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Penser avec Balzac - Groupe International de Recherches ...

Delattre (Geneviève), Les Opinions littéraires de Balzac, PUF, 1961. ..... Et le modèle naturel corrigé fournit à la fois le personnel romanesque et la différenciation ...... au premier abord, semblent avoir assez de ressemblance avec la femme, mais qu'un examen ...... 1987, LAZLO (A) les notices de Buffon comme modèles.




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penser avec balzac











Sous la direction de
José-Luis Diaz et Isabelle Tournier



Publié avec le Concours du Ministère de la Culture
et de l’Université Paris7- Denis Diderot


Editions Christian Pirot







Collection Balzac
dirigée par Nicole Mozet
sous l’égide du
Groupe international de recherches balzaciennes



Cet ouvrage est le premier de la nouvelle « Collection Balzac » du girb, qui prend la suite de la « Collection du Bicentenaire », aux éditions sedes, dans laquelle sont parus Balzac et le style (Anne Herschberg Pierrot éd., 1998) ; Balzac ou la tentation de l’impossible (Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen éd., 1998) ; Balzac , Le Roman de la communication (par Florence Terrasse-Riou, 2000) ; L’Érotique balzacienne (Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin éd.), 2001) ; Balzac dans l’Histoire (Nicole Mozet et Paule Petitier éd., 2001) ; Balzac peintre de corps (par Régine Borderie, 2002).


À paraître :
Ironies balzaciennes, Éric Bordas éd.
Aude Déruelle, Balzac et la digression : la naissance d’une nouvelle prose romanesque.
Balzac et la crise des identités, José-Luis Diaz éd.






Pour La Comédie humaine, sauf indication contraire, l’édition de référence est celle de la « Bibliothèque de la Pléiade » en douze volumes (CH), ainsi que les deux volumes parus des Œuvres diverses (OD).
Pour la Correspondance, les références renvoient à l’édition de Roger Pierrot : Corr., en cinq volumes, Garnier, pour la correpondance générale, et LHB, en deux volumes, Laffont, coll. « Bouquins », pour les Lettres à madame Hanska.
Ont été égalément utilisés le cédérom du girb, « Explorer La Comédie humaine  », ainsi que la Concordance de La Comédie humaine, établie par Kazuo Kiriu et partiellement mise en ligne par Étienne Brunet.







Penser avec Balzac


« On remarque, chez beaucoup d’amateurs de Balzac, une curieuse inconséquence. Ils sont tous disposés à admirer l’œuvre du romancier, à vanter sa puissance de création, la fécondité et la précision de son imagination, la capacité extraordinaire de son observation et de sa mémoire, sa compréhension pénétrante des faits sociaux ou psychologiques. Mais dès que quelqu’un s’avise de parler de Balzac comme d’un intellectuel dans le sens plein du mot, ou — pis encore — de le considérer comme quelqu’un qui pense, il rencontre le plus souvent un certain sourire ironique, un certain ton protecteur […]. » Ainsi préludait précautionneusement Per Nykrog, en 1965, à l’incipit de son livre sur La Pensée de Balzac…
À cette opinion injuste et trop répandue, il est facile d’opposer bien des jugements contraires. Mais qu’un seul nous serve ici d’égide — celui de Barbey d’Aurevilly : « Balzac n’est pas seulement un grand poète, un vrai génie de création et de découverte, […] mais de plus il est aussi, et il est surtout un penseur d’une force et d’une variété infinies […], qui se joue dans les généralités les plus hautes et ne se diminue pas dans les aperçus les plus fins[…]. Il y a des critiques qui ne s’en doutent pas » (Le Pays, 25 mai 1854).
Parce que nous croyons qu’il n’y a pas à rougir à l’idée de considérer Balzac comme un être pensant, nous avons organisé dans le cadre du Groupe international de recherches balzaciennes un colloque à Cerisy-la-Salle, en juin 2000, pour célébrer à la fois le bi-centenaire de sa naissance (1799), et le 150e anniversaire de sa mort (1850). Pour couronner ces deux années de célébration, mais aussi pour fêter les retrouvailles du GIRB avec Cerisy, vingt ans après (premier colloque en 1980 : Balzac : l’invention du roman), quel meilleur angle d attaque que de considérer Balzac non seulement comme un objet d étude, mais aussi comme un complice intellectuel, capable aujourd hui encore de nous inciter à penser ?
C est donc bien de « Penser avec Balzac » qu il va s agir dans le présent volume. Et doublement : en analysant comment Balzac pensait — et pensait la pensée ; mais aussi en faisant le point sur les pensées, les interprétations, les envies intellectuelles que Balzac continue de susciter aujourd’hui, en connivence avec lui.
On traite donc ici d’abord du Balzac penseur, pensant — ou tout simplement pensif (comme ses célèbres marquises…). Soit donc du rapport de Balzac à la philosophie, aux sciences, mais aussi à la pensée dans ses formes « ordinaires », plus vives parfois : esprit de conversation, « pensées de derrière », jaillissements spirituels du witz. Cela non sans envisager la question centrale : comment chez lui pensent la littérature et, en particulier, le roman ?
Mais, profitant des enseignements de ces deux années commémoratives, nous avons cru bon aussi de faire le tour des ateliers critiques, des dispositifs de pensée que, dans nos temps de repli de la « théorie », Balzac est susceptible de mobiliser, peut-être de ressourcer. Ce qui revient à faire le point sur la recherche balzacienne en cours, sur ses acquis comme sur ses perspectives.
De là, les deux sections du présent livre : « Balzac, pensant&  »  « En pensant Balzac&  ».

1. Balzac, pensant&

Un romancier qui jamais n a voulu se laisser emprisonner dans ce rôle trop étroit pour sa forte stature, tel est Balzac. Soucieux d’espionner le vrai, cet analyste passionné s’est toujours pensé comme un théoricien en puissance, débordant d’idées neuves. Mais il a voulu aussi assumer la fonction d’un intellectuel engagé dans tous les débats d’idées de son temps. Ce dont témoigne dans son œuvre, qu’on ne saurait réduire aux seules fictions, la part « analytique » de La Comédie humaine, auréolée de son statut de synthèse fantôme, mais aussi les textes aujourd’hui regroupés dans les œuvres diverses, ou encore ces réceptacles à idées en germe que sont les Carnets et la Correspondance. Sans oublier cette mythique « Théorie de la volonté » inachevée dont Louis Lambert et Raphaël de Valentin sont réputés être les auteurs…
D’emblée, des ambitions d’un autre ordre, philosophiques mais aussi scientifiques, ont travaillé l’auteur de La Comédie humaine. Lui qui a préludé par des essais philosophiques, lui qui a vécu son passage au roman industriel, en 1821, comme une chute dans la « chaircuiterie littéraire » (Corr., t. I, p. 568), n’a cessé tout au long de sa carrière de prétendre jouer des rôles intellectuels plus ambitieux. Non pas simple écrivain, moins encore « homme de lettres », mais plutôt « intelligentiel », à la fois « poète » et « penseur », c’est là ce qu’il ce qu’il revendique. C’est là aussi ce qu’il charge Félix Davin de proclamer urbi et orbi lorsque, en 1834-1835, il demande à ce « porte-pensée » téléguidé d’écrire des « Introductions » solennelles à ses deux monuments d’alors : les Études de mœurs au xixe siècle et les Études philosophiques. Et l’intercesseur s’exécute, montrant à l’envi que son champion est bien un écrivain philosophe pourvu d’un système, non un simple conteur comme l’avait laissé entendre Philarète Chasles, en 1831, dans son introduction aux Romans et contes philosophiques. Selon Davin, qui a l’émerveillement de commande facile, Balzac est un cas exceptionnel à cet égard : car « l’histoire de la littérature offre assurément peu d’exemples d’une idée qui, d abord indécise en apparence et formulée par de simples contes, a pris tout à coup une extension qui la place enfin au cSur de la plus haute philosophie » (CH, t. X, p. 1201). Ce qui porte Davin à généraliser : « [& ] le poète pour être complet doit être le centre intellectuel de toute chose, il doit résumer en lui les lumineuses synthèses de toutes les connaissances humaines […] » (CH, t. I, p. 1163).
Certes, l’ambition de se hausser à la stature du penseur est loin d’être propre à Balzac en cette époque où le « sacre de l’écrivain » conduit bien des candidats au Panthéon littéraire à « mêler » littérature et philosophie et à se parer des insignes du « Poète-Penseur » (Paul Bénichou). Mais il est indéniable que Balzac, romancier analyste et non « mage romantique », a mis à cela une singulière et tenace passion. Car loin de se contenter de poser au penseur, il a constamment fait preuve d’une ambition philosophico-scientifique indéniable, revendiquée comme spécifique, tout en ne cessant de mettre en scène philosophes, mystiques et savants dans son œuvre narrative.
Beringheld (héros d’un roman de jeunesse intitulé Le Centenaire, qui s’est d’abord appelé Le Savant), Louis Lambert, Raphaël de Valentin, auteur d’une Théorie de la volonté, Balthazar Claës (La Recherche de l’absolu), l’écrivain philosophe qu’est Daniel d’Arthez, le Docteur Sigier (Les Proscrits), sans oublier la série de savants plus ou moins ridicules que met en scène La Peau de chagrin, ni les divers membres du cénacle d’Illusions perdues, tous « remarquables par le sérieux de leur existence intellectuelle » (CH, t. V, p. 315) : nombreux sont dans La Comédie humaine et ses entours les personnages fictifs qui ont ce statut de savant, de philosophe ou de « penseur ». Doublant le cortège de ces héros fictionnels, on pourrait faire la liste non moins imposante du « Panthéon » de philosophes et de savants du monde réel que Balzac mobilise : Descartes, Spinoza, Saint-Martin, Swedenborg, de Maistre, Bonald, Saint-Simon, Fourier, etc., en ce qui concerne les philosophes ; Lavater, Champollion, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, etc., en ce qui concerne les savants. Il les convoque en tant que figures héroïques, parfois rassemblées en listes imposantes, « énumérations d’hommes illustres qui mêlent allègrement les siècles et les disciplines, les savants réels et les savants fictifs » (Madeleine Ambrière), ou bien en tant que « maîtres de vérité », auteurs de théories ou d’énoncés philosophiques mémorables. Mais remarquons aussi que la figure du penseur, décidément omniprésente, occupe au moins deux autres rôles chez Balzac. Conformément à sa pratique narrative ordinaire, le penseur compte au nombre de ces interprètes chargés de remplir dans le récit balzacien la fonction herméneutique — aux côtés de l’« observateur », du « voyageur », et de l’« artiste », autres « personnages génériques » (Christelle Couleau). Enfin, Balzac ne cesse de construire, conformément là aussi à son protocole ordinaire, le type (et/ou la figure) du « penseur » — faisant des aller et retour constants entre les penseurs singuliers qu’il convoque, réels ou fictifs, et l’identité générique qui est censée les rassembler.
Comme bien de ses contemporains, Balzac ne s’interdit certes pas l’ironie contre les savants et les philosophes de profession. Qu’est-ce que la science humaine ? — « Une nomenclature », répond le narrateur de La Peau de chagrin (CH, t. X, p. 242). Mais ces irrévérences sont corrélatives d’une idéalisation de la figure du penseur, et même — Balzac n’est pas en reste d’emphase en la manière — du « grand penseur ». Témoin ces « grands penseurs qui remuent le siècle » que, dans un article de la Revue parisienne, il oppose à ce faux « homme grave » académique qu’est Louis Reybaud. De même, aux « hommes spéciaux » (nous dirions aujourd’hui aux « spécialistes »), Balzac préfère « ces grands penseurs qui tiennent dans leur tête l’immensité des relations totales » (CH, t. IX, p. 251), ou encore ces « grands penseurs apparus à divers intervalles parmi les hommes pour leur révéler les principes tout nus de quelque science à venir » (CH, t. XI, p. 625). Ce qui montre que l’observateur balzacien, cet analyste, n’est pas en reste du côté de l’ambition de synthèse… Mais son style propre est plus encore dans l’affairement, dans l’expérimentation incessante, dans l’invention d’instruments intellectuels sans précédent, dans les émois et les essais du faire pensant : car Balzac, lui aussi, est de ceux qui « ont travaillé la pensée comme les opticiens ont travaillé la lumière » (CH, t. I, p. 17).

Sur ce Balzac penseur et pensant, le présent volume prend la suite de travaux antérieurs que rappellent nos trois bibliographies ; c’est dire qu’il ne prétend pas à l’exhaustivité. Pas question ici de suivre année après année l’histoire des rapports de Balzac avec la science et la philosophie, ce qu’a excellemment fait sur une période décisive le livre de Madeleine Ambrière, Balzac et « La Recherche de l’absolu », et ce que permet de confirmer commodément aujourd’hui la lecture de l’édition chronologique des œuvres diverses. Pas question d’affronter la question du « système balzacien », dont on trouvera des descriptions convaincantes chez Per Nykrog et Max Andréoli. Pas question non plus de s interroger sur le statut intellectuel spécifique que Balzac adopte, et qui le fait ressembler à d autres grands écrivains « penseurs » de cette époque de « sacre », tout en le différenciant d’eux (ne serait-ce que par l’importance accordée à la science) : cette question a fait l’objet d’études parallèles qu’indique notre bibliographie.

Le volume s’ouvre sur une étude des opuscules philosophiques de jeunesse de Balzac qui met l’accent sur la continuité de sa démarche philosophique par rapport au matérialisme scientiste du siècle des Lumières — avec lequel, dès 1829, rompt la Physiologie du mariage (J.-P. Courtois). Il se poursuit par une prise en compte du précoce effort chez Balzac d’une épistémologie générale aux accents poétiques, qui prétend analyser la mécanique intellectelle et ses vertiges tout en mettant l’accent sur les effets pervers de la « pensée qui tue », promue idée centrale de toute l’œuvre (J.-L. Diaz).
Puis sont envisagés divers aspects de la pensée en acte balzacienne. Le Balzac penseur de l’identité — qui a fait l’objet parallèlement d’un séminaire de Paris 7-Denis Diderot dont les travaux seront bientôt publiés dans cette même collection — (Balzac et la crise des identités) fait ici l objet de trois études : N. Mozet prélude à la question en situant Balzac entre la fin des dogmes et la naissance de la psychanalyse ; Owen Heathcote l envisage comme penseur de la sexualité des « deux sexes et autres », Anne-Marie Baron, enfin, tisse des liens entre le « stade du miroir » lacanien et l’homme-miroir balzacien.
Si le Balzac sociologue — auquel il faudra bien consacrer un ensemble spécifique de travaux — n’est pas ici abordé de front, c’est à Jeannine Guichardet qu’il revient d’évoquer le « penser-voir » balzacien de la ville, en manière d’épilogue méditatif à ses recherches antérieures (Balzac archéologue de Paris, 1983).
C’est à la question « À quoi pense la littérature ? » que répondent les trois contributions suivantes : celle d Alain Vaillant sur Louis Lambert, celle d Andrew Oliver sur la pensée par roman dans Albert Savarus, celle de Boris Lyon-Caen sur l ontologie romanesque de ce « Balzac ventriloque », forcé de penser par roman interposé.
Enfin, pour clore cette section, deux articles envisagent le Balzac de ces philosophes qui ont pris au sérieux le penser balzacien : soit européens — Hofmannsthal, Benjamin (Susi Pietri), soit français et contemporains — Deleuze, Rancière, Serres (Jacques-David Ebguy).

2. En pensant Balzac…

Cette deuxième partie du livre fait le point sur les activités critiques de divers styles que Balzac continue de mobiliser aujourd’hui. Un premier ensemble d’études fait le bilan, soit de « l’histoire intellectuelle » du Groupe international des recherches balzaciennes (Franc Schuerewegen) ; soit des travaux suscités au cours des vingt dernières années dans le cadre de la poétique (Florence de Chalonge) et de la sociocritique (Pierre Laforgue).
Une seconde partie (« Réseaux »), évoque le Balzac qu’est mieux à même de comprendre notre âge post-post-moderne (Andrea del Lungo), en particulier celui de l’Internet. Emmanuelle Cullmann et Alexandre Péraud montrent comment l’« hypertexte » peut permettre de repenser les logiques du texte balzacien mais aussi comment Balzac, à sa manière, a pu, ne serait-ce que par la structure en réseau de La Comédie humaine, être à cet égard un éclaireur.
Balzac considéré non plus seulement comme romancier des femmes mais comme penseur du féminin est l’objet des deux synthèses complémentaires qui se situent dans le cadre des Gender Studies (Christine Planté et Cathy Nesci), ainsi que d’une étude monographique de La Femme de Trente ans (Véronique Bui).
Une quatrième partie du livre tente enfin de suivre la trajectoire du texte balzacien de l’auteur vers le lecteur. S’intéressant d’abord à la génétique balzacienne en tant que « dynamique du sujet écrivant » (Takayuki Kamada), puis à la réflexion balzacienne sur « l’auteur induit » (Christelle Couleau), cette partie s’attache ensuite à mettre le dialogue balzacien à l’épreuve de la pragmatique (Claire Barel-Moisan, Aude Déruelle), pour finir du côté du lecteur : lecteurs contemporains que Balzac suscite et modèle, mais qui d’avance projettent leur ombre portée sur son geste d’écriture (In-Kyoun Kim) ; lecteurs-écrivains d’aujourd’hui, qui, non contents de lire et relire Balzac, le font participer à leur réflexion et le mêlent à leurs entreprises d’écriture (Aline Mura-Brunel).
Enfin, une « post-face » en forme d’épilogue ferme l’ouvrage (Isabelle Tournier). Invite au recommencement plutôt que conclusion.

José-Luis Diaz





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I

Balzac, pensant…





BALZAC ET LES LUMIÈRES :
UNE LISIBILITÉ RÉCIPROQUE


Penser avec Balzac, c’est aussi penser avec les éléments de philosophie dont il s’est emparé, avec ses lectures, l’usage ou les usages qui en sont faits, bref avec la philosophie de l’âge classique et plus particulièrement avec le cœur de celle du xviiie siècle qu’on appellera ici Lumières, nom global d’un massif hétérogène qui prolonge et discute Descartes et Malebranche, comme il ouvre avec Locke et Condillac, Montesquieu ou Voltaire. Et ce, quel que soit l’état de cette appropriation, la dimension des lectures ou la consistance des reformulations philosophiques, toutes choses qui ont été étudiées précisément. Mon propos et ma méthode seront donc autres, visant plutôt une lisibilité réciproque instaurée par le rapport de certains aspects des Lumières, corps de problèmes plus que de doctrines, avec quelques lieux balzaciens exemplaires et non exhaustifs pour lesquels la confrontation modulée par ces morceaux de doctrine et ces textes balzaciens apparaît visiblement. Il ne s’agit pas pour moi de mesurer la distance avec les sources qu’imposent l’usage et la lecture balzacienne de la philosophie, travail de retour amont en quelque sorte et largement fait comme on vient de le voir, mais de faire fonctionner la lisibilité réciproque que je viens de poser, travail vers l’aval des conséquences si l’on veut, de lecture plus que de mesure, sans oublier cependant ce que toute lecture doit à la mesure.



Formulation

L’« Avant-propos » de La Comédie humaine (1842) peut fournir le point de départ tant, malgré la date, il s’inscrit d’emblée en rapport de filiation avec Leibniz, Buffon, Charles Bonnet, Needham pour le principe de l’« unité de composition », puis peu après en rapport de parité concurrente avec Machiavel, Hobbes, Bossuet, Leibniz, Kant et Montesquieu pour le principe, inspiré par Bonald, du « dévouement absolu à des principes », la Religion et la Monarchie à la lueur desquelles Balzac avoue écrire. C’est donc le relais de l’histoire naturelle des Lumières, elle-même relayée par la querelle Cuvier/Geoffroy Saint-Hilaire, que prend la conception de la « Société » à penser et décrire, le premier acte philosophique étant justement de rendre indissociable une façon de penser et une façon de décrire. À ce sujet, Balzac affirme justement deux choses en même temps. D’abord, que le principe de l’unité de composition implique un seul animal, que donc l’homme comme espèce est soumis aux mêmes principes que l’animal, qu’il y a des « Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques » — c’est le premier principe, et de pensée et de description, qui veut que la Société ressemble à la nature. On décrit donc le soldat, l’ouvrier, l’avocat, le savant comme l’âne, le lion, le requin, ou le veau marin. Ensuite, second principe, l’« État Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la Société », — et ce second principe vient corriger le socle analogique de la Nature sans l’annuler mais en réintroduisant un saut entre Nature et Société.
Cette correction est le produit de deux facteurs qui différencient l’espèce humaine des animaux : la différence des sexes et l intelligence. En société, « la femme ne se trouve pas toujours être la femme du mâle » (d où le doublement de la description des espèces sociales qu évoque Balzac), tandis que la lutte des hommes entre eux est à la fois semblable à celle des animaux comme principe, mais non comme effet, à cause du plus ou moins grand degré d’intelligence (d’où un « combat autrement compliqué »). On a donc affaire, quand on passe à la Société, à une complication des causes pour parler comme Montesquieu, ce qui permet de garder l’articulation des deux axiomes fondamentaux de l’« Avant-propos ». Et cette articulation maintenue permet à Balzac, à nouveau, de penser deux choses en même temps : le transbordement d animalité dans l humanité qui permet de penser la lutte et les variations sociales de types (« Si quelques savants n admettent pas encore que l Animalité se transborde dans l Humanité par un immense courant de vie [& ] ») et de conserver derrière la fameuse unité de composition ainsi que les hasards, produit de cette complication au sein même de la variation sociale des types et des formes de luttes. Penser et décrire sont une seule et même chose au regard de cette complication qu’il faut retrouver au niveau de la description des espèces puisqu’elle est au principe de leur production et de leur différenciation.
Derrière ce nœud exposé au départ de l’« Avant-propos », on peut lire la réorganisation propre de certaines questions globalement identifiables aux Lumières. D abord celle du matérialisme dont les deux axiomes fondamentaux sont : 1° Toute chose issue de la nature a sa cause (principe du système)  2° Et donc toute chose est comme elle doit être (principe de perfection). Sans réfuter la part d’animalité qui permet de comprendre que « les hommes courent bien aussi les uns sur les autres », l’introduction de l’intelligence comme principe de complication autorise ces « hasards que ne se permet pas la Nature ». La Société ne se tient pas dans l’orbe des deux principes du matérialisme du xviiie siècle, alors même que la référence naturaliste et animale pourrait y faire souscrire. Il peut donc y avoir variation historique, décadence, corruption et destruction quand, précisément et à l’inverse, Balzac affirme que « les habitudes de chaque animal sont, à nos yeux du moins, constamment semblables en tout temps ». La complication dont parle Balzac n’est donc pas celle qui résulte de l’ignorance (on ne peut tout voir à partir des principes), mais d’une autre disposition initiale des principes régissant l’ordonnancement social. La Nature seule est assujettie au matérialisme et à des lois physiques constantes, ce pourquoi elle ne peut qu’être semblable à elle-même, la Société produisant, selon le mot de Balzac du « dissemblable ». Deuxièmement, la position de Balzac, cette sorte d’à cheval sur l’histoire naturelle, permet de sauter par-dessus la théorie du contrat et d’en faire une économie que ne renierait pas Bonald pour qui la notion n’a pas même de sens. Certes, l’axiome qui fait de l’homme un loup pour l’homme est maintenu, certes les théories du contrat distinguent à leur entrée soigneusement l’homme de l’animal, mais l’hypothèse de l’état de nature puis du dépôt contractualiste des droits et de l’agressivité au profit d’une société ou d’un État muni d’une puissance d’agressivité supérieure (monopole de la violence), tout ce schéma est court-circuité par la comparaison d’espèce à espèce qui joue un nouveau rôle ici. Toute la généalogie des sentiments moraux et sociaux est ainsi évacuée et, d’une certaine façon, elle réapparaîtra comme conséquence des variations de types sociaux et d’individualités.
Les points d’appui du contournement sont en somme de trois ordres. En premier lieu, le transbordement d’animalité (la Société ressemble à la Nature) au sein même de la différence entre l’homme et l’animal, sorte de coup de force qui n’induit pas seulement la comparaison des luttes, mais la comparaison d’espèce à espèce comme viable et porteuse d’intelligibilité (alors que dans le contrat toute ressemblance s’arrête aux portes du contrat). En deuxième lieu, Balzac ne sépare pas les besoins des sentiments moraux qu’il joint au contraire : « L homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mSurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu il s approprie à ses besoins. » De fait, c est aussi l économie des rapports entre besoins et sentiments moraux, ce que ne permettaient pas les théories du contrat. Enfin, la complication des effets issue de celle des causes tient lieu de généalogie, Balzac partant des conséquences observées pour décrire. Ce modèle naturel corrigé est d’une certaine manière un modèle des effets, à l’inverse du modèle du contrat qui enracine toujours une genèse dans une causalité. Aux raisons politiques de négation du contrat, se superposent les raisons esthétiques de la nécessité d’une description des espèces, revue et corrigée pour l’homme. Et le modèle naturel corrigé fournit à la fois le personnel romanesque et la différenciation saisie au niveau des effets. On ne peut pas faire le roman des causes de la Société, mais on peut faire celui de ses effets, et, par là même, vectoriser par l’épaisseur romanesque la direction menant à la recherche des causes. Du coup, le projet balzacien combine rigoureusement ses deux axiomes de base (la Société ressemble à la Nature, la Société a des complications que n’a pas la Nature). Les variations sociales viennent en effet à la fois des traces d animalité dans l homme, mais aussi de la représentation par l homme de ses lois et mSurs. La « triple forme » que doit prendre l Suvre découle alors rigoureusement des deux axiomes : les hommes et les femmes viennent de la complication par la différence des sexes et les choses viennent de la puissance de représentation de l’espèce en habitudes, vêtements, meubles, arts, paroles, ces dernières issues de la complication par l’intelligence.

Dissertations

Retournons en arrière pour nous porter vers ces « Premiers essais » philosophiques, d’une part le Discours sur l’immortalité de l’âme et d’autre part l’Essai sur le génie poétique écrits autour de 1818-1823. Textes de jeunesse, très dépendants de lectures et de notes, baignant dans les débats du moment comme l’a montré Hiroji Nagasaki pour le premier, il s’agit de textes ambitieux, sérieux et qui prennent de front les questions qu’ils traitent. Cette discursivité a ses impasses et ses labyrinthes mais l’enracinement dans les questions des Lumières y est avéré, constant et non réductible à une pure seconde main. J’en prendrais d’emblée deux exemples. Ainsi, le fragment 9 du Discours : « À peine sorti des langes dont la nature entoure son berceau le premier usage que fit l homme de sa raison fut de l employer à remercier l être auquel il a donné le nom d éternel, le second à porter des regards sur lui-même, etc. ». C est là reprendre, sans le dire explicitement, une des toutes premières lois du droit naturel, qu’on trouve chez Pufendorf ou chez Montesquieu, même s’il s’agit de stratégies différentes chez ces deux auteurs, et c’est la transporter dans le champ d’arguments que Balzac réexamine à propos de l’immortalité de l’âme. De même, la remarque méthodique suivante qui déclare que beaucoup « de gens écrivent pour qu’on lise leurs pensées », alors que « celui qui veut s’attacher au solide doit écrire pour faire penser son lecteur » prolonge la formule de Montesquieu disant qu’il « ne s’agit pas de faire lire mais de faire penser ». Peu importe qu’elle vienne directement de Montesquieu ou non, c’est le climat de cette pédagogie active des Lumières qui s’impose.
D’ailleurs, l’enracinement est parfois elliptique au point que c’est au lecteur de penser en effet — Montesquieu parlait de sauter les idées intermédiaires dans ce style qui lui est propre. C’est le cas d’un fragment qui semble flotter, sans lien avec le reste du Discours comme le notent R. Chollet et R. Guise : « Quelle différence de l orgueil d une mère de nos jours accompagnant une fille moins belle qu elle, à celui d une mère spartiate, etc.. » Cette note, apparemment éloignée de la question de l immortalité de l âme, y tient pourtant. Quelque détour s’impose. D’abord, le rapport est topique puisque l’orgueil est thématisé ailleurs et entre dans le désir de Balzac de situer les argumentations pour l’immortalité de l’âme pour les réfuter à l’aide de Locke entre autres. Ensuite, il y a un rapport discursif dans la mesure où cette discussion prend place dans l’argumentation générale, ou l’un de ses axes, à savoir l’historicisation des attributs de l’âme qui doit conduire à la mise en cause de son immortalité. Historicisation puisque la mère spartiate et la mère d’aujourd’hui n’ont pas le même orgueil quand on pourrait penser avoir à faire à un invariant naturel. Il y a enfin un rapport au champ du droit naturel. Pour Pufendorf, il y a un « soin de l’âme, auquel tous les Hommes sont obligés & sans quoi ils ne sauraient bien pratiquer leurs devoirs ». Le droit naturel tend à naturaliser les soins que l’âme se doit à elle-même en dehors de toute société : l orgueil, à l inverse, passion à maîtriser, ouvre à l histoire des mSurs que l « Avant-propos » de 1842 réclamait comme une chose oubliée par les historiens antiques. L âme est donc à la fois ce qui prend soin d elle-même en se tournant vers le Créateur et ce qui s’historicise à travers ses passions et produit ainsi l’histoire des mœurs. Et c’est alors assez clairement le prolongement du dualisme non cartésien évoqué par Martin Kanes, dualisme qui sauve « l’autonomie de l’âme matérielle » et dont le point d’appui dans le Discours est Locke.
Autre enracinement, celui de la théorie des climats, dont Montesquieu est non seulement le représentant le plus éminent mais aussi celui qui en a modifié les données traditionnelles. Balzac y recourt et dans le Discours et dans l’Essai sur le génie poétique pour penser la variété issue de la nature et les différences de mœurs et de coutumes. Le climat chez Montesquieu introduit bien au relativisme dès le Livre XIV de l’Esprit des lois, non pour reprendre ce que Catherine Larrère appelle « l’argument sceptique de la coutume » qui mène au conservatisme — tout étant si arbitraire qu’il vaut mieux garder ce qu’on a — mais plutôt pour maintenir le principe du divers de la nature jusqu’aux coutumes. On a donc chez Montesquieu deux étages de la théorie : 1° causalité de l air sur la sensibilité corporelle par les fibres du corps (« orientation plus médicale que géographique », dit C. Larrère) et 2° latitude égale échelonnage des degrés de sensibilité (« Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité », De l’esprit des lois, Livre XIV, chap. 2). Montesquieu garde l’articulation de la diversité des coutumes et de la diversité climatique mais en évacuant la physique prégaliléenne des lieux.
Or, Balzac fait servir le « système des climats » à sa démonstration néo-matérialiste ou néo-sensualiste sur la prétendue immortalité de l’âme : « Une grande preuve que l âme dépend du cerveau, c est la différence extrême qu il y a entre les Lapons, les Nègres et les Européens, entre les hommes nés dans les climats extrêmes et ceux [nés] dans les climats tempérés. On aura beau dire que les sciences n’y ont jamais été cultivées, et que l’esprit n’a pas pu y venir, voyez dans quel défilé l’on s’engage. Alors la mesure de l’âme dépendrait de... etc.. » Son usage de ladite théorie du climat, rapporté à l’aune de celle de Montesquieu ici, fait apparaître que Balzac fait fonctionner ensemble deux choses. Il affirme un principe de différenciation climatique — la théorie du climat est bien ce qui porte jusqu’au cerveau et donc à l’âme le principe du divers inclus dans la nature — en même temps qu’il garde le blocage (qu’avait fait sauter Montesquieu) sur la physique des lieux, puisque c’est le lieu Laponie ou Afrique qui constitue sans médiation le cerveau, l’esprit et l’aptitude à la science et ce, pour montrer que l’âme est une substance matérielle. Or, chez le Montesquieu qu’il a lu, celui de l’Essai sur les causes, il ne s’agissait que du trajet des impressions à l’âme : « L âme se redonnera des idées lorsqu elle pourra reproduire dans le cerveau les mouvements qu il a eus, & qu elle y fera couler le suc nerveux. » C est le principe d excitation des idées, de leur mise en mouvement qui est indiqué par la pression de l air, non la nature ou l existence de telle ou telle science. Deux fois, Balzac supprime les médiations : il ne prend que les latitudes extrêmes qui ne séparent pas les hommes de leur milieu, et il passe de l échelonnage des mSurs à celui d un niveau global de civilisation. La théorie du climat de Montesquieu ouvrait sur une pensée du « particulier en politique » puisque le climat était opératoire pour donner la règle des variations de mSurs par celle des sensibilités : c est la mise en relation horizontale entre un pays, une sensibilité et une organisation politique qui permet chez Montesquieu ensuite seulement l’échelonnage vertical si l’on peut dire.
Si l’objet de Balzac n’est pas de penser le particulier en politique, c’est bien en concordance avec l’usage particulier qu’il a de la théorie du climat et qui lui semble tel en tout cas dans l’Essai sur le génie. Une seconde formulation de cette théorie y apparaît en effet suffisamment différente pour qu’on s’y arrête. Balzac note : « dans chaque climat, il est une portion d hommes qui a des habitudes selon la température. L homme du Mexique et l homme du Labrador sont deux êtres totalement distincts et cette distinction sensible entre eux devient moindre selon leurs patries, sans cesser néanmoins d’exister ». Balzac est cette fois sensible aux différences des variations réglées selon la latitude et entraînant des habitudes différentes selon la température, quoiqu’il n’y ait toujours pas la médiation des différences corporelles de sensibilité, mais surtout il est sensible aux différences internes à l’intérieur d’un même pays (« devient moindre selon leurs patries »). C’est tout l’enjeu de l’Essai sur le génie qui se montre ici à la faveur de cette formulation climatique, à savoir la découverte de l’individualité du génie. La théorie du climat, projetée sur le nexus lockien langage/idée/sensation, pousse à la limite la différenciation de l’organisation des idées simples et composées et leur aboutissement dans le langage. D’où la découverte essentielle que le génie est individuation, au-delà même d’un pays ou d’une civilisation comme en témoigne le rapport langage/sensation apte à de nouveaux rapports qui mèneront à sa définition de l’« artiste » de 1830 qui, elle, débordera toute théorie du climat le mettant « en désharmonie avec nos civilisations successives ». Du coup le « système du climat » de Balzac est réorienté vers une théorie du particulier poétique et non politique, comme si Balzac avait extrait la puissance de penser le particulier de la théorie du climat de Montesquieu pour la faire servir à d’autres fins.

Au sein même du travail des premiers essais philosophiques, Balzac pense le doute comme l’affect sous le concept, comme le tourniquet emphatisé de la vie et de la mort : « Le doute est une chose si singulière et il parvenu à un tel point que l on ne sait si c est la mort qui envahit la vie ou si la vie envahit la mort. » Le doute cartésien, et quelle que soit la profondeur de la lecture qu en a fait Balzac, ne rend pas compte de ce qui est ici l évocation d une dimension interminable d un mouvement de la pensée pouvant aller jusqu à la destruction de l opinion. L immortalité n est pas seulement l objet d une démonstration mais aussi celle d un désir : l infini de l’argumentation menace l’axiome à établir comme l’infini du désir menace le rapport à l’objet du désir. Cette tension conduit même à comprendre les deux modes de textualisation dont use Balzac à l’endroit des systèmes philosophiques, modalités héritées des pratiques du xviiie : la reproduction par constitution d extraits (témoin les fragments recopiés et d extraits de Montesquieu dans le Spicilège) et le phagocytage qui consiste à écrire en l autre, dans l autre presque (témoin les pratiques du Diderot des débuts traduisant Shaftesbury et l’annotant en même temps). Ce tourniquet de la démonstration et du désir, de la vie et de la mort, produit sa fleur philosophique dans l’alternance irrésolue du matérialisme et de l’idéalisme, faces opposées d’un même problème comme le disait P.-G. Castex à la suite du narrateur de Louis Lambert. Balzac pousse d’un côté vers une pensée de la diversité issue du climat, de l’éducation, des institutions, conformément à la proposition matérialiste fondamentale de l’identité de l’être et du multiple qu’Alain Badiou a récemment redéveloppée (ce que disait déjà Diderot dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature) qu’il soutient en réaffirmant l’unité de la substance de l’homme, contre Descartes et Malebranche et peut-être avec l’appui de La Mettrie —, et d’un autre côté il cherchera le pouvoir unifiant des idées capables d’exister matériellement par leur propre force.


Incarnation

Louis Lambert révèle que la pensée, mode volontaire de la représentation des idées selon ses besoins pour parler comme l’« Avant-propos », est autant l’objet d’une consumation que d’une consommation. Ce que le Discours sur l’immortalité de l’âme laissait entrevoir. En Louis Lambert le désir de pensée et le désir charnel ne pourront se résorber l’un l’autre que dans la folie et la mort : l exil en soi-même n est pas possible, pas même pour un natif de la Touraine, terre d exil réel et réalisé de Rabelais, Descartes, Saint-Martin et de Balzac lui-même. Certes, il y a « l air de la Touraine » des Deux Amis. Mais la théorie du climat se dilue conceptuellement en même temps qu’elle s’exhibe violemment et vulgairement dans une de ces métaphores balzaciennes fascinantes par lesquelles gicle une facticité qui se donne comme innocence de la brutalité même. Ainsi, Louis Lambert, arraché de sa campagne par Mme de Staël pour Vendôme devient-il un enfant « déplanté par Corinne de ses belles campagnes ». On ne saurait mieux dire que celui qui veut être sa propre pensée n’est, ce faisant, qu’un morceau de la nature. Ce qui ajoute à l’opposition traditionnelle du narrateur matérialiste et d’un Louis Lambert spiritualiste toute la dimension d’écriture dans laquelle se joue l’impossible recherche de l’inconnu quand celui-ci n’est plus objet devant soi mais pensée en soi.
L’opposition philosophique des « deux amis » prolonge si l’on veut le débat proprement philosophique des essais de jeunesse mais elle met en scène cette opposition. Le passage au roman implique un mode d’exposition de ce tourniquet que les assertions fragmentaires suggéraient dans leur succession et leur inachèvement. Mode d’exposition qui ne demande pas la fidélité à une position — d’où la remarque capitale du narrateur sur les « deux côtés d’un seul et même fait », Balzac respectant par son usage du mot fait placé dans la bouche de l’ami la position d’énonciation du matérialiste tout en énonçant par là le point de vue supérieur de la véritable autorité énonciative du roman. Balzac se sert des contraintes exigées par la vraisemblance polyphonique pour produire une autorité proprement fictionnelle. La théorie du climat change — c’en est le test — en passant de l’Essai sur le génie poétique à la bouche matérialiste du narrateur. En effet, si la pensée du particulier et de l’échelonnage chez Montesquieu supposait l’abandon de la théorie prégaliléenne des lieux, celle-ci revient en force chez l’ami de Lambert : il ne souffre pas d être déplacé de son pays natal, ce que montre l ironie de la formule « attaché sur un banc à la glèbe de son pupitre ». L ironie est terrible, axiologiquement inverse de la com-passion du narrateur qui raconte. Elle fait exister l autre narrateur, le narrateur auctorial si l on veut, et le tout dans une pragmatique de la figure qui violente l axe des valeurs et à son tour déplace le lecteur. Balzac fait du langage une force parce qu il écrit selon la ligne de force des effets : et la métaphore est l’affleurement des forces en train d’agir en un présent qui est celui du surgissement.
Les formules de Félix Davin, introduisant aux Études philosophiques en 1834, vont dans ce sens. Il rapproche des formulations de la nouvelle édition de Louis Lambert où la cervelle est le « matras […] de matière éthérée, bases communes de plusieurs substances connues sous les noms impropres d’électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétique », celles de B. Claës expliquant que nos « sentiments sont l effet d un gaz qui se dégage » et encore de Louis Lambert : « Où est le soleil, là est la pensée ; où est le froid, là est le crétinisme. » En remontant des effets à la cause, on change de modèle en passant à un modèle chimique mais aussi on théorise la pensée dans quelque chose qui va à l’encontre de la théorie du climat à la Montesquieu. Ici, l’organe crée son propre climat dans une physique des qualités transposée sur l’organe lui-même. C’est le seul moyen d’identifier les effets d’une cause. Et cela reporte le problème de la cause ou de l’effet sur le plan romanesque — le romanesque de la cause peut-il être le même que celui des effets ? Il y a là superposition romanesque entre la recherche des causes et une conception du cerveau comme lieu de formation de la pensée par transformation chimique qui donne les effets. Et de même qu au cSur d une pensée de la cause se cache le romanesque des effets, de même, au cœur d’une physique des causes se loge une chimie des effets. Tout se passe comme si la dimension quasi immatérielle des effets représentait d’autant mieux la puissance de la cause qu’est la pensée. L’alternance des régimes métaphoriques issus de la physique et de la chimie permet de garder le champ disciplinaire de la causalité tout en s’évadant du langage de la causalité. Si la pensée est un gaz et agit comme un gaz, avec tout l’imaginaire de représentation du gaz, alors en effet, sa fluidité ne peut être tamisée par les rites et les pratiques de l’Église qui sont eux autant d’élans de pensée ou de prière solidifiés. L’accent mis sur la production des effets montre à rebours que la pensée est productrice. Dans l’effet rendu visible la puissance de la cause est comme incarnée, comme Louis Lambert, vivant au seul niveau de la pensée, incarne celui qui laisse à cette cause l’empire maximum. En ce sens, l’incarnation de la cause en effet (la chimie) autorise l’incarnation de Louis Lambert en pensée (le fragment indéplaçable de la nature).
La recherche des deux amis et opposants tient toujours à la « substance de la pensée », tantôt vue côté « sensation électrique » que le romanesque récupère à partir de la scène primitive de l’électricité observée dans les cheveux de la mère, tantôt côté d’une chimie occupée des substances suffisamment éloignées de l’état solide pour pouvoir représenter la pensée comme l’électricité le fait également. Emblématiquement, le Fragment IX des écrits de Louis Lambert témoigne de la confusion des deux ordres : « La colère, comme toutes nos expressions passionnées, est un courant de la force humaine qui agit électriquement ; [& ] Ne se rencontre-t-il pas des hommes qui par une décharge de leur volition, cohobent les sentiments des masses ? » Le terme de pharmacie cohober, qui signifie distiller plusieurs fois de suite, signe la présence de la chimie aux côtés de l électricité. Mais c est seulement dans les écrits problématiques de Louis Lambert et quasiment traduits par son ami que les deux régimes se rejoignent et se conjoignent sans heurt, comme la cause qui a enfin trouvé son effet, la volonté, son champ d’application et le double régime métaphorique, son unité. C’est à une inversion poétique que nous fait assister Balzac : dans la narration, la doctrine de Lambert est remise en ordre par le narrateur qui tâche de lui donner un « sens logique » (de même que le narrateur essaie de « donner [aux pensées finales de Lambert] [d]es formes en rapport avec notre entendement ») et c’est ce qui suggère qu’il y a un niveau, un ordre de pensée auquel nous n’avons pas accès et dont le narrateur n’a été que le témoin imparfait. Admirable résolution du problème de l’installation du régime de croyance que suppose tout réel évoqué dans l’esthétique réaliste, et là où, précisément, le réel en question n’est pas crédible ou si peu.
C’est pourquoi Louis Lambert fait imploser de l’intérieur les positions philosophiques du xviiie, celles du moins répertoriables comme telles. Le véritable objet du livre est la représentation des idées par la Volonté, celle, mystérieuse du Traité arraché et perdu. Le sensualisme, lu et médité par le jeune Balzac, est alors court-circuité comme point de départ et résorbé en point d’arrivée à travers l’image de l’hiéroglyphe de l’image : « Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l alphabet, de l alphabet à l éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d images classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée ? » Les choses, ici, sont à la fois posées et résolues par l écriture de l image, les enjeux donnés et retirés dans le même mouvement, ce qui laisse le mystère à l irreprésentable de la pensée de Louis Lambert, procédé qui authentifie a contrario le réel de son esprit et de sa découverte. La théorie du climat semble elle-même sortir des observations et de l’esprit de Louis Lambert trouvant « l’expression de milieu » dans les étincelles électriques des cheveux de sa mère et assujettissant le Midi à « l’exaltation constante de la volonté » et le Nord à la « torpeur ». Matière et pensée sont un état réciproque l’un de l’autre et Balzac rend visible cette intuition par un régime métaphorique directement issu du propos lui-même. Le régime métaphorique sous lequel se présente la « science » de Louis Lambert est à mettre au crédit de la vision binoculaire sous laquelle elle est perçue : science peut-être, mais simple esquisse pour le narrateur. Balzac défait le langage contemporain de la « science », électricité, magnétisme, chimie pour, précisément, approcher l’inconnu. L’inconnu, du même coup, est aussi ce qui ne s’incarne pas tout à fait, laissant un mince écart entre le langage de la causalité (effet) et le langage de la pensée (Louis Lambert, milieu de la pensée).
L’incarnation de la philosophie en un personnage pensant ouvre sur la question du romanesque des idées, c’est-à-dire des modes de présentation des idées qui puissent à la fois conserver et activer la machine romanesque. Le romanesque peut difficilement se fonder sur la levée de « l’ignorance des causes » pour parler comme le narrateur matérialiste qui voit en cette ignorance la source de l’invention des anges. Précisément Louis Lambert est le roman de l’autobiographie de qui lève ou prétend lever cette ignorance par un autre que lui. Qui raconte ne voit rien de ce que celui qui voit raconte à son ami. Louis Lambert est le roman, non de la levée de l’ignorance — il faut préserver le secret pour faire entrevoir qu’il y en a un — mais du désir de lever l’ignorance. La narration nous mène au désastre final mais aussi vers celui qui incarne ce désir au point d’en découvrir les principes par ce mouvement qu’elle décrit comme celui de la volonté « projetée au dehors ». Incarnation par projection au dehors, voilà le modèle de romanesque des idées que Balzac invente pour Louis Lambert, l’inverse exact de Swedenborg qui passe dans l’autre monde en inventant l’ange même si la folie finale amenuise encore les frontières. « Penser, c est voir ! » s exclame une fois Lambert, et les idées se mettent devant nous, hors de nous, font image devant nous : la philosophie de Louis Lambert est la poétique de Louis Lambert. Balzac suit le champ de forces d une « iconographie des idées » comme s il suivait une phénoménologie du passage intérieur/extérieur. Qu on puisse voir nos pensées  sens de l épisode de Rochambeau  devient le moteur du romanesque.
Tout ce qui était dans les « Essais de jeunesse » recherche des causes par bricolage spéculatif devient ici espace romanesque et espace du romanesque : les « dissertations » de Louis Lambert sont trouées par la mémoire ou la perte et cette philosophie confisquée permet l’approximation qui la sauve. Un romanesque des causes se met à exister non dans le langage de la causalité seulement, mais dans celui de l’hypothèse, de la métaphore et de la lacune. Le manuscrit du Traité de la volonté, trace au moins discursive, est volé et reconstitué par le condisciple qui n est pas un disciple. Le romanesque des idées passe du coup par la multiplication des modes d accès à la pensée de Lambert : la conversation, la reconstitution présentée comme telle, le commentaire du narrateur, la réécriture à destination du lecteur. La lacune et la perte deviennent autre chose que du manque. La preuve de la validité du système est elle-même renvoyée aux documents mentionnés et perdus conquérant ainsi une force proprement romanesque par le suspens d’une efficace et la promesse d’une efficace supérieure. La variété des exemples qui parsème la narration accrédite l’idée qu’il ne faudrait que se tourner vers eux et les mettre en rapport pour faire jaillir les preuves avec une énergie nouvelle. L’économie des exemples travaille à la convergence des preuves. Il n’est pas jusqu’à l’hétérogénéité des dispositifs philosophiques convoqués et la distance prise envers un langage unique qui ne participent de la fluidité de l’énonciation romanesque des idées et, paradoxalement, de la tension vers un physicalisme qui n’a pas encore son langage — conformément à la nature des idées selon Louis Lambert.
La plasticité dans l’usage des segments théoriques des Lumières permet qu’ils deviennent des capsules où il est possible d’enfermer la représentation que Louis Lambert se fait de ses propres idées. Peu importe le registre des métaphores du moment qu’elles soient celles de la circulation rapide. Balzac vise moins la cohérence d’un registre scientifique, même s’il ne dédaigne pas le gain de vraisemblance dû à un certain lexique, que la multiplication du champ métaphorique lui-même. C’est cet affolement même qui peut rendre compte fidèlement de l’exaltation juvénile et sérieuse des deux amis de Vendôme, mais aussi permet de glisser dans cette multiplication même des outils pour persuader plus que des arguments pour convaincre. Le texte devient lui-même ce flux électrique d’une volonté qui raconte et d’une pensée qui se précipite vers son lecteur. Les Lumières restent le repère sur lequel on bute, le fond sur lequel s’enlève la pensée de Lambert qui aurait écrit Zadig comme Voltaire et le Dialogue de Sylla et d’Eucrate comme Montesquieu. Les Lumières sont le point d’où l’on s’aperçoit que l’on s’éloigne, qu’on est emporté au-delà, perspective dans l’espace romanesque des idées. De même, le problème de l’art et de la présentation claire et lucide de ce qui ne peut pas l’être est fidélité aux Lumières. Mais fidélité retournée, puisqu’il faut donner clairement la vision de ce qui est trop rapide pour l’être, à la fois éclairer la « phraséologie particulière des mystographes » et transcrire l’extase. Pour cela, les Lumières ne sont plus modèle à reconduire ou paradigme à remplacer, elles sont une part quasi organique des concrétions plus ou moins fluides des pensées de Louis Lambert. Elles sont donc en sursis comme le reste des idées de Lambert. Car si Balzac s’invente l’enfance d’un génie selon le mot de son éditeur Michel Lichtlé, c’est précisément à cela qu’il faut survivre. Revivification de l’enfance mais mise à mort de cette science impossible qui interdit qu’on fasse de soi seul le seul pays, la seule société, le seul climat et le seul monde. Si, en tout écrivain, il y a un philosophe tué, alors il faut se débarrasser de Louis Lambert en l’aimant et en le vouant à l’oubli, celui que lui destinait un nom qu’on ne peut retenir et que sa tombe anonyme « sans nom, sans date » renvoie au néant.

Jean-Patrice Courtois
Université Paris 7-Denis Diderot




Penser la pensée


[…] nous ne sommes occupés peut-être, en ce moment, qu’à extraire les blocs énormes qui serviront plus tard à quelque puissant génie pour bâtir quelque glorieux édifice.

Physiologie du mariage [1829], CH, t. XI, p. 1171.


Penseur, pensif ou pensant, Balzac n’a cessé, tout au long de son œuvre, d’avoir pour ambition de penser la pensée. Ce programme est déjà présent, en 1818, lorsque le jeune clerc en mal de philosophie écrit les notes qui ont pour titre : Discours sur l’immortalité de l’âme. Il y oppose deux formes de pensée : celle qui s’exerce « par des objets apercevables par les sens », dans lesquels la pensée « trouve sa pâture naturelle » ; et celle où « la pensée humaine ne s’est exercée que sur elle-même » (OD, t. I, p. 550). Alors, ajoute Balzac, romantisant cette entreprise épistémologique, « l esprit humain se trouve, quand il veut s analyser soi-même, un abîme sans fond, un labyrinthe inexplicable » (p. 557).
On le voit : les sirènes de l abstraction tentent le tout jeune Balzac, philosophe et abstracteur de quintessences avant d’être romancier. Mais d’emblée il oppose à cette force de séduction des idées une sorte de matérialisme de la pensée qui sera sa philosophie constante. Deux thèmes, liés entre eux, sont déjà présents chez notre philosophe en herbe. D’une part, l’idée que l’esprit ne peut soutenir les idées abstraites sans les matérialiser — ce qui a eu lieu, nous dit-il, pour les idées de bonté, de mal, car « l’homme sentant un vide sur-le-champ a appliqué à la pensée des objets saillants ; et à l’idée de bonté, son esprit a joint la peinture d’un homme bienfaisant ». D’autre part, l’idée, si balzacienne, que la pensée est une force immatérielle qui produit des effets matériels. Soit pour reprendre les termes de ce Balzac-encore-dans-les-limbes-mais-déjà-très-lui-même, l’idée qu’« on ne peut pas se refuser à donner à la pensée une force très active et dont les conséquences produisent des effets physiques » (ibid., p. 557). Ce que prouvent, selon le jeune philosophe, des exemples qui manifestent l’action historique des idées (action destructrice, notons-le, non tant des idées en général que de ces idées socio-politiques formées en système que nous appellerions, nous, des idéologies) : « Les massacres des Vêpres siciliennes, de la Saint-Barthélemy et de la Révolution française comme de toutes les révolutions sont le résultat d’une certaine masse d’idées qui fermentent dans le cerveau à l’exclusion d’autres pensées » (p. 560). Soit donc déjà la pensée qui tue ; mais qui, pour l’instant, tue non les hommes de génie se risquant aux limites de la folie, mais les agents sociaux d’une époque où les idées font masse et fermentent : deux métaphores physiciennes pour dire la force des idées, en attendant le magnétisme.
Considérant ce texte de jeunesse comme un programme philosophique, je me propose d’envisager les divers thèmes qu’il met en place : le désir de penser la pensée, le matérialisme de la pensée, et enfin le thème de la pensée qui tue.

1. Penser la pensée

Rappelons d’abord les formules de Louis Lambert, qui disent à leur manière la séduction que continue d’exercer sur Balzac, en 1832-1833, le programme épistémologique annoncé en 1818, celui de penser la pensée. C’est le narrateur qui parle, Poète de ce Pythagore en allé qu’est le héros :

Après avoir passé des choses à leur expression pure, des mots à leur substance idéale, de cette substance à des principes ; après avoir tout abstrait, il aspirait, pour vivre, à d autres créations intellectuelles. [& ] il entrevit de nouvelles sciences, véritables masses d idées ! Arrêté dans sa course et trop faible encore pour contempler les sphères supérieures, il se contempla intérieurement. Il m offrit alors le combat de la pensée réagissant sur elle-même et cherchant à surprendre les secrets de sa nature, comme un médecin qui étudierait les progrès de sa propre maladie (CH , t. XI, p. 643-644).

Cette recherche sera faite à deux, puisque ce sont les deux « faisants » qui se mettent à épier en eux-mêmes les « indescriptibles phénomènes relatifs à la génération de la pensée, que Lambert espérait saisir dans ses moindres développements, afin de pouvoir en décrire un jour l’appareil inconnu » (p. 615). Tous deux montrent un semblable intérêt pour les récits mettant en scène « quelques accidents curieux relatifs aux phénomènes de la pensée » (p. 619) ; et ils se donnent pour but de constituer une « riche collection d anecdotes scientifiques », groupées autour de héros de la pensée remarquables par la force à distance de leurs idées : Cardan, Apollonius de Tyanes, les martyrs chrétiens, etc.
Mais ce n est pas seulement dans ce récit exemplaire qui met en scène un martyr de la quête métaphysique, c est un peu partout que Balzac a fait part de ce souci philosophique qui est le sien de penser la pensée. En 1829, c’est dans un passage de la Physiologie du mariage que ce programme est donné comme étant la mission particulière des philosophes du nouveau siècle, délivrés de l’erreur du sensualisme du siècle précédent. Ce qui témoigne d’une mutation intellectuelle radicale, car si le désir premier de Balzac de penser la pensée n’a pas manqué de graviter d’abord du côté du sensualisme des Idéologues, voici déjà Balzac dans de tout autres parages philosophiques :

Les écrivains du dix-huitième siècle ont sans doute rendu d immenses services aux Sociétés ; mais leur philosophie, basée sur le sensualisme, n est pas allée plus loin que l épiderme humain. Ils n ont considéré que l univers extérieur ; et, sous ce rapport seulement [& ]. L étude des mystères de la pensée, la découverte des organes de l âme humaine, la géométrie de ses forces, les phénomènes de sa puissance, l appréciation de la faculté qu elle nous semble posséder de se mouvoir indépendamment du corps, de se transporter où elle veut et de voir sans le secours des organes corporels, enfin les lois de sa dynamique et celles de son influence physique, constitueront la glorieuse part du siècle suivant dans le trésor des sciences humaines (CH, t. XI, p. 1171).

Mais de même que les autobiographes du temps (de Rousseau à Chateaubriand) s’intéressent de manière privilégiée aux années de formation des êtres humains, l’épistémologie balzacienne va s’intéresser surtout à ce moment particulièrement mystérieux que constitue la naissance des idées. Comment naît une idée, comment, sortant des limbes de la pensée confuse, elle advient à l’être par une série de germinations merveilleuses : telle est la question que se pose l’auteur de la Physiologie du mariage et que reprendra le narrateur de Sur Catherine de Médicis ou le conteur de cette fantaisie inachevée que sont les Aventures administratives d’une idée heureuse.
La Physiologie du mariage débute par une sorte de préface où l auteur insiste sur la genèse hasardeuse de l idée de son livre :

Enfin il crut remarquer, le premier, que, de toutes les connaissances humaines, celle du Mariage était la moins avancée. Mais ce fut une observation de jeune homme ; et, chez lui comme chez tant d’autres, semblable à une pierre jetée au sein d’un lac, elle se perdit dans le gouffre de ses pensées tumultueuses. […] De la primitive et sainte frayeur que lui causa l’Adultère et de l’observation qu’il avait étourdiment faite, naquit un matin une minime pensée où ses idées se formulèrent. C’était une raillerie sur le mariage : deux époux s aimaient pour la première fois après vingt-sept ans de ménage.[& ] . Ce badinage tomba devant une observation magistrale. [& ] Néanmoins ce léger principe de science et de plaisanterie se perfectionna tout seul dans les champs de la pensée : chaque phrase de l’œuvre condamnée y prit racine, et s’y fortifia […] (CH, t. XI, p. 904).

Dans Les Deux Rêves (1re publication dans La Mode, 8 mai 1830), l’accès en direct aux idées en état de genèse nous est offert par le témoignage du chirurgien Marat, qui, faisant une sorte d’endoscopie à son malade, a pu observer la foisonnante fourmilière de ces animalcules en folie que constituent ses idées in statu nascendi :

J’avais la singulière faculté d’entrer chez mon malade. Quand, pour la première fois, je me trouvai sous sa peau, je contemplai une merveilleuse quantité de petits êtres qui s’agitaient, pensaient et raisonnaient (Sur Catherine de Médicis, CH, t. XI, p. 455).

Enfin, dans son « Fantasque avant-propos », l’auteur des Aventures administratives d’une idée heureuse (Causeries du monde, 10 mars 1834), fait avec une verve « bacchanale » l’histoire d’un homme-idée (CH, t. XII, p. 773) qui éprouve le besoin de raconter sa propre genèse.
Cette question de la naissance des idées n’est pas seulement chez Balzac un thème propice à fantaisies échevelées. Car c’est bien sur un mode sérieux que le reprend l’auteur de La Peau de chagrin et de Louis Lambert, qui constituent les deux piliers philosophiques de son œuvre romanesque.
Dans La Peau de chagrin, c’est le héros qui, racontant ses joies de jeune penseur pauvre, évoque dans un double registre, naturel et humain, la naissance des idées. Naissance si jouissive, nous dit-il, qu’elle compense tous ses malheurs :

Voir une idée qui poind dans le champ des abstractions humaines comme le soleil au matin et s’élève comme lui, qui, mieux encore, grandit comme un enfant, arrivé à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres joies terrestres, ou plutôt c’est un divin plaisir (CH, t. X, p. 137).

Dans Louis Lambert, c’est en revanche à une méditation bien plus développée que donnera lieu cette évocation de la naissance germinative des idées :

« Souvent, au milieu du calme et du silence, me disait-il, lorsque nos facultés intérieures sont endormies, [& ] tout à coup une idée s élance, passe avec la rapidité de l éclair à travers les espaces infinis dont la perception nous est donnée par notre vue intérieure. Cette idée brillante, surgie comme un feu follet, s’éteint sans retour : existence éphémère, pareille à celle de ces enfants qui font connaître aux parents une joie et un chagrin sans bornes ; espèce de fleur mort-née dans les champs de la pensée. Parfois l’idée, au lieu de jaillir avec force et de mourir sans consistance, commence à poindre, se balance dans les limbes inconnus des organes où elle prend naissance ; elle nous use par un long enfantement, se développe, devient féconde […]. Tantôt les idées naissent par essaim, l’une entraîne l’autre, elles s’enchaînent, toutes sont agaçantes, elles abondent, elles sont folles. Tantôt elles se lèvent pâles, confuses, dépérissent faute de force ou d’aliments ; la substance génératrice manque. […] Les idées sont en nous un système complet, semblable à l’un des règnes de la nature, une sorte de floraison dont l’iconographie sera retracée par un homme de génie qui passera pour fou peut-être » (CH, t. XI, p. 632).

Dans ces deux textes où se déploie avec toutes ses harmoniques la rêverie balzacienne au sujet de la naissance germinative des idées, notons que nous sommes pour l’instant aux antipodes de la « pensée qui tue », puisque l’auteur insiste sur la vitalité juvénile que manifestent les idées naissantes, soumises à des tropismes prometteurs. Notons d’autre part que Balzac éprouve le besoin de matérialiser cette genèse idéelle.
Trois systèmes métaphoriques sont mis en place : le registre du feu et de la lumière, l idée naissante étant tour à tour soleil levant ou feu follet ; le registre de la « granification, [de] la germination et la floraison de nos idées », comme dira Séraphita (CH, t. XI, p. 761) ; et enfin le registre humain de l’engendrement, qui mène de la génération à la puberté, soit donc tend à insinuer que l’advenir des idées est soumis à un processus d’évolution sexuée vers une nubilité intellectuelle, puis menacé par la décrépitude. Ce qui advient, selon M. de Lessones, héros des Aventures administratives d’une idée heureuse, des idées stériles de « ceux que vous appelez les gens de lettres », qui n’ont plus, en fait d’idées, que « de petites créatures boiteuses et manchotes, grêles, vieillottes », qui « vivent sur les murailles à la manière des giroflées jaunes » (CH, t. XII, p. 776).
Ces processus métaphoriques sont seuls capables de traduire la vitalité irréelle des idées. Les idées sont fleurs écloses dans les champs de la pensée. Et, prise séparément, chaque idée est comme un jeune homme en apprentissage, un petit Lucien de Rubempré au pays de la pensée. C’est dire à quel point dans ces imageries à répétition s’exprime un matérialisme de la pensée, matérialisme poétique qui prête à la réflexion balzacienne son cadre majeur.

2. La Pensée matérielle

Qu’il existe une « physique de la pensée », que les idées ont une existence substantielle, voire personnelle, c’est ce que Raphaël de Valentin prétend enseigner à la très intellectuellement frigide Foedora, peu prête à reconnaître que « nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible et influaient sur nos destinées » (CH, t. X, p. 150). C’est là aussi l’enseignement de Lambert. À l’issue de ses recherches sur la « substance de la pensée » (CH, t. XI, p. 616), la pensée lui apparaît « comme une puissance toute physique, accompagnée de ses incommensurables générations » (ibid., p. 633). Son système est celui de « la Pensée matérielle ; et il affirme que dans ce système « Dieu ne perd aucun de ses droits », puisqu’au contraire « la Pensée matérielle » lui a « raconté de lui de nouvelles grandeurs » (ibid.). Ce qui conduit le narrateur à remarquer que le système de Lambert n’est pas unifié, tiraillé qu’il reste entre Matérialisme et Spiritualisme, ces deux « jolies raquettes » (CH, t. X, p. 106).

Son œuvre portait les marques de la lutte que se livraient dans cette belle âme ces deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme, autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité de la pensée (CH, t. XI, p. 637).

En fait, entre Spiritualisme et Matérialisme, les hésitations sont moins nombreuses qu’on ne pourrait le croire, puisque Lambert est à sa manière un éclectique qui a concilié les deux systèmes hostiles, au moyen de sa théorie de la matérialité de la pensée.
Physiologique autant que physique, son système admet bien sûr un déterminisme corporel, puisque, dans une de ses pensées pieusement recueillies à la fin de l Suvre, Lambert enseigne que « du plus ou moins de perfection de l appareil humain viennent les innombrables formes qu affecte la Pensée » (p. 685). Mais l influence des organes sur la pensée peut prendre d’autres moyens plus déconcertants. Ainsi lorsque le narrateur de Louis Lambert observe l’influence néfaste que les exhalaisons putrides qui régnaient dans leur classe ont dû avoir sur les « organes de sa pensée ». Déterminisme qui a lieu par l’entremise de l’odorat, « ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlements aux organes de la pensée » (p. 607).
Enfin, cette physiologie débouche sur une érotique de la pensée, dans laquelle s accomplit ce mouvement d incarnation de l activité intellectuelle qui semble être l idéal de Balzac, sa manière à lui de concevoir la vie des idées.
Cette érotique prend plusieurs formes. De manière classique d’abord, le « Poète » narrateur de Louis Lambert insiste sur les déterminations sexuelles de la pensée. Imitant en cela Balzac lui-même, qui n’a de cesse de rappeler la nécessaire virginité de la Muse, il remarque que c’est la « noble virginité de sens », régime sexuel ordinaire de son ami Lambert, qui a eu « nécessairement pour effet d’enrichir la chaleur de son sang et d’agrandir les facultés de sa pensée » (p. 595). Idée qu’on retrouvera à tous les détours de La Comédie humaine, associée à un éloge constant de l’épargne sexuelle.
Autre preuve romanesque de la nature érotique de la pensée, le fait que la femme du penseur, telle Joséphine Claës, en est jalouse comme d’une rivale :

Oui, je suis plus jalouse d’une pensée que de toutes les femmes ensemble. L’amour est immense, mais il n’est pas infini ; tandis que la Science a des profondeurs sans limites où je ne saurais te voir aller seul (CH, t. XI, p. 713-714).

Manière de nous indiquer à quel point sont substantielles les voluptés ariennes de l esprit, que chantent Louis Lambert et Raphaël de Valentin :

Quel plaisir de se laisser aller au cours de sa pensée, comme un oiseau à la portée de son vol ! » (Louis Lambert, CH, t. XI, p., 614).

L exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la Science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles comme tout ce qui participe de l’intelligence […] (La Peau de chagrin, CH, t. X, p. 137).

Si intense est la gratification érotique qu’est susceptible de donner cette maîtresse voluptueuse qu’est la pensée, que le narrateur de La Peau de chagrin en profite pour légitimer l’obligation où il se trouve d’avoir recours à des symboles matériels pour essayer de traduire ses jouissances « indescriptibles » :

Aussi sommes-nous toujours forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. Le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur que j’éprouvais quand mon âme baignait dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand d’une source inconnue les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant (CH, t. X, p. 137).

Plaisir de nager, ou plaisir de voler, la volupté de la pensée peut aussi s’exprimer par des images équestres de galopades irréelles à travers les « champs de la pensée », et elle tient aussi à cette ivresse de la conception qui s’empare de Gambara, lorsque, « sans être ivre », il se trouve « dans cette situation où toutes les forces intellectuelles sont surexcitées, où les parois d’une chambre deviennent lumineuses » (CH, t. X, p. 495).
Avec cet attirail de métaphores qui s’offrent à traduire dans le registre de l’imaginaire substantiel les plaisirs de la pensée, nous sommes de nouveau assez loin en principe de la pensée qui tue. La pensée ici n’est-elle pas plaisir, plaisir et non souffrance, vie — vraie vie — et non mort ? Pourtant, nous y touchons presque, puisque en fait cette érotique de la pensée est la face jouissive d’une dynamique ambivalente : positive, lorsqu’on insiste sur les pouvoirs de la pensée ; négative quand on met l’accent sur ses manques ou ses écarts.

3. La pensée est une force vive

On connaît les formulations par lesquelles Lambert émet cette idée force selon laquelle la pensée — tout comme la volonté d’ailleurs, avec laquelle il a tendance à la confondre — est une force vive :

Pour lui donc la Volonté, la Pensée étaient des forces vives ; aussi en parlait-il de manière à vous faire partager ses croyances. Pour lui, ces deux puissances étaient en quelque sorte et visibles et tangibles. Pour lui, la Pensée était lente ou prompte, lourde ou agile, claire ou obscure ; il lui attribuait toutes les qualités des êtres agissants, la faisait saillir, se reposer, se réveiller, grandir, vieillir, se rétrécir, s’atrophier, s’aviver ; il en surprenait la vie en en spécifiant tous les actes par les bizarreries de notre langage ; il en constatait la spontanéité, la force, les qualités avec une sorte d’intuition qui lui faisait reconnaître tous les phénomènes de cette substance (CH, t. XI, p. 631-632).

Pour rendre sensible cette puissance de la pensée, le parallèle que Balzac fait communément entre Pensée et Volonté est fort utile. Pour lui comme pour Louis Lambert, il existe des voies de passage entre la Pensée, activité de l « organisme intérieur », et la Volition, activité de la « vie extérieure ». Posant que « la volition est l’idée arrivée de son état abstrait à un état concret, de sa génération fluide à une expression quasi solide (CH, t. XI, p. 626 », Lambert rend manifeste la « circulation » qu’il y a — la métaphore est de lui — entre l’univers abstrait des idées et leur empreinte sensible dans l’univers concret de l’action. Ainsi la pensée, y compris la plus abstraite, est non seulement douée de matérialité, mais capable de transformer le monde, le fluide ayant à tout moment le pouvoir de remobiliser le solide, le software de réinventer le hardware.
Mais il est d’autres procédés chez Balzac pour rendre manifeste la puissance de la pensée. D’abord, celui qui consiste à parler de la puissance intellectuelle dans le registre qui convient à la puissance politique. Ainsi lorsque Balzac fait de Balthazar Claës un « monarque intellectuel » (CH, t. X, p. 728), lorsqu’il promeut les artistes à la dignité de « princes de la pensée », ou qu’il fait saillir la force militaire de l’homme qui pense en parlant de lui comme d’un « homme armé de la pensée, aussi puissant que le « banneret armé de fer ». Mais, délaissant ces comparaisons politiques, ce « chimiste de la volonté » sait aussi dire la puissance de la pensée dans le registre de la physique. Dans l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, il évoquera avec éloge « tous ceux qui, depuis cinquante ans ont travaillé la pensée comme les opticiens ont travaillé la lumière » (CH, t. I, p. 201). Posant comme Planchette que « la pensée est mouvement » (CH, t. X, p. 244), ou insistant sur la combustion qu’elle dégage, comme Balthazar Claës, Balzac mobilise les concepts de la dynamique ou ceux de la thermodynamique naissante pour traduire, dans l’imaginaire scientifique, les prodiges de la pensée. Si « toute vie implique une combustion », nous enseigne Claës,

L’homme, qui représente le plus haut point de l’intelligence et qui nous offre le seul appareil d’où résulte un pouvoir à demi créateur, la pensée ! est, parmi les créations zoologiques, celle où la combustion se rencontre dans son degré le plus intense et dont les puissants effets sont en quelque sorte révélés par les phosphates, les sulfates et les carbonates que fournit son corps dans notre analyse (CH, t. X, p. 719).

Mais cette idée de combustion le conduit aussitôt à un autre imaginaire scientifique dont nous avons déjà entrevu les effets métaphoriques et sur lequel revient aussi l’« Avant-propos », celui de l’électricité. Ces substances, se demande Claës,

[…] ne seraient-elles pas les traces que laisse en lui l’action du fluide électrique, principe de toute fécondation ? L’électricité ne se manifesterait-elle pas en lui par des combinaisons plus variées qu’en tout autre animal ? [& ] L homme est un matras. Ainsi, selon moi, l idiot serait celui dont le cerveau contiendrait le moins de phosphore ou tout autre produit de l électro-magnétisme, le fou celui dont le cerveau en contiendrait trop, l homme ordinaire celui qui en aurait peu, l’homme de génie celui dont la cervelle en serait saturée à un degré convenable L’homme constamment amoureux, le portefaix, le danseur, le grand mangeur, sont ceux qui déplaceraient la force résultante de leur appareil électrique (p. 719-720).

Dans Louis Lambert, nous retrouvons cette idée que la pensée est une « substance électrique » (CH, t. XI, p. 633) ainsi que des exemples de son action. Elle se manifeste aussi bien chez les martyrs chrétiens et les sorciers que chez Lambert lui-même, lorsque, à une agression du régent qui le tire de sa méditation, il répond par un « regard fulgurant », « chargé de pensée comme une bouteille de Leyde est chargée d’électricité » (p. 612). Idées que nous retrouvons dans Les Martyrs ignorés (1838) où Balzac prétend poursuivre les réflexions de Louis Lambert. Il y attribue au savant Physidor la doctrine qui « tend à considérer les idées comme le produit d’un fluide, lequel, soit dans sa génération, soit dans ses effets, offrirait des analogies avec le phénomène de la lumière ». Et de se féliciter avec lui qu’il existe à Londres un chimiste, réputé fou, parce qu’il tente, tout comme lui, « des expériences sur la pensée, considérée comme substance lumineuse, conséquemment colorée, de la nature des fluides impondérables, analogues à l’électricité, mais plus subtils » (CH, t. XII, p. 737).
Ce que Balzac apprécie dans la métaphore électrique, c’est d’abord l’idée de « fluide ». Ce fluide peut prendre l’apparence d’une sorte de circulation nerveuse de la pensée, puisque, comme l’enseigne Physidor, « une idée est […] le produit d’un fluide nerveux qui constitue une circulation intime, car le sang engendre le fluide nerveux, comme le fluide nerveux engendre la pensée » (ibid., p. 739). Mais ce qui intéresse aussi Balzac dans cette métaphore, c’est l’idée de la décharge subite de tension, par laquelle la force de la pensée se manifeste dans un à-coup rageur, et devient un projectile d’allure phallique. Dispositif imaginaire qu’on retrouve dans une autre de ses rêveries habituelles : celle qui consiste à comparer les manifestations soudaines de la pensée, ou de son expression physique qu est le regard, non plus à des décharges électriques mais à des jets de vapeur.
Que la « volonté humaine » est, dans le monde moral, « une force semblable à la vapeur », c’est l’enseignement que Raphaël propose à la sceptique Foedora :

[…] rien ne résist[e] à cette puissance quand un homme s’habitu[e] à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les âmes la projection de cette masse fluide ; [et] que cet homme p[eut] à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les lois absolues de la nature (CH, t. X, p. 150-151).

Rêverie érotique et mégalomaniaque, où les jets de pensée volontaire, virtuels et menaçants, remplacent d’autres jets amoureux bien matériels, mais proscrits par la décence comme par la résistance frigide de Foedora. La vapeur dont il s’agit, c’est donc bien une vapeur-arme, mais aussi une vapeur-phallus : celle que manifestent ces « jets presque lumineux d’une âme comprimée sous la masse de ses pensées » qui sortent de Louis Lambert, lequel, atteint par le sentiment amoureux, et confondant pensée et désir, manifeste « dans notre monde de Paris un éclair de l’amour du Sauvage qui se jette sur la femme comme sur sa proie » (CH, t. XI, p. 645). Rêverie phallique qu’on retrouve lorsque Lambert envisage la pensée comme le « roi des fluides qui, suivant la haute pression de la Pensée ou du Sentiment, s’épanche à flots ou s’amoindrit et s’effile, puis s’amasse pour jaillir en éclairs » (p. 633). Ce qui nous invite à ne pas perdre de vue que, chez Balzac, la pensée n’est pas une faculté purement intellectuelle, mais qu’elle est toujours branchée sur les mécaniques du désir et de la volonté. Pas d’épistémologie balzacienne qui ne soit aussi une érotique et une énergétique. Ou, pour parler comme l’antiquaire de La Peau de chagrin quitte à prendre le contre-pied de sa thèse : pas de Savoir sans Vouloir et sans Pouvoir.


4. La pensée qui tue

L’idéal que se plaît à incarner l’antiquaire consiste, on le sait, à ne vivre que par la pensée, et à renoncer aux transes mortifères du Pouvoir et du Vouloir.

Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout (CH, t. X, p. 85-86).

En fait, si cette position semble bien avoir tenté Balzac, la pensée est plutôt chez lui facteur de trouble, d’usure. Non pas épargne des forces vitales, mais tout au contraire mécanisme de dépense, principe de surchauffe et de déperdition mortelles.
Certes, cette pathologie de la pensée est masquée chez ces « bourgeois de la science » que sont les savants, ces avares au pays de la pensée. Car tel l’avare dont il est question dans Illusions perdues, le savant a « tout jusqu’à son sexe dans le cerveau » (CH, t. V, p. 707). Mais cette pathologie se manifeste en revanche à plein chez tous ces aventuriers intellectuels ses semblables dont Balzac fait ses héros. Chez eux, la pensée n’est pas repos, concentration, conquête mesurée, mais tout au contraire recherche, aventure, quête inassouvie, mortelle. Non pas liaison rassurante, mais tragique déliaison. Car, comme il est dit dans Les Martyrs ignorés, la pensée a parfois une « qualité vénéneuse » (op. cit., p. 747), et son action peut être « délétère et malfaisante » (ibid., p. 739). Ainsi chez Lambert, « en proie à des orages secrets, à ces horribles tempêtes de pensées par lesquelles les artistes sont agités » (CH, t. XI, p. 644). Comme lui soumis à la « haute pression » (Louis Lambert, CH, t. XI, p. 633) de la recherche intellectuelle, tous les chercheurs de vérité vivent dans la « fièvre des idées ». En proie à l absolutisme de leur volonté de savoir, ils sont sous l emprise de ce « tourbillon de pensées » (CH, t. X, p. 132) qui entraîne l’artiste balzacien.
Mais pour romantiser l’aventure intellectuelle, Balzac ne se contente pas de la transformer en chevauchée fantastique d’une Lénore de l’intelligence, ou d’un cheval de l’Apocalypse à travers les « espaces de la pensée ». De façon constante, il insiste sur les ravages que produit cette monomanie destructrice qu’est une « grande pensée », et sur le danger qu’il y a à être « captivé par une idée, emprisonné dans un système » (CH, t. X, p. 138).
Certes, Balzac applaudit à ceux qui, tels Cuvier, savent reconstruire tout un monde à partir de quelques fragments d’os. Il s’incline devant Claës tant qu’il lui arrive « d’exprimer par lambeaux les pensées indistinctes d’une méditation complète dans son entendement » (CH, t. XI, p. 805). Mais bien plus souvent, il insiste sur le processus inverse, qui voit les monomaniaques de la pensée synthétique céder aux vertiges de la déliaison. Il ironise alors sur ces monarques abusifs qui se trouvent réduits, à cause de leur orgueil faustien, à ne pouvoir contempler que des idées en lambeaux. Ainsi de Lambert qui ne laisse après lui que des « débris de pensées, compréhensibles seulement pour certains esprits habitués à se pencher sur le bord des abîmes, dans l’espérance d’en apercevoir le fond » (CH, t. XI, p. 692). Équivalent sur le plan intellectuel de la cacographie suicidaire en laquelle se délite la toile sublime de Frenhofer.
Mais Balzac se veut aussi le physiologiste de cette pathologie intellectuelle. Ce caractère pathologique tient au fait, nous dit-il, restant physicien au moment d’énoncer son diagnostic médical, qu’elle suppose circonscription des forces vitales dans le seul cerveau, soumis à des pressions insoutenables. Voici donc l’organe intellectuel devenu une chaudière à vapeur, qui éclate si la force produite n’est pas utilisée à temps. Mais cette pathologie de la pensée tient aussi au déséquilibre qui se produit dans la balance des facultés : lorsque il y a abus intellectuel, la prépondérance de la vie cérébrale nuit à l’équilibre de l’organisme, dévoré par la tête. Or les arts sont, tout comme la pensée, nous explique dès 1830 l’auteur des trois articles intitulés « Des artistes », des « abus de la pensée ». Ce que confirme le narrateur de La Recherche de l’absolu en se demandant si le génie n’est pas « un constant excès qui dévore le temps, l’argent, le corps et qui mène à l’hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises ? » (CH, t. X, p. 42).
Et Balzac de mettre en images la dangerosité de la pensée, qui se manifeste aussi bien par ces « mille pensées vives et douloureuses » qui piquent Raphaël de Valentin « comme autant de dards » (CH, t. X, p. 168) que dans ce sentiment qu’a Louis Lambert que sa « tête trop faible […] éclate sous la violence de [s]es pensées » (CH, t. XI, p. 673). Violence ambivalente, mortelle mais amoureuse, puisqu’il arrive à Balzac d’évoquer les « étreintes » de la pensée. Mais violence destructrice qu’il emblématise par ce thème majeur de la pensée qui tue. Car non content d’insister sur l’idée que « le génie est une maladie, comme la perle est une infirmité de l’huître », il pousse cette idée à sa limite. Il la pathétise en posant, dès 1829, dans la Physiologie du mariage, en une formule dont la brièveté même accuse le tranchant : « Une pensée peut tuer un homme. » Idée qui lui vient, si on l’en croit, d’une lecture des Brigands de Schiller, à qui son génie lucide semble avoir « révélé tous les phénomènes de l’action vive et tranchante exercée par certaines idées sur les organisations humaines » (CH, t. XI, p. 1160). Voulant reprendre de telles recherches pour son propre compte, Balzac déclare sentencieusement :

L époque n est peut-être pas éloignée où la science observera le mécanisme ingénieux de nos pensées, et pourra saisir la transmission de nos sentiments. Quelque continuateur des sciences occultes prouvera que l’organisation intellectuelle est en quelque sorte un homme intérieur qui ne se projette pas avec moins de violence que l’homme extérieur, et que la lutte qui peut s’établir entre deux de ces puissances, invisibles à nos faibles yeux, n’est pas moins mortelle que les combats aux hasards desquels nous livrons notre enveloppe (p. 1160-1161).

Et d’annoncer ensuite (dans la réédition de la Physiologie du mariage dans l’édition Furne, en 1846), que ces « considérations », bien vite interrompues ici, sont du ressort d’une œuvre en cours, dont certains pans ont été déjà communiqués à des amis, la « Pathologie de la vie sociale, ou Méditations mathématiques, physiques, chimiques et transcendantes sur les manifestations de la pensée prise sous toutes les formes que produit l’état de société soit par le vivre, le couvert, la démarche, l’hippiatrique, soit par la parole et l’action ».
Non content de structurer en sous-main une bonne partie des Études philosophiques et des Études analytiques, ce thème de la « pensée qui tue » va se trouver désigné comme la matrice philosophique de toute son œuvre par les deux critiques connivents qui vont aider Balzac à dégager son message, Philarète Chasles en 1831, dans son Introduction aux Romans et contes philosophiques, et Félix Davin en 1835, dans son Introduction aux Études philosophiques. Faisant de Balzac le conteur poète d’un âge analytique, le premier va chercher chez Rousseau, dans la formule célèbre selon laquelle « l’homme qui pense est un animal dépravé », « l’idée primitive qui règne dans les œuvres de Byron et de Godwin », idée que « M. de Balzac […] a jetée dans ses contes ». C’est là, selon lui, la « donnée tragique » que Balzac a mise au fondement de toute son œuvre. Et de conclure en définissant « M. de Balzac » comme « un homme de pensée et de philosophie qui s’attache à peindre la désorganisation produite par la pensée » (CH, t. X, p. 1187).
Quant à Félix Davin, il ne manque pas de raccorder son témoignage à celui de Philarète Chasles, allant même jusqu’à citer les éléments de sa thèse :

M. de Balzac considère la pensée comme la cause la plus vive de la désorganisation de l’homme, conséquemment de la société. Il croit que toutes les idées conséquemment tous les sentiments sont des dissolvants plus ou moins actifs. […] il croit que la pensée augmentée de la force passagère que lui prête la passion, et telle que la société la fait, devient nécessairement pour l’homme un poison, un poignard (CH, t. X, p. 1210).

Mais Davin ne se contente pas de brandir le principe. Il complète son analyse en indiquant comment ce principe de la pensée qui tue éclaire chacune des œuvres qui forment les études philosophiques. Ainsi Les Proscrits ont pour thème central « le génie devenant funeste à un grand poète » (ibid. p. 1215) ; « Le Chef-d’œuvre inconnu nous montre l’art tuant l’œuvre » (ibid.), tandis que Jésus-Christ en Flandre propose « une saisissante vision des idées religieuses se dévorant elles-mêmes ». Quant à Louis Lambert, c’est, dit Davin, « la plus admirable démonstration de l’axiome fondamental des Études philosophiques ». N’est-ce pas « la pensée tuant le penseur ? fait cruellement vrai que M. de Balzac a suivi pas à pas dans le cerveau, et dont Manfred est la poésie comme Faust en est le drame » (ibid.).

5. Effets sociaux de la pensée

Je me contenterai brièvement pour finir, non de reprendre après Davin et bien d’autres ces analyses, ni de voir comment les Études philosophiques les mettent en roman, ni non plus d’étudier la fortune de cette idée matricielle dans les énoncés critiques de Balzac lui-même, en particulier dans la préface d’Une fille d’Ève ou dans l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, mais plutôt de rappeler à quel point ce serait ne pas comprendre la pensée de Balzac que de ne lire cet axiome de la pensée qui tue que dans une logique individuelle. Dans l’expression que Chasles et Davin donnent à cette idée, il y a une dimension sociale qui est essentielle.
Philarète Chasles appuie toute son analyse sur une interprétation socio-historique faisant de Balzac « un conteur qui arrive à l’époque la plus analytique de l’ère moderne, toute fondée sur l’analyse : société, gouvernements, sciences reposent sur elle : elle s’empare de tout, pour tout flétrir » (CH, t. X, p. 1186). Et c est en termes sociaux qu il interprète la maxime de Jean-Jacques sur la dépravation de l homme qui pense. Voici en effet ce qu il ajoute-en manière de paraphrase après l avoir citée : « car à mesure que l homme se civilise, il se suicide ; et cette agonie éclatante des sociétés offre un intérêt profond » (p. 1187). Et voici en quels termes Chasles désigne le centre de la pensée de Balzac, telle qu’elle s’exprime dans ses contes : « Le désordre et le ravage portés par l’intelligence dans l’homme considéré comme individu et comme être social […] » (p. 1186.). C’est dire que pour Chasles, comme pour Balzac qui se félicite d’avoir été compris par ce critique, comme pour Davin qui leur emboîte le pas, la pathologie de la pensée ne concerne pas le seul artiste, cet enfant perdu de l’humanité destiné à sombrer dans les « abîmes de la pensée », mais est d’emblée une « pathologie sociale ».
Cette idée était déjà présente en 1818 quand Balzac était sensible, on l’a vu, à la force dévastatrice des idées en masse. Notons qu’elle constitue une démonstration parmi d’autres de ce principe d’intercommunication entre les sciences physiques, physiologiques et sociales qu’énonce Louis Lambert :

Aujourd’hui la science est une, il est impossible de toucher à la politique sans s’occuper de morale, et la morale tient à toutes les questions scientifiques (CH, t. XI, p. 655).

Cette thèse de la négativité sociale de la pensée est si essentielle que Balzac l’a énoncée dans son « Avant-propos ». Il y donne statut de véritable « enseignement » à cette idée que « si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social elle en est aussi l’élément destructeur » (CH, t. I, p. 13). Cela pour conclure aussitôt que « la pensée, principe des maux et des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion ».
Mais déjà, l’idée courait, autrement infléchie, à travers la discussion-pandémonium de l’orgie de La Peau de chagrin :

Aujourd’hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées industrie, pensée, argent, parole. Le pouvoir n’ayant plus alors d’unité, marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus d autre barrière que l intérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle l action ? Voilà le problème.
 L intelligence a tout tué, s écria le carliste (CH, t. X, p. 103-104).

Difficile d’identifier pour l’instant ce « carliste » avec Balzac, malgré les quelques convergences qu’accentuera l’« Avant-propos ». Mais celui qui dans Louis Lambert se révolte de ce que le gouvernement « semble avoir peur des supériorités réelles qui, réveillées, mettraient la société sous le joug d’un pouvoir intelligent », celui qui s’insurge de ce que les professeurs soient « chargés de faire des sots » (CH, t. XI, p. 649), n’est pas de ceux qui, par conservatisme, craignent le pouvoir déstructurant de la pensée. S’il se rapproche d’une idéologie, ce serait plutôt des saint-simoniens, et de leur critique des tendances désorganisatrices du « criticisme ». C’est en fonction d’une vision idéale de l’organisation intellectuelle propice à une société productive qu’il dénonce, dans Louis Lambert comme dans Le Curé de village, la mauvaise organisation de la haute science :

L’institut pouvait être le grand gouvernement du monde moral et intellectuel ; mais il a été récemment brisé par sa constitution en académies séparées. La science humaine marche donc sans guide, sans système et flotte au hasard, sans s’être tracé de route. Ce laisser-aller, cette incertitude existe en politique comme en science (CH, t. XI, p. 649).

De même, est hantée d’arrière-plans saint-simoniens la critique proche parente que l’ingénieur Gérard fait du régime intellectuel nocif des grandes écoles, ou celle que Z. Marcas fait du gâchis de forces intellectuelles organisé par la monarchie des professeurs, après août 1830.

Août fait par la jeunesse qui a lié la javelle, fait par l’intelligence qui avait mûri la moisson, a oublié la part de la jeunesse et de l’intelligence. La jeunesse éclatera comme la chaudière d’une machine à vapeur. La jeunesse n’a pas d’issue en France, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, d’ambitions légitimes et inquiètes (CH, t. VIII, p. 847).

De nouveau cette image de la vapeur, mais appliquée cette fois à une instance collective, la jeunesse, dont Balzac fait ici une menace pour le gouvernement à bon marché, comme ailleurs il lui promet une insurrection de capacités méconnues. Où l’on voit que cette idée physiologique de la pensée qui tue débouche sur une politique, conformément à l’idée physiologique que Balzac se fait de la société comme corps social…
De quoi nous souvenir que Balzac a balisé en personne tous les recoins du territoire intellectuel que notre communauté de Lambert universitaires, enfermés pour une semaine dans un Cénacle de Normandie, va parcourir à son tour.

José-Luis Diaz
Université Paris 7  Denis Diderot





balzac, le xixe siècle et la religion



J écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Monarchie, la Religion [& ]

« Avant-propos » de La Comédie humaine, CH, t. I, p. 13 ; je souligne.


1. De Freud à Balzac

Pourquoi la psychanalyse pour envisager le xixe siècle dans sa globalité — de la Révolution à la Première Guerre mondiale —, ainsi que la place occupée par Balzac dans ce parcours ? Mon intention n’est pas de faire de Balzac un précurseur — pas plus celui de Freud que de Marx. Mais il ne faut pas non plus le tirer en arrière, en abusant de certaines de ses déclarations d’intention. Des liens étroits existent entre ces trois figures emblématiques d’un siècle conscient de son unité et de son originalité. Si je choisis ici de prendre Freud comme point de départ de cette analyse de l’histoire du xixe siècle et du rôle qu’y a joué Balzac, c’est que Freud, moins dépendant que Marx d’une philosophie du progrès, est de ce point de vue beaucoup plus proche de Balzac. Plus proche de nous aussi, parce que l’idée d’un âge d’or, passé ou à venir, qui est commune aux religions et aux utopies, lui est absolument étrangère. À la différence d’Anne-Marie Baron ou d’Owen Heathcote, je ne fais donc pas ici une critique psychanalytique des textes balzaciens, mais une mise en perspective, à partir de la psychanalyse, du processus intellectuel qui, dans le xixe siècle occidental, a rendu la religion facultative. Balzac, constamment partagé entre nostalgie et curiosité, a fait de ce grand écartement le moteur de sa création romanesque. Laissant de côté les considérations morales ou psychologiques, mon propos est purement métaphysique.
Le début du siècle est une époque où l’athéisme n’est plus une exception, mais où toutes les références intellectuelles demeurent marquées par l’idée d’une transcendance divine. Les différentes formes de mysticisme, qui glissent de Dieu à l’Amour, érotisé ou non, en sont les manifestations les plus visibles et généralement peu prisées des garants de l’orthodoxie doctrinaire. On est dans le domaine de la poésie plutôt que dans celui de la religion. Ce qui est en cause dans cette mutation, c’est le passage d’un type de symbolisation garanti par la Religion en tant qu’institution aux logiques de pensée qui se mettent en place dès lors que la croyance en Dieu est affaire privée et individuelle. Il s’agit de décrire comment le roman balzacien oscille entre un passé de plus en plus difficile à imaginer — un baron du Guénic qui laisse la Religion penser pour lui — et un présent encore impossible à conceptualiser. On comprend que le romantisme, pris dans ce morceau d’histoire radicalement inédit, ait été frappé de sa propre force novatrice et amené à fonder une esthétique de l’originalité. Mais l’idée de révolution, consubstantielle du romantisme, est aujourd’hui en procès. Pour parler du xixe siècle, nous devons résister à la tentation d’avoir recours aux outils critiques que les écrivains romantiques nous ont légués — création, invention, progrès, déclin ou même décadence —, et qui les avaient aidés à affronter l’ébranlement des croyances de l’immortalité, le bouleversement des hiérarchies et l’éclatement des genres.
Balzac fut pris dans ce mouvement qu’il rend dialogique jusqu’au paradoxe, ce qui autorise à considérer comme un peu vacillante la « lueur » des deux « Vérités éternelles » de l’« Avant-propos ». Il se situe à mi-chemin entre des dogmes auxquels il n’adhère plus et une théorie qui n’existe pas encore, mais dont le romantisme est en train de jeter les bases sous forme de questionnements. C’est pourquoi il n’y a pas d’anachronisme à tenter de jauger les intuitions romantiques en se servant des concepts et des méthodes de la psychanalyse, laquelle est issue de la même culture. Comme le texte du romancier, le récit de l’historien ne peut démarrer qu’à partir de la fin, provisoire mais nécessaire, qu’il considère comme la plus pertinente.

2. Penser l’historicité « à la lueur » de la psychanalyse

J’appelle historicité à la fois cette entrée du siècle dans une histoire dans laquelle la suprématie divine est contestée comme jamais auparavant, et l’obligation qui en découle d’une nouvelle pensée de l’histoire humaine. Freud est arrivé à un moment où devenait possible une théorisation, impensable à l’époque de Balzac.
Bien qu’ayant au départ une visée universaliste, il va de soi que la psychanalyse, loin d’être anhistorique, constitue une pièce essentielle de cette histoire d’un monde travaillant à se passer de Dieu. Les sociétés organisées sur le mode religieux lui sont forcément fermées. Je me contenterai ici de souligner l’importance de la découverte freudienne de l’œdipe. Celui-ci, en tant que principe structurant, se trouve être la condition de l’accès au symbolique dès lors qu’est invalidée l’opposition de l’humain et du divin sur laquelle reposent les systèmes religieux. Or l’œdipe consiste dans la reconnaissance, à l’intérieur de la sphère de l’humain, du principe de dualité : dualité de l’origine et dualité des sexes. Le terme imagé de « castration » indique qu’on ne peut pas être à la fois un homme et une femme, pas plus qu’on ne peut inverser l’ordre des générations (d’où l’interdit de l’inceste). C’est la négation de la filiation de type patriarcal et unitaire, dont l’idéal est un fils « à l’image » du Père : pas vraiment identique, mais le moins différent possible. Le primat du père va de soi.
D’un point de vue théologique les catégories du masculin et du féminin sont secondes, tout au moins en théorie, et comprises dans une relation de subordination posée comme naturelle Tout change lorsque la place de Dieu reste vacante ou incertaine, que les notions de révélation et de grâce se vident de leur sens et que l’espoir de « faire son salut » perd de son efficace, laissant émerger les idées de bonheur et de liberté individuelle. Les visions du paradis et de l’enfer s’estompent. Prenant le relais de l’opposition humain vs divin, l’opposition homme vs femme devient centrale, en dehors de toute idée de prédestination : naître homme ou femme dépend alors du hasard, jusqu’à nouvel ordre génétique. Dans le modèle logique de l’œdipe, la « bisexualité » renvoie à la période préœdipienne d’hésitation et de prise de conscience (j’aurais pu être un garçon, j’aurais pu être une fille), qui est la pierre de touche de la communication entre les sexes et plus généralement avec autrui : les « autres » ont le droit d’exister puisque j’aurais pu moi-même être un autre. Aujourd’hui encore, nous sommes loin d’avoir assimilé toutes les conséquences de ce basculement d’un ordre vertical du monde — entre Ciel et terre —, à une structure horizontale, qui radicalise l’idée d’égalité en en faisant un principe d’organisation de la relation à autrui et à l’univers. L’égalité entre les sexes découle en effet de deux paramètres, celui de la double filiation paternelle et maternelle sans primauté de l’une sur l’autre, et celui du rôle du hasard dans le fait d’appartenir à l’un ou l’autre sexe, qui court-circuite le fantasme d’élection. Parallèlement, le processus de sublimation introduit dans ce dispositif une conception humanisée de la transcendance, du beau, du vrai et du bien, du sacré et du mystère. Ajoutons qu’il n’y a pas d’œdipe parfait, parce que l’idée de perfection, comme celle de pureté, n’appartient pas au champ notionnel de la psychanalyse, qui s’ingénie à combiner, à égale distance de la rigidité et du laxisme, le refus de la norme et le respect de la loi. L’œdipe n’est qu’un schème directeur auquel s’adaptent tant bien que mal les choix de vie des individus et que les différents courants de la psychanalyse interprètent de façon plus ou moins souple. Une pensée de la complexité implique l’acceptation de la diversité et de la relativité.
À partir de cette idée d’une origine double, la théorie psychanalytique a développé une réflexion sur la temporalité et la causalité incluant aléatoire, pluralité et liberté, mais aussi pulsion de répétition, aliénation et surdétermination. Fondée sur une mise en scène de la remémoration qui suppose souvenir et guérison — c’est-à-dire une forme d’oubli, à ne pas confondre avec le refoulement —, la psychanalyse nous fournit, pour construire une histoire, une conception du temps applicable aussi bien aux sociétés qu’aux individus. Tout le problème est de penser le devenir — ses avancées, ses reculs, ses ruptures, ses déplacements et ses remontées — sans avoir recours ni à la providence ni à la révolution ni à l’absurde. Ces trois positions, prises dans le tout ou rien, supposent chacune à sa manière une toute-puissance, soit humaine, soit divine, qui est à l’opposé de la rationalité freudienne. Lui est également étrangère l’idée marxienne d’une « dernière instance », plus déterminante que les autres, que les historiens ont définitivement récusée au début des années quatre-vingts. C’est d’ailleurs pourquoi la psychanalyse non plus n’est pas une révolution : bien que rupture épistémologique essentielle, elle reste liée à une tradition, religieuse, philosophique, culturelle, dont témoignent amplement son vocabulaire et les méandres de ses évolutions.

3. « Usurper sur Dieu ? » : Balzac entre doute et foi


Dans la préface de 1833 à Histoire des Treize, celui qui, pour reprendre la définition du Robert, « commet une usurpation au détriment de » Dieu n’est pas le chef des Dévorants, mais l’écrivain. Bien que point de référence obligé, Dieu serait donc remplaçable et concurrençable : nous quittons alors le domaine religieux pour entrer dans celui des mythes et des fictions. De blasphématoire, cette formule n’est plus que métaphorique. On passe d’une énonciation fondée sur le symbole, avec adéquation du mot et de la chose, à une énonciation basée sur le signe, qui ménage une énorme marge d’interprétation en fonction des circonstances et des connotations. Il est vain de chercher quelque part un bréviaire de la pensée religieuse de Balzac, il n y a aucun lieu dans son Suvre que l on puisse tenir pour définitivement véridique : ni l  « Avant-propos », ni les autres préfaces, ni la Correspondance, ni les « scènes » et autres « études ». Ses romans sont ses « messes de l’athée » à lui, dans une perpétuelle confrontation entre l’intellectuel moderne et le « charbonnier » qui a la foi, avec des dosages et des éclairages à chaque fois différents. À son lecteur, Balzac demande d’être naïf et philosophe : de croire à ses histoires, même invraisemblables comme Le Réquisitionnaire ou Ursule Mirouët, mais aussi de suivre l’écrivain dans son questionnement sur l’histoire et la société de son temps, car la religion a de moins en moins réponse à tout. Ainsi, le modèle christique reste très présent dans l’univers balzacien, mais il est constamment déplacé, comme dans Le Prêtre catholique, ou discrètement parodié, comme dans Le Curé de Tours. Le propre du roman balzacien est de multiplier les modèles, avec emprunt à d’autres arts ou à d’autres disciplines, comme l’histoire et l’enquête sociale, le droit, la médecine, les sciences en général. Les questions centrales sont celles du changement, du comment est-on passé de l’Ancien Régime à la « civilisation » du xixe siècle et du comment peut-on passer d’une génération à l’autre autrement que sur l’exemple du « tel père tel fils ». Dans La Comédie humaine, la puissance paternelle en voie d’effacement est tour à tour traitée sur le mode tragique (La Vendetta, L’Enfant maudit, Un drame au bord de la mer), fantastique (L’Élixir de longue vie), réaliste (Le Père Goriot, Le Cabinet des Antiques, La Cousine Bette), sublime (La Recherche de l’Absolu, L’Interdiction, Béatrix), presque comique (La Vieille Fille) ou horrible (Albert Savarus), sans que la dimension politique et historique en soit jamais oubliée : même un texte aussi intimiste que La Femme abandonnée me paraît évoquer entre les lignes un autre « départ », celui de la Royauté exilée en 1830, souvent évoqué dans La Comédie humaine. Dans ce monde déstabilisé où tremblent les couronnes, être trompé(e) ne fait plus rire : le terme de cocu n’apparaît qu’une seule fois dans La Comédie humaine, et encore est-ce dans la Physiologie du mariage (CH, t. XI, p. 1186). Les trois sages qui dissertent sur le divorce dans Honorine le font au nom de leur expérience personnelle de maris malheureux.

La suppression du divorce en 1816 est probablement une des causes indirectes de l épanouissement du roman du xixe siècle. Tiraillée entre une modernité, en partie inscrite dans le Code, et l’archaïsme d’un mariage indissoluble, la famille offrait aux romanciers la panoplie complète des situations conflictuelles et contradictoires. Sur ce point comme sur les autres — catholicisme ou légitimisme —, aucun texte de Balzac ne nous donnera la clé de l’énigme de l’idéologie personnelle de l’écrivain. La problématique logique, en revanche, est parfaitement claire : le morcellement du pouvoir, qui a aboli le droit d’aînesse, implique le droit de divorcer. Ou bien il faudrait exhéréder les filles ayant des frères, ce qui constitue une autre forme du droit d’aînesse et de simplification de la filiation, l’une et l’autre incompatibles avec la démocratie. C’est le constat désabusé, dans Honorine, du président de Grandville :

Mais, ajouta-t-il en levant la main par un geste de dégoût, le moyen de perfectionner une législation quand un pays a la prétention de réunir sept ou huit cents législateurs !… (CH, t. II, p. 548).

Il n’y a plus qu’au pays des rêves, ou dans la Norvège de Séraphîta, que la dualité des sexes puisse se résorber dans la fusion androgyne. Dès les notes du Discours sur l’immortalité de l’âme, il est évident que le recul du modèle religieux implique pour Balzac la recherche d’une logique différente, fondée sur l’équilibre des contraires. En matière de politique ou de mariage, cela s’appelle un contrat, voire une charte. Dans La Comédie humaine, la religion, qui rend les épouses trop dociles ou trop rigides, n’est pas la meilleure conseillère. Alors qu Une double famille fait le procès de la bigoterie, le Félix d Une fille d Ève nous donne en contrepoint un bel exemple de médiation conjugale, qui en dit long sur les leçons qu il a reçues de Louis XVIII, de Mme de Mortsauf, de lady Dudley et de Natalie de Manerville. Bien d’autres personnages balzaciens se retrouvent un jour ou l’autre en position de conciliateurs entre deux époux.

Balzac entre doute et foi, entre providence et hasard, comme Louis Lambert (CH, t. XI, p. 651) : je veux dire entre regret du passé et passion du présent, sans qu il soit possible de dessiner la frontière, tant l écart est grand entre le ton assertif de maintes déclarations et les subtiles différences des unes aux autres, qu il s agisse des fictions ou du corpus épistolaire. C’est ce balancement qui fait la profondeur du texte balzacien, sans qu’il y ait rupture, mais sans non plus qu’il y ait croyance dans un dogme, une institution ou une idéologie. Le modèle de la foi subsiste, mais il s’est déplacé sur le langage lui-même. Entre drolatique et sublime, frôlant souvent le carnavalesque, l’énorme travail de différenciation des énoncés n’est pas négation du sens, encore moins « déconstruction », mais une quête méthodique de vérité parallèle à l’aventure expérimentale du xixe siècle. La tendance est de renoncer à prédire le futur : rompant avec la pratique des augures, l’interprétation freudienne des rêves a un objectif archéologique. À partir des indices, on cherche à expliquer plutôt qu’à prophétiser, sauf à court terme, comme Desplein pronostiquant la mort de Pierrette d’après ses symptômes. C’est ce que l’écrivain appelle, dans une lettre du 14 juillet 1848 au comte Ouvaroff : « la civilisation de la Tête », ou encore, dans une lettre de 1842, « la pensée motrice de ce siècle ». Cette confiance dans la langue est encore un point commun avec la psychanalyse, pratique thérapeutique fondée sur la cure de parole. Les fictions balzaciennes — romanesques, journalistiques ou épistolaires — déclinent les mille et une façons de (ou de ne pas) communiquer, de dire quand même, malgré les obstacles et la fragilité des signes.


Nicole Mozet
Université Paris 7-Denis Diderot




« Les deux sexes et autres… »


On ne saurait se pencher sur la sexualité dans Balzac sans mentionner l écriteau au-dessus de la porte de la Maison Vauquer: « Pension bourgeoise des deux sexes et autres. » Quelle que soit l importance accordée chez Balzac aux relations bilatérales entre femmes et hommes, et quelle que soit la part de persiflage dans cette pseudo-citation, il est indéniable que Balzac met en doute la bilatéralité d’un système qu’il prône ailleurs avec tant de véhémence. Au système de la binarité s’ajoute la possibilité d’une triade où la binarité elle-même semble inaugurer une possibilité de scissiparité infinie. Au régime de la différence sexuelle homme-femme s’ajoute ou se substitue la possibilité d’une sexualisation qui ne dépend plus de la seule biologie, et à la progression ritualisée de l’argumentation dialectique s’ajoute une logique qui admet le paradoxe, le contradictoire ou le non-dit. À l’introduction de Vautrin, qui incarne le soi-disant troisième sexe tout en dételant sexualité et biologie, correspond une énonciation narrative qui présuppose une adéquation entre représentation et réalité tout en y introduisant un troisième élément de non-dit et d’altérité — les « autres » sur l’écriteau. À la possibilité d’une non-correspondance entre corps et sexe correspond la possibilité d’une représentation et d’une épistémologie autre. Penser ou plutôt repenser la sexualité chez Balzac consiste à repenser sa théorie de la connaissance et de la réalité même. Que ce soit au niveau sexuel ou fictionnel, le tiers risque de faire basculer non seulement la correspondance homme-femme, mais cette autre correspondance entre partenaires complémentaires « évidents » — représentation et réel dans le discours réaliste.
L’inadéquation des deux régimes traditionnels de la sexualité et de la représentation se voit confirmée par l’évocation ultérieure du « vernis écaillé » et d’une « inscription à demi effacée » d’une statue représentant l’Amour. Cette statue, à la sexualité imprécise (l’Amour est-il masculin ou féminin ?) et à peine déchiffrable comme la sexualité et les marques de Vautrin, préside à une sexualité dont la symbolisation est en train de s’effriter. Piégée par sa longévité même, la représentation de l’Amour fait partie d’une histoire — dans les deux sens du terme — qui fait toujours et déjà partie du passé. Cette présence/absence du sexe et de la sexualité fictionnels se confirme d ailleurs dans le personnage de Mlle Michonneau dont le « fameux sexorama », tout inexistant qu il soit car « les mouchards ne sont d aucun sexe », est mis « à la portorama » : elle et son Poiret sont évincés de la pension. À l’occultation de la sexualité de Vautrin correspond la neutralisation du sexe même de Mlle Michonneau. Tout en dépendant de sa représentation visuelle, écrite ou orale, ce sexe se fissure ainsi que la représentation qui le véhicule. Sujets à la construction et à la destruction historiques, et à une créativité langagière irrépressible mais subversive, le sexe-texte et le texte-sexe balzaciens s’épanouissent, se vident et se recouvrent comme le corps dénudé mais déguisé et recouvert (de poils) de Vautrin et comme la féminité constatée mais reniée de Mlle Michonneau. Face à ces catégories historiques et symboliques, mais minées et déconstruites par ce même mouvement de l’histoire et de la représentation, on est en droit de se demander où en sont la sexualité et la textualité chez Balzac. Qu’en disent les balzaciens ? En abordant la représentation de la femme et de l’homme, cette étude va essayer d’esquisser quelques éléments de réponse.

Femmes

Objet d’une préoccupation majeure de la part de Balzac, la question de la femme n’a pas manqué d’intéresser la critique. À part les travaux sur les relations entre Balzac et les femmes, qu’il s’agisse de Mme Hanska, de ses liaisons amoureuses, ou bien des lectrices de ses œuvres, d’autres ouvrages se sont penchés sur la femme balzacienne et le code civil, sur Balzac et le féminisme romantique, sur Balzac et le mariage, et sur « la femme mode d’emploi » dans la Physiologie du mariage et La Comédie humaine. En se demandant si Balzac « s’est posé ou non en champion de la femme », Marie-Henriette Faillie conclut plutôt à la discrétion, voire à la soumission, de la femme balzacienne qui, se sentant désavantagée par le code, « ne consulte pas son avoué, mais son confesseur ». En dépit de la montée d’une « femme nouvelle » et d’un « grand mouvement féministe » après 1830 notamment, Richard Bolster confirme que « Balzac ne semble guère offrir une pensée constructive en ce qui concerne l’indépendance féminine ». Quelle que soit, selon Arlette Michel, l importance du pouvoir féminin dans La Comédie humaine, Balzac reste selon elle le juge critique du féminisme, mettant en question « l une des conséquences majeures du féminisme passionnel : la légitimité de la révolte et du désir d émancipation chez la femme ». Pour Catherine Nesci, cette conscience de la légitimité de la révolte et du désir féminins se conjugue chez Balzac avec une peur de cette même révolte : tiraillé entre un désir d égalité entre homme et femme dans le mariage, et la peur de cette même égalité, Balzac essaie de rendre ces contradictions en évoquant dans la Physiologie du mariage « la problématique inclusion de la femme dans l’Histoire ». Dans cette optique, le silence ou la soumission des femmes rejoindraient les flottements et les anomalies dans la Physiologie du mariage pour faire de l’œuvre balzacienne un témoignage de la difficulté d’être femme à son époque. Cette problématisation va de pair d’ailleurs avec la problématisation du texte de la Physiologie dont la visée scientifique et pédagogique est minée par son discours persifleur et sciemment fictionnel à la manière de Tristram Shandy. La problématisation de la femme va de pair avec la problématisation du texte pour aboutir à un texte-femme ou à une femme-texte qui sont, tous deux, des protocoles de lecture.
Étant donné que l’un des grands débats dans le domaine des Gender studies concerne le statut de la fixité ou de la non-fixité des catégories « homme » et « femme », cette problématisation de la femme balzacienne n’est pas dépourvue d’intérêt. Si la Physiologie du mariage « accorde à la femme le double rôle de texte à déchiffrer et de protocole de lecture », il n’y a pas que « le statut de la femme » à être « aussi flou que contradictoire » : la catégorie « femme » en tant que catégorie anhistorique se trouve aussi mise en question. Dans cette querelle entre les « essentialistes » et les « constructivistes », entre « l éternel féminin » et la « féminité » vue comme un rôle, comme un « performatif », Balzac semble se ranger du côté des « constructivistes », non seulement parce que l auteur de la Physiologie se fait un jeu d exclure de son « peuple féminin » « neuf millions de créatures qui, au premier abord, semblent avoir assez de ressemblance avec la femme, mais qu’un examen approfondi nous a contraint de rejeter », mais parce que toute la Physiologie du mariage démontre que le sexe — ou plutôt la sexualité — s’apprend et s’emploie, comme chez la duchesse de Langeais qui « entendait à merveille son métier de femme ». Qui plus est, plus on se penche sur cette minorité de femmes qui sait comment faire la femme, plus cette minorité voit que la femme se caractérise non seulement par sa dualité, mais par une dualité elle-même destructrice : « chacun des sentiments les plus doux que la nature a mis dans notre cœur deviendra chez elle [votre femme] un poignard. » Coupé en deux « extérieurement » par l’auteur et « intérieurement » par ses propres conflits, le « peuple féminin » s’éparpille sous le scalpel de Balzac, mettant en échec la visée prétendument scientifique de la Physiologie. Le propre de la femme est de rendre impossible toute appropriation. Contrairement à ce qu’on a pu penser par le passé, cette « impropriété » de la femme n’est plus obligatoirement misogyne : en problématisant la catégorie « femme » et le discours qui la véhicule, le texte balzacien ferait preuve d une sorte de fausse conscience crypto-féministe.
Il s ensuit que la critique a privilégié l impossibilité d être femme dans l univers balzacien. D abord, il y a les femmes qui se rendent compte de leur double nature comme Marie de Verneuil, ou Henriette de Mortsauf quand elle se révolte : « Moi ! reprit-elle, de quel moi parlez-vous ? Je sens bien des moi en moi ! » Ensuite il y a la situation paradoxale d une Marie de Vandenesse présentée par Nicole Ward Jouve : « La femme doit être religieuse sans croire en ce que la religion lui dit, être  sexy sans avoir de sexe, sembler disponible sans l être en effet. [...] Marie est coupée en deux par la sexualité. » Troisièmement, il y a les « cas-limites », où l’impossibilité d’être femme se traduit par la folie comme chez Stéphanie dans Adieu, par l’hystérie comme chez Wanda dans L’Envers de l’histoire contemporaine, ou par la paraphilie comme chez Paquita et la marquise dans La Fille aux yeux d’or. Dans ces trois catégories, l’impossibilité d’être femme présente non seulement une certaine vision de la femme mais, à travers elle, de la société, de l’histoire et du roman. La folie et la mort de Stéphanie ne concernent pas qu’un seul individu mais résultent d’une violence remémorée, répétée et totalisée. Chez Wanda de Mergi, hystérie et théâtralisation canalisent les violences passées, présentes et futures qui vont de la Révolution à « l’histoire contemporaine », véhiculées également par une deuxième femme en apparence très différente, Mme de la Chanterie. Dans La Fille aux yeux d’or, la violence féminine et la violence faite à la femme incarnent la dégradation de la France post-révolutionnaire. À la fois femme-Protée, femme-sphinx et femme sans nom, l’identité problématisée de la femme déguise et dévoile toute une archéologie de violences réelles, remémorées et « fictionnalisées » ainsi que d’autres dysfonctionnements tels que, dans Eugénie Grandet, une mélancolie généralisée qui, pour Naomi Schor, caractérise Charles autant qu’Eugénie et que surmonte d’ailleurs Eugénie en choisissant un mariage blanc qui lui permet d’être à la fois épouse et non-épouse/non-mère. À la fois exception et symptôme, à la fois femme et non-femme, Eugénie, comme Wanda et Mme de la Chanterie, finit par assumer sa propre impossibilité. La violence de la femme et la violence faite aux femmes font donc figure de symptôme d’une histoire dont il s’agit de révéler l’envers, d’une société dont il importe d’ausculter la pathologie. Là encore, qu’elle soit violente ou violée, la femme « impropre » ou « impossible » démontre la nécessité non seulement d’une revalorisation de la femme mais d’une mise en question du régime de la différence sexuelle qui a donné naissance à cette catégorie problématique.
Il en résulte que cet alliage de violence, représentation et féminité constitue un discours multiple de détournement chez Balzac. Tout d’abord, dans les cas de Stéphanie, de Wanda et de Paquita, il replace un discours misogyne dans le contexte d’une socialité qui en élargit et en retravaille le sens. Deuxièmement, il permet à certaines femmes, telles Eugénie, de se construire une identité autre. Troisièmement, tout en frôlant un discours misogyne, ce discours relativise l’essence « femme », en démontant la machine féminine. Ainsi, quand de Marsay se demande : « Et qu’est-ce que la femme ? Une petite chose, un ensemble de niaiseries », la mise en valeur de l’incohérence de la « femme » témoigne de l’inadéquation de cette même catégorie, de la violence que fait la misogynie à la violence de son propre discours, et de la précarité chez Balzac de ce qu’il est convenu d’appeler la différence sexuelle.
Puisque cette différence sexuelle dépend tout autant des hommes, il faut voir maintenant si la catégorie « homme » risque de se volatiliser comme celle de la femme. Les personnages masculins sont-ils eux aussi tellement en mal d’identité masculine qu’ils essaient de se construire, comme Eugénie Grandet, une identité autre ? La violence des hommes et la violence faite aux hommes témoignent-t-elles, elles aussi, du lit de Procruste de la différence sexuelle, du forcing des systèmes binaires de la pensée ?


Hommes

À en juger par les textes balzaciens précités, c’est la femme plutôt que l’homme qui est problématisée dans son rôle et dans son identité. Dans la Physiologie de mariage où « le bon et bel objet interrogé, ce sera l’être féminin dans son rapport à l’écriture de fiction et à l’Histoire », l’identité masculine n’est menacée que par la conduite éventuelle de la femme. Loin d’être pour les « deux sexes et autres », la Physiologie n’est destinée qu’aux hommes : « Les dames n entrent pas ici. » Si la lecture de ce texte par une femme lui donne des armes contre les hommes, il est permis de conclure toutefois à l extrême vulnérabilité des hommes. Paradoxalement, la misogynie même de la Physiologie ne sert qu à rehausser l importance de la femme : « J entends des milliers de voix crier que cet ouvrage plaide plus souvent la cause des femmes que celle des maris. » Dans un ouvrage qui semble renforcer la différence des sexes, les rapports de force entre ces deux sexes risquent à tout moment de s’inverser, mettant en question non seulement la position de l’homme mais la différence sexuelle en tant que fondement du mariage et de toute une société.
Étant donnée cette fragilisation de l’homme, il n’est guère étonnant que, pour Richard Bolster, l’époque des années 1830 soit marquée par une « guerre des sexes » et que « cette époque de prétendue défaillance masculine aussi celle d’un grand mouvement féministe ». D’après d’autres critiques d’ailleurs, et quelle que soit la véhémence des attaques contre Marie-Antoinette en tant que femme, reine et étrangère, la période révolutionnaire et post-révolutionnaire est caractérisée par la culpabilisation de l’homme, qu’il soit jugé criminel comme le Roi ou qu’il soit bourreau comme Sanson — ou bien les deux ensemble comme Michu dans Une ténébreuse affaire dont « le cou, court et gros, tentait le couperet de la Loi ». Rien d’étonnant non plus à ce que la récurrence des « trophées de têtes » et de « l’effet tombeau » chez Balzac, s’applique surtout aux hommes en tant que victimes ou bourreaux, vue l’importance capitale de la décapitation du roi, du père du peuple français et du couperet comme figure privilégiée de la rupture révolutionnaire. Témoignant donc du « traumatisme engendré par la Terreur », la violence commise par les hommes contre les hommes l’emporte en nombre et en sauvagerie sur toute misogynie balzacienne, depuis l’infanticide d’Un drame au bord de la mer au parricide forcé d’El Verdugo jusqu’à la tuerie de trois cent mille hommes par Napoléon dans la bataille d’Iéna. Depuis Les Chouans jusqu’à l’Histoire des Treize ce que Balzac appelle lui-même une « chasse à l’homme » quadrille son œuvre. Abattu par ses semblables dans une guerre du sexe ou dessaisi de son identité, de son nom propre tel Chabert, l’œuvre balzacienne témoigne d’une dévirilisation individuelle et sociale. Comme nous le montre l’exemple de Chabert, il n’y a pas jusqu’au langage lui-même — sous forme d’un nom propre qui ne l’est plus — qui ne mette en doute l’identité physique et sociale de l’homme. La scissiparité — qu’incarne d’ailleurs le fameux couperet et qui, comme on l’a déjà vu, caractérise les deux sexes — menace aussi un seul sexe : l’homme. Menacé dans son individualité comme dans sa socialité, l’homme peut-il, comme Eugénie Grandet, se forger une identité autre ?
Minés dans leur for intérieur, il arrive toutefois aux personnages masculins de s’affirmer en tant qu’hommes en se démultipliant : la scissiparité ainsi assumée offre un agrandissement d énergie et de puissance. En remplaçant par exemple le monarque-père par ce que Lynn Hunt appelle la « bande des frères », la période révolutionnaire et post-révolutionnaire ouvre la voie à d autres masculinités où « le monde féminin est dorénavant tout à fait exclu de la scène d’action ». Même si pour Hunt la « bande des frères » s’applique surtout aux chefs révolutionnaires et post-révolutionnaires, les fraternités masculines « civiles » ne manquent guère chez Balzac, depuis les frères sanguins — les Bridau, les Simeuse, les Gaston, voire Lucien et David — aux fraternités d’intérêt telles que les Chevaliers de la Désœuvrance et les Treize. De même d’ailleurs que chez la bande des frères de Hunt, la différence sexuelle que représente la masculinité généralisée se traduit chez Balzac par la violence : qu il s agisse de frères ennemis comme les Bridau, de jumeaux guerriers comme les Simeuse, ou de fraternités qui se forgent une identité dans la révolte comme les Treize, c’est la violence qui consacre et leur masculinité et leur « différence ». Que le « frère » fasse de la violence une arme, comme les Treize, ou que le « frère » finisse par se faire violence comme Lucien de Rubempré, la violence active ou subie en rehausse la masculinité désirante ou désirée. Mais, tout en démontrant une identification entre créativité et virilité, dont Napoléon serait le parangon indépassable, de telles représentations démontrent également le besoin que ressentent les hommes de compenser une virilité défaillante en s associant à d autres « chevaliers de la désSuvrance » : tout en tâchant de redorer le blason de leur masculinité, la « bande des frères » dévoile à quel point des soldats retraités comme Philippe Bridau et des dandys dévoyés comme Maxence Gilet sont, comme Chabert, à la recherche d’une identité. Arme presque littéralement à double tranchant, la masculinité démultipliée des fraternités balzaciennes ne semble donc guère offrir une identité ou un avenir masculin autres, à l’instar de la mélancolie et du deuil d’une Eugénie Grandet.
Tout en semblant rehausser la division des sexes, cette masculinité démultipliée est souvent véhiculée par des éphèbes idéalisés, féminisés ou androgynes qui semblent « échapper tout à fait à la différence sexuelle ». Inutile d’insister sur la présence chez Balzac de nombreux hommes-femmes ou de « jeunes filles déguisées » qui, comme de Marsay membre des Treize, et comme Lucien beau-frère de David, allient à leur statut de frère, donc de mâle, une part de féminité, que ce soit en se travestissant comme de Marsay, en cédant à Herrera comme Lucien de Rubempré, ou en alternant homme et femme dans un seul ( ? ) corps comme Séraphîta-Séraphîtüs. Qu en est-il de ces jeux sexuels chez le personnage masculin balzacien ? Ces ambivalences affirment-elles ou infirment-elles la dualité des sexes ? Ne jouent-elles avec la différence que pour mieux la confirmer ? Ou mettent-elles en valeur tout ce que la différence sexuelle a d artificiel et de construit ?
On a là une réunion de phénomènes différents et discrets : le travestissement ponctuel (de Marsay), l ambisexualité ou l homosexualité (Lucien) et l hermaphrodisme (ou le surnaturel) — (Séraphîta-Séraphîtüs). Quoique distincts, ces phénomènes n’infirment que momentanément la différence des sexes, de Marsay restant un mâle travesti, Lucien n’étant désirable (par Herrera ou par Coralie et Esther) que parce qu’il est joli garçon, et Séraphîtüs se définissant par sa différence sexuelle même vis-à-vis de Séraphîta. La soi-disant féminisation de ces personnages masculins ne change rien à leur anatomie, pour fictionnelle qu’elle soit. Même pour Lucien et Vautrin, leur identité se fonde sur leur masculinité partagée. Le texte de Sarrasine, lui aussi, finit par conforter la différence sexuelle : quoique castrat et travesti, la Zambinella reste homme. La masculinité semble donc chez Balzac résister à toute épreuve de dévirilisation. Toute tentative de féminisation corporelle ne fait que rehausser l’immuabilité du mâle et de la différence des sexes.
Que les corps de de Marsay, de Lucien, de Séraphîtüs restent, en dépit des ambivalences, mâles, rappelle toutefois que le corps masculin n’est perçu comme tel que dans un certain contexte. Au corps sexuel mâle se superpose ou se substitue une identité sexuée masculine qui dépend de l’habillement, du comportement et, surtout, des perceptions de qui le regarde ou le décrit, perceptions dont le récit relate les variations. Dans Sarrasine, par exemple, la perception du corps de la Zambinella varie selon son contexte (Rome ou Paris), l’époque et le personnage (le narrateur ou Mme de Rochefide). À la violation de son corps sexuel par la castration s’ajoute la déformation de son corps sexué par l’habillement ou par l’ambivalente nudité. Cette accumulation d’ambiguïtés ne faisant cependant sens que par l’entremise d’un tableau et par un récit, la masculinité dépend de la perception, changeante et subjective, qu’on se fait de la masculinité. Toutefois, sans la permanence même du corps et du personnage sexuels, sa problématisation par le biais de la sexuation et de la désexuation n’aurait guère de pertinence. C’est le conflit révélé entre corps sexuel et corps sexué dans Sarrasine qui fait que le récit problématise, comme chez Chabert et chez les frères ennemis, et le mâle et la masculinité. Car ce n’est que le conflit entre corps sexuel et corps sexué, conflit qui répète d’ailleurs la violence des hommes et la violence de la scissiparité, qui permet la mise en question de cette même masculinité et de cette même violence. Et de là à mettre en question tout un système de valeurs et de conventions, il n’y a, comme nous le montre Pierre Laforgue, qu’un pas : castration devient castrature et donc « figure ouvrant l’accès à la compréhension complexe et difficilement formulable du réel ».
On voit que la mise en question de la masculinité dans Sarrasine va de pair avec le dévoilement progressif du passé et avec l’éclaircissement de certains mystères dont la présence ne se révèle d’ailleurs que lors de leur explication. Paradoxalement, l’explication révèle l’existence d’une énigme qui s’approfondit lors de son explication même. Il en va de même pour ce que Pierre Citron a appelé jadis une zone obscure chez Balzac — c’est-à-dire la présence/absence chez lui de l’ambi- ou de l’homosexualité. Car bien que la présence éventuelle d’amours masculines chez Balzac démultiplie, comme chez les frères ennemis ou comme chez les Treize, la présence des hommes, le lien entre de telles amours et le non-dit a tendance à voiler plutôt qu’à dévoiler la masculinité. Comme le dit très bien Philippe Berthier : « Le discours homosexuel est donc condamné à s avancer masqué. » Mais plutôt qu une condamnation, cette opacité fait de l homosexualité comme de la masculinité balzaciennes une mise en question de la représentation à l intérieur de la représentation même. Puisque le « réel » de l’homosexualité s’avère irréalisable et irreprésentable dans le monde de Balzac, l’homosexualité fait un sourd travail de sape qui, comme le prétend Berthier, « dit non » à la société, et, d’après Diana Knight, dit non aussi à un certain mode conventionnel de lecture. Paradoxalement, le mimétisme du réel de l’œuvre réaliste s’avère impuissant à rendre ce qui aurait semblé lui aller comme un gant — c’est-à-dire l’amour du même qu’est l’homosexualité. La mêmeté de l’homosexuel semble se fondre dans la mimèsis, faisant de cette masculinité démultipliée qu’est l’homosexualité une sorte d’illusion et d’absence. En évacuant de son récit mimétique l’amour qui se définit par le mimétisme même, le récit réaliste trahit sa propre inefficacité. Masculinité et mimétisme se déconstruisent ensemble et tour à tour et « la mimèsis est à même de déstabiliser le monde même qu’elle représente ». Plus la masculinité balzacienne se démultiplie sous forme de fraternités ou d’homosexualités, plus cette masculinité balzacienne se masque ou se liquide.
Il semblerait donc que l’homosexualité chez Balzac représente le point culminant d’un désir qui, selon G. Poulet, abolit la différence en envahissant le temps et l’espace dans un moment présent fulgurant et éternel. Comme l’explique Louise de Chaulieu dans Mémoires de deux jeunes mariées : « On vit aux trois temps du verbe. » Toujours est-il, toutefois, que ce désir et cet amour chez Balzac ne confondent pas tout à fait les temps, même en les rapprochant. Écoutons Camille Maupin à la fin d Honorine : « Les hommes ne sont-ils pas coupables aussi de venir à nous [...] en gardant au fond de leurs cœurs d’angéliques images, en nous comparant à des rivales inconnues, à des perfections prises à plus d’un souvenir [...] ? » On voit là que les temps sont rapprochés plutôt qu’abolis, que la mémoire joue quand même un rôle, et que la narration même, comme dans Sarrasine, crée autant, et même plus, qu’elle ne détruit. Il en va peut-être de même pour les autres personnages masculins chez Balzac. Même si les désirs des personnages masculins semblent, parfois, à la fin du récit, s’estomper au profit d’une conformité bourgeoise, comme Vautrin à la fin de Splendeurs et misères, comme Oscar Husson à la fin d’Un début dans la vie, ou Melmoth à la fin de Melmoth réconcilié, la force et l’originalité de ces désirs restent inscrites dans la mémoire des personnages comme dans celles des lecteurs. Même si Oscar Husson, ancien combattant et sexuellement orthodoxe, même si Vautrin, ancien « dab », ancien criminel, et sexuellement hétérodoxe, semblent oublier leurs frasques passées en passant du côté de la bourgeoisie, lecteurs et lectrices sauront toujours à quel point l’homme moderne est quadrillé, voire construit, de violences occultées et de désirs mal assumés ou tabou. Mêmeté, mimétisme, mimésis et masculinité ne se recoupent donc pas après tout, car le fait que des personnages comme Vautrin et comme Oscar vivent dans la durée leur permet de vivre leur masculinité de manière différente. Comme Eugénie Grandet enfin, ils peuvent, avec le temps, assumer leur sexualité de manière originale, en montrant que, là aussi, leur masculinité « finale » n’est qu’un masque comme d’autres, à reprendre ou à laisser, comme d’autres mues précédentes ou anticipées. Là où l’amour vrai règne surtout par la mémoire, la mise en forme de la sexualité comme la mise en forme du récit, s’inscrit dans le temps et dans l’Histoire.
Plutôt que d’en rester à une aporie sexuelle postmoderne, il s’agirait donc d’étudier les relations entre l’individu sexué et une époque sexuée — ou bien, suivant Foucault, une épistémé sexuée — en les appliquant à un Balzac qui associe sexualité et vulnérabilité, sexualité et remémoration, sexualité et traumatisme individuel et collectif. Il s’agit donc d’approfondir tout ce qui relie histoire-passé et histoire-récit à une sexualité et à un « amour » qui règnent justement par la mémoire — et par le mémoire — et qui charrient ainsi tout un lot de souffrances, de nostalgies et de deuils. Mais un deuil que des personnages comme Eugénie pleurant Charles et comme Vautrin pleurant Lucien assument et exploitent pour se faire une identité autre. Car c’est à travers l’histoire de leur deuil individuel et social que les personnages balzaciens revivent mais dépassent (peut-être) violence et sexualité. Il s’agit enfin de voir dans quelle mesure la sexualité balzacienne, violente et violée, anticipe les sexualités plus traumatisées de l’époque actuelle.

Owen Heathcote
Université de Bradford




l’homme miroir


Il est probable qu’il s’accroche toujours un peu de chose en soi aux basques de ces mots qui ont l’air de répondre à une réalité précise, mais sont en vérité dépourvus de toute espèce de sens. De là vient leur allure de révélateurs, puisqu’ils sont par définition formules de ce qui est le plus informulable, appellations d’êtres inouïs qui meubleraient un monde extérieur à nos lois.

Michel Leiris, Biffures.


Comment ne pas parler de psychanalyse à propos de Balzac ? Il me semble évident que La Comédie humaine est la mise en scène quasi cinématographique de ses fantasmes. Élaborés sous forme fictionnelle, comme dans le rêve, ils sont rendus méconnaissables. Balzac lui-même, sans doute pour comprendre la frustration primordiale causée par une enfance malheureuse, s’est livré, dans son œuvre, à une véritable auto-analyse et a pressenti presque tous les concepts de la psychanalyse. La comparaison entre les intuitions balzaciennes et les théories freudiennes et lacaniennes est éclairante à cet égard.

I. Balzac et Freud

On est frappé, en effet, par les similitudes que l’on peut trouver entre les idées de Balzac et celles de Freud. Tous deux ont considéré l’institution du mariage comme imparfaite et en ont signalé les dangers. Balzac déplore l’ignorance des jeunes filles et préconise leur instruction et leur émancipation. Freud, dans l’article intitulé « La morale sexuelle et la maladie nerveuse des temps modernes » (1908), caractérise notre civilisation par la réprobation de toutes les relations sexuelles autres que conjugales et monogames et voit dans ce véritable tabou la cause de l’accroissement des névroses.
La doctrine de Freud s’exprime par l’étude d’expériences personnelles et de cas particuliers qu’il analyse pour en tirer des conclusions générales. Lui-même s’étonne de voir que ses histoires de malades se lisent comme des romans. C’est pourquoi Dora, le président Schreber ou l’Homme aux loups sont aussi présents dans notre univers mental que Goriot, Grandet, de Marsay ou Rastignac. En retour, l’univers de La Comédie humaine a une base scientifique, puisqu’il repose sur la théorie unitaire de l’énergie, qui sous-tend toute l’œuvre de Balzac et qu’il démontre dans tous ses romans, ce qui fait de lui l’un des précurseurs les plus remarquables de la psychanalyse.
On constate la similitude frappante des deux conceptions de l’énergie, aussi quantitatives et économiques l’une que l’autre. Comparée tantôt à une commotion électrique, tantôt à la brutale montée du son, la pensée, sous toutes ses formes, est pour Balzac essentiellement une « force meur trière » ; elle tue aussi bien qu un coup de poignard. On trouve donc dans La Comédie humaine toutes les formes du conflit freudien, conflit entre pulsions de vie et pulsions de mort, entre désir et défense, conflit dont l un des pôles reste toujours l amour, ce consommateur effréné d’énergie vitale — c’est-à-dire en fait la sexualit頗 qui met aux prises la conscience et ce quelque chose qu’on n’appelle pas encore l’inconscient.
En 1838, Balzac annonce d’ailleurs le titre général d’un ouvrage, qui doit regrouper, en plus de la Physiologie du mariage déjà écrite et publiée, l’Anatomie des corps enseignants, la Monographie de la vertu et le Traité complet de la vie extérieure. C’est la Pathologie de la vie sociale. Les deux premiers ne seront jamais écrits, mais il fera entrer dans le cadre ainsi tracé deux essais déjà publiés, le Traité de la vie élégante et la Théorie de la démarche auxquels il va ajouter le Traité des excitants modernes. Il s’agit dans ces essais d’analyser toutes les formes que donne à la pensée l’état social, de définir cette norme qui régit la vie sociale et ressemble à s’y méprendre au surmoi freudien. Balzac sait déjà que la pensée se trahit dans les moindres de nos gestes, de nos excès, de nos manies.
Tenté à la fois par l’observation scientifique et par tout ce qui relève de l’interprétation irrationnelle, Balzac s’approche beaucoup de la notion d’inconscient et des phénomènes de refoulement et de réminiscence, comme le montre sa description du rêve et des maladies de la personnalité. Et s’il a une conception encore romantique de l’inconscient, cet univers mystérieux, dont il pressent toutes les richesses inexplorées, ses intuitions et la rigueur de son esprit d’analyse lui font entrevoir, au-delà des cliniciens de son temps, une vérité qui ne sera révélée que par Freud, le rôle essentiel joué par le manque d’amour et la frustration sexuelle. Il comprend déjà que la schizophrénie, l’hystérie, la psychose et toutes les formes de névrose sont des maladies existentielles qui résultent du divorce entre les besoins fondamentaux de l’individu et les lois écrites ou tacites de la société dans laquelle il vit, c’est-à-dire entre ce que Freud appellera le ça et le surmoi, en lutte pour le difficile équilibre du moi.

II. Balzac et Lacan

Lacan n’a cessé de commenter et d’approfondir la pensée freudienne. Ses deux avancées capitales concernent le fameux stade du miroir et l’étude systématique du langage de l’inconscient, déjà décrypté par Freud dans L’Interprétation des rêves. Balzac me semble un précurseur de Lacan également, dans la mesure où il avait déjà amorcé une réflexion sur le thème du miroir et sur le langage des symptômes, ceux de l’hystérie par exemple. Je voudrais montrer que le fragment manuscrit intitulé Théorie du conte décrit bien le rôle essentiel joué par le stade du miroir dans la vie psychique de Balzac lui-même, qui semble bien retracer là une expérience décisive de sa propre enfance. Écrit en 1832, ce texte semble bien raconter un rêve ancien, où Balzac se voit, comme dans un jeu de miroirs, démultiplié à l’infini, et dialogue avec deux de ses doubles, le dandy et « l’homme aux conceptions ». Voici un extrait du texte :

Hier en rentrant chez moi, je vis un nombre incommensurable d exemplaires de ma propre personne, tous pressés les uns contre les autres à l instar des harengs au fond d une tonne. Ils répercutaient dans un lointain magique ma propre figure, comme, lorsque deux glaces se répondent, la lueur d’une lampe placée au milieu d’un salon est répétée à l’infini dans l’espace sans bornes, contenu entre la surface du verre et son tain.

La caractéristique de ce miroir balzacien n’est donc pas seulement de réfléchir, mais de multiplier l’image réfléchie. Balzac commente cette illusion d’optique dans le même texte sans le moindre étonnement :

Pour un bourgeois de la rue Saint-Denis, c’eût été un effrayant spectacle ; pour moi, ce n’était rien. Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que le fantastique fût venu frapper à la porte d’un pauvre homme qui vit de fantaisie.

On saisit dans ce commentaire le passage de l’usage fantastique du miroir, si répandu chez Hoffmann par exemple, à son usage fantasmatique, puis théorique par un écrivain qui en fait la métaphore de son propre dédoublement ou de sa propre démultiplication en personnages romanesques. Le privilège du romancier serait ce don de scissiparité, né d’une expérience spéculaire symbolique, expérience vertigineuse qui se présente, Lacan l a montré, comme celle d une identification où le moi commence à s ébaucher comme formation imaginaire. Elle se traduit dans l Suvre de Balzac de diverses façons :
 D abord par sa tendance à se raconter à travers ses personnages. Pierre Abraham et Pierre Citron ont élaboré les notions de « double », de « sosie » et d « homologue », recouvrant certains personnages de La Comédie humaine dont Balzac a voulu faire des images plus ou moins ressemblantes de lui-même. On peut à mon sens étendre cette pratique à tous les personnages, même les moins ressemblants en apparence. La fonction de cette hyperactivité autobiographique détournée est probablement de lui permettre de trouver, comme dans le stade du miroir défini par Lacan, l’image réunifiée de lui-même grâce à laquelle il pourra dépasser le sentiment de son morcellement. Projection, identification, moi-plaisir et moi-réalité sont les diverses formes de ce dédoublement.
— Ensuite, par sa pratique de l’onomastique, puisque j’ai montré qu’il n’avait cessé de décliner sa propre identité en nommant ses créatures. Chacun de ces noms contient une allusion plus ou moins déguisée au destin du romancier. Chercheur d’Absolu comme Balthazar Claës, il s’est voulu également dandy comme Henri de Marsay, homme d’affaires comme César Birotteau, homme politique comme Z. Marcas. Chacun de ses échecs est attribué à un de ses personnages et revendiqué, exorcisé par le nom qu’il lui donne. Ainsi démultiplié à l’infini, comme dans l’image de ce miroir donnée par la Théorie du conte, Balzac est partout et vit par l’écriture une vie par procuration qui témoigne du clivage étonnant de sa personnalité.
— Enfin, Balzac affectionne la mise en scène de personnages ou de situations qui, du fait de certaines similitudes, sont tenus pour identiques. Ce motif du dédoublement, de l’identification et du retour permanent du même, générateur de tragique ou de fantastique selon les cas, est présent par exemple dans L’Élixir de longue vie à la fois dans la répétition de la scène d’agonie, dans la ressemblance des personnages et de leurs noms et dans la symétrie des deux face-à-face entre pères et fils. Encore un thème qui renvoie au stade du miroir, qui exprime la division du moi et qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie psychique. De plus, tous les rêves racontés par Balzac ont des points communs avec la Théorie du conte. En fait, tous les rêves où le sujet rêvant joue un rôle créent un dédoublement qui évoque le fait de se regarder dans un miroir. Pour Lacan le rêve est d’ailleurs l’exemple-type de l’image spéculaire. Que ce soit celui de Del Ryès dans Sténie, celui de Cymbeline dans Falthurne ou celui de maître Cornélius, les rêves balzaciens projettent toujours une image du rêveur. Quant à celui de Constance Birotteau, il multiplie par deux l’image que voit d’elle-même la rêveuse. On peut constater que les rêves sont plutôt présents dans les romans où Balzac met en scène un ou plusieurs de ses doubles. Ils constituent des mises en abyme prospectives ou rétrospectives de l’intrigue. Sténie divise Balzac en Vanehrs et Del Ryès, Louis Lambert est une autobiographie à peine déguisée, Séraphîta lui donne les traits de Wilfrid, Les Deux rêves expose les deux aspects de sa conception d’un pouvoir fort. Tout se passe comme si le dédoublement du rêveur accompagnait une mise en scène du romancier lui-même, comme si le dédoublement onirique ajoutait un niveau de conscience ou d’inconscience de plus au dédoublement romanesque qu’il symbolise. Les rêves balzaciens s’avèrent donc, à l’intérieur du grand miroir concentrique de La Comédie humaine, autant de micro-récits spéculaires où l’on peut déchiffrer, outre le modèle réduit de l’intrigue romanesque qui les contient, le ressassement du roman familial balzacien.

III. Un « miroir concentrique »

Les thèmes liés du rêve et du miroir reviennent d ailleurs souvent sous la plume de Balzac pour exprimer la conception et la réalisation de son Suvre, qu il assimile explicitement à ce que Freud appelle le « rêve éveillé ». L « Avant-propos » soutient que l’idée première de La Comédie humaine fut d’abord un rêve, une « chimère ». On pourrait dire une image spéculaire. On devient écrivain en installant en soi-même un « miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l’univers vient se réfléchir ». Cette image vient de Leibniz, que Balzac a sans doute connu grâce à Victor Cousin, grand admirateur du philosophe auquel il consacra un développement dans son cours de 1816-1817. À la recherche des éléments premiers de la réalité, Leibniz donne comme type de substance une et indivisible l’expérience intérieure que nous avons de nous-mêmes. Cette unité substantielle, il l’appelle monade et lui reconnaît deux propriétés, la perception et l’appétition. Comme l’univers tel qu’il le conçoit est plein, la monade est un point de vue sur le monde, un microcosme, un miroir de l’univers, un « speculum concentrationis » ou « speculum mundi » représentant d’abord le corps qui lui est affecté, puis l’univers entier, qui est son homologue selon la théorie leibnizienne de l’harmonie préétablie. De même Lavater pense que l’homme est « un miroir aux mille facettes, où Dieu se voit lui-même, et par lequel il peut jouir de son œuvre, la nature ». Par la continuité des êtres, toutes les natures sont liées et « chaque nature, par suite, constitue l’idée, le miroir, la copie floue ou précise de toutes les autres natures ». On voit dans quel mouvement de pensée se situe Balzac.
En préférant au génitif leibnizien l’adjectif concentrique, et en jouant sur la polysémie de l’expression ainsi créée, le romancier lui confère une valeur poétique indéniable. Cette image du « miroir concentrique» est employée par lui, dès Sténie, pour décrire la cristallisation amoureuse. L’apprenti romancier l’a sans doute adoptée à cause de son goût enfantin pour tous les dispositifs optiques. Il en imagine de toutes sortes dans La Comédie humaine, des « doubles miroirs à facettes qui allongent ou rapetissent » dans L’Interdiction (CH, t. III, p. 456), « la correspondance de deux miroirs » dans La Femme de trente ans (CH, t. II, p. 1166 ), « des miroirs qui défigurent » dans Le Médecin de campagne (CH, t. IX, p. 442), « trois miroirs à reflets différents » dans Le Curé de village (CH, t. IX, p. 837). Miroirs indiscrets, révélateurs, souvent magiques, liés au thème du regard ou de la seconde vue. L’intérêt de Balzac pour toutes les « fantasmagories » de son époque, lanterne magique, daguerréotype, panorama se manifeste très tôt. Dans une lettre de juillet 1825 à la duchesse d’Abrantès, il se définit avec une certaine coquetterie comme un « kaléidoscope », faisant allusion à cette imagination, mobile comme un jeu de miroirs, qui lui permet de ressentir les moindres affections qu’il peint. Dans Le Centenaire, il décrit le cerveau de Marianine hypnotisée par Beringheld comme « une chambre de fantasmagorie » ou comme un « miroir » qui projette ou réfléchit un monde illusoire ou idéal. On pense à son émerveillement devant le daguerréotype, dans lequel il voit la preuve de l’existence spectrale des idées. Louis Lambert pourra dire :

Souvent, je rentre en moi-même, et j’y trouve une chambre noire où les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont apparus à mes sens extérieurs.

C’est en 1828 dans l’« Avertissement » du Gars que la fameuse image du « miroir concentrique » sert pour la première fois à caractériser les dons de l’écrivain. Jouant sur les mots, Balzac l’oppose aux « gens excentriques, cherchant toujours à sortir d’un logis vide et querellant l’existence de ce qu’elle ne leur fournit pas assez d’événements ». Le don extraordinaire qui distingue l’introverti qu’est Victor Morillon des extravertis ordinaires, c’est cette seconde vue qui, comme une chambre noire ou un miroir, joint la mémoire à l’imagination et lui permet de recréer le monde, c’est-à-dire en termes lacaniens de « s’objectiver dans la dialectique de l’identification à l’autre », en passant de l’identification primaire — celle de sa propre image dans le miroir de sa création — à l’identification secondaire — la reconnaissance et la recréation du monde qui l’entoure.

On peut donc comprendre que Balzac assimile la conception romanesque à la réflexion d’un miroir interne, mais l’adjectif concentrique est si riche de sens qu’il pose problème. L’expression de « miroir concentrique » a été galvaudée dès le xviiie siècle, par Voltaire en particulier, et reste très à la mode jusqu’en 1830, puisque Balzac la place dans les « litanies romantiques ». S’agit-il de satire ou d’autoparodie ? Quoi qu’il en soit, essayons de l’interpréter.
L’adjectif ne semble pas à première vue avoir le sens géométrique des cercles concentriques, cercles inscrits les uns dans les autres et qui ont le même centre. L’autre sens de l’adjectif attesté dans les dictionnaires est le sens physique de centripète en parlant d’un mouvement dirigé vers le centre. S’agirait-il d’un miroir-sorcière ? Non. Il semble que Balzac donne à cet adjectif encore un troisième sens, dérivé de l’idée du verbe concentrer signifiant « accumuler », « rassembler », « grouper », « réunir », comme il l’emploie souvent en parlant d’une colère concentrée par exemple. Mais aussi au sens de canaliser, puisqu’il écrit dans Le Député d’Arcis au sujet de Grévin que « tous les sentiments de ce vieillard avaient fini par se concentrer sur sa fille et sa petite-fille » (CH, t. VIII, p. 769).
Le miroir comme image optique se retrouve dans Le Médecin de campagne, à propos « de verres pleins d’eau qui concentraient la lumière en rayons » (CH, t. IX, p. 516) et dans Les Chouans, où Balzac parle de ces « serres parisiennes où se concentrent tant de rayons flétrissants » (CH, t. VIII, p. 967). Employé dans de tels contextes, le verbe y explicite l’adjectif concentrique et lui donne le sens de « capable de concentrer ou de réfracter ». Balzac imagine donc des miroirs qui réfléchissent, multiplient ou concentrent les images, et une pensée-miroir ou objectif photographique qui fait converger vers elle toutes les perceptions, transformant les idées en images animées. Comme le bouclier-miroir de Persée, le miroir est pour lui l’épreuve de vérité. Mais il croit également que le regard lui-même se définit par son aptitude au dédoublement, l’œil charnel étant l’organe de la vue externe et l’œil de l’âme étant capable d’accéder aux visions intérieures. Le miroir est donc lié à la Spécialité, cette « vue intérieure qui pénètre tout », cette « intuition profonde des choses », cette « contemplation perpétuelle ». Balzac donne du mot une étymologie très discutable, mais qui l’arrange : « species, vue, spéculer, voir tout et d un seul coup, speculum, miroir ou moyen d apprécier une chose en la voyant tout entière ». La Spécialité est la version mystique de la seconde vue de l écrivain, qui définit la rêverie imaginante, c est-à-dire selon les mots d Henri Evans cette « aptitude extraordinaire à coordonner les signes, à bâtir des réalisations sur des fondements infimes, à interpréter en images les « larves » de ses rêves, selon l expression de Del Ryès ». Elle fait de l artiste un Voyant et lui permet de remonter jusqu’aux causes invisibles et de réfléchir la nature morale. Du regard, l’artiste accède donc à la voyance et à la vision. Quant à des personnages comme Louis Lambert et Séraphîta, Balzac leur fait franchir le pas qui les transforme d’êtres humains en êtres spirituels, voire surnaturels. Il définit cette voyance par deux métaphores liées, celle de la statue et celle du miroir :

Le statuaire agit sur le marbre, il le façonne, il y met un monde entier de pensées. Il existe des marbres que la main de l homme a doués de la faculté de représenter tout un côté sublime ou tout un côté mauvais de l humanité, la plupart des hommes y voient une figure humaine et rien de plus, quelques autres un peu plus haut placés sur l échelle des êtres y aperçoivent une partie des pensées traduites par le sculpteur, ils y admirent la forme ; mais les initiés aux secrets de l art sont tous d intelligence avec le statuaire : en voyant son marbre, ils y reconnaissent le monde entier de ses pensées. Ceux-là sont les princes de l art, ils portent en eux-mêmes un miroir où vient se réfléchir la nature avec ses plus légers accidents.

Le choc de ces deux métaphores — statue et miroir — a ici un sens. Comme si la statue était cette image magnifiée de lui-même que chacun de nous espère voir dans le miroir, et qu’il constitue en image de l’idéal, c’est-à-dire en image d’un corps parfait qui est au-delà de lui. Le miroir est peut-être le miroir des yeux de la mère, dans lequel chaque visage voudrait lire un amour admiratif. Winnicott a montré dans Jeu et réalité ce rôle de miroir de la mère. Le narcissisme, c’est aussi cette recherche d’une eau-miroir où l’enfant peut contempler l’image de l’amour que sa mère lui porte et qui va faire de lui un être digne d’être aimé de tous et d’abord de lui-même. L’ange androgyne symbolise dans Séraphîta cette « assomption jubilatoire du stade du miroir ». Sa forme humaine est parfaite, à peine matérielle, stade extrême des vies terrestres, dernière existence avant le ciel. Il semble « être le centre rayonnant d’un cercle » et, à mesure qu’il approche de sa dernière métamorphose, sa lumière intérieure devient plus apparente. Au moment de sa montée au ciel, « encore voilée par la chair, son âme rayonnait à travers ce voile en le blanchissant de jour en jour ». L’amour de Dieu l’illumine.
Le miroir révèle ici sa signification pour Balzac, dérivée de sa valeur pour l’inconscient. L’ange, devenu miroir, reçoit la lumière divine, qui est peut-être la sublimation de l’amour maternel. Car les anges ont « la faculté de réfléchir la nature, de la concentrer en [eux] par la pensée ». Image obscure, d’origine mystique. Les rabbins utilisent l image du miroir pour définir la vision de Moïse et pour distinguer son état de veille  de conscience  de l état des autres prophètes qui ne voyaient Dieu qu en songe. À ceux-ci, disent-ils, Dieu parlait à travers un miroir dépoli ; à Moïse, dans un miroir translucide. L’image est donc peut-être d’inspiration biblique, mais elle peut également venir des mystiques chrétiens. Thérèse d’Avila, si chère au cœur de Balzac, compare son âme illuminée à un « clair miroir » au centre duquel elle voit Jésus-Christ. Denys l’Aréopagite, François de Sales ou Jean-Joseph Surin font de la connaissance infuse une lumière qui rayonne, une source pure qui inonde sans efforts et qui entre dans l’âme sans distinction d’objets. Elle s’oppose à la ténèbre, bien que celle-ci, très ambivalente, ne soit souvent qu’une docte ignorance qui prépare mieux à l’illumination que la science. On peut rappeler ici l’étymologie personnelle que le jeune Balzac donne du nom de Falthurne, « tyrannie de la lumière », avant de faire de la Lumière le but de l’ascension et de la métamorphose mystique de Séraphîta (CH, t. XI, p. 854-855).
« Nappe de cristal » dans Falthurne, où Minna devient elle-même, avant Séraphîta, « centre de la lumière », « lumière rayonnante », l’image du miroir rejoint les visions de Nicolas de Flüe — patron de la Suisse — percevant la Trinité comme un rayonnement lumineux d’une grande intensité, une « roue » de lumière. Jung les commente ainsi :

Une pierre qui tombe dans une eau tranquille y produit des ondes concentriques; de la même manière, les effets produits par une vision aussi intense et soudaine sont durables, comme ceux d’un choc quelconque, et plus la vision initiale était étrange et impressionnante, plus son assimilation nécessitera de temps, et l’esprit devra fournir un effort d’autant plus important et soutenu pour la maîtriser et l’intégrer à la compréhension humaine. Une telle vision est une « irruption » violente, au sens littéral du terme, et de ce fait la coutume a toujours été — serait-on tenté de dire — de tracer autour d’elle les ondes concentriques que la pierre tombant dans l’eau dessine à la surface de celle-ci.

On retrouve dans ce texte cette seconde vue, corollaire d’une vie sans événements et sans passions, qui fait de l’esprit serein de Victor Morillon « un lac tranquille et inconnu où viennent se réfléchir des milliers d’images et où s’élèvent aussi les vagues de la tempête ». De l’eau au miroir, on le voit, il n’y a qu’un reflet.
L’image du miroir concentrique est peut-être aussi chez Balzac d’origine gnostique. Les Gnostiques pensent en effet que pour se « sauver », c’est-à-dire pour sortir de ce monde et de ce corps qui les emprisonnent et accéder au paradis, ils doivent « concentrer » toutes leurs forces et toutes les parcelles de leur âme. Cette « concentration », qui est « réarticulation » de l organisme spirituel, les rend capables de la « connaissance par le miroir », c est-à-dire d apercevoir clairement la voie du salut. C est sans doute cette concentration visionnaire que Balzac met dans l’image leibnizienne du miroir concentrique. Mais, contaminant le sens géométrique, le sens physique et le sens mystique de l’adjectif, cette image fait également allusion à l’homologie des sphères, empruntées à la Gnose, qui sont chez Balzac, comme l’a montré Max Andréoli, des réalités concrètes, des systèmes de forces homogènes dont l’harmonie se réalise par un double mouvement des bords vers le centre ou du centre vers le bord, un mouvement de concentration et d’expansion.
Enfin, le miroir a une signification alchimique, liée aux images mystiques. L’homme est en effet pour l’alchimie un microcosme qui contient tout ce que renferme le macrocosme et la vision hermétique présuppose une identité spéculaire entre le haut et le bas. L’univers est organisé en une série de sphères concentriques reproduisant la structure du grand Tout. Un traité alchimique s’intitule Le Grand Miroir du monde. Le miroir désigne alors la pierre philosophale qui « purifie et illumine tellement le corps et l’âme que celui qui la possède voit comme dans un miroir tous les mouvements célestes des constellations et les influences des astres, sans même regarder le firmament, les fenêtres fermées, dans sa chambre ». En purifiant et en absorbant l’énergie venue des autres mondes, condensée par ce mystérieux aimant, l’être humain dispose d’un moyen de faire descendre la lumière dans les profondeurs de son corps et de sa conscience. Telle est la gnose alchimique, que Zozime nuance quand il écrit : « Celui qui regarde dans un miroir ne regarde pas les ombres mais ce qu’elles font entendre, comprenant la réalité à travers les apparences fictives. » Cette dialectique du tout et des parties, de l’ombre et de la lumière, de la réalité et de l’apparence est au cœur de La Comédie humaine.

« Le verbe n’a rien d’absolu, fait dire Balzac à Louis Lambert : nous agissons plus sur le mot qu’il n’agit sur nous ; sa force est en raison des images que nous avons acquises et que nous y groupons. » Son travail mental sur l’expression « miroir concentrique » le prouve. L’imagination, c’est aussi ce pouvoir de mettre sous les mots une infinité de signifiances qui étendent leur sens dénotatif. Le mot « concentrique » définit ainsi plaisamment les Contes drolatiques, « œuvres concentriques où l’univers moral est clouz et où se renconstrent, pressées comme sardines fresches en leurs buyssars, toutes les idées philosophicques quelconques, les sciences, artz, esloquences, outre les momeries theatrales ». Définition très rabelaisienne de La Comédie humaine !
Quant à l image du miroir, avec son faisceau de significations physiques, psychanalytiques, esthétiques et mystiques, elle est sans doute née de la fascination de Balzac pour les techniques d illusion d optique qui fait de lui un précurseur de l écriture cinématographique. Elle s’applique à cette « imagination fantasmagorique » qui permet à Louis Lambert, comme à Victor Morillon et à Balzac, d’« écrire ses rêves » et de décrire avec force détails des vies qu’il n’a pas vécues, des époques qu’il n’a pas connues. L’imagination fait de leur esprit un dispositif panoramique, un « miroir concentrique où l’univers vient se réfléchir ». Ils deviennent des artistes, c’est-à-dire des voyants et des exécutants, capables de traduire en œuvres leur conception. Car « l’art, c’est la nature concentrée », note Balzac dans Illusions perdues. L’image du miroir, devenue concept esthétique, est sublimée par les souvenirs mystiques. Le mysticisme très syncrétique de Séraphîta est un cas extrême de la sublimation balzacienne des pulsions. L’idéal angélique y apparaît bien comme le résultat de ce travail du négatif qui s’instaure comme mode de satisfaction des pulsions non assouvies, satisfaction d’autant plus parfaite qu’elle est délivrée de sa dépendance à un objet réel. Le miroir concentrique est donc l instrument par excellence de l « auguste mensonge » romanesque, puisqu il permet l anamorphose des fantasmes et l accès à l idéal.

Anne-Marie Baron





Penser/voir avec Balzac
le Paris d hier et d aujourd hui


Ambitieux projet et piège complaisamment tendu qu’il s’agit en ce lieu de mémoire d’éviter au mieux : redire sous forme de résumé ce qui fut dit il y a vingt ans sur Balzac « archéologue » de Paris. Même si dans une première étape de ce parcours qui nous mènera d’hier à aujourd’hui je dois évoquer quelques-unes des remarques et conclusions auxquelles j’avais naguère abouti après avoir beaucoup pensé avec Balzac ce Paris de la première mi-temps du siècle qui fut le sien. Nécessaire point de départ pour une remise en perspective liée à un écart temporel (1980-2000) où Paris a continué de se transformer, où nous avons pu lire, écouter les propos d’autres balzaciens et penseurs divers sur la ville, où notre connaissance s’est enrichie des Œuvres diverses magistralement éditées, où j’ai moi-même au cours de colloques ou séminaires émis quelques hypothèses qui m’ont permis de poser de nouvelles questions. Car c’est bien d’un questionnement qu’il s’agit. Si c’était à refaire aujourd’hui, que dirais-je de plus ou de différent ; sur quels points insisterais-je ? Que développerais-je de ce qui était en attente dans une sorte de tissu interstitiel que j’aimerais explorer pour élargir quelque peu l’horizon. Ainsi je serai à moi-même la matière de mon sujet en partant de ma propre pensée, de ma propre vision mais toujours dans la lumière dont Balzac auréole la ville. Puisse le « toucher du rayon » m’être propice !
Pour commencer donc…

Arrêt sur images

Penser Paris avec Balzac c’est tout d’abord aujourd’hui comme hier évoquer l’observateur-poète pensif et l’historien des mœurs pensant face à une ville en pleine expansion. Ville qui « marche et ne s’arrêtera pas », créature dont le tissu cellulaire ne cesse de proliférer. Cette expansion, La Comédie humaine en porte largement témoignage et c’est là l’une de ses originalités. « En ce temps-là tout Paris avait la fièvre des constructions. » Mais dans sa marche triomphante il sacrifie les vestiges d’un passé qui « disparaît avec une effrayante rapidité » sous les coups de boutoir de la spéculation. D où l impérieuse nécessité de les faire accéder à l « existence typographique » pendant qu il en est temps encore et ce, pour « un avenir qui talonne le siècle actuel ». Bref, d inscrire le temps court de cette ville de la Restauration et de la Monarchie de Juillet dans la longue durée de son histoire, Passé, Présent, Futur pris dans une même et large coulée. Invite à une vision stéréoscopique du temps qui passe en pays parisien. Peut-être suffit-il pour y répondre de convoquer à travers quelques exemples privilégiés un Balzac prophète en ce pays et plume militante en main.

1. « Les cris de la littérature »

« Depuis dix ans les cris de la littérature n’ont pas été superflus », constate Balzac en 1843 dans l’ouverture récapitulative des Petits Bourgeois dressant l’inventaire de ce qu’il a contribué à sauver par la plume depuis les années 1830. Certes, mais il n’est ni le seul ni le premier, et il convient de le situer dans un contexte plus large pour mieux apprécier sa singularité quant à cette pensée de la ville qui nous occupe.
Rappelons pour mémoire que, dès 1825, dans un pamphlet dont le texte amplifié sera repris en 1832, Victor Hugo déclare la « Guerre aux démolisseurs » : « Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne […] Une loi suffirait ; qu’on la fasse. » « Tous les jours » le Vandalisme [allégorisé dans la version de 1832] « démolit quelque chose du peu qui nous reste de cet admirable vieux Paris ». Il a « badigeonné Notre-Dame » « rasé Saint Magloire », « détruit le cloître des Jacobins », « fait de la nef de Saint-Pierre-aux-bœufs un magasin de futailles vides », de « l’hôtel de Sens une écurie à rouliers, de la chapelle de Cluny une imprimerie »… Et la liste n’est pas close.
Souvenons-nous par ailleurs de la célèbre lettre adressée par Chateaubriand à la Revue de Paris au lendemain du sac de Saint-Germain l’Auxerrois (en 1831) et des projets de démolition de l’église au profit du percement d’une large voie qui relierait le Louvre à l’ Hôtel de Ville :

[…] Quoi, renouveler le Vandalisme de 93 […] Que sont donc devenus vos romantiques ? On porte le marteau dans une église et ils se taisent ! Ô mes fils combien vous êtes dégénérés ! […] vous ferez une ode mais durera-t-elle autant qu’une ogive de Saint Germain l’Auxerrois ? Et les artistes ne présentent point de pétitions contre cette barbarie ?

Prises de position véhémentes et appels à l’action mais essentiellement en faveur de monuments (et tout particulièrement des églises) qui n’ont guère place dans La Comédie humaine. (En revanche dans les Œuvres diverses on peut lire un article à la manière de Hugo et Chateaubriand « Sur la destruction projetée d’un monument » élevé au duc de Berry. Cet article, publié dans Le Rénovateur en 1832 et ponctué de diverses erreurs, apparaît vraiment comme une sorte de pastiche…)
Ce que Balzac défend et entend préserver ce sont des traces beaucoup plus humbles qui disparaissent dans l’indifférence générale. (De celles dont l’historien Marc Bloch disait que le passé les laisse tomber sans préméditation le long de sa route) : naïfs détails tel le Tourniquet Saint-Jean, maisons-types : celle du Chat-qui-pelote ou celle du juge Popinot rue du Fouarre, on encore cette maison Thuillier si minutieusement décrite au début des Petits Bourgeois afin de permettre, dans une opposition Passé-Présent, de « comparer la Bourgeoisie d’autrefois à la Bourgeoisie d’aujourd’hui ».

2. « Choses vues »

M’interrogeant à nouveau aujourd’hui sur le Comment Balzac a pensé la ville, je persiste à répondre que c’est beaucoup plus en l’arpentant, en l’explorant qu’en consultant les vieux plans qu’il évoque parfois ou même en étudiant avec curiosité les titres de propriété dans Paris qui le font entrer dans un temps palimpseste. Rien ne donne le branle à son imagination comme les choses vues offertes à son déchiffrement jusque parfois dans leur déshonorante mais fascinante dégradation : ainsi, par exemple, de la « charmante maison de Racine », oubliée par la spéculation rue Visconti. Plaisir fécond d’observateur-poète, de flâneur instruit dans un Paris contemporain qui par ailleurs ne méconnaît nullement « l’héroïsme de la vie moderne ».
Le moment venu, je reviendrai plus longuement sur ce flâneur des deux rives s’efforçant de saisir ce passage, cette fugacité des choses car je me suis aperçue qu’elle signait beaucoup plus encore que je ne le pensais naguère l’accès de Balzac à notre propre modernité. Ici l’image sera donc à retoucher, à agrandir aux dimensions méritées par un romancier soucieux d’élever le roman « à la valeur philosophique de l’Histoire » et de nous léguer une « grande image du présent », annonciateur d’avenir.
Un avenir qu’il prophétise souvent à juste titre et dans la mesure où il le peut.

3. Les visages de l’avenir

« La spéculation hideuse, effrénée, qui d’année en année abaisse la hauteur des étages, découpe un appartement dans l’espace qu’occupait un salon détruit, qui supprime les jardins, influera sur les mœurs de Paris. On sera forcé de vivre bientôt plus au dehors qu’au dedans. La sainte vie privée, la liberté du chez soi où se trouve-t-elle ? »
Vibrante et inquiète interrogation assortie d’une prédiction : dans cinquante ans les maisons du style Tuillier auront disparu. Cinquante ans : voilà qui mène au Paris-fin-de-siècle métamorphosé par Haussmann (lequel perce déjà sous Rambuteau) où, effectivement, les maisons qui méritent les « honneurs d’une exacte description » balzacienne ne seront plus que citations architecturales d’un passé englouti sous la marée montante des « maisons de produit ». Et si, franchissant les cercles du Temps, nous passons d’une fin de siècle à l’autre, nous voyons se multiplier les « phalanstères en moellons » et autres matériaux anathématisés dans La Comédie humaine. « Nos pères avaient un Paris de pierre, nos fils auront un Paris de plâtre. » Conviction de Hugo partagée par Balzac, et les arrière-petits-fils que nous sommes ont vu pire…
Par ailleurs — et ceci est la conséquence de cela — Balzac prophète en pays parisien perçoit déjà l’inévitable séparation géographique des classes sociales à l’intérieur de la ville, la frontière bientôt difficilement franchissable entre quartiers pauvres et quartiers riches.
En revanche, il est certaines omissions étranges que, déjà, j’avais relevées mais sur lesquelles il faudrait sans doute insister dans la mesure où elles expliquent peut-être ce que Balzac n’a pas prévu et qui déjà était prévisible. Contentons-nous de l’exemple le plus probant : comment, s’intéressant de près à l’expansion urbaine et aux plus-values dont elle s’accompagne, passe-t-il sous silence la formidable explosion démographique qui en est la cause principale ? Entre 1801 et 1850, la population de Paris double et après les insurrections de 1830, 31, 32, 34 de nombreuses enquêtes sont menées pour étudier ce flux migratoire et ses conséquences. Balzac ne se soucie guère de la cité manufacturière en marche elle aussi, et bien peu du prolétaire, ce « nouveau venu » comme dit Proud’hon, allusivement présent dans le prologue de La Fille aux yeux d’or. Comment dès lors prévoir la rapide extension de la ville qui, abattant ses murailles, passera dès 1860 de douze à vingt arrondissements, et la formidable prolifération des banlieues qui se poursuit aujourd’hui encore ? Les charmants « environs de Paris » qui constituent la banlieue balzacienne ne semblent nullement menacés. Nulle prédiction de ce que deviendront certains d’entre eux, charriant les exclus du grand Paris.
Ces silences, ces péchés par omission sont là pour nous rappeler ce que le récent colloque de Tours a bien montré : l’on ne doit pas confondre les droits du romancier et les devoirs de l’historien. Le Paris de Balzac est un espace fictionnalisé où tout est possible même l’invraisemblable course poursuite du Dôme des Invalides dans les plis sinueux de la vieille capitale ! Les Œuvres diverses ici encore aident à rectifier une image trop « documentaire », exploitable par des historiens de profession. Au-delà de l’espace topographique s’ouvre souvent un espace symbolique. Déjà je l’avais perçu voici vingt ans, mais sans avoir encore fait émerger une image qui maintenant s’impose à moi : celle du labyrinthe, du maléfique jeu de l’oie parisien auquel j’ai consacré depuis un article et une préface. Au moment où le CD-Rom Balzac était à l’étude, on m’avait demandé si je pourrais généraliser, étendant cette structure labyrinthique à toute La Comédie humaine. La réponse fut non à cette démarche trop systématique (et qui plus est, envisagée sous un angle ludique !), mais je crois pouvoir dire aujourd’hui que quelques autres grands romans parisiens de La Comédie humaine pourraient être étudiés dans cette perspective : César Birotteau, Le Cousin Pons et La Cousine Bette, Splendeurs et misères des courtisanes où l’ultime case est cette cellule de la Conciergerie, ce « troisième dessous » de Paris où le pion Lucien achève sinistrement son parcours… « À suivre » donc.
Sur ce que Balzac n’a réellement pu prévoir puisque nous-mêmes ne le pouvions voici quelques décennies encore, je ne m’exposerai pas à la banalité réductrice d’un discours catastrophiste sur les nuisances multiformes qui planent sur le Paris actuel, mobilisant — souvent en vain — un bataillon de défenseurs de l’environnement. Je dirai simplement que, vu en perspective cavalière, le Paris de La Comédie humaine — nonobstant les immondices où baignent ses quarante mille maisons !— ressemble parfois pour nous à un paradis perdu avec ses jardins, ses chants d’oiseaux, ses effets de lumière naturelle. Toutefois, je voudrais noter et saluer au passage le désir assez récent chez nos « modernes échevins » de préserver les rares enclaves restantes de ce paradis-là. Aux démolitions souvent abusives du vieux Paris dans les années 60-70 succède maintenant l’implosion des « phalanstères en moellons » qui ont poussé à la même époque. Finies les tours, les barres, les murailles de Chine et vive la réhabilitation, si coûteuse soit-elle parfois, d’humbles lieux de mémoire tels que la Butte-aux-Cailles ou ce qui demeure du vieux quartier Saint-Blaise autour de la petite église Saint-Germain de Charonne. Évolution d’une sensibilité nouvelle aux charmes secrets de la capitale, bien dans l’esprit du romancier. La plume — relais de certains écrivains contemporains, poètes de Paris à la manière de Balzac, n’est peut-être pas étrangère au phénomène. Je pense en particulier à Jacques Reda, rêveur devant « l’Herbe des talus » et « les Ruines de Paris ». Murmures de la littérature plus que cris, mais néanmoins perceptibles. J’aurais pu leur faire place dans les années quatre-vingt tout comme je ferais place si j’en écrivais maintenant à certain Paris balzacien vu à « vol d’archange ». Toute rêverie méditative engendrée par le Paris de Balzac participe de la pensée de la ville, tant l’espace du roman finit par s’inscrire dans l’espace vécu du lecteur comme l’a observé dès longtemps Michel Butor.
Quelques regrets donc et repentirs de peintre dans ce tableau de Paris revisité, mais pour l’essentiel je persiste et signe et parfois d’une plume plus hardie qu’autrefois dans la mesure où l’avenir a, pour une large part, justifié certaines de mes initiatives. Ce sont maintenant des images d’une autre nature que j’aimerais commenter. Images photographiques celles-là, mises naguère en prudent rapport avec le texte balzacien. Prudence abandonnée depuis que de récents travaux ont mis en évidence un véritable imaginaire photographique au xixe siècle, dont Balzac participe.

Imaginaire photographique

1. De Balzac à Marville et Atget

Dès les premiers temps où je pensais la ville avec Balzac, mon attention avait été attirée par le travail de deux photographes qui me semblaient, dans le sillage de Balzac, être les héritiers de son regard à la fois aigu et sélectif. Il s’agit de Marville et d’Atget. On en parlait peu alors et la plupart de leurs clichés sommeillaient dans les archives du musée Carnavalet et de la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Ils ont été depuis abondamment exploités, faisant l’objet d’expositions, de publications, d’éditions. Signe d’un temps où l’on assiste à une véritable assomption de la photographie. Balzac, certes, n’en a vu que les prémices mais jamais, notons-le, il n’a jeté, contrairement à Baudelaire, l’anathème sur l’invention nouvelle. Il rend, au contraire, hommage dans Le Cousin Pons à la découverte de Daguerre, fasciné par le fait que « tous les objets existants ont un spectre saisissable, perceptible », qu’« un édifice ou un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une image dans l’atmosphère » (CH, t. VII, p. 585). C’est que d’emblée il la situe du côté de l’imaginaire, non copie du réel mais émanation quasi magique du « réel passé » dont la « force constative […] porte non sur l’objet, mais sur le temps ». Je renvoie ici au numéro de Romantisme, consacré à « L’Imaginaire photographique ». Balzac y est plusieurs fois évoqué, notamment dans un article intitulé « Poétiques à l’épreuve. Balzac, Nerval, Hugo ». Pour Balzac, dit Christian Chelebourg, ce que Daguerre découvre c’est « proprement un pan de la réalité jusque-là voilé, imperceptible : ses plaques de métal ne saisissent pas du visible mais bel et bien de l’invisible ». Et d’insister sur « la dimension poétique que le romancier prête à cet acquis technologique ». Écho des conversations que Nadar eut avec Balzac, rapportées dans Quand j’étais photographe : « Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini ; foliacées en pellicules infinitésimales dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps » et « chaque opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté ».

Philosophie teintée d’hermétisme. Intérêt pour ce que le romancier-voyant a déjà pressenti si l’on en croit la lettre adressée le 2 mai 1842 à Mme Hanska après séance chez le daguerréotypeur :

Je suis ébaubi de la perfection avec laquelle agit la lumière. Vous souvenez-vous qu’en 1835, cinq ans avant cette invention, je publiais à la fin de Louis Lambert, dans ses dernières pensées, les phrases qui la contiennent ? Geoffroy Saint-Hilaire l’avait aussi pressentie. Ce qui est admirable c’est la vérité, la précision (LHB, t. I, p. 579-580).

Il vaudrait peut-être la peine de situer Balzac dans ce que Philippe Hamon appelle « l’iconosphère du début et du milieu du siècle ». Le collaborateur de La Caricature — et là encore les Œuvres diverses le précisent — a souvent cherché un « équivalent littéraire » aux « folies » des dessinateurs. Intérêt pour les « arts mixtes », notamment littérature-images, pour l effacement des frontières entre les genres. Non, Balzac n eût pas désavoué le « genre » photographique et je continue à rêver d une édition des romans parisiens de La Comédie humaine ponctuée par les photos de Marville. Ses premières photos connues portent la date de 1851 et durant le Second Empire, grâce à son talent tôt reconnu, il devient « photographe de la Ville de Paris ». Pourvu de commandes officielles destinées à établir une comparaison entre le Paris pré-haussmannien et le grand œuvre de salubrité et d’élégance accomplie sous Napoléon III. Mais le Paris qu’il nous a légué tout comme celui de Balzac transcende l’aspect documentaire pour atteindre à une sorte de poésie. Lui aussi semble avoir un « amour au cœur » pour ce Paris voué à la disparition.

Dans quel état d’esprit Marville sillonnait-il avec son lourd fardeau de plaques de verre, les artères de la capitale ? Lorsque, de nos jours, on contemple ses vues où le dédale des rues sinueuses semble apporter à chaque tournant le plaisir d’une surprise nouvelle, où les boutiques qui s’ouvrent sur la chaussée suggèrent une chaleur humaine à tout jamais disparue, où les jeux fascinants d’une lumière avare forment sur les pavés des reflets séduisants, on se prend à rêver à cette ville démolie en quelques années. Et l’on imagine dans le cœur de Marville l’amère nostalgie d’une perte irréparable.

Ainsi s’exprime, et nous souscrivons entièrement à ses propos, la préfacière du catalogue de la première exposition Marville réalisée par la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
Quant à Eugène Atget, il appartient à une autre génération (1857-1927) mais sa démarche de « photographe archéologue » (il se définit ainsi lui-même) semble encore plus proche de celle de Balzac dont par ailleurs il aurait pu être l’un des personnages. Personnage archéologique entaché de « naïveté » et sous le signe de l’échec :

Suivons-le à l’œuvre. Il travaille sans discontinuer. Il enregistre patiemment, quotidiennement un Paris qui n’est plus ; avec une sorte d’instinct qui tient du prodige, il prend non seulement ce qui est pittoresque mais ce qui va disparaître ; nul n’a su comme lui conserver le souvenir de vieilles rues et de lieux que nos temps ont détruits […] Rien ne lui échappe […] les boutiques, les brocanteurs […] la voiture cellulaire dite « panier à salade », le coupé du Bois de Boulogne […] La Bièvre à la porte d’Italie, les vieux hôtels ; les détails de sculpture, les frises, les macarons, les fontaines, les heurtoirs […] Dans la rue il retrouve les enseignes : La Barbe d’or, À la grâce de Dieu, Au bon puits […] Au soleil d’or, l’Homme armé […] Sociologue avant la lettre, il laissera de nombreux intérieurs : ceux d’artistes […] de collectionneurs, d’employés […] Documentation incomparable sur la société du temps.

Ce portrait en mouvement me conforte dans l’hypothèse qu’il fut sans doute lecteur de Balzac, héritier de son « iconographie littéraire », en tout cas de son regard. Un regard qui, de relais en relais, n’a pas fini de se transmettre ; et je voudrais en donner un exemple privilégié qui, de façon moins insolite qu’on pourrait le penser, va nous conduire par un petit détour que je m’autorise de Paris à New York.
New York où a commencé la vie posthume d’Atget puisque c’est grâce à la grande photographe américaine Bérénice Abbot, élève de Man Ray, qu’il fut sauvé de l’oubli.
À l’automne dernier, le musée Carnavalet les réunissait dans un même hommage exposant des photographies du Paris d’Atget et des photographies insolites de New York prises dans les années trente par Bérénice Abbot. En dépit des différences, certaine parenté de regard sur la ville m’avait alors frappée et je continuais à m’interroger sur la filiation Balzac-Atget-Abbot au moment où un autre photographe longtemps méconnu, lui aussi, mais récemment l’objet d’une redécouverte spectaculaire m’a, d’une certaine manière, invitée à prolonger cette filiation jusqu’à lui.




2. Un photographe « littéraire »

Il s’agit du photographe américain Walker Evans. Certes, c’est New York et non Paris qu’il a photographié. Cependant, à lire les articles que lui a consacrés la presse à l’occasion d’une grande rétrospective de son œuvre au Métropolitan, on se prend à penser que le toucher du rayon balzacien, traversant l’Atlantique, a pu l’inspirer.
Qu’on en juge par quelques extraits du Monde daté du 6 mars 2000 où l’on apprend que des documents inédits dénichés dans les archives Evans (au nombre desquels des traductions de divers écrivains français) confirment « un étonnant dialogue entre les mots et les images par un artiste imprégné de littérature française, qui a étudié à Paris ».
Il collectionne des « types humains modernes proches des métiers chez Daumier » traduisant « visuellement ce qu’il voudrait écrire » ; « Evans recadre ses photos, les découpe, cerne un fragment comme on écrit un poème ou une nouvelle. Son œuvre est de la littérature » et « face à ses images de ville, à ses maisons apparemment banales on se demande comment elles peuvent prendre autant d’épaisseur et fasciner ». Sans doute, avance l’auteur de l’article, à cause de la « tension entre poésie et information, entre les signes humains et urbains », tension et mystère tout balzaciens. Et tout naturellement arrive ici une référence à… Atget car Evans comme lui « privilégie les traces du passé […] seules à même d’expliquer le présent ». Comment ne pas évoquer ici l’archéologue de Paris et méditer une fois de plus sur la parenté littérature/photographie ? Écrivains-photographes ; photographes-écrivains : troublants effets de miroir comme sont troublants par ailleurs les propos tenus par l’historien d’art Jean-François Chevrier sur notre photographe littéraire :

Son œuvre est narrative et poétique, anthropologique et littéraire. Photographe, il collectionne des amorces de récit. Narrateur, il condense du temps dans des images. Chaque image est à la fois pièce et fragment ; un morceau qui vaut comme un tout, comme un poème, et qui peut être traité comme un élément de montage, dans un enchaînement narratif.

Parenté balzacienne, semble-t-il, jusque dans la structure même de La Comédie humaine.
Si actuellement on s’intéresse tellement d’une part, à la photographie, capable plus qu’un autre médium de capter de l’instant, de fixer du fugace, et d’autre part, aux humbles reliques de ce qui va tombant après les moissonneurs urbains, n’est-ce pas à cause d’une interrogation renouvelée en cette aube du deuxième millénaire sur le Temps humain ? C’est en lisant le récent ouvrage de la philosophe Sylviane Agacinski joliment intitulé en hommage à Walter Benjamin, Le Passeur de temps, modernité et nostalgie , que j’ai été conduite vers la dernière étape de notre parcours.

Portrait de l’artiste en passeur de temps

Éloge du flâneur

Sylviane Agacinski ne se réfère qu’allusivement à Balzac, simplement nommé au détour de quelques phrases ; mais, tendant à réhabiliter, à valoriser le personnage du flâneur et à faire parmi d’autres penseurs un certain éloge du ralenti, elle m’incite à m’attarder beaucoup plus que jadis à ce personnage balzacien reparaissant qu’est précisément le flâneur. « Flâneur instruit », précise souvent Balzac qui s’identifie à lui. Flâneur immergé dans un temps bien différent de celui des protagonistes parisiens pris dans les infernales volutes de l’or et du plaisir. Au temps des cumulards de toutes espèces sociales qui « glissent à la ramasse » sur les choses de la vie, s’oppose le temps des artistes, des poètes. Pour les premiers, « le temps est leur tyran, il leur manque, il leur échappe, ils ne peuvent ni l’étendre, ni le resserrer ». Pour les seconds, ils ont conquis — chèrement parfois — le droit à une sorte de « paresse méditative », comme dit Michel Butor évoquant dans Paris à vol d’archange la « vertu de paresse ». « L’artiste est capable de paresse […] il lui faut perpétuellement rattraper le temps perdu, mais au moins il est capable de le perdre noblement. C’est ce loisir arraché qui donne à l’artiste sa beauté tourmentée, romantique. »
Balzac — il faut insister sur ce point — délègue très rarement à ses personnages le pouvoir d’évoquer la poésie de Paris. Le plus souvent, il avance seul dans ce temps au ralenti que nous appelons de nos vœux pour savourer en flâneur-artiste les « mille jouissances » offertes par une ville féconde en sujets poétiques et merveilleux. L’ouverture de Ferragus est ici plus éloquente que tout discours d’escorte. Obéissant aux suggestions des commentateurs des Œuvres diverses il faudrait rassembler les poèmes en prose parisiens épars dans l’œuvre de Balzac dont certains sont déjà tout nimbés d’une lumière baudelairienne tandis que d’autres rappellent les Rêveries du promeneur solitaire. Métamorphoses d’une ville aux lumières changeantes, insolites, susceptibles de la transfigurer parfois en ville orientale nimbée de bleu et d’or. C’est en poète que le flâneur a su capter ces instants fugitifs, et le rappeler en multipliant les exemples contribuerait peut-être à le faire enfin sortir d’une espèce de dictionnaire des idées reçues dont il est encore prisonnier, surtout auprès des médias.

2. Conscience du passage

« La Conscience moderne est celle du passage et du passager », constate Sylviane Agacinski. « Caractère passager de l’être, des choses, des institutions et de la nature elle-même », conséquence d’un « temps de l’histoire qui, substitué d’abord à l’ordre éternel ou cyclique, s’est fragmenté » ; d’où une Histoire « désorientée » posant une question déjà d’actualité pour Balzac et ses contemporains après la faille ouverte par la Révolution et l’Empire (« un temps devenu si vite l’Antiquité pour nous », remarque l’historien des mœurs) :

Telle est bien la question que pose l’histoire : savoir si elle est le temps d’un destin qui s’accomplit, si elle a l’unité d’un devenir rationnel […] ou bien si interrompant toujours toute programmation, elle laisse place à l’accident, à la fracture, à la discontinuité, à l’hétérogénéité y compris l’hétérogénéité de l’homme.

Balzac a beau dire que l’Histoire se répète en toute chose y compris en spéculation parisienne, il n’en semble pas moins sensible à la discontinuité, à l’hétérogénéité du temps, de l’espace et de l’homme en pays parisien. Lorsqu’il soumet ses personnages, grâce à leur réapparition, à ce temps qui, tout ensemble ou tour à tour, fait et défait leur histoire personnelle, petite histoire inscrite au cœur de la grande, on perçoit bien cette hétérogénéité. S’il y a deux ou trois jeunes hommes dans un jeune homme de Paris lequel l’emportera ? À Paris tout est possible, tout peut advenir.
L’espace urbain plus qu’un autre est animé par une extraordinaire puissance du virtuel ; et si c’était à refaire j’explorerais davantage ces « réserves » (au sens pictural du terme) ménagées par Balzac dans son œuvre, ces amorces de romans possibles dans la « ville aux cent mille romans », invites à « créer à deux », à habiller les personnages pour un autre destin… Réserves qui peut-être — j’ai naguère avancé l’hypothèse qu’il faudrait creuser — expliquent les personnages reparaissants : trop de multiples possibles inédits les attendent pour que leur suffise l’espace d’un seul roman parisien. Pour Eugène-l’hétérogène, les jeux ne sauraient être faits dès la pension Vauquer, et bien d’autres « passent » d’un temps à un autre sous la plume du romancier passeur de temps. « Le passeur [est] aussi celui en qui les “traces” se croisent : tissu de la ville, pierres, monuments, rues, images, choses vues et choses lues, plaques des rues ou livres, histoires racontées »… « Le promeneur lit plusieurs textes à la fois tandis que chacun d’eux retentit sur l’autre. »
Vrai pour Balzac comme pour Baudelaire, Atget ou Evans, tous passeurs d’un temps où « la forme d’une ville change plus vite hélas que le cœur d’un mortel » ; observateurs d’un présent en train de devenir du passé, phénomène qui m’avait littéralement fascinée au moment où je commençais à penser « sa » ville avec Balzac. Déjà il semble illustrer ce que Sylviane Agacinski, s’efforçant de cerner notre « modernité », nomme « l’éthique de l’éphémère ». Avant Walter Benjamin (pour lequel il fut aussi un passeur), Balzac s’attarde à la vie des objets au statut indécis « objets suspendus, perdus entre deux époques », vieux carrick ou autre vêtement dessaisonné sur les épaules d’un « homme-Empire comme on dit un meuble-Empire ». Mobilier humain, mobilier urbain : rime tragique…

Quittant ce xixe siècle qui lui sert de référence et de point de départ pour sa réflexion Sylviane Agacinski conclut :

Le xixe siècle ne semble « moderne » qu’à fabriquer du vieux à un rythme accéléré, à périmer le monde […] Notre siècle est-il sur ce point différent ? Ce n’est pas sûr, car nous marchons d’un pas plus rapide encore.

Interrogation à méditer dans le sillage de ce Balzac « archéologue » du passé inscrit dans un présent qui passe, annonciateur de cet éphémère auquel nous semblons voués. Efforçons-nous avec lui de ralentir le pas afin de mieux apprécier, sans excessive nostalgie mais à sa juste valeur, ce « passage », ce périssable qui est notre destin : misère d’un temps marqué par le retrait de l’éternel ? Peut-être, mais aussi parfois splendeur fulgurante de notre humaine condition.

Jeannine Guichardet
Université de Paris III





PENSER LE ROMAN :

ALBERT SAVARUS 
OU LE ROMAN COMME TRANSGRESSION


Nombreuses sont les études consacrées à l’art romanesque de Balzac émanant de la plume des érudits les plus éminents à s’être penchés sur les œuvres de fiction du monstre des lettres françaises. Aussi m’a-t-il paru présomptueux de vouloir aborder ou réaborder dans un texte aussi limité que l’est nécessairement le présent article toute la complexité qui informe la création romanesque balzacienne. Par conséquent, j’ai préféré fixer le regard sur un petit texte assez peu étudié afin d’en dégager les lignes matricielles ainsi qu’un aspect de son art qui me paraît relativement innovateur chez Balzac, soit le caractère autoreprésentationnel du récit qui devient également un acte transgressif — par l’écriture d’une part et par la lecture d’autre part.

« Roman d’un roman à l’intérieur d’un roman, jeux de miroirs à l’infini, où créateur et création ne sont plus que reflets d’autres reflets. » C’est en ces termes qu’Anne-Marie Meininger décrit les rapports complexes entre Balzac et le fonctionnement du petit roman, Albert Savarus. Comme la plupart des critiques qui s’y sont intéressés, elle se penche avant tout sur la manière dont ce texte semble être le reflet, à bien des égards, du drame qui se joue entre Balzac et Mme Hanska en 1842. Cette perspective la conduit à juger sévèrement Albert Savarus :

Roman facile, un peu méprisant pour l’adversaire, Albert Savarus est égocentrique encore par l’incessant retour de Balzac sur sa vie jusqu’à l’adolescence et par les emprunts, tantôt machinaux, tantôt significatifs, à ses propres œuvres, notamment aux œuvres de sa vie « au début »; rappels d’autant plus visibles, qu’ils sont peu élaborés, que Savarus est un roman écrit à la hâte.

Et Pierre Citron, lisant le roman dans le même esprit, parle de la gêne qu’éprouve le lecteur à lire « ce qui est une lettre d’amour en même temps que la manœuvre diplomatique d’un amant difficile, le tout camouflé sous une sorte de roman à thèse ». D’après lui « [c]ette gêne n’encourage ni l’intérêt ni l’émotion ». De tels réquisitoires n’incitent guère à la lecture... Mais si on faisait abstraction du roman Balzac-Éveline Hanska, si on lisait ce texte en lui-même et pour lui-même, ainsi que l aurait fait un abonné du Siècle où Albert Savarus parut en 1842, aboutirait-on aux mêmes conclu sions ? Au contraire ne serait-on pas obligé de reconnaître l’intérêt proprement littéraire que présente ce roman, notamment en ce qui concerne les questions de mise-en-abyme évoquées par Anne-Marie Meininger et même une théorie implicite du genre romanesque qui se dégage d’une lecture approfondie.
À vrai dire, même si Albert Savarus est « écrit à la hâte », même si l’un des destinataires du roman est Mme Hanska et même si l’hommage à Stendhal, mort en 1842, saute aux yeux (la chartreuse, les lacs suisses, le lac Majeur, le choix du nom Gina, les ressemblances entre Mlle de Watteville et Mathilde de la Mole, Besançon, la parenté entre l’abbé de Grancey et l’abbé Pirard), il ne demeure pas moins vrai que la complexité de la situation narrative, le système de renvois et d’échos sans compter le cadre social et historique ainsi que la vision morale communiquée par le texte sont dignes des meilleurs romans de Balzac. En effet, comme c’est le cas dans Modeste Mignon, par exemple, l’intrigue dépend entièrement d’un jeu de masques et de dissimulations visant l’identité réelle ou fictive des personnages, identité qui est étroitement liée à leur rôle d’exégète et d’écrivain, car certains modèles herméneutiques et scripturaux sont explicitement esquissés dans le texte.
Le modèle dominant est sans doute celui du mystère à déchiffrer et en ceci ce roman balzacien s’apparente à bon nombre de romans traditionnels ; mais l’originalité d’Albert Savarus réside en ceci : le lecteur a peu de prise sur le personnage qui donne son nom au texte car il est presque invariablement présenté, donc filtré, à travers les perceptions d’autrui. On découvre — chose rare chez Balzac — que le narrateur ne décrit pas le personnage. Cette tâche est confiée à l’abbé de Grancey et c’est précisément le portrait verbal qu’il dresse qui crée chez l’une de ses interlocutrices le désir de décoder le roman qu’elle entrevoit dans ses paroles :

Le portrait esquissé par le plus capable des vicaires-généraux du diocèse eut d’autant plus l’attrait d’un roman pour Philomène qu’il s’y trouvait un roman. Pour la première fois de sa vie, elle rencontrait cet extraordinaire, ce merveilleux que caressent toutes les jeunes imaginations, et au-devant duquel se jette la curiosité, si vive à l’âge de Philomène. [...] Albert Savaron offrait bien des énigmes à déchiffrer.

Le processus est des plus intéressants : une description visuelle inscrite dans un roman est perçue par Philomène comme matière romanesque alors qu’elle n’a jamais lu elle-même de roman. En effet elle « avait été fortement comprimée par une éducation exclusivement religieuse » par une « mère qui la tenait sévèrement par principes ». C’est ainsi qu’« à dix-sept ans, Philomène n’avait lu que les Lettres Édifiantes, et des ouvrages sur la science héraldique. Jamais un journal n’avait souillé ses regards ». Non seulement nous assistons à une situation où déjà il existe une espèce de roman à l’intérieur du roman (Albert médiatisé par l’abbé de Grancey, où le visuel est textualisé au propre et au figuré) mais aussi à une situation où le désir de lire ce roman relève de l interdit. Par ailleurs, ce désir de lecture se transmue rapidement en un désir de voir : « Puis le voir, l apercevoir !... Ce fut le désir d une fille jusque-là sans désir. » Double interdit donc, car le désir de lire est non seulement textualisé, il est également sexualisé. Lire pour Philomène devient un moyen pour s’affranchir de l’emprise maternelle, et elle se met aussitôt à espionner son « roman » qui, lui, est en train d’écrire. Les détails de la scène me paraissent lourds de signification : « [...] elle vit Albert écrivant, elle crut distinguer la couleur de l’ameublement qui lui parut être rouge. La cheminée élevait au-dessus du toit une épaisse colonne de fumée. — Quand tout le monde dort, il veille... comme Dieu ! se dit-elle. » On ne sait pas ce qu Albert est en train d écrire, mais puisqu il ne se livre qu à trois sortes d écriture (lettres, notamment à son amoureuse absente ; articles politiques et la nouvelle Un ambitieux par amour), il ne serait pas oiseux de suggérer que la première fois que Philomène le contemple il est en train d’écrire à la duchesse d’Argaiolo ou de rédiger la nouvelle qui lui permet de revivre par l’écriture son propre roman auprès d’elle. En tout état de cause, la condition même de l’écriture, ici, est la séparation dans l’espace. De même, Philomène, lectrice, est physiquement séparée de l’objet de sa contemplation, sa lecture, mais elle l’embrasse du regard et donne une première interprétation de ce qu’elle voit ou lit. Albert est comparé à Dieu. « Dieu veille lorsque le monde dort », mais Dieu est aussi l’auteur de la création et nous assistons une nouvelle fois au processus de mise-en-abyme où Albert, scripteur, est objet de lecture pour un personnage de roman. L’épaisse colonne de fumée et la couleur rouge de l’ameublement pourraient être des détails anodins si la couleur rouge n’avait pas déjà fait l’objet d’une interprétation diamétralement opposée à celle de Philomène. L’abbé de Grancey décrit sa première visite à l’avocat mystérieux en ces termes :

[...] monsieur Savaron est venu en robe de chambre de mérinos noir, serrée par une ceinture en corde rouge, des pantoufles rouges, un gilet de flanelle rouge, une calotte rouge.
— La livrée du diable ! s’écria madame de Watteville.
Oui, dit l’abbé ; mais une tête superbe : cheveux noirs, mélangés déjà de quelques cheveux blancs, des cheveux comme en ont les saint Pierre et les saint Paul de nos tableaux, à boucles touffues et luisantes, [...] un cou blanc et rond comme celui d’une femme [...] un teint olivâtre marbré de taches rouges, un nez carré, des yeux de feu, puis les joues creusées, marquées de deux rides longues pleines de souffrances [...] Enfin il a des mains de prélat.

L’habit dominé par le rouge, la peau marquée de rouge, les yeux de feu, Mme de Watteville n’a pas tort : il existe quelque chose de diabolique chez l’avocat. L’abbé lui donne raison d’ailleurs, mais non sans nuancer, car il décèle chez le jeune homme des traits de saint et des mains de prêtre. Il semblerait en effet, d’après ce passage, qu’Albert soit dominé par une dualité où coexistent le diabolique et la sainteté. Philomène ne voit qu’une tendance — elle fait abstraction de la fumée et de la couleur rouge de l’ameublement — et sa mère se précipite vers une interprétation opposée. Elles ont toutes les deux raison — et tort en même temps.
Or, le texte entier problématise l’acte herméneutique et ses rapports avec l’écriture ainsi que les conséquences qui découlent de toute exégèse. On pourrait même dire, comme dans le cas de Modeste Mignon, qu’à travers la quête de l’écriture — celle d’Albert, celle de Philomène et, à un autre niveau encore, celle de Balzac lui-même — le roman attire constamment l’attention sur son statut autoreprésentationnel, aussi bien que sur l’importance d’une lecture totalisante, car une lecture partielle ne peut avoir que des effets nocifs.
Par ailleurs, la nature double d’Albert pose une ambiguïté qui informe le texte entier et rend ainsi malaisée toute interprétation, que ce soit celle de Philomène ou de sa mère, celle de l’abbé de Grancey ou celle à laquelle doit se livrer le lecteur du roman, car il y va non seulement des incidents et des personnages mais aussi de l’univers moral dans lequel ils s’inscrivent, univers marqué par une ambiguïté radicale.
Si l’on poursuit l’analyse de la dualité d’Albert et de ses conséquences pour l’exégèse à travers une étude de l’emploi des lexèmes « Dieu », « saint », « ange », « divin » et ceux qui s’y opposent, dont « diable », et les termes qui s’y associent comme « Belzébuth », « Satan » et « enfer », on aboutit à des résultats d’un grand intérêt. La répartition des termes positifs est presque équilibrée entre l’histoire dont Albert est le protagoniste et celle dont il est l’auteur. Ainsi Savarus écrit à la duchesse d’Argaiolo : « Je suis tellement occupé que je ne puis aujourd’hui te rien dire qu’un rien, mais ce rien est tout. N’est-ce pas d’un rien que Dieu a fait le monde ? Ce rien, c’est un mot, le mot de Dieu : Je t’aime ! » et le héros de L Ambitieux par amour, Rodolphe, fera de l amour une véritable religion dans ses lettres à la princesse Francesca Gandolphini :

La certitude est la base que veulent les sentiments humains, car elle ne manque jamais au sentiment religieux : l’homme est toujours certain d’être payé de retour par Dieu. L’amour ne se croit en sûreté que par cette similitude avec l’amour divin. […] Croire à une femme, faire d’elle sa religion humaine, le principe de sa vie, la lumière secrète de ses moindres pensées !... n est-ce pas une seconde naissance ?

Par ailleurs ; ce lexique religieux ne se limite pas aux seuls personnages masculins. Il vise également Mlle de Watteville. D abord par son nom, et c est la raison pour laquelle je préfère le Furne aux éditions subséquentes. Deux phrases associent Philomène à la sainte du même nom :

[Madame Watteville] est une des reines de la sainte confrérie qui donne à la haute société de Besançon un air sombre et des façons prudes en harmonie avec le caractère de cette ville. De là le nom de Philomène imposé à sa fille, née en 1817, au moment où le culte de cette sainte ou de ce saint, car dans les commencements on ne savait à quel sexe appartenait ce squelette, devenait une sorte de folie religieuse en Italie, et un étendard pour l’Ordre des Jésuites.

Or, ce nom, désignant la sainte dont le tombeau fut retrouvé à Rome en 1802, vient d’un nom grec mystique qui signifie « aimée ». On ne saurait imaginer de nom plus approprié — de par l’ironie car le personnage est la mal-aimée et de par son association avec la mort et avec l’ambiguïté sexuelle, ambiguïté qui préfigure l’horrible mutilation de son corps lors de l’explosion de la chaudière d’un bateau à vapeur sur la Loire que l’on est tenté d’assimiler à une punition divine entraînée par ses précédents péchés. Le nom Rosalie n’a pas du tout les mêmes résonances. En effet, « Philomène » semble s’insérer dans un semblable système dualiste. Les seules lectures permises à la jeune femme, les Lettres édifiantes de l’abbé Montmignon et des ouvrages sur la science héraldique, figurent le religieux et le social, des forces antagonistes partout dans le texte. Et même si son comportement envers Albert semble dominé par son « infernale curiosité » ses réactions vis-à-vis des lettres interceptées d’Albert ne sont pas exemptes de remords… En d’autres termes, sa conduite n’est pas entièrement commandée par des tendances vers le mal… Sur le plan physique d’ailleurs « [s]on visage ressemblait parfaitement à ceux des saintes d’Albert Dürer […] Tout en elle, jusqu’à sa pose rappelait ces vierges dont la beauté ne reparaît dans son lustre mystique qu’aux yeux d’un connaisseur attentif ». Pourtant, exactement de la même manière qu’elle juge diabolique le portrait d’Albert Mme de Watteville affirme à propos de sa fille : « elle a plus d un Belzébuth dans sa peau ! », jugement qui sera confirmé par l abbé de Grancey qui s exclamera, une fois dévoilée toute l étendue de la perversité de la jeune femme : « Satan ». C est d ailleurs le dernier mot prononcé par le prêtre avant d’expirer — ce qui ne manque pas d’intérêt puisque le drame entier est amorcé par le portrait initial qu’il fait d’Albert devant Philomène et sa mère. Étant donné qu’à un premier niveau l’abbé semble incarner la voix de la sagesse, on pourrait croire à une résolution en faveur du mal du conflit entre les tendances opposées du caractère de cette femme. Ce serait trop simplifier, car le texte établit une série de parallélismes non seulement entre le caractère et le comportement d’Albert et de Philomène mais aussi entre leurs situations respectives et celle de Grancey, parallélismes qui associent fatalement l’abbé au système dualiste. Élucidons d’abord à propos du jésuite. Lui-même révèle à Albert qu’un dépit amoureux dans sa jeunesse l’a fait choisir l’Église et renoncer à toute ambition. Vieux, il se trouve par conséquent à un point limite de la courbe de l’existence, alors qu’Albert et Philomène, jeunes, se situent à un tout autre point de cette même courbe. De même, Albert deviendra chartreux une fois qu il aura compris que Francesca, veuve, a épousé le duc de Rhétoré (encore un nom ironique  « guéri » !) et Philomène, mutilée, se retirera dans la chartreuse des Rouxey « où elle mène une vie entièrement vouée à des pratiques religieuses ».
Quant à Albert et Philomène, le roman ne cesse de multiplier les échos et les renvois. Si la tendance vers la sainteté de la femme cède devant les tentations infernales que lui procure la lecture de la nouvelle écrite par Albert, si elle poursuit un homme dont le cœur est promis ailleurs, elle ne fait pas autre chose qu’imiter l’exemple de ce dernier. Sur un seul regard Albert et son sosie fictif, Rodolphe, s’éprennent de la bien-aimée, inaccessible puisque mariée : rien que d’écouter le portrait verbal esquissé par l’abbé, Philomène se croit amoureuse.
Du reste l’amour chez Albert-Rodolphe prend des proportions mythiques. À la suite de l’échange de promesses de fidélité éternelle, l’amoureux est confronté à la situation où il a le droit de contempler l’autre et de lui parler mais non de la toucher... Et, dès qu’il enfreint la loi, tel Orphée se retournant pour contempler Eurydice, il est banni et voué à une existence d’attente et à des tentatives pour réintégrer ce presque paradis perdu avec pour seule consolation la rédaction et la lecture de lettres. L’écriture et la lecture deviennent des substituts à la vie en prise directe. En effet, la nouvelle rédigée par Albert se termine là où le roman de Balzac commence. L’amoureux doit se rendre digne de la princesse lointaine, riche et aristocratique, en se créant une place importante dans la société ainsi qu’une fortune digne d’une telle femme. L’existence entière est consacrée à la réalisation d’un bonheur futur, chaque geste est calculé avec une lucidité qu’on est tenté de qualifier de diabolique. Albert s’établit à Besançon parce que cette ville constitue le lieu idéal pour réaliser ses buts. Il n’est pas un seul geste qui ne soit calculé afin d’avancer sa carrière politique et sa fortune. D’où la décision de fonder la Revue de l’Est, organe à vocation politique qui doit servir les intérêts des électeurs bourgeois qui voteront pour Albert. Le troisième numéro, on le sait, est celui où paraît L’Ambiteux par amour. La décision d’écrire et de publier cette nouvelle est capitale car elle change le destin des personnages et elle change ce destin parce qu’Albert se permet un geste d’autosatisfaction qui transforme radicalement son rôle : d’avocat prêtant sa voix à autrui et plaidant leur cause il passe auteur plaidant sa propre cause auprès de sa bien-aimée et ceci sur la place publique. L’histoire privée devient un secret de Polichinelle : en d’autres termes, la littérarisation du privé est à proprement parler un acte transgressif équivalent à celui où l’amoureux cherche à étreindre celle qu’il aime. Albert n’est pas auteur et les révélations « romanesques » sont trop près de la vérité pour tromper. Comme le veut le vieux dicton : celui qui plaide sa propre cause a un imbécile pour avocat. Au discours politique et à la plaidoirie juridique Albert a substitué le discours amoureux littéraire, confondant ainsi son rôle public et celui qu’il joue en privé.
Le monument qu’est la Revue de l’Est — c’est ainsi que le narrateur le qualifie — le devient littéralement dans le sens où il fige par l’écriture l’histoire d’Albert-Rodolphe. Or adopter une telle perspective, celle de la rétrospection, c’est reléguer au passé une histoire dont la trajectoire épistolaire et émotionnelle se situe dans un présent visant un futur désiré et anticipé. On pourrait dire que publier L’Ambitieux par amour constitue le geste par lequel, sans qu’il le soupçonne, Albert efface toute possibilité de bonheur. Les actions de Philomène ne seraient alors que l’accomplissement d’un destin déjà déterminé par l’auteur postiche.
Au monument d’Albert, lieu de culte de son amour pour Francesca, correspond celui que Philomène fait ériger par son père dans le jardin de la maison Watteville : le belvédère-grotte dont le caractère phallique n’a pas échappé à Nicole Mozet. En effet, le génie balzacien investit cette construction d’une charge sémantique que l’on ne saurait sous-estimer. Peut-être, lorsqu’il précise la localisation de l’observatoire (« [Madame de Watteville] donna son approbation au projet du baron [...] en indiquant pour l’érection du monument une place au fond du jardin d’où l’on n’était pas vu de chez monsieur de Soulas, mais d’où l’on voyait admirablement chez monsieur Albert Savaron »), le narrateur ne soupçonne-t-il pas le caractère freudien de ses propos ? Toujours est-il que cette tour bâtie sur une grotte, véritable lieu de culte où, d’ailleurs, la servante de Philomène et le domestique d’Albert, se substituant aux maîtres en quelque sorte se livrent à des ébats nocturnes (n’oublions pas la manière dont ce couple parodie l’autre, les trous et les coutures du visage de Mariette anticipant sur les cicatrices de celui de Philomène, la froide exploitation de Jérôme servant de miroir au comportement d’Albert), réunit à la fois la sexualité et la religiosité de l’amour et fournit encore un lien entre le roman de Philomène-Albert et celui d’Albert-Francesca, car, comme le signale Franc Schuerewegen, Philomène conçoit l’idée de faire construire à son père ce belvédère lorsqu’elle le voit en train de tourner des colonnes en bois et le patronyme de l’héroïne de L’Ambitieux par amour est, précisément, Colonna. Chaque fois qu’elle monte sur la tour Philomène possède Albert, mais du seul regard. Ce geste transgressif réitéré engendre des désirs de plus en plus impérieux et l’« infernale curiosité » de la jeune femme l’incitera à vouloir jouir de la présence de l’avocat — d’où la décision de provoquer un procès à propos de la propriété des Rouxey, vaine tentative pour faire en sorte qu’Albert se rende dans la maison Watteville. Pourtant ce qui me paraît vraiment intéressant ici est le parallélisme de situation — herméneutique, dirais-je — entre Savarus et Philomène. Séparé de Francesca, Albert s’enferme dans le sanctum sanctorum de sa maison où personne n’a le droit d’entrer sauf lui afin de contempler le portrait de Francesca et de lui écrire sous forme de lettre ou de nouvelle. Le regard engendre le souvenir, le désir, et génère l’écriture qui, elle, est un substitut à la réalisation de ce désir. Philomène, contemplant le portrait vivant qu’est Albert et possédée du désir de s’unir avec lui d’abord par la présence et, lorsque ce désir sera frustré, par le fantasme du mariage, finira par devenir elle-même auteur — d’une lettre anonyme qui provoquera l’échec électoral de Savarus et ensuite d’une série de lettres contrefaites où elle imite parfaitement son graphisme, se substitue à lui et détruit le futur paradisiaque qu’il s’était promis auprès de Francesca. Ici l’écriture, à la Modeste Mignon, devient une manière de transformer la réalité, un substitut à cette réalité, une création romanesque où Philomène réécrit le roman tracé par Albert.
Par ailleurs l’acte d’écrire, sous la plume de Philomène, est violence, destruction non seulement d’Albert, de son amour, de ses ambitions, mais aussi d’elle-même et, à un autre niveau, du roman de Balzac. On pourrait dire que ce roman figure justement la trajectoire de l’écriture romanesque — l’anticipation et la vie que confèrent les lettres écrites par Albert et reçues par lui (« [...] ces chères lettres qui depuis onze ans m ont soutenu dans ma voie difficile ! comme une clarté, comme un parfum, comme un chant régulier, comme une nourriture divine, comme tout ce qui console et charme la vie ! ») ainsi que sa nouvelle (« la seule poésie qui fût dans mon âme, la seule aventure qui fût dans mes souvenirs, [...] le seul morceau littéraire qui sortira de mon cœur) [...] », constituant un mouvement en amont, suivi de la figuration du déclin, de la mort du texte, du silence entraîné par le roman écrit par Philomène, silence des trois voix dominantes, Grancey dans la mort, Philomène et Albert dans leurs chartreuses respectives. Et dans ce cas, Albert Savarus serait la mise en abyme autoreprésentationnelle de sa propre écriture.
Mais pour qu’il y ait écriture, il doit y avoir lecture, exégèse. L’écriture est provocatrice. Elle appelle la lecture. Et même si Philomène est inexpérimentée, c’est une herméneute achevée. C’est elle qui déchiffre la portée aristocratique du nom d’Albert dans une conversation avec Amédée Soulas et ce faisant fournit l’une des clés de la portée sociale, politique et historique du roman :

— Le nom de Savaron est célèbre, dit mademoiselle Philomène [...]. Les Savaron de Savarus sont une des plus vieilles, des plus nobles et des plus riches familles de Belgique.
— Il est Français et troubadour, reprit Amédée de Soulas. S’il veut prendre les armes des Savaron de Savarus, il y mettra une barre. [...]
— La barre est signe de bâtardise ; mais le bâtard d’un comte de Savarus est noble, reprit Philomène.

Noble et peut donc épouser une demoiselle de Watteville... Mais bâtard, d’où le désir de se prouver, de se légitimer : « J’ai voulu devenir un homme politique, uniquement pour être un jour compris dans une ordonnance sur la pairie sous le titre de comte Albert Savaron de Savarus, et faire revivre en France un beau nom qui s éteint en Belgique, encore que je ne sois ni légitime ni légitimé ! » affirme l avocat dans une lettre à son ami, Léopold Hannequin. Propos artificieux car cette quête du nom est un moyen et non un but, un moyen pour se justifier socialement auprès de la duchesse d’Argaiolo, de devenir un prétendant légitime. D’autre part, la naissance illégitime du personnage se reflète dans ses amours illégitimes et dans les moyens politiques qu’il choisit pour trouver une place sociale de choix — d’où l’univers moral troublant qui se dégage d’Albert Savarus. Car, par une inversion curieuse, l’enfant illégitime est un légitimiste qui cache son jeu. Et c’est précisément cette absence de franchise qui le conduira à sa perte politique exactement de la même manière que la décision d’écrire la nouvelle relègue son histoire amoureuse dans le passé. Voulant à tout prix se faire élire député et cherchant à rallier les suffrages des bourgeois bisontins qui, eux, soutiennent la monarchie de Juillet, l’ancien « maître des requêtes au conseil d’état, attaché à la présidence du conseil des ministres, bien vu du Dauphin et de la Dauphine » ne révèle pas qu’il est un homme de la Restauration. Et lorsque la lettre anonyme de Philomène met ses ambitions en péril, il est prêt à accepter n’importe quel compromis (et compromission) pour parvenir au but. C’est ainsi qu’il se laisse guider par de Grancey, autre personnage pour lequel la fin justifie les moyens, et, dans un échange hautement révélateur, affirme ceci : « — Eh ! diable, [...] je vous aime et puis faire beaucoup pour vous, mon père ! Peut-être y a-t-il des accommodements avec le diable. »
Il me paraît évident qu’ici Albert se conforme moralement au portrait vestimentaire dressé au commencement du livre (« la livrée du diable ») et que le dualisme du personnage semble se résorber dans sa dimension méphistophélique au point où, pour se faire élire, il est prêt à jouer la comédie de l’annonce de ses fiançailles avec Sidonie de Chavoncourt. Geste capital, car les apparences ne sont nullement différentes de la nouvelle annoncée par Philomène dans sa lettre contrefaite à la duchesse d’Argaiolo, sous l’écriture d’Albert, du mariage de Savarus avec elle-même. Geste commandé par l’intérêt qui aurait eu exactement le même effet auprès de Francesca que celui provoqué par la lettre traître envoyée par Philomène. Il faudrait parler de trahison par personne interposée, par conséquent, dans cette situation car, même si ses mobiles sont loyaux, le comportement d’Albert ne l’est certainement pas.
En dernière analyse, ce comportement est-il tellement différent de celui de Philomène ? La justification entière de l’existence d’Albert est son désir d’union avec Francesca, comme celle de Philomène devient l’union avec Albert ou, à défaut, la destruction totale (drame quasi racinien...) ; dans les deux cas tous les moyens sont bons, y compris l’écriture de faux (fictionnalisation du vécu pour Albert, lettres fictives et contrefaites pour Philomène) et si les moyens adoptés par Philomène sont plus néfastes que ceux utilisés par Albert, ce n’est qu’une question de degré. Je serais même tenté de dire que, dans l’atmosphère morale équivoque qui prédomine dans ce roman, Philomène s’en tire mieux qu’Albert à certains égards. Certes elle est l’agent du mal ; elle détruit le bonheur d’Albert et celui de Francesca, mais il existe une lucidité désintéressée dans ses actions qui fait qu’elle marche, résolue, vers son destin, sans plainte, dans la pleine acceptation de ses actions — la noblesse dans le mal, si l’on veut. On ne saurait dire la même chose à propos d’Albert ou même de l’abbé de Grancey. Prêtre en raison de déceptions amoureuses, Grancey accepte les magouilles électorales comme une nécessité et y ajoute du sien tout en feignant de demeurer au-dessus de la mêlée et Albert se retire dans la chartreuse, pour exactement les mêmes raisons, vouant son existence à Dieu, non par conviction, mais parce qu’il ne lui reste pas d’autre solution. Par ailleurs, le mot de la fin du roman de Balzac vise non le nouveau chartreux, mais bien Philomène : « [...] son visage porte d’affreuses cicatrices qui la privent de sa beauté ; sa santé soumise à des troubles horribles lui laisse peu de jours sans souffrance. Enfin, elle ne sort plus aujourd’hui de la Chartreuse des Rouxey où elle mène une vie entièrement vouée à des pratiques religieuses. »
Quelles conclusions tirer de cette analyse du jeu de miroirs et d’ambiguïtés renfermés dans le petit roman qu’est Albert Savarus ? Si l’on s’en tenait aux seules assertions du narrateur le récit aurait une valeur didactique à l’intention de certaines femmes. Ainsi déclare-t-il : « Quoique de tels caractères soient exceptionnels, il existe malheureusement beaucoup trop de Philomènes, et cette histoire contient une leçon qui doit leur servir d’exemple. » Et ailleurs il aborde de manière explicite la question de l’éducation féminine :

L’éducation des filles comporte des problèmes si graves, car l’avenir d’une nation est dans la mère, que depuis longtemps l’Université de France s’est donné la tâche de n’y point songer. Voici l’un de ces problèmes. Doit-on éclairer les jeunes filles, doit-on comprimer leur esprit ? il va sans dire que le système religieux est compresseur : si vous les éclairez, vous en faites des démons avant l’âge ; si vous les empêchez de penser, vous arrivez à la subite explosion si bien peinte dans le personnage d’Agnès par Molière, et vous mettez cet esprit comprimé, si neuf, si perspicace, rapide et conséquent comme le sauvage, à la merci d’un événement [...].

Ce serait là une explication du comportement de Philomène. Victime d’une éducation oppressive, elle se révolte à la première occasion et, ne comptant que sur elle-même, emprunte une voie qui la conduit à la destruction et à l’isolement. Et si une éducation stricte et religieuse produit des résultats aussi dramatiques, il ne semble pas pourtant que la société soit prête à accepter des femmes profondément instruites. Sous la plume d’Albert on lit le commentaire suivant à propos de l’éducation libérale de Francesca qui « avait lu toute la bibliothèque des Colonna pour donner le change à son ardente imagination en étudiant les sciences, les arts et les lettres. [...] Cette charmante créature avait admirablement compris qu’une des premières conditions de l’instruction chez une femme, est d’être profondément cachée. » Une telle leçon n’est-elle pas identique à celle comprise très tôt par Philomène, femme cachottière par excellence ? En d’autres termes, qu’une femme soit privée de livres ou qu’elle dispose de toute une bibliothèque il n’y a guère de différence en ce qui concerne son comportement social. Et c’est sans doute cette problématique que le texte de Balzac cherche à explorer, celle de la littérature et de ses rapports avec le vécu, celle des conséquences de la lecture, des possibilités qui en découlent. Philomène, privée de l’expérience de la lecture littéraire, car manifestement pour sa mère le roman en particulier constitue un danger moral pour sa fille, profitera de la première occasion pour enfreindre le tabou, et parce qu’elle est inexpérimentée son exégèse ne tentera pas de faire la part entre fiction et réalité. Le roman pour elle est référentiel : il est une légère transposition de la réalité. C’est ce qui la conduit à vouloir elle-même modifier cette réalité grâce à ses propres écrits fictionnels, écrits que la lectrice expérimentée qu’est la duchesse d’Argaiolo prend pour du réel. Aussi invraisemblable que soit le contenu des lettres contrefaites, l’écriture dans son acception traditionnelle est garante de l’authenticité de ce contenu. Le signifiant devient le signifié. Et dans ce sens Philomène se révèle comme un auteur nettement supérieur à Albert car si l’avocat travestit le vrai dans L’Ambitieux par amour la fiction est néanmoins interprétée comme vérité, alors que le discours fictionnel perpétré par la jeune femme n’est pas reconnu comme tel. La situation narrative détermine bien entendu la réception de l’écrit. Toujours est-il que, projet pour projet, ambition pour ambition, écriture pour écriture, Philomène l’emporte aisément sur Albert.
La conclusion qui semble s’imposer dans cette dialectique est la suivante : une éducation oppressive met la femme dans une situation où la lecture romanesque est transgressive et où la transgression lectorale engendre la transgression scripturale. De même l’écriture qui fictionnalise la réalité est elle aussi transgressive car elle transforme le privé en public. Albert et Philomène sont tous les deux coupables — d’incompréhension. Le péché de l’un donne lieu au péché de l’autre. C’est le péché de l’incomplétude où lecture et écriture sont déviées de leurs fonctions premières et de leur contexte historique. L’illégitime n’est pas légitimé — moralement, socialement ou par l’écriture. Grâce à la mise en évidence des insuffisances de ces figurations de la lecture et de l’écriture le roman de Balzac, de manière subtile et nuancée, met son lecteur à même de rétablir l’équilibre et de réfléchir sur la signification de l’ensemble, en somme de devenir, comme il se doit, le véritable exégète de ce qui est proposé comme lecture.
Andrew OLIVER
Université de Toronto





« Cet X est la Parole » :
la littérature, ou la science mathématique de l’homme


Vue cavalière de la Balzacie

C’est une idée généralement admise dans la critique balzacienne — et depuis qu’existe une critique balzacienne —, que l’invention géniale du grand œuvre fictionnel est la conséquence, directe ou indirecte, de l’échec du système spéculatif que tente d’élaborer Balzac, parallèlement aux romans qu’il écrit et publie. La Comédie humaine serait ainsi la métamorphose (et le recyclage) en romans d’une pensée à vocation unitaire et synthétique, mais condamnée à éclater et à faire droit à la diversité du réel ou de l’imaginaire par la force même de ses propres incohérences. Il y aurait bien, sur le plan théorique, un système balzacien, dont on devine les linéaments dans les textes préfaciels, dans les Études philosophiques et au fil des œuvres, mais ce système serait pris en défaut, condamné à se dissoudre dans la fiction, pour le plus grand bénéfice de la littérature. D’autre part, la fiction, tout en intégrant l’ambition spéculative de Balzac, serait à son tour amenée, sous la pression de sa propre logique, à l’infléchir, à lui donner un sens et une valeur qu’elle n’avait pas à l’origine.
Cette vulgate se retrouve sous plusieurs variantes, selon les époques ou les sensibilités théoriques. La première, apparue du vivant de Balzac, est la version que je nommerai « psycho-biographique ». Elle consiste à repérer, dans le processus de la création balzacienne, une tension entre l’intention initiale, théorique et synthétique, et la production concrète des textes narratifs dont l’assemblage constitue, a posteriori, La Comédie humaine. De ce point de vue, il est tentant, et facile, d’interpréter la carrière de Balzac, des premières ébauches de l’adolescent jusqu’aux manuscrits laissés inachevés par la mort en 1850, comme la reconversion d’un philosophe raté en romancier à succès : entre ces deux moments de la trajectoire balzacienne, le renoncement provisoire au nom d’auteur pour des pseudonymes puis l’entreprise catastrophique d’imprimerie constitueraient les deux étapes initiatiques indispensables à cette transmutation littéraire.
Au sein même du travail de publication, le rapport étrange que Balzac entretient avec l’imprimé reflèterait la même intime contradiction, et la conscience que l’écrivain en aurait : d’abord, l’écrivain s’empresse de faire imprimer, dans des conditions souvent hâtives, un premier état du texte, comme si celui-ci avait besoin d’être passé par l’atelier du typographe pour commencer à exister aux yeux de son auteur, comme si le manuscrit, par cela même qu’il est manuscrit, menaçait l’œuvre à venir d’une régression vers l’informe et l’insignifiance (ce qu’allégorise, par exemple, la nouvelle Le Chef-d’œuvre inconnu), l’informe et l’insignifiance d’une pensée qui ne se donnerait pas la peine de se formuler de manière compréhensible, qui n’aurait pas le courage de se textualiser. Mais, dans un deuxième temps, Balzac réintroduit, par le jeu des corrections d’épreuves et en prenant le risque de digressions monstrueuses, tout ce qu’il avait paru écarter, réinsérant le texte imprimé dans l’univers, libre et indéfini, du manuscrit.
Balzac agit ainsi comme un Frenhofer qui, après s’être dépêché de vendre son tableau pour éviter de le réduire à l’état de gribouillis, viendrait clandestinement griffonner sur la toile pour y ajouter, après coup, les détails auxquels il aurait d’abord renoncé, parce qu’il garderait la nostalgie du projet initial, idéal mais impossible. À cet égard, il est habituel de souligner l’attention au détail, le perfectionnisme que révèlerait la reprise incessante du texte sur épreuves. Ces aller-retour entre les états manuscrit et imprimé ne sont évidemment pas du perfectionnisme. Flaubert, lui, est un perfectionniste : il revient, autant de fois que de besoin, sur son manuscrit, mais avant de le donner à imprimer. Balzac, au contraire, est fasciné par l’imparfait, l’inchoatif, le non finito ; c est justement pourquoi il se dépêche de faire imprimer quelque chose, préférant le mal fait à la vertu dissolvante de l imperfectum, quitte à s obliger à revenir sur son travail, à s engager dans une vaine fuite en avant, à refaire ce qui a déjà été fait sans se résoudre jamais à le défaire. Dans cette optique, puisque le mal est fait, le meilleur est nécessairement à venir. C’est, avec beaucoup d’aplomb, l’argument qu’invoque Félix Davin (ou plutôt Balzac) dans l’« Introduction » aux Études de mœurs au xixe siècle : « Aussi la critique nous a-t-elle semblé par trop stérile en venant reprocher à l’écrivain ses premières ébauches […] M. de Balzac ne répond que par des progrès aux insinuations perfides, aux mauvaises plaisanteries, aux calomnies doucereuses dont il est l objet [& ] Comment concilier le reproche fait à l amour-propre de l homme avec la bonne foi d un auteur si jaloux de se perfectionner ? » (CH, t. I, p. 1150-1151). En somme, la perfection projetée à l horizon de l Suvre serait l image symétrique de l’idéal initial : entre le début et la fin, l’écrivain transige avec les réalités de l’écriture, et corrige ses épreuves...
Il existe une deuxième variante, appelons-la historico-matérialiste, de cette tradition critique. Elle consiste à opposer le Balzac réaliste, descripteur et dénonciateur du monde moderne (post-révolutionnaire) et de toutes les formes de contraintes qu’il fait peser sur l’être humain, au Balzac doctrinal, légitimiste et catholique, et à disculper les erreurs du second au nom des acquis obtenus par le premier. On peut la résumer ainsi : Balzac se croit, se veut réactionnaire et tient en effet des propos qui peuvent le faire considérer comme tel, chaque fois qu’il explicite sa doctrine philosophique et politique. Mais la nature même de son entreprise littéraire (ainsi, d’ailleurs, que ses conditions d’exercice) l’amène, en réalité, à faire dire et représenter par le roman le contraire de ce discours. Car ce renversement axiologique serait imputable au genre même du roman, et consacre son assomption dans l’histoire littéraire. Le roman serait cet objet étrange où le mensonge de la fiction servirait à se prémunir des illusions de l’idéologie, et Balzac serait, pour ainsi dire à son insu, à l’origine de cette découverte.
Enfin, la troisième variante de cette vulgate, visant à opposer la pensée théorique dont procède La Comédie humaine et sa réalisation littéraire concrète, est née dans le sillage de l’école poéticienne moderne et à la faveur du renouveau des études de stylistique et de rhétorique. Résumons-la en quelques formules. La conception que Balzac se fait du monde est synthétique et systématique ; elle aurait dû engendrer une Suvre particulièrement homogène et monologique. Pourtant, dès qu on se tourne vers l analyse précise des textes, ce monisme de principe fait eau de toutes parts. L’œuvre est polyphonique et brisée par la multiplicité des représentations du réel qui s’y superposent et des instances énonciatrices qui y interviennent : suivant le formule célèbre de Lucien Dällenbach, elle est « un Tout en morceaux » — pour le salut même de Balzac, cela va sans dire. À ce compte, on ne s’étonnera pas que la métafigure balzacienne soit l’oxymore, qui préserve par avance le romancier de toutes les sortes d’inconvenance idéologique ou littéraire. Comme la très grande majorité des travaux actuels s’inscrivent dans cette démarche, il est inutile d’y insister.
On ne peut nier que la plupart de ces propositions de la critique balzacienne soient séduisantes, et, me semble-t-il, recevables. De quelque manière qu’on la qualifie, on doit bien reconnaître que, dans la Comédie humaine, il y a la juxtaposition conflictuelle — pour ne pas dire dialectique, ce qui est une autre affaire — entre un idéal unitaire et un réel multiple. Mais la question qui se pose — que je voudrais poser ici — est de savoir si cette co-présence problématique met en échec le système théorique balzacien, ou, au contraire, s’il est compris en lui et explicable par lui. On se doute aussi que l’interprétation de cette discordance change considérablement, selon que l’on suit l’une ou l’autre hypothèse. La deuxième (la théorie philosophique mise en défaut par la pratique fictionnelle) repose sur la conception, très gratifiante pour le commentateur, qu’un écrivain ne sait pas bien ce qu’il fait, ni pourquoi il le fait, et qu’il revient à des spécialistes lucides de le lui apprendre — ou, à défaut, de l’apprendre à ses lecteurs. Mais cette hypothèse implique aussi que la fiction littéraire (concrète) se construit contre la fiction philosophique (abstraite). C’est là, me semble-t-il, se tromper de cible. L’écrivain romantique s’en prend, non pas à la pensée théorique, mais aux doctrines constituées, parce qu’elles prétendent figer le mouvement de l’esprit, stériliser l’effort de compréhension du monde ; de ce point de vue, les systèmes mis au point par les utopistes paraîtront d autant plus condamnables qu ils trahissent le principe même de l utopie : de même qu il n y a pas d espace réel pour l utopie, il ne doit pas y avoir de lieu textuel à sa mesure. C’est la leçon, teintée d’une ironique et désespérante nostalgie, qu’il convient de tirer du Flaubert de La Tentation de saint Antoine et de Bouvard et Pécuchet, d’un Flaubert que l’inadéquation des discours prétendument heuristiques exaspère d’autant plus que reste entier, chez lui, le plaisir de raisonner.
Ce qui est vrai de Flaubert l’est, a fortiori, de Balzac. Si la théorie était étrangère à sa poétique narrative et à ses réalisations concrètes, il faudrait imaginer, de façon très paradoxale, que son activité théorique jouerait le rôle exact d’un catalyseur en chimie : Balzac aurait besoin d’elle pour construire ses romans, mais elle resterait étrangère à la mécanique littéraire. Il serait un homme d’imagination dont la puissance d’invention reposerait sur les illusions qu’il se serait faites sur ses propres capacités de réflexion théorique et philosophique. C’est d’ailleurs, très tôt, le lieu commun à quoi se résument beaucoup de jugements de ses contemporains. Balzac, pourtant, pour caractériser les rapports entre théorie philosophique et pratique littéraire, utilise une formule précise, quoique non dénuée d’ambiguïté :

L’idée première de La Comédie humaine fut d’abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler ; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder (CH, t. I, p. 7).

La chimère devient réalité : en devenant réalité, la chimère perd sa nature de chimère, rentre dans l’ordre des réalités concrètes, tangibles, non chimériques ; mais, en devenant réalité, la chimère est du même coup réalisée, dotée d’une forme observable et pérenne.

Louis Lambert/Honoré de Balzac

Telle est, en somme, la thèse qui sera défendue dans ces pages : non seulement l’univers balzacien, tel que l’édifie la mimésis romanesque, ne met pas en échec le système philosophique, mais la transmutation du modèle théorique en un ensemble, pluriel et divers, de discours littéraires découle de la logique du système, pour la seule raison que le système lui-même est requis par la théorie balzacienne, implicite et explicite, de la littérature. Cette thèse ressort de la simple glose d’un roman des Études philosophiques, Louis Lambert, qui occupe une place tout à fait singulière dans La Comédie humaine et fournit une clé unique pour accéder à la pensée de Balzac, considérée à la fois d’un point de vue synthétique et dans ses implications littéraires concrètes.
Ce roman est d’abord le seul à offrir des énoncés à caractère exclusivement philosophiques, et présentés comme tels, isolés du reste du roman par un artifice typographique. Il s’agit, bien sûr, des deux séries de pensées en italiques, rédigées comme des aphorismes arrachés au silence, apparemment pathologique, dans lequel s’est enfoncé Louis Lambert, à la fin de sa vie. Une première série, qui apparaît comme une suite d’énoncés métaphysiques sur la substance et rappelle, assez évidemment, le contenu et la forme de la pensée de Spinoza, est numérotée de I à XXII ; une deuxième — à caractère ésotérique et mystique plutôt que philosophique, contrairement à la première — de I à XV. Dans d’autres romans, le narrateur fait irruption, même assez longuement, sur le terrain philosophique. Mais ces intrusions se présentent alors comme des bribes de discours : discours que le narrateur tient à son lecteur, dans des digressions à valeur explicative, ou discours qu’un personnage tient à un autre, comme Vautrin à la fin d’Illusions perdues. Dans les deux cas, le contenu conceptuel de l’énoncé est renforcé, et comme validé d’emblée, par la posture de savoir, et de supériorité, qu’adopte l’instance énonciatrice, si bien que l’énoncé vaut moins pour lui-même que comme figuration romanesque de cette supériorité. Ici, du texte philosophique est donné pour ce qu’il est, et le lecteur est d’autant plus amené à l’examiner comme tel, avec tous les risques que cela suppose, qu’il ne sait pas si son auteur — Louis Lambert — est un philosophe de génie ou un fou. On mesure l’audace auctoriale de Balzac, en comparant cette présence, explicite et massive, du théorique à la manœuvre utilisée dans La Peau de chagrin, où le travail philosophique de Raphaël, consacré là aussi à une Théorie de la Volonté, est seulement mentionné. Louis Lambert n’est donc pas l’illustration romanesque d’une thèse philosophique, mais la juxtaposition de la thèse et du récit censé l’illustrer : Balzac s’avance à la limite de ce qui est admissible dans le cadre d’un roman — et conçoit une forme littéraire très proche de celle qu’a imaginée, trente ans avant, Mme de Staël. Louis Lambert est, de fait, le protégé de l’exilée de Coppet et cet héritage revendiqué est beaucoup plus important qu’il n’y paraît : Balzac rêve, à son tour, d’une façon d’écrire la littérature où le philosophique aurait sa place légitime, sans le truchement exclusif de la fiction ni de l’allégorie.
En outre, les fragments philosophiques en italiques ne constituent eux-mêmes qu’un des discours, parmi d’autres, qui parcourent le roman. Car ce roman est un véritable puzzle, qui accumule les formes les plus diverses de textes. On se rappelle l’argument de l’histoire : un je, après la mort de son camarade d’enfance, essaie de reconstituer ce que fut sa vie, lamentablement ratée malgré les dispositions géniales qu’il paraissait avoir. Nous ne sommes donc pas face à un roman à la troisième personne, où un narrateur omniscient serait maître des signes qu’il choisit de faire figurer dans le récit et qu’il décrypterait au fil du texte. Mais nous n’avons pas non plus affaire à un récit à la première personne, où un personnage principal choisirait de s’expliquer au lecteur, ou à un personnage, sur le modèle du Lys dans la vallée. La matière première du roman n’est pas du récit ni un discours homogène, mais des énoncés à statuts divers : les conversations entre les deux adolescents au temps du collège (Louis Lambert et le je narrateur), les très longues lettres de Louis Lambert à son oncle, puis à Pauline de Villenoix, les entrevues entre le narrateur et les témoins de la vie d’adulte de Louis (son oncle et Pauline), les fragments philosophiques. En fait, le texte que nous lisons est le compte rendu d’une enquête menée autour d’un mystère, composé selon une forme très proche du roman à énigme dont Louis Lambert peut apparaître comme l’un des prototypes. Pour le lecteur, la difficulté est de s’interroger sur la valeur relative de ces discours juxtaposés, de parvenir à reconstruire la trajectoire d’un personnage (lui-même presque aphasique) à partir de tous les propos qu’on peut tenir sur lui, en les confrontant à ceux qu’on se souvient lui avoir entendu prononcer.
Balzac n’a donc pas voulu, pour une fois, faire un roman, procéder à l’assemblage des parties, laissant ce soin au lecteur. C’est pourquoi, aussi, il emploie la première personne, en refusant la commodité qu’offre le recours à un narrateur extradiégétique, comme il s’en expliquait dans un passage non publié : « D’ailleurs, ici, le moi, explique seul la vérité des faits : s’il avait fallu les sertir par une confabulation plus ou moins habile, peut-être eussent-ils paru dénués de vraisemblance à un public habitué depuis longtemps à ne plus croire aux précautions oratoires employées par les auteurs pour donner de la vie à leurs créations » (CH, t. XI, p. 1502-1503). Il est très étrange de voir Balzac, qui met au point la formule du narrateur omniscient même s il ne l invente pas, renier le recours à la troisième personne, au nom de la vraisemblance. Il revient plus loin, pour justifier le décousu volontaire du texte, sur son refus, non plus du romanesque, mais de la poésie :

Peut-être aurais-je pu transformer en un livre complet ces débris de pensées, compréhensibles seulement pour certains esprits habitués à se pencher sur le bord des abîmes, dans l’espérance d’en apercevoir le fond. La vie de cet immense cerveau, qui sans doute a craqué de toutes parts comme un empire trop vaste, y eût été développée dans le récit des visions de cet être, incomplet par trop de force ou par faiblesse ; mais j’ai mieux aimé rendre compte de mes impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique (p. 692).

En apparence, l’argument se rapproche de celui qu’on trouve dans les préfaces du xviiie siècle, où un narrateur à la première personne proteste de sa bonne foi et de son refus d’affabuler. Mais, ici, le je qui parle n’est pas n’importe qui : c’est Honoré de Balzac, le romancier lui-même, qui avance dans le roman doté de la plénitude de son moi social. Voilà, en effet, que, au détour d’un récit de collège, la propre enfance d’Honoré fait irruption dans le récit : « Ne pouvant dormir, j’eus une longue discussion avec mon voisin de dortoir sur l’être extraordinaire que nous devions avoir parmi nous le lendemain. Ce voisin, naguère officier, maintenant écrivain à hautes vues philosophiques, Barchou de Penhoën, n’a démenti ni sa prédestination, ni le hasard qui réunissait dans la même classe, sur le même banc et sous le même toit, les deux seuls écoliers de Vendôme de qui Vendôme entende parler aujourd’hui » (p. 602). « Les deux seuls écoliers » : à savoir Barchou de Penhoën et Balzac lui-même. Or Barchou de Penhoën est une figure connue ; il a publié dans la Revue des deux mondes. L auteur Balzac, accompagné d un de ses amis auquel il adresse une sorte de clin d’œil, fait irruption au milieu de ses personnages, en sorte que la réalité et la fiction semblent se cautionner mutuellement. « Les deux seuls écoliers », cependant, et non trois : Balzac a totalement effacé Louis Lambert. Il suffirait d’ailleurs de s’adresser à Barchou de Penhoën pour apprendre que Lambert n’existait pas, qu’il n’est que le double de ce métaphysicien frustré qu’est Balzac, qui précise juste après : « le récent traducteur de Fichte, l interprète et l ami de Ballanche (Barchou), était occupé déjà, comme je l étais moi-même, de questions métaphysiques ; il déraisonnait souvent avec moi sur Dieu, sur nous et sur la nature » (p. 602). Le couple Barchou/Balzac a pris la place du couple fictionnel narrateur/Louis Lambert. On sait aussi que Balzac, dans sa correspondance avec Mme Hanska, parle d’une Théorie de la volonté disparue, à laquelle il aurait effectivement travaillé.
Louis Lambert est donc le double de Balzac, ou plutôt le double du narrateur, ces deux instances fictionnelles constituant les deux avatars, à la fois semblables et opposés, de Balzac. Il faudra voir pourquoi Balzac a besoin de ce dédoublement. Mais, celui-ci explique, d’ores et déjà, les nombreuses remarques faites par le narrateur pour expliquer le style, imagé et obscur, de Louis. Celle-ci, par exemple : « Son cerveau, habitué jeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forces humaines, tirait de ce riche dépôt une foule d’images admirables de réalité, de fraîcheur, desquelles il se nourrissait pendant la durée de ses limpides contemplations » (p. 593). La remarque se rapporte d abord à Louis Lambert : celui-ci, très tôt familiarisé avec la littérature mystique, en a gardé des habitudes d expression, le recours à un langage symbolique en apparence obscur. Mais le propos vise, bien au-delà, la critique habituellement adressée aux métaphores de Balzac, à son style jugé étrange, mal maîtrisé et souvent inadéquat à son objet. Ces défauts, réels ou non, constituent l’envers d’une pensée constamment débordée par son propre rythme, où le discours chargé de l’expliciter risque toujours d’être pris au dépourvu par la fulgurance d’une réflexion géniale. Il ne s’agit de rien de moins, ici, que de justifier, sur le fond, la légitimité, la nécessité d’une expression littéraire du philosophique, parce que le langage de l’écrivain est aussi juste que celui du philosophe, plus pertinent même parce qu’au plus près du mouvement de l’esprit. Tous les commentaires qui accompagnent les prises de parole de Louis Lambert prouvent d’ailleurs la supériorité d’un discours métaphorique et elliptique sur la discursivité rationnelle et normée du philosophe professionnel.
Il reste, pour terminer ces considérations liminaires, à dire un mot de l’histoire elle-même, de cette fable allégorique que propose Louis Lambert. Car le roman est à première vue une parabole. Louis Lambert est un pur esprit, une intelligence absolue. Si absolue qu’elle ne saurait s’appliquer à élaborer une doctrine explicite : elle se dénaturerait en se matérialisant en un discours positif. Louis Lambert est si intelligent que le seul chef-d’œuvre digne de lui est un amour parfait. Car le génie qui se réalise en une œuvre ne fait que se rendre visible à autrui, par la médiation d’un objet construit ; le génie est seul face à son œuvre, mais il n’est jamais lui-même dans son œuvre — d’où la mélancolie du créateur, qui ne peut entrer en communication avec l’autre, le lecteur, qu’au travers d’une œuvre qui le déréalise. Deux amants idéaux sont, au contraire, deux intelligences qui se reconnaissent pleinement et immédiatement par cette intuition supérieure de l’esprit qu’est le coup de foudre, qui restent parfaitement eux-mêmes tout en étant totalement présents l’un à l’autre. Louis Lambert devient donc amoureux d’une femme en tout point digne de lui. Il est parvenu à son idéal.
Du moins le croit-il. Mais, au moment de se marier, il prend conscience que cet amour idéal doit se manifester par l’union des corps, par le retour, brutal et impérieux, à la nature physique de l’homme. Louis en devient impuissant, fou et aphasique. Fin de l’histoire, et de la fable. Apparemment, l’homme ne peut échapper au conflit de la matière et de l’esprit. Le récit vient confirmer, de façon pesamment redondante et presque comique, la thèse métaphysique de Balzac. À ceci près que, à aucun moment — on voit ici l’importance de la forme du roman à énigme —, le lecteur ne peut trancher, et savoir si Louis Lambert est un fou, un génie ou un ange. L’important n’est pas de savoir quelle est la bonne réponse. Il n’y a pas de bonne réponse, et c’est à cette seule condition que le roman a de l’intérêt. Les trois interprétations coexistent, si bien que l’obscurité des formules théoriques est renforcée par le roman qui ajoute l’incertitude fictionnelle à l’ambiguïté philosophique. C’est cette obscurité qui, notons-le au passage, rend le roman lisible : la fiction concrète doit renforcer l indécidabilité du sens de la fiction abstraite, non la réduire. Il y a là, pour tout roman à thèse, une sorte de nécessité structurelle.

Le système balzacien : utopie et apories

Il y a donc bien, dans Louis Lambert, une énigme théorique dont les indices sont fournis par les célèbres aphorismes en italiques, que je vais maintenant parcourir, en les considérant comme les éléments d’une doctrine cohérente.
Il faut partir du postulat fondamental de la doctrine balzacienne, à savoir l’unité de la substance. Celui-ci, en tant que tel, n’est absolument pas original. Il traverse l’histoire de la philosophie depuis que celle-ci se préoccupe des rapports entre l’âme et le corps, entre le monde intelligible et le monde sensible, entre le métaphysique et le physique. Il s’est approfondi au contact de la pensée religieuse orientale, qui alimente, dès les premières hérésies antiques, la réflexion théologique chrétienne, évoquée par La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Enfin, il a retrouvé une sorte d’actualité avec la théologie de l’illuminisme et la théosophie qui, apparue au xviiie siècle, trouve un large écho dans la France post-révolutionnaire, grâce au recul, provisoire mais très sensible, de la théologie et de l’ecclésiologie catholiques. Pourtant, il faut y insister, ce qui importe ici, ce n’est pas le lieu commun idéologique ou religieux, mais le lien, absolument propre à Balzac, que le romancier établit entre sa théorie de la communication littéraire et la doctrine métaphysique ad hoc qu’elle requiert.
Le postulat est simple : ce qui est (la substance) est un, substance fluide, analogue à l’électricité ou au magnétisme ; selon les transformations qui l’affectent, cette substance devient matière ou volonté, la pensée étant elle-même un avatar particulièrement élaboré de la volonté. Balzac a donc une conception unitaire, et énergétique, de l’être, qui se rapproche des grandes philosophies monistes. Sur le plan humain, l’organe essentiel est le cerveau, qui fonctionne comme une machine transformatrice transmuant la substance en volonté. En outre, lorsque la volonté s’exerce de façon autonome et sans application directe à la matière, elle devient pensée :

« I. Ici-bas, tout est le produit d’une substance éthérée, base commune de plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres d’Électricité, Chaleur, Lumière, Fluide galvanique, magnétique, etc. L’universalité des transmutations de cette Substance constitue ce que l’on appelle vulgairement la matière.
II. Le Cerveau est le matras où l’animal transporte ce que, suivant la force de cet appareil, chacune de ses organisations peut absorber de cette substance, et d’où elle sort transformée en Volonté » (p. 684-685).

L être n est pas duel. Il est un, et il se présente sous deux formes essentielles, matérielle ou volitive. Quant à la multiplicité des formes matérielles, elle résulte d un mécanisme purement quantitatif, du dosage entre les différentes transformations qui affectent la substance :

« VII. […] ainsi les quatre expressions de la matière par rapport à l’homme, le son, la couleur, le parfum et la forme, ont une même origine […] tout provient donc de la substance dont les transformations ne diffèrent que par le Nombre, par un certain dosage dont les proportions produisent les individus ou les choses de ce que l’on nomme les règnes » (p. 686).

À vrai dire, tout le romantisme rêve de l unité du réel, d une intime sympathie entre le monde sensible et les réalités intelligibles ; dans cette perspective, l esthétique se résume à la recherche de l harmonie fondamentale, qui permettrait d’ordonner tous les objets, perceptibles ou concevables, à l’intérieur d’un Tout idéal, proportionné, rythmé par le jeu des forces universelles. En ce qui concerne Balzac, cette conviction que la Substance se présente sous deux formes, matérielle et spirituelle, le conduit à distinguer trois types d’esprits — car « Trois est la formule des mondes créés » (p. 691) : les instinctifs, qui sont capables d’agir sur le monde matériel en percevant instinctivement les forces invisibles qui l’animent ; les abstractifs, qui sont capables d’induire, par un travail de la pensée, les forces qui agissent sur la matière, puis de raisonner sur elles en se passant de tout rapport sensible avec la substance ; les spécialistes, qui perçoivent les forces invisibles à l’œuvre sur la Substance avec autant d’évidence que s’il s’agissait de phénomènes visibles et sensoriels. Les spécialistes sont, en quelque sorte, doués d’un sixième sens : la vue par l’esprit (d’où leur nom de spécialiste, du latin species, « vue »). Très logiquement, le spécialiste par excellence est , selon une conception augustinienne, celui qui parvient à contempler l’infini et le fini, à franchir et à effacer la frontière séparant le spirituel et le corporel : « La Spécialité consiste à voir les choses du monde matériel aussi bien que celles du monde spirituel dans leurs ramifications originelles et conséquentielles » (p. 688).
Tel est le principe général, d’où découle l’utopie balzacienne, d’un monde heureux où chaque élément (minéral, végétal, animal, humain) participerait à l’harmonie générale, tout en restant doté de sa singularité — de son équation personnelle, puisqu’il s’agit seulement d’une quantification particulière de substance. Cette utopie, qu’on trouve, notamment, dans Le Lys dans la vallée ou Le Curé de village, implique un rapport parfait de l’esprit avec le monde matériel, manifesté souvent dans les textes par une poétique du paysage — la beauté matérielle du paysage découlant de l’émotion métaphysique qu’il inspire — et la réalisation d’un idéal amoureux par lequel deux volontés distinctes entrent en phase l’une avec l’autre, et conjuguent leurs forces. Les amoureux parfaits sont, en quelque sorte, des spécialistes du sentiment. Or on sait bien que cette utopie balzacienne tourne très vite à la tragédie. Henriette (Le Lys dans la vallée) meurt à force de suffoquer de désir inassouvi, Véronique (Le Curé de village) ne cesse d’expier dans sa chair le double crime qu’elle a commis (l’adultère, puis le refus d’avouer sa faute), Louis Lambert meurt pitoyablement... On retrouve cette faille dans le système balzacien que j évoquais en commençant : la mécanique idéale se gripperait en prenant contact avec le réel.
Mais, grâce à Louis Lambert, nous sommes maintenant en mesure de comprendre que c est le système lui-même qui aboutit à cette situation de blocage, dès lors qu’on quitte les observations générales et collectives pour en observer les effets au niveau de l’individu. D’un côté, le monde peut être parfait et harmonieux parce qu’il est un, seulement fait des diverses apparences d’une substance unique. De l’autre, la pensée de l’homme n’est rien d’autre que de la matière absorbée et transformée par son cerveau. Donc, plus l’homme pense, plus il consomme de matière ; plus il consomme de matière, plus il épuise ses réserves énergétiques et s épuise lui-même (puisque la substance est une) : car l intelligence consiste à être capable de fulgurances, c est-à-dire de dépenses énergétiques énormes, alors que le cerveau ne peut augmenter en proportion ses capacités d’absorption et de transformation. L’originalité de Balzac est, très précisément, de transformer l’utopie en tragédie, par une sorte de nécessité interne. L’unité de la substance est à la fois ce qui fonde l’utopie et la raison de son caractère absolument illusoire, puisque toute initiative de l’esprit est, plus ou moins directement, acte volontaire d’auto-consomption. La tragédie, pour l’homme, n’est pas que l’esprit s’oppose au corps comme l’idéal à la réalité, mais, au contraire, qu’ils soient faits de la même étoffe.
Il ne reste donc à l’homme qu’une seule alternative, pour éviter l’auto-destruction qu’est cette vie de l’esprit qui s’appelle la volonté. Soit il s’applique à ne pas vouloir, à s’abstraire du monde physique, mais il se réduit à n’être qu’un mort-vivant. C’est le choix fait par le Raphaël de La Peau de chagrin et par Louis Lambert : à plusieurs reprises, il est indiqué, de façon détournée, que la mort de ce dernier est un suicide déguisé. Soit il décide à appliquer sa volonté à l’acquisition de matière, il s’évertue à devenir riche, puissant et célèbre : c’est Vautrin, qui incarne l’autre type de héros balzacien. Celui-là résiste à l’extinction de ses forces, mais il n’y parvient qu’en se dévoyant, en mettant monstrueusement son esprit au service de la matière — en quelque sorte, par une transmutation invertie, en transformant de la substance-volonté en substance-matière. Cette perversion du processus d’engendrement de la volonté ne concerne pas, d’ailleurs, que le succès économique, social ou politique. L’artiste, le penseur, le pur écrivain qui néglige son seul vrai but — saisir, sous une forme sensible, la dynamique de la pensée pour produire des objets finis — œuvres d’art, doctrines philosophiques, etc. — privilégie lui aussi la substance-matière à la substance-énergie (ou volonté). C’est pourquoi le grand créateur balzacien, comme le Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu, est hanté par l’inachèvement — conçu, non comme échec, mais comme intime adhésion avec le plaisir de la pensée, devenu incommunicable à force d exigence vraie. Louis Lambert, dans la lettre à son oncle, est conscient de son incapacité à traduire en principes clairs et explicites (en « textes ») son intuition métaphysique : « Si je m examine, je le sais : je trouve en moi des textes à développer  ; mais alors pourquoi possédé-je d énormes facultés sans pouvoir en user ? » (p. 652).
Ainsi le conflit n est-il pas, à proprement parler, entre une conception métaphysique de l unité et, d autre part, la diversité dysphorique du réel, qui serait décrite comme telle par l’écrivain lorsqu’il cesse d’être philosophe, mais entre deux conceptions contradictoires de l’unité. Selon la première, l’unicité de la substance n’est pas problématique, et aboutit au contraire à une représentation utopique et euphorique. Cependant, cette conception suppose au préalable que l’individu ait renoncé à l’exercice individuel de sa volonté, pour ne pas introduire la tragédie de l’autodestruction au paradis de l’unité universelle. C’est pourquoi l’utopie balzacienne, pour être intellectuellement admissible, suppose l’adhésion à une logique d’obéissance et d’autorité — c’est-à-dire au catholicisme, religion de la soumission, et à la monarchie de droit divin. Au-delà des fluctuations personnelles et circonstancielles de l’homme, le choix d’une politique réactionnaire découle du système métaphysique de Balzac, et celui-ci est requis par l’œuvre à créer : et ce n est nullement un hasard si la conviction légitimiste et le projet romanesque se cristallisent à peu près à la même époque, au début des années trente  alors même que la métaphysique balzacienne est beaucoup proche de la pensée illuministe (et protestante) que de la doctrine catholique (surtout celle qui s’impose à cette époque, issue de l’ultramontanisme). Au contraire, la deuxième conception, toujours à partir de l’unité de la substance, amène à constater le conflit destructeur qui s’instaure chez tout individu qui agit en fonction de sa volonté particulière, et qui met en danger son équilibre comme celui de l’ensemble sur lequel il veut intervenir.

La littérature selon Balzac : l’équation miraculeuse

Pour que le système soit viable, il faut préserver l’individu de l’auto-consomption. Bien sûr, Balzac est conscient du problème, il voit bien qu’une inconnue lui échappe encore, que, sans l’hypothèse de ce paramètre à découvrir, l’équivalence entre le corps et l’esprit, la substance matérielle et la substance volitive est impossible. L’équation entre le corps et l’esprit est encore incomplète. On ne peut dire que le corps égale l’esprit, mais que le corps affecté d’une valeur x à découvrir égale l’esprit, il manque une donnée, une inconnue, un x qui résolve l’aporie, et l’équation en permettant la réversibilité permanente et constante du corps et de l’esprit. Puisque Louis Lambert est le livre où se trouve la théorie, on trouve aussi la solution, dans la pensée numérotée VIII de la première série d’aphorismes en italiques :

« […] Il est en l’homme un phénomène primitif et dominateur qui ne souffre aucune analyse. On décomposera l’homme en entier, l’on trouvera peut-être les éléments de la Pensée et de la Volonté, mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la Parole, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir » (p. 686).

Nous arrivons ici au cSur de la philosophie balzacienne, dont l unité de la substance n’était que le soubassement. Seule la parole, insiste Balzac, permet de résoudre le problème que posait sa théorie, et c’est bien ce rôle métaphysique dévolu à la parole (non au langage) qui est décisif. Il inverse tout d’abord la hiérarchie traditionnelle entre la pensée et la parole. Celle-ci n’est pas que la traduction de la pensée ou la manifestation du divin —comme le logos de la philosophie grecque. Elle est douée d’une force propre — et, en un sens, supérieure, puisqu’elle permet d’éviter à la pensée l’autisme qui la menace. La parole opère une fusion mystérieuse (et indispensable) entre le monde de l’esprit et celui de la matière. Elle seule permet de concilier l’unité harmonieuse de l’univers et la liberté de l’homme, d’où le rôle, éminent et singulier, de l’écrivain. Lorsque Balzac s’oppose au savant, en se demandant « comment plaire à la fois au Poète, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la philosophie sous de saisissantes images » (CH, t. I, p. 10), il ne se présente pas comme simple vulgarisateur, mais comme un homme de parole, qui incarne le meilleur de l’homme, c’est-à-dire sa force de médiation et, selon le mot même de Louis Lambert, de « communication ».
On conçoit aussi que, dans ces conditions, l’utopie amoureuse est, chez Balzac, utopie de la parole amoureuse. C’est par la parole, où chacun éprouve la synthèse qu’il opère en lui-même, que les amants s’éprouvent unis entre eux. En ce cas, c’est moins le pouvoir de signification linguistique qui importe mais ce mystère physico-spirituel qu’est l’articulation phonique, et d’où naît, pour le jeune Félix, un plaisir sensuel de l’écoute dont il jouit de façon discrète et solitaire, bien calé dans son fauteuil : « D’abord j’essayai de me mettre à mon aise dans mon fauteuil ; puis je reconnus les avantages de ma position en me laissant aller au charme d entendre la voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d une flûte : il expirait onduleusement à l’oreille d’où il précipitait l’action du sang. […] Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l’âme dans un monde surhumain » (CH, t. IX, p. 994-995). Car ce plaisir de la voix est lié, non au sens, mais au mystère de l’articulation, proche de ce plaisir musculaire qu’André Spire, théoricien et poète, rapprochait du plaisir poétique. Lorsque Félix écoute, avec une délectation presque lascive, la voix d’Henriette, il ne fait pas attention à ce qu’elle dit, pas plus qu’Henriette ne cherche alors à séduire. Ce pouvoir de la parole est tout le contraire d’une rhétorique. Le rhéteur utilise le pouvoir calculé des mots pour agir sur les hommes. L’écrivain Balzac investit le mot de toute son émotion, de sa puissance de rêve et d’imagination.
Il y a, à ce propos, une réflexion très significative, et énigmatique, du narrateur de Louis Lambert :

L’impression que les discours du père Haugoult firent sur moi pendant cette soirée est une des plus vives de mon enfance, et je ne puis la comparer qu’à la lecture de Robinson Crusoë. Je dus même plus tard au souvenir de ces sensations prodigieuses une remarque peut-être neuve sur les différents effets que produisent les mots dans chaque entendement. Le verbe n’a rien d’absolu : nous agissons plus sur le mot qu’il n’agit sur nous (p. 602).

« Un remarque peut-être neuve » : Balzac a conscience de formuler quelque chose de nouveau, qu’il n’aperçoit pas encore distinctement. Si un locuteur agit sur le mot, communiquer revient à faire passer par le mot, non ce qu’il signifie, mais tout ce qu’on y met de soi, et qui n’y est pas lisible. De même que, dans la voix, c’est l’articulation du son plutôt que le son lui-même qui compte, le mot importe par cette présence fantomatique de l’autre qu’il fait tout au plus deviner. Et on comprend, derechef, que la communication amoureuse est la plus parfaite qui soit, parce qu’elle suppose que tout l’autre, corps et âme, soit déjà dans le son de sa voix. D’ailleurs, le langage est lui-même cet acte d’amour, entre la parole et la pensée, qui transfigure la voix : « Tous [tous les mots] sont empreints d’un vivant pouvoir qu’ils tiennent de l’âme, et qu’ils restituent par les mystères d’une action et d’une réaction merveilleuse entre la parole et la pensée. Ne dirait-on pas d’un amant qui puise sur les lèvres de sa maîtresse autant d’amour qu’il lui en communique ? » (p. 592).
On voit que Balzac est parfaitement cohérent dans ses métaphores. Amour, parole, littérature : les trois mots désignent le lieu où opèrent le miracle et la magie de la « communication » selon Balzac, qui est aux antipodes d un art du style ou du bien écrire. Puisque l’essentiel n’est pas le mot, mais ce qu’on y met, on peut en effet écrire n’importe comment. En ce sens, il est vrai que Balzac ne sait pas écrire, en tout cas d’une écriture qui ait fait définitivement son deuil de la parole et de son pouvoir mystérieux d’incarnation, qui doit faire passer sur toutes les sortes imaginables d’imperfection formelle. Pouvoir mystérieux, mais purement humain, qui inverse la hiérarchie religieuse. « Aussi peut-être un jour le sens inverse de l’Et Verbum caro Factum est sera-t-il le résumé d un nouvel évangile qui dira : Et la chair se fera le Verbe » (p. 689). Le Verbe (Dieu) s est fait chair (homme). D un point de vue aussi bien matérialiste que spiritualiste, Balzac ne peut que souhaiter que la chair (la substance matérielle) se fasse verbe (point de jonction entre la substance matérielle et la substance-volonté) — autrement dit, que le rapport sensible au monde réel se transforme en littérature et que, ainsi devenue littérature, il communique de plain-pied avec la pensée.
Il y a bien en effet un « miracle » de la parole, au sens strict que lui donne la théologie d’un effet qui excède sa cause. Ce miracle est défini d’une formule, en conclusion de l’aphorisme VIII : « Cet X est la Parole, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir. Elle engendre incessamment la substance » (p. 686). On se rappelle la tragédie de l’homme pensant, condamné à consommer la substance absorbée par l’esprit et à la consumer. Mais l’homme qui parle, produisant indéfiniment de la substance, échappe à la mortification. Tous les doubles fictionnels de Balzac (Lucien de Rubempré, Louis Lambert, Raphaël) sont des héros tragiques parce qu’ils échouent dans leur parole. Seule la parole (conçue comme synthèse du corps et de l’esprit) est capable de créer de la substance à volonté, d’opérer au sens strict un miracle qui contredit le principe de conservation de la matière : on devine que le grand écrivain, créateur de formes purement discursives, est le suprême thaumaturge de la parole. Au contraire, l’erreur de Louis Lambert est de ne pas croire à la parole, de se résoudre au silence. Il est un spécialiste. Son but étant de contempler directement la substance éthérée, la parole le gêne et le handicape. Balzac, lui, est un génie, c’est-à-dire un être mixte : « Entre la sphère du Spécialisme et celle de l’abstractivité se trouvent, comme entre celle-ci et celle de l’instinctivité, des êtres chez lesquels les divers attributs des deux règnes se confondent et produisent des mixtes : les hommes de génie » (p. 688). Car le génie n est pas au sommet de la hiérarchies des êtres, mais à l intersection des catégories. Voilà ce qu est la littérature selon Balzac, cette parole suprême du mixte et qui, se trouvant, à la croisée des trois manifestations de la pensée humaine (l’instinct, l’abstraction, la spécialité) a vocation à créer et à dire toutes les formes multiples de la substance, et sous toutes les modalités (utopique, tragique, réaliste, etc.).

Faut-il préciser, pour conclure, que ce pouvoir miraculeux accordé à la parole détonne à l’intérieur du système métaphysique de Balzac, qui se veut fondé sur une ontologie compréhensible rationnellement ? Cette incongruité prouve d elle-même que le système a pour fonction principale de caractériser et de légitimer, non une conception politique ou mystique, mais une théorie et une pratique de la littérature. Celles-ci ont besoin de placer, à leur horizon, une représentation utopique de la communication — de la communication humaine en général, et de la communication littéraire en particulier, à laquelle la communication amoureuse sert de paradigme. Et cette utopie communicationnelle a besoin du système métaphysique mis en place dans les Études philosophiques, lui-même prolongé par une doctrine politico-religieuse. Mais cet échafaudage conceptuellement contraignant et coercitif a pour fonction de libérer et d’étendre l’espace propre du roman. On comprend alors pourquoi Louis Lambert ne pouvait pas être un roman comme les autres, ni tout à fait un roman — mais, si l’on veut, un roman raté. De même que Louis est le symétrique d’Honoré, le roman Louis Lambert est le contraire de La Comédie humaine : le roman d’un auteur qui s’abstient provisoirement de croire au pouvoir de la fiction littéraire, mais pour donner à lire, et à comprendre, le système qui lui confère ce pouvoir. À ce titre, elle rejoint, mais sur le mode sérieusement délirant, l’autre grande œuvre incompréhensible de Balzac, les Contes drolatiques. Elle délivre enfin une ultime leçon : dans la logique balzacienne, il n’y a de réalisation de soi que dans l’ordre de la Parole, c’est-à-dire de la littérature ; bien avant 1848, il y a là, sinon l’affirmation d’un Art pour l’art, du moins l’acceptation tacite de sa nécessité théorique.

Alain Vaillant
Université Paul-Valéry, Montpellier




Balzac ventriloque

Une ontologie à l’épreuve du romanesque


La question du désir est, non pas « qu’est-ce que ça veut dire ? », mais comment ça marche. […]. Ça ne représente rien, mais ça produit, ça ne veut rien dire, mais ça fonctionne. C’est dans l’écroulement général de la question « qu’est-ce que ça veut dire ? » que le désir fait son entrée.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe.

« — Ah ! je sais qui est cet inconnu. C’est...
— C’est ?... demanda-t-on de tous côtés.
— Le directeur des chemins de fer de Paris à Lyon, ou de Paris à Dijon, ou de Montereau à Troyes.
— […]
— Notre roman devient une locomotive, dit tristement Ernestine à Cécile. »
Honoré de Balzac, Le Député d’Arcis

Certains, comme Stendhal, font jouer la pantomime ; la pantomime de la passion amoureuse. D’autres, comme Flaubert, jouent au funambule ; funambulisme de l’ironie. Balzac, lui, ventriloque. Au sens où, à quelques exceptions près, il ne dispose de pensée qu’au moyen de sa production fictionnelle. Ce qui peut se dire de deux façons. D’une part, l’énoncé pense : les êtres peuplant La Comédie humaine regorgent de signification, et je déclinerai d’abord les différentes modalisations romanesques de cette ontologie. D’autre part, l’énonciation pense : la chair même du discours balzacien constitue un corps signifiant — un plan d’immanence qu’il semble possible, voire nécessaire, d’envisager de manière comparable. L’objectif critique étant bien sûr, à terme, d’articuler les deux configurations, les deux textures ventriloques ; de formuler les équations épistémologiques qui ressortissent à la fois des données narratives et linguistiques ainsi comprises. Chose que je n’aurai ici ni le temps ni les moyens d’esquisser.

1. La Comédie humaine intrique le philosophique au creux du romanesque. Parcourir l’énoncé balzacien, c’est en effet découvrir un monde sensible qui constamment absorbe toute signification, et un ensemble de formes où se nouent et se dénouent des normes. Le travail du romancier consistant à accroître toujours plus l’épaisseur, voire l’autonomie de ces formes. Le début d’Honorine explicite le phénomène, lorsqu’il s’agit de justifier le passage de la réflexion à la narration : « il me paraît puéril [dit le consul] de promener le scalpel sur un mort imaginaire. Pour disséquer, prenez d’abord un cadavre. » (CH, t. II, p. 531) La question sera précisément de savoir si le cadavre bouge encore, si les textures constituant l’espace fictionnel valident ou non l’effet-dissection. Et de fait, leur procès d’épaississement pourra prendre trois visages.
Premier cas de figure, sans doute matriciel dans l’imaginaire balzacien : le signe intègre le sens. Dans l univers d Ursule Mirouët, par exemple, « la pensée se révèle en tout » (CH, t. III, p. 808) ; dans Le Curé de village, « il n est pas un site de forêt qui n ait sa signification » (CH, t. IX, p. 762). Le tout étant d avoir les compétences nécessaires au décryptage ; de savoir, selon les termes de l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, « surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d’événements » (CH, t. I, p. 11). Idéal herméneutique, bien connu depuis les Scènes de la vie privée de 1830, de l’expressivité. Idéal de cristallisation ou de concrétisation du savoir, qui passe par un nombre relativement limité de syntagmes verbaux : un mobilier dénote une condition sociale ; dans les traits d’une physionomie, et plus particulièrement les yeux, il luira ou il s’exhalera tout un tempérament. Tel personnage, dans les Mémoires de deux jeunes mariées, a des sourires « pleins de pensée » (CH, t. I, p. 336) ; tel autre, dans Les Petits Bourgeois, dispose d’une « pensée qui n’a pas besoin d’être exprimée, elle est dans le geste, dans l’accent, dans le regard » (CH, t. VIII, p. 154). Dans le cadre encore dualiste de cette poétique de la « manifestation » (Une fille d’Ève, CH, t. II, p. 328) ou de « l’incarnation » (Physiologie du mariage, CH, t. XI, p. 1079), l’ensemble des techniques dites « réalistes » constituera par conséquent moins une fin en soi qu’un vecteur d’intelligibilité.
Deuxième cas de figure : le signe reste opaque à toute signification. Ici, « la matière possède [certes] une pensée », pour reprendre la formule de Bachelard relative à L’Enfant maudit ; mais l’analyste — espion, amant, médecin, flâneur ou juge d’instruction — ne parvient pas à la mettre en lumière. D’interface immédiatement « parlante », mise au service des démarches et des propositions inductrices, elle se fait espace de rétention. Ainsi de certaines conduites de Vautrin (ancien forçat du Père Goriot), de Michu (conspirateur violent d’Une ténébreuse affaire) ou de Véronique Graslin (pécheresse du Curé de Village), rigoureusement impénétrables. Autre exemple : « impossible au physionomiste le plus habile », selon les termes de Balzac, d’élaborer quelque scénario que ce soit à partir des traits « déroutants » de la princesse de Cadignan (CH, t. VI, p. 968). Avec cette particularité, d’ordre pragmatique, que le lecteur des romans en question en devine ou en sait souvent bien plus que la plupart des herméneutes fictifs. Mais les supports et les expressions métaphoriques de ce type d’opacité sont connus, et je ne m’attarde donc pas dessus.
Troisième cas d’absorption, situé à l’extrémité du spectre herméneutique : le signe voit s’abîmer la signification. Prenant congé de la transcendance évoquée plus haut, tout un univers de la superficialité envahit massivement La Comédie humaine deuxième période (à savoir les récits rédigés à partir de 1839-1840). Un petit commerçant de Pierrette « débite des phrases où les mots ne présentent aucune idée » (CH, t. IV, p. 44) ; ou bien les expressions d’un petit bourgeois des Employés semblent « trop compactes pour être interrogées » (CH, t. VII, p. 931). Dans l’œuvre balzacienne, la compacité dispose d’une philosophie, qui a pour nom la « philosophie gaudissarde » (L’Illustre Gaudissart, CH, t. IV, p. 568). Je pense ici à des récits comme Pierre Grassou, Le Cousin Pons ou Les Comédiens sans le savoir, où le champ artistique lui-même s’en trouve affecté. Ce registre d’autonomisation reste d’ailleurs ambivalent, puisqu’il concerne des signes discrédités dans certains romans et valorisés dans d’autres ; entre autres cas de formes ambivalentes, signifiantes ou gratuites selon les cas, mentionnons les créations verbales des personnages les plus inventifs (néologismes, jeux de mots), l’objet de collection (résidu archéologique ou jalon d’une série horizontale), ou le trait de la caricature (« ligne qui pense », comme l’écrit Michaux, ou ligne comique).
Ainsi les formes sensibles meublant l’espace romanesque peuvent-elles s’autonomiser en intégrant, en congédiant ou en abîmant le sens. Ces trois modalités sont liées ; car les cas de figure deux et trois procèdent du premier. Le deuxième, pour des raisons narratives : obscur, le signe reste voué à l’élucidation et rend possible, nécessaire parfois, la progression de l’intrigue. Le troisième, pour des raisons épistémologiques : seule la vertu signifiante conférée aux surfaces des corps (visages, façades, tapisseries…) rend compréhensible la puissance de la superficialité, où se perd pourtant toute verticalité : autrement dit, ces deux cas de figure, l’un idéal, l’autre ambivalent, procèdent d’un seul et même principe — principe matérialiste selon lequel, pour reprendre la formulation de La Fausse Maîtresse, il ne peut exister de pensée qu’« exprimée » (CH, t. II, p. 219).
Or un tel mode d’expressivité dispose souvent chez Balzac d’une allure sémiotique. Dans Les Paysans, un caractère se trouve « écrit sur la physionomie d’un viveur de bas étage » (CH, t. IX, p. 218). Ou dans Splendeurs et misères des courtisanes, l’« artiste en espionnage » qu’est Contenson, lui-même revêtu d’un costume où « les commentaires de sa vie étaient écrits, pour ceux qui savent déchiffrer un costume » (CH, t. VI, p. 523), rencontre en la personne d’Asie « un texte indéchiffrable » (CH, t. VI, p. 629).

2. Ce champ métaphorique nous renvoie dès lors à un autre ensemble de formes signifiantes, à une seconde texture : celle que constitue l’énonciation de La Comédie humaine elle-même. Il nécessite d’avancer l’idée d’une homologie entre les deux niveaux. C’est-à-dire d’examiner si l’énonciation balzacienne n’entretient précisément pas avec la pensée de son auteur la relation que l’énoncé fictionnel entretient avec le sens : une relation de ventriloquie. Cette ventriloquie n’engage pas seulement le principe de métaphore, tel qu’il se trouve justifié par Derrida : « La pensée tombe sur la métaphore, ou la métaphore échoit à la pensée au moment où le sens tente de sortir de soi pour se dire, s’énoncer, se porter au jour de la langue. » Plus radicalement, dans quelle mesure l’écriture romanesque constitue-t-elle une scène de l’ontologie auctoriale ?

Il convient de reprendre dans l’ordre les motifs mentionnés plus haut. Car la première scène de notre nouvelle ventriloquie consacre, elle aussi, un rejet de toute assignation transcendante de la signification. Cette scène est le plus souvent celle que circonscrit le discours préfaciel. Notons ainsi les formulations capitales de la préface de la première édition des Célibataires : « Avant de dire si [l’auteur] a ou n’a pas une pensée […] philosophique, ne devrait-on pas chercher s’il a voulu, s’il a dû avoir une pensée ? Sa pensée sera la pensée même de ce grand tout qui se meut autour de vous, s il a eu le bonheur, le hasard, le je ne sais quoi, de le peindre entièrement et fidèlement. Dans certaines peintures, il est impossible de séparer l esprit de la forme » (CH, t. IV, p. 25). « Sécrétion » de l’esprit par la forme, selon l’expression de Pierre Macherey, qui fait ici suite, en 1840, au principe de « matérialisation » qu’évoquait la préface de 1835 au Lys dans la vallée ou aux impératifs de synthèse prônés dans la préface d’Une fille d’Ève, en 1839. Et de même que l’intégration du sens aux signes rend intenable toute lecture positiviste du réalisme balzacien, ainsi qu’il a été précisé plus haut, de même cette forme de sécrétion devrait empêcher toute stylistique de ne se rapporter qu’aux seules déterminations linguistiques du texte Comédie humaine. Tant il est vrai, une fois l’idée définie comme enregistrement des coordonnées du « grand tout qui se meut autour de vous », que « le style vient des idées et non des mots » (Un prince de la bohème, CH, t. VII, p. 823).
Notre deuxième scène concernait les textures opaques selon l’énoncé balzacien à toute signification. Il faut constater qu’une telle opacité n’apparaît pas au niveau de l’énonciation, que la lettre même de Balzac reste le plus souvent « sensée ». Impératif de lisibilité oblige. « La plupart des mots ne sont-ils pas teints de l’idée qu’ils représentent extérieurement », selon les termes encore dualistes de Louis Lambert (CH, t. XI, p. 591) ? Je ne vois à cette lisibilité de La Comédie humaine que deux exceptions notables : d’une part, l’épigraphe de La Peau de chagrin, où se trouvent figurées sans exégèse aucune, comme simple citation du Tristram Shandy de Sterne, les courbes d’un surprenant tracé noir ; et d’autre part, contemporaine, la méditation XXV de la Physiologie du mariage, dont voici les premières lignes : « La Bruyère a dit très spirituellement : “C’est trop contre un mari que la dévotion et la galanterie : une femme devrait opter.” L’auteur pense que La Bruyère s’est trompé. En effet... » (CH, t. XI, p. 1145), et il s’ensuit deux pages de facéties typographiques littéralement illisibles. Facéties qu’explicitait en ces termes (ironiques ?) l’Errata d’une édition de 1829 : « Pour bien comprendre le sens de ces pages, un lecteur honnête homme doit en relire plusieurs fois les principaux passages ; car l’auteur y a mis toute sa pensée » (CH, t. XI, p. 1928). Deux exceptions, donc, où s’entremêlent registre de l’énigme et mode d’écriture ludique. Et du reste, à la suite des analyses d’Éric Bordas, la poétique des Contes drolatiques dans son ensemble pourrait être envisagée dans cette perspective.
Une troisième scène énonciative rend plus problématique encore notre ventriloquie idéale : celle qui voit l’ontologie surgelée du penseur s’abîmer dans la prose romanesque. Comme l’énoncé, l’énonciation atteste en effet fréquemment d’une certaine forme d’altération. Dans la chair même du discours analytique, de nombreux écarts peuvent et doivent être repérés. Exemples : dans Le Cousin Pons, l’abandon progressif du paradigme indiciaire, lors des descriptions d’intérieurs, au profit d’un « réalisme horizontal » uniquement constitué d’inventaires et d’expansions caractérisantes (épithètes, relatives adjectives...) ; dans Béatrix, le passage d’un ensemble d’études de physiognomonie (appliquées à la famille du Guénic) à l’exploration pointilliste du visage de Camille Maupin (CH, t. II, p. 693-697) ; ou bien dans Les Employés, l’excroissance démultipliée des portraits digressifs, dont le romancier reconnaissait en préambule qu’elle pouvait faire se « briser » la « charpente » (CH, t. VII, p. 880). On dira que la chair du discours analytique s’altère précisément là où elle se désaltère : dans l’évocation effrénée des êtres et des trajectoires qui hantent l’espace romanesque, dans le développement jubilatoire de leur étoffe. En froissant de la sorte le texte balzacien, la ventriloquie s’emballe. Et fait de notre écrivain qui aligne des caricatures, établit des coordonnées de collections, forge des néologismes, un double de ses petits bourgeois fictifs. Un écrivain qui relève en ce sens de « la classe des Phellion » décrite dans Les Petits Bourgeois, ne cessant par définition d’« être en surface, [de] s’étaler en phrases » (CH, t. VIII, p. 114). Bref, simple parallélisme, homologie ou mimétisme, un même travail du signe peut abîmer les marionnettes du premier niveau et le marionnettiste du second, les pensées de l’énoncé et les pensées à énoncer.

Avec Pierre Macherey, dès lors, « disons ici que la littérature ouvre à la pensée un nouvel espace de jeu, à l’intérieur duquel la pensée se démultiplie, corrompt ses fixations, désystématise ses démarches, et se soumet ironiquement à une espèce de critique généralisée ». À charge au lecteur attentif ou scrupuleux de se laisser déconcerter par toutes ces modulations, et par conséquent d’entendre l’intégralité des prescriptions suivantes, formulées par Frenhofer au début du Chef-d’œuvre inconnu : « Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites » (CH, t. X, p. 418).
Triple implication, donc, des pensées de l’énoncé dans leurs textures sensibles ; triple complication, homologue, des pensées à énoncer dans la lettre même du discours balzacien : ainsi ce que l’on appellera par commodité le romanesque, voire le « littéraire », sait-il mettre à l’épreuve l’ontologie. Mettre à l’épreuve l’ontologie, c’est-à-dire à la fois la convertir et la subvertir.

Boris Lyon-Caen
Toulouse-le-Mirail






Balzac ou « l’autre modernité » :


Le Balzac des philosophes



De nombreux philosophes se sont intéressés aux idées de Balzac, et plus encore à son idéologie. Cependant, un certain nombre de penseurs plus récents ont examiné la prose balzacienne et privilégié l’écrivain Balzac, dont la pratique romanesque les aide à élaborer des notions esquissées par ailleurs. « Seule la philosophie sait démontrer que la littérature est plus profonde qu’elle et la précède » : l intérêt de cette philosophie pour un romancier en qui s incarne encore, pour beaucoup de lecteurs, le roman traditionnel, inscrit le geste du romancier, du conteur, dans la sphère de la pensée, tout en justifiant l activité philosophique.
Nous voudrions rapidement examiner comment l’interrogation philosophique contemporaine, proprement conceptuelle, sur le discours balzacien reconfigure statut, nature et effets de ce discours et dessine de la sorte un nouveau visage de Balzac. Dans les limites de cet article, nous ne pourrons entrer dans les détails de l’analyse de ces philosophes, et nous serons amené, pour la clarté de l’exposé, à insister davantage sur les points communs de leurs perspectives que sur les différences. On soulignera plutôt, à travers la prise en compte de diverses particularités du texte balzacien par eux dégagées — la nature de la totalité balzacienne, la question du style, la façon dont le discours balzacien déplace les paradigmes esthétiques, logiques et politiques — comment c’est la place même du romancier dans l’histoire littéraire, sa « modernité », qui est repensée par, je généralise, la philosophie.




Un nouveau modèle d’œuvre d’art : la totalité ouverte

La philosophie prend d’abord acte de l’ampleur de l’ambition balzacienne. Avec Balzac, l Suvre, carrefour de savoirs, rend possible une connaissance sur le monde, la société, l homme, être métaphysique et historique ; le genre romanesque se veut pensée globale du monde et donc entreprise de totalisation, au même titre que la philosophie, la science ou les sciences humaines naissantes. Bien au-delà de la dimension trop simplement appelée « réaliste » de l Suvre de Balzac, c est donc au romancier comme substitut ou comme rival du philosophe, dans la période qui suit les Lumières, que s’intéresse d’abord le discours philosophique. En ce sens, la nature de l’entreprise artistique balzacienne en fait immédiatement, et en dehors de tout jugement de valeur, « un peu plus qu’un grand écrivain ». Mais si le roman chez Balzac est œuvre de pensée, Juliette Grange le souligne dans l’introduction de son ouvrage, ce n’est pas tant par son contenu idéologique ou les idées qu’il exprime, que par le projet formel qui le sous-tend, le geste d’écrivain qui le fonde, c’est-à-dire l’idée même de La Comédie humaine, le principe même de la totalisation.
Totalisation, le concept est fondamental, mais totalisation qui n’est pas de l’ordre du système, sur le modèle de la totalisation philosophique hégélienne par exemple. Envisagée comme tout, La Comédie humaine n’a en effet pas de centre, de commencement, Juliette Grange y a bien insisté, et n’a de principes, et de sens (direction) que fort ambigus. En fait, l’œuvre semble se construire sur les ruines des systèmes de pensée et des esthétiques des siècles précédents. Plus fondamentalement, le modèle de la totalité organique, de l’œuvre construite en référence au cosmos est abandonné. Il y a unité organique, explique Gilles Deleuze, lorsque chaque partie prédétermine le tout et que le tout détermine les parties; tout qui apparaît alors comme la somme de ces parties. À l’inverse, l’œuvre de Balzac témoignerait de l’effondrement de l’ordre du cosmos : les parties qui cohabitent ne peuvent être harmonisées. La proximité entre Balzac et Proust (qu on a souvent tendance à opposer, comme un romancier moderne s oppose à un romancier classique) serait nette sur ce point. De façon assez radicale, Deleuze affirme que c est Balzac qui le premier aurait su poser ce problème et « faire exister un nouveau type d Suvre d art. Car c est un même contresens, une même incompréhension du génie de Balzac qui nous fait croire qu il avait une vague idée logique de l unité de La Comédie humaine avant, ou bien que cette unité se fait organiquement à mesure que l’œuvre avance ».
Un double modèle d’organisation est en fait refusé par le Balzac de Deleuze. L’œuvre n’est pas le résultat d’une construction logique ou d’un développement organique mais elle n’est pas non plus pensée comme unité perdue ou totalité fragmentée (chez Balzac, l’impossibilité de la totalisation, la fragmentation ne sont pas vécues sur le mode tragique de la perte radicale du sens, par lequel on caractérise parfois une certaine modernité). En fait, l unité du tout doit être comprise comme résultat de l Suvre, de sa composition. Proust l avait signalé dans un passage célèbre de La Recherche : elle a été découverte brusquement et dans l après-coup ; l unité et le Tout ne sont donc pas principes mais effets de l’assemblement de parties multiples et décousues.
Aussi l’œuvre de Balzac offre-t-elle l’image d’une totalité apparemment non achevée, non réalisée même, puisque les parties restent morcelées, mais en même temps d’une totalité à laquelle rien ne manque. La Comédie humaine est en définitive ce miracle d’une œuvre dont chacune des parties est centrée sur elle-même, et qui parvient néanmoins à donner le sentiment d’une communication entre les parties.
L Suvre de Balzac permet ainsi au discours philosophique de construire un nouveau concept de totalité, où la totalisation vaut comme Idée en acte, qui maintient la constellation en équilibre : il y a constitution d un tout et d une unité sans totalisation et unification absolues, sans qu’un troisième terme ne résolve les tensions et ferme le cercle. Si l’on recourt à la métaphore, le modèle n’est plus la cathédrale ou le monument, ni même la mosaïque, mais la fresque, sans bord et sans centre, ou l’archipel, pour reprendre le terme de Juliette Grange.

C’est qu’en effet la totalité qu’est l’œuvre n’est pas fermée ; elle est, plus encore, placée sous le signe de l ouvert. Ce concept-clé de l Ouvert tel qu il est exposé par Deleuze, peut nous permettre de défaire l assimilation, qui semble aller de soi, Tout/Ensemble. Là où l Ensemble est fermé, clos, « Le Tout est d’une autre nature, il est de l’ordre du temps, il traverse tous les ensembles, et c’est lui précisément qui les empêche […] de se fermer complètement. » Le Tout n’est donc pas un Ensemble, mais le passage perpétuel d’un Ensemble à un autre, la transformation d’un Ensemble en un autre. L’œuvre faite de différents morceaux, est, comme le Temps, ce qui change et ne cesse de changer de nature à chaque instant, établissant des rapports sans cesse nouveaux entre ses parties, toujours en attente d’une nouvelle partie. Au niveau de chaque roman pris séparément comme à celui de l’œuvre prise dans sa globalité, l’œuvre balzacienne peut dès lors être définie comme une totalité ouverte, où chaque nouveau développement empêche la clôture de l’Ensemble et permet le déploiement de l’œuvre dans le Temps. L’Unité ne résulte pas d’un processus de totalisation — on reconstruirait alors une totalité organique — mais prend la forme d’une constitution simultanée, d’une cohabitation mouvante de tous les fragments.
Le discours philosophique, c’est là son originalité, restitue ainsi au projet balzacien toute sa nouveauté et sa grandeur, sans mettre au jour, selon un topos critique désormais bien connu, un décalage entre l’intention de l’auteur, son projet — construire un tout organique — et son résultat — un texte de la totalisation impossible. Ce n’est pas en ces termes que doit être pensée la question. Au fondement de l’œuvre balzacienne, se rencontre un principe d’expansion dans l’ordre du Temps, qui tout à la fois fait exister comme différents les morceaux de l’œuvre et permet leur articulation. La totalisation suppose tout à la fois distinction et liaison.

Puissance du neutre et prose-vision

On retrouve le même refus des distinctions traditionnelles — l’œuvre classique comme totalité, l’œuvre moderne du côté de l’éclatement — dans la caractérisation par certains philosophes du régime d’écriture du texte balzacien. Un concept philosophique du style est de la sorte construit, dans une perspective différente de celle des stylisticiens.
Partant des défauts habituellement dénoncés par d’autres écrivains — on peut penser à Flaubert et Proust notamment — le discours philosophique semble admettre que Balzac n’a pas de style, au sens où l’intégration dans le tout, cette « manière absolue de voir les choses », chère à Flaubert, ne vient pas corriger ou dépasser la fragmentation des parties et des phrases. L’œuvre balzacien inclut à l’inverse aussi bien des morceaux de silence, de suspension de sens que des images, des énoncés explicatifs, des tableaux et des drames, en une sorte de « pêle-mêle effrayant ». L’image de la « macédoine » utilisée par Michel Serres rend bien cette idée d’un discours « mélangé ».
C’est que ce style balzacien, plutôt que de s’abîmer dans la description ou dans le plaisir de la suggestion, se veut essentiellement explicatif et recourt à cet effet aux images et aux métaphores. Mixte de flux et d’images qui expliquent, de déploiement dynamique et de tableaux, le texte organise la circulation de objets, les fait entrer en communication par le biais des images, en défait la cohésion et atteint de la sorte une essence : grossièrement résumé, ce processus, caractéristique de l Suvre de Proust, serait aussi à l Suvre chez Balzac. La langue d un écrivain, dans cette perspective, n’est plus définie par son état, sa nature — langue hétérogène ou homogène —, mais par son mouvement, la manière dont, système en déséquilibre, elle module le langage, pour produire des résonances et déployer les signes à des vitesses différentes. « En suivant les chaînes associatives propres à chacun des signes » est atteint le Point de vue sur le monde qu’ils révèlent.
Ce souci d’atteindre l’essence, mais une essence qui ne dépose pas les différences d’intensité, les oppositions de points de vue, donne à la prose balzacienne cette forme d’objectivité par laquelle on la caractérise parfois. Le style ne renvoie pas chez lui à l’homme, sa langue n’est pas un idiolecte. L’objectivité ainsi conquise ne tient cependant pas à la stabilité d’un monde dont on aurait posé la signification et l’ordre — objectivité de l’écrivain classique si l’on veut — ou à la soumission du sujet à la présence brute de l’objet — le dogme de l’impassibilité flaubertien — mais bien davantage à la structure formelle signifiante de l’œuvre, c’est-à-dire à son style explicatif. L’absence de style apparent tient à la capacité du narrateur à rejoindre tous les points de vue à la fois. Gilles Deleuze l’a excellemment formulé, l’énoncé balzacien n’est jamais rivé à un point de vue, mais est fait de la « coexistence dans une même phrase d’une série infinie de points de vue d’après lequel l’objet se disloque, résonne ou s’amplifie ». En fait l’œuvre tout entière s’édifie par le jeu de résonance, d’échange et de multiplications qui se crée entre les points de vue, à petite et grande échelle, à l’intérieur de la phrase, d’un roman ou de La Comédie humaine.
Ce faisant, le texte atteint à une sorte de neutralité, propre à la prose. La prose est en effet ce type de langage, sans style apparent, qui mêle tous les modes de parole et tous les registres. D’où cette image, un peu trompeuse sans doute, mais qui revient souvent sous la plume des philosophes, de langue presque transparente, de langue blanche, au sens où le blanc est le résultat du mélange de toutes les couleurs du spectre. Cette caractéristique justifie pareillement l’assimilation métaphorique faite également entre l’argent et la prose — chez Serres comme chez Grange. L’argent circule, dépourvu de propriétés intrinsèques, et, pareil aux phrases balzaciennes envisagées isolément, ne prend de valeur que dans l’échange ou la composition.
Ainsi, selon la perspective philosophique, l’absence apparente de style de Balzac n’est pas la marque d’une naïveté, d’une forme de primitivité romanesque ou d’un oubli de la forme, mais un choix conscient de l’écrivain. Il s’agit en construisant une histoire, en peignant des personnages, en décrivant, en racontant, en méditant, de faire entrer en relation tout avec tout, de retrouver une harmonie à chaque niveau, pour tout incorporer à la vision de l’écrivain. Cette vision n’est pas le démontage minutieux de ce qui est : elle n entre pas de trop près dans la trame, mais ne se perd pas non plus dans les nuages de l idéal. Juliette Grange éclaire de façon intéressante l Suvre de Balzac sur ce point : au sein de la pensée, « espace neutre », intermédiaire, situé à mi-chemin entre l’abstraction de l’idée et les domaines confus de la réalité, le voyant use de la prose —langage de la relation — pour extraire du réel la vision une qui l’exprime. De la sorte, le roman fait voir et efface l’opposition entre le mot et l’idée. Exercice et développement langagier de la faculté de voir et de penser, la prose visionnaire dévoile alors son homogénéité conquise. Ainsi « Balzac impose un seul absolu, irréfléchi et transparent, cohérent et uni : le mouvement de la pensée et son expression par la prose », peut-on conclure avec J. Grange. Cette continuité de la pensée et de la prose éloigne là encore Balzac tout à la fois de la notion romantique d expression et des affirmations « modernistes » sur la préséance du langage sur les sentiments ou la pensée.


Les effets de l Suvre : un dérèglement anti-philosophique

« L Suvre d art moderne n a pas de problème de sens, elle n a qu un problème d usage » : c est bien selon cette perspective qu a surtout été envisagé le texte balzacien ; texte qui, à la lettre, dérègle, fait bouger ou ignore les paradigmes logiques ou sensibles, et les systèmes d organisation, de régulation de l émission du discours.

1. Remise en cause du principe de causalité

En se référant aux affirmations mêmes de Balzac et au fonctionnement de ses textes, on considère souvent que ses récits reposent sur la recherche des causes, sur l’opposition causes/effets. Paradoxalement, Michel Serres dans son étude de Sarrasine oppose à l’inverse la cause et la chose. La valeur emblématique du début de cette nouvelle tiendrait à la façon dont y seraient moqués les philosophes, causeurs de salon, détectives de pacotille qui s’interrogent : qui est ce personnage ? D où vient-il ? Les choses, et particulièrement ici les statues, sont en effet précisément ce qui échappe à l interrogation sur les causes, aux classifications, si bien que Sarrasine ne serait qu en apparence une nouvelle policière. La fameuse « pensivité » sur laquelle s’achève la nouvelle marquerait l’impossibilité de remonter à une cause originelle. Le texte est maintenu en équilibre, suspendu, comme tous les personnages, entre Ciel et Terre. Ainsi, l’art construit et présente des choses, données dans la lumière de leur absence d’explication, tandis que la critique refuse d’en rester à ce qui est, recherche autre chose derrière les choses : « Les choses remontent à leur cause, comme dans les mots. Les choses nous accusent. Voici l ère du soupçon, de la critique. » Le visage d une modernité que n incarne pas, et c est heureux selon Serres, Balzac, est ici évoqué en contrepoint. Certes, on peut regretter que l’examen de l’œuvre de Balzac soit pour Serres, dans cet ouvrage un peu simpliste parfois, l’occasion d’un règlement de comptes hâtif et peu fondé avec les sciences humaines et la critique littéraire. Mais le philosophe, en faisant de l’œuvre de Balzac une machine de guerre contre les institutions, le réalisme et le système de causalité, pointe bien la particularité d’un discours qui, in fine, cherche moins à établir et juger — discours proprement analytique — qu’à inventer et créer, selon des règles d’intelligibilité qui lui sont propres.

2. Remise en cause du principe de non-contradiction

Parce qu’elle envisage chaque chose sous toutes ses faces, parce qu’elle se refuse à nier pour affirmer, l’œuvre balzacienne s’oppose à la philosophie critique et à la dialectique, qui, attentives au travail du négatif, tranchent, séparent et font s’affronter des logiques. Chez Balzac, insiste Michel Serres, l’endroit et l’envers, le même et l’autre sont affirmés dans un même geste : le romancier « exclut l exclusion ». On le voit, le penseur joue l art contre la philosophie, ou plutôt contre les évidences d une certaine philosophie analytique. D où la portée plus générale donnée à ce trait du discours balzacien, tel que le reconstruit Michel Serres. Si l on admet que la logique de la contradiction est au fondement du logos grec, le discours balzacien, dans sa positivité triomphante, correspond à la « philosophie des  corps mêlés  » ; Balzac devient, de manière hyperbolique, l annonciateur de la « fin de l’ère grecque », du « commencement d’un autre monde ».
C’est ici la figure de l’hermaphrodite, essentielle dans Sarrasine, qui prend valeur emblématique. Comme les énoncés et les récits balzaciens — d’où leur aspect composite, évoqué précédemment — l’hermaphrodite inclut deux genres, divers types de déterminations, maintient ensemble sans qu’elles se nient des composantes qui s’opposent au regard de la logique traditionnelle. Plus encore, le texte balzacien, à qui veut bien se laisser emporter par les sortilèges de la voix racontante, émet un sens qui circule dans tous les sens, un sens pour qui n’existe aucune frontière sémantique ou sensible. En fait, deux manières d’utiliser le discours et plus encore de se rapporter aux principes de composition de tout énoncé sont mis en regard. On peut partir de l’antithèse, du barrage dressé entre deux significations et l’on aboutit à une logique du manque, de la division-image de la castration ; on peut plutôt partir de la symétrie, du passage incessant d un bord à l autre, de la superposition des images et l on situe l Suvre dans une logique de l inclusion-image de l hermaphrodite. Michel Serres montre bien que l Suvre de Balzac fait surgir  au niveau de l’intrigue comme à celui des idées — à l’horizon de toutes les oppositions, un élément en supplément, un tiers inclus, pourrait-on dire, qui défait le principe de contradiction.
D’ailleurs, si plus rien ne s’oppose, plus rien, à la lettre, ne limite l’émission du discours. Les abondantes métaphores de Serres renvoient toutes au fond à l’idée d’un créateur nietzschéen, surabondant de vie, pour qui créer consiste toujours à ajouter, à produire une nouvelle détermination. « Addition universelle », « inclusion sans dominance » : selon une logique de l excès, le texte devient ce lieu qui, à partir d une série de motifs, produit infiniment des histoires, du sens et des figures.
Parler de déconstruction ne rendrait donc pas compte de la logique propre à l émission du discours balzacien : les oppositions sont traversées plus que détruites, rendues inopérantes par la profonde innocence de l écrivain et de sa parole.

3. Un nouveau partage du sensible

Un certain nombre de fictions balzaciennes peuvent se lire, par-delà leur intrigue policière et leur portée morale, comme la démonstration d’un des pouvoirs du discours littéraire. Dans un chapitre difficile mais passionnant de La Chair des mots, Jacques Rancière lit dans cette perspective Le Curé de village. Ce roman raconte en effet à ses yeux l’histoire d’un être pris en otage par un livre et désireux d’en vivre le contenu. Tout le mal qui advient dans ce roman vient donc du livre, ou plus précisément de ce que des livres ont été lus par ceux à qui ils n’étaient pas destinés. C’est que le xixe siècle au cours duquel Balzac écrit est l’âge de l’agonie de la rhétorique et de la poétique, telles qu’elles s’étaient affirmées les siècles précédents, sur le modèle de l’Antiquité grecque et romaine. La parole littéraire perd son statut de parole pleine qui « désigne, ordonne et destine ». L’écrivain ne s’adresse en effet plus à un public homogène, dont il connaît les exigences, les goûts et les valeurs, si bien qu’il lui appartient de reconstituer une société de lecteurs. Le Curé de village montre précisément que le romancier écrit désormais pour une « masse lisante », selon l’expression de Claude Duchet, qui ne devrait pas avoir accès au Logos. Tous les schémas par lesquels on a l’habitude de caractériser la communication se révèlent dès lors inopé rants : les mots ne vont plus d un point à un autre, préalablement déterminés, et semblent désormais « adressés par on ne sait plus qui à n importe qui ». Le principe de cette parole singulière qu est l écriture est peut-être de se diffuser, de se répandre de manière anarchique, d instiller son « poison » dans tous les corps qui s y prêtent. Elle est orientée vers le lecteur mais vers un lecteur encore inconnu, non légitime ; elle est en quête d une incarnation mais cette incarnation est toujours différée.
Comment caractériser plus précisément cet âge balzacien ? Peut-être faut-il pour cela remonter à Platon et à l image normative qui y est donnée du discours : celui-ci est émis par un être situé et organise la disposition des corps dans une communauté ordonnée, hiérarchisée et figée. Mais à partir du début du xixe siècle, la littérature, au moment même où elle affirme sa puissance, son autonomie, rencontre la question de la démocratie, régime dans lequel, précisément, se défait ce rapport fixe des mots, des corps et des conditions sociales. Ce « dérèglement de l’ordre légitime du discours, de la manière dont il se distribue et distribue en même temps les corps dans une communauté ordonnée » est ce que Rancière appelle écriture, ou plus spécifiquement « littérarité ». En ne suivant pas le « bon chemin », l’écriture brouille les hiérarchies. Or, à lire Le Curé de village, Balzac apparaît comme l’écrivain par excellence, ayant pris acte de ce changement de régime d’écriture et de la nouveauté du partage du sensible propre à la démocratie. Dans la communauté dissonante que construit et expose tout à la fois son œuvre, l’harmonie entre la manière d’être, l’activité du sujet et sa manière de parler a été remise en question. En ce sens explique Rancière, le crime de l’ouvrier porcelainier Tascheron est moins réel que symbo lique : il tient à ce que ce travailleur, cet « homme de fer » soit occupé à aimer une femme qui n appartient pas à son monde à l heure où il aurait dû dormir. La fable racontée illustre littéralement le déplacement des corps, la rupture de l’ordre dont est responsable tout corps qui ne se dirige pas vers sa destination « naturelle » — d’où la hantise du déclassement propre à l’époque. Peut-être Jacques Rancière se donne-t-il la part belle en envisageant toute l’œuvre de Balzac à travers le seul Curé de village. Mais attentif au discours du narrateur, de ses personnages, à l’intrigue comme à la portée morale de la troisième partie du roman, il montre bien comment la dimension esthétique (mais aussi bien politique) de Balzac consiste en la mise en contact de corps, de classes, et donc, plus fondamentalement, de « régimes séparés d’expression ».
Il n’ y a pas lieu cependant dans cette nouvelle configuration sensible, qui dispose autrement les corps et les mots, de renoncer à l’idée d’une communication possible entre les œuvres, entre l’œuvre et le lecteur. L’absence de centre — structurel ou sémantique — que pointe la lecture philosophique fait de l’œuvre balzacienne la prolifération d’un discours en rhizome, d’un discours qui sans cesse établit des communications, fabricant de la sorte les conditions de sa propre réception. La positivité du texte balzacien, unanimement saluée par les philosophes, tient à cette idée qu’il y a toujours du lien. Mais ces liens ne sont jamais directs : liens transversaux, grâce au travail formel, entre différentes phrases, différents points de vue, différents lieux sensibles. C est aussi pour cette raison que l élément de cette Suvre est le temps : la communication entre les choses, les corps, les êtres, les idées ou les Suvres disjoints ne peut se faire que dans le temps.


D une modernité l autre

En quoi consiste alors la « modernité » de l Suvre de Balzac, aux yeux d un certain nombre de penseurs contemporains ? Nous savons du moins en quoi elle ne consiste pas. Si Balzac écrit à l’époque du romantisme, sa modernité ne tient pas à l’exaltation de la liberté contre les règles, de l’individualité contre la rhétorique, même si le roman balzacien, nous l’avons vu, défait la hiérarchie des représentés — les catégories sociales se mélangent — et le principe d’adéquation du discours à son objet sur lesquels reposaient les Belles-lettres et le système représentatif aristotélicien. Le romancier chez Balzac n’est nullement le lieu où se rejoint ce qui était disjoint, où s’unifie ce qui était séparé. La sensation, le souvenir ne permettent pas, comme chez Proust, à la conscience subjective d’effacer le dualisme, souligne Grange. En fait, le romancier, au niveau idéologique comme au niveau énonciatif, « occupe toutes les places ». Aussi l’image platonicienne de l’écrit comme de cette parole sans corps et sans père qui puisse la légitimer, qui court le monde au hasard, convient-elle particulièrement au roman de Balzac.
La modernité de Balzac ne tient pas davantage à une interrogation sur le langage, sur sa dimension d’auto-référentialité, à l’exaltation de « la puissance pure d’un langage détourné de ses usages représentatifs et communicatifs ». On ne retrouve chez lui ni les accents mystiques de ceux qui célèbrent la religion du livre, ni la position de maîtrise de ceux qui se réclament de la toute-puissance de l’écriture. Dans la complexe dialectique qui rattache depuis le Don Quichotte l’écrivain à son personnage, Balzac n’appartient pas à la lignée de ceux qui abandonnent la croyance à leurs créatures (perçues comme ridicules) en se contentant de jouer avec les mots ou les intrigues. Cette « tradition virtuose » comme l appelle Rancière, se donne les facilités d une prose séparée, utopique : elle fait de la littérature un jeu destiné à piéger les lecteurs et du romancier un magicien tout-puissant. Le livre borgésien, circulaire, qui ne renvoie plus qu’à lui-même en est sans doute l’image achevée. Chez Balzac, à l’inverse, le roman et ce qu’il raconte repose sur la tension entre le narrateur maître de la parole et le personnage-fou qui croit à la vérité des livres et assujettit sa vie à la puissance des mots. La question propre à la démocratie, du rapport des mots et des histoires au réel et aux corps « sociaux » qui les habitent et les font vivre, n’est pas esquivée. Balzac ne bascule pas pour autant dans le rêve qui fleurit au début du xixe siècle d’une prose qui avancerait en accord avec le rythme du monde, pour édifier un « poème communautaire ». En maintenant la séparation entre l’œuvre d’art et la vie, Balzac se détourne d’une autre utopie, celle de l’équivalence entre la puissance de l’esprit écrivant et la puissance des corps, des communautés vivantes et agissantes. Entre la prose-jeu et la prose-vie, la singularité de ses textes tient à l’équilibre encore maintenu entre la maîtrise de celui qui prend la parole et le dessaisissement de son discours qu’impose la prise en compte dans la littérarité démocratique du fou en quête d’incarnation — le personnage — et du nouveau partage du sensible. La transformation immédiate du monde sensible, l’hyper-écriture qui inscrit ses lettres à même le monde évoquée dans Le Curé de village — c’est la construction des ponts, l’aménagement du territoire par l’ingénieur — n’existe d’ailleurs dans le texte que comme horizon utopique. Le roman, lui, affronte l’aporie, la contradiction, conscient que toute réconciliation serait mensongère, et oubli de la condition même de la littérature. Le balancement demeure entre l’utopie d’un langage pur et efficace et la dimension démocratique de l’écriture. « Contre toute théorie facile du dieu maître des récits, jouant avec la folie de ses lecteurs, la modernité romanesque manifeste cette solidarité du pouvoir d’écrire avec la dispersion de la lettre qui court le monde sans corps de légitimité. »
Ainsi l’absence de démarche proprement réflexive chez Balzac n’est-elle pas comprise par les philosophes comme la marque d’une naïveté pré-moderne qui en ferait le dernier écrivain heureux, au sens donné par Barthes à ce terme. En fait, lisant Balzac, les philosophes qui nous intéressent suggèrent la possibilité, voire la nécessité, de sortir d’une pensée référentielle ou anti-référentielle du langage. Il s’agit d’échapper à l’opposition stérilisante entre un langage représentatif — la malédiction narrative et référentielle du roman — et un langage anti-représentatif, anti-narratif, qui serait la littérature au sens moderne du mot. En définitive, « ce n’est pas en décrivant que les mots accomplissent leur puissance : c est en nommant, en appelant, en commandant, en intriguant, en séduisant qu ils tranchent dans la naturalité des existences, mettent des humains en route ». L Suvre de Balzac illustrerait de manière exemplaire et essentielle cette autre façon de penser le rapport langage-réalité, cette capacité du langage littéraire à être bien autre chose que du langage, à déplacer les frontières de l’univers sensible et intelligible pour atteindre à l’Idée ou à la Vision. D’où cette image de discours intermédiaire, de texte entre qui se dégage finalement des investigations philosophiques du texte balzacien : ni une Suvre éclatée, un chaos, ni une totalité organique, ni une représentation du réel, ni un pur jeu de formes, ni un discours autarcique ni un discours directement agissant. Moins un juste-milieu, une prudente moyenne, que la seule voie à suivre, peut-être, dans l’intense recherche d’une intelligibilité nouvelle.
Ainsi, même si ces perspectives philosophiques demeurent fragmentaires inégales ou contestables, le faisceau de concepts qu’elles mobilisent nous permet plus globalement de reconsidérer la place qu’on fait à Balzac romancier, à Balzac écrivain, dans l’histoire de la littérature. La philosophie lui donne en effet un autre statut : c est un portrait de Balzac en anti-philosophe que nous avons voulu esquisser ici, en marquant la capacité de son Suvre à déplacer les frontières et à articuler autrement l écriture au réel et aux corps qu elle atteint. La prose s impose avec lui comme langage de la relation et non de la définition, de l’excès et non du manque. Le romancier, écrivain du « et » toujours en surplus plus que du « est » ontologique, fait de son langage ce lieu d’une mise en relation perpétuelle, mais qui ne va jamais droit, d’éléments, de corps, et d’idées disjoints.
Le lire avec les philosophes ne consiste donc pas à rechercher un Balzac déjà « moderne » (le Balzac de l’impossible totalité, de l’interrogation sur le réel de Dällenbach ou de Butor), annonçant les bouleversements du xxe siècle, ou à retrouver un Balzac pré-moderne, exhibant, loin de toute interrogation sur le langage, l’harmonie d’un univers de significations pleines, mais un Balzac dont l’œuvre serait l’expression d’un nouveau régime d’écriture propre à contester les catégories d’un certain discours philosophique et critique ; un Balzac « moderne » autrement donc et peut-être, pardon du jeu de mots, autrement « moderne ».

Jacques-David Ebguy
Nancy II





Crise de l expérience et crise du conteur
Balzac, Hofmannsthal, Benjamin


Le premier conteur fut un Dieu. Mais les époques primitives une fois passées, conter devint difficile. […] L’analyse ronge la société en l’expliquant : plus le monde vieillit, plus la narration est une œuvre pénible.

Ph. Chasles, « Introduction » aux Romans et contes philosophiques

Les mots flottaient, isolés, autour de moi ; ils se figeaient, devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour : des tourbillons, voilà ce qu’il sont, y plonger mes regards me donne le vertige, et ils tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide.
H. von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos « afin de s’excuser d’avoir renoncé à toute activité littéraire ».

Le conteur est à nos yeux un phénomène lointain et qui s’éloigne de plus en plus. […] L’art de conter est en train de se perdre. C’est comme si nous avions perdu une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences.
W. Benjamin, Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Leskow.

Ces trois textes à statut très différent dénoncent une catastrophe de l’expérience vécue et représentée, énoncent une déclaration d’état de crise — la fin du conteur, la fin de la forme classique, la fin de l’aura de la totalité — et se hasardent à relancer les enjeux aléatoires de la parole narrative et de la parole poétique tout court. Balzac en 1831 parle d’un tournant qui vient d’arriver, dont les effets commencent à devenir visibles ; Hofmannsthal en 1902, par la fiction d’un homme de lettres imaginaire du xvie siècle, déplace dans le passé le discours sur la crise qui concerne le début du xxe siècle ; Benjamin, en 1936, analyse une transformation historique dont il retrouve les premiers symptômes dans le siècle précédent, au temps où Balzac écrit La Comédie humaine, dans l’œil du cyclone.
Cette imbrication de temps de l’écriture, temps fictifs des œuvres présentes ou à venir, temps historiques de la crise qui s’y interroge (projetés sur le croisement des lectures et relectures réciproques : Hofmannsthal écrit trois essais sur Balzac ; Benjamin fait de la Comédie un grand répertoire critique de ses Passages parisiens ; Hofmannsthal tire de Benjamin, dont il fait publier l’essai sur Goethe et un extrait de l’Origine du drame baroque allemand, plusieurs stratégies de réflexion sur la forme dramatique ; Benjamin lui répond par ses lettres et ses articles sur La Tour), converge vers une visibilité nouvelle — et une nouvelle turbulence théorique — de la tension entre « genèse » et « forme ». Sur la scène de la dissolution de l’expérience et du naufrage de la parole, s’avance la connexion problématique de leurs processus respectifs : par leur fragmentation, par leurs brèches, ils redéfinissent les frontières d’une co-appartenance ou d’une fission, ils travaillent pour ou contre la narration en l’ouvrant au déferlement du multiple dont ils procèdent. Dans ce dialogue à distance, Hofmannsthal et Benjamin peuvent permettre de « penser avec Balzac » les possibles du processus génétique « en temps de crise » ; et Balzac, à son tour, pourrait avancer, comme le dit Benjamin « non pas une réponse, mais une proposition pour continuer le discours en le relançant ».

Expérience et forme : genèse de la crise, genèse comme crise

Dans la Lettre de Lord Chandos, la parole se découvre en suspens entre deux « états naissants » parallèles, deux processus menaçants en acte. L’univers des choses, non plus unifié par un principe supérieur de cohérence, se libère dans un flux chaotique, se désagrège dans une anarchie d’atomes autonomes en mouvement libre. À son tour l’identité de Chandos, entraînée par cette révélation de l’excès fragmentaire en procès, se disperse et se volatilise dans les décompositions de plus en plus mouvantes de la perception. C’est l’émergence de ce double processus non maîtrisable — non plus finalisé, jamais recomposé par une orientation stable relevant aussi bien de l’objet que du sujet de l’expérience — qui ne peut plus être expérimentée par la « forme » doublement mise en échec, conçue comme ce qui devrait assurer, avec la « raison discursive », l’ordre et l’intelligibilité du monde.
Deux mois après la Lettre, dans le dialogue Sur les caractères dans le roman et dans le drame, un Balzac imaginaire, évoqué en prophète de la « perte de l’expérience », enlève à la parole de la totalité jusqu’à cette dernière chance rationaliste. Dans un âpre duel à distance avec l’ombre de Goethe, il démasque la prétention totalitaire et mystifiante de la forme classique qui occulte, derrière la souveraineté harmonieuse de l’universel, la violence infligée au particulier, la douloureuse dissonance de la diversité irréductible à l’ordre du tout. Chandos oppose l’extrême défense du silence de l’écriture à la plainte et à « la stridence des cris » de la créature ; Balzac dévoile au contraire le hurlement de la multiplicité inconciliable enfouie dans les profondeurs du « grand style » de Goethe, « château enchanté de matériaux impérissables » cachant « les oubliettes où des prisonniers gémissants attendent une lente mort ».
Dans La Comédie humaine relue par Hofmannsthal, des parois désormais « transparentes » de ces oubliettes, les cris se propagent sans obstacles. L’intensité inouïe de la prose balzacienne, son pouvoir d’investigation et de construction figurale seraient cet espace nouveau de la modernité esthétique où la révolte des éléments irréductiblement individuels s’exhibe dans un chœur étourdissant à travers la texture ouverte des formes. Et c’est justement ce Balzac luciférien qui prononce l’impitoyable diagnostic sur le processus de la crise du conteur reliant, par un court-circuit historique et un coup de main fictionnel, les masses erratiques de ses « êtres singuliers » en tumulte, leur pulvérisation dans les épiphanies intempestives de Lord Chandos et le présent déchiré de Hofmannsthal en train d’écrire le dialogue imaginaire, lorsque « l’impuissance des mots » est devenue « maladie générale », lorsque l’unité de toute existence individuelle est « réduite en poussière, en atomes, à tout souffle de vie : si bien qu’en 1890 ou 1900 on ne comprendra même plus ce que nous avons entendu avec ce mot, l’expérience ».

Le sort de l’expérience narrative, dans l’essai de Benjamin, est décidé par une complexe partie à trois, une partie historique de « grandeur et décadence » des formes. Les trois protagonistes en sont le conte, la parole chorale de l’expérience trempée de totalité, « tissée dans l’étoffe même de la vie vécue » ; l’information, la parole réduite à moyen, à pur « bruit » dans la médiation réifiante de la communication, à la poursuite de l’instant et de la « nouveauté toujours neuve » ; et le roman, le solipsisme de la narration « à l’écart de l’expérience », qui manifeste la scission entre « la vie » et « le profond désarroi du vivant » : d’où sa nécessité de se constituer comme autoréflexivité et recherche du « sens perdu » de l’existence. Si la parole médiatique — la « négation » de l’expérience — est l’agent principal de dissolution des autres formes, le roman joue le rôle ambigu et désagréable du bourreau et de la victime. Il ronge et détruit l’unité vivante du conte mais il est à son tour mis en crise par l’information, le « tiers » qui est de trop dans cette ambivalente relation à trois. Quant au conte, au séjour dans la parole qui passe de bouche en bouche, il est emporté et effondré dans le domaine du passé, dans « l’oublié », sans toutefois que son appel lointain et le souvenir de sa nécessité ne s’effondrent avec lui. On est très loin, ici, d’une complainte funèbre ou d’une attitude de regret nostalgique. C’est toujours dans la sphère de l’« oublié » que se niche, chez Benjamin, la « mémoire de l’inaccompli », le passé non vécu ou non plus vécu qui demande d’être « sauvé », et peut ainsi investir de tout son impact l’uniformité du présent jusqu’à la briser. Comme il en est de la mémoire involontaire ou, sur un autre plan, des « vaincus » par l’histoire, le conteur perdu représente la latence d’une potentialité transformatrice, justement parce qu’elle est effacée, et chargée par là de la dimension messianique du futur : ce « futur oublié auprès de nous » se projetant dans l’espace figé de la « vie écrite » comme un élément virtuel de subversion, une trace résiduelle d’altérité indomptable.
Balzac, on le sait bien, s’est engagé jusqu’au bout dans chacun des fronts opposés du conte, du roman, de l’information, et dans tous simultanément. La triade non conciliée de Benjamin décrit la complexité en acte dans le chantier ouvert de la Comédie, essai en devenir sur les possibles du narrateur où l’aura de l’ancien conteur, dont la crise est assumée lucidement et sans appel, reste néanmoins l’état limite d’une dimension édénique de la narration perdue — et à la fois l’horizon actif de contestation qui mobilise et bouleverse l’édification progressive de cette cathédrale de papier assiégée par les « masses lisantes ». Les formes du conflit benjaminien se disputent pied à pied le territoire de l’écriture balzacienne tout au long de sa durée génétique, s’enlaçant dans ce que Benjamin définit comme une « dialectique à l’état de repos » : dialectique sans dépassement possible, se relançant inlassablement dans un processus conflictuel interminable et productif, qui transforme, sans les supprimer, toutes les antithèses actives. Cette virtualité de transformation processive est à l’œuvre dans toute cristallisation génétique provisoire des conteurs et des narrateurs de la Comédie, à travers leurs espaces de tension ou leurs figures de raccord, toujours différents, toujours à recommencer. Dans ce sens, l’écriture balzacienne donne une nouvelle forme à la crise et fait de la crise une « forme », l’articulation narrative d’un questionnement critique sur la poussée du temps dans le temps raconté qui ne peut élaborer qu’un processus ouvert, une genèse infinie.

Expérience et représentation : le processus entre continuité et rupture

L’exil de l’expérience, pour le Balzac inventé par Hofmannsthal, coïncide avec l’enfermement dans le processus rigoureusement concentrique de la monade, autonome et aveugle au monde extérieur. La durée de l’existence ne fait sens que par l’auto-genèse de la représentation, et l’expérience du dehors ne se donne que comme projection infinie de cette auto-réflexivité intransitive :

Il n’y a pas d’expériences. Il n’y a que l’expérience de son propre être. C’est là que se trouve la clef qui ouvre à chacun la cellule solitaire de sa prison, dont les épais murs impénétrables sont comme recouverts, il est vrai, par des tapisseries diaprées, par la fantasmagorie de l’univers. Personne ne peut sortir de l’univers qui lui est propre.

Les acteurs de cette « comédie » anarchiste de la différence composent un ensemble de sphères plurielles mais inexorablement isolées, une multiplication forcenée d’« absolus ». Mondes indépendants par leur même clôture dans la singularité, ils détiennent, chacun pour soi, le pouvoir d’instituer à leur tour des mondes : ils projettent les instances mythiques du « sous-sol » qui les habite, originaires « puissances », énergies pulsionnelles sublimées en « destinées » — toutes et chacune uniques, non répétables, mais consignées inévitablement à la continuité implacable de l’autorépétition. D’où le paradoxe inquiétant qui charge l’entreprise balzacienne de tout son pouvoir corrosif et déstabilisant : La Comédie humaine, cette impressionnante phénoménologie du narrateur — la phénoménologie d’un univers de conteurs en puissance et en acte qui se transforment à travers le temps de l’œuvre toujours en cours d’inachèvement — serait simultanément la symphonie dissonante de l’impossible accord entre monde de l’expérience et monde de la représentation, la conscience inquiète de la déchirure qui ronge l’expérience racontée. L’inventaire immense de tous les récits possibles fait récit, in fieri, de ce devenir insoutenable du récit, du gouffre qu’il creuse au moment même où il essaie de le combler.

Benjamin au contraire pense les principes constitutifs du processus de l’expérience par une dichotomie nette, l’Erfahrung et l’Erlebnis, denses de déterminations opposées et multiples. La première, activité de synthèse de l’individuel et du collectif qui s’alimente aux sources de la « mémoire involontaire », représente une sorte de médiation entre la codification chorale de l’expérience et son authenticité immédiate. La seconde, dégagée de tout rapport organique à la tradition, ancrée à la « mémoire volontaire », incarne à la fois le vif « être-là » du présent et sa virtualité réflexive. Si l’Erlebnis est circonscrite dans les contenus ponctuels de la conscience individuelle, l’Erfahrung dit par contre l’expérience comme exercice, incorporation du passé, sédimentation d’une durée : l’expérience, donc, en tant que processus.
C’est la perte de l’Erfahrung qui marque la défaite historique du conteur. Ils prennent ensemble la voie de l’exil vers un passé immémorial, emportant avec eux l’expérience partagée d’un temps organiquement stratifié. Ce qui reste est l’Erlebnis, succédané vitaliste équivoque de l’immédiateté, scindé entre l’adhésion fétichiste à un passé pétrifié et la frénétique infinité contemporaine — une mauvaise Erlebnis qui se fait le « singe » de l’Erfahrung pour masquer la « chute de l’expérience » moderne sous le fard d’un « faux processus » revécu, en termes bien balzaciens, « par procuration ». Benjamin récuse décidément cette tentative de revitaliser artificiellement la facies hippocratica de l’histoire. Entre l’Erfahrung perdue et l’illusoire Erlebnis, la seule chance pour réactiver esthétiquement l’expérience d’un « état naissant » se donne par la jonction traumatique de la continuité et de la discontinuité la plus absolue, par la fission et le montage qui re-construisent le processus des fragments explosés du passé : c’est le « choc », dont le heurt révélateur agresse la compacité de l’expérience figée et remet en mouvement des hybridations temporelles inédites ; c’est le « temps-maintenant », non pas la suspension du temps ni l’intemporel, mais la contraction du passé et du futur joints dans l’instant, faisant déflagrer la linéarité temporelle ; ce sont les « éclats de temps » dispersés dans les détails et les restes apparemment inessentiels, recombinés par une démarche simultanément micrologique et stéréoscopique. Il est question en tout cas du déclenchement imprévu, en « procès discontinu », de traumatismes, arrêts, condensations, errances de l’expérience représentée, au nom desquels Balzac deviendra, dans le grand livre sur les Passages parisiens, « l’ancêtre-prochain » de Baudelaire. Le conteur en déclin est substitué par le flâneur, l’analyste des rues, le funambule visionnaire de l’assemblage parfaitement synchronique d’hyper moderne et de mythique-archaïque — la Méduse et Protée, bras dessus, bras dessous dans les espaces métropolitains.

Expérience et métamorphose : dynamiques de l’état naissant

Hofmannsthal invite lui aussi Protée au chevet du conteur, mais par un autre chemin. « Du côté de chez Nietzsche », l’essai Honoré de Balzac de 1908 célèbre l’apothéose du « processus organico-spirituel » balzacien sous le signe de la métamorphose cyclique et sans fissures. La traversée de La Comédie humaine, de l’étendue totale de ses monades absolues, ouvre maintenant sur une expérience élective de l’impermanence héraclitéenne, appelle à la descente dans un flux magmatique de transitions en procès, devenir de figures changeantes à travers le devenir des formes en éternel retour sur elles-mêmes :

Infinitis modis, tout y est en mouvement. Jamais ailleurs la très ancienne sagesse du ((((( ((( n’a été saisie et transposée en figures narratives d’une manière plus grandiose. Tout est passage, transition. […] Tout coule dans tout, tout parvient à tout.

La prolifération protéiforme est le dispositif génétique qui produit en même temps l’engendrement des récits — « réels » et « possibles », nichés parmi les plis et les lacunes de la Comédie (« La Fille aux yeux d or, ce n est que le récit d une nuit entre mille nuits. Et de Marsay a encore vécu bien d autres aventures [& ] Nous pouvons voyager sans fin dans cet univers »), leur perspectivisme subversif réciproque qui exalte, dans tout passage narratif, le présent pur et absolu de la contingence (« ces flottantes vérités qui toutes ne sont vraies que pour un instant et dans le seul point où elles se trouvent… »), la démultiplication inépuisable des lectures virtuelles et de leurs temps superposés ( « Je ne veux jamais savoir d’avoir lu tous les livres de Balzac, et je ne le saurai jamais. Car, quand j’ouvrirai les derniers, je ne serai plus le même homme qui a lu les premiers… »). Toute « fin », toute clôture de la genèse en tant que fluidification polymorphe du changement est suspendue. L’écriture a incorporé le dynamisme métamorphique de la « vie » dans ses ressorts, dans la manière dont elle fait œuvre de son travail sur elle-même. Et le Grand Narrateur — la voix qui tient ensemble les récits premiers et seconds et leurs conteurs en miroir — est la négation de la perspective apollinienne « d’en haut » de Goethe, « masque olympien trônant au sommet de ses œuvres » : Balzac nous parle « d’en bas », du côté du processus, identifié intégralement aux instances de l’embryonnaire et du potentiel :

C’est à l’intérieur seulement de ses œuvres que parfois il nous semble de le voir émerger, visionnaire, surgissant du fond de ténèbres chaotiques, de masses tourbillonnantes. Mais nous ne pouvons jamais l’immobiliser, le retenir.

Contre toute circularité cyclique, deux paradigmes antagonistes de l’instance génétique rejouent leurs enjeux théoriques dans la « Préface épistémocritique » du Drame baroque allemand. La « genèse », le processus en acte qui se déroule suivant la durée d’un parcours dont le point initial est en partie prédéterminé (« le devenir de ce qui est né ») s’oppose à « l’origine » — « le devenir et le transfert de ce qui est en train de naître » — comme remise en mouvement toujours inaccompli de l’initial, du naissant, qui peut se déchaîner dans un stade quelconque de la genèse, tout en re-mobilisant et re-catalysant, ex novo, la dynamique du processus en entier : « L’origine est dans le fleuve du devenir comme un tourbillon, et entraîne dans son propre rythme tout le matériel de la naissance. »
S’écouler dans le temps et faire éclater le temps : par les basculements de ces deux modèles croisés, on pourrait repenser le dynamisme génétique du mobile balzacien pris entre les forces centripètes et les forces centrifuges qui le travaillent, où tout narrateur représenté, renouant avec la mise en route du récit et la disposition inaugurale de l’écriture, se transmue dans un nouveau foyer d’origine. L’impératif de Benjamin n’est pas la durée infinie dans le changement, mais la possibilité de recommencer à tout instant, en reconfigurant chaque fois les coordonnées du changement. En dehors de toute fondation, l’origine n’est pas l’antériorité ancestrale d’où tout procède et découle, mais la renaissance du processus dans le processus, ce « tourbillon » qui explose au cœur du devenir comme un état naissant discontinu, surinvesti de ses coupures, diversions, points de fuite : dans la trajectoire génétique du « fleuve déjà né » de la Comédie, les marges d’indécidable de chaque nouvelle invention narrative, la projection réversible dans l’ensemble en train de se faire, la réaction en chaîne, à rebours, à contre-courant, vers l’œuvre en sédimentation.
Chez Hofmannsthal, l’origine est le pôle permanent de la métamorphose, sa préhistoire intemporelle et chtonienne. C’est là la sphère proprement « démoniaque » de Balzac : sous le jeu « merveilleusement plastique » des figures et des trames à multiples entrées, la fascination pour le chaos de l’indistinction panique, le « fond insondable » de l’état naissant foisonnant avant tout processus d’individuation. Le déroulement démesuré de la Comédie serait alors le dernier rempart paradoxal où le narrateur se débat en équilibre précaire entre la genèse tentaculaire de ces formes sans arrêt et le bouillonnement informe de ces « forces sans nom ».

Expérience et vie : le processus comme conflit

À la fin de sa Lettre, Lord Chandos sanctionne la conclusion irrévocable de la crise qui l’occupe par une formule lapidaire, le divorce définitif entre l’art et la vie. Leur lutte acharnée est finie, elle s’achève par l’exil d’un des deux antagonistes : là où l’un parle, l’autre reste inexorablement muet. L’art ne peut désormais se concevoir que dans une altérité désespérante, en fuite devant l’avancée du processus vital tourbillonnant, messager d’une désagrégation qui le menace. Mais chez le Balzac réinventé par Hofmannsthal, les antagonistes sont encore sur le terrain, l’un et l’autre, avant toute résolution de leur corps à corps sans issue, et aucun exil rassurant, aucune conciliation simplificatrice ne s’annoncent à l’horizon. Malgré les rêves balzaciens de totalisation, la bataille se rallume à tout mouvement du mobile en expansion, et elle s’engage entre des adversaires qui combattent à armes encore égales, et de toutes leurs forces encore intactes. C’est pour cela que le conflit se présente, d’une façon benjaminienne avant Benjamin, le plus explosif, « impur » et « barbare », « ricanant de tourments ». Et c’est pour cela aussi que, au-delà du regard mélancolique de Hofmannsthal, se retourneront vers Balzac les grands analystes de la crise, de Dostoïevski à Kafka, pour lesquels l’assomption de la rupture — irréparable — de l’art et de la vie, et la nécessité — tout autant inéluctable — de son dépassement, définissent en même temps l’aporie et le fondement de la « rédemption » de l’écriture.
En Balzac, « démon du roman », Hofmannsthal pressent le père démoniaque de son imminent processus de dissipation. L’envers nihiliste du projet balzacien d’une écriture « faite de la trame même d’où se tisse la vie » est son implosion dans le « courant » d’une vie en excès sur elle-même jusqu’au seuil où les formes s’évanouissent, à la veille du débordement qui brisera toutes les bornes de la représentation. La dernière image sur laquelle s’achève Sur les caractères dans le roman et dans le drame est ainsi celle d’un Balzac néronien, chantre et prisonnier de l’incendie allumé par lui-même, le premier narrateur qui ait su déchaîner cette montée de forces outrancières dans l’ouverture performative de l’œuvre, et le dernier narrateur qui ait pu y survivre:

Lire les puissances, là où elles sont écrites : tout est là. Avoir la force de les contempler toutes, ces torches vivantes, se consumant elles-mêmes. Les voir toutes à la fois, liées aux arbres de l’immense jardin que seul leur incendie éclaire : et se tenir là, debout sur la plus haute terrasse, seul spectateur, en cherchant dans les cordes de la lyre les accords qui relient ensemble le ciel, et l’enfer, et ce spectacle.


Susi Pietri














II

En pensant Balzac…








1

Bilans









Histoire d’un groupe

(ou de l’art de bien vieillir en milieu balzacien)



Il y eut une époque où on distinguait sans peine entre deux types de balzaciens, très différents l’un de l’autre, parfaitement reconnaissables à leur langage, à leurs mœurs, à leur tics. Je les appellerai ici les « vieux » et les « jeunes » tout en précisant que ces termes ne désignent pas à proprement parler une catégorie d’âge à mes yeux, plutôt une sorte d état mental. Par « vieux » il convient d entendre : vivant dans le respect des traditions. Le « jeune », c est celui qui lutte contre la tradition, qui veut rompre avec elle, innover. À l époque que je cherche à rappeler ici, les « vieux » étaient les ennemis des « jeunes ». C était peu reposant, certes, mais que de bonheur, que de certitudes en échange ! On ne pouvait guère, en ces années heureuses, se tromper de camp, se méprendre sur la personne de l adversaire. L ami était l’ami, l’ennemi, l’ennemi. Il n’y eut pas d’autres cas de figure. Or c’est bien cela qui a changé aujourd’hui. Nous traversons une douloureuse époque de questionnement identitaire. Nous ne savons plus qui nous sommes, ni quel est notre ennemi.
Rappelons-nous, c’était en 1979. Dans un numéro de la Revue des sciences humaines, Claude Duchet présente ses troupes au public. Au départ, le propos est modeste : « Il n est d autre unité à ce numéro que l affinité de quelques-uns, peu à peu rassemblés autour d un Groupe international de recherches balzaciennes, pour un échange de lectures et d expériences. » Mais bien vite le ton change, une combativité apparaît, une attaque est lancée : « Nous voudrions faire bouger les images reçues de Balzac, qu elles soient d hier ou d aujourd hui, au risque d en brouiller les contours. » Finie la captatio benevolentiae, commence l appel à l insurrection. Tout pouvait changer, donc tout devait changer. La préface était une petite bombe. D’ailleurs, ce n’était pas une préface, c’était un manifeste avant-gardiste. Et on s’imagine la panique du « vieux » balzacien découvrant ces lignes et se rendant compte que c’est à lui qu’on s’adresse, que c’est sa chaire qui est visée.
Certes, Claude Duchet est un homme prudent qui sait les risques qu’il court et qui le dit. Tout ceci ne manque donc pas de nuance : « Le Nouveau Balzac, terrain d exercice de la modernité, n est-il pas à son tour menacé de naturalisation ou de récupération, tant il se prête à la manSuvre des habiles ? » Mais un tel avertissement pouvait facilement passer inaperçu dans le contexte donné. À l’époque, l’heure était au militantisme. Dans les jardins d’Acadème on défilait le poing levé. Aux lecteurs de 1979, ce mot de « récupération » n’a donc pas dû faire très peur. La menace était réelle, certes, fallait-il pour autant la prendre au sérieux ?
Vingt ans plus tard, le Groupe international de recherches balzaciennes existe toujours. Claude Duchet et ses amis ont réussi leur pari. Les choses ont bougé. Le « vieux » Balzac n est plus, les « jeunes » ont gagné. Mais on ne saurait passer sous silence le revers de la médaille, c’est-à-dire le prix qu’il a fallu payer pour ce succès aussi rapide que fulgurant. Un processus d’institutionnalisation a eu lieu qui a tout l’air d’être irréversible. Une tradition a été créée dont s’enorgueillissent à juste titre les ex-jeunes balzaciens mais qui n’est pas non plus sans les inquiéter un peu : « Une tradition déjà longue de travaux, de recherches et de débats, dont témoignent, depuis 1981, des séries d études consacrées à telle ou telle Suvre singulière, jugée stratégique [& ] Depuis 1979, parallèlement, des ensembles plus généraux et des tentatives de synthèse se sont articulés autour de questions posées au roman balzacien sur le roman, et sur le xixe siècle que nous tentons de saisir non pas comme nous-mêmes mais comme une altérité proche. » C’est Stéphane Vachon qui s’exprime en ces termes au seuil d’un ouvrage collectif paru en 1996. On sent l’orgueil du chercheur qui sait qu’il a réussi et que plus rien ne lui résiste. Mais on devine aussi, entre ces lignes, une sorte d’interrogation secrète : comment faire rimer tradition et modernité ? À partir de quel âge devient-on un « vieux » balzacien ? Et peut-il y avoir quelque chose comme une tradition moderniste ?
Pour bien mettre les points sur les i, je suis ici obligé d introduire un terme qui a fait couler beaucoup d’encre des deux côtés de l’Atlantique il n’y a pas si longtemps, qui est essentiellement un terme de philosophes et d’historiens d’art, mais qui peut également, me semble-t-il, nous rendre quelques excellents services dans le contexte donné.
Ce terme est : post-moderne. Qu on m excuse de l introduire quelque peu abruptement et en laissant délibérément de côté l important débat dont il a fait l objet et qui n est pas fini, loin s en faut. Mon but n est pas de reprendre en détail les analyses d un Habermas ou d’un Lyotard. Il y a d’autres lieux pour cela. C’est Balzac qui m’intéresse et ce que celui-ci a pu devenir sous la plume de ses commentateurs.
Il est aujourd’hui bien connu que ceux qui marchent sous la bannière du post-moderne mettent en cause la définition du moderne comme rupture : avec le passé, la tradition, la mémoire etc. Fait également problème à leurs yeux la notion d avant-garde, qui est la face militante de la modernité. Elle a connu son heure de gloire au siècle dernier mais n a plus très bonne presse aujourd hui. Il est devenu bien clair, depuis une décennie ou deux, affirment les adeptes du post-moderne, que l’avant-garde est un mythe, c’est-à-dire une illusion, qu’il n’est de mouvement d’avant-garde qui ne s’essouffle et qui ne meure au bout d’un certain temps. Le passé, malgré tout, nous conditionne, nous harcèle, nous rançonne. Nous ne pouvons donc nous débarrasser de lui.
Un passage d’Umberto Eco, passage emprunté à l’Apostille au Nom de la Rose, roman qu’on présente souvent comme emblématique du mouvement post-, me permettra de dire plus clairement quelle est mon idée. Je suis bien conscient que ce que dit Eco n’a strictement rien à voir avec Balzac et que je quitte donc mon sujet ici. Mais c’est le type de raisonnement qui m’intéresse et dont on peut faire un outil d’analyse, me semble-t-il, quant à la difficulté qui nous occupe. Voici ce qu’écrit Eco :

L avant-garde détruit le passé, elle le défigure : Les Demoiselles d Avignon, c est le geste typique de l avant-garde. Et puis l avant-garde ira plus loin, après avoir détruit la figure, elle l annule, elle en arrive à l abstrait, à la toile lacérée, à la toile brûlée ; en architecture, ce sera la condition minimum du curtain wall, l édifice comme stèle, parallélépipède pur ; en littérature, ce sera la destruction du flux du discours.

Mais ce processus, ajoute Eco, ne peut être continué à l infini :

Mais vient un moment où l’avant-garde (le moderne) ne peut pas aller plus loin, parce que désormais elle a produit un métalangage qui parle de ses impossibles textes (p. 77).

C’est alors l’impasse qui commence et qui se traduit par le geste de la préfixation : on passe au régime post-, même si on ne sait pas trop ce que cela veut dire. On vit dans l attente d autre chose, mais de quoi ? On est donc très littéralement en manque d originalité, un peu comme cet homme amoureux lecteur de Barbara Cartland dont nous parle également Umberto Eco dans son livre :

Je pense à l attitude post-moderne comme à l attitude de celui qui aimerait une femme très cultivée et qui saurait qu il ne peut lui dire : « Je t aime désespérément » parce qu il sait qu elle sait (et elle sait qu’il sait) que ces phrases, Barbara Cartland les a déjà écrites (p. 78).

La prise de conscience post-moderne est aussi de ce point de vue une espèce de mélancolie qui s’empare de nous quand nous réalisons que nous nous sommes trompés sur nous-mêmes et que nous n’avons pas, contrairement à ce que nous croyions, réglé nos comptes avec le passé.
Je viens de rappeler à l’appui de mon propos un passage d’Umberto Eco. Il me faut signaler aussi dans le même ordre d’idées l’analyse de Gianni Vattimo, auteur de La Fin de la modernité, et qui formule la même idée dans un contexte plus proprement philosophique :

La définition de la modernité comme l époque où « être moderne » est la valeur fondamentale n est pas une définition que la modernité pourrait donner d elle-même [& ] L essence du Moderne ne devient visible qu à partir du moment où [(] le mécanisme de la modernité se trouve pour nous mis à distance.

Plus loin, nous lisons ceci :

Si la modernité se définit comme l époque du dépassement, de la nouveauté qui vieillit et se voit immédiatement remplacée par une nouveauté encore plus nouvelle, dans un inépuisable mouvement qui décourage toute créativité précisément en l’exigeant et en l’imposant comme la seule forme de vie, il deviendra impossible d’en sortir par un mouvement de dépassement.

C’est dire très clairement où est l’aporie : on ne peut sortir d une logique du dépassement par un mouvement de dépassement. Il faut donc s y prendre autrement. Mais comment ? C est ce qu on ignore. C est cette ignorance qui caractérise l interrogation post-moderne, d après Vattimo.
Revenons après ce bref détour au groupe de chercheurs balzaciens dont nous sommes en train de raconter l histoire ici. Nous les avions laissés dans un drôle d état, rappelons-le : au sommet de la gloire, et pourtant, peu heureux, se souvenant de leur passé de rebelles, s interrogeant sur le processus d institutionnalisation qui a eu lieu : que faire encore qui n a pas été fait ? se demandent-ils. Et ils ajoutent d un air pensif : mais où sont donc passés nos ennemis ? Amis, nous n avons plus d ennemi !
Or, je puis maintenant dire autrement et, je l espère, plus efficacement quel est le souci qui les accable et qu ils gardent par-devant eux comme une sorte de secret honteux : c est qu ils viennent d entrer à leur façon dans l époque « post- » et qu ils en sont donc arrivés, dans l’univers très spécifique qui est le leur, à la situation que décrit très bien Gianni Vattimo dans son livre et qu’évoque à sa manière Umberto Eco dans Apostille au Nom de la rose. Le dépassement est lui-même une catégorie indépassable. Quand on s’en rend compte, on est quelque peu déçu et frustré.
Mais j’anticipe. Car je n’ai pas fini encore mon petit traité sociologico-philosophique. Il me reste à introduire un dernier élément dont j’ai besoin pour que toutes les pièces du puzzle que je cherche à assembler ici se trouvent réunies. Il s’agit du mécanisme d’inversion des signes sur lequel s’appuie très souvent, dans sa quête de la nouveauté, l’amoureux de l’absolument moderne.
Ceci a également été démontré à plusieurs reprises par les spécialistes de la question : pour faire bouger les choses, pour avancer, il suffit parfois de mettre un moins là où d autres, que l on considère comme moins intelligents, comme moins avancés que soi, avaient mis un plus et vice-versa. Cela change le paysage et rafraîchit l air. Soient X et Y, X étant le contraire d Y, mettez l un à place de l autre et voyez ce qui arrive. Or ce qui arrive, c est que la perspective change et, donc, que vous innovez.
Seul problème et qui est aussi le nôtre ici : ce geste n a rien de définitif, il est toujours à recommencer. Au bout de quelques années, de quelques mois, voire de quelques semaines dans certains cas, arrivera inévitablement un autre amoureux de l’absolument moderne estimant que votre modernité a fait son temps, qu’elle n’est donc plus moderne et qu’il faut repartir à zéro. Après quoi un autre arrivera qui pensera encore une fois la même chose et qui recommencera la même opération une troisième fois et ainsi de suite.
On voit quelle est la difficulté qui surgit. Nous entrons dans un cercle vicieux. Je reprends de nouveau le fil de mon propos.
Pour les membres du Groupe international de recherches balzaciennes, l’époque de la Revue des sciences humaines, celle que j’ai rappelée en commençant, représente la période heureuse, l’innocence des premiers jours : quand l ennemi est omniprésent mais facilement identifiable, quand on sait encore très bien quels sont les objectifs que l on veut atteindre et où il convient d aller.
J en veux pour preuve une fois de plus la préface-manifeste de Claude Duchet qui nous met en garde non seulement contre les « chasseurs de sources » et les « hommes-livres », les érudits qui nous gâchent notre plaisir du texte, mais aussi contre une autre espèce de lecteurs, d’origine plus récente, pour qui Balzac incarne « l’archétype du texte classique, du trop lisible ». C’est évidemment un clin d’œil à Roland Barthes dont le livre sur Sarrasine avait fait grand bruit quelques années auparavant mais qui avait lui aussi (c’est ce qu’on voulait insinuer ici) vieilli. Le geste fondateur du groupe consiste donc très nettement à s’inscrire en faux contre toutes les traditions, quelles qu’elles soient, anciennes ou nouvelles. Le but est de faire table rase, de remettre les aiguilles de l’horloge à zéro. C’est très clairement un programme moderniste au sens d’Eco et de Vattimo.
Or, la question se pose de savoir si on peut être constamment moderne et rester heureux. C’est la question qui surgit dans la deuxième période où les membres du groupe découvrent avec enthousiasme une nouvelle méthode d’analyse qui défraie la chronique en ces années-là, qu’ils ont eux-mêmes contribué à élaborer et à perfectionner, et qu’on appelle couramment aujourd’hui la « génétique textuelle ».
Je ne cherche pas à entrer dans une discussion de fond sur la méthode génétique. Ce n’en est ni le lieu ni le moment. C’est le jeu de positionnement institutionnel qui m’intéresse ici. Ce sont les cheminements et les apories de la logique moderniste que je cherche à retracer. Or je constate qu’au début des années 1990 l’instrument génétique est entre autres mobilisé par le chercheur balzacien pour en finir avec un certain textualisme d’obédience structuraliste ou post-structuraliste qu’on avait beaucoup pratiqué dans les années précédentes et qu’il convenait à son tour de liquider afin de continuer à progresser. Modernité oblige, ici encore. Certes, Claude Duchet avait déjà pris ses distances avec l’héritage barthésien et textualiste dans la préface de la Revue des sciences humaines de 1979. Mais la rupture n’était pas suffisamment radicale, il fallait aller plus loin. Dans une analyse devenue classique et, donc, contestable, Barthes avait opposé l’« œuvre » au « texte », les balzaciens généticiens allaient maintenant jouer le « texte » contre l’« avant-texte », ce qui était bien plus audacieux en un sens, ce qui leur permettait aussi de maintenir leur position dans le camp progressiste : « Il faut corriger singulièrement l image souvent reçue d un Balzac aboutissant par La Comédie humaine à une sorte d absolu », affirment Claude Duchet et Isabelle Tournier dans leur « Avertissement quasi littéraire » de 1993, autre préface-manifeste qui marque le début de l’ère nouvelle. Et il faut également citer dans le contexte présent ces lignes de Stéphane Vachon qui s’est fait depuis l’infatigable défenseur de l’œuvre inachevée et inachevable, du Balzac-work in progress et qui annonçait ici, dans l’ouvrage programmatique sur Le « Moment » de La Comédie humaine, ses recherches à venir :

La parole balzacienne du désSuvrement marque une entrée dramatique dans la modernité, le désir d un texte continu, lisse et plein, et la découverte  ou la claire conscience  du discontinu, de l hétérogène et de l antagonique, de la discordance et de l éclatement, du monde, du moi, de l Suvre, dont les vérités se dérobent.

Relevons dans la citation cette formule : « une entrée dans la modernité ». Entrée de qui ? avons-nous envie de demander. De Balzac, écrivain « éclaté » ? Pour une part, oui. Mais aussi, et surtout, du critique qui nous parle réflexivement ici de son propre geste, de sa propre aventure et qui se plaît à souligner que c’est grâce à lui, grâce à l’instrument qu’il a forgé, qu’il a pu changer Balzac et donner un autre sens à l’œuvre. Car c’est bien cela que nous découvrons en adoptant un point de vue métacritique dans ces pages : le grand avantage du tournant génétique est qu il a fait surgir à point nommé en milieu balzacien une nouvelle espèce d ennemi. Et qu il a donc permis au groupe de balzaciens qui nous fournit notre exemple ici de ne point quitter la casquette de jeune balzacien dont ils avaient fait leur image de marque et dont ils avaient toujours besoin en ce moment de leur histoire afin de continuer leurs parcours.
Aujourd’hui, les choses ont encore une fois changé. Nous avons brusquement et brutalement vieilli. Nous nous apprenons aussi à ne plus mentir sur notre âge ; nous prenons congé d une jeunesse qui n est plus et dont nous nous réalisons (c est ce qui nous attriste) qu elle fut pour une bonne part une jeunesse illusoire créée à coups de faux ennemis et d adversaires postiches. Facilité tentatrice de la logique moderniste : transformez moins en plus, votre tour est joué, vous avez un ennemi à combattre. Mais qu on accepte d abandonner cette logique, tout se complique. L ennemi est parti mais la lecture n est pas finie. Et le critique a à se demander ce qu il lui reste à dire sur Balzac maintenant que tous ses ennemis sont partis. Il s’en trouve quelque peu désemparé. C’est son état d’esprit par le temps qui court.
Je donne deux exemples pour illustrer cette idée.
Un colloque récent avait pour thème « Balzac dans l’Histoire ». J’y étais. Étant donné le sujet qu’on nous avait imposé, certains intervenants crurent bon de traiter le texte balzacien en « simple » document historique, c’est-à-dire en ne tenant aucun compte de toute une série de questions que nous nous posons habituellement en lisant l Suvre balzacienne et qui relèvent de la poétique et de la narratologie : distinction entre auteur et narrateur, problèmes de point de vue, etc. Au départ, j étais comme tant d autres indigné par cette démarche. Oser parler de Balzac de cette manière-là, après nos travaux, cela ne devrait pas être permis, c était un vrai scandale ! Jusqu à ce que je me mette à réfléchir un peu plus profondément à la question. Une terrible incertitude s est alors emparée de moi. Ces naïfs étaient-ils réellement si naïfs ? N étaient-ils pas au contraire bien plus malins que nous, néo-poéticiens, post-narratologues ? Lire Balzac en écartant tout brutalement la question de l écriture, la question du texte, c était aussi, du point de vue de la logique moderniste, et à supposer que l’on pût encore se référer à elle, faire un nouveau pas en avant. Nous avions vécu l’ère du texte, nous avions célébré l’avant-texte, le moment était peut-être venu de passer au « non-texte », accueillant un Balzac « atextuel » comme on peut dire aussi : « asexuel ». J en suis encore là dans mon interrogation aujourd hui.
Voici mon second exemple. Il s agit d une série de réflexions que José-Luis Diaz, co-éditeur de ce volume, chercheur éminent, un des membres les plus en vogue actuellement du Groupe international de recherches balzaciennes, a récemment consacrées à la notion d’« influence littéraire », notion tombée en désuétude depuis une décennie ou deux mais que l’auteur de ces pages cherche précisément à réhabiliter. Il est peu question de Balzac dans l’article de José-Luis Diaz qui traite essentiellement d’une question théorique. Mais vu la personnalité de l’auteur, vu ses antécédents, vu sa stature, on comprend que Balzac est là, que c’est bien lui qui nous guette en coulisses.
Voici ce qu’écrit José-Luis Diaz :

On commence [& ] à apercevoir aujourd hui que les justes critiques qui ont été portées dès le début de notre siècle contre les instruments conceptuels du lansonisme (recherche de sources, des influences, attention à la biographie, prise en compte des « écoles », etc.) ont eu pour conséquence néfaste d’amener la (naguère nommée) « nouvelle critique » à négliger des questions essentielles. La — nécessaire — condamnation de la faiblesse des études d’influences a eu pour conséquence une sorte d’immanentisme forcené.

Le néo-lansoniste continue sur le même ton :

La notion de « texte », véritable bombe « atomique », de confection structuraliste, a servi un temps à pousser à la limite cette « décontextualisation » de l objet littéraire. Ce qui voulait être, en son principe, une nécessaire réduction phénoménologique, un nettoyage préalable du champ, a fini par légaliser une sorte d’immanentisme « angéliste », qui a inhibé à la fois toute quête du « sens » et toute prise en considération de l’au-delà du texte (p. 4).

Comment ne pas être d’accord avec José-Luis Diaz ? Comment ne pas souscrire à son analyse ? La notion d influence avait mauvaise presse, il n était que juste que l on essaie de la remettre en honneur. Mais on voit aussi quelle est la difficulté qui surgit, difficulté conceptuelle si on peut dire : quelque chose de nouveau est proposé, et pourtant, impossible de séparer innovation et tradition ; on part en guerre contre la « naguère nommée nouvelle critique » mais c est pour promouvoir une critique plus « nouvelle » encore et qui consiste en réalité en un retour à la critique « ancienne »… On aura compris où j’essaie d’en venir. Le raisonnement qu’on nous propose ici est on ne peut plus pertinent. Mais il a quelque chose de vertigineux. Et il m’est d’avis que ce vertige est caractéristique de la période quelque peu troublée, et troublante, que nous traversons actuellement.



Épilogue ou la fin de l’autre Balzac

Balzac était un écrivain « visionnaire », nous l’avons fait « réaliste », c’était partir à la recherche d’un « autre » Balzac. Balzac était de droite, nous l’avons mis à gauche, revoici l’« autre » Balzac. Balzac était « lisible », nous l’avons fait « scriptible », c’était encore une fois un « autre » Balzac. Balzac, c’était La Comédie humaine pour la plupart de ses lecteurs; on a réédité les Œuvres diverses, on a découvert un « autre » Balzac. Etc., etc. Inutile de multiplier les exemples. On voit où est la difficulté. Le procédé est tellement éculé que même le plus naïf parmi nous ne saurait plus en être dupe. D’un moins, nous faisons un plus, d’une valeur une non-valeur, donnant ainsi l’impression à nos lecteurs que c’est nous qui changeons Balzac, qu’en changeant notre regard sur l’œuvre, nous changeons l’œuvre (ou le texte, ou l’avant-texte, peu importe le mot qu’on utilise ici), comme si nous ne savions pas, au plus profond de nous-mêmes, que nous avons besoin de toutes ces altérités factices pour rendre compte d’une ipséité qui nous échappe, voire qui nous nargue car elle refuse de nous livrer son secret.
Joëlle Gleize a mis le doigt sur le point sensible en arguant, dans un petit mais irremplaçable livre paru en 1994, que Balzac est en effet (comme nous l’avions si souvent dit et répété), l’auteur d’une œuvre « plurielle » et « multiple » mais que force est d’admettre que ce « multiple » a été « programmé » par l’auteur, et qu’il s’agit donc très paradoxalement et très curieusement, pour peu qu’on accepte d’y réfléchir un moment, d’un ensemble cohérent et unique. Nous rendons compte, dans le temps, d’une série d’aspects qui sont présents en même temps dans l Suvre mais dont la simultanéité ne peut être saisie par nous. Autant dire que nous ne sommes pas les meneurs du jeu, plutôt les victimes. Nous disons : d abord cela, ensuite ceci, à propos de quelque chose qui s inscrit finalement plutôt mal dans la temporalité que nous lui imposons et qui est une temporalité extérieure dictée par les lois de l’institution. Exit, donc, l’autre Balzac. Et nous avons encore du pain sur la planche dans les années à venir. Il nous reste à expliquer pourquoi Balzac n’a jamais été que le même.
Je termine sur une ultime palinodie. Il y a bien des années, quand j’étais bien jeune encore, quand je faisais mon premier livre sur Balzac, il m’est arrivé de citer, en l’appliquant à l’auteur de La Comédie humaine, une phrase de Foucault disant qu’il aimait « utiliser », c’est-à-dire manipuler les textes qu’il lisait. Je rappelle cette phrase ici, où il s’agit d’ailleurs de Nietzsche, non de Balzac, chose que j’avais délibérément omis de signaler à l’époque afin de ne pas m’attirer d’inutiles reproches. Voici la phrase de Foucault :

La seule marque de reconnaissance qu on puisse témoigner à une pensée comme celle de Nietzsche, c est précisément de l utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier. Alors, que les commentateurs disent si l on est ou non fidèle, cela n a aucun intérêt.

C’est très beau mais cela n’a rien à voir avec Balzac. Je le sais aujourd’hui pour l’avoir appris au prix d’une longue série de douloureux efforts. Ce qu’on peut dire de Nietzsche, on ne peut pas le dire de Balzac. C’est qu’on n’utilise pas Balzac, personne n’utilise Balzac. Plutôt l’inverse : c est Balzac qui nous utilise. Et c est notre pensée de glossateurs, de soi-disant experts (mais quelle est donc notre expertise ?) que l Suvre « déforme, fait grincer, crier ».

Franc Schuerewegen
Université d Anvers et de Nimègue





Repenser la poétique avec Balzac


Ce sont les études balzaciennes, telles qu’elles se développent depuis les années 60, à partir du moment où renaît en France, à travers le structuralisme, la poétique, qui représentent ici le champ d’une première enquête. Il s’agit en effet de déterminer quand et pour quels intérêts s’impose l’évidence que la critique balzacienne (essentiellement francophone ou traduite) s’est emparée des catégories de la poétique du récit, et en a conçu de nouvelles perspectives de recherche. Deuxièmement, le sujet exige d’aller sur le terrain même de la poétique qui, dans cette période de renouveau, voisine avec une critique formaliste inspirée par les recherches d’un nouveau roman le plus souvent mal disposé à l’égard de ce qu’elle nomme — par-delà Balzac — le roman balzacien. Comment l’œuvre de Balzac est-elle alors devenue un sujet d’attentions autres que négatives ? À quelles audaces formelles du récit balzacien la poétique a-t-elle su tout de même être sensible ? Enfin, au contact de l’œuvre, a-t-elle quelque peu repensé sa discipline, en déclarant ou en amendant certaines de ses catégories ?
Pour Balzac, ces questions ne sont pas d’évidence, comme elles le sont devenues dès les années 70 pour Flaubert, Zola ou Proust. Si l’on s’accorde désormais (Duchet, Neefs, 1982) pour faire de Balzac l’inventeur d’un roman conçu comme un véritable espace pensif, où toutes questions — de philosophie, d’histoire ou de société — s’élaborent, les moyens de la description poétique d’un tel espace restent encore à exposer. Tout comme, en ce roman qui accueille l’art poétique de son romancier, il convient d’apprécier l’intérêt critique pour les formes discursives et le métalangage de Balzac.
L’étude impose donc d’explorer la bibliographie balzacienne pour détailler les préoccupations formelles qui s’y font jour dans une perspective où la poétique assujettit la critique. Aussi c’est à la fois comme histoire et comme discours que le récit balzacien est appréhendé, tout comme il est renvoyé à sa composition — celle de ce vaste ensemble textuel que la lecture constitue. On ne peut manquer enfin d’associer à la réflexion la question générique, au centre de la poétique depuis Aristote. Cette question est cruciale pour le roman d’Honoré de Balzac, qui refuse de se dire tel, parce qu’il renouvelle les ambitions et les lois du genre. En sa forme totalisante, la « longue histoire des mœurs modernes mises en action », celle qui emprunte au drame sa force d’évidence, intègre cependant tout un romanesque de petites vertus, déjà bien éprouvées.
C’est au regard des évolutions propres à la poétique, dans ses avancées, difficultés, tout comme dans le choix de ses objets que l’étude est entreprise. À cette dynamique est superposée celle de la critique balzacienne, en ses orientations poétiques, et pour les disciplines — la génétique, la stylistique, voire la sociocritique du roman — qu’elle sollicite ici au moyen des catégories de la poétique.

Au point de départ, et avant lui

Un rapide survol de la bibliographie balzacienne donne globalement vingt ans d’existence à une élaboration critique impliquant des questions de poétique, quand, on l’a dit, le renouveau des études formelles en France date des années 60. À cet égard, 1979 pourrait être une date-départ. En effet, si l’on s’intéresse aux numéros collectifs qui sont de bons indicateurs des synergies intellectuelles, 1979 correspond à la parution d’un numéro de la Revue des sciences humaines intitulé « Honoré de Balzac » et à la sortie d’un volume du GIRB sur La Peau de chagrin, tous deux dirigés par Claude Duchet, tout comme cette année-là se tient un colloque consacré aux Parents pauvres, destiné à être publié dans la même collection que le livre précédent (Van Rossum-Guyon, Van Brederode, éd., 1981). L’introduction au premier ouvrage collectif nous apprend qu’il s’agit d’approcher « une cohérence interne du roman, cherchée dans ses réseaux conceptuels, son organisation thématique, sa poétique » (Duchet, 1979a, éd., p. 10) ; l’unité du projet tenant à une « convergence entre différentes approches » (ibid.) : « l’histoire littéraire, la sociocritique, la psychanalyse, la rhétorique, la narratologie interviennent tour à tour ou ensemble pour répondre aux suggestions et aux provocations des textes » (Van Rossum, Van Brederode, 1981, p. 7). Ce départ n’est donc pas tant celui d’une mainmise de la poétique, ou des disciplines (rhétorique, narratologie) du texte, qu’une apparition des « lectures plurielles » (ibid., p. 6) qui caractérisent alors le renouveau dont est responsable, plus généralement en critique, le courant interprétatif : « faire bouger les images reçues de Balzac », est l’ambition déclarée du numéro de la RSH (Duchet, 1979a, éd., p. 6).
Ce repère commode appelle quelques correctifs et nuances, car ce n’est pas là un véritable terminus a quo. On trouve d’abord des références qui anticipent de plus ou moins loin ce départ. Toutefois, si leurs objets sont bien ceux d’une poétique du récit, leur option est souvent d’autant moins fonctionnelle qu’elle prend en charge des éléments isolés, recouvre sa systématique par une lecture thématique (à caractère symbolique), jugée plus profonde, ou s’évade dans le hors-texte. C’est généralement le cas des études consacrées aux et balzaciens qui ont attiré le regard critique depuis bien longtemps et dont les plus récentes hésitent encore entre érudition et visée fonctionnelle (Mozet, 1982 ; Guichardet, 1986). L’ouvrage de Bardèche est en (1940), par contraste, unique en son genre pour son caractère totalisant ; il examine les questions relatives à l  du romancier, détaille les procédés de composition, de narration, de description et de dialogue, il entreprend l étude des personnages et précise les apports génériques, notamment à travers les espèces du , de 1820 à 1835. De même, lorsque Butor (1959) aborde l’œuvre balzacienne, son article, précurseur, s’appuie sur une vision d’ensemble de ce qu’il est le premier à nommer le « mobile romanesque » balzacien. Sa poétique extensive témoigne alors de préoccupations proches de celles qui mobilisent la critique bien avant le début des années 80, à travers la question de la .
Depuis Lukács (1936) et Auerbach (1946), la est en effet, pour une politique du contenu, une question centrale des études balzaciennes. Si l’érudition confie toujours à l’analyse des sources la preuve des adhérences de l’œuvre à un réel qui l’impliquerait, et l’expliquerait, un virage poétique est, en la matière, pris plus tôt, et plus vigoureusement. De la rencontre entre l’histoire littéraire et une nouvelle critique de sensibilité marxiste est née en effet dès le début des années 70 une sociocritique pour laquelle le texte médiatise l’inscription du social. Il reste que Balzac n’est pas à ce moment-là l’exemple phare d’une telle entreprise : Flaubert et Zola sont de préférence choisis (v. cependant Falconer, 1972).
Quand, à cette même époque, le devient un « discours » du roman, l’intérêt pour les questions de représentation reçoit qualité poétique. C’est d’ailleurs un poéticien qui, le premier, associe en (1969) Balzac à ces enjeux. Dans la lignée des Formalistes russes, Genette fait de la « motivation » un opérateur de mimèsis ; le roman d’Honoré de Balzac devient le canon du récit motivé — celui qui invente ses conventions au fur et à mesure qu’il s’élabore, afin de masquer l’arbitraire de la conduite des actions. Cette étude est aussi le premier pas vers une exploration, qu’on verra plus systématique, des relations chez Balzac.
Dans ces années-là, les développements théoriques de la poétique du récit convergent avec la sémiotique alors émergente. Par ce biais, la critique balzacienne donne lieu à des études qui impliquent le (Vannier, 1972 ; Yücel, 1972 ; Le Huenen, Perron, 1974) et la (Imbert, 1978) — désignée à l’époque comme objet de modernité. Elle emprunte à la lexicologie, aux catégories sémiques ou à une codification sémiologique (notamment celle tirée du Système de la mode de Barthes, paru en 1967), avant de faire appel aux modélisations narratives (Mozet, 1974). Reflet de la linguistique structurale, d’obédience saussurienne et surtout hjelmslevienne, cette sémiotique est préoccupée essentiellement par les catégories de l’énoncé. Dans cette perspective, les modèles, qui sont ceux de la sémiotique de Greimas (système actantiel, carré sémiotique), ont pour effet de valoriser une appréhension réglée de l’univers balzacien, en insistant sur sa cohérence. D’une certaine manière, prend ici corps la conception exprimée, en 1957, par Robbe-Grillet, et diffusée au nom du Nouveau roman : pour la « forme narrative » qui vit son « apogée avec La Comédie humaine », les « éléments techniques du récit […] visai[ent] à imposer l’image d’un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable ». Toutefois, la veine immanentiste, et son prolongement que représente dans la critique balzacienne les « essais de description synchronique » (Andréoli, 1984) du « système » (Balzac) débarrasse cette approche de toute appréciation négative.
C’est d’une tout autre manière qu’avant 1979 une étude fait date dans l’histoire de la critique balzacienne. En effet, en (1970), avec S/Z, Barthes publie son Sarrasine. L’ère est pour le critique déjà post-structurale et c’est par le refus des catégories, comme des ambitions, de la poétique que s élabore une lecture inédite de la nouvelle. Dans cette perspective, il s agit en effet de refuser de « voir tous les récits du monde dans une seule structure » (p. 9). C est donc le récit même, comme totalité finie et organisée, appréhendé au travers de l’histoire qu’il met en forme, qui se voit contesté. Lire Sarrasine comme un texte et non plus comme un récit conduit à l’abandon de la préséance de l’action comme ressource, celle dont l’analyse structurale s’était en premier lieu emparée. C’est alors à la notion de « code », pensée non pas comme règlement du sens, ni même comme symbole, mais comme « une perspective de citations, un mirage de structures » (p. 25) que Barthes confie son dispositif méthodologique.
Balzac doit cependant beaucoup à l’entreprise de Barthes, car la méthode ne se confronte pas véritablement à d’autres œuvres. Barthes avait d’abord tenté de l’appliquer à Un cœur simple de Flaubert, dont l’auteur était revêtu, dans ces années 70, de tous les apparats de la modernité formelle, mais avait abandonné son projet au bout de quelques pages : « cela me semblait un peu sec, dénué de l’espèce d’extravagance symbolique que j’ai trouvée depuis dans Balzac. » Voici une entreprise dont Balzac sort, pour une fois, gagnant contre Flaubert. Voici une voie ouverte pour les études formelles sur le chemin d’un Balzac en réalité assez méconnu du grand public. Le récit bref, à coloration fantastique, voire fantasmatique, est en effet l’un des points d’appui de la rénovation critique, entreprise à l’abri du Balzac scolaire ; de ce fait, il importe assez peu que S/Z se soit écrit contre la poétique, ses objets et ses méthodes, car le renouveau des études balzaciennes en passera aussi bien, et dans le même mouvement, dix ans plus tard, par la nouvelle critique et l’analyse formelle.



Les contours d’un « récit balzacien »

Lorsque la critique balzacienne se confronte aux catégories de la poétique, elle dessine peu à peu les contours d’un récit propre à Balzac, d’un récit balzacien — à opposer au de la critique formaliste, et à ses traits grossièrement typifiés. La poétique de ce récit s’élabore à travers l’histoire qui nous est donnée à lire, en sa schématisation narrative, et pour les objets de sa diégèse, comme elle prend en compte le discours du récit, où l’énonciation narrative est en jeu, dans les relations de la voix avec le mode, et à travers la question du point de vue. Mais, parce que la poétique du récit n’est pas un simple règlement narratologique, elle se préoccupe également, et ici pour Balzac, des régimes du texte qui accompagnent ou sous-tendent le récit.

Le récit comme histoire

Les études balzaciennes consacrées au se concentrent principalement sur les schémas d’intrigues et leurs principes configurants. Deux grands modes de confection de l’histoire sont alors reconnus. Chez Balzac, l’intrigue principale repose sur une (Massol-Bedoin) ou un secret, à moins que, différemment, elle ne s’en remette au hasard et à ses extravagances. Enfin, à superposer disposition textuelle et agencement narratif, le centre de l’œuvre balzacienne occupe une place à part, comme pli textuel et nœud narratif.
Les études sur la , cette ancilla narrationis, sont plus nombreuses que les précédentes. Elles témoignent de la richesse de l’univers balzacien, en ses et leurs , avec un intérêt tout particulier pour les , comme elles s’attachent aux et aux . Fréquemment, la description s’applique au , pour un analysé dans sa conception rhétorique, ou à travers la question du , à partir des perspectives sémiologiques déjà signalées. Moins courante, en revanche, est la réflexion menée à propos de la description comme mode du récit, en tant que catégorie, dans ses rapports avec la narration. Peut-être découragée par les lieux communs qui voient dans le descriptif balzacien de simples longueurs, et le type même du morceau détachable, la critique a généralement délaissé les aspects de l’insertion et de la motivation descriptives (v. cependant Van Rossum-Guyon (1980a) ). Autre centre d intérêt d un descriptif en action, cette fois, la . Si la scène est inféodée chez Balzac à la question générique, comme on le verra plus loin, elle tient cependant son rôle à l intérieur du récit comme unité structurant l histoire ; elle est tantôt « scène dramatique », celle qui donne à l’exceptionnel une visibilité narrative, tantôt « scène typique », scène de genre pour l’animation des arrière-cours fictionnelles.
Quand il n’est pas portraituré, le , qui est l’objet le plus étudié par la critique, se trouve pris en compte à partir de perspectives liées à l’œuvre, c’est-à-dire pour le pouvoir que lui donne La Comédie humaine de traverser les livres ; cette figure du sollicite depuis longtemps la curiosité du critique, également préoccupé par les donnés aux membres de cette immense population romanesque — support idéal pour une réflexion ontologique concernant le nom fictif (Descombes, 1983). Par ailleurs, le personnel du roman est mis en relation avec les actions qu’il supporte, ou en fonction du rôle qu’il joue dans l’intrigue. Dans ce cadre, il est vu comme un — pour une version plus fonctionnelle du type. On retrouve dans cette dernière approche l’influence de la théorie actantielle greimassienne, et ses adaptations par Ph. Hamon, notamment en ce qui concerne les , dont le est le moyen de la délivrance d’un savoir circonstancié, mais aussi pour l’étude du lieu qui, dans une approche topologique, devient stratégique.
Le , cette catégorie centrale du récit, est également à l’étude. Mais, relativement à l’histoire, et à sa schématisation, l’intérêt pour le temps interne aux actions reste faible. C’est essentiellement à travers des questions de chronologie que l examen est entrepris, notamment en relation avec la question de l  (Balzac, reprenant Geoffroy Saint-Hilaire) de La Comédie humaine, et pour souligner les aberrations dues aux réaménagements de l’ensemble. Quant à la temporalité même des actions balzaciennes, la rapide étude de R. de Smirnoff (1991) dévolue à l’instant fait exception. La thèse non publiée (1986) de cet auteur se proposait plus globalement d’associer étude narratologique et développement thématique du temps balzacien.

Le récit comme discours

Cette autre perspective conduit à envisager les études qui font du récit balzacien une question de voix et de mode. Elle renvoie, par surcroît, aux dispositifs narratifs mis en place par le texte et s’intéresse aux lieux stratégiques de communication avec le lecteur. En préambule de cette revue critique, il nous faut toutefois citer une étude, qui n’est pourtant ni poétique, ni le fait d’un balzacien. En effet, en (1959), alors que Benveniste s’appuie sur la temporalité verbale, comme sur la personne grammaticale, pour distinguer « énonciation historique » et « énonciation discursive », et monter ce qui deviendra dans les années 70 « l’appareil formel de l’énonciation », Gambara lui sert de référence :

Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d’impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût (c’est Benveniste qui souligne ici).

Selon Benveniste, la dernière proposition, avec son présent, « échappe au plan du récit » et se rattache à une « réflexion de l’auteur » (p. 241). C’est avec Balzac que la désormais célèbre opposition entre « discours » et « histoire », celle dont s’empare — en la modifiant — la poétique du récit, trouve sa formulation. Le fait n’est sans doute pas anecdotique : les « intrusions d’auteur », celles que le lecteur contemporain juge intempestives, comme venues d’un autre âge discursif du roman, constituent bien le trait saillant de l’énonciation narrative balzacienne. Aussi lorsque Genette décrit, en (1972), à partir des catégories de Jakobson, la nature des interventions du dans le récit, ne s’étonne-t-on pas de voir deux des cinq fonctions mises en place exemplifiées par Balzac. La « fonction de communication », « phatique » et « conative » (Jakobson), celle qui maintient le contact avec le , est illustrée par La Maison Nucingen, et l’adoption d’une « fonction idéologique » est justifiée par un « on sait combien Balzac […] a développé cette forme du discours explicatif et justificatif, véhicule chez lui, comme chez tant d’autres, de la motivation réaliste » (p. 263).
Ce vaste domaine du est parcouru, dès 1979, par les travaux de F. Van Rossum-Guyon. Ceux-ci s’attachent plus particulièrement aux effets de , dans le réglage , provoqués par les interventions d’un narrateur dont le métalangage, explicatif et didactique, ou plus directement esthétique (v. ), est hypertrophié. Plus récemment, l’étude est entreprise du côté des techniques de la , relatives à la composition, pour les enchâssements du roman balzacien. Bien souvent modèle structural du récit bref chez Balzac, le est l’occasion de prendre en compte l’écriture d’une venue du conte, voire de décrire les contours d’un , dévolu à cette énonciation narrative. Quant aux modes de discours représentés dans le récit, en particulier ceux du , mais également ses formes plus indirectes où voix de narrateur et de personnage se mêlent, ils sont désormais examinés — sans que, sans doute, l’une de ces formes ne soit apparue susceptible de caractériser le discours balzacien dans son ensemble (comme l’indirect libre pour Flaubert). Le livre d’É. Bordas (1997), qui met en perspective les divers aspects de l’étude du , parachève cette entreprise, lorsqu’en épousant au plus près les spécificités du « Cycle de Vautrin », il fait du roman de Balzac une œuvre polyphonique, envisagée à travers l’étude stylistique. Différemment, enfin, en tant qu’expression du , le mode est moins exploré par la critique ; il faut dire que la « vision avec » n’est pas un trait dominant du descriptif balzacien, bien que les soient dans cet univers en grand nombre.

Du récit au texte

Dans les années 80, au contact de la linguistique de l’énonciation et de la pragmatique, la poétique élargit l’étude du récit aux discours qui l’encadrent et le traversent : les intertextes et les seuils de l’œuvre deviennent objets d’appréhension, tandis que l’autre grand pôle de la communication littéraire qu’est celui du lecteur est investi. Cette poétique ouverte trouve sans délai un écho dans la critique balzacienne qui se tourne vers l’examen des , en particulier des et des . Il faut dire que les introductions, les avertissements, les avant-propos et autres entrées en matière sont, chez Balzac, riches d’enseignement : ils donnent l’occasion, y compris à la démarche érudite, de renvoyer à la stature d’un auteur à la recherche de son  ; ils sont par ailleurs le lieu privilégié où le romancier élabore, progressivement, son auctorialité. Quant aux seuils internes à l Suvre, les et les , ils sont eux aussi bien explorés : une poétique du seuil est tout acquise à Balzac qui voue son œuvre à une genèse ininterrompue, en réaménageant indéfiniment ses marges.
C’est parce qu’elle reconnaît que l’œuvre se constitue à travers ses opérations de que, à cette même époque, une nouvelle vision critique se déclare, avec les articles de L. Dällenbach (1979, 1980). La Comédie humaine, vaste totalité hantée par le « désir de complétude » (ibid.) de son auteur, devient un mobile ou une mosaïque, là où elle était érigée en statue ou comme monument. Pour y tenir son rôle, le lecteur contemporain en suit les contours changeants, en éprouve les manques : il sillonne un univers qu’il recompose en le parcourant. En matière de lecture, le livre de V. Jouve (1992), consacré à l’étude de l’effet-personnage dans le roman, teste plus spécifiquement sa méthode sur un extrait des Illusions perdues : le personnage balzacien est alors confronté aux modèles de perception et de réception qu’offrent les théories de la lecture ici synthétisées. Plus directement, la lecture est également l’une des thématiques de l’œuvre où le romancier prend la mesure de ses ambitions, au moyen de et de , titrés et débattus.

Le roman et ses genres balzaciens

L’œuvre de Balzac met en évidence l’un des grands traits du romanesque en faisant de son un « super-genre » (Dällenbach, 1983), creuset pour tous ceux, historiques ou théoriques, glorieux ou de méchante facture, qu’elle incorpore avec plus ou moins de succès. Si, en tant qu’ordre narratif, le roman se distingue du drame ou de la comédie (en raison de son discours), et du poème (en raison de son histoire), c’est toutefois peu en opposition avec la poésie qu’on trouve définie la balzacienne. Son pouvoir réside davantage dans ses capacités à modifier les frontières du littéraire pour s’imposer comme une forme d’exhibition des incohérences et des inachèvements du monde moderne (Grange, 1990, 1998), mais aussi de ses platitudes — prose simplement vouée à la « familiarité des plus humbles langages ». Il n’est pas dit cependant que cette prose romanesque qui se veut, avec sérieux et dignité (quoique n’ignorant pas le ), œuvre de connaissance, régime de la vérité plus que de l’art, ne se donne pas comme réservoir de savoirs, tout en s’exposant à la . C’est en effet à partir de la question du que la critique s’intéresse à la manière dont s’articulent chez Balzac, du moins dans les années 1830, les tensions des savoirs et des genres, du narratif et du dramatique (Vanoncini, 1984). Balzac, moins décidé que Hugo à saluer en Walter Scott l’inventeur du « roman dramatique », en raison de ses préventions contre le dialogue (« dernière des formes littéraires »), place toutefois le en son roman. Le métalangage de l’auteur témoigne du tournant historique dans la rivalité entre genres : le projet devient celui d une « comédie (humaine) » ; ladite comédie se donne en « scènes », véritables « récits mimétiques » (Neefs, 1996) installant le premier étage, narratif et fictionnel, de l édifice monumental ; « drame » est le mot choisi pour « roman » (Vachon, 1997). L’influence du dramatique se lit également dans l’abrupt des dénouements balzaciens, bien décrit par Proust — et qu’une poétique génétique explore aujourd’hui en ses fins (Tournier, 1996) — , tout comme elle apparaît au niveau thématique : l’écrivain de la province s’est emparé d’un sujet jusqu’alors exclusivement théâtral (Mozet, 1990) et a su le convertir.
En ce qui concerne les espèces narratives, c’est le , encore apparenté en 1830 à la nouvelle, qui sollicite l’attention de la critique pour son importance chez l’auteur, comme pour les questions qu’il pose au genre. Les études s’intéressent au pseudo-éditeur des Contes drolatiques, mais surtout au signataire de la première heure, hanté par le déni des genres, dont l’auctorialité fait par défaut appel au « conteur », pour une invention formelle qui en passe par le syncrétisme. Ce premier Balzac exploite alors la veine , largement ouverte à l’époque.
Du côté des modèles génériques, la critique est sensible aux de Balzac qui font appel à la « mimèsis formelle » de la correspondance pour ficeler leur intrigue. Elle fait cas également de cet autre modèle d’imitation qu’est l’. Sa qualification poétique — bien différente de la qualité biographique évaluée en tout roman par l’analyse des sources — en fait un mode aux prises avec le roman de première personne (Louis Lambert, Le Lys...) ou avec la confession d’un personnage (Raphaël dans La Peau de chagrin), et souvent à travers le , comme imaginaire du genre — à moins que ce ne soit pour le critique l’occasion d’élaborer une politique des genres personnels à inscrire dans l’histoire (Barbéris, 1979a).
Restent les mauvais genres balzaciens, et les courants mineurs où ils se baignent. Ils sont eux aussi à l’étude, à travers l’héritage fin xviiie du et du , portés par la vague du pas encore retirée. Ils sont également décrits pour la tyrannie qu’exerce sur Balzac dès 1836 une littérature populaire s’emparant des moyens modernes de diffusion du , lieu du . Ce goût pour le balzacien sans gloire — qui est parfois celui d’un exotisme romantique bon marché — est somme toute assez récent et, R. Guise fut, outre Bardèche, à cet égard, un précurseur.

À se fier aux index de la revue Poétique pour couvrir les vingt dernières années ici prises en compte, on établit que Balzac est en réalité presque deux fois plus étudié que Zola, aux trois quarts de Flaubert, tandis que son roman est proche de l’intérêt suscité par Proust, et — convient-il de le préciser — selon une progression uniforme. Le récit balzacien tient donc son rang en poétique. C’est pour son que le roman d’Honoré de Balzac reçoit la caractérisation poétique la mieux accomplie, tandis que les études formelles lui accordent volontiers en ce domaine un statut exemplaire. Cet apanage est tant celui de la richesse et de la complexité des interventions du narrateur balzacien, qui s’immisce pour contrôler son récit (au plan du discours comme de l’histoire) et ouvrir la dimension idéologique du texte, que celui des discours d’escorte ou d’introduction à la fiction. Si la première caractéristique permet à la critique d’associer poétique et stylistique pour faire de l’énonciation la question-clé de la facture narrative balzacienne, la seconde maintient le lien entre poétique et génétique, tout en accordant une place à l’érudition, dans la formation de l’ du romancier, et pour la question, éminemment romantique, de son auctorialité.

Florence de Chalonge
Université de Lille III



Index critique


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1978, AMOSSY, ROSEN (A)
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1981, AMOSSY (A)
1981, ROSEN (A)
1982, ROSEN (A)


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1979b, DUCHET (A) analyse sociocritique
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1996, Del LUNGO (A)


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1979, DÄLLENBACH (A)
1980, DÄLLENBACH (A)
1982, DÄLLENBACH (A)
1992, JOUVE (A)
1993, GLEIZE (A) , ,
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1985a, JALLAT (A)
1986, GUICHARDET (L) Paris
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1999b, VANONCINI (A) Paris


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1978, MAHIEU (A) invraisemblance
1980, NEEFS (A) mise en fiction
1981, MUSTIÈRE (A) mise en fiction
1985, HRUSHOVSKI (A) univers de la fiction
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1987, SCHUEREWEGEN (A)
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1985a, FRÖLICH (A) ,
1991, FRÖLICH (L)
1989, PERRIN-NAFFAKH (A)
1997a, BORDAS (L) ,



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1983, DESCOMBES (A) index,
analyse ontologique du nom fictif
1990, MOZET (A) dédicace
1993, DIAZ (A) auctorialité de l’écrivain de La Comédie humaine
1993, SCHUEREWEGEN (A) l’Avant-propos à La Comédie humaine
1996, GLEIZE (A) , romans de jeunesse
1998b, BORDAS (A) avant-propos,


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1982, MÉNAGE (A)
1986, NEEFS (A) ,


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1974, MOZET (A) prolétaire,
1986, PARIS (L)
1992, JOUVE (A)
1996, ROSEN (A) acteur social
1996c, LÉONARD (A) personnage historique
1998, LÉONARD (A) analyse linguistique (le démonstratif)
1999, FAIVRE LEFEBVRE (Th) le type du médecin


1970b, RICHARD (A)
1972, YÜCEL (L)
1979, JALLAT (A)
1979, VANONCINI (A)
1980, LE HUENEN (A)
1981, GRIVEL (A) œil,
1982, FRAPPIER-MAZUR (A) corps malade, analyse sémiotique
1985b, JALLAT (A)
1994, BORDERIE (A) prosopographie, physiognonomie
1999, MASSON (A) geste


1974, LE HUENEN, PERRON (A) les descriptions définies,
1980, LÉONARD (A)
1982, SLATKA (A) analyse linguistique
1983, DESCOMBES (A)
1993, BABELON (A)
1996a, LÉONARD (A) antonomase


1970a, RICHARD (A)
1979, LE HUENEN (A)
1980b, LE HUENEN, PERRON (L) ,
1980, PERRON (A)
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1981, MOZET (A)
1985, NESCI (A) fonctions de la féminité
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1993, AMOSSY (A)


1977, CITRON (A)
1984b, MOZET (A) lettre
1985, GLEIZE (A)
1999, ARAGON (A) lectrice


1980a, Van ROSSUM-GUYON (A)
1989, BARON (A)
1996, MILNER (A) voyeurisme,
1998, DIAZ (A) auctorialité de l’écrivain
1998, PERRON, DEBÈCHE (A)


1926, PRESTON (L)
1934, CANFIELD (A)
1959, BUTOR (A) ,
1964, PUGH (A)
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1999, HEATHCOTE (A)


1970, DURAND (A)
1972, BROMBERT (A)
1972, LOCK (A)
1980, ROY (A)
1988, LASTINGER (A)
1989, BARON (A)
1998, PERRON, DEBÈCHE (A)


1972, VANNIER (L) analyse sémiologique
1980b, LE HUENEN, PERRON (L) ,
1980, PERRON (A)
1981, LE HUENEN (A)
1982, GATEAU (A)
1988, MOLINO (A)
1999, PERRIN-NAFFAKH (A)


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1980b, MITTERAND (A) discours préfaciel
1993, MOZET (A)
1998b, BORDAS (A)
1998, MURA (A)


1990, GRANGE (L)
1990, MOZET (A)
1998, GRANGE (A)
1998, NEEFS (A)
1998, SANDRAS (A)


1935, LUKáCS (L)
1950, FADEEV (A) romantisme
1965, FISHER (A)
1965, MEININGER (A)
1966, MACHEREY (A)
1977, AMOSSY, ROSEN (A)
1977, BARBÉRIS (A)
1978, CASTEX (A)
1980a, IMBERT (A)
1980, MICHEL (A)
1981, GAILLARD (A)
1982, AMOSSY, ROSEN (A)
1993, LAFORGUE (A)
1999, BRATU (L)
1999, TAILLANDIER (A)


1979, DIAZ (A) contradiction
1979, Van ROSSUM-GUYON (A) discours justificatif, ,

1980b, Van ROSSUM-GUYON (A) métalangage,
1980-81, Van ROSSUM-GUYON (A) discours esthétique,
1981, Van ROSSUM-GUYON (A) métalangage,
1981, Van BREDERODE (A) italiques, majuscules
1982, FIZAINE (A) ironie
1991, MAHIEU (A) discours scientifique
1994, Van ROSSUM-GUYON (A) discours didactique
1994, TOURNIER (A) discours explicatif
1997a, BORDAS (L) , ,


1965, WEYL (A) l’intrigue judiciaire
1974, MOZET (A)
1974, PERRONE-MOISÉS (A) l’euphémisme narratif
1979, HENRY, OLRIK (A) antagonismes de l’histoire
1980, MASSOL-BEDOIN (Th)
1981, HENRY, OLRIK (A) schéma d’intrigue
1981, NEEFS (A) foyers de l’histoire,
1981, ROUSSET (A) la première rencontre, ,
1982, MUSTIÈRE (A) hasard
1985, MASSOL-BEDOIN (A) , secret
1988a, TOURNIER (A) hasard,
1993a, TOURNIER (Th) hasard,
1996, MAHIEU (A) pli et nœud : le centre
1996, VANONCINI (A) secret
1997, MURA (L) antagonismes de l’histoire
1999, RABATÉ (A) secret


1970, BARTHES (L) , ,
1972, VERRIER (A)
1976, MAZET (A)
1981, VERCOLLIER (A)
1985a, FRÖLICH (A) ,
1986a, ROUSSET (A)
1998, BREMOND, PAVEL (L)
1998, MURA (A)
1999, LABOURET (A)


1959, BENVENISTE (A) « histoire »/« discours »
1969, GENETTE (A)
1979, Van ROSSUM-GUYON (A) ,
1988, FARCY (A) ,
1988, Van ROSSUM-GUYON (A) traité
1998a, BORDAS (A)
1999, DÉRUELLE (A)


1984, BERTHIER (A)


1982, AMOSSY (A)




1985, LE HUENEN, PERRON (A)
1986, SCHUEREWEGEN (A)


1967, FRAPPIER-MAZUR (A)
1981, GRIVEL (A) œil,
1981, ROUSSET (A)
1986, NEEFS (A) ,
1990, BARON (L) , ,
1993, NESCI (A)
1996, MILNER (A) , voyeurisme
1998, DIAZ (A)


1940, BARDÈCHE (L)
1966, MACHEREY (A)
1977, BOURGET (A)
1979a, DUCHET (A)
1979c, DUCHET (A)
1980a, LE HUENEN, PERRON (A)
1982, DUCHET, NEEFS (A)
1986, PARIS (L)
1988a, TOURNIER (A)
1990, BARON (L) , ,
1993, DUCHET, TOURNIER (A)
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1993a, TOURNIER (Th)
1996, PETITIER (A) Histoire, romantisme
1996, VACHON (A)
1997, VACHON (A) ,
1998, JACQUES (A) nouvelle
1999b, VACHON (A)


1986, CARL (A) vu du nouveau roman
1996, ANDRÈS (A) vu du nouveau roman
1996, DÄLLENBACH (A) vu du nouveau roman


1979, MÉNARD (A)
1983, MÉNARD (L)


1962, ROUSSET (A)
1977, FORTASSIER (A)
1987, ANDRÉOLI (A)
1993, MURA (A)
1993, DOMINATI-BARUCHEL (A)


1979, LE HUENEN (A)
1993b, BARON (A)
1994, OYA (A)
1996, MOZET (A)


1964, GUISE (A)
1993b, TOURNIER (A)
1993a : BARON (A) ,


1975, GUISE (A)
1984, VANONCINI (L) analyse épistémocritique
1987, BERNARD (A)
1999b, ANDRÉOLi (L) ,


1881, ZOLA (A) Balzac et la critique
1883, BRUNETIÈRE (L)
1996, BAGULEY (A)

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Andrew Oliver




Penser le roman avec Balzac




Alain Vaillant




« Cet X est la Parole… »




Boris Lyon-Caen




Une ontologie à l’épreuve du romanesque




Jacques-David Ebguy




Le Balzac des philosophes




Susi Pietri




Balzac, Hofmannsthal, Benjamin





Boris Lyon-Caen




Une ontologie à l’épreuve du romanesque




Franc Schuerewegen




Histoire d’un groupe




Franc Schuerewegen






Histoire d’un groupe








Florence de Chalonge






Repenser la poétique avce Balzac








Pierre Laforgue




Balzac sociocritique




Andrea del Lungo




Balzac post-post-moderne




Emmanuelle Cullmann




Balzac online






Alexandre Péraud




Balzac et l’hypertexte










Christine Planté




Balzac penseur du genre






Catherine Nesci




Speculum de l’autre siècle




Véronique Bui




De « il » à « elle »





Christelle Couleau





Sur la notion d’auteur induit





Takayuki Kamada




Dynamique du sujet écrivant




Christelle Couleau





Sur la notion d’auteur induit





Claire Barel-Moisan et Aude Déruelle




Balzac et la pragmatique




Im-Young Kim
K




L’ombre du public




Aline Mura




Balzac et le roman contemporain




Isabelle Tournier






Post-face(s)





Table des matières






Titre courant de l’article