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100 de la production se vendait au prix du marché libre, alors que 75 p. ..... Aux politiques keynésiennes de gestion de la conjoncture, en particulier par la .... à ce sujet sont incessantes mais, heureusement, la production législative, elle, ...... Paris, le professeur Daniel Villey, membre de la société du Mont Pèlerin, professait ...




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e école de Chicago , pour caractériser des travaux menés dans des champs de spécialisation très diversifiés, mais unis par une foi solide dans la théorie néoclassique des prix, la conviction que le marché libre est le mécanisme le plus efficace pour allouer les ressources et une réticence fondamentale face à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Milton Friedman, qui a étudié et mené toute sa carrière à cette université, a été, dans les années soixante et soixante-dix, le porte-parole le plus réputé de cette école.












Pourquoi, malgré tout, je reste libéral par Jacques Rueff, le 8 mai 1934
On m’a raconté qu’aux États-Unis, dans certains États du Sud, Il existe des sectes noires qui pratiquent la confession publique. Lorsqu’un membre de la communauté a commis un grand péché, les anciens lui imposent l’aveu de ses fautes devant le peuple assemblé. Eh bien, mes chers camarades, je me sens un peu comme le pauvre noir. Depuis que votre groupe existe, j’en ai observé la croissance avec le plus vif intérêt et je crois bien ne pas me tromper en affirmant qu’elle ne s’est pas effectuée dans un sens purement libéral. Si telle elle était, elle serait d’ailleurs une exception dans notre pays comme dans tous les pays du monde. Je me sens donc parmi vous en état de singularité, et je vous prie de croire que je n’en éprouve nul plaisir, car ce n’est pas un mol oreiller que le non-conformisme. Aussi quand votre Bureau m’a fait le grand honneur et le très grand plaisir de m’inviter prendre la parole parmi vous, de cette tribune à laquelle tant de précieux souvenirs sont attachés, aussitôt ai-je pensé que vous étiez précisément l’auditoire que je cherchais. À vous tous qui avez la même formation que moi donc qui jugez de la même façon que moi, je viens avouer mon péché qui est d’être resté libéral dans un monde qui cessait de l’être.
Je viens vous en dire les raisons et vous demander de les apprécier, et tout à l’heure, vous me direz, je l’espère, Si je suis fou ou Si c’est le reste du monde qui a perdu l’esprit. On a souvent qualifié notre régime individualiste de chaotique. Mesurez la portée de l’erreur. Certes il reste individualiste en ce sens que le moteur en est la libre volonté individuelle. C’est dans ce sens qu’on le qualifie de libéral, «  qui convient un homme libre «  Mais ce serait une grande erreur de croire que dans un pareil régime les intérêts généraux sont abandonnés au hasard. Bien au contraire, le mécanisme des prix, toujours présent, vient, compte tenu des désirs des hommes, de leurs préférences et de leurs penchants aussi bien que des conditions matérielles de l’univers dans lequel ils vivent, ce mécanisme des prix vient concerter l’action de toutes les molécules humaines de telle façon que soient respectées les conditions qui doivent être satisfaites pour que la collectivité envisagée puisse durer. Régime désordonné, dit-on, certes non, parce que l’ordre est assuré, mais il l’est par un monarque impérieux et discret qui commande sans jamais apparaître, et dont l’action ne peut pas ne pas être efficace parce qu’elle se prolonge jusqu’au moment où le résultat qui doit être obtenu l’a été.
Cependant un pareil régime ne peut pas ne pas provoquer de récriminations chez ceux qui l’affectent : les variations de prix sont extrêmement désagréables, en hausse pour les acheteurs qu’elles tendent à écarter, en baisse pour les vendeurs qu’elles veulent éliminer. Elles doivent donc faire contre elles l’unanimité des oppositions partielles, parce qu’elles ne tendent qu’à sauvegarder l’intérêt général, ce grand silencieux, puisque aucune voix jamais ne parle en son nom. D’ailleurs, dans cet amphithéâtre, il me sera particulièrement aisé de préciser ma pensée. La loi des prix, c’est seulement un cas particulier de la grande loi du déplacement de l’équilibre. Cette loi, aux termes de laquelle, «  Si l’on modifie l’un des facteurs de l’équilibre d’un système en équilibre, il se produit une modification du système qui, Si elle s’accomplissait seule à partir de l’état primitif, entraînerait une variation inverse du facteur considéré « . Cette loi qui, en physique, prend la forme de la loi de Van’t Hoff-Le Chatelier est, dit-on, la plus générale de la nature. Il paraît que Bichât, qui fut doyen de la Faculté des sciences de Nancy, la qualifiait de loi de «  l’embêtement maximum « , et ce qualificatif en fait bien comprendre le sens. Or dans un régime représentatif où tous les intérêts sont représentés, une loi de l’embêtement maximum doit faire contre elle l’unanimité des oppositions individuelles, même lorsque c’est une loi physique. Et comme dans tous les pays du monde, les gouvernements considèrent que leur tâche essentielle, sinon unique, c’est d’obéir à la volonté de leurs mandants, tous les gouvernements se sont attachés, dès que la variation d’un facteur de l’équilibre aurait obligé la loi à jouer, à en paralyser le mécanisme.
Y avait-il insuffisance d’un article peu important, on en taxait le prix, et les longues queues à la porte, des boutiques venaient révéler les demandes non satisfaites et le déséquilibre dont on avait ainsi évité la disparition.
Inversement, le blé se trouvait-il en excédent ? Aussitôt on créait un farm board où l’on fixait un prix minimum pour empêcher la baisse et éviter que la réduction des emblavures ne vienne mettre un terme à la crise. Et dans tous les domaines, par des trusts, par des cartels, par des plans - tel le plan Stevenson, jadis pour le caoutchouc - par le contingentement des importations, on réussissait, en se libérant du mécanisme des prix, à échapper à l’emprise des forces qui devaient tendre à maintenir les équilibres ou à les rétablir lorsqu’ils avaient été accidentellement troublés, donc à éviter les crises ou à en réduire au minimum l’ampleur et la durée.
Ces interventions n’ont d’ailleurs pas été limitées au domaine économique. En matière monétaire l’open marquait, le golf exchange standard et tous les artifices de la monnaie dirigée ne sont que des artifices pour échapper aux mouvements de taux qui eussent tendu à maintenir les équilibres monétaires et là encore éviter des crises trop profondes ou trop graves. Le résultat, c’est que dans tous les domaines on détruit le régulateur qui faisait sortir l’ordre collectif du désordre des initiatives individuelles. Et nous avons vu ainsi se développer une économie en folie, où l’équilibre ne peut exister puisque l’on a fait disparaître le mécanisme qui tend à en assurer l’existence.
On voit ainsi que c’est un monstrueux mensonge que d’affirmer que l’économie classique, c’est-à-dire ce que l’on est convenu d’appeler le capitalisme, a fait faillite, parce que les désordres sont apparus précisément l où l’on a remplacé le régime ancien du régulateur automatique par ce régime absurde et insensé de l’économie libérée, qui est la négation même de l’économie libérale.
Cependant, cette économie libérée, libérée du contrôle des prix, est un fait et un fait dont l’ampleur augmente chaque jour dans tous les pays du monde. Aussi certains esprits, et des plus vigoureux, ont-ils pensé que puisqu’elle répondait à la quasi-unanimité des volontés individuelles, il était vain d’essayer de résister, et que la sagesse était seulement de tenter de corriger ses conséquences désastreuses en conservant les avantages qu’elle implique.
La première et la plus grave de ces conséquences désastreuses, c’est le déséquilibre dont tous les marchés sont affectés, c’est-à-dire la crise de l’état endémique. Or Si la crise résulte, comme j’espère vous l’avoir montré, du fait que le mécanisme des prix ne vient plus systématiquement assurer l’équilibre de l’offre et de la demande, de la production et de la consommation, du droit et de l’avoir, ne pourrait-on organiser systématiquement ces équilibres par voie comptable, en dressant un projet contingentant pour chacun des articles du marché les quantités produites et consommées et obligeant les individus à respecter les contingents ainsi établis ? Ainsi a pris naissance cette conception de l’économie consciente où la volonté des hommes doit remplacer le libre jeu des prix.
Nous allons voir en premier lieu comment une pareille économie pourrait fonctionner. Il faudra évidemment au centre un organisme qui sera chargé systématiquement d’adapter la production et la consommation : mais la production implique un délai souvent appréciable. Il faudra donc prévoir, et pour cela faire un plan. Ainsi le plan, qu’il soit ou non de cinq ans, est le trait essentiel de l’économie organisée, que l’on appelle souvent économie planée, ou planifiée.
Cela dit, voyons comment ce plan sera établi. Il devra décider des produits utiles et écarter les autres, donc orienter la production. En outre, parce que les rémunérations ne seront plus celles qui résulteront du libre jeu des prix et des salaires, il devra fixer la répartition et en outre pourvoir à l’épargne indispensable.
Le problème qui se posera donc devant le fonctionnaire ou les fonctionnaires responsables, ce sera un problème immense de choix entre tous les possibles.
Eh bien, Messieurs, pour vous faire comprendre le problème qui se pose, je veux vous présenter un cas concret. Je suppose que vous représentiez votre Gouvernement à une commission chargée de fixer des contingentements destinés à limiter les importations en provenance d’un certain pays et que ce pays vous dise : «  Si je n’exporte pas chez vous telle quantité de nitrates ou de fruits, je ne pourrai payer le coupon des emprunts que vous m avez généreusement consentis. «  Si vous acceptez les exportations de nitrates ou de fruits, vous ruinez des productions nationales. Si vous refusez, vous ruinez des porteurs de titres. Il vous faut choisir entre les deux. Eh bien, certains esprits, pour choisir, ont besoin de raisons de choisir. Je sais bien que ce sont des attardés, qui ne connaissent pas les voluptés de la pensée diffuse. Mais ceux-là ont beau être des fonctionnaires consciencieux, désintéressés et désireux de faire leur devoir, ils ne voient aucun fondement légitime à la décision qui consistera à ruiner l’un plutôt que l’autre. On a beau leur dire d’adopter la solution juste, ils n’ont aucun moyen de la reconnaître. Messieurs, dans tous les problèmes de l’économie dirigée, c’est cela le problème véritable : on se trouve constamment devant des problèmes que résolvait jadis le mécanisme des prix et qu’à défaut de lui, seul l’arbitraire peut résoudre.
Et de même dans les problèmes de répartition, Si l’on ne donne pas à chacun la rémunération que lui vaut le mécanisme des prix, alors il faut fonder une éthique du juste prix et du juste salaire. Or, je vous le demande, sur quelles bases prendrez-vous vos décisions ? Serez-vous satisfaits avant que l’égalité complète des rémunérations soit atteinte ? ou voudrez vous une rémunération à la proportionnelle à la durée horaire de travail, ou au rendement, ou à l’effort - et Si oui, comment mesurer ces critères ?
Messieurs, croire qu’on peut pratiquer la politique du juste prix sans la définir, c’est croire qu’on peut raisonner sans raison. La vérité, c’est que tous les régimes d’économie dirigée impliquent l’existence d’un organisme susceptible de prendre des décisions arbitraires, autrement dit dictatoriales. La dictature est ainsi une condition et une conséquence de l’économie planifiée. Et d’ailleurs, l’expérience ne confirme-t-elle pas cette conclusion ? Pouvez-vous tenir pour fortuit le foisonnement des dictatures dans les pays où fleurit le régime de l’économie consciente ? Je crois que c’est La Bruyère qui a dit qu’une conscience dirigée est une conscience qui a un directeur ! Eh bien, une économie dirigée, c’est une économie qui a un dictateur, c’est-à-dire quelqu’un qui choisit sans raison, qui fait la fortune des uns, la ruine des autres, que ce soit Staline, Hitler ou M.Lebureau. Mais il n’est pas la seule considération qui exige dans un univers organisé un pouvoir arbitraire et absolu. Lorsque le plan sera établi, il faudra qu’on l’exécute ? Or il aura été établi dans certaines conditions, et pour qu’il reste applicable, il faudra que ces conditions demeurent stables. Il devra en être ainsi notamment du volume de la main-d’œuvre et de sa répartition entre les diverses professions et puisque cette répartition ne sera plus assurée par le jeu des salaires, il faudra bien répartir les travailleurs par voie d’autorité en leur refusant toute possibilité de changement ou de migration.
Mais il faut aussi songer à l’état de la technique. Il faudra contrôler les inventions et interdire méthodiquement tout perfectionnement qui changerait les conditions de production.
Et ici je vous demande la permission de vous lire des extraits d’un délicieux petit livre : Brave new world, où Aldous Huxley, le plus connu peut-être des romanciers anglais contemporains, décrit un monde qui est celui-là même qui devrait exister pour qu’une économie organisée fût possible. Sur les monuments publics, on ne lit plus naturellement «  Liberté, égalité, fraternité « , mais «  Communauté, identité, stabilité «  Toute l’économie est organisée par un «  administrateur mondial « , et voilà comment on y traite l’esprit de progrès. C’est ici l’administrateur mondial qui parle : «  Le Bureau des Inventions regorge de plans de dispositifs destinés à faire des économies de main-d’œuvre. Il y en a des milliers. Et pourquoi ne les mettons-nous pas à exécution ? Pour le bien des travailleurs ; ce serait cruauté pure de leur infliger des loisirs excessifs. Il en est de même de l’agriculture. Nous pourrions fabriquer par synthèse la moindre parcelle de nos aliments, Si nous le voulions. Mais nous ne le faisons pas. Nous préférons garder à la terre un tiers de la population ; pour leur propre bien, parce qu’il faut plus longtemps pour obtenir des aliments à partir de la terre qu’à partir d’une usine. D’ailleurs, il nous faut songer à notre stabilité. Nous ne voulons pas changer. Tout changement est une menace pour la stabilité. C’est l une autre raison pour que nous soyons Si peu enclins à utiliser des inventions nouvelles. Toute découverte de la science pure est subversive en puissance ; toute science doit parfois être traitée comme un ennemi possible. Oui, même la science. « 
Mais il ne suffit pas de discipliner la technique, il faut en outre prohiber toute expression de pensée libre. Cela implique un régime que Huxley encore décrit mieux que nous ne saurions le faire :
Voici comment, au nom de la stabilité, on traite dans le Brave new world celui qui s’est permis une idée originale : «  Tous les gens qui, pour une raison ou pour une autre, ont trop individuellement pris conscience de leur moi pour pouvoir s’adapter à la vie en commun, tous les gens que ne satisfait pas l’orthodoxie, qui ont des idées indépendantes bien à eux, tous ceux, en un mot, qui sont quelqu’un, on les envoie dans une île, c’est-à-dire, ajoute l’administrateur mondial, dans un lieu où ils pourront frayer avec la société plus intéressante d’hommes et de femmes qui se puisse trouver nulle part au monde. « 
Et ainsi vous voyez comment sera traité dans le paradis futur tout ce que l’on nous a appris à estimer, tout ce qui pour nous fait encore la grandeur de l’homme.
Mais passons à l’exécution technique du plan. D’abord une première observation ; c’est que, dans un pareil régime, l’organisation ne peut être partielle, elle doit embrasser tout ou rien. Et pourquoi ? C’est que Si l’on veut éviter les crises qui résultent d’une première intervention, il faut étendre l’effort d’organisation systématique à tous les facteurs de la vie économique. Un simple exemple vous fera mieux comprendre ceci qu’un long raisonnement. Envisageons pour fixer les idées les conséquences du régime des contingents. À partir du moment où les balances commerciales sont cristallisées par des restrictions quantitatives, la quantité de devises qu’elles fournissent est limitée. Si pour une raison quelconques les besoins de change d’un pays augmentent, il ne peut faire face à ses obligations. D’où la nécessité de choisir les dettes que l’on paye et celles que l’on ne paye pas, de réduire le montant des dettes que l’on continue à payer. Mais en même temps le maintien des stabilités monétaires devient impossible à moins de contrôler des paiements étrangers qui impliquent l’organisation de clearings de devises. Mais en même temps les prêts à l’étranger deviennent impossibles. D’où énormes différences de taux entre les pays où les capitaux sont surabondants et ceux où ils font défaut. D’où la nécessité d’envisager la répartition des encaisses monétaires, etc., etc.
Ainsi donc, à moins d’accepter la crise ou de s’y installer, il n’est d’autre solution que de consentir à la généralisation totale du régime d’intervention que l’on a voulu instaurer.
Mais alors, une question se pose : pareille généralisation est-elle possible ? Autrement dit, est-il concevable que l’on puisse appliquer le régime du plan à tous les éléments innombrables qui entrent dans les échanges ?
Pour ma part, je me refuse à le croire : je pense qu’aucun esprit humain ne peut prétendre résoudre le système d’équation à inconnues innombrables qui traduit les conditions d’équilibre d’un marché, même Si ces conditions étaient connues, ce qui n’est pas. Or, toute erreur dans l’élaboration du plan crée un déséquilibre, donc une crise.
Et d’ailleurs, les différentes tentatives d’économie planifiée ne confirment-elles pas ces vues théoriques ? La Russie elle-même est en train de restreindre le régime des équilibres conscients et de restaurer dans des domaines toujours plus étendus le mécanisme des prix. On m’a dit qu’actuellement 30 p. 100 de la production se vendait au prix du marché libre, alors que 75 p. 100 des exploitations agricoles sont des kolkhoz qui vendent leur blé sur le marché après prélèvement fiscal pour parer aux besoins de l’État. Il semble même qu’on ait rétabli dans le régime des Soviets des salaires différenciés, proportionnels au rendement.
Ainsi donc, les réalités se défendent, la crise endémique, résultat de l’économie organisée, a imposé le rétablissement du mécanisme des prix.
Faut-il déplorer cette évolution, faut-il considérer qu’elle nous ramène vers le régime immoral des intérêts privés, le régime où chacun cherche un avantage au détriment du voisin ? Pour ma part, je ne le crois pas. Toutes les turpitudes de notre régime, j’en ai toujours trouvé la source dans des interventions de l’État. Je n’ai aucune peine à concevoir un régime libéral jacobin, où une justice égale et rigoureuse, en même temps qu’une charité active et généreuse, se concilieraient avec une politique tendant uniquement à améliorer les niveaux de vie, donc le sort du plus grand nombre. Et je crois qu’il serait dans un pareil régime plus de bonheur pour les masses que dans les systèmes malthusiens qui donnent à leurs auteurs toutes les apparences de l’action généreuse, mais organisent la misère et la ruine.
Messieurs, croire qu’on peut pratiquer la politique du juste prix sans la définir, c’est croire qu’on peut raisonner sans raison. La vérité, c’est que tous les régimes d’économie dirigée impliquent l’existence d’un organisme susceptible de prendre des décisions arbitraires, autrement dit dictatoriales. La dictature est ainsi une condition et une conséquence de l’économie planifiée.


Section 1 Milton Friedman et le monétarisme

Le terme de monétarisme a été forgé en 1968 par Karl Brunner.
Cette appellation nouvelle recouvre une réalité ancienne, complexe et diverse. Elle désigne autant une vision politique globale que des constructions théoriques qui varient d’un auteur à l’autre.
Un noyau théorique : la théorie quantitative de la monnaie.
Attribuée généralement à Jean Bodin,.Response… aux Paradoxes de Monsieur de Malestroit, Paris, 1568 [réimpr., Paris, Armand Colin, 1932]. Jean Bodin était un juriste et philosophe. Malestroit avait rédigé un rapport sur la hausse des prix en France, l’attribuant principalement aux mutations qui modifient la valeur des monnaies. Bodin estime au contraire que l’afflux d’or et d’argent du Nouveau Monde est de loin la principale cause de la hausse des prix. La théorie de Bodin avait été déjà énoncée, entre autres, par Martin de Azpicuelta (Commentarius de usuris, Rome, 1556) et l’astronome Copernic (Monete Cudende Ratio, 1526). cette théorie a reçu du philosophe David Hume, au milieu du dix-huitième siècle, la formulation qui, reprise par les économistes classiques, est à la base des versions modernes d’Irving Fisher, de Marshall et de Pigou.

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TRAITÉ DE LA MONNAIE
NICOLAS COPERNIC HYPERLINK "" Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide..
QUELQUE innombrables que soient les fléaux qui d’ordinaire amènent la décadence des royaumes, des principautés et des républiques, les quatre suivants sont, à mon sens, les plus redoutables : la discorde, la mortalité, la stérilité de la terre et la détérioration de la monnaie. Pour les trois premiers, l’évidence fait que personne n’en ignore. Mais, pour le quatrième, qui concerne la monnaie, excepté quelques hommes d’un très-grand sens, peu de gens s’en occupent. Pourquoi? parce que ce n’est pas d’un seul coup, mais petit à petit, par une action en quelque sorte latente, qu’il ruine l’Etat.
L’or ou l’argent marqués d’une empreinte, constituent la monnaie servant à déterminer le prix des choses qui s’achètent et qui se vendent, selon les lois établies par l’Etat ou le prince. La monnaie est donc en quelque sorte une mesure commune d’estimation des valeurs; mais cette mesure doit toujours être fixe et conforme à la règle établie. Autrement, il y aurait, de toute nécessité, désordre dans l’Etat: acheteurs et vendeurs seraient à tout moment trompés, comme si l’aune, le boisseau ou le poids ne conservaient point une quotité certaine. Or cette mesure réside, selon moi, dans l’estimation de la monnaie. Bien que, cette estimation ait pour base la bonté de la matière, il faut cependant la discerner de la valeur. La monnaie, en effet, peut-être estimée plus que la matière dont elle est faite, et vice versa.
L’établissement de la monnaie a la nécessité pour cause. Bien qu’en pesant seulement, l’or et l’argent on aurait pu pratiquer les échanges, ces métaux, du consentement unanime des hommes, étant considérés partout comme choses de prix, cependant il y aurait de nombreux inconvénients à être obligé de porter toujours des poids avec soi, et, tout le monde n’étant pas apte à connaître du premier coup d’œil la pureté de l’or et de l’argent, on convint partout de faire marquer par l’autorité la monnaie d’une empreinte destinée à exprimer ce que chaque pièce contient d’or et d’argent et à servir de garantie a la foi publique.
On a coutume de mêler du cuivre à la monnaie et surtout à la monnaie d’argent. J’y suppose deux causes: d’abord pour qu’elle soit moins exposée au retrait et à la refonte, ce qui arriverait si elle était d’argent pur. Secondement, pour que la pièce d’argent divisée en parties menues et même en très-petites monnaies conserve, grâce à l’alliage, c’est-à-dire au cuivre qu’on y mêle, une grandeur convenable. A ces deux causes on peut en ajouter une troisième: comme la monnaie s’use en circulant constamment, on l’a soutenue par un alliage de cuivre, qui la fait durer plus longtemps.
La monnaie est estimée à son taux véritable, quand elle contient un tant soit peut moins d’or ou d’argent que la quantité de ces métaux qu’elle peut payer, juste autant qu’il en faut déduire pour acquitter les frais de monnoyage. L’empreinte de garantie ajoute quelque valeur a la matière elle-même. La monnaie perd surtout de sa valeur quand on l’a trop multipliée, lorsque, par exemple, une si grande quantité d’argent a été transformée en monnaie, que les hommes en arrivent à rechercher l’argent en lingot plus que le numéraire. La monnaie perd toute sa dignité, quand elle ne peut plus acheter autant d’argent qu’elle en contient et qu’il y a profit à la refondre. L’unique remède alors, c’est de ne plus frapper de monnaie jusqu’à ce qu’elle ait repris son équilibre et qu’elle ait reconquis une valeur plus élevée que celle de l’argent.
La valeur de la monnaie se déprécie pour diverses causes, soit par l’altération du titre, alors que le même poids contient un alliage de cuivre qui dépasse la mesure voulue; soit parce que le poids fait défaut, bien que l’alliage ait été introduit au degré convenable; soit, ce qui est le pire, parce que les deux vices se rencontrent à la fois. La valeur de la monnaie se perd d’elle-même par suite d’un long service qui use le métal et en diminue la quotité et cette raison suffit pour faire mettre en circulation une monnaie nouvelle. On reconnaît cette nécessité à un signe infaillible, lorsque l’argent contenu dans la monnaie pèse notablement moins que l’argent destiné à être acquis. On comprend qu’il en ressort une détérioration de la monnaie.
Après avoir fourni ces données générales sur la monnaie, descendons à l’étude spéciale de la monnaie prussienne, et montrons comment elle s’est tellement avilie.
Elle circule sous le nom de marcs, de scotes, etc. Les mêmes dénominations désignent aussi des poids; le marc (poids) est une demi-livre; le marc (monnaie) se compose de 60 sous: ce qui est généralement connu. Mais, pour que le même nom donné au numéraire et au poids ne devienne point une cause d’obscurité, partout où, dans la suite, nous parlerons de marc, il faudra entendre par là le numéraire; quand nous dirons la livre, il s’agira du poids de 2 marcs, et la demi-livre signifiera le marc pesant.
Nous trouvons dans les anciennes délibérations et dans les documents écrits que sous le gouvernement de Conrad de Jungingen, peu de temps avant la bataille de Taneberg (l’an 1410), la demi-livre, c’est-à-dire le marc d’argent pur, valait 2 marcs prussiens et 8 scotes ; à trois parties d’argent pur on ajoutait alors un quart de cuivre, et dans la demi-livre de cet alliage on taillait 112 sous. En y ajoutant un tiers, c’est-à-dire 37 sous , on obtient un total de 149 sous (pesant de la livre, c’est-à-dire 32 scotes d’argent) qui contiennent évidemment ¾ d’argent pur, ou l’équivalent d’une demi-livre de métal fin. Nous avons déjà dit que la demi-livre d’argent pur valait 140 sous. Les 9 sous d’excédant répondent à la valeur d’estime ajoutée par le monnoyage. De cette manière le prix nominal se maintenait dans un rapport convenable avec la valeur intrinsèque.
Telles étaient les pièces de monnaie du temps des (grands maîtres) Henri, Ulric et Conrad; on les rencontre encore de temps à autre dans les trésors. Plus tard, après la défaite subie par la Prusse et la guerre dont nous avons parlé, le déclin de l’Etat, sous le rapport de la monnaie, devint de jour en jour plus apparent. En effet, les sous frappés sous Henri, bien que semblables d’aspect à ceux qui les avaient précédés, ne contiennent plus que 3/5 d argent. Ce faiblage s’accrut jusqu’à ce que l’on en vînt, en sens inverse, à mêler à trois parties de cuivre un quart d’argent; dès lors on se serait expliqué plus justement, si on avait parlé de monnaie de cuivre, non de monnaie d’argent. Le poids de 112 sous répondait cependant toujours à la demi-livre. S’il ne convient nullement d’introduire une nouvelle et bonne monnaie, lorsque l’ancienne est mauvaise et continue de circuler, on commet une erreur bien plus grave encore en introduisant, à côté d’une monnaie ancienne, une monnaie nouvelle plus faible; celle-ci ne se borne pas à déprécier l’ancienne, elle la chasse pour ainsi dire de vive force. Sous l’administration de Michel Rusdorff (1439), on voulut parer au mal et ramener la monnaie à son ancien état de pureté. On frappa de nouveaux sous, ceux qu’aujourd’hui nous nommons gros. Mais comme on ne crut pas pouvoir, à cause de la perte qui en serait résultée, retirer les anciennes pièces, qui ne les valaient pas, par une faute plus grande, on les laissa subsister avec les nouvelles; deux sous anciens s’échangeaient contre un nouveau, et un double marc existait sur le marché, à savoir le marc des nouveaux sous, et le marc des anciens. Le nouveau marc des premiers ou le bon, l’ancien marc des seconds ou le faible se divisaient l’un et l’autre en 60 sous. Quant aux oboles, elles gardaient leur valeur habituelle, de sorte que pour 1 sou ancien on en donnait 6 seulement, tandis qu’il en fallait 12 pour un nouveau. Dans le principe, le sou se composait de 12 oboles, il est facile de le comprendre, car comme nous disons vulgairement mandel pour le nombre 15, de même dans beaucoup de provinces germaniques le mot shilling s’applique au nombre 12. Celle dénomination des nouveaux sous se conserva jusqu’à nos jours.
Je dirai plus loin comment ils se changèrent en gros.
Huit marcs des nouveaux sous (à soixante sous par marc) contenaient une livre d’argent pur, comme il est facile de le calculer. Ils se composent, en effet, par moitié de cuivre et d’argent. Les huit marcs (à raison de soixante sous par marc) pèsent près de deux livres. Quant aux sous anciens, bien qu’ils représentent le même poids, ils valent moitié moins. Comme ils ne contenaient qu’un quart d’argent, il en fallait à la livre d’argent fin 16 marcs , qui pesaient quatre fois plus. Par suite des changements survenus dans le pays, quand les villes acquirent le droit de frapper monnaie , et qu’elles usèrent de ce nouveau privilége [sic] le numéraire augmenta en quantité, mais non en valeur: on commença à ne mêler à quatre parties de cuivre qu’un cinquième d’argent dans les sous anciens, de manière que la livre d’argent représentât 20 marcs. Les sous nouveaux valaient ainsi plus du double des anciens; on en fit donc des scotes, dont on compta 24 pour un marc faible : la monnaie perdit au marc un cinquième de sa valeur intrinsèque. Mais, comme par la suite les nouveaux sous, devenus des scotes, disparaissaient de plus en plus, parce qu’ils étaient reçus dans toute l’étendue de la Marche, on leur attribua la valeur de gros, c’est-à-dire de trois sous, bien qu’ils n’eussent point une valeur supérieure à celle de quinze deniers de la monnaie ayant cours, et dont la quantité trop grande déprimait le prix. Cette décision fut arrêtée par une erreur des plus lourdes, tout à fait indigne d’une pareille assemblée des citoyens les notables, comme si la Prusse avait été hors d’état de se passer de cette monnaie.
Il y avait donc entre les gros et les sous une différence du cinquième ou du sixième en moins de la valeur établie, et par cette fausse et inique évaluation les gros dépréciaient les sous. Les sous expiaient ainsi le tort qu’ils avaient primitivement fait aux gros, en les forçant de se changer en scotes.
Malheur à toi, terre de Prusse , qui payes de ta ruine, hélas! les fautes d’un mauvais gouvernement ! Bien que la valeur d’estime et la valeur réelle de la monnaie disparussent ainsi simultanément, on continua de fabriquer de la monnaie. Mais comme les frais de monnayage n’étaient pas couverts, la monnaie empira sans cesse, dégradant successivement le numéraire existant , de façon que la valeur des sous et celle des gros finirent par se niveler proportionnellement, et qu’on finit par payer une livre d’argent pur au prix de 211 marcs faibles.
Tels devaient être les résultats de la détérioration de la monnaie, dont on ne songeait pas à relever le titre. L’habitude invétérée de refondre et de falsifier la monnaie de toute manière n’a pas encore cessé de nos jours. Ce que deviendra cette monnaie et ce qu’elle est déjà devenue, on a honte et douleur à le dire : elle est tellement avilie aujourd’hui, que 30 marcs contiennent à peine une livre d’argent. Qu’arrivera-t-il si l’on n’y porte remède? La Prusse, dépouillée d’or et d’argent, n’aura plus qu’une monnaie de cuivre, ce qui arrêtera les importations étrangères et ruinera tout commerce. En effet, quel est le marchand étranger qui voudra échanger des marchandises contre de la monnaie de cuivre? et qui de nous pourra dans les autres pays acheter les marchandises du dehors avec cette même monnaie ? Cependant ceux que cela regarde envisagent froidement cette immense ruine de la Prusse, et leur indolence laisse dépérir et ruiner entièrement cette patrie si douce pour tous, cette patrie qui, après la piété envers Dieu, leur impose les devoirs les plus sacrés, et à laquelle ils devraient le sacrifice même de la vie. Tandis que la monnaie prussienne, et par suite la patrie, sont travaillées de tels vices, les orfévres [sic] seuls et ceux qui se connaissent en métaux précieux profitent de nos malheurs. Ils trient dans la monnaie les pièces anciennes, qu’ils refondent afin de vendre l’argent, recevant toujours du vulgaire inexpérimenté, plus d’argent avec la même somme de monnaie. Alors que les anciens sous ont presque entièrement disparu , ils choisissent ce qu’il y a de meilleur parmi le reste, ne laissant dans la circulation que la masse des plus mauvaises monnaies. De là vient cette plainte incessante qui retentit de tout côté, que l’or et l’argent, le blé et les provisions domestiques et le travail des artisans , tout ce dont les hommes font usage d’ordinaire, augmente de prix. Notre négligence nous empêche de voir que la cherté de toutes choses provient de l’avilissement du numéraire. En effet, leur prix augmente et diminue proportionnellement à la monnaie, surtout celui des métaux précieux, que nous estimons, non en airain ou en cuivre, mais en or et en argent; car l’or et l’argent constituent la base de la monnaie, et ils en déterminent la valeur.
Peut-être dira-t-on : «La monnaie faible est plus commode pour les usages de la vie, elle vient en aide à la pauvreté, elle met le blé à plus bas prix, et elle facilite l’acquisition des autres choses nécessaires à la vie ; la bonne monnaie, au contraire, rend tout plus cher; elle surcharge les fermiers, les censitaires, et tous ceux qui ont à faire des payements. » Cet avis sera du goût de ceux qu’on priverait d’un gain notable en leur enlevant la faculté de battre monnaie. Peut-être aussi ce sera l’avis des marchands et des artisans qui n’éprouvent aucune perte à vendre leurs marchandises et leurs produits n’importe le prix de l’or; car plus la monnaie est avilie et plus ils en demandent pour leur marchandise et leur travail. Mais en portant la vue sur l’utilité commune, ils ne sauraient nier que la bonne monnaie est avantageuse, non-seulement à l’Etat, mais encore à eux-mêmes, et aux hommes de toute condition, tandis que la monnaie défectueuse est grandement nuisible. Un grand nombre de preuves le rend évident, et l’expérience, ce guide le plus sûr, en démontre pleinement la vérité. En effet, nous voyons fleurir les pays qui possèdent une bonne monnaie, tandis que ceux qui n’en ont que de mauvaise, tombent en décadence et dépérissent. La Prusse, elle aussi, était florissante, alors qu’un marc pruthénien valait 2 florins hongrois (ducats), et que, comme nous l’avons dit plus haut, 2 marcs pruthéniens et 8 scotes s’échangeaient contre une demi-livre, c’est-à-dire contre un marc d’argent pur. Mais l’avilissement croissant de notre monnaie amène l’abaissement de la patrie, qui, atteinte par ce fléau et par d’autres calamités, touche presque aux portes du tombeau .
Il est incontestable que les pays qui font usage de bonne monnaie brillent par les arts, possèdent les meilleurs ouvriers, et ont de tout en abondance. Tout au contraire, dans les Etats qui se servent d’une monnaie dégradée, règnent la lâcheté, la paresse et l’indolence ; on y néglige les arts et la culture de l’esprit, et l’on y subit la plus triste indigence. On se rappelle encore du temps où le blé et les vivres étaient à meilleur marché en Prusse, alors qu’on faisait usage de bonne monnaie. Maintenant que le numéraire est avili, nous pouvons constater chaque jour combien a renchéri tout ce qui sert à la nourriture et à l’entretien des hommes. Il en résulte clairement que la monnaie faible nourrit bien plus la paresse qu’elle ne soulage la pauvreté. Une monnaie de meilleur aloi ne porterait même aucun préjudice à ceux qui acquittent un cens annuel pour leur domaine; en effet, ils vendraient aussi plus cher les fruits de la terre, le bétail et toute espèce de produits. L’échange fait qu’on donne et qu’on reçoit tour à tour, et la monnaie rétablit un équilibre proportionnel en opérant la compensation.
Si l’on vent enfin remédier aux malheurs de la Prusse en redressant la monnaie, il faut d’abord empêcher la confusion qui peut résulter de la diversité des ateliers monétaires. Elle empêche, en effet, l’égalité de valeur, et il est plus difficile de retenir dans la ligne du devoir plusieurs ateliers qu’un seul. On désignerait donc en tout deux places : l’une sur les terres soumises à la Majesté royale, l’autre sur les terres qui sont ait pouvoir du prince. Dans le premier atelier, on frapperait une monnaie qui, d’un côté, porterait les insignes royaux, de l’autre, ceux de la terre de Prusse. Dans le second, la monnaie porterait, d’un côté, les insignes royaux, et de l’autre, l’empreinte du prince ; car la condition première à maintenir, c’est que l’une et l’autre monnaie demeurent sous le contrôle du pouvoir royal, et qu’elles aient cours et soient acceptées dans tout le royaume en vertu d’une prescription de Sa Majesté : ce qui ne serait pas d’une médiocre importance pour la conciliation des esprits et pour les transactions réciproques.
Il faudra que ces deux monnaies soient au même degré de fin, aient une même valeur réelle et une même valeur nominale, afin que, par des soins vigilants, l’Etat arrive à garder perpétuellement le règlement qu’il s’agit maintenant d’établir; il n’appartient point aux princes de tirer aucun profit de la monnaie qu’ils frapperont; ils ajouteront seulement autant d’alliage qu’il en faut pour que la différence entre la valeur réelle et la valeur nominale permette de couvrir les frais du monnayage, ce qui écartera le principal attrait de la refonte.
De même, afin de ne plus retomber dans la confusion dont souffre notre temps, confusion qu’a fait naître la circulation simultanée de la nouvelle monnaie et de l’ancienne, il faudra, lors de l’émission de la monnaie nouvelle, démonétiser l’ancienne et en interdire entièrement l’emploi, en l’admettant à s’échanger dans les ateliers de monnayage, dans la juste proposition de la valeur intrinsèque. Autrement ce serait peine perdue que de vouloir rétablir la bonne monnaie; la confusion qui s’ensuivrait serait peut-être pire que l’état actuel. L’ancienne monnaie anéantirait encore tout l’avantage de la nouvelle. La cœxistence des deux monnaies empêcherait l’égalité du poids voulu, et l’on verrait renaître tous les inconvénients que nous avons signalés plus haut. On dira qu’on pourrait y remédier, en déclarant que les vieilles pièces maintenues dans la circulation seraient d’autant moins estimées, en face de la nouvelle monnaie, qu’elles seraient d’une valeur moindre ou d’un moindre poids. Mais cette mesure causerait encore une grande erreur. La multiplicité, et la diversité, tant des gros et des sous que des deniers, est si grande maintenant, qu’il serait presque impossible de les estimer à leur juste valeur, et de distinguer entre ces pièces si variées. On arriverait à une confusion inextricable, qui augmenterait le travail, les ennuis et les autres incommodités du trafic journalier; il vaudra donc toujours mieux, lorsqu’on émettra une nouvelle monnaie, démonétiser entièrement l’ancienne. Chacun devra, sans murmurer, supporter une petite perte, une fois subie, si toutefois on peut appeler perte ce qui amène un profit considérable, une utilité plus constante, et un état plus prospère du pays.
Il est fort difficile, et peut-être impossible de relever à sa première valeur la monnaie prussienne, après une chute si profonde. Mais toute amélioration réalisée dans ce sens n’est pas de faible importance. Cependant, il semble que dans les circonstances actuelles on peut la fortifier de sorte que la livre d’argent revienne au moins à 20 marcs. Voici de quelle manière : les sous seraient frappés avec un alliage composé de trois livres de cuivre et d’une livre d’argent pur, moins une demi-once, ou autant qu’il en faudra déduire pour couvrir les frais de monnayage.
De cette masse on tirera 20 marcs, qui vaudront une livre, c’est-à-dire deux marcs d’argent. On peut frapper an même titre des scotes, on des gros et des oboles, à volonté.









Comparaison de l’argent à l’or.
Nous avons dit que l’or et l’argent étaient la base sur laquelle repose la valeur de la monnaie. Ce que nous avons avancé touchant la monnaie d’argent peut également, en grande partie, s’appliquer à la monnaie d’or. Il nous reste à exposer le mode de l’échange mutuel de l’or et de l’argent. Afin de passer du genre à l’espèce et du simple au composé, il faut d’abord connaître le rapport du prix de l’or pur à celui de l’argent pur. On sait que la même proportion subsiste entre l’or et l’argent purs, qu’entre l’or et l’argent monnayés au même titre; comme aussi que la même proportion s’applique à l’or monnayé et à l’or en lingot qu’à l’argent monnayé et à l’argent en lingot, pourvu qu’ils aient même titre d’alliage et qu’ils représentent même poids. L’or le plus pur, qui se rencontre monnayé chez nous, c’est celui des ducats hongrois. Il y entre en effet le moins d’alliage, autant peut-être qu’il en a fallu pour couvrir les frais du monnayage. Aussi s’échangent-ils, d’ordinaire, avec raison contre le même poids d’or pur, la garantie de l’empreinte remplaçant ce qui leur manque en poids. Il s’ensuit qu’une proportion pareille existe à égalité de poids entre l’argent pur et l’or pur, et entre ce même argent et les ducats hongrois. Cent dix ducats, ayant le poids légal de 72 grains, font une livre. (J’entends toujours par livre le poids de deux marcs.) Nous trouvons ainsi chez toutes les nations qu’une livre d’or pur vaut communément douze livres d’argent pur. Mais onze livres d’argent ont valu autrefois une livre d’or. C’est pourquoi on avait établi la proportion en vertu de laquelle dix ducats hongrois d’or pesaient le onzième d’une livre. Si, sous ce même poids, on rencontrait encore aujourd’hui la même valeur, on arriverait à une conformité très-avantageuse des monnaies polonaise et pruthénienne, d’après le rapport que nous avons établi. En effet, une livre d’argent donnant environ 20 marcs, deux marcs représenteraient exactement un ducat, en place de 40 gros polonais. Mais depuis qu’il a été admis que douze en argent vaut un en or, le poids diffère du prix, de sorte que dix ducats (florins d’or hongrois) rachètent une livre d’argent, plus le onzième de la livre. Si donc de la livre d’argent, plus le onzième de cette livre, on fait 20 marcs, les monnaies polonaise et prussienne seront exactement conformes, gros pour gros, et les deux marcs pruthéniens vaudront le ducat hongrois. Le prix de chaque demi-livre d’argent sera d’environ huit marcs et de dix sous.
Cependant, si l’on s’inquiète peu de la dépréciation de la monnaie et de la ruine de la patrie, si l’on trouve trop difficile d’opérer ce petit changement et cette concordance du numéraire, et si l’on préfère que 13 gros polonais continuent à valoir un marc, que 2 marcs et 16 scotes représentent un ducat hongrois, une pareille réforme s’opérera aisément par le moyen que nous avons déjà indiqué, en taillant 24 marcs d’argent à la livre.
Il en était ainsi quand 12 marcs formaient le prix de chaque demi-livre d’argent, et s’échangeaient pour pareille somme contre les ducats hongrois. Cet exemple conduit à se former des idées nettes en cette matière, car les modes de constitution de la monnaie sont infinis, et l’on ne saurait les décrire tous. Mais le consentement commun pourra, après mûre délibération, déterminer le choix qui semblera le plus avantageux à l’Etat. Quand une fois le numéraire sera réglé, sans erreur, sur le ducat hongrois, il sera facile d’estimer par comparaison les autres monnaies, selon la quantité d’or et d’argent qu’elles contiendront.
Ce que je viens de dire touchant la restauration de la monnaie, doit suffire pour faire comprendre comment la valeur du numéraire s’est dégradée, et comment on peut la lui rendre.


Epilogue sur le rétablissement de la monnaie.
Pour arriver à restaurer et à conserver une bonne monnaie, plusieurs choses sont à considérer :
1° Elle ne doit être modifiée qu’après mûre délibération des notables et en vertu de leur décision unanime.
2° Un seul lieu, si faire se peut, doit être choisi pour la fabrication de la monnaie, qui doit être frappée, non pas au nom d’une ville, mais au nom du pays, en portant pour empreinte les insignes de l’Etat. L’efficacité d’une pareille mesure rencontre une preuve décisive dans la monnaie polonaise, qui conserve ainsi son prix dans la vaste étendue du royaume.
3° Lors de l’émission d’une nouvelle monnaie, l’ancienne doit être démonétisée et supprimée.
4° Il faut garder pour règle inviolable et immuable de tailler 20 marcs seulement, et non davantage, dans une livre, en retranchant seulement la quantité nécessaire pour les frais du monnayage. De cette manière, la monnaie prussienne sera mise en rapport avec la monnaie polonaise, de manière que 20 gros prussiens, aussi bien que 20 gros polonais, constitueront le marc pruthénien.
5° On évitera une trop grande multiplication de numéraire.
6° Toutes les subdivisions de la monnaie seront émises en même temps ; c’est-à-dire on frappera simultanément des scotes, des gros, des sous et des oboles.
Quant à la proportion à conserver, elle dépendra de ceux qui frapperont monnaie; ils décideront ce qu’ils doivent frapper de gros et de sous, ou encore de deniers d’argent, qui vaudront un ferton, ou un demi-marc, ou même le marc entier, pourvu qu’ils conservent la même proportion, et qu’ils demeurent fidèles à la règle une fois établie.
Il faut aussi tenir compte des oboles, dont la valeur est maintenant si faible, que le marc entier contient à peine autant d’argent qu’un gros.
Une dernière difficulté provient des contrats passés et des obligations consenties avant et après la refonte de la monnaie. Il importe de trouver un mode transitoire qui empêche les parties contractantes d’être trop lésées. On y a pourvu anciennement dans une circonstance pareille, ainsi que le montre le document ci-joint.
 HYPERLINK "http://www.taieb.net/fiches/copernic.htm" \t "_top" http://www.taieb.net/fiches/copernic.htmSelon cette théorie, une modification de la masse monétaire se traduit à long terme par une modification dans le même sens et la même proportion du niveau général des prix. Keynes acceptait durant la première partie de sa carrière cette théorie, dont l’abandon constitue un moment important de l’élaboration de la Théorie générale. Mais il affirme néanmoins, dans ce dernier ouvrage, que la théorie quantitative de la monnaie, comme du reste la théorie classique dont elle constitue un élément majeur, est valable lorsqu’on atteint le plein emploi. Cela amène Friedman à affirmer que Keynes est fondamentalement quantitativiste (Friedman 1970, p. 8).
[…] il n’y a sans doute pas d’autre relation empirique en économique dont on a observé la réapparition aussi uniformément et dans des circonstances aussi variées que la relation entre des changements substantiels, dans une courte période, dans la quantité de monnaie et dans les prix; l’un est invariablement lié à l’autre et va dans la même direction; j’ai le sentiment que cette uniformité est du même ordre que plusieurs des uniformités qui forment la base des sciences physiques (Friedman 1956, p. 20-21).

La théorie quantitative de la monnaie : une théorie de la demande de monnaie.
La demande totale de monnaie est agrégée à partir des demandes de quantités réelles de monnaie de la part des agents, la monnaie étant l’une des formes dans lesquelles on choisit de détenir sa richesse.
La quantité réelle de monnaie est égale à sa quantité nominale pondérée par l’indice des prix.
La demande de monnaie est une fonction relativement stable de quelques variables clés. Ces variables incluent le taux d’intérêt.
L’’offre de monnaie, déterminée par les autorités monétaires, est beaucoup plus volatile que la demande, qui découle des comportements des agents.
Il s’ensuit que les changements de la valeur de la monnaie, donc du niveau général des prix, sont fondamentalement déterminés par l’offre de monnaie. Les variations de la quantité nominale de monnaie agissent à court terme sur les quantités et l’emploi, et à long terme leurs effets sont purement nominaux.
«l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire» (Friedman 1968 Dollars…, p. 105).

La vitesse de circulation de la monnaie par rapport au revenu est immanquablement et décidément plus stable que le multiplicateur d’investissement, sauf durant les premières années de la grande dépression, après 1929 […]
En d’autres mots, la version simplifiée de la théorie liant le revenu aux dépenses, à laquelle nous nous sommes délibérément restreints dans ce texte, est à peu près totalement inutile comme description de relations empiriques stables, comme on peut le juger par six décennies d’expérience aux Etats-Unis (Friedman et Meiselman 1963, 186-7).
Le programme de politique économique de Friedman est d’ailleurs en grande partie contenu dans son «A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability» (1948
L’Etat doit se limiter à assurer un encadrement stable aux opérations du marché. Cela implique qu’un objectif tel que la réalisation à tout prix du plein emploi doit être mis en question, d’autant plus que les politiques à mettre en œuvre pour le réaliser peuvent accroître l’instabilité économique.
Aux politiques keynésiennes de gestion de la conjoncture, en particulier par la fiscalité et les dépenses publiques, il faut substituer les réactions automatiques d’un cadre fiscal et monétaire stable aux variations du niveau du revenu.
Ces règles comprennent, outre la discipline monétaire, la stabilité des dépenses et des paiements de transfert des gouvernements, qui ne doivent pas être utilisés comme moyen de stabilisation de l’économie, et celle des taux d’imposition et de taxation, dont l’objectif doit être l’équilibre budgétaire. A cela, Friedman ajoute en 1960 sa fameuse règle monétaire qui est devenue, pour beaucoup, le symbole du monétarisme: pour assurer la stabilité des prix, le seul moyen est de soustraire les variations de la masse monétaire à la décision arbitraire des autorités politiques. Le taux de croissance de la masse monétaire doit être stabilisé en fonction du taux de croissance à long terme du produit national brut. Friedman propose même que cette règle soit inscrite dans la constitution, de manière à la soustraire à l’arbitraire des décisions politiques.


L’hypothèse du taux naturel de chômage

Le taux vers lequel tend une économie dans un état d’équilibre.
Il dépend des caractéristiques structurelles de l’économie et des préférences des agents qui la composent, bref de ce qu’on appelle des forces réelles en jeu. Les imperfections du marché, les arrangements institutionnels tels que les régimes d’assurance-chômage, la nature du marché du travail, les caractéristiques des syndicats, comptent parmi les réalités qui déterminent le niveau de ce taux naturel.
L’existence d’un taux naturel de chômage a des conséquences importantes. Elle implique en effet que les politiques, tant fiscales que monétaires, pour réduire le taux de chômage au-dessous du taux naturel sont à long terme inefficaces; elles engendrent une inflation qui ne cessera de s’accélérer.
Réhabilitation de la théorie quantitative de la monnaie et mise en avant du taux de chômage naturel vont donc justifier théoriquement les politiques monétaristes.




CAPITALISME ET LIBERTÉ
Cet entretien a été conduit par Robert Lozada en 1997 pour Politique Internationale
En janvier 1971, Raymond Aron publiait un article intitulé : « A la recherche d’un nouveau Keynes. » Près d’un quart de siècle plus tard en décembre 1993. The Economist signalait, comme en écho lointain à l’appel du professeur français, que le « nouveau Keynes » existait depuis longtemps et qu’il avait pour nom Milton Friedman. Le célèbre hebdomadaire britannique allait même plus loin en qualifiant ce dernier de « plus grand économiste du XXe siècle ».
Une telle appréciation ne marquera pas de susciter en France ce que l’on appellera pudiquement des remous, y compris parmi les membres français de la société du Mont Pèlerin (l’association internationale des économistes libéraux) qui se sont toujours sentis plus proches du « philosophe » Friedrich Friedman. Quoi qu’il en soit, nul ne peut contester l’énorme influence qu’a exercée, outre-Atlantique, le fondateur de l’École de Chicago d’ »assassin de civilisation », Michel Rocard reconnaissait, à sa manière, l’importance du message friedmanien.
Il y a vingt ans déjà, Milton Friedman a pris sa retraite et abandonné sa chaire d’économie à l’Université de Chicago. Mais la vigueur de sa pensée, sa curiosité intellectuelle sont demeurées intactes, comme en témoigne son engagement dans tous les débats actuels de politique économique. Le maître de Chicago est devenu le gourou de l’Institution Hoover - une sorte de vivier du reaganisme aux États-Unis -, situé sur le campus de l’Université de Stanford (Californie). Son âge avancé - il fêtera son quatre-vingt cinquième anniversaire le 31 juillet prochain - ne l’empêche pas de continuer à voyager à travers le monde, en compagnie de son épouse Rose. Au mois de janvier dernier, il était en visite à Hong Kong ( son «  enfant chéri » en matière de politique économique). Au printemps, il s’est rendu en Europe afin d’y célébrer le cinquantième anniversaire de la société du Mont Pèlerin, à l’endroit même où elle vit le jour, près de Montreux, en Suisse. Créée à l’initiative de Friedrich Hayek, elle comptait, parmi ses cofondateurs, l’économiste français Jacques Rueff.
En attendant la sortie de mémoires auxquels, avec l’aide de son épouse, il met la dernière main, la prix Nobel d’économie a accordé un long entretien à Politique Internationale - entretien réalisé, pour l’essentiel, dans sa propriété se la côte Pacifique mais aussi au « collège » de Claremont (près de Los Angeles), à l’occasion d’un séminaire consacré à la monnaie unique européen. R.L.
Robert Lozada - Vous avez fêté en Avril dernier, en Suisse, le cinquantième anniversaire de la société du Mont Pèlerin. Elle avait été fondée, à l’époque, pour défendre une économie de marché supplantée, dans les esprits plus encore que dans les faits, par le keynésianisme, le christianisme social et le marxisme. Cette société de pensée a-t-elle atteint son but ?
Milton Friedman - Mon appréciation diffère du tout au tout suivant que l’on se place sur le plan des idées ou sur celui des faits. Nul doute que le climat intellectuel dans le monde est beaucoup plus favorable, en 1997, aux idées défendues par les membres de la Société du Mont Pèlerin qu’il ne l’était en 1947. Mais si l’on s’attache aux faits, aux pratiques en vigueur, c’est l’inverse qui me paraît vrai : les interventions de l’État en pourcentage du PIB - hors dépenses militaires - sont supérieures à ce qu’elles étaient il y a cinquante ans.
Dans Capitalisme et liberté, en 1962, j’avais dressé une liste de quatorze types d’interventions étatiques, aux États-Unis, parfaitement contraires aux principes de base d’une économie libérale : prix de soutien pour l’agriculture, contingentement des importations de sucre ou de pétrole, contrôle des loyers à New York, salaire minimum, contrôle de la radio et de la télévision restrictions à l’entrée de certaines professions, parcs nationaux, conscription, service de la poste routes à péages, etc. Depuis, une seule de ces activités a été supprimée : la conscription. Quelques progrès, modestes, ont été enregistrés dans d’autres domaines, comme la déréglementation aérienne ou la levée de l’interdiction de rémunérer les dépôts bancaires. Mais, dans l’ensemble, la situation s’est plutôt aggravée; la plupart des autres interventions étatiques ont été développées et la liste s’est significativement allongée.
R.L.- Ne faites-vous pas bon marché des contrôles en tout genre - sur les prix, le crédit, les charges, etc. - qui existaient encore en 1947 ?
M.F. - Ils représentaient des séquelles de la guerre et, en tant que tels ils étaient appelés à disparaître. Le fait est que le pourcentage actuel des dépenses publiques dans le produit national est plus important qu’il y a un demi-siècle. C’est vrai de la plupart des pays occidentaux et, en tout cas, des États-Unis.
R.L. - Je me souviens, en effet, d’un article de Raymond Aron qui, en 1953, déplorait le poids des dépenses publiques en France. Elles devaient représenter, alors, moins de 40 % du produit national contre environ 57 % aujourd’hui. En tirez-vous des conclusions pessimistes pour l’avenir ?
M.F. - Non, parce que l’évolution des idées finira par se refléter dans la pratique. Mais les délais sont très longs. Probablement de l’ordre de vingt à trente ans. C’est à la fin des années 70, sous l’influence des ravages causés par l’inflation durant la décennie qui avait précédé, que le climat intellectuel s’est modifié au détriment des tenants de l’étatisme économique. Sans doute faut-il s’attendre à un décalage dans le temps du même ordre pour que ce renouveau libéral se traduise dans les faits. Les signes de désaffection à l’égard de l’État-providence sont déjà visibles un peu partout dans le monde. A long, je demeure donc optimiste quant à l’avenir de nos sociétés libérales.
Il n’y a plus un seul pays au monde pour croire sérieusement que la voie de la prospérité économique passe par la planification. Partout, la privatisation et la réduction du rôle de l’État sont sinon entrées dans les mœurs, du moins à l’ordre du jour. Cette tendance générale ne nous prémunit pas contre des difficultés passagères - récessions ou surchauffes inflationnistes - mais, sur la durée, la limitation des dépenses publiques, les réductions d’impôts et la déréglementation sont autant de facteurs éminemment favorables à la poursuite de la croissance économique.
R.L. - Pour ce qui est du dernier facteur que vous avez cité - la déréglementation - le tendance ne paraît pas si affirmée...
M.L. - Je pense que votre vision des choses est marquée par la situation de votre pays, la France - un champion toutes catégories en matière de réglementation !
R.L. - Même aux États-Unis, il se passe guère de jour sans que la nécessité de réglementer telle ou telle activité ne soit évoquée, en général par souci de protéger l’environnement...
M.L. - Vous avez raison, les discussions à ce sujet sont incessantes mais, heureusement, la production législative, elle, ne suit pas. La relative paralysie qui résulte de la neutralisation du président démocrate par un Congrès républicain est, de ce point de vue, une bonne chose. La plupart des décisions sur lesquelles le Congrès et le président parviendront à se mettre d’accord, dans les mois à venir, seront sans doutes mauvaises : interventionnisme en politique étrangère et mesures de détail dans le domaine intérieur. Le président Clinton ne cesse de proclamer que l’ère de « l’État envahissant » est révolue. Ce qui signifie simplement, dans sa bouche, que les grands projets ne sont plus d’actualité. Moyennant quoi, il multiplie les propositions à caractère plus limité qui, ajoutées les unes au autres, finissent par reconstituer cet État envahissant dont il prétendait nous débarrasser.
R.L. - Le président américain ne doit-il pas tenir compte de la sympathie que l’opinion publique continue d’éprouver pour une certaine dose d’intervention publique dans l’économie ?
M.L. - Je ne crois pas que cette analyse reflète la réalité américaine. Il faut se garder de trop appréhender l’opinion de mon pays à travers le prisme de Washington.
R.L. - La résurrection politique de Bill Clinton ne date-t-elle pas du moment où, à la fin de 1995, les Républicains se sont attachés à mettre en œuvre au Congrès, malgré l’opposition présidentielle, le programme de réduction de l’Etat-providence qui leur avait assuré une victoire spectaculaire lors des élections de novembre 1994 ?
M.L. - Ce n’est pas mon avis. Pour moi, cette résurrection, qui remonte effectivement au moment où vous la situez, s’explique avant tout, par les erreurs tactiques que les Républicains ont commises dans la mise en œuvre de leur programme, bien plus que par le contenu de celui-ci. L’opinion les a rendus responsables de l’interruption - largement médiatisés - de certains secteurs publics, faute d’allocations budgétaires, au cours de l’hiver 1995-96. Ce que la presse avait appelé, avec son exagération coutumière, «  la fermeture du gouvernement ».
R.L. - Admettez qu’il était tentant, pour Bill Clinton, de chercher à effrayer l’opinion en lui faisant craindre que les projets républicains n’aboutissent à l’amputation des avantages acquis en matière de retraite et de santé !
M.L. - Certes, il ne s’est pas privé de jouer sur ces peurs. Mais il ne faut pas oublier que le candidat Républicain, Bob Dole, a mené une campagne particulièrement déficiente. Il n’aurait jamais dû recevoir l’investiture du parti. C’est un politicien classique et terne, sans principe affirmé.
R.L. - Y avait-il un autre choix ? Les candidatures d’hommes politiques défendant les thèses libérales, comme celle du sénateur Phil Gramm, se sont rapidement effondrées...
M.F. - Phil Gramm a échoué dans la primaire du petit État de Louisiane qui lui a préféré le journaliste Pat Buchanan - une sorte de Le Pen américain - et son programme protectionniste. Mais il est vrai que la cause libérale a souffert, avant tout, de l’absence d’un candidat charismatique comme Ronald Reagan. Elle a également pâti de cette idée absurde qui voulait que l’investiture revienne de droit à Bob Dole en Raison de ses états de service au Congrès pendant les trente années passées. Je n’ai jamais vu une campagne présidentielle conduite de manière aussi inepte. Même celle de George Bush, en 1992, n’avait pas atteint ce degré d’incompétence !
R.L.- Malgré tout, les Républicains ont conservé la majorité au Congrès. Est-ce à dire que le corps électoral a choisi, une fois de plus, un modus vivendi aux contours indécis ?
M.F. - Je ne dirai pas cela. Le glissement à droite du corps électoral, depuis quelque vingt ans, me paraît incontestable; il ne demandait qu’à être confirmé en 1996.
R.L.- Glissement vers le centre droit plutôt que franchement à droite, ne croyez-vous pas ?
M.F. - En tout cas, nettement à droite par rapport à l’ancien point d’équilibre. Bill Clinton a été réélu parce qu’il a fait sien le langage des Républicains. Il faut bien reconnaître, par-dessus me marché, son extrême efficacité en campagne électorale. C’est un démagogue de grand talent.
R.L.- Ce « démagogue », comme vous l’appelez, a néanmoins pris, à quelques semaines de l’élection de 1996, une décision à laquelle aucun de ses émules français n’aurait osé songer : réduire les dépenses d’aide sociale du gouvernement fédéral.
M.F. - Sur ce point, en en effet, Bill Clinton a non seulement parlé mais agi comme un Républicain. Il l’a fait parce qu’il a jugé politiquement opportun de le faire. Preuve, s’il en est, de ce glissement à droite que j’évoquais il y a un instant. Cependant, cette mesure, permettez-moi de le souligner, n’entraînera pas nécessairement une diminution réelle de l’aide dite « sociale » aux États-Unis. La responsabilité en est simplement transféré du gouvernement fédéral aux États fédérés. Tout dépendra de la politique qui sera conduite par ces derniers.
R.L.- En France, pratiquement tous les commentateurs « autorisés » tiennent pour une évidence l’absence de protection sociale sérieuse aux États-Unis. A les écouter, le pays du « capitalisme sauvage » est un exemple qui peu fasciner, certes, mais que l’on doit se garder d’imiter...
M.F.- Peut-être faut-il justement chercher dans ce genre de préjugé l’origine intellectuelle de votre accablant niveau de chômage. Aucune des composantes classiques de l’État-providence n’est inconnue aux États-Unis : logements publics, aide médicale, bons d’alimentation, allocations monoparentales, salaire minimum, sécurité sociale, bourse d’études, etc. La plupart de ces mesures datent de l’époque Roosevelt mais elles ont été renforcées au fil des années, en particulier au début de la présidence de Lyndon Johnson, en 1965. Comment peut-on, au demeurant, déplorer la remise en question de l’aide sociale hérité du New Deal et , dans le même temps, faire comme si cette aide sociale n’avait jamais existé ? il est vrai que l’État-providence, de ce côté-ci de l’Atlantique, n’a jamais atteint le poids écrasant qui est le sien en Europe.
R.L.- En somme, même aux États-Unis, on est loin de cette « révolution conservatrice » dont on ne cesse d’annoncer l’avènement depuis 1980...
M.F.- Il n’y a malheureusement aucun doute à ce sujet. Glissement à droite : oui. Révolution conservatrice : certainement pas. C’est d’ailleurs une révolution libérale, et non pas conservatrice que j’appelle de mes vœux - tout en étant le premier à soutenir le chemin qui nous reste à parcourir. Commençons par nous affranchir d’une illusion : il ne suffit pas d’élire des hommes politiques favorables à nos idées pour changer profondément le cours des choses. Durant les années Reagan, nous avions, à la Maison Blanche, le premier président élu non pas parce qu’il disait ce que les électeurs souhaitaient entendre mais, au contraire, parce que ces mêmes électeurs avaient fini par souhaiter entendre ce qu’il disait. Eh bien, Reagan n’a rien pu faire de plus que d’empêcher l’étatisme de se développer davantage - un coup d’arrêt et non l’amorce d’un reflux.
C’est la structure du pouvoir qui est en cause, bien plus que les hommes en poste. L’administration américaine est devenue une sorte de monstre bureaucratique qui s’entretient lui-même. Il n’y a pas que les fonctionnaires qui sont concernés : la très grande majorité des sortants, au Congrès, est réélue élection après élection, en dépit de la fréquence de celles-ci. Il en résulte une titularisation de fait de la carrière politique. Voilà pourquoi je suis un chaud partisan d’une idée qui fait son chemin dans les esprits : la limitation du nombre de réélections possibles pour les hommes politiques. Je ne vois pas d’autre solution si l’on veut mettre fin à la dérive actuelle qui nous a fait passer de l’idéal du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple - suivant la définition de Lincoln - au gouvernement des bureaucrates, pour les bureaucrates et sur le dos du peuple.
R.L.- Mais la situation économique de votre pays est satisfaisante. Peut-être, après tout, n’a-t-il pas besoin de révolution - libérale ou pas...
M.F.- Non ! Non ! Vous vous trompez ! La situation économique est bonne dans la mesure où le pays n’a pas connu de récession depuis 1991 et où l’inflation est maîtrisée. Mais le taux de croissance, qui oscille entre 2 et 2.5 % par an, est médiocre. L’économie n’a subi aucun choc ces dernières années - du type crise pétrolière ou autre - et cette bonne fortune ne continuera pas indéfiniment. La vérité est que, de puis 1965 environ, la croissance à long terme de l’économie américaine s’est nettement ralentie. Pendant un siècle, de 1865 à 1965, le taux de croissance moyen, en excluant la dépression des années 30, a été de 4 % par an; depuis 1965, il est retombé à moins de 2,5 %. Cet affaiblissement me paraît trouver précisément son origine dans la montée de l’étatisme , qui a caractérisé la politique économique américaine à partir de cette époque et jusqu’à l’arrivée de Reagan au pouvoir en 1981. Le développement tous azimuts de la réglementation, si étouffant pour le dynamisme économique, a été particulièrement notable sous l’Administration, pourtant républicaine, de Richard Nixon. De cette période date la création, en autres, de la Commission de sécurité des produits de consommation, de l’Agence pour la protection de l’environnement, de l’Administration nationale de la sécurité routière et de l’Office fédéral pour la sécurité et la santé qui a donné naissance à la fameuse plaisanterie : combien faut-il à d’Américains pour changer une ampoule ? Réponse : cinq. Un pour changer l’ampoule, et quatre pour remplir les rapports sur la pollution et les formulaires de l’Office de sécurité! Ce n’est pas tant l’instauration du contrôle mais bien cette prolifération réglementaire qui m’amène aujourd’hui à considérer que la présidence Nixon a été néfaste pour l’Économie américaine.
R.L.- Si ma mémoire est bonne, il me semble que la croissance, sous Eisenhower (1953-1961), n’excédait pas non plus 2,5 % par an...
M.F.- Je crois, quant à moi, qu’elle était plus forte. Il faudrait vérifier les statistiques. Mais l’essentiel n’est pas là. Étant donné les conditions actuelles - une révolution technologique doublées de la révolution politique que fut la chute de l’empire soviétique -, nous devrions atteindre 5 à 6 % par an et non pas 2,5 %. Pour ma part, j’attribue ce déficit de croissance aux méfaits de l’étatisme économique. C’est le prix à payer, malheureusement invisible, pour n’avoir pas accompli cette révolution libérale que nous évoquions à l’instant. Bien entendu, comparée à l’Europe notre situation est enviable. Mais jugée à l’aune de nos possibilité, elle n’est pas satisfaisante.
R.L.- Nombre d’économistes s’inquiètent d’une inégalité croissante des salaire aux États-Unis. Qu’en pensez-vous ?
M.F.- Cette « inégalité » reflète, en partie, une distorsion statistique. Si l’on mesure les écarts de salaires par famille, et non par tête, la dispersion apparaît beaucoup moins forte. Des phénomènes tels que l’augmentation du nombre des travailleurs à temps partiel ou des femmes, dans le total de la main-d’œuvre disponible, doivent être pris en compte.
Il n’en demeure pas moins que l’écart des revenus, entre les salariés qualifiés et ceux qui ne le sont pas, tend indéniablement à augmenter. On s’achemine vers une société à deux vitesses, avec une majorité de personnes vivant correctement qui côtoie et soutient une minorité d’exclus. Un tel clivage serait socialement, plus encore qu’économiquement, malsain. Mon opinion est que, cette faille sociale s’est creusée ces dernières années non pas, comme le soutiennent les protectionnistes, en raison de la concurrence accrue que les pays sous -développés font peser sur les pays industrialisés, mais à cause de la défaillance de notre système d’éducation - aussi bien au niveau primaire qu’au niveau secondaire. Dans le passé, 20 à 30 % de la population recevaient une solide formation et les besoins d’une économie dominée par l’activité agricole - ou même l’industrie lourde - étaient satisfaits. Aujourd’hui, notre société de haute technologie requiert un pourcentage beaucoup plus important d’individus très qualifiés. Or notre système d’éducation, au lieu de s’améliorer, s’est détérioré pour deux raisons : la tendance à substituer la centralisation à la responsabilité locale et la politique d’obstruction menée par les syndicats d’enseignants.
R.L.- Votre proposition d’introduire la concurrence et de promouvoir des écoles privées ouvertes à tous, grâce au système des « bon d’éducation » accordés aux familles par le gouvernement, n’a-t-elle pas été rejetée lors des référendums organisés dans différents États de l’Union ?
M.F.- Ces échecs n’empêchent pas des expériences prometteuses dans certaines villes des États-Unis. Les syndicats de l’enseignement public arrivent encore à effrayer les citoyens en leur faisant croire que l’introduction des bons d’éducation serait synonyme de régression sociale. Ils réussissent ainsi à préserver leurs intérêts catégoriels. Mais ils ne peuvent pas contraindre les parents d’élèves à fermer les yeux sur la faillite du système actuel. D’où les fissures qui apparaissent, çà et là, dans le mur du statu quo .
R.L.- Ceux qui dénoncent l’absence de protection sociale aux États-Unis affirment que 40 millions d’Américains ne bénéficient pas d’assurance médicale. Je suppose que cette vison des choses n’est pas la vôtre...
M.F.- Il s’agit là d’une statistique spectaculaire qui égare plus qu’elle n’éclaire. Elle regroupe trois catégories d’individus qui correspondent à des situations très différentes : d’abord, des personne temporairement sans emploi *; ensuite des jeunes qui n’éprouvent pas le besoin de se donner une couverture; et, enfin, une population d’indigents qui bénéficient d’un programme spécifique appelé Medicaid. Pas plus que sur le Vieux Continent, personne n’est laissé sans soin aux États-Unis. Les Canadiens, qui bénéficient d’un système de santé à l’européenne, viennent se faire soigner en masse chez nous parce qu’ils en ont assez d’attendre six mois avant d’obtenir les soins nécessaires. Des femmes de Caraïbes et d’Amérique centrale se rendent à Miami en cas d’accouchement difficile; certaines repartent, d’ailleurs, en laissant une facture impayée derrière elles.
Cela dit, il existe bel et bien un problème de la santé aux États-Unis. Mais il est exactement l’inverse que celui que les Européens bien attentionnés se plaisent à dénoncer : le système de santé américain souffre d’une socialisation avancée. Comme pour l’éducation, il ne retrouvera son efficacité et, plus encore, son humanité que par la privatisation.
Durant les trente premières années de ma vie et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la relation avec le médecin était fondée sur la personnalisation du rapport entre la praticien et son patient. Chacun d’entre nous était responsable de sa propre couverture médicale, soit en payant de sa poche, soit en s’assurant. La flexibilité des honoraires en fonctions des moyens, plus que l’éthique professionnelle, permettaient de ne pas laisser les pauvres sans soins. Lorsque l’on arrivait à l’hôpital, la première question posée était « qu’est-ce qui ne va pas ? », et non « quelle est votre assurance? ».
• Une loi, cosignée par le sénateur démocrate Ted Kennedy et le sénateur républicain Nancy Kassenbaum, s’est attaquée à ce problème en 1996
R.L.- Si tout fonctionnait aussi parfaitement, pourquoi en est-on venu au système actuel ?
M.F.- Tout simplement parce qu’il y avait, dans l’opinion, un courant de fond en faveur des solutions socialistes. Mais c’est aussi une conséquence paradoxale du contrôle des prix et des salaires instauré pendant la Seconde Guerre mondiale. Les patrons souhaitaient embaucher du personnel supplémentaires mais ils n’avaient pas le droit d’augmenter les salaires. Pour Contourner l’obstacle, ils ont offerts des avantages divers telle l’assurance -maladie que fut particulièrement appréciée. Au bout de quelques années, le fisc, voulu, en bonne logique intégrer les primes d’assurance -maladie dans la salaire imposable, se qui ne manqua pas de déclencher une tempête de protestations sur le thème : » on ne porte pas atteinte à un avantage acquis ». Du coup, l’assurance-maladie accordée par les entreprises à leurs employés a continué d’être exonérée d’impôts, alors même qu’une assurance souscrite par un particulier ne bénéficie pas, elle, d’une telle exemption. A présent, presque tous les employés des grandes et moyennes entreprises, aux États-Unis, disposent d’une assurance médicale payée par l’employeur. Fondé sur le paiement des soins médicaux par une tierce personne, ce système contribue à la hausse constante et rapide des dépenses médicales.
Un second changement majeur dans la couverture financière des soins médicaux c’est produit, en 1965, avec l’introduction de Medicare (assurance-maladie pour les personnes âgées de plus de 65 ans) et Medicaid (aide médicale aux pauvres). Ces programmes ont augmenté significativement la fraction de la population pour lesquelles les soins médicaux sont sinon totalement gratuits (car il faut tenir compte des franchises et des tickets modérateurs), du moins couverts, pour l’essentiel, par le système du tiers-payant. L’incitation à fournir des soins médicaux au meilleur coût s’est affaiblie d’autant. Et c’est l’impressionnante augmentation des dépenses de santé qui a conduit à la mise en place des mesures de contrôle, sur les patients comme sur les fournisseurs de soins médicaux. Ainsi, le vain espoir de maîtrise des coûts n’a fait qu’aggraver la dépersonnalisation du rapport entre médecins et malades.
R.L.- Bien que le système français soit plus fortement étatisé que le vôtre, on retrouve dans vos propos l’écho des débats qui ont cours chez nous. Je ne vous étonnerai pas en vous objectant que votre projet de privatisation totale des soins est le type même du repoussoir pour les tenants du système en vigueur - un épouvantail dont l’efficacité est plus grande encore en France qu’aux États-Unis...
M.F.- Vous ne me surprenez pas, en effet, car, au degré près, la réactions d’écorchés vifs des intérêts catégoriels menacés par un tel projet est exactement la même des ceux cotés de l’Atlantique. Néanmoins, je crois que la situation soit sans issue. La solution que je préconise, pour les États-Unis, est d’inciter les employés à s’assurer eux-mêmes contre la maladie en réintégrant dans leur rémunération la cotisation prélevée ou payée jusqu’à présent par l’employeur pour financer l’assurance médicale. Parallèlement à cette réforme, il faut donner aux gens la possibilité d’ouvrir des comptes d’épargne pour frais médicaux - comptes qui seraient exonérés d’impôts à l’instar des compte d’épargne pour la retraite.
L’industrie des oins dirigés a parfaitement senti le danger et compris que ces comptes d’épargne, en offrant une option plus séduisante que le système bureaucratique actuel, pourraient menacer le contrôle qu’elle exerce sur la médecine aux États-Unis. Rien d’étonnant pour ce qu’elle s’oppose vigoureusement au projet. Tout partisan authentique de la libre concurrence reconnaîtra cette opposition pour ce qu’elle est : un intérêt catégoriel qui utilise l’État pour freiner le recours à la concurrence, au lieu de le promouvoir dans un secteur où son absence se fait sentir de plus en plus cruellement.
R.L.- En dépit de ces zones d’ombres, l’expansion américaine depuis 1993 fait l’envie des Européens. Ce constat nous conduit à aborder un domaine qui rebute les profanes mais dans lequel votre contribution aura été centrale : la politique monétaire. Notons que le président en exercice de la Fed, Alan Greenspan, est le premier, à ce poste, dont l’action trouve grâce à vos yeux sur la durée. Votre bienveillance à son égard rejoint, phénomène plus inattendu encore, celles d’autres écoles d’économistes - keynésiens, partisans de l’étalon-or - ou des analystes de Wall Street et de la presse qui, tous s’accordent à chanter les louanges du « chairman ». Par quel miracle, selon, vous, Alan Greenspan est-il parvenu à ce résultat auquel Bill Clinton doit pour une large part, sa réélection ?
M.F.- IL est toujours plus facile de voir approuver son action dans la réussite que dans l’échec. Comme tout le monde, les économistes ont tendance à juger les hommes sur leurs résultats plus encore que sur la rectitude de leurs principes. Pour ma part, je ne peux que répéter le message qui a été le mien, pratiquement depuis le début de ma carrière : la Fed - contrairement à une opinion qui demeure très répandue - n’est en mesure de contrôler durablement ne les taux d’intérêts, ni le taux chômage ni le taux de croissance. Sa seule vraie mission est de garantir la stabilité des prix, c’est à dire d’empêcher aussi bien l’inflation, telle que nous l’avons connu au début de 1965 à 1981, que la dépression qui a sévi au début des années trente et dont le terrible souvenir reste profondément ancré dans la mémoire du monde. Pour atteindre cet objectif, la Fed doit assurer une croissance modérée et régulière - les deux éléments sont essentiels - de la masse monétaire, seule variable sur laquelle elle peut exercer un contrôle suffisant. Or, si l’on trace une courbe représentant l’évolution de ladite masse monétaire trimestre par trimestre depuis 1945, on constate que le taux de croissance de celle-ci durant les années Greenspan ( de 1987 à ce jour) a été, dans l’ensemble, plus bas que sous ses prédécesseurs et, surtout, qu’il a connu des fluctuations moins prononcées.
R.L.- Et pourtant, personne, pas avantage Alan Greenspan qu’un autre ne fait plus référence à cette évolution de la masse monétaire que vous tient tant à cœur! A chaque réunion du Federal Open Market Committee (le Comité de la politique monétaire de la banque central américaine), à chaque intervention de M. Greenspan devant telle ou telle commission du Congrès, le monde des experts financiers retient son souffle, comme une grande famille à la veille d’un accouchement : va-t-on, oui ou non, annoncer une modification du fameux federal fund rate* ? Depuis plus d’un quart de siècle, vous condamnez cette approche, trompeuse à vos yeux, de la politique monétaire américaine. Il semble que vous n’ayez guère été entendu...
• Taux d’intérêt sur les prêts interbancaires au jour le jour
M.F.- Une des obligations du président de Federal Reserve Board est, semble-t-il, de s’exprimer de façon à être compris de personne. Savoir pratiquer le flou artistique est la première des vertus requises pour faire un bon patron de la Fed. Rappelez-vous la plaisanterie du prédécesseur d’Alan Greenspan, Paul Volcker, qui, un jour où il avait été peut-être un peu trop explicite qu’à son habitude avait lancé : «  Aurais-je été trop clair ? Alors, j’ai dû me tromper dans mes explications. »
Vous avez raison de souligner, cependant que le Federal fund rate et ses variations d’un quart ou d’un demi-point monopolisent l’attention des marchés; mais cela ne change rien au fait que ces variations ne sont, au fond, qu’un instrument grâce auquel la banque centrale modifie la quantité de monnaie en circulation et, pour moi c’est cette dernière variable qui est décisive.
Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé depuis le début de 1997. Dans la deuxième moitié de l’année 1996, la croissance de la masse monétaire avait montré des signes d’emballement; il fallait donc procéder à une certaine décélération. Le 15 mars 1997, après avoir pris soin d’alerter les marchés - pour leur permettre d’anticiper sa décision, le Comité monétaire de la Fed a annoncé le relèvement d’un quart de point du federal fund rate. Le message adressé aux marchés était clair : la Fed ne laisserait pas se développer des tensions inflationnistes. Mais Comment a-t-elle fait pour obtenir un relèvement du taux d’intérêt ? Elle a injecté moins de monnaie dans l’économie, voilà tout. La remontée du taux n’a été que la conséquence, exagérément médiatisée, de ce ralentissement de la croissance de la masse monétaire. Il est vrai que la quasi-totalité des consommateurs, quel que soit leur degré de compétence, continue de se référer au taux d’intérêt, et non pas à la quantité de monnaie mise en circulation, lorsqu’ils évoquent l’influence de la banque centrale sur les affaires. Mais je ne crois pas qu’Alan Greenspan lui-même commette cette erreur.
R.L.- Vous conviendrez, au moins, qu’il ne se borne pas à l’observation de la masse monétaire lorsqu’il fait des prévisions sur l’évolution de l’économie! Il est frappant de constater, notamment, l’importance accordée au cours du dollar dans les délibérations de la Fed, alors qu’in a souvent tendance à penser, en France, que les dirigeants américains sont plutôt indifférents à la valeur externe de leur monnaie...
M.F.- Je conçois fort bien que le change soit un indicateur intéressant pour la Fed. Si le marché s’attend à une recrudescence de l’inflation, le dollar sera faible. En revanche, un dollar fort traduit la confiance des opérateurs internationaux dans la politique monétaire américaine. Avec la décision, prise récemment par le Trésor et fermement soutenue par la Fed d’émettre des obligations indexés, Alan Greenspan dispose d’un indicateur supplémentaire pour décrypter les anticipations du marché concernant les perspectives inflationnistes.
R.L.- Non content d’appeler les autorités à se concentrer avant tout sur la masse monétaire plutôt que sur les taux d’intérêt, vous leur refusez la possibilité de pratiquer le pilotage à vue - cher au Keynésiens - qui consiste à faire varier la masse monétaire, sur le court terme, pour contrebalancer les fluctuations de l’économie. Là encore, sur cet aspect complémentaire de votre message, il n’est pas évident que vous emportiez l’adhésion d’Alan Greenspan et de l’institution qu’il dirige...
M.F.- L’inefficacité du pilotage à vue constitue, en effet, un chapitre essentiel de mon enseignement en matière monétaire. Je ne considère pas la croissance modérée et régulière de la masse monétaire comme une panacée. Elle n’empêche pas une certaine dose de fluctuations économiques et ne nous met pas à l’abri d’éventuels chocs extérieurs. Mais elle permet d’éviter l’apparition des grands déséquilibres cumulatifs. Les partisans du pilotage à vue aimeraient faire davantage et contrecarrer pratiquement tous les mouvements de la conjecture en appliquant une politique monétaire anti-cyclique. Malheureusement, nos connaissances des mécanismes économiques n’autorisent pas une telle précision dans l’action. Les délais de réactions de l’économie à une variation donnée de la masse monétaire sont longs et variables. Ici encore, les deux adjectifs sont essentiels. Du fait, justement, de ces délais « longs et variables », une décision affectant la masse monétaire qui serait prise aujourd’hui risquerait d’avoir, sur la conjoncture des mois à venir, des conséquences contraires à celles que l’on souhaitait. Et cela, pour la bonne et simple raison que la conjoncture aura changé entre-temps. Rien, dans la démarche du patron de la Fed, ne laisse penser qu’il ne partage pas cette analyse.
Le lien entre l’offre de la monnaie et l’évolution de l’économie à court terme a toujours été assez incertain à mes yeux. Depuis 1982, deux phénomène successifs l’on rendu encore plus aléatoire. D’abord, je dois reconnaître que, dans la phase de transition (1982 à 1985) qui a marqué le passage d’une situation structurellement inflationnistes à une situation déflationniste, mes amis monétaristes et moi-même avons beaucoup sous-estimé l’accroissement de la demande de la monnaie - c’est à dire le ralentissement de la vitesse de circulation de la monnaie - que provoquerait ce changement brutal de conjoncture. Nous avons cru, alors, à une recrudescence de l’inflation à partir de 1984. Mais celle-ci ne s’est pas produite, du moins pas dans les proportions que nous avions envisagées. Cette erreur d’appréciation a été largement exploitée par ceux qui prétendaient enterrer le monétarisme.
Un second facteur a contribué, incontestablement, à distendre le lien entre masse monétaire et évolution de l’économie : ce sont les innovations financières qui, en particulier entre 1990 et 1995, ont substitué aux simples dépôts bancaires des instruments d’épargne inédits - tels les SICAV et autres FCP. La encore, c’est un changement dans la vitesse de circulations de la monnaie qui est en cause. Mais, si l’on en croit Alan Greenspan, depuis 1995 une relation plus étroite s’est rétablie entre la masse monétaire et l’économie.
R.L.- En concluez-vous que le message monétariste - par lequel vous allez sans douter à la postérité - a été pour l’essentiel et en dépit des apparences, largement entendu ?
M.F.- Je crois que la réaction toute monétariste de la banque centrale américaine et de son patron, Alan Greenspan - à l’époque, nouvellement désigné -, mais aussi, d’une façon générale, celle de tous les commentateurs au lendemain de la crise boursière d’octobre 1987 (plus de 500 points de baisse, soit 22 % en une séance), est la meilleure réponse que l’on puisse apporter à votre question. A l’époque, tout le monde avait repensé à la crise monétaire qui avait dévasté le système financier américain entre 1929 et 1932. Pour éviter la répétition de ce scénario catastrophe et ne pas laisser se contracter dangereusement la masse monétaire, comme au début des années trente, il fallait, de l’avis général, que la banque centrale fournisse le marché en liquidités. Alan Greenspan, s’est empressé de rassurer les marchés sur les intentions de la Fed et la crise s’est dénouée aussi rapidement qu’elle était survenue. C’est parce que je m’attendais à une réaction de ce type de la part des autorités monétaires que je n’ai pas pris trop au sérieux l’impressionnant effondrement boursier du 19 octobre 1987.
Cependant, dès qu’un calme relatif revient sur les marchés et que la routine s’installe, le monétarisme est oublié et l’observation angoissée du federal fund rate reprend tous ses droits. C’est un général français, me semble-t-il, dans l’entre-deux-guerres s’était exclamé «  Aussitôt la paix rétablie, la cavalerie retrouve tout son prestige! »
R.L.- Permettez-moi une indiscrétion, pour clore ce chapitre : auriez-vous aimé être le président de la banque centrale des États-Unis ?
M.F.- Non. Mais je dois confesser que c’est la seule fonction gouvernementale qu’il m’aurait été difficile de refuser si d’aventure elle m’avait été proposée. Heureusement, on ne m’a pas sollicité pour ce poste!
R.L.- N’est-il pas normal, au fond, que la société répugne à offrir à un révolutionnaire le soin de diriger une institution dont il ne cesse de préconiser la disparition?
M.F.- Votre remarque est la sagesses même!
R.L.- Abordons maintenant, si vous le voulez bien, un sujet sur lequel votre discours n’est pas moins iconoclastes : l’Europe. Bien que le projet de monnaie unique paraisse avoir atteint un point de non-retour, votre scepticisme à son égard reste entier, n’est-ce pas ?
M.F.- Je persiste à croire que l’Allemagne et la France commettent une grave erreur dans cette affaire. A tel point que je ne suis toujours pas convaincu que ce projet verra effectivement le jour, même sous la forme limitée d’un noyau dur comprenant l’Allemagne, la France et les pays dont les monnaies sont, depuis longtemps, liées au deutschemark (Bénélux, Autriche et Danemark). Le projet en question repose entièrement sur la détermination du chancelier allemand, Helmut kohl, qui s’entête malgré l’indifférence de la majorité de ses compatriotes et le scepticisme, pour ne pas dire plus, de la Bundesbank. Kohl sera-t-il, finalement, empêché de mener à bien son projet ? La question reste posée. Si on ne l’arrête pas, en tout cas, l’aventure risque de mal finir...
R.L.- La France n’a-t-elle pas déjà renoncé à sa souveraineté monétaire en fondant - depuis plus de dix ans - sa politique dans domaine sur le respect d’un change quasi fixe du franc vis à vis du mark ?
M.F.- C’est vrai. Et vous pouvez constater vous-même les effets économiques consternants de ce sacrifice.
R.L.- Vous aviez été le premier, en 1990, au moment de la fusion monétaire allemande, à recommander à la France une dévaluation de sa devise par rapport au deutschemark afin de conjurer le risque d’une profonde déflation. Les faits vous ont largement donné raison. Mais cette déflation aura eu au moins une retombée bénéfique : elle a mis fin à la surévaluation du franc par rapport au mark. Pensez-vous vraiment que la persistance du chômage, en France, doive être encore attribuée à la politique de déflation conduite au nom de la monnaie unique ?
M.F.- Si les prix et les coûts, dans votre pays s’étaient ajustés à une monnaie surévaluée, vous n’en seriez pas à 12 % de chômeurs!
R.L.- N’est pas l’effets pervers de l’État-providence plutôt que de la monnaie unique ?
M.F.- La générosité excessive des services sociaux n’est pas un phénomène nouveau en France. Pendant longtemps, elle a été absorbé grâce à la croissance. L’aggravation du marasme économique, à laquelle on assiste depuis quelques années, obéit donc à d’autres causes - plus récentes. Pour moi, le cheminement vers la monnaie unique est au premier rang d’entre elles. Mais, à dire vrai, les deux explications - excès de protection sociale et déflation dictée par la perspective de la monnaie unique -, loin d’être exclusives l’une de l’autre, me paraissent complémentaires. La déflation a entraîné mécaniquement un gonflement de l’aide sociale, sans parler des effets de la politique socialiste menée par le président Mitterrand à partir de 1981/ Par le chômage qu’elle a entraîné, la stratégie du franc fort a conduit à une nouvelle extension de l’État-providence qui, à son tour, a miné le dynamisme de l’économie française.
On peut en dire autant du voisin allemand, qui traverse également une passe difficile. L’habitude avait été prise de considérer l’Allemagne comme «  l’homme fort » de la planète, au moins sur le plan économique. Actuellement, c’est l’appellation « d’homme faible » qui lui conviendrait mieux. Son cas me semble plus préoccupant que celui du Japon. L’Empire du Soleil Levant, lui, a entamé son redressement. Pas l’Allemagne. Si, malgré tout, le projet de monnaie unique aboutit, je crois qu’il fera long feu.
R.L.- Votre confrère économiste Alain Cotta, qui avait préfacé l’édition française de votre livre, La Tyrannie du statu quo, prévoit que l’euro sera bel et bien mis en place, mais que l’on ne parviendra jamais au stade suivant, celui de la disparition des monnaies nationales. Quel est votre pronostic ? Pourra-t-on passer de la monnaie commune à la monnaie unique ?
M.F.- Tout le problème est là: la France acceptera-t-elle de sacrifier sa banque centrale sur l’autel de la monnaie unique ? Comme Alain Cotta, j’ai tendance à penser que non. Ou alors, pour une brève période et avec des résultats pires que si l’on n’avait rien fait. Une monnaie commune me paraît plus viable, même si j’en conçois mal l’utilité : d’une certaine façon, la monnaie commune des Européens existe déjà, c’est le DOLLAR. Il n’est que de voir l’importance des dépôts en eurodollars! AU fond, on en revient toujours à la même question : la vision du chancelier Kohl matérialisera-t-elle, oui ou non ? le reste importe peu.
Mon intime conviction n’a pas varié à ce sujet et j’ai eu maintes fois l’occasion de l’exprimer. En théorie, la monnaie unique est une bonne chose pour l’Europe. Malheureusement, les conditions politiques et humaines ne me paraissent pas réunis pour son succès. A l’inverse des États-Unis, on a affaire, sur le Vieux Continent, à des pays de langues et de cultures différentes avec de très anciennes traditions d’indépendance. Sur le plan économique, ce compartimentage historique se traduit, notamment, par une très faible mobilité géographique des actifs et par une solidarité budgétaire déficiente entre les pays de l’Union. Or, à la fois la mobilité et la solidarité sont indispensable pour amortir les chocs qui ne manqueront pas de se produire et qui n’affecterons pas forcément l’ensemble des pays de l’Union.
Il faut dire les choses sans détour: avec le projet de monnaie unique, on se trouve, une fois de plus, en présence d’une vaste construction visionnaire, certes, mais surtout irréaliste dans la mesure où elle prétend obliger des pays à aller contre la nature des choses et à se fondre dans un même moule monétaire. Très laborieusement négociée, cette construction ne résistera pas. selon toute vraisemblance, aux vents contraires de la réalité étatique. Et pourtant, il existe une solution libérale, parfaitement adaptée aux besoins de la situation, il suffit de laisser les pays libres de leur choix. Si, par exemple, l’Espagne croit devoir lier le sort de sa peseta au deutschemark, rien ne l’empêche! Elle n’a qu’à remplacer sa banque centrale par ce que les économistes appellent un « comptoir bancaire » (a currency board). A la différence d’une banque centrale, un tel institut n’émet de la monnaie, pour l’essentiel, que contre la devise étrangère à laquelle il s’est lié par un taux fixe.
R.L.- N’est ce pas, en un sens, la politique monétaire qui est suivie par la France depuis la dernière en date des dévaluations du franc par rapport au deutschemark, en janvier 1987 ?
M.F.- Si vous voulez. Et son exemple illustre bien les difficulté monétaire. Mais il s’agit, dans ce cas, d’une décision individuelle sur laquelle on peut toujours revenir et qui échappe à la démesure bureaucratique du projet européen actuel. Il existe d’autres currency boards qui fonctionnent de façon satisfaisante. Hong Kong et l’Argentine, tous deux rattachés au dollar, sont ceux que je connais le mieux.
R.L.- On connaît votre intérêt pour Hong Kong. Depuis des années, vous citez l’ancienne colonie britannique colle un modèle accompli - le seul, peut-être - de l’économie de marché sur la planète. Vous qui revenez d’un séjour sur place, quel est votre sentiment : le retour dans le giron de la Chine marque-t-il le début de la fin pour votre enfant chéri ?
M.F.- Le monde entier reconnaît que Hong Kong est un succès économique éclatant. Il a valeur de modèle parce que c’est le pays dont la politique économique a été la plus proche du «  laissez-faire ». Même s’il existe, là-bas aussi, un secteur du logement étatisé et des taxes prélevées sur certains produits dits « de luxe », Hong Kong est effectivement - avec des dépenses publiques qui ne représentent que 15 à 20 % du revenu national - le seul exemple d’économie authentiquement libérale.
Malgré tout, il me semble que l’on ne mesure pas toujours l’ampleur de la performance accomplie par l’ancienne colonie britannique. N’oublions pas qu’en 1962, première année pour laquelle nous disposons de statistiques, le revenu par tête à Hong Kong représentait le tiers de celui de sa mère-patrie - la Grande Bretagne. En 1992, il était devenu un tiers plus élevé qu’au Royaume-Uni. La portée de cette comparaison me paraît considérable : d’un côté, un pays avec une très longue tradition historique, la plus puissante économie du monde au XIXe siècle, une formidable accumulation de capital; et, de l’autre, une minuscule colonie sans ressources, si ce n’est une baie habitée par une population laborieuse et foisonnante. En trente ans, le rapport de richesse entre les deux pays s’est inversé. EN 1992, le revenu par tête de Hong Kong représentait 95 % de celui des États-Unis. Depuis, il l’a peut-être dépassé. Comment expliquer cet exploit autrement que par la politique économique conduite dans la colonie ? Il n’est que de comparer avec la Chine, dont la population est culturellement la même qu’Hong Kong, pour s’en persuader.
On peut également rapprocher le développement de Hong Kong et celui d’Israël. Plus inattendue, la comparaison est néanmoins révélatrice. Le début d’une existence indépendante, pour ces deux entités, remonte à la même période : le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Hong Kong comptait 500 000 habitants et Israël un peu plus. Tous deux ont bénéficié de l’apport d’une très forte immigration, de caractère relativement homogène par rapport aux fondateurs du pays et supposée douée pour le commerce. Il y a aussi des différences importantes : Hong Kong n’a reçu aucune aide internationale, tandis que l’État hébreu détient le record du monde par habitant dans ce domaine. Certes, la ville-État n’a pas eu à faire face au long conflit militaire qu’a connu Israël. Mais pour importante qu’elle soit, cette différence ne saurait, à elle seule, justifier l’énorme écart de performance entre les deux pays sur le plan économique. La consommation par tête à Hong Kong est à peu près le double de celle d’Israël. De ce point de vue, la supériorité de l’économie de marché made in Hong Hong sur la social-démocratie israélienne ne souffre pas de discussion.
N’est pas une honte pour les États-Unis d’avoir en dépit de leurs ressources et de leur passé, un revenu par tête du même ordre que celui de Hong Kong? Comment ne pas voir que si la proportion du revenu américain contrôlé par le gouvernement était de 15 à 20 %, comme à Hong Kong, ce revenu serait le double de ce qu’il est aujourd’hui? La Grande leçon d’économie politique administrée par la colonie au reste du monde réside bien dans cette idée : il faut limiter les dépenses publiques. Et dans ces dépenses publiques, il faut inclure les réglementations qui constituent, par leur caractère obligatoire, des dépenses déguisées.
R.L.- Malheureusement, jamais je n’ai entendu, en France, cite Hong Kong en exemple - sauf par vous! La disparition programmée de cet élève modèle n’est-elle pas une sérieuse entorse au progrès du capitalisme que vous observez, par ailleurs, dans le monde?
M.F.- Hong Kong va revenir à la Chine sur la base d’un accord qui prévoit « un pays, deux systèmes ». Un tel arrangement ne peut pas se maintenir indéfiniment. La Chine, depuis 1978, et sous l’impulsion de Deng Xiao Ping, a essayé de suivre la voie hongkongaise - non sans une certaine réussite puisque le taux de croissance de l’économie chinoise, durant cette période, a été de l’ordre de 10 % par an. Mais le dernier grand empire rouge reste un pays très pauvre. La raison principale des succès remportés ces dernières années tient au fait que l’agriculture demeure l’activité prédominante. Or, c’est ce secteur qui a bénéficié de l’effort de libéralisation. L’industrie lourde, elle, reste aux mains du gouvernement. La Chine est donc très loin d’avoir adopté le système de Hong Kong, bien qu’elle en présente certaines caractéristiques. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elle évolue dans cette direction et qu’elle va probablement continuer de le faire. UN de mes collèges, Henry Rowen, de l’Institut Hoover, évalue à quinze ou vingt ans le délai nécessaire à la Chine pour devenir une démocratie. Elle aura alors atteint un niveau de revenu à partir duquel les nations ont historiquement tendance à se tourner vers cette forme pacifiée de gouvernement.
R.L.- Encore une de ces « constantes » historiques que l’avenir démentira...
M.F.- Sans doute! Mais l’article dans lequel Henry Rowen développe cette vision optimiste n’es reste pas moins intéressant par les informations qu’il apporte sur l’évolution de la Chine. Je me permets de renvoyer vos lecteurs au numéro d’Atlantic Monthly dans lequel il a été publié cette année.
Au-delà des spéculations concernant l’avenir de Hong Kong, il est dans l’intérêt de la Chine d’honorer les engagements qu’elle a pris - ne serait-ce parce que 50 à 70 % des investissement étrangers réalisés chez elle vient de l’ex-colonie britannique. Celle-ci emploie trois à quatre fois plus de personnes sur le continent que sur son propre territoire.
Pour autant, on ne peut oublier que les dirigeants chinois ont été formés dans un système radicalement différent. L’habitude d’exercer un contrôle étroit sur les affaires paraît si profondément ancrée en eux, qu’il est difficile de croire qu’ils sauront résister à la tentation d’intervenir!
R.L.- Vous vous êtes intéressé de près au destin du dollar de Hong Kong, la monnaie locale. Comment pourra-t-elle survivre à l’absorption de la colonie?
M.F.- Là encore, les autorités chinoises ont cherché à rassurer. La banque de Chine a publié une déclaration confirmant que le dollar de Hong Kong continuera d’exister et que les institutions monétaires de l’ancienne colonie resteront indépendantes. Le dollar HK, sera considéré comme une monnaie étrangère en Chine, tandis que le renminbi, monnaie chinoise, gardera le statut de monnaie étrangère dans l’ancienne ville-État. Quant au taux de change entre les deux monnaies, il doit être déterminé par le marché. Il est donc permis de penser que le HK-dollar continuera sa carrière encore quelques années. Sur une plus longue période, on a peine à imaginer que le gouvernement chinois puisse accepter l’existence simultanée, sous sa souveraineté, deux monnaies - dont l’une lié au dollar - échangeables à un taux libre sur le marché des changes de Hong Kong.
R.L.- Le risque, pour Pékin, est de voir ce taux refléter le cours actuel au marché noir du renminbi par rapport au dollar de Hong Kong, n’est-ce pas ?
M.F.- Oui, et je doute que les autorités chinoise tolèrent longtemps la décote que le marché impose par rapport au taux officiel du renminbi. Autrement dit, Pékin devra faire face à un dilemme constant : d’un côté, le besoin de préserver l’activité » économique de Hong Kong; de l’autre, le refus de toute critique touchant au respect des libertés publiques en Chine. Mon sentiment est que les grands perdants dans cette histoire vont être non pas les élites de l’ex-colonie, mais les masses, dont la liberté d’action et d’information va se trouver réduite. Les journaux de langue anglaise, qui tirent à quelques dizaines de milliers d’exemplaires, conserveront probablement leur liberté tandis que ceux de langue chinoise, dont le tirage s’élève à des millions d’exemplaires et que l’étranger ne lit pas, seront massivement censurés.
On entend souvent dire que l’économie n’est pas une science exacte parce que, contrairement aux sciences physiques, elle ne se prête pas à l’expérimentation. De temps à autre, pourtant, l’histoire nous offre l’équivalent d’une expérience de laboratoire. Ce fut le cas avec Hong Kong. Quelle que soit l’issue de l’expérience, l’histoire de la colonie de 1945 à 1997 conservera sa vertu exemplaire pour la postérité.
R.L.- Est-ce bien certain? Aux yeux de la plupart des commentateurs, y compris les économistes, Hong Kong était dépourvue d’identité nationale. Pour cette raison, elle apparaissait, avant tout, comme une curiosité historique...
M.F.- Hong kong était et demeure, jusqu’à présent, une extraordinaire démonstration de ce que peuvent accomplir des hommes sans ressources, armés de leur seule intelligence et d’une détermination sans faille, lorsqu’aucune machine étatique ne vient entraver leur effort. Bon nombre d’habitant actuels de Hong Kong auraient souhaité vivre ailleurs s’ils avaient pu. Mais en refusant de les accueillir, le monde ne leur a pas donné le choix. De cette faiblesse, les Hongkongais ont su faire, malgré tout, une force, et transformer l’adversité en un tremplin pour une exceptionnelle réussite économique et sociale . Un piton rocheux au bord du Pacifique est ainsi devenu le symbole planétaire de la liberté économique : ce paradoxe en dit plus long sur nos patries que sur l’absence d’identité nationale de la colonie!
R.L.- On ne vote pas dans la prospère Hong Kong. D’où la question, incontournable : la démocratie est elle incompatible avec une véritable économie de marché?
M.F.- C’est un autre problème. Je n’ai jamais prétendu que Hong Kong était un modèle sur le plan politique. Comment les différents systèmes économiques influent-ils sur la croissance et l’augmentation du niveau de vie? Telle est la question sur laquelle l’expérience de Hong Kong jette une lumière irremplaçable.
R.L.- Mais la question de la démocratie ne s’en pose pas moins. Si l’on avait interrogé les habitants de Hong Kong sur l’opportunité d’instaurer l’État-providence, il y a fort à parier que leur réponse aurait été positive et, à l’image de sa métropole jusqu’en 1979, la colonie serait passée à côté du miracle économique...
M.F.- En ce sens, vous avez raison, la question de la démocratie demeure posée. Hong Kong n’aurait certainement pas connu la prospérité qui est la sienne si elle avait obtenu l’indépendance à l’instar de l’Inde en 1947. La colonie est une anomalie historique d’autant plus étonnante qu’au moment même où elle prenait son essor, sa mère-patrie mettait en oeuve une politique économique fondée sur des principes radicalement opposés.
R.L. - Dans les années 50, l’un des très rares économistes véritablement libéraux enseignant à la Faculté de droit de Paris, le professeur Daniel Villey, membre de la société du Mont Pèlerin, professait l’existence de quelque chose qu’il appelait «  l’intérêt de la nation » et qui transcendait la somme des intérêts particuliers. Manifestement, vous ne partagez pas son point de vue!
M.F.- J’ai bien connu et apprécié Daniel Villey, mais je ne le rejoins pas sur ce point. Pour moi, les citoyens d’une nations ont en commun un certains nombres de valeurs, et ce sont ces valeurs qui forment la nation. Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit en dehors ni au-delà de cette réalité. Je ne l’ai jamais cru; et le livre intitulé Capitalisme et liberté, que j’ai publié en 1962, s’ouvre précisément sur cette affirmation. Je contestait alors ce passage tant admiré du discours d’inauguration prononcé par John Kennedy en 1961 : «  Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez-vous plutôt ce que vous pouvez faire pour votre pays. » Dans mon esprit, aucune de ces deux façons de concevoir le lien entre le citoyen et le gouvernement ne correspond à l’idéal d’une société libre.
Mais il s’agit là d’un message très difficile à faire passer, y compris auprès de mes amis. A titre d’exemple, en 1991 j’ai dû m’opposer au projet de William Buckley, le célèbre fondateur du magazine National Review qui a si grandement œuvré à la promotion des idées libérales aux États-Unis. Buckley, qui est davantage un conservateur qu’un libéral, proposait dans son livre Gratitude que les jeunes Américains qu’acquittent, avant d’aller à l’université, d’un « service-national » d’une année consistant en travaux d’intérêt général ( dans les parc nationaux, les hôpitaux, les maisons de retraite, les bibliothèques, etc.). Je suis résolument contre ce type de projets qui reviennent à réintroduire subrepticement, l’équivalent du service militaire dont nous étions heureusement débarrassés. Qui décidera des activités reconnues comme service national? Une commission gouvernementale! On se retrouve alors sans cette situation malsaine où quelques personnes décident de ce qui est valable pour les autres. Mère Teresa est une figure admirable mais elle n’accomplit pas un service national, elle aide des individus. La déification de l’État, c’est la mort de la liberté personnelle.
R.L.- Le professeur James Tobin, prix Nobel d’économie comme vous, mais keynésien, a fait un jour, à votre sujet la remarque suivante : «  Milton Friedman n’accorde pas au citoyen en tant qu’électeur le même respect qu’il lui accorde en tant que consommateur »...
M.F.- Assurément! Et je suppose que mon collègue James Tobin non plus si, du moins, il est fidèle à la Constitution des États-Unis - ce que je crois. Notre Constitution n’a pas institué une démocratie pure, fondée exclusivement sur la loi de la majorité : si 51 % des électeurs votent la mise à mort des 49 autres, personne n’ira affirmer qu’une telle décision mérite - c’est le cas de le dire - d’être exécutée. Nul ne croit à la valeur absolue de la règle majoritaire. Aux États-Unis, nous bénéficions d’un système de gouvernement constitutionnel mixte : d’un côté, le pouvoir exécutif est limité par des principes fondamentaux que le pouvoir judiciaire est chargé de faire respecter; de l’autre, la démocratie majoritaire s’applique normalement pour tout ce qui touche à des problèmes de moindre importance. La règle majoritaire est un expédient et non un principe fondamental. Lorsque l’un des principes fondamentaux est en cause, une adhésion bien plus large que la simple majorité devient nécessaire, et c’est là que les amendements constitutionnels entre en jeu
Je suis convaincu qu’en tant que consommateurs, nous savons beaucoup mieux ce que nous faisions qu’en tant que citoyens. Quand on achète quelque chose tous les jours chez son épicier, on a besoin de savoir s’il est digne de confiance. L’électeur, quant à lui, est appelé à se prononcer une fois par an. Et sur quoi? Sur une longue liste de propositions dont la traduction dans les faits n’aura qu’un lointain rapport avec son vote.
R.L.- La voie de l’amendement constitutionnel ne garantit pas le succès des idées libérales. Il y a , dans l’histoire des États-Unis, des amendements que vous n’appréciez guère; je pense, en particulier, à l’impôt sur le revenu institué en 1913...
M.F.- L’impôt sur le revenu adopté en 1913 était une proportionnel et non pas progressif. En outre, son niveau était extrêmement modeste car, à cette époque, les dépenses fédérales représentaient 3 % du revenu national. Mais la suite de l’histoire a montré que le ver était dans le fruit.
R.L.- Dans vos ouvrages - comme, par exemple, La Tyrannie du statu quo -, vous avez toujours privilégié la réforme par voie constitutionnelle. Jusqu’à présent, cette méthode n’a pas été très favorable à vos projets. Aucune de vos propositions concernant la maîtrise des dépenses publiques ou la suppression de la progressivité de l’impôt n’a abouti...
M.F.- Pour l’instant, non. Mais les mentalités évoluent dans le bon sens. L’opinion publique, aux États-Unis, n’accepte plus les augmentations d’impôts. C’est déjà un progrès! Les réalisations prennent du temps en politique. Beaucoup de temps? J’ai souvent commis l’erreur de négliger ce paramètre dans mes prévisions. Je vois la logique d’une situation et j’ai tendance à croire que les événements vont obéir rapidement à cette logique. Mais les délais se révèlent bien plus longs que prévu.
Prenez cette idée - qui parait si évidente ) présent - de l’importance de la monnaie comme facteur de l’évolution économique ( le fameux « money matters ») : totalement iconoclaste en 1950, elle fut reçue alors avec un grand scepticisme. Il lui aura fallu vingt ans pour s’imposer.
R.L.- Mais pas nécessairement sous la forme que vous attendiez! N’est-il pas difficile, pour celui qui a développé des idées nouvelles, de les voir appliquées par d’autres et dénaturées par les contraintes de l’action politique? De 1979 à 1982, c’est Paul Volcker qui a mis en œuvre le monétarisme à la tête de la Banque centrale et non pas Milton Friedman...
M.F.- Je refuse d’endosser le monétarisme de rhétorique pratiqué par la Fed au cours de cette période. L’inflation a, certes, été brisée mais au prix d’une récession qui aurait ou être beaucoup moins sévère sir la politique de désinflation avait été conduite avec plus de régularité. Hormis Ronald Reagan, aucun autre président n’aurait accepté de payer le prix - en 1981 et 1982 - de cette purge forcenée. Grâce à Dieu, le président était, lui, un authentique monétariste, profondément persuadé de la nécessité de réduire le rythme de croissance de la masse monétaire. L’extraordinaire patience dont il a su faire preuve, rarissime pour un homme politique, a permis à l’Amérique de recueillir, à partir de 1983, les fruits de la déflation. Mais le mérite en revient plus au président Reagan qu’à Paul Volcker.
Nous sommes tous condamnés, sur cette terre, à nous satisfaire d’approximations au regard de nos rêves d’absolu et de perfection.
R.L.- L’ancien premier ministre français Raymond Barre, lui-même économiste, est l’auteur d’un manuel qui a remporté, en France un succès analogue à celui du fameux «  Samuelson » aux États-Unis. Permettez-moi d’en citer un passage : « Avec un système de prix réalisant l’optimum il y a des gens qui achètent du lait pour leurs achats, tandis que d’autres ne peuvent en acheter pour leurs enfants. » N’est-ce pas là une conséquence inacceptable du mécanisme des prix?
M.F.- Toute personne pourvue d’un minimum de sensibilité ne peut que déplorer une telle situation. La question est de savoir ce qu’il est possible de faire pour la corriger. Dans la loterie de la vie, certains ont de la chance, d’autres pas. Une redistribution partielle effectuée par l’État n’est)elle pas une bonne façon d’atténuer ces trop fortes inégalités, nées des hasards de l’existence et qui heurtent la sensibilité générale? Je ne doute pas que cette considération explique en partie les systèmes de redistribution actuels. mais ils représentent tous un défaut majeur : les taux d’impositions y sont déterminés a posteriori, autrement dit après que l’on ait appris qui sont les gagnants et les perdants au grand jeu de la vie. Il serait, à coup sûr, préférable que le barème fiscal voté par une génération ne s’applique qu’à la génération suivante. La gradation des taux d’imposition serait, alors, beaucoup moins prononcée qu’elle ne l’est actuellement.
Je ne peux m’empêcher de considérer la redistribution des revenus par l’État comme une démarche qui consiste à faire le bien avec l’argent des autres. Or, l’expérience montre deux choses à ce sujet : d’abord, que l’on n’use jamais aussi prudemment des deniers d’autrui que des siens propres; ensuite, que le processus politique étant ce qu’il est, les bonnes intentions initiales se trouvent vite débordées. Une fois que la machine-qui-prend-aux-uns-pour-donner-aux-autres s’est mise en marche, il devient difficile de l’arrêter. Les prélèvements enflent démesurément et finissent par atteindre une ampleur qui dépasse, de loin, tout ce qui pouvait être justifié par le désir de redistribution de la population. C’est ainsi que l’on arrive à la situation absurde qui prévaut depuis des années, aux États-Unis et sans doute ailleurs : on prend aux pauvres et aux riches, pour donner à la classe moyenne! A cet égard, le système universitaire américain est particulièrement scandaleux. En Californie, la grande majorité des étudiants qui fréquentent le vaste réseau d’universités publiques vient de milieux aisés. A travers les impôts, les pauvres au travail financent les études supérieurs des enfants de riches!
R.L.- Quoi qu’il en soit du débat sur la redistribution, n’y a-t-il pas un vrai problème de pauvreté aux États-Unis?
M.F.- C’est indéniable. Et l’État n’arrange pas les choses en développant des programmes dits « sociaux » par lesquels il a incité nombre de personnes à se placer sous sa protection. Là comme ailleurs, la loi de l’offre et de la demande s’applique le plus naturellement du monde. Si l’on simule la « demande de pauvreté », l’offre s’accroît pour répondre à cette demande. Je ne blâme pas les personnes qui profitent de ces programmes. Elles ne font qu’agir dans leur propre intérêt. Une étude du Cato Institute de Washington révèle que, dans la moitié des États américain, il est plus avantageux, pour une mère seule avec deux enfants à charge, de dépendre de l’aide sociale que de travailler pour 19 000 $ par an.
R.L.- Si je vous comprends bien, les États-Unis sont confrontés à un double phénomène de pauvreté : une pauvreté que l’on pourrait dire naturelle - d’autant plus importante que la population n’est pas homogène - et une pauvreté engendrée par le système social lui-même. Quelles sont vos solutions pour en sortir?
M.F.- N’étaient les millions de personnes que notre société a rendues dépendantes du gouvernement pour leurs besoins les plus élémentaires, ma réponse serait la charité, même si je reconnais que cette réponse n’est pas pleinement satisfaisante. Tout le monde considère comme une évidence que le laissez-faire est sans cœur. Alors je vous pose la question : à quelle période situez-vous l’âge d’or de la charité privée? C’est au XIXe siècle - à l’ère du capitalisme prétendument « sauvage » - que les États-Unis ont connu la multiplication des hôpitaux privés à caractère non lucratif, les missions étrangères, la floraison des bibliothèques fondées par le roi de l’acier, Dale Carnegie, et même la société protectrice des animaux. A la même époque, en Europe, naissaient la Croix-Rouge et le mouvement scout.
Mais il est impossible, aujourd’hui, de faire comme ci les millions de personnes que l’État-providence a rendues dépendantes de l’aide publique n’existaient pas. C’est pourquoi je préconise, depuis très longtemps, une autre solution : l’impôt négatif sur le revenu. Destiné à se substituer à toutes les aides catégorielles en vigueur, il aurait le mérite de respecter le mécanisme des prix. Jusqu’à présent, le contexte politique ne s’est pas prêté à la mise en œuvre de ce projet, du moins pas dans la forme où il avait été conçu. Certes, l’idée de l’impôt négatif sur le revenu à été réintroduit dans notre système fiscal par le biais du crédit d’impôt (earned income credit). Mais au lieu de prendre la place des autres formes d’aide sociale, il s’est ajouté à elles, ce qui a dénaturé le projet.
Dans Le libre choix, que nous avons publié en 1980, mon épouse Rose et moi-même, nous faisions avec Martin Anderson, de l’Institut Hoover, le constat suivant : vu l’état d’esprit dominant dans l’opinion, le Congrès n’accepteras jamais de réduire les allocations versées sous une forme ou sous une autre (aides au logement, prêt subventionnés, bon d’alimentation, etc.) à des millions de bénéficiaires. Or cette réduction est la condition sine qua non à l’instauration d’un impôt négatif.
Depuis 1980, la situation s’est tellement aggravée que le président et le Congrès ont été contraints, en 1996, de prendre une décision. Comme celle-ci a consisté à transférer le problème du gouvernement fédéral aux États, je ne suis pas persuadé que le constat, dressé il y a prés de 20 ans, soit devenu caduc. Notre proposition visant à instituer un impôt négatif sur le revenu reste d’actualité.
R.L.- En mai dernier, annonçant sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale, le président de la République française, Jacques Chirac, avait déclaré : Les réponses aux grandes questions qui se posent aujourd’hui ne se trouvent pas non plus dans un « laissez-faire, laissez-passer » contraire à votre culture et à nos traditions sociales. » Quelle réflexion vous inspire cette condamnation du laissez-faire, cher aux libéraux dont vous êtes?
M.F.- Faut-il en déduire que c’est la bureaucratisation qui sied à votre culture? Et si vos traditions vous interdisent d’apprendre à nager, n’est-il pas temps de les faire évoluer pour éviter de vous noyer?
R.L.- Mais le « laissez-faire » n’évoque-t-il pas, dans votre esprit, l’exploitation des ouvriers et le travail des enfants, toutes les dérives dont le monde occidental est venu à bout grâce à l’adoption d’une législation sociale?
M.F.- L’exploitation ouvrière et le travail des enfants étaient les conséquences de la pauvreté plutôt que du laissez-faire. Certains pays, pourtant dotés d’une législation sociale avancée ne sont pas pas parvenus à éradiquer la grande pauvreté, aux États-Unis, c’est grâce à l’économie de marché et à l’enrichissement qu’elle nous a procuré.
Ma mère est arrivée dans ce pays à l’âge de 14 ans. Elle a travaillé comme couturière dans un atelier de confection pour un très bas salaire. En l’absence de ces ateliers pourvoyeurs d’emplois, elle n’aurait tout simplement pas pu venir aux États-Unis. C’est pourquoi j’éprouve parfois un sentiment de révolte lorsque j’entends les ricanements des intellectuels. Si, au XIXe siècle, nous avions connu le salaire minimum et d’autres attributs de l’État-providence, la moitié de ces intellectuels n’auraient jamais vu le jour ou bien seraient citoyens de pays comme la Pologne ou la Hongrie. Là-bas, ils n’auraient eu tout le loisir d’apprécier la supériorité du paradis socialiste sur l’enfer capitaliste!
R.L.- Avant de conclure, j’aimerais vous poser une question sans rapport avec ce qui précède mais qui devrait permettre d’éclairer, davantage encore, votre conception radicale de la liberté individuelle. Il existe; en France, une loi qui prévoit des peines d’amende, et même de prison, pour les auteurs d’écrits jugés « racistes ou antisémites ». Sauf erreur, je suppose que vos idées vous conduisent à rejeter ce type de législation?
M.F.- Absolument. Aux États-Unis, une telle loi serait, de toute évidence, contraire au premier amendement de la Constitution qui garantit la liberté d’expression. Les tenants d’une telle législation devraient se méfier de ses effets pervers : s’il se trouve une majorité pour voter, aujourd’hui, une loi réprimant les propos racistes ou antisémites, rien ne dit que demain une autre majorité ne jugera pas, au contraire, que ce sont les propos philosémites, voir simplement non antisémites, qui devront subir les foudres de la loi. Bien sûr, la tragédie vécue par le peuple juif au cours de la Seconde Guerre mondiale et, peut-être aussi, certains abus commis pendant la colonisation, expliquent l’adoption de ces normes à double tranchant. Mais le respect des principes fondamentaux doit précisément permettre d’éviter ce type d’égarements émotionnels, aussi compréhensibles soient-ils.
C’est au nom de cette conception de la liberté que, au début des années 60, j’ai pris parti contre la législation américaine visant à empêcher la discrimination en matière d’emploi, pour des raisons de race, de couleur, ou de religion. A l’époque, j’écrivais déjà, dans Capitalisme et Liberté, qu’ »admettre la possibilité, pour l’État, d’interdire les pratiques discriminatoires au travail, c’est lui conférer le droit - dans un autre contexte - de rendre cette discrimination obligatoire... » Au fond, les lois hitlériennes de Nuremberg comme celles, ségrégationnistes, du Sud à l’encontre des Noirs, obéissaient au même principe que la législation anti-discriminatoire, même si leur inspiration politique était diamétralement opposée!
Quant à la loi française dont vous me parlez, il est certain qu’aux États-Unis elle ne trouverait aucun défenseur. Même les progressistes de l’American Civil Liberty Union ( ACLU) qui, pour des raisons d’équité, sont des partisans convaincus des lois anti-discriminatoires, refusent catégoriquement à l’État le droit de se prononcer sur le contenu d’un discours politique quel qu’il soit. Il m’a toujours semblé que cette position de l’ACLU - chacun a le droit de dire ce qu’il veut mais pas le droit d’employer qui il veut - était intenable, car parfaitement contradictoire. L’ACLU se battra jusqu’à la mort pour qu’un raciste puisse exposer librement sa doctrine mais elle mettra ce même raciste en prison si, agissant en accord avec ses convictions, il refuse un emploi à un Noir. En tout cas, pour ce qui concerne la législation française, entre la position de l’ACLU et la mienne, il n’y aurait pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette : notre condamnation serait unanime et sans appel.
R.L.- J’imagine que vous êtes guère plus favorable à l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité...
M.F.- Je n’ai pas de compétences particulières dans ce domaine, mais il me semble que cette imprescriptibilité va à l’encontre de l’effet recherché. En donnant le sentiment que l’on cherche à faire passer l’esprit de vengeance avant le respect de principes bien établis du droit , on prend le risque de transformer les accusés en victimes.
R.L.- Je souhaiterais, pour terminer, soumettre à votre appréciation la citation suivante : « Les hommes font leur histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » Qu’en pensez-vous?
M.F.- Je trouve la formule admirablement pertinente. En conclusion d’un ouvrage écrit en collaboration avec Anna Schwartz et intitulé Histoire monétaire des États-Unis, j’ai consacré tout un paragraphe à «  la nature trompeuse des apparences » dans le domaine économique, qui illustre bien le paradoxe que vous énoncez.
En 1896, l’attention des Américains s’était focalisé sur le discours inflationniste des partisans de bimétallisme or-argent. Malgré son éloquence, leur chef de file, William Jennings Bryan, qui dénonçait l’effet déflationniste de l’étalon)or, échoua dans sa tentative de conquérir la Maison-Blanche. A la même époque cependant, une innovation technique révolutionna les méthodes d’extraction de l’or. Passée inaperçue dans l’opinion publique, elle provoqua une augmentation considérable de la production de métal jaune et engendra, par voie de conséquence, cette inflation des moyens de paiement que Bryan avait espérée, en vain, d’un retour à la monétisation de l’argent.
Un autre exemple, tout aussi parlant, nous est donné par la banque centrale des États-Unis. Créée en 1914 dans le but d’empêcher le retour des crises de liquidité monétaire qui avaient marqué l’histoire économique américaine jusqu’en 1907, le Federal Reserve Board n’a rien pu faire, entre 1929 et 1933, pour prévenir la plus grave crise monétaire qui ait jamais frappé les États-Unis. Non seulement la Fed se révéla impuissante, mais elle a même contribué à aggraver la crise par l’impéritie de sa politique monétaire.
Troisième et dernier exemple : tout le monde craignait, après la Seconde Guerre mondiale, une crise de surproduction semblable à celle qui était survenue au lendemain du premier conflit mondial. Contre toute attente, c’est l’inflation qu’il fallut combattre. Une inflation alimentée par la politique monétaire laxiste de la Fed, menée au nom de la lutte contre cette déflation que tout le monde redoutait!
R.L- Un exemple non moins frappant pourrait être tiré de la précédente interview que vous aviez accordée à Politique Internationale * : vous demandiez alors, le retrait des troupes américaines d’Europe...
• Politique Internationale, n° 26, hiver 1984-1985
M.F.- Et ce retrait a bien eu lieu. Mais pas par la volonté des dirigeants américains? Ce fut le prolongement direct de l’effondrement de l’empire soviétique. La question sue je posais à l’époque n’a pas été résolue, elle s’est trouvée simplement dépassée par la suite des événements. Oui, décidément, les hommes font leur histoire mais il ne savent pas l’histoire qu’ils font.
R.L..- Nous avons commencé cet entretien par l’évocation d’un anniversaire. Concluons par un autre anniversaire : il y a cinquante ans naissait le Plan Marshall - l’iniative politico-diplomatique la plus unanimement célébrée de ce siècle. là encore, j’imagine que votre esprit non conformiste trouvera matière à se déchaîner...
M.F.- En effet. Au moment de son lancement, je m’étais prononcé en faveur du Plan Marshall. Non pas que ce plan me parût de nature à accélérer le redressement de l’Europe; j’y voyais, avant tout , une opération de relations publiques pour les États-Unis représentant un coût financier relativement modeste. Grave erreur d’appréciation! Car, si nous avons bel et bien touché les dividendes attendus sur le plan des relations publiques, nous les avons payés dans les années suivantes par des milliards de dollars gaspillés au nom de l’ »aide au développement ». Le Plan Marshall lui-même n’a pas échappé à ce gaspillage, bien que de façon plus limitée en raison du niveau de développement des pays concernés.
Ne nous y trompons pas : ce programme tant vanté n’a, en rien, hâté la convalescence de l’Europe. Au contraire : il l’a ralentie en permettant aux pays « aidés » de retarder exagérément la baisse - qui s’imposait pourtant - de leur taux de change par rapport au dollar. En outre, il faut savoir que les sommes déboursées au titre du Plan Marshall n’ont, à aucun moment, constitué une part significative des dépenses en devises étrangères réalisées par les pays destinataires. j’en conclus que l’on a surestimé l’importance de cette opération.
Mais c’est le précédent créé par le Plan Marshall et la mythification dont il est l’objet qui auront fait, finalement, le plus de mal en sacralisant la notion d’aide étrangère. Par les sommes englouties et, plus encore, par l’étatisation des économies qu’elle a encouragée, cette aide étrangère fut, je le répète, un désastre économique pour les pays « bénéficiaires ».
R.L.- Un tout dernier mot, M. Friedman : votre collègue du Massachusetts Institute of Technology, Robert Solow ( Prix Nobel d’économie), fit un jour ce constat désabusé : « Pourquoi les discussions publiques de politique économique ne reflètent-elles, le plus souvent, que l’ignorance des participants? Pourquoi ai-je si souvent envie de pleurer lorsque j’entends les hommes politiques, les journalistes de la presse écrite ou les commentateurs de la télévision s’exprimer sur les questions économiques? » Reprenez-vous ce constat à votre compte?
M.F.- Et comment!





La « troisième voie » est sans issue
Le Monde 19 juillet 1999
Point de vue de Milton Friedman
Article à l’attention de Messieurs Chirac, Jospin, Pasqua, Seguin, Mégret et Co.
Aujourd’hui , le « marché » remporte, selon les uns, une victoire absolue, tandis que, selon les autres, il constitue une lourde menace. Partout les politiques sont à la recherche d’une « troisième voie » permettant de contourner ses rigueurs, ils aspirent à trouver des « champions nationaux », dans des industries comme les télécommunications, qui puissent repousser la mondialisation. Or, le marché n’est qu’un mécanisme qu’on peut mettre en branle dans toutes sortes de buts. Selon son emploi, il peut contribuer au développement social et économique ou au contraire l’empêcher. La question cruciale n’est pas de savoir si l’on fera jouer le marché ou pas. Toutes les sociétés - communiste, socialiste ou capitaliste - se servent du marché. La distinction cruciale est celle de la propriété privée. Qui sont les acteurs du marché et au nom de qui jouent-ils ? S’agit-il de fonctionnaires gouvernementaux œuvrant au nom de « l’État » ? Ou s’agit-il de personnes privées œuvrant pour leur compte personnel ?
Un jour où je me trouvais en Chine, un secrétaire d’État me demanda : « Qui est chargé de la distribution du matériel en Amérique ? » La question me renversa, mais elle était compréhensible. Car il était quasi inconcevable pour le fonctionnaire d’une économie dirigiste que les marchés distribuent divers matériels parmi des millions de gens pour des milliers d’usages sans que les politiques aient leur mot à dire.
L’introduction d’un plus grand nombre de mécanismes du marché privé peut être annulée en totalité ou en partie par un changement trop limité, et c’est un élément auquel il faut veiller dans le boom de rachats censé avoir lieu aujourd’hui en Europe.
Prenons la dérégulation des compagnies aériennes aux États-Unis, il y a vingt ans. Elle a accru la compétition, provoquant une baisse des prix et de nouveaux services à la clientèle. Le volume du trafic aérien a augmenté. Cependant , bien que les compagnies aériennes fussent « privatisées » - affranchies d’un contrôle étatique envahissant -, les aéroports ne l’étaient pas. Ils restaient la propriété du gouvernement et gérés par lui. Ainsi, alors que la dérégulation renforçait la demande de manière exponentielle, les retards de vols se multipliaient dans les aéroports. Le gouvernement en fit le reproche aux compagnies privées. Il exigea qu’elles signalent leurs retards. Les efforts visant à accentuer l’influence du marché, par exemple la mise aux enchères des portes d’embarquement et des horaires de départ, furent contrariés, notamment par les compagnies disposant de droits acquis. La meilleure solution, en l’occurrence, consisterait à privatiser les aéroports, comme l’a fait la Grande-Bretagne et comme l’Italie et la Pologne songent à le faire. Privatiser certains domaines de l’industrie tout en laissant le gouvernement contrôler les prix est une autre de ces solutions qui laissent en panne au milieu du gué. L’incapacité des prix à s’aligner sur les valeurs marchandes démultiplie le coût social d’une gestion privée, même si elle est efficace. Au Penjab, en Inde, se trouvait une manufacture de bicyclettes. Le gouvernement rationna l’acier aux utilisateurs plutôt que de le vendre au prix du marché. Du coup, l’usine ne pouvait obtenir la quantité d’acier nécessaire au prix officiel. Il existait toutefois un marché privé et libre de produits en acier finis ou semi-finis. Le constructeur de bicyclettes dut donc compléter son approvisionnement en achetant des produits d’acier semi-finis qu’il fondait ensuite. On ne saurait dire que c’était là une méthode efficace de transformation du minerai de fer et du charbon en bicyclettes !
Si la « troisième voie » a le moindre sens, elle devrait s’attacher à triompher des obstacles politiques qui empêchent l’expansion du marché. Car on est face non seulement au risque que ces obstacles ne découragent les tentatives de libéralisation du marché, mais encore à celui que l’énergie mise à éradiquer ces obstacles ne détruise les avantages d’une telle libéralisation. Le défi consiste à surmonter les obstacles sans subir ces inconvénients.
On en trouve une illustration dans l’affaire de la privatisation de la poste américaine. Le service postal américain jouit d’un monopole dans le courrier rapide grâce à une loi qui interdit tout autre service de courrier rapide par transport collectif. La privatisation s’est toutefois insinuée par la bande sous la forme des United Parcel Service et autres Federal Express. Quant au courrier électronique et aux autres inventions technologiques, ils jouent un rôle de plus en plus important. Des tentatives répétées pour abroger le statut du service postal ont toujours suscité de violentes contestations des syndicats de postiers, des cadres de la poste, des communautés rurales qui redoutaient d’être privées de service postal. D’un autre côté, peu de gens ont un intérêt immédiat à favoriser cette abrogation. Les entrepreneurs qui pourraient se lancer dans ce secteur d’activités ne savent pas à l’avance qu’ils le feront. Les centaines de milliers de gens qui obtiendraient sans doute un emploi dans leurs nouvelles sociétés privées ignorent également qu’ils auraient cette possibilité. J’exhortais un jour un membre du Congrès à abroger ce statut. Il me répliqua : « Vous comme moi savons parfaitement quels puissants groupes de pression s’élèveront contre un tel projet de loi. Pouvez-vous me donner une liste de gens prêts à défendre et promouvoir ce projet ? » J’en étais incapable et il ne proposa jamais de loi. De puissants droits acquis s’étaient concentrés au sein du monopole postal ; ses adversaires étaient dispersés.L’une des manières de réduire l’opposition à la privatisation consiste à identifier ses adversaires potentiels puis à les gagner à l’opération en élargissant par exemple l’actionnariat, un type de capitalisme populaire où excellait Mme Thatcher.
Entre autres chausse-trapes à éviter, il faut se garder d’édulcorer la manœuvre en substituant un monopole à l’autre, le privé à l’étatique - substitution qui peut représenter un progrès mais qui reste fort éloignée du résultat souhaité.Le service postal des États-Unis offre un bon exemple d’un tel piège comme du sophisme qui voudrait faire passer la copie (l’imitation formelle de l’entreprise privée) pour l’original. On en a fait un organisme gouvernemental supposé indépendant, échappant aux influences partisanes et devant fonctionner sur un mode libéral. Le résultat fut - on l’imagine - loin d’atteindre ces espérances. Ce service restait monopolistique et n’eut jamais grand intérêt à devenir efficace.
Sitôt qu’on souhaite réformer une politique gouvernementale, qu’il s’agisse de privatiser les télécommunications ou de réduire les aides agricoles, on est presque toujours affronté aux mêmes problèmes : triompher des avantages acquis, décourager les rentes de situation. Cette « tyrannie du statu quo » est la principale raison pour laquelle les mécanismes politiques sont infiniment moins efficaces que ceux du marché pour encourager un changement dynamique, pour nourrir la croissance et la prospérité.
Rares sont les règles permettant de renverser cette tyrannie de l’immobilisme. Il en est une, claire, à tout le moins : s’il faut privatiser ou élaguer une activité publique, faites-le complètement. Ne recherchez pas un compromis grâce à une privatisation partielle ou à une réduction partielle du contrôle étatique. Semblable stratégie revient tout simplement à laisser dans la place un quarteron d’adversaires déterminés qui travailleront avec diligence (et souvent avec succès) à renverser la vapeur.
Milton Friedman Milton Friedman (Institut Hoover) a obtenu le prix Nobel d’économie en 1976. (Traduit de l’anglais—par Guillaume Villeneuve.)
L’improbable passage à la monnaie unique
Entretien entre Milton Friedman et Robert Lozada (Géopolitique n°53, Printemps 1996)
Robert Lozada - Croyez-vous à la possibilité d’une monnaie unique en Europe ?
Milton Friedman - Pas de mon vivant en tout cas. Du vôtre peut-être, encore que je sois sceptique, mais pas du mien. Je ne crois pas à la création d’une monnaie unique en Europe dans les années à venir. Pas plus en 1997, la date originellement mentionnée, qu’en 1999, celle qui est maintenant avancée, qu’en 2002.
R.L.- Mais n’en est-on pas à discuter la forme des pièces et la couleur des billets ? Un calendrier précis de mise en œuvre du projet a été établi et un nom nouveau, l’euro, a été adopté pour la monnaie européenne. Quelle preuve supplémentaire voulez-vous de la détermination de nos dirigeants à faire aboutir cette entreprise ?
M.F.- Se mettre d’accord sur un nom est une chose. Rendre opérationnel un pareil projet est autre chose. Le rêve d’unification européenne ne constitue pas exactement ce que l’on peut appeler une récente découverte. Sans remonter plus loin, les projets abondent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La monnaie unique, on en parlait déjà au temps de l’Union européenne des paiements (UEP) et de la création du Marché commun dans les années 50, on en parlait encore à la fin des années 60 sous le nom de Communauté économique, on continuait d’en parler au temps du serpent monétaire de 1972 à 1978, puis du Système monétaire européen qui lui succéda en 1979 et dont la quasi-fixité des changes, avec une marge de fluctuation de chacune des monnaies limitée à 2,25 % de part et d’autre de la parité, était censée constituer un prélude à la monnaie unique. Or, le système s’est, en fait, effondré, sinon officiellement, du moins en pratique sous le coup des crises de 1992 et 1993 qui ont conduit, soit à la sortie de certaines monnaies (lire, livre sterling), soit à l’élargissement des marges dans des proportions telles, 15 % de part et d’autre du taux pivot, que cela équivaut à un flottement de fait. Et je n’évoque pas ici les échecs d’autres
tentatives de changes fixes non limitées à l’Europe : Le Fonds monétaire international dans sa version originelle de 1944 ou l’accord du Louvre de 1987 entre les sept pays les plus industrialisés. Pourquoi accorder davantage de chances de succès à la tentative en cours qu’aux précédentes ?
R.F.- N’est-ce pas une affaire de volonté politique ? En Allemagne, le chancelier Kohl a imposé, en 1990, l’unification monétaire avec la RDA à un taux de parité entre les deux marks qui paraissait inconcevable à la Bundesbank. De la même façon, n ‘imposera-t-il pas sa vision politique pour la monnaie unique en 1998, au moment de la décision ?
M.F.- Je n’ai aucun doute que M. Kohl croit sincèrement à l’opportunité de créer une monnaie unique en Europe. Mais cette aspiration ne fonde pas d’elle-même les institutions et les conditions économiques nécessaires à la réussite du projet. Or, ces conditions ne me paraissent pas réunies. Nous sommes nombreux sur cette terre à aspirer à des choses irréalisables. Le projet de monnaie unique suppose la suppression du rôle de toutes les banques centrales existantes, Banque d’Angleterre, Banque de France, Banque d’Italie, etc. Et même la Bundesbank. Toutes remplacées dans leurs fonctions essentielles par une Banque centrale unique, la Banque centrale européenne (BCE), dont les pays membres du système sont censés devoir accepter les décisions. A mon avis, pour que cette banque puisse imposer son autorité, il faut que la zone couverte soit politiquement unifiée ou dans une situation équivalente sur le plan monétaire.
On peut avoir une unification économique sans unification politique. A condition de combiner la liberté du commerce et des mouvements de capitaux avec des changes flottants, car ceux-ci préservent l’autonomie des politiques économiques des pays concernés. Si les changes sont fixes, cette autonomie disparaît. Il n’existe plus de politique économique spécifique à chaque pays et répondant aux conditions particulières existant dans le pays en question.
Considérez, par exemple, la situation des États-Unis au cours du demi-siècle écoulé. Il y a quelques années, la Nouvelle-Angleterre souffrait d’un ralentissement économique nettement plus marqué que celui sévissant dans le reste du pays. Les capitaux et les hommes fuyaient vers le sud des États-Unis. Si la Nouvelle-Angleterre avait été une entité nationale, elle aurait dévalué sa monnaie pour endiguer cette détérioration économique. Mais les liens politiques ancestraux empêchant de même songer à une pareille démarche. La situation en Europe est toute différente. Les pays de la zone n’ont pas la même homogénéité politique, sociale et culturelle que les cinquante États américains. La mobilité des hommes et même des biens et des capitaux reste limitée, les langues sont diverses, les autorités politiques des différentes entités nationales ne sont pas prêtes à sacrifier l’intérêt de leur pays, tel qu’ils le conçoivent, à l’intérêt supérieur de l’Union européenne et à ajuster leur politique économique à celle déterminée par la Banque centrale unifiée.
R.L.- Il me semble que vous êtes en train de dire que l’unification européenne ne constitue pas une proposition politiquement réaliste. Pourtant, vous avez souvent souligné que les économistes devaient se limiter à évaluer la validité économique des projets qui leur sont soumis, sans chercher à estimer leur opportunité politique car cette estimation est pleine d’aléas.
M.F.- Non, mon jugement n’est pas strictement d’opportunité politique. Ce n’est pas exact. Il s’agit d’apprécier quelle institution politique est nécessaire pour qu’une Banque centrale européenne puisse réellement fonctionner.
Les citoyens des pays participants devront non seulement accepter l’effacement de leur propre Banque centrale mais aussi les conséquences économiques qui en résulteront, par exemple davantage de chômage ou d’inflation, sans pouvoir essayer de tempérer ces conséquences. La monnaie unique fait perdre à chaque pays sa liberté d’appréciation concernant la politique économique qui est la plus appropriée à sa situation. C’est un sacrifice considérable auquel je ne crois pas les Européens prêts.
L’exemple le plus évident des problèmes qui se posent est celui de la réunification allemande. Avant cette réunification, l’Allemagne de l’Ouest avait un excédent de balance de paiements, elle vendait plus à l’étranger qu’elle ne lui achetait. Autrement dit, elle exportait des capitaux, pour l’essentiel vers les pays de la Communauté européenne. En un sens, les partenaires européens de l’Allemagne obtenaient de celle-ci des marchandises sans avoir à en payer le prix. Cette situation supposait que les prix allemands étaient bas relativement à ceux en vigueur chez leurs partenaires ou encore que le deutschemark était sous-évalué par rapport aux autres devises européennes.
Survient la réunification. L’Allemagne ne veut plus être exportatrice de capitaux mais importatrice car elle a besoin de ces capitaux pour développer l’ancienne RDA. La réunification modifie le caractère de son économie et, en conséquence, de sa balance des paiements.
Cette transformation d’exportateur en importateur de capitaux suppose une modification du rapport des prix entre l’Allemagne et ses partenaires européens, dont la France. Cette modification peut se produire de trois façons : soit une inflation en Allemagne, ce dont les intéressés ne veulent pas et la Bundesbank agit en conséquence; soit une dévaluation des monnaies européennes par rapport au deutschemark qui, en rendant la monnaie allemande plus chère, freine les exportations de ce pays, stimule les importations et donc permet le renversement recherché de la balance des paiements; soit, troisième possibilité, une déflation chez les partenaires de l’Allemagne afin de faire baisser leurs prix chez eux par rapport aux prix allemands.
Très rapidement, en septembre 1992, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Espagne n’insistent pas et choisissent la dévaluation. Par contre, la France adopte la voie du fameux franc fort, c’est-à-dire de la déflation. Non seulement en septembre 1992, mais même en août 1993, lorsque la spéculation oblige les autorités à une défense élastique en acceptant un élargissement des marges à 15 %, la Banque de France choisit de tenir le niveau du franc par rapport au deutschemark par des taux d’intérêt à court terme élevés. Le coût inévitable est la montée du chômage dans votre pays.
Franchement, cet entêtement m’a paru à l’époque, et me paraît encore aujourd’hui, relever d’un comportement suicidaire.
R.L.- Il prouve aussi qu’on ne peut pas écarter l’hypothèse que les autorités françaises, après tant de sacrifices, se sentent tenues, au moment de la décision de 1998, d’accepter le passage à la monnaie unique qui est en somme devenue la Terre promise.
M.F.- C’est possible. D’autant plus que l’Allemagne est en récession, ce qui l’incite à une politique d’expansion monétaire de nature à aider la France à sortir de l’ornière dans laquelle elle s’est enfoncée. La politique du franc fort peut s’en trouver provisoirement revigorée. Mais, dans l’avenir, des tensions ne manqueront pas de réapparaître car ces nations qui portent le poids d’une longue histoire distincte ne vivent pas rigoureusement au même rythme. D’autres crises surviendront jusqu’au moment où la tentative de changes fixes ou d’unification monétaire sans fusion politique s’effondrera.
Au demeurant, la question est de savoir s’il y aura une véritable monnaie européenne, c’est-à-dire incluant non seulement la France et l’Allemagne, mais également la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, etc.
C’est cela le traité de Maastricht et non pas seulement une union monétaire franco-allemande complétée par les petits pays limitrophes de l’Allemagne et dont la monnaie est traditionnellement rattachée au deutsche mark : Bénélux, Autriche et peut-être Danemark.
R.L.- Les partisans de la monnaie unique soulignent que celle-ci laisse place à des différences de politique budgétaire entre les pays participants. L’abdication de souveraineté ne serait donc pas totale.
M.F.-Les États américains, Californie, État de New York, etc., ont chacun leur budget mais ils n’ont pas la possibilité de battre monnaie. Leur capacité d’endettement est donc rigoureusement limitée. De plus, leur autonomie est réduite par l’accroissement de la puissance relative du gouvernement fédéral. La France est-elle vraiment prête à devenir... serait-ce même l’État de New York des États-Unis d’Europe ?
Il est vrai que l’on trouve sur la planète des pays indépendants, tous relativement petits, qui ne croient pas devoir posséder leur propre Banque centrale.
L’exemple type, à ma connaissance, est Hong Kong. Ce territoire de six millions d’habitants utilise le dollar bien qu’il l’appelle dollar de Hong Kong. Il a donc une monnaie commune avec les États-Unis tout en ayant une politique budgétaire bien différente. Mais Hongkong ignore les droits de douane et la structure des salaires y est extrêmement flexible. Incidemment, l’Argentine essaie, elle aussi, de lier sa monnaie avec le dollar mais, comme dans le cas de l’euro, la réussite du projet est beaucoup plus douteuse parce que l’économie de l’Argentine est loin d’être aussi libre que celle de Hongkong.
R.L.- Il existe des pays qui ont une Banque centrale et dont la parité avec une monnaie de référence n ‘est nullement mise en question. Les Pays-Bas et l’Autriche dont les monnaies respectives sont fixes par rapport au deutschemark constituent des exemples frappants.
M.F.-Je ne connais pas ces cas en détail. Mais la seule explication logique que je vois est que ces pays se comportent sur le plan monétaire comme Si la Banque centrale n’existait pas. En principe, il est absolument nécessaire en matière monétaire, Si l’on veut éviter un complet contresens, de distinguer l’unification des monnaies, type Hong Kong (Luxembourg avec le franc belge ou encore Panama avec le dollar) où les partenaires du pays de référence renoncent purement et simplement à leur Banque centrale. Leur monnaie, même Si elle existe sur le papier - la monnaie de Panama s’appelle en principe le balboa et non pas le dollar - est en fait celle du pays de référence. Par contraste, beaucoup de pays dans le monde prétendent lier leur monnaie à une autre ; c’est le cas des pays qui, dans le cadre du Système monétaire européen, sont attachés au deutsche mark. Ils préservent, toutefois, l’existence de leur Banque centrale propre, ce qui prouve tout simplement qu’ils ne sont pas vraiment sérieux dans leur volonté de fusion monétaire puisqu’ils se gardent le moyen, sous la forme de leur institut d’émission, de reprendre éventuellement leur liberté monétaire Si la politique de la Banque centrale de référence ne leur convient plus.
Sur le papier, les Pays-Bas et l’Autriche appartiennent à cette catégorie des «  changes administrés «  qui est radicalement différente de l’unification monétaire même Si les apparences sont les mêmes. En pratique, tout se passe comme Si la Banque centrale des Pays-Bas et celle d’Autriche se comportaient vis-à-vis du deutschemark comme la caisse de conversion de Hong Kong se comporte vis-à-vis du dollar. C’est-à-dire de façon totalement passive. Il n’existe pas, semble-t-il, de politique monétaire néerlandaise ou autrichienne indépendante de celle de la Bundesbank. Ce qui explique la pérennité des taux de change. Dans d’autres cas, la situation est beaucoup moins nette parce que le petit pays, voisin du grand, n’abdique pas son indépendance monétaire. Pensez à la Suisse vis-à-vis de l’Allemagne ou au Canada face aux États-Unis (et qu’en serait-il si le Québec était indépendant?).
Or, la France, en principe, depuis la création du S.M.E. en 1979 et résolument depuis 1983, prétend se comporter monétairement à l’égard de l’Allemagne comme les Pays-Bas ou l’Autriche, tout en s’efforçant par le verbe de sauver les apparences d’un condominium monétaire franco-allemand. C’est un exercice d’équilibre qui n’est pas commode.
R.L.- Une monnaie a besoin d’un point d’ancrage. Il est nécessaire de maîtriser sa production par un mécanisme ou par un autre. Au XIXe siècle, pour le franc, c’était l’étalon-or Aujourd’hui, c’est à la recherche de la fixité du change avec le deutschemark que le gouvernement a recours pour assurer cette régulation. L’étalon deutschemark a remplacé l’étalon-or Est-ce inconcevable ?
M.F.- Ce n’est pas inconcevable mais c’est déconcertant. De même que Hong Kong a choisi de se lier au dollar, la France est libre d’attacher sa monnaie au deutschemark. C’est ce qu’elle fait avec une détermination digne d’un meilleur sort depuis dix ans. Ce qui revient à dire que les Français ont plus confiance dans la politique monétaire allemande que dans la leur propre. Je peux à la rigueur comprendre qu’un pays pratique une telle politique pendant un certain temps, mais qu’une nation de taille relativement importante et très sourcilleuse de sa souveraineté comme la France accepte de façon permanente de sacrifier son autonomie monétaire me paraît peu crédible. L’Allemagne, tout au long de son histoire, n’a pas toujours été un modèle d’orthodoxie monétaire. Elle a connu des hyperinflations, des dépressions, qui sait ce qu’il en sera dans l’avenir.
R.L.- Les défenseurs (à Paris) de la monnaie unique expriment l’espoir que ce système rendra la politique monétaire de la France moins dépendante de la Bundesbank qu’elle ne l’est actuellement car le pouvoir sera partagé au sein de la Banque centrale européenne.
M.F.- D’abord, la France est monétairement dépendante de la Bundesbank parce qu’elle le veut bien. La seule façon indiscutable de recouvrer la pleine souveraineté monétaire serait non pas de se fondre dans un organisme collectif mais de rompre avec l’attitude de soumission à l’égard du deutschemark. L’économiste Alain Cotta écrit : « L’idée de derrière la tête de nos inspecteurs des Finances est de déterminer « enfin », « eux aussi », la politique monétaire européenne, une fois l’unification réalisée. Cette ambition tient de l’arrogance ». Je crains qu’il n’ait raison. D’ailleurs, Si les autorités françaises ne se croient pas capables de mener une politique monétaire saine de leur propre chef, pourquoi croient-elles que leur action au sein de la Banque centrale européenne sera mieux inspirée ? Comme le dit un autre de vos économistes, Pascal Salin : « Ce qui est utile aux citoyens, ce n’est pas une monnaie unique, ce sont de bonnes monnaies, c’est-à-dire essentiellement des monnaies non inflationnistes ». A ce sujet, la libre circulation des capitaux et des monnaies constitue une condition plus décisive que la monnaie unique. Margaret Thatcher, elle aussi, distingue une Europe de nations indépendantes commerçant librement les unes avec les autres d’une Europe dominée par une bureaucratie centralisée qui prétend imposer ses règlements à l’ensemble des pays participants.
R.L.- Pascal Salin, que vous venez de citer condamne le concept d’intégration mis en œuvre par la Commission européenne, comme n’étant qu’une vaste politique de cartel s’exprimant en particulier par la fameuse «  harmonisation «  des politiques.
M.F.- J’approuve complètement. Il faut distinguer l’intégration par les marchés d’un côté, la seule intégration authentique aux yeux des libéraux, de l’intégration bureaucratique qui prétend mettre en place des soi-disant politiques communes dans le but déclaré de permettre la fusion des différentes économies nationales et qui aboutit à la négation de l’économie de liberté.
L’action de la France depuis l’origine, c’est-à-dire la signature du traité de Rome en 1957, a tendu à faire triompher cette conception étatique et le projet de monnaie unique représente une expression caractéristique de cette tendance. La démarche doit aboutir à la formation d’un super-État européen, mais c’est une logique abstraite qui me paraît avoir peu de chance de résister à l’épreuve des faits.
J’éprouve beaucoup de difficultés à comprendre pourquoi les Français, qui constituent l’un des peuples de la terre le plus attaché à son identité nationale, dont le patriotisme est proche du chauvinisme, pourquoi ce peuple croirait-il renforcer son autorité en se fondant dans un État multinational dans lequel il ne constituera qu’une minorité.
Revenons un instant à cette question centrale de la nécessité d’un point d’ancrage de la politique monétaire assurant la stabilité des prix. Une raison essentielle, semble-t-il, de l’opinion favorable dont bénéficie le Système monétaire européen en France tient au rôle décisif qu’on lui attribue dans la quasi-disparition de l’inflation dans un pays qui paraissait voué depuis 1914 à la dégradation monétaire. C’est une illusion d’optique car le recul de l’inflation est un phénomène mondial et non pas uniquement français ni même européen. Le S.M.E. n’explique pas le ralentissement profond de la hausse des prix aux États-Unis, au Chili, en Nouvelle-Zélande ou même en Grande-Bretagne. Ce phénomène général tient moins à la mise en œuvre de tel ou tel mécanisme qu’à un changement d’attitude de l’opinion vis-à-vis de l’inflation et aussi à la quasi-disparition des avantages que les gouvernements pouvaient attendre de la hausse des prix (les tranches d’imposition sont indexées et le marché mondial des obligations est extrêmement sensible à toute déviation monétaire).
R.L.- En 1984, à Paris, vous aviez, en effet, annoncé la probabilité de perspectives non inflationnistes à long terme dans le monde.
M.F.- Et le S.M.E. ne jouait aucun rôle dans cette appréciation. Ce mythe d’un S.M.E. indispensable à la victoire contre le laxisme monétaire vous aura coûté très cher en entretenant la confusion entre discipline monétaire française et soumission à la règle allemande dans ce domaine.
R.L.- Supposons que la Banque centrale européenne soit effectivement instituée en 1999. Comment voyez-vous le système fonctionner ?
M.F.- Je ne me pose guère la question car je crois qu’en quelques années au plus le système s’effondrerait. Comme se sont effondrées toutes les tentatives semblables depuis cinquante ans ?
R.L.- Mais n ‘expliquez-vous pas que la différence entre une entreprise privée et une institution publique réside dans le fait que, en cas d’échec, la première disparaît tandis que la seconde continue et, au besoin, se développe ?
M.F.- Pas dans ce cas. Le projet paraît Si contraire à la tendance politique fondamentale que je ne crois pas même à la possibilité d’une survie artificielle. Je considère le patriotisme français comme une force politique fondamentale. De même que le nationalisme italien ou britannique. Je ne peux pas croire que la Grande-Bretagne soit prête à sacrifier la Banque d’Angleterre, une institution vieille de trois cents ans, sur l’autel de la monnaie unique.
R.L.- La Grande-Bretagne a renoncé à des traditions qu’on aurait pu croire impérissables. Elle a décimalisé son système monétaire, elle a accepté le tunnel sous la Manche, surtout, elle est entrée dans le Marché commun européen en 1972. Pourquoi pas un renoncement supplémentaire ?
M.F.- C’est vrai. La Grande-Bretagne a accepté bien des choses que je n’aurais pas cru possible qu’elle acceptât. Mais il y a des limites à ces renoncements. Je ne vois pas la vieille dame de Threadneedle Street (la Banque d’Angleterre) être jetée par-dessus bord afin de faire place à l’union monétaire avec l’Allemagne. Le Royaume-Uni est entré dans le Marché commun, mais il semble n’avoir jamais cessé de le regretter depuis lors. Si un référendum était organisé sur ce sujet, je ne suis pas certain que les partisans de l’Europe l’emporteraient. Pas plus qu’en Allemagne d’ailleurs. Mais les gouvernements de nos pays ne sont pas vraiment démocratiques.
R.L.- En France, nous avons eu, en septembre 1992, ce référendum que vous évoquez. Vous connaissez le résultat : le traité de Maastricht a été approuvé par 51 % des voix contre 49%.
M.F.- Je trouve démentiel un système politique qui permette une modification aussi fondamentale de l’équilibre politique de la nation que celle prévue par le traité de Maastricht au bénéfice d’une majorité aussi courte que 51 contre 49 ! Il faudrait une majorité massive, proche de l’unanimité, pour que le système ait une chance de fonctionner. Cette approbation, plus que chichement mesurée, présente toutes les apparences d’un «  oui «  de politesse qui n’engage, au fond, personne et dont les promoteurs du projet, eux-mêmes, ne sont pas sûrs de la consistance. Il me semble qu’il existe des cas évidents où la règle de la majorité simple ne devrait pas suffire. Si 51 % des électeurs votent en faveur de la mise à mort des 49 autres %, faut-il obéir à ce verdict ?
R.L.- Les avocats du projet de monnaie unique lui prêtent divers avantages :
• les exportateurs français n ‘auront plus à craindre les dévaluations compétitives comme celle, par exemple, de la livre sterling depuis 1992 ;
• la monnaie unique sera une bonne monnaie qui permettra la baisse des taux d’intérêt ;
• elle supprimera l’incertitude inhérente aux changes flottants ;
• elle libérera l’Europe de la tutelle du dollar.
Quels commentaires vous inspirent ces affirmations ?
M.F.- Sur le premier point, la livre sterling flotte vis-à-vis des monnaies du Système monétaire européen, mais je ne vois pas que l’on puisse parler de dévaluation compétitive puisque la Banque d’Angleterre n’a fixé aucun taux de change à sa monnaie et ne vend pas, que je sache, du sterling sur le marché pour le faire baisser. En tout état de cause, les pays européens que vos commentateurs accusent de dépréciation compétitive risquent de ne pas participer à la monnaie unique. Celle-ci ne changera donc rien à la situation existante. Deuxième point : la monnaie unique ne dérogera pas à la règle commune sous le prétexte qu’elle est « unique ». Elle sera, comme toutes les monnaies, bonne ou mauvaise, c’est-à-dire inflationniste ou pas, suivant la façon dont elle sera gérée. Si, comme certains de ses promoteurs en ont la tentation, elle représentait une sorte de qualité moyenne par rapport aux différentes monnaies qui la composent, elle serait automatiquement moins bonne que certaines de celles-ci ; moins bonne que le deutschemark en particulier. Il y aurait recul et non pas progrès par rapport à la situation actuelle. Troisième point : la fusion des monnaies supprime évidemment l’incertitude de change entre les monnaies concernées. Mais pour l’instant, nous n’en sommes pas là. Nous nous trouvons en présence d’un système de changes administrés ou encore de flottement impur, c’est-à-dire comportant l’intervention constante des banques centrales. Vue sous cet angle, l’affirmation des défenseurs de la monnaie dite unique ne constitue que la reprise des arguments traditionnels contre les changes flottants et en faveur des changes administrés. Dans un article publié en 1953, «  The case for flexible exchange rate « , je réfutais déjà ces arguments. Il se trouve que le livre contenant cet article vient de paraître dans sa traduction française (1).
Je continue d’adhérer pleinement à l’analyse théorique que je formulais il y a plus de quarante ans. Je me contenterai ici de dire que les changes administrés n’éliminent en rien l’incertitude, tout au plus en modifient-ils la forme. Quant au dernier point, l’euro comme monnaie de réserve ? Soit, mais quel bénéfice les européens croient-ils qu’ils retireraient de cette promotion ? Les États-Unis ne tirent guère avantage du fait que le dollar constitue la monnaie de réserve internationale. Le Japon, a contrario, a-t-il souffert du fait que le yen ne sera pas monnaie de réserve ?
Ne vous méprenez pas, je n’ai rien en soi contre la perspective d’une monnaie unique en Europe. Si les institutions politiques sont adaptées, la monnaie unique comporte assurément quelque mérite. Mais, même sur ce point, nombre de commentateurs se font des illusions sur les avantages économiques à attendre d’une telle innovation. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’époque où il y avait une monnaie unique en Europe qui était l’étalon-or. D’abord la période d’authentique étalon-or dans le monde a été courte, au plus de 1879 à 1914. Ensuite, durant cette période, des crises répétées ont sévi aux États-Unis, en Grande-Bretagne et même en France. Les fluctuations cycliques durant la période de l’étalon-or furent plus marquées qu’elles ne l’ont été depuis cette période. Aux États-Unis, la grande dépression, elle-même, s’est produite alors que le pays était encore sous l’étalon-or. Une monnaie unique, qu’il s’agisse de l’étalon-or ou d’une monnaie fiduciaire, ne constitue pas par elle-même une garantie contre la déflation. Contre l’inflation non plus, nous l’avons dit, Si la monnaie unique est mal gérée.
R.L.- J’aimerais à ce propos vous lire un commentaire d’un des avocats de la monnaie unique, M. Paul Mentré, inspecteur des Finances et proche de l’ancien président de la République, M. Valéry Giscard d’Estaing : «  Une des raisons de la fragilité du dollar est le surdimensionnement de son rôle en matière de placements internationaux. Une monnaie unique européenne... contribuera à un meilleur équilibre global au service de l’activité et de l’emploi « . Cette citation vous inspire-t-elle à votre tour un commentaire?
M.F.- Je ne comprends pas ce que cela veut dire. Le dollar ne me parait pas du tout fragile. En quoi l’est-il ?
R.L.- Il a beaucoup baissé vis-à-vis du yen et du DM. Les phrases citées sont extraites d’un article paru dans Le Figaro du 31 mars 1995 à l’époque où le taux de change de monnaie américaine chutait vis-à-vis des deux autres monnaies mentionnées, à la suite de la crise mexicaine et de l’aide apportée par les États-Unis à leur voisin.
M.F.- Le dollar ne baisse plus. Demain, peut-être, il remontera. Mais admettons l’argument de la baisse : ce fait est-il plus significatif que la supériorité du niveau de vie des États-Unis par rapport à la France, elle-même reflet de la persistance d’une productivité plus grande de la première citée de ces économies par rapport à la seconde ? La baisse d’une monnaie A par rapport à une monnaie B n’est pas nécessairement une marque de faiblesse de l’économie dont la monnaie baisse. Pas plus que la hausse de la monnaie B par rapport à A n’est en soi un signe de vitalité. La variation des deux monnaies l’une par rapport à l’autre exprime un phénomène monétaire qui n’a rien à voir avec la force relative des deux économies en présence.
En mars 1995, c’est le yen qui était fragile à cause du niveau trop élevé qu’il avait atteint par rapport au dollar. Cette surévaluation ne pouvait se maintenir et effectivement elle n’a pas tenu. J’ai personnellement gagné de l’argent en vendant du yen à court terme. Quand une monnaie baisse par rapport à une autre, pourquoi qualifier de «  fragile » la première et non pas la seconde ? La baisse d’une monnaie par rapport à une autre est-elle nécessairement un événement négatif ?
R.L.- Pas nécessairement, en effet, pour le pays dont la monnaie baisse, répondront vos contradicteurs. Mais il n’en va pas de même pour ses partenaires commerciaux.
M.F.- Si le dollar s’effondre, vous pouvez acheter des produits américains très bon marché. Où est le préjudice ?
R.L.- Vous présentez le point de vue des consommateurs alors que vos contradicteurs pensent à celui des producteurs. Ils diront que si le producteur perd son emploi, il ne peut plus être consommateur. A quoi bon des produits importés à bas prix si on ne peut plus les acheter ?
M.F.- La réponse facile et décisive à ce type de raisonnement est fournie par l’Histoire. La révolution industrielle au Fixe siècle a provoqué des déplacements importants de personnes et de capitaux entre les pays alors développés (Europe) et les pays qui ne l’étaient pas (en particulier les États-Unis), ce que les commentateurs que vous citez craignent aujourd’hui. Les travailleurs anglais, les plus concernés, ont-ils souffert les maux (chômage, salaire réel diminué) que l’on attribue à cette concurrence ? En fait, le résultat fut le développement du bien-être pour des centaines de millions d’êtres humains répartis sur la surface du globe.
Je ne crois pas du tout que le dollar soit «  fragile « . C’est une monnaie forte et l’une de ses forces tient à sa capacité de fluctuer sans que ces fluctuations ne provoquent de craintes particulières. Sa volatilité est une force et non une faiblesse parce qu’il permet à l’économie américaine de s’ajuster plus rapidement à des circonstances changeantes. Cette volatilité évite d’autres formes d’ajustement qui seraient plus pénibles. Le critère essentiel de la «  solidité «  d’une monnaie réside dans la stabilité des prix dans le pays concerné. A ce titre, la performance américaine depuis plus de dix ans, avec une hausse de prix de l’ordre de 3 % par an et aucun signe d’accélération, est satisfaisante. Aussi longtemps que ce résultat subsiste, il n’y a pas à se préoccuper de la variation du dollar par rapport aux autres monnaies. C’est au marché des changes seul qu’il incombe de fixer la valeur relative des monnaies les unes vis-à-vis des autres.
R.L- Je voulais surtout obtenir votre opinion concernant la deuxième phrase du texte de M. Mentré où il exprime l’espoir qu’il met dans la monnaie unique comme facteur d’un meilleur équilibre économique dans le monde.
M.F.- Je ne vois pas du tout ce que cela peut vouloir dire. Non, je ne le vois vraiment pas. Le problème ne concerne pas je ne sais quel «  équilibre global « , il concerne la situation concrète des Français, des Allemands, des Suédois, des Italiens, etc. Comparé à ces nations charnelles, existe-t-il une entité que l’on puisse qualifier de globale ? Que signifie «  équilibre «  ? Faut-il entendre que les exportations doivent être égales aux importations pour chacun des pays du monde ? N’est-il pas approprié que certains pays épargnent plus qu’ils n’investissent et soient donc exportateurs de capitaux ?
R.L.- D’autres partisans français de la monnaie unique, professeurs d’économie, soulignent que le système actuel entretient l’incertitude.
M.F.- Le cimetière est le seul endroit où l’on échappe à l’incertitude. Celle-ci est-elle néfaste lorsqu’elle est liée à une évolution progressive et dynamique? Le mal central dont souffre l’Europe depuis cinq ou dix ans consiste en un excès de certitude ou de sécurité. Trop de sécurité en ce qui concerne le salaire, trop de sécurité en ce qui concerne l’emploi. Pas assez d’incertitude, c’est-à-dire pas assez de flexibilité. L’incertitude est un ingrédient indispensable au progrès. Ce dont vous souffrez, ce n’est pas d’un excès d’incertitudes mais d’un trop plein de clichés, de phrases convenues, de sophismes. Le texte que vous me soumettez me parait parfaitement creux.
R.L.-Vous n’êtes pas opposé cependant à la stabilité du Système monétaire international ?
M.F.- Stabilité ne signifie pas rigidité. De plus, Si les différents pays appliquent des politiques monétaires non inflationnistes, la stabilité des taux de change s’ensuivra.
R.L.- L’inflation est réduite depuis plus de dix ans dans les pays occidentaux, pourtant les changes ont continué d’être chahutés.
M.F.- La volatilité a beaucoup diminué. Les crises de change les plus marquées que l’on a connues dans le cadre du Système monétaire européen en 1992 et 1993, ou dans le cas mexicain en 1995, ont eu pour origine la volonté de maintenir des changes fixes contre la tendance profonde du marché.
R.L.- La politique de change fixe entre le franc et le DM menée par la Banque de France est constamment qualifiée en France de «  monétarisme « . Voici un exemple : «  C’est le monétarisme absolument dément pratiqué par nos autorités monétaires depuis cinq ans - en l’occurrence une véritable diminution de notre masse monétaire certaines années - qui explique la hausse non moins démente de nos taux d’intérêt réel « . Approuvez-vous cette analyse ?
M.F.- Permettez-moi de réécrire ce texte de la façon suivante : «  C’est l’insistance démente mise par la Banque de France à lier le franc français au deutschemark à un taux déterminé qui a obligé cet institut d’émission à réduire (ou à accroître) la masse monétaire de temps à autre et à maintenir des taux d’intérêt réels très élevés « . Cette politique n’a rien à voir avec le monétarisme qui consiste dans l’affirmation, sur le plan théorique, d’une étroite corrélation entre la quantité de monnaie et le niveau des prix et, dans l’affirmation complémentaire que l’évolution de la quantité de monnaie constitue le meilleur guide de la politique économique d’un pays. En aucun cas, le monétarisme ne consiste à affirmer que la politique économique d’un pays doit être fondée sur le maintien d’un taux de change fixe avec un autre pays. La politique suivie par la Banque de France est celle des changes administrés. La qualifier de monétarisme constitue un contresens absolu.
Au fond, l’expression «  politique du franc fort «  constitue un bel exercice d’autosuggestion. Bien loin de traduire, comme les termes semblent l’indiquer, une inébranlable confiance en soi, elle parait plutôt refléter un étrange complexe d’infériorité en matière monétaire ; complexe qui s’efforce de se dissimuler sous un vocabulaire avantageux mais quelque peu dérisoire.
N’est-ce pas vous-même qui m’aviez fait remarquer qu’en dehors du bref épisode du franc Poincaré, dont le succès, incidemment, fut beaucoup plus dû à l’exceptionnelle autorité du gouverneur de la Banque de France de l’époque, Emile Moreau, qu’à Poincaré lui-même, la France depuis 1914, et surtout depuis 1936, aura successivement accroché sa monnaie à la livre sterling jusqu’en 1940, au dollar jusqu’en 1972 et, depuis, au deutschemark ? Comme Si elle se sentait incapable par elle-même de résister aux sirènes de l’inflation. Si j’étais Français, je n’accepterais pas cette autoflagellation.
R.L.- A ce sujet, voyez-vous un parallèle entre la politique du franc fort suivie depuis plusieurs années et la politique de déflation menée de 1931 à1936 dans l’espoir de maintenir la parité du franc non pas, à l’époque, avec telle ou telle monnaie mais avec l’or ?
M.F.- Tout à fait. Il est frappant, dans ce contexte, de constater la permanence de certaines attitudes monétaires dans la vie des nations. Je n’ai jamais mieux compris les querelles à propos de la politique monétaire internationale au cours des années 60, en particulier la politique du général de Gaulle à l’égard de l’or et du dollar, qu’en lisant les mémoires du gouverneur Moreau relatant ses relations avec les Britanniques et les Américains de 1926 à1930. En ce qui concerne le politique déflationniste de la France dans la première moitié des années 30, l’épilogue n’en fut pas heureux et je crains que, sous une autre forme, il n’en aille de même cette fois-ci.
R.L.- Vous n’attribuez pas, je présume, au franc fort la responsabilité totale ou même principale des 12 % de chômage que connaît la France, n’est-ce pas ?
M.F.- Non. Comme dans pratiquement tous les pays de la planète, on retrouve en France les maux qui caractérisent nos économies modernes, à des degrés divers il est vrai : niveau trop élevé des dépenses publiques en raison des débordements de l’Etat-providence, 54 % en France d’après ce que j’ai lu dans un rapport de l’OCDE, abus des réglementations, rigidité excessive du marché du travail, système éducatif en pleine décadence : il faut arrêter de produire des diplômés qui ne savent souvent ni lire, ni écrire, ni compter.
Toutefois, à ces maux s’ajoute un élément qui, lui, est proprement français et pour cela attire l’attention perplexe voire médusée des observateurs extérieurs dans mon genre : cette bizarre politique du franc fort qui a aggravé vos difficultés structurelles depuis dix ans et qui rend dérisoires les déclarations pathétiques et les efforts sporadiques du gouvernement français contre le sous-emploi.
Vous savez, l’effort des pays européens pour établir une monnaie unique me suggère une comparaison qui, à première vue, peut paraître lointaine mais que je crois très éclairante : l’établissement d’une langue commune pour surmonter l’obstacle représenté par la diversité linguistique ; obstacle au moins aussi sérieux que celui constitué par la diversité monétaire.
Personne, pourtant, n’a suggéré d’entamer des négociations destinées à établir une langue commune ni l’adoption de règlements par la Commission européenne tendant à assurer l’utilisation de cette langue et l’amélioration de ses caractéristiques.
Certains pays, en particulier la France, s’efforcent à une maîtrise administrative du développement de leur langue afin d’empêcher l’introduction de mots étrangers. Mais sans grand succès.
Pourtant, l’Europe est bien plus proche aujourd’hui de la langue commune que de la monnaie unique. En dépit de l’opposition française, l’anglais est devenu la langue des échanges intra-européens.
Non pas à cause d’accords intergouvernementaux ou de sommets à Maastricht, mais simplement par la libre décision des personnes engagées dans ces échanges et qui ont constaté que l’anglais représentait la plus utile seconde langue à maîtriser.
Très exactement le processus même de coopération volontaire et d’échange qui rend l’économie de marché Si efficace dans l’utilisation des ressources.
Rien ne garantit que l’anglais demeurera indéfiniment la langue commune. Pendant des siècles, ce fut le latin et ensuite le français. Si les conditions changent, une autre langue remplacera peut-être l’anglais comme le français avait succédé au latin. On peut sans doute me chicaner sur des détails, mais mon message central demeure : l’évolution linguistique a été le fruit de changements spontanés et graduels et non pas de la mise en oeuvre d’un plan gouvernemental.
Pourquoi ne pas procéder de la même façon avec les monnaies ? Que chaque pays conserve sa monnaie librement échangeable avec les autres monnaies au taux de change que les parties à la transaction choisissent d’utiliser (autrement dit, par recours aux taux de change flexibles).
Et qu’une monnaie commune s’impose de la même façon que la langue commune s’est imposée : par coopération volontaire. Le marché assure de bien meilleures chances de succès que la politique.
R.L.- Vous vous êtes exprimé en toute liberté. Mais sur ce sujet de la probabilité de la monnaie unique en Europe, nombre de vos collègues économistes américains font preuve du même scepticisme que vous. Au point que les Français, partisans de cette monnaie unique, dénoncent un «  complot anglo-saxon «  destiné à démolir un projet qui ferait ombre à la prééminence américaine. Que répondez-vous ?
M.F.- Il n’existe pas plus de conspiration contre l’Europe qu’il n’y en a afin d’établir l’anglais comme langue universelle.
Comme vous le savez, j ‘ai de profonds désaccords avec nombre de mes collègues américains et je ne ménage pas mes critiques à l’égard de la politique économique américaine. En particulier en ce qui concerne l’excès de réglementations, de dépenses publiques et de décisions de caractère protectionniste. Il se trouve, cependant, que la plupart des économistes américains, et sur ce point je partage leur jugement, considèrent que les économies anglo-saxonnes s’adaptent mieux à la concurrence mondiale que les pays européens ; les États-Unis surtout mais aussi la Grande-Bretagne. Vous avez le droit de ne pas partager ce jugement mais vous auriez tout à fait tort de croire qu’il est fondé sur une volonté de vous nuire. Il n’y a pas parmi les économistes américains d’hostilité personnelle à l’égard de la monnaie unique.
Il n’y a rien d’autre qu’un scepticisme de caractère professionnel à l’égard de la viabilité du projet. S’il y a complot c’est celui d’une même réaction intellectuelle devant un problème donné. Mon scepticisme à l’égard du projet européen n’est pas récent. Dès 1950, me trouvant comme consultant à Paris dans le cadre du plan Marshall, j’exprimais dans un rapport la conviction qu’une véritable unification économique européenne, entendue comme un marché libre, n’était possible qu’avec un système de changes flottants.
Déjà à l’époque, j’avais exclu la possibilité d’une fusion des monnaies parce que politiquement irréalisable. Une Banque centrale européenne ne se conçoit que dans le cadre des États-Unis d’Europe. Or, un de mes éditoriaux dans le magazine Newsweek en l 973 expliquait pourquoi je ne croyais pas à la réussite de ce projet. Je me référais à un texte d’un des fondateurs de la République américaine, Alexander Hamilton, texte publié dans ses célèbres Federalist papers en 1787 ou 1788. J’avais été frappé par le fait que la critique adressée par Hamilton à la première forme de l’Union américaine, une confédération d’États, valait également pour la Communauté européenne dont la structure politique correspondait, et correspond toujours, à celle de la Confédération américaine de 1787. Pour créer une vraie nation européenne, il faudrait instituer un gouvernement dont l’autorité se substituerait à celle des nations existantes.
«  Mais, écrivais-je en 1973, les loyautés nationales sont beaucoup plus fortes dans les pays du Marché commun qu’elles ne l’étaient dans les treize États de la Confédération américaine et les différences culturelles beaucoup plus grandes. Les treize États n’acceptèrent de se fédérer qu’après un âpre combat et à une courte majorité. Il y a peu de chance pour que les pays du Marché commun acceptent une pareille limitation de leur souveraineté « .
En ce qui concerne plus précisément la création d’une Banque centrale européenne, mes sources sont également anciennes puisqu’il s’agit du célèbre livre Lombard Street (1873) du fondateur de l’hebdomadaire The Economist, Walter Bagehot. L’auteur explique que les institutions monétaires ne se sont pas créées du jour au lendemain ; elles se développent au fil du temps. Vous pouvez établir toutes les institutions que vous voulez sur le papier avec toutes les conditions possibles et toutes les précisions opérationnelles voulues. Mais vous pouvez aussi être assuré que la réalité ne répondra pas à vos anticipations. Si vous fondez une autorité supranationale baptisée Banque centrale indépendante, vous constaterez à l’expérience que l’indépendance n’est pas quelque chose que l’on impose de l’extérieur, elle se gagne avec le temps.
Si je complote, c’est donc pour le réalisme et contre les illusions onéreuses, pour la démocratie et contre l’oligarchie bureaucratique, pour la liberté et contre l’étatisme destructeur. Et ce complot présente la particularité de se dérouler à livre ouvert.





Un cours d’économie politique sur les bords du Pacifique
Entretien avec Milton Friedman
Monsieur le professeur, avez-vous un message que vous souhaiteriez adresser aux journalistes français qui vous rendent visite ici à Sea Ranch aujourd’hui ?
Oui, j’en ai un. Je voudrais leur demander pourquoi leur gouvernement s’entête dans une politique monétaire qu’on ne peut qualifier autrement que de suicidaire. Mais il faut mettre cette remarque dans une perspective historique. La France a connu une remarquable période de croissance de 1945 à 1973. Avant la seconde guerre mondiale, le revenu moyen par tête en Grande-Bretagne était environ le double de celui de la France. A la fin des années soixante, c’est la France dont le revenu par tête était devenu le double de celui de la Grande-Bretagne.
Comment s’explique ce spectaculaire retournement ? Par le contraste entre la politique de stricte réglementation étatique suivie par la Grande-Bretagne de ces années d’après-guerre comparée à la situation française où une réglementation tout aussi tatillonne existait sur le papier, mais était largement ignorée dans la pratique quotidienne, ma femme et moi avons pu le constater au cours d’un voyage en 1947. Il n’est pas exagéré de dire que, dans l’après-guerre, le marché noir a sauvé la France de la stagnation économique. Mais l’étatisme n’a cessé de se développer en France. Au point qu’aujourd’hui les dépenses publiques représentent 55 % du produit national contre 35 % en 1965. C’est un renseignement que je tiens du dernier rapport de l’OCDE sur la France que vous m’avez fait parvenir et que, par ailleurs, j’ai trouvé parfaitement illisible. Devant une telle évolution, il ne faut pas s’étonner que la croissance se soit fortement ralentie.
A cette évolution s’ajoute le fait qui me frappe bien plus encore et que j’ai mentionné en commençant, à savoir l’erreur cardinale que commet la France en persistant à lier sa monnaie au mark allemand. A ce sujet, j’avance devant vous une prévision : il n’y aura pas de monnaie commune en Europe, pas plus en 1997 qu’en 1999 ou encore en 2002 ou même en 2010.
Pourquoi ?
Parce que c’est une idée fausse.
Ce n’est pas une raison suffisante. Les gouvernements n’aiment-ils pas les idées fausses?
C’est vrai. Mais celle-ci ne suivra pas parce que le gouvernement français ne voudra pas abolir la Banque de France. Pas plus que le gouvernement allemand n’acceptera de voir disparaître la Bundesbank ou le gouvernement italien, la Banque d’Italie. Et Si ces différentes banques centrales ne disparaissent pas, ou toutes sauf une, on en reste au système monétaire européen actuel de taux de change administrés qui n’est que la version européenne de l’ancien système de Bretton Woods, lequel ambitionnait pour sa part d’instituer une fixité mondiale des changes. La version européenne échouera, comme son modèle mondial l’a fait il y a plus de vingt ans aujourd’hui. Il existait une monnaie unique en Europe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe sous la forme de l’étalon or, et il serait théoriquement possible de revenir à ce système. Mais Si l’étalon or était possible en 1890 lorsque l’État dépensait 10 % du revenu national, il ne l’est plus aujourd’hui avec un État absorbant jusqu’à 50 ou 60 % de ce revenu national, avec en plus l’existence d’une banque centrale dans tous les pays. Il existe une différence énorme entre une monnaie unique et un ensemble de monnaies liées les unes aux autres par des taux de change administrativement fixés. Les États-Unis ont une monnaie unique, Hong Kong et Panama, qui n’ont pas de banque centrale, ont unifié leur monnaie avec celle des États-Unis. De son côté, l’accord de Bretton Woods, de 1945 à 1971, prévoyant que les pays, participants s’engageaient à maintenir fixes les taux de change de leur monnaie respectives. Plus exactement, chacune des monnaies devait rester fixe par rapport au dollar qui lui-même serait maintenu au taux de 35 dollars pour une once d’or. C’était le système de l’Étalon dollar-or. En fait, de nombreuses modifications de fait se produisirent durant la durée de ce système, affectant, par exemple, le franc et la livre sterling. Autrement dit, ce ne fut pas le système de changes fixes que les fondateurs avaient cru mettre sur pied. Autre exemple historique : le système de l’Union Européenne des Paiements organisé dans le cadre du Plan Marshall et qui a, lui aussi, disparu. Il est impossible de citer un exemple de changes administrés de la sorte et qui ait réussi à se maintenir, et cette série ininterrompue d’échecs s’explique aisément : aucune nation n’est prête en dernière analyse à laisser déterminer sa politique monétaire interne par l’engagement de maintenir fixe le taux de change de sa monnaie. Pourtant, depuis cinq ans, la France s’y essaie avec une passion incroyable. Et avec quel résultat, je vous le demande ! Certes, cet entêtement ne constitue pas la raison principale des 11 % de chômage que vous enregistrez. Cette raison, il faut la chercher du côté des rigidités salariales et administratives et de l’abus des réglementations qui étouffent l’économie.
Sans oublier la fiscalité ?
Non, bien sûr, mais essayer de maintenir fixe le change du franc par rapport au mark est une politique aberrante. Le moment-clé était constitué par l’unification allemande. Avant cette unification, l’Allemagne de l’Ouest était un pays exportateur de capitaux dont environ 70 % allaient vers les pays du Marché Commun. En fait, l’Allemagne finançait le déficit de la balance des paiements courants de ses partenaires européens. A la suite de l’unification, les capitaux allemands, au lieu d’aller vers l’Europe, ont été dirigés vers l’ancienne RDA et de ce fait l’Allemagne unifiée est devenue un importateur de capitaux. Mais ce changement entraînait une conséquence fondamentale pour les taux de change, dans la mesure où un taux du mark approprié pour un pays exportateur de capitaux ne l’était plus Si ce même pays en devenait importateur. Ou encore, l’Allemagne qui avait jusqu’à l’unification un excédent de paiements courants voyait cet excédent se transformer en déficit à la suite de l’unification. Il fallait donc un renchérissement du prix des marchandises allemandes pour les étrangers et un abaissement du prix des marchandises étrangères pour les Allemands. Une politique d’inflation en Allemagne aurait permis d’atteindre ce résultat, mais les Allemands n’en voulaient pas. Une autre possibilité, celle qui s’imposait, consistait à modifier les taux de change entre les pays européens. De fait, la Grande-Bretagne et l’Italie, après deux ans de déflation, se sont ralliés à cette solution en septembre 1992. La France a commis l’énorme erreur de ne pas suivre leur exemple et persévère dans cette erreur. D’où la question que je me permettais de vous poser en commençant : Comment vous, Français, avez-vous pu vous comporter de façon aussi stupide dans cette affaire ?J’ai l’habitude de faire référence aux tendances suicidaires des hommes d’affaires dans la mesure où ceux-ci ne manquent jamais de soutenir des politiques économiques qui ont pour résultat ultime d’être contraires à leurs intérêts. De même dans le cas qui nous occupe, je suis conduit à évoquer la tendance suicidaire d’une nation, la vôtre en l’occurrence.
Cette politique monétaire que vous condamnez n’est pas tant le fait du gouvernement que de la banque de France qui est indépendante ?
Une banque centrale n’est jamais vraiment indépendante. Pas plus en France qu’aux États-Unis ou en Allemagne. Cette indépendance n’existe que tant que tout se passe bien. Que survienne une crise, et elle disparaît. Mon opinion sur la viabilité du système monétaire européen n’a donc rien à voir avec le statut formel de la Banque de France. Cette opinion est aussi loin d’être nouvelle puisqu’elle s’est exprimée pour la première fois dans un article écrit en 1950 à la suite d’un séjour de trois mois en France au titre du plan Marshall. Interrogé sur les chances de succès de la communauté européenne du charbon et de l’acier, j’avais conclu que cette communauté - ancêtre du Marché Commun - ne pouvait réussir qu’à condition de laisser les monnaies des pays participants libres de flotter les unes par rapport aux autres. C’était la seule façon de pouvoir combiner le maintien inévitable de l’indépendance des politiques économiques de chacun de ces pays avec la libre circulation des biens et des services entre eux. De cette expérience, j’avais tiré un essai intitulé Plaidoyer pour les changes flottants et inclus dans un recueil de textes sur l’économie positive, recueil publié en 1953, il y a donc plus de quarante ans, et qui vient d’être traduit en français avec une introduction de Pascal Salin. Or, cet essai sur les changes flottants a, à mes yeux, gardé toute son actualité. L’expérience depuis cette époque a renforcé les convictions que j’exprimais alors.
Quelle analyse faites-vous de la crise du dollar ?
Il n’y a pas de crise du dollar. Il y a une crise du yen, certainement. Mais pas du dollar. Pourquoi qualifier de crise du dollar le fait que le Japon nous fournit toutes sortes de produits agréables, automobiles, téléviseurs, etc., et accepte en échange une collection de billets verts que nous produisons à très peu de frais, billets que les Japonais échangent ensuite à leur tour contre certains de nos actifs à des prix considérablement surévalués ? Dans les dix dernières années, le Japon a contribué plus que toute autre nation à faire de nombre d’Américains des millionnaires en dollars. Nous avons énormément profité de notre déficit de balance des paiements avec le Japon.
Mais pourquoi dites-vous qu’il y a une crise du yen ?
Oui, l’économie japonaise est vraiment ce que l’on peut appeler en crise. Et cette crise trouve aussi son origine dans une affaire de taux de change. Je fais référence à l’accord du Louvre (de février 1987) qui constitue la date cruciale. Le Groupe des 7 (ministres des Finances des sept pays les plus industrialisés) a décidé que le dollar avait assez baissé et devait être amarré à une nouvelle parité avec le yen et le mark. La banque centrale du Japon se mit donc à acheter des dollars en quantité nécessaire avec des yens pendant quelque six mois. Cette politique monétaire inflationniste aurait dû provoquer une hausse généralisée des prix au Japon. Curieusement, ce n’est pas exactement ce qui s’est produit. L’excès de pouvoir d’achat se dirigeapour l’essentiel vers l’immobilier et la Bourse, provoquant une véritable bulle financière. Après un an ou deux, la Banque centrale du Japon décida de mettre le frein à cette bulle qui, effectivement, explosa. La Bourse de Tokyo perdit plus de la moitié de sa capitalisation. Mais la Banque du Japon a suivi depuis lors une politique particulièrement restrictive et en conséquence l’économie japonaise a bel et bien connu l’équivalent de la dépression américaine de 1929 à 1933. Peu de gens prennent conscience du degré de dépression enregistré par le Japon ces dernières années parce que les autorités du pays en ont dissimulé l’étendue exacte. Par exemple, le niveau de chômage effectif est considérablement sous-estimé en raison des garanties de non licenciement officiel. Mais Si le Japon comptait ses chômeurs comme on le fait aux États-Unis ou en France, le niveau actuel serait du même ordre que chez nous ou même que chez vous.Dans ces circonstances, le yen a monté par rapport au dollar à un niveau insoutenable. Il est facile de le montrer. Au niveau maximum atteint de 80 yens pour un dollar, le revenu moyen par tête au Japon se trouvait estimé au double de celui de l’Américain moyen. Personne ne peut croire que ce rapport reflète la réalité ! Déjà, la valeur du yen a baissé puisque nous en sommes ces jours-ci (novembre 1995) à environ 100 yens pour un dollar. Mais elle baissera encore puisque, pour que le revenu par tête au Japon revienne au même niveau que celui des États-Unis, il faudrait un dollar à 140 yens. Donc, il existe une bonne marge de hausse du dollar. Mais Si j’ai confiance dans mon jugement sur la tendance, je suis, en revanche, incapable de vous dire quand celle-ci se manifestera.
Portez-vous le même jugement en ce qui concerne la relation entre le mark et le dollar ?
Pour l’essentiel, oui. Le dollar est également très sous-évalué par rapport à la monnaie allemande et à celles qui lui sont liées. J’imagine qu’il suffit pour vous qui voyagez aux États-Unis d’entrer dans un quelconque Drugstore ou supermarché pour vous convaincre du bon marché actuel du dollar par rapport à votre monnaie.
Mais n’établissez-vous pas de rapport entre cette faiblesse du dollar et le déficit budgétaire des États-Unis ?
Je ne dirai pas qu’il n’y ait pas de relation, mais elle n’est pas très étroite. De 1981 à 1985, le dollar s’était apprécié de 50 à 60 % ; or, le déficit budgétaire était plus important qu’il ne l’est actuellement en termes de revenu national. De 1985 à 1990, le dollar s’est déprécié et nous avons continué d’avoir un déficit budgétaire. Comment pouvez vous dans ces conditions établir une relation étroite entre ces deux variables?On prétend que le déficit budgétaire agit sur la balance des paiements par l’intermédiaire de son action sur le taux d’intérêt. Mais le taux d’intérêt est un phénomène mondial et non pas exclusivement américain. Aucune étude sérieuse ne montre de relations étroites entre le déficit budgétaire américain et le taux d’intérêt.
Le déficit budgétaire américain ne vous inquiète donc pas ?
Non. Ce sont les dépenses budgétaires qui m’inquiètent. Pas le déficit. Je préférerais avoir des dépenses étatiques atteignant i 000 milliards avec un déficit de 500 millions que des dépenses de 2000 milliards sans déficit. Car c’est le total de ces dépenses qui constitue la charge que supportent les citoyens américains. Si les dépenses s’élèvent à 2000 milliards et les rentrées fiscales à 1 500 milliards, qui donc paie les 500 milliards de différence, une fée ou le père Noël ? En fait, le déficit de 500 milliards représente une forme dissimulée d’imposition qui s’exprimera ou par l’inflation ou par la réduction de l’investissement privé provoquée par l’accroissement de l’endettement public.La cause principale du déficit de la balance des paiements courants tient à l’efficacité de l’économie américaine et non pas à son déficit budgétaire. Les étrangers préfèrent investir aux États-Unis plutôt que dans leur propre pays. Et la simple loi authentique de la balance globale de paiements fait que ces étrangers ne peuvent investir chez nous sans que automatiquement la balance des paiements courants américains soit en déficit. Tout cela ne constitue en rien une crise du dollar. Le vrai problème qui m’inquiète pour les États-Unis ce n’est pas le taux de change du dollar, c’est le fait que le gouvernement ne remplit plus correctement les fonctions qui devraient être les siennes parce qu’il gaspille son énergie à s’occuper d’activités qu’il devrait laisser à l’initiative privée.
J’ai terminé mes études secondaires en 1928. A l’époque, le niveau de vie, au point de. vue matériel, était bien loin de ce qu’il est aujourd’hui. Les automobiles étaient coûteuses et de qualité médiocre. La télévision n’existait pas et pas davantage la machine à laver, le four à micro-ondes et bien d’autres choses. Mais on pouvait sortir de chez soi sans crainte d’être cambriolé et sans crainte non plus d’être agressé dans la rue. Quand on allait à l’hôpital, la première question que l’on vous posait était de savoir ce qui n’allait pas et non pas quel type d’assurance vous aviez. Les relations interpersonnelles étaient beaucoup plus civilisées qu’aujourd’hui. Or, en 1928, les dépenses publiques représentaient 10 à12 % du revenu national, les dépenses de l’État fédéral, pour leur part, ne représentaient, le croirez-vous, que 3 % du revenu national, ce qui couvrait les dépenses de l’armée de terre, de la marine, et des trois branches civiles du gouvernement (Maison-Blanche, Congrès et Justice), quant aux 9 % du revenu national que dépensaient les États-Unis et les municipalités, la moitié allait aux routes et aux écoles. Aujourd’hui, le secteur public absorbe plus de la moitié du revenu national ; 43 % en ce qui concerne les dépenses proprement dites auxquelles il faut ajouter le coût des multiples réglementations qui ont le même effet économique qu’une imposition. Or, en ce qui concerne les activités qui relèvent de la responsabilité normale du gouvernement, respect de la loi, éducation primaire et secondaire, la situation s’est dégradée et non pas améliorée. Notre politique a consisté à gaver le secteur improductif et à affirmer le secteur productif. Pour ma part, je serais prêt à abandonner une bonne partie du bien-être matériel actuel afin de vivre dans une société plus civilisée. En fait, Si nous réduisions fortement la part prise par les hommes de l’État dans notre revenu national, nous bénéficierions à la fois d’une prospérité matérielle accrue et d’une amélioration dans les rapports humains. Je ne pense pas que la situation soit différente en France. Elle est pire malheureusement sans doute parce que l’évolution politique actuelle aux États-Unis laisse espérer un progrès. Non pas que la majorité Républicaine élue au Congrès en Novembre 1994 ait vraiment fait déjà du bon travail, mais elle cherche au moins à agir dans la bonne direction.
Ne peut-on pas espérer trouver du côté des juges une protection contre les excès engendrés par le marché politique ?
Malheureusement, je n’y crois guère. Au moins aux États-Unis, la Constitution s’est révélée une barrière très facile à franchir. Suivant la formule célèbre, «  les juges prennent bonne note du résultat des élections « . La Constitution telle qu’elle est interprétée aujourd’hui n’est plus celle qui fut rédigée par les pères fondateurs. Elle continue de protéger efficacement certains aspects de notre vie sociale, en particulier la liberté d’expression, parce que le consensus existe sur ce sujet. Mais Si on considère, par exemple, la liberté du commerce, la Constitution stipulait que les pouvoirs du Congrès de protéger cette liberté ne pouvaient s’exercer qu’en ce qui concerne les activités intéressant plusieurs États de l’Union et non pas celles dont le domaine d’action se situait à l’intérieur d’un seul État. Or, la Cour Suprême a fini par interpréter la clause de «  l’Interstate «  de façon tellement extensive qu’elle peut recouvrir n’importe quelle activité. Si un fermier fait pousser du blé en vue d’une consommation familiale, cette activité a été jugée comme relevant du commerce inter état. Il n’y a aucun doute qu’une interprétation stricte de la Constitution dans l’esprit où elle a été écrite ramènerait les dépenses fédérales à 3 % du revenu national.
Théoriquement, va se poser en 1996, le problème d’une Constitution pour la Communauté Européenne. Et l’exemple américain est un terme de référence évident.
Si vous vous référez à la Constitution américaine dans sa forme originelle, elle était excellente. C’est l’interprétation à laquelle s’est livré le pouvoir judiciaire qui cause de sérieuses difficultés. Quant à l’Europe, étant donné la propension de la bureaucratie bruxelloise à soustraire le plus de pouvoir possible aux États Nationaux, j’éprouve beaucoup de doute quant à la probable qualité de la Constitution en question.Pouvez-vous vraiment compter sur les différents pouvoirs judiciaires pour améliorer cette Constitution par la jurisprudence ?En vérité, je crois que le projet d’un Marché Commun en tant que zone de libre-échange est une idée excellente mais que le mirage d’un possible gouvernement européen est une illusion redoutable. J’ai récemment rédigé une critique du livre de James Goldsmith, le piège, dans laquelle je ne l’approuvais que sur un seul point : sa condamnation de l’entreprise européenne telle qu’elle est actuellement conduite.
Revenons aux États-Unis. Que pensez-vous de l’élimination de la progressivité de l’impôt sur le revenu ? Il paraît que vous en aviez l’idée il y a plus de trente ans.
Oui en 1962 dans le livre Capitalisme et Liberté. C’était un impôt proportionnel sur le revenu. Je précise parce qu’il existe plusieurs versions de cette idée et, à mes yeux, elles ne sont pas toutes acceptables. Je vous l’ai dit la question centrale est de réduire les dépenses publiques. Et il n’existe qu’une façon d’aboutir à ce résultat, c’est de diminuer les impôts. Depuis des années je prêche donc pour la diminution des impôts sous quelque forme que ce soit et pour quelque raison que ce soit. Car les gouvernements dépenseront toujours la totalité des entrées fiscales plus un certain supplément. A cet égard, vous avez en France un impôt particulièrement dangereux : la TVA. Sur le plan économique, cet impôt est très bien conçu : simple à administrer et d’un fort rendement. Mais politiquement c’est un désastre parce qu’il est trop indolore. Les pays qui ont adopté la TVA ont un plus haut niveau de dépenses gouvernementales que les pays qui n’ont pas cette forme d’imposition. Aussi la façon la plus efficace pour vous de maîtriser les dépenses publiques serait de réduire la TVA.
Savez-vous que, bien au contraire, nous venons de l’augmenter ?
Ce n’est pas étonnant et cela ne peut que renforcer mon opposition à cette forme d’impôt proportionnel. De même, je ne crois pas possible une taxe uniforme sur les ventes, autre forme sous laquelle on présente souvent l’impôt en question. Cet impôt serait supposé remplacer tous les autres. Il faudrait donc qu’il s’élève à environ 30 ou 35 % des prix hors taxe. Vous imaginez le marché noir que ce taux d’imposition provoquerait ! C’est pourquoi je suis en faveur d’un impôt proportionnel sur le revenu de 17 ou 18 % en éliminant toutes les déductions actuellement autorisées sauf les frais professionnels au sens strict. C’est la proposition soumise par le député Dick Armey, chef de la majorité républicaine à la chambre des Représentants.
Dans un autre domaine, que pensez-vous du mouvement intellectuel en faveur de la liberté bancaire et l’élimination du monopole d’émission des banques centrales?
Je suis en faveur de la liberté bancaire, mais je ne crois pas que, dans les circonstances actuelles, les monnaies privées aient la possibilité de s’imposer. A mon avis, seule une situation d’hyperinflation, du type de celle de l’Allemagne dans les années 1920, pourrait détruire le réflexe monétaire profondément ancré de nos populations. Une des choses auxquelles nous sommes très habitués est la monnaie que nous utilisons. La monnaie n a de valeur que parce que chacun d’entre nous accepte, comme allant de soi, qu’elle possède cette valeur. C’est son acceptation générale qui en fait un utile instrument d’échange et de mesure des valeurs.
Ce qui signifie que la monnaie unique en Europe ne pourra pas s’imposer car les populations rejetteront cette innovation.
Je le crois, en effet.
Mais vous êtes favorable à la suppression du pouvoir libératoire accordé exclusivement à la monnaie étatique.
Tout à fait. Je crois toutefois que le public restera attaché à ce qu’il connaît, à savoir cette monnaie étatique.
Sinon le public en général, du moins les hommes d’affaires, peuvent être intéressés par des choix de monnaies ?
Ils ont déjà ce choix. Aucune réglementation n’empêche un homme d’affaires américain de conserver ses actifs dans la monnaie qu’il souhaite. Et, naturellement, il existe des marchés à terme extrêmement actifs qui permettent de se protéger contre les fluctuations de valeur des monnaies les unes par rapport aux autres.Mais peut-être ce type de marchés à terme n’existe-t-il pas en France ?
Mais Si, il existe.
Un vrai marché à terme ou un marché à terme étatisé ?
Au risque de vous surprendre, et nous en sommes peut-être surpris nous-mêmes, c’est un vrai marché à terme. Mais revenons une fois encore aux États-Unis. Quel jugement portez-vous sur la Federal Reserve Board et sa politique de Soft Landing (atterrissage en douceur)?
D’abord, je regrette ce type de langage concernant le soft landing dont vous parlez. Mais je dirai, sans hésiter, que Si la rhétorique de la Fed n’est pas satisfaisante, sa politique est, elle, très bonne depuis l’arrivée d’Alan Greenspan. Un graphique des variations de la qualité de monnaie (M2) sur une base mensuelle ou trimestrielle depuis 1950 ou 1960 jusqu’à aujourd’hui montre que l’ère Greenspan a vu une notable réduction des fluctuations de cette quantité de monnaie. Il n’y a aucun rapport entre ce que les membres de la Fed disent et ce qu’ils font. Lorsque je regarde à la télévision les auditions de Greenspan devant les commissions du Congrès et que j’entends les questions ineptes qui lui sont posées, je comprends mieux pourquoi il se réfugie dans un brouillard de mots. Mais la politique monétaire, elle-même, est satisfaisante. Continuera-t-elle de l’être ? je ne sais. L’Histoire de cette institution depuis qu’elle existe ne plaide pas en faveur de cette hypothèse optimiste.
Vous avez dit que l’inflation japonaise s’était exprimée sous la forme d’une bulle financière. Ne pourrait-on pas en dire autant actuellement des États-Unis avec le niveau record des actions à la bourse de New York ?
Je ne crois vraiment pas qu’il s’agisse d’une bulle financière. Pour la raison que la croissance de la masse monétaire a été très modérée. Dans les cinq derniers mois, M2 a augmenté très vite mais cela ne durera pas. En ce qui concerne plus précisément le stock échange, Si vous considérez les profits ou la valeur des actifs des sociétés cotées, il n’apparaît pas que les cours soient notablement surévalués. Au moment de la bulle financière japonaise, j’avais calculé que la valeur totale des actions cotées à Tokyo représentait, aux taux de change de l’époque, une somme supérieure à l’addition des capitalisations de New York plus Londres plus Paris. J’avais dit à l’occasion d’un entretien avec un journaliste italien que cela ne pouvait pas durer et, de fait, peu de temps après, la bourse de Tokyo s’effondrait. Si on faisait le même calcul aujourd’hui en comparant la capitalisation de New York avec le total des autres places des pays industrialisés, je ne crois pas qu’on trouverait un excès semblable à celui du Japon il y a quelques années.La raison de l’envolée de la bourse de New York paraît traduire une confiance des investisseurs dans la capacité cette fois-ci des Républicains de mettre en oeuvre le programme de maîtrise des dépenses budgétaires pour lesquels ils ont été élus en 1994. Beaucoup va dépendre de l’élection présidentielle de 1996. Mais, en tout état de cause, le climat d’opinion à l’égard du rôle de l’État dans l’économie a changé. Il y a vingt ou trente ans, le public faisait confiance à l’action gouvernementale. Très peu de gens éprouvent ce genre de sentiment aujourd’hui.
Aux États-Unis sans doute. Mais dans un pays comme la France c’est loin d’être aussi évident. L’opinion continue d’être sensible comme disait Bastiat, à ce qui se voit et a ignorer ce qui ne se voit pas, c’est-à-dire le coût réel des générosités gouvernementales.
En 1914, un auteur anglais, A.V. Dicey dans un livre intitulé The Relation Between Law and Public Opinion, un des meilleurs ouvrages de l’histoire de la pensée, remarquait que le seul obstacle décisif que pouvait rencontrer la marche continue vers le socialisme était l’excès d’imposition et la révolte que cet excès ne manquerait pas de provoquer un jour. Toutefois, en ce qui concerne les États-Unis, la réaction n’a pas été due tant à la hausse des impôts, qui, bien sûr, a joué un rôle, qu’à l’omniprésence des réglementations étatiques combinée à l’échec patent des hommes de l’État dans des domaines aussi fondamentaux que l’éducation et la sécurité publique.
Comment expliquez-vous le bas niveau d’épargne aux États-Unis ?
D’abord, je ne suis pas sûr que ce niveau soit bas. Ce que je sais c’est qu’une bonne partie de cette épargne est utilisée à financer le gouvernement. En outre, les statistiques sur l’épargne n’incluent pas les plus-values en capital. En particulier, l’accroissement de valeur des biens immobiliers des particuliers. Quoi qu’il en soit, je ne sais pas ce que serait le niveau approprié d’épargne américaine. La façon de penser qui consiste à se donner un objectif national d’épargne m’est étrangère.
Vous ne considérez donc pas que la croissance doive être un objectif national ?
Non, bien sûr.
Pourtant, vous terminiez un article du Wall Street Journal, le 16 août dernier, en déclarant que les États-Unis s’étaient fixé un objectif de croissance bien trop modeste.
Je plaide coupable sur cette phrase. Mais je maintiens le reste de l’article qui voulait attirer l’attention sur l’effet délétère des abus de réglementation sur la croissance. Le bon taux de croissance est celui qui serait atteint Si toutes les personnes pouvaient séparément distribuer leur revenu entre consommation et épargne dans un marché non affecté par des distorsions d’origine gouvernementale ou autre. La référence historique suggère que lorsque ces conditions existaient approximativement au XIXe siècle, le taux de croissance était de l’ordre de 4 % par an. Mais c’est un résultat constaté après coup et non un objectif national. Le Fed ne devrait s’occuper que d’une seule chose : la maîtrise des prix.
Pensez-vous qu’il y ait un problème de la dette publique au niveau mondial ?
C’est, en effet, un problème sérieux pour nombre de pays. Pas pour les États-Unis, mais pour d’autres comme la France à en croire ce diable de rapport de l’OCDE. Le danger provient de la relation entre le taux de croissance de l’économie et le niveau du taux d’intérêt. Si la dette atteint un certain niveau, elle obligera le gouvernement à payer un taux d’intérêt supérieur au taux de croissance de l’économie et, à partir de ce moment, on se trouve embarqué dans un processus cumulatif qui, dans les cas extrêmes, pourrait conduire à une situation d’hyperinflation.
Pourquoi êtes-vous sévère pour ce rapport de l’OCDE sur la France ?
Parce que ce sont les errements keynésiens habituels. Il y a deux façons d’appréhender l’économie globale : soit en remontant des éléments constituants, consommation, investissement, jusqu’au revenu national, soit en faisant la démarche inverse : partir de la richesse ou du revenu national et se demander ce qui «  détermine la répartition «  de ce revenu entre les différentes allocations possibles. On ne peut obtenir une réponse satisfaisante à la question de l’allocation des ressources en utilisant la première méthode, celle de C + I, qui est utilisée par l’OCDE. D’une façon ou d’une autre, il faut s’appuyer sur un élément qui fixe une limite à l’agrégat national, celui-ci étant ensuite fractionné entre les différentes utilisations possibles. Les analyses sectorielles de ce rapport de l’OCDE sont, de toute évidence, faites avec beaucoup de compétence mais elles ne permettent pas une saisie exacte de l’ensemble examiné, en l’occurrence l’économie française et les déterminants clés de son évolution actuelle.
Section 2 Economie de l’offre et autres courants libéraux
Ce qu’on appelle économie de l’offre est un mouvement de pensée circonscrit, associé aux changements dans la politique économique américaine sous la présidence de Ronald Reagan, au point qu’on l’identifie parfois à ce qu’on a baptisé la «reaganomics».
Avant d’être élu président des Etats-Unis, Reagan avait été gouverneur de Californie. Un mouvement populaire de révolte contre l’impôt, soutenu par des économistes, a abouti dans cet Etat au vote de la fameuse proposition treize, en 1978, qui prévoyait une réduction importante des taxes sur la propriété.
Cette fronde des payeurs de taxes s’est étendue aux Etats-Unis. L’année suivante, Arthur Laffer et Jan P. Seymour ont publié The Economics of the Tax Revolt .
On y trouve la courbe qui porte le nom de Laffer, selon laquelle le rendement de l’impôt augmente puis diminue au fur et à mesure que la pression fiscale augmente. Des impôts sur le revenu et sur le profit trop élevés découragent l’initiative, l’épargne, l’investissement et l’effort productif. Une fiscalité trop oppressante provoque l’émergence et l’extension d’une économie souterraine, comme la prolifération d’emplois exclusivement liés à la tentative d’échapper à l’impôt. Les économistes de l’offre proposent une réduction importante de l’impôt direct et une atténuation sensible de son caractère progressif, puisque ce sont les riches qui épargnent et donc investissent le plus.





La réduction de la fiscalité doit être accompagnée d’une diminution des dépenses de l’Etat.
Comme tous les courants d’opposition au keynésianisme fondés sur la foi dans la stabilité inhérente des économies de marché, l’économie de l’offre croit à l’existence de l’effet d’éviction, version moderne de la Treasury View que Keynes avait combattue au tournant des années trente, en vertu de laquelle les dépenses gouvernementales détournent des fonds autrement disponibles pour le secteur privé.
Il faut dégager les ressources nécessaires à la relance de la production en les détournant d’un Etat-providence omniprésent.


Aux sources de la prospérité américaine
Par Arthur Laffer
Il y a quinze ans, les taux marginaux d’imposition et la progressivité du système fiscal ont été drastiquement réduits. Certains ont soutenu que ces politiques stimuleraient la croissance économique à un tel point que les recettes engendrées augmenteraient réellement. Les résultats de cette expérience constituent un record : non seulement cette augmentation ne s’est pas produite, mais la dette publique a quadruplé dans l’espace d’une douzaine d’années » (Rapport Économique au Président, p. 38).Étant donné que mon nom a été associé à ces relations entre les taux d’imposition et les rentrées fiscales, il m’est impossible d’ignorer totalement ce genre de commentaire.
Pour commencer, la première phrase mélange les métaphores.
On ne peut pas s’appuyer sur une hausse de la dette publique pour démontrer que la baisse des taux n’a pas augmenté les rentrées fiscales. On devrait plutôt relier les changements dans les rentrées fiscales aux changements de taux, puisque c’est de cela qu’il s’agit dans ma courbe. Comme il est indiqué dans le même rapport au Président, la baisse des impôts de Reagan s’est accompagnée d’un accroissement des rentrées fiscales « de l’ensemble des administrations » de l’ordre de 670,6 milliards de $, soit de 69 %, ce qui correspond à un taux annuel de plus de 7 %. Devant ce fait, il semblerait bien que tout cela ressemble étrangement une « hausse effective des rentrées fiscales », même si on les définit à la manière des Conseillers du Président !
Reaganomics et courbe de Laffer
En termes réels on a constaté de substantielles augmentations des recettes fiscales. Ainsi de 1982 à 1989 les recettes fiscales réelles ont augmenté de plus de 40 %. Il est évident que la prise en compte de l’inflation ne permet pas aux économistes du Président de se tirer d’affaire. De quel côté pourrait-on se retourner pour rendre quelque crédibilité à leur rapport ? Soit : admettons qu’ils aient voulu dire que la part des recettes fiscales par rapport, la production nationale a diminué. Je me demande pourquoi c’était si difficile pour eux de l’écrire simplement ; mais s’ils l’avaient fait, ils ne pouvaient plus justifier leur position, d’autant plus que quarante et une page après le commentaire ci-dessus, ils énoncent dans leur rapport que : « Contrairement à ce qui a été dit, les impôts perçus à tous les niveaux de l’administration, de la Fédération, des États, des collectivités locales, ont été dans une proportion remarquablement constante du PIB durant les 30 dernières années, en dépit des nombreux changements significatifs intervenus dans les structures fiscales de la Fédération et des États » (ibid., p. 79). Évidemment, Si les recettes fiscales constituent une part constante du PIB pendant cette période, on couvre également les années Reagan. De plus, Si les revenus fiscaux pendant les années Reagan représentent une part constante du PIB, les baisses des taux n’ont pas affecté les recettes en valeur relative du PIB. Cet effet PIB est certes mieux connu sous le nom d’« effet Hauser », du nom d’un économiste de San Francisco Kurt Hauser. Par conséquent, la baisse des taux réalisée sous l’administration Reagan ne peut être la cause de la hausse de la dette publique, sauf à démontrer - bien entendu - que cette baisse des taux aurait entraîné une baisse du taux de croissance du PIB. Concernant la croissance, la page 66 du rapport au Président établit que les années Reagan de réduction fiscale ont été celles d’une expansion dont la longueur a été la deuxième de toute la période de l’après Seconde Guerre mondiale - 92 mois, entre 1982 et 1990. De même dans les données en annexe du Rapport au Président, le Conseil indique que le taux de croissance annuel moyen du PIB pendant les années Reagan a été de 3,94 %. Cette performance en matière de croissance est incroyable sur la base de quelque critère que ce soit. Alors dans de telles conditions quel a été l’argument qui a permis aux Conseillers du Président de démolir les réductions d’impôts de Reagan et leurs conséquences ? À vrai dire il n’y en a pas.
Les économistes du Président Clinton sont tellement obsédés notre égard qu’ils commencent à baver à la seule mention du nom de Reagan, la seule évocation du boum économique des années quatre-vingt et de la courbe de Laffer. Mais ne nous laissons pas impressionner par de telles pulsions émotionnelles. Nous pouvons nous concentrer sur le problème de la portée réelle de la courbe de Laffer sur l’économie américaine pendant les années quatre-vingt, d’une façon plus posée.
Pour commencer, nous devrions nous attarder sur les effets que les baisses d’impôts de Reagan ont eus sur les recettes fiscales en elles-mêmes, et spécialement sur la proportion entre recettes fiscales et PIB. En gros, les recettes fiscales en proportion du PIB représenteraient un tout petit peu moins de 30 % en 1982. En 1989 elles étaient un tout petit peu plus de 30 % du PIB. On ne peut en aucun cas assimiler la baisse des impôts une baisse des revenus fiscaux en proportion du PIB. Quand les Conseillers de Clinton proclament que la baisse fiscale de Reagan a été la cause d’une baisse des revenus, c’est tout simplement faux.
Mais l’histoire n’en finit pas là. Certains d’entre nous, dans la profession d’économiste, soutiendraient que des taux marginaux d’imposition plus faibles - même quand le taux moyen d’imposition ne change pas - entraîneront par eux-mêmes plus de croissance économique. C’est clairement ce qui s’est produit pendant les années Reagan. Pendant cette période que Robert Bartley du Wall Street Journal qualifie de Sept années de vaches grasses le produit réel a augmenté de 3,94 % par an. L’emploi total aux USA a augmenté de presque 18 millions d’emplois de 1982 à 1989. Le taux de chômage est tombé de 9,7 % en 1982 à 5,3 % en 1989. et la Bourse (évaluée par le Dow Jones) a presque triplé, passant de 884 points en 1982 à 2 509 en 1989. La croissance pendant ces Sept années de vaches grasses n’a été dépassée (en termes réels) que pendant le premier semestre 1960 (avec 4,08 %) et le deuxième semestre 1960 (avec 4,62 %). Mais même ici il y a quelque ironie. Parce que ces périodes de très haut taux de croissance de l’ère Kennedy ont été associées des réductions d’impôts proportionnellement plus importantes que ce que l’on a vécu pendant les années Reagan de 1980. De plus, le déficit budgétaire sous Kennedy comme sous Reagan s’est énormément réduit sous l’effet d’une augmentation exponentielle des rentrées fiscales. Tout compte fait, l’ère Kennedy aurait d prouver quelque chose aux économistes de Clinton. Mais visiblement ce n’a pas été le cas.
Le premier semestre 1970 fut caractérisé par un taux de croissance réel annuel de 2,8 %, alors que le second semestre apportait une croissance de 3,56 % - Le premier semestre 1990 a vu une croissance réelle annuelle moyenne au taux de 1,74 %. À tout prendre, les années Reagan semblent plutôt bonnes Si on les apprécie en termes de croissance économique.
En rassemblant les deux éléments de l’équation, les réductions fiscales de Reagan ont augmenté les recettes fiscales au-delà de ce qu’elles auraient été différemment.
Là où les réductions d’impôts de l’ère Reagan ont été les plus généreuses, ce fut pour les tranches supérieures d’imposition. Et c’est pourtant cette classe de contribuables qui a fourni le plus clair de la hausse des rentrées fiscales. De 1981 à 1988 la part dans tous les impôts de ce qu’auront payé les 1 % des contribuables aux revenus les plus élevés a augmenté chaque année d’un minimum de 17,89 % à 27,58 %. Si cela n’est pas la preuve de l’impact décourageant de la courbe de Laffer, je m’appelle Bob Reich !Mais même les commentaires erronés des auteurs du Rapport économique au Président dans leur propre contexte ne sont pas corroborés par les faits. Ils ne peuvent pas donner la réponse juste puisqu’ils posent la mauvaise question.En 1989, le dernier budget de Reagan a été caractérisé par un déficit budgétaire global de 18.1 milliards de $. Cela a été le plus faible déficit de 1982 à nos jours. 1988 a été l’année du deuxième plus faible déficit, et 1987 du troisième. Une fois que les baisses fiscales de Reagan ont pris effet, le déficit budgétaire des États-Unis a été mis sur une trajectoire descendante, seulement brisée par une résurgence due à l’accroissement des impôts par George Bush. Allez chercher ! Le Comité des conseillers économiques de Clinton serait un désert pour Diogène et sa lanterne.
Comptabilité du déficit
Sans entrer dans des détails de technique comptable il est lamentable de voir avec quelle légèreté des soi-disant économistes traitent les données statistiques. Les économistes ne sont jamais aussi superficiels que lorsqu’ils parlent des déficits publics et de la dette. Pourtant ils devraient faire preuve de prudence, puisque l’information est facilement disponible pour tous ceux qui veulent bien s’intéresser avec un esprit de précision. Par exemple, le Professeur Robert Eisner a construit sa carrière fort honorable sur une partie de ses travaux sur ce sujet. Il est non seulement professeur titulaire de chaire à l’Université de Northwestern mais il a également été le Président de l’American Economic Association. Ces problèmes étaient l’objet de son discours en tant que président de l’AEA.
Comptabilité courante ou consolidée ?
Le gouvernement fédéral américain est à ma connaissance la seule entité qui, dans ses documents comptables, enregistre en dépenses toute la valeur de son capital dans l’année où il a été acheté. Mais les administrations au niveau local et des États ont des budgets en capital séparés pour les acquisitions d’actifs, et la plupart des entreprises sont obligées par la loi de capitaliser un certain nombre de leurs dépenses et de les amortir sur une période plus ou moins longue. Le Plan comptable (Generally accepted accounting practices, GAPP) précise les règles d’amortissement.
Je ne cherche pas à proposer un document comptable inhabituel, comme celui qui consisterait à capitaliser toutes les dépenses de défense engagées par Reagan dans les années 80, et qui seraient ensuite amorties sur toute la durée de vie, c’est-à-dire sur toutes les années où mes enfants et petits-enfants bénéficieront de la défaite de l’Union soviétique. Pourtant une telle proposition pourrait être faite, et serait probablement justifiée.
Dans le budget des États-Unis il y a une annexe qui peut permettre une correction et introduire une comptabilité consolidée. Cette correction capitalise à la virgule près ce qui devrait être capitalisé, et indique la dépréciation des capitalisations passées. Si la comptabilité avait été bien faite le déficit des années Reagan aurait été réduit de quelque 200 milliards de $ pour l’année fiscale 1989. Pourtant ces données n’apparaissent nulle part dans le Rapport au Président, bien qu’elles soient très tangibles dans tous les sens du terme.
Inflation et dette publique
L’inflation réduit la valeur réelle de la dette exprimée en $, ce qui est le cas presque normal pour la dette des administrations fédérales, étatiques et locales. Si l’inflation constitue un vrai choc pour les marchés, un système de comptabilité devrait considérer la réduction de la valeur réelle de la dette comme un impôt d’inflation et enregistrer ce montant comme une véritable recette. Si au contraire les marchés ont anticipé l’inflation, le taux d’intérêt devraient s’ajuster complètement et réduire la valeur de la dette, et la réduction de la valeur réelle de la dette devrait être assimilée à une réduction du principal, de même que le service des intérêts de la dette serait réduit de ce montant.
Quoi qu’il en soit, la réduction de la valeur réelle de la dette publique selon des systèmes de comptabilité courants devrait être déduite des déficits. Durant l’année fiscale 1989, nous avons connu de très faibles taux d’inflation (environ 4 % annuels) et la dette fédérale moyenne portée par les investisseurs privés représentait environ 1 500 milliards. En combinant ces deux éléments on peut considérer que l’inflation a réduit la valeur réelle de la dette de 60 milliards de $, et le déficit devrait être réduit du même montant. Encore une fois, on constate que cet élément n’est jamais mentionné - ne serait-ce qu’en passant.
Appréciation des actifs des administrations
Pendant les années 80 la valeur des terrains a augmenté en termes réels et nominaux. Le gouvernement fédéral détient près de 6,25 millions de kilomètres carrés de terres, et pourtant cette énorme plus-value en valeur nette n’est jamais parue nulle part dans les données sur les déficits. La plus-value des autres actifs n’a jamais été enregistrée non plus, pourtant les sommes sont considérables. Ici encore, c’est la loi du silence.
Réduction des engagements fédéraux non garantis
Grâce à un énorme accroissement du produit et de la productivité au cours des années 80, à l’augmentation simultanée de l’emploi et des cotisations sociales, à la réduction des paiements effectués par la Sécurité sociale, le montant de l’engagement fédéral pour les dépenses de Sécurité sociale a diminué. Pourtant, comme pour la dette publique, cette réduction d’engagement n’a pas été enregistrée dans les données sur le déficit. Ce montant était pourtant extrêmement élevé. Je pourrais poursuivre ainsi et prendre en compte les plus-values réalisées par les États et les collectivités locales, ainsi que les réductions en termes réels de leur endettement net grâce à l’inflation, etc. mais il n’y a aucune raison de s’attendre à un traitement plus honnête dans ces domaines. Qu’il suffise de dire que les déficits de Reagan sont réellement le fruit de l’imagination des économistes. Ma prédiction est que Si l’on avait procédé à une comptabilité correcte des actifs dans les années 80, l’administration Reagan aurait eu de loin les déficits les plus faibles des administrations américaines de ce siècle. Le jugement émanant du Comité des conseillers économiques de l’administration Clinton à propos des années Reagan est tellement politicien et erroné qu’il en est embarrassant pour toute la profession.
Impôts, déficits, éviction et production
« La réduction du déficit est une tâche importante car les emprunts gouvernementaux , destinés à financer les déficits budgétaires accroissent les taux d’intérêt et ont un effet d’éviction sur les investissements productifs qui sont nécessaires l’accroissement de la productivité et de la croissance économique » (ibid., p. 41).Ma carrière universitaire, à Yale puis à Stanford, m’a sans aucun doute exposé très largement aux thèses de Keynes et de la Théorie générale. La question qui n’a cessé de me harceler, Si l’on en vient à l’essentiel, est : « Comment peut-on augmenter le nombre de travailleurs en taxant le travail et en versant de l’argent à ceux qui ne travaillent pas ? » Une telle idée, d’une façon aussi dépouillée, est totalement absurde. Mais Si l’on accepte des prémisses erronées, il n’y a malheureusement plus aucune limite au nombre de sottises que l’on peut « démontrer ». Un exemple particulièrement savoureux de raisonnement réputé brillant est fourni par cette réflexion du Comité de Clinton, qui avait pour but de légitimer les hausses d’impôts de Clinton en 1993. Le raisonnement est à peu près le suivant : une hausse des impôts a pour effets a) de réduire le déficit (désépargne gouvernementale) ce qui permettra b) de réduire les effets d’éviction et donc c) d’accroître l’épargne disponible pour la formation du capital privé, cela entraînant d) une chute des taux d’intérêt et donc e) une augmentation de la production d’investissements et de l’emploi. De telles contorsions pour démontrer qu’un accroissement des impôts sur la production à entraîne réellement une hausse de cette production appartiennent au pain quotidien d’une profession qui a perdu tout bon sens. C’est précisément ce que suggère la citation ci-dessus. Qu’on la tourne d’une façon ou d’une autre, Si le gouvernement taxe les individus qui travaillent et paient ceux qui ne travaillent pas, il y aura moins d’individus au travail et plus d’individus sans travail.
Taux d’intérêt réels
« Le niveau élevé des taux d’intérêt réels qui a résulté de la profusion des déficits et de la rigueur monétaire au début des années 80 a été en grande partie responsable du détournement de la composition du produit au détriment de l’investissement fixe «  (ibid., p. 44).Dans une économie fermée, la somme totale de tous les emprunts doit être exactement égale la somme de tous les prêts. Les activités de prêts et emprunts forment un jeu à somme nulle, où le solde est toujours nul. Cette contrainte globale est justement ce qui rend le marché de la dette Si fascinant et Si stratégique.
A la marge, la maximisation du profit fait que les agents privés emprunteront jusqu’à ce que le coût de l’emprunt soit juste égal au rendement espéré de l’investissement. De la même manière, les prêteurs accorderont des prêts tant que le rendement des prêts sera supérieur ou égal au rendement qu’ils attendent d’autres occasions d’investir. Ainsi, en confrontant emprunteurs et prêteurs sur un marché unique, on n’est pas tout à fait certain que la structure temporelle des taux d’intérêt nominaux sera le reflet exact des anticipations collectives du marché concernant les rendements nominaux des actifs réels. Parallèlement, les taux d’intérêt réels sont exactement égaux aux rendements réels sur le capital investi qu’anticipe le marché. Des rendements réels élevés, qui correspondent à des taux d’intérêt réel élevés ne « détournent pas la composition du produit aux dépens de l’investissement fixe « . C’est tout à fait le contraire. Lorsque la production marginale du capital est élevée, et que les « instincts bestiaux «  (animal spirit) décrits par Joan Robinson se réveillent (parce que les entrepreneurs sont optimistes), des taux d’intérêt réels sont offerts pour récompenser les épargnants qui veulent bien alimenter le réservoir des fonds prêtables. Des taux d’intérêt réels élevés constituent et non pas réduisent la condition sine qua non pour une bonne politique fiscale et une véritable croissance économique. C’est grâce à la baisse des impôts décidée par Reagan et à la saine politique monétaire menée par le FED que les années 80 ont connu un élan vers la croissance et vers des rendements élevés pour le capital. La nation a alors connu des taux d’intérêt réels élevés. Des taux élevés sont en général signes de bonne santé économique pour une nation.
Épargne et investissement
« Les effets sur l’investissement d’un accroissement probable du déficit budgétaire auraient été moins marqués si l’épargne privée, au cours de cette période, avait augmenté de façon compenser la baisse de l’épargne publique. Mais, au lieu de cela, la part de l’épargne des ménages et des entreprises dans le PIB a baissé dans les années 80, amplifiant les effets du déficit sur les taux d’intérêt et donc sur l’investissement » (ibid., p. 44).
Dans le domaine de l’épargne et de l’investissement, le Comité des Conseillers économiques du Président Clinton est victime de la comptabilité keynésienne, doublée de la « parabolaphobie » (un terme inventé par Wanniski pour désigner une peur obsessionnelle de la courbe de Laffer). D’après les keynésiens modernes, l’épargne nationale se définit comme la différence entre Revenu national et Consommation nationale, tandis que l’investissement privé est composé de l’épargne à laquelle il faut ajouter les rentrées nettes de capitaux étrangers.
La vérité est que l’épargne fut extraordinairement élevée au cours des années 80 - le taux d’épargne pratiquement le plus élevé que notre nation ait connu. L’erreur commise par les Conseillers vient du fait qu’ils prennent la perspective keynésienne sur l’épargne à l’envers.
John Maynard Keynes avait établi d’une façon très claire dans sa Théorie générale que ce qui l’intéressait était la croissance de court terme, et non la croissance potentielle. Dans une perspective de court terme, la demande globale est déterminante tandis que l’investissement, dont la rentabilité n’entre pas en ligne de compte, n’est qu’une composante de la demande globale. Mais les investissements mal orientés, même s’ils augmentent la demande globale, n’augmentent en rien le potentiel de croissance d’une nation. Ce qui importe pour la croissance, c’est la valeur productive du stock de capital existant, et non les sacrifices que la société a d consentir pour constituer ce stock. Dans la perspective d’un accroissement de la production potentielle, la mesure appropriée du stock de capital d’un pays est donnée par la valeur marchande de tous les actifs productifs. Le marché des actions donne une bonne idée de la valeur future du stock de capital d’une nation.
Il n’y a aucune raison de penser que tout capital, quel que soit le moment, soit également productif. C’est faux. De même il n’y a aucune raison de supposer que tout le capital d’un pays est utilisé de la meilleure façon possible. Cela n’est presque jamais le cas. Le concept d’épargne approprié à une étude de la croissance potentielle n’est autre que l’accroissement net de richesses dans la société. Les Conseillers économiques du Président voudraient à tort nous faire croire que la production d’une machine qui ne servira jamais constitue un « investissement », ou encore que trouver une utilité à une machine jusque-là jugée obsolète n’est pas un investissement.
Faisant toujours la même erreur, mais dans un contexte différent, ils voudraient nous faire croire qu’un individu qui consomme son revenu alors que sa richesse s’accroît en termes réels n’épargne pas. Pour les économistes de Clinton, un individu qui consomme moins que son revenu ne peut faire faillite. Ils ne comprennent pas la logique économique, mais cela les irrite.
Au cours des années 70, les ménages et les entreprises ont investi dans des refuges anti-impôts, anti-inflation, anti-réglementation et ont dilapidé le capital de notre nation. Dans les années 80, nous avons orienté le capital de la nation vers un usage productif, grâce aux réductions d’impôts et au contrôle de l’inflation. Le capital de notre pays a été orienté vers des initiatives productives. De ce fait, on a eu une hausse sans précédent de la valeur des actifs nationaux dans leur estimation par les marchés. En dépit de toutes les évidences qui vont en sens inverse, le Comité économique du Président semble encore regretter que nous n’ayons pas doublé la masse des « mal-investissements ».
Pendant la période 1983-1989 l’accroissement de la richesse fut énorme en Amérique. La richesse nette de la famille américaine s’est élevée nettement. Des fonds de pension qui assurent les revenus futurs des travailleurs américains ont augmenté comme jamais auparavant, et la valeur moyenne des logements américains a elle aussi fortement augmenté. Plus de 18 millions d’emplois nouveaux ont été créés, l’amélioration des conditions économiques pour une famille noire américaine a été en moyenne supérieure à celle qu’ont connue les familles de Blancs américains. Durant ces Sept années de vaches grasses les taux d’activité et de salaires des femmes ont augmenté relativement à ceux des hommes. Je ne comprends pas comment un économiste peut avoir une attitude globalement critique à l’égard de cette période.






FAIRE RÉGRESSER LES ACQUIS SOCIAUX
Promesse tenue au Royaume-Uni
Le Monde Diplomatique 1993
Par SEUMAS MILNE Journaliste
LONGTEMPS en avance en matière de protection sociale, le Royaume-Uni aura été le pionnier, en Europe, du démantèlement de l’Etat-providence. Les premiers coups significatifs furent imposés par le Fonds monétaire international au gouvernement travailliste dès 1976. Mais c’est en 1979 que le gros oeuvre a vraiment commencé, lorsque les conservateurs ont remporté les élections, avec Mme Thatcher, grâce au slogan : « Faisons reculer les frontières de l’Etat. » Quatorze ans plus tard, les modifications progressives mais incessantes des règles régissant les allocations de chômage, les retraites, l’enseignement et les droits des salariés ont entraîné le basculement complet des principes : on est passé de la notion de couverture générale à celle de « filet de sécurité ». Un système de protection sociale à deux vitesses est né de ces réformes qui prétendaient ne vouloir que mieux « cibler » l’attribution de ressources limitées. Les principales modifications ont été les suivantes : Allocations. - Depuis 1981, le lien automatique entre revenus et avantages sociaux a été rompu ; désormais, ces derniers sont, au mieux, indexés sur le rythme de l’inflation. Les allocations versées par l’Etat en cas de naissance et de décès (contribution aux frais d’enterrement attribuée aux revenus modestes) ont été supprimées en 1987. Les indemnités de chômage et de maladie ont été nivelées par le bas. La réforme des conditions d’attribution d’un grand nombre d’allocations (récemment, celle d’invalidité) a privé des centaines de milliers de Britanniques de telles prestations. Les allocations familiales ont été gelées. Retraites. - L’assiette du système garanti par l’Etat a été considérablement rétrécie. Quinze millions de Britanniques furent encouragés à « choisir d’en sortir » (opt out) et à se tourner vers des assurances privées. La retraite publique de base, tombée à 15 % du revenu moyen, devrait ne plus se situer qu’à 7 % de ce revenu en l’an 2020. Pour les femmes, l’âge de la retraite passera de 60 à 65 ans à partir de l’an 2010. Santé. - Le financement du seul système de santé d’Europe à la fois universel et gratuit - parce que payé directement par l’impôt - n’a cessé de se réduire pendant qu’augmentait le niveau des aides publiques versées à des systèmes d’assurance privés. Les dépenses de médicaments à la charge des patients ont été multipliées par 21 depuis 1979. La création d’un marché de la santé a, de l’avis de la plupart des médecins, créé, là aussi, un système à deux vitesses. Education. - Les fonds versés au système public ont été plusieurs fois réduits (tout comme les bourses) pendant que les aides attribuées au secteur privé se trouvaient relevées. Les établissements d’enseignement ont pu choisir de sortir du mécanisme les soumettant au contrôle des collectivités locales et y substituer un contrôle de l’Etat, en général beaucoup moins vigilant. Dans les écoles, le nombre des repas chauds gratuits a considérablement baissé. Chômage. - Les conditions d’accès ont été durcies et les indemnités réduites. Depuis novembre 1993, elles ne sont plus versées que pendant six mois au lieu d’un an. Plus d’un million de chômeurs ne sont plus pris en compte par les statistiques officielles. Logement. - Les crédits versés aux collectivités locales et aux
logements coopératifs ont été supprimés, cependant que des millions de logements publics étaient vendus. Les loyers privés ont été très largement déréglementés ; les allocations de logement réduites. Le nombre officiel des sans-abri est passé, entre 1979 et 1991, de 210 696 à 525 513. Droits syndicaux. - Un arsenal législatif (sept lois) a transformé le système de protection syndicale le plus favorable d’Europe en l’un des plus restrictifs. Certains juristes spécialisés estiment qu’il est désormais devenu presque impossible d’organiser une grève légale au Royaume-Uni. Les garanties contre le licenciement abusif ont été à ce point affaiblies que le marché du travail britannique est aujourd’hui le plus déréglementé de toute l’Union européenne. « Le gouvernement ne contribuera jamais à un démantèlement de l’Etat-providence », a expliqué M. Kenneth Clarke, ministre des finances, en présentant, en novembre dernier, un budget dans lequel figurent les réductions de dépenses sociales les plus sévères jamais annoncées au Royaume-Uni. Généralisée après l’arrivée de Mme Thatcher au pouvoir, l’évolution régressive s’est encore accélérée depuis que M. Major lui a succédé.


Economie de l’offre et mouvements conservateurs
Richesse et pauvreté ( George Gilder). Pour Gilder, les politiques sociales constituent l’obstacle principal, non seulement à la croissance économique, mais même à la survie de la civilisation, menacée par les rêves d’état stationnaire, les modes de vie alternatifs et immoraux et les revendications écologistes. Rappelant certains accents de Malthus, de Townsend et de DeFoe, dans leurs critiques contre les lois sur les pauvres et leur éloge de l’aiguillon de la faim, Gilder écrit que l’aide aux chômeurs, aux divorcés, aux déviants, aux prodigues ne peut que les inciter à se multiplier et constitue ainsi une menace d’éclatement pour la société: «La sécurité sociale érode maintenant le travail et la famille et maintient ainsi les pauvres dans la pauvreté» (p. 127).
L’économie de l’offre participe ainsi d’un mouvement plus vaste, inspiré par une philosophie conservatrice, et dans laquelle on trouve des courants tels que celui des libertariens, parfois appelés anarcho-capitalistes.
Le niveau excessif des taux naturels de chômage est considéré comme le résultat des lois de salaire minimum, de l’assurance-chômage et du militantisme de syndicats dont il faut réduire les pouvoirs.
Ce sont les libertariens qui vont le plus loin dans la remise en cause du rôle de l’Etat, puisqu’ils lui retirent les fonctions qu’Adam Smith et ses successeurs libéraux lui reconnaissaient: armée, police, justice, éducation et production de certaines infrastructures essentielles telles que le système de transport. C’est en fait la conséquence d’une attitude transformant en panacée la logique libérale. L’un des animateurs de ce courant est le fils de Milton Friedman, David, qui reproche à son père et à Hayek de n’être pas assez radicaux dans leur anti-étatisme. En fin de compte, l’Etat peut disparaître; en cela les libertariens se déclarent en accord avec le courant anarchiste. Mais contrairement à Proudhon, Bakounine – et même Marx qui envisageait lui aussi la dissolution de l’Etat – les libertariens mettent leur confiance dans le marché; pour eux, l’anarchisme est la forme ultime du capitalisme libéral.



Publié dans Le Figaro-Économie , 12 septembre 1996.
Sommes-nous moralement tenus d’obéir aux lois? par Pierre Lemieux
 
Le 20e siècle aura bien été, comme le souhaitait Mussolini, le siècle de l’État. Le quintuplement de la taille des États occidentaux s’est accompagné de théories économiques et éthiques qui justifient la légitimité de l’État démocratique et l’obéissance que lui doivent les citoyens.
Mais ce qui est passé à peu près inaperçu jusqu’à tout récemment, c’est la montée concomitante, au cours de la seconde moitié de ce siècle, de théories opposées qui remettent radicalement en cause la légitimité de l’État—de l’État que nous connaissons, en tout cas. Il ne s’agit pas seulement de théories économiques, mais aussi d’un nouveau courant de philosophie politique. Dans un ouvrage collectif récent (For and Against the State. New Philosophical Readings, sous la direction de John T. Sanders et Jan Narveson, Londres, Rowman & Littlefield, 1996), l’auteur du premier article, Leslie Green (professeur de droit et de philosophie à l’Université York, au Canada), surfe sur cette vague de fond: « Existe-t-il une obligation générale d’obéir à la loi, au moins dans un État raisonnablement juste? De plus en plus, les théoriciens politiques répondent par la négative. »
Les premiers coups de semonce datent d’il y a quelques décennies. Des auteurs comme Ayn Rand ou Murray Rothbard ont été parmi les premiers à tirer. Puis, des universitaires comme Robert Paul Wolff ou Robert Nozick ont conféré au nouveau paradigme sa respectabilité académique. Bien que les treize articles réunis dans le livre de Sanders et Narveson présentent autant des défenses que des critiques de la légitimité étatique, on constate que les défenseurs de l’État se retrouvent aujourd’hui sur la défensive.
Le problème de la coercition
Le problème, bien posé dans l’article de Narveson (professeur de philosophie à l’Université de Waterloo, au Canada), est celui de la coercition: l’État oblige, par la force des armes en définitive, tous les habitants d’un territoire donné à se soumettre à lui, qu’ils le veuillent ou non. Puisque ce pouvoir ne repose pas sur le consentement libre et unanime des individus, « tous les États actuels sont illégitimes », écrit John Simmons (professeur de philosophie à l’Université George Mason, en Virginie). Simmons représente le courant de « l’anarchisme philosophique » qui, tout en niant l’obligation morale d’obéir à ces pouvoirs illégitimes, soutient que des considérations de prudence s’opposent à la violence contre des États « raisonnablement justes ».
Bref, l’obligation morale d’obéissance n’existe pas parce que l’État est illégitime. Mais, pour l’anarchisme philosophique, il ne s’ensuit pas nécessairement un devoir moral de résistance ou de révolution: cela dépend des circonstances, de la balance des avantages et des inconvénients.
Les défenseurs de l’État, comme feu Gregory Kavka (professeur de philosophie à l’Université de Californie) ou Peter Danielson (professeur de philosophie à l’Université de Colombie-Britannique, au Canada), reprennent essentiellement des arguments tirés de la théorie économique ou de la théorie des jeux pour soutenir la nécessité d’un pouvoir coercitif dans la production des « biens publics » et notamment de la sécurité.
Comme le font remarquer d’autres auteurs de l’ouvrage, cette nécessité de l’État est loin d’être théoriquement démontrée. David Friedman (économiste et professeur de droit à Santa Clara University, aux États-Unis) explique comment un système juridique efficient au sens économique (c’est-à-dire répondant aux demandes individuelles) se développe spontanément dans une situation d’anarchie. Howard S. Harriott (professeur de philosophie politique et de logique à l’Université de Caroline du Sud), dans son article intitulé « Games, Anarchy, and the Nonnecessity of the State », rappelle que, d’après les avancées récentes de la théorie des jeux, la coopération et la production des biens publics ne sont pas incompatibles avec l’interaction libre des individus.
Le système politique idéal des nouveaux contestataires est soit l’État minimum, soit l’anarchie—celle-ci étant entendue non pas comme absence de règles, mais comme absence de coercition politique. L’anarchie de référence est capitaliste, par opposition à la version communautariste (et à l’ancienne version communiste) de la doctrine.
La justification philosophique contemporaine de l’État repose essentiellement sur l’idée du contrat social. Comme le fait remarquer John Sanders (professeur de philosophie à l’Académie polonaise des sciences et au Rochester Institute of Technology, États-Unis), la théorie contractualiste vient en deux modèles, celui de Hobbes et celui de Rousseau. C’est l’inspiration rousseauiste qui nourrit la justification contractualiste de l’État développée par John Rawls au cours des deux dernières décennies. Sanders rappelle que le contractualisme rawlsien est, au mieux, une méthodologie incapable en soi de justifier la coercition politique et, au pire, une rationalisation idéologique de l’État redistributeur et contrôleur dont nous sommes affublés.
L’impossible contrat social
La critique la plus éclairante du contractualisme est celle du grand économiste et philosophe politique Anthony de Jasay, dans son article intitulé « Self-Contradictory Contractarianism ». Le contractualisme, soutient de Jasay, est antinomique, logiquement contradictoire: si le contrat social est indispensable parce que les individus ne tiennent pas leurs promesses dans l’état de nature, pourquoi alors respecteraient-ils ce contrat-là? Ou bien les gens ont généralement intérêt à exécuter leurs contrats, et un grand contrat social est inutile; ou bien, l’intérêt personnel les pousse à violer leurs promesses, et le contrat social est impossible.
Impossible ou extrêmement dangereux. En effet, une fois l’État souverain créé par le contrat social, qu’est-ce qui l’incitera à se cantonner dans son rôle de police du contrat? Le dilemme de l’état de nature revient au galop avec, cette fois-ci, la confrontation entre un Léviathan tout-puissant et une population désarmée. Le raisonnement aurait dû nous persuader, avant que l’expérience ne nous l’apprenne, que le plus fort des deux l’emportera forcément.
Poussé, pour ainsi dire, dans ses derniers retranchements, le contractualisme tente un retour dans l’article intéressant et révélateur de Jonathan Wolff (professeur de philosophie à University College, Londres). Reprenant le problème à la lumière non pas de l’impossible contrat social unanime, mais d’un contrat conclu parmi « la classe des gens raisonnables », l’auteur argue que l’État l’emporte alors sur l’anarchie. En sacrifiant l’unanimité, Wolff sauve le contrat, mais on peut lui objecter que celui-ci n’a plus rien de social. En ont été arbitrairement exclus les gens qu’il définit comme non-raisonnables, c’est-à-dire ceux qui ne partagent pas la conception rawlsienne de la justice sociale. De plus, on doit envisager l’éventualité que le contrat créant l’État ait plutôt été conclu par une classe d’individus non-raisonnables, à savoir les brutes qui, durant la plus grande partie de l’histoire humaine, ont monopolisé la force étatique. Les articles présentés dans cet ouvrage collectif atteignent un niveau théorique élevé, à l’instar des débats qui, depuis quelques décennies, agitent les milieux universitaires anglo-saxons. Les implications pratiques de ce débat intellectuel se manifestent dans une profonde fracture, encore occultée en France mais de plus en plus visible aux États-Unis, entre les gens qui font confiance à l’État (et qui sont souvent du bon côté du guichet) d’une part et, d’autre part, ceux qui contestent sa légitimité, parfois violemment. Avec la percolation de ces nouvelles idées dans la culture populaire, est-il permis d’espérer que le 21e siècle ne sera pas du tout celui de l’État?



Le monde diplomatique
AVRIL 1999 Pages 1, 24 et 25
L’IDÉOLOGIE DE L’INSÉCURITÉ
Ce vent punitif qui vient d’Amérique
Ne s’agit-il que d’une coïncidence ? Au moment où, dans l’indifférence apparente des gouvernements, l’annonce d’énormes regroupements industriels ou bancaires se généralise aux Etats-Unis et en Europe, les responsables politique rivalisent d’imagination et de projets en matière de lutte contre la délinquance. Les grands médias, oubliant trop souvent que les
« violences urbaines » ont aussi leur source dans la généralisation de l’insécurité sociale, concourent à cette façon biaisée de définir les menaces qui pèseraient sur nos sociétés Certains des remèdes proposés couramment (« tolérance zéro », couvre-feux, suppression des allocations familiales versées aux parents des délinquants, durcissement de la répression des mineurs), s’inspirent d’ailleurs de l’exemple américain. Et risquent, comme aux Etats-Unis, de conduire à une généralisation du contrôle social doublée d’un envol du taux d’incarcération.
Par LOÏC WACQUANT Professeur à l’université de Californie, Berkeley, et
c hercheur au centre de
sociologie européenne du
Collège de France.
Auteur des Prisons de la
misère, Liber-Raison d’agir, Paris (à paraître).
DEPUIS quelques années monte à travers l’Europe une de ces paniques morales capables, par son ampleur et sa virulence, d’infléchir les politiques étatiques et de redessiner la physionomie des sociétés qu’elle atteint. Son objet apparent, trop apparent justement, puisqu’il tend à envahir le débat public : la délinquance des « jeunes », les « violences urbaines », les désordres dont les « quartiers sensibles » seraient le creuset, et les « incivilités » dont leurs habitants seraient les premiers coupables. Autant de termes qu’il convient de garder entre guillemets, car leur signification est aussi floue que les phénomènes qu’ils sont supposés désigner,dont rien ne prouve qu’ils soient propres aux « jeunes », à certains « quartiers », et encore moins « urbains ». Ces notions s’inscrivent dans une constellation de termes et de thèses venus des Etats-Unis, sur le crime, la violence, la justice, l’inégalité et la responsabilité, qui se sont insinués dans le débat européen jusqu’à lui servir de cadre et qui doivent l’essentiel de leur pouvoir de conviction à leur omniprésence et au prestige retrouvé de leurs propagateurs (1). La banalisation de ces analyses dissimule un enjeu qui n’a que peu à voir avec les problèmes auxquels ils se réfèrent ostensiblement : la redéfinition des missions de l’Etat, qui, partout, se retire de l’arène économique et affirme la nécessité de réduire son rôle social et celle d’élargir, en la durcissant, son intervention pénale. L’Etat-providence européen se devrait désormais de maigrir, puis de sévir envers ses ouailles dissipées et d’élever la « sécurité », définie étroitement en termes physiques et non en termes de risques de vie (salariale, sociale, médicale, éducative, etc.), au rang de priorité de l’action publique. Effacement de l’Etat économique,abaissement de l’Etat social, renforcement et glorification de l’Etat pénal : le « courage » civique, la « modernité » politique, l’audace progressiste même commanderaient d’embrasser les poncifs et les dispositifs sécuritaires les plus éculés (2). Il faudrait reconstituer, maillon par maillon, la longue chaîne des institutions, agents et supports discursifs (notes de conseillers,rapports de commission, missions d’officiels, échanges parlementaires, colloques d’experts, livres savants ou grand public,conférences de presse, articles de journaux et reportages télévisuels, etc.) par laquelle le nouveau sens commun pénal visant à criminaliser la misère - et, par ce biais, à normaliser le salariat précaire -, incubé aux Etats-Unis, s’internationalise sous des formes plus ou moins modifiées et méconnaissables (y compris parfois par ceux-là mêmes qui le propagent), à l’instar de l’idéologie économique et sociale fondée sur l’individualisme et la marchandisation dont il est la traduction et le complément en matière de « justice ». Ce vaste réseau de diffusion part de Washington et de New York, traverse l’Atlantique pour s’arrimer à Londres et, de là, étend ses canaux à travers tout le continent. Son origine se trouve dans le complexe formé par les organes de l’Etat américain officiellement chargés de mettre en oeuvre et en vitrine la « rigueur pénale », dont le ministère fédéral de la justice et le département d’Etat (qui, par le truchement de ses ambassades, milite activement, dans chaque pays hôte, en faveur de politiques pénales ultrarépressives,particulièrement en matière de stupéfiants), les organismes parapublics et professionnels liés à l’administration policière et pénitentiaire, ainsi que par les médias et les entreprises privées participant à l’économie de l’emprisonnement (firmes d’incarcération, de santé pénitentiaire, de construction, de technologies d’identification et de surveillance, etc.) (3). Mais, dans ce domaine comme dans bien d’autres, le secteur privé apporte une contribution décisive à la conception et à la réalisation de la « politique publique ». De fait, le rôle éminent qui incombe aux think tanks néoconservateurs dans la constitution puis l’internationalisation de la nouvelle doxa punitive met en exergue les liens organiques, tant idéologiques que pratiques, entre le dépérissement du secteur social de l’Etat et le déploiement de son bras pénal.

Londres, terre d’accueil européenne
En effet, les « boîtes à idées » et instituts de conseil qui, sur les deux rives de l’Atlantique, ont préparé l’avènement du « libéralisme réel », sous M. Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, par un patient travail de sape intellectuelle des notions et des politiques keynésiennes sur le front économique et social entre 1975 et 1985, ont également fait office, avec une décennie de décalage,d’oléoduc alimentant les élites politiques et médiatiques en concepts, principes et mesures à même de justifier et d’accélérer l’instauration d’un appareil pénal aussi prolixe que protéen. Les mêmes qui hier militaient, avec le succès que l’on peut constater, enfaveur du « moins d’Etat » pour ce qui relève des prérogatives du capital et de l’utilisation de la main- d’oeuvre exigent aujourd’hui avec tout autant d’ardeur « plus d’Etat » pour masquer et contenir les conséquences sociales délétères, dans les régions inférieures de l’espace social, de la dérégulation du salariat et de la détérioration de la protection sociale. Côté américain, plus encore que l’American Enterprise Institute, le Cato Institute et la fondation Heritage (4), c’est le Manhattan Institute qui a popularisé les discours et les dispositifs visant à réprimer les « désordres » entretenus par ceux qu’Alexis de Tocqueville, déjà, appelait « la dernière populace de nos grandes villes ». En 1984, l’organisme fondé par Anthony Fischer (le mentor de Mme Thatcher) et William Casey (qui sera directeur de la CIA pendant la présidence de M. Reagan) pour appliquer les principes de l’économie de marché aux problèmes sociaux met sur orbite Losing Ground, l’ouvrage de Charles Murray qui servira de bible à la croisade de M. Reagan contre l’Etat-providence. Selon ce livre, l’excessive générosité des politiques d’aide aux démunis serait responsable de la montée de la pauvreté aux Etats-Unis : elle récompense l’inactivité et induit la dégénérescence morale des classes populaires, notamment ces unions « illégitimes » qui seraient la cause ultime de tous les maux des sociétés modernes dont les « violences urbaines ».Au début des années 90, le Manhattan Institute organise une conférence puis publie un numéro spécial de sa revue City sur la« qualité de vie ». L’idée-force en est que l’ « inviolabilité des espaces publics » est indispensable à la vie urbaine et, a contrario,que le « désordre » dans lequel les classes pauvres se complaisent est le terreau naturel du crime. Parmi les participants à ce« débat », le procureur-vedette de New York, M. Rudolph Giuliani, qui vient de perdre les élections municipales face au démocrate noir David Dinkins et qui va puiser là les thèmes de sa campagne victorieuse de 1993. En particulier les principes directeurs de la politique policière et judiciaire qui fera de New York la vitrine mondiale de la doctrine de la « tolérance zéro » accordant aux forces de l’ordre un blanc-seing pour pourchasser la petite délinquance et repousser les sans-abri dans les quartiers déshérités.
C’est encore et toujours le Manhattan Institute qui, dans la foulée, vulgarise la théorie dite « du carreau cassé », formulée en 1982 par James Q. Wilson et George Kelling dans un article publié par le magazine Atlantic Monthly : adaptation du dicton populaire « qui vole un oeuf vole un boeuf », cette prétendue « théorie » soutient que c’est en luttant pied à pied contre les petits désordres quotidiens que l’on fait reculer les grandes pathologies criminelles. Jamais validé empiriquement, ce postulat sert d’alibi à la réorganisation du travail policier impulsée par M. William Bratton, le responsable de la sécurité du métro de New York promu chef de la police municipale. Objectif de cette réorganisation : apaiser la peur des classes moyennes et supérieures - celles qui votent - par le harcèlement permanent des pauvres dans les espaces publics (rues, parcs, gares, bus et métro, etc.). A cela trois moyens : le décuplement des effectifs et des équipements des brigades, la dévolution des responsabilités opérationnelles aux commissaires de quartier avec obligation chiffrée de résultat et un quadrillage informatisé (avec fichier central signalétique et cartographique consultable sur les micro- ordinateurs de bord des voitures de patrouille) qui permet le redéploiement continuel et l’intervention quasi instantanée des forces de l’ordre, débouchant sur une application inflexible de la loi, particulièrement à l’encontre des nuisances mineures tels l’ébriété, le tapage, la mendicité, les atteintes aux moeurs, et « autres comportements antisociaux associés aux sans-abri », selon la terminologie de George Kelling. C’est à cette nouvelle politique que les autorités de la ville, mais aussi les médias nationaux et internationaux, attribuent la baisse de la criminalité à New York ces dernières années. Pourtant, la baisse a précédé de trois ans l’instauration de cette tactique policière, et elle s’observe aussi dans des villes qui ne l’appliquent pas. Parmi les conférenciers invités en 1998 par le Manhattan Institute à son prestigieux luncheon forum auquel assiste le gratin de la politique, du journalisme et des fondations de philanthropie et de recherche de la Côte est : M. William Bratton, promu « consultant international » en police urbaine, qui a monnayé la gloire d’avoir « stoppé l’épidémie du crime » à New York en une simili-biographie au moyen de laquelle il prêche la « tolérance zéro » aux quatre coins de la planète (5). A commencer par la Grande-Bretagne, terre d’accueil et sas d’acclimatation de ces politiques en vue de la conquête de l’Europe. Côté britannique, l’Adam Smith Institute, le Centre for Policy Studies et l’Institute of Economic Affairs (IEA) ont oeuvré de concert à la dissémination des conceptions néolibérales en matière économique et sociale (6), mais aussi des thèses punitives élaborées aux Etats-Unis et introduites du temps de M. John Major avant d’être reprises et amplifiées par M. Anthony Blair. Par exemple, fin 1989, l’IEA (fondé, comme le Manhattan Institute, par Anthony Fischer, sous le haut patronage intellectuel de Friedrich von Hayek) orchestrait à l’initiative de M. Rupert Murdoch une série de rencontres et publications autour de la « pensée » de Charles Murray. Ce dernier adjurait alors les Britanniques de comprimer drastiquement leur Etat-providence afin d’enrayer l’émergence d’une prétendue « underclass » de pauvres aliénés, dissolus et dangereux, cousine de celle qui « dévaste » les villes des Etats-Unis à la suite des mesures sociales instaurées lors de la « guerre à la pauvreté » des années 60 (7). Cette intervention, très médiatisée, donna lieu à la publication d’un livre collectif dans lequel on peut lire, à côté des ruminations de M. Murray sur la nécessité de faire peser la « force civilisatrice du mariage » sur les « jeunes hommes noirs qui sont essentiellement des barbares », un chapitre dans lequel M. Frank Field, responsable du secteur du welfare au sein du Parti travailliste et futur ministre des affaires sociales de M. Blair, préconise des mesures visant à empêcher les filles-mères d’avoir des enfants et à contraindre les « pères absents » à assumer la charge financière de leur progéniture illégitime. Où l’on voit se dessiner un franc consensus entre la droite américaine la plus réactionnaire et l’avant-garde autoproclamée de la « nouvelle gauche » européenne autour de l’idée que les « mauvais pauvres » doivent être repris en main (de fer) par l’Etat. Quand M. Murray revient à la charge en 1994, lors d’un nouveau séjour à Londres, la notion d’ underclass est entrée dans le langage politique et il n’a aucun mal à convaincre son auditoire que ses sombres prévisions de 1989 se sont réalisées : l’« illégitimité », la « dépendance » et la criminalité ont augmenté de concert parmi les nouveaux pauvres d’Albion et, ensemble, elles menacent de mort subite la civilisation occidentale (8). De sorte que, en 1995, c’est autour de son compagnon de lutte idéologique, M. Lawrence Mead, politologue néoconservateur de la New York University, de venir expliquer aux Britanniques que, si l’Etat doit s’interdire d’aider les pauvres matériellement, il lui incombe de les soutenir moralement en leur imposant de travailler. C’est le thème, canonisé depuis par M. Anthony Blair, des « obligations de la citoyenneté », qui justifie l’institution du salariat forcé dans des conditions dérogatoires au droit social et au droit du travail pour les personnes « dépendantes » des aides de l’Etat - en 1996 aux Etats-Unis et trois ans plus tard au Royaume-Uni (9). L’Etat paternaliste se doit aussi d’être un Etat punitif : en 1997, l’IEA fait encore revenir Charles Murray pour, cette fois, promouvoir l’idée ue « la prison marche » et que les dépenses pénitentiaires sont n investissement réfléchi et rentable pour la société. Charles Murray s’appuie sur une étude « bidon » du ministère fédéral de la justice concluant que le triplement de la population carcérale aux Etats-Unis entre 1975 et 1989 aurait, par son seul effet neutralisant », prévenu 390 000 meurtres, viols et vols avec violences lors de la seule année 1990 (10).
« Tolérance zéro ! QUELQUES mois après la visite de Charles Murray, l’IAE invitait l’ex-chef de la police new-yorkaise, M. William Bratton, pour populariser la « tolérance zéro » au cours d’une conférence de presse maquillée en colloque à laquelle participaient des responsables de la police britannique. La « tolérance zéro » est en effet le complément policier de l’incarcération de masse à laquelle conduit la pénalisation de la misère en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis. Lors de cette rencontre, à laquelle des médias dociles donnèrent un grand retentissement, on apprit que « les forces de l’ordre en Angleterre et aux Etats-Unis s’accordent de plus en plus à penser que les comportements criminels et proto-criminels (“subcriminal”) comme le jet d’ordures, l’insulte, le graffitage et le vandalisme doivent être fermement réprimés afin d’empêcher des comportements criminels plus graves de se développer ». La rencontre se prolongea comme de coutume par la publication d’un ouvrage collectif, Tolérance zéro : Comment policer une société libre, dont le titre résume la philosophie politique : « libre », c’est-à- dire libérale et non interventionniste « en haut », en matière de fiscalité et d’emploi notamment ; intrusive et intolérante « en bas », pour tout ce qui touche aux comportements publics des membres de classes populaires pris en tenaille par la généralisation du sous-emploi et du salariat précaire, d’un côté, et le recul de la protection sociale et l’indigence des services publics, de l’autre. Ces notions ont servi de cadre à la loi sur le crime et le désordre votée par le Parlement néotravailliste en 1998, la plus répressive de l’après-guerre. Le premier ministre britannique motivait son soutien à la « tolérance zéro » en ces termes : « Il est important de dire que nous ne tolérons plus les infractions mineures. Le principe de base ici, c’est de dire que, oui, il est juste d’être intolérant envers les sans-abri dans la rue (11). » Du Royaume-Uni, les notions et les dispositifs promus par les « boîtes à idées » néoconservatrices des Etats-Unis se sont répandus à travers l’Europe. Au point qu’il est difficile pour un officiel européen de s’exprimer sur la « sécurité » sans que sorte de sa bouche quelque slogan made in USA, fût-il affublé, ainsi que l’exige sans doute l’honneur national, de l’adjectif « républicain » :« tolérance zéro », couvre-feu, dénonciation de la « violence desjeunes » (c’est- à-dire des jeunes dits immigrés des quartiers mis en jachère économique), focalisation sur les petits trafiquants de drogue, assouplissement de la frontière juridique entre mineurs et adultes, incarcération des jeunes multirécidivistes, privatisation des services de justice, etc. L’exportation des thèmes et des thèses sécuritaires incubés aux Etats-Unis aux fins de réaffirmer l’emprise morale de la société sur ses « mauvais » pauvres et de dresser le (sous-)prolétariat à la discipline du nouveau marché du travail n’est si florissante que parce qu’elle rencontre l’assentiment des autorités des divers pays destinataires. Cet assentiment prend des formes variées :enthousiaste et assumé dans le cas de M. Anthony Blair, honteux et gauchement dénié chez M. Lionel Jospin, avec toute une gamme de positions intermédiaires. C’est dire qu’il faut compter au nombre des agents de l’entreprise transnationale visant à faire accepter comme allant de soi le nouvel ethos punitif les dirigeants et les fonctionnaires des Etats européens qui se rallient à l’impératif du « rétablissement » de l’ordre (républicain) après s’être convertis aux bienfaits du marché (dit libre) et à la nécessité du « moins d’Etat »(social, s’entend). Là, on a renoncé à mettre des emplois, on mettra désormais des commissariats, en attendant sans doute de bâtir des prisons. L’expansion de l’appareil policier et pénal peut d’ailleurs contribuer à la création de postes de travail dans la surveillance des rebuts du monde du travail : les 20 000 adjoints desécurité et 15 000 agents locaux de médiation, qu’il est prévu de masser dans les « quartiers sensibles » d’ici à la fin 1999,représentent un bon dixième des emplois-jeunes promis par le gouvernement français.

Au nom d’une simili-science LES pays importateurs des instruments américains d’une pénalité résolument offensive, adaptée aux missions qui incombent aux institutions policière et pénitentiaire dans la société néolibérale avancée, ne se contentent pas de recevoir ces outils. Ils les empruntent souvent de leur propre initiative et les adaptent à leurs besoins et à leurs traditions nationales, politiques autant qu’intellectuelles, par le biais notamment de ces « missions d’études » qui se multiplient à travers l’Atlantique. A l’instar de Gustave de Beaumont et d’Alexis de Tocqueville, partis au printemps 1831 en excursion carcérale sur le « sol classique du système pénitentiaire », parlementaires, pénologues et hauts fonctionnaires de l’Union européenne se rendent régulièrement en pèlerinage à New York, Los Angeles et Houston, dans le but de « pénétrer les mystères de la discipline américaine » et avec l’espoir d’en faire jouer les « ressorts secrets » dans leur patrie (12). Ainsi, c’est à la suite d’une mission, financée par Corrections Corporation of America, première firme d’incarcération privée des Etats-Unis, que Sir Edward Gardiner, président de la commission des affaires intérieures de la Chambre des Lords, a pu découvrir les vertus de la privatisation pénitentiaire et aiguiller le Royaume-Uni vers l’emprisonnement à but lucratif. Avant de devenir lui-même membre du conseil d’administration de l’une des principales entreprises qui se partagent le juteux marché du châtiment (puisque le nombre de pensionnaires dans les prisons privées britanniques est passé de 200 à 3 800 entre 1993 et 1998). Autre médiation par laquelle s’effectue la diffusion en Europe du nouveau sens commun pénal : les rapports officiels, ces écrits pré-pensés au moyen desquels les gouvernants habillent les décisions qu’ils entendent prendre des oripeaux de cette simili-science que les chercheurs les plus accordés à la problématique médiatico-politique du moment sont spécialement aptes à produire sur commande. Ces rapports sont fondés sur le contrat qui suit : en contrepartie d’une notoriété médiatique fugace,le chercheur sollicité accepte d’abjurer son autonomie intellectuelle, qui requiert de rompre avec la définition officielle du « problème social » assigné et d’analyser sa préconstruction politique,administrative et journalistique. Ces travaux s’appuient sur les rapports produits, dans des circonstances et selon des canons analogues, dans les sociétés prises comme « modèles » ou sollicitées par « comparaison », de sorte que le sens commun gouvernemental d’un pays trouve caution dans le sens commun étatique de ses voisins selon un processus de renforcement circulaire. Un exemple parmi d’autres : on est abasourdi de découvrir en annexe du rapport de la mission confiée par M. Lionel Jospin aux députés socialistes Christine Lazerges et Jean-Pierre Balduyck sur les « Réponses à la délinquance des mineurs » une note de M. Hubert Martin, conseiller pour les affaires sociales auprès de l’ambassade de France aux Etats-Unis, dressant un panégyrique des couvre- feux imposés aux adolescents dans les métropoles américaines (13). Ce fonctionnaire reprend à son compte les résultats d’une pseudo-enquête réalisée et publiée par l’Association nationale des maires des grandes villes des Etats-Unis dans le but de défendre ce gadget policier qui tient une place de choix dans leur « vitrine » médiatique de la sécurité. En vérité, ces programmes n’ont aucune incidence mesurable sur la délinquance, qu’ils se contentent de déplacer dans le temps et l’espace. Ils sont fort coûteux en hommes et en moyens, puisqu’il faut arrêter, enregistrer, transporter, et éventuellement détenir chaque année des dizaines de milliers de jeunes qui n’ont contrevenu à aucune loi. Et loin de faire l’objet d’un « consensus local », ils sont vigoureusement combattus devant les tribunaux en raison de leur application discriminatoire et de leur vocation répressive qui contribue à criminaliser les jeunes de couleur des quartiers ségrégués (14). On voit ici comment une mesure policière dépourvue d’effets - autres que criminogènes et liberticides - et de justifications - si ce n’est médiatiques - parvient à se généraliser, chaque pays prenant prétexte du « succès » des autres en la matière pour l’adopter. Gestation et dissémination, nationale d’abord puis internationale, par les think tanks américains et leurs alliés dans les champs bureaucratique et médiatique, de termes, théories et mesures qui s’imbriquent pour, ensemble, pénaliser l’insécurité sociale et ses conséquences. Emprunt, partiel ou intégral, conscient ou inconscient, requérant un travail d’adaptation à l’idiome culturel et aux traditions étatiques propres aux différents pays récepteurs, par les officiels qui les mettent en pratique. Une troisième opération – la mise en forme savante - vient redoubler ce travail et accélérer le trafic des catégories de l’entendement néolibéral qui circulent désormais à flux tendu de New York à Londres, puis Paris, Bruxelles, Munich, Milan et Madrid. C’est par l’entremise des échanges, interventions et publications à caractère universitaire, réel ou simulé, que les « passeurs » intellectuels reformulent ces catégories dans une sorte de pidgin politologique, suffisamment concret pour accrocher les responsables politiques et les journalistes soucieux de « coller à la réalité » (telle que la projette la vision autorisée du monde social),mais suffisamment abstrait pour les débarrasser des marques trop flagrantes qu’elles doivent aux particularités de leur contexte national d’origine. De telle manière que ces notions deviennent des lieux communs sémantiques où se retrouvent tous ceux qui, par-delà les frontières de métier, d’organisation et de nationalité, et même d’affiliation politique, pensent spontanément la société néolibérale avancée comme elle souhaite l’être. On en a la démonstration éclatante avec ce spécimen exemplaire de recherche sur un faux objet entièrement préconstruit par le sens commun politico-médiatique du moment, puis « vérifié » par des données glanées au fil de reportages d’hebdomadaires, de sondages d’opinion et de publications officielles, mais dûment « authentifiées » (aux yeux du lecteur novice) par quelques rapides visites dans les quartiers incriminés (au sens littéral du terme), qu’est l’ouvrage Les Villes face à l’insécurité : des ghettos américains aux banlieues françaises (15). Le titre est à lui seul une sorte de condensé prescriptif de la nouvelle doxa d’Etat en la matière : il suggère ce qu’il faut penser sur la nouvelle rigueur policière et pénale qu’on annonce tout à la fois comme inéluctable, urgente et bénéfique. Une citation, tirée des lignes qui ouvrent le livre, suffit ici : « La croissance inexorable des phénomènes de violence urbaine plonge tous les spécialistes dans la perplexité. Faut-il opter pour le “tout-répressif”, concentrer les moyens sur la prévention ou chercher une voie médiane ? Doit-on combattre les symptômes ou s’attaquer aux causes profondes de la violence et de la délinquance ? Selon un sondage... »

















La gestion policière de la misère
ON trouve ici réunis tous les ingrédients de la simili-science politique dont raffolent les technocrates des cabinets ministériels et les pages « idées » des grands quotidiens : un fait de départ qui est tout sauf avéré ( « croissance inexorable ») mais dont on soutient qu’il troublerait jusqu’aux « spécialistes » (il n’est pas dit lesquels, et pour cause) ; une catégorie de l’entendement bureaucratique (« violence urbaine ») sous laquelle chacun peut mettre ce qui lui sied ; un sondage qui ne mesure pas grand-chose de plus que l’activité de l’institut qui le produit ; et une série de fausses alternatives répondant à une logique d’intervention bureaucratique (répression ou prévention) que l’auteur se propose de trancher alors qu’elles sont déjà résolues en filigrane dans la question posée. Tout ce qui suit, sorte de catalogue des clichés américains sur la France et français sur l’Amérique, permettra de présenter comme une « voie médiane », conforme à la raison (d’Etat), la dérive pénale préconisée par le gouvernement socialiste en place, sous peine de courir au désastre - la quatrième de couverture interpelle ainsi le citoyen-lecteur : « Il y a urgence : en réinvestissant des quartiers entiers, il s’agit d’empêcher que les classes moyenne ne penchent vers des solutions politiques extrêmes. » Une précision : en les réinvestissant de policiers, pas d’emplois.
Au prix d’une double projection croisée des prénotions nationales des deux pays considérés (16), l’auteur parvient tout à la fois à plaquer la mythologie américaine du ghetto comme territoire de déréliction (plutôt que comme instrument de domination raciale) sur les quartiers à concentration de logements sociaux de l’Hexagone, et à faire entrer de force dans la fiction administrative française des « quartier sensible » les territoires ghettoïsés de New York et de Chicago. D’où une série de balancements qui se donnent pour une analyse, au rythme desquels les Etats-Unis sont utilisés non pas comme élément d’une comparaison méthodique qui montrerait tout de suite que la prétendue « montée inexorable » des « violences urbaines » est avant tout une thématique politico-médiatique visant à faciliter la redéfinition des problèmes sociaux en termes de sécurité (17) mais, tour à tour, comme un épouvantail et comme un modèle à imiter, fût-ce avec précaution. En agitant dans un premier temps le spectre de la « convergence », les Etats-Unis servent à susciter l’horreur - le ghetto, jamais ça chez nous ! - et à dramatiser le discours afin de mieux justifier la reprise en main policière de « quartiers entiers ». Il ne reste alors qu’à entonner l’antienne tocquevillienne de l’initiative citoyenne pour justifier l’importation en France des techniques locales de maintien de l’ordre américaines.
C’est ainsi que se propage en Europe un nouveau sens commun pénal venu des Etats-Unis, articulé autour de la répression accrue des délits mineurs et des simples infractions, l’alourdissement des peines, l’érosion de la spécificité du traitement de la délinquance juvénile, le ciblage des populations et des territoires considérés « à risques » et la déréglementation de l’administration pénitentiaire. Le tout en parfaite harmonie avec le sens commun néolibéral en matière économique et sociale, qu’il complète et conforte en évacuant toute considération d’ordre politique et civique pour étendre le mode de raisonnement économiciste, l’impératif de la responsabilité individuelle - dont l’envers est l’irresponsabilité collective - et le dogme de l’efficience du marché au domaine du crime et du châtiment.
On désigne couramment par l’expression de « Washington consensus » la panoplie des mesures d’ajustement structurel imposées par les bailleurs de fonds internationaux comme condition d’aide aux pays endettés (avec les résultats désastreux que l’on a constatés en Russie et en Asie) et, par extension, les politiques économiques néolibérales qui ont triomphé dans tous les pays capitalistes avancés au cours des deux dernières décennies (18). Il convient désormais d’étendre cette notion afin d’y englober le traitement punitif de l’insécurité et de la marginalité sociales qui sont les conséquences logiques de ces politiques. Et, de même que les gouvernements socialistes de la France ont joué un rôle déterminant, au milieu des années 80, dans la légitimation internationale de la soumission au marché, le gouvernement de M. Lionel Jospin se trouve placé dans une position stratégique pour normaliser, en lui donnant une caution « de gauche », la gestion policière et carcérale de la misère.
LOÏC WACQUANT.
(1) Sur la diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire dont les termes fétiches sont partout (« globalisation », « flexibilité », « multiculturalisme »,« communautarisme », “minorité”, “ghetto”, “ethnicité”, “fragmentation”, etc.), lire Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant,« Les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 121-122, Paris, mars 1998.
(2) Régis Debray et al.« Républicains, n’ayons pas peur ! », Le Monde, 4 septembre 1998.
(3) Cf. Steven Donziger,« Fear, Politics, and the Prison-Industrial Complex », in The Real War on Crime, New York, Basic Books, 1996, pp. 63-98.
(4) Lire Serge Halimi, « Les boîtes à idées de la droite américaine », Le Monde diplomatique, mai 1995.
(5) Peter Knobler et William W. Bratton, Turnaround : How America’s Top Cop Reversed the Crime Epidemic, Random House, New York, 1998.
(6) Keith Dixon, Les Evangélistes du marché, Editions Liber-Raisons d’agir, Paris, 1998.
(7) Charles Murray, The Emerging British Underclass, Institute of Economic Affairs, Londres, 1990.
(8) Institute for Economic Affairs, Charles Murray and the Underclass : The Developing Debate, Londres, 1995.
(9) Alan Deacon (ed.),From Welfare to Work :Lessons from America, IEA, Londres, 1997. Lire aussi « Quand M. Clinton“réforme” la pauvreté », Le Monde diplomatique,septembre 1996.
(10) Charles Murray (dir.) Does Prison Work ?, IEA, Londres, 1997, p.26.
(11) Norman Dennis et al., Zero Tolerance : Policing A Free Society, IEA, Londres, 1997. La déclaration de Tony Blair est rapportée par le Guardian du 10 avril 1997. Je remercie Richard Sparks, professeur de criminologie à Keele University, pour ses indications précieuses à ce sujet.
(12) Les expressions entre guillemets sont celles de Beaumont et Tocqueville, « Système pénitentiaire aux Etats-Unis et son application en France »,in Alexis de Tocqueville,OEuvres complètes,Gallimard, Paris, 1984,tome IV, p. 11.
(13) Christine Lazergues et Jean-Pierre Balduyck, Réponses à la délinquance des mineurs, La Documentation française, Paris, 1998,pp. 433-436.
(14) Lire à ce sujet William Ruefle et Kenneth Mike Reynolds,« Curfews and Delinquency in Major American Cities », Crime and Delinquency, 41-3, juillet 1995, pp. 347-363.
(15) Sophie Body-Gendrot, Les Ville face à l’insécurité. Des ghettos américains aux banlieues françaises, Paris, Bayard Editions, 1998.
(16) Jean-Pierre Chevènement lui avait précédemment commandé un « Rapport sur les violences urbaines » et la direction interministérielle à la ville a financé la mission de quelques semaines qui lui a permis de « vivre des expériences dans les quartiers sensibles des Etats-Unis » (sic).
(17) Lire l’étude percutante de Katherine Beckett sur le cas américain, « Making Crime Pay : Law and Order » in Contemporary American Politics, Oxford University Press, Oxford, 1997.
(18) Sur la construction de cette notion à l’intersection des champs universitaire et bureaucratique, lire Yves Dezalay et Bryant Garth, « Le “Washington consensus” : contribution à une sociologie de l’hégémonie du néolibéralisme », Actes de la recherche en sciences sociales, no 121-122, Paris, mars 1998.



Section 2 L’impérialisme de l’économie néoclassique
Même s’ils se recouvrent largement, libéralisme et théorie néoclassique ne doivent pas être confondus
Alors que la théorie néoclassique a été critiquée, depuis très longtemps, pour son réductionnisme qui l’empêche de rendre compte des réalités complexes du monde dans lequel nous vivons, certains théoriciens néoclassiques ont réagi, paradoxalement, en poussant à l’extrême cette réduction, et en en faisant la clé qui ouvre à la connaissance de tous les phénomènes sociaux, au point que les autres sciences sociales, telles que la sociologie, la science politique, l’histoire ou la psychologie semblent désormais inutiles.
Selon cette perspective, la société est une somme d’agents (individus, ménages, entreprises) indépendants; chacun est doté d’un libre arbitre et l’interaction des décisions individuelles est à l’origine de la vie économique, sociale et politique; chaque agent est soumis à des contraintes, cognitives autant que matérielles; les ressources dont il dispose, biens et services, ressources productives, informations, sont limitées; son comportement peut être prédit à partir de l’hypothèse de la rationalité. Cette dernière hypothèse constitue le noyau central de la problématique néoclassique.

La théorie du capital humain
L’une des formes les plus importantes de la généralisation de l’approche néoclassique est la théorie du capital humain, étroitement associée à l’école de Chicago.
(Becker 1964). Outre les biens matériels servant à la production d’autres biens, ce sont, désormais, les ressources humaines qui sont, elles aussi, considérées comme des capitaux, gérés selon les mêmes principes que les ressources physiques.
ainsi les dépenses d’éducation peuvent-elles être analysées comme un investissement en capital, opération dans le cadre de laquelle l’agent rationnel compare un flux de bénéfices futurs à un coût présent. Appliquée à l’éducation, à la formation et à la santé, cette nouvelle approche permet d’analyser les choix individuels dans ces domaines sur la base de la rationalité de l’agent. Et l’inégalité des revenus peut dès lors être analysée comme le résultat d’un choix de consommateur rationnel, doté de préférences déterminées.
Le pas majeur a été franchi par Becker et Mincer, qui appliquent cette approche, fondée sur le postulat de la rationalité de l’agent, à l’ensemble des comportements humains. Cela permet d’expliquer tout acte humain, y compris par exemple les activités criminelles. Celles-ci sont considérées, à l’instar de toutes les autres, comme le fruit d’un calcul rationnel, dans le cadre duquel des bénéfices, sans doute élevés à court terme, sont comparés à des coûts, en termes de danger de se faire prendre et condamner.
Cette approche, Becker et ses collègues l’ont généralisée à des décisions telles que celles de se marier, d’avoir des enfants, de mettre fin au mariage par un divorce, aussi bien qu’au partage des tâches à l’intérieur d’un ménage. Dans tous les cas, il s’agit de comparer, rationnellement, des coûts et des bénéfices. Les développements de spécialisations telles que la «nouvelle économie de la famille» (Becker 1981) ou l’économie du crime et du châtiment (Becker 1968, Becker et Landes 1974) illustrent l’élargissement du champ d’analyse en termes d’homo economicus et de choix rationnels.

Il n’y a qu’une seule science sociale. Ce qui donne à la science économique son pouvoir d’invasion impérialiste est le fait que nos catégories analytiques – rareté, coût, préférence, opportunité – sont véritablement d’applicabilité universelle. […] Ainsi la science économique constitue la grammaire universelle de la science sociale. (J. Hirshleifer, «The Expanding Domain of Economics», American Economic Review, vol. 75, n° 6, 1985, p. 53)
Le Public choice
Ainsi conçue, l’économie peut s’appliquer par exemple à la politique. En effet, dès lors que l’on postule que la même rationalité détermine les comportements des agents dans toutes leurs activités, la voie est ouverte pour développer une analyse économique des processus politiques. Telle est celle dans laquelle s’est engagée la théorie des choix publics. Comme la précédente est associée à l’école de Chicago, celle-ci l’est à l’école de Virginie, compte tenu de l’appartenance institutionnelle de ses principaux animateurs, James Buchanan et Gordon Tullock, qui y ont fondé en 1963, après la publication de leur livre de 1962, la Public Choice Society.
Mais c’est Anthony Downs qui a pour la première fois proposé d’utiliser les outils microéconomiques pour analyser les comportements des électeurs et des élus, avant de les appliquer à l’étude de la bureaucratie. Comme la théorie du capital humain l’avait fait pour les choix de l’individu dans sa vie privée, la théorie des choix publics utilise les outils de la microéconomie pour étudier les comportements des individus dans l’administration et la vie publique et politique, comme citoyens et décideurs, et pour analyser, à travers eux, les finances publiques et l’économie publique. Comme sur celui des biens, des agents, qui peuvent être par exemple des groupes d’intérêt, se rencontrent sur un marché politique, chacun cherchant à maximiser ses intérêts privés, ici par des moyens gouvernementaux.
Sur ces bases, tandis que Buchanan (1980, 1985) s’efforçait d’élaborer une explication du partage entre le domaine du marché et celui du pouvoir politique et de produire une théorie objective de la structure institutionnelle et du cadre constitutionnel, Tullock, rejoignant la démarche de Becker, appliquait l’approche microéconomique à de très nombreux domaines: la procédure judiciaire, le crime et sa sanction, la charité et l’altruisme, la pollution.
Etroitement liée à ces développements, l’application de la théorie microéconomique à l’analyse des effets des lois et du droit est un des éléments constituants de la nouvelle branche de spécialisation connue sous le nom de «Law and Economics». Le Journal of Law of Economics, établi à l’université de Chicago, et dirigé, de 1964 à 1982, par Ronald Coase, en est un vecteur important, les travaux de Coase constituant une source d’inspiration de ce courant de pensée.

Politiques libérales et ripostes keynésiennes
Dans les années soixante et soixante-dix, se généralisent les approches en termes de comportements individuels rationnels, est affirmée l’existence d’une relation simple entre l’émission monétaire et la hausse des prix, est mise en avant l’existence d’un taux naturel de chômage et souligné le rôle stratégique de l’offre.
Toutes ces analyses convergent pour critiquer l’interventionnisme et préconiser la réduction du rôle de l’Etat. Si la révolution keynésienne a consisté à fonder des politiques économiques visant à faire reculer le chômage, en insistant sur le rôle stratégique de la demande effective, laquelle implique l’incertitude et les anticipations, il est difficile de ne pas voir dans ces nouvelles écoles les manifestations d’une puissante contre-offensive libérale.


Cette contre-offensive ne se déploie évidemment pas uniquement dans le domaine théorique. Elle se traduit dans les faits par une inflexion profonde des politiques économiques menées dans les grands Etats industrialisés durant les années soixante-dix, et cela quelle que soit la couleur politique des gouvernements qui en ont la responsabilité.


Deux noms symbolisent cette transformation, ceux de Margaret Thatcher, qui a pris le pouvoir en Grande-Bretagne en 1979, et de Ronald Reagan, devenu président des Etats-Unis en 1981. A tel point que les expressions thatchérisme, reaganisme, et même «reagonomics», sont parfois utilisées pour caractériser les nouvelles politiques économiques, et en particulier leur connotation monétariste..
En 1977, Friedman publie un ouvrage intitulé Contre Galbraith, issu de conférences prononcées en Grande-Bretagne. Dans l’une de celles-ci, il propose à la Grande-Bretagne, pour sortir de ses maux, une thérapie de choc s’inspirant en partie de celle qui a été mise en œuvre au Chili. C’est effectivement une thérapie de choc, appuyée en particulier sur le monétarisme friedmanien, et prévoyant entre autres un large volet de privatisation et de déréglementation, ainsi qu’une remise en question des prérogatives syndicales, que le gouvernement de Mme Thatcher met en œuvre à partir de 1979.
Le premier budget de l’administration Reagan, qui s’est aussi attaqué de front au pouvoir syndical, fait des coupes importantes dans les dépenses sociales. On a pu dire ainsi que le programme, dont l’Economic Recovery Tax Act de 1981 constituait l’un des volets, consistait à enlever aux pauvres pour donner aux riches.
Dans son premier rapport économique, le président des Etats-Unis déclare ainsi, à propos de cette législation qualifiée d’historique: «Plutôt que d’utiliser le système fiscal pour redistribuer le revenu, nous l’avons restructuré de manière significative afin d’encourager les gens à travailler, épargner et investir plus» (in Tobin et Weidenbaum 1988, p. 325). Critiquant la politique monétaire laxiste de ses prédécesseurs et la croissance continuelle de l’importance des interventions économiques du gouvernement, jugées responsables des difficultés de l’économie américaine, le président Reagan affirme que la tâche du gouvernement doit se limiter à «construire un cadre à long terme solide et stable, à l’intérieur duquel le secteur privé constitue le moteur principal de la croissance, de l’emploi et de l’amélioration des conditions de vie» (ibid., p. 328), ce qui implique «une combinaison soigneuse d’actions destinées à réduire des taxes qui étouffent l’initiative, à ralentir la croissance des dépenses fédérales et des réglementations, et à ralentir graduellement l’expansion de l’offre de monnaie» (ibid.). Plus globalement, «mon premier et principal objectif a été d’améliorer la performance de l’économie en réduisant le rôle du gouvernement fédéral dans ses nombreuses dimensions» (p. 322), ce qui implique en particulier «d’éviter les politiques économiques passées du type “stop and go”, qui, avec leur visée à court terme, n’ont fait qu’aggraver nos maux économiques de long terme» (323). Il faut relire «A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability», publié par Friedman en 1948, ou encore le «Rules versus Authorities in Monetary Policy», publié par Simons en 1936, pour trouver les sources d’inspiration des rédacteurs du discours de Ronald Reagan.
Ce tournant politique a bien sûr suscité les critiques des post-keynésiens, des institutionnalistes, des radicaux, des marxistes et autres hétérodoxes. Il a aussi été vivement critiqué par les «keynésiens de la synthèse», qui ont codifié l’orthodoxie des décennies précédentes, en particulier de ceux qui ont été associés de près ou de loin à la «nouvelle économie» de l’ère Kennedy. Ainsi, les Hahn, Modigliani, Samuelson, Solow et Tobin ont-ils critiqué à diverses reprises, parfois très durement, le monétarisme, en particulier dans son volet politique.
Modigliani «La controverse monétariste ou, Devons-nous renoncer aux politiques de stabilisation?»:En réalité, le trait distinctif de l’école monétariste et le véritable sujet de désaccord avec les non-monétaristes n’est pas le monétarisme, mais plutôt le rôle qu’on devrait probablement assigner aux politiques de stabilisation. Les non-monétaristes acceptent ce que je considère comme le principal message d’ordre pratique de la Théorie générale: qu’une économie d’entreprise privée utilisant une monnaie intangible a besoin d’être stabilisée, peut être stabilisée, et dès lors devrait être stabilisée par des politiques monétaires et fiscales appropriées. Au contraire les monétaristes considèrent qu’il n’y a pas de besoin sérieux de stabiliser l’économie; que même si cela était nécessaire, ce ne pourrait être fait, car les politiques de stabilisation sont plus susceptibles d’accroître que de diminuer l’instabilité; et je crois que certains monétaristes iraient jusqu’à soutenir que, advenant même le cas peu probable où les politiques de stabilisation s’avéraient au total bénéfiques, le gouvernement ne devrait pas se voir confier le pouvoir nécessaire pour les mettre en œuvre (Modigliani 1977, p. 1).
De l’avis de Modigliani, l’attaque des monétaristes contre le keynésianisme n’est pas dirigée contre le cadre théorique keynésien comme tel, mais porte sur la question de savoir si ce cadre implique la nécessité de politiques de stabilisation. En ce qui concerne la nécessité de l’intervention de l’Etat, sa position est très claire: «Nous devons dès lors rejeter catégoriquement l’appel monétariste à faire revenir l’horloge quarante ans en arrière en renonçant au message fondamental de la Théorie générale. Nous devons au contraire concentrer nos efforts de manière à rendre les politiques économiques plus efficaces dans le futur qu’elles ne l’ont été dans le passé» (ibid., p. 18).
L’un des principaux artisans de la synthèse néoclassique, John Hicks, n’a quant à lui jamais voulu faire de compromis avec l’approche monétariste. C’est en utilisant le schéma IS-LM que monétaristes, keynésiens de la synthèse et nouveaux macroéconomistes ont pu réussir à comparer, en les mettant sur le même plan, leurs positions respectives quant aux mécanismes en jeu dans l’économie. Seules variaient, entre les uns et les autres, la forme et la position des courbes. Hicks, nous l’avons déjà souligné, a préféré prendre ses distances par rapport à ce schéma d’analyse dont il était pourtant l’initiateur. Mais au moment de la montée du monétarisme, on ne pouvait guère le considérer comme faisant toujours partie du camp de la synthèse néoclassique.


A la fin des années70, le keynésianisme théorique est très critiqué notamment sur ses fondements micro économiques. Keynes raisonne globalement mais il n’intègre pas les comportements individuels (chômage volontaire). En fait, l’objectif de la macro-économie est de penser cette matière en fonction d’un postulat de rationalité des agents économiques.
La nouvelle macro-économie classique (NMC)(parfois théorie d’équilibre économique des cycles ou théorie des anticipations rationnelles)
Cette théorie naît à Chicago principalement avec les travaux de Robert Lucas, Thomas Sargent et John Wallace (courant dominant en macro dans les universités américaines).
Cette analyse part de la micro-économie et des postulats de rationalité des agents économiques. Il s’agit d’une véritable prise de pouvoir par cette école de pensée qui se considère aussi éloignée du monétarisme que du keynésianisme (en réalité, ce courant est très opposé au keynésianisme mais il est très proche du monétarisme). Pour les économistes américains c’est une révolution. La NMC désire revenir au programme de recherche des théoriciens des cycles économiques de la première moitié du 20e s. (Hayek, Mitchell).
C’est une variante de la théorie autrichienne (« austrians »). Il ne s’agit pas d’un simple retour en arrière, Lucas veut garder les positions théoriques et politiques de Friedman : essayer d’expliquer le chômage à partir des stratégies des agents rationnels. Ils ne sont pas monétaristes car ils ne s’intéressent pas directement à la monnaie. L’objectif est dons de rationaliser la théorie monétariste. Ils reprennent les hypothèses de Walras et les améliorent.Hypothèse 1 : Chez Walras, les agents sont rationnels et bien informés. La NMC va rétorquer que les agents ne sont pas forcément bien informés. L’information est imparfaite et elle peut être coûteuse (ex : la recherche d’emploi a un coût).Hypothèse 2 : les anticipations rationnelles. La NMC dit que l’agent peu être mal informé, il est rationnel mais il peut se tromper. En revanche au niveau de la société, les agents vus dans leur ensemble se trompent rarement, au niveau macro économique on peut considérer que les agents sont rationnels et qu’ils ne se trompent pas. Cette vision rend les agents très difficiles à tromper. Le marché permet à l’agent de ne pas trop se tromper : croyance dans l’efficacité du système de marché. Les anticipations sont rationnelles et adaptatives. Il est très difficile dans ce cas de tromper le citoyen. Ex : dans le passé, une politique de relance du gouvernement s’est traduite par une augmentation des impôts (nouvelle anticipation : une nouvelle relance sera accompagnée de prévisions des agents par rapport ˆ un nouvel impôt, donc la relance aura un effet nul !
Mitchell : « je voudrais suggérer que les anticipations du fait qu’elles constituent des prédictions informées quant aux évènements futurs sont essentiellement la même chose que les prédictions de la théorie économique pertinente, nous qualifierons ces anticipations de rationnelles ». Cette hypothèse implique que les agents recueillent et utilisent rationnellement l’information et qu’ils ont de la structure et du fonctionnement de l’économie la même connaissance que celle de la théorie économique.
Thomas Sargent écrit dans « Anticipations rationnelles et inflation » : « les agents privés comprennent l’environnement dynamique dans lequel ils opèrent approximativement aussi bien que ceux qui élaborent les politiques gouvernementales ». On retrouve ici Hayek dans la présomption fatale : penser que l’Etat peut rationaliser le système économique est une illusion. Les agents modifient leur comportement lorsque sont changées les règles du jeu. Pour réussir, une politique doit surprendre.
La NMC repose sur l’hypothèse des anticipations rationnelles : les agents vont modifier leur comportement lorsque changent les règles du jeu. Cela va conduire les économistes de la NMC à être très critique vis-à-vis des modèles monétaristes ou keynésiens. Dans les modèles traditionnels on suppose que les agents ne changent pas de comportement lorsque changent les règles du jeu. Ex : On peut prévoir l’effet sur la production, l’emploi ou les prix d’un déficit budgétaire. On peut aussi prévoir l’effet sur les prix d’une variation de la MM.
Lucas pense que tout ceci est une illusion puisque les agents vont pouvoir anticiper. Toute politique de stimulation de la demande qui est anticipée et systématique n’aura aucun effet sur la production et l’emploi => idée de la neutralité des politiques économiques = théorème d’inefficacité politique. Mais alors à quoi sert l’Etat ? On prouve que l’Etat est par nature inefficace, il faudrait surprendre. Ce théorème est l’oeuvre de Sargent, Wallace et Barro. Ils vont encore plus loin dans l’analyse : comme les responsables politiques réagissent eux-mêmes à l’état de la conjoncture et sont aussi informés que les agents individuels, les agents finissent par deviner ce que feront les politiques et vont ajuster leurs comportements en conséquence. Pour Lucas, à partir du moment où les hommes politiques font ce qu’ils ont promis, ils sont anticipés : d’où l’inefficacité des politiques publiques.Cependant, lorsque l’on observe la conjoncture économique, les chocs économiques proviennent parfois de phénomènes externes et aléatoires et non pas des politiques économiques. Selon cette perspective, les cycles économiques sont provoqués par des chocs qui sont ensuite amplifiés par divers mécanismes de transmission dans un univers caractérisé par le comportement rationnel des agents.
De tels chocs vont induire chez les agents des perceptions erronées qui peuvent les amener à prendre de mauvaises décisions de production.Ex : Les entrepreneurs surinvestissent, les agents individuels choisissent l’épargne au lieu de la consommation. Lorsqu’on a un choc exogène sur une économie, l’idée essentielle de Lucas est qu’il n’y a pas de chômage involontaire. On part du comportement rationnel de l’individu qui choisit ou non le travail. Le chômage est alors volontaire, l’individu arbitre entre loisir et travail compte tenu d’un environnement institutionnel (ex : RMI et indemnités). S’il y a un choc exogène sur le marché du travail certains individus préfèreront le loisir (allocation sans risque) au travail risqué. Les variations du marché du travail s’expliquent par des erreurs des agents économiques qui choisissent la sureté à l’insécurité. Le chômage involontaire n’est pas un fait qui revient aux théoriciens d’expliquer, c’est au contraire une construction théorique que Keynes a introduite dans l’espoir qu’elle serait utile pour découvrir l’explication correcte d’un véritable phénomène, les fluctuations de grande échelle dans le chômage total mesuré. Le raisonnement est purement micro économique. Le chômeur choisit son état dans le cadre d’un processus d’optimisation (préférence soit pour le travail, soit pour le loisir) donc une réglementation sur le marché du travail induit certains chômeurs à préférer le loisir et donc aggrave le chômage total .
Pour la NMC, les chocs qui déclenchent le processus cyclique dans une économie a priori naturellement stable, sont des chocs monétaires. Le système est naturellement équilibré si c’est un système de concurrence.
De nombreux auteurs vont s’intéresser aux chocs monétaires, mais ceux-ci n’expliquent pas tout dans les crises économiques. Certains auteurs vont s’intéresser aux chocs provoqués dans les économies par les mutations du système productif, c’est la théorie des cycles réels. L’évolution technologique ne dépend ni des politiques économiques, ni totalement des comportements des agents. La théorie des cycles réels s’intéresse à la diffusion technologique et à ses impacts sur un système économique a priori équilibré. Il y a un temps de construction d’un nouveau système technique qui va générer des fluctuations de la production et par là même des fluctuations d’emploi. Dans le modèle de Plosser, les chocs réels sont dus à des perturbations technologiques et peuvent perturber l’ensemble du système économique. Face à ces chocs sur le marché du travail, l’individu peut choisir soit de se former (préférence pour l’avenir), soit de travailler, soit de rester dans le loisir.Les analyses des partisans de la NMC sont diversifiées (chocs réels ou chocs monétaires) si bien que Sargent a ainsi contesté le fait qu’on puisse parler d’une école des anticipations rationnelles au sens strict, mais on retrouve chez eux une attitude commune : le scepticisme absolu face à l’efficacité des politiques d’intervention Etatique. Il suffit d’avoir des règles du jeu stables, claires et connues de tous (l’Etat donne les règles une fois pour toutes).
Lucas énonce ces règles dans un article de 1980 qui reprend Friedman (1948):Règle 1 : Fixer un taux annuel de l’augmentation de la MM.Règle 2 : Fixer un taux de dépenses et de transferts gouvernementaux qui ne varient pas en termes réels selon les cycles économiques (et réduire le plus possible ce taux).Règle 3 : Fixer des taux de fiscalité dont l’objectif serait à LT d’équilibrer le budget.Règle 4 : « une politique clairement annoncée selon laquelle les prix et les salaires déterminés à la suite d’actions privées ne déclencheront d’actions gouvernementales d’aucune sorte » = règle de non-intervention sur le marché du travail.Ces règles sont des règles minimales. La meilleure politique économique est de ne pas avoir de politique économique. Lucas a été très critique sur le programme Reagan, il lui reproche un manque de cohérence et de crédibilité de son programme économique. Reagan fait une politique de réduction de MM et de réduction d’impôts mais parallèlement, il n’y a pas de réduction des dépenses publiques. Pour Lucas, cette politique est inefficace : les agents peuvent anticiper de ce fait et penser que l’Etat va continuer à s’endetter. Il aurait fallu annoncer clairement d’un côté les mesures de réduction et de l’autre des mesures crédibles de réduction du déficit budgétaire.







.Sur l'économie de l'offre, voir Hailstones 1982, Lucas 1990, Raboy 1982 et Rousseas 1982.
.The Economics of the Tax Revolt, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1979.
.Une autre théorie moderne concerne les effets de l'endettement et des déficits publics: selon le théorème d'équivalence ricardienne - ainsi nommé par Buchanan, à la suite d'un article de Barro («Are Government Bonds Net Wealth?», Journal of Political Economy, vol. 82, 1974, 1095-117) -, ces effets sont inexistants; en effet, la rationalité des agents implique qu'une augmentation du déficit budgétaire financée par une émission d'obligations doit provoquer une baisse des dépenses privées et une hausse de l'épargne, compte tenu du fait que les agents, «intertemporellement rationnels», anticipent le fait qu'eux ou leurs descendants devront un jour, du fait de l'accroissement de la dette publique, payer des impôts plus lourds. Pour une revue de la littérature sur ce sujet, voir John. J. Seater, ‘Ricardian Equivalence’, Journal of Economic Literature, vol. 31, 1993, 142-90.
.Wealth and Poverty, New York, Basic Books, 1981; trad. fr. Richesse et pauvreté, Paris, Albin Michel, 1981.
.The Machinery of Freedom: Guide to a Radical Capitalism, New Rochelle, New York, Arlington House, 1973; dans la même ligne, Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, Oxford, Basil Blackwell; New York, Basic Books, 1974. Des positions analogues sont défendues en France par Henri Lepage (Demain le libéralisme, Paris, Hachette, 1980), qui les attribue à ce qu'il appelle les «nouveaux économistes».
.Cette conception de Becker (1965), selon laquelle l'activité principale d'un individu consiste à allouer son temps entre des activités diverses, a été appliquée par dérision au fait de se brosser les dents (A.S. Blinder, «The Economics of Brushing Teeth», Journal of Political Economy, vol. 82, 1974, 887-91).
.Voir aussi I. Ehrlich, «The Deterrent Effect of Criminal Law Enforcement», Journal of Legal Studies, vol. 1, 972, 259-76; G. Radnitzky et P. Bernholz (dir.), Economic Imperialism: The Economic Approach Applied Outside the Field of Economics, New York, Paragon House, 1987.
.An Economic Theory of Democracy, New York, Harper & Brothers, 1957.
.Inside Bureaucracy, Boston, Little, Brown & Co, 1967.
.Voir à ce sujet C. Fluet, «L'analyse économique du droit», Economie appliquée, vol. 43, 1990, 53-66; D. Friedman, «Law and Economics», New Palgrave 1987, vol. 3, 144-8; C.J. Goetz, Cases and Materials on Law and Economics, St Paul, Minnesota, West; R. Posner 1973, 1981 et 1987; Tullock 1971.
.Ce rapport, et celui du comité des conseillers économiques, ainsi que le premier rapport du président Kennedy, ont été publiés par Tobin et Weidenbaum, sous le titre de Two Revolutions in Economic Policy (1988). Voir supra, chapitre 3, où on trouvera des extraits du rapport de Kennedy.
.Voir par exemple Hahn 1971 et 1982, Modigliani 1977, Samuelson 1980, Solow 1980 AER, Tobin 1981 et 1987.

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