le regard du critique, il n'y a pas seulement de l'idéologie dominante mais aussi son histoire personnelle, sa formation, son second métier... et, à ne pas négliger, sa manière d'écrire, sa volonté de style.
symptôme et/ou métier
Pas simple de séparer "le symptôme" du "métier". On pourrait dans un premier temps reconnaître "un critique" (la profession s'est féminisée mais je garderai le masculin pour maintenir un discours généraliste) d'une part à son intérêt pour l'art, d'autre part à ses effets de style toujours sur l'art. Comme s'il y avait, comme s'il devait y avoir, un lien structurel entre une esthétique de l'écriture et une esthétique des objets. Et, souvent, l'impression reste que c'est bien ce qu'a voulu le critique : faire toucher par l'emploi de certains mots et la tournure des expressions un peu de la substance signifiante de l'uvre considérée. Style heurté et populaire pour telle production naïve ou brute, style superlatif et lyrique pour telle production baroque et barbouillée...
Si bien qu'on pense que la pulsion s'accroche à des modèles, à une modélisation possible de la manière d'écrire, parce que l'art lui-même passe par des catégories perceptibles, telles le lisse ou le rugueux, le compact ou le démoli, le léché ou l'inachevé, le domestique ou le monumental, etc. catégories qui se reflètent dans le langage. La rhétorique s'est astreinte à repérer ces passages obligés de la description (plate, méthodique) et de la persuasion (épique, dramatique, juridique...), et ceci bien avant que soit fondée l'Académie Royale de Sculpture et de Peinture à Paris, bien avant que naisse le terme d'"esthétique" à la fin du 18e siècle. Le déclin des "grandes utopies" a pu correspondre à l'effondrement d'un certain type de critique, mais la relance de la rhétorique dans les années 60 a suscité de nouvelles ambitions de lier déconstruction des langages et interprétation de l'art.
Laissons l'envie irrésistible qu'on peut avoir une fois lus (marqueur en main) les papiers parus dans Le Monde, Libération, Art Press ou Télérama de singer en une satire le discours du critique (2). D'autant que la même observation des tics journalistiques pourrait nous engager à enseigner l'exercice de la critique d'art dans les Universités, si jamais il y avait un profit à attendre pour des étudiants formés dans cette discipline. C'est qu'on peut affirmer en effet que les "correspondances" entre la fabrique des objets d'art et la fabrique d'un texte (littéraire, poétique, journalistique...) ne sont pas nées dans un cerveau débile ou halluciné, et qu'il existe justement des nuds internes et symboliques qui conditionnent aussi bien le geste de l'artiste que celui de l'écrivain, du musicien, du danseur...
un fonctionnement ambigu
Maintenant que la critique d'art n'est plus le seul fait des poètes et des littérateurs, de Fromentin et Baudelaire à Malraux, Aragon et Sartre, il faut accepter cette sorte de démocratisation qui remet les armes critiques entre les mains de n'importe qui. Pas si "n'importe qui" que cela, tout de même, quand on considère qu'il faut aussi des "uvres" pour qu'on en parle, c'est-à-dire des objets placés dans des situations normées qui les signalent en tant qu'"objets d'art", sorties de la tête et de la main d'un "artiste". Salons et expositions, musées et centres d'art, galeries et hôtels des ventes (3) sont déjà des lieux où se réalise la légitimation "d'art", et il faut donc des personnes avisées pour se rendre sur ces lieux ce que ne fait pas la majorité pour regarder ces étranges productions-propositions de sens, même quand on est tenté de dire "Cela n'a pas de sens !".
C'est ici que se séparent deux fonctions, nettement. D'une part "le goût" (esthétique, poétique) de quelqu'un pour la chose d'art, quels que soient les prolégomènes de cet intérêt : libido, affects, pulsions. D'autre part, un service commandé, lorsque la critique est payée par un organe de presse, ou parce que le critique espère publier même s'il n'y a pas eu commande. C'est ici aussi que commencent les problèmes non seulement de classement de l'exercice critique (tel chroniqueur d'art au Monde est-il "historien" ou "critique" ? tel critique d'"art contemporain" d'Art Press est-il habilité à parler de "l'art du passé" ?), mais aussi de rétribution de cet exercice. Avec cette nouvelle donne, surgie de façon plus virulente depuis que la textualité circule à toute vitesse sur internet : qui est propriétaire du texte journalistique ? et jusqu'où un critique commandité peut-il exiger la perception de ses droits d'auteur ? (4)
Ma tendance "naturelle" me pousse à ne considérer que la première fonction, celle issue d'un goût inexpliqué pour l'art, pour la naissance d'une forme, pour les curieux phénomènes qui mènent le créateur à choisir un matériau, une couleur, un mouvement, un éclairage, une dimension... Si bien qu'on pourrait penser que j'en oublie les conditions sociales et économiques qui nous "excitent" de l'extérieur mais pas seulement "de l'extérieur" puisqu'on sait que l'individu est en osmose à tous les endroits de sa personne avec la collectivité , conditions qui "créent" les formes analysables, longtemps après que l'individu aura disparu, comme "locales" et "historiques".
A ceux qui souhaiteraient une pensée plus rationnelle sur le système de l'art et sur les conditionnements culturels-marchands, la critique "de jouissance" paraîtra parasitaire, poudre aux yeux et jeu de dupe à partir de l'hypothèse qu'il y a toujours un profit financier ou politique dissimulé derrière. Une certaine sociologie (5) s'est enfoncée dans cette voie dénonciatrice, repérant les endroits où la textualité commandée et évidemment la presse, et la finance qui la soutient sont en relations incontestables avec le marché de l'art, la spéculation, l'enrichissement (6). Cette relation existe, pourtant elle ne recouvre pas entièrement la problématique de la critique d'art. Ni, évidemment, celle de l'existence de l'art et des artistes.
une même ambiguïté chez l'artiste
Comme chez le critique il y a dans la tête de tout artiste deux représentations : "l'art est une création libre", une jouissance, et "l'art est un produit vendable", un métier.
Ces deux représentations coexistent malgré leur origine historique différente. La première date d'une "modernité" romantique (Chateaubriand, Gautier, Nerval, Baudelaire) liée à la fin de l'Ancien Régime et aux révolutions sociales ; la seconde vient de la conception plus ancienne des arts libéraux à la Renaissance (6). On peut considérer que la représentation d'un art "gratuit", "libre", ne dépendant que de la "nécessité intérieure", a été revécue avec force dans la période dite de l'art moderne (dada, Kandinsky, le Surréalisme...), concomitante à la fois des tueries de la première guerre mondiale et de la réussite de la révolution bolchévique ; et qu'inversement la représentation de l'art "vendable" s'est renforcée aujourd'hui dans le système exacerbé de la marchandisation capitaliste, avec son corrolaire indispensable et mystificateur de "l'artiste indépendant".
S'il y a une "pudeur" chez l'artiste pour reconnaître qu'il ne produit que ce qui est vendable, et des refus d'admettre que les formes et les codes qu'il emploie sont en grande partie imposés de l'extérieur, il y a autant de refoulement et d'hésitation chez lui à proclamer qu'il "crée à partir de rien". Ainsi est-il frappé par deux grands tabous : marché forcé et création libre, émis par des organes certes différents mais parfois rassemblés pour les besoins de la domination (par exemple Beaubourg et la Bourse).
Difficile donc d'entendre s'exprimer l'artiste sur "l'art", sur "la création", sur "la gratuité de l'acte artistique en société marchande" sinon en y mettant des guillemets qui préviennent qu'on en sait un peu plus que ce qu'on en dit. Comme il est tout aussi difficile d'entendre un artiste parler du système de diffusion qu'il a choisi (souvent malgré lui), du prix de ses uvres, de leur vente ou mévente, de son dépit quand ces uvres sont revendues à des prix exorbitants entre collectionneurs enrichis, de sa rage quand les journaux et revues s'abstiennent de rendre compte de ses expositions... Une "bonne" critique devrait être là pour relever ces déficiences de la parole de l'artiste. Mais tient-elle à le faire ?
des problèmes nouveaux
Création et marché sont deux réalités. Peut-on les additionner, ou inversement s'occuper de l'une plus que de l'autre ? La vérité de l'art est complexe et contradictoire, et l'on doit reporter cette contrariété dans le champ de la critique, au moment de l'écriture des sensations et déductions qui viennent à un auteur à partir d'un regard sur un "objet d'art".
On a souvent dit qu'il valait mieux qu'un critique en sache le plus possible sur les processus de la création : libido et marché, psychologie et sociologie, langue et langage des signes... Ainsi ce qui nous apparaît comme "langue de bois", répétition sans conscience des avis émis par les marchands et les musées, mériterait d'être analysé sans ménagement, la critique d'art étant le plus souvent déjà pourrie en amont par l'annonce énorme que "les artistes d'art contemporain dont on parle le plus sont les créateurs de l'art d'aujourd'hui". Cette langue de bois reconduite à tous les niveaux des médias a maintenant conquis les télévisions, et nous subissons à l'écran la parole directement émise par Daniel Templon, Yvon Lambert, par les conservateurs de Beaubourg ou du Carré d'Art de Nîmes ... quand ce n'est pas par les hommes d'affaires eux-mêmes (7)
En même temps, pour la petite part de liberté qu'il nous reste, il faut admettre que la personne qui s'autorise à parler de l'art, d'un artiste, d'un objet, le fait parce qu'il a été choqué, perturbé, transformé par le bond des formes et significations sur lui. Dans le meilleur des cas, peu importe l'artiste et l'objet si le critique transmet quelque chose de cet "assaut", de cette "irradiation", et livre par sa prose la relation d'aller-retour puisqu'ici identification se conjugue alors avec étrangeté que tout homme doit entretenir avec l'art.
Seulement voilà ! qu'est-ce qui empêche aujourd'hui un artiste de préserver son uvre de toute interprétation ? Nous sommes en effet dans le siècle d'un revirement culturel où l'on a réveillé chez le créateur "l'instinct du propriétaire". Sans plus tenir compte du fait attesté qu'une uvre d'art est une réponse, n'est là que parce qu'un univers social et culturel la précède, et qu'elle ne doit sa forme qu'à toutes les formes préexistantes, on entraîne petit à petit l'artiste à revendiquer "l'originalité" de sa chose, suivant ainsi la pente glissante des consortiums assez riches pour s'emparer des images, des définitions, des mots mêmes, afin de faire payer leurs futurs utilisateurs.
C'est à cette monstrueuse aune qu'il va falloir désormais mesurer la liberté d'interprétation, et la critique est un lieu où s'exerçait jusqu'à aujourd'hui une certaine responsabilité de regard même si l'on juge qu'elle ne l'a pas utilisée toujours avec discernement. Si le marché de leurs uvres est solide, qu'est-ce qui empêche les familles de Vuillard, de Gauguin ou de Lhote (pour ne parler que de rétrospectives récentes) de s'opposer à tout article qui risquerait de faire retomber la cotation ? Car, d'une part, tout n'est pas bon dans ces productions et, d'autre part, un avis contemporain ne sert pas forcément une renommée acquise, les méthodes d'analyse ayant évoluées. Or, même si le journaliste peut se prétendre "historien" quand il a à parler de créations passées, il n'est jamais qu'un "critique contemporain" dans le sens où le point de vue qu'il énonce est totalement et irrémédiablement formaté par et dans le présent.
Nous allons sans aucun doute vers une interdiction pure et simple de la critique d'art. A moins qu'elle emprunte des voies qu'il est difficile de prévoir aujourd'hui. Le concept de la propriété privée et marchande a fait un bond formidable en quelques années, et les effets (procès) de cette transformation culturelle capitaliste vont être stupéfiants. Qui y résistera ? Sûrement pas l'artiste, ligoté dans les réseaux étroits de diffusion de son uvre. Les riches décideurs ont assez de culture pour se faire les rédacteurs des notices explicatives, évidemment dithyrambiques, des artistes qu'ils auront arbitrairement choisis pour remplir leurs "musées", ou sauront s'entourer des hommes de paille nécessaires (8). Le critique actuel, et surtout le critique "de jouissance", ne sait peut-être pas qu'il occupe encore une place étroite mais privilégiée dont il va être dépossédé dans peu de temps. Comment réagira-t-il ?
Raymond Perrot
1. Les Archives de la Critique d'Art publient une revue, Critique d'art (3 rue Noyal, 35410 Châteaugiron), qui signale régulièrement les livres d'esthétique, de critique et d'histoire de l'art parus en France.
2. Je m'y suis essayé dans un numéro d'Artension ancienne formule (mars 1989, p. 13). Mais aujourd'hui, les menaces qui pèsent sur l'exercice de la critique me feraient m'abstenir d'accuser le ridicule de la prose de mes confrères. D'autant que ma propre prose...
3. On pourrait rajouter : squats, ateliers particuliers, ateliers collectifs, etc.
4. La section française de l'Association internationale des critiques d'art (AICA) a organisé en octobre 2002 une rencontre sur la question du "droit d'auteur en relation avec la critique d'art". Les interventions ont été rendues publiques dans un petit opuscule détaillé édité en septembre 2003 et que l'on peut acquérir au siège de l'AICA : 15 rue Martel, 75010 Paris.
5. Qu'est-il sorti de positif, non pas culturellement mais "politiquement", des brillantes études de Raymonde Moulin ou de l'école de Pierre Bourdieu ?
6. Lire les pages savantes sur ce sujet dans Du peintre à l'artiste, de Nathalie Heinich, éd. de Minuit, 1993.
7. On vient de vivre un épisode de ce genre avec le "lancement" télévisuel d'un peintre-clochard aux barbouillages régressifs.
8. Ainsi la prétention de l'homme d'affaires Christian Pinault de faire de son futur musée privé de l'île Seguin le plus important de France, s'accompagne des avis "éclairés" de Pierre Daix, ex-critique d'art, et de François Barré, ex-président de Beaubourg.
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le politique et l'art
Par Raymond Perrot
Cette approche juste et vérifiée de la position aliénée de l'art dans notre société, tout parti politique la fait et l'a faite au prix de renoncements durables sur l'idéal de la créativité humaine
Echec notoire des Rimbaud et autres Van Gogh modernes, l'art ne réveillerait plus l'envie de combattre ni même le simple instinct de survie.
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La culture a chuté dans la zone consumériste. La musique, la chanson, le cinéma, la télévision, le livre, sont désormais soumis aux diktats du profit. L'art, du moins ce qu'on entendait sous le mot "art" et qui concernait autrefois les arts plastiques : dessin, gravure, sculpture, peinture..., a été pris au même piège de la renommée qui rapporte et de la circulation des uvres mêlée à la circulation des valeurs boursières. Les hautes places de la monstration artistique, comme Beaubourg, ne font qu'entériner ce système de la valeur décidée ailleurs que dans les ateliers des créateurs.
Cette approche juste et vérifiée de la position aliénée de l'art dans notre société, tout parti politique la fait et l'a faite au prix de renoncements durables sur l'idéal de la créativité humaine, sur l'idée d'un domaine autonome dégagé de toute influence externe. Que pourraient en effet proposer des organisations progressistes, un parti révolutionnaire ? Le slogan de "la liberté de création" proclamé par un PCF affaibli rejoint l'objectif gauchiste de "toute licence en art". Laissons les artistes se débrouiller tout seuls et faire n'importe quoi, on sait qu'ils continueront à gratter le prurit de leur "petite sensation" même si le marché les ignore, même si les censures les accablent, même s'ils n'ont pas de quoi manger ni se loger...
Que peut contenir l'uvre actuelle ?
Les sursauts semblent venir davantage de la base que des instances dirigeantes des partis politiques. Le refus de voir l'éducation ou la culture assimilées à des services relevant des marchés libres (GATT, AMI), la lutte des intermittents du spectacle contre de nouvelles conventions patronales qui les déciment, un vaste regroupement de signatures au bas d'un manifeste Contre la guerre à l'intelligence, inquiètent les pouvoirs sans les ébranler vraiment. Ce ne serait plus dans l'uvre que se logerait l'idée-clé d'un changement de société mais dans l'événement provisoire de forces convergentes, quand il y a assez de conscience sociale pour qu'on se mette à désigner les vrais maîtres de nos vies. Echec notoire des Rimbaud et autres Van Gogh modernes, l'art ne réveillerait plus l'envie de combattre ni même le simple instinct de survie.
A attendre les contradictions du marché, les contradictions d'une économie d'usure, les contradictions d'un système planétaire d'exploitation des faibles, les contradictions internes d'un être vivant mal en société, on risque de ne rien voir de nouveau pendant une existence entière. D'autant que l'assimilation de la nouveauté se fait à marche forcée, les médias et les musées dans les mêmes pas que les galeristes et les spéculateurs. Il est facile de constater la précipitation qui s'empare de tous ces lieux de légitimation sur quelques noms et quelques signatures - la rareté amplifiée par les clairons des décideurs suffisant à remplir les espaces prétendument publics et collectifs impartis à l'art. Cette précipitation, la répétitivité des formules esthétiques vides (Vasarely, Klein, Warhol, Viallat, Buren...), le tamis ministériel qui rejette les expressions hors-marché, tout cela démontre que la culture bourgeoise est aux aguets, limite les accidents, assure avec des moyens formidables sa défense du territoire esthétique.
Un parti ne pourrait-il pas faire de même et revendiquer une position forte, opposée à ce système dégradé et excluant ? Des organisations progressistes ne pourraient-elles pas avoir leurs propres écoles de formation artistique, leurs lieux d'expositions, leurs circuits d'uvres parmi les populations... ? Devant de telles propositions, on voit les esprits les plus "révolutionnaires" se rétracter frileusement, comme si l'art dépendait d'un instinct primordial, d'une liberté immémoriale, d'une conduite inattaquable. Preuve qu'un consensus lâche s'est installé à tous les niveaux de notre société. Les mêmes ne s'empêchent pas de citer avec enthousiasme les faits de ces périodes exceptionnelles où artistes et ouvriers, intellectuels et religieux, paysans et commerçants s'emparèrent du pouvoir et tentèrent de mettre en place une enculturation des masses. Nostalgies de 1830, de 1848, 1871, 1917, 1936, 1968... Les projets de la Révolution française n'étaient pas minces, et nous leur devons les musées et les écoles, l'ouverture des jurys et la libéralisation de la presse. Mais voilà, le passé est le passé, et il n'y a plus de révolution possible ! A peine quelques révoltes particulières et sporadiques, n'est-ce pas ?
L'utopie réduite à la nostalgie
A cette mesure de la réticence générale à exiger d'une organisation politique qu'elle se prononce sur le sort déchu de l'art et la manière de le relancer, on prend conscience de l'aporie irréductible qui se présente à l'esprit d'un artiste ou d'un dirigeant : comment remédier à la disparition des fabrications sensibles et collectives sans toucher aux marchés et finalement à la propriété privée ? La prison paraît définitive, et l'humeur au désespoir le plus noir. Ce n'est pourtant pas la première fois que la perspective s'avère bloquée et qu'intervient pourtant un renversement des donnes. David réagit en son temps contre l'édulcoré des images libertines, Delacroix contre un néo-classicisme figé, Courbet contre les iconographies épuisées, les impressionnistes contre le Salon officiel, les expressionnistes contre le marché naissant des galeries, les surréalistes contre l'emprise naissante de l'Etat sur la culture nationale, les abstraits contre l'utilisation truquée de l'image par la presse, etc.
Il est impossible de délier les mouvements qu'a connus l'art des moments où une critique sociale s'est exercée à plein rendement dans toutes les disciplines. Même si le bel aujourd'hui nous échappe parce que trop près de nous, on peut supputer qu'il s'y passe "quelque chose" de l'ordre de la critique des institutions et du système dominant. Mais quel formidable retour sur ce présent devraient faire un parti, une organisation progressiste, pour percevoir un peu de cette gestation d'une autre dimension de l'art public et collectif ! On doit pourtant supposer qu'une utopie répond à une thèse, à une idée du présent et à une théorie pour le transformer, sans quoi elle perdrait tout crédit. Le parti socialiste, le parti communiste ont-ils une théorie s'appliquant aussi à la culture ?
Le PCF a dû faire repentance sur ses positions contre la psychanalyse, la physique einsteinnienne ou la génétique. Mais pas sur l'art. En mars 1966, le Comité central d'Argenteuil prononçait l'arrêt définitif de toute intervention auprès des artistes pour qu'ils illustrent la ligne du parti et donnent à voir non seulement les méfaits du capitalisme mais les espoirs de la classe prolétarienne (1). Fin de l'esthétique réaliste. Fin de l'encouragement à l'engagement révolutionnaire des artistes. Lesquels se tourneront alors vers Gramsci, Trotski ou Mao, puisque le rideau était tombé sur Lénine, Bogdanov, Lounatcharski, Maiakovsky... Comme si rien n'était arrivé au début du 20e siècle, rien dans l'analyse des liens entre les formes de la culture et les rapports de production. Si bien qu'en France, dans les années 50-60, il fallut tout recommencer .
L'héritage impossible ou le pessimisme
Francastel ignoré (2), Goldmann trop distant (3), Lefèbvre trop embourbé dans son conflit avec les situationnistes (4), Adorno pas encore traduit (5), Benjamin inconnu, les sciences humaines eurent du mal à remonter la pente et à faire reconnaître l'art comme l'une d'entre elles (et est-ce encore bien résolu ?). Sociologues et sémiologues ont reconstruit pas à pas les enjeux d'une présence de l'artiste dans la société. A quel nom parle l'artiste, et avec sous quelles figures signifiantes ? Là encore, c'est un savoir fragile qui s'est reconstitué, et "la guerre à l'intelligence" fait rage. Un art contemporain officiel, entretenant unilatéralement son vide substantiel, cache la forêt des révoltes et des engagements, des intuitions et des réflexions, des expérimentations indéfinies et infinies.
Mai 68 a sans doute réveillé quelques dormeurs. A côté du Système des objets de Jean Baudrillard, qui assimile trop l'uvre à un gadget de position de classe, défaut qui peut aussi être reproché aux investigations de l'école de Bourdieu, il n'existe pas de travaux marxistes sinon ceux reprenant les écrits et pensées d'auteurs précédents, par exemple dans les livres de François Champarnaud (6), Michel Lequenne (7) ou Jean-Marc Lachaud (8), parus dans les années 70-80. A les lire, il semble que ces problèmes de surgissement d'une uvre dans un contexte social défini se réduisent à une acceptation ou un refus des classes en lutte, classe dirigeante contre classe montante. Le contenu de l'uvre est lui aussi "classé", tantôt réaliste, tantôt expressionniste, tantôt trop proche de "l'héritage", tantôt trop d'avant-garde pour toucher les foules. Les procédés de lecture de l'art sont ainsi ramenés à la théorie particulière d'un individu, fût-il très éclairé (Bloch, Lukacs, Brecht), ou à une classification consensuelle. Il ne s'échappe pas de méthode de lecture propre à l'art, de connaissance savante de l'inscription du sens dans les matériaux et les formes.
Alors que la linguistique est allée très loin dans le décryptage des processus conscients et inconscients d'un auteur, ce défaut d'autonomisation de la pensée artistique, du langage artistique, de l'écriture artistique, perturbe l'appropriation par le politique de la raison d'une uvre, et donc de la compréhension de l'attitude singulière de l'artiste par rapport à son milieu. Surprenant mystère que cet aveuglement sur les conditions de la création. Si l'art n'est pas considéré comme une riposte argumentée dans la dramaturgie sociale, on ne comprend pas comment il pourrait advenir chez le dirigeant progressiste un soupçon des phénomènes de lecture-écriture qui déterminent une uvre.
Un refoulement de la lecture des discours
On touche là peut-être au cur du problème. L'uvre moderne est déplacée, agressive, décevante... Trop désespérée, trop critique. Le PCF a le plus grand mal à admettre que des artistes puissent travailler dans la même direction que lui. Sa non-réception des uvres engagées, son geste de recul quand un artiste se dévoile communiste, resteront une des plus grandes énigmes de la deuxième moitié du 20e siècle. La mise en question de la perspective optimiste de progrès des civilisations et d'humanisation de l'homme, après les échecs des révolutions socialistes et les horreurs commises par les états dits démocratiques, a atteint l'art - et la perception de l'art - comme tous les autres plans de la pensée éthique. A moins d'accepter la beauté de l'enfer. Comme le montre Yak Rivais dans L'art HOP l'humour noir (9), beaucoup d'uvres récentes affichent un contenu grinçant, en manière de représailles contre le pourrissement des relations humaines et la criminalité de l'économie libérale.
Désespoir qui peut ne pas convenir à la théorie optimiste d'un parti. Mais quel parti en a une ? Y a-t-il un parti entrevoyant la fin du capitalisme, maintenant que toute idée de révolution sanglante a été écartée de notre futur ? Décapiter les rois, vous n'y pensez pas ! Un réformisme rampant est impropre à susciter l'engagement des artistes, sinon vers des formalismes décoratifs doucement perturbés, genre Adami ou Erro. Plus rien de ce qu'avaient envisagé en leur temps Michel Troche, Gérald Gassiot-Talabot ou Pierre Gaudibert. Ici aussi, la fin des figurations narratives, pourtant engagées quand elles apparurent, enchante les "nouveaux" critiques et historiens, tel Jean-Luc Chalumeau dans son dernier livre sur la Nouvelle Figuration (10) : à part leurs belles couleurs et la "ligne claire" du dessin, qu'a-t-on à faire aujourd'hui avec ces montages d'images aliénantes ? L'artiste doit être dans son atelier et n'en pas sortir. Seul son nom peut figurer à la rigueur, surtout quand il est connu, en signataire d'une pétition de protestation (11).
Les formalisations composites, les montages signifiants, les signes à plusieurs entrées, ont peu de chance d'être acceptés et encore moins compris, dans cette ambiance de délitement de la lecture appliquée. Mais le PCF, le PS, vivent-ils leurs programmes comme des discours ? Discours pourtant lisibles, analysables, au même titre qu'une uvre d'art. Le refoulement des composantes du discours politique déborde sur toutes les situations, même les plus individuellement culturelles. La culture a à faire avec le métalangage. Si "les images mentent", comme l'affirme Laurent Gervereau (12), c'est aussi qu'elles parlent. Encore faut-il détailler les plans de signifiance, les niveaux de langage. Quel intellectuel communiste, quel esthéticien révolutionnaire va enfin s'y mettre ?
Il est à craindre qu'en refusant de réfléchir à l'art, de réfléchir l'art, de réfléchir son programme politique à partir d'une lecture de l'art, le PCF ait refoulé sa propre culture, son intelligence créative, ses possibilités de parler au sensible. Certains historiens de l'art comme Jean-Michel Palmier ou Serge Guilbaut lui rappelèrent en leur temps qu'il n'y a rien hors la lutte du sens, hors un rapport de force dans les langages. Des travaux autour de Jacques Rancière le confirment : l'histoire de l'expression populaire est "interminable" (13). En art il y aura toujours "une poésie de l'intention de communiquer", même sous les formes - sans doute difficiles à accepter - du politiquement incorrect et de l'ironie délinquante.
Or ces formes de dérision jouent en cascades : il faut posséder quelques éléments de référence (une culture !) pour comprendre le détournement de l'image agressive, la surenchère négative, la riposte à l'insupportable, "le ricanement après le traumatisme" comme dit si justement Yak Rivais. L'art n'est pas anarchiste puisqu'il montre sans fard d'où vient le mal. Et qu'il renverse le déplaisir en plaisir. Admettre que l'art est intelligent, même dans les cas où il se présenterait "brut", c'est commencer à détailler les figures de sens, surtout lorsqu'elles sont cachées dans des gestes soi-disant spontanés, des montages soi-disant hasardeux. Les comportements, les faits sociaux, à plus forte raison les discours qu'on nous impose, deviennent des icônes isolables, additionnées et redistribuées ensuite en récits militants. L'artiste déchiffre le monde, pourquoi ses uvres ne seraient-elles pas décryptables ?
1. Dans les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 2, 2000, quelques survivants de ces années 60 essaient de comprendre le pourquoi et le comment d'une telle décision. Il apparaît qu'il s'agissait davantage d'une "querelle des philosophes" (Althusser, Garaudy, Sève) que d'une décision mûrie ! Auquel cas il est vraiment dommageable que ces affrontements philosophiques n'aient pas continué, puisqu'était en question l'écart entre la création et la reproduction des rapports de production.
2. Pierre Francastel, peut-être parce qu'il était communiste, n'a jamais eu l'audience qu'il méritait par ses lectures fines des uvres du passé et du présent.
3. Dans La création culturelle dans la société moderne (1971), Lucien Goldmann dénonce déjà "la mince couche de dirigeants qui prend presque toutes les décisions", privant ainsi le prolétariat de sa culture et annihilant ses initiatives.
4. C'est dans La Vie quotidienne dans le monde moderne (1968) qu'on trouvera le meilleur de la pensée d'Henri Lefèbvre, notamment une critique de la technologie et de la bureaucratie qui gangrènent les contenus de l'art.
5. C'est à Marc Jimenez que l'on doit l'introduction fracassante de la pensée d'Adorno en France, en 1974-1975.
6. François Champarnaud, Révolution et contre-révolution culturelles en URSS, de Lénine à Jdanov, éd. Anthropos, 1975.
7. Michel Lequenne, Marxisme et esthétique, éd. La Brèche, 1984.
8. Jean-Marc Lachaud, Marxisme et philosophie de l'art, éd. Anthropos, 1985.
9. Aux éditions Eden, 2004.
10. Jean-Luc Chalumeau, La Nouvelle Figuration, une histoire, de 1963 à nos jours, éd. Cercle d'Art, 2003.
11. Engagement multiforme, et par conséquent confusionnel, qui va du soutien aux Brigades Rouges et Solidarnosc à la dénonciation de la guerre d'Irak et des prisons de Castro. Regis Debray et Bernard-Henri Levy sont de parfaits exemples de ces intellectuels à deux faces que sécrète la social-démocratie.
12. Laurent Gervereau, Les images qui mentent (2000). Il s'agit en fait des mensonges qu'on leur fait dire.
13. Cf. les Cahiers Libres (La Découverte) et la revue Révoltes logiques.
33
Un entretien avec Arnulf Rainer
Par Françoise Monnin
En 1969, lorsque jai exposé à Vienne ma collection, et publié à cette occasion une affiche titrée « lart brut, collection Arnulf Rainer », Dubuffet na pas apprécié.
Dans chaque hôpital, on trouve des centaines de dessinateurs. Si la production de 99 % dentre eux est à jeter, celle du 1 % qui reste est intéressant. Normal. Dans une exposition dart contemporain, le pourcentage de ce quil faut garder est le même.
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Françoise Monnin: votre uvre est présentée dans la moitié des salles de lexposition, votre collection dart brut dans lautre moitié. Vous navez pas souhaité mélanger le tout ?
Arnulf Rainer : Je tiens à éviter les malentendus. Même si, dans les années cinquante, on était, en tant quartiste, considéré comme cinglé. Du coup on sorientait par rapport à dautres artistes, on se solidarisait. Franz-W. Kaiser, qui est le commissaire de cette exposition, parle de mon travail des années soixante et soixante-dix comme dune « tentative dappropriation, dassimilation mimétique à létat de folie ». Je suis daccord. Il nen reste pas moins que, si les artistes bruts et moi nous avons les mêmes sources, moi, je suis sain.
F.M. : Trois mille uvres
Votre collection est colossale et originale car elle comporte beaucoup duvres dEurope de lEst, inconnues des théoriciens de lart brut. Comment avez-vous constitué cet ensemble ?
A.R. : Ma femme était tchèque. Au début des années soixante, elle ma permis dentrer en contact avec des psychiatres tchèques, serbes, polonais, hongrois... Avec Irène Jakab, notamment, qui avait publié dès 1956 une formidable étude, Dessins et peintures faits par des malades mentaux. Jai ensuite rencontré le médecin autrichien Navratil, auteur en 1965 de Schizophrénie et art. Jai commencé à acheter beaucoup de choses dans tous ces hôpitaux, à troquer mes uvres contre celles de certains malades.
F.M. : Le pape de lart brut, dans ces années-là en France, cétait Jean Dubuffet. Aviez-vous des contacts ?
A.R. : Je lai découvert dans des publications au début des années soixante, alors que javais déjà commencé ma collection. En Allemagne et en Autriche, cest plutôt le livre publié par le psychiatre Prinzhorn dès 1922, Expressions de la folie, qui faisait autorité. En 1969, lorsque jai exposé à Vienne ma collection, et publié à cette occasion une affiche titrée « lart brut, collection Arnulf Rainer », Dubuffet na pas apprécié. Lart but lui appartenait, à lui et à quelques autres, comme André Breton, que javais contacté dans les années cinquante et que javais trouvé très intolérant.
F.M. : Michel Thévoz, qui a succédé à Jean Dubuffet à la tête de la collection dart brut de Lausanne, a écrit il y a dix ans Requiem pour la folie, un ouvrage dans lequel il indique que lart brut nest plus produit aujourdhui, notamment parce que les malades mentaux internés, abrutis de médicaments, nont plus dimagination. Quen pensez-vous ?
A.R. : Thévoz est de la vieille école romantique, celle de Dubuffet. Lart brut existera tant que lisolement social demeurera. Je ne pense pas, comme le Docteur Navratil, que dans chaque malade il y a un génie enfoui. Dans chaque hôpital, on trouve des centaines de dessinateurs. Si la production de 99 % dentre eux est à jeter, celle du 1 % qui reste est intéressant. Normal. Dans une exposition dart contemporain, le pourcentage de ce quil faut garder est le même.
Quand je vais dans un hôpital, jachète toujours, beaucoup. Même lorsque ce nest pas très bon.
F.M. : Lexposition parisienne présente une petite sélection de votre collection, 160 uvres. Les chefs-duvre ?
A.R. : Ce nest pas moi qui ai fait le choix, mais lhistorien dart Franz-W. Kaiser. Il a choisi de mettre quelques stars, comme Aloïse, Wölffli ou Walla, et beaucoup dautres dessinateurs plus anonymes. Parmi eux, il y a des choses originales, bonnes et moins bonnes. Wolfgang Hueber, par exemple, qui distingue ses « tableaux vrais », le représentant, de ses « tableaux vraiment vrais », montrant des événements historiques et de ses « tableaux mensonges », inspirés par des rêves. Il y a aussi les inventaires dobjets dessinés par Max Rafler, beaucoup de nus, de bêtes
Un choix, quoi.
F.M. : Au début des années soixante-dix vous avez dessiné sous leffet de la drogue, psilocybine ou LSD. Pour vous approcher de létat desprit des malades mentaux ?
A.R. : Leur liberté dimagination pouvait libérer la nôtre, voilà ce que nous avons cru dans ces années-là
En fait, je ne pouvais dessiner que lorsque leffet de la drogue satténuait. Mais jaime beaucoup les dessins de lécrivain Michaux, qui a travaillé sous linfluence de la psilocybine. Ils me fascinent. Je les collectionne.
F.M. : Grimaces et prostrations dans vos photographies, ratures et travail à pleines mains dans vos dessins et peintures, tout votre univers dartiste est nourri par les images et les effets de la folie, que vous avez observée, étudiée. Au fond, vous aussi êtes un romantique
A.R. : Je ne le suis plus. « Vous vous mélangez avec lenfer », prétendait le prêtre viennois Otto Mauer, à qui javais montré les premières uvres de ma collection et mon travail. Il mest arrivé décrire des textes « prônant les vertus de la démence », comme le rappelle lhistorien dart Roger Cardinal dans le catalogue de cette exposition ; de me demander « si la schizophrénie ne serait pas un jour admise comme un mode de création comme un autre ». À présent je fais la part des choses. Je vous lai dit, je suis sain. Même sil ny a pas de frontière nette entre létat divresse et létat de sobriété. Il y a des états intermédiaires.
F.M. : Parmi les uvres exposées les plus étonnantes, il y a des reproductions de vos uvres sur lesquelles des malades mentaux ont dessiné, et des reproductions de dessins de malades mentaux sur lesquelles vous avez dessiné. De telles expériences vous ont-elles « nourri » ?
A.R. : Cest ce que je dis dans le catalogue : « il arrive quon trouve une veine, une inspiration dans lart dautrui. Lorsque quelque chose en émane, cela peut inciter à collectionner mais aussi inspirer un artiste. On ne peut pas savoir. On se meut dans des temps différents ; parfois rien nen sort, parfois quelque chose en jaillit» . Art brut ou pas, le seul critère, cest le talent.
Le maître se lève, pose gentiment pour une ou deux photographies, demande sil peut encore mêtre utile. Il nest pas débordé. Sa venue a beau avoir été annoncée, la presse parisienne, à lexception de la journaliste Anne Kerner, na pas jugé utile de se déplacer. Lart brut dérange donc toujours. Et limportance dArnulf Rainer, sans doute parce quil est Autrichien, nest pas encore clairement établie en France. Voici cependant la plus formidable exposition montrée à Paris depuis bien longtemps. Et voici un collectionneur, Antoine de Galbert (concepteur de la Maison Rouge), et un artiste, Arnulf Rainer, qui font le travail quon attend toujours des conservateurs du musée national dart moderne.
Arnulf Rainer et sa collection dArt Brut, jusquau 9 octobre à la Maison Rouge, Fondation Antoine de Galbert, 10 boulevard de la Bastille, 75 012 Paris. Tél. 01 40 01 08 81 ou www.lamaisonrouge.org
Excellent catalogue illustré, avec des textes d Antoine de Galbert, Franz-W. Kaiser, Roger Cardinal et Bernard Vouilloux, 270 p., 30 ¬ .
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Art officiel :
un anti-académisme communicationnel en diable
Par Pierre Souchaud
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L académisme en art a toujours existé
Le permanent affrontement entre lordre établi et de désordre créatif, entre la stabilité et le mouvement, a toujours été, somme toute, productif et rassurant, car chacun y avait des repères simples...
Lacadémisme daujourdhui est beaucoup plus compliqué, car il vient dopérer en quelques décennies, une sorte dacrobatique dévagination de son concept, un extraordinaire retournement de veste, qui lui permet dapparaître, sans rien avoir changé au fond, comme lexact inverse de ce quil était dans la forme. Lanti - académisme sest donc globalement installé comme nouvel académisme et la transgression systématique de la règle comme nouvelle règle. Tout cela en stricte application du syllogisme suivant : la création est par nature trangressive ; soyons donc transgressifs et nous serons créateurs.
Le résultat est que tout ça semble ne plus avoir ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni dedans ni dehors, quon ny comprend plus rien dans la mesure où les évidences immédiates, les ancrages sensibles, la dimension spirituelle de lart sont abandonnés au profit du fonctionnement aléatoire de puissants systèmes confusément enchevêtrés ; dans la mesure où le mystère, la poésie et la transcendance sont évacués pour une instrumentalisation de lart dont les enjeux nont plus rien dartistiques..
Le nihilisme comme nouveau formalisme
Il est cependant possible, parmi cette confusion, didentifier deux principes simples et sans mystère, surdéterminant la logique de lofficialité artistique.
Premier principe : le retournement. Labsence de sens fait sens. Le contenant absorbe le contenu. Les moyens priment sur les fins. La commande extérieure occulte la nécessité intérieure. Lintellect disqualifie le sensible. Le subalterne revêt les habits du prince. Lartificiel se pare des apparences du vivant. Le disqualifiant devient qualifiant.
Deuxième principe, corollaire du précédent et concernant les produits de lofficialité : le nihilisme systématique. Ainsi, ce qui permet à lappareil de légitimation officiel de reconnaître et agréer les produits conformes à sa commande ( comme ces systèmes très sophistiqués qui savent aussi détecter les concentrations de tel gaz dans tel autre), cest leur degré de négativisme, voire de morbidité. Ce principe est décliné de multiples façons : dérision, auto-dérision, dénonciation, dénégation, reniement, viduité et/ou saturation, minimalité et/ou gigantisme, esthétisation sommaire de la misère, de la laideur, de la douleur, du psycho-pathos, de la déshérence, des souffrances sociétales, etc.
Question simple : en quoi cette négativité est-elle exactement dans la logique des systèmes qui la génèrent, leur est-elle consubstantielle ou structurellement infuse ?
Réponse simple : parce que cest précisément ce qui défie le sens, la sensibilité, la morale et lentendement communs, qui est médiatiquement le plus efficace. Parce que cest le moins de contenu qui déclenchera le plus de commentaire par défaut. Parce que la communication utilisant lart comme vecteur fonctionnera dautant mieux et plus vite que lart sera moins lourd de cette mystérieuse substance interne, mais plus spectaculaire extérieurement.
Qui communique quoi, avec lart officiel?
-Lartiste dart officiel est à la fois médiatisateur de lui-même et du dispositif pour la communication duquel il est prestataire de service. Exemples : tel artiste à la mode est professeur de communication à lEcole des Beaux-Arts de Paris et communique pour quantité dorganismes divers. Les jeunes diplômés des Écoles de Beaux-Arts se disent beaucoup mieux formés pour la technique et le produit catalyseur de communication que pour la production artistique au sens habituel. Il savent décliner un concept minimal, suffisamment tordu et douloureux pour prouver leur allégeance, avoir ainsi une bonne note à leur diplôme et être cooptés ensuite dans les réseaux . Lartiste officiel devient donc le scénographe, létalagiste ou le décorateur des vitrines du dispositif institutionnel. Son talent se mesure à la taille du commentaire ou du débat quil saura déclencher.
-Le consommateur dart officiel, acquiert avec celui-ci le supplément dimage, le signe de distinction qui le valorise socialement. Lobjet acquis devient logo dappartenance de classe. Avec lui il peut en outre communiquer aux amis et homologues de même classe son petit plus culturel. (Ce qui lui serait impossible avec une pièce non labellisée qualité officielle aussi stupéfiante de qualité soit-elle). Sa fréquentation assidue des expositions officielles participe autant du rituel didentification à sa tribu socioculturelle, que de la parade sexuelle, que de la concélébration de la culture comme religion dEtat. Sans oublier que ces expos sont des moments où leffervescence relationnelle et communicationnelle et portée à son comble, autant que peut être portée à son paroxysme lindifférence à légard des uvres.
-Le professeur dart officiel est de plus en plus répandu dans lUniversité et les écoles dart. Il assoit son autorité sur labondance et la sophistication du verbe qui naît de lincertitude même de ce dont il parle. Polycommunicant, il est souvent agent multicartes de lofficialité, en cumulant les rôles d artiste, de critique dart et de commissaire dexpositions, dans un processus complexe de mélange des genres et de retour dascenseurs.
-Le lieu dart officiel est Centre dArt Contemporain ou Musée obéissant aux directives ministérielles. Lart que lon y présente est autoproclamé prestigieux et de haut niveau dans un système dauto-valorisation circulaire où lon sarrache les mêmes artistes du grand circuit international. La cote du matou gonflable ou de la vache dans le formol y est cent fois supérieure à celle du travail dun Victor Brauner par exemple. Là encore leffet médiatique prime sur le taux de fréquentation dun public, dont lexistence savère accessoire.
-Le fonctionnaire dart officiel est directeur de FRAC, Conseiller artistique Régional, Inspecteur... de la Création , commissaire dexpos, etc. Il est bien formaté universitairement et mis en fonction par cooptation interne. Rouage interchangeable dans une structure sans hiérarchie bien avouée, il ne sait détecter et promouvoir que les produits à odeur sui generis. En début de carrière, il se fait régulièrement déflorer auprès de telle ou telle galerie internationale, dont la fréquentation lui transmet les codes daccès et le valorise auprès de ses pairs. Il est, dit-il, le garant de la pluralité artistique, il connaît mieux lart que les artistes et leur donne souvent des conseils à ce sujet.
-Le critique dart officiel est pigiste dans un grand quotidien ou hebdomadaire. On lenvoie spécialement voir telle ou telle exposition officielle pour en dire du bien ou du mal, mais quimporte, cest la longueur et lélégance rhétorique de son texte qui comptent. Il ne fréquente ni les galeries non agrées, ni les ateliers dartistes. Son pouvoir est à la mesure du tirage de son journal et non dun mérite personnel comme cétait le cas avant pour les critiques de lancienne génération : des hommes de terrain respectés, amis des artistes, poètes, humanistes qui avaient de la tenue dans le discours et lambulation , et qui aujourdhui, nont plus aucun crédit.
-Ladministration qui administre ou prescrit lart officiel pour tous est une spécificité française et participe de cette fameuse exception culturelle dun pays où la culture et lart sont religion dEtat. Priorité aux créateurs ! est son slogan... mais aux créateurs conformes à ses critères de créativité, les autres étant exclus de son champ de vision et de la pluralité quelle dit sauvegarder. Exclusion et occultation donc des neuf dixièmes des créateurs. Disqualification de la quasi totalité des galeries prospectives de ce pays. Mépris pour leur travail et préjudice financier considérable à leur encontre, qui sajoute aux difficultés causées par le marasme économique. Avec mille euros donnés par lEtat à la machine administrante (ou à lAFAA) , cest dix mille euros de dégâts collatéraux qui sont infligés au patrimoine artistique français.
-La galerie dart officiel peut être petite (on la dit alors émergente) ou bien grande (on la dit alors denvergure internationale). La petite grappille menues subventions, primes à la première expo, stand gratuit à la FIAC ; la grande vend très cher au Musées et aux FRAC les produits de classe internationale. Cest à ce niveau que lofficialité française sarticule à linternationalité. Cest à cet endroit que le grand marché spéculatif international est relayé par le dispositif officiel, et répercuté jusquau plus profond de nos provinces vers une middle class en mal de relationship.
-Le magazine dart officiel français ( dont le titre est bien connu des institutionnels) est la seule des publications artistiques au monde dont les textes et les images sont expurgés de toute aspérité sensible ou poétique. Il est de cette façon loutil de communication interne le plus parfait qui soit, au sein dune mécanique où sensibilté et poésie sont en effet hors de propos.
-Le politique ne comprend strictement rien à lart contemporain officiel. Terrorisé, infantilisé, ringardisé par la chose, il confie donc au plus vite la patate brûlante aux spécialistes les plus proches... en même temps quune somme dargent public à la hauteur de son degré dincompréhension. Il ne comprend pas, lorsquil est de gauche, que cet art est un art de classe, un art qui favorise lexclusion sociale. Rusé stratège, il comprend cependant que ce coûteux maquillage culturel de la façade, peut obtenir un intéressant retour sur investissement en termes dimage pour lui, pour sa ville, pour sa collectivité locale..
-Le marché de lart officiel est plutôt celui des prestations de service auprès des organismes demandeurs de médiatisation. Le savon de 25 tonnes présenté à la Biennale de Lyon ou la porcherie avec miroirs sans tain et cochons vivants de la Dokumenta de Cassel sont difficilement vendables comme objet dart, car il nen ont ni la fonction ni le statut. On peut vendre cependant des fragments, des traces, des produits dérivés moins encombrants.
- Le publicitaire entretien avec lart officiel un rapport privilégié. Cest le Directeur de boite de com quon va solliciter pour être adjoint à la Culture. Cest Warhol qui passe directement de la pub pour les autres à la pub pour lui ( idée de génie que ce retournement de concept dont il fut le grand initiateur). Cest Saatchi, grosse agence de communication internationale, qui crée et impose sur le circuit international les artistes les plus spectaculairement provocateurs. Cest telle agence dingéniérie culturelle, tel commissaire de Biennale, tel directeur de musée, qui sollicite ensuite ces mêmes artistes, etc.
-La morale et lart officiel. Le transgression systématique des valeurs esthétiques induit naturellement une trangression des règles éthiques, voire juridiques. Nombre de directeurs de Centres dArt Contemporain ont été sévèrement épinglés par la Cour des Comptes pour leur désinvolture et leur coupable munificence. Mais ils ont été absous, car en ce territoire de non-sens proche de l état de non-droit, il existe une dérogation aux lois communes, qui fait que leur trangression a pu être considérée comme acte artistique et action légitime de communication.
- le loft story et lart officiel ont entre eux une similude dans la mesure où ils apportent lun et lautre la preuve que plus lobjet à médiatiser est vide de contenu, meilleur il savère comme vecteur dune communication dont le seul objet nest plus dès lors que lappareil communicateur lui-même. Ce discours sans autre objet que lui, libéré de toute substance interne, de tout contrôle extérieur et de tout processus régulateur, parachève le triomphe du tout médiatique, le triomphe de leffet Larsen sur le chant des oiseaux, le triomphe de la machine sur lhumain.
Ainsi la mécanique artistique institutionnelle, forteresse vide, compense-t-elle son manque intérieur par une communication à tel point puissante et forcenée, quelle peut faire du vide lui-même un argument marketing.
Cest très fort ; ça nexiste dans aucun autre domaine ( pas de marchands de lessive qui communiquent sur labsence de poudre dans leurs boîtes) ; cest inédit dans lhistoire de lart ; ça surpasse de bien loin les gentils pompiers du début de siècle et le réalisme socialiste ; cest nouveau ; cest moderne ; cest contemporain.
Pour tempérer le propos
Il convient cependant dajouter, que cette présentation de lofficialité correspond à la situation extrême vers laquelle nous nous dirigeons, comme vers l aboutissement dune implacable logique. Certes, nous nen sommes pas loin. Mais il reste encore dans le champ de lofficialité - par erreur de casting ou comme alibis - des artistes, des politiques responsables, des conservateurs de musées éclairés, et bien dautres personnes faisant preuve dindividualité.
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La chasse à la peinture dans les universités
et les écoles d'art
Par XXX
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La peinture, comme dangereux vecteur de poésie et dhumanité, est de plus en plus proscrite dans les sections arts plastiques de lUniversité et dans les écoles des Beaux-Arts. Pour preuve : ce témoignage que nous a envoyé un étudiant de lUniversité et que nous pensons absolument nécessaire de publier.
Nous ne dirons pas le nom de cet élève, pour le mettre à labri dinévitables représailles.
Le monde de lenseignement artistique nest pas tendre en effet avec ses déviants et ses brebis galeuses , quon attend au tournant de jurys dévaluation qui valent bien les tribunaux de lInquisition et ceux de feu le régime soviétique, où les juges étaient aussi terrorisés que les jugés, emportés ensemble dans le même tourbillon dinepte. P.S.
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« Durerait-il des millions d'années, le monde pour les peintres sera encore à peindre, et il finira sans avoir été achevé. » Maurice Merleau-Ponty
Lère des sémionautes
Vous admiriez les peintures pariétales de Lascaux, les hiéroglyphes égyptiens, les retables du Moyen Âge, les laques d'extrême orient, les calligraphies arabes, les peintures corporelles des cérémonies africaines, les fresques de Diego Rivera, les tableaux aborigènes, et le Ciel bleu de Kandinsky. Peut-être même étiez-vous d'accord avec ce philosophe français lorsqu'il s'émerveillait : « Durerait-il des millions d'années, le monde pour les peintres sera encore à peindre, et il finira sans avoir été achevé. »(1)
Mais aujourdhui que Maurice Merleau-Ponty nest plus là, le directeur du Palais de Tokyo semploie à corriger ses flagrantes erreurs de pensée et de goût. Avec ce jeune et fringant agent de lidéologie post-moderniste, nous ne parlerons plus de « peinture », car « l'acte de peindre na pas aujourdhui le même sens qu'à l'époque où cette discipline s'accordait au monde du travail telle une roue dentée dans un mécanisme d'horlogerie. » Nous ne parlerons même plus de « culture », car désormais « l'artiste reflète moins sa culture que le mode de production économique (et donc, politique) au sein de laquelle il évolue. » ; Il nous faut entrer, avec ce passeur de la nouvelle modernité, dans « l'art de la post-production » où tout « relève de la notion de réplique ». Désormais, les artistes sont des « sémionautes » à « l'imaginaire déterritorialisé ». Ils développent des « pratiques hypercapitalistes » en recyclant du « déjà produit »(2).
« L'art, comme le travail, est archaïque »
Mais que reste -t-il à apprendre aux jeunes générations une fois que l'on a bien établi, en récitant du Allan Kaprow, qu'il est nécessaire de pratiquer « un rejet de la peinture sous toutes ses formes »(3) et que « tous les gestes, toutes les pensées et tous les actes peuvent devenir de l'art sur une décision arbitraire du monde des arts. »(4)?
Est-il possible d'enseigner l'art, quand on pense que « l'art, comme le travail, est archaïque » (5) ? Il semblerait que beaucoup de personnes dans les Ecoles d'art de France, vivent sans trop d'inconfort cette antinomie entre l'éducation, jusque là conçue comme enrichissement spirituel par la transmission du savoir et par l'étude, et la théorie selon laquelle « ceux qui veulent être appelés artistes (...) n'ont qu'à lancer une pensée artistique dans leur entourage, faire connaître le fait et persuader les autres de le croire. »(6)
Les nantis seront les élus
L'université comporte une section Arts Plastiques qui conduit la majorité des étudiants à préparer les concours d'enseignement de l'agrégation et du CAPES. Quelle est la teneur de l'épreuve pratique de l'admissibilité ? Elle est « strictement graphique », ce qui signifie que tout peut être employé (dessin, pastels, fusains, photographie, image numérique...) à l'exclusion de tout ce qui a trait « au pictural »(7). On nous conseille cependant d'abandonner les médiums « ringards » pour les nouvelles technologies. Et il savère, dès lors que chaque candidat doit travailler toute l'année avec son matériel personnel et l'apporter avec lui le jour de l'épreuve, et en labsence de tout critère esthétique, que c'est laptitude à payer du candidat qui fait la différence. Sera donc favorisé celui qui a pu s'acheter un appareil photo argentique et apprendre la technique de développement (un matériel de développement est cependant à disposition le jour de l'épreuve) ou (plus probable car plus simple) un appareil photo numérique, un scanner, un ordinateur portable avec les logiciels de dessin et une imprimante correcte.
La chasse au ringard
Si ce nest pas de la peinture, que faut-il faire alors ? Ce ne sont pas les pauvres enseignants qui renseigneront les étudiants sur les critères de notation ! Le premier jour, le professeur nous a expliqué qu'il ne comprenait pas ce qu'attendait le jury, il a avoué n'avoir aucune clef sur cette épreuve et être dans l'incertitude totale quant à son évaluation. Il a seulement précisé en lisant le rapport ce qu'il croyait en comprendre : lorsque le jury mentionne qu'il attend du candidat « des expériences à dimension artistique », il nous a dit de traduire par « des expériences à dimension contemporaine ». Car l'important, ce n'est pas de savoir bien dessiner », mais « d'être à la mode » et de « bien connaître l'art contemporain ». Il faut également avoir en tête qu' « aujourd'hui, l'art est à la remorque du design et de la publicité», domaines dont il nous faut nous inspirer (en citant ces paroles, je ne fais que lire mes notes de cours).
Comment le professeur nous conseille-t-il concrètement ? Lors des cours, il regarde les travaux des étudiants les uns après les autres : ce qu'il ne supporte pas c'est le « ringard » (impossible de savoir précisément ce qui ce cache derrière ce terme, c'est une sorte de « le roi veut » du XXI ème siècle) Surprise d'une des étudiantes qui balbutie : « Mais moi, ce travail je l'ai fait maintenant, et je suis d'aujourd'hui » qui se voit répondre implacablement : « Mais votre travail est ringard ».
Des Baigneuses d'Ingres et des Bourriquets
Si, malgré nos efforts, la plupart dentre nous sommes loin de satisfaire les attentes du professeur, certains cependant connaissent parfois des ascensions fulgurantes dans son estime. Il semble même qu'il suffise de peu de chose pour le contenter : ainsi s'est-il réjoui devant un dessin représentant un énorme Mickey en train de débiter un texte en anglais : « Ah, mais ça progresse nettement ! » s'est-il exclamé, émettant cependant des réserves sur la courbe imparfaite des oreilles du dit personnage. .. Car comprenez bien une chose : plus votre travail accumulera les rituels et signes d'allégeance au système artistico-économique libéral et plus vous serez dans le coup de la contemporanéité ! (Notre prof est un fervent supporter d'Andy Warhol.) Citons un autre élève dont les travaux plaisent à ce professeur parce quils mélangent systématiquement des Baigneuses d'Ingres et des Bourriquets et sont ainsi conformes à cet art « post-moderne » qui raffole de l'emprunt et de la citation (c'est d'ailleurs le sujet du programme du CAPES de cette année).
Il est, selon le même professeur, important de pratiquer la « disjonction », et de s'extasier sur le « saisissant contraste » entre le visage de la Venus de Botticelli reproduit aux crayons de couleur et celui de Ma Dalton. Si vous souhaitez effectuer un tel travail, prenez une bonne photocopieuse, un livre d'histoire de l'art et un bon comics américain et reproduisez des images la Sainte Anne de Vinci, de Tarzan et un petit Mao (Licône Mao, ça plait)... et mélangez le tout : voilà de lart contemporain !
A part ces quelques fulgurances, globalement, notre professeur désespère de nous : lorsqu'il sonde notre connaissance de lart post-moderne tel un plongeur des abysses en interrogeant fébrilement « Qui connaît Maurizio Cattelan ? », seuls trois doigts se lèvent sur vingt-deux.
Après un entretien avec un membre du jury, il a encore tenté de nous expliquer : « ce qui passe le mieux ce sont les choses américaines d'un côté et de l'autre, la poésie féminine de type moi et mon bol de café ». Bref ne cherchez pas trop de peinture en Université darts plastiques, cherchez y plutôt du post-moderne.
La peinture : un dogme absurde
La peinture est-elle mieux lotie en école des Beaux Arts ? Quand on lit le dossier de l'étudiant de l'ENSBA de 2002-2003, on remarque la présence de quelques peintres tels Jean-Michel Alberola ou Pat Andréa.(8), parmi la brochette denseignants -où figurent bien des stars de l'art contemporain français telles Christian Boltansky, Annette Messager ou Fabrice Hybert -.
Mais il y est aussi précisé par un enseignant que : « Faire des tableaux aujourd'hui, pose immédiatement les principes d'un comportement artistique particulier : c'est s'astreindre volontairement à un dogme absurde au milieu d'un réseau infini de possibilités techniques et théoriques » (9) En conséquence, ce choix devra faire l'objet de « débats » pour éviter les « tendances au repli sur soi ». Ce texte peut sembler anodin, voire participer d'un sentiment louable : celui de demander aux peintres une adaptation de leur langage aux mutations de la société contemporaine. Cependant il me fait penser à une conversation que j'ai eue avec une élève dune autre école des Beaux-Arts -réputée «très conceptuelle »- sur la peinture : membre d'une association pour mieux faire connaître l'art contemporain (sic), elle m'a expliqué, très enthousiaste, qu'on peut encore passer son DNSEP (diplôme des Beaux Arts sanctionnant cinq ans d'études) avec de la peinture. Quand on demande quel genre de peinture, on n'est pas déçu : c'est bien sûr sous forme d'autocollants distribuables dans la rue, pour contester toute sacralisation de ce médium. Ainsi, si en théorie, la peinture n'est pas totalement proscrite aux Beaux Arts, oser la pratiquer suppose d'en faire exclusivement un usage subversif, cest-à-dire qui maltraite sa forme, en montrant à quel point elle est incapable de montrer.
La gravure doit être « contemporanéisée » et le pain bleui.
Mais le croirez-vous ? Il existe pourtant un domaine encore plus « ringard » que la peinture ! Aux Beaux Arts de Lyon, le département gravure est en effet considéré par les professeurs comme le refuge des nouveaux élèves effrayés par les pratiques novatrices que l'on attend d'eux dès lors qu'ils ont intégré la prestigieuse école. Aussi importe-t-il de bien leur faire comprendre que la gravure doit être « contemporanéisée ». On aboutit ainsi à des travaux où les étudiants n'impriment plus sur une feuille de papier (trop ringard), mais sur la plaque normalement faite... pour imprimer! (Vous noterez le renversement hautement subversif opéré par cette démarche). Ainsi, si la « peinture » et la « gravure » sont en théorie encore pratiquées aux Beaux-Arts, elles le sont dans une perspective « dépoussiérante », cest-à-dire tendant à lextinction de toute étincelle de vie.
En définitive, si vous souhaitez vous présenter à l'entrée des diverses Ecoles des Beaux - Arts, évitez absolument le dossier de peinture, pour ne pas, malgré vos vingt ans, être suspecté d'arriération mentale. Mieux vaudra présenter un dossier dénonçant la routine dans laquelle sont englués vos concitoyens : prenez un bon équipement vidéo, installez-vous dans la rue, proposez aux passants des tranches de pain bleuies à l'aide de colorants alimentaires et enregistrez leurs mines écurées, car elles constituent la preuve irréfutable de leur incapacité à accepter la nouveauté. (Cette idée de menus fluorescents a réellement permis à quelqu'un d'intégrer une école des Beaux-Arts régionale). En fait, comme on me l'a dit, les Beaux-Arts sont avant tout « une école de vie ». A la journée d'accueil à laquelle j'assistais en 2002, les professeurs précisèrent que le but de l'étudiant y était « de se découvrir lui-même » et d' « apprendre à se mettre en scène » « avec son parcours et ses traumatismes ».(sic) Enfin, ils rappelèrent le Dogme : pour espérer intégrer une Ecole aussi prestigieuse, il faut (vous le saurez par cur) « bien connaître l'art contemporain », fréquenter les musées et centres dart « indispensables » et courir les conférences branchées .
Le beau et lappliqué
Il y a cependant des écoles se présentant comme une alternative aux absurdités évoquées plus haut, et revendiquant l'enseignement d'un véritable savoir-faire et une capacité à intégrer socialement leurs étudiants, (ce que ne font pas les Beaux-Arts car seulement 30% des étudiants de leur Ecole auront un métier lié à l'art). Ce sont les écoles dites dart appliqué. On y apprend l'illustration, la bande dessinée et linfographie, et on dit vouloir y concilier les acquis traditionnels et les médias industriels modernes. Il existe donc une rivalité de fond entre écoles darts appliqués et école des Beaux-Arts, mais elles ne sont, je pense, que le recto et le verso dun même conformisme, où la peinture (digne de ce nom) est bannie.
Picasso recto-verso
Le plus incroyable cest quun peintre soit appelé en renfort dans ces beaux discours dexclusion de la peinture ! Ainsi, côté Beaux-Arts, ceux qui refusent tout dessin et toute peinture, affirment poursuivre luvre subversive de Picasso, tandis que, côté art appliqué, ceux qui aspirent à une restauration du dessin académique voient dans la formation du peintre espagnol la preuve irréfutable qu'il faut copier du plâtre pour devenir un génie.
On se demande, dans ces conditions, où et comment un jeune épris de peinture trouvera les repères théoriques, techniques, historiques, philosophiques, nécessaires pour construire son propre langage plastique.
De la fonction du rien
Un prof ennuyeux et dogmatique fournit au moins un repère tangible, ce qui réserve la possibilité de faire le contraire de ce quil propose. Mais un prof qui vous dit : « soyez libres, faites de l'art contemporain » , cest-à-dire « dém...-vous », vous laisse sans aucune balise daucune sorte. Cest pire encore quand linjonction est soyez subversifs ou bien désobéissez-moi... Mais subvertir quoi, désobéir à qui ? Situation terriblement piégée, perverse et anxiogène, car privés de tout savoir -faire ces futurs profs et artistes auront intérêt à la survivance dune définition arbitraire de lart à laquelle il leur aura tant coûté de se plier.
1 Maurice Merleau-Ponty, L'Oeil et L'Esprit, chapitre V.
2 Toutes les citations de Nicolas Bourriaud sont extraites de « Playlist, le collectivisme artistique et la production de parcours », Playlist, Editions du cercle d'art, 2004. Alan Kaprow, « Notes sur la création d'un art total », 1958.
4 Allan Kaprow, « L'Education de l'Un-artiste », 1ère partie, 1971.
5 Allan Kaprow, « L'Education de l'Un-artiste », 1ère partie, 1971.
6 Allan Kaprow, « L'Education de l'Un-artiste », 1ère partie, 1971.
7 Cependant, la peinture peut être choisie à l'épreuve pratique d'admission, au choix du candidat, qui peut également se tourner vers la sculpture, l'installation, la photo, la vidéo,...
8 Livret de l'étudiant 2002-2003 de l'ENSBA.
9 Idem.
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La Maison des Artistes
Les enjeux dune reconnaissance de la professionnalité des artistes.
On dit que les artistes sont par nature ingérables, ingouvernables, en marge des règles sociales. On les dit individualistes forcenés, inaptes à sorganiser , à se syndiquer. On dit quils ont horreur du militantisme. On dit quêtre artiste est un état plus quune profession. On dit que lartiste est tout entier dans son oeuvre, quil ne pense quà elle, et que pour cela il na guère le temps de se préoccuper de sa couverture maladie, de sa retraite etc. On dit que lartiste est un amateur-professionnel...
Pas facile donc, avec tout ce quon dit de lui, de le cadrer , de linsérer, de le protéger socialement, de laider, de lui proposer un cadre et un statut, sans toucher à sa liberté fondamentale.
La Maison des Artistes, qui connaît pourtant tous ces on-dit, est semble-t-il en voie de résoudre cette quadrature du cercle, parce ce que cest un organisme créé par les artistes eux-mêmes, taillé sur mesure, adapté aux contradictions du métier, et qui na son équivalent dans aucune autre profession.
Cet entretien que nous avons eu avec Rémy Aron (Président de la MDA ) et Jean-Marc Bourgeois (Vice-Président), permet de faire le point, en précisant ce quest le cadre législatif et de dire les difficultés actuelles de sa mise en application. Il permet aussi de placer le rôle de la Maison des Artistes dans une perspective globale ; de mieux comprendre ses enjeux, ses espoirs, la délicatesse de ses relations tant du côté de linstitution que du marché ; de proposer tous éléments dinformation pour un nécessaire travail de réflexion et un débat ouvert et de bon aloi entre toutes les parties concernées par ce statut professionnel des artistes graphistes et plasticiens. P.S.
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Artension : Ainsi, on compte près de 32000 artistes identifiés à la Maison des Artistes et déclarant ainsi leur professionnalité, dont près de 14000 adhérents actifs à lAssociation Professionnelle, avec une progression des 1000 identifications par an. Fin 2004 plus de 20000 artistes étaient affiliés comme cotisants bénéficiaires dune protection sociale, et plus de 8000 étaient assujettis comme cotisants aux dites assurances.
Mais on sait aussi que les artistes exposant régulièrement, vendant éventuellement leurs uvres tout en conservant leur statut damateurs, sont beaucoup plus nombreux. Vous avez encore beaucoup de travail à faire, semble-t-il ?
Jean-Marc Bourgeois : En effet, on constate par exemple que sur lensemble des salons dartistes, il ny a quun nombre très restreint de professionnels déclarés, y compris dans les grands salons parisiens. Beaucoup dartistes hésitent donc ou ne veulent pas sinscrire à la MDA pour quantité de raisons diverses : ou bien ils nen voient pas la nécessité, puisquils bénéficient de la couverture sociale de leur conjoint, parce quils ont par ailleurs une profession salariée, parce quils sont retraités, étudiants ou au RMI, parce que leur chiffre daffaires annuel est négligeable, que leurs ventes ne couvrent quune partie de leurs frais divers et d achat de matériel, quils sont bien loin datteindre le plafond des 6600 euros annuels de bénéfice permettant dêtre couverts par la MDA, parce quils ont peur dêtre fichés, encartés, taxés encore une fois, parce que les démarches à faire leur paraissent très compliquées, etc., etc.
Autant de raisons que nous connaissons, que nous comprenons, mais qui pour autant ne nous semblent pas toujours bien justifiées, parce que ces raisons sont le plus souvent le fruit dun manque dinformations ou dexplications.
Ar. : Alors expliquez-nous ...
Rémy Aron : Ce qui est important, voire urgent, de faire comprendre, cest que lenjeu de la Maison des Artistes nest pas seulement la protection sociale à un coût avantageux, les différents services et aides que nous offrons aux artistes, les moyens dorganiser la solidarité entre eux et leurs diffuseurs, etc., cest aussi et surtout, au delà de ça, la reconnaissance dune professionnalité.
Ar. :Pourquoi est-ce si important?
R.A.. : Parce que nous sommes dans une période de grande confusion et de délitement des valeurs et quil faut, face à cette situation, rétablir de la clarté et de la cohérence dans les responsabilités.
Parce que les artistes sont actuellement au bord de lasphyxie, pris en étau entre linstitution et le marché. Linstitution qui a sa logique et son esthétique propre, ignorant une majorité des créateurs ; le marché, plutôt désorganisé, qui obéit le plus souvent à des exigences à court terme et nest plus en mesure d établir des relations de bonne réciprocité avec les artistes.
Je suis persuadé que le seul moyen de sextraire de cet étau, est que les artistes sorganisent, affirment hautement et clairement leur professionnalité et se donnent les moyens de le faire. Sinon, on va au chaos, à une sorte de disparition des artistes, et au-delà, à la destruction dun repère important pour léquilibre de la société toute entière.
Vous savez : la plupart des artistes sont écurés, furieux, par tout ce quil subissent et que nous pourrons évoquer plus loin. Malheureusement, ils ne disposent pas des mêmes moyens de manifester leur colère que les agriculteurs ou les salariés de la fonction publique, et en plus ils sont peu ou mal informés, parce quisolés.
Cest pour cela que je suis heureux de cet entretien pour Artension, qui contribuera, je lespère, à expliquer, à diffuser plus amplement les informations et les éléments de réflexion.
Ar. : Alors commençons, si vous le voulez bien, par les avantages, disons... matériels, offerts par la MDA...
J.M.B. : Il faut dire demblée que la MDA où la cotisation est fixée à 15% du bénéfice majoré de 15%, est une caisse très avantageuse, contrairement à celle des artisans et autres professions libérales qui paient des somme folles sur leur bénéfice. En outre, le fait que que ce soit une association qui soit lorganisme collecteur de cotisations et contributions sociales des artistes, permet plus de souplesse quand un artiste a des difficultés. Ce qui est impossible dans les autres professions libérales, qui traitent en direct avec lURSSAF, qui est impitoyable en cas de retard de paiement. Lassociation joue ici un rôle tampon entre lartiste et lURSSAF qui est chargée du contentieux.
Ar. : Cest bien, mais quelle est la nécessité pour un artiste vendant peu et nobtenant quun très faible bénéfice de son activité artistique, au-dessous du plafond des 6600 euros donnant droit à la couverture sociale, exerçant par ailleurs une activité salariée ou indépendante libérale, cotisant à une autre caisse, etc..., de sinscrire à la MDA ?
J.M.B. : Parce quil ny a quune seule caisse pour les auteurs doeuvres graphiques et plastiques et que cette caisse est la MDA. Parce que la loi (article L-382-1 et suivants du CSS), impose que les revenus des artistes soient cotisés au même titre que des salaires, cest-à-dire au premier euro de bénéfice .La MDA est un régime obligatoire, et la notion dobligation exclut le fait, si on est dans le champ dapplication du régime, quon puisse choisir ou sorienter sur une autre caisse, comme cela se fait par défaut ou par ignorance
Il y a dautres caisses, certes, mais ces caisses ne peuvent reconnaître le cotisant en tant que plasticien car elles nont pas à charge de déterminer la nature précise de son activité. Les gens sont souvent mal orientés et mal informés sur ce point.
Être inscrit à la MDA nest pas une affiliation à lURSSAF. Ce sont les travailleurs indépendants qui vont vers lURSSAF pour payer une cotisation dallocation familiales, obligatoire pour artisans, travailleurs indépendant et autres.
Linscription URSSAF est faite pour les personnes que nous ne prenons pas, ou des plasticiens qui ignorent notre existence et qui peuvent prendre une assurance privée. Les artistes dont lactivité relève de la gestion de la MDA ne doivent pas sinscrire à lURSSAF, organisme gestionnaire des travailleurs indépendants, où il devront acquitter à tort des cotisations dallocations familiales dues exclusivement par les personnes qui ne relèvent pas du régime des artistes.
Cest souvent par ignorance de lexistence de la MDA et de ses attributions que certains artistes sinscrivent auprès dautres caisses de sécurité sociale. Mais cest une erreur dorientation de leur part, qui nest pas corrigée en règle générale par les organismes qui acceptent cette solution non conforme à la loi, et qui fait que la personne est convaincue dêtre inscrite au bon endroit, faute dêtre informée de cette obligation et même de savoir quelle paie beaucoup plus.
Ar. : On vous reproche parfois dêtre un peu inquisiteurs et de vouloir fliquer les artistes...
J.M.B. : Non, bien évidemment et cest un mauvais procès. On essaie seulement dinformer, de rappeler que des dispositions de loi existent dans lintérêt des créateurs et des diffuseurs. Nous acceptons bien entendu quil existe une tolérance de fait.
Ce que nous visons, ce sont les faux amateurs, qui vendent beaucoup et ne déclarent rien tant fiscalement que socialement, car il est bien évident que le vrai amateur qui va vendre occasionnellement 2 tableaux par an pour 1000 euros, sil sinscrit à la MDA et aux impôts, il va plutôt encombrer les services .
Il faut donc être nuancé et dire quon veut que la loi soit appliquée certes , mais avec souplesse et intelligence.
Je le répète : il nous semble nécessaire que la loi existe pour être appliquée dabord aux artistes qui vendent beaucoup et ne déclarent rien, mais aussi aux artistes - même sils sont rares - achetés par les institutions telles que les FRAC, les DRAC, les conseils régionaux ou généraux et qui eux aussi, très souvent, ne déclarent rien... de même que linstitution qui agit dans ce cas comme si elle avait pouvoir de dérogation à la loi : ce qui est tout de même un comble!
Nous souhaitons que cesse ce mélange entre la création plastique en tant quactivité de loisir et celle en tant quengagement professionnel. Cet amalgame est de la faute de nos institutions qui laissent faire les choses, mais aussi, indirectement, de la faute des artistes et de la MDA qui, faute de moyens financiers suffisants, nont pas assez fait circuler linformation sur la question. Les boulangers sont beaucoup plus rigoureux. Ils naccepteraient pas de voir des amateurs vendre leur pain au marché sans être déclarés professionnellement.
Ar. : Mais je reviens quand même au cas des artistes qui ont un bénéfice inférieur à 6600 euros ?
J.L.B.. :Effectivement les artistes qui sont dans ce cas nous disent, jai un métier à côté, je ne peux pas déclarer fiscalement car je risque de passer dans la tranche supérieure et de payer des cotisations sociales en plus ( ce qui nest pas le cas puisque la protection sociale est assurée par leur revenu le plus fort ). Nous leur répondons simplement que
cest la loi, comme pour les boulangers et on ne voit pas pourquoi les professions artistiques serait en dehors de la loi appliquée aux autres professions.
A l'artiste qui fait très peu de bénéfice , nous disons aussi que son affiliation à la MDA , lui coûtera très peu en cotisations, lui permettra dune part dêtre en règle avec la loi, et dautre part de pouvoir prouver sa professionnalité lors de ses expositions en galeries,salons, ou tous dispositifs dexpositions respectant eux aussi la loi .
En plus le fait davoir un numéro dordre à la MDA et davoir un numéro de SIRET lui permet de faire des factures ou davoir certaines aides de lEtat ou des collectivités locales qui doivent lui demander ce n° dordre avant dacheter ou passer commande.
Ar.: Quen est-il de lartiste ayant un autre métier, qui vend un peu, et qui perd de largent en exerçant son activité : peut-il et doit-il se déclarer à la MDA?
J.M.B. : Oui, bien sûr, même sil est en déficit et que cela est constaté par la comptabilité quil tient dans le système de la déclaration contrôlée. Car sil est en déficit déclaré, il est bien évident quil ne paiera rien en étant inscrit à la MDA. Ce qui ne lempêchera pas dêtre agréer au niveau professionnel avec les avantages évoqués plus haut.
Encore une fois : nous comprenons très bien que la loi ne puisse être strictement appliquée, mais il est indispensable quelle existe, comme cadre cohérent prenant en compte tous les cas de figure, comme repère global et facteur de juste remise en ordre et de solidarité, et parce qu elle est, dans tous les cas, avantageuse pour lartiste et absolument pas contraignante.
Ar. : Les galeries dart, acceptent-elles volontiers de verser 3,3 % des ventes à la MDA , puisque cest aussi la loi ?
JMB : Bien sur que certaines rechignent à payer cette cotisation qui sajoute au 19, 6% de TVA. Mais selles ne le font pas, ils commettent une faute vis à vis de la loi qui dit que les diffuseurs ont obligation de se déclarer à la MDA et payer des cotisations au prorata du chiffre daffaires de lannée. Certes cela peut paraître sévère, dautant que ces cotisations - solidarité nont pas de contrepartie couverture sociale comme pour les aristes, dautant encore que les institutions elles-mêmes sont souvent en faute et ne donnent pas toujours lexemple aux autres diffuseurs.
Mais réfléchissons un peu pour le long terme : les galeries ont tout intérêt à se conformer à ces dispositions, à participer à une clarification des choses, à contribuer elles aussi au renforcement de la professionnalité des artistes, à être solidaires avec ceux-ci pour leur survie.
Rappelons aussi que la MDA na aucun pouvoir directement coercitif, fort heureusement. Elle entend seulement faire comprendre par tous les moyens dont elle dispose, inciter artistes et diffuseurs à être solidaires et dire que le cadre législatif existe et quil doit être respecté comme dans toute autre profession.
Ar. : lÉtat, le Ministère, ladministration sont donc à féliciter et à remercier pour létablissement de ce cadre ?
R.A. : Pas vraiment! Car noublions pas que toutes ces dispositions ont été arrachées de haute lutte par les artistes, et que rien nest acquis définitivement.
Ainsi, comme je vous le disais, nous avons dû intervenir auprès du Ministère pour que le dispositif institutionnel subventionné par lEtat ou les collectivités territoriales donne lexemple en respectant la loi qui impose de tenir compte de la professionnalité des artistes quil promeut.
Autre chose qui nous inquiète beaucoup actuellement : il se trouve que lÉtat vient de diligenter une inspection de lIGAS contre la MDA et de refuser nos statuts adoptés lors de la dernière assemblée générale à lunanimité des 800 membres présents. Car ce qui est en question, cest justement cette liaison association - organisme collecteur, qui fait la spécificité de la MDA et son attrait pour les artistes. Il est bien évident que si cette liaison est cassée, cest encore un mauvais coup joué aux artistes. En fait tout se passe comme si la MDA avec ses 14000 adhérents était un boulet très encombrant pour le Ministère, et , quen tant quorganisme de veille, nous soyons dans sa ligne de mire.
Ar. : Pourquoi ?
R.A.. : Pourquoi ? Cest assez simple à expliquer globalement : pour le Ministère, un bon artiste est un artiste perfusé , autrement dit assisté et subventionné. Les autres faisant commerce de leur art, en vivant parfois, sont considérés par lui comme artistes commerciaux, donc dune qualité suspecte et peu dignes de son attention. Les autres , cest donc la plus grande partie des artistes affiliés à la MDA, qui vendent effectivement leur uvres et dont le Ministère a tendance à nier la qualité dartiste en vertu du principe suivant quun artiste de qualité nest pas vendable, et doit donc être soutenu par lEtat. Ce type dargument est le résultat dune consternante logique structurelle, mais il opère et fait quil existe des différences de fond entre le Ministère et nous quant aux critères de reconnaissance de la qualité dartiste... et donc de sa professionnalité.
Ar. : Comment cela se manifeste-t-il ?
R.A.. : Par le fait dabord que lassociation MDA na aucune subvention du Ministère et que ses seules ressources sont les cotisations des 14000 adhérents, permettant dassurer toutes les aides et services auprès de ces adhérents.
Par le fait quaucun représentant de ces 14000 artistes nest jamais sollicité pour figurer dans les diverses commissions institutionnelles ou instances de décisions ministérielles concernant les artistes et la création plastiques contemporaine (au nom du principe de la loi de 1945 qui considère les représentations syndicales comme seuls interlocuteurs de lEtat), alors que nombre de petites associations bien en cour y sont représentées.
Sachez enfin que nous avons subi récemment une méchante attaque du Ministère par lintermédiaire de sa courroie de transmission FRAAP, pour la prise de contrôle de la MDA.
Ar : Quest-ce que la FRAAP ?
R.A. : Cest la Fédération des Réseaux et Associations dArtistes Plasticiens créée et présidée par Antoine Perrot, où figurent surtout des associations subventionnées, pompeuses de la manne étatique et qui nexisteraient pas , bien sûr, sans celle-ci. Associations qui sont, pour cette raison même, parfaitement conformes, selon de Ministère, aux critères de représentativité et de qualité évoqués tout à lheure. La FRAAP a obtenu , elle, 800 000 F de subvention pour ses États Généraux de La Villette. Cette manifestation sans véritable public, sans suite, ni résultats probants, na fait que montrer lambiguité de la relation FRAAP-institution, ce rapport un peu pervers dadulation-détestation, cet assujettissement de la fonction de contestation. Avec la FRAAP, le Ministère sadjoint une sorte d organe artificiel de contestation de lui-même parfaitement agréable et contrôlable.
Une fédération des associations, nous navons rien contre cette idée ou ce principe, au contraire, mais bon, par quelle fatalité structurelle faut-il que cela produise la FRAAP ?
Ar. : Existe-t-il ce quon pourrait appeler une esthétique ministérielle?
R.A.. : Cest évident, même si tous ses agents, conseillers artistiques régionaux, directeurs de FRAc, affirment sans vergogne quils sont les garants de la pluralité artistique...
Ar. : Pouvez-vous décrire ou définir cette esthétique ?
R.A.. : Là encore, il faut bien comprendre que cette esthétique ou cette pensée artistique est de nature ou dorigine totalement structurelle, qu elle est le fruit dune logique de fonctionnement dun mécanisme. Et comme un mécanisme ne pense pas, il sagit plutôt dune non-pensée, dune pensée plate, ou dune pensée par défaut. Conformisme administratif comme le disait cet été Jean-Jacques Aillagon, lors dun débat improvisé à Arles avec un groupe dartistes qui manifestait pour la défense du RMI.
Et cest bien cette inaptitude de lappareil à la vision globale et en volume, qui génère cette pensée officielle incapable de concevoir quil puisse exister dautres types dexpressions artistiques que celle quelle impose , caractérisée globalement par une hypertrophie de la conceptualité.
Pourquoi lart officiel est-il un art de lidée, plutôt que du sensible ? Tout bêtement parce que lidée produit du verbe... et que le verbe, cest bien connu, cest le pouvoir. Et lexpression du pouvoir nest pas et na jamais été expression artistique : il suffit de se souvenir de ce qui sest passé sous le régime soviétique.
La dictature étatique qui sexerce aujourdhui en France, dans le domaine artistique est pire, parce que plus perverse, que celle du régime soviétique. Certes, les artistes et les galeries dissidentes ne sont pas envoyés au goulag, mais ils sont exclus, disqualifiés, ringardisés, condamnés inexorablement à la misère, avec une férocité aussi grande et au nom de cette contemporanéité qui savère aussi implacable que le dogme soviétique. Cest le règne de larbitraire, de lirresponsabilité et de limpunité totale. Jamais on navait vu cela et le pire, cest quà part les artistes, personne ne se rend bien compte de la situation.
Ar. :Ringards donc, anti-contemporains... mais ne vous traite-t-on pas aussi de sectaires ?
R.A.. : Dans cette même logique de retournement du sens, il est normal en effet que certains nous trouvent sectaires... quand bien même chacun sait que la MDA ne pratique aucune exclusive parce quelle na ni vocation, ni aucun droit à juger de la qualité artistique ou à donner priorité à telle ou telle tendance... quand bien même toutes les familles dexpression artistiques (voire politiques) y sont représentées, y compris celles privilégiées par lofficialité.
La MDA ne donne aucune leçon dart et tient absolument à représenter tous les artistes, toutes les facettes de la création actuelle ... nous souhaitons que linstitution puisse en faire autant... Cest pourtant simple et ce la devrait aller de soi, mais cela ne va pas de soi dans un territoire où les règles élémentaires de justice et bonne démocratie, sont allègrement bafouées au nom don ne sait quelle trangressivité créative.
La seule instance de légitimation, pour nous, cest le public. Comme dans toute démocratie, cest lui qui juge et qui choisit. Ce nest pas à lEtat dimposer ses choix aussi bien artistiques que politiques. Imaginez un peu que lEtat se mette à privilégier financièrement et logistiquement tel ou tel parti politique , en discréditant les autres, en les interdisant de parole, etc... comme il le fait dans le domaine de lart.
Ar. : Comment voyez-vous la suite ?
R.A.. : Il me semble impossible quil ny ait pas assez vite une prise de conscience de la situation ahurissante où sont placés les artistes, de comment on les traite, on les instrumentalise. Impossible aussi quon ne commence pas à mesurer lampleur des dégâts pour la société toute entière.
Dans cette situation, le rôle de la MDA nest pas seulement dassurer la protection sociale de lartiste et de laider matériellement à survivre dans un paysage ravagé, il est aussi de contribuer à modifier ce paysage pour que lartiste puisse vivre librement et correctement de son travail, puisse remplir sa fonction dans la société.
Ce mépris que lEtat affiche actuellement pour le commerce de lart, tue véritablement à la fois le public, les artistes et les diffuseurs disons indépendants et prospectifs, mais aussi , à terme, ceux qui acceptent de participer à ce système dassistanat au service dune pensée unique.
La MDA est la seule structure organisée proposant un projet cohérent, une alternative garantissant ouverture et liberté pour tous
Ar. : Êtes-vous en relation avec des organisations homoloques dans dautres pays ?
J.M.B. : Oui, bien sûr, au niveau européen dabord : devant lurgence de la question du statut de lartiste en Europe, la MDA, se doit de réagir. Elle souhaite organiser en 2006 un colloque à Paris concernant le statut professionnel en Europe et cela surtout à un moment où des risques de déréglementation générale des systèmes de protection sociale des artistes existent. Il nous faut en effet créer une plate-forme cohérente devant la commission européenne pour éviter le lissage par le bas de nos régimes.
Ensuite au niveau international : par lintermédiaire de lAIAP (Association Internationale des artistes plasticiens), la MDA veut associer tous les pays du monde, car il est évident que, si lartiste européen renonce à son statut ou labandonne devant les pressions ultralibérales de la société, aucun autre artiste dans le monde ne pourra espérer obtenir un statut favorable.
Contact :
>La Maison des Artistes - 11 rue Berryer - 75008 Paris
contacts@lamaisondesartistes.fr
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La Biennale dArt Contemporain de Lyon :
une logique médiatique portée à son paroxysme
Par Pierre Souchaud *
Entreprendre dévaluer ou de juger esthétiquement telle oeuvre qui consiste à agglutiner 1500 personnes nues, ou qui nous montre un savon de Marseille de 25 tonnes, ou qui nous propose une quenelle truffée de 15 mètres de long, ou qui installe quelque part en Chine une porcherie où sesbaudit une famille de cochons tatoués, est évidemment parfaitement vain et sans objet. Impossible en effet de dire si cest beau ou laid...Non, tout cela nest plus de lordre du bon ou du mauvais goût, du bons sens ou du mauvais sens ; tout cela échappe définitivement aux valeurs et critères esthétiques qui ont été opérants depuis que lhumanité existe et qui se voient , avec lavènement de lart dit contemporain, irrémédiablement disqualifiés.
Disqualifiés désormais, la nécessité intérieure, la dimension sensible et spirituelle, le mystère poétique, la sublimation, la transcendance, comme autant d ingrédients irrecevables et interdisant aux oeuvres de porter le label art contemporain.
Nous entrons dans une nouvelle ère artistique, dans un champ radicalement différent, où les critères dévaluation et de légitimation de lart sont totalement inédits.
Quels sont donc ces nouveaux critères de la contemporanéité artistique?
Ce sont , tout simplement , ceux de lefficacité médiatique, qui nécessitent en effet une hypertrophie de plus en plus spectaculaire de la forme au détriment du fond, du contenant au détriment du contenu, du calculé au détriment du senti, de la superficialité au détriment de lancrage intérieur, de lartificiel au détriment du naturel, du mécanique au détriment du vivant.
Lart contemporain na plus quun seul but : produire de lévènement, au risque de loverdose dinstantané selon la formule de Régis Debray. Au risque donc de cette seule temporalité ( hautement revendiquée par cette Biennale de Lyon), qui exclut désormais cette intemporalité qui faisait justement luniversalité du chef-oeuvre.
Quels sont les nouveaux ingrédients de lefficacité médiatique ?
Lart, livré ainsi à son unique fonction de vecteur de communication, est pour cela vidé de sa substance première, trop lourde de vérité humaine, de sens et de vécu. Lart est retourné comme un gant et bourré, non plus de ce qui faisait sa positivité , mais de son contraire exact : un nihilisme systématique. Mise en scène spectaculaire de toutes les transgressions ou regressions imaginables dans le but dinterpeler, de provoquer , de choquer, de pirater les codes ambiants ( comme disent si bien les agents de cet art)... bref, de générer un maximum deffervescence médiatique, pour enflammer communication et marketing.
Le monstrueux, lexcrémentiel, la morbidité, la cruauté, les humeurs les plus basses,( limmonde dit Jean Clair ) sont les éléments de base de ce cocktail effervescent , que lon prétend aussi festif. Cest une course perpétuelle au record, à lencore-plus-performant, lencore-plus-transgressif
gratuit bien évidemment, puisque sans créativité réelle. Esthétisation cynique de toutes les misères du monde. Consternant Grand-Guignol à prétention subversive.
Ce nest pas tout à fait la même chose de peindre une femme en train de pisser, comme Picasso, ou un homme en train de déféquer, comme Brueguel, ou un humain en train de se faire écorcher vif, comme David - ou lhorreur est re-présentée par un faire qui suscite ladmiration - et puis de voir un artiste qui littéralement vous pisse dessus pendant une de ses performances, dit encore Jean Clair... Certes, mais journalistiquement, cette dernière façon de créer est infiniment plus parlante et payante. Elle sinscrit beaucoup mieux dans une esthétique purement médiatique ou le catastrophisme, comme lexplique Paul Virilio, est en permanente synergie incestueuse avec le sentiment de modernité ( voir CNN payant grassement les petits incendiaires pour filmer leurs perfomances dévastatrices).
Quels sont les bénéficiaires immédiats de ces opérations de communication?
Affirmer, comme la fait Mr le Ministre de la Culture (et de la communication) au cours de son homélie inaugurale, que la Biennale de Lyon fait baisser le taux de chômage dans la ville, est pour le moins osé. Mais ce que lon peut dire, cest que cet événement permet que lon parle de Lyon et que limage dune ville moderne et dynamique soit véhiculée internationalement... et quimporte si, pour ce bénéfice - là, il a fallu vendre son âme à ce Diable, qui est, en loccurence, notre Dieu de la communication.
Mais il a aussi dautres bénéficiaires :
- Lagence de publicité locale - sorte de Saatchi & Saatchi lyonnais - qui a organisé la cérémonie de mise à nu de 1500 personnes,
- Les multipes entreprises sponsors, dont Hermès, célêbre fabrique de produits de luxe qui en a profité pour réaliser une belle opération marketing (dénoncée dans Le Monde par Harry Bellet, dans un article au vitriol)
- La presse, bien sûr, qui a pu à moindre coût, publier de belles images de désastres, comme cela plait tant à un certain lectorat.
- les décideurs artistiques, qui voient le triomphe dun parti esthétique dEtat, parti unique interdisant tous les autres, comme au meilleur temps du soviétisme.
-le réseau international de lart contemporain, mycélium planétaire, qui se dote avec cette biennale dun superbe champignon disséminant ses spores à tous vents, dune énorme enseigne pour des produits à haute valeur spéculative sur le marché de lart international : ce marché des signes de puissance pour chefs dentreprises de type François Pinault, collectionneurs privés milliardaires,qui voient leur passion pour lart marketing soutenue par la collectivité publique
- et puis tous ceux qui, individuellement, vont trouver en visitant cette Biennale, leurs marques tribales, leurs signes dappartenance de classe, leurs attributs identitaires, leur support de communication perso, leur sujet de conversation entre amis, leurs alibis culturels, leurs petites frayeurs bien formatées à usage domestique, etc. ( Il eût été intéressant quune équipe de sociologues enquête sur lappartenance socio-culturelle des 1500 participants à lopération de mise à nu, et sur leur diverses motivations)
Quelles sont les victimes ?
Il y a dabord les responsables politiques dispensateurs de la manne financière, dépassés par lévénement, qui ny comprennent rien, complétement terrorisés par ce gigantesque dispositif de lart contemporain international. Gens de bonne volonté qui sentent confusément ce quil y a dépouvantable dans leur complicité obligée, mais qui continueront de financer, parce que pris au piège dune logique médiatique que ni eux ni personne ne peuvent contrôler ou réguler.
Il y a les vrais amateurs dart, sincères, sensibles, ouverts, venus là pour voir... et qui constatent , désespérés, quen effet, comme lindique Régis Debray, le temps du dégoût a remplacé lâge du goût.
Il y a les artistes, en large majorité, qui se sentent disqualifiés, ringardisés, et qui voient leur raison dêtre et de créer anéantie.
Il y a les galeries prospectives qui sont elles aussi disqualifiées, voire humiliées quand elles se voient contraintes de faire acte dallégeance à ladministration de lart pour participer à une opération annexe, qui nest rien dautre quune cynique et méprisante concession à lenvironnement artistique local.
Il y a même - car cette biennale vérouille aussi dans le social alibi - ces associations pour la réinsertion, odieusement instrumentalisées et embarquées dans dinvraissemblables spectacles de rue, pour on ne sait quelle douteuse destination.
Une inquiétante omerta
Mais le plus inquiétant, ce nest pas tant le scandale en soi que constitue cet événement, mais le fait quil soit impossible den parler, quil soit parfaitement irrecevable de le désigner comme tel, quil soit interdit de sextraire de cette langue de bois imposée, de trahir une espèce domerta généralisée sur le sujet.
De quoi donc la gent journalistique a-t-elle si peur ? Essayer de répondre à cette question, voilà qui serait un véritable travail dinvestigation et dinformation, et qui ferait honneur à la profession.
Il faudrait que les journalistes, les critiques dart, expliquent pourquoi et comment cette inflation communicationnelle à laquelle ils participent, ninforme en rien, mais au contraire occulte et dénie la réalité des choses, obstrue les voies de la véritable information sur la création artistique de ce temps.
Quils expliquent pourquoi on ignore lexistence de quantité douvrages sérieux dinformation et de réflexion sur le sujet art contemporain : ceux notamment de Jean-Philippe Domecq (à leur troisième réédition en livres de poche), de Jean Clair (Directeur du Musée Picasso, commissaire de lactuelle remarquable exposition Mélancolie à Paris ), de Régis Debray (sur les médias), de Nathalie Heinich (sociologue de réputation internationale), de Marc Jimenez (éditions Flammarion), de Christine Sourgins (éditions Table Ronde),de Hans Cova, Rainer Rochiltz, Yves Michaud, Patrick Barrer, et de bien dautres.
Autant doutils pour comprendre les mécanismes et les enjeux sous-jacents de cette gigantesque usine à gaz quest la Biennale de Lyon et lart dit contemporain en général ; pour mesurer leffet délétère de ses fumées médiatiques et les dégâts de toutes sortes que celles-ci causent insidieusement dans le corps social.
Pierre Souchaud (Caluire, le 16 11 2005)
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« Marcel Duchamp ne pouvait être le père de personne »
Un entretien avec Jean Clair
Par Françoise Monnin
Pendant que le Centre Pompidou fait de Dada le pilier de lart contemporain, au Grand Palais le plus controversé de nos historiens dart démontre que le grand art est intemporel, en célébrant la Mélancolie. Rencontre avec celui qui, méprisant la barbarie ambiante, milite en faveur de la culture.
- La Mélancolie, sujet de votre exposition au Grand Palais, est un thème qui vous est cher depuis longtemps. Pensez-vous quil soit nécessaire dêtre désespéré pour être créatif ?
La mélancolie nest pas du tout le désespoir. Cest même le contraire. Ça nest pas non plus la tristesse parce que la tristesse est stérile. Le désespoir, on nen sort pas. La mélancolie, quant on en sort, cest pour faire de grandes choses. La mélancolie nest pas labattement, pas labandon plus ou moins complaisant à une certaine torpeur, spirituelle, mentale et physique. La mélancolie, cest lenthousiasme, la fureur divine, lemballement des neurones qui fait que vous vous mettez à faire des choses. Pas seulement dans le domaine des arts. Selon Aristote, les grands mélancoliques se recrutent non seulement chez les créateurs et les philosophes mais aussi chez les hommes détat. Quand on voit la tête hilare de nos hommes détat aujourdhui, on se dit que la mélancolie a totalement déserté le domaine politique, hélas. La mélancolie est un phénomène nécessairement cyclothymique, cycloïdal, qui vous entraîne des abîmes du désespoir jusquau sommet de la création. Cest complexe et riche. Je nai rien inventé. Dinnombrables études sur la mélancolie existent depuis 2500 ans. Hippocrate la aussi bien définie que les psychiatres actuels. Cela mintéresse de rappeler cette histoire longue, totalement identifiée à notre culture. On ne peut pas créer hors dune complexion mentale qui est celle de la mélancolie. On ne peut pas créer dans lataraxie que donne le Prozac ou lutilisation de certaines molécules chimiques, vous réduisant à létat de zombi, vous exemptant de toute forme de souffrance. Beaucoup dartistes actuels travaillent dans un registre délibérément mélancolique. Kiefer, Parmigiani ou Ron Mueck, par exemple, qui figurent dans cette exposition. Cela dit, un génie est nécessairement mélancolique. Mais un mélancolique nest pas nécessairement un génie.
- Les dadas, une autre des actualités parisiennes en matière dexposition : des désespérés ou des mélancoliques ? Des bâtisseurs ou des destructeurs ?
Certains dadas sont des mélancoliques. Jaurais aimé montrer dans mon exposition lassemblage LEsprit de Notre Temps de Raoul Hausmann, actuellement présenté au Centre Pompidou : une tête en bois de mannequin, surmontée dinstruments de mesure de lespace et du temps, qui rappelle une gravure de Dürer. Il y a des uvres de Man Ray qui sont aussi profondément mélancoliques. Beaucoup de dadaïstes sont plongés dans une frénésie mélancolique assez terrifiante. Schwitters par exemple, qui mériterait dêtre étudié sous cet aspect.
- Vous venez de publier Une leçon dabîme, neuf approches de Picasso, un ouvrage qui vous permet de dire adieu au Musée Picasso, dont vous avez été le directeur depuis sa création (il y a vingt ans). Dans cet ouvrage, vous dites quen matière de modernité tout se joue en 1907, avec Picasso. Lart actuel retient davantage 1916, date de la naissance de Dada, comme référence. Quel jugement portez-vous sur Dada ?
Jai beaucoup de mal à entrer dans ces histoires de chronologie. 1907 cest la fin dun grand cycle de la peinture occidentale. Picasso fait partie de ceux qui le font voler en éclats. 1916, cest le désastre, esthétique et humain, le constat dune table rase, cest autre chose.
Picasso est un grand mélancolique. Comme Saturne il dévore ses entourages. Il est très sombre, terrifiant. Et surtout je le présente comme le détenteur dune connaissance extrêmement fine de lhistoire de lart. Cest un savant, si lon prend la peine de déchiffrer ses tableaux.
- En introduction de cet ouvrage, vous citez le poète Rilke, selon lequel la gloire nest que « la somme des malentendus accumulés sur un nom ». Pensez-vous que lhistoire de lart récent nest jalonnée que de telles gloires ?
Sur Picasso, on a particulièrement accumulé les malentendus. Sur Duchamp également. Il était par exemple incroyablement cynique vis-à-vis de la femme et je métonne que les féministes ne lui aient jamais dressé un procès. Mais ce nest pas pour autant que je vais me départir de la passion que jai toujours pour lui. Même si cela peut sembler paradoxal. Duchamp est un homme dune extraordinaire intelligence, dune extrême finesse, quon rattache à tort au « pré Pop Art » et au « post-dadaïsme ». Il na été le père de personne parce quil était stérile, dune certaine façon. Il ne pouvait pas avoir de descendance. Son uvre a été très mal jugée, très mal considérée, dans une perspective dada diconoclastie et de sacrilège. Son uvre sinscrit en fait dans le post-symbolisme. Subtile, sophistiquée, elle a peu de choses à voir avec le côté un peu brut du dadaïsme. Il est plus proche de la poésie de Mallarmé que du suicide de Jacques Vacher.
- Dans votre second ouvrage récemment paru, De Immundo, vous dites quaprès la première guerre mondiale, la modernité « cesse dêtre un mouvement pour devenir un régime ». Dur pour les artistes du XXe siècle ! Ceux qui trouvent grâce à vos yeux ne sont-ils donc pas des modernes ?
Après tout cest très bien un régime. Un moteur commence toujours par démarrer doucement. Ensuite il accélère et ensuite il a son régime de route. Après des débuts chaotiques, la modernité sest mise à rouler. Pour elle et pour les autres. Ce nest pas un reproche. Dailleurs, je ne sais pas ce que cela veut dire « moderne ». La politique de Monsieur Chirac est moderne, paraît-il. Le mot na plus aucun sens depuis belle lurette. On modernise la France paraît-il. Bien malin celui qui pourra me dire ce qui est moderne !
- Plus que les artistes du XXe siècle, vous critiquez le monde de lart né au XXe siècle en France, avec ses publications, ses musées, ses fonctionnaires. En institutionnalisant la modernité, selon vous ils lont assassinée. Cette mécanique na-t-elle pas toujours existé ? « On néchappe pas à lhistoire » disait Marcel Duchamp, « lart ne se couche jamais dans les lits quon borde pour lui », disait encore Jean Dubuffet. Baroques et classiques ont en leur temps, eux aussi, été récupérés par le pouvoir. Comment lui échapper ?
Il ny a pas de récupération. Une modernité commence toujours par être rejetée, et, au bout de vingt ans, elle finit par être acceptée. Cela sappelle le changement des mentalités. Cela na rien à voir avec le système de hiérarchisation et de légitimation de la modernité, opéré aujourdhui par des fonctionnaires interchangeables, choisissant des uvres elles aussi interchangeables, dans le cadre de commissions qui ne risquent rien puisquelles sont constituées dindividus qui ne risquent rien : largent quils engagent nest pas le leur mais celui de lÉtat.
Exemple parmi dautres : lexposition Lucian Freud que jai présentée à Beaubourg en 1984 na été accueillie que par des sarcasmes. À lépoque jai proposé dacquérir un nu de Freud, à un prix ridiculement bas. Refusé ! Aujourdhui il faudrait lui ajouter trois zéros, le budget dachat dune année de Beaubourg ny suffirait pas. Il ny a donc pas duvre de Freud à Paris alors quil y en a dans les grands musées de New York, Washington ou Londres. La France reste le seul pays ou en dépit des innombrables commissions dachat qui y siègent, des sommes considérables dont elles disposent, on na pas été capable dacheter une uvre de Freud. Les gens qui siègent dans ces commissions sont donc soit des imbéciles, ce qui est en général le cas, soit des aveugles, ce qui est aussi en général le cas.
- Cest cela limmonde, dont traite votre second livre ?
De Immundo traite surtout de lexcrémentiel dans lart contemporain, un phénomène qui déborde tellement quon a limpression de vivre en permanence dans une espèce de cloaque, de patauger dans les égouts. Lhistoire de la merde en art remonte jusquà lâge des cavernes, où lon a sans doute utilisé des excréments en guise de pigments, et mène jusquà Duchamp et son urinoir, ou Picasso représentant une femme entrain de pisser. Cest une histoire totalement liée, bienheureusement, à lhistoire de lart. Mais élaborer des objets autour de cela, à propos de cela, cest tout autre chose que ce qui se fait actuellement, soit soumettre le spectateur à lobjet tel quel, sans aucune élaboration. Il sagit alors dun registre primaire primitif, que je naime pas tellement. Peut-être à cause de lodeur. Ce qui me frappe ce nest pas que « ça » existe mais que « ça » ce soit diffusé partout. Le fait que « ça » devienne un phénomène de masse, voilà ce qui fait question.
- La faute à Dada ?
Cet aspect-là nest pas absent du dadaïsme. Schwitters utilisait les rebuts, les déchets, ce nest pas très choquant. Mais il composait, il raffinait. Alors quà présent, on nest que dans la décomposition, de base. Cela ne mintéresse pas beaucoup.
- Vous dites combien l'informel, la régression et l'horrible sont « tendance » aujourdhui, mais sont en fait insignifiants, dans la mesure où loccident na plus rien à transgresser ni à transcender. Quelle est aujourdhui la mission de lartiste ?
Il na quà sarrêter et à faire autre chose. On a limpression quaujourdhui, se dire artiste, cest simplement acquérir une sorte dimpunité vis-à-vis des pouvoirs publics. Il y a là une espèce dabus de langage que je trouve extrêmement dommageable. Dabord au statut même de lartiste, mais aussi par rapport à quantité de choses. Alors arrêtons, arrêtons ! Moratoire ! Moratoire !
- Vous militez en faveur de la culture ; notre société est selon vous (entretien paru dans Le Figaro du 12 novembre dernier) une société « décervelée, écervelée, qui ne lit plus et ne veut rien savoir » ; que faire pour remédier à ce phénomène ?
Cest simple : il faut fermer la télévision et prendre des livres à la bibliothèque. Cest très difficile. Je suis moi-même un drogué de télévision. Si jai le choix, je regarde plutôt un spectacle complètement idiot à la télévision, en général en coupant le son, histoire de me renverser dans la sottise somptueuse des images. Cest un abrutissement.
- « On est aussi sûr de ce qu'est une bonne peinture, qu'un bon lecteur est capable de reconnaître au bout de trois pages d'un manuscrit si leur auteur sait ou non écrire. Les critères existent », dites-vous dans ce même entretien. Quels sont-ils ?
Ils ne sont jamais définis. Si on les connaissait, on les apprendrait à lécole. Ça nest pas comme ça que ça se passe. On sait si quelqu'un sait écrire ou pas en lisant ses premières pages, sil sait peindre ou pas en regardant deux ou trois de ses tableaux. Mais lexpliquer, cest très compliqué. Je ne sais pas. La première fois que jai vu un tableau de Freud, au début des années 70, jai eu un choc. Jai senti immédiatement que javais affaire à un peintre extraordinaire. Ce choc-là, je lai eu quelques fois. Une espèce dévidence simpose. Je me suis rarement trompé. Je ne dis pas cela par orgueil. Cest la même chose en musique, en direction dorchestre, si vous avez loreille musicale.
- Cette « espèce dévidence » implique donc une culture ?
Bien sûr ! Elle est fondée sur une culture. Extrêmement vaste et extrêmement approfondie ! Cest le seul moyen dopérer une distinction, dacquérir ces « critères », qui ne sont ni dicibles, ni transmissibles. Le travail quotidien de culture, voilà ce qui est nécessaire.
À lire, signé Jean Clair : De Immundo, Galilée éditions, 2005 ; Une leçon dabîme, neuf approches de Picasso, Gallimard, 2005 ; Essai sur la barbarie, Gallimard, 2002 ; et Mélancolie, génie et folie en Occident, le catalogue, publié par la Réunion des Musées Nationaux, de lexposition qui se déroule à Paris, au Grand Palais, jusquau 16 janvier 2006.
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A DADA SUR MON BIDET
impasse Marcel Duchamp
Par Gérard Barrière
Et si javais eu vingt ans à cette époque-là ?
Il est à remarquer que la plupart des questions commençant par « et si » sont souvent oiseuses, surtout lorsquelles sont rétrospectives et quelles ont leur auteur comme essentiel sujet. Lune des plus classiques, particulièrement pour les gens de ma génération, cest-à-dire ceux qui sont nés peu après la seconde guerre mondiale, est celle-ci, lorsque lon regarde, par exemple, un film sur lOccupation : « Et si javais eu vingt ans en cette sombre époque, quaurais-je été ? Collabo, milicien, résistant, ou plus classiquement et comme paraît-il une écrasante majorité des Français, tout simplement planqué, en me débrouillant pour survivre le moins mal possible en attendant que ça se passe ? » Jespère pouvoir écarter les deux premières hypothèses, je ne suis pas sûr dêtre suffisamment courageux pour me persuader que jaurais adopté la plus noble, il est donc vraisemblable que je me serais bêtement et statistiquement retrouvé dans la dernière. Mais quimporte, la question est stupide et de toute façon ce nest pas celle qui moccupe présentement.
Pour celle-ci, qui est pourtant à peu près de même forme, la réponse est en revanche beaucoup plus claire et certaine : présupposant comme à peu près identiques mes dispositions intellectuelles et morales, si javais eu vingt ans tout de suite après la Grande Guerre, et bien sûr si jy avais survécu, il mest absolument évident que jaurais été Dada. Totalement, irréductiblement, et le plus farouchement et radicalement possible. Je ne sais si ça aurait été pour vingt minutes ou vingt mois, mais il est sûr que jaurai cherché de toutes mes forces de dérision et de provocation possibles à provoquer la perte et le fracas de toutes ces pseudo valeurs poussiéreuses, bourgeoises et suicidaires qui avaient entraîné une bonne partie du monde dans cette boucherie énorme, inutile, justifiée uniquement par la boulimie financière de quelques ploutocrates essentiellement marchands de canon. Oui, jaurais, comme mes petits camarades, composé des « poèmes » particulièrement grotesques, en tirant des mots au hasard au fond dun grand chapeau. Jaurais fait de la peinture vaguement abstraite sur dimprobables serpillières. Jaurais couvert dinsultes et peut-être même dinsanités plus physiques et malodorantes tout ce quil restait dinsultable et Dieu sait si ça ne manquait pas. Bref, je me serais défoulé et amusé comme un petit fou, tout cela bien sûr sans jamais produire une seule uvre dart digne de ce nom, comme nous le montre actuellement la magnifique exposition du vide peut-être même plus exhaustive en matière de vacuité que celle du même nom quorganisa en son temps Yves Klein à la galerie Iris Clert.
Deux précisions cependant : primo, il ne me serait jamais une seconde venu à lidée de me rallier au mot dordre de certains aliénés criminels dincendier le Louvre ou tout autre musée ; secundo, comme je lai écrit un peu plus haut, jaurais été dada vingt minutes au moins mais pas plus, ou guère, de vingt mois.
Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures
Car tout finit par lasser, même la franche rigolade. Et puis, comme le dit la sagesse populaire : « les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures ». Dailleurs cette même sagesse populaire a depuis longtemps fait remarquer que quand on nest pas révolutionnaire a vingt ans, on nest pas complètement jeune, mais que quand on lest encore à soixante ans, on frise dangereusement la sénilité (pardon Arlette, mais enfin on taime bien quand même, surtout depuis que Souchon ta probablement immortalisée !).
Jaurais donc, si jeûs été artiste, tenté de passer à quelque chose de plus créatif. Cest dailleurs ce qua louablement, mais à mon avis un peu imparfaitement, essayé de faire Breton avec le Surréalisme. Trop dogmatique, trop « pape », lui-même finalement assez peu créateur, à deux ou trois uvres - magnifiques, certes- près. Et puis, surtout, il commit lerreur, (si je puis me permettre de critiquer un pape, moi misérable petit curé de campagne, et encore, de presse) dintégrer à son nouveau mouvement, plus digne dintérêt car plus explorateur, danciens membre de Dada, dont Tzara et nombre de ses autres fondateurs, ce qui continua longtemps et continue même encore à entretenir la confusion.
Car voilà tout le problème : cela fait un siècle que les trois quarts de la production artistique mondiale semblent restés bloqués sur le stade Dada-dérision-provocation-destruction-dégoûtation. Et là je crois quil ne faut pas hésiter à désigner le coupable, ce qui nest dailleurs pas difficile, jai nommé le génial et néanmoins détestable Marcel Duchamp. Génial, il la dabord, mais trop brièvement, été comme peintre (son Nu descendant lescalier me paraît quand même un chef-duvre) ; puis comme inventeur visionnaire (ses Rotoreliefs en font quand même le précurseur du cinétisme, mouvement non négligeable) ; puis comme philosophe de lart (ses Ready-made et son célèbre urinoir dans un musée ayant permis de soulever des questions capitales dans cette discipline) ; et enfin, semble-t-il, comme remarquable joueur déchecs, finissant ses vieux jours sur son désert de soixante quatre cases comme Rimbaud dans son Harrar.
Mais détestable aussi, car il mapparaît bien de plus en plus (et pas quà moi dailleurs, Jean Clair layant ainsi parfaitement démontré dans une remarquable communication quil fit le 14 juin 2000 à lAcadémie des Beaux Arts, intitulée De Marcel Duchamp à lart actuel, le temps du dégoût), que dans une sorte dorgueil invraisemblable et antiprométhéen, ce dangereux individu nait conçu le projet plus ou moins secret de réaliser ce quavait annoncé Hegel quelques dizaines dannées auparavant, à savoir ni plus ni moins que la réalisation de la mort de lart.
Réaliser la mort de lart
Car enfin, je ne citerai pas de nom, autant par charité chrétienne que pour ne pas souiller limmaculé écran de mon ordinateur, promenez vous dans nimporte quelle salle contemporaine de nimporte quel grand musée ou importante galerie de la planète et vous ny trouverez que des tas de charbon sur du parquet blanc ; des vaches mortes coupées en deux ; des merdes dartistes en boîtes (allez tant pis, je vais une fois de plus ressortir mon tube préféré, et puis je ne veux pas quon me le pique : « Des merdes, des merdes
oui mais des Manzonis » ! Pardon pour cette autocitation, mais comme je ne lavais surtout faite devant mes étudiants, là au moins, elle sera écrite et déposée. Des photos de cadavres en décompositions, de kitscheries pornographiques, etc., etc. Je pourrais remplir cette revue rien quavec cette énumération, mis ce serait vite fastidieux et déprimant, aussi bien pour vous que pour moi.
Impasse Marcel Duchamp
Pour conclure, juste deux petites choses : il y a donc un siècle que lon est coincé dans cette machine infernale. Alors, je ne sais si la ville de Paris possède une rue Marcel Duchamp, mais je suggérerais bien quon lui trouve une belle impasse. Connaissant de réputation lhumour de notre maire actuel, je ne désespère pas dêtre entendu. Envoyons lui donc une pétition.
A propos de pétition, jen soumettrais bien une autre, plus dangereuse celle ci, jen conviens. Il y a quelques années de sinistres barbus ont jugé vertueux de dynamiter les somptueux Bouddhas de Bamiyan, en Afghanistan. Si quelque talibans de lart dignes de ce nom pouvaient bien ce joindre à moi pour dynamiter le pot de fleurs de Jean-Pierre Raynaud, cette gigantesque insulte à la culture et au génie humain (installée devant le Centre Pompidou), quils mécrivent au journal et on verra ce quon peut faire.
Juste un dernier mot : ils étaient bien sympas, ces jeunes dadas, en leurs débuts, mais ils avaient oublié que Dostoïevski, peu avant leur naissance, navait pas écrit que cétait la dérision qui sauverait le monde, mais la Beauté. Pardon, je crois que je viens décrire un mot obscène !
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Exposition Dada : le grand bas- art
Par Françoise Monnin
Mille « uvres », cinquante « artistes » : lexposition du Centre Pompidou consacre la colère exprimée par une poignée dintellectuels pendant la première guerre mondiale. Mais si leur géniale audace a favorisé notre émancipation, les gadgets quils ont fabriqués, ont-ils leur place parmi les chefs - duvre de notre histoire de lart ?
« Dada était une bombe, qui semploierait à en recueillir les éclats, à les coller ensemble et à les montrer ? Que sauront-ils de plus ? On va leur montrer des objets, des collages. Par cela, nous exprimions notre dégoût, notre indignation, notre révolte. Eux ny verront quune phase, quune « étape » comme ils disent, de lHistoire de lArt », éructait déjà Max Ernst, lors de la précédente exposition consacrée à Dada par le musée national dart moderne parisien, en 1966. Peine perdue ! Son ancien complice, le théoricien Marcel Duchamp, constatait alors lui aussi combien lhistoire digère toute forme nouvelle émergeante, combien toute « avancée hasardeuse dans des territoires encore mal définis » (lhistorien dart Marc Lebot définit ainsi la notion davant-garde) est condamnée par le succès à lacadémisme. Renier le passé revient à lui appartenir, une fois le temps passé. Dire merde au monde fait entrer le mot merde dans le dictionnaire de ce même monde. Et, si celles qui ratent tombent dans loubli, toutes les révolutions réussies sont appelées à finir soigneusement référencées dans la chronologie de lhistoire des hommes. Il nexiste aucune alternative. Telle est la Culture. Il en va de Dada comme du reste. La sulfureuse attitude artistique des années 1910, en refusant tous les principes inhérents à la tradition des beaux-arts, a mis à leur place ceux des bas-arts, destinés à leur tour à un succès spectaculaire ; et par conséquent à une récupération.
Petits riens et grosses colères
Lactuelle exposition du Centre Pompidou est à ce titre formidable, énorme, anthologique. Dada nentendait produire que des petits « riens » et ces petits riens aujourdhui réunis remplissent tous le sixième étage du temple français de la modernité. Des centaines de mètres de vitrines aseptisées recouvrent là des brouillons, des courriers intimes, des cartes postales, des gadgets. Nul chef-duvre, très peu déléments charmants, à lexception de la collection de marionnettes imaginées par Sophie Taueber-Arp ! Rien que des croûtes et des plaisanteries, devenues au fil du temps des objets de culte. À ce titre, le plus fameux dentre eux, la Fontaine de Marcel Duchamp (un urinoir de fabrication industrielle, présenté par lartiste lors dune exposition américaine de sculptures en 1917), trône en héros. Il sagissait en 1917 den rire, à présent les visiteurs se prosternent avec déférence et dans un silence absolu, intégriste. Dommage
.
Lintérêt de lexposition consiste davantage dans les textes présentés, même sils nécessitent de nombreuses heures de lecture. « Élis tes ratures, tout est littérature», écrit à la plume le très jeune poète Philippe Soupault, sur une feuille de carnet à petits carreaux, en 1920. Cest joli. Dada au Centre Pompidou, moins quune exposition, est dabord une bibliothèque. Cest en effet dans le langage des mots que sest opéré, entre 1916 et 1920, une dilatation véritable des limites de la définition de luvre. À travers les centaines de courriers, de tracts, de fanzines, dannonces de spectacles et de bandes sons qui sont présentées, le visiteur conçoit combien, au sein dune Europe en pleine guerre mondiale, il était devenu impossible de peindre des Vénus et de sculpter des Apollon ; combien demeurer poète impliquait de passer les valeurs classiques à la moulinette. Quel dommage que cette exposition néglige le fait que tous les souvenirs ici présentés ne sont issus que de colères et de blagues ! Dada voulait faire hurler et rire, inciter à la révolte. Objectif manqué : à présent, il nest question que de conservation. Si la Joconde à moustaches, imaginée par Marcel Duchamp, « L.H.O.O.Q », ceux qui la vénèrent outre mesure ne sont que des pisse-froid.
« Dada soulève tout ! »
« Dada soulève tout » : la phrase de Soupault reproduite à lentrée de lexposition consacre la manière dont tout soufflé retombe, attraction terrestre oblige. Si tout ce qui est présenté au fil des salles appartient soit à la catégorie des coups de gueule, soit à celle des fous rires, les uns comme les autres, aujourdhui dénaturés par le commerce de lart, apparaissent désormais surtout comme de belles arnaques. Un urinoir au milieu du salon, histoire de choquer les voisins ? Daccord en 1917, et tant quil a été acquis à bon marché au bazar du coin. Acheté chez Sothebys en 2005 pour des centaines de milliers de dollars, il nest pas rigolo, il est obscène. Tout comme la page consacrée au groupe mécène de lexposition, PPR (Pinault-Printemps-La Redoute), dans le dossier de presse de lexposition : plutôt que dévoquer la liberté, la poésie, limagination, la subversion dadaïste, le texte reproduit là signale que « PPR a réalisé en 2004 un chiffre daffaires de 17,8 milliards deuros » !
Reproduits, copiés, imités, tous les objets volontairement moches (par goût de la provocation et par besoin de libération) utilisés par les dadaïstes ont généré des hordes de pâles décalcomanies vendues à prix dor, qui inondent à présent nos centres dart, et des flots de littérature indigente. « Le filon est désormais recouvert dune gangue scientifique, dont lépaisseur est dautant plus surprenante que les témoignages de lépoque sont rares et ambigus », souligne très justement lune des auteurs du catalogue de lactuelle exposition, Séverine Gossart. Lequel catalogue nen rajoute pas moins ses 1024 pages, comportant certaines erreurs (il y est dit par exemple que Marcel Duchamp est mort à New York), au corpus. Visiter lactuelle exposition permet de mesurer combien Dada se voulait aérien et combien lhistoire de lart sapplique à le plomber. Cest en cela quil importe de se rendre au Centre Pompidou.
Dada, jusquau 9 janvier 2006, musée national dart moderne, Centre Pompidou, Paris. À Washington du 19 février au 14 mai 2006 et au MOMA de New York du 18 juin au 11 septembre 2006
HYPERLINK "http://www.centrepompidou.fr" www.centrepompidou.fr
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Art contemporain : linéluctable schisme
Par Aude de Kerros
Ce que l'on appelle en France la crise de "l'art contemporain" a aujourd'hui quinze ans... Elle a abouti à une reformulation de son contenu théorique, dans l'espoir d'échapper à ses logiques totalitaires et désormais la doxa proclame "tout est possible, même la peinture".
Cela résout-il la crise?
Non, car deux notions sans rapport continuent de s'affronter: "l'art" et "l'art - contemporain", irréductibles l'une à l'autre.
Seule la reconnaissance du schisme pourra mettre un peu dordre dans le paysage, offrir aux artistes des options claires , et redonner au public sa fonction darbitrage.
On se souvient du début de « la crise de lArt contemporain ». Elle coïncide avec la chute du mur de Berlin à lautomne 89 et celle du marché de lart au début de 1991. Le premier événement ruine lutopie du progrès, fondement de lidée davant-garde en art, le deuxième, lié au crack boursier, met à mal le seul critère de valeur de lart dit « contemporain » : sa côte. Après leuphorie exceptionnelle du marché de lart des années quatre-vingts qui avait permis à tous les artistes de vivre quils soient ou non « contemporains », cest le désarroi et le doute. Les praticiens de « lA.C. », privés de marché, vont trouver refuge dans les Institutions pour survivre. Ils se proclament alors plus que jamais les tenants du seul art légitime alors que les artistes sans label « contemporain » vont être livrés à eux mêmes, la mévente leur donnera le temps de réfléchir.
Lorigine de la crise : Deux définitions du mot « art »
Ce débat est surtout français, circonscrit au milieu de lart, il a lieu en vase clos dans des publications confidentielles, la presse quotidienne nen parle presque pas et la télévision non plus. Le milieu de lart et le public avait mis du temps à concevoir quil existât, depuis les années Soixante, deux définitions du mot art, « lun moderne », dont le principe restait la primauté de la forme, abstraite ou non, et lautre « contemporain », fondé sur la primauté du concept, nommé ainsi après 1975 par le milieu prescripteur. Cette duplicité du mot « art » a ébranlé dans les profondeurs les artistes et leurs amateurs leur faisant perdre lexercice de leur autonomie dappréciation vis à vis des oeuvres. Dans un pays de longue civilisation, ce fut une blessure douloureuse encore aujourdhui à vif. Le caractère politique attribué en France aux avant-gardes avait pourtant masqué lexistence simultanée de ces deux définitions contraires pendant trente ans.
On a cru dans ce pays, presque jusquaux années Quatre vingt-dix, quil y avait un art réactionnaire et passéiste fait par des artistes « de droite », et un art avant-gardiste et créatif fait par des humanistes de gauche. Cette légitimité « politique » de lart sest simposée après la deuxième guerre mondiale en sajoutant à dautres légitimités déjà profondément enracinées : lart pour lart, ou lart expression du génie. Malgré les contradictions de ces diverses conceptions qui se sont stratifiées avec le temps, Jack Lang va les utiliser pour magnifier le candidat de la gauche, François Mitterrand à lallure si peu révolutionnaire, en lentourant dintellectuels et dartistes allant dans le sens de lHistoire .« Lart contemporain » et ses transgressions avaient pour mission, cétait son mythe et sa légitimité, de subvertir la société afin de hâter la Révolution, inscrite pompeusement dans le programme de lUnion de la Gauche au pouvoir. Lexpression « avant garde », devenue obsolète aux Etats Unis dès 1975, avait toujours cours en France en 1981. Ainsi une fois François Mitterrand élu, les « luttes » continuèrent à labri du Ministère de la Culture où la lumière remplaça les ténèbres. Cest ainsi que, paradoxalement, les artistes conceptuels consacrés depuis vingt ans en Amérique, devinrent les artistes officiels du Ministère et le symbole du progressisme et de la modernité de la gauche française. Jack Lang appliquant la formule magique, « tout est possible », ne renonça à rien : ni à lart qui se consacre à New York, ni à lart révolutionnaire, ni à la vision romantique de lartiste génial et au dessus des lois remontant à 1830. Les Français étaient décidément en décalage par rapport à lAmérique, déjà très « post-moderne», cest à dire ayant éliminé la dimension du politique et adopté un réalisme lucide.
Le changement du monde de ces années quatre-vingts dix ébranle le milieu de lart officiel en France Il est désormais difficile de vivre en vase clos, les écrits de théoriciens de lart américain, tels Arthur Danto, Georges Dickie etc. sont enfin traduits en français et diffusés. Le commun des artistes se met à lire et à comprendre, avec stupéfaction, que « lart contemporain » est davantage un art du libéralisme mercantile que de la Révolution.
Mais le positivisme pragmatique de la philosophie analytique américaine nétait pas le mode de pensée naturel des français. Quand Arthur Danto affirme : « Lart, cest ce que les institutions disent être de lart », en France on appelle cela de larbitraire et ça ne passe pas !
Quon le veuille ou non, on se fait une idée plus sublime de lart, on lui donne un pouvoir et une finalité supérieure
une légitimité. Car les « institutions », le « milieu de lart » ce nest pas, comme en Amérique, une oligarchie faite de représentants de grandes fortunes, qui achète et impose ses choix, par le biais de ses fondations. En France, cest lEtat et donc largent du contribuable
A ce stade, le fond du débat devient difficile à démêler: Comment lart de lEtat peut-il être en même temps un art révolutionnaire, tout en étant identique à celui consacré in fine à New York dans le sanctuaire du système capitaliste et libéral ?
Autre paradoxe, ceux qui critiquent lArt contemporain en ce début des années 90 sont pour la plupart des personnes qui se classent à gauche et ceux, très rares, qui ont une étiquette de droite, sont modérés. Dans cette querelle lextrême droite est absente sauf dans les phantasmes !
Nous sommes donc dans un phénomène deffondrement dune forme de légitimité et le vide est péniblement ressenti. Or il ne peut y avoir « dart contemporain » sans une forme ou une autre de légitimité. En effet pour lart, au sens traditionnel du terme, le problème de la légitimité ne se pose pas. Le but de lartiste qui travaille à une uvre cest daccomplir la forme porteuse de sens. La finalité de luvre est la perfection de luvre. Dautres finalités peuvent sajouter, elles existent, dans un second temps. Par contre « lart contemporain » fondé sur le nominalisme, qui croit en la destruction comme source de la création, a besoin dune légitimité morale ou politique si elle ne veut pas sombrer dans larbitraire, ou le vandalisme. Trouver une nouvelle légitimité est donc crucial pour sa survie . Si en Amérique le problème ne se pose pas, cest que ce type dart leur est utile pour faire de New York la capitale de lart du monde et parce quil est adapté aux besoins de la communication et des échanges mercantiles.
Théoriciens, critiques et sociologues
En France, la crise suscite trois types dattitudes : celles des « critiques », celles des « théoriciens », celle des « sociologues ». La différence entre les uns et les autres met du temps à apparaître car les personnalités engagées dans la querelle font partie des mêmes cercles administratifs ou universitaires, ils partagent les mêmes orientations politiques souvent à gauche et parfois à droite, toujours sans extrémisme. On observe cependant que les artistes ne participent pas de façon visible à la querelle
Les « critiques » *(1) font létat des lieux., beaucoup sont membres de la fonction publique et connaissant la réalité de lintérieur; ils salarment de lexistence dune bureaucratie de lart. Cest le cas notamment de Marc Fumaroli, de Michel Schneider, de Benoît Duteurtre. Lexpérience américaine de Jean-Louis Harouel lui permet de décrypter le phénomène de la contre-culture. Jean Clair travaille à la clarification de lhistoire de lart du XXème siècle et démontre que lart continue à lombre du non-art. Jean-Philippe Domecq souligne larbitraire, labsence de critères, mais aussi lobligation stérile du nouveau qui étouffe « lArt contemporain ».
Les « théoriciens » *(2) Rainer Rochlitz, Jean Marie Schaeffer, Yves Michaud etc., ont des propos critiques qui ressemblent en partie à ceux évoquées plus haut: trop dinterventions de lEtat et un manque de critères dappréciation, mais à leur différence, ils désirent faire évoluer la théorie de lart contemporain. Ils ont lu les écrits doctrinaux américains, connaissent bien les philosophes de la « french theory », Foucauld, Lyotard, Derrida, Deleuze, consacrés par les universités américaines. Ils tentent de forcer les impasses de la modernité, de lobligation du nouveau, des totalitarismes. Tous cependant considèrent la disparition de la finalité révolutionnaire de lArt comme une grande libération. Ils dessinent les traits dune nouvelle forme de pensée débarrassée de toute contrainte, où la subjectivité est souveraine, où la réalité ne sera plus une limite à la pensée et à la création. Mais ce « tout est possible » peut devenir « nimporte quoi » et lesprit français ne sy résout pas
Le problème des critères pour décider ce qui est « art contemporain » ou pas, finançable ou non par les Institutions, taraude nos théoriciens-fonctionnaires. Tout leur effort sera tendu vers la création de nouveaux paradigmes esthétiques, en revisitant ce mot banni jusque là par « lA.C . », lui attribuant des critères pluralistes, subjectifs et relatifs. Ils essaient aussi, paradoxalement, dintroduire une part dobjectivité dans une démarche nominaliste, ce qui relève de la quadrature du cercle. Yves Michaud rêve de « mettre le relativisme sous contrainte de rigueur ». Chaque artiste énoncera désormais ses propres lois ! Même la peinture sera admise, sous condition que lon ne la fasse pas en cherchant beauté et harmonie par le moyen dun savoir et dun métier. Plus exactement, beauté et harmonie ne seront plus des formes accomplies, mais des concepts que chacun pourra définir à son gré. Rainer Rochlitz, quand à lui, énonce de nouveaux critères pour distinguer le bon art contemporain du mauvais, sans passer par lesthétique traditionnelle : les maîtres mots sont cohérence, pertinence, originalité.
Les « sociologues » *(3) vont également jouer un rôle important dans le débat en révélant les métamorphoses du milieu de lart et sa profonde crise didentité. Ils vont tendre un miroir qui obligera au constat dune réalité jusque là cachée par lidéologie. Bourdieu dans les années Soixante-dix avait étudié les pratiques de lart, en ce début des années Quatre vingt-dix, Raymonde Moulin et Nathalie Heinich sattellent à décrire le « milieu de lart » : artistes, collectionneurs, public, marchands.
Le débat sort de lombre : mai 1996 - mai 1997
Cest dans ce climat que va se produire un accident qui mettra le feu aux poudres. Le 10 Mai 1996 Jean Beaudrillard livrera dans le quotidien « Libération » ses réflexions de sociologue sur lart contemporain. Il se produisit alors un malentendu sur le sens du texte qui fut perçu comme une critique radicale de lart contemporain. Il avait osé dire tout haut dans un quotidien à grand tirage, ce qui se pensait tout bas. La polémique cachée apparut au grand jour.
Pendant un an, revues, hébdomadaires, quotidiens, radios, télévisions permirent un grand déballage sur le sujet défendu. Evincé jusque là de la critique de lart contemporain, le public se montra très intéressé. Le courrier des lecteurs assailli de lettres, éveilla quelques inquiétudes. En donnant au public un pouvoir darbitrage, on mettait en danger les Institutions. Larrière plan politique du moment, les victoires de Le Pen aux municipales, ses déclarations, son désir dutiliser les subventions culturelles autrement, firent re-basculer le débat dans le politique. Pour reprendre les choses en main le Ministère de la Culture, le Journal le Monde et France Culture organisent un Colloque à Lécole des Beaux-Arts en mai 1997. Le but était une discussion sur la définition, les critères de lart contemporain, mais cest une querelle politique qui eut lieu. Lévénement, tourna au procès de Moscou, Philippe Domecq et Jean Clair furent jugés coupables davoir mis lart contemporain en danger. Le public dans la salle ne suivit pas les orateurs du podium qui fut déconsidéré. Les médias ne commentèrent pas cet événement quelque peu honteux et leur silence mit un point final au débat public. Ce silence dure encore.
Le nouvel « Art-contemporain » : 1997- 2006
Dès le lendemain, la querelle de lart contemporain reprit son cours souterrain dans les revues savantes et les éditions confidentielles.
Les « critiques » comme Jean Clair travaillent à démêler les fils de lhistoire de lart au cours du XX ème siècle, tâche difficile, tant celle-ci est mêlée aux totalitarismes de lépoque. Chaque démystification, soulève des indignations de la part des inconditionnels de lart contemporain et lauteur subit régulièrement linjure de « révisionniste » ! Elle sajoute à celle de « nostalgique », terme dont on qualifie désormais tout ceux qui nacceptent pas la suprématie de « lart contemporain » sur lart, qualifié « danachronique », elle sapplique à ceux qui dépassés par lhistoire, dénient la réalité du monde actuel. Jean Clair est le seul critique radical visible dans les médias, protégé quil est par le succès de ses expositions auprès du public.
Fait nouveau, une autre critique se développe intensément dans lombre. Pierre Souchaud rassemble tout ce travail danalyse dans la revue « Artension » qui réapparaît en 2001 après 9 ans dinterruption. Il a lambition de montrer tout ce qui existe dans le domaine de la critique sans chercher à faire lunanimité des points de vue. Il sollicite les sociologues comme Mathieu Béra, Nathalie Heinich, Françoise Liot, Marc Jimenez, des historiens comme Lise Cormery, Hans Cova, des critiques comme François Derivery, Christian Noorbergen, Amélie Pékin. Les artistes, fait nouveau, prennent la plume : Rémy Aron, Raymond Perrot, Pascal Vinardel, Francis Parent. Les galeristes sont aussi conviés : Patrick Barrere et Capazza. Une analyse de contenu de ce corpus darticles révèle enfin une réalité complexe et vivante et un complet renouvellement du regard sur lart, phénomène ignoré des grands médias et du grand public.
Par contre les « théoriciens » *(4) de « LA.C. », très visibles médiatiquement essayent, dintégrer dans leur discours les critiques de leurs adversaires et en particulier celles de J.P. Domecq : labsence de critères, lindifférence du public, lobligation du nouveau
Il faut sauver l « Art contemporain » !
Nicolas Bourriaud sest beaucoup attelé à la tâche. Il ne croit plus à la notion de progrès et constate « quaucun artiste ne revendique plus aujourdhui la notion de nouveau », « être moderne pour moi, cest valoriser le présent par rapport à un passé mythifié »
Yves Michaud et lui vont élaborer nombre didées en ce début des années 2000
Ils sont attachés à la post-modernité. Michaud écrit : « Le concept dun art sans définition est devenu le point central de sa définition ». Plus de dogme donc, et si personne nest obligé au nouveau, tout le monde a le devoir de changer sans cesse : « Au gré des emprunts, recyclages, métissages et pirateries, lhomme ne cesse de produire de linvention » Le rêve de Michaud et d épurer la modernité de toute utopie, il entend se passer des idéaux positifs, remplaçant la finalité par le mouvement perpétuel de choses qui vont. Il faut accepter le moment historique comme un fait fatal.
. En art, fini le conceptualisme étroit, le refus des folklores, du kitsch, de la peinture. Toutes les « esthétiques » sont permises, cest à dire les « concepts » du laid, du beau, de lhorrible ou du banal. Une seule chose est interdite : le jugement selon des critères de valeur universels. Michaud désigne lennemi : « Lidée dune grande esthétique pour un grand art est la machine fictive et terroriste destinée à nier cette réalité plurielle des comportements artistiques et esthétiques. Elle est corrélative des entreprises pour nier la diversité des groupes au sein de lespace social » Bourriaud fait écho : « Il faut mixer le haut et le bas »
Pour répondre à laccusation dêtre un art sans public, lun et lautre vont développer lidée d«interactivité ». Nicolas Bourriaud dans « lEsthétique relationnelle » et Yves Michaux dans son dernier livre « Critères esthétiques et jugement de goût », appellent de tous leurs vux « un jugement collectif » de lart du présent par un public actif et participatif. LA.C. ne sera sauvé quen impliquant le public dans son jeu, en lui donnant des satisfactions narcissiques selon la théorie psychanalytique de Daniel Sibony qui renforce efficacement le discours de nos deux théoriciens.
Pour sortir de limpasse
Au bout de quinze ans de réflexion l« Art contemporain » à la française a trouvé un nouveau contenu: « tout se vaut, tout est possible, même la peinture ! ». La proposition est pertinente pour « lart contemporain » mais vide de sens pour « lart ». Le débat est dans une impasse.
La solution serait daccepter léclatement sémantique et de considérer quil y a deux définitions irréductibles lune à lautre. Il y aura des écoles, des marchés, des galeries différentes, pour chaque catégorie. Lincontournable ministère de la Culture créera des départements supplémentaires pour que les deux activités soient représentées. Les médias prévoiront deux rubriques. Les artistes, les critiques, les amateurs choisiront en pleine connaissance de cause ce qui leur correspond le mieux. Le principe de la non-confusion à lavantage de libérer tout le monde: artistes, amateurs et critiques. Lartiste choisit librement sa catégorie et la façon dont il veut être regardé et jugé. Lamateur et le critique savent aussi comment ils doivent regarder luvre, la comprendre et lévaluer sans avoir à se confier à des experts. Chacun retrouve son libre arbitre, ce qui dans le domaine de la création et de la fréquentation des uvres dart est essentiel.
Il ny aura plus de « ressentiment », de frustration ou dincompréhension. Chaque typed activité aura sa nécessité propre.
*(1)critiques* Fumaroli « LEtat Culturel » Gallimard * Michel Shcneider : « La comédie de la culture »Seuil,1991 Benoit Duteurtre « Réquiem pour une avant Garde « Robert Laffon 1995* J.F. Domecq : « Esprit »,1988, 1991, 1992, 1994, 1995* Jean Louis. Harouel Culture et contre culture PUF *Jean Clair « Considération sur létat des Beaux Arts » 1983
*(2)ThéoriciensYves Michaud « La crise de lart contemporain » PUF 1997* Jean Marie Schaeffer « Les célibataires de lart pour une esthétique sans mythes » Gallimard 1996 * Gérard Genette « Luvre de lart » tome I et Tome II, 1994, 1997 * Rainer Rochlitz « Subversion et Subvention » Gallimard 1994
*(3)Sociologues* Raymonde Moulin « Lartiste, linstitution le marché » Flamarion 1992 Nathalie Heihich
*(4)La nouvelle théorie : * Yves Michaud : « La crise de lart contemporain » p.268 PUF 1997, Critères esthétiques et jugement du goût » Ed Jacqueline Chambon 1999-, « Lart à létat gazeux , essai sur le triomphe de lesthétique » Stock 2004
Daniel Sibony : « La création Essai sur lart contemporain » - Seuil 2005 *. Nicolas Bourriaud « Lesthétique relationnelle » « Post production »(2004). » Presses du Réel 2003
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Néolibéralisme, contre-culture et art contemporain :
une logique de prédation
Par François DERIVERY
Naissance dune contre-culture
Christopher Lasch a opposé culture populaire et culture de masse. Dun côté un ensemble de savoirs, de traditions et de valeurs de civilisation construites au long de lhistoire valeurs découte et de respect de lAutre, exigence de démocratie
; de lautre une culture commerciale dambition planétaire, reposant sur la production dobjets calibrés et idéologiquement conformes relayée par des médias aux ordres.
A partir de 1945, lessor du néolibéralisme, né de linternationalisation du capitalisme nord-américain dopé par la guerre, soumet de gré ou de force un nombre croissant dactivités humaines à la loi du marché. Les rapports sociaux et les valeurs qui les régissaient en sont profondément affectés.
Dans la mesure où le lien social est désormais défini par le marché la loi de léchange marchand les valeurs quil perpétuait dans sa forme traditionnelle apparaissent caduques et deviennent même des obstacles au « libre » développement de la société de marché.
En évacuant toute référence aux sociétés non marchandes, une nouvelle « modernité » entreprend de vider de leur contenu les formes culturelles et jusquaux concepts structurant le sens collectif, tels ceux de démocratie, de droit, de culture et bien entendu dart. Lenjeu est, en les reformatant à laune du marché, den faire des instruments du libéralisme et de transformer le citoyen en producteur-consommateur, consentant et soumis.
La notion de « culture de masse » ne correspond donc pas seulement à ce que la Gauche appelle la « marchandisation » de la culture, cest-à-dire au fait que la culture soit une activité économique et industrielle comme une autre. Cette notion désigne une production originale fondée sur un projet idéologique nouveau. La culture de masse se constitue, dans ses formes et ses contenus, en rupture et non pas dans la continuité avec la culture comprise au sens patrimonial du terme.
Cette nouvelle culture de la société de marché remplit un double rôle dédulcorant social et dalibi de la domination économique et politique. Les « succès » quelle remporte sont ainsi paradoxalement à mettre au crédit du néolibéralisme lui-même, les ravages de la mondialisation capitaliste créant des besoins de compensation symbolique sans cesse renouvelés. Lindustrie culturelle gagne donc sur tous les tableaux, à mesure que saccroît la pression du système sur les individus.
La notion de postmodernité rend compte de cette rupture économique, culturelle et idéologique qua constitué lavènement du néolibéralisme et dun nouveau modèle de société. La rupture dans les faits ne pouvait néanmoins être immédiate et radicale. Le néolibéralisme sest imposé plus rapidement dans la sphère économique que dans la sphère culturelle. Il a fallu quelques décennies pour que se dégage la traduction en termes culturels de loption néolibérale, et inégalement selon les secteurs. Lart dit « contemporain » se situe à la pointe de cette évolution, dans un champ propice aux radicalisations tant en raison de son caractère confidentiel mais hautement symbolique que de la demande économique et distinctive à laquelle il doit répondre.
Un art de marché
A la fin de la 2e guerre Mondiale la CIA introduit en Europe, avec le plan Marshall, un art nord-américain armé dune féroce volonté de conquête. Lhégémonie économique ne va pas sans domination culturelle. Les Etats-Unis viennent de faire le ménage chez eux, mettant un terme aux expériences dart « engagé ». Leur nouvelle politique culturelle entend imposer un art « neutre » complice et acteur de leur projet impérialiste. Lart contemporain de marché se développe à partir de ce premier modèle dart trans-national, alors que le marché de lart, qui se structure au niveau mondial, se cherche une référence esthétique.
La fonction de cet art sans frontière découle des circonstances mêmes de son avènement : outre son rôle économique dobjet de placement et dinvestissement, il est mandaté pour diffuser les « valeurs » du néolibéralisme. Le fait dassocier art contemporain et culture de masse peut sembler paradoxal, compte tenu, entre autres, de lélitisme et de larrogance affichés par cet art. Mais lélitisme daujourdhui nest pas celui dhier, qui se référait au savoir ou à la compétence pratique : cest un élitisme de position sociale, un élitisme de parvenus. Il est dautant plus extraverti quil est fermé à lAutre aussi bien quà lui-même. Cest celui de la « télé réalité », de ses modèles en trompe-lil et de la presse « people » laquelle na rien de « populaire » bien quelle vise le peuple. Cest un produit de marché. De façon générale la contre-culture nest dailleurs pas destinée à lusage des seules « masses », elle a une réelle vocation universelle. Les nouvelles élites seront obligatoirement incultes
Censure du sens et formalisme
La maîtrise des procès de sens et la censure des dissidences est une nécessité pour le néolibéralisme, sil veut perdurer. La censure de lhistoire au nom de la « modernité » permet dévacuer les stratégies potentiellement déstabilisantes. Une nouvelle idéologie de lart entend justifier le statut dexception dont bénéficie celui-ci ou du moins lart contemporain dêtre sans passé et sans devenir de même que sans contenu. Cest au nom de cette idéologie que les pratiques artistiques signifiantes sont elles-mêmes dénoncées comme « idéologiques » autrement dit « malhonnêtes » non artistiques et sans éthique cependant que toutes critiques qui sen prennent à la doxa officielle sont présentées comme la manifestation dune « haine de lart ».
Le néolibéralisme est lorigine et la raison dêtre de lart contemporain. Pourtant la critique du concept ou du modèle nimplique pas la mise en cause des uvres elles-mêmes ni de toutes celles que le marché inclut dans sa définition, toujours pragmatique, de « lart contemporain ». Si le marché de linnovation artistique dont cest la fonction idéologique, économique et distinctive propose dans les foires internationales des clones toujours plus radicaux du modèle, toutes les productions artistiques nen sont pas moins, à des degrés divers, des objets hybrides.
Contrairement à ce quaffirme la doxa, la pensée critique et le travail du sens ne sont pas des activités idéologiques. Mais elles acquièrent un sens politique dès quelles mettent en question la représentation officielle, la forme imposée et aliénante du rapport au réel et à lAutre. Louverture, la réelle prise de risque sont indispensables à lémergence de significations et de formes nouvelles.
Le formalisme contemporain naît de la peur du sens. Cette peur a conduit à labandon de la pratique artistique en tant que mode de production de lart. La pratique peut se définir comme le travail conjoint, dans la durée, du fond et de la forme. Cest un procès celui précisément de lart. En cela elle ne peut pas produire des « objets » mais seulement des « uvres ». La postmodernité artistique rejette luvre, qui renvoie à une pratique et à une histoire et qui est ouverte, mais sélectionne et sacralise lobjet « fini », dont elle attribue la paternité à la fulgurance dun « geste » créateur. Cest lavènement du « concept » au sens publicitaire du terme et du produit artistique formaté aux normes de la contre-culture.
Lart moderne de la première moitié du 20e siècle a privilégié la pratique. Dans le prolongement dune contestation de lofficialité artistique amorcée au 19e siècle, il a choisi louverture sur la société et les risques de la signifiance plutôt que les certitudes de « lart ». Sa volonté de sortir du ghetto dun art convenu, quon a appelé son « engagement », est lexplication de son exceptionnelle créativité. Mais cette approche et cette pratique de lart étaient inconciliables avec le projet dun art de marché idéologiquement conforme. Si bien que le néolibéralisme artistique a dû désavouer lart moderne dans son principe créateur même et, en le vidant de son projet propre, le réduire à la prétendue « aventure des formes ».
Rabattus sur le plan de la fin de lhistoire tous les objets se valent. Dès lors, en dépit de la rupture idéologique de laprès-guerre, la postmodernité artistique, dont le projet se structure à partir des années 1960, va se nourrir de lart moderne et de ses inventions formelles. Le nouvel « art », na pas et ne peut pas avoir en effet didentité artistique propre. Il ny a pas dinvention de forme sans procès de sens, cest-à-dire sans nouvelle approche de la réalité. Or lart contemporain est fondé sur un déni. Ses démarches appropriatives témoignent de son impuissance à nouer avec lAutre un quelconque rapport découte et de réciprocité.
Le ready made
Lart sest de tout temps nourri de la réalité. Mais la légitimité de cette démarche réside dans louverture à lAutre et dans linvestissement de lartiste et de lart dans la réalité. Lart médiatise la réalité. A travers la volonté (pulsion) douverture et découte il en produit une représentation que lAutre est appelé à prolonger. Il ne donne aucun droit. La prédation commence quand la saisie de la réalité nest pas justifiée par lécoute et se réduit à une simple « appropriation ».
Le résultat du geste dappropriation est un objet, fragment de réalité qui, transporté dans un lieu approprié fourni par le marché ou linstitution devient un « objet dart ». Certes ce qui est « artistique » cest moins lobjet que le « geste », cest lopération dappropriation ou de médiation. Si ce nest que la médiation ou encore ce quon appelait la « pratique », est récusée par lart contemporain. Lappropriation est le degré zéro de la médiation et le « geste » dappropriation est le degré zéro de la pratique.
Lobjet dart contemporain est donc le produit et en même temps le témoin matériel dun geste fondateur immatériel dont la valeur artistique, en labsence de projet signifiant, est fixée par le marché. Ce geste « créateur », dans lart contemporain, se réclame cependant à tort du prétendu « geste inaugural » de Marcel Duchamp. Le propos de celui-ci qui à la différence du producteur contemporain avait donc un propos était de dénoncer, avec ses ready made, le pouvoir de légitimation exorbitant du musée et de linstitution qui décident lart. En travaillant de lintérieur de linstitution et comment pourrait-il faire autrement puisquil nexiste que par elle ? lartiste contemporain se situe dentrée à lopposé de Duchamp.
Parler de « geste » à propos des premiers ready made est juste car Duchamp ne cherchait pas à fabriquer des « objets dart ». Mais le geste de Duchamp, au contraire du geste du producteur contemporain dobjets labellisés, était un geste critique, donc pleinement artistique. Lart contemporain nest pas né de lart moderne. Et limage de« Duchamp » est le produit de lart contemporain, pas linverse.
Du point de vue de Duchamp lobjet même, lurinoir, est anecdotique, de lordre du fait divers. Ce qui comptait cétait sa portée critique et historique. Mais la négation de lhistoire aujourdhui, annule cette signification critique. Lappropriation du ready made en modèle formel par lofficialité contemporaine achève de convertir sa fonction anti-idéologique en instrument de lidéologie quil dénonçait.
Le sens du geste de Duchamp une fois évacué, il reste lobjet à valeur ajoutée qui en est la trace, et sa fonction de modèle dun mode précisément de production dobjets qui ont cette particularité dêtre à la fois et indissolublement des objets dart et des objets de marché. Linstitution culturelle, alliée au marché, a eu un rôle déterminant dans le choix de ce modèle.
Après que Pierre Pinoncelli ait fendu à coup de marteau une « Fountain » de Duchamp en janvier 2006 à Beaubourg, une conservatrice du MNAM déclarait : « Faut-il insister sur la profonde dénaturation de « Fountain » une fois restaurée. Son statut de ready made, par essence neuf et intact
sa fonction ici absolue dobjet tout trouvé
donc dobjet dart tout fait, disparaît par force. ». « Profonde », « essence », « fonction absolue »
le discours est fétichiste, mais à quel niveau se situe lagression ? Pinoncelli na porté aucune atteinte au fameux « geste inaugural » de Duchamp, mais seulement à un objet-marchandise à forte valeur ajoutée : en loccurrence la copie dune copie.
Lart cest la vie, leffet de réel
Lart contemporain de marché noffre pas de médiation du réel, il se lapproprie, comme le fait le capitalisme. La mort du symbolique justifie la prédation et inversement. Quant au travail, qui renvoie à une histoire, rien ne doit lévoquer dans lobjet « fini » cest-à-dire finalisé en produit de marché. Ainsi ce nest pas la réalité qui fait lart mais lart, lillusion, qui fait (en la travestissant) la réalité. Le mot dordre « lart cest la vie », est à prendre à la lettre. La « réalité » est le dernier souci de lart (contemporain). Limportance particulière quil accorde à « Fountain » provient sans doute du fait que ce ready made représente cette réalité objet de toutes les exploitations et de toutes les dénégations par un urinoir.
Lidéologie du ready-made permet dapproprier le réel sous forme « dart » tout en évacuant le moment médiateur et le risque de la signifiance. Comme il fallait pourtant justifier le fait que lartiste a été expatrié de sa responsabilité dans le procès social du sens, une idéologie, qui est en même temps une esthétique, a été inventée, celle du constat. Il se trouve que, déplacée dans le champ de lart, la réalité appropriée ou encore « investie » produit, et pour cause, un effet de réalité que lartiste peut récupérer à son profit. Son intervention mais nest-ce pas un retour par la porte de service de la médiation et de la « pratique » néanmoins illicites ? va dès lors consister dans la mise en scène de cet effet de réalité pour le plus grand profit de lart-spectacle.
La violence et la prise de risque dans lart contemporain relèvent du spectacle. Celle de la réalité sociale et collective avec ses enjeux, est dune autre nature. Cette violence-là, bien réelle, est évacuée à travers lesthétique récupératrice du constat, qui sauto-proclame volontiers « engagée ». Mais le problème de lart il ny en a pas dautre est celui de sa relation au réel. Ici cette relation nexiste pas, elle est simulée et en même temps récusée et niée. La thèse qui justifie la violence comme expression dune « sensibilité » nest donc quun appel de plus à la passivité ou à la crédulité du spectateur.
Faut-il préciser que la recherche de leffet de réel na rien à voir avec le « réalisme », lequel est une pensée de la réalité. La recette du « constat » démarque la réalité tout en refusant de linterpréter. Mais ce refus est en forme daveu puisque la « réalité » ainsi reproduite ne peut être quune réalité de convention. Lhyperréalisme est lexpression artistique privilégiée du consensus idéologique. Le « constat » est installé dans cette logique consensuelle du refus de (penser) la réalité. Ses poses subversives, quel que soit leur impact spectaculaire ou violent cautionnent lordre en place.
Nétant pas engagée dans une volonté de transformation de la réalité, la production formaliste ne peut se « renouveler » que par la surenchère. A la fois pour continuer à remplir son rôle dexutoire et pour satisfaire la demande du marché en produits à valeur distinctive et monétaire toujours plus grande. La recherche de visibilité justifie donc une violence qui est devenue le critère de la « créativité » et par conséquent de la valeur artistique.
Revenir à la pratique et redonner du sens.
La logique capitaliste est implacable, elle justifie lexpropriation culturelle et la politique de la terre brûlée dans lart comme dans les autres domaines. Si lart contemporain donne parfois le change cest par ce quil contient encore de non conforme à lidéal marchand. De la même façon, cest ce quil reste de lien social réel derrière la relation marchande qui permet à la prétendue « démocratie » néolibérale de faire encore parfois illusion. La société de marché et son « art » se nourrissent de lAutre, mais ne lui rendent rien.
Lhistoire a tenté de construire des valeurs de société, des valeurs collectives, mais le passé contenait aussi en germe les modèles réducteurs daujourdhui. Il faut lire lart moderne comme une tentative dinverser, en ouvrant lart sur le collectif, la logique individualiste par où passait sa neutralisation et sa soumission au pouvoir politique.
La réponse à cet « art » qui sest attribué lexclusivité de la contemporanéité ne se trouve donc pas dans la réactivation dun subjectivisme nostalgique obsolète ni dans une nouvelle problématique formaliste. Les questions qui se posent en priorité ne sont pas esthétiques mais citoyennes. Il va nous falloir déconstruire les notions dart et dartiste et réexaminer leur pertinence à partir des réalités sociales et collectives. Il va nous falloir réhabiliter la pensée critique, revenir à la pratique et redonner du sens.
1- Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire, éd. Climats, 2001.
2- Importée des Etats-Unis où, dans un sens différent, elle a un temps prévalu en architecture.
3- Il y a une forte résistance aujourdhui encore contre labsorption de la culture par lultra-libéralisme, comme le prouve la convention adoptée le 20.10.2005 par lensemble des membres de lUNESCO sauf les Etats-Unis et Israël.
4- Selon les directives énoncées par Clement Greenberg, théoricien de lAction painting : non-figurantion, apolitisme, individualisme, violence
toujours dactualité.
5- A. de la Baumelle. Cité par Yak Rivais, Artension n°28, mars-avril 2006.
6- Pour sinterdire toute interprétation le peintre hyperréaliste préfère ne pas reproduire ce quil voit lui- même de la « réalité » mais la version déjà médiatisée quen fournit une photo.
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Entretien avec Claude Mollard
Lartiste et le système
Lartiste et le système, cétait le titre dun livre écrit par Claude Mollard il y a 23 ans, quand il était le Délégué aux Arts Plastiques, à la tête donc de cette structure quil avait lui- même créée à la demande de Jack Lang, pour une nouvelle politique en faveur des arts plastiques.
Le père-géniteur de lappareil institutionnel toujours en place aujourdhui, avait déjà posé léquation fondamentale que lappareil avait à résoudre...
Lavait-il bien posée ? Ou bien a-t-elle été modifiée, dès quil fut éjecté de la structure quil avait mis en place?
Quen pense-t-il aujourdhui, avec le recul et cette nouvelle implication que lui donne sa situation actuelle dartiste photographe plasticien ?
Claude Mollard , qui a contribué à la construction du Centre Pompidou, à la création des Fonds Régionaux dArt Plastiques (FRAC), du Centre National des Arts Plastiques (CNAP), du Centre National de la Photographie et à la réalisation dune centaine de projets culturels en France et dans le monde, est aujourdhui persona non grata en France, alors quil est constamment sollicité pour faire des conférences à létranger ou exposer ses propres uvres.
Sa situation est donc une sorte de cas décole, paradoxal, particulièrement intéressant et qui mérite bien ce long entretien. P.S.
Artension : on dit qu aujourdhui en France, les systèmes de reconnaissance et de diffusion de la création artistique sont inadaptés à celle-ci, quils semble bloqués. Le pensez-vous aussi?
Claude Mollard : La société française elle-même est bloquée. Cest un vieux débat. Jacques Chaban-Delmas, quand il était Premier Ministre en 1970 avait déjà parlé de la société bloquée, idée partagée par des sociologues comme Crozier par exemple qui avait travaillé sur ce thème là. Nous avons eu des présidences qui ont duré 14 ans avec Mitterrand, 10 ans avec Chirac, soit 24 ans en tout. Nous avons en outre un système très centralisé, en dépit de quelques évolutions. Tout cela fait que nous sommes dans une situation très différente de celle des autres pays où les renouvellements se font tous les cinq ans ou tous les six ans et quen effet , nous sommes dans un système beaucoup plus ankylosé quailleurs.
Il y a eu, certes, de la décentralisation, mais, dans le domaine de lArt ou de la politique culturelle qui nous intéresse ici, nous restons en face de mêmes personnes qui sont en fonction dans les mêmes structures de décision depuis des décennies.
En ce qui me concerne, je nai été véritablement en pouvoir de décider que pendant cinq ans de 1981 à 1986 avant davoir un statut privé. Sur mes 35 ou 40 ans de vie active, je nai donc passé que peu de temps dans les institutions. Et je pense que cest bien comme cela. Jaurais pu comme dautres - je ne veux pas citer de noms, mais il suffit de regarder la géopolitique artistique française - passer dune institution à lautre. Certains viennent du Centre Pompidou, se retrouvent à la délégation aux Arts Plastiques, vont à lEcole des Beaux-Arts, reviennent au Centre Pompidou et font leur cursus dans le même domaine, en passant dun secteur à lautre. Ces mêmes personnes impriment la même politique, et il y là quelque chose de non satisfaisant.
Pierre Souchaud : Le politique na-t-il pas les moyens ou le temps de changer le cours des mécanismes qui ont été mis en place ?
C.M. :Si, il la fait en 1981, et à ce moment là, il y a eu un grand changement du cours. Mais après, les choses nont guère évolué
P.S. : En effet, quand vous êtes arrivé en 1982 à la tête de la DAP, vous avez mis en place des structures nouvelles , mais on a constaté quensuite ces structures ont de plus en plus agi sur elles-mêmes et pour elles-mêmes, en toute autonomie... et vous en avez même été éjecté, ce qui ne manque pas de piquant ...
C.M. : En effet, je nai jamais été sollicité par aucun FRAC, par aucune commission, par aucune délégation, ni de participer à la moindre commission, au moindre comité de réflexion. Dailleurs, je naurais peut-être pas accepté si on me lavait proposé, mais cest un fait.
Ce qui veut dire quil y a, dune part, lesprit des institutions et, dautre part, la logique des institutions. Lesprit, par exemple, du Centre National des Arts Plastiques ou des FRAC ou du FNAC, cétait que la décision artistique soit prise en concertation avec toutes les familles, cest à dire les représentants des différents partenaires qui ont un intérêt dans la vie artistique : les artistes, les publics, les décideurs politiques ou financiers, les collectionneurs et les médiateurs.
Jai fait entrer les artistes dans les commissions dachat ; les publics ont été représentés par des élus, parce que les élus représentent le peuple et quil en existe ouverts à lArt ; jai installé une parité avec des critiques,des conservateurs, des historiens dart, des collectionneurs, des fonctionnaire, mais de telle sorte que les fonctionnaires ne soient pas majoritaires. A peine avais-je tourné les talons, que mon successeur a remis tout ça entre les mains des fonctionnaires, au nom de leur savoir scientifique... Et au nom de ce savoir , on a mis en place un rouleau compresseur qui a été toujours dans la même direction. La logique interne de linstitution a pris le pas sur lesprit, et ceci, malgré la qualité et la bonne volonté des personnes impliquées
PS : Pensez que cette espèce de blocage ou de reprise en main des logiques dappareil nétait pas inscrite dès le départ dans le système que vous avez mis en place? Ou bien que cela vient des hommes?
CM : Les systèmes nont pas de logique en soi, ils sont faits pour servir une logique extérieure. Le service public est au service de... Mais si le politique na ni lautorité, ni la volonté, ni le savoir-faire pour orienter ses institutions et bien, effectivement, linstitution devient elle-même sa propre fin. Elle devient une finalité alors que ce nest quun moyen.
PS : On dit que même les politiques à très haut niveau de responsabilité, nont plus aucune prise sur labsurdité actuelle du système, et ne savent pas quel bout le prendre. Êtes-vous daccord avec ce constat?
CM : Oui, par ce-que tout ça est très intégré. Je vais prendre l exemple des FRAC : cétait une institution complètement nouvelle, avec des gens nouveaux. Elle fut très critiquée demblée par la nomenclature artistique dalors, régnant sur les achats publics depuis Paris, parce que celle-ci a vu arriver 10, 20, 30 nouvelles structures qui lui échappaient. Alors elle a vite essayé de les reprendre en main en faisant rentrer ses gens dans le giron. Cela cela na pas toujours été facile car il y avait les élus locaux qui faisaient de la résistance et quil a fallu remettre dans la bonne voie et initier à lart contemporain...
Il était apparu en effet une sorte de doctrine, de doxa, qui indiquait fermement la voie. Or moi, comme Délégué aux Arts Plastiques, jai toujours refusé quil ny ait quune voie, jai toujours dit que la création était multiple et que ce nétait pas à nos fonctionnaires ou à nos critiques dart de nous dire quelle était la bonne. Il faut laisser aux historiens de demain le droit de dire : ça cest bien et ça cest pas bien.
Jai toujours cru important que toutes ces tendances aient le droit dêtre et de sexprimer, cela a constitué le fond de la politique conduite par Lang et par moi. Vous vous souvenez : on disait et on répétait : « Pas dart majeur, pas dart mineur. Mettons fin à cette absurde frontière, à cette fausse hiérarchie »... Parce que javais été formé par un homme comme François Mathey et par dautres qui considéraient à juste titre quon ne devient pas artiste que par le seul passage dans les grandes écoles, qu on peut aussi utiliser des chemins de traverse ( dailleurs Mathey avait appelé « Traverse » la revue du CCI).
Les tenants du libéralisme exaspéré, prônent un retrait de lEtat, en mettant dans le même panier la logique de linstitution et lesprit dune politique. Or, je dis que la logique de linstitution, faute de souffle politique, contredit lesprit de la politique au service duquel devraient travailler les services de linstitution.
PS : Il savère donc que la logique de système a produit une sorte desthétique détat ?
C.M. :Oui, mais cest un art plus officieux quofficiel, parce que ce nest pas uniquement lEtat qui intervient. Il y a beaucoup de galeries qui vont dans le même sens et participent de ce système. Jai dailleurs écrit un livre qui sappelait « Le système culturel » où je montrais que ce système était mixte : à la fois public et privé.
PS : Cette esthétique d État ne serait donc que le relais de celle des grands marchés internationaux ?
C.M. : Oui cest vrai, pas toujours, mais cest souvent le cas. Jai beaucoup été marqué par des hommes libres qui mont formé :François Mathey, Jean Trouvé et Charlotte Pergnand dans leur domaine du design. Jean Trouvé, voilà un homme qui commence comme serrurier dans latelier de son père, il na pas de diplôme et il termine Président du jury du Centre Pompidou, constructeur de la Tour Nobel à la Défense , Professeur à lEcole des Arts et Métiers , maître en architecture alors quil na pas de diplôme darchitecte.
La fonction diplomante aboutit par son excès à emprisonner les volontés, les talents, les capacités qui peuvent sexprimer librement chez un individu doué. Or, notre système étouffe les individus doués et valorisent les individus qui ne le sont pas et dont lHistoire dira ensuite : « On se demande comment ce gars-là est arrivé à la position quil avait à cette époque ? ». Mais lépoque était sourde et aveugle.
PS :Certains disent que nous vivons en art une époque de type soviétique, avec diplômes, sur-institutionnalisation, hiérarchie, fonctionnarisation et promotion des incompétents ?
C.M. : Non, soviétique, je nirais pas dire ça. Ce nest pas comparable. Parce que si on ose échapper au système, on ne va pas dans le goulag.
PS : Ce qui est envoyé au goulag, nest-pas tout de même la référence sensible, la nécessité intérieure, la transcendance , la poésie... Au profit de cette référence diplômante, mécanique et sans mystère ?
C.M. : ça, je ne sais pas. Je suis et je veux rester éclectique. Jai de très nombreux amis artistes qui sont dans labstraction la plus froide et éthérée , et dautres qui sont dans le baroque le plus échevelé. Jaime pouvoir faire mon marché librement auprès de tous les marchands présents, aussi différents soient-ils..
PS : Labstraction nest pas froide conceptualisation : on est bien daccord ? Or aujourdhui, on privilégie le concept, la démarche, le maniérisme... Autant de chose facilement appréhensibles par les systèmes
C.M. :cest vrai : on est plus aujourdhui dans le domaine du verbe , de la parole, de lécrit, de la posture, de la démarche, etc., que dans le domaine de luvre accomplie. On sintéresse plus aux processus de la création quau produit créé. Cest peut-être une marque du temps, cest peut-être une impuissance, cest peut-être une chance, là dessus encore, jai du mal à porter un avis définitif.
PS : Plutôt quun avis, nest-ce pas une question quil faudrait dabord se poser sur cet état de fait? Le verbe cest le pouvoir, non ? .
C.M. Oui, en effet. Il y a beaucoup dartistes qui ne peuvent pas parler, qui ne savent pas parler. Je pense à Simon Hantaï , un de nos meilleurs peintres. Voilà quelquun qui ne parle pas, qui na jamais vraiment parlé, qui est enfoui. Comme dautres artistes qui sont au Musée National dArt Moderne, et ne sont pratiquement jamais montrés.
PS : Mais quest-ce-qui fait quon parle de Paul Rebeyrolle en ce moment alors quil na jamais vraiment été montré, acquis dans les grandes collection publiques?
C.M : peut-être a-t-on attendu sa mort.
PS : Va-t-on attendre aussi celles de Vélickovic , Antonio Segui, Pat Andréa, et dautres grands artistes actuels?
C.M. : Oui, quest-ce-qui fait que ? Difficile à dire, chaque fois cest un cas particulier. Chaque fois, il y a un galeriste, ça dépend de ça aussi, beaucoup.
PS : On est pourtant dans une période très intelligente, avec des sociologues partout, qui analysent tout. Comment se fait-il que ça, pour eux, cela reste hors sujet et quils ne sen préoccupent jamais ?
C.M. : Cest analysé. Je suis dailleurs en train de faire un travail pour la documentation française sur le bilan des aides à la création en France. Il y a des articles qui ont été publiés, il y a des universités qui travaillent là dessus ; je passe encore des heures entières à étudier, à lire. Ça ne va pas souvent très très loin, mais malgré tout, lhistoire du processus est très analysée. Une des raisons de cet engouement pour le process plus que pour le résultat, cest au fond une accélération du temps. Cest-à-dire que nous vivons une période où les choses vont tellement vite que figer une uvre, cest prendre le risque quelle soit déjà dépassée sitôt son achèvement. Aussi, pour suivre laccélération du temps, il faut faire en sorte que luvre ne soit jamais finie. Doù, par exemple le travail de Daniel Buren, qui est une suite infinie de variations , et qui est en fait sa vie.
PS : A la question « A quoi sert la peinture ? » quelquun a répondu : la peinture, cest une façon pour lhomme de se réapproprier son temps ...
C.M. : Cest ça. Cest dailleurs curieux que moi-même, je mengage maintenant dans une démarche artistique, qui est un travail sur lHistoire et sur les origines de lArt. Jen ressens la nécessité. Cest un travail que je pourrais faire par la parole, par lécrit, or je le fais par lapproche sensible . Je me fais accompagner, certes, par la parole d une philosophe de lArt, mais cest bien par la pratique que jessaie de reprendre le processus des origines de lArt et de la création pour essayer den comprendre les mécanismes et le sens profond.
La parole accompagne, aide à faire évoluer, mais la priorité pour moi aujourdhui cest quand même le regard.
Je trouve que la quête du visage et du regard ( telle que je la fait dans mes photos), dans un monde qui justement devient plus abstrait et dans lequel linachèvement devient une fin en soi , est lultime réponse à la question de savoir qui on est. Elle permet de sinterroger sur soi-même et de se poser la question de lidentité humaine dans lart.
A quoi ça sert, lArt, si ce nest pas, au fond, la répétition infinie du mythe de Narcisse cest-à-dire savoir qui tu es, à qui tu ressembles, et toi, lhomme, comment arrives-tu à te différencier de lanimal et à avoir conscience que tu es différent de celui que tu regardes ?
Cest vrai quaujourdhui, labondance des techniques, la multiplication des artefacts, font que les artistes ont tendance à se perdre dans des petits détails quils grossissent et qui deviennent pour eux une sorte dabsolu, alors quils ont pris laccessoire pour le principal.
PS : nest-ce pas une des caractéristiques du dysfonctionnement actuel du système dobservation et de reconnaissance de lart, que de remplacer la réalité à observer par lartefact quil produit ?
C.M. :Mais cest un phénomène mondial , et je pense même que le système artistique préfigure dune certaine manière nos systèmes politiques et sociaux. Les artistes sont toujours en avance. Ainsi, peut-être à leurs dépens et malgré eux, les systèmes quils alimentent, sont de plus en plus en train de leur échapper.
Les systèmes quils génèrent, quil sagisse de celui du marché, ou de linstitution, ou dautres, enflent démesurément à leur détriment, avec la croissance des budgets, des personnels, etc.
PS : Ce qui se passe dans le domaine artistique, préfigure-t-il ou bien est-il le produit de ce qui se passe en général ?
N avez-vous pas limpression, notamment, que le marché international de lart, qui détermine les références dominantes, est limage réduite et concentrée du système économique en ces temps de mondialisation libérale ?
C.M. : lartiste est en effet un prophète, un anticipateur, un explorateur. Il y a donc cette course entre le système et lartiste que Pierre Bourdieu avait déjà analysée et que jai analysée aussi. Le système essaie toujours de récupérer lartiste pour en tirer un profit dimage, soit un profit économique, soit un profit social. Et lartiste essaie sans cesse déchapper à cette récupération en allant plus loin, plus vite. Certains y échappent de cette façon, et dautres, au contraire, sinstallent dans le système qui est évidemment le confort. Dautres sen retirent purement et simplement comme Simon Hantaï, qui sest aperçu un jour que le système, cétait personne, cétait labsence dÊtre.
Michel Ange et le Pape se sont engueulés copieusement, entre personnes, entre hommes. Mais notre système actuel, à la différence de celui qui existait à la Renaissance est défiguré, au sens propre du terme, car il ny a plus de figures.
Jai toujours essayé, lors de mon passage dans linstitution, de rester une personne vivante.
Ar : : La question maintenant est de savoir comment on peut arrêter la progression de ce système qui fonctionne pour lui-même et dautant mieux quil ny a personne dedans, qui ne sintéresse quaux artefacts quil produit mécaniquement, et ignore 99% des artistes de ce temps?
C.M. :Il faut décentraliser.
Ar : : Décentraliser comment ? Cela a déjà été fait : Les FRAC, cest bien le produit dune décentralisation ?
C.M. :Oui, mais il faut décentraliser plus.
Ar : : Mais cest quoi, décentraliser ?
C.M. :Cest créer des lieux, cest multiplier des lieux dans lesquels les artistes puissent sexprimer, cest surtout mettre les artistes à lécole pour quils deviennent pédagogues et forment les jeunes esprits. Cest la seule solution.
Ar : : Oui, mais cest toujours pareil : quels artistes ? choisis par qui ? Partout, il y a des initiatives qui sont extrêmement intéressantes. Mais quest-ce qui pourrait être mise en place au niveau des services pour quils sachent reconnaître la pertinence des initiatives et évaluer leur taux de présence humaine ?
C.M. :Jai, là-dessus, la position suivante: il faudrait que dans toutes les institutions, on revienne au système des quatre familles, cest-à-dire que les décisions soient prises par des collectifs dans lesquels il y aurait : 1-des décideurs, 2-des médiateurs, 3-des créateurs et 4-des représentants des publics . Sil manque une de ces familles, on a un système bancale.
Pour sortir de cette logique de la situation française , il serait bon aussi de regarder un peu plus létranger, travailler et échanger avec lui. Cest pourquoi la démarche de Jean-Hubert Martin , par exemple, ma paru toujours très intéressante. Parce-quil allait voir très loin, il allait voir aux autres bouts de la planète et il allait voir dans les cultures qui sont en dehors de la mondialisation. De ce point de vue là, sa démarche est très intéressante. Cest pas par hasard sil est parti en Allemagne, pour séloigner du système français
Quant à mes propos iconoclastes, on ne me demande pas de les proclamer en France, alors je vais les proclamer à létranger.
Pour le 20 ème anniversaire des Frac, javais écrit un article pour un numéro spécial de Textes et documents pour la classe, où je disais notamment : « je crois quun certain nombre de FRAC, au bout de vingt ans, devraient reverser leurs uvres dans les collections des musées, pour se consacrer vraiment à la création et arrêter de vouloir devenir des musées et perdre leur dynamisme initial . Je crois quun certain nombre d uvres des Frac pourraient remises sur le marché . On ma demandé de retirer ce paragraphe qui nétait pas conforme.
Il existe donc bien une doctrine avec ses interdits, ses censures.
PS : Et cette doctrine - là nest bien sûr portée par personne en particulier ? Le Ministre lui-même aurait-il la possibilité de faire évoluer cette logique des services ?
C.M. :Sil le voulait vraiment, oui, il pourrait... mais il risquerait de se mettre à dos beaucoup de monde.
PS : Ce serait peut-être considéré comme une ingérence, comme une volonté dimposer des goûts personnels. Comme si personne navait à connaître ce que le ministre de la culture aime, ce quil collectionne éventuellement, ce quil accroche à ses murs. Mitterand achetait beaucoup de peinture. Quen est-il du poète De Villepin?
C.M. : Cétait Marie-Pierre Landry choisissait auprès de moi les uvres pour Mitterand,en connaissant ses goûts très éclectiques; quon a dit souvent un peu ringards. Mais cest lui qui a choisi le projet des fameuses colonnes de Buren, le préférant à ceux de César et de Pierre Paulin, parce quil le trouvait plus intelligent...
Aujourdhui, il nest pas bon ton dêtre trop éclectique et, comme moi - on me le reproche souvent-, daimer trop de choses dans des tendances différentes. Il faut être intransigeant, exigeant, exclusif, quand on est collectionneur sérieux
Ar : :Comment se fait-il quen ce moment ce sont les mégacollectionneurs, les gens extrêmement riches qui sont les plus sérieux, les plus exigeants, les plus révolutionnaires, les plus vertueux artistiquement, et qui dictent le bon goût à tout le monde et y compris au système institutionnel ? Le goût du plus fort, est-il le meilleur ?
C.M. :Quest-ce qui pousse les gens de grand pouvoir à préférer labstraction, la conceptualisation ? La question est complexe. On sait que le protestantisme est allergique au baroque et lislam la figure... Les règles de léconomie se mélangent-elle aux lois religieuses? Il y a là des pistes de réflexion.
Ar : : Comment se fait-il aussi que lart est de plus en plus utilisé comme vecteur de marketing ? Est-ce un hasard si Saatchi & Saatchi, grand publicitaire soit aussi un méga- collectionneur .
C.M. :Non, sans doute, car le nouveau président du Palais de Tokyo, Maurice Levy, est aussi un grand publiciste. Lart est en effet porteur dimage. Les publicitaires et les grands chefs dentreprise en sont friands pour leur image, et comme les plus puissants sont dans les pays les plus forts économiquement, les lois du marché de lart sont forcément dictées par ceux-ci.
Ar : Et les choix institutionnels ?
C.M. : Jai étudié statistiquement dans les achats du Fnac et des Frac . Vous avez, depuis 15 an, 50% de français et 50 % détrangers. Jusque là je nai rien à dire. Dans les 50% détrangers, vous avez de manière constante au moins 40% daméricains, et 30% dallemands et le reste cest dautres pays. Parce que les deux seuls pays qui comptent sur le marché, ce sont les États-Unis et lAllemagne. Dans le baromètre allemand du monde de lart, les cent premiers artistes sont choisi chaque année en fonction du nombre dexpositions, de la cote etc. Dans le dernier baromètre, il y a un ou deux artistes français. Alors ça mamène à réfléchir sur deux considérations (je nai pas encore écrit mon article mais jy réfléchis) : ou bien ça veut dire que nos mécanismes daide à la création sont nuls et narrivent pas à rivaliser avec la force du marché - mais dans ce cas là il faut les supprimer et se conformer au marché ou bien ça veut dire que notre système reste différent et maintient une création qui nest pas reconnue par le marché international.
PS : Faut-il vraiment que la création soit reconnue par le marché international pour être être respectable, valable et ... durable ? Pourquoi, pour échapper à cette mondialisation dévastatrice de sens, ne pas affirmer une spécificité française dans lidée dun développement durable de lart?
Quand vous voyez maintenant des conservateurs qui essaient dacquérir, avec largent public, des uvres-bulles spéculatives à des prix astronomiques sur le marché international, sans contenu artistique évident, ne trouvez-vous pas cela absurde, sinon scandaleux?
C.M. :On est en effet dans un système où la durabilité dun artiste dans le domaine du goût ou de la mode est de 10 ans. Or, lartiste vit 80 ans en moyenne. Donc, mettons quil commence à 20 ans, il a 60 ans. Il a droit à un 1/6 ème dexistence, le reste, les 5/6 èmes de son temps, il nexiste pas. Dans cette accélération des choses, l uvre monte, descend, et puis on la jette, et ainsi de suite...
Mais je crois quil y aura inéluctablement une période de grand déballage, de grande mise au point. Et je pense malgré tout que les uvres des FRAC notamment donnent une représentation de la création française plus large que celle qui existe au niveau du marché international, où ne figurent que Boltanski et Buren.
Il y a des milliers duvres qui ont été acquises par le public, par les privés, par les institutions, depuis des décennies. Il faut les garder précieusement, car je pense quon va vivre une grande période de digestion, de réassimilation
PS : Dans une perspective de changement global des valeurs qui est inéluctable, hors le territoire artistique, il est évident que lart aura son rôle à jouer. Parviendra-t-il, pour cela, à saffranchir des systèmes qui le contiennent,
linstrumentalise, le dénature ?
C.M. : Je pense que les relations sont forcément dialectiques entre ce qui se passe sur le plan international, ce qui se passe en France, à Paris, dans les régions, tout doit être articulé. A la fois, il faut que la France affirme sa position sur le plan international ce qui implique par exemple quelle soit présente dans les grandes manifestations. À la foire de Bologne, il ny avait que cinq galeries françaises. Cest trop peu.
PS : Il y a, en France des galeries historiques comme Claude Bernard, Jeanne Bucher, Carré et bien dautres... Quelles ne soient pas incluses dans le grand marché international, passe encore, mais pourquoi sont-elles ignorées aussi des institutions ? au nom de quelle accélération de lhistoire ?
C.M. :Cest vrai que les institutions ne reconnaissent pas. Je suis en train décrire un livre sur Dany Caravane qui vient dêtre exposé chez Jeanne Bucher. La délégation aux Arts Plastiques ma aidé au financement, mais lun de mes ex-collaborateurs qui est devenu rédacteur en chef de Beaux-Arts Magazine ne le prend jamais au téléphone parce quil considère quil est ringard. Pourtant il a été à la Biennale de Kassel.
PS : Les Biennales ont sans doute changé de nature et de contenu. Avez-vous vu celle de Lyon?
C.M. :Oui, il y avait des choses intéressantes, dautres qui létaient moins. Jai plutôt apprécié cette Biennale.
PS : Oui, mais que devient la peinture en ces manifestations -là. Que viendrait y faire un Velickovic par exemple ?
P.S :cest vrai quil nest pas dans ce sujet - là.
PS : Peut-on considérer - cétait le sujet du précédent numéro dArtension - quil existe maintenant un schisme entre lart que représente Velickovic, et celui de type biennale ?
C.M. : Non, je ne crois pas. Regardez Velickovic qui faisait partie de la figuration critique Gassiot- Talabot. Il y avait à lépoque deux courants majeurs : les nouveaux réalistes de Pierre Restany et la figuration Narrative de Gassiot-Talabot . Ces mouvements nont duré que quelques années et correspondaient à un moment. Ce qui se passe aujourdhui , cest que les commissaires dexposition, comme Bourriaud et Sans pour la Biennale de Lyon, ont tendance à jouer un rôle de décisionnaires plus important quils ne jouaient autrefois . On est passé de dAndré Breton, à Pierre Restany, puis Jérôme Sans, en évoluant vers plus de mise en scène, vers un management plus important, pour une plus grosse machine.
PS : Ces machines de plus plus grosses et spectaculaires, ça ne vous inquiète pas ?
C.M. :Je sais pas. Je pense que viendra un jour où tout cela sera mis à plat.
PS : Pas de risque dimplosion ou dexplosion ?
C.M. Non, je ne crois pas que les systèmes implosent comme ça. Lorsquon a terminé de construire Beaubourg, un philosophe avait écrit un texte intitulé « Beaubourg, implosion, explosion » ... et bien, ça na ni explosé, ni implosé.
Mais cest vrai que nous vivons des temps un peu compliqués, un peu bloqués... et pour débloquer, il faut à mon avis, disséminer, diversifier. Quant aux artistes, quil naient peur de prendre la maquis. Lhistoire les reconnaîtra un jour.
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Arts Premiers
Ils seront les derniers à disparaître
Par Christian Noorbergen
On a pu voir vraiment, mais après coup, cet art brut de sens, cet art de sens à létat brut, après les mauvais coups de la colonisation, cet art de sauvages, inspiré et inouï. Immense respect à titre posthume. Est-il encore temps den vivre ? Si cette création première, tribale, archaïque, de ces fabricants de merveilles atteint de plein fouet lartifice des cultures installées, cest que nos réponses ont échoué, et que nos certitudes sachèvent. La raison seule nétreint pas lunivers. Et si le déferlement qui formate les esprits ne cesse de sétendre, quelque chose tourne à vide, et le vide croît.
Toute communication est déperdition. Les cultures sefforcent en vain de cacher lirrespirable fragilité de la vie, et limpensable de son poids.
Tout système décriture réduit le champ du compréhensible. Tout alphabet créé oublie ses sources, et dessèche le mental. Les quelque sept cents signes sacrés de lEgypte antique se sont éteints lentement, remplacés par vingt sept lettres. Le lion hiéroglyphé est sans couleur, pour quainsi affaibli, il ne puisse dévorer son voisin de signe. Limage ( ou lobjet ) dart premier, dit la perte insensée de lorigine, et la faiblesse symbolique des actuels signifiants.
Les arts premiers précèdent lécriture, et sexaltent en son absence. La peinture elle-même est une langue plus ancienne que la langue des mots. Les mots sont des substituts de vie oubliée, et les acteurs de lactualité, sous masque idéologique, ne savent plus « être » dans leurs paroles.
Figures traversées de mort, dans la béance des yeux, et labsence de tout regard. Lil est écartelé entre le vide et la vie, écarquillé, extasié, fenêtre grande ouverte sur la mort qui tue la chair. Miroir dinfini. La vie brève passe devant la non-apprivoisée, la mort indicible.
La mort-vie
Sacrifier le sol, le marquer comme une peau. Comme si lhumain pénétrait la terre. Stèle sexuée, tendue vers la grande voûte femelle, pour une frêle éternité. Tatouer lanimal, entourer lhumain de sa peau, indistinguer lhomme de la bête, des éléments et des sols. Faire disparaître lau-delà illusoire. Garder lintime du contact avec les forces vitales qui se partagent lunivers. Celles que la modernité a oubliées, et qui ressurgissent en pathos incontrôlé. On sait la surface des choses, on ne sait plus guère le poids des choses, sinon chez quelques artistes, durement à lécoute du dedans.. Les puissances convoquées doivent répondre aux appels de lartisan-magicien. Art dappel et de pouvoir. Art de dialogue : appeler, être appelé. Etranges correspondances entre le dehors et le dedans. Remède à la mort-vie. Altérité signée.
Un sens larvaire, rampant et inassouvi, préservé de lévidence, donne une apparence visible, tangible, efficiente, aux usages marqués de lexistence. Tous les possibles du corporel humain, reliant tous les états de lunivers, y sont présents, virtuels, poignants, décisifs, illimités et vitaux, et lart apprivoise les forces lourdes de la vie.
Les Elémentaires
Ce qui précède lécriture, et qui la domine sur le plan des pouvoirs et des possessions, impose les marques de linconscient collectif, et suppose linterdit de lindividualité. Naissent des formes incroyablement affirmées, ciselées et décantées par les générations, et quasi intemporalisées. Carré cernant, cercle absorbant, triangle sexuel, pierre fendue, robe du jaguar, il exacerbé du toucan, taches vitales dans les prisons provisoires de lhumanité
Eloignées des éphémères toujours déjà démodés de la modernité, ces formes brutales sont retrouvées par quelques-uns, fût-ce à leur insu, puis vivifiées par la fluidité de leur gestuel, la singularité de leurs affects, ou leur capacité daffrontement...
Venant à bout de son individualité, lartiste peut retrouver la puissance dimpact des arts dorigine. Ils lui servent dassise, et de grand véhicule. Arrière-langage, pour partir de loin, en traces directes
Luniversalité du vocabulaire des grands « élémentaires », par le saisissement de lessentiel, ( le corporel, le sexuel, le mortel ) alimente, depuis les premiers expressionnistes, certains créateurs dhier, de Kubin à Jawlensky, et daujourdhui, de Jephan de Villiers le sylvestre, à Christoforou limplacable, dAlary le pariétal, à Vialat, limmobile nomade. Len deçà du corps, son gouffre inhabitable, est le territoire de vie de ces artistes liant humanité, beauté et cruauté.
Cet art, possesseur de vie, fut. En lui et par lui, la nature proche, et les animaux-dieux, et les esprits des lointains, rêvaient à vie haute. Ce furent voix de vents et dancêtres, charmes desprits, et fabuleuses empreintes dunivers. Où la pression prodigieuse de la vie, crûment sexuée de mort, et léruption des soubassements psychiques sexpriment à vif.
Artistes de nos profondeurs, à linexploré douloureux, vous aussi, à hauteur de regard et de corps, vous creusez à mains nues ces souterrains perdus. Les arts premiers agissent en vous comme une formidable chirurgie dâme, et pour nous tous, vous sortez de lantre.
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Sommes-nous encore primitivistes ?
Un entretien avec Gérard Barrière
par Françoise Monnin
Louverture récente du musée du quai Branly consacre linfluence des uvres dart extra-européennes sur les artistes du XXe siècle. Sagit-il dun nouveau Louvre ? Nous avons posé la question à lécrivain Gérard Barrière, spécialiste de ces cultures.
Un artiste peut-il encore être primitiviste aujourdhui, ou ce phénomène est-il lié uniquement à laube du XXe siècle ?
Il est évident que le mot possède encore une résonance aujourdhui. Mais elle nest pas du tout du même ordre quil y a cent ans. Au début du XXe siècle, un certain nombre dartistes, Gauguin en premier, puis Derain, Picasso, etc., ont vraiment découvert à travers des uvres « autres » un système de formes nouveau, un vocabulaire, qui les a littéralement cloué au sol. À ce moment-là, ont-ils pensé, il y avait du grain à moudre. Ils ne se préoccupaient absolument pas du sens que pouvaient avoir de telles uvres, sens dailleurs quasiment ignoré à lépoque. Seul Picasso, peut-être, le pressentait. Il a raconté (dans La Tête dobsidienne dAndré Malraux) quen allant au Musée de lHomme, il avait été saisi dune sorte de terreur sacrée. Il avait alors ressenti ce que Rudolf Otto, grand philosophe allemand qui a écrit le livre de référence sur le sacré, appelle « le fascinant et le tremendum » ; le fascinant étant ce qui attire irrésistiblement et le tremendum ce qui repousse pareillement. Lorsquon est devant une uvre puissante, on éprouve ce sentiment. Quand on entre pour la première fois dans la cathédrale de Chartres, par exemple, au moment où les grandes orgues sont entrain de résonner. On ne sait plus si on a envie de rentrer ou de sortir. On est cloué sur place. Ça, Picasso la senti. Sans doute parce quil avait entre autres des racines catalanes. En Catalogne, le « socle » chamaniste existait encore. Picasso se prenait pour un chaman. Je me souviens du jour où il a engueulé son marchand, Kahnweiler, qui avait appelé mon père, vétérinaire, parce que son chien était malade. « Je te laurai soigné moi ton chien », a-t-il dit.
Après Picasso sont venus dautres primitivistes, Giacometti par exemple. Puis, un certain nombre dimposteurs. Josef Beuys en particulier, avec ses histoires de chamanisme à la mords-moi le nud. Il prétendait sêtre fait soigner par des chamanes, je ne sais où en Tartarie, après un accident davion, à une époque où cela faisait sept siècles quil ny avait plus un chamane dans le coin
Tout était inventé. Mais Beuys avait le nez creux. Il avait senti lair du temps. Cela ne la pas empêché de faire quelques beaux dessins.
Le primitivisme est-il devenu une simple mode, à la fin du XXe siècle ?
Beaucoup dartistes se sont dit primitivistes, ont travaillé sur la corde chamaniste dune façon extérieure. Ce phénomène est heureusement, actuellement, devenu moins superficiel. Il sagit moins désormais dinfluence que de confluence. Quasiment tous les artistes actuels ont vu, dans des revues, dans des musées, le musée imaginaire cher à mon cher Malraux. Tous ont été interpellés.
Louverture du musée du quai Branly ne va-t-elle pas relancer cette mode ?
« Musée du quai Branly », cest ridicule. Pourquoi pas « musée de lHomme », comme avant ? ça nétait pas si mal. Le magazine Télérama a récemment parlé du « musée de lAutre », je trouve ça très bien. On aurait même pu lappeler le « musée du tout Autre ». Rudolf Otto, encore lui, définissait le sacré comme le « tout autre ». Les trois quarts des uvres exposées quai Branly ont affaire au sacré et donc au tout autre. Le rapport des arts contemporains occidentaux aux autres arts de la planète est effectivement un rapport du même à lautre. Pour le reste, les querelles byzantines entre les appellations « arts premiers », « arts primitifs », « art tribal »
. Autant discuter du sexe des anges ou du nombre danges qui peuvent tenir sur une tête dépingle. Le musée du Quai Branly, finalement, jaurais bien envie de lappeler le musée du Grand Branleur, plutôt que le musée Jacques Chirac, comme cela semble prévu. Sil fallait vraiment lui donner un nom propre, il vaudrait mieux lui donner celui de Jacques Kerchache, qui fut le véritable initiateur du projet. Ce conseiller du Président nétait pas un petit saint, mais il connaissait vraiment son affaire. Il navait pas hésité à se plonger réellement dans toutes ces cultures pour en percevoir les significations profondes.
Vous dites que les artistes intéressants daujourdhui ne sont plus sous linfluence de telles uvres extra-occidentales, mais quils sont en confluence avec elles. Cela signifie quoi ?
Premièrement, que lécologie est une préoccupation pour ces artistes : ils ont conscience du fait que nous sommes entrains de bousiller la planète. Et que nous en sommes responsables. Si les astrophysiciens sacharnent autant à rechercher dautres planètes habitées dans lunivers, actuellement, cest parce que cela nous enlèverait cette belle épine du pied ; nous ne serions pas les seuls responsables
Mais à ce jour nous le sommes. Nous avons une responsabilité cosmique et cela nous flanque une trouille verte. Or la première fonction des uvres présentées au musée du quai Branly est détablir un maximum de relations entre lesprit humain et celui de la Terre. Les auteurs de ces uvres ont compris je vais y consacrer un bouquin entier un jour que lesprit humain est dans lunivers, ça tombe sous le sens. Mais ils ont aussi compris que lunivers est dans lesprit humain. Ils sont mutuellement contenus et contenants. Tous les arts dits premiers le sentent et lexpriment complètement. Et cest cela qui provoque une grande partie de la fascination quils exercent sur nous. Nous le ressentons confusément. Cest fondamental. Cest mathématique. Comme lanneau de Möbius ou la fameuse bouteille, exposée au Pavillon des Mathématiques du Palais de la Découverte : une bouteille impossible à remplir, car chacun de ses intérieurs est aussi un extérieur. Lart occidental participait de cette même logique avant cette catastrophe que lon a nommé la Renaissance.
Peut-on dire que lart possédait un fondement universel avant la Renaissance de lOccident ? Que cet Occident, cinq siècles durant (XVe - XXe siècle), sest éloigné de la logique fondamentale de la création ? Quil y revienne à présent ?
Dans une certaine mesure, oui. Il ne faut pas oublier que les derniers chamans européens ont été brûlés durant la Renaissance. LInquisition est un drame de la Renaissance. Au Moyen Âge, nous trouvions encore, ici, des êtres, des animistes chrétiens, qui connaissaient les rapports de lesprit avec le Monde. La Renaissance en a prononcé le divorce ; ce que Max Weber a appelé le « désenchantement du Monde ». En ce moment, pas mal dartistes ressentent un besoin de "ré-enchantement" du Monde. Ce sont ceux qui mintéressent le plus. Pour moi il y a une relation nécessaire entre lart et le Sacré. Quelle soit positive ou négative, de lordre du blasphème. Le blasphème est de lordre du sacré. Cet abruti américain qui a fait une sculpture en trempant un crucifix dans un bocal durine, Serrano, ce quil a fait relève de lart sacré. Jai le plus grand mal à envisager un art totalement profane. Mêmes les natures mortes de Chardin relèvent à leur manière du sacré.
À part lécologie, quels sont les points communs entre les uvres extra-occidentales et les uvres des artistes daujourdhui qui vous intéressent ?
Deuxième chose, le retour dune certaine spiritualité, socle : le chamanisme. À ce propos, il y a du meilleur et du pire. Il faut prendre le meilleur. Le Land Art par exemple à maille à partir, préoccupations communes, avec certaines installations préhistoriques, comme les pistes de Nazca ou les pierres dressées de Stone Hedge. À titre dexemple, mon cher voisin du dessus, le jeune peintre Manuel Z : il trace sans le savoir des réseaux graphiques, relativement labyrinthiques, apparentés à ceux que lon trouve sur certains tissus Kuba dAfrique. Il scarifie la surface de la toile comme dautres le font avec la peau. Je suis convaincu dailleurs que lart a commencé sur la peau. La mode actuelle des tatouages et autres piercings, sans vouloir être trop « jungien », témoigne dun inconscient collectif actuellement remontant, dautant plus fortement que nous ressentons que nous sommes entrains demmener la planète droit dans le mur. Ce qui mintéresse chez Manuel Z, cest quil est par ailleurs informaticien et que ses réseaux ont à voir avec certains circuits électriques dune extrême complexité.
Sil faut citer des noms, je parlerai du sculpteur Axel Cassel, qui a beaucoup voyagé, en Nouvelle-Guinée par exemple. Il y a fait des sculptures qui nexistent pas en Nouvelle-Guinée. Il ny a rien copié. Il y a fait naître des formes nécessaires, à lissue dune rencontre. Le Hollandais Hans Bouman a aussi beaucoup travaillé en Afrique, du pays Lobi jusquà Madagascar, en passant par le Burkina Faso. Chez ces deux artistes, le rapport à lAutre est parfaitement maîtrisé.
Ces artistes voyagent-ils pour rencontrer lAutre, ou pour définir ce quils ont en commun ?
Un autre dentre eux, Philippe Lejeune, un de mes maîtres, disait « je peins pour faire partager mes soupçons concernant linvisible ». Quelle belle définition de lart ! Cassel comme Bouman sont allés voir si leurs soupçons concernant linvisible étaient bien partagés par ceux auxquels ils pensaient. Ils sont revenus plutôt contents car cétait effectivement le cas. Ils sont revenus dubitatifs, aussi. Car à ce moment-là, comment aller au-delà de là ? Quest-ce quil faut faire ? Lexpérience était rassurante et en même temps inhibante.
Nous pourrions aussi parler de la Libanaise Fadia Haddad ou de la Suédoise Sylvia Lidberg, deux autres artistes actuelles très importantes
.
Et dautres encore, comme de la Française Emma Pradère, qui vit souvent au Japon, ou de lEspagnol Miguel Barcelo, qui séjourne souvent en Afrique mais y cherche surtout la solitude et la radicalité
Troisième chose, plus taboue, la question des psychotropes : certains artistes absorbent des substances hallucinogènes, pour aboutir à des visions, comme le font les chamans. Ce qui est très intéressant cest que certaines de ces visions ont fort à voir avec certaines figures mathématiques, obtenues par les nouveaux programmes de nos ordinateurs. Henri Michaux, par exemple, a dessiné, sous lemprise de la mescaline, des réseaux apparentés à ceux que tracent les chamans Huichols, au Mexique, sans le savoir, au début. De tels états provoquent des visions de lintérieur de lesprit humain, qui peuvent être soit délicieuses, soit terrifiantes, soit les deux à la fois. Elles sont de nature à renouveler le vocabulaire iconographique. Certaines logiques de nos nouveaux moyens informatiques, électroniques, peuvent être apparentés à ce phénomène et donner une idée de ce que peuvent être, dans de tels états, des phénomènes comme la vitesse, la complexité ou le scintillement des choses.
Que devrait, dans cette mesure, être la formation dun artiste aujourdhui ?
Certainement pas celle qui est actuellement dispensée dans les écoles des beaux-arts. Ha ! Ha ! Ha ! En ce domaine, je ne crois quà la vocation. La formation possible ne doit être que technique. Un artiste doit savoir ce quest une eau-forte ou un glacis. Un artiste doit sexplorer lui-même, en allant au bout de son monde. Et lon peut aller au bout du monde en restant dans sa chambre, beaucoup lont fait. Un critique dart doit voir le maximum de choses, mais un artiste, je nen suis pas convaincu. Il doit se méfier des phénomènes de saturation, de blocage. Lidéal pour un artiste est davoir un maître, plutôt que des centaines dinfluences. Il doit se concentrer au lieu de courir après un hyper métissage, aboutissant la plupart du temps à une vague salade niçoise absolument terrifiante. Il doit se choisir un maître, lui enseignant un certain nombre de trucs, un vocabulaire, et lui disant ensuite « vas-y mon grand, maintenant, dépasse-moi, vas-y ». En Inde, ça se passe comme ça, dans le domaine de la musique notamment. Jaimais bien, finalement, lépoque où lon disait « bête comme un peintre ». À lheure actuelle, jai limpression que les peintres sont un peu trop intelligents.
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Art brut : linstinct créateur
Un entretien avec Laurent Danchin
Mon livre consiste donc à placer lépisode Dubuffet, fondamental bien sûr, comme le maillon dune chaîne historique beaucoup plus longue, mais aussi dans un tissu social à plusieurs niveaux, donc plus complexe que les dichotomies habituelles.
Artension : Vous venez décrire un livre, Art Brut, linstinct créateur, qui paraît aux Editions Gallimard sous le n° 500 de la collection « Découvertes ». Le texte en est court, très dense, fourmillant dinformations sur tous les protagonistes de lhistoire de lart brut. Il est plein de références importantes. Au regard de ce texte très concis et rigoureux, figurent une quantité dimages qui donnent un complément immédiatement sensible aux propos écrits. Chaque image est accompagnée dun commentaire assez long, qui fait que les légendes occupent une place aussi importante que le texte principal, de telle façon quil y ait une double entrée dans la lecture. Le livre comprend 4 chapitres : « La préhistoire de lArt Brut », « Lart Brut historique de Jean Dubuffet », « De lart Brut à lart singulier », et enfin « Linternationale outsider ». Cest un livre qui apparaît comme une récapitulation historique empreinte dun grand souci dexactitude. Il sagit de faire le point précisément et de donner les éléments pour une réflexion prospective. Ma question est donc la suivante : pourquoi avez-vous senti la nécessité de publier ce livre, alors que quelques livres de référence existent déjà sur le sujet ? Est-ce bien cette volonté de remonter davantage dans le temps, mais aussi daller vers lavenir ?
Laurent Danchin : Oui, mais cest aussi une volonté délargir géographiquement le regard sur lart brut. En effet, collaborant à la revue Raw Vision depuis 1989, jai toujours bénéficié, sur lart brut, du point de vue des anglo-saxons, beaucoup plus pragmatique, moins rigide et cloisonné dans lusage des concepts, que le point de vue francophone. Roger Cardinal par exemple, le spécialiste anglais de lart brut et de ses dérivés, qui est à lorigine du terme dart « outsider » quon utilise actuellement dans tous les pays de langue anglaise, est aussi sensible à lart naïf, quand il est bon, quà lart brut. Cest lui qui, à lexposition Outsiders de la Hayward Gallery à Londres, en 1979, donc peu après lexposition historique des Singuliers de lart à Paris, avait déjà réuni la collection Dubuffet et la collection Prinzhorn, que très peu de gens avaient vue. Il montrait aussi les nouveaux artistes dAlain Bourbonnais, que lon venait de découvrir, des auteurs de Gugging et puis les trois créateurs majeurs de lart brut américain : Darger, Yoakum et Ramirez, dont personne navait jamais entendu parler en Europe. Dans cette exposition conçue avec un galeriste davant-garde, Victor Musgrave, il y avait donc tous les éléments du paysage actuel, avec déjà un esprit douverture énorme.
Ar. : Vous avez donc adopté le point de vue anglo-saxon ?
L.D. : Ce que jai voulu faire, cest un travail dans le sens dune réouverture : remettre lart brut de Dubuffet dans lhistoire de lart et dans son contexte géographique le plus large. Jai pas mal écrit sur Jean Dubuffet, jadore ses textes en particulier, mais il y a un gauchisme chez Dubuffet, justifié si on le remet dans son contexte historique, mais qui na plus la même portée aujourdhui. Cest cette volonté permanente de lutte contre létouffoir de lart bourgeois et de la Culture avec un grand C lart des avant-gardes dailleurs aussi bien que lart académique , ce que Dubuffet appelait « lart culturel », un concept qui a beaucoup plus vieilli que celui dart brut et qui paraît même ringard aujourdhui, puisque lanthropologie nous a appris que tout est culture et quil ny a donc jamais dart sans références culturelles, dune manière ou dune autre. En remettant lart brut dans lhistoire générale, on corrige ce gauchisme et empêche lart brut dapparaître comme une entité coupée de tout contexte, façon dont on sest obstiné à le présenter pendant longtemps, par une sorte didéologie utopiste qui nest sans doute quun avatar contemporain du mythe du bon sauvage. A mon sens, une des limites du point de vue de Dubuffet, cest que, par un préjugé polémique, il na pas voulu sintéresser aux sources de lart brut. Or, contrairement à ce quon a toujours dit, ce nest pas un art sans sources, et on ne peut pas vraiment le comprendre si on occulte ses relations avec la culture et lart populaires. Mon livre consiste donc à placer lépisode Dubuffet, fondamental bien sûr, comme le maillon dune chaîne historique beaucoup plus longue, mais aussi dans un tissu social à plusieurs niveaux, donc plus complexe que les dichotomies habituelles.
Ar. : Votre premier chapitre est consacré à ce que vous appelez la « Préhistoire de lart brut ». Quelle est cette préhistoire ?
L.D. : La source principale pour étudier cette période est un livre de John MacGregor, qui na jamais été publié en français et qui sintitule La découverte de lart des fous. Cest une grosse thèse illustrée, publiée en 1989 à Princeton, où on trouve tout sur le sujet et en particulier sur les psychiatres qui ont joué un rôle de pionniers, car lauteur, un canadien anglophone vivant en Californie, sest intéressé autant à lEurope quà lAmérique du Nord. Il présente notamment ce personnage ambigu quétait Cesare Lombroso, criminologue italien qui a développé, en 1864, la théorie du « génie comme dégénérescence », une théorie mille fois reprise jusquaux expositions nazies d« art dégénéré » en 1937. Mais Lombroso, un des premiers, avait aussi une collection présentée dans un petit musée. En France il y a eu le psychiatre Paul Max Simon, ami de Flaubert, qui, en 1876, a commencé à écrire sur cette création spontanée des malades, dun point de vue strictement clinique, sans prétention esthétique, mais avec beaucoup dobjectivité et de respect. Ensuite, le premier qui ait porté un regard vraiment esthétique sur ces créations, aussi bien écrites que dessinées, cest le fameux Marcel Réja en 1907. Réja était en fait le nom de plume du Docteur Paul Meunier, assistant du Docteur Marie, qui venait douvrir un « petit musée de la folie » à Villejuif. Létonnant est donc que ce psychiatre reconnu ait dû prendre un pseudonyme pour dire limportance artistique de cette création asilaire à une époque où, à travers les Demoiselles dAvignon, lart amorçait pourtant de belles ruptures avec le conformisme. Prinzhorn, dans son livre publié en 1922, reconnaît cette antériorité de Réja et en parle avec sympathie.
Ar. : Ensuite il a fallu attendre les surréalistes ?
L.D. : Non. Avant, il y a eu Morgenthaler, en 1921, et Prinzhorn, lannée suivante. Walter Morgenthaler, découvreur de Wölfli, était un psychiatre suisse-allemand, proche du milieu de la psychanalyse, dont le frère était un peintre, ami de Paul Klee. Ce qui est important, cest de signaler toutes ces connexions historiques quon a oubliées. Rilke par exemple a découvert Wölfli à ce moment-là et a trouvé cette uvre fascinante et extraordinaire. Il a même, avec Lou Andréas Salomé, essayé dalerter Freud, mais celui-ci était malheureusement aveugle sur le plan artistique, comme la plupart des scientifiques, qui nont en art que la culture académique du temps de leur jeunesse et donc une sorte de respect a priori décalé dune ou deux générations. Mais il y a eu quand même tous ces gens remarquables de lavant-garde littéraire, des milieux artistiques ou des sciences humaines de lépoque pour sintéresser à lart des fous. Prinzhorn avait une formation dhistorien dart, il était psychologue, psychothérapeute, il connaissait Jung, Freud, la phénoménologie de Husserl, il était rompu à la Gestalt théorie, il avait donc une culture en sciences humaines extrêmement étendue, et il était en outre ami du peintre expressionniste allemand Emil Nolde. Tout cela pour dire que cette prise de conscience de limportance de lart brut qui ne sappelait pas encore ainsi, évidemment, et restait mélangé à toutes sortes dautres choses , est à bien des égards très antérieure à Dubuffet. Cest pourquoi il ma paru important de rechercher et détablir une chronologie très stricte des faits, pour tout remettre à sa place exacte dans le temps et lespace.
Ar. : Et les surréalistes, alors ?
L.D. : Du coup le rôle du surréalisme dans cette histoire apparaît comme très annexe ou du moins très relatif dans ce tableau densemble. Il paraît même presque mondain ou en tout cas très parisien et récupérateur. Il faut savoir que par Max Ernst, Breton et Eluard avaient connaissance du livre de Prinzhorn, et quand ils samusaient à faire de faux écrits ou dessins de fous, par exemple dans « Le génie sans miroir » avec Robert Desnos, ou dans LImmaculée conception, où ils simulent le délire de la psychose, ils jouaient avec une réalité tragique qui rétrospectivement met plutôt mal à laise. Est-ce que dailleurs, inconsciemment, ils ne se sentaient pas un peu jaloux de ces gens qui faisaient spontanément ce quils narrivaient à produire, eux, que par un effort artificiel, tout en se croyant infiniment supérieurs ? On peut se poser la question.
Ar. : Mais peut-on considérer que le surréalisme a ouvert deux voies artistiques radicalement opposées : celle de Duchamp, hyper intellectualisée, et celle de lart brut, primale et spontanée ?
L.D. : Non, lart brut, cest Dubuffet, et Duchamp, cest bien avant le surréalisme. Breton sans doute avait un il, il était galeriste et collectionneur, mais le surréalisme était dabord un mouvement littéraire, et ses peintres, à part Max Ernst, étaient surtout des illustrateurs de facture extrêmement académique. Sans Dubuffet, les exemples spectaculaires dart brut seraient restés très marginaux dans lhistoire du surréalisme. Les surréalistes ne se sont intéressés à Augustin Lesage notamment, et à lart « médianimique » comme disait Breton, que sous langle littéraire, cest-à-dire par tout ce quil y avait à en dire, à raconter. Mais ils étaient tout de même prédisposés à comprendre le point de vue de lart brut, comme la montré, deux générations plus tard, lexemple de Cardinal et de Musgrave, qui faisaient partie du milieu surréaliste anglais. La grande différence en fait, cest quavec Dubuffet, on est passé du point de vue de lécrivain au regard du peintre, et cest la conjugaison des deux postures, lune littéraire, celle dAndré Breton, et celle plus plastique de Dubuffet, qui a donné à la reconnaissance de lart insolite, du bizarre, de la création autodidacte inventive, son importance et sa spécificité dans la tradition française. Une spécificité que les américains ont bien du mal à comprendre.
Ar. : Parce quils ne disposent pas des mêmes références historiques ?
L.D. : Les américains sont partis directement de la notion de folk art, lart populaire, qui est la notion fondamentale aux Etats-Unis, et non pas, comme en Europe, de concepts historiques et normatifs plus généraux, destinés dabord à baliser les étapes de la crise du grand art lart moderne, lart contemporain, toute la succession des mouvements davant-garde , un point de vue qui chez nous mettait lart des autodidactes dans une position a priori marginale et subalterne. Les américains nétaient pas prisonniers de cette grande tradition, de cette mémoire contraignante. Leurs grands peintres venaient en Europe se mettre à lécole des impressionnistes, mais chez eux, lart des pionniers du 18ème et du 19ème siècles avait une valeur de culture locale, régionale, identitaire, parfois même teintée de réaction contre la sophistication européenne quils avaient quittée, et ce folk art, avec son côté roots et do it yourself, suscitait, et suscite encore aujourdhui, un grand respect. Il existe beaucoup de collectionneurs de Folk art aux USA, alors que les collectionneurs dart populaire sont plutôt rares en France.
Ar. : Mais peut-on encore trouver ce folk art aujourdhui ?
L.D. : Pendant longtemps on a tendu à considérer le folk art, avec une sorte de tendresse passéiste très bourgeoise, comme une production de la civilisation rurale qui sest éteinte avec lurbanisation et lapparition des nouveaux médias, et on a cru un certain temps quil ny avait plus de folk art aux USA. Et puis un amateur passionné, Herbert Hemphill Jr., qui a été le premier directeur du Musée de Folk art de New York, a fait une exposition en 1970 puis un livre en 1974, qui ont démontré lexistence dun folk art du 20ème siècle, quon appelle depuis le folk art contemporain, et qui est aussi différent du folk art traditionnel que lart moderne et contemporain lest des beaux-arts davant lépoque industrielle. Le combat de Hemphill a prouvé que, malgré toutes les ruptures, sociologiques, technologiques, mentales, etc., propres à lépoque moderne, il existait encore aujourdhui, dans les marges de la civilisation urbaine, des créateurs qui produisaient hors de la culture savante, mais dune façon absolument inédite. Alors quen France, pour désigner lart populaire traditionnel du monde rural agonisant, on a gardé le concept d« arts et traditions populaires », qui est devenu un peu une chapelle sur le plan universitaire, tandis quon ne dispose pas dautres concepts, justement, que ceux dart brut ou dart singulier pour parler de la création populaire inventive du XXème siècle. Mais entre ces deux domaines conceptuels, issus dhorizons différents, on nétablit en général aucune liaison.
Ar. : Cest quil paraît difficile, a priori, de rapprocher lart brut du monde des A.T.P.
L.D. : Et pourtant lart brut devrait difficilement être dissociable du concept dart populaire, à condition justement de parler dun art populaire du XXème siècle, non de la civilisation pré-industrielle, dun art populaire qui procède non dune continuité mais dune rupture, comme toute laventure de lart moderne. Les créateurs dart brut sont des gens du peuple, leur culture de référence est la culture populaire : cest la télévision, les illustrés, les anecdotes et croyances de la vie quotidienne. Or la principale erreur de Dubuffet liée sans doute aux préjugés de sa classe dorigine, la bourgeoisie commerçante de province dil y a cent ans , a été, je pense, sous prétexte de se battre contre la grande culture, bourgeoise et étouffante, de sa jeunesse, de considérer lart brut comme un type de création indemne de culture, tout simplement parce que la culture de référence de lart brut nétait pas, justement, la culture savante enseignée dans les écoles et reconnue dans les musées. Comme si les gens du « peuple » navaient pas de culture propre, et quil nexistait, dans la société, quun seul type de culture ! Lart brut, comme toute activité humaine, a sa culture à lui et on voit bien que les créateurs même les plus délirants puisent à toutes sortes de sources et sont nourris de beaucoup de références, par exemple iconographiques, tirées en particulier des magazines ou de la télévision.
Ar. : Pourquoi alors a-t-on tant de mal à reconnaître cette dimension populaire de lart brut ?
L.D. : Ce qui complique les choses et rend, je crois, très difficile lutilisation du concept d« art populaire » aujourdhui, cest que la notion de peuple a changé. Autrefois le peuple, cétaient les illettrés, les 80 % de gens qui nallaient que très peu à lécole, ou pas du tout, et conservaient donc toute leur vie une culture de type oral. Entre la culture savante et la culture populaire, la différence était facile à voir. Aujourdhui où tout le monde est alphabétisé et majoritairement urbanisé, les choses paraissent plus compliquées et la « massification » a brouillé les cartes. Mais derrière luniformité apparente, il existe toujours le même fossé entre une culture délite, plus savante, et une culture de masse, partagée par la majorité de la population. Et ces deux cultures ne sont pas sur la même longueur donde. Et puis il faut dire aussi que le terme dart populaire peut avoir deux sens : tantôt il désigne la culture de masse (Walt Disney par exemple, ou le cinéma, la BD ou les jeux vidéo), cest-à-dire en fait une culture industrielle de pure consommation faite par des professionnels à lusage du grand nombre, tantôt, comme dans cette discussion sur lart brut, il désigne au contraire un art à dimension artisanale, fait par des non-professionnels qui baignent justement dans cette culture de masse quon a faite à leur usage. Ce qui ne va pas sans de multiples paradoxes, il y aurait toute une réflexion à faire la-dessus.
Ar. : Et que pensez-vous de ce parallélisme que lon évoque souvent entre art brut et art primitif ?
L.D. : Cest un vieux poncif, qui a la vie dure. Parce queffectivement lart brut a un côté primitif, au sens courant, mais pas au sens historique, anthropologique. Dès lorigine, on a fait le rapprochement entre les différentes formes dart brut lart spontané de certains malades mentaux, un certain art médiumnique, les créations dexcentriques autodidactes, etc. , et lart primitif, mais aussi le dessin denfant ou lart des cavernes. A chaque époque on reformule ce vieil amalgame. En fait, on mélange tout en plaçant lart brut dans une sorte de marge fourre-tout, que jappelle le tiers état de la culture, parce quil regroupe, pêle-mêle, des choses extrêmement différentes mais qui ont pour point commun de se trouver, pour une raison ou pour une autre, dans langle mort de lidéologie artistique dominante. Le « mainstream » comme on dit en Amérique. Dubuffet, cest vrai, a constamment suggéré que lart brut, au niveau formel, était un art élémentaire, un art modeste, rudimentaire, fait avec les moyens du bord, donc pas un art savant ni sophistiqué, mais sur ce point, il ne sest jamais explicitement interrogé, ni na cherché à tirer les conséquences du fait quon pouvait, justement, établir une différence entre divers degrés ou niveaux de complexité dans lart. Ce qui pose tout de même un problème fondamental. Mais surtout il a insisté sur le fait que lart brut était une forme quasi autistique de création, et que ses auteurs les plus frappants étaient socialement coupés de tout. Or si lart des sociétés « primitives », les sociétés orales « sans écriture », peut être parfois, techniquement parlant, assez sommaire, voire « brut » dans sa facture, il est le plus souvent au contraire plutôt habile, voire très savant, compte tenu du moins du niveau de développement technique de la société où il sinscrit. Et surtout, il obéit à un nombre considérable de contraintes et de règles sociales partagées, cest un art très codé, obéissant à des lois de transmission, donc pas spontané du tout. Je parle du moins de lart primitif traditionnel, pas de ce quil est en train de devenir sous le coup du déracinement et des changements de civilisation. Là encore, on mélange tout, esthétiquement et culturellement : un art primitif très rudimentaire et un autre très raffiné, qui nest donc pas fait par le même type de créateurs, tout comme on mélange, dans les salles dantiquités égyptiennes du Louvre par exemple, un art très populaire et un autre fait manifestement par de grands professionnels, mais sous prétexte quil sagit dart égyptien antique, on met tout dans le même panier.
Ar. : Culturellement, cest donc labsence dinsertion sociale qui caractérise la création dart brut ?
L.D. : Oui mais, encore une fois, à condition de préciser que cet autisme social de lart brut est le résultat dun déracinement culturel beaucoup plus général, qui est aussi à lorigine des révolutions de lart moderne, quoique dune façon différente. Cest la conséquence dune rupture profonde du tissu social qui a commencé en Europe avec la révolution industrielle, donc avec un changement de civilisation, et on peut penser que les mêmes auteurs, dans un contexte historique différent, sils avaient vécu à une époque culturellement plus homogène par exemple, auraient peut-être trouvé leur place dans un système de création partagée, comme les créateurs des sociétés primitives ou ceux de lart populaire dautrefois. La folie de lart brut à mon sens nous dit beaucoup plus sur la folie de notre époque en général que sur la folie des créateurs en particulier.
Ar. : Vous employez le terme anthropologique dacculturation à propos de lart brut. Pour quelle raison ?
L.D. : Lacculturation, au sens ethnologique, ne signifie pas être dépourvu de culture, comme le croient beaucoup de gens qui utilisent le mot avec un seul C, cela désigne plutôt lhybridation de deux systèmes culturels qui se rencontrent. Et à lépoque industrielle, il y a toujours une culture dominante, scientifiquement plus avancée, et une culture dominée. Cest par exemple un objet de tradition africaine mais qui intègre des plastiques ou des déchets industriels : le schéma sous-jacent est traditionnel, mais le matériau est dun autre système, ou alors, au niveau du schéma lui-même, il y a une sorte de collage de références. Par certains côtés, lart brut est lui aussi la résultante dun télescopage entre deux mondes, lun moribond, lautre naissant, et à côté de son archaïsme évident, on y trouve aussi une dimension très moderniste, futuriste même. Wölfli, par exemple, le classique de lart brut par excellence, était fasciné par les voyages dexploration, sur la terre ou dans le cosmos, dautres le sont par lélectricité ou les machines. Ou alors le geste est traditionnel, tailler le bois par exemple ou faire de la marqueterie, mais on y incorpore des éléments typiquement daujourdhui. Tous les cas de mélanges sont possibles, on pourrait écrire des tas de thèses sur le sujet. Cela dit, cest propre à tout lart du 20ème siècle, pas seulement à ce quy est devenue la création populaire, ce nest donc pas spécifique à lart brut.
Ar. : Pourquoi donc est-il si difficile dinscrire lart brut dans lhistoire de lart ?
L.D. : Cest la conséquence dun problème plus général. Ce qui manque, selon moi, à lhistoire de lart actuelle et à la façon décrire sur les créateurs, cest une vraie réflexion anthropologique sur notre époque, sur ce déracinement général, cette rupture de civilisation, qui implique une mutation des mentalités et des techniques à une échelle que lhomme navait plus connue depuis la révolution néolithique. Pour reprendre la classification commode de MacLuhan, avec les technologies digitales et la mondialisation numérique, on est en ce moment au paroxysme de la deuxième révolution industrielle, celle de lélectronique après celle de la mécanisation. Pour comprendre les enjeux souterrains de la création artistique daujourdhui, il faudrait prendre en compte lévolution des médias et des matériaux qui lui correspond, la mutation des croyances, des gestes, des métiers, qui accompagne cette transformation générale. Car la seule histoire de lart qui ne soit pas du baratin, cest ou bien, à un extrême, létude biographique des grands créateurs cest le pôle individuel , ou à lautre, - au pôle social lhistoire des techniques et des habitus culturels. Entre les deux, on ne fait que du faux texte et de la mauvaise littérature. On nexplique rien : on sécoute parler. Mais il faut dire quil ny a plus de vraie critique dart aujourdhui de critique, comme disait Baudelaire, « partiale, passionnée, politique » , il ny a plus que du promotionnel déguisé.
Ar. : Mais vous-même, pourquoi vous êtes-vous tant attaché à lart brut et à tous ses dérivés ?
L.D. : Bizarrement, je crois que ce qui ma toujours fasciné dans lart brut, cest la spiritualité sous-jacente, lespèce de foi obstinée, hérétique, inexplicable, qui anime les plus grands de ses créateurs. La foi à létat brut si on peut dire. Je ne suis pas collectionneur, je nai pas le sens de la possession. Cest la création qui mintéresse, le processus qui aboutit à luvre plus encore que luvre elle-même. Cest ça qui, dans lhomme, mérite dêtre encouragé. Dans lart brut il y a un désintéressement total où lindividu se met au service de sa création sans aucune autre considération. Cest un art de lextrême, qui touche le fond, il est lié au dénuement et à une sorte de gratuité ou de détachement qui est une bouffée doxygène au sein de cette société de consommation, dont on ne redira jamais assez à quel point elle est la négation de toute espèce de transcendance ou de grandeur humaine. Dubuffet, qui était pourtant un vieil agnostique nihiliste, parlait « des petits saints de lart brut ». Et cest vrai quil y a chez eux une pureté native, une volonté de retour à la racine et au cur des choses, fascinantes dans ce siècle très confus, mélangé, pervers, où la concurrence et le marketing à outrance brouillent la vision que lon peut avoir des finalités de lart et où les valeurs nont plus de sanctuaire ni de refuge. Dans lart brut lhomme joue sa peau, touche au mystère de son être au monde, affronte la dimension tragique de lexistence, il ne cherche pas simplement à fabriquer un produit vendable, comme un brocanteur ou un petit commerçant. Cest vraiment dautre chose quil sagit, et ça devrait servir de leçon à tous les artistes. En fait, mais on hésite à le dire, lart brut est comme une forme actuelle de lart sacré, et cest pour cette raison que Dubuffet avait voulu le préserver de latteinte du marché.
Ar. : Pourtant la fin de votre livre montre quil y a aujourdhui un marché de lart brut, et qui atteint même parfois des prix considérables aux Etats-Unis.
L.D. : Cest vrai, et cest en Europe un phénomène très récent. Il y a quinze ans, javais écrit pour Artension tout un dossier qui sappelait « Y a-t-il un marché pour lart brut ? » . A lépoque, il ny avait pas de marché. Depuis, les choses ont bien changé et jy ai moi-même paradoxalement contribué puisque Raw Vision est le vecteur principal des galeries dart brut dans le monde. Mais cette évolution était inévitable, comme était inévitable la reconnaissance de lart brut par linstitution, et donc sa « récupération ». Pour moi, ça nest pas ça lessentiel, laissons les morts enterrer les morts. Ce sont dabord les créateurs vivants qui mintéressent, la vraie création en train de se faire, à côté de laquelle on passe avec toujours la même indifférence, sans la reconnaître. Au pire, lorthodoxie nouvelle de lart brut sera, parmi tant dautres, une des formes de cet aveuglement. Et puis jaime aussi les environnements, qui ont besoin quon les protège après la mort de leur auteur. Là il ny a rien à vendre, rien à posséder : on est dans la poésie pure.
Ar. : Lart brut a-t-il donc un avenir ?
L.D. : Pour moi, il y a quelque chose dindéracinable dans cette forme de création, qui existera toujours sous un nom ou sous un autre. Quelque chose qui transcende lindividu et le traverse, et, ce faisant, même si cest par des chemins délirants en apparence, donne un sens éphémère au chaos ambiant. Chomo, que jai beaucoup fréquenté, et qui nétait pas au sens strict un créateur dart brut puisquil avait fait les beaux-arts, se disait « gardien des valeurs spirituelles à létat pur ». Il se considérait un peu comme le dernier des Mohicans, une sorte de survivant dune dimension essentielle à la société et à lhomme, détruite partout ailleurs par le système. Depuis les choses ont encore évolué. Nous sommes au-delà de la fin dun cycle, y compris pour lart brut qui parvient à une sorte daccomplissement, puisquil est maintenant reconnu, étudié, muséifié, agréé par le marché. Désormais lart brut est intégré dans le champ global de lart, il a donc le même destin que les classiques de la culture. Cest ce qui a rendu historiquement possible le bilan que jai entrepris, qui naurait peut-être pas été pensable il y a dix ans.
Entretien réalisé par Pierre Souchaud, le 18 septembre 2006
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Bientôt une Loi de défiscalisation
des achats duvres dart par les particuliers ?
un entretien avec les responsables de la MDA
Les artistes, les galeries, les acheteurs dart y pensaient depuis longtemps : pourquoi pas un loi toute simple permettant à chaque foyer fiscal de déduire par exemple 1500 par an, de leur montant imposable, pour achat doeuvres dart... Avec, bien évidemment, toutes pièces justificatives attestant quil sagit bien doeuvres dart réalisées par des artistes professionnellement déclaré.
Et bien, cest pour lapparition de cette salutaire disposition fiscale que La Maison des Artistes, association qui gère le régime de sécurité sociale de 40 000 artistes auteurs des arts graphiques et plastiques et compte plus de 15000 artistes professionnels associés, entend se mettre sans tarder à louvrage.
Elle organise au Sénat le 14 décembre 2006 un colloque réunissant, artistes, diffuseurs, parlementaires, économistes du marché de lart, juristes et spécialistes de la fiscalité afin de débattre de cette question et de former des propositions pour une Loi de défiscalisation.
Nous avons donc interrogé Rémy Aron et Didier Bernheim, respectivement Président et Président Honoraire de la MDA, sur les raisons et enjeux de cette action.
Artension : Il existe déjà des dispositions fiscales de cet ordre, qui favorisent plutôt les entreprises, les fondations et les grandes collections plus ou moins liées à linstitutionnalité...
Didier Bernheim : Oui, de telles lois existent et de grands progrès ont été réalisés dans le domaine du mécénat notamment, mais je crois quil faut maintenant compléter ce dispositif par une véritable Loi de défiscalisation favorisant plus spécialement la relation entre artistes et amateurs dart, afin de permettre à un plus grand nombre dartistes den bénéficier. Il est en effet nécessaire de développer également, à côté des grands dispositifs de diffusion, dautres chemins daccès pour que le public puisse approcher lart contemporain dans toute sa diversité.
Nous partons dun constat. Les achats de lEtat ou des collectivités publiques, au titre du soutien à la création, peuvent contribuer à la notoriété de quelques artistes, mais ne concernent-ils quun petit nombre délus. Si lon en croit le sondage publié par Artension, 1% des artistes serait concerné par laction institutionnelle. Même sil est difficile dans ce domaine dévoquer le principe dégalité des citoyens devant les charges publiques, il y a quelque chose de choquant à ce que le plus grand nombre des artistes soit exclu de la manne publique sur des critères de choix esthétiques parfaitement surdéterminés par une sorte de doxa dominante. Il peut difficilement en être autrement compte tenu du budget consacré aux arts plastiques qui est notoirement lun des plus faibles du Ministère de la Culture. Il est donc indispensable, parallèlement, de favoriser le développement de la relation privée et directe entre lartiste et le public . La fiscalité peut efficacement y contribuer. Une bonne loi de défiscalisation suppose un choix politique clair. Il existe de nombreuses techniques de défiscalisation qui peuvent être adaptées aux objectifs poursuivis. Ce que nous souhaitons cest une loi qui favorise laccès du plus grand nombre aux formes les plus diverses de la création et de sa distribution.
Ar. :Cette loi de défiscalisation concernerait donc le troisième marché, celui des particuliers : ce marché intérieur plus proche des individus?
Rémy Aron : Oui, elle intéresserait cette relation particulière qui existe
entre un amateur et une oeuvre, cette rencontre amoureuse de plaisir et de
désir , cet acte dappropriation qui est lexpression dune passion sans
calcul, et qui est laxe réel et principal dun véritable développement culturel. Cest cette relation que nous voulons faciliter de la façon la plus ouverte possible et sans aucun jugement de valeur sur la qualité esthétique de léchange, de telle façon quelle concerne tout le monde, tous les artistes, tous les galeristes, tous les amateurs dart quelles que soient leur tendances, leur appartenance socioculturelle et leurs affinités artistiques. Lenjeu, cest la libre circulation, la réinsertion, le réenracinement, la réappropriation dune richesse collective.
Ar. : Ne risque-t-on pas tout de même de voir reprocher à cette loi, de favoriser le
développement dune création de mauvaise qualité, du tout venant, de contribuer à une
régression généralisée de la création? Le Ministère de la Culture ne va-t-il
pas hurler à la démagogie, au populisme, sinquiéter de voir naître une
floraison quil ne juge pas conforme à ses critères darrosage sélectif?
R.A. : Je ne le crois pas. Je crois que tout le monde est conscient que la légitimation ne peut-être que le résultat dune maturation collective, large dans lespace et longue dans le temps. Cest ce qui se passait jusque dans les années 70, où le couple artistes-galeries conservait encore le contrôle des mécanismes de légitimation, avant que les grands systèmes ne sy ingèrent comme on le sait.
Il faut que l État comprenne quil peut jouer un rôle moteur dans cet indispensable processus de redistribution des rôles, en favorisant la diffusion des uvres de tous types et de tout niveau, et en facilitant toutes les appropriations possibles. Car cest avec cette libre dynamique que se mettront en place naturellement, les bons et justes mécanismes de légitimation. LÉtat peut et doit donner les moyens de cette libre confrontation, qui sera libératrice et enrichissante à tous égards.
Ar. : Est-ce donc une idée de démocratisation qui inspire cette loi?
R.A. : Oui, le vrai enjeu, cest bien la démocratisation, en partant de cette idée que cest toujours du libre jeu démocratique que naît la bonne reconnaissance des valeurs de toutes sortes, quelles soient humaines ou artistiques, et jamais des systèmes
hégémoniques qui se sont tous historiquement plantés en voulant imposer
leurs critères dévaluation. Lart a toujours souffert, comme les hommes, dans les régimes dictatoriaux ou anarchiques. Lartiste est un citoyen comme les autres et il aspire aussi dans son domaine à des règles démocratiques. La liberté sous-entend lordre et la justice qui sont les conditions de la liberté créative
Ar. : Voilà pour le fond, mais dans la pratique immédiate?
R.A. : Et bien, cette loi de défiscalisation va entraîner notamment - non pas par coercition, mais par incitation - la diminution, voire la suppression du travail au noir. Davantage dartistes vont se déclarer professionnellement et participer à la solidarité nationale et cela va faire rentrer de largent non seulement dans les caisses de la sécu mais aussi dans celles du fisc.
Ar. : Il sagit donc dun cercle apparemment très vertueux... Alors à quel endroit, hors des probables réticences du Ministère de la Culture, pourrait-il bloquer ? Fiscalement par exemple?
D.B. : Je ne crois pas que le Ministère de la Culture soit réticent à un tel projet. Depuis plusieurs années nous en parlons, avec les conseillers du premier ministre, avec ceux du ministre de la culture, avec les parlementaires et à chaque fois nous rencontrons un réel intérêt et une volonté dapprofondir la question. Nous buttons seulement sur une question : « Combien ça coûte ! » Cest évidemment au niveau du Ministère du Budget quil faudra convaincre. La Loi PONS qui permettait la défiscalisation de certains investissements dans les départements et territoires dOutre Mer a laissé de mauvais souvenirs. Elle a la réputation davoir coûté très cher à lEtat. Dans sa première version elle a donné lieu à des abus, mais elle a été corrigée par la suite et un audit réalisé par un grand cabinet international a montré que si lon prenait en compte son impact économique, en particulier sur les entreprises et lemploi, le bilan était globalement positif. Indépendamment de laspect culturel du projet, le développement du marché de lart dans toutes ses composantes, cest aussi plus de revenus fiscaux et de cotisations sociales payés par les artistes et les diffuseurs et moins de RMI. Lun des éléments important de notre réflexion est la prise en compte du chiffre noir du marché de lArt que, par définition, nous ne connaissons pas, mais qui est certainement très important. Certaines études ont évoqué le chiffre de cent mille artistes dans le domaine des arts plastiques, si lon met à part les graphistes, cest trois à quatre fois plus que le nombre dinscrits à la Maison des Artistes. Lorsque je parle de chiffre noir du marché je pense notamment au chiffre généré par ce que les artistes appellent, « la concurrence déloyale des amateurs », qui est une forme de travail au noir. Lintroduction de mesures de défiscalisation générera nécessairement une transparence qui contribuera à réduire considérablement ce marché parallèle et à produire des recettes qui échappent actuellement à la solidarité nationale. De même que les procédures dagrément, liées à la défiscalisation, permettront de consolider la situation des galeries qui, à côté des nouveaux moyens de commercialisation, continuent de faire un travail essentiel pour de nombreux artistes. Cest aussi un moyen de reconsidérer la relation artiste-galerie.
Ar. : Cela suppose un gigantesque effort de prise de conscience de la part du Ministre
et de ses services... pensez-vous quil le pourra?
R.A : Oui, je le crois. Si lon crée le mouvement, il ny a pas de raisons que la Ministère ne suive pas. Tout le monde ressent la nécessité dun renouveau, dun déblocage et dune remise en ordre dans un territoire où règne linjustice et lincohérence. Je pense donc que ce projet de loi devrait séduire beaucoup de monde , y compris dans les milieux institutionnels.
Je crois aussi que le moment est propice, voire historique, à 6 mois des présidentielles, et des ruptures annoncées pour loccasion, aussi bien à gauche quà droite. Tout le monde se rend bien compte que si cette loi passe, elle donnera une formidable impulsion à la création artistique en ce pays, et ceci, chose inédite, sans aucun coût financier.
Ar. : Et les artistes, les galeristes, y croient-ils ? Vont-ils se mobiliser pour obtenir cette loi?
R.A. : Jen suis sûr. Il y va de leur survie, de leur retour à une juste place dans la société, du respect quon leur doit, de la fin de cette commisération générale dont il sont lobjet. Lobtention de cette loi sera le résultat dun travail collectif, avec eux. Ce sera pour eux loccasion de réintervenir dans leur propre domaine, de se réapproprier leur territoire, dêtre actifs, responsables, et de sortir enfin de leur situation de précarité assistée. Ce sera donc une chose à inventer tous ensemble. Alors oui, je crois que les artistes, quils soient affiliés ou non à la MDA vont se sentir concernés et comprendre les enjeux de cette action de la MDA. Quand aux galeristes, il verront leur chiffre daffaire se multiplier et cela facilitera le travail prospectif quil accomplissent héroïquement, tant pour la promotion des nouveaux artistes que pour le développement du public de lart daujourdhui.
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La transgression
et alors ?
Un entretien avec Jean-Philippe Domecq * -
*dernier ouvrage paru : La Situation des esprits art, littérature, politique, vie (entretiens avec Eric Naulleau, éditions de la Martinière)
Artension : LHistoire récente de lart se présente comme une succession de ruptures et de transgressions des codes, des valeurs, des modèles établis : tout cela au nom de la liberté créative, de la modernité et du progrès. Or cette transgression est devenue de plus en plus formelle et systématique. En se vidant de contenu et de nécessité intérieure, elle sest transformée en une sorte desthétique de lextrême, du record indépassable, de lencore pire, de lencore plus absurde ou inepte ou immoral ou scabreux ou morbide, etc... Comme si cet extrémisme était nécessairement inclus dans une logique hégémonique. Êtes - vous daccord avec ce constat et cette idée ?
Jean-Philippe Domecq : Disons que cette tendance est devenue une tendance lourde, et jemploie ladjectif dans tous les sens du terme. Avec lidéologie esthétique de lavant-garde en effet, il sest agi avant tout de rompre avec les acquis ; davant-garde en avant-garde, on a rompu avec les éléments antérieurs, tous les éléments antérieurs ; bientôt avec les seuls éléments constitutifs de lavant-garde immédiatement antérieure ; et nest plus restée que la transgression systématique, au niveau des limites des langages artistiques et des sujets moraux. Cest là une fin logique : le principe de rupture sétant autonomisé, on en est venu à rompre pour rompre.
Vous parlez de ruptures formelles... si encore cétait cela! En réalité, le problème nest plus une question de forme, qui semble largement évacuée du discours critique pour être remplacée par limpératif de rupture autarcique. En fait, il ny a plus dinvention formelle . On a beau jeu de dire quil y a aujourdhui mille manières de faire inédites, mais ce nest pas pour autant quon a inventé une forme. Lartiste peut certes tout faire avec nimporte quoi ce qui, en soi, na rien de positif ni de négatif -, mais autre chose est de créer des mises en forme réellement novatrices .
On est passé dune lutte contre le formalisme académique à une acceptation systématique de toute proposition artistique dès lors quelle se présente avec une apparence extérieure dinédit, de jamais fait, jamais tenté.
Ar : Est-ce labsence de contenu ou de nécessité intérieure qui fait quil ny ait plus de mise en forme, et quil y ait cette surenchère dans le plus nouveau, lexcessif, le transgressif
J-Ph. D. : Il y a une logique de lincessant passage à la limite, toujours par rapport à ce qui fut fait antérieurement. Jusquoù pourra-t-on aller dans le dérangeant pour prouver que du seul fait quon dérange, on se situe par rapport à lart, on le questionne : tel fut lultime ressort et spasme de lArt sur lart.
Ce que lon constate, cest que cette rupture pour la rupture, qui a généré cette tendance à faire de la subversion un système, a conduit à un évidemment-évitement de la nécessité intérieure, a conduit aussi à un épuisement du dérangeant, à lannulation de tout sentiment de surprise ou de découverte. On attendait le subversif, il y était, et alors ?
Cette tendance à la transgression systématique, qui pose léternel questionnement de quest-ce que lart aujourdhui?, est finalement très appauvrissante dans sa répétition en boucle, en abyme.
Ar. : Ne pensez-vous pas vous aussi que cet empilement de questions sur la question perd son objet initial et devient comme un château de cartes, toujours plus haut, toujours plus acrobatique? Inquiétant, non?
J-Ph. D. : Cest un diagnostic qui est fait depuis longtemps, dans Artension par exemple, et qui paraît juste.
Au fond, ce qui se passe correspond à ce qui doit logiquement se passer avec toute nouvelle idéologie esthétique. Lidéologie de lâge classique a eu sa période de floraison et sa période dextinction, même chose pour le romantisme, labstraction, etc. Aujourdhui on assiste aussi à la fin de lart du contemporain, que jappelle aussi le Récentart dans mes livres. A la fin dune idéologie esthétique qui a été soumise à limpératif de la rupture, de la transgression. Et même si les plus connus des artistes et critiques prétendent ne plus en être, quils le veuillent ou non ils y sont encore, leur conservatisme novateur aidant, ils sont dans cette queue de comète idéologique qui a imposé le critère du récent au lieu de lintense, du sublime, du beau.
La transgression sinscrit dans le rapport quentretient notre art contemporain avec le temps. Un art qui cherche plus ou moins consciemment le toujours plus contemporain, réduit inévitablement son champ de prospection de la contemporanéité réelle. Lart contemporain occupe une zone de temps très étroite et toujours plus étroite, dans un segment de temps réduit par la nécessité même de transgresser au plus vite ce qui a été récemment transgressé.
Ar. : Est-ce que ce processus propre au champ artistique correspond à un phénomène du même ordre dans le champ social ? Une même course qui saccélère à mesure que son sens, son objet, sa finalité sont lâchés dans laccélération
J-Ph. D. : Dans le livre dentretiens avec Éric Naulleau, La situation des esprits, je fais le lien avec une situation historique globale caractérisée par la perte du sentiment historique. Après la faillite de certaines grandes idéologies politiques, les esprits - assez faibles sans doute - en ont conclu quil ny avait plus didéologie à inventer, partant plus despoir possible, donc plus davenir;
Certes, le système qui sest développé est un système qui encourage le court terme, et qui dilue la vision de lavenir. Il sagit de consommer pour consommer. Cest la loi du marché, qui se trouve fort bien dun art qui ne mange pas de pain, qui nengage pas la vie en profondeur et dans sa durée.
Or lhistoire est loin dêtre close, lindividu minimal du soi-sans-lautre na quun temps dont on voit déjà la fin et qui na pas tué lhumanité. Ainsi, dans la logique de cette société qui exténue son environnement, sont en train dapparaître des grands problèmes de solidarité mondiale et les remises en question vont aller plus vite quon le croit dans tous les domaines y compris artistique.
Ar. : Ce qui se passe en art est indexé sur ce qui se passe ailleurs et cette course vers lextrême, lindépassable, le record est dans la logique des grands mécanismes de ce temps, économiques, politiques, médiatiques. Le mécanisme de lart contemporain est-il du même ordre ?
J-Ph. D. : Tout à fait. Il y a congruence. Il y a en effet indexation, plus ou moins directe, plus ou moins latérale ou frontale selon les périodes, entre lart et le social en profondeur. Mais, fort heureusement, lart transgressif dominant ne tue pas toutes les formes dart, même sil les fait ployer... Comme léconomie de marché mondial na pas tout défolié, et laissera apparaître de nouveaux modèles socio- économiques.
Le rapport de la société daujourdhui et de cet art qui se veut tellement daujourdhui, entre dans le cadre dun aménagement du territoire, cest lart entertainement des grands investisseurs et des spéculateurs mondiaux. Lépoque a les mécènes quelle mérite : les Pinault ou Saatchi...
Ar. : Saatchi, grand communicateur, grand provocateur, grand dérangeant, grand subversif et arbitre international du bon goût et de la vertu artistique... Au fond cette transgression façon Saatchi, nest-elle pas tout simplement et tout bêtement argument et stratégie de marketing ? Autrement dit vesse médiatique?
J-Ph. D.: Vous avez remarqué quon vante la collection de Pinault parce quil aurait acquis tous les artistes réputés des dernières décennies. Là est exactement le problème, car on ne saurait mieux dire que ce collectionneur achète tout ce qui se fait mais son goût, là-dedans ? Il nen a pas, même pas un mauvais goût. Ses choix ? Il nen fait pas, parce quil ne veut en faire, son propos est souverainement spéculatif, il prend le lot et, dans le tas, il y aura bien des pépites que le temps entérinera, gage-t-il. A condition que lHistoire, et son récit futur de lart, reste faite par ceux qui font penser les Pinault.
Ar. : On a limpression que la réflexion sur les changements nécessaires dans le domaine artistique est en retard sur celle qui commence à se faire dans le domaine économique. Alors que cest dans lart que devrait apparaître les premiers signes de changements des valeurs. Là encore lart contemporain semble en retard sur la contemporanéité véritable.
J-Ph. D.: Cest vrai. Lart doit être le révélateur des mutations humaines profondes et cest bien ce qui sest passé avec le surréalisme par exemple dans la période charnière du début du siècle. Dans toute lEurope alors, des artistes particulièrement productifs et inventifs ont fourni lélan et les formes pour repenser tous les autres champs de la pensée humaine, tant sur le plan social que politique et psychologique puisque la psychanalyse faisait son apparition dans la même période.
Mais il faut croire que nous sommes aujourdhui en période de basses eaux historiques, où lart est plutôt en retrait dans cette perspective de renouvellement de la donne. Un art fortement conservateur, en somme, et le paradoxe fait sourire.
Ce qui est frappant et paradoxal, cest que lart qui se veut à la pointe de cette accélération du temps, piétine dans sa dite contemporanéité, et reste très en retard par rapport à ce qui agite nos pulsions individuelles et collectives. « Ça commence à bien faire, si je puis dire. On a limpression quil se passe des choses beaucoup plus intéressantes et prospectives ailleurs.
AR: La récente parution du livre de Paul Ardenne : Extrême - esthétiques de la limite dépassée(1), qui est une grande récapitulation des postures extrêmes et transgressives en art et ailleurs, est-elle à voir comme une pause pour un bilan, un signe dessoufflement?
J-Ph. D.: Loptique de ce livre reste conservatrice par insuffisance desprit critique à légard de ce quil détaille avec précision. Il décrit cet art de laccélération du temps, mais en même temps, ne se rend pas compte quil décrit la situation globale comme si lon était dans les années 1860, quand samorçait le grand affrontement entre les novateurs et lacadémisme grand public. Alors quaujourdhui le grand public est beaucoup mieux informé et ouvert. Ouvert à tout, même, sans grand discernement dans lensemble.
On ne peut continuer dopposer de façon simpliste laxe de laccélération de lhistoire et laxe du frein, sans que lon sache bien dailleurs où se situe laxe freinant , « réactif » , voire « rétrograde »... Trop de propos de critiques dart, qui sont censés nous faire prendre du recul par rapport à la situation, en réalité nous y enfoncent en reprenant très exactement le postulat de laccélération de lhistoire et le vieux schéma du combat entre novateurs et conservateurs, qui nexiste plus en réalité.
Car lart se renouvelle non pas par réaction à la pensée dominante, mais par des biais qui prennent en compte lépuisement de lidéologie esthétique antérieure. Il ny a pas combat entre le pour et le contre, il y a simplement quelque chose qui sépuise de soi-même, par sa propre accélération, par son propre excès, par son inflation.
Reste que cette inflation transgressive a encore de fâcheux effets désherbants tout autour, même après leur épuisement.
AR: Ce livre na-t-il pas tendance à dénier ou ignorer lexistence des autres champs de la création, où justement la problématique quil soulève ne se pose pas ?
J-Ph. D.: Sil peut affirmer, quau-delà de lextrême, il ne voit rien venir et que lhistoire est finie, cest bien parce que l idéologie dominante et extrèmiste quil exprime a fait son effet... jusquau bout. De toute façon, dès lors que lon se fixe sur lunique schéma de la lutte de lexcès contre le réactif, on naccorde guère de crédit à ce qui sort de ce schéma.
Cela étant, les uvres fortes, celles qui vont nous ouvrir vraiment un autre temps, un autre espace, seront celles qui vont faire un pas de côté par rapport à lextrêmisme de lidéologie dominante, qui ne se situeront pas dans un après ou un avant, dans un encore plus ou encore pire... mais à côté.
On pourrait même espérer déboucher sur plusieurs types de sensibilités esthétiques et non pas une seule qui serait dominante et mondialisée.
AR: Certains disent que la transgression en art est dépassée, et que la mode serait maintenant à lhybridation... quest-ce-que vous en pensez?
J-Ph. D.: Cest une traduction sur le plan de la production artistique de ce qui sest beaucoup dit sur le plan des cultures et des nouvelles images : le métissage culturel, la combinaison inédite de différents langages. Pourquoi pas ? On jugera sur pièces, et non ex-cathedra .
Ar. : Peut-on espérer que se mettent en place dautres systèmes de légitimation de lart, non plus fondés sur la violence transgressive, ni sur la performance inhumaine, ni sur la vitesse accélérée, mais sur la douceur, la lenteur, la densité intérieure... dans la perspective dun art à développement durable ?...
J-Ph. D. Je nai aucun a priori. Surtout pas, quand on sintéresse à lart vif.
AR : Le journal Libération, dans son numéro du 20 novembre,consacre sa une de couverture et deux pages intérieures au procés intenté pour pédopornographie, à une exposition intitulée " L'enfance de l'art", qui eutlieu à Bordeaux en 2001. Libération soutient "courageusement" la liberté de s'exprimer et de "déranger", et stigmatise les ligues morales et les "talibans" de la vertu. Où sont à votre avis les talibans de la vertu esthétique?
J-Ph.D. : Je suis lassé de ces faux débats où les uns veulent censurer ce qui est inadmissible évidemment et les autres crient quils sont censurés ce qui est faux, à lâge du tout est permis surtout si ça transgresse. Ceux qui jouent les inquiets et censurés interdisent du même coup et cest le but autant que le résultat - toute discussion sur la portée réelle et la qualité des uvres en question. On a vu cela à New York, il y a sept ans, lorsque le maire Giuliani fit interdire une uvre effectivement inepte dans la provocation, ou lan dernier à Paris avec Hirschman et le Centre culturel suisse, et aujourdhui avec laffaire de Bordeaux, où il nest toujours pas question du ridicule, tout simplement le ridicule des uvres que les censeurs ont bien tort dattaquer sur le plan moral. Bref, on est dans le faux débat où luvre nest jamais évaluée esthétiquement, un tant soit peu finement.
Propos recueillis par Pierre Souchaud , le 19 11 2006
Paul Ardenne Extrême. Esthétiques de la limite dépassée. Editions Flammarion
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Le discours de lart
au grand marché de la transgression
Par François Derivery
Léconomie de marché dominerait-t-elle définitivement « notre » monde ? Lhistoire est-elle réellement arrêtée ? En tout cas cest bien parce que ce monde recèle toujours des oppositions et des résistances au « tout marché » que le néolibéralisme a besoin de produire une idéologie pour justifier sa domination.
Discours sur lart ou discours de lart ?
Dans « La puissance dexister », Michel Onfray parle du « discours théorique sur lart contemporain ». La question est de savoir si ce discours institutionnel et récurrent porte sur son objet un regard distancié et critique, et donc sil est théoriquement crédible, ou si, comme tout semble le montrer, il sinscrit au contraire, sans souci dargumentation, comme le prolongement publicitaire dobjets déjà adoubés ?
Si tel est le cas il faudrait parler de discours de lart et non pas de discours sur lart. Dès lors à quoi correspond cet effacement ou cette censure du théorique qui doit néanmoins sintituler « théorie » ? Cette contradiction est au centre de la question de « lart contemporain » . Toute lhistoire montre quil ny a pas dart sans théorie de lart explicite ou implicite. Quest-ce donc qui relie ce discours théorique en trompe-lil à son objet, et qua-t-il de si important a cacher ? Quelle est, en résumé, la logique de cette usage systématique de lillogisme ?
Economie du recyclage
Léconomie de marché dominerait-t-elle définitivement « notre » monde ? Lhistoire est-elle réellement arrêtée ? En tout cas cest bien parce que ce monde recèle toujours des oppositions et des résistances au « tout marché » que le néolibéralisme a besoin de produire une idéologie pour justifier sa domination. Dans le domaine de lart comme dans les autres cette idéologie se donne la forme dun « discours » qui théorise lillusion pour occulter la réalité.
Comme « limage écran », dont le rôle a été mis en évidence par Freud , lidéologie est une construction fictionnelle qui renvoie à un refoulé. Pas didéologie quand il ny a rien à cacher. La peinture des aborigènes dAustralie nest pas une idéologie car elle est traditionnellement leur explication du monde. Quand « lidéologie » coïncide avec lexpérience ce nest plus une idéologie.
Ainsi se dessine la fonction de lidéologie comme discours de déni de la réalité. La forme privilégiée de ce déni est la fiction, le récit mythique. Celui de lart contemporain est bien connu, il sagit de la prétendue « révolution duchampienne » qui fonde, à travers la déification du ready made, la démarche emblématique de lart contemporain : le prélèvement.
Luvre de Duchamp na rien à voir, ou très peu, avec son exploitation postmoderne. En effet le projet de Duchamp était signifiant, à linstar de celui de lart moderne dans son ensemble. Ce nest pas le cas de lanti-projet « contemporain ». Duchamp était un technicien de la mystification et il a exercé ses talents aux dépens dune officialité de lart qui pour sauver la face et aussi pour donner une légitimité à la postmodernité en gestation et au lancement de lart de marché a pris ses propositions au pied de la lettre et au premier degré et en a tiré une pseudo théorie de lart comme simulacre de lart.
Toutefois quand Onfray parle dans son livre de schizophrénie sociale il ne se réfère pas à ce récit mythique des origines de « lart contemporain » mais à la prédilection de ce dernier pour, dit-il, les aspects les plus négatifs de « notre » société capitaliste. Cette prédilection apparente pour le négatif a pourtant une fonction idéologique roborative et euphémisante ; les profits que retire léconomie néolibérale du recyclage du négatif en positif ne sont pas seulement financiers, ils se donnent volontiers un alibi moral, du marché de la dépollution au commerce de lart. Quand au banquier qui accroche dans son salon un portrait de Lénine il a la satisfaction de savoir et de montrer que largent a toujours le dernier mot. Le capitalisme promet la victoire finale du bien sur le mal et par conséquent la rédemption des crimes commis en son nom.
Dans léconomie du « prélèvement » lappropriation du déchet est plus facile, plus rapide et moins coûteuse que la production dun objet artisanal ou manufacturé. Exploitant en outre un registre que le bon goût des possédants refoule il offre un bon rapport qualité-prix. Il ne sagit pas pour autant de « subversion », car le geste symbolique de défi que la promotion « artistique » du déchet a pu un temps constituer est devenu conventionnel. Pour se signaler efficacement il faut transformer le matériau et pour cela disposer de fonds personnels ou de sponsors. La réalisation dune « pièce » denvergure, commandée sur plan et réalisée en usine est réservée à des artistes riches et bien en cour, symboles de la réussite artistique, comme J. Koonz, D. Hirst, M. Cattelan et dautres, qui ont les moyens de leur « visibilité ».
De léconomie du don à léconomie marchande
Parallèlement, les moyens de persuasion et de pression dont dispose linstitution artistique ont permis de régler définitivement la question de « lesthétique », qui sefface devant dautres critères. La forme « contemporaine » de lesthétique est le spectacle qui, ostentatoire et violent, désorganise les consciences et fait passer le message officiel. Pour que le « laid » devienne « beau » ce qui se traduit en termes « dévidence artistique » , il suffit donc là encore dy mettre les moyens. Ce même principe garantit la viabilité artistique potentielle de nimporte quelle proposition. Le marché ne risque pas de manquer de matière première.
Néanmoins, les fastes de lArt spectacle ne peuvent se passer, comme le marché lui-même, dune justification éthique, et cest ici quintervient le discours de lart, et sa conception particulière de la « théorie », consistant à redoubler par une métaphore verbale poético-délirante lobjet quil sagit de promouvoir, tout en évitant de sengager sur le terrain miné de la signifiance, cest-à-dire de laveu de ses véritables mobiles. La peur du sens sous-tend le discours de lart contemporain et détermine sa forme comme métaphore verbale de lart contemporain lui-même.
Ce discours qui se donne pour théorique est le symptôme de la contradiction et du refoulement qui le fonde. Il sagit de combler par un fantasme autojustifiant recours à « Duchamp » et revendication dune « liberté de création » tout aussi utopique le fossé éthique et psychologique qui sépare lart contemporain de lart au sens historique du terme. Ce dernier en effet relève dune économie du don et non pas dune économie spéculative et marchande. Lenjeu de ce discours est la survie dune croyance en lArt qui bénéficie au premier chef à « lart » contemporain qui est lalibi et le fond de commerce de lensemble de linstitution artistique..
Le silence est dor
Verbaliser : penser, articuler dans le langage. La verbalisation a une fonction de vérité et de production de sens dont la subversion réelle dénonce à tout moment les subversions convenues de lart de marché. La censure du verbe dans sa fonction critique explique lésotérisme délirant du discours officiel de lArt, et son agressivité de parade, aussi défensive quoffensive. Aux mains des politiques le récit fabuleux est un outil de domination qui sapplique à tous les domaines et en particulier à la culture. Les Etats-Unis lont théorisé les premiers : cest le storytelling, méthode utilisée pour conditionner électeurs et acheteurs et leur vendre à peu près nimporte quoi.
Constituer en mythe des événements, des individus ou des produits ne présente pas seulement lintérêt de refouler la réalité à larrière-plan, en particulier la réalité de la production, mais dêtre et sans doute aussi pour cela un excellent argument de vente. Dans la culture redéfinie et re-paramétrée à laune du spectaculaire, le mythe de « lindicibilité de lArt » est soutenu par la quasi totalité des artistes, quils soient reconnus ou rejetés par le système. A travers la condamnation du verbe perturbateur lutopie dun Art « libre et universel » protège de la réalité. Les contradictions sociales persistent en effet, de même que les oppositions de statut entre artistes. Lidéologie artistique réussit ainsi le tour de force de reconstituer autour de la défense du marché, de ses « valeurs » et de son Art lunité illusoire mais efficace dun « milieu » artistique qui, en raison de son militantisme, avait été lennemi à abattre des politiques culturelles depuis Pompidou. Le mythe de lArt, dans sa version officielle et médiatisée conduit ainsi lartiste à coopérer « naturellement » avec le système. Comme le note un observateur : Entre une originalité mise en scène pour des raisons stratégiques et un mutisme pathologique, lindividu inclinera à développer un rapport de plus en plus marchand à lui-même et aux autres.
Tout récit, tout discours se donne pourtant à lire, pour peu quon sy attache, au-delà des effets dintimidation. Il en va de même dun discours artistique particulièrement mystifiant mais qui révèle toujours sa logique de déni à travers un usage récurrent et immodéré du lapsus. A propos de lartiste américain Jason Rhoades, mort récemment, qui avait exposé à Beaubourg une installation de bidons de forme phallique remplis dexcréments, Harald Szeemann, commissaire de la Biennale de Lyon 1997, écrivait : « Il est généreux , riche didées et dassociations, drôle, avide de consommer sans pour autant succomber à la valeur de la possession. »
Le commentaire est moins anodin quil ny paraît puisque ce qui est dit en substance cest dabord que cest son comportement qui fait la « valeur » de lartiste plutôt que ses uvres, qui en sont le prolongement ou lillustration. Ainsi, en refusant de « succomber à la valeur de la possession », et « riche didées » à défaut dêtre fortuné, lartiste dit « merde » aux possédants, ses acheteurs potentiels, et trouve dans cette attitude même la « matière » de son uvre.
Loxymore renchérit sur la tautologie
« Provocation » rituelle et attendue, organisant désormais les relations entre lartiste et le monde de largent, depuis que « lart » est devenu avant tout affaire de « visibilité », et dabord de visibilité mondaine.
« Ses installations sculpturales poursuivait le commentateur sont profuses, à tout point de vue, mais elles sont aussi composées avec intelligence dune manière intuitive, de telle sorte que chaque objet trouve sa place dans un système plus large. »
La première impression est celle de la confusion mais chaque affirmation est suivie aussitôt de sa négation. Loxymore renchérit sur la tautologie. « Composé » annule en effet « profus » et « intelligence » corrige « intuition ». Il nest pas question dinterroger les objets eux-mêmes au risque de devoir mettre à nu leur vacuité. La protection de leur inviolabilité garantit leur statut en même temps que leur crédibilité marchande.
De façon plus générale les commentaires de ce type démontrent la difficulté de lexercice qui consiste à parler de X ou à faire la promotion de Y non pas en argumentant ce qui serait compromettre inutilement à la fois lartiste et le commentateur mais en essayant de faire passer du non-sens pour du sens. Ce qui est essentiel cest de ne rien dire, tout en donnant limpression de dire quelque chose. Doù cette conclusion dun universalisme abscons en soi inattaquable : « Dans ce tout théâtral, lobjet endosse une fonction dappel au sein de lalliance du tout vivant et chromatique, qui englobe tous les éléments de tous les médias ». Tout est dans tout
et réciproquement !
Le processus de verbalisation est et a toujours été au centre de la pratique artistique, comme la forme dynamique de sa relation à lautre. Le rapport de lart au verbe nest ni indifférent ni négatif, et encore moins destructeur : il est seulement structurant. Sans verbalisation des émotions et des images pas de psychanalyse, mais pas non plus de pratique artistique. La censure organisée et systématique de ce procès de sens distingue la période artistique « contemporaine » de celles qui lont précédée.
« Art contemporain » : il sagit daborder ce concept néolibéral à partir de son contexte économique et culturel, cest-à-dire de façon critique, et non pas hors contexte, en acceptant le principe de son achèvement, de sa pérennité et de son autisme statutaire. Les uvres restent nourries par la contradiction : elles le refoulent seulement plus ou moins.
Comme dans lanalyse du rêve « Lhomme aux loups » (cf. Cinq psychanalyses).
Le ready made nest quun moment dans luvre de Duchamp, qui a toujours compris lart, quel que soit le matériau utilisé, comme une pratique de sens.
« Les gens adorent les histoires » (R. Reagan).
Pour un historique et une analyse de ce conflit, cf. F.D. LExposition 72-72, E.C. éditions, 2001.
Axel Honneth, Le Monde, 10.11.06.
A lexposition « Dionysiac ».
Le Monde du 6-7.08.06.
Id.
50-
Table ronde :
Les artistes, peuvent-ils enseigner lart ?
Comment aborder ce problème, insaisissable, récurrent, central, de lenseignement des arts plastiques ou de « léducation artistique » ?
Pourquoi ne pas le faire avec les artistes qui sont admettons-le les premiers concernés ?
Nous tentons donc ici dempoigner cette question avec des artistes au solide parcours et qui ont su mener de front création personnelle et enseignement, qui ont pu ou non concilier les deux.
Cest un vaste problème, quils formulent sans langue de bois incantatoire, pour aller au fond peut-être, sans prétendre à la rigueur exhaustive, dans ce domaine où justement lincertitude, la surprise et même lerreur sont le plus productives de « vérité ». P.S.
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Vincent Bioulès est né en 1938. En 1969, il fonde le groupe ABC Productions dont le but est de est de montrer l'incapacité des structures traditionnelles de diffusion de l'art face à l'art contemporain. Il est l'inventeur du nom Supports/Surfaces, groupe dont il est un des animateurs principaux. Il rompra avec le groupe en 1972. Au milieu des années 1970, il abandonne l'abstraction et revient à la peinture figurative par le biais du portrait et du paysage. En 1982, il devient professeur aux Beaux-Arts de Nîmes, en 1988 aux Beaux-Arts de Montpellier et, pour finir, en 1991 à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.
Christophe Ronel est peintre et agrégé en Arts Plastiques. Membre de jurys tels le Capet et lAgrégation, il enseigne à lENSAAMA Olivier de Serres à Paris depuis 1990.
Claude Viallat est né à Nîmes en 1936. Membre fondateur de Supports/Surfaces,
Les oeuvres de Claude Viallat ont été exposées dans la plupart des lieux dEurope, dAmérique et dAsie, et figurent dans la plupart des grandes collections publiques et privées. Il a été successivement professeur dans les écoles des Beaux-Arts de Nice, Limoges, Nîmes et à lENSBA Paris.
Michel Tyszblat est Né en 1936.
Plutôt autodidacte, ce peintre a reçu les enseignements dAndré Lhote en 1956 et de Robert Lapoujade en 1960. Il enseigne depuis 1982 les arts plastiques et lhistoire de lart contemporain, à lécole darchitecture de Versailles. Il a été membre du jury du Prix de Vitry de 1973 à 1990
Rémy Aron est peintre et Président de la Maison Des Artistes
Pierre Saiet est Inspecteur Général de lenseignement des arts plastiques en Lycées et Collèges pour lAcadémie de Caen
Moucha, né en 1942 en Tchécoslavaquie, est peintre et vit en France depuis 1968. Il a enseigné aux Beaux-Arts de Besançon et de Saint Etienne de 1971 à 1990.
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1-« Si tu peux faire quelque chose, fais-le
si tu ne peux pas, enseigne-le », disait James Joyce ; La formule est un peu « rapide », mais soulève un problème de fond. Lartiste peut-il, doit-il , enseigner lart?
Vincent Bioulès : Lorsque Joyce parlait ainsi, il pensait à la littérature. Il avait raison de ne pas confondre lécriture et lenseignement de la littérature qui sont deux domaines bien séparés. Par contre, il ne tenait pas compte par exemple du fait quon ne peut écrire une seule note de musique sans avoir appris le langage de la musique, pas plus quon ne peut ni peindre, ni sculpter, sans être familiarisé avec les outils et les techniques.
On est un bon ou un mauvais pédagogue. Cela na rien à voir avec le talent. On peut dire cela des artistes , mais aussi des professeurs danglais ou de tennis. Il y a des gens qui aiment transmettre ce quils savent et faire partager leur enthousiasme, et dautres pas.
On peut bien évidemment enseigner lart. Et ce sont ceux qui aiment leurs semblables qui peuvent le faire avec le plus defficacité.
Christophe Ronel : Le fait denseigner nest pas une nécessité dans un cheminement artistique, dailleurs, je ne connais pas de règles établies définissant lartiste.
Dans tous les cas, créer et enseigner résultent de deux processus résolument distincts. Pour ma part, cette activité parallèle à ma pratique de peintre mapporte en premier lieu un recul bénéfique sur mon travail et mes obsessions picturales et surtout, lhabitude dorganiser ma pensée autrement, de structurer pour des étudiants et pour moi-même ce qui dans ma pratique est de lordre de linstinct, de linformulé, du jaillissement et de linconscient.
Cela me paraît être un exercice de style stimulant et constructif. Je trouve là une forme doxygénation, de respiration. Professeur dart et peintre, cest être tour à tour deux personnages, lun pour mieux comprendre lautre. Il me semble que lorsque je reviens de lécole, je peins mieux
Je suis convaincu quon nenseigne pas le fait de devenir artiste : je ne connais pour cela ni recette, ni formule, il faut surtout beaucoup de conviction, de travail et de ténacité. Ce quon peut faire, cest tenter « dallumer des feux », de créer des étincelles. On peut proposer des méthodes pour éduquer le regard et la sensibilité, donner des clefs, des techniques et lenvie de chercher, à partir de là, dengager un face à face avec soi-même, sans concessions.
Je ne suis pas sûr de la formule à lemporte - pièce : les bons artistes font de mauvais pédagogues. Lidée qui la fonde vient du fait que le souffle artistique échappe souvent aux méthodologies, aux théories, c'est-à-dire à la mise en fiches, en cours, en tiroirs, en dogmes, en classifications et en schémas.
Mais enseigner lart ne veut pas dire forcément puiser uniquement dans ses propres expériences artistiques : En ce qui me concerne, une distance entre mon univers plastique personnel et les terrains que je suis amené à enseigner me permet un transfert.
Jenseigne lexpression plastique, parfois le dessin et certains domaines de lhistoire de lart pour des sections spécifiques. Le programme détermine des objectifs précis, de plus une section nen est pas une autre. On nutilise pas toujours les mêmes mots avec des étudiants de communication visuelle et des élèves céramistes.
Claude Viallat : Oui, un artiste peut être un bon pédagogue, mais tout dépend comment il se positionne et ce quil entend par enseigner lart. Quand on possède un métier artistique et quon a à lenseigner, il faut, selon moi, enseigner à la fois ce quest le métier , mais aussi sa « philosophie ».
Quand ma génération a fait les Beaux-arts, on nous disait : « apprenez à peindre, et quand vous saurez peindre, vous peindrez ». Ce que jai dit à mes étudiants cest plutôt : « peignez, et en peignant, apprenez à peindre », cest-à-dire analysez , réfléchissez, essayez de comprendre ce que vous faites, pour le situer par rapport à vous, aux autres artistes, à lhistoire de lart..
Jai enseigné les quatre règles classiques de la peinture : du foncé au clair, du maigre au gras, du mince à lépais, de la masse au détail
et en plus la manipulation de la couleur.
Jai toujours laissé mes élèves faire de ces règles ce quils voulaient , mais il était nécessaire de les leur transmettre. Je leur ai donné des moyens ; quand à la fin, chacun la porte ou non en soi . La règle, pour moi, ne constitue pas un modèle, mais un repère ouvert qui suscitera chez létudiant lenvie de trouver son modèle personnel.
Mais cest vrai que, au cours de ces dernières décennies, on a eu tendance à supprimer peinture et dessin, au bénéfice des techniques comme photo, vidéo, images informatiques. Cest a mon avis une grave erreur davoir parfois jeté lopprobre sur ces techniques premières, car avec elles on peut toujours faire des choses extraordinaires.
Michel Tyszblat : Lironie mordante de Joyce, bien que très ambiguë, me semble assez juste. Pourtant, parfois, celui qui « ne peut pas faire », sil trouve un bon maître, peut parcourir un certain chemin.
Dautre part, sil devient lui-même enseignant, il finira peut-être par apprendre « à faire » avec ses élèves
Lartiste plasticien na pas le « devoir » denseigner, mais il « peut » le faire dans certains cas : besoin irrépressible de transmettre son savoir en bon mégalomane, ou plus simplement pour gagner sa vie.
Depuis lapparition de la photographie, et au long des révolutions plastiques successives, les artistes ont inventé de nouvelles techniques à usage personnel. Comment, dès lors, enseigner sans produire des émules, des suiveurs, des clones ? Là est le danger.
Pourtant, je pense que les écoles dart sont nécessaires, comme lieu de travail, de rencontres, de confrontations, dépanouissement des personnalités au contact les unes des autres.
Il y a une « mise en situation » par des conditions inattendues, qui peut produire, par effet délectrochoc, des réactions productrices et créatrices. Et lenseignant lui-même par un juste retour des choses peur en bénéficier pour son propre travail.
Alors, bien sûr, il y a cet aspect très fréquent et détestable dun enseignement qui consiste à apprendre les tactiques de communication et les stratégies visant à « réussir » une carrière.
Rémy Aron : Je crois que de tous temps, lartiste-enseignant, a transmis une morale, un idéal, avant une technique. Il a toujours été un passeur « de fond », un relais entre individus libres
maintenant on est lélève dune école ou relais dune institution,
Pierre Saiet :
Les artistes peuvent intervenir dans le cadre scolaire, ce qui ne signifie pas « enseigner ». Ils sont dailleurs introduits depuis fort longtemps à lEcole. Précisons que les Arts plastiques en tant que discipline existent dans les lycées et collèges (tout comme à lEcole primaire) depuis 1972, avec la réforme Edgar Faure. Ils ont succédé à lenseignement dit « du dessin et arts plastiques », plus formaliste. Dès 1982, les artistes ont été invités à intervenir, notamment grâce à lassociation « Savoir au présent ». Se mettaient en place, à cette époque, à Paris, 200 ateliers optionnels, de trois heures hebdomadaires, pour les classes de 4° et de 3°. Le résultat de cette expérimentation fut une grande exposition à la chapelle de la Salpétrière, qui montra la proximité entre lenseignement des arts plastiques et le champ de lart contemporain.
Les artistes ont apporté, au-delà du cours usuel, une ouverture sur lart en train de se faire. Il a ainsi été démontré quun dialogue et une « complicité » étaient possibles entre le professeur darts plastiques et lartiste. Ce partenariat sest stabilisé, avant de se tasser récemment quelque peu en raison dun certain désengagement financier du Ministère de la Culture. Mais il faut aussi tenir compte du phénomène de diversification des pratiques, donc de la démultiplication de ces ateliers (2500 environ sur le territoire national), étendus à dautres domaines que celui des seuls arts plastiques.
A lEcole primaire existent aussi des conseillers pédagogiques en arts plastiques, qui ont la connaissance dun vivier dartistes connus de la DRAC et quils peuvent faire intervenir aux côtés des professeurs des écoles. Lartiste apporte son aventure personnelle, il perturbe un peu, il donne une autre vision qui peut conforter le projet personnel de lélève et sa prise progressive dautonomie.
Dans le Secondaire, on saperçoit que le professeur spécialisé darts plastiques se tient très informé de lactualité artistique. Il y a le plus souvent dans sa classe une bibliothèque en libre accès avec ouvrages, revues, cartons dexpositions, etc. Il dispose des technologies numériques, à des fins de création mais aussi de documentation.
Enfin, il faut signaler lexistence de réseaux de galeries dart en établissements scolaires, dans certaines académies, comme la mienne, en liaison avec les FRAC, artothèques, centres dart
Ici, le partenariat Rectorat/DRAC trouve son plein sens.
Moucha : La phrase de Joyce est légèrement démagogique, dans le fond, car ce nest parce quon « peut faire », quon ne peut enseigner, bien au contraire : enseigner présuppose quon « peut » faire.
La technique nest pas séparable de lexpression interne et du contenu. Il faut savoir faire pour analyser
2- Il semble que la tendance dominante, dans lart et dans son enseignement, ait été à labandon de la sensibilité, du rapport sensuel à la matière, de la picturalité,etc., pour privilégier lidée, le concept, la posture, le discours-sur, la cérébralité, etc. , et quainsi les critères esthétiques soient devenus dun autre ordre. Etes-vous daccord avec ce constat et, si oui, comment lexpliquez- vous ?
Vincent Bioules : Lirruption dans le domaine de la création artistique de nouvelles techniques, de nouvelles formes dapproche, de nouveaux modes dexpression, a conduit et cest bien normal dans un premier temps à labandon des techniques dites « traditionnelles » où lengagement sensible et physique était prépondérant. Chaque fois quune forme de sensibilité nouvelle assortie de moyens techniques nouveaux apparaît, on la considère comme un « progrès objectif » rendant immédiatement caducs ou surannés les moyens dexpression précédents. On assiste en quelque sorte à la mutation dune forme dacadémisme en un nouvel académisme - qui nest autre que le contrôle des effets par anticipation et les diplômes de lENSBA, surtout ceux assortis de « félicitations du jury », demeurent de remarquables miroirs de cette évolution.
Il est important de noter à ce sujet que tout un ensemble denseignants ont été recrutés parmi les étudiants de la génération de mai 68, qui , nayant plus brusquement reçu denseignement traditionnel et tout particulièrement du dessin, ont été bien incapables de lenseigner à leur tour.. Cela ne signifie pas pour autant quil sagisse dune « génération perdue »
Les êtres sont parfaitement capables, sils le veulent, de reconstituer à titre personnel et par dautres voies, ce dont ils ont besoin pour sexprimer. Mais on peut noter toutefois lélimination partielle dun type de sensibilité.
Christophe Ronel : En tant que peintre, cette tendance à labandon de la sensibilité, de la matière et du dessin me pose problème. Néanmoins, dans les Ecoles Supérieures dArts Appliqués comme Olivier de Serres où je dispense mes cours, nous nous efforçons de résister et nous sommes encore quelques uns à le faire car nous savons par expérience que lacquisition des bases en dessin, en expression plastique, est incontournable pour sexprimer que ce soit pour un designer, un styliste, ou un graphiste.
Il ny a pas de pensée sans verbe, il ny a pas de créativité sans dessein, ce qui rend incontournable la maîtrise du trait et des moyens plastiques. Lidée, le concept, le discours ne me paraissent admissibles que lorsquils sont posés sur des fondations. Citons ainsi lexemple « classique » de Duchamp dont les savoir - faire initiaux étaient irréprochables, ce qui a malheureusement été rarement le cas de ses suiveurs.
Cest vrai que lon a assisté au cours des dernières décennies à un glissement, on a dérivé sur une pente savonneuse : réflexion de lart sur lui-même, remplacement de lart par la réflexion quil génère, triomphe du discours, désertion de lart et de la part informulable et magique de la création. A sêtre trop regardé le nombril, lart a perdu son souffle.
Lenseignant - artiste ne doit pas ignorer ces questions, il a la mission de donner aux étudiants dautres clefs pour les aider à contourner ce grand bourbier, à éviter cette impasse.
Claude Viallat : Autrefois, la Faculté darts plastiques soccupait surtout de théorie et très accessoirement de pratique. A lécole des Beaux-Arts, cétait le contraire. Ensuite, au début des années 80, on a nivelé ou harmonisé les choses : pour que les étudiants de Beaux-Arts touchent des bourses comme les étudiants de lUniversité, il fallait quils salignent sur les mêmes critères. On a donc demandé aux élèves des Beaux-Arts davoir le Bac, qu'il ne fallait pas pour être professeur, directeur ou inspecteur. Lintellectualisation est arrivée par les profs de culture générale et d'histoire de l'Art qui avaient des problèmes avec les disparités de niveaux culturels des étudiants, comme sil fallait être dabord et surtout « cultivé » pour devenir ou être artiste.
Une erreur de mon point de vue, car je pense que la vraie culture théorique, tout comme lauthentique métier, pourra sacquérir dautant mieux quelle se développera sur une passion, sur cet engagement vital quest létat dartiste.
Rémy Aron : On nous rebat les oreilles depuis 10 ou 15 ans sur les problèmes de lart à lécole, mais toujours en termes de quantité, de nombre dheures, de crédits, etc., alors que le grand débat qui manque sur les enseignements artistiques, cest celui des contenus.
Or le contenu imposé aujourdhui, cest celui qui correspond à lidéologie véhiculée par les institutions, cest celui qui est induit par des structures dont la fonction essentielle est de servir de passerelles exclusives vers cette toute petite partie de lart quon dit « contemporain ». Et cest ainsi par exemple, quon traîne les élèves de force, quon assiste à ce quasi détournement de mineurs, pour quils voient dans les dispositifs institutionnels des amoncellement de choses quils refusent naturellement , et qui ne leur procurent aucun apprentissage fondamental ni de la main, ni de lil, ni de lesprit.
Cet impérialisme du discours sur la pratique vient de très loin. Dès la fin du 19 e siècle, avec lapparition de la photographie dabord. Ensuite avec la guerre 14-18 qui fut un véritable suicide de la civilisation occidentale, qui ,en 1916, produisit Duchamp comme emblème de lart du siècle à venir. Le processus sest parachevé en 1968 avec une prise totale de « pouvoir artistique » par le concept et le verbe qui le soutient. Ont alors été fondées les facultés darts plastiques, Vincennes et Saint- Charles, par les tenants de lavant-garde de la rhétorique « libératrice ». A la grande satisfaction de lappareil éducatif qui a su en faire sa pâture engraissante, car lui sait parfaitement gérer et même digérer le discours des sophistes. Apparurent donc les CAPES, les agrégations dart plastiques, qui permirent de mettre fin à lenseignement des anciens élèves des beaux-Arts dans les lycées et collèges. La « contamination » se propagea alors très vite grâce à larticulation avec les DRAC et autres FRAC.
Ce triomphe du concept sur la sensation permet notamment aujourdhui cette absurdité que les musées soient aménagés pour les non-voyants
ce qui na rien détonnant, dans la mesure où les théoriciens et fonctionnaires de lart sont eux aussi aveugles à lart, et quils sont qualifiés pour cela.
Pierre Saiet :
La « créativité débridée » fut en effet un des aspects de lenseignement des arts plastiques dans les années 70, en liaison logique avec ce qui se passait à l université, dans la mouvance des idées de Mai 68. Elle était cependant une étape nécessaire pour rompre avec une pédagogie post-Bauhaus, certes plus souple et intuitive que celles qui lavaient précédée, mais encore caractérisée par des exercices graphiques répétitifs, sans ouverture réflexive.
Mais cette période dite « de créativité » privilégiant lexpression libre, a peu duré. Bien vite on sest appuyé sur la production artistique vivante, qui est devenue un champ de référence direct, sans abandon cependant des références à lart du passé. On a su profiter des nouvelles facilités techniques de circulation des images. Cela a induit une conjugaison permanente une articulation- entre pratique et réflexion critique. Lélève se voit proposer une multiplicité dincitations, il est invité à se saisir de ces offres et à y répondre plastiquement sur différents supports et à laide des matériaux les plus variés, puis à nommer les notions qui émergent de son travail et qui renvoient au vocabulaire spécifique de lart.
Moucha : Lenseignement du maître en son atelier, je lai connu. Cétait lépoque ou luvre devait parler seule et lartiste se taire. Cétait absurde. .
Quand on a réformé les choses dans les années 70, on a fait le contraire, on a commencé à évacuer luvre et le travail pictural au profit du discours sur. Le commentaire de luvre devenait plus important que luvre elle-même
Cétait encore plus absurde.
Quand jai quitté lenseignement, les candidats au diplôme qui ne faisaient que de la peinture et napportait pas le discours explicatif étaient considérés comme des débiles.
Autrefois, les élèves étaient incapables dexpliquer ce quils faisaient, aujourdhui ils expliquent ce quils ne font pas et le dossier sur luvre devient luvre qui na plus lieu dêtre.
Pour connaître lorigine de ce phénomène, il faudrait voir du côté de ceux qui donnent les directives : les inspecteurs sont-ils des praticiens , des théoriciens pures ? Doù viennent-ils ? Comment se cooptent-ils, se reproduisent-ils ?
Les Beaux-Arts ont voulu saligner sur lUniversité. On a introduit des unités de valeurs. Ce qui était absurde dans un domaine où limpondérable règne dans lévaluation.
Jai démissionné quand je me suis aperçu quil nétait plus possible daccompagner les élèves jusquau diplôme avec la peinture ou la sculpture et même quand ils assortissaient leur boulot du baratin de rigueur.
Ce que lon voit par exemple aujourdhui au Palais de Tokyo ( une artiste qui fait pourrir des aliments) prouve quaujourdhui il ny a absolument plus rien à enseigner
sauf le marketing.
Lenseignement sest académisé et lartiste en question est un excellent prototype du pompier contemporain, comme produit dappel de lactuel enseignement des Beaux-Arts, comme tête de gondole de ce marché de linvraisemblable.
3-Avant le professeur dart disait « obéissez-moi ! » : lordre était clair ; aujourdhui il dit, pour libérer la créativité , « désobéissez-moi « . Comment un professeur peut guider sur ce chemin étroit entre obéissance et désobéissance?
Vincent Bioulès : Ce nest pas aussi simple. Jamais un bon professeur ne disait « obéissez-moi »
Il mettait seulement à la disposition de ses élèves ce quil savait lui-même et cest dans le cadre dun échange à la fois lucide et consenti que la transmission de ce savoir pouvait sopérer. Désobéir, par contre, est un réflexe naturel, le réflexe spontané de tout être vivant et jeune ; ce quon appelle aussi « la remise en question »
Mais « remettre en question » nest autre chose quune discussion, un examen méthodique de ce qui était considéré comme connaissance immuable. Ce nest pas éliminer une certaine pratique. Cest au contraire et seulement empêcher quelle ne se fige et devienne improductive.
Les nouvelles formes dacadémisme ne sont que les conséquences du manque dimagination de pseudo-artistes qui confondent naïvement la forme et le fond et calquent leurs attitudes sur des effets de mode. Cela a toujours existé et dans tous les domaines, mais les moyens de communication et ce que lon appelait autrefois « la réclame », ont considérablement servi ce travers jusquà lintérieur du marché de lArt proprement dit. Et cela est la conséquence directe du manque de confiance en soi, du snobisme et de la naïveté foncière de beaucoup de fonctionnaires de la culture, qui sont les nouveaux curés tous habillés de noir - dune nouvelle religion, celle de lart, et qui compte, comme toutes les religions, infiniment plus de pratiquants que de croyants
Christophe Ronel : Il est juste quun sujet dexpression plastique doit intégrer la notion de surprise, dinattendu. Lorsque lon construit un sujet, on se fait inévitablement une idée de types de réponses attendues, ne serait-ce que pour établir des critères de notation.
Mais régulièrement, on saperçoit que les étudiants passent par dautres chemins, cest là le côté troublant et passionnant de cette matière. Il sagit à la fois de canaliser tout en laissant une belle part de liberté : on travaille avec du sensible et du vivant.
Je suis en général en attente de surprises, ce qui me gène, ce sont les réponses qui ne jouent pas franchement le jeu : il y a les élèves qui prennent de gros risques plastiques, qui se mettre en danger en évitant les réponses classiques ou standard, japprécie cela, il y a aussi ceux qui utilisent des trucs pour contourner les vrais problèmes.
Depuis trois ou quatre ans jai vu les ordinateurs portables faire leur entrée dans le matériel darts plastiques au côté de lappareil photo numérique.
Je tente dencourager les interactions entre techniques traditionnelles et multimédias cela peut devenir très constructif, mais certains tentent de se réfugier derrière la photo numérique pour éviter le dessin et derrière lordinateur pour ne plus toucher à des brosses. Lorsque lordinateur ne répond plus, cest aussi létudiant qui tombe en panne
Claude Viallat : Je ne crois pas mêtre jamais situé dans cette dialectique obéissance-désobéissance. En fait, lapprentissage sest opéré autant par le prof que par lexemple des autres étudiants, par une ensemble de libres interactions qui excluait tout autoritarisme ou toute hiérarchie ; en essayant de maintenir une ouverture à toutes les possibilités de la peinture
Rémy Aron : Pour moi, lenseignant idéal est tour à tour « la règle qui corrige lémotion et lémotion qui corrige la règle », comme disait Braque. Il Initie en pratiquant une méthode globale alternant analyse et synthèse en permanence. Il favorise la recherche de soi et nenseigne pas un plan de carrière ou une stratégie de marketing de soi.
Jai le souvenir dun prof qui disait « Si les écoles dart de province fabriquent artistes opérationnels sur le marché national, lEcole des Beaux-Arts de Paris doit , elle, fabriquer des artistes internationaux »
Pierre Saiet :
Apprendre la transgression, cest déjà ne plus transgresser, certes
Lenseignement des arts plastiques peut sans doute être considéré comme une « discipline de lindiscipline » mais, en cela-même, il est un moyen donné aux singularités de sexprimer et dêtre « mises en forme ». Ce couple « obéissance-désobéissance » fait de lenseignement des arts plastiques un champ de recherche permanente. Un lieu à la fois daction et de verbalisation (au sens de prise de parole construite), où cette dernière, justement, permet de déjouer les conflits intérieurs, et contribue à prévenir violences, brutalités, incivilités.
En outre cest un lieu exempt de compétition, même si cet enseignement, comme tous les autres, est cadré par des Programmes. Cest un terrain où la notion déchec na pas de sens, où lerreur est admise comme possibilité daccès à une autre vérité. Cest une discipline où les « fondamentaux » sont donc dun autre ordre, où les apprentissages sont plus indirects, moins techniques, puisquil sagit dune « éducation par lart » plutôt que dune « éducation à lart », si lon se souvient de la formule dHerbert Read
Moucha : Autrefois les élèves obéissants nétaient pas certains de réussir à devenir artistes. Aujourdhui, sils obéissent à cette injonction de désobéissance, ils sont sûrs sinon dêtre artiste au sens où nous lentendons - au moins den obtenir le label.
Il ny a plus dès lors de révolte possible dans cet enseignement du marketing. Cest pourquoi les élèves normalement constitués, normalement désobéissants, ne vont plus aux Beaux-Arts.
Jai eu à Besançon, de tels élèves, doués et intelligents, qui ont choisi stratégiquement dobéir un moment, et de faire semblant de jouer le jeu des filières de type Sarkis par exemple, en pensant pouvoir sen retirer très vite
Et bien ils ont été piégés et ils y sont encore, parce quils avaient vendu leur âme au diable et quon ne fait pas impunément la pute.
4-Au-delà de certains bénéfices immédiats tels que rémunération assurée, rencontres de tous ordres, prestige, inscription dans les réseaux , etc., que peut apporter à lartiste, pour sa propre création, cette fonction denseignant ?
Vincent Bioulès : Tout échange est productif parce que la vie nest pas autre chose quun échange continu. Il est vrai quun bon professeur est celui qui sait à quel point lautre ne sait pas
Quil ne sagit pas de se payer de mots, mais au contraire dêtre au véritable service des élèves, avec humilité,obstination, respect et attention.
Christophe Ronel : Il y a des élèves avec lesquels on apprend vraiment. Etre professeur dart, cest échanger. Pour recevoir de lénergie, il faut en donner beaucoup. Cest vrai que parfois je suis tombé sur des groupes assez inertes, passifs, en attente, mais très rarement. Jai surtout le souvenir de bons moments, de vrais échanges. Lorsque létudiant a compris que bien des choses étaient en lui mais que le travail les révélerait, il sengage vraiment et à ce moment là léchange est étonnant.
Claude Viallat : Quand jai commencé à enseigner, la fonction de professeur sattribuait plutôt par cooptation. Les profs avaient des procédés denseignement quils enseignaient à leurs étudiants. Ils cooptaient ensuite leurs meilleurs étudiants pour enseigner les mêmes exercices
Le système était donc pour le moins fermé et sclérosant .
En 1964, jétais à la fois enseignant et artiste peintre. Cela me permettait de gagner ma vie et de massurer une totale liberté de création par rapport aux galeries . Mais à cette époque les enseignants-artistes étaient rares, et les profs navaient pas à avoir une uvre, ils pouvaient être totalement dilettantes
Après 70 , on a ouvert les postes aux artistes- peintres de toutes tendances et on les a choisis sur leur uvre et leur parcours. Les artistes ont alors pris en main la pédagogie, ils ont apporté leur méthode de travail, leur savoir en évolution avec leur travail, leur connaissance de la réalité de lart en train de se faire.
Moucha : Cela apporte, certes, un prestige ,une sécurité financière, une indépendance par rapport au marché. Mais ce confort fait parfois oublier quon est artiste. En outre cet oubli permet dêtre mieux obéissant aux inspections générales.
Mais si on reste artiste, lenseignement procure cet avantage essentiel dêtre en contact avec des gens qui se cherchent, qui ne sont pas définis, qui ont encore une sorte de grâce, et cela apprend énormément pour et sur soi-même
5-Un retour aux valeurs fondamentales de lart (et pour son enseignement), vous semble-t-il possible, sans quil sagisse dune régression ?
Vincent Bioulès : Aucun dentre nous ne peut savoir ce que sera lart de demain. Il sera fait par les génies de demain. Aucun peintre du mouvement Supports/Surfaces ne pouvait se douter dans les années 70, que la réponse à ce que nous avions entrepris serait la Figuration Libre
Il ne sagit donc, ni de « régression », ni de « progrès ». Il faut seulement apprendre avec obstination le maximum de connaissances, de techniques, de moyens dexpression les plus variés possibles pour que les élèves deviennent véritablement libres de choisir les outils dont ils ont besoin pour sexprimer le plus pleinement possible.
Christophe Ronel : Lentretien des valeurs fondamentales de lart me paraît indispensable, même sil ne sagit pas denseigner ces données comme au XIXème siècle mais bien sur jai des craintes.
Après plusieurs décennies de dégradation voire dabandon des bases, il y a eu souvent rupture dans la chaîne de transmission de ces repères : beaucoup de jeunes se laissent séduire par les paillettes de lart contemporain officiel parce que bien souvent, çà leur évite, pensent-ils, davoir à se donner le mal de se former à ces bases quils jugent révolues. Il en résulte de nombreuses formes « danalphabétisme plastique » qui tentent de faire illusion à grand renfort de recettes de contournement et de trucs à la mode.
Jai la sensation de vivre une époque de création souvent prétentieuse et parfois bien vide. Je pense quil est encore temps dagir même si les dégâts occasionnés sont déjà lourds.
Restituer les bases fondamentales ne signifie pas régresser. La régression, cest lappauvrissement des moyens plastiques que nous connaissons souvent dans un certain académisme contemporain. Bien utilisées, ces bases me paraissent constituer dans lépoque que nous vivons un tremplin multidirectionnel vital et pourraient générer une véritable renaissance plastique
Claude Viallat : Les valeurs de fond sont pour moi le dessin et la peinture. Leur champ reste totalement ouvert autant à la représentation « extérieure », quà lexpression de lintériorité . Il serait bon de savoir ce que produisent ces enseignants qui prônent labandon du dessin. Si tous les profs disent que le dessin cest ringard, alors lécole sera ratatinée, et je ne crois pas quelle le soit. Elle ne létait pas, il y a 6 ans quand jai cessé denseigner. Elle ne lest pas non plus aujourdhui à lécole des Beaux-Arts de Nîmes où je peux voir une diversité des propositions pédagogiques.
Si dans dautres écoles, la tendance « théorisante » est prioritaire, cela vient souvent de la personnalité du directeur. Et cest vrai quil y a de moins en moins de directeurs et de professeurs artistes, et de plus en plus duniversitaires dont la théorie et la culture ne viennent malheureusement pas dune pratique.
Michel Tyszblat : On ne cesse de craindre, constater ou prôner la mort de le peinture
pourtant, celle-ci, comme le Phoenix , renaît toujours de ses cendres ou des assauts répétés de la postérité duchampienne . Elle résiste aux nouvelles technologies, à linstallationnisme, au primat du concept et de lart « dattitude ». Pour la simple raison que limage fixe, dans sa capacité première de susciter lémotion immédiate, dans sa présence sensuelle, dans sa matérialité, reste indétériorable, parce quelle acquiert comme cela une sorte dintemporalité.
Rémy Aron : Les valeurs fondamentales de lart ne sont pas régressives, car elles sont le garantde la jouissance de la vie, du plaisir et de la liberté. Or il ny a pas de liberté sans connaissance de ces mêmes valeurs. Prendre du plaisir avec un piano exige à la fois de savoir en jouer et une culture musicale.
Le progrès aujourdhui est dans un retour urgent au contenu, à la substance, aux valeurs de fond. Il nest pas dans la poursuite effrénée dun ultra-libéralisme artistique aussi désastreux humainement que le libéralisme économique. Celui des bulles spéculatives, du nimporte quoi, du vent et du discours creux comme celui de lart dit contemporain. Lart de la cuisine et toujours fait par les cuisinier s
on imagine ce que serait la gastronomie si elle avait subi la même ravageuse rhétorique que celle que les arts plastiques ont subie
Et lon sétonne que les arts plastiques soient à ce point sinistrés ?
Pierre Saiet :
La dimension humaniste de lenseignement artistique implique quil ne peut être facteur de régression, même si son aspect « non-utilitaire » peut susciter des problèmes de priorité politique de mise en uvre. Mais se borner à constater « léchec de léducation artistique en France » comme le font, non sans complaisance, certains médias, est doublement injuste, non seulement au regard des systèmes adoptés dans dautres pays, mais aussi parce que les vrais blocages sont ailleurs
que lenseignement de lart peut justement contribuer à dénouer.
Moucha : Je ne pense pas que les valeurs fondamentales soient disparues. Car de tous temps, au-dessous de cette mousse officielle, il y a un travail qui se fait, même si on ne le voit pas beaucoup aujourdhui , tant la « visibilité » est accaparée par des structures médiatiques archi-puissantes. Il y a autant sinon plus dartistes valables quavant
sauf quon ne les voit pas. Jai vécu toute ma jeunesse sous le régime soviétique. Jen ai démissionné et en suis parti aussi . Je pense que ce qui se passe maintenant en France en termes doccultation de lart et dasphyxie de la culture est pire encore que ce qui se passait au-delà du rideau de fer.
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Lart est-il de droite ou de gauche ?
Nous avons sollicité pour ce dossier, critiques dart, artistes, sociologues, politiques, en leur précisant que cette question pouvait certes leur sembler saugrenue, mais quelle nous apparaissait suffisamment fraîche et ouverte pour que le problème puisse être abordé sous des angles variés, sans nécessité absolue dy trouver solution.
Nathalie HEINICH
LES ANTINOMIES DU PROGRESSISME ARTISTIQUE *
Radicalité esthétique et radicalité politique sont largement antinomiques, en dépit de toutes les dénégations quont accumulées au fil du siècle les multiples formes didéalisation de lavant-garde. Lavant-gardisme esthète va de pair avec lautonomisation des enjeux artistiques, tirant inévitablement vers lélitisme, tandis que lavant-gardisme politique implique lhétéronomie des enjeux, tirant vers le populisme voire louvriérisme. Face à cette contradiction objective entre deux définitions également anti-bourgeoises mais malheureusement antinomiques de lartiste idéal, cest plutôt la dénégation qui prévaut, tant chez les artistes eux-mêmes que chez les amateurs et chez les spécialistes dart. (
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Car la contradiction est irréductible : on ne peut à la fois valoriser loriginalité, conforme au régime de singularité, et ladéquation aux masses, conforme au régime de communauté sauf à rabattre la marginalité esthétique de lune sur la marginalité politico-sociale de lautre, mais au risque de sacrifier soit la qualité de la création, soit la sincérité de lengagement. On ne peut nier que si Zola a longtemps représenté le modèle de lécrivain engagé, ce nest pas lui qui a révolutionné le roman mais, peu après, Proust, tout droit issu du monde le plus élitiste qui soit. Et lon peut difficilement attendre du peuple quil apprécie à leur juste valeur des expérimentations exigeant un haut niveau de culture, de même quon ne peut exiger des artistes quils se complaisent à des formes dexpression stéréotypées, même si elles rompent par leurs sujets avec les thèmes de lart « bourgeois ». (
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Il nexiste pas dhomologie objective entre modernisme esthétique et sensibilité politique de gauche, comme en témoignait déjà, sous la Restauration, le chiasme entre les romantiques, paradoxalement proches des royalistes, et les classiques, proches des libéraux. Ainsi le futurisme de Marinetti, adossé au refus du passéisme bourgeois, constitue lun des rares mouvements engagés à droite ; et léloge du formalisme par le critique dart américain Clement Greenberg passera par la stigmatisation de la culture de masse en tant qu'ennemie de l'innovation, dans son célèbre article de 1939 sur « Avant-garde et kitsch ». Les critiques marxistes ne sy trompent dailleurs pas, qui se retournent contre une définition trop singularisante et pas assez populaire de lavant-garde en critiquant « lidéologie de lavant-gardisme, devenue lidéologie principale qui sous-tend et soutient une partie importante du marché de lart » (Nikos Hadjinicolaou, « Sur lidéologie de lavant-gardisme », Histoire et critique des arts, 2° trimestre 1978, p. 70-71).
Cette apparition du marché, en place de la bourgeoisie, dans les discours présentant lennemi commun au peuple et aux artistes, signale une inflexion majeure de la thématique de lengagement entre le début et la fin du XX° siècle. En effet, si la contradiction moderne opposait typiquement lavant-garde artistique et le peuple, en raison de lélitisme constitutif des recherches esthétiques, la contradiction contemporaine - celle qui taraude aujourdhui le monde de lart - oppose bien plutôt lavant-garde artistique et la marginalité, en raison de la reconnaissance institutionnelle dont bénéficie à présent toute forme de transgression en art (
). Cest pourquoi les avant-gardistes de la modernité devaient saffirmer, envers et contre lévidence, en alliance avec le peuple, tandis que leurs héritiers actuels doivent dabord saffirmer, envers et contre lévidence, en opposition au pouvoir quil sagisse du « pouvoir dEtat » ou du « système capitaliste », du « marché » ou de la « mondialisation ».
*(extraits de LÉlite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 1985)
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Pierre Bouvier *
Enchâssement et autonomie
Lart est-il de droite ou de gauche ?.. Cela dépend du récepteur et des connotations idéologiques, symboliques et sociétales qui sont les siennes au moment où il se confronte à luvre. On peut tracer également des analogies avec lattitude de lartiste à linstant de son intervention sur le matériau : peinture, sculpture, vidéo, etc ; dans la contextualité des perceptions quil se fait de son environnement, contexte codé socialement, économiquement et politiquement que lui même il décode et recode. Lartiste est sollicité par son environnement. Il peut tenter de sen distancier si des conditions particulières, capital économique déjà là, soutien et reconnaissance de collectionneurs et dinstitutions, lui assurent une autonomie suffisante. Il doit, cependant, tenir compte de la pression des attentes, des modes et de limposition tacite sinon effective des formes et des rhétoriques dans lesquelles il est convenable sinon convenu de se couler, celles qui sont dominantes à un temps T : iconographie religieuse, réalisme, abstraction, figuration, etc. Ces données pourront induire des connotations et des interprétations plus politiciennes à ses travaux. Une tension sexerce entre le désir de liberté de lartiste et les conditions historiques de son époque dans leurs dimensions socio-anthropologiques.
Entre une liberté formelle sopposant au conservatisme et à la peinture de cour et une implication ponctuelle dans des mouvements sociaux, une grande variété de comportements et duvres est possible. Ces attitudes pourront éventuellement se conjuguer entre avant-garde esthétique et implication politique : les Demoiselles dAvignon ou le Staline de Picasso y renvoient comme le faisaient le Bain turc ou le Napoléon sur le trône impérial exécutés par Ingres sinon, plus récemment, des travaux réalisés dans le cadre post-68 de la Jeune Peinture et de Figuration critique. Le contexte progressiste ou conservateur en est le deus ex machina mais il nen épuise pas le sens.
Luvre développe des potentialités qui lui sont propres dans le cadre et le contexte de ses capacités à lectures multiples sinon contradictoires. Ceci pourrait et devrait faire sa force. Il sagit de ses aptitudes à dire et à solliciter telle ou telle interprétation qui, de manière latente ou manifeste, relèveraient du Politique et de ses déclinaisons circonstancielles quelles soient désignées comme de gauche, du centre ou de droite, dans lacceptation ponctuelle de ces notions.
Du lien social et historiquement inscrit circule ainsi entre lartiste actant, la matière concernée dans ses disponibilités datées, le regardeur et ce dans divers contextes sociétaux. Le temps assure à luvre une autonomie latente et la débarrasse partiellement, à terme, des pressions de son géniteur. Une relative souveraineté sinstaure au-delà et à la croisée entre regardeurs, acheteurs, galeristes, conservateurs, et leurs références tant idéologiques que politiques. Ceci nimplique pas pour autant, et de manière idéaliste, dabstraire radicalement lacte et le produit artistique des temporalités et des contingences historiques qui lenchâssent.
* Pierre Bouvier, enseignant-chercheur (Paris X/Laios-Ehess, Le lien
social, Gallimard, 2005) et plasticien (Arsène Oui, Mai(s)!, Le livredart,
2007).
P « A » Bouvier, F. Parent, Oui, ( Mai ) s, Paris, Lelivredart, 2007
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Aude de Kerros
Marcel Duchamp détourné par la politique
Dans la deuxième moitié du XXème siècle le lien entre art et politique prend des formes nouvelles que nous avons mis longtemps à percevoir. La scène de lart nest plus entièrement visible à nos yeux à moins de beaucoup voyager, cest la source des malentendus... Notre réalité française est fortement influencée par ce qui se passe en Amérique, nous en vivons les conséquences sans en percevoir lorigine et en comprendre le sens
Le détournement de Duchamp par lAmérique
Pour assumer sa victoire en 45 lAmérique a dû dans un premier temps apparaître comme la nouvelle référence en art à la place de lEurope, puis devenue la seule grande puissance après 89, elle est devenue larbitre des arts du monde afin de mériter son rang.
Pour destituer lEurope, marchands et Fondations ont promu lart abstrait puis le pop-art et ont élaboré progressivement le concept d « Art contemporain ». Son contenu ne cessera de se transformer pour sadapter aux circonstances et devenir aujourdhui un fourre tout universel: où tout est art, même lart. LAmérique, désormais « mère des peuples », proclame lidée du droit de chaque culture à sexprimer et garantit quaucune hiérarchie ne sera établie désormais entre « high art »*1, « Art contemporain » et « arts communautaires ».
Elle affirme par ce fait la supériorité morale de lexercice de son pouvoir sur le modèle colonial européen. Le pouvoir hégémonique de lAmérique sur le monde trouve sa légitimé dans le multiculturalisme et cela dautant plus quelle a surmonté grâce à ses valeurs ses contradictions internes lors des violentes « community wars »*2 des années 60-89 et les « cultural wars »*3 de 89 à 98. La diversité en art, soutenue par dinnombrables Fondations, est la règle. Dans cette perspective l « Art contemporain » est une possibilité dart parmi dautres et nest pas au dessus des autres.
lArt contemporain au secours de lordre public
Pendant ce temps là, en France, le milieu des intellectuels et des artistes a vécu dautres réalités et na pas compris le sens des évolutions de lart en Amérique.
Tout dabord la destitution de Paris comme capitale des arts na été perçue que longtemps après. Les méthodes employées ne nous étaient pas familières... Les galeries fonctionnaient en réseau et leur stratégie vis à vis des français visait à leur enlever toute suprématie. L Art conceptuel baptisé, autour de 1975, « Art contemporain » rompt avec lart moderne et devient permet à lAmérique de démonétiser lart européen, ses avants gardes et ses savoir-faire millénaires. Il remettait aussi en cause lart figuratif engagé à gauche, très important en Europe : Réalisme socialiste à lEst, expressionnisme à lOuest.
Après les événements de Mai 68, Georges Pompidou, comprenant lintérêt de lArt conceptuel consacré à New York, met en chantier Beaubourg et le système des subventions afin de « faire manger » lintelligentsia et les artistes, comme Louis XIV « tenait » sa Cour. Le nouveau système est plus drastique, la soumission plus totale car lart conceptuel, ne peut être reconnu comme art que par les Institutions.
Le détournement Duchampien de lEtat par Jacques Lang
Lorsque Mitterand prend le pouvoir en 1981, Jacques Lang parachève la consécration de lAC comme art officiel de la République. Il écarte curieusement des faveurs de lEtat les tenants de la Nouvelle Figuration et Figuration Critique, attachés à la peinture, dont les propos sont pourtant clairement politiques et révolutionnaires, ce que lAC nest pas.
Cest ainsi que lArt contemporain qui a servi de machine de guerre au libéralisme américain, devient en France, par privilège régalien un art de gauche, une avant-garde institutionnelle. Un dogme sinstalle: A gauche il y a les pratiquants de l « AC »*4 allant dans le sens du progrès et de lHistoire, à droite il y a les artistes de la main, des peintres réactionnaires et anachroniques, voire nazis.
Cette proposition absurde et propre à la France a profondément perturbé toute l activité intellectuelle et artistique dans ce pays. Chaque fois par exemple que Jean Clair a publié des livres sur lhistoire du XX siècle, il a eu droit à une levée de boucliers dans la presse de gauche pour dénoncer son « révisionnisme ». En effet, lHistoire révèle que les avant-gardes picturales nétaient pas toutes assorties didées de gauche.
Après louverture de Beaubourg en 77, et surtout à partir de 81, artistes et intellectuels perçurent vite létablissement dun « art officiel ». Le public par contre, habitué à ce que traditionnellement lart soit une fonction régalienne fut passif en France, contrairement à ce qui se passait en Amérique ou celui-ci par lintermédiaire des partis politiques, associations et églises ont provoqué les guerres «communautaires» et « culturelles ».
Le premier épisode dune résistance des artistes à la férule officielle eut lieu en septembre 83 avec le Festival de France à Fontevraud. Jack Lang perçut cette dissidence esthétique comme une dangereuse contestation de sa politique, une campagne de presse fut organisée un mois après les faits dans plusieurs journaux de gauche, simultanément. Un lynchage médiatique en règle eut lieu. Les artistes participants furent dénoncés comme d« extrême droite » et malgré les procès en diffamation gagnés et les droits de réponse publiés, la peur sinstalla.
La technique du tir groupé, désormais au point, fut employé lors des divers épisodes de la dissidence qui ont suivi, notamment lors de la querelle de lArt contemporain de novembre 96 à mai 97 dont Jean Clair, Philippe Domecq et Marc Fumaroli firent les frais. Plus récemment en avril-mai 2007 le scénario sest reproduit avec le Président de la Maison des Artistes, Rémy Aron. Celui-ci avait critiqué lart officiel et proposé des mesures fiscales pour relancer le marché de lart, comateux en France. Dix jours après les faits une campagne médiatique orchestrée, « Le Monde » en tête, lattaque en lui mettant lincontournable étiquette « extrême droite », en absence de tout autre argument.
Le Ministre artiste
Un quart de siècle sest écoulé, le monde a changé, rien ne bouge à la DAP*5: Toute personne critiquant lAC et ses choix artistiques est systématiquement taxée, selon une échelle croissante de gravité: de peintre du dimanche, de ringard, danachronique, de nostalgique, daigri, de populiste, et de proche en proche, dextrême droite et de nazi. La DAP en est encore à la conception fermée de lAC du début des années 80 et condamne radicalement la peinture comme contre-révolutionnaire. Ses croyants seraient stupéfaits dapprendre que Marcel Duchamp a vécu en dehors de toute idée ou engagement politique et que Pierre Restany était tout aussi indifférent, il avait été membre du RPF, partisan de lAlgérie française et membre dun cabinet ministériel gaulliste. Ses manifestes Nouveau Réalistes déclarent sans ambiguïté que « les uvres ne portent pas un jugement, un regard critique sur le monde, elles sont le constat objectif de la réalité urbaine».
Il faut se rendre à lévidence, lAC comme « art révolutionnaire » est une création de Jack Lang, une uvre dart, un happening qui a duré plus dun quart de siècle, le plus long de lhistoire probablement, il fait du Ministre un artiste ! On doit à Madame Trautmann une version tardive en 97, « lart citoyen », création ayant pour but de « faire échec au Front National », supplanté en 2006 sous Donnedieu de Vabres par lart « arty »*6, création de la « come » de François Arnaud qui na plus rien de politique mais qui rapporte aux artistes officiels. Serait-ce la fin du processus ?
Si l « Art contemporain » a été détourné à la fois par le libéralisme américain, et la gauche française cest que ni lArt ni lAC ne peuvent être réduits, quoiquon fasse, à être de simples instruments de la politique.
*1High art terme anglo-saxon pour désigner « lart »
*2 community wars Emeutes raciales en Amérique entre les années 60 et 80 qui ont débouché sur la valorisation de leur culture et la consécration de leur art. Voir « De la Culture en Amérique » Fréderic Martel Gallimard, Paris, 2007
*3 Cultural wars Grand débat sur lAC en Amérique opposant les artistes transgresseurs et le grand public entre 89 et 98
*4 « AC » acronyme pour « Art contemporain », un genre de lart daujourdhui. Voir Christine Sourgins « Les Mirages de lArt Contemporain » La Table Ronde 2005. Nathalie Heinich définit aussi lAC comme un « genre »
*5 Paradoxe ! De 1981 à 2007 la DAP et ses instruments : FRAC, DRAC, FNAC etc. ont pour moitié consacré leurs achats à des artistes anglo-saxonne dans les galeries de New York. Ils ont ainsi consacré lart américain en Europe, lui donnant une légitimité prestigieuse alors que dans un même temps les galeries américaines nont pas consacré dartistes français à New York. La DAP a contribué avec application à la fois à couler lAC et lart en France.
*6 Contraction de art et de sexy. Il faut plaire aux « people », il faut être « glamour », il faut vendre des sacs à main.
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François derivery
Il ny a dart que critique
« Lart », en tant que Valeur (matérielle et symbolique) est produit en fonction dune demande qui prend forme à lintérieur dune société donnée. Il est attaché à la reproduction dun système qui lavalise et que lui-même représente. Par sa position officielle hégémonique lart contemporain international est une émanation du néolibéralisme à visée planétaire.
Il nest donc pas possible de parler dart en soi sans le rattacher à un système économique, politique et idéologique précis.
Il nen va pas de même si on aborde lart du côté de la pratique. La raison dêtre de la pratique artistique nest pas la reproduction de ce qui est déjà mais au contraire la production de différence, cest-à-dire de sens. Elle est donc nécessairement quelque part critique du consensus régnant, que celui-ci du reste soit marqué « à droite » ou « à gauche ».
La pratique artistique a pour fonction de préserver le sens de lart, qui est précisément de produire du sens. Etant critique, lart celui de la pratique est donc politique, mais il lest avant le politique proprement dit, lequel a vocation à le récupérer.
Cela ne veut pas dire que lart est « au-dessus des idéologies » mais bien quil est critique des idéologies de toutes les idéologies. La défense de la « liberté de création », que prétendent sapproprier tour à tour la droite et la gauche pour le seul amour désintéressé de lart, nest pour elles quun moyen docculter cette double réalité qui est que, dune part, lart est toujours déjà politique et tamponné au sceau de lidéologie, et que, dautre part, sa vocation principale est justement la critique de cette idéologie et de lordre qui linspire.
Il faut donc poser que la pratique artistique est dans son principe non idéologique, comme lest ou doit lêtre la pratique scientifique. Mais cette définition nest valable que pour un moment précis. Une vigilance permanente est requise de lartiste face au retour obstiné de lidéologie (voir Althusser). Pas de pratique artistique véritable sans remise en question permanente.
A lopposé de cette pratique de sens se situe la pratique formaliste, qui na rien de critique. Elle évolue dans les frontières du consensus idéologique et protégée par lui. La pression de lordre dominant conduit de tout temps certains artistes, plus honnêtes ou perspicaces que dautres, à pratiquer un double langage ou une complexité que lidéologie récupératrice sempresse de réduire à une pensée unique. Cas du ready made de Duchamp, foncièrement critique, travesti en modèle formaliste porte-drapeau de lart contemporain.
La question du rapport de lart au politique est complexe et prête à confusions. Lart est politique comme subversion du politique. Mais si cest le politique qui inspire lart on obtient le formalisme autiste « à droite » ou lart de propagande « à gauche », ou linverse.
La production de la nouveauté en art est indissociable dune pratique critique de lidéologie notamment de lidéologie formaliste, alibi du conformisme et dune (auto)critique de la pratique elle-même. « Linnovation formelle » pour elle-même est un leurre, à linstar des provocations convenues et des recherches de visibilité à tout prix de lart de marché, qui reproduisent le système en se donnant lair de le subvertir.
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Françoise Monnin
Ni à droite, ni à gauche, ailleurs !
À lheure où les nations comme les individus revendiquent moins que jamais une identité « de droite » ou « de gauche », où ils essaient tout au plus de savoir sils privilégient la performance économique ou le bien-être social, il y a belle lurette que lart ne se pose plus la question. Ni de droite, ni de gauche, lart se faufile partout et particulièrement « en dehors des lits que lon borde pour lui », ainsi quécrit le peintre Dubuffet. Lart ne prend pas position. Aux positions, il oppose leur subversion. Il népouse aucune conviction, sapplique bien au contraire à en déceler les contradictions. Aux obéissances collectives, il préfère la désobéissance individuelle.
Certes, il sest toujours trouvé des artistes politiquement engagés, du communiste Fernand Léger hier à lécologiste Hervé Bourdin aujourdhui. Leur art nen a pas moins, toujours, été dégagé de toute idéologie politique. Même Rodtchenko, actuellement célébré par le musée dart moderne de la ville de Paris, et qui fut lun des inventeurs du constructivisme au début du XXe siècle, au cur de lURSS naissante : moins que de lidéal socialiste, ce dont il fut le porte-drapeau, ce fut de la révolution industrielle et intellectuelle du début du XXe siècle. Des défilés militaires et des architectures modernes, seule la splendeur géométrique et léchelle démultipliée le fascinèrent. À tel point que le régime en place, agacé, lui ôta très vite ses responsabilités denseignant, le reléguant dans des fonctions anonymes de photographe de presse. Trop abstrait, pas assez productif ! De droite comme de gauche, les politiciens sinquiètent toujours de la sensibilité, de la lucidité et de lindépendance des artistes. Ce pourquoi, ils singénient, toujours, à en faire des décorateurs ou des bouffons.
Sitôt quun artiste devient obéissant, il cesse de devenir un artiste. Sitôt quil tente de militer plastiquement, ses créations se vident de leur substance. Capteurs de phénomènes indépendants de toute orientation politique, pour demeurer à lécoute, il doit rester libre. Sans liberté, pas de Caravage écrabouillant à laube du XVIIe siècle les habitudes classiques. Pas de Monet refusant lenseignement, pas de Cézanne se nourrissant de solitude. Pas de Bacon ni de Giacometti, flanquant à la face du monde, au lendemain de la seconde guerre mondiale, lampleur de la catastrophe et lévidence de notre fragilité. Peindre, sculpter, photographier, filmer, danser ou chanter ne sont pas des gestes politiques mais des témoignages dexistence. Sans conviction, perclus de doute. Indépendants, donc.
Moucha
Une question sans objet
La question est inepte en elle-même, mais on peut justement la considérer comme bien venue dans la mesure où elle concerne un domaine où linepte est roi (nu le plus souvent).
Dailleurs , cette question, a-t-elle vraiment un objet, quand la plupart des gens ne savent pas exactement où se situe lart aujourdhui et même sil existe encore.
Les artistes, eux, les vrais, savent quil existe encore, mais sûrement pas là où il est signalisé par les repères droite-gauche, haut-bas, bon-mauvais, etc., qui ont une détermination dordre politique ou administrative, voire ménagère.
Depuis une centaine dannées, les critères artistiques dominants ont été ceux de la « modernité » : une notion liée étroitement à celle de progrès dans tous les domaines, scientifique, technique, etc.
Là est sans doute lerreur majeure , qui fut celle davoir plaqué sur lart cet impératif de progrès, y compris social, car on a pu mesurer les dégâts quand lart voulu « sengager » socialement : ce fut le constructivisme soviétique,le réalisme socialiste, le futurisme mussolinien , et même lexpressionnisme allemand qui , à ses débuts , fut soutenu par Hitler.
Les artistes qui ont sincèrement embarqué leur art vers des « lendemains qui chantent », ont toujours été les cocus du politique
ou alors des collabos.
Aujourdhui le progrès de linepte en art continue son accélération exponentielle, avec telle machine à fabriquer des excréments, telle uvre où lon voit des pigeons picorer des mannequins denfants en graines agglomérées, telle expo au Palais de Tokyo de sculptures en aliments qui pourrissent avec cette odeur épouvantable que dégagent les collabos préposés aux basses oeuvres.
Avec tout cela le « progrès » artistique semble atteindre une sorte dapogée ou une situation extrême, asymptotique au néant, qui lui, nest ni de droite, ni de gauche.
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JEAN-JACK QUEYRANNE*
* Ex ministre, Président du Conseil Régional Rhône-Alpes.
Placer photo au centre du bloc texte
Lart, cest le désir dêtre au monde, cest le désir de résister, cest le désir dêtre vivant.
Cette question maintes fois débattue au cours du siècle précédent retrouverait-elle son actualité, à lheure où les confusions sont savamment entretenues pour des discours soi disant «décomplexés », entre culture et paillettes, people et pensée, et où un nouvel ordre moral semble devenir lapanage du progrès et de la modernité ? Ne faut-il pas justement combattre ce refus apparent des idéologies qui, sous couvert dune lutte contre la pensée unique et la dénonciation de Mai 68, a pour volonté déliminer toute pensée critique ?
Tout est entrepris pour assurer le triomphe de « la culture TF1 », cet oxymore de la société du spectacle. Le nouveau Président de la République et son épouse nous entraînent dans un feuilleton qui emprunte aux recettes des séries américaines et de la télé-réalité. Dans ce grand «talk show» en yacht et lunettes noires, lart serait-il condamné à nêtre plus qu « entertainement » ?
Non. Lart touche à la spiritualité, à la quête dun absolu, il déplace les réalités, sadresse à lintelligence. « Lintelligence humaine naît du baiser des Muses » soulignait récemment le musicien Nikolaus Harnoncourt. Les premiers témoignages de lhumanité, comme celui de la Grotte Chauvet, cette « chapelle Sixtine de la Préhistoire » découverte en Rhône-Alpes et vieille de plus de 30 000 ans en apportent une éclatante démonstration. Pour sélever de sa condition, pour sapprocher de limmensité du monde et côtoyer les cieux, lhomme sest exprimé par la création artistique. Lart ouvre les pistes des possibles, lart est subversion, il force au questionnement, il est vision du monde, il bouscule, dérange, projette dans lavenir.
En ce sens, lart est lopposé de limmobilisme et du conservatisme, tendances qui peuvent être partagées, il faut bien le reconnaître, aussi bien à droite quà gauche. Il est lopposé de la soumission et de linféodation. Les dictatures de tous ordres combattent toujours immédiatement lart et les artistes. Le parcours de Malevitch est à ce point éclairant. Ce révolutionnaire de lart contemporain - sa toile intitulée "Carré noir sur fond blanc" (1915) proclamait haut et fort que la peinture ne devait plus être la reproduction de la réalité - à du se rallier au pouvoir soviétique triomphant. Ses uvres consécutives à la normalisation stalinienne, que lon peut voir encore à la nouvelle galerie Trétiakov à Moscou, respectent les canons du «réalisme en vigueur». Mais derrière la croûte des apparences, on perçoit la souffrance de lartiste «aux ailes brisées».
Combattue ou soumise, la création artistique trouve sans cesse des issues nouvelles pour sexprimer comme la source jaillissante que lon voudrait contraindre. Lart ne peut non plus être réduit à la simple notion de divertissement, sinon il sappauvrit, devient consensuel, motivé par des ambitions marchandes, ou sinistre illustration du pouvoir.
Alors si lart permet à la communauté humaine de sortir de la spirale de limmédiateté, de sinterrompre pour comprendre, de donner rendez vous à lintelligence face aux démagogies, nous avons un immense besoin de lui et de ses artistes. Cela nest ni de droite, ni de gauche.
Mais sil faut réaffirmer que si lart nest ni de droite ni de gauche, les politiques culturelles, elles, sont bien, soit de droite, soit de gauche. Je pense que lart doit être le cur de toute politique culturelle, pour permettre aux artistes de créer en toute liberté, pour offrir à tous nos concitoyens la possibilité dexprimer leur créativité et enfin pour bâtir sans relâche des passerelles entre les créateurs et la population. Parce que lart est le creuset où peuvent se forger les pensées critiques, en tant quhomme de gauche, je crois profondément en la fonction émancipatrice des politiques publiques de la culture.
Robert Filliou, poète et plasticien, disait : « Lart cest ce qui rend la vie plus intéressante que lart ». Je partage profondément cette idée parce que lart cest le désir dêtre au monde, cest le désir de résister, cest le désir dêtre vivant.
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Christian Noorbergen
Lart, ou la fin des barrières idéologiques
On pourrait dire hâtivement que la droite voudrait structurer lidentité collective, voit lart comme une belle représentation des normes, canalise assez bien léconomie, et supporte assez bien la pauvreté. Privilégie linné plutôt que lacquis, lordre et la sécurité. Accepte de loin lart moderne et contemporain, avance lart actuel comme un parapluie cache-misère. La droite française nest plus depuis longtemps la plus bête du monde. Lextrême droite, souvent populiste et inculte, éprouve de la haine pour lart qui bouscule si fort les idées reçues. Les nazis crucifiaient lart vivant.
On pourrait dire hâtivement que la gauche voudrait structurer laltérité individuelle, voit lart comme une présence troublant les codes, canalise assez mal léconomie, et supporte assez mal la pauvreté. Privilégie lacquis plutôt que linné, le chaos et la tension créatrices. Accepte de près lart moderne et contemporain, voit lart actuel comme un phénomène de mode ou de prestige. La gauche française nest plus la plus naïve.
Lextrême gauche a tôt fait de rejeter la création et de crier à lélitisme. Les staliniens crucifiaient lart vivant.
Les artistes seraient donc, globalement, plus à gauche ? Probablement.
Mais les profondeurs mentales, doù surgit lart, ignorent toutes les conditionnements de ses propres apparences, et celui des idéologies
Les medias font et défont le monde, au rythme quotidien de lagitation des titres, comme les petites vagues à la surface des eaux, innombrables, chaotiques, et sans effet sur la vie profonde.
Et si la politique nexistait plus quà la surface des choses ?
La réalité dautrefois, et ses durs pépins, était structurée par des mythes, des codes, des religions et des cultures, lart illustrait tout cela. On pourrait opposer, dans chaque pays, la vie réelle à la réalité médiatisée. Frustration de la vraie vie
Attrait des réponses idéologiques.
La politique ( vie de la cité, grands projets de terre et dhumanité, problèmes des grands fonds ) semble condamnée à n'exister plus quà travers les médias, et leur opportunisme fascinant.
Si les medias sont nos doubles, leurs surfaces sont nos miroirs. Mais sans profondeur, comme la noyade est lente et cruelle...
On a du mal à respirer. Est-ce à cause du dehors épuisé qui sabîme aux violentes pollutions, ou du dedans écoeuré qui sabandonne aux idéologies décaties ? Le seul ours blanc qui aimait lart sest noyé aux eaux glacées des Frac. La peau de lours est rouge du sang des anonymes tueurs.
Lhumanité devrait consacrer toutes ses forces à maintenir en vie ses demeures vitales. Les grands de ce monde devraient tous protéger les petits hommes de leurs folies et de leurs férocités. Et donner le bon exemple du bon usage de notre terre, quand des êtres de mauvaise vie, et des combats darrière-garde, et des folies meurtrières souillent le sol, polluent lâme, et rendent la vie difficile. Lart est la voie royale dune humanité ouverte.
Voilà le programme dun monde affranchi de ses horreurs, baignant dans lhuile de la réconciliation générale et nageant dans le beurre de la fraternité
La fin des idéologies ou leur faim mauvaise ?
Il était une fois cétait même de nos jours un monsieur plus ou moins normal, cest-à-dire Français, depuis 12524 générations, sans compter les invasions. Il naimait pas trop se prendre la tête. Cest-à-dire que penser sans avoir mangé lui faisait un peu mal au coeur. Il voyait bien que certaines choses nétaient pas correctes. Donc, et surtout quand il faut voter, (« votons nous les uns les autres » disait ma française grand-mère ) limmense complexité dune société lui paraît bien trop compliquée. « Que faire ? » se demande ce brave monsieur qui naime guère lart. « Faut aller au marché des idéologies sommaires » répond lécho tourmenté de son âme. « Absolument », dit TF1 la sommaire télé qui prépare le terrain de tous les abandons.
Le monsieur va donc choisir son casse-croûte mental en fonction de lidéologie qui lui paraît la plus proche de son moral. Avec ou sans bronzage, avec ou sans compte en banque, avec ou sans rancune, avec ou sans frontière... De tout pour faire un monde à compartiments.
A chacun son idéologie de mauvais services à humanité, uniforme mental étriqué fait sur mesure industrielle. Celles des autres étant à combattre. « Lennemi est bête, il croit que cest nous lennemi, alors que cest lui. » ( Système D. )
Les idéologies, idées courtes et filles de pub, donnent de mauvaises réponses à de bonnes questions. Grilles de mauvaise lecture. Slogans à penser. Pièges à convictions, selon les filtres adoptés. Et elles se plantent tôt ou tard. Elles naiment pas la raison, elles veulent avoir raison.
Jattends la fin des idéologies. Elles sont empoisonnées dinconscients noyaux de sourde affectivité, où baigne moins de cur que de rancur. Ce sont de faibles armes pour comprendre la vie. Toutes les idéologies se trompent, et trompent leur monde. On patauge, on fait puis on défait.
Tant que la faim des idéologies attisera les sales conflits, la fin de ces caricatures pensives sera pour plus tard ! La réalité est trop riche et trop pauvre, trop laide et trop belle, pour que les idéologies, filles faciles de la technique et de la modernité, continuent de pourrir lhumanité. Apprenons à penser plus haut que les idéologies.
Ce sont les utopies qui font avancer le monde, pas les barrières idéologiques.
Article 1 : lart est souvent politiquement « incorrect ».
Article 2 : les hommes politiques sont des gens importants qui sintéressent très modérément à ce qui nintéresse pas les gens. Les gens sont très modérément intéressés par lart.
Article 3 : les hommes politiques, actifs et ambitieux, nayant que des choses importantes à faire, nont pas vraiment le temps de se construire une culture artistique.
Article 4 : lart permet dhabiter lunivers. Et alors ?
Article 5 : la politique indique à tous la route à suivre, et lart fait de la résistance. Il résiste à tout, à la publicité, à TF 1, et aux camps de concentration.
Article 6 : lart est lié à la condition humaine, la politique soccupe des situations politiquement urgentes.
Lessence de lart ne sarrête pas aux frontières du social, de la technique et de léconomique. La droitagauche a du mal à dépasser linstant pour les projets lointains, la gauchadroite ignore lutopie qui régénère le présent.
En 1905, le peintre Klimt regrettait grandement, dans les journaux viennois, la part excessive de la politique et de léconomie. Il oubliait le sport, devenu lopium des peuples, et jeu massif et pulsionnel, à linsu du plein gré des surfaces
Lart est la tache aveugle des visions politiques, il creuse le contenu latent du sens et des sens refoulés, du corps profond, de lénigme crue dexister, de la sexualité vive, et de la vie mortelle.
Nous ne rêvons jamais de politique, mais lart rêve nos vies, et nos rêves hantent les arts.
Si la sphère politique retrouvait ses valeurs enfouies, de nouvelles relations de la politique et de lart pourraient ouvrir des portes et des fenêtres sur les voyages de nos vies. La politique a besoin de socles et dappuis.
Lart est en avance, il sinvente tout seul.
La politique, comme lamour, est à réinventer.
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CHAMIZO
Dans les seventies jétais plutôt ultra-gauche
ce qui mamena direct à la case prison. Jai détruit toiles et poèmes, me mettant en guerre contre la société, cétait ma révolution. Au cours de mes dix-sept années dincarcération, jai surtout été soutenu par des élu (e)s de droite- je salue ici Jean-Pierre Philibert et Françoise Grossetête- ou des hommes de droite comme Alain-Dominique Perrin. Mais lors de ma détention à Val-de-Reuil, cest Jack Lang qui a exigé que je puisse disposer dun endroit pour travailler à ma peinture. Après ma libération, jai été grâcié de dix ans dinterdiction de séjour par François Mitterrand, sur le conseil de Paule Dayan. Elle et moi sommes depuis devenus amis.
Je crois que lart est un langage universel et que la sensibilité artistique -comme le cur- ne peut être lapanage de la droite seule ou de la gauche exclusivement. Jai reçu il y a peu un mail où lon me disait « vous critiquez les gens à qui vous vendez vos toiles ». Cela voudrait dire, en poussant à lextrême que seuls les pauvres (majorité des gens sur terre) seraient de gauche et donc pour le partage de ce quils nont pas
Les pauvres seraient condamnés à juste regarder. Même lart. Les acheteurs de mes uvres ne sont pas tous des nantis de droite. Il y des nantis de gauche aussi. Et il y a des gens de droite pas riches qui économisent pour acheter un dessin ou se cotisent pour une petite toile à loccasion dun mariage
Moi, je critique avec amour et humour le monde dans lequel je vis. Depuis peu, je suis citoyen à part entière et jai voté pour la première fois de ma vie aux présidentielles 2007 ! Il semblerait que la majorité vote pour le meilleur « clip vidéo », pour celui qui a les moyens de convaincre. Cela demande aux politiques beaucoup de souplesse de faire un tel grand écart entre des idéologies obsolètes et notre quotidien du XXIème siècle.
Je suis un privilégié. Je vis de mon art et, à presque soixante ans, il me donne les moyens dun cadre sup. Si on veut aller derrière les apparences, on tombe sur des paradoxes. Quand javais le ventre vide, javais déjà les mêmes combats : contre le sida, contre les inégalités, contre la guerre. Mes tableaux en témoignent, aujourdhui comme hier. Et ils se vendent de mieux en mieux. Mes opinions, mes désirs et mes utopies, on peut les voir dans mes créations. Moi qui ai été longtemps incarcéré, je viens dinstaller Lhymne à la liberté dans le Lot : quinze portes de prison encadrées de ruines de murs, plantées en pleine nature. Pour dire que les murs narrêtent pas la liberté. Et bien cest Dominique Perben qui ma donné ces portes et Nicolas Sarkozy, ministre de lIntérieur qui a subventionné à hauteur de 10.000 euros. Alors, uvre de droite ou de gauche ? Si cette uvre doit être politisée, je lai faite altermondialiste. Car jattends que la nature reprenne ses droits sur le site, cest ça la liberté finalement. Quant à lart, droite ou gauche, il nen a rien à faire.
__________________________________________ Rémy Aron*
Artiste peintre. Président de lassociation Maison des ArtistesCette dialectique droite-gauche selon laquelle les forces politiques se répartissent géographiquement dans l'hémicycle du Palais Bourbon et dans la gestion politique de la sociétè , est-elle la même que celle des forces contradictoires qui agissent en moi, artiste ? Les forces dites de gauche sont celles que je ressens comme énergie intérieure, elles bouillonnent en moi et me poussent à la révolte et à la liberté hors de toutes contraintes. Cette liberté qui brise les cadres et les limites veut sortir de cette condition humaine balisée de tous cotés et aspire à une plénitude généreuse et utopique dans un Eden présent et éternel. Cette force tend vers l'idéal. Elle est recherche de l'absolu. Ces forces de « gauche » qui tressaillent en moi sont celles qui demandent à bousculer les choses trop bien établies, elles sont nécessaire pour « faire table rase du passé » et pour aller vers « l'inconnu pour y trouver du nouveau » jusqu'à se libérer de soi-même en préparant le dernier « Voyage ».Elles sont l'expression de l'amour et de la passion qui volent à l'ennui et aux habitudes la succession grise des jours et des nuits. Ce sont elles qui provoquent à jouir, au plaisir , à la catharsis purificatrice, qui peut aller jusquà la destruction.Toutes ces transgressions, ces blasphèmes, ces sacrilèges, ces apostasies, contre l'ordre de la loi, contre les limites imposées, sont le carburant de la lutte pour sa propre survie. Les forces de droites en moi, sont celles de la raison, de la règle, de la Loi et des apprentissages.Ce sont celles qui président à la mise en ordre de l'espace plastique et de l'espace social. Elles donnent les outils et conduisent le geste en lui permettant de coordonner son désir. Elles sont la méthode. Sans l'apprentissage d'une langue rien ne peut s'exprimer, les forces de droite donnent les mots et la grammaire, elles domestiquent l'articulation du discours et lui donnent un sens pour qu'il soit compréhensible par les autres. Ces forces sont faites de l'admiration des maîtres anciens, du ressourcement dans la tradition, du respect, de la fidélité à ses engagements et du « refus du mouvement qui déplace les lignes ».Elles nous apprennent le plaisir de comprendre et d'adhérer à une hiérarchie de valeurs et dans cette hiérarchie de trouver sa place avec humilité dans la suite des générations, la marche des étoiles et à voir le relatif et le moins pire en soi et dans sa présence au monde. Elles permettent aussi de vivre.Mais elles sont là aussi pour être transgressées, violentées. On peut les prendre « sur ses genoux, les trouver amères et les injurier ». Mais il faut qu'elles soient fortes pour engendrer le génie qui les dépassera. Ces deux forces fondamentalement opposées sont ensemble dans le cur et dans la tête de l'artiste. Le combat qui se joue tous les jours dans l'atelier est bien celui-là, entre le plaisir du grand « bordel » et la souffrance de la .mise en ordre. Cest le combat de la vie, cest la quête de lHarmonie, fille de lamour et de la guerre, de Mars et de Vénus, du conformisme et de la désobéissance, du contrôle et du laisser-aller, du hasard et de la nécessité. Alors il y a la grâce, qui permet sans doute de dépasser ces couples de complémentaires et indissociables oppositions, qui permet aussi dassurer le juste équilibre et la juste place de chacune des forces opposées.
Or, en ce qui concerne maintenant le débat sur lart, il semble sêtre produit une inversion des relations symboliques entre la gauche et la droite.On constate en effet que le conformisme esthétique véhiculé à tous les niveaux de la politique officielle de lart constitue la suite paradoxale de lanticonformisme de Dada, des situationnistes, de mai 68. Comme si les cartes étaient brouillées, les rôles inter changés, les références bouleversées.
Tout est donc à repenser, à reconstruire, et cest un chantier enthousiasmant pour les années à venir.
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Amélie Pékin*
Dialectique, vous dis-je !
On me demande impérativement dintervenir dans ce débat. Bon, daccord. Mais je me contenterai de signaler ce qui suit.
Je viens de fortuitement tomber sur la chronique de Nicolas Bourriaud,( ce beau et ténébreux jeune homme dont la photo figure en haut de page de la dite chronique) dans Beaux-Arts Magazine de juin, qui commence comme cela : « Chers compatriotes, ne sous-estimons pas le risque de voir sinstaller en France, avec lélection de Nicolas Sarkozy, un régime collectiviste et étatique où le gouvernement, au nom de léquité, se lancerait dans une politique culturelle bolchevique
Comment ça, je nai rien compris ? Ce serait linverse, dites vous ? »
Diablement dialectique, isnt it ?
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Non, il ne faut tout de même pas supprimer le Ministère de la Culture !
Un entretien avec Frédéric Martel
Chercheur et écrivain, Frédéric Martel, est maître de conférences à Sciences-Po Paris. Docteur en sociologie, il est lauteur de cinq livres, notamment De la Culture en Amérique - Gallimard, novembre 2006 ( qui a eu un gros succès international dont la « une » du New York Times) et Theater -La Découverte, 2006, sur le déclin du théâtre en Amérique. Il anime chaque samedi sur France Culture, « Masse Critique, le magazine des industries culturelles et des médias ».
Il a, dans lentretien donné à Libération du 17 mars 2007, été très sévère à légard du précédent ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres : « Son administration est désorganisée et démoralisée, son action clientéliste, ses nominations médiocres, son cabinet calamiteux. On a un ministère asphyxié, à la tête dun système culturel fossilisé. »
Christine Albanel a donc du pain sur la planche, y compris dans le domaine Art Contemporain qui nous intéresse plus particulièrement, et vers lequel nous avons « focalisé » lentretien qui suit. P.S.
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Ce dirigisme étatique français que vous pointez volontiers en opposition au « laisser-faire» américain, est-il le produit dune pensée de gauche ? Dune logique qui sest retournée ou renfermée sur elle-même, et qui a fait que des bonnes intentions initiales, ne restent plus aujourdhui que les effets pervers ?
Inversement le libéralisme de type américain que vous prônez, ne risque-t-il pas, dans l état actuel des mentalités en France, dêtre plutôt rangé à droite ? Alors, quautant que lon sache, vous êtes plutôt de gauche ?
Mon travail, comme tout travail de chercheur, est dabord une analyse dun système, ici le système culturel américain, que jobserve dans sa complexité et sa singularité, indépendamment du débat quil peut y avoir en France. Cest pour cela que dans mon livre, je ne parle jamais de la France, je nattaque pas le modèle français, je ne parle que du fonctionnement autonome et singulier du système américain. Celui-ci est dailleurs peu connu et mal compris en France, où lon a tendance à le réduire au mot libéralisme. Or, ce mot na pas, aux USA, la même signification quen France, car là-bas, être libéral, cest être de gauche, cest Roosevelt, Kennedy ou Johnson, cest défendre les Droits de lHomme, cest lattention portée aux races, aux minorités, cest être en faveur à lintervention de lÉtat en gros, linverse du sens français du mot ! Pour évoquer le capitalisme sans limite et léconomie de marché pure, on parle plutôt aux États-Unis de « laissez-faire capitalism » ou de dérégulation. Mais pour revenir au système culturel américain, il nest en fait ni libéral, ni dirigiste, ni dérégulé ou tout cela à la fois car il est beaucoup plus complexe quon ne le croit. En en faisant une observation approfondie et cest ce que jai essayé de faire dans mon livre la culture et lart américains sont en réalité fortement soutenus par létat.
Certes, en matière de soutien direct, lÉtat joue un rôle mineur. Pour exemple: le budget de lagence culturelle fédérale (le National Endowment for the Arts ou NEA) est de lordre de 125 millions de dollars par an, alors que le budget culturel de la Ville de Paris est de 225 millions deuros par an. Ce qui veut dire, si on se limite à cette première impression, quon dépense plus à Paris pour la culture que pour tous les États-Unis réunis.
Toutefois, si on examine comment sont organisés les aides indirectes et les divers financements parallèles, on saperçoit quen réalité les budgets sont très importants. Il existe surtout un manque à gagner fiscal de lEtat significatif à travers les multiples possibilités offertes de défiscalisation. Et si lon additionne lensemble de ces millions de petits manques à gagner fiscaux, on obtient, en fin de compte, des financements publics indirects et directs qui sont sans doute équivalents, et à comparaison égale, à ceux que nous avons en Europe et peut-être même en France, pour la culture.
Dans lentretien que vous avez accordé, en mars, à Libération, vous faites cependant la comparaison avec la France, et vous y dénoncez bien vigoureusement certains aspects regrettables du système français
Un chercheur a aussi le droit de prendre parti durant la campagne présidentielle et cest pourquoi je me suis longuement exprimé pour faire le bilan, il est vrai en demi teinte, du ministre Renaud Donnedieu de Vabres dans lentretien que vous mentionnez. Reste que mon objectif nest pas du tout de vouloir importer en France le modèle américain ou de calquer notre politique sur la leur tout au contraire, car ce serait catastrophique.
De plus, je ne crois pas quon puisse parler du système français comme seulement dirigiste ou centralisé, même sil lest souvent. Ce qui me semble problématique, cest plus la dépendance et le fait que notre politique culturelle soit « sous tutelle », cest - à -dire que les acteurs culturels dépendent des élus au niveau national, des Régions ou des villes. Tout cela contribue à produire une sorte de catéchisme culturel, de dirigisme culturel, je dirais même de contrôle culturel, qui est, contrairement à ce que lon dit, préjudiciable à la liberté de lartiste et surtout à la diversité culturelle ce mot que lon défend de manière incantatoire au niveau international, mais que lon met pas toujours en pratique sur notre territoire national.
Que pensez-vous du rôle de cette toile daraignée qui sétend, autour de la DAP, avec les DRAC, les FRAC, les Centres dart contemporain, les musées, les associations, etc. tous liès aux mamelles financières de lÉtat , et inféodés pour cela au Ministère?
Je ne serais pas aussi critique et je pense que, malgré cela, et heureusement, les marges de manuvres et de liberté individuelles existent. Mais en effet, ce qui est problématique est bien ce « contrôle culturel » de nature administrative qui sest installé en France, et qui nexiste pas seulement dans les arts plastiques. Je ne crois pas dailleurs que ce système soit né dune volonté délibérée dimposer telle ou telle forme dart, mais il a, de fait, une tendance à choisir des styles plutôt que dautres, ne serait-ce que pour satisfaire lensemble des instances de décision très liées entre elles. Et cest vrai quil ny pas cela aux USA, où il existe de multiples décideurs plus indépendants les uns des autres.
En France, cest très dur dêtre un insider, car les places sont chères, et les outsiders sont peu ou pas aidés (du moins tant quils ne deviennent pas insiders et empêchent alors les autres outsiders dentrer dans le système) ; aux USA, tout le monde est outsider ! Cest un système très darwinien où seul le plus robuste survit. Mais il est vrai que des formes artistiques très variées sont valorisées par des décideurs eux-mêmes très variés : riches philanthropes, agences publiques, musées indépendants, galeries dart, départements duniversités, communautés ethniques, tous autonomes les uns les autres, tous isolés et pourtant animés de la même volonté de défendre la culture. En France, nous avons le ministère de la culture ; aux États-Unis, ils nen ont pas, mais ils ont peut être mieux que cela : des milliers de petits ministères de la culture.
Cette norme française du « plus petit dénominateur commun », nest-elle pas celle du minimalisme conceptuel, de la congélation du sensible, de la peur du mystère poétique, etc. ; qui pourrait caractériser ce quil faut bien appeler un esthétisme dadministration, un esthétisme « par défaut » ?
Un chercheur doit se méfier de sexprimer sur ce quil connaît et je ne suis pas du tout spécialiste des arts plastiques. Je devine bien ce que vous avez en tête et sans doute suis-je peut-être même de votre avis. En même temps, jai été attaché culturel français aux Etats-Unis et je peux défendre de nombreux artistes français que jaime. Mais la question est : pourquoi les États-Unis sont-ils si dominants dans les arts plastiques à travers le monde, mais aussi dans les installations, le théâtre davant-garde, la danse contemporaine, sans avoir ni politique culturelle, ni de Culture.USA (comme on a un Culture.france). Cest une question infiniment complexe dans laquelle la question dun éventuel esthétisme dÉtat a sa place, mais elle nest pas la seule.
Auriez-vous des suggestions à faire à Madame Christine Albanel?
Ce serait bien prétentieux de ma part et, pour le coup, dirigiste. Elle a sûrement réfléchi à tout cela avec son cabinet et son équipe. Elle commence, laissons-la faire. Je nai pas à lui donner de leçons. Je dirais simplement que tout ce qui ira dans le sens de la décentralisation, de la multiplication des guichets, de la réelle autonomie des institutions et des acteurs à décider eux-mêmes, ira dans le bon sens. Je pense quil faut aussi revoir complètement le rôle des DRAC et peut-être envisager de diminuer leurs missions. Enfin, je pense que la diversité interne en France sera essentielle, cest -à -dire, à mes yeux, dencourager la création des Français issus de limmigration, et de la valoriser.
Et de placer les FRAC sous lentière responsabilité de la région?
Décentraliser au maximum, oui et cesser de déconcentrer mot inadmissible ! Mais aussi faire tout ce qui contribuera à casser ce catéchisme culturel ou cette idéologie de la culture, à ouvrir aux communautés, à permettre aux universités davoir une action culturelle, à donner une réelle autonomie à toutes les institutions culturelles par une ouverture de leurs Conseils dAdministration, aux artistes notamment et à bien dautres catégories dacteurs de la diffusion culturelle.
La Maison Des Artistes, association comptant 15000 adhérents et qui gère la sécu des artistes, se bat actuellement pour quil y ait plus dartistes dans les commissions, mais aussi pour un loi de défiscalisation des achats doeuvres dart par les particuliers. Quen pensez-vous ?
Je pense beaucoup de bien de cette idée de défiscalisation pour les particuliers, puisque cest justement un des aspects vertueux du système américain que jai analysé dans mon livre. Contrairement à ce que lon répète souvent, le système culturel américain est financé essentiellement par des individus et non pas par des entreprises. Dans le budget moyen dune institution culturelle américaine, il y a en moyenne autour de 2,5% qui viennent des entreprises et 35,5 % invividus (le reste de la billetterie pour 50 %, des financements publics pour 7 % et des fondations à but non lucratif pour 5 %). On le voit, la culture nest pas financée par les entreprises aux USA, contrairement à ce que lon répète souvent.
En France, je pense quon a commis une erreur en concentrant la loi sur le mécénat dabord sur les entreprises aux dépens du mécénat des particuliers. Or les individus sont à la fois beaucoup plus nombreux et leurs choix sont de ce fait plus divers , voire extravagants pour certains, mais tant mieux, car cest ça la diversité. Il faut faire en sorte que les décisions et les choix appartiennent à un maximum de gens et pas seulement aux gens agréés par le ministère ou les collectivités territoriales.
Dautant quétant peu nombreux, ne doivent-ils pas installer un réseau de solidarité de goût entre eux et avec les mécènes institutionnels pour la défense dune même doxa ?
Je serais une nouvelle fois moins sévère que vous. Le système français fonctionne assez bien ; mais il fonctionne surtout bien pour lélite, dans une optique républicaine un peu faussée et dans une période où lon attend de la culture des missions sociales. Mais cest un système bloqué qui, tel quil est, a des difficultés pour évoluer parce quil sappuie sur une idéologie incantatoire, théorique, idéaliste, qui ne correspond plus à la réalité.
La France est à la pointe du combat international pour le respect des diversités culturelles, mais elle ne lapplique pas sur son territoire, et sil existait des indices de la diversité culturelle, nous aurions lun des plus bas du monde.
Alors que les USA, cest linverse. Ils luttent contre la diversité culturelle au niveau international, à lOMC ou en Amérique Latine, mais en revanche, ils la valorise énormément sur leur propre territoire. Cest là le paradoxe.
Alors, faut-il supprimer le Ministère de la Culture ?
Bien sûr que non ! Ne comptez pas sur moi pour jeter le bébé avec leau du bain. On ne va pas non plus devenir américains ! Ce quil faut, cest être pragmatique et moi jappartiens à une gauche pragmatique ( que lon appelait déjà dans les années 1970 pour la critiquer la « gauche américaine »). Il faut faire avancer le système tel quil est, le décentraliser, prendre en compte ses paradoxes pour les dépasser.
Avez-vous eu loccasion de suggérer au Parti Socialiste une remise en question de ses modèles de politique culturelle ?
Jai été à 23 ans membre de la direction du PS avec Michel Rocard, puis jai été conseiller de Martine Aubry dans le gouvernement Jospin. Certaines des idées que je défends, et qui sont souvent portées par des acteurs de terrain, dans les quartiers notamment, ont été un peu reprises dans le programme de Ségolène Royal. Cest bien !
Mais ce que je peux dire, cest que, pour la gauche, le problème culturel est infiniment plus complexe que pour la droite. La gauche se sent une responsabilité de nature historique en ce domaine, car cest à elle, depuis le début de la 5e République qua été implicitement ou explicitement confié la culture. Dans les années 50-60, sous De Gaulle, cétait le PC qui soccupait de la culture tout en nétant pas au pouvoir : cétait comme un pacte gaulliste-communiste entre la société et la contre-société. À partir de 68, cette contre-société communiste parallèle a commencé son long déclin, comme dailleurs lautre pilier culturel de laprès-guerre que représentait léglise catholique. Souvenez-vous que dans les années 1950 et 1960 on allait au cine-club communiste ou catholique etc. Depuis, les collectivités nexistent plus guère et les individus se sont alors trouvés seuls face à létat.
Après le règne du PC, est venu Lang, une gauche culturelle nouvelle manière, qui nest plus celle du PC et qui installe un autre type de rapport à la culture, très novateur à ses débuts, mais qui, aujourdhui, vingt-cinq ans après, a bien mal vieilli.
Ainsi, à cause de ce lourd héritage historique léquation est-elle très compliquée pour la gauche actuelle. Elle pense encore avoir le « monopole du cur » en matière culturelle et elle a du mal à ne pas vouloir revenir à lâge dor des TNP, Vilar et Lang..
Or cest impossible, car la culture collective a disparu, elle sest individualisée, autonomisée. Il y a aussi internet, cette « désintermédiation » qui a tout bouleversé : les hiérarchies, les critiques, les intermédiaires
et la gauche !
Que va-t-il se passer avec la droite ?
Jai évidemment des a - priori un peu défavorables, mais je demande à voir, jaimerais être agréablement surpris. Ce qui minquiète, cest quil y a dun côté le discours de Nicolas Sarkozy, un peu populiste, bas de gamme, « low brow », et de lautre, celui de Christine Albanel, sympathique mais un peu creux, « high brow » mais sans prise sur la réalité (ses premières déclarations sur le numérique sont à côté de la plaque et son silence sur les quartiers et la diversité est étonnant). Quoi quil en soit, la droite aussi aura à changer de logiciel culturel !
Au début des années 90, il a eu cette polémique appelée « la crise de lart contemporain » déclenchée par les écrits de Jean-Philippe Domecq, Jean Clair, Marc Fumaroli. Cette « crise » a été plus ou moins étouffée. Elle resurgit un peu aujourdhui, avec le manifeste « Lart cest la vie » signé par des centaines dartistes français de renommée nationale et internationale, et dénonçant « la centralisation abusive du pouvoir au mains dun petit groupe de censeurs autour du ministère, tenants dune pensée unique soumise au grand marché et à la mode ».
Avez-vous suivi tout cela ? Cela pourrait-il exister aux USA , être pour vous un objet de recherche et danalyse ?
Je dois vous avouer que je ne me suis jamais senti très proche des auteurs que vous mentionnez. Je vois aussi une contradiction entre dénoncer à la fois la centralisation dÉtat
et le marché ! En même temps, je crois profondément quon peut avoir moins dÉtat et pas forcément plus de marché car il existe, entre ces deux sphères, la sphère à but non lucratif. Cest cela le modèle américain, dabord lexistence dun troisième secteur, celui de la société civile et des institutions à but non lucratif. En définitive, je crois quil faut se méfier de vouloir instrumentaliser les États-Unis dans le débat français : il sagit dun pays qui fait 17 fois la France et on peut prouver tout et son contraire avec lexemple US. Ce quil faut cest décentraliser, multiplier les décideurs, ouvrir nos universités à lart et valoriser une vraie diversité en France, notamment en faisant confiance aux Français issus de limmigration. Ce serait un bon début.
Propos recueillis par Pierre Souchaud
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CHRISTINE ALBANEL, MINISTRE DE LA CULTURE
RÉPOND AUX QUESTIONS DARTENSION
Questions formulées par Françoise Monnin
« je suis prête à examiner tout ce qui peut améliorer les modalités dintervention de lEtat et tout ce qui peut nous prémunir dun « art officiel » dont, si l'on est objectif, nous ne sommes pas menacés. »
La mission de ministre de la culture, imaginée par lécrivain André Malraux au lendemain de la seconde guerre mondiale, a considérablement évolué en un demi-siècle. Quelles sont les caractéristiques de cette mission relevant aujourdhui encore de sa définition initiale et quelles sont les évolutions que vous aimeriez voir poindre
En effet, la société a considérablement évolué et l'action publique aussi. Le ministère a joué son rôle d'impulsion et d'écoute. Qui aurait pu imaginer voilà 40 ans, l'implication extraordinaire des collectivités territoriales en matière culturelle ? Villes, régions, départements se sont investis dans ce domaine diffusant, transmettant, formant. Le ministère s'est adapté. Il a abandonné son dessein régalien, son centralisme pour devenir un partenaire. Cela ne veut pas dire que l'Etat n'est plus une force d'orientation, de proposition et, le cas échéant, de régulation, mais il partage son action avec d'autres qui sont en accord avec ses projets ou il accompagne des projets avec lesquels il est en accord. Il est également une force d'expertise, un outil, un centre de ressources pour le secteur public, comme pour le secteur privé. Il est intéressant de noter qu'il n'y a plus aujourd'hui, de grands projets économiques ou urbains, à travers le monde, sans volet culturel. Je crois que beaucoup d'acteurs en prennent conscience. Il est important, en 2007, qu'en plus des budgets publics, les entreprises ou les personnes privées viennent contribuer à cette dimension civilisatrice de nos sociétés. Beaucoup en ont l'ambition et c'était l'ambition d'André Malraux pour la création dans notre pays comme dans le monde entier : permettre à chacun de comprendre les créations, de se les approprier et d'en faire un élément essentiel de sa vie. En cela, le ministère de la Culture et de la Communication est un ministère déterminant pour la construction de notre avenir.
Le ministère de la Culture est à la fois chargé de préserver le patrimoine ancien et de stimuler la nouvelle création. La richesse du patrimoine français et le coût indispensable, toujours plus important, de sa préservation, ne constituent-ils pas des freins pour laide à la création vivante (lui revient 3,3 % du budget de votre ministère, contre 29,9 % au patrimoine) ?
Il est bien complexe de décider, dans la création actuelle, ce qui est important, afin de le soutenir. Comment sy prennent les agents du ministère pour repérer cette qualité et ont-ils droit, comme les critiques dart, les galeries dart et les collectionneurs privés, à lerreur ?
Vos informations ne sont pas tout à fait exactes : le programme création du ministère représente 27 % du budget total et au sein du programme création, les arts plastiques en représentent 7 %; sans doute faudrait-il faire mieux mais la part des arts plastiques est en progression de 8.2% pour un total de 53.6M¬ . De plus, je crois qu on ne peut pas opposer patrimoine et création comme si lun devait exclure lautre : il faut être présent dans ces deux domaines avec des types dintervention complètement différents. On ne peut pas comparer la réfection de la toiture dune église classée au titre des monuments historiques et une aide à la création dun jeune artiste ! Enfin jajouterai quon peut aussi saisir loccasion dune restauration patrimoniale pour contribuer à la création : pour prendre un exemple célèbre cest ce qui a été fait avec labbatiale de Conques (Aveyron) dont les vitraux ont été réalisés par Soulages ou bien le chur de léglise de Bourbourg (Nord) dont la restauration sachève et où Anthony Caro réalise en ce moment même une uvre magnifique. Il en est de même pour le patrimoine industriel où Claude Lévêque vient de réaliser, à Uckange en Lorraine, une remarquable uvre de lumière qui, à la fois, fait revivre l'histoire industrielle, ouvrière, des hauts- fourneaux et en même temps nous plonge, à travers les formes qu'il invente, dans une vision futuriste et prospective de l'espace. L'art ne se fait pas en oubliant le passé, mais que serait-il si il ne tentait pas de penser l'inconnu. Une société doit avoir une conscience aiguë de la nécessité d'innover, de se construire dans un projet, au risque de devenir un décor immobile aux situations inlassablement rejouées. Je suis très attachée à la dynamique que portent la recherche et la création.
Auteur de théâtre, romancière, présidente de l'Etablissement public du musée et du domaine de Versailles de 2003 à 2007, votre expérience vous mène surtout dans le domaine de l'écrit et celui du patrimoine. Comment regardez-vous les arts plastiques ? Qu'est-ce qui vous intéresse dans les arts plastiques d'aujourd'hui ?
Il ne faut jamais oublier une chose, l'art est fait par les artistes. Ce sont eux les créateurs. Un Ministre de la culture doit toujours respecter ce principe. J'ai découvert et visité de nombreuses expositions, en France et à l'étranger. J'ai constaté la très grande diversité de la création aujourd'hui. Il se dans la même époque, des uvres antinomiques d'expression et de genre très différents et c'est tant mieux. La peinture est plus vivace que jamais à côté des nouvelles images technologiques ou des conceptions d'espaces proches du dispositif théâtral ou au contraire totalement inédites. Les créateurs ont une grande liberté qu'ils usent en se servant de toute sorte de moyens. Il faut savoir qu'il n'y a pas d'art sans cette liberté. J'ai des goûts personnels, j'aime les oeuvres qui ont de grandes qualités formelles, mais ce n'est pas pour autant que je vais imaginer que ce seul point de vue doit prévaloir. Une fois encore, le ministère n'est pas l'arbitre des élégances, il faut savoir regarder, comprendre une oeuvre sans idée préconçue. Si ce n'est pas le cas, il n'y a pas d'expérience, jamais d'aventure. Pour répondre, plus factuellement, dans mes visites récentes, j'ai été très intéressée, par l'exposition consacrée à la jeune scène française au Printemps de septembre, à Toulouse.
Il est bien complexe de décider, dans la création actuelle, ce qui est important, afin de le soutenir. Existe-t-il des critères permettant de définir la qualité d'une oeuvre nouvelle ? Comment s'y prennent les agents du ministère pour repérer cette qualité ? Ont-ils droit, comme les critiques d'art, les galeries d'art et les collectionneurs privés, à l'erreur ?
Existe-t-il des critères ? Question éternelle, de toutes les époques et concernant tous les arts, qui a provoqué des polémiques mémorables. Je crois bien sûr, qu'il y a des professionnels et des « amateurs », dans les secteurs public ou privé, qui consacrent leurs savoirs, leur connaissance, leur vie entière à l'art. Ils connaissent la création parce qu'ils la fréquentent tous les jours, il l'étudie, ils la découvre, en ont l'expérience ici ou à travers le monde. L'importance est, je crois, le sérieux, la solidité de cette expérience, de cette connaissance. À partir d'elles, il s'agit que ces « experts » soient ouvertes aux propositions des créateurs sans tenir compte des styles, des générations ou des modes. L'important est de favoriser la présence et les avis de ces personnes dans les commissions d'achats afin que la création soit comprise, reconnue et acquise, si l'oeuvre a la qualité nécessaire, pour enrichir notre patrimoine. Pour ne prendre qu'un seul exemple, citons le Centre national des arts plastiques, sous la tutelle de la DAP, il est très intéressant de voir combien est grand le respect de cette ouverture d'esprit. Dans les commissions, les « scientifiques » du ministère sont en petite minorité : 4 ou 5 sur 13 ou 14 membres, aux côtés d'artistes, de collectionneurs, de critiques, de responsables de lieu etc..., l'histoire nous rappelle l'ouverture d'esprit qui a permis au FNAC par exemple d'acheter des oeuvres d'artistes très différents et souvent dans des moments où ils étaient totalement hors mode, je pense à Rebeyrolle, Gasiorowski, Pommereule Erro ou M. Lemaître, E. Leroy, A. Nemours, Parmentier, Jean Le Gac ou J. Monory et tant d'autres dont également de beaucoup plus jeunes.: Damien Cabanes, Jean-Michel Othoniel lorsqu'il était encore étudiant, Fabrice Hybert ou Loris Greaud alors inconnus, sans oublier de tout nouveaux venus comme Gregory Forsner. Il demeure encore des interrogations sur lesquelles nous travaillons, par exemple : pourquoi l'art brut est il si peu acquis par les musées, les Frac ? Le FNAC a également suivi des créateurs d'art cinétique alors qu'on ne le voyent plus exposés. En tout cas, l'art n'est jamais une question de convention mais de culture, de curiosité, d'observation attentive. Pour ceux qui ont des responsabilités confiées par le ministère, je leur demande d'avoir la connaissance et l'expérience que j'évoquais. Les artistes, les collectionneurs, les critiques, les organisateurs d'expositions qui composent les commissions d'acquisitions ont-ils droit à l'erreur ? J'espère que leur diversité de générations, de pratiques, de savoirs en réduit la marge, mais sans le recul historique, il y a toujours un risque. C'est le lot de toutes les collections contemporaines. Il faut en avoir conscience et travailler avec ce doute.
Le manifeste « lart cest la Vie » a été publié en juillet 2007. Ce texte (signé au départ par une centaine dartistes ou de gens du monde de lart, parmi lesquels des vedettes comme les peintres Cueco, Jaccard, Pignon-Ernest, Viallat ou Velickovic, membre de lInstitut) proclame que « laction du ministère public qui cherchait à favoriser la vitalité créatrice des arts plastiques en désorganise désormais de plus en plus profondément le cadre naturel par ses excès ». Il dénonce notamment une « pensée unique, soumise au marché et à la mode ». Le ministère de la culture est-il devenu au fil des années, une administration lourde et par ailleurs un phénomène mondain ?
Il est tout de même un peu étrange dentendre une critique aussi peu nuancée de laction du ministère ! comment peut-on sérieusement dire quil désorganise la vitalité créatrice des arts plastiques : est-ce dans son action en faveur de la formation des artistes à travers un réseau décoles nationales dart ? est-ce à travers les grandes institutions nationales qui montrent et produisent des artistes ? est-ce à travers le réseau des FRAC et des centres dart géré avec les collectivités territoriales pour la diffusion de lart contemporain ? est-ce à travers le soutien aux grandes manifestations françaises comme la Biennale de Lyon, le Printemps de Septembre, les Rencontres dArles, et plus récemment avec La Force de lart ou Monumenta ? Est-ce à travers le soutien aux galeries exposant dans les foires internationales au moins 50% d'oeuvres de créateurs vivant en France ? Est-ce enfin, contrairement a beaucoup d'idées reçues et fausses sur les Frac, à travers leurs 21 000 oeuvres acquises à plus de 4 000 artistes ou encore à la présence importante des oeuvres des artistes pétitionnaires que vous citez, dans les collections du FNAC et d'autres institutions ou dans les commandes publiques.
Quil y ait des courants artistiques et des effets de mode cest incontestable mais de là à dire que lÉtat y serait inféodé est tout de même très excessif quand on connaît les procédures dintervention de l Etat qui sentoure dune pluralité dexperts et de professionnels. Au contraire, dans la mesure ou il est présent, l'Etat rappelle la nécessité de la curiosité, la diversité contre les stéréotypes des microcosmes. Par ailleurs, comme vous le savez à travers l'enquête faite par le CSA pour le comité des galeries d'art, les acquisitions publiques (Etat, villes, régions) ne représentent que 6% du marché de l'art, pour ce qui est de l'accusation d'art officiel, cela relativise beaucoup son influence ! Par ailleurs, n'oublions pas aussi les soutiens aux associations ou les 844 000 ¬ aux salons qui présentent, comme vous le savez, un grand nombre d'artistes, aux expressions très diverses. Rappelons aussi que c'est particulièrement à partir des services du ministère que les analyses sur les insuffisances d'exposition consacrées à l'art en France ont été faites, puis que les initiatives ont été prises pour se doter de moyens semblables à ceux de nos grands voisins. La DAP joue un rôle essentiel pour favoriser ce recadrage, les projets sont en route pour permettre une meilleure visibilité de l'art en France, rejoignant ainsi des initiatives, comme celles de l'AD AF, ou celles de certains directeurs de centre d'art, de Frac ou de musées. Nous voyons actuellement la situation changer, car je crois que cette création en France, fait l'objet, enfin, d'une attention plus soutenue. Il ne faut pas arrêter nos efforts en ce sens.
C'est une de mes ambitions majeures, mais cela dit je suis prête à examiner tout ce qui peut améliorer les modalités dintervention de lEtat et tout ce qui peut nous prémunir dun « art officiel » dont, si l'on est objectif, nous ne sommes pas menacés. Dans cet ordre d'idées, j'ai demandé à Martin Bethenod de conduire une réflexion sur le marché de lart et, parmi différents thèmes, je linvite à examiner les mécanismes actuels qui assurent la neutralité de lEtat dans ses interventions sur le marché. S'il y a des réflexions à mener avec les musées, les Frac, tous les lieux de diffusion ou d'acquisition, nous les mènerons afin d'enrichir les choix des responsables publics, mais n'oublions pas qu'il serait bon qu'il en soit de même pour le privé, ou ne se montre que trop peu d'artistes vivants en France. Les comparaisons avec les autres marchés nationaux sont révélatrices.
Le même texte (L'Art c'est la Vie) dénonce également « la centralisation abusive du pouvoir entre les mains d'un petit groupe de censeurs qui, au sein de la Délégation aux Arts Plastiques et du Musée National d'Art Moderne, dévoient l'action de ceux qui pensent et veulent agir autrement ». Il demande davantage d'équité, de curiosité, et surtout la participation active d'artistes au sein des différentes commissions. Que pensez-vous de cette proposition ? Nos ministères, d'une manière générale, ne devraient-ils pas faire davantage appel à l'expérience des gens « de terrain » ?
Je crois avoir déjà en partie répondu. Pour ce qui est du MNAM ou de Cultures France cités par cette pétition, il vaut mieux interroger directement leurs responsables, comme d'ailleurs ceux d'autres musées ou institutions. Mais prenons quelques exemples pour illustrer combien les termes de ce manifeste sont excessifs, par exemple au FNAC, pour la seule année 2007 ; 792 oeuvres ont été acquises, 328 en arts plastiques, 82 en photographie, 382 en arts décoratifs et design, en 2006, 549 oeuvres réparties un peu différemment, vous imaginez donc sur 30 ans... D'autres exemples : les Frac, depuis leur origine, ils ont acquis plus de 21 000 oeuvres d'art à plus de 4 000 artistes proposés aux régions et à l'Etat par des commissions indépendantes, nous pourrions également y ajouter les fonds municipaux ou départementaux qui accroissent le nombre des artistes et des oeuvres achetées. Sachant donc que la plupart des commissions sont composées en majorité d'experts qui ne dépendent pas du ministère, ni, plus généralement, de collectivités publiques, il apparaît étrange de parler de censure sur quelque plan que ce soit. Pour ce qui est de la DAP, on sait l'attachement et la politique très active qu'Olivier Kaeppelin, délégué aux arts plastiques, a proposé, avec ses équipes en faveur de la scène française. Au CNAP, voilà bien longtemps que dans toutes les commissions, il y a des artistes et que leur apport, à côté des autres personnalités indépendantes est précieux. Beaucoup d'artistes par leur choix, leur regard, leurs observations ont joué un rôle très important dans ces commissions. Je souhaite que nous allions encore plus dans ce sens, en faisant en sorte que la question de la présence des artistes dans les commissions des Frac et des musées soit posée aux responsables et que nous suivions l'organisation très ouverte et riche des commissions que ne propose le CNAP et la DAP. Sans doute d'autres questions se posent : certains artistes n'ont pas été reconnus et exposés comme il se doit, en général les artistes qui créent en France ne sont pas assez exposés. Lorsqu'ils sont en pleine maturité, les grandes institutions n'ont pas toujours été au rendez-vous des rétrospectives qui auraient dû leur être consacrées. La lette de mission du président de la république va permettre de mieux travailler en ce sens. Vous savez que nous voulons construire un nouvel outil au premier étage du Palais de Tokyo pour les artistes confirmés de la scène française, il y a là un déficit de présentation qu'il faut combler. Ce nouvel outil devra être porté grâce à sa structuration même par l'ensemble du milieu artistique. Il ne doit pas reproduire des modèles anciens d'organisations et de décisions souvent très onéreuses. Je souhaite qu'il soit un foyer mobile, très vivant pour montrer la création en France. Il attirera car il aura comme mission de promouvoir une dynamique singulière et de concrétiser cet esprit d'ouverture qui m'est cher. Il faut savoir s'extraire des conventions des milieux pour faire prévaloir la passion et la curiosité.
Extrait du discours de votre prédécesseur, lorsquil a présenté le budget 2007 : « Depuis 2002, le budget de la culture n'a cessé d'augmenter et cette augmentation s'est accélérée depuis 2004. Entre 1997 et 2002, les moyens de la culture ont progressé de 300 millions ; entre 2002 et 2007, et en vérité entre 2004 et 2007, ils ont progressé de près de 600 millions d'euros. Alors, le terme, le slogan, le fantasme de désengagement, que j'entends parfois agiter, ici ou là, il ne se traduit ni dans les chiffres ni dans l'action : sous cette législature et avec cette majorité présidentielle, la progression des moyens alloués à la culture aura été deux fois plus importante que pendant le gouvernement de Lionel Jospin »
Le fantasme de la culture domaine de la « gauche » est-il démodé ?
Je n'ai jamais cru que la culture pouvait-être, au sens politique, de gauche ou de droite. Ces idées nous rappellent les pires régimes et les pires moments de notre histoire. Il arrive que des artistes prennent des positions à certains moments électoraux, instrumentalisant ainsi leur art pour des raisons diverses, des plus idéalistes aux plus intéressées. Je ne crois pas que cela soit convainquant. Un engagement personnel est une chose, une confusion de territoire entre art et politique en est une autre. L'art y est toujours perdant.
6500 entreprises mécènes sont désormais répertoriées en France. Lavenir de la culture appartient-il au monde privé ?
L'avenir de la culture appartient-il au monde privé ? Il est bon que le public et le privé additionnent leurs idées et leurs moyens dans la volonté de favoriser des actes de culture, de création, encore une fois, des actes civilisateurs. Voyez par exemple l'intérêt d'une fondation historique comme la fondation Maeght ou d'une jeune fondation comme « La Maison rouge » d'Antoine de Galbert, bientôt de la fondation LVMH, ou des formidables expositions qui ont pu avoir lieu parce que le privé et le public se sont entraidés. L'importance est toujours dans l'exigence et la qualité des projets.
« Lexception culturelle française » existe-t-elle aujourdhui ? Quelle en est selon vous la définition ?
C'est un très vaste sujet. L'exception culturelle qui aujourd'hui, après la résolution de l'UNESCO, n'est plus, loin s'en faut, « française » pourrait se résumer en rappelant que la culture ne peut avoir, comme principe de développement, les logiques du marché mondial, les situations géo-politiques ou géo-industrielles mais que la culture doit se construire principalement à partir d'autres dynamismes, issues de l'histoire, de la mémoire, de la symbolique, de l'identité, de la création et de l'innovation dans le domaine de ce qui peut se définir, très largement, comme des oeuvres de l'esprit.
Propos recueillis par Françoise Monnin le 15 octobre 2007
53
Les ultra-riches et lart hypercontemporain
un entretien avec Laurent Danchin
Nous avons lu lexcellente et stupéfiante enquête de Dominique Frétard publiée dans le supplément week-end du Monde du 15 décembre 2007 et titrée « Livresse de lultraluxe ». Enquête donc dans cet hallucinant monde parallèle des ultra riches, où lon apprend qu« ils sont 94 970 sur la planète dont la fortune dépasse les 30 millions de dollars, et ils ont faim dobjets pharaoniques, uniques, extravagants, à la hauteur de leur fortune. »
Parmi ces affamés dextravagant sont cités nos Bernard Arnault et François Pinault nationaux, au sujet desquels on peut lire : « On comprend mieux pourquoi tous deux sont devenus des collectionneurs dart. Les nouveaux riches, comme eux, consomment avec avidité des uvres contemporaines. Adorant Jeff Koons (ancien trader de Wall Street des années 80) dont les créations incarnent les symboles de richesse, tel Diamond Blue, estimé à 12 millions de dollars. Les enchères de ce secteur ouvrent un champ illimité à largent. »
Nous avons demandé à Laurent Danchin, écrivain, humaniste, auteur de Artaud et lasile Le cabinet du Docteur Ferdière (Séguier, 1996) et de Art Brut Linstinct Créateur (Gallimard, Découvertes, 2006) les réflexions que lui inspirait la lecture de cette enquête. P.S.
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Quelle est votre première réaction, globale, après lecture de ce texte ?
Dabord jai repensé à la phrase de Chomo, écrite à lentrée de son Village dArt Préludien, dans son incroyable orthographe phonétique : « Je suis riche de pauvreté, ils sont pauvres de richesse !!! ». Ou alors à ce que dit fièrement Jaber à la fin de mon petit film avec Alan Govenar : « Moi, je m'en fous de l'argent, je suis né RICHE ! ». Mais ce qui ma frappé le plus, cest de lire, vers la fin de larticle : « En avril [2007], une équipe du ministère de la défense britannique chargée de penser des stratégies pour un futur proche met en avant lhypothèse probable que les classes moyennes pourraient devenir une classe révolutionnaire relayant le rôle du prolétariat selon Marx. » Autrement dit, le fossé sest tellement creusé entre la caste des propriétaires et des spéculateurs et celle des locataires et des gens ordinaires qui nont que leur force de travail (quand ils trouvent un emploi !), que la révolution devient une hypothèse parmi dautres aux yeux des experts. Cest dire à quel point le système est déséquilibré et cet étalage obscène, presque irréel, de la richesse extrême, souvent acquise du jour au lendemain, en est un symptôme spectaculaire. Cela dit, de la révolution anglaise du 17ème siècle à la révolution chinoise des années quarante, en passant par lémancipation des Etats-Unis, la Révolution Française, les révolutions de 1848 et la révolution russe de 1917, le progrès scientifique et lindustrialisation naissante ont provoqué un premier cycle de révolutions qui est bien terminé aujourdhui. Y en aura-t-il un deuxième, correspondant au triomphe définitif de la civilisation industrielle et à lexpansion mondiale des nouvelles technologies ? Ou alors va-t-on traverser, comme dans un nouveau Moyen Age, des phases de perturbations et daccalmies, avec des conflits régionaux, des crises économiques et des périodes de pénurie, un terrorisme endémique et des conflits ethniques en guise de guerre civile ? Il est difficile de le dire, sans parler du fantasme apocalyptique de la guerre mondiale nucléaire, quon a bien du mal parfois à chasser de son esprit.
Mais cet « ultraluxe » na plus rien à voir avec le luxe au sens habituel. On dirait le symbole caricatural de la fuite en avant dun système économique déréglé, une métaphore du gâchis de la consommation poussée à labsurde. Une provocation suicidaire, en somme. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Jai assisté lannée dernière à Lausanne à une conférence remarquable de Gilles Lipovetsky qui ma ouvert les yeux sur ce qui sétait passé dans le social autour de nous depuis une quinzaine dannées. Dans son petit livre Les Temps hypermodernes, il revient sur la notion ambiguë de « post-modernité » quil avait utilisée dans son précédent ouvrage Lère du vide, et fait remarquer quaprès ce quil appelle « la transition post-moderne », qui correspond aux années 60/80, où est né dailleurs lArt Contemporain, on est passé à lâge « hypermoderne », cest-à-dire non pas à la fin mais au triomphe définitif, exponentiel, de la modernité, une modernité au carré qui, pour la première fois, occupe tout le terrain et na plus à faire sa place contre la survivance de la culture antérieure, parce quil nen subsiste plus que les débris déracinés. Entre les « temps modernes » et lâge hypermoderne, la différence nest quune question de degré, mais comme dans tout effet de seuil, toute transition de phase, il se produit un saut qualitatif au bout duquel tout est changé. Cest lhistoire du couteau de Jacquot, le couteau sans lame dont on a changé le manche : en apparence on est toujours dans le même monde, mais au fond, plus rien nest pareil et dans un premier temps on se demande même où on est. Jean-Pierre Le Goff, dans un livre récent, parle de « changement dépoque » : cest peu dire. Les scientifiques, eux, disent « changement de paradigme ».
Quest-ce qui caractérise cette nouvelle phase de nos sociétés ?
Un éclatement général ou plutôt une dilution de tout ce qui structurait jusquici la vie et la pensée, avec une tendance au recyclage de tous les éléments de la culture antérieure, mais pêle-mêle, dans le désordre, et sur un terrain ou dans un contexte totalement nouveau (ce qui correspond, entre parenthèses, au fonctionnement même de la culture Internet). Les temps hypermodernes de Lipovetsky, cest lâge de lhyper individualisme et de lhyper consommation, de la revendication narcissique poussée à lextrême et dun zapping généralisé de linformation, du savoir, des émotions. Cest le triomphe des effets de mode, au profit dune culture purement horizontale, sans profondeur historique, où tout est mis sur le même plan. Mais cest aussi un âge de grande ambivalence et de confusion où une certaine immaturité affective, voire un certain infantilisme, souvent mêlé dérotisme jappelle ça lépoque du bébé porno côtoie en sourdine les angoisses les pires, ce qui nexclut pas, ici ou là, une recherche sincère de spiritualité, mais à la carte, pas dans les cadres traditionnels. Ma génération était post-moderne, nos enfants sont hypermodernes, il ny a quà voir leur usage addictif de lordinateur, des consoles de jeux, du téléphone portable, dInternet, etc. Mais Lipovetsky, justement, nattache pas assez dimportance à lémergence de la culture numérique et au rôle joué par les nouveaux médias, et il devrait étendre son point de vue à toute la civilisation : lâge hypermoderne, cest aussi lâge hyper (et non post) industriel, le triomphe définitif, à léchelle mondiale, de la logique industrielle sur la civilisation artisanale antérieure.
En quoi et de quelle manière lart contemporain est-il lié à ce phénomène ?
LArt Contemporain est un art purement commercial, sans profondeur, qui au départ mime la culture de masse et les procédés du monde industriel et détourne les nouveaux médias pour en faire un usage décalé et appauvri dans le vieux contexte, inapproprié, des galeries, des églises et des musées. Il se veut par ailleurs le miroir des tendances les plus superficielles de notre époque, que parfois il anticipe, et, comme la publicité, il suit la pente de la facilité au lieu de la remonter, en prétendant satisfaire nos besoins les plus inavouables. A ce titre, cest un très bon indicateur sociologique en termes de marketing et il va au devant de la demande dun certain public, doù son succès chez les snobs, cest-à-dire les nouveaux riches, dont il constitue lemblème social. Or, depuis un certain temps, comme toute la société, lArt Contemporain a changé de nature et il semble être passé à la vitesse supérieure. Dopé par lhystérie hypercapitaliste dun système financier en roue libre dont les traders, les stars du sport ou des médias et les dirigeants des grands groupes sont les rois, il est devenu un objet de spéculation pure. Il nest donc pas étonnant que les deux superstars du marché actuel soient un ancien trader américain, né en 1955, Jeff Koons, roi du bibelot géant, du kitsch et du porno, et un « Jeune artiste anglais », en un sens plus intéressant, Damien Hirst, né dix ans plus tard et soutenu par un publicitaire devenu galeriste. Ce sont eux qui représentent le mieux aujourdhui cet art hyper contemporain destiné aux hyper riches dont nous parlons.
Doù le Hanging Heart de Jeff Koons à 23,5 millions de dollars chez Sothebys en novembre dernier : un cur géant en acier chromé rose avec un ruban doré. Ou alors le Lullaby Spring de Damien Hirst à 19 millions en juillet 2007 : 6136 pilules pharmaceutiques colorées dans une armoire métallique ! Des objets « pharaoniques » en effet, ou « extravagants », pour milliardaires cherchant le jamais vu.
En ajoutant tout de même ce petit détail que cest la même personne qui a acheté le diamant bleu et racheté le cur suspendu de Jeff Koons : son galeriste new-yorkais ! Mais quel symbole, ce cur dacier ! Intérêt artistique : zéro. Cest léchelle de cet accessoire pour arbre de Noël géant qui est spectaculaire, et donc la prouesse industrielle, pas le concept de base, plutôt simplet. De toutes façons ces artistes du tape-à-lil sont de véritables chefs dentreprise qui ne mettent jamais la main à la pâte et tout est fait par leurs assistants. Et puis lArt Contemporain, cest bien connu, nest quun jouet haut de gamme, un divertissement de luxe quil ne sagit pas de prendre trop au sérieux. Les pilules de Damien Hirst, elles, manifestent autre chose. Rescapées du fiasco de son restaurant Pharmacy, elles rejoignent une dimension nouvelle de notre temps que Lipovetsky décrit comme « la médicalisation de la vie », une tendance liée à lobsession de la santé, au culte maladif du corps et à un sentiment angoissant de la précarité de toutes choses lié à une peur diffuse du futur. Hirst, qui passe pour un génie génie sans doute, mais de quoi ? , est lexemple même de lartiste hypermoderne : polymorphe, polyglotte, showman à loccasion et businessman avisé, dont on vante lhabileté à recycler tout ce qui le précède. Avec ses animaux coupés en deux dans le formol (ou son crâne de platine incrusté de 8601 diamants !), il a senti avant tout le monde que la nature nétait plus aujourdhui quun ready made dun nouveau genre et il a eu le culot de transgresser le respect superstitieux du squelette ou du cadavre. Sans doute parce quil avait compris que les Vanités, les Memento Mori, commencent à être un thème vendeur en cette période dapocalypse diffuse. Et tant pis pour ceux quamuse encore linfantilisme érotisé des provocations de Paul McCarthy ou de Karl André : un Père Noël géant, style Kinder surprise en chocolat, tenant sur un plateau un godemiché à lentrée de la dernière Foire de Bâle, ou un Mickey en érection à la porte de La Force de lart, au Grand Palais, à Paris. Hirst, lui, est déjà dans la période suivante, il touche à plus obscur et il est au-delà de ces gamineries.
Notre Daniel Buren à côté de tout ça fait vraiment ringard. On sent quavec les jeunes générations, la surenchère va vers quelque chose de plus en plus gore, pour forcer lattention, et on se demande où ça va bien sarrêter. Mais en cette période de krach économique majeur et de récession, faut-il sattendre cette fois à un vrai krach de lArt Contemporain ?
Si lon en juge par les résultats des grandes maisons de vente, Artcurial, Christies ou Sothebys, jamais le marché de lArt Contemporain na été aussi florissant. Il faut bien dépenser les excès de liquidités, les bonus et les primes. Et puis lArt Contemporain est un jeu spéculatif supplémentaire, moins aride que les salles de marché, moins vulgaire que le casino. On peut y espérer dénormes plus-values en revendant la bonne « pièce » au bon moment. Si le krach sapprofondit, le marché souffrira, cest sûr, quoique le commerce du luxe ne se porte pas si mal pendant les crises, et on sait que lart en général sert de valeur refuge. Mais pendant que les uns sactivent à créer les produits pour ceux qui ont besoin de dépenser leurs stocks options, dautres, loin des sunlights, cherchent toujours obstinément à se réenraciner et à réancrer lhomme dans des valeurs plus durables. Non par esprit moral, mais tout simplement par besoin, par plaisir et pour ne pas devenir fou à une époque où ont sauté tous les repères. Ce sont ces créateurs-là qui alimentent un marché beaucoup plus raisonnable. Comme dans tous les domaines, en art aussi il faudra bien revenir à la mesure et au bon sens. Cest la simplicité et la modestie qui peuvent seules nous sauver de la catastrophe.
Propos recueillis par Pierre Souchaud
. David Elliot, introduction à la biennale DakArt, 2000.
. David Elliot, introduction à la biennale DakArt, 2000.
Die Epoche der Modernen, Walter Gropius Bau, Berlin, 1996, commissaire ChristosJohamides.
. Der Anderen Modernen, Haus Kulturen der Welt, Berlin, 1996, commissaire Alfons Hug.
. Robert Atkins, Petit Lexique de lart moderne 1848-1945, Paris, Abbeville, 1993.
. Exposition qui eut lieu au Center for African Art dont Suzan Vogel, ethnologue de formation, était la directrice, 1991.
. Pierre Gaudibert, ibid.
. Exposition qui sest déroulée en 1989 au Centre Georges-Pompidou et à la Grande Halle de La Villette.
. Jean-Hubert Martin, introduction au catalogue de lexposition Les Magiciens de la Terre, Paris, 1989.
. Jean-Hubert Martin, ibid.
. Las Palmas, 1991, commissaire André Magnin.
. Berlin, 1996, commissaire Alfons Hug.
. Tokyo, 1998, commissaire Toshio Shimizu.
Voir Chomo, un pavé dans la vase intellectuelle, propos recueillis par Laurent Danchin, Editions Simoën, Paris, 1978 et « Jaber Happy Idiot », un film dAlan Govenar et Bob Tullier assistés de Laurent Danchin, Documentary Arts, Dallas, Texas, 2002.
Le Monde 2, 15 décembre 2007, p. 28.
Voir Gilles Lipovetsky (et Sébastien Charles), Les Temps hypermodernes, Poche, 2006 et LEre du vide, Gallimard, 1983.
Voir Jean-Pierre Le Goff, La France morcelée, Gallimard, Folio actuel, 2008.
« S. nob. » (sine nobilitate, sans noblesse) désignait les enfants des riches « parvenus » sur les registres des collèges aristocratiques anglais de lépoque romantique.
Cest Charles Saatchi qui a lancé les Young British Artists (YBA) par lexposition Sensation à la Royal Academy de Londres en 1997.
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Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire, éd. Climats, 2001.
Importée des Etats-Unis où, dans un sens différent, elle a un temps prévalu en architecture.
Il y a une forte résistance aujourdhui encore contre labsorption de la culture par lultra-libaralisme, comme le prouve la convention adoptée le 20.10.2005 par lensemble des membres de lUNESCO sauf les Etats-Unis et Israël.
Selon les directives énoncées par Clement Greenberg, théoricien de lAction painting : non-figurantion, apolitisme, individualisme, violence
toujours dactualité.
A. de la Baumelle. Cité par Yak Rivais, Artension n°28, mars-avril 2006.
Pour sinterdire toute interprétation le peintre hyperréaliste préfère ne pas reproduire ce quil voit lui- même de la « réalité » mais la version déjà médiatisée quen fournit une photo.
« Art contemporain » : il sagit daborder ce concept néolibéral à partir de son contexte économique et culturel, cest-à-dire de façon critique, et non pas hors contexte, en acceptant le principe de son achèvement, de sa pérennité et de son autisme statutaire. Les uvres restent nourries par la contradiction : elles le refoulent seulement plus ou moins.
Comme dans lanalyse du rêve « Lhomme aux loups » (cf. Cinq psychanalyses).
Le ready made nest quun moment dans luvre de Duchamp, qui a toujours compris lart, quel que soit le matériau utilisé, comme une pratique de sens.
« Les gens adorent les histoires » (R. Reagan).
Pour un historique et une analyse de ce conflit, cf. F.D. LExposition 72-72, E.C. éditions, 2001.
Axel Honneth, Le Monde, 10.11.06.
A lexposition « Dionysiac ».
Le Monde du 6-7.08.06.
Id.
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54 - Buren labnégatif
La disparition du contenu pour une exaltation du contenant
Par Pierre Souchaud
Daniel Buren est un cas décole, emblématique dun système spécifiquement français et unique au monde. Cest cette particularité qui ma autorisé cette démarche - aussi très particulière - décrire à Mr le Président de la République au sujet de la réfection des colonnes du Palais Royal.
La lettre était ouverte et transmise à des milliers dartistes et acteurs de lart qui lont signée, faite circuler par mail, et ré acheminée par voie postale au Palais de lElysée.
Plusieurs milliers de lettres qui ont , je lespère, dû attirer lattention des services compétents de lElysée sur un sujet qui dépasse la personne Daniel Buren, et concerne la situation globale des mécanismes de reconnaissance de lart en France et de son marché.
Les avis exprimés ont , en grande majorité, applaudi ma démarche. Une minorité a dit sa réprobation.
Le texte qui suit propose mon analyse du phénomène Buren.
La question liminaire concernant Buren est : comment et pourquoi, une telle notoriété artistique a-t-elle pu sétablir sans aucun succès public, sans aucune demande ou adhésion de la société civile ? Comment a-t-elle pu se propager hors de toute nécessité dordre social ou collectif, de tout marché véritable, de toute libre implication des gens ? Comment une proposition plastique se revendiquant plate, inodore et sans saveur, répétitive et a-esthétique a pu simposer comme emblème de la créativité hexagonale ?
Pour comprendre le mécanisme dune telle aberration, il faut revenir à son point de départ et se rappeler, quen effet, le propos initial de Buren et des comparses du groupe B.M.P.T. ( Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) était leffacement ou la neutralisation de lartiste et de son oeuvre par labsence volontaire dexpression sensible ou spirituelle, de mise en forme plastique ou poétique. Démarche donc totalement anartistique, table rase, négative ou plus exactement abnégative.
La posture de principe ainsi énoncée, lartiste pouvait dire : « Ne regardez pas mon « outil visuel » qui na aucun contenu, qui nexiste pas , qui nobéit à aucun critère esthétique, mais regardez plutôt autour de lui. Regardez son encadrement. Admirez son contenant . Voyez comme larchitecture alentour est somptueuse. Voyez comme les dispositifs qui lexposent sont puissants et majestueux. Voyez comme ses commentateurs ont le verbe élégant. Voyez labondance du discours que sa béance ontologique génère pour la combler. Voyez comme mes sponsors sont de qualité »
Cétait cela en effet le principe premier de l »outilleur visuel » : la viduité du contenu pour lexaltation du contenant.
Principe immédiatement opératoire, car, avec des propos aussi flatteurs, le contenant ne se sentit plus de joie en entra en frénésie incontrôlable. Les systèmes de reconnaissance de lart, ainsi fournis en Rien à reconnaître, débarrassés de toutes valeurs tant éthiques questhétiques, purent enfin se consacrer exclusivement à leur propre valorisation. Les subalternes exultèrent à tous les niveaux des appareils administrants devant ce providentiel P.P.C.D. (plus petit dénominateur commun) aux vertus fédératrices exceptionnelles. Les sophistes du discours sans objet purent sans contrainte nous inonder de leur logorrhée. La mécanique médiatique semballa sur elle-même. Les bulles spéculatives de toutes sortes se virent décupler de volume. Immense effet daubaine pour les instruments de pouvoir, de communication de profit financier, qui purent enfin se mettre à fonctionner pour leur propre et exclusive célébration. Une sorte divresse autocongratulative sen empara, tourbillonnant sur sa dépression centrale, exponentiellement croissante , comme un énorme effet Larsen
Leffet Larsen, c est ce bruit épouvantable produit par le dysfonctionnement des systèmes électro-acoustiques lorsquils se mettent en résonance avec eux-mêmes et amplifient à linfini leurs propres borborygmes...Et bien leffet Buren, cest très exactement le même phénomène se produisant au sein des appareils administrativo-médiatico-culturels. Echappant à tout contrôle ou procédé de régulation extérieurs à eux, ceux-ci nobéissent plus dès lors quà leur seule et implacable logique interne ou structurelle, ne pensent plus quà leur propre mise en valeur, dans un in situ bouclé sur lui-même et dune terrifiante efficacité médiatique vers lextérieur.
Le « Roi Ubu est nu » , mais personne nose prendre le risque doser le voir et doser le dire, car leffet Larsen déclenché par les sillages de notre « outilleur visuel » obture tout le champ de vision , occupe et stérilise tout lespace, annihile toute réflexion. Prosternons-nous courtisans éblouis! Taisons-nous populace éreintée ! Dégageons palotins incultes, provinciaux crotteux, artistes ringards ! Aplatissons- nous devant cette démonstration de la puissance persuasive des appareils centraux de contention et de décervelage collectif.
Voilà comment ça marche , cest tout simple, cest tout bête, cest mécanique, ça nest même pas décoratif, cest dune nullité affligeante, sans âme, sans poésie, sans amour
Stratégie expansive et dérisoire de mise en fonction pour rien des dispositifs et de largent publics
Et cela fait quarante ans que cette enflure dure et perdure
.Je men souviens bien, car jy étais : Ils étaient plutôt sympathiques les quatre lascars BMPT à la Biennale de Paris en 1967, accoudés la plupart du temps au bar du Musée dArt Moderne, rue du Président Wilson. Plutôt amusante cette façon canular post -duchampien de titiller linstitution ou de subvertir les systèmes de légitimation de lart
Mais voilà : ceux-ci ne demandaient pas mieux, ils nadorent que ça, cette nouvelle forme de pompiérisme, et cest pour cela quils en redemandent encore et encore.
Une remarque pour en finir avec ça : comment, quand on met en question la restauration de ses colonnes du Palais Royal, Daniel Buren peut-il hurler à lattaque personnelle, alors que son concept fondateur est justement de se nier en tant que personne et artiste. Peut-on vraiment attaquer une absence revendiquée comme telle? Et cest bien là que limplacable logique burénienne sachoppe à elle-même et tombe dans le piège quelle a tendu.
Ainsi, ce qui reste en question , cest bien ce qui se passe autour de ce rien abnégatif
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de Laurent Danchin
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Rencontre avec Daniel Cordier
Un homme tout simplement libre
Daniel Cordier a fait donation à lEtat dun ensemble de 1000 uvres qui seront prochainement présentées à Beaubourg. Une première partie est actuellement exposée au Musée dArt Contemporain des Abattoirs de Toulouse. Bientôt aussi sera publié les « Mémoires », livre témoignage concernant les trois années pendant lesquelles Daniel Cordier fut le secrétaire de Jean Moulin.
Nous avons pensé que cette concomitance des deux événements faisait sens dans cette période « charnière » tant au point de vue politique quartistique, et quil fallait rencontrer Daniel Cordier, cet homme pour nous « mythique » depuis nombre dannées, premier marchand à Paris de Rauschenberg et Dubuffet, découvreur de Dado, Réquichot, Aristide Caillaud, et bien dautres artistes reconnus aujourdhui. P .S.
Daniel Cordier nous reçoit chez lui, ce mardi 3 juin, pour le déjeuner. La maison est enfouie sous les pins sur les hauteurs du cap dAntibes et sa terrasse offre une magnifique vue sur la baie de Juan les Pins.
A lintérieur, pas de tableaux (un seul de Réquichot), mais quantité de livres et dobjets dart primitif, statuettes, parures, ou dobjets « naturels », morceaux de bois aux formes mystérieuses, pierres de rêve
Nous aimons lextrême affabilité de Daniel Cordier, sa simplicité, sa vivacité (il a 88 ans), son attention, sa façon dessayer de dire avec précaution sa vérité, avec le souci constant de ne jamais être péremptoire .
La discussion, libre comme sa vie, a duré quatre heures. Nous en avons extrait les passages qui suivent. P.S.
Comment Jean Moulin ma fait découvrir le monde de lart
Officiellement, Jean Moulin était artiste peintre. Sa fausse carte didentité portait cette mention, et moi , jétais censé être son secrétaire au cas où nous serions arrêtés ensemble pour vérification didentité, à Lyon ou à Paris.
Mais je ne connaissais rien de lui, de sa vie précédente. Cétait un homme extrêmement secret . Javais 21 ans, lui 43.
Nous jouions ces rôles fictifs quand on était dans des endroits publics , dans le tram, dans le métro : il me parlait du Titien, de Klee, de Picasso que je ne connaissais pas.
Lart, comme sujet de conversation, installait donc un lien étrange entre nous, dont je ne comprenais pas bien la raison. Jétais perplexe. Je voyais bien quil était artiste, mais la façon dont il menait les choses et son autorité, étaient contraire à lidée que javais dun artiste.
Il était élégant, avait une formidable présence qui me faisait le situer très haut. Je pensais quil était très connu dans sa vie antérieure. Je limaginais tour à tour général, haut fonctionnaire, grand peintre, député, etc. suivant les circonstances
Ce nest quaprès la guerre, en rencontrant sa soeur que jai connu son vrai nom et qui il était exactement. Jai appris quIl voulait en effet être artiste peintre contre lavis de son père, qui lobligea à faire des études de droit. On a dailleurs conservé de lui nombre de caricatures et de dessins.
Mais ce qui est important pour moi, cest le souvenir de lhomme que jai côtoyé pendant la guerre, pendant laction de la Résistance. Et ce qui a été déterminant, paradoxalement, ce ne fut pas lensemble de ses conversations sur lart, mais quelques mots parmi elles que jaurais pu oublier, mais qui sont restés gravés
Un jour, en effet, il ma parlé de Goya et ma dit quil y avait une expo extraordinaire de gravures et peintures au rez - de -chaussée du Musée du Prado (dont je navais jamais entendu parler). « Après la guerre, je vous y emmènerai, car il faut absolument que vous voyiez ça ! ».
Aussi, quand je suis sorti de prison en Espagne en 44, je suis resté à Madrid pendant 3 jours, et tandis que tous mes camarades allaient au bordel , moi, je me suis précipité au Prado (Alors, quà cet époque, il ny avait personne dans les musées, hors les gardiens quil ne fallait pas réveiller en faisant craquer trop fort les parquets)
Si Jean Moulin a été déterminant dans ma vocation artistique, cest de cette manière là de me faire visiter le Prado, de me rapprocher de lui et de me faire découvrir Goya pour qui le « coup de foudre » fut immédiat .
Jai compris à ce moment, quil y avait un vide dans ma vie pourtant bien pleine, quelle manquait dâme. Ce fut comme une rencontre amoureuse qui donne sens à lexistence. Ensuite les musée et les galeries ont été les endroits où jétais le plus heureux.
Ce que nous avions en commun avec Moulin, malgré nos origines sociales différentes, cest cet amour de la liberté. Cest comme si après sa mort, il mavait indiqué une voie vers elle , avec Le Prado et Goya. Cette voie vers la liberté était celle de lart.
Je nai jamais été vraiment ni galeriste, ni collectionneur
Jai été, cest vrai, marchand de tableaux. Je préfère ce terme, moins honorable certes que marchand de vin, mais jen suis très fier.
Après la guerre, il me fallait bien faire quelque chose, gagner ma vie au-delà de lhéritage de mes parents. Or, je ne savais rien faire et navais aucune vocation pour les affaires.
Cest un ami qui ma suggéré de vendre des tableaux, puisque javais commencé à en acheter. Ce que jai fait passionnément, dans ma galerie de la rue de Miromesnil, à partir de 1956, en commençant par exposer Dewasne et Michaux, artistes que javais achetés auparavant.
Cependant, mon comportement et mon discours vis à vis de lart se sont modifiés par le fait quune galerie, cest une entreprise., et quiI fallait dès lors justifier mes choix pour vendre, alors quen tant que collectionneur je nai aucune justification à donner et que cela me regarde seul.
Jai du mal à expliquer, à argumenter. Je ne suis pas un intellectuel. Je nai pas fait de grandes études. Ce qui mintéresse plutôt, ce sont les évidences, la relation avec les êtres ou les paysages, laction, les expériences vraiment vécues, la jouissance personnelle. Je préfère lexpérimentation à la réflexion. Je réfléchis juste ce quil faut pour ne pas faire trop de bêtises
Jaime la compagnie silencieuse des uvres et des objets dart et ce qui se passe quand nous sommes ensemble. Ils me rassurent, ils désamorcent la tragédie. Je nai jamais cherché à connaître tous les artistes que jachetais (Sauf ceux de ma galerie qui étaient sous contrat, et cest pour cela aussi que mon comportement de galeriste était différent de celui du collectionneur), parce que lartiste - homme est à côté de ce quil fait et ne participe pas toujours de cette relation qui mintéresse. Jai eu pourtant de grandes amitiés avec les artistes
Je suis plutôt asocial, solitaire, paresseux et non communiquant. Depuis trente ans, je nappartiens plus à ce domaine de lart . Je continue à visiter les musées anciens ou contemporains ; mais ne vais plus dans les galeries. Le temps est court, on ne peut pas tout faire
En fait, les problèmes de marché ne mintéressent pas, cest jouir librement des uvres qui mintéresse. Jai toujours pensé que les uvres qui valent cher nont pas forcément plus dintérêt plastique que les uvres qui ne valent rien. Je nétais donc pas vraiment galeriste.
Pas collectionneur au sens habituel non plus, puisque je nai pas de ligne ni didée prédéterminée pour mes achats, pas de calcul ni de stratégie. Cela se fait au hasard des rencontres et des coups de cur, parce que telle toile ou tel objet dart primitif ou naturel possède une présence mystérieuse, que je suis incapable danalyser et ne le veux surtout pas. Tout ce que jai acquis , dont je nai jamais fait linventaire, constitue un ensemble apparemment désordonné, buissonnier, de bric et de broc, mais qui, je lespère, possède une cohérence interne. Et si cela nobéit à aucune règle, cest parce que ce qui me semble important, cest dêtre soi-même, et daller jusquau bout . La recherche de cette sorte de vérité personnelle est la seule chose qui ait un intérêt pour soi et nous ouvre aux autres Mais je nai pas pour autant charge dâme autre que la mienne et ne suis pas conseilleur
pour les achats par exemple.
Jai acheté des uvres des uvres dart brut notamment - qui, dans la galerie, mavaient beaucoup séduit, mais qui chez moi, parmi les autres, perdaient tout leur charme, ne sintégraient pas, mouraient brusquement comme par un étrange phénomène de neutralisation. A contrario , des uvres dont je me méfiaient se mettaient à rayonner parmi les autres.
Inexplicable.
Quand aux uvres dart primitif, je ne sais pas ce quelles valent, ni leur intérêt ethnographique, cest leur qualité plastique, leur mystère propre que jaime.
Dubuffet : une amitié éprouvante
Javais une grande admiration pour Dubuffet, pour lhomme, pour lécrivain, pour le créateur exceptionnel, mais mon amitié fut intermittente parce que difficile.
Dubuffet navait pas de marchand en 1955 et je lui ai proposé dêtre le sien. Il en accepta le principe, mais exigea une sorte de mise à lépreuve en me confiant une toile que je devais vendre. Cétait la fameuse « Vache ». Elle pesait très lourd et je dus acheter un diable à roulette pour la transporter et la montrer aux gens que je connaissais à Saint Germain et ailleurs.
Je nai pas réussi à la vendre . Cela ne valait pourtant que 2000 F , mais personne nen a voulu et je nai même pas pu lacheter moi-même, car je navais pas largent à lépoque.
Dubuffet accepta cependant que je sois son galeriste.
Je me souviens quensuite, un client suisse ne voulut pas macheter lautre fameuse toile « Macadam » au prix de 300 F, parce quil se réservait pour lachat dun Manessier à la Galerie de France à plusieurs millions de francs.
La notoriété de Dubuffet a commencé par les USA, et par le galeriste new yorkais Pierre Matisse qui avait découvert Dubuffet à Paris grâce à Charles Raton. Il avait acheté un grand nombre de toiles à Dubuffet, car il aimait cette peinture. Mais il savéra quelles étaient invendables aussi aux USA. Il en faisait donc cadeau à ses clients qui lui achetaient un Miro ou un Giacometti. Cest ainsi que les principaux Dubuffet se retrouvèrent dans les grandes collections américaines.
Pourquoi jai fait ma donation
Lidée de faire cette donation, à laquelle je navais absolument pas pensé auparavant, mest venue lorsque je participais à la commission dachat pour Beaubourg, dans les années 70. Jy fus impressionné par la conscience et lhonnêteté des conservateurs, leur rigueur et leur rectitude dans la préparation des dossiers
.Tout le contraire de moi qui fonctionne au coup de cur, sans avoir à me justifier.
Je me suis rendu compte que leur travail au service de la société, pour définir une vérité artistique ou une valeur patrimoniale , aussi sérieux soit-il, était à la limite impossible
Et jai eu envie de leur offrir ce quils ne pouvaient saisir avec leur codes et instruments de mesure, de les aider à résoudre cette équation privé-public, que lon résout dailleurs plus aisément aux USA
Jai donné en fonction de ce quil navaient pas et non par strict choix personnel. Le leur ai donné par exemple des Réquichot, Fahlström, Caillaud, Millares (dont un Millares convoité par le Musée de la Reine Sophie en Espagne). Autant dartistes majeurs à mon point de vue, quon a un peu oubliés, mais que lhistoire reconnaîtra, jen suis sûr.
Ceci dit, jai toujours de grands doutes sur mes choix, et je mesure les risques que les conservateurs de Beaubourg prennent de maccorder cette confiance.
Ce qui me rassure tout de même, cest lexcellent accueil auprès du public obtenu par lexposition dune partie de ma donation, aux Musée dArt Contemporain de Toulouse.
Alors jespère que lensemble de la donation, lorsquelle sera montée à Beaubourg, aura le même succès.
Je vais vous dire aussi : cette donation est pour moi une sorte dacte politique, une façon dagir ou de mimpliquer socialement dans la mesure où je nai pas le style où la compétence pour laction syndicale par exemple. Chacun doit faire ce quil peut, de la place quil a dans la vie.
De la liberté
Cette idée de liberté a constitué laxe de ma vie. Elle a inspiré ce que jai fait dans le domaine de lart, comme mon travail dhistorien pour la défense de la mémoire de Jean Moulin. Je savais que ma collection nétait pas « convenable » et pouvait être irrecevable muséalement. Jai dû raser les murs lorsque mes deux premiers livres sur Jean Moulin sont parus. Jai affronté la colère de Dubuffet lorsque jai exposé Louis Nevelson , quil naimait pas, etc.
Doù vient ce besoin de liberté que javais en commun avec Jean Moulin, quand lui était dune famille bourgeoise révolutionnaire (son père était radical, fondateur de la Ligue des Droits de lHomme, défenseur de Dreyfus) et moi, issu dune famille sur lautre versant plutôt maurassien ?
Aussi, ma liberté, je ne sais pas ce quelle serait si je navais pas appartenu au milieu que je renie et qui ma donné la force de men éloigner. Lavantage de la bourgeoisie ou de laristocratie est de vous donner les moyens de lutter contre elles. Il y a eu un ensemble de circonstances qui mont jeté du côté des révoltés. Jai fait ma vie contre mon milieu et le système. Qualité ou défaut ? Je nen sais rien. Pourquoi ? A cause des circonstances de mon enfance, des déchirements familiaux, de ma solitude, des affrontements où je dois mimposer ou périr. Beaucoup de mes amis ne comprennent pas cela. Ils me pensent « original » ou « à moitié fou »
mais maiment bien, car ils me savent inoffensif dans le fond.
Mais les contraintes sociales, ne fournissent pas toujours les moyens de la liberté. Jai vu cela après la guerre, moi qui étais alors proche des communistes, au cours de mes différents voyages en URSS, en Pologne, en Tchéquo-slovaquie. Jen suis revenu épouvanté.
Et pourtant , les arts dits primitifs, lart égyptien étaient le produits dun encadrement social au moins aussi fort que les arts soviétique ou nazi. Comme si le pouvoir religieux aussi contraignant fût-il, avait accordé à lart cette liberté quun certain pouvoir politique écrasait. Cest une question que je narrive pas à résoudre et quil faudrait confier aux sociologues de lart peut-être.
Quoi quil en soit, cette question de liberté ma rendu la vie très dure. Je ne la regrette pas. Je commence à être heureux, je crois, aujourdhui. Mais je ne recommencerais pas.
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Daniel Cordier
Alors, soudain : le Prado
Par Joël Couve
Seul celui qui sait recevoir et rencontrer aventureusement peut donner et lancer vers le futur, au devant des autres, ses uvres aimées, comme autant doiseaux de feu.
Rencontrer Daniel Cordier est une expérience précieuse, non seulement pour son hospitalité élégante, chaleureuse et attentive, mais parce que nous avons affaire, en sa présence, à un type dhomme particulier. Luvre de D. Cordier nest pas dordre plastique, pourtant il existe un D. Cordier artiste, dont luvre spécifique est contenue vivante dans la relation quil a su construire avec lart au moyen des oeuvres quil a réunies. Ces uvres, il ne les a pas choisies par reconnaissance consensuelle en vertu de critères sociaux et culturels exogènes : au moment où il les reçoit, elles ne sont dailleurs pas reconnues, et donc pas communément reconnaissables. Novatrices, véhémentes et intempestives, à des années- lumière de lécole de Paris instituée et célèbre, ces oeuvres sont, lorsquelles apparaissent et aujourdhui encore, résistance au présent, tant les puissances de leurs forces de création sont inépuisables. Et quest-ce donc que créer, sinon résister au présent ainsi que Gilles Deleuze lénonce ?
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D. Cordier ne reconnaît pas : il rencontre ! Il rencontre sur le plan impérieux dune essentielle et vitale nécessité sensible, complice des hasards et réactive aux précurseurs. Non pas, donc, la reconnaissance mondaine ou dogmatique, mais la rencontre expérimentale sur des lignes méandriques combinées dans des sauts audacieux, au milieu des flux roulants de la vie où, percutantes, ces oeuvres croisent et croissent. De chacune delles, que ce soit sur le plan physique des affects ou sur le plan spirituel des idées, D. Cordier a conduit lexpérience véritablement vécue et pour ainsi dire amoureuse, au point de toucher la peau des sensations contiguës à lépiderme humain tout entier, et au sien spécialement. Il y a là, pour le dire vite, toute la puissance visionnaire dune intelligence intuitive transportée par un feeling fertilisant. Et cest sur un champ existentiel passionné quil compose un être au monde conférant continûment à sa vie son style singulier : un style où, indéfectiblement, se rejoignent jusquà se confondre éthique et esthétique.
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Rien, pourtant, ne prédisposait D. Cordier au monde de lart. Cest Jean Moulin, dont il fut le secrétaire fidèle et efficace qui, au plus sombre de loccupation nazie quils combattaient ensemble clandestinement, lentretint le premier de lart et des peintres, évoquant Titien et Goya aussi bien que Picasso et Klee
. Toutefois, ces noms ne renvoyaient à rien de tangible et demeuraient pour lui mystérieux. Sans doute lui indiquaient-ils que Jean Moulin, exceptionnel et magnifique, ne se cliva jamais du monde de lart, alors quil évoluait dans les horreurs du monde de la guerre. Puis un jour, Jean Moulin lui annonça : « je vous emmènerai au Prado ». Nous connaissons, hélas, la fin tragique qui fut la sienne. Aussi, malgré sa solitude peuplée des êtres chers disparus, cest seul que D. Cordier, après la guerre, à Madrid, rentre au musée.
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Alors, soudain : le Prado. Cest simultanément une éruption volcanique et une révélation : en visitant le Prado, D. Cordier devient habitant de lart et habité par lui. Il perçoit aussitôt que les visions de feu des peintres ouvrent des univers formidablement compatibles avec ses propres forces et ses chemins intérieurs. Il sent que les uvres, par leur matérialité et leur immatérialité, en sont le prolongement expressif pour, ensemble, rejoindre le monde et bondir librement. Soudain, il comprend au Prado que non seulement lart exprime des possibilités dunivers, quil est un médium et un moyen, mais surtout quil est un allié conjuguant des mesures de magicien et des démesures de sorcier pour appréhender et créer du réel : pour traverser lespace temps en traçant des lignes constructives accordées à une vie tenace, décidée et réceptive au devenir. D. Cordier sexpatrie de lui-même en faisant pivoter laxe de son identité, migrant ainsi à travers les oeuvres qui sinstallent également en lui et parfois le transpercent. Il réalise au Prado que lart est un spatium intense, avec lequel il va vivre ; que lart est une région pour son corps et pour son âme, et que, pour cette région, il va inventer des coutumes à partager. Cest au cur du musée madrilène quil noue un pacte non cessible avec lart, en même temps quil manifeste sa fidélité définitivement admirative et respectueuse à Jean Moulin, son « patron ».
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Il importe de savoir que la relation de D. Cordier avec lart nest pas de lordre dun savoir livresque, ni dune érudition académique, pas plus quelle ne relève dailleurs dun volontarisme forcené. Cette relation sagence à partir dune nécessité intérieure indiscutable, dévoilée et générée dans les conditions dune vie menée par un homme daction toujours à la hauteur des événements qui lui sont donnés à affronter, et de ceux quil suscite et provoque. Cest pourquoi, pensons-nous, il sest constamment trouvé, à des moments cruciaux, en prise directe avec des uvres cruciales quil a comprises de système nerveux à système nerveux, en fonction de son économie affective et dun irrépressible désir de liberté. Des uvres qui, quel que soit leur coefficient de plaisir et de joie, ne font jamais dimpasse sur les souffrances, les blessures, le chaos, la mort, afin que recule le néant. Ces uvres cruciales, rencontrées lorsquelles émergent comme du brouillard un vaisseau, sont, entre autres, celles de Michaux, Dubuffet, Rauschenberg, Chaissac, Bettencourt, Caillaud, Millares, Dado, Réquichot
Falström, Georgik
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Si, daventure, on emploie, concernant Daniel Cordier, le terme de « collectionneur », cest seulement par convention et facilité de langage, en ce sens où il nest pas un collectionneur mais un producteur de constellation. Chaque oeuvre est une étoile scintillante qui participe à la cohérence générale de la constellation et de sa logique. Toutes les toiles, par le jeu de leurs différences et de leurs correspondances, ajustent les relations qui les articulent collectivement sur le territoire inclassable dune camaraderie refusant lexactitude des frontières inamovibles. Constellation qui nappelle pas tant des spécialistes que des expérimentateurs et des passionnés. Tout, chez D. Cordier, nous indique quon devient stupide dès quon nest plus passionné.
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Non collectionneur, il est rencontreur artiste aux yeux fertiles, capable dembraser tableaux, objets, et jusquaux paysages. Il est étonnant de sentir combien cet homme est absorbé dans un réseau de vibrations intenses, et comment il semble navoir de cesse de remettre dans le monde qui sobscurcit des zones de clarté où palpite le charme des rébellions. Et dans le même temps où nous comprenons que D. Cordier, producteur de constellation, nest pas un collectionneur patenté, nous devinons pourquoi il est un donateur libre, forcément libre : seul celui qui sait recevoir et rencontrer aventureusement peut donner et lancer vers le futur, au devant des autres, ses uvres aimées, comme autant doiseaux de feu qui, au point dextrême jonction des rencontres fécondes, senvolent
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Produire et donner cette constellation, dont le germe vivace sorigine dans le combat pour la liberté, contre la barbarie : grandeur de Daniel Cordier
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La méthode COMBAS
Par Françoise Monnin
« La vie c'est changer, on change de voiture, on change de femme, on change de chaussettes, on change de slip. Alors on doit changer souvent de peinture, de dessin, d'idée, un jour appliqué, le lendemain indiscipliné, du bien fait, du mal fait, du soi-même » : depuis trente ans, Robert Combas travaille en indépendant et pense en liberté.
« Je ne suis pas en forme », prévient Combas en ouvrant sa porte, à Ivry-sur-Seine. « Jai cinquante ans, il faudrait que je me mette à faire du sport » ! Une soirée trop arrosée à la vodka la veille, linstallation de la climatisation dans latelier qui se passe mal, un déménagement en cours pour un nouvel atelier aux Lilas, deux expositions récemment inaugurées, lune, en Arles, lautre, en Corée, ouf ! Un verre dabsinthe pour remettre les idées en place, et en route pour la conversation.
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Pour être un artiste reconnu, il faut une énergie particulière ?
Je me suis faufilé dans lart contemporain, où il ne se passait rien
Cest clair et net. Moi je suis un homme moyen de partout. Ni laid, ni beau, de taille moyenne, etc. Mais moyen + moyen = beaucoup de moyens. Quand on ma donné les moyens (javais tout raté à lécole, même le brevet. Mais comme jétais aux beaux-arts municipaux de Sète depuis lâge de 9 ans, mon père sest battu pour que lon ne moriente pas apprenti chaudronnier et pour que je continue les beaux-arts), je me suis défoncé. Mes parents avaient eu une vision, mystique : jétais destiné à être artiste. Mon père était un cadre du Parti Communiste qui sest retrouvé au chômage à 45 ans avec six gosses. Il défendait la culture. Enfant pourtant, je ne faisais pas de beaux dessins. Javais un frère qui lui dessinait très bien, mais il na pas pu aller loin, à cause dune mauvaise santé.
Moi, jétais un branleur de première qualité ; ce que Fellini appelle un « vitelloni », un fils de pauvre qui a envie de rien branler. Il faut trouver le truc. Jétais un artiste au sens de poète, anarchiste, voulant faire tout ce que lon na pas le droit de faire. En gros, cest ça. Aux beaux-arts, jai eu une totale liberté. Du coup, jai travaillé beaucoup, jai accéléré. Je me suis faufilé dans lart contemporain, où il ne se passait rien. Puis je me suis fait réformer, parce que je navais pas un an à perdre à larmée, et je suis monté à Paris, en 1980. Jai décidé de mettre toute mon énergie à faire tout ce qui ne se faisait pas. Et je nai fait que ça. Épuisant pour les gens avec lesquels je vivais ! Je peux rester très longtemps assis sur un canapé, et puis à un moment je fais cent toiles (sur le thème de la musique cette année par exemple) ; ça sort comme ça, un commencement dune série qui ne continue jamais. Toutes mes toiles ressemblent à des débuts.
Il faut aussi une bonne galerie ?
Quand la crise des années 90 est arrivée, les grands marchands mont lâché
Depuis six ans, jai à nouveau une galerie privée qui maide, qui garde des toiles tout en massistant financièrement. Javais commencé chez Lambert puis chez Nahon, pendant le boom des années 80. Yvon Lambert aimait vraiment lart et il ma emmené voir des expositions, dans les musées, au Louvre souvent. Cétait lépoque où il vendait des bons petits tableaux pas chers. Mais quand la crise des années 90 est arrivée, les grands marchands mont lâché. Leurs galeries ont alors été subventionnées par létat français. Mais cet argent nest pas allé aux artistes. Moi, je nai jamais eu de compte en Suisse. Jaurais aimé alors quon me téléphone pour savoir si javais besoin dargent. Mais personne nest venu me voir pendant dix ans, alors que mon atelier était juste à côté de Beaubourg.
Jai trouvé des galeries plus petites, moins crédibles, qui ne machetaient rien. Jai ramé, jusquà ce que je rencontre, en 2002, le Belge Guy Peeters, qui ma donné les moyens, enfin, de travailler à nouveau. Depuis, mes expositions sont de qualité et remportent un certain succès. Je me sens soutenu. Parce que je travaille avec Guy Peeters, à présent on me respecte davantage, on sait que je suis protégé par un galeriste puissant. Cest assez passionnel.
Il faut aussi des relations dans les institutions ?
Le seul moyen de sauver tout ça, cest de donner un statut à part à la peinture en France, de la défendre.
Depuis que César est mort, létat cherche de nouveaux artistes populaires. Du coup, on commence à venir me voir. Mais il y a quatre ou cinq ans encore, je navais pas de vrais amis dans le « milieu de lart ». De temps en temps, on ma fait des faveurs, cest tout. Je ne critique pas les réseaux, mais ils exagèrent. Le ministère de la culture et les musées emploient un personnel du feu de Dieu mais manque defficacité. Personne ne vient visiter les ateliers. Je ne comprends pas quon noblige pas les décideurs à venir dans les ateliers. Ils ont la flemme et ils nen ont rien à foutre. Ils pensent que, dans les ateliers, il ny a que de la merde. Ils attendent que cette merde soit accrochée sur les murs des galeries et chez les collectionneurs pour commencer à trouver quelle sent bon.
Le service public français a essayé de faire quelques trucs à létranger, en mélangeant des peintures avec des installations et des vidéos, mais bof. Il faisait un petit catalogue, men offrait royalement un seul exemplaire, on nen parlait pas en France ; pendant que les Américains diffusaient largement de gros pavés, et promenaient des expositions dans le monde entier, uniquement avec de la peinture.
Le seul moyen de sauver tout ça, cest de donner un statut à part à la peinture en France, de la défendre. La plupart des artistes français sont devenus des plasticiens pratiquant le multimédia. Ils viennent de tous les horizons, utilisent la technologie et sont souvent de ce fait subventionnés. Ils sont tellement nombreux quon se croirait à Los Angeles ! Or ici nous navons pas les moyens de faire vivre autant dartistes. Il y a une mode, ok. De là à ringardiser la peinture
Résultat, les peintres rament. Quand je vois par exemple Vincent Corpet, avec des milliers de toiles qui ne sortent pas de chez lui, je ne trouve pas ça normal.
Autre exemple navrant : je fais des livres, ils se vendent bien sépuisent, et les maisons déditions ne les rééditent pas car elles ont eu une subvention pour la première édition et nen auront pas pour la seconde. Elles vivent des subventions.
Comment sorganise la reconnaissance dun artiste ?
Lorsque les Américains sont arrivés en France, tout le monde est devenu amnésique
Il ny a pas de politique chez les galeristes français pour que leurs artistes soient reconnus à létranger. On montre ici des artistes dailleurs, mais ailleurs on ne nous impose pas ailleurs. Lambert par exemple demandait très gentiment à Iléana Sonnabend si elle voulait exposer Combas à New York, elle répondait « peut-être » et lon en restait là. Il ny avait pas un échange minimum. Protectionnisme américain oblige.
De 1980 à 1982, le grand marchand allemand Bischofberger ma acheté des toiles. En 1982 ça a été terminé, les toiles de Basquiat étaient arrivées. Même chose pour Di Rosa, relégué pour Scharf. Alors que, objectivement, regardez les toiles : les Di Rosa tiennent autant la route, voir mieux, que les Scharf. Lorsque les Américains sont arrivés en France, tout le monde est devenu amnésique, même les gens qui aimaient mon travail. En 1984, le musée dart moderne de la ville de Paris a exposé quatre Français et quatre Américains. Lexposition devait aller à New York. Et puis rien. Rien à foutre. Di Rosa a invité les artistes américains à Sète. Nous avions besoin daide, mais rien. Les Américains, eux, avaient des plans de carrière, construits pas des grands marchands comme Tony Shafrazi. Ça ma foutu les boules. Il aurait fallu que jaille à New York, que japprenne lAnglais. Mais javais pas envie de faire lAméricain.
Votre uvre ne correspond pas aux critères de la mode internationale. Vous persistez toutefois à penser que lart contemporain peut être humain, joyeux et populaire. Erreur ?
On mélange tout et lon trouve Combas
La peinture est un peu élitiste. Quand elle est populaire, elle sent un peu mauvais. Si on embrasse une de mes toiles en y laissant une trace de rouge à lèvres, je ne flippe pas. Je ne sacralise pas moins pour autant mes tableaux. Je flippe, mais à demi seulement. Je suis humain.
Le Dadaïsme, l'Art Brut, l'Art Nègre, celui des peintres publicistes naïfs d'Haïti, d'Afrique, d'Amérique du Sud, de Jamaïque, l'Art naïf, l'Art pauvre, le Rock and roll, la Rock Culture, l'Art des Inadaptés, Picasso, l'Expressionnisme, l'Impressionnisme, la B.D. On mélange tout et lon trouve Combas, figuratif parce que je vis dans un monde de réalités. Je trouve par contre que le message de mes peintures est complètement abstrait, c'est un mélange d'images, de couleurs, de fausses écritures asiatiques, arabes, sud-américaines, un essai de langage universel.
Pour vous lartiste demeure un travailleur. Deuxième erreur ?
Moi jai besoin de travailler, sinon, je me sens malhonnête
Tous les grands artistes dits importants de ces dernières années ne sont pas des travailleurs. Ils font du sous Marcel Duchamp, en quelque sorte. Moi jai besoin de travailler, sinon, je me sens malhonnête. Ma peinture est sympathos, mais très physique.
Les artistes qui marchent à linternational, Jeff Koons ou Jan Fabre, se dotent de très grosses structures, de bureaux où des employés bossent pour eux par dizaines. Pas pour créer des uvres mais pour gérer des événements, pour formuler de la communication. Résultat : ils sont dans tous les livres internationaux sur lart contemporain. Ce nest pas le cas des artistes français vivants ; hormis quelques pseudo intellectuels comme Sophie Calle ou Daniel Buren, qui développent une froideur à faire peur. Pas de poésie, rien
Mais une force de persuasion incroyable, même vis-à-vis des gens qui ne comprennent pas !
Lépoque est au lisse. Tout ce qui est lisse, en aplat et Cie, cest facile à reproduire, à faire reproduire par dautres. Cela permet davoir au même moment plusieurs fois la même exposition dans le monde. Dans le genre, je mets Jean-Pierre Raynaud à part, parce quil est barge total, il na besoin de rien prendre pour être barré
Taré complètement, dans le sens de complètement artiste. Il pourrait se suicider en se coupant une oreille. Moi je ne me couperai jamais une oreille.
Avoir peur de largent, troisième erreur ?
Jai honte de mes prix, mais ils sont normaux vis-à-vis du marché
Ça fait vingt ans que je me bats pour que ma peinture ne soit pas commerciale. Faire une toile pour quelle plaise, je ne sais pas le faire. Hélas, peut-être ; car jai toujours aimé largent pour le dépenser. Il y a malheureusement de moins en moins dargent liquide. Et de plus en plus de paperasses. Mais ce que jai, cest déjà beaucoup. Je nai jamais souffert de la crise, jai toujours vendu des tableaux. Plus ou moins cher. Vraiment pas cher en période de crise. Mais jai toujours vendu.
Jai honte de mes prix, mais ils sont normaux vis-à-vis du marché. Si je vaux ça, cela permet aux autres artistes de valoir quelque chose. Jai des amis bons artistes inconnus, qui vendaient dans les années 80, pas cher. Aujourdhui, seuls les connus, les valeurs sûres, vendent. Cest devenu difficile. Ça rame, ça rame chez les peintres. Quant aux graveurs, ils sont à genoux. Dans la merde.
À présent, il existe une nouvelle race dartistes, créant pour des riches plus riches que riches, les riches qui font flamber les prix de limmobilier dans le centre de Paris. Cela me gêne. Cest du hard. Des millions de dollars pour quatre papillons collés par Damian Hirst, ou pour un Chinois qui fait du Erro en moins bien, cest quoi ça ? Nous navons pas les moyens dexister à côté.
Inconsciemment, la très grande bourgeoisie sest aperçue que même le golf se démocratisait. La seule chose qui lui restait pour quelle puisse être seule à lavoir, cétait les uvres dart très très chères.
Un ami, intellectuel, libanais, ma récemment proposé, si son pays va mieux, de me faire exposer au Liban, pour que les hommes daffaires locaux deviennent mes « passeurs » pour le Moyen-Orient. Cétait très gentil, mais cela ma gêné. Faire du fric vraiment, sans savoir qui achète ni ce quon fait, cest ne plus avoir despoir. Et devenir tellement riche quon ne fait plus de tableaux.
Si demain François Pinault arrive dans latelier et me demande dix toiles, est-ce que je vais refuser de les lui vendre parce que je suis contre la politique de sa collection ? En vérité, je nen sais rien. Le pognon, je nai rien contre. Je lui vendrai peut-être en lui disant quil est un enfoiré. Le catalogue de la dernière exposition de sa collection à Venise était foireux, les textes, pseudo intello bidons, comme dit ma copine. La seule belle chose de lexpo, cétait le marbre du palais qui labritait.
Comment garder son âme ?
Un minimum de son âme, de son esprit du début
Les soi-disant nouveaux artistes nont même pas un « esprit du début ». Personne ne parlait deux il y a dix ans. Ils nont ni commencement, ni fin. Rien que lair à la mode.
Dire tout cela dans Artension, cest sans doute une manière garder son âme, mais cest hélas marginaliser de tels propos , car ils risquent dêtre moins pris aussi au sérieux que sils étaient publiés dans la Monde ou lExpress. Je regrette aussi que dexcellents articles comme ceux de Danchin sur les Ultra-riches et lart contemporain, ou bien celui de Souchaud sur Buren, ne puissent être publiés dans ces journaux. Mais bon, lhistoire fouillera plus tard dans ce quon a marginalisé aujourdhui.
Propos recueillis par Françoise Monnin le 17 07 2008
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Un krach à New York?
Quelles conséquences sur le système de l'art en France?
Par Aude de Kerros
Nul besoin dêtre Nostradamus pour prévoir, dans un futur très proche, lécroulement du grand marché spéculatif international (faute de substance interne ou de valeur intrinsèque). Dés lors, que deviendra lart institutionnel français indexé sur ce grand marché (celui qui place Koons au Château de Versailles et Jan Favre au Louvre) ? Et que deviendront nos petites fabriques subventionnées de produits « émergents » à vocation internationale et/ou contemporaine?
Questions un peu tardives, car le krach institutionnel français est déjà amorcé du fait même quil ny a plus dargent dans les caisses de lEtat.
Angoisse donc dans les réseaux de la culture officielle. Les rentes de situation sont en péril ainsi que les « valeurs » qui vont avec. « Sauvons la culture ! », « Vive la culture ! », sémeut-on autour du journal Libération qui a organisé récemment sur le sujet un grand forum de 60 tables rondes. 75 personnes en moyenne pour chacune dans des salles de 400 places : le bide total
(Mais quimporte , les interventions ont été intégralement diffusées sur France-Culture, qui nest pas à un pensum près à administrer à ses auditeurs.)
Dans les cercles de lart contemporain on déplore lépouvantable « régression » qui sannonce, mais entre soi, la tête dans le sable comme lautruche, et sans jamais ouvrir la réflexion sur les méprisables analyses extérieures, toujours inaudibles et irrecevables par les grands médias
Ce krach des fausses valeurs artistiques, sera-t-il bénéfique aux vraies valeurs ? Là est la question. En 1990, tout le monde avait souffert. Mais aujourdhui ?
Aude de Kerros nous propose ici une récapitulation des faux et des vrais débats qui ont lieu actuellement. P.S.
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Un audit du Ministère de la Culture, l'annonce de réformes administratives et budgétaires. Voici venu le temps des bilans...
Un certain nombre d'évènements plus ou moins visibles, selon que la presse les ait relayés ou non, permettent de décrire un nouveau climat dans le monde de l'art en France sur fond de crise financière internationale. Mettons -les en perspective.
l'Art c'est la vie
Le 28 Novembre 2008 , organisé par Art Absolument
La revue Art Absolument, en partenariat avec Libération et France Culture organise un débat au théâtre du Rond Point à Paris. Sont réunis quelques signataires triés sur le volet du Manifeste l'Art c'est la vie et des fonctionnaires de la DAP et de Culture France. Toutes les précautions sont prises pour éviter des débordements. Un certain nombre de choses ont été dites malgré tout, contredisant l'autosatisfaction des fonctionnaires, quelques pratiques ont été dénoncées et des questions embarrassantes posées.. Rien cependant de tout cela n'a filtré sauf sur les blogs, Le quotidien Libération qui était partenaire n'a pas rendu compte de ce débat, ni aucun grand média ailleurs. C'était en effet un débat raté, pour faire semblant, ou pour « noyer les poissons ».
Faut-il soutenir l'art français?
Les 7 Février et 13 Juin 2008, à Drouot Montaigne
A Drouot Montaigne deux tables rondes réunissant le réseau de l'AC en France mettent en discussion les questions suivantes: L'art est-il un Investissement? et Faut-il soutenir l'art français?
Ici c'est le milieu qui fait lui même le constat: Malgré aides, subventions, travail en réseau pour fabriquer les cotes, les artistes vivant et travaillant en France ne sont pas reconnus à l'étranger, ni en France d'ailleurs! Les galeries sont unanimes: On ne gagne pas d'argent avec des artistes français. Comment cela est -il possible? Dans l'international on reproche à ces artistes de ne pas avoir de vraie valeur car ils ne sont pas achetés par des collectionneurs privés français. Ceux-ci boudent l'art officiel et sont sous la pression du fisc. Par ailleurs, il est reproché aux artistes et à ceux qui les cooptent d'avoir un discours trop intellectuel, difficile à comprendre hors de l'hexagone. Le conceptualisme français est trop hermétique pour les riches d'aujourd'hui qui n'ont pas suivi, eux, les cours de philosophie de l'Ecole des Beaux Arts. Enfin, on constate partout, contrairement à ce qui a lieu en France, un repli identitairede chaque pays sur ses propres artistes, aux États Unis notamment.
Le représentant de Culture France Alain Reinaudo a donné une série de chiffres inédits, provenant d'une étude récente, si négatifs et si décevants par rapport à l'investissement d'État fait pour soutenir artistes et galeries du réseau, que son intervention a été supprimée dans l'enregistrement de la Table Ronde, disponible sur Internet sur le site de Connaissance des Arts.
Vive la culture !
Les 13, 14, 15 Juin 2008, forum organisé par Libération
Visiblement l'affolement qui avait gagné les fonctionnaires de la DAP en juin 2007, est retombé au printemps 2008, les réformes n'auront pas l'ampleur annoncée. Les institutionnels se rassurent et veulent donner le change, créer l'illusion d'un débat, d'un désir de réformes. Libération, France Culture et les Institutions organisent un grand Colloque, de 3 jours au Théâtre des Amandiers de Nanterre: Tous les problèmes seront abordés dit-on! L'État ou le marché? Comment faire face aux évolutions brutales dans le domaine d'Internet, des technologies médiatiques, du multiculturalisme? L'État doit-il être un outil de régulation?
Tous les acteurs culturels faisant partie du réseau sont là. Leur but? Comment gérer la crise sans perdre avantages et privilèges. Le colloque commence par Faut-il supprimer le Ministère de la Culture?. C'est une confrontation entre Christine Albanet et Jack Ralite (PC) intervenant sans doute à titre d'opposant institutionnel, il fait partie de toutes les Commissions Culturelles depuis des lustres, Peut-il imaginer, même en rêve, une culture qui ne serait pas dirigée? Le sujet épineux n'a pas été évoqué.
Le seul opposant vraiment critique fut sans doute Marc Fumaroli dans un débat portant sur un terrain économique qui n'est pas sa spécialité et ou tout le monde ne pouvait que s'accorder. Le marché est -il l'ennemi de la culture? On oublia Jean Philippe Domecq, trop critique sans doute et tous les analystes de la crise non fonctionnaires et non contrôlés par les Institutions.
On aborda des sujets techniques aux solutions techniques qui font l'unanimité et, pour passer le temps, on disserta sur le sexe des anges, du genre: Peut-il y avoir une sainteté sans Dieu? Quel accueil pour la folie? Y a t-il une transcendance républicaine? Profane ou sacré? Qui veut la peau de la folie?. On évita bien sûr de poser les questions utiles . Pourquoi la France est le seul pays démocratique a avoir un art officiel? Le système de l'AC stérilise-t-il la création? L'art est il un produit financier haut de gamme? Pourquoi n'y a -t-il plus en France des marchés de l'art? Pourquoi la France ne fait plus référence en matière d'art? , « Pourquoi Harry Bellet nous en remet-il une couche avec Buren, dans Le Monde ? » etc.
Remettre les Pendules à l'Art
Le 22 mars 2008, à la Halle Saint Pierre
Ce débat organisé à la Halle Saint Pierre a formulé les questions qui se posent à ceux qui créent et se trouvent devant un système fermé, aux choix esthétiques étroits, monopolisant tous les moyens et les occasions de reconnaissance. A été mis en relief un corpus de textes et d'analyses très variées, à distinguer de l'autocritique institutionnelle visant à conserver le système, sous forme d'une Bibliographie réunie et commentée par Laurent Danchin, publiée par Artension et mise à disposition sur Internet. Elle fait la preuve de l'existence trentenaire d'une réflexion critique de haut niveau sur l'histoire récente de l'art. Etaient présents: Jean Philippe Domecq, Pierre Souchaud, Christine Sourgins, Fred Forest, Marie Sallentin, Michel De Caso, Sophie Herzskovicz, Lydia Van den Busch, Carla van der Rohe, François Derivery, Philippe Rillon, Michel Dupré, Kostas Mavrakis, Francis Parent. Ces écrits, par leur nombre et leur diversité, semblent être une caractéristique française, sans doute en raison de l'existence depuis un demi-siècle d'un pouvoir culturel sans contrepouvoir. Ils font aujourd'hui référence dans le monde, mais silence médiatique en France.
Tuer les artistes pour relancer le marché de l'Art?
Le 1er juillet 2008, organisé par la Peau de lOurs
Philippe Rillon créateur du blog La Peau de l'Ours a organisé une rencontre à la Mairie du XIIIème: pour faire le bilan des réformes. Il a invité le Ministre de la Culture ou un de ses représentants à venir expliquer pourquoi aucune des mesures prises à la suite du Rapport Bethenot ne concerne les artistes. Aucun officiel n'a accepté l'invitation.
Rémy Aron, Président de la Maison des Artistes notamment était présent pour traiter de ces questions très pratiques. Ont été examinées les quelques mesures prises, de façon très concrète ce qui révéla, dans ce public d'artistes, une attitude éloignée des querelles théoriques ou politiques qui avaient fait éclater le milieu trente ans plus tôt. La préoccupation partagée par toute l'assemblée était de retrouver une autonomie essentielle à la création et pour l'assurer, des circonstances favorables à l'éclosion d'un vrai marché, fondé sur l'offre et la demande, ainsi que le reconnaissance d'une diversité culturelle et esthétique.
Même silence médiatique.
Un krach à New York?
Quelles conséquences sur le système de l'art en France?
Pas encore de débat organisé sur le sujet
C'est l'élément nouveau. Que va-t-il se passer en France si l'art officiel référencé sur le marché de l'AC à New York connaît un krach?
Cela s'est déjà produit en 1990. Tout s'effondre à la suite d'une période de spéculation exceptionnelle, ou Art et l'AC se vendaient. Après un épisode chaotique on constate que la spéculation sur l'AC repart de plus belle, fondée sur des méthodes de fabrication financière en réseau plus rigoureuses, assurant une plus grande sécurité pour les collectionneurs. Ceux-ci désormais ne jouent plus à la roulette russe mais pratiquent des investissements de bon père de famille. En l'espace d'une décennie l'achat d'AC est devenu plus sûr que l'achat des peintres impressionnistes. Par contre, l'Art a été écarté de la compétition pour un temps. C'est comme si l'on avait débarqué en 1990 tous les spéculateurs non initiés et tous les artistes surnuméraires notamment d'Art.
A quoi servira le prochain krach? qui en bénéficia? Qui sera dégagé?
Si la tendance actuelle se confirmait, on peut prévoir que seront écartés cette fois-ci tous ceux qui n'ont pas la bonne identité nationale. Les conceptuels chinois me paraissent très menacés... La politique n'est jamais loin.
En France, après 1990, la DAP grâce à l'argent du contribuable, a pris le relais du marché, a fonctionnarisé les artistes de son choix et crée son réseau, Il a du même coup marginalisé tout le reste de la création pour mieux nourrir sa clientèle.
Aujourd'hui deux choses ont changé en France par rapport aux années 90: D'une part l'argent public fait défaut et d'autre part la DAP a été intégrée dans un vaste Département dit de la Création, ce qui gêne désormais son fonctionnement fondé sur le délit d'initiés et la non publication des informations concernant la galerie, l'oeuvre, le lieu et le prix des oeuvres achetées. Pratique qui pendant 30 ans a permis la création d'un art officiel en France dont la référence est à New York puisque 60% des achats d'art de l'Etat ont eu lieu sur une autre place que Paris. La situation aujourd'hui change.
Beaucoup de questions se posent cet automne: Comment se comportent les valeurs sans valeur quand le réseau d'initiés qui les fabrique se désagrège?. Comment sortirons -nous en France d'une situation bloquée? Suite au prochain numéro
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Présence Panchounette
Pourquoi son exhumation ?
Un entretien avec Frédéric Roux *
Par Pierre Souchaud
Actif de 1969 à 1990, le groupe Présence Panchounette (composé de Christian Baillet, Pierre Cocrelle, Didier Dumay, Michel Ferrière, Jean-Yves Gros, Frédéric Roux et Jacques Soulillou) commence à se faire connaître par des actions, des tracts et des performances où se mêlent contestation et humour. Leur travail se focalisera sur une remise en cause du modernisme, de lavant-garde et de ses rituels.
Le statut marginal du groupe lors de son existence, la dispersion des individus le composant et celle des uvres, le refus obstiné de se voir consacrer une « rétrospective », ont retardé lorganisation dune exposition denvergure.
Lune des originalités de cette manifestation (et une contrainte supplémentaire) est son éclatement en plusieurs lieux non-institutionnels au travers de la ville, ce nest donc pas au CAPC, mais dans quatorze sites hors-les-murs que les visiteurs vont pouvoir découvrir leurs uvres jusquau 15 septembre.
Nous avons interrogé Frédéric Roux sur le sens de ce retour, et le sens en général. Il dit être incapable dy répondre
mais y répond cependant, brillamment. P.S.
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La critique du système nourrit le système, cest bien connu
à condition de ne pas aller « au fond » : cela ferait vulgaire, mauvais goût, irrecevable. Votre disparition en 1990, était-elle une façon « daller au fond » ?
Daprès vous, la critique du système nourrirait le système ? Je nen suis pas si sûr. Ce que vous appelez le système, je ne suis pas persuadé quil existe sous une forme aussi déterminée : LE système. En tous les cas, tous les systèmes, hormis, sans doute, les systèmes critiques, ne se nourrissent pas de leur critique, loin de là ! Jen connais quantité qui ne la supportent pas et la plupart dentre eux ne se portent pas plus mal sils ne sont pas critiqués du tout. A vos yeux, il y aurait au moins une exception à cette collusion entre le système et la critique du système : la critique allant « au fond ». Sans doute, encore faut-il être muni dun batyscaphe performant
je ne suis pas certain que çait été notre cas ni que la profondeur ait fait partie de nos préoccupations. En tous les cas, notre décision darrêter les frais (et non pas de disparaître) navait pas cette ambition, peut-être quau lieu daller au fond, on continuait juste daller à fond. A fond dans le mur, les yeux grands ouverts !
Volontaire auto-inhumation en 1990. Exhumation en 2008 de lenterré-vivant. Le cadavre bouge-t-il encore ? Pourquoi a-t-il accepté cette sorte de résurrection-embaumage- récupération comme sainte relique mise sous cloche? Tout cela a-t-il encore du sens ? Si oui, lequel ?
Vous avez sûrement raison de filer la métaphore mortuaire, mais ce serait oublier que, pour nous, larrêt cétait justement le moyen de rester vivants. Ce que je peux vous assurer, cest que lenterrement a été très gai
la suite, cest un secret de Polichinelle, moins. Sans doute parce que nous nous sommes rendu compte, un peu trop tard, quil y avait eu crime, que nous avions assassiné plus que notre jeunesse, « quelquun », et donc quil y avait forcément un coupable
sans parler de lencombrant héritage. Il existe une cérémonie à Madagascar qui sappelle Famadihana, elle consiste à déterrer le cadavre, à lui faire faire un petit tour de manège chez les vivants avant de lenterrer une bonne fois pour toutes. Dans mon idée
dans lidéal, il aurait dû sagir de quelque chose dans ce genre avec passage mouvementé chez le notaire pour clore laffaire. Je ne suis pas certain que ce soit réussi, donc je me pose la même question que vous, celle du sens, et je suis incapable dy répondre. Dautres, pas plus mal placés, le feront à notre place.
Pourquoi cette configuration de lexpo : Panchounette à la périphérie en différents lieux et les « déclinaisons » au centre, au CAPC ? Ny a t-il pas quelque malice de votre part en piégeant vos « épigones », éminents représentants de lart contemporain international, pour les asphyxier sur eux-mêmes dans un entonnoir sans orifice?
Il nen était pas dautre possible. Par vil orgueil dabord, celui de Groucho Marx qui naurait pas voulu être membre dun club qui laurait accepté comme membre, par fidélité ensuite. Vous savez, je crois que vous êtes persuadé dans le fond que nous sommes des artistes du ressentiment. Je ne vous dis pas que, de temps à autre, je ne nous trouve pas un peu cons, comparés à Bertrand Lavier, par exemple, ou à Sophie Calle, qui font la course en tête avec de tout petits moteurs, mais je ne les envie en rien, je néchangerais rien de ce quon leur prête et qui ne leur appartient pas vraiment contre le peu que je possède et quils nauront jamais : la possibilité dêtre artiste. Nous avons été, entre autres, des artistes pour les artistes
leurs croquis, leurs brouillons, quelquefois la conscience à bon marché qui leur manquait, cest donc logique quils se retrouvent au centre, dans le rond de lumière et nous dans lombre, camouflés derrière le rideau de scène. Dautre part, il y a beaucoup dartistes qui sont montrés dans le nef du Capc pour lesquels je nourris une admiration sincère, Kienholz par exemple ou Sanejouand ou même Christian Babou qui est lantithèse parfaite du représentant de lart contemporain international, je navais donc nul désir dasphyxier qui que ce soit dans un entonnoir sans orifice. Lexpo dans la nef du Capc, cest une exposition de Présence Panchounette sans Présence Panchounette, preuve que nous étions déjà vivants avant même dexister et que nous ne somme toujours pas morts alors même que nous avons disparu. Une dernière précision, parmi les quatre-vingt-huit artistes convoqués pour loccasion, il y a des gens qui exposent là pour la deuxième fois de leur existence et sil ne sétait agi que de moi, il y en aurait eu davantage
il y a un devenir « panchounette » de lart contemporain intéressant autant quil y a un devenir « chounette » de lart dans son ensemble
lart russe, lart chinois, lart LVHLM, lart de biennale, celui de tramway
le Bling Blang !
Koons : vous lavez invité. Alors que vous aviez été sévère à son égard en 1990. Mérite-t-il donc un meilleur traitement de votre part aujourdhui ?
Qui aime bien châtie bien ! Sérieusement, javais déjà montré Jeff Koons dans « Fait maison », une exposition que javais organisée en 2000
la même pièce dailleurs : le petit chien en porcelaine blanche, accessoirement, cest un vase ! Je nai pas changé davis à son propos, Jeff Kons est bête comme ses pieds, presquautant quAndy Warhol si cest possible ou que Claire Fontaine qui se fait une spécialité dêtre intelligente, ça ne veut pas dire quil nest pas un bon artiste ni que la bêtise extrême ne peut pas produire dart. Si lon change un tout petit peu le point de vue que lon porte sur les choses, ce que lon a lhabitude ou la paresse de considérer comme extrêmement intelligent peut se révéler plutôt bête. Coller un urinoir sur un socle, franchement, vous trouvez ça très intelligent ?
Vos uvres : sont-elles cotées sur le marché ? Objet de spéculation ? Sont-elles vendues, achetées ? Leur prix va-t-il monter avec cette expo? En tirez-vous quelque argent pour le partager avec vos camarades?
Cotées ? Sans doute
même la pire merde a son prix, pourquoi les nôtres seraient-elles dispensées ? Pourquoi serait-il plus choquant quelles le soient ? Il y a même des faux qui circulent ! Dans le temps, nos uvres étaient à vendre, assez peu achetées, si cela peut vous rassurer, sauf celles de la dernière expo
cétait le deal sans doute : « Foutez le camp, fermez-la et lon vous lâche un peu davoine ! » Aujourdhui, si leur prix monte, tant mieux ! Dailleurs, à propos de cette question délicate que lon ne pose quà ceux que lon suppose ne pas être très délicats, je peux aller plus loin : jai 61 ans, je suis demandeur demploi, je ne suis pas propriétaire, jai été déshérité par mes parents du peu quils avaient accumulé, après avoir été non-imposable pendant trente ans, je paie aujourdhui 3 000 euros dimpôts par an, je serais très content den payer dix fois plus et ravi den payer cent fois davantage, dans quatre ans, je toucherai 498,50 euros par mois de retraite, ma femme, un peu moins. Ça va ? Cest juste ? Jai les mains propres et la culotte aussi ?
Vous avez flirté avec « lart modeste » de DiRosa, écrit sur lui, dirigé un moment le MIAM à Sète
DiRosa est plutôt plasticien, vous, plutôt littéraire, aussi est-ce bien le même objet qui vous intéresse ? Panchounette nest pas exactement lart modeste de Di Rosa, Pas tout à fait le même propos, non ? Ny a-t-il pas là quelque ambiguïté, mélange des genres ou chevauchements hasardeux dans lacception des mots kitch, vulgaire, populaire ? ou bien entre les mots humour, dérision, poésie ingénue, art populaire.Lart modeste nest-il pas parfois à lusage des faux modestes ? (expression dune certaine morgue ? peut-on faire plus « modeste » que Koons et ses acheteurs milliardaires ?)
Je nai pas flirté avec lart modeste, jen ai été le salarié avant dêtre licencié par de gentils institutionnels socialistes ennemis du licenciement. Je ne crois pas que lon puisse sérieusement avancer que jai écrit sur Hervé DiRosa dans la mesure où je lai toujours considéré comme un artiste épouvantable, en revanche, jai écrit à sa place comme à la place de beaucoup dailleurs, qui ne men sont pas reconnaissants davantage. Les choses ont toujours été claires avec lui, un type qui vous déclare que sa conscience se confond avec son intérêt, vous ne pouvez pas être étonné sil essaie, sur ordre, de vous licencier en mars pour une faute commise un mois plus tard
les bras cassés ont toujours un côté touchant, ceux qui les envoient au casse-pipe, un peu moins. Evidemment, comme le dit Jacques Soulillou, la « théorie de lart modeste » est un sous-produit naturel de la pensée de Présence Panchounette, cest même pour ça que javais été embauché par Pierre-Jean Galdin (dont il ne faut pas oublier quil avait organisé la première exposition de Présence Panchounette denvergure en 1986) : pour donner un peu de sens à ce qui en manquait cruellement. Il ny avait pas grand monde capable de faire ça en France, pas grand monde non plus que ça ne dégoûtait pas. Cétait une partie passionnante, très difficile à jouer et que jai perdue. Je nen suis pas fier, mais à limpossible nul nest tenu, vous ne pouvez pas gagner la Coupe du monde avec des types qui ne seraient même pas remplaçants en Corpo. Lorsque, pour tout arranger, vous nêtes pas très partisan de la « combine » ni des niaiseries socio-cul, vous avez vite fait de déranger et de dégager. Un an après, la jeune femme qui mavait remplacé, particulièrement réputée pour ses hautes compétences quelle exerce désormais au sein de la Drac Bretagne, avait divisé le nombre de visiteurs par deux, elle a été remplacée par une professionnelle qui a poursuivi sa tâche avec un professionnalisme sans reproche, finalement ce sont la première femme dHervé DiRosa et sa cousine qui font tourner la boutique qui vend
des sérigraphies dHervé DiRosa. Cest comme ça que se terminent les aventures intellectuelles lorsque des idéologues alliés à des crétins sen mêlent.
Cette expo ne marque-t-elle pas la fin dune époque par invagination ou résorption delle même?
Je ne suis pas sûr de comprendre les raisons qui vous font penser que cette exposition marque la fin dune époque, mais, effectivement, elle marque la fin dune époque
celle du bricolage, de la pince à linge et du grillage à poule ! Tout comme elle marquait la fin de la même époque dix-huit ans plus tôt. Dix-huit ans trop tôt, cest beaucoup trop tôt dans un monde où il faut une clé USB pour faire démarrer un tracteur, où une idée venue dune galerie de Dusseldorf se retrouve deux jours plus tard dans une école des beaux-arts de Singapour.
Je vous soupçonne dêtre vraiment subversifs
au bout du compte. Mais je nen suis pas sûr. (Vous êtes aux franges incertaines, dans cet entre-deux ou trois du sens. Pas pervers cependant comme tant dautres le sont dans le même registre). Puis-je me permettre ce doute ?
Ne pas être sûr est tout à votre honneur, je ne suis sûr de rien moi-même, je nai comme certitude que celle quil nen existe aucune
Lentre-deux, cest mon territoire, le cul entre deux chaises ma position favorite
je ne sais pas si vous avez remarqué, mais je suis le seul de lhistoire qui soit à la fois dedans et dehors. Cest évidemment la position clé, ce nest pas la plus confortable quand on est un peu raide de la nuque et que lon prend de lâge. En tous les cas, ce nest pas moi qui vous empêcherai de douter, je ne fais que ça. La citation qui ouvrait mon premier livre disait : « Le paresseux dit quil y un lion sur le chemin, le timide se lamente et se cache la tête entre les mains, le sage, qui examine et critique tout, ne fait rien, le rêveur, quand la bulle crève, sattriste ; mais lhomme qui nespère rien est un terrible optimiste », cest de Paul Claudel. Comme le déclare Julio Iglesias : « Je nai pas changé ». Ce sont deux solides références, non ?
*Frédéric Roux, né en 1947, est écrivain.
Léve ton gauche , Ramsay-1884. Tiens-toi droit, Seghers-1991. Lintroduction de lesthétique, LHarmattan-1996. Mal de père, Flammarion-1996, Mike Tyson, un cauchemar américain, Grasset-1999. Le désir de guerre, Le Cherche Midi 999. Ring , Grasset- 2004. Et mon fils avec moi napprendra quà pleurer, Grasset-2005. Hyperman, Bourin 2006.
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Koons à Versailles
Par Pierre Souchaud
Une colossale bouffonnerie , mais aussi un flagrant délit de détournement de biens publics au profit dintérêts particuliers
Koons au Château de Versailles, ce nest pas seulement une faute de goût., un scandale dordre esthétique, une injure au patrimoine, une torsion du sens, lexpression de labsolutisme dun pouvoir, le cynisme et larrogance de largent-roi, lapothéose de la vulgarité, lultime transgression après des décennies de cet exercice, le triomphe définitif de linepte, etc
Non, lautre scandale , en amont ou au-delà de cette effarante pantalonnade plus grossière que baroque, cest cette collusion totalement inouie, éhontée, juridiquement pénalisable, entre des représentants d intérêts privés et des fonctionnaires dEtat. Cette collusion où lon voit Mr Aillagon, ex-directeur du Centre Pompidou, ex-ministre de la Culture, ex-directeur du Palazzo Grassi à Venise, et maintenant directeur du Château, ( y succédant à Mme Albanel maintenant ministre de la culture par un vice-versailles des plus cocasses), placer impunément à disposition de Mr Pinault, le dispositif et patrimoine publics dont il a maintenant la responsabilité , pour valoriser la cote déjà pharamineuse dun des produits financiers phares de son ex-employeur, au préjudice bien évidemment de tout le monde et de lart en particulier.
Dans tout autre domaine que celui de lart et de la culture, cette embrouille sappellerait prévarication, concussion, corruption, malversation, détournement de biens publics, et serait puni par la loi
Et bien non, ici, il y a totale dérogation aux lois et principes élémentaires de toute justice.
Et puis enfin, troisième scandale, cest cette incroyable omerta affectant tout le réseau médiatico-culturel français qui sait très bien ce quil y a de douteux dans lopération, mais où chacun préfère se taire, ne pas informer au fond, de peur dêtre exclu du cercle des courtisans, de perdre sa place dans lappareil.
Il y a dix ans , les parties génitales de Jeff Koons et de la Cicciolina en pleine copulation, faisaient la couverture du magazine porte-parole officiel de linstitutionnalité artistique française
Aujourdhui, on en a la suite logique en forme de bouquet final à Versailles
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FINANCIAL ART
son concept et son avenir
Par Aude de Kerros
Lundi noir à Wall street, Lundi d'or chez Sotheby's.
Le dénouement de la vente sidère, Damian Hirst a battu tout les records. Le message diffusé par les médias est clair: Achetez de l'Art contemporain! C'est de l'or! une valeur refuge! Une image apparaît partout dans le monde, le veau plongé dans du formol, veau d'or, figure du Dieu Apis. Il trône en magesté dans l'Hotel des Ventes.
En prévision des ventes de l'automne les maisons de vente développent leur stratégie de communication, une artillerie lourde de happenings sidérants sur fond d'apocalypse financière
La vente de Damian Hirst, annoncée quinze jours avant et donnée en pâture aux médias, fut un spectacle fortement dramatisé. Le héros a vendu un an plus tôt une vitrine de médicaments plus cher qu'un Velasquez mais a vu, ces derniers mois, vingt de ses oeuvres ravalées par le marché. Il joue au fou, au transgresseur, au désespéré et nargue ses deux Galeries: Gagosian et White Cube, pour vendre 220 oeuvres directement chez Sotheby's! Il déclare à qui veut le répéter qu'il est angoissé et qu'il va se retrouver sur la paille! Les grandes galeries prennent l'air furieux. La titre de, Sotheby's enrégistre 8, 4% à la baisse. La Maison de Vente transforme ses batiments de New Bond Street en un somptueux espace muséal, organise des nocturnes pour accueillir 20 000 visiteurs, publie un luxueux catalogue.
Enfin! un produit financier en hausse...
Les prévisions sont mauvaises malgré la magnificence. Les médias tiennent le monde en haleine!
Le grand jour arrive. Tobias Meyer le Directeur mondial de Sotheby's pour l'Art contemporain déclare: Damian Hirst est un artiste global qui peut défier les économies locales
Son homologue londonien, Olivier Barkey ajoute: Damian Hirst n'est pas seulement un artiste hors - normes, c'est un phénomène culturel!. La vente peut commencer. Le commissaire priseur observe la salle et constate la présence de beaucoup de têtes nouvelles et s'en félicite! Les ventes aux enchères sont démocratiques!, cela justifie la transgression que constitue l'intervention sur le premier marché. Tout le monde, ayant les moyens, a le droit de s'offrir un artiste comme Damian Hirst! Les galeries ne pouront plus appliquer leur systhème d'exclusion!
On connaît la suite. Il y eut peu d'enchérisseurs dans la sale-même, mais les téléphones se mirent à crépiter et les prix à s'envoler.
Le lendemain, peu de noms dans la presse! Qui a acheté? Sur ce point Sotheby's reste discret et vague: Un russe, un ukrainien, des asiatiques, des moyens-orientaux... Il faut remplir tant de musées en construction!.... Cependant, la presse anglo-saxone dit clairement qu'il n'y avait pas d'aquéreurs d'américains. On a droit au récit du spectacle mais personne ne tente une analyse.
Qui peut s'y risquer? Cependant nul n'ignore les pratiques en cours sur ce marché d'exeption. Par exemple parmi tant d'autres histoires, il est de notoriété publique que l'exemplaire du coeur de Jeff Koons ayant fait de lui l'artiste vivant le plus cher du monde le temps d'une saison, avait été aquis par son propre marchand Gagosian....On sait aussi que le fameux crâne couvert de diamants de Damian Hirst vendu 72 millions d'euros a été acheté par un groupe de six investisseurs, dont lui-même et ses deux galeries.
Les métamorphoses du marché de l'AC
Ce marché caractérisé par la fabriquation de la valeur en réseau arrive à la fin d'une évolution cinquantenaire.
Sa première version fut inventée par Leo Castelli vers la fin des années cinquante Il s'agissait de lancer rapidement des artistes produisant beaucoup et vite en les faisant tourner d'une galerie à l'autre. Ces galeries dites amies formaient un réseau qui ne devait pas être perçu par les non initiés et se devait d'être international. Obliger les artistes du monde entier à passer par New York pour être consacrés financièrement était le moyen simple de souffler la place de capitale de l'art à Paris et de gagner la guerre froide culturelle.
Le système de consécration-cotation en réseau progressa vite. En 1975, il est planétaire grâce aux Centres d'Art contemporain et aux Foires internationales. La naïveté des amateurs sur le mode de fonctionnement, les disponibilités monétaires, l'argent sale à recycler, tout était en place pour permettre la spéculation à grande échelle qui caractérisa les années 80. Les banques voyant l'importance des gains créerent des départements spécialisés dans ce type de placements risqués mais rentables à court terme. Les organismes gérant les caisses de retraite américaines ou japonaises avaient d'immenses capitaux errants sur les divers marchés à l'affut de diversité: actions, obligations, immobilier, devises, matières premières, entreprises non cotées et ... marché de l'art.
C'est la crise financière puis économique du Japon, occupant alors 60% du marché de l'art, et ses suites dans le monde qui a provoqué le premier krach de l'AC, qui fut aussi un krach de l'art en général. A New York tout s'arrêta pendent deux ou trois ans, à Paris, le Ministère de la Culture prit en charge les artistes de son réseau et assura leur survie.
De l'entente au trust
A partir des années 90 les milieux financiers, marqués par cet épisode, eurent à coeur d'inventer de nouveaux placements hautement sécurisés cette fois. Ces produits dérivés dont le principe était d'associer absence de risque et rentabilité financière firent l'objet d'une créativité convulsive et sans limites. En associant différentes sources de spéculation, ils réduisaient statistiquement scientifiquement et mathématiquement le risque! C'est ainsi que le produit financier art contemporain dut lui aussi offrir des garanties et ressembler à un placement de père de famille.
Dans cet esprit, les galeries et leurs collectioneurs conçurent désormais leur réseau autrement. Le cercle des galeries amies ne suffisait plus à la tâche, il fallait désormais une intégration verticale de tout les acteurs de la vie artistique, de la production à la consommation: créer un trust en somme. Il faut remarquer qu'ententes, trusts et délits d'initiés sont formellement interdits par les lois qui régissent les marchés. L'AC est aujourd'hui le seul marché qui échappe à toute régulation. C'est sans doute ce qui fonde sa sécurité.
Ainsi les collectionneurs, au coeur du système, sont à la fois propriétaires de Maisons de Vente, institutionnels à la tête des musées, fondations, foires, organes de presse, médias et galeries. Si bien que l'argent lors des ventes aux enchères, qui font du prix de vente un évènement médiatique, quitte la poche droite du veston du collectionneur pour intégrer sa poche gauche. Le paiement des frais d'une vente est le prix à payer pour faire progresser la cote. Cet évènement qui frappe les imaginations coûte moins cher qu'une campagne de publicité.
Pour sécuriser le placement art contemporain il suffit alors de rendre le réseau totalement solidaire. Il faut alors choisir des membres en mesure de se soumettre à la règle, c'est le rôle de gate keepers des galeries. Le marché de l'art est adossé aux réseaux, là est leur valeur.
Financial Art- Le nouveau concept de l'art
Toutes les conditions étaient remplies à la fin des années 90 pour passer à la vitesse supérieure.
Contrôlant à elles deux le marché aux enchères dans l'international, Christies et Sotheby's se sont accordées pour élaborer une nouvelle organisation des marchés de l'art en accord avec les très grandes galeries. Elles séparèrent tout d'abord les départements art contemporain et art moderne afin de faire entrer ce nouveau département dans l'histoire et augmenter sa valeur. Elles décidèrent ensuite de s'occuper assidument de lancer les artistes contemporains. La chose fut annoncée en ces termes dans un document édité par Christie's en 1997: For the Millenum. On y posait la question: Comment prendre le contrôle du marché de l'art? Et l'on y répondait: Par la gestion internationale et directe des artistes vivants
Le duopole Christy's et Sotheby's pratiquant l'entente, a révolutionné le marché de l'art. Désormais un artiste pouvait être lancé à l'échelle planétaire comme on procède une émission para-monétaire...
Ce fut en ce temps là fortement dénoncé. C'était illégal, le domaine des maisons de vente devait rester le second marché. Enfreindre cette règle c'était instaurer un art international imposé par des décideurs n'ayant que des critères financiers, stérilisant ainsi toute création libre et éliminant la diversité. Le système financier risquait de réaliser en peu de temps ce qu'aucun régime politique totalitaire n'avait totalement réussi à ruiner.
Les esprits n'étaient pas encore mûrs et le marché connut au début des années 2000 de graves perturbations dûes à l'éclatement de la bulle financière provoquée par la nouvelle économie crée par Internet.
La Planche à Billet conceptuelle
Il fallut attendre 2005 pour que la spéculation sur l'AC revienne au niveau de 1989.
Tout alla alors très vite, en 2006 L'AC devient plus cher que les impressionnistes
En 2007 l'AC est plus cher que l'art ancien, le 9 novembre, chez Sotheby's, un tableau de Van Gogh, « Champ de blé et corbeaux », proposé à 35 millions de dollars n'est pas vendu; il n'y a pas de preneur au dessus de 25 millions. Sotheby's a frôlé la crise, sa cotation en bourse chute. Sotheby's se trouve sauvé une semaine plus tard par les prix fantastiques atteints par sa vente d'AC.
En 2008, la crise financière induite par les subprimes, formidablement agravée par la crise du dollar, met en danger l'AC.
Dans l'économie mondiale d'aujourd'hui le crédit crée de la monnaie comme si c'était une planche à billets. Lorsque ce crédit passe par la création de produits financiers ne correspondant pas à des biens tangibles, tôt ou tard la distorsion entre le virtuel et le réel provoque un retour à la réalité: Les banques sont insolvables. La première lame du château de cartes tombe.
Les produits financiers ne correspondant pas à une valeur réelle, seront abandonnés un à un.
Si l'AC est uniquement un produit financier, il tombera.
Transfert de concepts et de théories à Mannathan
Le mimétisme entre les milieux financiers de Wall Street et ceux de l'art est un phénomène troublant... Il est sans doute un peu tôt pour décrire avec précision ce jeu d'influences entre ces deux univers mais déjà des questions se posent: Ou naissent les théories et les idées? L'AC est-il le laboratoire expérimental de la créativité financière? Comment fabrique-t-on une valeur sans valeur substancielle? Comment vend t-on à un public des objets plus virtuels que réels? Le fait que les grands financiers soient aussi de grands collectionneurs est remarquable... Pourquoi retrouvons- nous les mêmes procédés sémantiques et le même vocabulaire chez les financiers et les galéristes, collectionneurs et institutionnels de l'AC?
Donnons un exemple récent..: Le mot laboratoire de la création se retrouve chez Georges Soros, figure emblématique du marché financier. Il conçoit celui-ci comme un très bon laboratoire pour tester des théories et observer des comportements.... La finance est une alchimie. Une formule comme abracadabra peut réussir à transformer le plomb en or. Il suffit que les gens y croient. Dans le champ des affaires humaines les croyances ont la spécificité d'agir sur le réel.
On retrouve dans la bouche d'un financier tous les concepts de l'AC: La toute puissance sémantique, les déclarations (duchampiennes) créatrices de réalité, le conformisme social ( c'est le regardeur qui fait l'oeuvre).
Quand le Directeur du Louvre Henri Loyrette veut justifier l'exposition de Yan Fabre dans les collections de l'Ecole du Nord, il évoque ce lieu comme un laboratoire de la création...
Christian Pinault emploie lui aussi ce mot magique dans presque tous ses interviews pour justifier son addiction à l'Art contemporain. Ce concept est enfin le thème majeur de la communication de Versailles pour l'exposition Jeff Koons, il est repris en boucle par Allagon et l'artiste newyorkais: Versailles du temps Louis XIV était un laboratoire de la création, grâce à Jeff Koons et sa factory il le redevient aujourd'hui!.
C'est le triomphe de l'ingéniererie financière doublée d'une ingénièrie sémantique.
Ces lieux sont en effets de somptueux laboratoires de cotes...
L'AC, produit financier total
Le milieu de l'art ne laisse voir aucun doute sur la solidité de son produit.
Intérrogé sur la possibilité d'un krach de l'AC le commissaire priseur Fancis Briest, directeur d'Artcurial répond: Le marché de l'art à New York et dans le monde est bien peu de chose en comparaison de l'argent qui se brasse sur les places financières. De ce fait il existe bien assez de grandes fortunes pour conserver la valeur des collections. Certes, comme ce fut le cas en 1990, il y aura un contrecoup de la crise mais tout reprendra comme avant, en abandonnant au passage les artistes les moins pertinents.Quoi de plus sain et de plus normal?
Le commissaire priseur Pierre Cornette de Saint Cyr lorsqu'on évoque le krach de 1990 pense qu'il n'est pas reproductible car tout à changé:Aujourd'hui les collectionneurs sont propriétaires des oeuvres et n'ont aucune raison de s'en débarasser... En 1990 ils ont dû vendre car il fallait payer les banques qui organisaient ce placement en leur avancant l'argent, comptant sur la spéculation fondée sur la vente à terme... Rien de tel aujourd'hui!
Tout est en main. La preuve: La vente Damian Hirst!
Que s'est-il vraiement passé à Londres le 15 et 16 octobre?
En mettant sur le marché 220 oeuvres de Hirst tout droit sorties de son atelier et en les vendant massivement aux enchères Sotheb'ys faisait ouvertement appel à tous les acheteurs jusqu'ici refoulés par les galeries gate keeper.
Que visait Sotheby's en pratiquant cette stratégie contre les galeries? Etait-ce une action désespérée de temps de crise, une prise de dividendes avant que l'argent ne disparaisse? Etait-ce l'occasion d'opérer une prise de pouvoir en projet depuis dix ans?
La présentation dramatique d'un milieu de l'art divisé contre lui-même fut en réalité un moyen médiatique de faire passer la pillule auprès d'un public de non initiés.
Il n'y avait de fait aucune dichotomie entre Sotheby's, les galeries et les collectionneurs de Damian Hirst. Celles-ci, selon les informations du New York Times, avaient eu l'assurance d'une commission pour chaque acheteur de leur réseau participant à la vente.
Tout ceux qui comptent sont solidaires. Le réseau qui forme et maintient la valeur de l'AC est désormais parfait. Tout est en place pour que ce produit financier échappe à la crise...
Le réseau pense contrôler ces nouvelles méthodes concertées d'utilisation du marché, d'autres ventes de global artristes sont prévues chez Sotheby's, Christie's et Philips'.
Alors existe -t-il la moindre faille qui puisse présager d'un krach?
Le Capitole est proche de la roche Tarpéienne
Nous voyons trois métamorphoses s'operer sous nos yeux:
-Les réseaux s'ouvrent
Si les Maisons de Vente vendent en premier marché à n'importe qui ayant des liquidités, les cotes perdent en securité.
-Les réseaux se montrent
A Versailles lors du dîner de 150 couverts Jeff Koons à non seulement exposé son oeuvre mais aussi le réseau qui a fabriqué sa valeur. Le nom et le portrait de chacun de ses membres est dans toutes les revues people de la planète... La vanité y trouve son compte, mais est-ce bien raisonnable? Un réseau exposé aux yeux du public est un réseau qui perd de son pouvoir.
-La disparition de New York comme seule capitale financière et artistique du monde
Le Ministre des finances allemand Peer Steinbruck note en observant les évènements: Il n'y aura plus désormais de leader financier du monde mais plusieurs pôles . C'est la fin de la superpuissance financière américaine. New York était devenue la capitale du monde de l'art parce qu'elle consacrait financièrement les artistes qui venaient du monde entier vivre et travailler à New York pour tenter d'entrer dans les réseaux. Que deviendra la place de New York si les artistes vont vers d'autres pôles financiers? C'est déjà le cas depuis quelques temps: A part quelques collectionneurs exceptionnels, les anglo-saxons achètent des anglo saxons, les chinois des chinois, les indiens des indiens, etc. Le repli identitaire est un fait avéré dans ce monde global! Seul l'Etat français achète tout le monde sauf les artistes qui vivent et travaillent en France. C'est notre exception culturelle...
Pour deux, trois ans ou beaucoup plus, le monde n'a plus de capitale de l'art.
Ces trois ferments suffiront-ils à miner ce systhème totalitaire de l'argent comme seul critère de valeur?
Le Financial Art
Lorsque les choses obscures se voient en pleine lumière cela donne à penser...
Après avoir exploré ce monde sans pareil dans Art Business Judith Benhamou conclut :
Le marché de l'art contribue à la remise en question fondamentale de la définition de l'art. Et plus loin encore, si un art non pertinent est vendu pour des sommes colossales d'argent, cela tend surtout à faire penser que l'argent n'est pas grand chose. Ce n'est donc peut être déjà plus un critère de la valeur! C'est la leçon du krack.
Les artistes qui ne s'identifient pas avec cet art de factory et ces pratiques de trader peuvent regagner leurs atelier en paix. Le Financial Art n'est pas de l'art mais un produit dérivé qui un jour ou l'autre subira les effets du retour à réalité. Il n'y a pas de corrélation actuellement entre art et argent . Ces clubs d'investisseurs que sont les résaux, à force de vouloir tout maîtriser pour sécuriser leurs collections, s'isolent de ce fait et se ferment au monde de la création.
Tout artiste en acceptant le risque de la création et ne transigeant pas sur sa liberté devient par le fait même un dissident. On peut imaginer sans mal que 90% des artistes sont aujourd'hui entrés en dissidence par le fait même. Quand le système devient parfait, il est déjà mort. D'autres marchés de l'art s'ouvriront en dehors de ces clubs. La vie et la création continuent.
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Texte paru dans Artension n° 45 (Janvier 2008)
Que vivent les salons dartistes !
Quils croissent et se multiplient
Par Pierre Souchaud
Jusquau milieu des années 80 , le couple artistes-galeries restait linstance première de reconnaissance et de valorisation de lart vivant. Les salons dartistes, grands ou petits, à Paris ou en régions, historiques ou récents, jouaient alors un rôle important comme viviers de nouveaux artistes où pouvaient abondamment puiser les galeries. Salon dAutomne, Artistes Français, Indépendants, Comparaisons, Salon de Mai, Jeune Peinture, MAC 2000 ( qui avaient lieu au prestigieux Grand Palais), Grands et Jeunes, Figuration Critique, Réalités Nouvelles, etc., , étaient des lieux déchanges et de découvertes respectés et moteurs centraux de la dynamique artistique parisienne et française. Parallèlement, les salons des grandes villes de province jouaient un rôle homologue dans chaque région.
Puis apparurent et se développèrent les Biennales et grandes foires internationales, complètement déterritorialisées, mais relayées au plus profond de nos provinces par lensemble du dispositif institutionnel. Et cest alors que le couple fonctionnaires-spéculateurs devint prédominant dans des mécanismes de légitimation de lart désormais branchés sur linternationalité, comme vertu majeure.
Le réseau dirrigation culturelle dÉtat, dispensateur de la manne publique sur lensemble du territoire français, vit très vite sagglutiner à proximité des ses tuyaux nourriciers, toute une faune étrange et inédite, opportuniste et vorace en subventions, anaérobie et cryptogame, au communautarisme farouche, artificiellement formatée à la norme spéculative internationale et ne disposant comme référence artistique, que la cartographie détaillée du système complexe de tubulures et canules assurant la perfusion financière indispensable à son existence artificielle. .
Cette floraison parasite à forte « visibilité » et à ambition planétaire, eut comme effet immédiat docculter une grande partie de la création jugée de proximité, et faire que les salons dartistes, montrant la diversité et la richesse de la création actuelle, soient déclarés pour cela inadaptés à la diffusion dune pensée - référence unique ultra-contemporaine et internationaliste. Taxés dobsolescence, ils furent voués dès lors au mépris commisératoire des responsables culturels, des politiques et du grand marché spéculatif.
On voit donc aujourdhui, les salons historiques parisiens se débattre comme ils peuvent pour survivre avec les maigres subventions qui leur restent allouées de façon très condescendante eut égard à leur grand âge. Quatre dentre eux ont accepté loffre de se regrouper, frileusement, une fois par an , au Grand Palais. Les autres se débrouillent tant bien que mal pour trouver chaque année un lieu convenable.
Dans tous les cas, à Paris ou en région, ce sont les artistes qui paient la plus grande partie des coûts dorganisation, de catalogue et de locations des salles, et ils ont pour cela quelque raison dêtre amers quand ils voient , par ailleurs, les sommes considérables consacrées par le Ministère, les DRAC, les régions, les départements, les municipalités, à lentretien obligatoire et exclusif de ces officines dart contemporain, sans public et imposant toutes le même type de produits, affectivement aseptisés, terrifiants pour les populations, véhicules de négativité cynique, et sans valeur patrimoniale.
Et pourtant, malgré ce pilonnage systématique du sens, de lémotion, et des valeurs élémentaires, il reste toujours des artistes indépendants, des galeries prospectives, des amateurs véritables, qui continuent à croire à lart
Et des salons qui persistent et signent, malgré leur asphyxie financière programmée, malgré les accusations constantes de ringardisme par lofficialité et le grand marché. Aucun nest disparu, parce que tous, aussi historiques soient-ils, sont des lieux possédant leur propre capacité de régénérescence. Tous ont en effet une section prospective où lon découvre de « nouveaux talents » parrainés par les « anciens », dans le respect dune filiation naturelle. Chacun possède son identité et sa nécessité, à cause de son enracinement dans une histoire, dans un territoire.
Force est donc de reconnaître que les salons dartistes ne peuvent ni ne doivent pas disparaître, et quils doivent tous être aidés sans a priori, car ils ont un rôle indispensable à jouer, comme expression de la richesse et de diversité , comme points dancrage dans la réalité, comme espaces de découverte, comme base de reconstruction du paysage artistique et des systèmes de reconnaissance de lart ravagés par 30 années dadministration culturelle ubuesque, comme lien social entre les artistes et avec le public, comme carrefours de rencontre artistes-galeries, etc.
Si nous publions (pages suivantes) le « Manifeste » du Salon dAutomne, cest que nous estimons quil pourrait être signé par tous les salons, et quil permettrait à tous les niveaux des pouvoirs publics dentamer une vraie réflexion sur le sujet.
Un livre : Les Salons. Editions éCRItique. 2007-18¬
Cet ouvrage propose l historique de 10 grands salons parisiens , suivi d un état des lieux aujourd hui, et d une réflexion sur l avenir.
Contact : HYPERLINK "mailto:ecritique@orange.fr" ecritique@orange.fr
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Quel pourrait être l'avenir de la mission de l'État dans le domaine de la création?
Un entretien avec Nathalie Heinich* Par Aude de Kerros
Aude de Kerros : Dans un article publié récemment dans Le Monde (6 janvier 2009), vous évoquez un aspect mal connu de la vie artistique en France: la description et le rôle des intermédiaires dans le domaine de la création.Comment s'opère le lien entre les artistes, leurs amateurs, le marché et les filières de reconnaissance et de consécration?La vie artistique en France est aujourd'hui incompréhensible sans une connaissance précise des rouages et pratiques de l'État en ce domaine
En tant que sociologue vous nous avez révélé bien des facettes de la création en France et appris beaucoup sur nous- mêmes, allant de la réception de la création avant-gardiste à l'évolution de l'image et du statut de l'artiste. Par contre les circuits et les mécanismes de reconnaissance restent encore particulièrement obscurs. Comment envisagez-vous cette étude des intermédiaires ?Nathalie Heinich : Concernant les intermédiaires du secteur privé - essentiellement galeries et salles des ventes -, le terrain est déjà relativement connu, par plusieurs études. Par contre il y a tout à faire en ce qui concerne les intermédiaires du secteur public - l'État au sens large, centralisé, décentralisé et déconcentré qui interviennent massivement en France dans le domaine de la création.Je distinguerai quatre volets à une telle enquête : La sociologie des organisations. La sociologie des professions. Une observation de la prise de décision dans les commissions. L'enseignement de l'art 1-En ce qui concerne la sociologie des organisations, il faudrait étudier les organigrammes des administrations concernées, comprendre comment ils fonctionnent réellement, comment sont organisées les différentes directions, comment elles interagissent entre elles. Il faudrait observer sur le terrain qui décide de quoi, les modes de prise de décision, le rôle des commissions, le statut des personnes impliquées, la nature et les méthodes de leur travail.Il faudrait mettre à plat et observer la prise de décision culturelle, voir en quoi elles diffèrent des méthodes administratives qui existent dans d'autres domaines de la fonction publique.Il existe peut-être des études sur ce sujet dont il faudrait faire l'inventaire, et dont l'analyse permettrait de retracer l'histoire de cette « administration de la création », à laquelle une importante inflexion a été donnée à partir de 1982.
2-Vient ensuite l'étude de la sociologie des professions.Depuis 1982, avec la création de la DAP, des FRAC, puis des DRAC, des CAP, de nouveaux métiers ont surgi, de façon relativement improvisée au cours de la première décennie puis de façon plus statutaire à partir de 1993, date qui marque la naissance du corps des conseillers et des inspecteurs de la création. Lesquels n'inspectent pas les personnels de l'administration, comme il est d'usage dans les autres corps d'inspection, mais les artistes - ce qui en soi mérite réflexion.Il faudrait donc faire le portrait de ces agents et de leurs fonctions, connaître leur formation, leurs motivations, analyser les modalités des concours, la nature des jurys, les critères de recrutement; s'intéresser aux statuts, à la hiérarchie, aux carrières, aux missions exercées.En analysant cette réalité multiple, on serait en mesure de décrire précisément ce qui se passe entre l'élaboration de l'oeuvre dans l'atelier et sa présentation au public; et par là même, d'identifier les éventuels points de dysfonctionnement, les effets pervers.
3-L'observation des Commissions Un autre point important serait de savoir exactement comment fonctionnent les commissions d'achat et, plus généralement, l'ensemble des commissions distribuant les faveurs de l'État: commande publique, bourses, expositions etc.
Il faudrait mieux connaître les fonctions et pouvoirs de décision des différents participants, à travers l'analyse de la composition de ces commissions: fonctionnaires, élus, artistes, critiques d'art, experts... Existe t-il une garantie de pluralité, ou sommes-nous plutôt dans un un système de cooptation par réseaux?
Fait-on vraiment une différence entre les méthodes appliquées dans une commission s'occupant de commande publique et dans une commission s'occupant d'achats patrimoniaux ? Dans le premier cas, il semble difficile d'exclure un fonctionnement démocratique, impliquant les politiques, les associations, les représentants du public, puisqu'il s'agit, précisément, d'espace public; dans le second cas en revanche - celui d'une commission d'achat de musée - il est normal que l'opération soit totalement confiée à des experts - au rang desquels devraient d'ailleurs figurer des artistes.Enfin, il faudrait aussi observer en situation - comme j'ai commencé à le faire - selon quels critères effectifs, et non pas seulement proclamés, sont choisis les artistes bénéficiaires des aides, ou les oeuvres acquises.4-L'enseignement des artsOù se décide le contenu de l'enseignement de l'art dans les Écoles des beaux-arts qui dépendent de l'État? Comment sont nommés les chefs d'établissement? Quelles sont les matières effectivement enseignées? Sur quels critères sont recrutés les enseignants, et évalués les étudiants? Et quel est leur avenir ? Il serait intéressant, dans ce domaine tout particulièrement, de faire une étude comparative avec le reste de l'Europe.A. de K . : Comment caractérisez-vous un système où l'intermédiaire entre l'artiste et ses contemporains semble être principalement l'État? N.H. : La France est probablement l'un des pays où la vie artistique est la plus étatisée. En voulant encourager, pour d'excellences raisons, l'art d'avant-garde, la politique culturelle menée à partir des années 1980 a considérablement modifié le paysage, provoquant notamment une augmentation spectaculaire du nombre d'artistes. Une telle politique se justifie à une époque où les formes les plus novatrices ont du mal à être accueillies, mais cela ne semble plus guère le cas aujourd'hui. Le ministère de la culture semble historiquement dépassé par les effets de sa propre politique qui, de fait, en rendent caduques les fondements. La situation est un peu celle de ces parents abusifs qui veulent continuer à protéger leurs enfants alors qu'ils sont devenus adultes.A. de K. :Comment envisagez-vous l'avenir de la mission de l'État dans le domaine de la création?*Il est probable qu'une étude approfondie de son rôle dans la création révèlerait les effets collatéraux, dont certains sont positifs mais dont beaucoup aussi sont négatifs ou contre-productifs.Il faudrait distinguer avec plus de rigueur les trois missions de l'État: aide à la création, soutien au patrimoine et démocratisation de la culture. Il me semble que l'action du ministère devrait être recentrée sur le patrimoine - le seul domaine vraiment régalien, puisqu'il relève des biens de la Nation -, alors que la mission de démocratisation devrait être déléguée, autant que possible, aux instances vraiment pertinentes en la matière que sont l'Education nationale et la télévision. Quant à la mission d'aide à la création, elle devrait être confiée à des structures légères, permettant de découpler financement et décision, avec un guide des bonnes pratiques étroitement contrôlé en matière de fonctionnement des commissions, qui devraient en outre faire une place primordiale au jugement des pairs, c'est-à-dire aux artistes. Dans les organismes de recherche, les travaux des chercheurs sont jugés par leurs pairs et non par des fonctionnaires: pourquoi en irait-il autrement s'agissant de subventions ou de commandes aux artistes? Enfin, le recrutement de ces commissions devrait être contrôlé de façon à assurer un maximum de pluralité des sensibilités esthétiques.* Nathalie Heinich, sociologue, est directrice de recherche au CNRS. Parmi ses multiples publications, citons: Le Triple jeu de l'Art contemporain, éditions de Minuit, 1998; Face à l'Art Contemporain, L'Echoppe, 2003; L'Elite Artistique, Gallimard, 2005; Le rejet de l'Art contemporain, pourquoi?, Sciences humaines N° 57, Juin 2002.
*Nathalie Heinich a dernièrement abordé ces sujets dans deux articles de la revue Le Débat, publiée par Gallimard: « Politique culturelle : les limites de lEtat », suivi de « De la splendeur à lefficacité » (réponse à Marc Fumaroli, Jack Lang, Maryvonne de Saint-Pulgent, Philippe Urfalino), Le Débat», n° 142, novembre-décembre 2006 ; « Malaises dans la culture : quand rien ne va plus de soi », Le Débat, n° 152, novembre-décembre 2008.Signalons que sera publié aux éditions "Impressions Nouvelles", en avril 2009, un recueil d'articles sur ce sujet: « Faire voir. L'art à l'épreuve de ses médiations ».
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Comment changer le système ?
Quelques propositions de réformes structurelles, pour que lappareil étatique de lart contemporain ne soit plus livré à lui-même
Un entretien avec Claude Mollard*
*Claude Mollard a contribué à la construction du Centre Pompidou, à la création des Fonds Régionaux dArt Contemporain (FRAC), de la Délégation aux Arts Plastiques (DAP), du Centre National des Arts Plastiques (CNAP), du centre National de la Photographie et dune centaine de projets culturels en France et dans le monde.
Aujourdhui Conseiller à la Cour des Comptes, il poursuit parallèlement une oeuvre personnelle de photographie-plasticienne. Il expose et fait des conférences dans de nombreux pays étrangers.
« Javais installé un système décisionnaire dialectique et créatif, ouvert aux quatre familles dont les artistes et les politiques. Mon successeur a estimé que lart était une chose trop sérieuse pour être discutée avec ces derniers, et quelle était laffaire des seuls spécialistes
»
Artension : Cest un constat largement partagé : lappareil étatique ou dispositif institutionnel concernant lart contemporain fonctionne hors de tout contrôle extérieur, livré à lui-même, dans une totale autonomie coupée des réalités. On parle dun art dÉtat, mais cest plutôt celui dun « État dans lÉtat », sur lequel lÉtat justement ou la puissance publique na plus aucun pouvoir dévaluation et de régulation.
Des modifications structurelles sont donc nécessaires, mais elles ne peuvent être, bien entendu, conçues et initiées par lappareil lui-même.
Alors , vous, Claude Mollard, qui avez installé cet appareil en 1981, pourriez-vous, comme service-après-vente en quelque sorte, nous dire quelles sont les propositions de réformes structurelles ou de « réparations » qui pourraient être faites sur votre bébé, comment pourraient elles être mises en oeuvre et par qui ? Sachant quun certain nombre de conseillers du gouvernement actuel sont demandeurs de suggestions sur le sujet
Claude Mollard : Cela fait bientôt vingt ans que je le répète : il existe une solution simple à mettre en oeuvre, cest de structurer différemment les organismes décisionnaires, commissions dachat ou dallocation daides diverses ou conseils détablissements, en veillant à ce quy soient représentées, à proportion égale, des personnes représentant ce que jai appelé les quatre familles du système culturel : artistes, décideurs , médiateurs, publics.
Cest ce que javais installé au départ pour les commissions dachat du CNAP, et du FNAC notamment. Nous étions conformes avec les recommandations de la commission Troche.
Pour les publics, il y avait des élus, des députés, des maires ; pour les décideurs, des fonctionnaires culturels, des chefs dentreprises, des galeries, des collectionneurs ; pour les médiateurs, des historiens dart, des critiques dart, des conservateurs de musées ; et évidemment des artistes. Ces représentants des quatre familles étaient obligés de dialoguer entre eux, de partager linformation et de participer à la décision. Cétait parfois un peu complexe, voire conflictuel, mais cétait dialectique et créatif, comme doit être toute décision dans le champ artistique.
Les décisions prises résultaient ainsi dune confrontation ouverte et démocratique à des réalités diverses.
Mais mon successeur Dominique Bozzo, dont les qualités artistiques ne sont pas ici en cause, avait une vision plutôt corporatiste, voire secrète, des choix artistiques, et il a immédiatement supprimé, dès 1986 ces dispositions, (qui nauront en réalité fonctionné en définitive que de 1983 à 1986, soit trois ans, ce qui est trop peu pour avoir pu faire école et rentrer dans les moeurs) Pour lui lart était une chose trop sérieuse pour être partagée avec des non-spécialistes, une chose à réserver donc aux seuls médiateurs et décideurs en excluant les représentants des publics et des artistes
Pourtant, dans dautres domaines artistiques, les architectes figurent dans les jurys darchitecture, les président même parfois, des comédiens président le jury du Festival de Cannes, des musiciens sont directeurs de la musique. Mais étrangement, il ny a jamais eu de plasticien, pour exercer les fonctions de délégué aux arts plastiques ou président dun jury de concours.
Ces modifications structurelles seraient pourtant faciles à opérer, mais le ministère continue à être convaincu que les représentants des artistes nont rien à faire dans la prise de décision artistique. Ce comportement préexistait à larrivée de la gauche en 1981. Mais il nétait guère important car, alors, les moyens étaient tellement minimes que les commissions navaient guère de pouvoir. Tout a changé de ce point de vue en 1981. Les crédits des arts plastiques ont été multiplié par 6 en un an. Dès lors il me paraissait normal que la dépense de largent des citoyens soit effectuée en concertation avec tous les partenaires et soit mieux contrôlée. Si M. Pinault a le droit de dépenser son argent comme il lentend, les fonctionnaires, eux, doivent rendre des comptes au contribuable. En art, on ne peut pas gérer largent public comme on gère largent privé. Car les goûts étant pluriels, les choix doivent être multiples et non pas unidimensionnels comme cest trop souvent le cas. On ma reproché de mettre en place une machine de choix éclectiques. Je revendique cet éclectisme, à condition quil demeure inspiré par la qualité, car il est le seul rempart contre les modes et les oublis dont lhistoire des institutions culturelles en France, sous la IIIe République, par exemple, est hélas remplie. Il suffit de penser au refus du leg Caillebotte.
Je ne nie pas la compétence des fonctionnaires, ni celle des spécialistes. Mais il était juste quils fussent confrontés à dautres catégories de partenaires et dautres types de pouvoirs. Je suis toujours attaché à ouvrir le système et à favoriser lexistence de débats dialectiques.
Art : Avez vous déjà formulé et publié cela ?
C.M. : Oui, dès 1984, dans un livre à la fois programme et bilan, intitulé « Le mythe de Babel ; lartiste et le système ». Je ne résiste pas à citer certains passages qui sont tout à fait dactualité !
Pages 142, 143 : « Le CNAP permet
dassocier à la mise en uvre de laction artistique de lEtat les différents partenaires de la vie artistique et culturelle. Et dabord les artistes de toutes expressions et de toutes origines. Représentés au conseil dadministration et au conseil dorientation consultatif, ils sont désormais appelés à délibérer sur lensemble de la politique artistique : un « designer », un artisan dart au même titre quun peintre ou un sculpteur
Au sein du CNAP, ils peuvent dialoguer avec les autres partenaires du champ culturel : les médiateurs.. les décideurs
, et le public, du moins les représentants que lon peut lui trouver (élus locaux, responsables dassociations
) Le CNAP échappe ainsi au risque de lart officiel
Nous avons tout à gagner à la transparence de linformation et au rapprochement de la pensée et de laction. Cette méconnaissance de notre système culturel est grave. Elle favorise en effet létablissement, à lombre de lordre ou des ordres culturels, de situations de monopole dont la création finit toujours par être victime. »
Vous remarquerez le caractère prophétique de cette dernière phrase !
Page 144 : « Ce débat permanent (que jappelais de mes vux dans les institutions nouvellement mises en place), jen donnerai quelques exemples, vise à donner la parole aux spécialistes et aux non-spécialistes sur des problèmes de caractère général. La diffusion de linformation sur laction conduite par lEtat est la condition préalable à cette prise de parole. Cest pourquoi nous avions lancé un bulletin dinformation mensuel dinformation, Arts Info, destiné à tous les partenaires du milieu artistique. (Il a été évidemment supprimé pour de mauvaises raisons budgétaires : une seule lettre dinformation remplaçant toutes les feuilles relevant de secteurs artistiques particuliers) Le conseil dorientation du CNAP est invité à débattre de questions aussi essentielles que laction artistique internationale, la décentralisation, léducation ou la participation des artistes aux instances publiques de décision. Nous avons commencé de publier le bilan de nos actions : des centaines dopérations conduites par le FIACRE (Fonds dincitation à la création), le FEMA (Fonds dencouragement aux métiers dart), les achats nationaux et régionaux duvres dart. Favoriser le débat didées implique également lorganisation de grandes expositions-bilans. De là, la réforme de la Biennale de Paris qui doit désormais souvrir à tous les artistes sans conditions dâge, la relance du Salon des artistes décorateurs, les aides apportées aux salons des jeunes artistes. Le débat sur lart doit être également encouragé par les aides apportées depuis 1983 à lédition de livres et de revues. Il reste encore à obtenir de la télévision et de la radio quelles prennent en compte les arts plastiques
»
Page 145 : « La pratique militante de laction culturelle intéresse au premier chef les artistes, dont les initiatives perturbatrices de lordre culturel doivent être favorisées
Lintervention de lartiste doit se faire, si possible, en amont de certaines décisions qui concernent la production duvres dart. Trop souvent les travaux de décoration qui leurs sont confiés au titre du 1 % consistent à habiller un bâtiment public déjà construit
Lordre architectural admet souvent mal le rôle perturbateur de lartiste
Comme Hervé Fisher, je crois que lartiste doit aussi être un « innovateur social » qui introduit le questionnement dans la cité. Cest le questionneur du système
On peut imaginer ainsi que les artistes interviennent plus activement dans les décisions des architectes, des urbanistes, des élus locaux, des administrations, mais aussi pourquoi pas, des entreprises
»
Vingt deux ans plus tard, jai publié en 2006, à la Documentation Française, un texte intitulé « l Etat et la création », où jai proposé la création de ce que jappelle un « Haut conseil de lévaluation ». Car les transformations institutionnelles que je propose doivent se situer en amont de la décision, comme je viens de lexpliquer, mais aussi en aval, par une politique audacieuse dévaluation a posteriori.
Jy suggérais que, chaque année , les commandes, les achats, les bourses, les expositions soient soumis à lexpertise de ce Haut conseil composé de personnalités indépendantes, régulièrement renouvelées, et qui publierait un rapport annuel, comme le fait Amnesty International dans son champ propre des atteintes aux droits de lhomme.
Ce rapport donnerait à connaître des données objectives, présenterait des jugements sur la manière dont les décisions ont été prises à tous les niveaux. On pourrait ainsi pointer telle anomalie, tel excès vers telle tendance esthétique excessivement dominante, telle exclusion, etc.
Cette instance devrait agir publiquement, rendre des jugements publics, ses débats devraient être transparents, le citoyen devrait avoir droit daccès à tous les comptes-rendus, etc.
Ar : Reste, en amont, la question du bon choix des personnes pour cette instance, pour quil y ait véritablement indépendance, compétence, représentativité, diversité, etc.
C.M. : Cest un problème en effet, mais qui doit pouvoir être résolu en respectant des critères de renouvellement régulier des experts et personnalités. Là encore, la présence des quatre familles assurerait une sorte dauto-régulation. On peut très bien imaginer aussi que les membres de ce Haut conseil soient choisis en liaison avec la Commission des Affaires Culturelles de lAssemblée nationale, par exemple. Et ce serait très cohérent avec la volonté du président de la République de restauration des pouvoirs de lAssemblée.
Ar : Ce Conseil aurait un rôle consultatif, ou plus ?
C.M : Il naurait pas de moyens de coercition, mais il publierait un rapport annuel, comme le fait la Cour des Comptes. Et, croyez-moi, la publication de rapports est fortement incitative. Cela suppose seulement une presse active, critique et indépendante.
Ar. : Pourrait-il suggérer des modifications structurelles de lappareil ?
C.M. : Evidemment ! Mais lappareil nest pas mauvais en soi. Cest un système dadministration comme un autre. Le problème nest pas exactement là. Il faut des services de toutes façons. Le hic est le mode de gestion et la responsabilité des fonctionnaires devant les quatre familles et le parlement ou toute autorité émanant dune voie démocratique.
Ar : Létrange, complexe et redoutable « mission des Inspecteurs de la création », aux terrifiants relents de soviétisme, nest-elle pas à changer, voire à supprimer ?
C.M. : Non, cette partie de lappareil nest pas non plus, en soi, inutile. Il faut des missi dominici. Ce sont des fonctionnaires compétents. Ce quon peut leur reprocher mais est-ce de leur faute ?-, cest un certain conservatisme ou formatage. On peut déplorer aussi leur fonctionnement en réseau fermé
Mais comment pourraient-ils faire autrement tant quon ne leur fournit pas louverture, tant quils nont pas de directives ou de contrôle extérieurs. Alors, ils se réfugient sous lautorité de leur « savoir scientifique ».
Le problème est là, qui serait immédiatement résolu si, à la tête de la DAP ou du CNAP, il y avait un Conseil dAdministration, des instances qui soient ouvertes aux quatre familles, car cela changerait fondamentalement le mode de décision, à tous niveaux : achats, commandes, incitations, bourses, nominations, etc.
Ar. : Pensez-vous vraiment que cela suffirait ?
C.M. : Sans doute non, mais ce serait un signe et une garantie de changement plus important quil ne paraît. Cest une mesure difficile à prendre, qui suppose daller à contre-courant des tendances naturelles des élites artistiques et culturelles. Quand on est arrivé rue de Valois avec Jack Lang, en 1981, on a évidemment travaillé avec les fonctionnaires de lancienne équipe ministérielle. On leur a confié de nouvelles missions et ils se sont dans lensemble adaptés. Lorsquils reçoivent des directives et des orientations claires, les fonctionnaires, par nature obéissants, acceptent de les mettre en uvre, surtout si elles saccompagnent dun accroissement sensible des moyens. A moins quils ne soient danciens ministres recasés au ministère
mais cest une autre affaire !
Ar. : Ce que vous me dites, cest donc bien que lappareil sest trouvé livré à lui-même, et que sans directives du politique les services se sont mis en quelque sorte à leur propre service. Sans quun changement de ministre ou de délégué aux arts plastiques puisse modifier quoi que ce soit à cet enfermement. Cest dailleurs ce qua confirmé Mr Aillagon dans un récent entretien au Monde : quil était pieds et point liés à la « famille culturelle », cest-à-dire au réseau.
C.M. : Exactement. Mais je serai plus critique encore : lappareil na pas été livré à lui-même. On a voulu, dès 1986, lextraire à tout contrôle démocratique, social, culturel. Il est donc redevenu immédiatement ce quil avait été depuis les débuts de la Ve République : une petite élite dans lensemble désireuse dagir concrètement mais à tendance corporatiste. Dominique Bozzo, qui est le grand responsable de cette inversion des décisions prises au début des années 80, a agi assez cyniquement en changeant, dès 1986, la composition des commissions et comités. Et personne ny a rien vu, ou na affecté de voir quoi que ce soit de critiquable, y compris dans lentourage de Jack Lang. Moi-même javais été remercié brutalement par François Léotard et je ne pouvais plus rien. Bozzo, en très bon stratège, a laissé croire quil procédait à un simple ajustement technique. En fait, il sabordait ce que javais initié, sous lautorité de Jack Lang : une nouvelle politique en direction des arts plastiques.
Ar. : Mais ne pensez-vous pas cependant que ce réseau livré à lui-même a tout de même trouvé sa référence extérieure dans le grand marché spéculatif de lart tout autant incontrôlable
et de surcroît indexé lui aussi à ce troisième niveau dirresponsabilité quest la finance mondiale ?
C.M. : Oui certainement, il y a une sorte de grande vacance du politique, mais aussi des valeurs culturelles, de perte de repères, qui se retrouvent dailleurs dans le jargon même de lart contemporain où les notions de mise en abyme, de reflet, de béance du sens, dimmatérialité, etc., sont récurrentes . Cest un langage précieux, codé, fermé sur lui même, autarcique, tribal, mais propre à une tribu qui utilise un langage philosophique sans vraiment savoir philosopher
Il y aurait beaucoup à dire. Lart tend de plus en plus à échapper aux questionnements des hommes de son temps, alors quil na cessé de le faire et avec quelle énergie au XXe siècle ! Quel Guernica proteste aujourdhui contre les massacres de Gaza ? Pendant ce temps on amuse la (grande) galerie avec des uvres genre Mickey de Jeff Koons ! Ny a-t-il pas de quoi pleurer ?
Cependant, il y a une différence entre les années 80 et 2009 : cest que la décentralisation est intervenue et que vous avez des élus, des élites locales indépendantes du pouvoir central qui commencent à développer leur propre politique. Cest nouveau. Cela entraîne de facto un certain dépérissement du Ministère de la Culture, à charge pour lui, et cest ce que je plaiderais pour ma part, dabandonner certaines compétences aux collectivités territoriales, pour ne garder que des compétences dorientation générale, de politique prévisionnelle, dallocation de moyens, de budget, de correction dinégalités, de prescriptions concernant la loi, daides aux jeunes et aux artistes innovateurs. Telle est la vraie la mission dun ministère de la Culture aujourdhui.
Mais pour ce qui est de la mise en oeuvre des moyens au jour le jour, sur le plan local, cela doit se faire sous la responsabilité des régions.
Ar. : Cest là, selon vous, la réforme structurelle qui en découlerait ? Laisser une autonomie aux DRAC, à condition de faire quelques changements dattribution à lintérieur des DRAC, et faire en sorte de retrouver au niveau des régions ces mêmes instances paritaires de contrôle quon créerait au niveau national
C.M. : Absolument. Comme pour le patrimoine, où lon a compris aujourdhui que les lieux et monuments doivent être gérés par les collectivités locales de proximité.
Si, dans le domaine de lart, on avait des conseils décentralisés, des établissements réunissant les quatre familles, on retirerait des compétences ainsi aux institutions nationales ce qui nest manifestement pas de leur compétence, en permettant en aval une liberté de gestion à la région, au département ou à la commune.
Demeurerait cependant linstance nationale dévaluation a posteriori, le fameux Haut conseil dévaluation, avec des pouvoirs de communication, dinvestigation, de publication et de propositions aussi larges que possible... Le système pourrait alors se rééquilibrer.
Ar. : Reste les problèmes de nomination de ces instances aussi bien au niveau régional que national
C.M. : Oui, mais cest là justement que le politique peut ré-intervenir pour assumer son rôle et reprendre la main sur lappareil. Le ministre de la Culture, qui ne doit pas être un fonctionnaire mais un vrai personnage politique ou, mieux encore, comme Malraux et Lang, un personnage symbolique, peut très bien dire à son Délégué aux Arts Plastiques ou au président du Centre Pompidou ou à un fonctionnaire régional, « Vous allez me faire une exposition sur tous les achats publics des artistes français au cours des trois dernières années ». Il faut rendre compte et que lon puisse dire : « Vous avez vraiment trop dartistes étrangers dans telle collection, dans telle exposition ».
Il faut donc que le politique soit réhabilité et quil se mette en mesure de jouer vraiment le rôle qui lui appartient. Pour moi, le problème du ministère de la culture, dont on parle depuis plus de dix ans, cest moins le ministère lui-même, que le ministre, les ministres ! Désignez un Malraux ou un Lang et il ny aura plus de place pour de petites phrases sur son maintien ou non ! Le ministère a dabord besoin de symbolique, de prestige et de considération ! On lui fait une réforme basée sur la comptabilité analytique des programmes du budget de lEtat : voilà qui est guère enthousiasmant. Je crains que ce ne soit quun leurre de plus.
Ar. : Il semble bien que le politique soit en demande de propositions aussi bien à lElysée qua Matignon
C.M. : Ah bon ! Tant mieux, si lexécutif permet que ces questions passent par lAssemblée Nationale pour installer ces organismes daudit qui contrôlent le travail des services sans leur enlever leur compétences. Mais il faut que ces audits, je préfère le mot « évaluation », se fasse a posteriori, car il ne faut pas paralyser laction par trop de visas préalables, trop de bureaucratie. Il faut aussi que les nominations dans les services se fassent par concours avec des jurys ouverts à la diversité et que cesse la tendance à la cooptation par le réseau.
Ar. : Que pensez-vous de la récente mission confiée par Nicolas Sarkozy à Marin Karmitz de mettre en place ce Haut Conseil pour les politiques culturelles ? Ce nouveau lapin que notre président tire de son chapeau, na-t-il pas quelques ressemblances avec ce que vous préconisez ? Faut-il sen réjouir ?
CM. Sil sagit de créer une sorte de Haut conseil comme je le suggère, je ne puis que me réjouir ! Je regarderai si les quatre familles y sont représentées ! Je crois à lidée des petites structures. Nous sommes paralysés par les grosses machines, style Beaubourg et Versailles, qui sont devenues ingouvernables par les politiques. Certains diront tant mieux, car ils redoutent le poids de la politique dans lart. Moi non, car je crois en la vertu de la politique culturelle et de lharmonie entre lart et la démocratie. Tout système fermé engendre la stérilité. Cest pourquoi je voulais réformer sans cesse les institutions que jai créées, car seule la « révolution permanente », au sens français du terme, le « désordre créateur », comme je lexprime dans le Mythe de Babel, peuvent garantir cette harmonie, dans la tension dialectique et sous le regard de lopinion publique. Si on en est incapable, il vaut mieux en effet laisser faire le marché. Mais ce serait un désastre pour le pays et pour les artistes.
Propos recueillis par Pierre Souchaud , le 13 01 09
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La fin des janissaires
ou
Le dernier Art Officiel du XX ème siècle
Par Aude de Kerros *
*Aude de Kerros est essayiste, graveur . Auteur de « l'Art Caché »- Editions Eyrolles, Paris 2008
Toutes les anomalies, extravagances, aberrations, ont, comme toutes les maladies, sinon une raison dêtre, en tous cas une explication
qui permet justement dy remédier.
Aude de Kerros nous fournit ici tous les éléments qui permettent de comprendre la genèse et le développement de cette anomalie historique quest, en France, lart officiel, dont lexistence ne fait aucun doute pour une immense majorité des acteurs de lart.
Cette analyse magistrale, précise, complète, à la fois panoramique et extrêmement fouillée, était indispensable. Elle pourra servir de référence pour la mise en oeuvre des réformes structurelles quon attend.
Le CNAP pourrait être beaucoup plus néfaste que ne fut l'académie des Beaux Arts
pendant un siècle et demi (...) il y aura là un monopole propice par le moyen d'un pouvoir
personnalisé à imposer une esthétique. Ceux qui redoutent tout art d'État sont-ils conscients du danger que représente le CNAP pour la nécessaire liberté de l'artiste?
Jeanne LAURENT (1982) (1)
De l'administration de la culture à la direction de la création
L'histoire des arts officiels dans la deuxième partie du XXème siècle en Occident est paradoxale... La direction administrative de la création concerne essentiellement deux Etats, l'Union Soviétique et la France. Staline en 1944 crée un corps « d'ingénieurs des âmes » pour administrer la littérature, système qui s'effondrera avec le mur de Berlin. En France, cela commencera plus tardivement en 1958 mais est toujours en vigueur en 2009.
Si Malraux jette les premières bases d'une direction de la culture en France, c'est Jack Lang Jack qui en 1982 crée ex nihilo les institutions censées organiser rationnellement la création. Pour lui, le but d'un tel encadrement n'est pas, comme pour Staline, de mettre les écrivains au service de la Révolution mais de sauver l'art des maux qui l'accablent: mercantilisme, provincialisme, persécution de l'avant garde. Tout art étant « révolutionnaire » par essence cela assurait de surcroit une aura glorieuse à François Mitterrand et à la gauche dont il était le représentant. .
Il souffle alors un vent d'utopie et de si bons sentiments qu'il est bien difficile de critiquer l'enthousiaste ministre. Pas de Goulag bien sûr à l'horizon mais du champagne et des petits fours pour les journalistes qui relaient l'intense communication, douce férule du ministère. Les voix critiques dénonçant le contrôle étatique de la création auront vite droit à l'organisation de lynchages médiatiques en meute avec quelques médias amis, pilotés habilement par le ministère de la culture. Le premier date de l'automne 1983 et le dernier du printemps 2007.
Juin 1982: 72 mesures pour sauver les arts plastiques
Un ancien élève de l'ENA, Claude Mollard, entreprend de rationaliser la création en France en la dotant d'un certain nombre de machines administratives: Lorsque le CNAP est crée sous la tutelle de la DAP, les arts plastiques sont le seul secteur de la création encore non administrée par une direction d'administration centralisée.
Du jour au lendemain tout est sous contrôle puisque le CNAP gère tout, de l'enseignement des arts plastiques à la diffusion des oeuvres en passant par les acquisitions et la commande publique.
Dans ce sillage sont crées le FIACRE, fonds d'incitation à la création, le FNAC qui s'occupe des achats au niveau national et du 1%, Les FRAC, au nombre de 23, qui gèrent les achats dans les régions qu'il faut « piloter ». Car la décentralisation, qui est aussi à l'ordre du jour, ne doit pas signifier provincialisme. De même, le secteur privé a besoin de lumières et nécessite qu'on l'oriente énergiquement: les associations culturelles choisies comme amies auront droit à labels, conseils administratifs, juridiques et culturels ainsi que les subventions qui vont avec: AGEC et ATEC joueront ce rôle. En 1983, le dispositif sera complété par des distributions de subventions aux industries culturelles privées. Par ailleurs des démarches insistantes auprès des mécènes les amèneront progressivement à ne faire des dons qu'aux créations patronnées et labellisées par l 'État comme étant les seules « sérieuses ». Ainsi en 1983 le réseau qui soutient la création est dans les mains des fonctionnaires.
La conséquence immédiate fut d'assécher immédiatement les ressources venant des entreprises, des municipalités, des régions auxquelles pouvaient accéder précédemment les créateurs que ce soit dans le domaine du théâtre, du cinéma, de la musique, de la danse ou des arts plastiques. Une sorte de concurrence déloyale mit en péril ou rendit ainsi impossible toute entreprise de création artistique d'une grande ampleur, si elle n'était pas agrée par l'État. Il y eut une création autorisée et subventionnée et une création clandestine pour ceux dont les choix esthétiques n'allaient pas dans le sens officiel. Dans un premier temps les Institutions mises en place par Claude Mollard avaient prévu quelques contrepouvoirs comme des Conseils consultatifs où « décideurs », « médiateurs », « artistes », « public » étaient représentés... Mais ces notions demeuraient abstraites: Quels artistes? Quel public? Qui les choisit? Selon quels critères? Ceux qui ont vécu au jour le jour la métamorphose de la vie artistique française sur le terrain savent combien la glaciation de tout ce qui n'était pas labellisé par le ministère fut rapide. Les « précautions démocratiques » prévues par Claude Mollard tombèrent rapidement en désuétude. Dominique Bozo notamment, nommé délégué de la DAP entre 1986 et 1990, critiqua ces Conseils en objectant que la politique culturelle était « quelque chose de sérieux qu'on ne pouvait confier qu'à des experts ». Historien d'art, conservateur du patrimoine, il savait de quoi il parlait! Par ailleurs, il fut l'un des premiers à être initié aux méthodes new-yorkaises dés 1980, il avait été le commissaire de l'exposition Picasso au MOMA. Par la suite il eut diverses missions d'achat pour les musées français d'oeuvres américaines. Il fut nommé parce qu'il était un interlocuteur valable pour les réseaux de la nouvelle capitale de l'art. La spéculation atteignait alors sur le marché de l'art des records historiques. C'est à ce moment là que commencèrent les « missions » à New York qui ont mobilisé pendant trente ans les agents de l'administration de la création chargés d'acheter des oeuvres d'artistes « vivant et travaillant à New York ». Dans ce nouveau contexte, les « conseils paritaires » semblèrent naïfs et d'un autre âge.
Les créateurs de la création
Il fallut en 1982, en l'espace de quelques mois, recruter les pilotes de la superbe machine conçue par l'énarque inspiré. On détourna quelques fonctionnaires du Ministère, conservateurs du patrimoine, chefs des travaux d'art ou attachés d'administration pour servir cette nouvelle mission mais ils ne suffisaient pas à la tâche ou ne connaissaient rien à l'Art contemporain. Il fallut recruter d'urgence. Ce qui fut fait. On se souvient par exemple dans quelle euphorie furent nommés les 23 directeurs de FRAC en une seule après midi! La plus part d'entre eux avaient pour seul bagage leur enthousiasme et la fréquentation des lieux branchés de l'AC2 (2) . Ainsi fut fait, dix ans durant, pour le recrutement de toutes ces nouvelles institutions. L'imagination et la subjectivité totale étaient au pouvoir. Il n'y eut pendant ces années fébriles aucun frein, aucun contrôle à leur action. Ces agents administratifs ne rendaient de comptes à personne. 1993 : 22 mesures pour combler les premières fissures du système
Ces nouvelles recrues, du haut de leur stupéfiante inculture ont manié non seulement l'exclusion mais aussi l'insulte, mettant hors la loi toutes les expression jugées « réactionnaires » comme la peinture, la sculpture, la gravure, etc. Allant jusqu'à faire échouer les projets ne faisant pas appel aux subventions d'État. Cet état des choses était néanmoins supportable en raison de l'euphorie du marché de l'art qui alors profitant à tous. Survint alors en 1990 le premier krach du marché de l'art. La situation se durcit, on remarqua davantage les systèmes d'exclusion, les illusions de beaucoup d'artistes de tirer profit d'un système d'Etat s'effondrèrent rapidement, l'esprit critique s'éveilla en chacun. Les premières publications un peu visibles faisant un bilan critique de la culture et de la création administrée de Marc Fumaroli et Jean Philippe Domecq (3) eurent une audience à la mesure de la chape de plomb qui pesait sur les artistes. Les grands médias n'ont relayé le débat commençant que très parcimonieusement. Les élections législatives s'annonçant défavorables à la gauche et ce n'était pas le moment de critiquer l'oeuvre de Jack Lang.Celui-ci à la veille du changement de majorité, entre février et mars 1993 décida de verrouiller le système en l'institutionnalisant.. Beaucoup de mesures visaient à réglementer les pratiques dans le domaine du droit social, des statuts, conventions collectives, etc. afin de protéger le réseau c'est à dire les associations culturelles amies finissant de mettre en difficulté celles qui ne l'étaient pas (4). Mais il fallait surtout protéger tous les vacataires du Ministère embauchés depuis 1982, susceptibles de se voir congédiés. Un décret du 3 mars 1993 institue donc un nouveau corps administratif: Les conseillers et inspecteurs de la création en charge d'administrer la création dans le domaine de la musique, la danse, les arts plastiques, le théâtre. Des dispositions transitoires prévoient d'intégrer dans la fonction publique tous le contractuels en place. C'est ainsi qu'un grand nombre des fonctionnaires en poste encore aujourd'hui n'ont jamais passé de concours et n'ont pas de formation administrative. Les concours qui ont suivi ont alors exigé compétence et formation, mais ont néanmoins pratiqué la cooptation, les critères de sélection étant fermés à la diversité des choix esthétiques.Philippe Hardy inspecteur général adjoint de ce corps le présente comme « Une spécificité française, celle de l'État expert ». Ce corps se veut « scientifique ». Ce « scientisme », très XIXème siècle, étonne tant il est décalé reflétant des idéologies dont ont sait en 1993 qu'elles ont toutes mal tourné.Olivier Kaeppelin ancien délégué aux arts plastiques et lui même inspecteur de la création précise qu'une grande partie du travail de ce corps consiste à « conseiller et accompagner les projets artistiques, guider les fonds régionaux d'Art contemporain dans leurs acquisitions et projets immobiliers afin de contrecarrer les effets de la décentralisation en cours, acquérir des oeuvres pour le compte de l'État, orienter les programmes de l'enseignement des Beaux Arts, valoriser leurs diplômes, recevoir et orienter les artistes... » Les inspecteurs bénéficient d'un privilège qui les protège de la censure de leur Délégué et de toute autre autorité supérieure: « le principe de liberté ». On connaît donc en France un paradoxe étonnant. Le fonctionnaire est libéré de tout compte à rendre afin de le faire ressembler le plus possible à un amateur qui userait de ses propres deniers pour promouvoir un artiste. Par contre les artistes et les amateurs subissent un art officiel fondé sur l'arbitraire car il est admis que les inspecteurs n'ont pas à se justifier, ni énoncer les critères présidant à leurs choix. C'est le fait du prince avec l'argent du contribuable.Les vingt deux mesures de 1993 et l'institution de ce corps administratif créèrent ce que les politologues nomment un « État profond » c'est à dire une structure immuable, peu visible, exerçant sans publicité la réalité du pouvoir. Des systèmes totalitaires ou sans caution démocratique peuvent continuer ainsi à s'exercer malgré les élections démocratiques. Il devient alors pour les élus aussi difficile de mener une politique que de piloter un iceberg. Les « inspecteurs de la création » : un corps unique en son genre
A quoi ressemble le corps des inspecteurs de la création? A-t-il un équivalent? Certes le corps des « ingénieurs des âmes en Chef »(5), crée par Staline et aujourd'hui disparu, avait le même but de gérer la création, et a exercé des tâches similaires, mais il différait en ceci: leurs fonctionnaires étaient choisis parmi les auteurs soumis de l'URSS, traités avec les avantages des plus hauts dignitaires de l'État en échange de l'obéissance au PC, au Comité Central, à Staline et successeurs. A part cela il n'existe pas d'exemples ... sauf dans une toute autre activité, si on ne retient que les aspects de la relation de ce corps avec le pouvoir: Le corps des Janissaires, guerriers d'élite du sultan(6) . Leur organisation et leur compétence permit au sultan de construire un empire. Avec le prestige et le temps ils acquirent le pouvoir tout en étant ses serviteurs. Ces soldats prestigieux de la Sublime Porte ne rendirent bientôt plus de comptes à personne. Leurs symboles, curieusement culinaires, étaient le chaudron, pourvoyeur d'une bien bonne soupe, et la cuillère qu'ils fixaient à leur bonnet, signes de leur destin partagé et de leurs privilèges. Si les vizirs se risquaient à aller contre ceux-ci, ils savaient créer l'émeute dans la ville pour les déchoir et imposer leur loi au sultan. Nos inspecteurs de la création, tout comme eux ne rendent pas de comptes et n'acceptent pas les orientations gouvernementales ou présidentielles. Jusqu'à aujourd'hui personne ne s'est risqué dans les milieux politiques à leur déplaire, craignant l'émeute médiatique et le lynchage en règle. Un corps de janissaires d'un autre âge
Mais nos janissaires parisiens semblent ignorer que le monde à changé. Les deux piliers qui fondaient leur légitimité sont ébranlés: En 2009 leur référence à New York fait défaut en raison du nouveau krach sans commune mesure avec le précédent. Ils avaient adapté leur méthodes d'administration de la création, dans le courant des années 80, au système de fonctionnement en réseau à l'américaine. Ces pratiques, tant qu'elles sont demeurées confidentielles grâce à la complicité des médias, elles mêmes parties prenantes, n'ont pas suscité de critiques et d'oppositions. Personne ne pouvaient même les imaginer! Une fois connues, grâce à l'information plus libre fournie par Internet, elles apparaissent d'évidence incompatibles avec la déontologie administrative, l'usage de l'argent public et la démocratie. Le fait que ce système fonctionnait avec les réseaux de New York, aujourd'hui mal en point, remet en cause leurs choix « esthétiques » calés sur ceux du marché new-yorkais. Tels étaient leurs critères, quels sont- ils aujourd'hui? Le deuxième pilier qui s'écroule est une incohérence, jadis admise, mais devenue aujourd'hui visible et risible: L'hybridité du système français administrativement dirigiste au service d'un libéralisme mercantile, situé hors des frontières, sans contrôle ni contrepouvoirs... Nos janissaires ont servi deux maîtres en usant habilement du double langage: ils ont flatté les humanistes et les révolutionnaires qui sommeillent en chaque artiste, tout en pratiquant la cynique attitude pour s'adapter au système le plus mercantile que l'histoire ait connu! Mais le passage d'une époque à une autre est toujours un phénomène très brusque, le temps du confortable pouvoir sans contrepouvoirs a duré trop longtemps et les habitudes mentales de nos administrateurs de la création les empêche de voir la réalité, ils ne s'adaptent pas. Ils sont encore les gardiens de l'idéologie dualiste du siècle passé: le monde se partage sans nuance entre les bons artistes, essentiellement conceptuels, et des méchants réactionnaires, certains osant même pratiquer encore la peinture! En un mot, ils n'ont pas assimilé l'essentiel de la métamorphose post-moderne qui se fonde sur la diversité essentielle de la création, la continuation des multiples courants de l'art, suite de la création de tous les lieux et de tous les temps, qui coexistent, se transforment et se croisent. Chaque courant à des bons et mauvais artistes, il est possible de les évaluer ( en courant toujours le risque de se tromper), et de partager sensiblement et intellectuellement cette évaluation avec d'autres en ayant des critères adaptés à chaque expression. Nos janissaires font comme si rien n'avait changé et continuent à perfectionner de façon convulsive leur système d'encadrement de la création. En guise de réponse aux critiques qui leur sont faites, ils pratiquent la fuite en avant, se laissant aller au délire organisationnel. En Octobre 2008 pendant la FIAC, leurs services annoncèrent un nouveau train de 22 mesures pour encourager la création! De nouvelles institutions sont fondées sous leur égide: Le Palais de Tokyo, l'Ile Séguin, etc.! Cinquante cinq pour cent (proportion en baisse il faut le reconnaître) du budget d'acquisitions d'oeuvres d'art servent toujours aux achats hors frontières. Buren semble être encore et toujours pour eux le seul artiste innovant méritant un one man show au Musée Picasso, l'escalier Gabriel à Versailles et la reconstruction à l'identique de ses colonnes au Palais Royal.Comme les janissaires qui ne voulaient pas troquer le mousquet et le sabre contre des armes plus modernes. Évolution ou disparition? Les janissaires crées en 1329 ont disparu le 16 juin 1826 le jour où, exceptionnellement, le sultan et le vizir eurent la volonté commune de les exterminer afin de faire face aux nécessités de la guerre moderne et de se donner les moyens de tenir tête aux empires occidentaux. A Moscou le corps des ingénieurs des âmes a disparu avec l'État bolchévik en quelques heures, dans l'indifférence totale, lors du putsch de 1991. Son prestige s'était déjà effondré le 24 juin 1986 lors de son huitième et dernier Congrès de l'Union des écrivains soviétiques. Quelques auteurs ont simplement osé dire des vérités que personne ne pouvait nier: La médiocrité absolue de la littérature qu'ils on consacré et diffusé pendant un demi siècle, provoquant l'indifférence du public, le départ des manuscrits de valeur hors des frontières. L'art officiel engendre la disssidence Un ensemble de facteurs trouble désormais le pouvoir bien établi des fonctionnaires de la création: La mise à la portée des artistes sur Internet de « Photoschop » les a rendu à la fois plus visibles et utilisateurs d'Internet. A partir de 2004 informations, uvres et idées non conformes circulent librement dans le domaine des arts plastiques. Une immense diversité des courants apparut alors, ainsi qu'une réflexion approfondie et pluridisciplinaire sur l'art. La Bibliographie rassemblée et publiée sur Internet par Laurent Danchin (7) en 2008 rend visible le débat caché de l'art contemporain et reflète une grande richesse de points de vues puisqu'on y trouve critiques, artistes, historiens d'art, philosophes, sociologues venant de tous les horizons et sensibilités. Le sociologue italien Raimondo Strassoldo (8) a fait le même travail de recensement de la critique cultivée de l'Art contemporain à l'échelle de l'Amérique et de Europe et constate que la France, probablement en raison de son art officiel radical, a produit pendant 30 ans la fortune critique la plus importante et la plus approfondie qui existe actuellement.De l'écart flagrant existant entre une utopie d'État qui entend protéger les créateurs et la réalité est née une forte dissidence artistique en France. Des méthodes appartenant au passé Il n'est pas sur que nos janissaires, isolés dans les hautes sphères du pouvoir culturel, soient conscients que les temps ont changé. Ils ne voient pas la métamorphose profonde déclenchée par la « Très Grande Crise » (9). C'est probablement la raison pour la quelle ils n'ont pas compris que leur mutation d'humanistes révolutionnaires en « serviteurs des grandes marques et des réseaux internationaux du financial art », ne soit pas passée inaperçue. Cette aveuglement les a conduits à persévérer et même à dépasser les bornes en organisant, en l'espace de quelques mois en 2008, l'apothéose de Monsieur Pinault lors d'un dîner de 150 couverts à Versailles, la mise en gloire de Yann Fabre au Louvre, de Serra au Grand Palais, etc. Malgré l'impopularité de cette politique difficilement masquée par les grands médias, elle est maintenue en 2009. Un colloque a été organisé à Avignon le 18 novembre 2008 « Culture Economie Médias » afin de développer un argumentaire défensif contre la réduction des budgets culturels liés à la création et la critique de l'utilisation du patrimoine pour l'art contemporain. « L'argent investi dans la création et l'art contemporain crée de l'activité économique et « sauve le patrimoine ». Le slogan « Relancer l'économie par la culture » fit l'objet d'un plan com. dont on vit apparaître les premiers effets dans maints journaux dés le mois de décembre. Il n'est donc pas question pour eux de changer de politique: C'est ainsi qu'en février à la Monnaie de Paris on enchaîne avec l'artiste kitsch américain David Lachapelle dont la cote est à l'ordre du jour. Le nouveau directeur en charge de cette vénérable institution, Christophe Beau, ne voit pas d'autre méthode possible « pour redresser les comptes et l'image de la Monnaie »: « C'est provoquant, mais j'assume, cela va élargir notre public ». Christophe Gérard lui fournira tout le conseil et le réseau nécessaire pour y parvenir: « Il faut faire respirer ce lieu, l'ouvrir à l'art, aux défilés de mode. Bousculer les choses sans tomber dans le snobisme ».Ce qui justifie désormais cette politique de la création c'est sa rentabilité, mais est-ce une mission d'Etat de rendre l'art et la culture rentables? Ce même argument à justifié « les produits dérivés ». Or on sait maintenant que trop de rentabilité provoque à terme un effondrement de la valeur. L'utilisation du patrimoine et des crédits destinés à encourager la création dans cet esprit risque tôt ou tard de détruire l'un et l'autre en les dénaturant. Cela s'appelle tuer la poule aux oeufs d'or. Les « inspecteurs de la création » ont-ils un avenir avec les réformes à venir?La compréhension progressive de ce qui est resté obscur et confus pendant plusieurs décennies a porté gravement atteinte à la légitimité très controversée de ce corps. Une première réforme est entrée en vigueur en janvier 2009 et pourrait changer habitudes et mentalités. Elle prévoit la fonte de la DAP dans le Département de la Création ce qui rend plus difficiles les pratiques discrètes nécessaires aux fonctionnements en « réseau ». Un corps spécifique voué à la création est une anomalie et un danger dont l'histoire de l'art tôt ou tard mesurera les dégâts collatéraux sur la création en France, il serait logique de ne pas trop attendre et d'envisager sérieusement de supprimer le Concours des Corps d'inspecteur de la Création. Un trait de plume suffit! Un seul concours pluridisciplinaire devrait pourvoir les divers départements du Ministère. Il assurerait une plus grande largeur d'esprit et le sens de l'intérêt général à ses fonctionnaires. En permettant aux fonctionnaires de remplir dans leur carrières des fonctions diverses au Ministère, on éviterait d'avoir trente ans durant les mêmes agents opérant les mêmes choix dans le domaine de la création (10). L'Etat devra tôt ou tard trouver un équilibre dans ses fonctions régaliennes d'encouragement et de protection de la création. Il remplierait pleinement son rôle en achevant la consécration des artistes commencée sur les marchés. L'administration changerait ses critères d'acquisition d'oeuvres d'art en s'intéressant tard aux artistes, en achetant peu et cher leurs meilleures oeuvres qu'elle pourra ainsi conserver dignement. L'État continuera ses commandes publiques monumentales avec une exigence plus ambitieuse, orientée vers le bien commun, que celle qui consiste à distribuer des rentes ou pousser des cotes sur le marché financier. Enfin, une véritable décentralisation ne pourra pas ne pas avoir lieu, les Régions étant les principaux financiers actuels de la culture, elles voudront avoir le pouvoir qui va avec et cesser dêtre régentées par les janissaires. Cela évoluera vite ou lentement selon l'existence ou non d'une volonté et d'une vision politique. Mais le fait majeur qui rend cette évolution inéluctable est qu'un milieu de l'art fait d'artistes et d'amateurs se reforme aujourd'hui hors des références de l'État.. 1 Jeanne LARENT écrit cela au moment de la création de la CNAP en 1982. Elle a incarné après la guerre la politique progressiste de décentralisation et de diffusion du théâtre. Cité dans l'article de Laurence Bertrand Dorléac, « La politique artistique », page 863. Actes du colloque: « Mitterand Les Années de Changement 1981 -1984 » Éditions Perrin 2001 2 AC: Acronyme de Art Contemporain ( Conçu par Christine Sourgins dans « Les Mirages de L'Art Contemporain » Ed de La Table Ronde » Paris 2005), afin de distinguer l'art officiel ou financier portant ce label de l'ensemble beaucoup plus divers de la création d'aujourd'hui.3 Marc Fumaroli publie L'état culturel, Gallimard Paris, 199. Ce livre connaîtra de multiples éditions. Jean Philippe Domecq publie ses premiers articles dans Esprit en 1992 et ses livres ...Jean Clair a publié Critique sur l'Etat des Beaux Arts dés 1983. Ces auteurs reflètent bien un courant d' opinion qui se prolonge dans une multitude d'articles dans des revues savantes et de livres demeurés jusqu'à aujourd'hui confidentiels4 Beaucoup d'information sur ces aspects très techniques sont disponibles sur le site Internet Nodula qui aborde les aspects juridiques dans le détail.5 Lire le livre de Cécile Vaissé Les Ingénieurs de l'âme en chef 1944 1986 Belin, Paris 20086 Ce corps aujourd'hui disparu recrutait ses membres dés l'âge de sept ans en les prélevant comme un butin parmi les populations chrétiennes soumises, choisissant les meilleurs... Enlevés aux leurs, leur unique famille devant être désormais leurs frères d'armes. A l'âge adulte le mariage leur est interdit, ils ne devaient avoir, pour que leur solidarité soit parfaite, ni ascendance ni descendance. 7 La bibliographie réunie par Laurent Danchin peut se consulter sur Internet sur Art contemporains dissidents8 Raimondo Strassoldo, sociologue italien a la chaire de sociologie de l'Art à Udine 9 Le XIXème siècle s'est terminé en 1914 par la première guerre mondiale. Le XXème siècle se termine en novembre 2008 avec le krach financier qui affecte toute la planète. 10 Aujourd'hui les mêmes fonctionnaires considèrent comme « d'avant garde » les mêmes artistes qu'ils ont sélectionnés au début de leur carrière, il y a 30 ans: Buren, Vialat, Boltansky etc. Ils n'ont pas vu le temps passer.
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LA QUESTION DES « VRAIES VALEURS »
Par François Derivery*
Avec la crise financière ce n est pas seulement la valeur marchande et l intérêt spéculatif de l Art Contemporain qui sont en chute libre. Sa qualité même d « art », qui faisait hier l unanimité, fait aujourdhui question. LArt Contemporain ne se vend plus ou moins bien : du coup est-ce quil sagit bien dart ? La confiance seffiloche et, pour la relancer, pour rassurer les acheteurs, le marché, par la voix de ses représentants, proclame la fin des « valeurs surfaites » au moment même où le secteur bancaire, pour des raisons identiques, prétend réformer et moraliser les pratiques boursières. Doù lannonce en fanfare dun retour général aux « vraies valeurs » : vraies valeurs artistiques dun côté, « économie réelle » de lautre.
1. Une définition monétaire de la valeur artistique
Le capitalisme peut-il changer de logique, renoncer à la course au plus grand profit sur tous les fronts ? Ou bien a-t-on affaire à un nouveau coup de bluff ? Pour linstant la « crise » se traduit par un transfert massif dargent public vers les banques et les entreprises et une accélération de la casse du secteur public. Le capitalisme sait utiliser les crises (et au besoin il les provoque) pour se relancer, étendre son champ daction et perfectionner ses techniques dextraction de profit. Naomi Klein décrit longuement et en détail cette « stratégie du choc » (1) inspirée des théories économiques de Milton Friedmann. « Il faut profiter de la crise pour s'adapter et changer ce qui ne va pas en France », déclarait N. Sarkozy le 27.01.09 à Châteauroux.
Quel rapport avec la crise de lArt Contemporain et de son marché ?
Dune part la production et la promotion de lart qui est destiné au marché de linnovation le lieu où se pratiquent les prix les plus élevés sadresse à une clientèle internationale fortunée, à une élite de largent. Ce marché est coupé du grand public, bien que celui-ci en subisse les retombées idéologiques. Quand les foires dArt et les maisons de ventes perdent de largent il nest pas possible de demander au contribuable, déjà sur la touche, de combler les manques à gagner. Le smicard refusera net daider le marché de lArt mais on tente de le convaincre de renflouer les banques. Le montant des aides directes au marché que constituent les achats dArt Contemporain nest pas rendu public. Ce budget est néanmoins limité : lessentiel du soutien de lEtat au marché de lArt consiste à mettre à sa disposition les musées et monuments publics ainsi que leur logistique : organisation de manifestations, édition de catalogues promotionnels luxueux.
Dautre part il faut distinguer plusieurs marchés de lart et le fait que les relations dinterpénétration et de dépendance entre ces marchés varient en fonction de la conjoncture artistico-économique. Alors que le marché artistique spéculatif (dont les « excès » entament la crédibilité de lArt Contemporain tout entier) est en difficulté, les « investisseurs » ont la possibilité de placer leur argent sur dautres « produits » : art classique, art moderne. Lennui est que les uvres disponibles sont rares, quant aux prix ils sont relativement encadrés car la valeur de ces uvres valeur artistique et pas seulement financière est soumise au contrôle dexperts professionnels. Lexpert est par contre exclu du marché spéculatif. La crise de lart spéculatif semble donner à ces spécialistes, dont la fonction serait de chiffrer la valeur déchange (marchande) des uvres à partir de leur valeur dusage (artistique), loccasion dune revanche. Toutefois, en pronostiquant un peu vite un « retour aux vraies valeurs », ces partisans de « lart » font aussi le jeu des acheteurs dart spéculatif. Leur défense de la tradition tend en effet à justifier et à valoriser collections et collectionneurs.
En tant que catégorie « noble » lArt Contemporain englobe et cautionne le produit artistique spéculatif comme son double inavoué. La réalité artistique du produit spéculatif est indifférente et au mieux potentielle. En fait, dans lun et lautre cas, il ny a pas dautre garantie de « qualité » que lachat du collectionneur, et cette « qualité » sera dautant plus aisément reconnue que le collectionneur en question sera fortuné et bénéficiera dune certaine visibilité médiatique. Cest ainsi que le passage par une collection renommée peut faire dune uvre strictement spéculative une « uvre dArt » confirmée. Cette uvre acquiert alors le pouvoir de produire davantage de plus-value. Le collectionneur-investisseur veille ainsi à la promotion artistique de ses placements. Il dispose pour ce faire de relais médiatiques et dentremetteurs culturels, dont lEtat dans le meilleur des cas. Plus ses collections sont médiatisées et plus les cotes de ses uvres montent (2).
Dans le contexte pragmatique du marché de lArt Contemporain, le seul critère de la valeur artistique dune uvre cest donc son prix. Seuls les « grands collectionneurs » peuvent acheter cher et comme leurs achats constituent un label en matière de valeur artistique ils constituent un investissement potentiellement juteux. Cest en quoi les « grands collectionneurs » dominent et orientent le marché. Leur importance vient du fait quils sont positionnés à la charnière de la valeur artistique et de sa traduction financière. Uniques producteurs de la valeur artistique ils ne peuvent ni perdre ni se tromper ! Quant aux artistes a succès les cotes de leurs uvres montent à mesure quelles passent dune collection réputée à une autre et que lEtat est à son tour appelé à les appuyer par des expositions et des achats.
Le collectionneur a des goûts ou croit en avoir, il est logique que ces goûts orientent également loffre, autrement dit la « création ». Le marché spéculatif fonctionne en interaction permanente avec le marché de la valeur artistique reconnue. La volatilité du marché spéculatif tient au fait que, compte tenu de limportance des capitaux disponibles en quête de point de chute, la demande y est particulièrement forte et doit donc être satisfaite au plus vite. Cela interdit aux « uvres » concernées de passer par les étapes habituelles de la validation qualitative. Dans un marché spéculatif qui semballe (années 2006-2007) la spéculation salimente et se renforce delle-même. Le bouche à oreille et les montages occultes suppléent aux procédures ordinaires de promotion-validation. Lespoir de gain rapide à lachat et à la revente entre les différents marchés hisse ainsi au pinacle des « uvres » en général démarquées dautres uvres à succès : jeunes artistes américains ou anglais lancés à coups de dollars et dont les uvres peuvent même être achetées avant dêtre « crées » pour peu quelles figurent au catalogue dun réseau promotionnel et financier qui a fait ses preuves.
En période de crise ces produits spéculatifs sans valeur artistique confirmée ne trouvent plus preneur. Le spéculateur ne veut plus prendre de risques (ou ne trouve plus dargent à risquer) et le marché spéculatif connaît une désaffection brutale. Les spéculateurs, stoppés dans leurs espoirs de gains trop rapide, risquent des pertes importantes, car la valeur marchande des uvres quils détiennent est en chute libre. Les « grands collectionneurs » de leur côté apparaissent relativement à labri dans la mesure où ils sont maîtres de la Valeur et que le marché bonifie les artistes quils détiennent. Pour certains commentateurs « les grands collectionneurs ont de largent, ils peuvent attendre ». Pourtant, en cas de crise durable cette « stratégie du bas de laine » a aussi ses inconvénients. En effet les uvres stockées, à linstar des capitaux non productifs, se dévaluent. Et leur crédibilité artistique décroît en proportion de leur valeur monétaire. La tendance générale sera donc au retour en arrière, à la recherche duvres toujours plus confirmées... Le marché de lart tout entier, et plus encore son produit de pointe, lArt Contemporain le produit art qui tire lensemble des prix vers le haut sont en panne.
2. Rappel historique : les deux phases de lArt Contemporain
LArt Contemporain, dans sa réalité économique comme dans son concept, est laboutissement dun processus évolutif qui voit une conception historique et critique de lart combattue et remplacée par une autre. Non pas, comme le prétendent les inconditionnels de la prétendue « révolution duchampienne », pour des raisons internes à lart (version post moderne de la théorie de « lart pour lart ») mais bien à cause des pressions exercées sur la production artistique par la commande économique et idéologique de la société libérale.
Impossible donc de saisir la nature de cet « art » avant davoir compris à quel point lévolution de ses formes est intimement liée à celle du marché de lart puis à celle du marché spéculatif. « Lindépendance » de lArt Contemporain vis-à-vis du politique et de léconomique, autrement dit son principe officiel de subversion permanente, fondement de son statut dexception à la fois artistique et monétaire, est un mythe néolibéral. Ce mythe aide entre autres à vivre ceux qui refusent de voir dans quelle logique de déni de lart ils sont eux-mêmes engagés. La mystification est dautant plus voyante que personne ne peut plus ignorer que le marché est désormais la seule autorité effective en matière de « valeur artistique ». La caducité du jugement de valeur (du jugement artistique (3)) est perceptible dans lévolution du Droit, qui tend à déterminer en chiffres les frontières de « lart » (un seul auteur, pas plus de 2 copies, etc. (4)). Tant il est vrai que ce qui fait la réalité artistique dune uvre cest sa présence
effective sur le Marché et en particulier sur le Marché de linnovation, là où se concoctent les « coups » les plus profitables. Rien à voir donc avec ces marchés « de proximité » vers lesquels sont contraints de se rabattre les artistes que le marché officiel ignore ou dont il ne veut plus. Ici seulement peuvent avoir cours dautres conceptions de lart, dautres pratiques.
LArt Contemporain a connu deux phases historiques. La première, concepto-minimaliste et néo-duchampienne, dans les années 1960-80, est apparue dans le prolongement du Néo-réalisme et du Pop Art. Elle affichait un projet artistique, discutable mais réel, qui la rattachait à une tradition avant-gardiste et militante dune partie de lart moderne. Une des contradictions de ce mouvement était quil se prétendait, dans son approche de lart, en rupture avec le passé tout en récupérant certaines des tendances les plus régressives et réactionnaires de lart moderne, entre autres une valorisation fétichiste du sujet-artiste qui ouvrait la voie aux dérives libertaires et provocatrices de lArt-spectacle. En outre, ce mouvement faisait déjà lobjet de pressions idéologiques et économiques dont ces mêmes acteurs étaient loin de mesurer les effets sur leur propre travail.
Il ny a pas dart et encore moins davant-garde artistique qui nait revendiqué ou ne se soit justifiée dune identité théorique. Quel quait été le contenu réel (politique, idéologique, artistique) du concepto-minimalisme, et son idéologie, il faut considérer que ce mouvement, phase initiale de lArt Contemporain, était de plein droit un mouvement artistique. La foi et lengagement de ces artistes et de leurs exégètes en faveur de ce quils croyaient être une révolution artistique sexprimait à travers un discours dogmatique aux accents
quasi terroristes, occultant une première phase dappropriation de la sphère de lart par le marché. Cétait la période glorieuse du Discours de lArt et de ses prophètes. Sûrs de leur fait fonctionnaires culturels, vedettes du marché, spécialistes autoproclamés de lédition et des médias, critique en place (
) rivalisaient de mépris envers les adversaires de la doxa officielle, coupables de ne pas souvrir comme eux à la « modernité ». Mais rapidement la disparition des critères de la valeur artistique et la financiarisation du marché allaient accélérer la mise sur la touche de ces « théoriciens de lArt Contemporain » qui se sont essoufflés à courir derrière des « innovations » de plus en plus médiatiques, mondaines et commerciales et de moins en moins artistiques. Il leur reste ce quils considèrent comme leur propriété, à savoir le discours périmé dun conceptualisme dépassé. Ils continuent à en user et abuser pour tenter de justifier, y compris à leurs propres yeux, leur position officielle et leurs émoluments (5).
Succédant à cette période initiale, idéaliste de lArt Contemporain, la plus marquante sur le plan symbolique, car encore artistique au point quelle sert toujours de référence « théorique » pour ces acteurs du Marché les plus rongés de culpabilité on entre, à la fin des années 1980, dans une seconde phase quon peut qualifier, cette fois au sens littéral du terme, de minimaliste. Phase qui a peu à voir avec la première et au cours de laquelle les notions de projet et de pratique artistiques se dévaluent certes à des degrés divers au profit dune formule sans contenu, spectaculaire et immédiatement rentable. Le minimalisme daujourdhui cest le concepto-minimalisme dhier, le concept en moins et le marché en plus. Régression vers un moins-disant artistique et vers un degré zéro de lart qui met en évidence un des axes du néolibéralisme culturel : la destruction des valeurs historiques et patrimoniales et la politique de la table rase, de la « page blanche » culturelle et critique facilitant la promotion dune « autre culture » : celle du spectacle, de la consommation et de la mystification de masse.
Certes les acteurs de cette postmodernité artistique néolibérale, en particulier les artistes, ne sont conscients quà des degrés très variables des règles qui définissent les nouvelles conditions de « lart ». Lartiste le plus lucide dans lanalyse des tendances de la conjoncture et qui a pris le parti de les suivre étant évidemment le mieux armé pour « réussir ». Le renoncement critique et politique provoque chez les artistes la formation dun refoulé qui éclaire nombre daspects de la production contemporaine. La disparité des niveaux de conscience explique la persistance accidentelle duvres de qualité dans la production artistique réputée « contemporaine ». A cet égard le dogmatisme théorique des débuts a dû laisser la place au pragmatisme économique. Les frontières doctrinales se sont effacées et « lArt Contemporain » a accepté progressivement dans son giron tout ce qui se vend et se vend cher en matière dart vivant ou récent. Ainsi, à côté dun marché de linnovation qui alimente spécifiquement la spéculation cohabitent différents marchés « dArt contemporain » réputés « plus sûrs » qui entretiennent la crédibilité de lensemble. Un tel éclectisme est révélateur dune évolution. Le théoricisme agressif et sectaire des années 1970-90 apparaît, à trente ans de distance, comme le moment fort dune thérapie de choc visant à détruire la confiance dun milieu artistique (celui des producteurs) encore imprégné des valeurs de lart moderne, et à lanesthésier. A ce moment ont été posées les bases de lArt Contemporain de marché qui, dans laccomplissement de son projet culturel et marchand originel, atteint aujourdhui à la pleine et entière réalisation de son concept.
Dans sa phase minimaliste lArt Contemporain de marché procède dun système de valeurs imposées quil nest pas question de discuter. Cest donc en toute logique que la nouvelle morale artistique est désormais celle dune pseudo neutralité qui sexprime notamment à travers une esthétique du constat. Neutralité politique et déni de réalité sépanouissent dans un individualisme libertaire, lointain héritage de Mai 68, de Deleuze et de Foucault. Ce double désengagement définit les conditions idéales dun degré zéro du sens et dun art « cynique » à vocation théâtrale et spectaculaire. La subversion programmée ou subversion mimétique, puisquelle retombe toujours dans le giron de ce quelle veut paraître subvertir nourrit ainsi le marché de la « nouveauté », lartiste lui-même se signalant moins par son travail que par un certain nombre de postures mondaines et de comportements codés. Ainsi la diversité tant vantée de lArt Contemporain senracine-t-elle à tous points de vue dans un profond conformisme.
3-Quelles « vraies valeurs » ?
Le marché de lArt Contemporain use et abuse de son pouvoir de créer arbitrairement de la valeur-Art à partir de critères marchands, spéculatifs, idéologiques, mais très accessoirement artistiques. La valeur marchande du produit Art un produit que le marché se charge de labelliser et de garantir renvoie de moins en moins à une valeur artistique désormais indifférente voire fictive. Le marché de lArt peut se passer de lart. Les « vraies valeurs » sur lesquelles se rabat aujourdhui, faute de mieux, un marché spéculatif en déconfiture sont donc moins des valeurs artistiques que des valeurs marchandes. Valeurs confirmées comme telles par lHistoire parce que dabord artistiques et non pas artistiques parce que marchandes. Doù la solution palliative et significative du « retour » (« retour aux vraies valeurs ») valant constat déchec. Certes le salut viendra de vraies
valeurs artistiques mais, depuis que le marché de lart fonctionne selon une logique spéculative, la question des vraies valeurs artistiques cest-à-dire la question de lart et du sens de lart a été exclue de fait du champ de lArt. Le mythe de lArt est un outil idéologique, un argument économique et publicitaire irremplaçable dans la société de marché, mais sa réalité proprement artistique est désormais anecdotique : doù le triomphe de lArt-spectacle.
« Voici longtemps que le socle des valeurs navait pas été, en France, aussi malmené », titre Paris-Art qui semble faire une découverte (12.02.09). En période de crise les pratiques du capitalisme deviennent dun coup plus visibles, invitant aux mises en question radicales. Le libéralisme réduit lart à un outil de domination et à un marché : il faut au contraire poser la question artistique en termes de pensée sociale, de morale collective et de bien commun. « Aucune société décente ne verra jamais le jour si lon renonce par avance à toute critique morale et philosophique du détournement des capacités créatrices de lêtre humain à des fins qui ne sont utiles quà lenrichissement de quelques-uns tout en nuisant à la santé, au bonheur et à lintelligence critique du plus grand nombre
» (6)
*François Derivery est lauteur de : « Lart contemporain de marché, vitrine du néolibéralisme » et de « Art et voyeurisme des Pompiers aux Postmodernes », E.C. éditions 2008 et 2009.
notes
1. Naomi Klein : « La stratégie du choc, la montée dun capitalisme du désastre », Leméac- Actes Sud, 2008. Ouvrage édifiant sur les pratiques du capitalisme nord-américain.
2. Lexposition récente de J. Koons au château de Versailles (2008) comportait quatre uvres généreusement « prêtées » par F. Pinault.
3. Plutôt que « jugement esthétique » qui a une connotation à la fois formelle et subjective.
4. Ces deus règles, faut-il le souligner, sont régulièrement transgressées.
5. Cf. la récente exposition de Beaubourg (fév. 2009) intitulée « Vides une rétrospective ». La théorie de lArt comme (dé)négation de lart, en effet, donne la première place au discoureur au détriment de lartiste.
6. Jean-Claude Michéa : « La double pensée », Champs, 2008.
67-
La « « Force de lart 02 » célèbre le White Cube
Par Martine Salzmann
La Force de lart 02 a été loccasion pour trois commissaires, Jean Louis Froment, fondateur du CAPC de Bordeaux, Jean-Yves Jouannais, ancien rédacteur en chef de la revue Art Press, et Didier Ottinger, conservateur au Centre Pompidou de montrer ce quest lart en France aujourdhui.
Mais quelle dimension cette triennale consacre-t-elle ? Laudace esthétique des commissaires, la vitalité des artistes français ou quelque chose de plus énigmatique qui redéfinit les rapports espace/uvres ?
Philippe Rahm, architecte de lévénement, sest penché sur cette relation espace/uvres et y a répondu par une scénographie blanche : « Un paysage blanc, le White Cube se déplie (
).»
Le référent est donné discrètement : le White Cube. Celui-ci nest pas simplement lespace de la galerie moderne, mais aussi un concept : « Il sest fait, à travers le monde, titre dexposition, noms de galeries. Il surgit régulièrement au fil des textes qui ne prennent plus la peine den expliciter le sens, ni lorigine parce quil a acquis statut dévidence ». Le White Cube est une idéologie à part entière qui simpose depuis la place de New York sur la scène française comme dans le monde entier. Brian ODoherty lanalyse dans son livre « White Cube, Lespace de la galerie et son idéologie ». Sa traduction française nous permet depuis décembre 2008 dinterroger les expositions faites sous cette influence, comme Vides à Beaubourg en mars 2009, et aujourdhui La Force de lart 02. Ce que nous faisons à partir de trois paramètres extraits de louvrage de Brian ODoherty : linversion du rapport espace/uvres, le délestage du contenu et lagression du spectateur.
Linversion du rapport espace/uvres :
« Aujourdhui lespace nest plus ce dans quoi quelque chose advient, ce sont les choses qui font advenir lespace.»
Philippe Rahm considère cette inversion comme un élément constitutif de la singularité de son projet : «Cest donc un appareil muséographique inversé qui est proposé ici (
)» . Mais il habille cette inversion de la notion de processus géologique pour expliquer par quel mécanisme les uvres vont faire advenir lespace : «Plus quun projet architectural, nous proposons un processus géologique généré par la force des uvres dart elles-mêmes. (
) Un parallélogramme de 160 mètres de long par 25 mètres de large (
) va se déformer, se creuser selon un jeu de forces (
) mouvements tectoniques, déformations, pressions et dépressions, plissements (
) à lorigine des uvres dart elles-mêmes.»
Quand nous sommes sur place que reste-t-il de ce récit ? Une collection de petites galeries privatives positionnées dans tous les sens. Mais de géologie, mouvements tectoniques, déformations, plissements
nulle trace. Toutes les surfaces sont rectangulaires et dune blancheur abstraite, aucune matière ne se plie, aucune courbure despace.
Par contre le cube blanc se multiplie et varie selon différents paramètres : de taille, grand, petit, haut, bas
, de découpage, avec ou sans toit, coupé en son milieu
, de relation à la lumière, plafond en verre, cube fermé et obscur
, etc.
La présentation de La Géologie Blanche rédigée par Philippe Rahm permet de comprendre pourquoi aucun « processus géologique » nest visible. Au départ le projet a virtuellement accordé aux artistes des cubes égaux, puis des adaptations ont été faites : «À chacune des uvres dart sont donnés un même espace et un même volume au départ. Puis, en fonction de leurs dimensions et de la distance nécessaire entre elles, elles vont commencer à se pousser les unes les autres dans un mouvement similaire à celui de la tectonique des plaques. En fonction de leur poids et de la quantité de lumière exigée, elles vont déformer la surface, la creuser, la gonfler.»
Mais aucune répartition despace nest productrice en soi de sens. Artistes et architecte ont dû sarticuler pour concevoir linstallation des uvres. Nous ne doutons pas des tensions qui ont certainement accompagné ce travail. Mais ces tensions ne sont pas un processus et elles nont rien de géologique. Ce sont des échanges humains et des résolutions techniques. La question théorique commune à tous ces échanges est le pouvoir et les modalités de la mise au visible. Or le WC est le grand ordonnateur de cette réflexion sur le pouvoir de lexposition. La métaphore géologique est donc ici inappropriée, les minéraux sont indifférents à leur place au soleil.
Le délestage du contenu :
« Le cube blanc (
) a permis au modernisme dassouvir jusquau bout son infatigable manie de lauto-définition. Il a cultivé en serre le délestage systématique du contenu.»
Selon la logique du WC, les commissaires de lexposition ont défini leur projet en évacuant le sens : « un espace non thématique (
) sans se contenter de « faire admirer les uvres » (
), exposer sans sencombrer dun sens ni encadrer dune lecture». Le délestage du contenu est présent dans ce refus dun thème, dune grille ou dun sens de lecture et dans la culpabilisation puritaine : « sans se contenter de « faire admirer les uvres »», qui provoque la perception dune insuffisance des uvres à assouvir lintérêt artistique.
Ce refus se confirme lorsque Philippe Rahm ne prend en compte que les caractéristiques matérielles des uvres : «La « géologie blanche » (
) est conçue en résonnance avec les forces et les relations que les uvres entretiennent les unes avec les autres, en fonction de leurs volumes, poids, formes, matière et couleur».
Réduire les uvres à leurs volumes, poids, formes, matière et couleurs, neutralise leur contenu dans une indifférenciation globalisante, et les ramène à létat de choses aux rapports quantifiables. Le délestage du contenu serait-il lexplication de cette valeur abusive accordée au gigantisme des uvres dans lAC ?
Mais en dehors du refoulement du signifié, y a-t-il une relation inductive entre la valorisation du contexte et le délestage du contenu des uvres ? Pour B. ODoherty, cest une évidence, le délestage du contenu nest pas pour lui négation du sens, mais déplacement de la valeur sémantique en faveur de lespace : « À mesure que le modernisme vieillit, le contexte devient le contenu.» Lespace est dépositaire dune valeur symbolique qui grossit au fur et à mesure où les uvres sen trouvent privées. Comme sil se comportait en prédateur vis à vis de luvre : « lart (
) na pas résisté à lappétit assimilateur de la galerie. »
Nous gardons pourtant en mémoire le beau texte dHenri Focillon sur la plasticité de la relation entre luvre et lespace : « Lespace est le lieu de luvre dart, mais il ne suffit pas de dire quelle y prend place, elle le traite selon ses besoins (
) Lespace où se meut la vie est une donnée à laquelle elle se soumet, lespace de lart est matière plastique et changeante. »
Ce texte nous rappelle lexistence dune relation subtile et complémentaire entre lespace et luvre, mais lidéologie du White Cube anéantit cette discrète catalyse émotionnelle. Quand Henri Focillon a lintuition de ladaptabilité de lespace à luvre, il interroge une vibration invisible que sa sensibilité esthétique sait capter. Mais quand Philippe Rahm sapproprie la notion dadaptabilité de lespace à luvre, il grossit démesurément léchelle de cette délicate souplesse immatérielle pour la propulser au rang de « mouvements tectoniques ». Cet imaginaire affecte le sensible dune envergure incommensurable. Mais pas à la manière dun Gaston Bachelard ou dun Francis Ponge, qui savent nous inviter à voir limmensité dans lhumilité du tout petit, comme les plissements de la chaîne des Alpes dans une croûte de pain.
Dans la mise en espace de La Force de lArt 02, notre expérience esthétique ne capte pas la moindre sensibilité immatérielle. Lespace et les uvres subissent une échelle surdimensionnée. Le global boursoufle la valeur sémantique de lespace mais stérilise les jeux de forces.
3- Lagression du spectateur :
« Lagressivité envers le public est lun des paramètres clé du modernisme »
Le premier contact avec lexposition est un MUR, long, sans porte ni flèche. Pas de contact direct, pas dinformation. Cette absence de sens de lecture est voulue par les commissaires. Se prendre un mur comme première sensation donne un sentiment dexclusion. Est-il possible que La Géologie Blanche ait été pensée comme un « vecteur de lémotion artistique » ?
Sous prétexte dune « libre déambulation » le risque de piétinement nous guette. Par où commencer, par un bout, par le milieu ? Tours et détours hasardeux auxquels sajoutent une avalanche dimpressions sensibles perturbantes : la lumière violemment réverbérée par le sol blanc, les contrastes répétés entre cette luminosité et la pénombre des cellules où reposent les uvres, et enfin la chaleur. Peut-on croire à un désir de susciter lémotion artistique, quand la disponibilité sensorielle se mue en souffrance et que la force de la réverbération est connue de larchitecte : « Cest dabord un volume dans lespace, une certaine quantité de matière, un certain taux de réverbération. »?
Écart considérable entre les discours officiels et lexpérience du spectateur. La Géologie Blanche transforme la verrière du Grand Palais en agent dagression, par où aveuglement et chaleur assaillent. Ce conditionnement nocif de lenvironnement signe laliénation au WC, la souffrance du spectateur fait partie des procédures revendiquées par B. ODoherty : « Lagressivité envers le public est lun des paramètres clé du modernisme et lon pourrait classer les artistes en fonction du discernement, du style, et de la pénétration avec lesquels ils lexercent. (
) Lagression avant-gardiste type peut sexprimer par linconfort physique (
) et la privation des repères perceptifs. (
) Dans tous les cas, transgression de la logique, dissociation des sens et ennui. »
Le discours officiel sur lémotion artistique nest quun leurre pour cacher que le WC sattaque aussi bien au sujet pensant quau sujet sentant.
La Force de lArt 02 repose sur le pouvoir du White Cube, mais ce parti-pris ruine les équilibres fragiles qui règlent les relations espace/uvres/spectateur. Il est temps de regarder en face ces ravages culturels et de se déciller les yeux. La machinerie qui avance avec lAC procède à une « colonisation esthétique du monde », et sattaque aux conditions du ressourcement esthétique.
68-Parlez-vous lart contemporain ?
Par Pierre Souchaud et Martine Salzmann
«Defficaces narrativités promptes à léchange massifié par lentremise des médias globalisés, qui perforent utilement, ici et là, pour un temps, lhorizontalité du monde » : cet extrait de la préface de la Biennale de Lyon 2009 est emblématique dune certaine manière de dire lart contemporain, née en Europe à laube des années 1970. Philosophes, sociologues et autres intellectuels se sont alors emparés du discours sur lart, réservé auparavant aux artistes, écrivains, aux historiens et aux journalistes.
Depuis, moins les uvres sont sensibles, plus certains développent alentour un épais nuage de vocabulaire alambiqué. Le public, humble, fait profil bas, de peur de passer pour idiot. Résultat ? Depuis quarante ans les abus de langage se multiplient, insupportables, prétentieux, stériles.
Qui na jamais été pris de vertige ou dangoisse devant limpénétrabilité de certains textes relatifs à lart contemporain ? Personne sans doute. Leur terrifiant caractère abscons nous fait douter de notre propre capacité à comprendre notre langue maternelle mais aussi de notre aptitude à aimer, vivre et comprendre un art qui semble ainsi réservé à une élite puissamment cultivée, seule capable de parler ce langage extrêmement complexe, den connaître les codes et den apprécier toutes les subtilités.
Ainsi, nous avons à choisir entre deux attitudes :
lhumilité qui consiste à admettre que lon est bien peu de chose face à une telle virtuosité verbale et à considérer que notre inculture justifie bien que nous soyons exclus du cercles des vrais connaisseurs de lart contemporain
le respect de soi ou cette sorte de capacité que lon a au fond de soi - pour se préserver - à détecter le caractère emberlificoteur de tout discours surdéterminé par lappartenance à tels ou tels classe, caste, cour, réseau, tribu, gang, communauté fermée, secte ésotérique, etc.
Le texte que nous prenons en exemple ici est celui écrit par le créateur et Directeur de la Biennale de Lyon 2009 (Thierry Raspail) pour justifier son titre : « Le spectacle du quotidien » ; puisquen soi, incantatoire et fourre-tout, celui-ci semble ne rien dire ou presque tout au plus rendre hommage à la mythique Société du spectacle, dénoncée par lécrivain Guy Debord dans un ouvrage fameux en 1967
Pas très neuf ! Il importe en effet, compte tenu de la dizaine de millions deuros allouée à la manifestation par les sponsors et les politiques, que notre directeur soit persuasif à leur égard et déploie tout son talent rhétorique.
Il reste cependant à analyser les mécanismes profonds dune stratégie particulièrement tordue qui consiste à rendre incompréhensible un texte qui se donne pourtant comme explicatif et pédagogique.
Ce texte que lon peut avoir dans son intégralité, en le téléchargeant sur le site HYPERLINK "http://www.biennalelyon.com" www.biennalelyon.com, est un morceau danthologie, que Martine Salzmann a soumis à un implacable décorticage sémiologique.
PS
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De lart de la confusion
Par Martine Salzmann
Mondes Imaginés, rédigé par Thierry Raspail, est léditorial du dossier de presse de la Xe biennale de Lyon. Il en présente le thème, Le Spectacle du Quotidien.
Demblée la confusion de lécriture rend ce texte hermétique. La lecture ordinaire a peu de chance de percer limpénétrabilité «defficaces narrativités promptes à léchange massifié par lentremise des médias globalisés, qui perforent utilement, ici et là, pour un temps, lhorizontalité du monde. »
À cette absence de simplicité sajoute une émission de la pensée en forme de tautologies et paradoxes, comme «la boucle se boucle car le global na évidemment pas dextériorité », ou encore «des proximités paradoxales non cartographiées ».
Cet éditorial difficile à lire sadresse pourtant aux journalistes, aux entrepreneurs, commerçants et élus locaux de la région lyonnaise qui ont besoin darguments pour attirer le public, fédérer les adhésions et justifier les subventions.
Comment est-il possible que Thierry Raspail, forcément rompu aux techniques de communication, se montre aussi inapte à se faire comprendre ? La disproportion entre la pédanterie intellectuelle et la simplicité du thème brouille tout, et la collection didées brassées, ajoutée à la complexité du style, empêche de saisir quel point de vue il exprime sur Le Spectacle du Quotidien.
Éviter le partage du sens
Thierry Raspail éviterait-il le partage du sens ? Aurait-il choisi de présenter la Xe Biennale de Lyon en développant son écriture selon une esthétique contemporaine qui utilise les procédures stylistiques comme un langage ? Le discontinu, la déchirure, la dynamique, la polysémie, linterdisciplinarité
Sont les composantes de ce texte et correspondent au mode artistique quil affirme préférer : « Lart dici qui nous sied travaille les discontinuités, opère sur tous les champs simultanément au risque de nappartenir à aucun, il est une manière de faire, autant quune esthétique. »
Leffet de chaos serait alors conscient et affirmerait, par son fouillis artistique, la prééminence de lesthétique sur la communication. Dès lors Thierry Raspail se présenterait davantage comme un artiste que comme un organisateur. En cela, il se pose en émule du fameux commissaire dexposition Harald Szeemann, disparu récemment, lequel affirma, à partir des années 1960, que le commissaire est un créateur et lartiste, son instrument. Cette situation en porte à faux crée un déséquilibre qui plonge le lecteur dans la frustration.
Et si cette communication brouillée devenait loccasion de chercher un autre sens, refoulé, qui passerait ailleurs et autrement ? Si, par un jeu de bascule, nous passions dune réception en mode lecture à un mode vision, que capterions-nous de cette phrase illisible : «defficaces narrativités promptes à léchange massifié par lentremise des médias globalisés, qui perforent utilement, ici et là, pour un temps, lhorizontalité du monde » ? Nous verrions un espace immense, traversé déchanges médiatisés qui englobent le monde dune enveloppe rythmée par des évènements. Lévocation tient du rêve éveillé mais elle est plausible. Mais il faut avouer que si le mode « visionnaire » déclenche de vagues images, il est impuissant à décrypter un sens refoulé, car le texte est truffé de flashs médiumniques de ce genre, sans solution de continuité.
Par contre, au fil de la rédaction, des concepts émergent et se répètent. Dans la phrase « Ces mondes imaginés, nos everyday lifes, sont le résultat dune congruence de flux en tout genre », nous pouvons extraire la notion de flux qui rebondit avec un grand nombre de termes évoquant le mouvement : diasporas, migrations, déterritorialisation, décélération, morcellement, mondes disséminés et à amplitude variable, géographie mouvante, chevauchements, dispersions, diffractions, mouvements complexes des appropriations et réappropriation, discontinuités
Cet éditorial offre un véritable pilonnage de notions dynamiques.
Mais étonnamment une majorité dentre elles désigne léclatement ou la perte dun corps constitué. Comme si la dynamique, pour Thierry Raspail, était davantage liée à la fin dun monde, quà la puissance élémentaire dun univers en perpétuelle création.
Articulation obscure
Que se passe-t-il donc avec ces flux ? Sans vouloir forcer le sens, mais en essayant de prendre appui sur les concepts, nous pouvons décrypter une première phrase : « changer les paradigmes du dedans et du dehors, en déterritorialisant lun et lautre, à lintérieur du global indépassable ». Nous remarquons dedans, dehors, global indépassable. Et dans «des enjeux majeurs dune pratique artistique globalisée, dans laquelle séchangent, saffrontent, se superposent et se retournent les signifiants », nous retenons les affrontements entre signifiants.
Larticulation de ces différents concepts reste obscure. Nous devinons bien que pour Thierry Raspail les flux, les retournements de lespace, les affrontements de signifiants se situent à lintérieur dun grand espace global. Mais il faut un peu de temps pour comprendre les conséquences de cette inclusion. En réalité elle scinde lespace en deux catégories, dun côté les espaces définis par la relativité et de lautre un espace posé comme un absolu. Comme ces deux types despace dépendent de deux conceptions théoriques différentes, ils ne seraient pas soumis aux mêmes lois. Cette séparation purement intellectuelle est la mécanique sur laquelle repose lapartheid. Elle est à lorigine de toutes les ségrégations.
Comment Thierry Raspail développe-t-il ces deux conceptions despace? Lespace relatif est soumis aux changements des paradigmes du dedans et du dehors, à la déterritorialisation et à léchange, laffrontement, la superposition et le retournement des signifiants. Ces bouleversements des repères spatio-temporels et la remise en question permanente du sens déclenchent une instabilité et constitue une agression psychique. En France les abus de cette pratique sont reconnus comme une violence et sanctionnés sous le terme de harcèlement moral. Pourtant il paraît évident à Thierry Raspail dassocier lespace relatif à de nombreuses pratiques de déstabilisation. Cest lindice des agressions que lon craignait.
Quant à lautre espace, défini comme un global indépassable et un absolu, il est décrit comme unique, comme le lieu vers lequel tout converge et qui inclut tout (Dieu ?). Mais comme Thierry Raspail doute de notre compréhension des symboles du pouvoir absolu, il insiste sur le fait que «le global na évidemment pas dextériorité». Linterdit de distanciation proscrit de percevoir, de nommer et même de penser sur (re Dieu ?). Labsence dextériorité exclut tout regard critique.
Ce point de vue sans rigueur scientifique et contraire à la démocratie est confirmé par la présence redondante de motifs idéologiques ultralibéraux. Limportance accordée à la mondialisation, les allégations sur labsence de frontières, les flux migratoires, les réappropriations culturelles appartiennent à une conception de léconomie qui développe dans le monde entier des pratiques déstabilisantes, inégalitaires, et élitistes. Le brouillage de la communication orchestré par Thierry Raspail pourrait alors être une mise en scène pour inoculer discrètement cette idéologie comme référence absolue de la biennale dart contemporain de Lyon. Le style inaccessible de Mondes Imaginés ne serait alors quun écran de fumée, destiné à créer la confusion pour faciliter linfiltration de cet excès de pouvoir.
Arsenal de références
Pour asseoir la supériorité indéniable de son point de vue, Thierry Raspail déploie un arsenal de références. En deux pages, pas moins de trente-huit noms illustres sont déclinés : Charles Perrault, Wittgenstein, Benedict Anderson, Ampère, Arjun Appadurai, Georges Brecht, John Cage, Michel de Certeau, Marcel Duchamp, Paul Ricur, etc. Hommes de lettre, philosophes, logiciens, spécialistes des relations internationales, mathématiciens, physiciens, sociologues, anthropologues, plasticiens, peintres, musiciens, historiens, linguistes
Une batterie de spécialistes en ordre dispersé arme la Xe Biennale de Lyon comme une forteresse de haute culture.
Puis, satisfait de la puissance de sa parade, Thierry Raspail sexclame : «ce nest pas rien : le spectacle du quotidien. Cest le titre de la Xe biennale de Lyon. » Mais quel spectacle que celui dune écriture qui dissimule le projet de suprématie idéologique quelle instille ?
Si le lecteur avouait ne rien comprendre à ce texte, il prendrait le risque dêtre taxé dimbécile, dinculte ou darriéré. Mondes Imaginés le prend au piège par une savante obscurité stylistique et un entrelacement de références propres à déclencher les complexes. Mais les hautes connaissances ne lui sont pas destinées ; on lui réserve une culture plus abordable, de conviviales crêpes sérigraphiées et damusants pains peints en hommage à celui de lartiste surréaliste Man Ray - pour petits et grands.
La confusion ne vise pas seulement à perdre le public, elle massifie et instrumentalise les intellectuels cités en référence. Certains sont réduits à un nom (More, Bacon, Swift, Ampère, J.Cage) sans explication à leur présence dans le texte. Dautres, à un concept coupé de son contexte. Ainsi Charles Perrault apparaît pour introduire la querelle des anciens et des modernes, Filliou pour le principe déquivalence. Benedict Anderson sert à évoquer le caractère imaginaire des cultures nationales. Fluxus apporte la notion de congruence de flux. Le texte saute de concept en concept, sans les expliquer ni les lier. Leur collage ne produit pas de pensée singulière. Le mélange des genres écrase les différences et réduit les écarts sans offrir de rencontre.
Culpabilité surannée
Thierry Raspail sempare de ces figures dautorité intellectuelle, brasse lhistoire, la géographie, lethnologie, les sciences et la politique pour souligner tout bonnement la culpabilité dune Europe coloniale imbue duniversalisme théologique et crispée dans son refus du pluralisme culturel. Mais doù vient ce besoin de ressortir ce spectre du passé ? Nos quotidiens sont depuis des décennies tissés de pluralités culturelles. Pourquoi réactiver une culpabilité surannée ? Pour culpabiliser ? Et pourquoi culpabiliser ? Si ce nest pour disposer dune autre arme occulte qui va de pair avec la réactualisation du fondement des discriminations.
Cest là tout lart de Thierry Raspail, sa confusion suprême, son art du paradoxe absolu. Il projette sur lautre la culpabilité de lacte quil est en train de produire.
Ainsi, au lieu daborder avec une intelligence profonde et réjouissante Le spectacle du quotidien, Thierry Raspail travaille au paradoxe dinoculer le fondement théorique des discriminations au sein dun événement culturel dédié à la pluralité. La confusion de Mondes Imaginés est un art de camouflage, un art qui mène une guerre.