Les sciences physico-mathématiques dans l'arbre de la ...
MALHERBE (Sur la mort de son fils). ...... relâcha : ils étaient si sages et sans
doute si bien corrigés, totalement guéris, et puis on apprit que Bacaillé s'était
levé.
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cité à la fuite vers des régions de la connaissance plus clairement balisées, il faut alors simmerger dans lexercice épistémologique délicat qui consiste à penser larticulation de ces catégories avec les représentations du monde quelles tentent de structurer et de hiérarchiser. Dans luvre de DAlembert, pas de "Système", ni même lamorce dun Traité, inversement, un regard sur le monde "trop simple" peut-être, au regard de la complexité mise en uvre, par exemple, dans la pensée de Diderot. Certains de ses contemporains reprochaient à DAlembert son "style géométrique" et de vouloir, en dehors des matières proprement assujetties au règne de la raison, "assujettir les fictions, les images, la hardiesse, les écarts de la poésie au ton lourd et pénible de la vérité". C'est de ce mariage entre la complexité foisonnante du monde et la simplicité austère de la rigueur mathématique dont il va être question ici, dun point de vue historique, c'est-à-dire en explicitant les termes du contrat, et en particulier le contexte de production des définitions. Seules les sciences physico-mathématiques seront évoquées, pour le rôle ambigu et néanmoins central quelles jouent dans la classification des connaissances auquel D'Alembert s'est exercé toute sa vie, et pour lutilisation quil en fit, brièvement évoquée, mais indispensable à la compréhension de sa pensée et de son épistémologie.
I. Géométrie, mécanique et astronomie
Lexamen du Système figuré des connoissances humaines de Diderot , qui clôt le discours préliminaire de DAlembert se heurte au premier coup dil à la position marginale des sciences physico-mathématiques [voir fig. 1 et 2], dernière subdivision des mathématiques en pures, mixtes et physico-mathématiques, lesquelles, contrairement aux deux premières, ne contiennent aucune ramification. Avant même que daller quémander explications auprès des auteurs, nous voilà obligés de gratter le palimpseste, et de remonter au Prospectus de lEncyclopédie, paru en octobre 1750, et rédigé par Diderot. Michel Malherbe a montré très précisément à quelles variations de linterprétation de Diderot et mieux encore à quelles divergences entre Diderot et DAlembert sur la place généalogique et ontologique des mathématiques dans la connaissance, il fallait rapporter le statut ambigu du physico-mathématique vis à vis des mathématiques, des mathématiques mixtes et de la physique générale et particulière.
Partons donc plutôt de ce qui est sans conteste une préoccupation essentielle de DAlembert, lordre généalogique des opérations de lesprit, dont la déclinaison du Discours préliminaire privilégie trois formes, la géométrie, la mécanique et lastronomie : Rentrés enfin tout à fait dans le monde corporel, nous apercevons bientôt lusage que nous pouvons faire de la Géométrie et de la Mécanique, pour acquérir sur les propriétés des corps, les connaissances les plus variées et les plus profondes. Cest à peu près de cette manière que sont nées toutes les sciences appelées physico-mathématiques. On peut mettre à leur tête lAstronomie
Géométrie, Mécanique, Astronomie, trois domaines dans lesquels D'Alembert s'est distingué, auxquels il faudrait ajouter en termes modernes l'analyse, mais aussi très exactement le nom des trois catégories de la classe mathématique de l'Académie royale des Sciences de Paris.
Dans le système figuré des connaissances humaines, ce sont trois disciplines différentes, hiérarchisées dans leur rapport à la certitude et aux faits. Nous allons donner quelques passerelles qui permettent de circuler de ces sciences à la philosophie de DAlembert, ou en terme plus matériels, de naviguer entre les articles de lEncyclopédie, les préfaces des ouvrages de DAlembert, leur contenu et cette uvre au statut encore plus complexe, les Mélanges, à proprement parler mélange de textes nouveaux, repris ou remaniés.
En effet, non seulement lEssai sur les éléments de philosophie nest pas un ouvrage à proprement parler, puisquil constitue le quatrième volume de la seconde édition revue, corrigée et augmentée très considérablement des Mélanges de littérature, dhistoire et de philosophie, non seulement lhistorique de cette édition recoupe la crise de lEncyclopédie, mais son contenu même utilise, anticipe, complète, modifie dautres textes de DAlembert, écrits dans dautres contextes, en tant que préfaces de traités scientifiques ou parties constituantes du Dictionnaire.
Que dit de lobjet de ces disciplines le texte le plus connu, le plus lu et le plus cité des Mélanges, le Discours préliminaire,? Que lobjet de la géométrie est de déterminer les propriétés de l'étendue, simplement en tant que figurée et d'étudier le mouvement sans tenir compte de l'impénétrabilité des corps. Cet examen utilise l'arithmétique et sa généralisation, l'algèbre. Lobjet de la Mécanique est de déterminer les lois de l'équilibre et du mouvement, les corps n'agissant les uns sur les autres qu'en tant qu'ils sont impénétrables.. L'Astronomie, en tête des sciences physico-mathématiques, consiste en l'usage de la géométrie et de la mécanique pour acquérir des connaissances sur les propriétés de corps, joignant l'observation au calcul. Elle est une quintessence de cet usage puisque DAlembert la considère comme l'application la plus sublime de la Géométrie et de la Mécanique réunies, et nous verrons que DAlembert ne pense pas en disant cela aux patients et minutieux relevés détoiles et de planètes collationnés par des générations de Cassini. Sil faut entrer dans le texte des articles du Dictionnaire pour voir cet enthousiasme à luvre, la mise en garde est déjà présente : ce n'est donc point par des hypothèses vagues et arbitraires que nous pouvons espérer de connaître la Nature, c'est par l'étude réfléchie des phénomènes
A cela, est subordonné la Physique générale, lorsquelle existe et la Physique expérimentale qui collectionne des faits. Lusage de ces faits dans le calcul, à fin dinterprétation de la Nature, est toujours présenté par DAlembert avec beaucoup de circonspection, et ses mises en garde sur labus de l'application de l'algèbre à la physique, prononcée dans de nombreux autres contextes.
Cette forme non systématisée de scepticisme est également présente dans sa présentation des études sur la nature de l'homme, dont plutôt que de prescrire ce qu'il faut en dire, DAlembert préfère insister sur ce qu'il ne faut pas leur faire dire, si l'on applique une certaine rigueur de pensée. Mais il ne faudrait pas croire le travail du géomètre se cantonne à lautre extrémité de léchelle des certitudes, dans les sciences mathématiques : si c'est à la simplicité de leur objet qu'elles sont principalement redevables de leur certitude. (moins ces sciences s'appuient sur les vérités d'expérience, plus elles sont marquées au sceau de l'évidence), elles ne peuvent faire limpasse sur la matérialité. Or, et cest là que réside la difficulté et lintérêt du travail du géomètre, objet matériel simple ne veut pas dire idée claire, alors que l'abstraction d'une idée est garante de son évidence. Les vérités primitives sont quasi triviales, mais difficiles à distinguer.
La double et parfois complexe progression dans larbre de la connaissance doit être éclairée par le philosophe : le bon cheminement intellectuel, celui qui pour DAlembert éviterait les apories et les vaines spéculations, alternerait ascension et descente des ramures au racines, le savant éprouvant toujours dun pied critique la solidité des branches que sont les liaisons causales et méthodologiques, quitte à redéfinir ramures et racines : l'esprit de systeme est dans la physique ce que la metaphysique est dans la geometrie; s'il est parfois necessaire pour nous mettre dans le chemin de la verité, il est presque toujours incapable de nous y conduire par lui-même
L'Explication détaillée du système des connaissances humaines semble justifier que DAlembert ajoute une catégorie à la subdivision des mathématiques en pures et mixtes, le physico-mathématique, selon que lon considère la quantité, objet des mathématiques seule ou indépendamment des individus réels, et des individus abstraits dont on en tenait la connaissance (mathématiques pures), ou dans ces individus réels et abstraits (mathématiques mixtes), ou dans leurs effets recherchés daprès des causes réelles ou supposées (physico-mathématiques). Dans ce sens, la géométrie fait partie des mathématiques pures car elle est indépendante des corps, la mécanique (statique et dynamique ) fait partie des mathématiques mixtes car on y considère la quantité dans les corps en tant que mobiles, de la même façon, l'astronomie considère la quantité dans les mouvements des corps célestes, l'optique dans la lumière, ce qui donne autant de subdivisions lorsqu'on mesure les effets : par exemple, la théorie de la figure de la Terre est une science qui relève de lastronomie, de la géographie physique et de la mécanique, traitées dun point de vue physico-mathématique.
Mais cette distinction est trompeuse, car lorsque le lecteur entrait de façon plus détaillée dans le contenu des articles, il était confronté à plusieurs hiérarchies des sciences, multiplicité de lectures possibles de lEncyclopédie dépassant les distinctions quavaient faites DAlembert dans le Discours préliminaire . Il faut maintenant entrer dans l'histoire de ce milieu de siècle , en gardant présentes à l'esprit un certain nombres de questions que les premiers ouvrages de DAlembert, comme le Traité de dynamique, posaient sans les expliciter jamais : qu'est-ce qu'un principe, qu'est-ce qu'une idée simple ? Questions pour lesquelles toute réponse suppose lanalyse du champ des disciplines et de son éventuelle évolution, du rôle quy jouent les mathématiques, et plus précisément du type de mathématiques convoquées et utilisées comme substrat de cohérence.
II. Philosophie naturelle et gravitation
Il faut, pour commencer lever lambiguïté attachée au terme de philosophie naturelle , dont on ne sait sil est la traduction du terme utilisé par les anglo-saxons, Natural Philosophy , dans un sens assez proche de Physics , ou lidentification dun contenu, absent sous ce nom du Système figuré , et plus généralement rare dans le vocabulaire descriptif des sciences du XVIIIème siècle. La physique quant à elle, quelle soit générale ou particulière est clairement distincte des mathématiques et ne peut recouvrir, en France lusage post-newtonien du terme Natural Philosophy dont on pourrait dire quil recouvre les réflexions sur le mouvement et la matière ayant maille à partir, de façon plus ou moins proche, avec des principes mathématiques . Si nous projetions de commencer un inventaire des traductions possibles de Natural Philosophy , lEncyclopédie nous offrirait déjà une large palette de termes, loin dêtre synonymes : philosophie naturelle nest ni une entrée ni une catégorie de larbre de la connaissance, mais science de la Nature , physique , physique expérimentale , newtonianisme ou philosophie newtonienne , philosophie mécanique & mathématique , mathématiques mixtes , sciences physico-mathématiques seraient de bons candidats. Pas demploi généralisé du terme dans le corpus du milieu du siècle, et déjà des singularités dauteur : Lusage de Diderot nest pas celui de DAlembert, ni même celui de Buffon.
Diderot, comme Montesquieu, utilise le terme de philosophie naturelle dans le sens qui est le plus simple pourrait-on dire, cest-à-dire le plus conforme à lhéritage baconien, comme discipline prenant place à côté de lhistoire et des sciences morales, et comprenant aussi bien la "philosophie expérimentale" que "la géométrie". Le point de vue de Buffon est plus particulier, et pour notre propos, plus significatif, lorsque parlant de son tableau des époques géologiques il dit " Et mes hypothèses fussent-elles contestées et mon tableau ne fut-il qu'une esquisse très-imparfaite de celui de la nature, je suis convaincu que tous ceux qui de bonne foi voudront examiner cette esquisse et la comparer avec le modèle, trouveront assez de ressemblance pour pouvoir au moins satisfaire leurs yeux et fixer leurs idées sur les plus grands objets de la philosophie naturelle." Il est question ici dune représentation du monde dont la légitimité puise directement sa force dans une proximité avec des objets de connaissance privilégiée, les grands objets de la philosophie naturelle . Ces grands objets sont explicités à la fin du siècle par un attentif lecteur de DAlembert, Laplace pour qui "rien n'est mieux démontré dans la philosophie naturelle, que le mouvement de la Terre, et le principe de la gravitation universelle, en raison des masses et [raison] réciproque des quarré des distances" Laplace, comme DAlembert, se désintéressait de l'examen de l'origine de cette gravitation pour nexaminer que "la manière dont le principe de la gravitation a été employé par les géomètres".
Je vais donc décrire rapidement la trame des discours et des pratiques qui ont fait de l'attraction universelle le cur du travail de la philosophie naturelle, et ce dans lunivers académique continental. Cette philosophie naturelle, qui est pratiquée par des géomètres DAlembert, Clairaut, Euler et non par des philosophes naturels - ce que pourrait être le Buffon auteur des époques de la nature . est intimement liée à une pratique mathématique qui nest que partiellement celle des Principia. Cet usage renvoie souvent la physique au peu de fiabilité de ses développements spéculatifs, à sa manie de tout expliquer . et valorise au contraire les sublimes recherches mathématiques des Principia, résumant la cohérence probatoire du système du monde newtonien en ces termes : le grand principe sur lequel est fondé toute cette philosophie, cest la gravitation universelle
Insistons sur le fait que nous suivons là le fil tiré par D'Alembert au long des renvois de lEncyclopédie, repris ou anticipé dans ses traités de mécanique céleste ou des fluides, explicité dans les Eléments de philosophie, et se développant avec une relative indépendance vis à vis des nombreuses autres acceptions, et même des autres utilisations du terme newtonianisme en France, pour d'autres types d'attractions ou de débats que DAlembert rejette dans les limbes du momentanément indécidable. DAlembert recentre la philosophie naturelle ( voyez Soleil, Lune, Planète, Comète, Terre, Milieu, Matière dit larticle Philosophie newtonienne ) sur ce qui est fait à partir de la gravitation universelle. La force de son propos tient à ce quil possède, lorsque paraissent les Eléments de philosophie, toutes les preuves nécessaires à sa conviction et à celle des ses lecteurs, et quil sagit dun moment clé de construction de sa pensée, sans quil éprouve le besoin de lui donner la forme dune synthèse cohérente et fermée.
III. 1757, La crise de lEncyclopédie - 1759, les Mélanges
DAlembert a énoncé des propositions, mathématiques ou épistémologiques continuellement réajustées, dont il aimait donner immédiatement le dernier état à imprimer, quitte à bousculer quelques convenances éditoriales. Il faut donc avoir présent à lesprit la chronologie de ses publications, historique auquel les volumes de lEncyclopédie néchappent pas, et le lien permanent avec les recherches mathématiques quil menait de front - lesquelles ne s'arrêtent pas aux Traités de 1743, 44, 47, 49, 52, 54, et 56, mais continuent avec les Opuscules jusquà la fin de sa vie.
La publication des Mélanges contenant l Essai sur les éléments de philosophie intervenait après une période douloureuse pour DAlembert. En effet, la parution du volume VII de lEncyclopédie, à la fin de lannée 1757, avait déclenché immédiatement une affaire autour de son article Genève , suivie de linterdiction bien connue de lEncyclopédie. Coéditeur depuis 1747 de la vaste entreprise du Dictionnaire, DAlembert annonçait sa décision de se retirer de lEncyclopédie au début 1758 : je suis excédé des avanies & des vexations de toute espèce que cet ouvrage nous attire , refusant dêtre comme Diderot qui se prépare des tracasseries et du chagrin pour dix ans .Quelques mois plus tard, dans une longue lettre au Cardinal de Bernis, Malesherbes prônait une attitude envers les encyclopédistes de juste mesure entre douceur et sévérité, constatant à propos de DAlembert qui était pensionnaire surnuméraire depuis 1756 à lAcadémie des sciences et membre de lAcadémie française : la reconnaissance autant que le devoir loblige à ne rien faire paraître qui déplaise au gouvernement . Cette position était non seulement inconfortable socialement, mais aussi éditorialement, puisque larrêt de lEncyclopédie ôtait à DAlembert la possibilité dune parution annuelle de ces dernières réflexions, ce fameux volume VII contenant aussi bien larticle Genève que limportant article Géomètre , ou encore Force et Gravitation . Profitant de ce que les libraires navaient plus dexemplaires de la première édition de ses Mélanges de littérature, dhistoire et de philosophie (1753), DAlembert demandait avec succès à Malesherbes dès lautomne 1758 la permission de faire réimprimer ses Mélanges par Bruyset à Lyon, à qui il avait donné une petite partie de louvrage, avec quelques corrections , dont on ne sait si elles contenaient déjà les deux volumes qui doublent lédition de 1753
mais dans lesquelles il assurait quil ny avait rien qui fasse crier les dévots .
Au mois de mai 1758 avait paru la seconde édition du Traité de dynamique, venant clore la série des Traités scientifiques, comme la première édition lavait ouverte. DAlembert y avait apporté de nombreuses corrections, et avait autorisé Bezout à ajouter la lumière de notes explicatives, les unes et les autres pouvant à la fois sappuyer sur des utilisations effectives des principes physico-mathématiques du Traité, et sur un contexte de définitions des champs de compétence scientifique sétant profondément déplacé pendant cet intervalle de quinze ans.
Cest au moment de cette acmé, aussi bien institutionnelle quintellectuelle, que tombait, le 23 janvier 1759, larrêt du Parlement de Paris condamnant dans le même élan De lesprit et lEncyclopédie. Le 24 février 1759, DAlembert profitait de la rédaction finale des Mélanges pour donner sa version prudente de létat du débat autour de lEncyclopédie : Dans l Avertissement , que les rééditions ultérieures au XVIIIème siècle ont encore plus prudemment omise, DAlembert justifiait le contenu dactualité de ses Mélanges, en prenant bien soin den mentionner la date : [le Gouvernement] na point encore prononcé dans le moment(*) où nous écrivons [en note :(*) Le 24 février 1759]. Deux mois après la révocation du privilège de lEncyclopédie, Voltaire lui donnait son commentaire sur les quatre volumes philosophiques quil venait de recevoir : ils passeront ; car tout brûlable que vous êtes, vous êtes plus sage que moi . Il est probable quaprès la parution des Mélanges, DAlembert consacrait les mois suivants à des travaux mathématiques, puisquil présentait à lAcadémie Royale des Sciences au mois de décembre 1759 un nouveau mémoire sur la précession, dans lhypothèse de la dissimilitude des méridiens , cest-à-dire dune figure de la Terre non symétrique, et quil disait en mai en avoir terminé avec la partie mathématique de lEncyclopédie pour les volumes restants.
IV. Le bien et le mal raisonné : bons et mauvais cheminements des calculs aux principes
Il nous faut donc brosser les grandes lignes de ce fameux, mais néanmoins mal connu problème de la figure de la Terre, qui ne se contenta pas de défrayer la chronique des salons par les péripéties des expéditions conduite lune par Maupertuis en Laponie (1736-37), lautre par La Condamine, Bouguer et Godin au Pérou (1735-1748) afin de mesurer un degré darc de méridien, et partant, la déformation aplatie ou allongée du sphéroïde terrestre. Lespace de débat et dargumentation à propos de cette mesure et des compétences mobilisées fut également le lieu dun basculement dans les pratiques physico-mathématiques, entre les années 1730 et 1750. En cette année 1758 qui nous occupe ici, lacadémicien Lacaille clôturait la campagne de nouvelle mesure du méridien français, à lissue dun travail collectif de plusieurs années, et DAlembert pouvait, dans ce contexte de mesures précises et néanmoins contradictoires, offrir un exemple tout à la fois de son habileté mathématique à manier lintégration et de son habileté méthodologique à contrôler la variation des paramètres physiques en jeu dans la formalisation mathématique : doutes épistémologiques et certitudes méthodologiques dont sa philosophie est indissociable.
Le géomètre et grand concurrent académique de DAlembert, Alexis-Claude Clairaut avait publié lannée du Traité de dynamique (1743) un ouvrage qui fit date dans la définitive identification de la physique des tourbillons cartésiens à un monde de spéculations et de chimères : La théorie de la figure de la Terre, tirée des lois de lhydrostatique. Il fit également date, de façon plus discrète, dans la façon dextraire un problème de la physique au sens du XVIIIème siècle, pour en faire un problème mathématique , cest-à-dire traité par des mathématiciens. Louvrage faisait en effet table rase de toute explication sur la chronologie géologique justifiant que la Terre soit considérée comme relevant des lois de lhydrostatique en tant que fluide solidifié et mieux encore comme suffisamment régulière pour que la concordance entre des mesures de terrain et les résultats de la théorie aient un sens. Dans l introduction à louvrage de Clairaut, ces hypothèses dune terre homogène, fluide, régulière et ellipsoïde de révolution, ne sont pas envisagées dans un cadre de Natural Philosophy qui exprimerait une forme des rapports entre théorie de la matière, forces, nature des principes et expérience. Leur validité est assurée de lextérieur par lefficacité de loutil différentiel, de lintérieur par la continuité des calculs et des raisonnements lorsquun nouveau paramètre intervient : hétérogénéité, couches de matière.
Clairaut insistait sur la différence avec les pratiques cartésiennes, non pas par critique de leurs principes métaphysiques, mais par mise en évidence de la discontinuité méthodologique que lhypothèse cartésienne dattraction centrale introduisait, lorsquelle tentait de prendre en compte ces paramètres physiques. DAlembert opérait le même déplacement argumentatif dans son article sur la figure de la Terre de 1756, affiné encore dans son mémoire sur cette nouvelle variation possible dans la description mathématique de la forme de la Terre : lirrégularité de ses méridiens.
Il est dailleurs frappant de noter que plus les savants fournissaient de mesures, plus leur comparaison frappait par lincompatibilité des résultats obtenus. Si cette incohérence ne remettait pas en cause les calculs qui avaient permis de donner sens aux mesures de terrain, mais plutôt, soit ces mesures, soit les modalités de leur intégration dans la théorie, cest quil faut chercher ailleurs que dans une preuve de type expérimental (une seule série de mesures) la validité de la théorie newtonienne de la gravitation universelle. Nous voyons que les critiques émises par DAlembert et quil répétait à lenvi, dans lEssai comme ailleurs, à propos des mauvais usages de la géométrie, lamenait à montrer dans ses mémoires scientifiques, équation à la main, comment cheminer dans le labyrinthe des doutes et des spéculations. Répondant ainsi aux Époques de la Nature , il prenait appui sur le doute qui avait conduit Buffon à écrire : mais je me demande en même temps sil y a aucune raison de croire que ces couches de différentes densités existent, si ce nest pas vouloir que les ouvrages de la nature sajustent à nos idées abstraites, et si lon doit admettre en physique une supposition qui nest fondée sur aucune observation, aucune analogie, et qui ne saccorde avec aucune des inductions que nous pouvons tirer dailleurs pour transformer une mise en garde contre la mathématisation du problème, en une conjonction entre une recherche mathématique nouvelle et une interprétation physique affinée.
Sil nest pas possible dunifier sous le nom de Newtonianisme en France une théorie cohérente de la matière et du mouvement, ni même une forme hiérarchisée des rapports entre mathématiques et expérience, on peut rendre compte du choix des objets de recherche et de sa dynamique en suivant lutilisation et lefficacité accordée à linstrument calcul différentiel et intégral . Il devient instrument de sélection, au regard duquel certains problèmes de philosophie naturelle deviennent pertinents et dautres disparaissent, un instrument enfin de géomètres et non de physiciens , au sens de lAcadémie Royale des Sciences de Paris, instrument dont une part importante de la transformation au XVIIIème siècle est liée à lutilisation de la loi dattraction newtonienne en 1/r2.
La vérité comme parure
Nous avons tenté de mettre en évidence dans ce qui précède trois caractéristiques qui permettent de rapprocher Traités, Essai sur les Eléments de philosophie et articles de lEncyclopédie :
1. L'importance implicite accordée à l'outil mathématique permet de condamner "la manie de tout expliquer des physiciens" (Essai p. 185) et de faire de la bonne géométrie (au sens du calcul différentiel et intégral) l'outil essentiel de la pensée physique. Cela met D'Alembert dans la position difficile de ne chercher que des lecteurs austères, ceux qui s'intéressent vraiment au progrès des Sciences, qui savent que le vrai moyen de le hâter est de bien démêler tout ce qui peut le suspendre, qui connoissent enfin les bornes de notre esprit & de nos efforts, & les obstacles que la nature oppose à nos recherches : espèce de lecteurs à laquelle seule les Savans doivent faire attention, & non cette partie du public indifférente & curieuse, qui plus avide du nouveau que du vrai, use tout en se contentant de tout effleurer .
2. La réorganisation perpétuelle de ce qui serait une Table raisonnée des principales matières que de pareils Eléments [de philosophie] doivent contenir est renforcée par l'importance des recherches de mécanique céleste effectuées en 174-56, où la pensée de DAlembert oscille entre la recherche particulière de méthodes performantes et la généralisation possible de ces méthodes. Ce type de raisonnement est par exemple mis à l'oeuvre dans le très long article Figure de la Terre conclu par un "savoir attendre et douter", à rapprocher du "hâter lentement" de lEssai.
3 Le rôle épistémologique de la formulation mathématique : la seconde édition du Traité de dynamique (1758) qui insiste sur le principe fondamental de la dynamique, en tentant d'en exclure définitivement la notion de force, prend acte du désintérêt des géomètres pour la causalité (voir aussi l Essai ) De plus, la notion de principe (ou d'élément) primitif et de principe de second ordre, si obscure me semble-t-il dans l'Essai est éclairée par l'importance, dans la dynamique de DAlembert, du concept de "corps dur". Il joue le rôle de principe à l'intersection de deux ordres de raisonnement : la dureté comme "qualité", que le sens commun peut apprécier, fait empirique, et de ce fait situé à lextrémité sensible de la chaîne d'interprétation, mais aussi comme "propriété" dont la cause tient de près à celle de l'impénétrabilité, ce qui en fait un principe primitif de la mécanique, et par ailleurs permet une mesure, donc une géométrisation, tout en étant essentielle aux particules des corps
Les interprétations historiographiques mentionnées au début de cet article, auxquelles il faut ajouter celles qui reprochent à DAlembert son manque de systématicité, voire de rigueur déductive, nont pas pris en compte sa subtile mise en place dun ensemble d'interactions contraignantes entre mathématique et physique, ou, plus généralement encore, entre méthodes d'analyse et représentations du monde. Cette organisation chaînée du savoir pourrait sappeler aujourd'hui rigueur scientifique, laquelle na plus besoin de plaider aujourdhui que son éloquence est la précision, sa parure la vérité .
Je tiens à remercier Anne-Marie Chouillet et François De Gandt pour nos discussions et pour avoir organisé les tables rondes de Münster ( DAlembert et lEncyclopédie , publiée dans Recherches sur Diderot et sur lEncyclopédie, n°21, octobre 1996) et de Dublin ( Le Milieu du siècle : science et philosophie 1745-1755)
Les trois siècles de la littérature françoise ou Tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François Ier jusqu'en 1773, [anonyme], 1774, abbé A. Sabatier, de Castres, cité par N.-L.-M. Desessarts dans Les siècles littéraires de la France, 1800, t. 1, p. 23.
Quant au rôle même de la définition chez DAlembert, voir Véronique Le Ru, Jean Le Rond dAlembert philosophe, Vrin, 1994.
Lédition des uvres complètes de DAlembert, en 35 volumes, paraîtra aux Éditions du CNRS à partir de 2001. Chacune des introductions historiques explicitera ce lien et ses origines.
Mathématiques et Sciences physiques dans le Discours préliminaire de lEncyclopédie, Michel Malherbe, Recherches sur Diderot et sur lEncyclopédie, Klincksieck, n°9, octobre 1990, p. 109-146.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. xix.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
Lanalyse, au sens moderne du calcul différentiel et intégral, est une des formes de la géométrie, dite transcendante ou sublime (article Géométrie, Encyclopédie, t. 6, DAlembert). Pour un exposé des apports physico-mathématiques de DAlembert, voir DAlembert, Michel Paty, Les Belles-Lettres, 1998).
Le guide de recherches Histoire et mémoire de lAcadémie des sciences, E. Brian et C. Demeleunaere, Tec et Doc Lavoisier, 1996, décrit fort bien la constitution de lAcadémie et sa bibliographie.
Tellement connu que DAlembert le reprend dans les Mélanges, avec quelques menues modifications, voir la réédition faite par F. Picavet, Vrin, 1984.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. v.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
Michel Malherbe a mis en évidence que cest en cette articulation que se joue la cohérence des constructions épistémologiques faites, dans le cas de DAlembert sur la base dune unité de la science et du savoir marquée au sceau de lefficacité newtonienne, dans le cas de Diderot sur la continuité des schémas dorganisation du vivant, Recherches sur Diderot et sur lEncyclopédie
Le fameux scepticisme que met en scène Diderot dans le Rêve de DAlembert. Voir le site internet consacré à son étude :
Voir dans le présent recueil de textes, celui de V. Le Ru.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. viii.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. xxxi.
Discours préliminaire, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. xxxxix.
Entrée Figure de la Terre du Dictionnaire, suivie, comme tous les autres articles, du cheminement dans le Système qui y conduit ou du rameau auquel elle appartient. Ici : Astron., Géog. Physiq., Méch.
Au XVIIIème siècle comme aujourdhui, où une interrogation rapide des bases de données permet de constater que le champ de ces deux mots clés se recouvre.
S. Schaffer faisait justement remarquer dans son article Natural philosophy , The Ferment of knowleldge, que les discours classés sous cette rubrique sont hétérogènes mais ninterrogeait pas le déplacement opéré lorsque les catégories elles-mêmes évoluent.
Laplace, Exposition du système du monde,1796.
Voir larticle de V. Le Ru dans le présent recueil qui souvre en citant le texte extrait de lEssai sur les éléments de philosophie, chapitre XX, Physique gÉnÉrale , Paris, Fayard, pp. 184-185, exemple identique à celui illustrant cette manie de tout expliquer dans larticle Physique de lEncyclopédie, XII, 539a-540a, 1765.
Encyclopédie, Newtonianisme ou philosophie newtonienne , XI, 122b-123b, 1765.
DAlembert répète sans cesse dans lEncyclopédie quil faut se méfier des applications de la géométrie (article Applications ) et savoir attendre et douter (article Figure de la Terre ).
La publication des Oeuvres complètes de DAlembert commencera en 2002, CNRS-Editions. Voir la Gazette des mathématiciens, juillet 1998 et M. Paty, DAlembert, Paris, Les Belles-Lettres, 1998.
Lettre à Voltaire du 11 janvier 1758.
Lettre à Voltaire du 20 janvier 1758.
Article, avec celui de Figure de la Terre , dont DAlembert avait recommandé la lecture à Voltaire.
Lettre à Voltaire du 20 janvier 1758 qui lui avait réclamé un exemplaire des Mélanges dans sa lettre du 14 janvier et auquel DAlembert répondait mon exemplaire est trop raturé pour que je vous lenvoye .
Lettre à Malesherbes du 6 octobre 1758.
Aussi bien lincomplète édition des Oeuvres complètes de DAlembert, Bossange et Belin, Paris, 1821, que l ouvrage de DAlembert, inédit sous cette forme, Essai sur les Eléments de philosophie, Fayard, 1986, ne donnent ni ne mentionnent cet Avertissement . On peut y voir une forme de prudence, cest-à-dire de méfiance de la philosophie vis à vis de lhistoire.
8 mars 1759.
Voltaire à DAlembert, 4 mai 1759.
Ni ailleurs, voir Schofield, Méchanism and Materialism, Princeton, 1970 et Simon Schaffer, Natural Philosophy , The Ferment of Knowledge,
Encyclopédie, tome VI, 761b, 1756, identique à la Préface du troisième tome des Recherches sur le système du monde, 1756
Préface de lédition des Mélangesde 1759, p. vj.
Sur limportance du Traité de dynamique dans lépistémologie de DAlembert, voir M. Paty et V. Le Ru. Plus particulièrement sur lévolution dans la seconde édition, voir P. Quintili DAlembert traduit Chambers. Les articles de mécanique, de la Cyclopaedia à lEncyclopédie , Recherches sur Diderot et sur lEncyclopédie, n°21, octobre 1996, p. 84-85.
Voir V. Le Ru et F. De Gandt dans Recherches sur Diderot et sur lEncyclopédie, n°21, octobre 1996.
Voir J. Viard et I. Youssouf dans les relations entre élasticité et dureté dans le Traité de dynamique sont-elles compatibles avec celles de lEncyclopédie ? , p. 123-145, Recherches sur Diderot et sur lEncyclopédie, n°22, avril 1997
Voir M. Paty, DAlembert, Paris, 1998.
Préface de lédition des Mélangesde 1759, p. vij.
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