Td corrigé Tapis mendiant - Examen corrige pdf

Tapis mendiant - Examen corrige

Examen des rapports présentés par les États parties en vertu de l'article 18 ... ACA : Africaine d'Assurance de Courtage et de Gestion de Patrimoine. ...... des études pour corriger ces stéréotypes véhiculés par les manuels scolaires. ...... BAC I (Probatoire qui permet à l'élève de passer en Terminale où il prépare le BAC II).




part of the document





Jacques TABUTEAU

Président de Chambre honoraire de la Cour d’appel de Saint-Denis (Réunion)

(2009)




TAPIS MENDIANT

Autobiographie.

"Tapis Mendiant" en créole, c'est un  patchwork."



Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Jacques TABUTEAU

TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

"Tapis Mendiant" en créole, c'est un  patchwork. "

Texte inédit. Manuscrit original, 291 pp. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, 2009.


[Autorisation formelle accordée par les deux auteurs le 4 novembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

 Courriel :  HYPERLINK "mailto:jacques.tabuteau0883@orange.fr" jacques.tabuteau0883@orange.fr


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Pour le texte: Times New Roman, 12 points.
Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 29 mars 2009 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Royaume du Saguenay, province de Québec, Canada.



TABUTEAU
Président de Chambre honoraire de la Cour d’appel de Saint-Denis (Réunion)

TAPIS MENDIANT
Autobiographie

"Tapis Mendiant" en créole, c'est un  patchwork. "



Manuscrit original, 2009, 291 pp. La Réunion.


Table des matières



 HYPERLINK \l "tdm_cartes" Table des cartes

 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_prologue" PROLOGUE

 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_01" Chapitre 1. Les années de jeunesse
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_02" Chapitre 2. La route des épices
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_03" Chapitre 3. Quelques minutes en Pays Mossi
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_04" Chapitre 4. Dahomey. Chemin de la vie ; chemin de l’amour
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_05" Chapitre 5. Dakar : Honni soit qui Mali Pense
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_06" Chapitre 6. Bordeaux Paris
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_07" Chapitre 7. Si tu ne vas pas à Lagardère…
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_08" Chapitre 8. Audomarois
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_09" Chapitre 9. Arrageois
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_chap_10" Chapitre 10. Le chemin de crois.

 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_epilogue" Épilogue




Table des cartes

Voir les cartes en taille réelle dans  HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/contemporains/tabuteau_jacques/Tapis_mendiant/Tapis_mendiant_cartes.html" Les Classiques des sciences sociales.


 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_01" Carte 1. Afrique occidentale: tout le chapitre sur la route des épices s'y déroule (entre DAKAR: Thies et BAMAKO).
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_02" Carte 2. Cette carte se rattache à la première [Bamakoet va jusqu'au Niger (Niamey) en couvrant tout le Pays Mossi et le sud du Sahara].
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_03" Carte 3. Cette carte s'imbrique au sud des deux précédentes et recouvre à l'est du Togo et Dahomey (Chapitre Benin).
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_04" Carte 4. Le Nord de la France avec Paris.
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_05" Carte 5. Le Sud est de la France.
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_06" Carte 6. Le Sud ouest de la France.
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_07" Carte 7. La côte ouest de la France.
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_08" Carte 8. Le Centre de la France (Nevers).
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_09" Carte 9. L’Ouest de la France et la Bretagne.
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_10" Carte 10. Une autre partie du Centre de la France.
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_11" Carte 11. La Vallée du Rhône et les Alpes.
 HYPERLINK \l "tapis_mendiant_carte_12" Carte 12. Villes de Lille et de LYON.


Pour Sylvie, Laurence, Éric et Yves qui,
pour n’avoir pas écouté mon histoire, la liront.

Avec toute ma tendresse.




Je ne puis plus ignorer ou nier qu'à mon âge,
Mon corps, de la nature, a subi les outrages
Car je vous entends, mal et ne vois plus très bien.
Mais j'ai pourtant gardé, de tous ces temps passés,
Des souvenirs bien clairs que je puis ressasser.
Si vous avez le temps et rien de mieux à faire,
Car lorsque l'on arrive au bout de la carrière,
Comme le pèlerin au bout d'un long voyage
Arrivant près du but, dépose ses bagages,
Se repose un instant, et, détournant la tête,
Il regarde en songeant la route qu'il a faite.
Approchez-vous un peu et tendez moi l'oreille ;
Je vais vous raconter des histoires bien vielles ;
Celles de vos aïeux qui sont aussi les miens,
Tous ces ancêtres que nous avons en commun.
Vous êtes jeunes encore et pour vous le passé
N'a pas grand intérêt
Car c'est vers l'avenir que tournant vos regards
Avez assez d'espoir !
Demain ! demain dit-on, de quoi sera-t-il fait ?


Ayant trouvé ce texte sans signature
Faisant partie de mon aventure,
Je l’emprunte à l'auteur inconnu
Heureux qu'un lecteur lui aussi inconnu
Le découvre




"Tapis Mendiant" en créole,
c'est un  patchwork. "



TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

PROLOGUE









 HYPERLINK \l "tdm" Retour à la table des matières
Un point brillait dans le ciel de l'Océan Indien, Bourbon, aux rivages bercés par les flots d'une mer toujours inquiète. Cela faisait deux jours que mon ami Roland avait débarqué dans l'île ; je l'avais invité ainsi que son épouse à venir passer quelques jours sous les tropiques.
Nous ne nous étions pas revus depuis une dizaine d'années sans pour autant perdre le contact. Nous nous étions connus à la maternelle dans une petite ville de province, avions suivi les mêmes classes à l'école primaire ; puis la guerre était arrivée ; mon père fonctionnaire, avait été muté à Paris.
Nous nous étions retrouvés huit ans plus tard quand il était allé faire l'École Centrale et que je préparais l'École Nationale de la France d'Outre Mer.
Pendant trois ans notre amitié dura, puis le service militaire, la vie, nous ont séparés. Je suis parti en Afrique, me suis marié, curieusement le même mois et la même année que lui.
En mars mil neuf cent soixante quatre sa mère me voyait devant sa porte avec ma femme et deux enfants ; je venais d'être nommé Magistrat au Tribunal de sa petite ville ; de son côté, il était devenu ingénieur dans une grosse société nationale
Nous nous sommes revus régulièrement pendant sept années, au cours des grandes vacances ; les enfants ont grandi ensemble. J'ai alors été nommé Procureur de la République dans un petit tribunal du Pas de Calais, puis au chef lieu du département alors qu'il avait pris la direction d'une des usines de sa société près de la frontière Belge. Bien évidemment nous nous sommes rencontrés plus souvent pendant les dix années passées dans le Nord de la France ; nos aînées commencèrent toutes les deux leurs études à la Faculté de Lille et continuèrent l'amitié de leurs pères.
C'est alors que Roland fut appelé à la direction générale de sa société à Paris ; trois mois plus tard, j’étais nommé à Créteil, au parquet, chef de la section s'occupant plus particulièrement des grosses affaires criminelles.
J’habitais ma ville ; lui avait trouvé près de Melun une jolie villa. La proximité des deux résidences sur un même axe dans la région parisienne permit des rencontres fréquentes des "deux p'tits copains" (comme nous avaient baptisés nos épouses). Et puis, au bout de trois ans je l'appelais pour lui faire part de ma nomination comme Président de Chambre à la Cour d'Appel de Saint Denis de la Réunion.
Mis en près retraite, il commençait à s'ennuyer ferme. Il avait rapidement répondu à 1'invitation que je lui avait faite de venir passer quelques jours à Bourbon.
Alors que nous nous rappelions tous nos souvenirs, j'ai ressenti ce besoin de chercher ce qui à travers les détails arrive à former la chaine et la trame d'une vie.
Au cours des longues soirées tropicales, je laissais aller ma mémoire prendre le pas sur ma pensée ; c'était pour moi un besoin de raconter, de me raconter. Depuis l'instant où, après une opération du cœur, j'avais ressenti brutalement l'espèce d'avilissement pour un individu de ne plus se souvenir ; à tout prix se rappeler, parfois jusque dans les plus petits faits.
C'est après son départ que peu à peu une idée m'est venue : écrire mon histoire,... mes histoires, à propos de rien et de tout, reprendre mes idées.
Il faut dire en effet que pendant les dix années où nous avions cessé de nous voir, j’étais parti en Afrique Occidentale Française comme employé de commerce où j’avais bourlingué de Dakar à Bamako : j’étais devenu Greffier et m'étais retrouvé en Haute Volta, puis au Dahomey où j’avais rencontré une Réunionnaise que j’avais épousée et où ma première fille était née ; puis, muté à Dakar, j’avais été nommé magistrat, d'abord au parquet, et ensuite juge d'instruction.
Par ailleurs mon père et ma mère m'avaient suivi en Afrique. Papa, haut fonctionnaire colonial, m'avait toujours associé à ses fréquentations
Peu à peu, comme d'un trou noir les idées remontent comme des flashes (puis cela afflue ; un mot, une idée manque parce que d'autres prennent leur place).



TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 1

Les années de jeunesse






 HYPERLINK \l "tdm" Retour à la table des matières
Nous étions assis dans le sable tous les deux : un coucher de soleil, où les roses se mélangeaient aux violets,
allongeait les ombres des filaos ; déjà les béliers et les moineaux se disputaient la branche ou le rameau de la nuit dans un vacarme assourdissant. Quelques aiguilles d'arbre et les morceaux de bois ramassés sur la plage eurent tôt fait de faire jaillir le feu dont le crépitement des étincelles montait vers le ciel. C'est alors que l'ai commencé mon histoire
Je ne sais si je pourrais la finir, mais je voudrais que chacun sache que, quelqu’en soit les difficultés une vie mérite toujours d'être vécue, ne serait ce que pour pouvoir l'offrir à ceux qui ont eu moins de chance que vous.

*
* *
Je ne sais pas si vous en êtes au même stade que moi, mais mes souvenirs de petite enfance sont complètement estompés ; un seul point de repère : à Louviers alors que j'avais quatre ans je me revois lâcher la main de ma mère pour regarder une vitrine et, pensant qu'elle était toujours à côté de moi j'ai repris ce que je croyais être sa main : ce n'est qu'après quelque pas que je me suis rendu compte que j'accompagnais un étranger. La durée de ma peur fut brève car ma mère, qui avait vu mon erreur, m'avait suivi : seul rappel de ma petite enfance, j'y rêve encore.
En fait, mes premiers souvenirs remontent à notre arrivée à Nevers. Les deux faits les plus marquants sont d'une part le survol à basse altitude de la cour de notre école pendant une récréation par le Zeppelin et d'autre part le récit par mes parents de leur visite à Paris de l'Exposition Internationale en 1937.
La cour de l'école Victor Hugo avec ses arbres encore entourés de leur protection métallique, avec le préau au fond, en face de l'entrée ; tu avais un sarrau noir avec un liseré rouge, comme tout le monde, alors que je me sentais affublé et diminué par celui que je portais, à petits carreaux bleus et blancs. Ce jour là, nos poursuites effrénées des "gendarmes et des voleurs" furent recouvertes par une ombre immense plongeant la cour dans la nuit, presque comme l'éclipse que l'on avait vue en début d'année. Nos yeux étonnés suivaient le lent déplacement de l'engin. Il flottait tellement bas dans le ciel que l'on apercevait facilement les passagers dans la nacelle. Le drapeau à la croix gammée flottait dans la brise de ce printemps, préfigurant l'orgueil d'une domination et nos yeux émerveillés par la technologie empêchaient nos jeunes oreilles d'entendre un certain bruit de bottes, la mitraille, les chants et les cris de douleurs. Brutalement la lumière du soleil réapparut, amplifiée par son reflet dans le dirigeable.
J'avais huit ans en 1937 lorsque mes parents me laissèrent à la garde de mes grands parents pour se rendre à l'Exposition Universelle Internationale à Paris. À leur retour, je ne manquais pas de leur poser une foule de questions. (N'oublions pas qu'à l'époque la télévision n'existait pas encore et que la connaissance visuelle des choses éloignées n'était rapportée que par le récit radiophonique, les photos de la presse et les reportages cinématographiques des actualités hebdomadaires.)
Ce qui avait frappé le plus mon père était la présence face à face des stands de l'Allemagne, surmonté de l'Aigle enserrant la couronne à croix gammée, et de l'U.R.S.S. au couple de travailleurs brandissant l'un une faucille et l'autre un marteau en direction de l'Aigle, déjà comme un défit à la Paix.

*
* *

Mais il y avait la vie de tous les jours. nous étions arrivés à Nevers en 1935, nous avons d'abord habité rue Gresset dans une petite maison sur la droite en montant, je m'y revois dans une petite cour avec des gravillons ; c'est là que j'ai eu mon premier tricycle et là où je suis photographié dans ma tenue du dimanche d'officier de marine avec casquette blanche, (s'il vous plaît). Maman aimait bien m'habiller dans ce qui se faisait de classique et je crois qu'au fond d'elle même, elle aimait les uniformes. La situation de cette maison me permettait d'aller à la maternelle à pied avec seulement une rue à traverser (et alors qu'il y avait moins d'automobiles et pas de mobylette.)
En haut de la rue il y avait une épicerie, tenue par les parents d'un copain qui avait toujours des bonbons plein les poches. Mes parents travaillaient tous les deux à la Trésorerie générale ; papa avait son bureau et son service dans une arrière cour ; quant à maman elle trônait derrière un guichet protégé par un grillage métallique couleur bronze avec un portillon qui se fermait et je trouvais cela grandiose, quand parfois le jeudi (qui était le jour de repos hebdomadaire : d'où l'expression" semaine des quatre jeudi") je me hasardais avec sa permission à aller la voir à son travail. Dans ces cas là, j'avais droit à une petite pièce, ce qui me permettait d'aller acheter une sucette chez le pharmacien du bout de la rue, toujours sur le même trottoir
Nous avons déménagé en 1957 pour aller habiter rue de Paris, face à l'hôpital, le ruez de chaussée d'une grande maison dont les fenêtres donnaient sur l'avenue et par derrière sur un grand jardin en contre bas où nous avions une pièce dite petite chambre dans laquelle dormaient mes grands parents quand ils venaient chez nous. C'était là où logeait à longueur d'année la volière avec les perruches qui faisaient l'objet des soins attentifs de papa. C'est au cours de cette année que mes parents ont changé notre voiture (une 201 Peugeot) contre une traction avant Citroën 11 légère. J'avais participé à la phase essai sur route calé avec maman sur le siège arrière pendant que papa assis à côté du vendeur se faisait expliquer le fonctionnement du véhicule et appréciait la force du moteur qui permettait de monter la côte de Pougues les Eaux en "prise" alors qu'avec la 201 il fallait s'y reprendre en trois fois et terminer en première à bout de souffle.
J'allais toujours à l'école Victor Hugo qui faisait également la primaire et là aussi il n'y avait que le trottoir à suivre ; avec cependant une difficulté le franchissement du carrefour de la Croix des Pèlerins. Il faut préciser, mon cher Roland, que ta maison se trouvait rue des Chauvelles parallèle à la rue de Paris et que nous nous retrouvions près de l'école tous les jours
Le dimanche était toujours réservé à une sortie ; la plus courte à Pougues les Eaux ; dans ce cas il y avait un rituel. Maman allait boire un verre d'eau à l'établissement thermal, puis nous allions dans le parc à un stand où l'on jouait au billard japonais ; chaque partie donnait droit à un lot : une petite saloperie "made in Japan", ce furent mes premiers et derniers mots d'anglais ; mais l'on pouvait capitaliser les points, c'est ainsi que mes parents devinrent possesseur d'un service à thé en grès flammé de Tamnay en Bazois qui faisait l'admiration de notre propriétaire dont le mari était boucher. En suite de quoi cherchant un coin ombragé, après être allé voir les trois daims qui ruminaient dans un enclos, papa louait deux fauteuils et j'étais invité par mes parents à aller jouer un peu plus loin avec "le petit garçon" ou" la petite fille" qui pas trop loin de nous se dandinait d'une jambe sur l'autre, en fouillant son nez avec ses doigts et se faisait certainement autant royalement suer que moi.
Les autres sorties nous faisaient aller plus loin ; Pouilly sur Loire, Sancerre, Château Chinon, Clamecy, Vézelay ; mais en général nous ne les faisions que lorsque mes grands parents maternels, ou paternels étaient avec nous. Outre le lieu de promenade il y avait le choix du restaurant ou de l'hôtel. Dans ces temples de la gastronomie, en fin de repas ma grand mère maternelle demandait à voir le chef pour le complimenter (car si elle était directrice d'école, elle était et ne l'oubliait pas fille de restaurateur et son frère, mon grand oncle, chef cuisinier dans un grand hôtel à Londres). En l'absence de ma grand mère c'est ma mère qui sacrifiait à ce rite. En général cela se terminait toujours par le petit verre de fine champagne ou de digestif du patron, ce qui pour moi avait quelque chose d'insolite et de merveilleux.
Les dimanches n'étaient pas exempt de réception : quand mes parents étaient invités chez des collègues ou des supérieurs à papa j'étais toujours invité également car les dites personnes avaient également des enfants. Dans ces cas là maman m'habillait avec recherche (genre sport anglais, chemise ,cravate, souliers du dimanche et jusqu'à l'arrivée devant la porte de nos hôtes j'étais l'objet des recommandations les plus pressantes qui se terminaient toujours par la phrase : "j'espère que tu ne nous feras pas honte". Je me taisais en prenant un air niais et tout se passait bien. Le même processus avait lieu quand nous recevions, à ceci près que le repas était toujours succulent, maman étant un fin cordon bleu, rougissante sous les compliments quand ils émanaient de chefs de papa. Mais maman avait une autre corde à son arc : elle avait une très belle voix de soprano léger et il était rare qu'en fin de repas l’on n’entende pas : "Si vous nous chantiez quelque chose". Elle minaudait d'abord, se faisait prier pour enfin pliant sagement se serviette repousser sa chaise et chanter sous les yeux admiratifs de tous et surtout de papa qui dans les super grandes occasions allait chercher son violon, l'accompagnait et terminait en général seul par une Czardas dont il avait le secret
Mais où j'étais aux anges c'est quand papa me prévenait le samedi soir que le lendemain matin nous irions à la pêche et qu'il faudrait se lever de bonne heure. Il faisait encore nuit quand il venait me réveiller ; la voiture était garée devant la porte, les ustensiles de pêche à l'intérieur ; à la dernière minute maman qui s'était levée mettait le café et le chocolat brûlant dans les thermos. Dans le panier : beurre, boites de pâté, de sardines à l'huile ; en cours de route (nous allions toujours à Apre mont sur les bords du canal : il y avait du poisson et les berges n'étaient pas dangereuses) papa s'arrêtait pour prendre du pain qui sortait du fournil. Nous arrivions au lever du jour, montions les lignes ; alors seulement papa préparait nos sandwichs, j'étais même autorisé à me servir, à couper dans ce pain frais, je dévorais. Vers Onze heures papa me laissait seul (il y avait des pêcheurs partout à côté) et allait chercher maman qui avait préparé un plantureux repas que l'on pouvait déguster tout chaud.
Si, maintenant je reparle de l'entrée des Allemands à Nevers, c'est parce que notre maison donnait sur la rue de Paris et avait une situation privilégiée. La veille, le flot des réfugiés avait notablement augmenté ; aucune reconstitution ne peut rendre compte de ce défilé de gents poussant de vieux landaus ou en charrette surmontée de matelas, bassines et autres objets hétéroclites, sans compter les bicyclettes, avec au milieu des voitures, elles aussi surchargées de n'importe quoi. Les bruits les plus alarmants circulaient : les Allemands égorgeaient les enfants etc... Cette foule qui passait devant chez nous était faite de civils, mais aussi mélangée de soldats désemparés, sans munition, et dont parfois les chefs avaient prudemment pris les devants d'un repli stratégique (pour reprendre l'expression de la radio que nous écoutions vingt quatre heures sur vingt quatre) A ma connaissance seul le début du film les "Jeux interdits" et cela pendant quelques instants rend compte de la vérité ; encore s'agit il de documents filmés. Les souvenirs que j'en ai se rapprochent fort de la vision du peuple Hutu au Rwanda, que l'on nous montre en ce moment à la télévision.
J'étais assis sur le seuil de la porte et à chaque nouveau passage de militaires, je demandais aux soldats s'ils avaient des nouvelles du 38ème Génie : le régiment où mon père avait été mobilisé. Aucun renseignement.
Vers deux heures de l'après midi les rumeurs se font plus alarmantes, les troupes ennemies ne sont plus qu'à une centaine de kilomètres. Ma mère décide alors de notre exode. Etaient déjà réfugiés chez nous mon grand père et ma grand mère maternelle et mon arrière grand oncle, frère de ma grand mère ; chacun se mit à faire ses préparatifs ; une seule consigne, emporter les choses de valeur dans le volume le plus réduit. Ma mère était allée chercher la voiture au garage proche d'une centaine de mètre et l'avait garée devant la porte sur le large trottoir. Nous avions une Traction avant Citroën "11 légère" avec un porte bagages posé sur le coffre arrière. Avec l'aide du fils de notre propriétaire la vieille malle noire fut vivement installée ; un dernier problème : j’insistais pour que nous emmenions avec nous la cage et nos deux perruches, ce qui fut assez vite accepté.
Les oiseaux placés sur la malle, tout était prêt pour le départ ; heureusement vers dix sept heures un groupe de militaires passa devant la maison sous le commandement d'un lieutenant. Ce dernier se rendit rapidement compte de la situation en voyant la voiture et ses futurs passagers. Il demanda à ma mère si elle savait conduire et qu'elle était notre destination ; en apprenant qu'elle ne s'était pas servie du véhicule depuis trois mois et que les seules sorties où elle prenait le volant ne dépassait jamais les vingt kilomètres enfin et surtout que notre point de chute était La Rochelle il nous déconseilla fortement de prendre la route, compte tenu des dangers et de l'imminence de l'arrivée de l'ennemi.
Il ne nous restait plus qu'à décharger la voiture, la reconduire au garage et…attendre, attendre.
Vers dix huit heures le fils du propriétaire qui avait seize ans, obtenait la permission de ses parents de partir en vélo avec deux camarades. Bénédiction des parents, larmes angoisse... on entendait au loin tonner le canon et à vingt heures la nouvelle courrait : Nevers serait déclarée ville ouverte et aucun combat n'auraient lieu. Par précaution toutefois toute la famille descendit à la cave en compagnie des voisins pour passer la nuit. Personne ne dormit, chacun étant attentif au moindre bruit ; le chuchotement de deux vieilles dames qui égrenaient leur chapelet troubla seulement le silence de cette nuit de juin 1940.
Le lendemain matin, c'était un lundi, comme nous n'entendions toujours rien, mon oncle décida de faire une sortie et revint au bout de cinq minutes ; les Allemands étaient bien là, un de leur véhicule était d'ailleurs garé à une cinquantaine de mètres de la maison, à la Croix des Pèlerins, et un soldat réglementait la circulation.
Voilà comment Nevers fut occupé.
Encore deux choses qui me reviennent relativement à cette époque : d'abord le pillage des magasins de la Manutention par les habitants de la ville ; l'armée avait fui et laissé portes ouvertes ; l'on voyait les gens partir avec des brouettes et revenir chargés de boules de pain et de sacs de farine. Mon grand père était outré de cette attitude étalée à la vue de l'occupant. Cependant mon oncle décida d'y aller lui aussi ; à partir du moment où il s'agissait d'un comportement collectif, il n'y avait selon lui, plus vol mais réflexe de survie. Il revint avec six boules de pain qui furent les bienvenues dans les jours qui suivirent. Enfin quatre jours après l'arrivée des Allemands, un soir vers dix heures alors que nous allions nous coucher, l’on frappa à la porte ; je suivis ma mère et vis trois hommes affolés : "nous sommes des prisonniers français évadés du camp de Fourchambault, laissez nous entrer," déjà entrés dans le corridor la porte était refermée. Comme ils étaient encore en uniforme de l'armée française, ma mère leur trouva de vieux vêtements appartenant à mon père, pendant que ma grand mère leur donnait à manger et leur préparait des victuailles pour leur fuite ; deux heures après, ils quittaient la maison transformés : je n’ai jamais su ce qu'ils étaient devenus.
Cette période de guerre s'acheva pour moi par le retour de mon père à la maison le 15 août 1940 et du souvenir que j'ai conservé de ce grand jour. Grand jour, parce que depuis l'invasion et la signature de l'armistice nous étions sans nouvelle de lui : était il tué, disparu, prisonnier ? À cette date beaucoup étaient déjà rentrés ou avaient fait parvenir des nouvelles. Ce jour là, à l'entour de quinze heures, un coup de sonnette me fit précipiter vers la porte d'entrée, suivi en cela par ma mère ; sur l'instant je ne le reconnus pas, et puis le cri : "papa" ! Il était très fatigué, venant de faire soixante kilomètres à pieds depuis Moulins, ville frontière de la zone de démarcation de la France occupée. Il avait laissé son uniforme aux services démobilisateurs pour revêtir une tenue civile de chasse achetée chez un fripier. Après des baisers qu'il voulut brefs, il s'écarta de nous en disant, «je suis plein de puces et de poux et j'ai besoin d'un bon bain » : jusqu'à tard dans la nuit il nous raconta sa guerre, sa fuite devant l'ennemi, accomplissant néanmoins la mission qui lui avait été confiée de conduire jusqu'à Margelles sur Mer un convoi de prisonniers politiques français.

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Début Octobre, mon père et ma mère, avec tous deux un air de connivence, me dirent un soir avoir deux nouvelles à m'annoncer : j'allais avoir un petit frère et nous allions déménager pour Paris où papa était nommé en avancement à la Trésorerie Générale de la Seine.
Ces deux événements ajoutés à l'occupation allemande allaient bouleverser ma vie.
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Les débuts à Paris furent difficiles : j'avais perdu tous mes copains et me retrouvait seul. Mes parents m'avaient inscrit en classe de cinquième au Lycée Henri IV et j'eus énormément de mal à suivre d'une part, et à m'intégrer d'autre part.
Nous habitions dans le treizième arrondissement à cinquante mètres du Boulevard Arago, dans une petite rue : la rue des Tanneries qui possédait à l'époque l'originalité d'avoir dans l'une de ses extrémités une ferme, oui, une vraie ferme avec des vaches et des cochons, vestige d'un passé proche où le quartier s'appelait "La Croix des Petits Champs". Notre appartement se situait au troisième étage du seul immeuble neuf de la rue ; les autres locataires appartenaient à des familles de fonctionnaires ou de commerçants aisés. Quoiqu'il en soit la proximité de cette ferme me permettra d'aller tous les soirs chercher du lait frais de la dernière traite dans mon bidon en aluminium comme à la campagne, ce qui, pendant la guerre et à Paris représenta un privilège notoire.
Je ne vais pas faire une chronique Parisienne des années d'occupations vue par un petit garçon, mais rapporter des faits et des moments qui ont marqué mes souvenirs.
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La première alerte aérienne et le premier bombardement de Paris par les forces alliées eut lieu le sept décembre 1940. Le matin vers sept heures ma grand mère est venue me réveiller et me dire de m'habiller bien vite car mon petit frère allait venir au monde ; j'avais bien remarqué que maman avait pris un certain embonpoint, mais je n'étais pas au fait de toutes ces questions ; certes je n'en étais pas à la naissance dans le chou ou la rose, mais cela restait encore pour moi un grand mystère : "ton petit frère (tout le monde en était sûr mais personne n'en savait rien à l'époque) va naître ici, la sage femme va venir (j'en avais déjà entendu parler et je demandais pourquoi il fallait qu'elle soit sage) Mon arrière grand oncle prévenu vint me chercher et m'emmena passer une grande journée dans Paris, cédant à tous mes caprices et m'achetant une splendide casquette sport dont je rêvais depuis longtemps ; quand ma mère la vit le soir, elle commença par me dire que je ne la mettrai jamais car elle avait horreur de ça.
Je remâchais mon amertume, mais mon chagrin disparut à la vue du bébé qui était bien un garçon.
Ma première question fut : "comment s'appelle t'il ?" car je pensais que le nom apparaissait avec la naissance, personne n'ayant par pudeur évoqué tous ces problèmes devant moi (et pourtant mes grands parents étaient tous les deux instituteurs et bons pédagogues ; si je donne tous ces menus détails c'est qu'aujourd'hui les notions de valeurs ont changé et que je voudrais qu'un jour mes petits enfants, lisant des livres ne prennent pas pour invention d'auteurs les réalités d'il y a cinquante ans). J'appris alors que l'on m'avait attendu pour procéder à ce choix et j'ai pensé,, à mon petit copain et à son deuxième prénom : Michel.
Compte tenu de cette présence supplémentaire tout le monde s'organisa, l'oncle repartit, et vers dix heures et demi les sirènes retentirent pour la première fois dans le ciel et la nuit de Paris. Il fallut d'ailleurs un certain temps pour identifier la nature de l'évènement ; oui, c'était bien une alerte. Ma mère s'écria alors, «vous savez que je ne peux pas bouger, descendez tous aux abris (en fait à la cave où par la suite nous nous rendrons souvent, mais qui ne nous aurait en rien protégé et aurait fait la plus belle des tombes si une bombe était tombée sur l'immeuble) "sauvez le petit, sauvez le petit". Papa conservant son calme, demanda à mes grands parents de descendre, rassura ma mère, plaça le bébé à coté d'elle, me regarda et lui dit : "Nous, nous restons avec toi". Du fond de moi une bouffée de joie et d'amour jaillit vers lui. Puis il m'emmena à la fenêtre du salon d'où je vis le premier bombardement qui toucha Auberviliers : grondement des bombes, faisceaux des projecteurs dans le ciel éclatement des obus de la DCA (défense contre aérienne). Le signal de la fin d'alerte retentit environ deux heures plus tard ; mes grands parents réintégrèrent l'appartement et mon père me dit : "s'il y a une prochaine alerte, nous descendrons tous à la cave, cela sera plus prudent".

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L'occupation allemande s'appréhendait de diverses manières, selon les familles. Chez nous, mon père avait exigé que l'on ne parle pas de la "collaboration" (Je le suspectais d'être en faveur de l'Europe nouvelle et j'en souffrais, étant arrivé à me faire une opinion courant l941).Mais chez mes grands parents qui avaient regagné La Rochelle c'était tout autre chose : l'on écoutait Radio Londres tous les soirs et ce en présence des officiers allemands (ils étaient deux) qui occupaient une partie de la maison sur réquisition ; dès le jour de leur arrivée mon grand père avait écouté cette émission interdite en leur spécifiant qu'étant Français il subissait l'occupation, mais que personne ne pourrait changer ses sentiments patriotiques. Les officiers le respectèrent et poussèrent la délicatesse jusqu'à venir à son enterrement en 1943. J'eus l'occasion de vivre pendant plusieurs vacances chez mes grands parents en compagnie de ces officiers : l'un était directeur de banque dans le civil et l'autre possédait une grosse entreprise agricole ; tous deux parlaient parfaitement notre langue, ils étaient cultivés et courtois et pendant les longues soirées, ils évoquaient la différence de nos cultures.(J'ai retrouvé cette ambiance en lisant, bien plus tard le "Silence de la Mer" de Vercors).

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Ce sont ces vacances passées avec mon grand père maternel qui m'ont appris à respecter l'autre, quel qu’il soit : un jour que nous nous trouvions tous les deux sur la Place d'Armes(j'emploie la vielle appellation) je fus étonné de le voir saluer un inconnu et allant vers lui entendre dire : "Monsieur je vous respecte, croyez que mon cœur est avec vous". Je lui demandais pourquoi il faisait cela et il me répondit : "as tu remarqué l'étoile jaune avec le mot Juif qu'il porte c'est un homme qui souffre, il faut lui montrer notre sympathie".
Les autres parties de mes vacances, je les passais chez mes autres grands parents qui habitaient également La Rochelle. Là c'était un autre genre de vie, mon grand père était retraité des chemins de fer, parlait allemand, jouait de tous les instruments, bricolait, avait un établi ; il y avait le chien Black qui s'amusait avec moi et mes deux grands mères (m a grand mère et mon arrière grand mère) qui me gâtaient en sucreries et en gâteaux.
Je me souviens d'une journée où mon arrière grand mère (toute petite dans sa grande robe noire, coiffée d'une "quichenotte' grise à pois blanc) avait décidé de me faire visiter la ville : nous étions partis à huit heures du matin et rentrés à sept le soir alors que tous commençaient à s'inquiéter ; tout y était passé, pâtisseries, restaurant, j'étais ravis ; une autre fois elle m'avait entraîné sur le plateau découvert à marée basse par une marée de 113 à la chasse aux moules, aux huîtres et aux coquillages : elle avait quatre vingt cinq ans et c'était la joie de vivre.
Enfin et surtout je quittais La Rochelle pour aller chez des cousins dans un petit village des Charente à dix kilomètres de Cognac : les enfants étaient sept et si, à chaque fois j'étais le parisien qui débarquait, je devenais vite le garçon de la campagne pour qui les chasses aux oiseaux à la fronde dans les haies n'avaient pas de secret. Mais il faut, en milieu rural, pour participer à la vie familiale rendre service, montrer que l’on n’est pas un bon à rien : la tâche qui m'était confiée ainsi qu'à un cousin de mon âge était d'aller garder les vaches dans les champs. C'est ainsi, que me retrouvant parfois avec les vieilles femmes du village j'ai appris, compris et parlé le patois saintongeais. Ces vacances mériteraient, à n'en point douter, chacune une longue explication ; mais au cour des années rien ne changeait ; lorsque leur fin arrivait le cœur se serrait : fini la liberté, la bonne nourriture, et mes premiers petits bals interdits.
Tous ces voyages se faisaient en train, que se soit la grand ligne Paris La Rochelle ou bien Siecq La Rochelle ou Siecq Angoulême. En effet le village natal de maman Macqueville se situe à trois kilomètres de la gare, ce qui obligeait les cousins à atteler le char à banc pour venir nous chercher ; je ne me souviens que d'un cheval Gamin, percheron pour le labour qui se comportait fort bien comme cheval d'agrément et filait toujours bon train quand il s'agissait de renter à l'écurie ; je n'ai connu que lui, il devait avoir un âge canonique ; j'adorais ces voyages car j'avais le droit de conduire le cheval. Les voyages en train étaient devenus la règle. Depuis l'arrivée des Allemands la voiture était restée cachée dans le garage de voisins à Nevers et en 1942 papa avait réussi à la vendre à son prix d'achat de 1938.
À l'époque les chemins de fer proposaient à la clientèle trois classes : la première était le super luxe, banquettes en velours, six places par compartiment avait des banquettes en moleskine et huit places par compartiment, enfin les troisièmes des banquettes en bois. L'on montait directement du quai dans le compartiment et au moment du départ le contrôleur s'assurait que toutes les portes étaient fermées.
Les trajets Paris province n'avaient rien de spécial, par contre ceux province Paris méritent que l'on s'y attarde un peu. (je suis étonné qu'aucun film à ma connaissance n'ait cru devoir en faire une séquence).
Tout d'abord on s'habillait pour voyager ; ce n'était pas une bonne idée car les trains marchaient à la vapeur et si les fenêtres du compartiment étaient ouvertes les escarbilles de charbon avaient vite fait de venir se coller incandescentes sur les vêtements et d'y laisser des petits trous.
Ma grand mère à mon grand père : "Albert, ton complet du dimanche est encore brûlé".
Mais en plus il fallait se nourrir : Il y avait bien le wagon restaurant, mais cela était réservé aux gens riches ; il y avait bien les sandwichs vendus sur les quais : "mais c'était cher pour ce que c'était et on ne savait pas ce qu'ils mettaient dedans, ça n'avait pas le goût de beurre".
Tous les passagers, mes grands parents y compris avaient donc toujours, en sus des bagages ordinaires, un panier d'osier comportant victuailles et boisson : sur le coup de midi chacun tirait son panier de dessous la banquette et déballait charcuterie, poulet et viandes froides, fromages et fruits, sans compter le petit vin que l'on buvait dans des verres soigneusement emballés. Au bout d'un quart d'heure tout le monde avait fait connaissance dans le compartiment et chacun faisait goûter à l'autre les produits de sa ferme ou du commerçant du coin, le tout analysé aussi bien sur la qualité, les prix, que toute autre considération : "vous me donnerez bien l'adresse de votre charcutier, jamais je n'ai mangé des gratons aussi bons "Donnez moi donc l'adresse de votre marchand de vin !"
Chacun avait autour du cou une large serviette à carreaux (pas les belles brodées avec les initiales que l'on sortait dans les grandes occasions) qui couvrait largement le haut du corps jusqu'à la ceinture ; heureusement d'ailleurs, car jamais on ne mangeait aussi gras que dans le train, et pour finir il y avait toujours le café et le petit pousse.
Je fus particulièrement gâté pour mon dernier voyage en train avec mes grands parents : devinez quel était le hors d'œuvre : des huîtres que mon grand père ouvrait avec dextérité, chacun treize (treize à la douzaine selon l'habitude des écaillers rochelais) Je suis arrivé à ne pas salir mes vêtements : comme quoi tout est possible
Les voyages "sur" les chemins de fer départementaux atteignaient une autre dimensions ; ils se faisaient soit en train, soit en micheline sifflant ou jouant de la sirène au gré du chef de train qui savait exactement où il fallait déclencher l'engin pour aviser les villages avoisinants dans un rayon de quatre bons kilomètres(il était impossible de manquer son train). L'heure de départ n'était jamais respectée ; parfois la chaudière de la locomotive s'éteignait pendant que de longues discussions avaient lieu pour savoir dans quelle gare il faudrait déposer un colis, ou quand, en période d'été le conducteur était allé boire un demi au café de la gare. J'ai vu un chef de gare mobiliser des passagers pour récupérer des journaux et des cartons pour rallumer la chaudière et nous nous faisions fort, mon cousin et moi, dans la côte d'Angoulême, de descendre du train pour aller faire pipi et de rattraper le train à la course. Chaque déplacement était une aventure et chacun s'en réjouissait.

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Il allait falloir retrouver la capitale et ses privations, la capitale et ses dangers, la capitale et le bruit des bottes allemandes. (Au moment où j'écris ces lignes nos amis européens viennent de défiler sur les Champs Elysées... s'il faut pour l'avenir, avoir une vision unifiée de l'Europe et sous l'expresse réserve qu'une nation n'en prenne pas les commandes, je pense qu'il y a une profonde antinomie entre le fait d'aller s'incliner devant tous les Mémoriaux de la création et celui de venir admirer les troupes allemandes à Paris en 1994.Je ne pense pas que ceux qui ont permis cela aient vécu Paris sous les Allemands).
C'était d'abord l'absence de nourriture, qui s'est accentuée pendant les années d'occupation ; l'année 1943 fut la plus difficile. Nous étions encore parmi les privilégiés, recevant quelques colis des Charente de temps en temps : un poulet, du beurre ; parfois le poulet arrivait complètement avarié ; Il fallait surtout vivre au jour le jour. Je souviens d'un dimanche de 1943 ; le matin dès huit heures, avec mon père et ma mère, après avoir confié mon petit frère à une voisine de l'immeuble nous étions partis au marché qui se tenait près du métro Corvisart sur le boulevard Auguste Blanqui. Après trois heures de queue nous étions revenus à la maison avec chacun un kilo d'oignons que ma mère avait fait cuire au four : ce fut notre repas du dimanche.
Il y avait aussi les dangers de l'occupant : lorsque nous, lycéens faisions un monôme, avec tous les débordements que peuvent faire des individus en foule, nous ne risquions pas d'aller simplement quelques heures au commissariat de police pour nous calmer, mais bien d'être pris dans une rafle et d'être envoyés en camp de concentration pour... ne plus revenir ; je pourrais citer les noms de dizaine de camarades qui ont payé de leur vie un moment d'explosion de leur adolescence. Un jour alors que j'avais courageusement envoyé un encrier contre la statue qui se trouvait place de la Sorbonne, imitant en cela quelques autres énergumènes de mon âge, je me suis retrouvé poursuivi par deux soldats Allemands et n'ai du de leur échapper qu'en ralentissant ma fuite pour me glisser, avec leur accord, entre deux personnes âgées et en marchant normalement : le jour où nous avons fait rouler d'énormes tuyaux contre une escouade allemande qui valsa comme un jeu de quilles sur le Boulevard St Michel est encore présent dans ma mémoire. Je n'irais pas dire ici que notre attitude était intelligente ; mais l'est on à quinze ans quand autour de soi tout bascule.
Dans cet ordre d'idées je dois rapporter ce qui est advenu au fils d'un collègue de mon père étudiant en première année de droit. La faculté se trouvait à l'époque place du Panthéon ; un soir Paul que je connaissais bien, car c'est lui qui m'avait appris à nager à la piscine de la Butte aux Cailles, fut pris dans une rafle de routine et embarqué rue des Saussaies.
Ne le voyant pas rentrer son père alerta collègues, amis, et appris où son fils se trouvait, puis parvint à faire contacter Marcel Déat, collaborateur notoire, qui fit libérer cinq jours plus tard Paul sur promesse de ne pas dévoiler les tortures auxquelles il avait été soumis. Ce n'est pas le lendemain, quand je le revis, qu'il m'en parla, mais bien plus tard : il n'eut d'ailleurs pas besoin de me dire quoique ce soit : il avait perdu dix kilos et essayait, comme il le pouvait de cacher en changeant de coiffure les cheveux qu'on lui avait arrachés. Qu'avait il fait ? Rien.., il n'était même pas résistant.
Cela ne m'empêcha pas quelques jours plus tard de continuer à ramasser les journaux format réduit que les alliés lançaient sur Paris au cours des alertes ; de les glisser dans les jambières de mon pantalon de golf (c'était la mode pour les jeunes) et arrivé à la maison de les distribuer dans les boites aux lettres des habitants de notre immeuble et parfois ailleurs. "Combat», «Libération », « Le Parisien Libéré », autant de noms pour faire rêver, mais lorsque je racontais ces faits d'armes à mes parents j'avais droit aux réprobations de mon père (vous comprendrez pourquoi un peu plus tard) et aux lamentations de ma mère : "Il nous fera mourir".
Le 10 Mai 1944, mon père nous fit part de sa décision de nous envoyer ma mère, ma grand mère et mon petit frère en province pour éviter de se trouver à Paris au moment de la libération ; et là, je ne comprenais plus : nous ne prenions jamais Radio Londres et cependant il paraissait savoir beaucoup de choses... Il avait fixé son choix sur une grosse bourgade à 150 kilomètres de Paris où un de ses collègues lui avait loué un petit appartement ; coquet village de retraités où je me suis ennuyé ferme jusqu'à l'arrivée de deux filles et de leur mère qui sont venues habiter à une centaine de mètre chez leur tante une voisine. Elles étaient plus vieilles que moi de trois ans au moins et l'ainée était danseuse du Corps de Ballet de l'Opéra (Elle devait faire carrière et devenir une des plus brillantes étoiles).
Il se forma alors un petit groupe de copains assez hétérogène qui avait l'habitude de se retrouver derrière l'église. Un soir notre petit groupe, qui comportait une huitaine de personnes, était en train d'examiner avec admiration le pistolet 6mm35 que l'aîné de la bande avait extrait de ses poches, lorsque survint un camion allemand rempli de soldat portant l'uniforme à la tête de mort (les SS). Sans s'être donné le mot tous s'enfuirent et je me retrouvais seul face au camion qui venait dans ma direction. Un soldat debout à l'arrière du véhicule me mit en joue et, au moment où il pressa sur la détente, le camion passa dans un nid de poule ; le tir fut donc dévié, j'entendis siffler la balle et le camion continua sa route, je parcourus les vingt mètres qui me séparaient de la maison calmement mais blanc comme un linge et avec la peur au ventre.
Deux jours après les troupes américaines traversaient le village en liesse, jetant et distribuant chocolat, cigarettes que les français quémandaient quant on ne leur donnait rien ; c'est là que je me rendis compte combien quatre années de privation nous avaient fait perdre aux hommes le sens de la dignité. Quant à nous, maman qui était une fine cuisinière était arrivée à préparer à l'annonce de l'imminence de l'arrivée de l'armée américaine une quantité importante de petits fours que nous offrions aux soldats :nous n'avions ainsi pas l’impression d'être des mendiants.
Paris était libéré, nous étions libérés mais nous étions sans nouvelle de papa qui était resté à la maison dans la capitale. Maman commençait à faire un début de dépression, le décidais donc de partir aux informations ; son opposition fut de courte durée quand je lui eus promis d'être de retour au plus tard dans les cinq jours.
Sac au dos, avec les fameux petits gâteaux de maman, du chocolat, des cigarettes pour papa, de quoi manger et boire pour le voyage, je partis à pied par les petites routes, évitant les forêts où les Allemands, paraît-il, se cachaient encore. J'avais déjà fait une cinquantaine de kilomètres à pied, cela faisait douze heures que je marchais et je commençais à être fatigué quand je fus rejoint par un adulte qui regagnait Paris.
Il me dit : "Reposes toi, nous allons faire du stop". Une demi heure plus tard un camion américain s'arrêtait et le chauffeur nous faisait signe de monter sur des objets recouverts par une bâche avec interdiction de fumer (à l'arrivée j'appris que les objets étaient des bombes). Le chauffeur me déposa à la Place d'Italie, une aubaine, j'étais à dix minutes à pied de chez moi.
En arrivant devant l'immeuble, jetant un coup d'œil au troisième étage, je vis les volets ouverts et les plantes vertes sur le balcon : j'étais déjà rassuré.
Après avoir sonné à la porte, j'ai entendu le pas de papa, tout allait bien. Nous sommes restés face à face sans rien nous dire étreints par l'émotion pendant plusieurs minutes puis sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Mais tout de suite il me dit : "j'ai quelque chose à te montrer" ; m'entrainant dans le salon il m'exhiba fièrement sa carte de résistant portant la date de début 1942 et ajouta : "j'ai du vous le cacher, pour votre sécurité, pour la mienne ; je n'ai jamais fait d'action d'éclats mais j'ai trafiqué perdu et détruit des factures allemandes et fait en général ce que l'on appelle de la résistance passive." Tout maintenant devenait clair et j'étais un garçon heureux.
Depuis le début de l'insurrection de Paris, papa avait obtenu de l'administration une bicyclette de service dont il se servait pour se rendre quotidiennement à la Paierie Générale de la Seine située près du Palais Royal ; obligé de traverser la Seine au moins deux fois par jour il avait pu voir ce qui se passait dans de nombreux quartiers : nous nous endormîmes très tard après qu'il m'eut raconté la Libération de Paris. Le lendemain matin et compte tenu de la promesse faite à ma mère de rentrer sans les cinq jours, mon père décida que je resterai la journée à Paris et repartirai le jour suivant à l'aide de la bicyclette de l'administration, quitte à lui rapporter dans les meilleurs délais. Je fis donc mes cent cinquante kilomètres dans la journée sans encombre, arrivant vers cinq heures de l'après midi ; ma mère n'avait pas eu le temps de s'inquiéter. Assez rapidement je rentrais sur Paris restituer le vélo (la fatigue était de moins en moins grande avec l'habitude.) Il faisait un temps merveilleux pendant ce mois d' Août et Paris respirait. Les jeunes femmes portaient des robes à fleurs, la musique sortait à flot des maisons : il faisait bon vivre.
Mon retour dans notre petit village se fit, cette fois, en autocar qui me déposa à six kilomètres de ma destination neuf heures du soir. Je pris allègrement la route.
À mi chemin j'arrivais à une grand ferme dont l'entrée donnait sur la route ; un véhicule allemand avait été incendié, les restes de ses occupants calcinés étaient encore visibles ; lorsque je fus en vue de cet endroit, les nuages se déchirèrent et un rayon de lune éclaira le véhicule, au même moment une chouette hulula. La gorge sèche, les sueurs froides sur les tempes, j'allongeais le pas et parvenais rapidement à la maison, battant les records de vitesse de la marche à pied. Nous sommes restés dans ce village jusqu'à la fin des vacances et je n'ai eu l'occasion d'y retourner que deux fois, au ravitaillement de produits frais et fermiers, par le train.(Rappelons nous que nous avons conservé les cartes d'alimentation jusqu'en 1947 et que Paris fut assez mal approvisionné dans l'immédiat après guerre.)
Le huit Mai mil neuf cent quarante cinq fut un jour de liesses et de folies à Paris. Dès l'annonce de la signature de l'armistice à Reims, c'est à dire six heures du soir nous sommes partis avec mes parents jusqu'au métro Gobelins dans l'intention d'aller au centre de Paris. Mes parents ne purent pas monter dans la rame et mon père me poussa en me disant : "amuses toi bien". Je descendis à Palais Royal, remontais l'Avenue de l'Opéra, puis prenais les Grands Boulevards jusqu'à la Place de la Bastille, le pont d'Austerlitz, le boulevard de L'Hôpital, Saint Marcel, Arago et rentrais épuisé à la maison. Les gens étaient comme fous, s'embrassaient, parlaient à tout le monde ; des bateleurs déguisés se promenaient au milieu de la foule jonglant et dansant, et à tous les carrefours sous des lampions défraîchis des petits bals musettes avaient surgi ; mais avec les quatre poils qui me servaient de barbe et mes seize ans, je n'intéressais pas encore les filles et étais trop timide pour en inviter à danser. Ce fut quand même un grand jour.
Je passais mon baccalauréat fin juin (la première partie bac C c'est à dire mathématiques et pourtant c'était une matière dans laquelle j'étais nul et que j'avais "séchée" avec habileté pendant presque toute l'année) et obtins une mention avec un 18 en maths à l'écrit et à l'oral J'avais travaillé comme une bête et les sujets étaient tellement simples que j'avais trouvé les solutions, alors que les plus brillants, recherchant la difficulté s'étaient fourvoyés complètement.
Pourtant cette année d'études avait été pour moi, particulièrement difficile et cela à cause de mon petit frère qui apprenait le piano dans la salle à manger qui était près de ma chambre. C'était des gammes, continuellement et les morceaux de débutant : "La tartine de beurre", puis "La lettre à Elise" pour enfin partir à la pèche avec "La Truite"  de Schubert, car le petit était doué et déjà mes parents voyaient en lui un futur Mozart ; outre les leçons du professeur toutes les semaines, il en prenait une, une fois par mois avec Marguerite Long la grande pianiste de l'époque. C'est ainsi qu'à l’âge de six ans il prépara une sonate qu'il devait interpréter à la Salle Gaveau (salle des petits concerts). C'était maman qui le faisait travailler et répéter quinze jours avant le concert, elle dût rentrer en clinique et je me mis au travail tous les jours avec Michel : j'avais fait trois années de violon, étais bon en solfège, avais de l"oreille" et le sens du rythme.
Le grand jour arriva et maman étant convalescente, c'est moi qui l'emmenais. Ce fut un triomphe et je rougissais sous les compliments de Madame Long.
Michel continua le piano pendant quelques années, puis abandonna.
Je passais mon bac de philo avec succès et entrais en préparation au concours de l'Ecole Nationale de la France d'Outre Mer avec en vue, soit devenir administrateur civil de la F.O.M., soit Magistrat d'O.M.

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La préparation, normalement, était de deux ans : à ma deuxième présentation au concours j'eus l'immense privilège d'être le premier recalé à l'échelon national avec pour consolation le fait d'avoir obtenu la meilleure note en géographie, ce qui implique que j'avais entièrement loupé une autre matière. Il est vrai que le sujet de Français : "Le nez de Cléopâtre s'il eut été plus long, la face du monde en eut été changée ; commentez". ne m'avait pas du tout inspiré. Avais je assez travaillé et bachoté ce concours ? à l'époque j'étais persuadé de l'affirmative, mais à la réflexion j'avais quand même bien souvent perdu mon temps à des niaiseries, de celles que l'on fait à partir de seize, dix sept ans et que plus tard on ne regrette pas, car elles contribuent à la formation de l'individu.
Les "petites amies" (on ne disait pas les "copines") m'ont quand même préoccupé : j'avais connu Nicole à l'occasion d'une colonie de vacances que j'avais faite comme moniteur ; elle était monitrice, bien entendu ; nous avons passé ces vacances à, ce qui était à l'époque, la limite de l'interdit ; puis elle partit dans sa région et nous avons entretenu une correspondance au moins deux fois par semaine, des banalités, de la poésie avec la sincérité de nos âges. Les grandes vacances sont arrivées et comme j'avais gagné quelques sous à tenir, en banlieue, la librairie d'un ami de mes parents pendant le mois de juillet je suis parti la rejoindre pendant un mois. Vivant en pension de famille, je la rejoignais chaque jour dès que je le pouvais et c'étaient de longues promenades en forêt ou sur le bord du lac ; nos élans étaient moins fougueux que l'année passée. Il y avait chez elle un secret qu'elle a failli me dire plusieurs fois. Je n’ai pas su insister à ces moments là, cela l'aurait libérée d'un poids qui avait l'air d'être énorme à supporter pour elle ; a dix neuf ans elle était déjà femme, j'en avais seize et étais un gamin ; nous avons encore passé une année à nous envoyer des lettres enflammées (A par le prix du timbre, ça ne coûte pas cher et ça permet de rêver.)
Nous nous sommes revus aux grandes vacances je dormais à l'hôtel et nous vivions chez elle ; cette année là aussi j'avais travaillé pendant le mois de juillet, à la Paierie Générale de la Seine, au service du clearing avec un garçon charmant, dessinateur humoristique à ses heures. J'avais donné connue prétexte un festival international de musique dans la ville où Nicole habitait ; nous avons assisté à trois concerts dont un de musique spirituelle en la cathédrale, sommes allés passer une journée en Suisse : c'étaient de bons moments, mais j'avais l'impression qu'elle n'en profitait pas pleinement, comme s'il s'agissait d'un bonheur volé ; au bout de quinze jour elle m'annonça qu'elle était obligée de partir pour deux jours (toujours ce mystère) j'en profitais pour aller les passer chez des cousins qui habitaient la région. Quand elle est revenue je l'ai trouvée moins gaie, je n'ai pas posé de questions désir que j'en avais ; je suis parti au bout de huit jours assez décontenancé. Quelque temps après, j'ai reçu une lettre, un véritable appel au secours : "viens vite" ; j'ai pu lui téléphoner à son travail et de la poste (nous n'avions pas encore le téléphone à cette époque) pour lui dire que cela était impossible, pas d'argent et pas d'autorisation de mes parents (à qui je ne posais même pas la question : la majorité était à vingt et un ans et la réponse connue d'avance) j'en étais malade...
Elle me répondit que ce n'était pas grave et qu'elle venait de trouver du travail dans la région parisienne. Un mois plus tard nous nous retrouvions à Paris : c'était le jour de son anniversaire. J'avais un petit cadeau pour elle ; nous avons passé la journée ensemble comme des amoureux ; le soir il pleuvait, je l'ai raccompagnée jusqu'à la porte d'un hôtel où elle était soit disant descendue, et au moment de nous dire au revoir, elle m'a dit que nous ne nous reverrions plus jamais... Cela avec un petit rire moqueur avec pour terminer : "Ne te suicides pas, ce serait trop bête I" Je n'ai rien dit et suis reparti K.O sous la pluie, sans comprendre ; je ne l'ai jamais revue, ni jamais eu de ses nouvelles et ne lui en ai jamais voulu ayant acquis au cours des années la certitude qu'elle avait eu cette dernière attitude pour me faire mal et m'aider ainsi à me séparer d'elle plus facilement et m'éviter d'être mêlé à quelque chose de grave et d'en souffrir. Cette petite histoire de cœur n'était pas faite pour m'aider dans mes études, mais il y avait autre chose.

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Je taquinais la Muse...
Déjà à l'école primaire j'avais écrit de petites poésies (que je viens de retrouver soigneusement répertoriées par mon grand père maternel). Juste après la libération je me suis mis à écrire et j'ai ainsi fait plus d'une centaine de poèmes : il y avait des moments où 1 'inspiration brutale paraissait d'autres où fumant Camel sur Camel(il y avait de l'opium dedans...) rien ne sortait de mon stylo. Je ne vais pas profiter de mon récit pour publier mes élucubrations mais cependant en donner un petit échantillon : soyez indulgent : cela a quarante cinq ans et va paraître bien mièvre

«  Ma sœur d'amitié
Ma sœur d'amitié, ne me quitte pas ;
Demeurons là
Ma tête
Bercée sur ta poitrine,
Tes cheveux me caressant.
Ma sœur d'amitié ne me quitte pas ;
Laisse moi te dire mon espoir, mes projets, l’avenir.
Laisse-moi prendre ta main
ET faire glisser mes doigts sur la tuile de tes ongles.
Ma sœur d'amitié ne me quitte pas,
Nous connaîtrons la paix
D'un amour sans étreinte,
Sans attente de lèvres brûlantes, sans soupir
Quand tu pleureras, je serai gai
Et quand l'ennui viendra
Tu me souriras
Et je prendrai ta main
Pour la longue promenade de la vie.
Ma sœur d'amitié ne me quittes pas. »

Je n'étais pas le seul à m'exprimer ; tout le monde voulait écrire, communiquer ; c'était un véritable feu d'artifice après les années de silence : Paul Eluard, Aragon, Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir faisaient les bonheurs de Saint Germain des Près. Le Café de Flore recevait une faune d'intellectuels et de faux intellectuels dont le mal de vivre s'était donné le nom d'existentialisme (en fait tout le monde en parlait et personne n'était capable de dire et d'expliquer ce qu'était cette nouvelle philosophie.) Un de mes professeurs de français ami et condisciple de Sartre a toujours pensé que ce dernier avait tenté ce que l'on appelait un "canular" et avait réussi à intéresser l'intelligentsia mondiale : il était de bon ton d'être angoissé.
À l'occasion d'un voyage en train dans les Charente, mes parents avaient fait la connaissance d'une femme de lettre, charentaise comme nous et qui n'en était pas à son premier roman. Elle désirait me connaître et je la rencontrais pour la première fois en septembre 1946 au café le Bonaparte place Saint Germain des Près à son cercle littéraire ; les réunions avaient lieu tous les mercredis soirs à huit heures et demi ; j'y allais régulièrement, tantôt seul, tantôt avec mon ami Jean dont le domicile n'était pas éloigné du mien. La tasse de café (le petit noir) coûtait cinquante centimes et pour cette modeste participation vous aviez la possibilité d'entendre les dernières poésies des derniers poètes et d'y déclamer vos dernières créations. Les plus riches éditaient à perte et à compte d’auteur (j'en ai de ces plaquettes dédicacées de braves garçons qui ont gardé à jamais pur, l'incorruptible orgueil de rester inconnus).
Il y avait aussi un secteur que je fréquentais : le Club d'Initiation Claudélienne. Il tenait ses assises dans un hangar désaffecté décoré de quelques draperies : c'est là que habillée à l'antique une grande flamande déclamait avec un talent énorme du Claudel pendant que le nain Pierral, habillé en petit garçon, faisait des farces en demandant aux dames de l'aider à faire pipi.
Le seul endroit studieux du Quartier Latin était la bibliothèque Sainte Geneviève (Sainte Ginette pour nous) ; j'y allais tous les jours à la sortie des cours, par goût d'une part et aussi pour éviter d'entendre à la maison les gammes de mon frère dans la pièce à côté. Là, travaillait aussi Gaston Bachelard : son livre "L'Eau et les Rêves" n'était pas encore sorti et il n'avait pas encore la notoriété qu'il a acquise par la suite. Mais quand on sortait de ce temple du savoir, la rue de la Montagne était à cinquante mètres et c'est dans le petit café qui se trouvait face à l'Ecole Polytechnique que Claude Luter a fait ses premières armes avant d'aller au 'Lorientais" ; on se précipitait pour l'écouter jouer seul, ou faire un »bœuf » avec des copains, laissant sa clarinette improviser, tantôt triste, tantôt gaie, mais toujours géniale.

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Il y avait aussi les "canulars" : je me souviens de l'un d'eux qui avait consisté à faire inaugurer par un personnage politique la statue de quelqu'un de fictif (en l'occurrence "le grand poète Hégésippe Moreau") qu'un copain des Beaux Arts avait fabriquée et que nous avions placée à l'angle de deux rues devant" sa maison natale" ; nous avions lancé des invitations et après la cérémonie, faite de discours rappelant la vie et l'œuvre de l'intéressé, nous nous étions retrouvés tous à prendre un pot pour fêter la bonne farce que nous venions de faire ; heureusement qu'en France le sens de l'humour existe, la découverte de la supercherie n'eut de conséquence grave pour personne.
Il y avait enfin les campagnes électorales de Ferdinand Lop pour la Présidence de la République. Les réunions se tenaient dans les écoles de quartier ; il me souvient même avoir amené mon père avec moi à l'une d'elle. Le "maître" avait ses partisans les lopettes,et ses détracteurs : les antilopes ; les combats étaient acharnés et chaque réunion comportait une tentative d'enlèvement où d'assassinat du "maître", toujours sauvé par l'arrivée des force de l'ordre ; le programme du candidat était simple : des bidets dans tous les appartements pour lutter contre la natalité galopante de l'après guerre et la prolongation du Boulevard St Michel et de la rue Cujas des deux côtés jusqu'à la mer pour faciliter la circulation des étudiants en France. A l'issue du meeting le» maître" sacrifiait toujours à Marianne dont il embrassait les seins perché sur une échelle, les bustes étant en général placés assez haut dans les écoles et dans les mairies. Il ne nous restait plus qu'à faire la quête ; les spectateurs n'hésitaient pas à donner : c'était en fait une bonne séance de chansonnier et revenait nettement moins cher.
Ce n'était pas, me direz-vous, des activités qui me préparaient au mieux à concours et examens.

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Je venais encore d'échouer (et brillamment, comme je l'ai dit tantôt) au concours de la F.O.M. Les vacances s'annonçaient mal, d'autant que j'avais décidé de résilier le sursis dont j'étais bénéficiaire et de faire mon service militaire ; nous étions fin Juin 1949, lorsque je reçu un appel d'un camarade plus chanceux que moi : à dix copains de "Colo" ils avaient organisé un voyage au Maroc sous le patronage de 1'E.N.F.O.M et l'un d'eux s'était désisté, départ dans trois jours, réponse dans les douze heures ! J’hésitais, mais posais cependant la question à mes parents avec qui je devais partir pour un mois à Menton en Août. Le prix de ce voyage était on ne peut plus raisonnable et sous réserve que je n'irais pas dans le Midi mes parents acceptèrent de me payer ce séjour.
Le départ se fit de Marseille sur le "Ville d'Oran" ; nous avions des quatrièmes de pont : c'est à dire que nous étions obligés de louer une chaise longue que l'on s'arrangeait pour mettre à l'ombre(nous avons eu la chance d'avoir les deux traversées de la Méditerranée sans pluie et sans coup de vent)et que les repas se résumaient à des sandwichs et le petit déjeuner à un quart de café ; nous voyagions au milieu d'originaires d'Afrique du Nord : pieds noirs, arabes, juifs, espagnols qui retournaient au pays ; ils avaient tous un avantage sur moi, c'était d'avoir déjà fait au moins une traversée. Je quittais le sol national pour la première fois et le bateau, avec un voyage de vingt quatre heures, représentait une expérience plus impressionnante que la prise du bac La Palice-l'île de Ré.
Le navire quitta le port sans que l'on s'en rende compte, occupés que nous étions à nous installer pour la traversée. C'était donc mon premier voyage en mer et ce qui me surprit le plus fut l'immensité et le perpétuel renouveau de l'environnement. Le vers de Paul Valery : "La mer, la mer toujours recommencée" résonnait en moi mais mon attention se portait encore plus sur nos compagnons de voyage qui semblaient parfaitement à l'aise sur le bateau, comme si celui ci faisait partie de leur patrimoine personnel. Il y avait ceux que l'on écoutait avec envie parce que leur expérience était plus grande : un arabe avait attiré particulièrement mon attention par son accent et sa verve ; il avait tout vu et même voyagé sur l'Atlantique ; tout le monde de l'interroger : "C'y grand comment l'Atlantique ?" mon narrateur de faire un tour de trois cent soixante degré sur lui même, l'index pointé sur l'horizon, lentement, consciencieusement et de répondre emphatique : "Hy bien, l'Atlantique c'y grand exactement à peu près comme ça". Ce sont des instants que l'on n'oublie pas quand on a la chance d'y assister et qui ne s'inventent pas.
La partie du voyage la plus agréable fut la nuit ; il faisait frais et le navire s'avançait sur la voie argentée dessinée par le clair de lune sur la mer. On aurait dit qu'il allait continuer cette voie jusqu'à l'astre des nuits et y pénétrer comme dans un château féerique. Le matin arriva, d'abord ombré, bleuté légèrement rose, puis brutalement le soleil jaillit des flots, vibrant, déjà chaud et dominateur, déclenchant la vie à bord de ceux qui se précipitaient pour aller avaler un quart de café très fort, mais au goût douteux et d'autres qui avaient décidé de se ruer vers les lavabos pour faire leur toilette. Déjà une métamorphose était en cours parmi les passagers. A l'approche des côtes africaines les hommes et les femmes arabes abandonnaient la tenue européenne pour enfiler des djellabas de toutes les couleurs, un tchador qui laissait toujours percer des yeux magnifiques au regard secret et profond ; les femmes juives, elles, avaient maintenant des jupes longues, légères aux couleurs vives. Par dessus tout cela venant des lavabos et s'amplifiant, l'odeur de brillantine et de parfums lourds, musqués, ambrés, capiteux ne vous abandonnait que sous le souffle du vent de mer. Plus on approchait du but du voyage, plus la foule des passagers s'était portée vers l'avant et à un moment où je ne voyais qu'une ligne d'horizon les youyous des femmes retentirent soudain : ce qu'elles peuvent avoir la vue perçante ! Quelques instants plus tard la côte se dessinait parfaitement pour tous.
Oran la blanche domine la mer, et si je n'ai pas de souvenir particulier de la ville, c'est parce que nous n'y avions aucun point de chute et qu'entre le port et la gare il y avait une satanée trotte ; heureusement j'avais pour tout bagage un sac à dos, ce qui est assez facile à porter sous n'importe quelle latitude et par n'importe quelle chaleur ; je plaignais les copains qui avaient valise et autre objet encombrant. C'est à l'occasion de la recherche de la gare que nous avons tous compris la valeur du renseignement donné par les gens du pays et l'appréciation de la durée et des distances. "La gare, cy tout près m'sio, ty marches un po, t'y pas fatiguy, j'ty jore, par dieu cy tout près..." Moralité : un bon trois quart d'heure en montant et en plein soleil Heureusement, j'avais un casque colonial, léger, dont ma mère m'avait gratifié en plus de la trousse pharmaceutique de secours : tout du petit parfait explorateur.
Le train partait : direction le Maroc ; c' est tout d'abord à la frontière à Oujda que j'appris en passant aux services de police que le chef de gare portait le même nom que moi. Notre patronyme est assez peu commun pour que ce fait "important" soit signalé. Nous étions au Maroc, il fallait s'en persuader car rien, dans le train qui roulait, ne le laissait apparaître : seule la couleur de la terre et parfois la vision fugace d'un cavalier au triple galop sur sa monture indiquait que nous n'étions pas en Normandie.
L'arrivée à Fez eu lieu à la tombée de la nuit et un lycée nous ouvrit les portes de son internat : nous étions épuisés par le voyage et dès le lendemain nous nous sommes réunis pour décider, établir notre plan de vacances ; d'abord désignation d'un trésorier et d'un trésorier adjoint chargés de récupérer les fonds près de nous et de régler tous les frais de la journée repas, visite de mosquée, de musées, guides, cafés ; nous ne devenions responsables que de nos dépenses privées, la comptabilité était faite tous les soirs ; ensuite choix des programmes quotidiens, mais en cela nous étions aidés par le service des affaires indigènes(pour la partie Nord du Maroc) et par l'armée(la Légion pour les territoires du sud).
Notre voyage, outre le tourisme était axé sur l'art et la culture et également sur les prises de consciences politiques du Maroc. Deux ans auparavant il y avait eu des incidents qui s'étaient réglés sans trop de problèmes, "à la Lyautey", c'est à dire avec da la fermeté, de la compréhension et du panache. L'on nous rapporta qu’un certain nombre d'officiers Français n'avaient du d'avoir la vie sauve que par l'intervention préventive ou active de leur maîtresse marocaine. Outre les mosquées et les medersas (écoles et facultés coraniques) où l'on restait émerveillé devant les trésors d'art et de culture qui défilaient devant nous, les habitations elles même surprenaient ;car, entrant par une petite porte enchâssée dans un mur d'une dizaine de mètres de haut donnant sur une ruelle lépreuse, vous vous retrouviez dans une demeure digne d'un conte des milles et une nuit, au patio ombragé avec des jardins, des jets d'eau et une fraîcheur exquise tranchant avec le torride du dehors ; plafonds ciselés, merveilleusement travaillés, et dans ces oasis de paix de profonds divans recouverts de brocards d'or et d'argent : il est vrai que les invitations où nous nous rendions, toujours accompagnés d'un officier des Affaires Indigènes émanaient de chefs de quartier ou de personnages importants.
Pour montrer son degré d'européanisation, l'un deux avait demandé à sa fille dévoilée, pour la première fois devant des étrangers, de venir nous servir, elle n'osait s'approcher, telle une biche effarouchée, et nous regarder.
Lors d'une autre réception nous nous sommes retrouvés devant un thé à la menthe en compagnie d'étudiants de notre âge appartenant à l'Istiqlal (Mouvement indépendantiste marocain fondé en 1944). Certes les échanges furent vifs, mais toujours emprunt de courtoisie, chacun tentant de persuader l'autre de la justesse de ses opinions. Il est bien évident que sortant de telles réceptions la promenade dans les souks représentait tout autre chose : achat de cuirs" en vry peau de chamelle galvanisée, solide", de cuivre,...tout nous tentait, mais il fallait faire attention au budget, notre voyage ne faisait que commencer.
C'est à Fez que j'ai découvert la saveur du café glacé assez sucré que l'on sirotait lentement, après le dîner à la terrasse des cafés.
La prochaine étape fut Meknès : là, excepté mosquées et monuments notre programme fut du pur tourisme, visite des stations de ski d'Ifrane et d’Azrou en plein Moyen Atlas.
Les gens n'avaient pas la même allure, plus petits, râbles, le visage buriné par le soleil et ressemblant étrangement à nos paysans poitevins (j'en fis la remarque à l'époque, ne sachant pas encore que les invasions dites arabes du huitième siècle avaient surtout été le fait à soixante quinze pour cent de berbères marocains.
C'est à Azrou que j'ai mangé mes premières merguez ("çà c'est la saucisse de môton m'sio")
La France métropolitaine ne connaissait pas encore les plats d'Afrique du Nord et monsieur Saupiquet n'était pas encore allé y chercher ses recettes de cuisines.
De Meknès, nous sommes également partis passer une journée sur le site archéologique de la ville gallo-romaine de Volubilis, site aussi important mais moins connu que Pompéi en Italie. Les monts de l'atlas à l'horizon, le ciel bleu azur sur lequel se détachent les fûts des colonnes des temples, les mosaïques au sol, inaltérées par le temps : c'était la leçon d'histoire, le voyage dans le temps, l'oubli du présent.
Mais Meknès c'était aussi notre premier quartier réservé légèrement à l'extérieur de la ville ; l'entrée en était une immense porte flanquée de chaque côté, d'un poste de police et du service prophylactique de l'armée ; on nous avait prévenu, à voir mais sans consommation : les risques de maladies vénériennes, malgré les contrôles, n'étant pas négligeables. Notre arrivée ne passa pas inaperçue ; à peine avions nous fait une cinquantaine de mètres dans la première rue que nous avions déjà autour de nous une quinzaine de jolies filles qui essayaient de nous chiper... ce que nous tenions mal : un chapeau, un appareil de photos qui n'étaient rendus qu'après palabres, offre de "consommation", et demande de rançon. Certains d'entre nous étaient attirés, et il y avait de quoi, par ces jeunes femmes sveltes, saines qui, descendant de la montagne vers quinze, seize ans, venaient vendre leurs charmes pendant deux ou trois ans afin de se faire un petit pécule et de repartir au village pour se marier, avoir des enfants et devenir des femmes respectables. Il ne fallait surtout pas repartir en donnant l'impression que l'on était venu les voir comme on va dans une ménagerie ; aussi bien cédant aux instances d'une matrone, patronne d'un des bordels, nous avons acceptés de prendre une consommation, (thé à la menthe), d'en offrir une à une "amie" et croyez moi dix "amies" furent vite trouvées, et pour pouvoir récupérer l'appareil photo, qui avait disparu, d'assister contre rétribution supplémentaire à "la danse poil". Deux des filles eurent vite fait de se dénuder pendant que leurs copines tapaient dans leurs mains, la lumière s'éteignit brusquement et deux flammes jaillirent : les deux danseuses s'étaient enfoncé chacune un journal tire-bouchonné en torche dans le vagin et l'avaient allumé, se contorsionnant jusqu'à ce que la flamme soit assez près pour les brûler et qu'une légère odeur de poils roussis remplisse la pièce.
Malgré leurs câlineries et leurs baisers nous pûmes partir trois heures plus tard avec tous nos objets : aucun garçon ne manquait à l'appel.
Une chose m'avait frappé dès notre séjour à Fès et j'en eu confirmation pendant la suite de notre voyage : la place des enfants dans la famille, ils y sont rois. Les pères sont en admiration devant leurs garçons qui font l'objet de toute leur sollicitude et il n'est pas rare de voir dans la rue le petit habillé comme son père : même djellaba, mêmes babouches, même Fès et même port, même dignité dans la démarche ; l'enfant apprend à chaque seconde le comportement d'un adulte.
Après trois jours passés dans cette région, nous reprenions le train, qui en une longue journée, après avoir passé Rabat et Casablanca nous amena a Marrakech, la capitale du sud. Le dépaysement était total.
Marrakech, la rouge aux portes de la montagne, aux portes du désert, aux portes de l'Afrique noire ; Marrakech la mystérieuse, avec ses nuits parfumées par les effluves de la palmeraie proche, avec sa Koutoubia qui se dresse rouge sur le ciel d'azur et la Djema El F'na sa grand place où se côtoient barbiers, charmeurs de serpents, conteurs et magiciens.
L'Hôtel de France existe t il encore où je suis allé avec les camarades prendre l'apéritif à la tombée de la nuit pour assister, de sa terrasse au spectacle de foire permanent qui se déroule sur la Djema jusqu'au moment où la nuit étant venue tout se transforme en ombres éclairées et modelées par le jeu des mangeurs et cracheurs de feu. Les souks y sont différents de ceux de Fès, plus sombres, à la population plus grouillante et plus foncée dans la couleur des vêtements.
Marrakech, ce n'est plus le roi du Maroc, c'est le Glaoui (sur lequel la France voulait s'appuyer pour contrebalancer l'influence du sultan) ; c'est une population où le sang noir des harratines coule, c'est une ville qui chante et où l'on entend les premiers balafons aux chants mélodieux et ce sont aussi les belles femmes de l'Atlas aux yeux hardis et les jolies juives au sourire éclatant.
Une gamine d'environ dix ans ne nous a pas quitté pendant trois jours, disparaissant dans la foule, réapparaissant dans un éclat de rire et n'acceptant pas de se faire photographier. Elle s'était même accrochée à une des calèches que nous avions prises pour visiter la palmeraie.
C’était devenu notre mascotte, mais le jour de notre départ elle ne réapparut pas, comme si elle avait senti que ce n'était pas la peine ; qu'avait elle gagné à nous suivre ainsi ? Quelques menues monnaies peut être et peut être aussi des souvenirs dans sa tête de petite fille.
Mais à côté de cette pureté, de cette espièglerie, nous avons fait ici aussi l'expérience du quartier réservé. Qu'elle différence avec celui de Meknès ; on nous avait prévenu : quartier sordide où se retrouvaient les chameliers, femmes sous l'emprise de l'alcool / épaves de femmes, de vieilles femmes travaillant à l'abatage ; file d'attente de gens déguenillés devant les bordels, pas un sourire et... notre présence visiblement importune. Nous avons vite compris qu'il était sage de ne pas s'attarder, d'autant que le lendemain matin nous devions nous lever de bonne heure pour prendre le car qui devait nous amener à Taroudant le poste de la Légion de l'autre côté de l'Atlas, après une halte d'une journée à Asni, franchi le col du Tizi N'Test et traversé le massif du Toubkal.
Le voyage en car était à lui seul une aventure pour qui n'avait jamais dépassé les frontière de son pays (à l'époque et peut être encore aujourd'hui) A part nos dix places réservées derrière le chauffeur, le bus fut pris d'assaut par la foule la plus bigarrée d'hommes dirigeants avec superbe : femmes, enfants, colis, volailles et moutons : le tout s'entassant à cinq pour trois et les derniers sur le toit du véhicule ; l'ultime passager l'ayant rattrapé à la course, après son départ signalé autant par les coups de klaxon que par le bruit causé par l'entrechoc des marmites et les bêlements des moutons et des chèvres entravés. Le plus étonnant est que cela roule et bien... tant que la route n'est pas défoncée. Après une bonne vingtaine de kilomètres tout le monde ayant fini par trouver pour son corps la position idoine correspondant à l'emplacement qui lui est laissé, tout se calme ; mais le chemin s'élève, on prend de l'altitude, peu à peu, mais assez vite et il faut remonter les vitres car il commence à faire froid, d'où manque d'air : les petits enfants commencent à être malades ; l'odeur s'en mêle ;la route est de plus raide, les lacets de plus en plus courts.
Les passagers qui sont sur le toit sont à leur tour malades, vomissant à qui mieux mieux ; avec le vent ça rentre dans l'autocar et juste derrière moi un brave homme qui a eu la mauvaise idée de mettre sa tête dehors pour invectiver ceux du dessus reçut en plein visage ce que vous imaginez. Du délire ; nous nous retenions pour ne pas rire mais aussi pour ne pas succomber nous aussi à la vague de nausée qui nous submergeait. L'arrivée à Asni fut salvatrice tant pour le repos de nos cœurs que pour la découverte du site que l'on pouvait y faire.1.800 mètres d'altitude un gros bourg en plein pays berbère entouré de champs cultivés semi pente, semi terrasse.
Nous avons logé à l'Auberge de jeunesse, très propre, tenue par un père et une mère aubergiste berbère "djemel l'gadou" (donne une cigarette) qui s'enquérirent du repas du soir : "un bon couscous vous ferait il plaisir ?" "Bien sur que oui" ; "çà tombe bien la femme vient de rouler cinq kilos de semoule : juste ce qu'il faut". Je fis rapidement le calcul ça fait cinq cent grammes de semoule par personne : effectivement le couscous fut pantagruélique et bon, la mère aubergiste avait mis la sauce piquante à la harissa à part pour ne pas brûler nos délicats palais.
Je reviens à mon impression première sur les berbères, on croirait vraiment des gens du Poitou ou du Massif Central ; les femmes sont sveltes et elles suivent avec une égale habileté les chèvres et les moutons qu'elles mènent paître en montagne ; elles portent des jupes de couleurs à fleurs et leur corsage est en général blanc. Lorsqu'elles répondent c'est avec un regard droit possédant un rien d'effronté et de malice. En vieillissant les traits s'accusent les nez se busquent un peu plus, les visages se burinent et les pattes d'oies s'impriment un peu plus à l'angle des yeux pendant que le halé de la peau devient un brunissage beaucoup plus intense. J'ai, depuis, trouvé une autre ressemblance pour ces peuples de la montagne : celle avec les Indiens d'Amérique du Nord.
Pendant les quelques heures de promenades que nous avons faites à pied autour du village, nous avions l'impression d'être chez nous dans un havre de paix à respirer un air sec, pur, et d'une finesse extrême. Que cette connotation n'apparaisse pas péjorative ; même les ânes ne dépaysent pas, plus grands que ceux de la plaine et rappelant un peu ceux de chez nous. Ce sont des endroits où le temps n'existe plus et où l'on voudrait rester. Il y a l'accueil, il y a aussi l'humour.
Charade berbère : "mon promier c'y l'cri qu'ty fait pour faire avancy l'âne ; mon sycond cy l'ptit du chat ; mon troisième cy quant ty pas conten ; mon tout y en a l'Ulm ès (boisson gazeuse que tout voyageur connait dès son entrée au Maroc) ;qu'est ce y en a ?"
"mon promier :ty dit Zou ; mon sycond c'est Minet ; mon troisième cy Râle : mon tout cy : "Zou Minet Râle". Excusez moi, je n'ai pas pu résister à vous la raconter.
Les meilleures choses ont une fin, le car repartit le lendemain matin avec son même chargement et le même temps pour s'installer et prendre ses habitudes ; la descente se fit rapide et ne coûta pas beaucoup d'essence au chauffeur qui coupa l'allumage le plus souvent possible ; roues libres... ça passe ! je soupçonnai un copain de réciter ses prières : il y avait de quoi ! soudain il fit plus chaud, vraiment beaucoup plus chaud, le moteur du car tournait, la route était par endroit recouverte de sable, nous étions à la limite du désert : nous arrivions à Taroudant où nous étions accueillis par la Légion avec chaleur, mais nous étions très fatigués et avons eu juste le courage d'aller voir le coucher de soleil sur le désert du haut des remparts du poste. La nuit ne fut pas bonne, la chaleur accablante et un copain René fut malade : une crise d'otite : quelques gouttes d'huile chaude remédierons à cela jusqu'à Agadir que nous avons rejoint, toujours par car, dès le lendemain.
Le voyage fut morne comme la couleur sable de la route, sans intérêt, sans relief jusqu'à ce que des sables jaillissent comme un mirage le bleu de l'océan Atlantique. Montée à la Légion en haut de la citadelle d'ou l'on domine toute la baie d'Agadir(je devrais dire : d'où l'on dominait, car depuis il y a eu le terrible tremblement de terre avec la raz de marée de 1960 qui a modifié entièrement le paysage et notamment fait disparaître ce point de vue ; c'est pourquoi on comprend mieux la raison pour laquelle la présence de la canonnière "la Panther" dans la rade fut considérée comme un défi par la France en 1911 : ce vaisseau était trop visible.
La Légion sait que nous sommes ici pour deux jours et a décidé de nous faire un accueil à tout casser. D'abord le repas d'arrivée qui n'en finissait pas, alliant la bonne chair au choix des vins qui était parfait.
Vers minuit les jeunes officiers décidèrent de nous emmener dans les "boîtes" de la ville ; deux jeeps suffirent à nous emmener, mais je ne sais comment nous sommes arrivés à rentrer dans une seule pour remonter à la citadelle ; la seule chose dont je me souvienne c'est d'avoir fait une valse avec un légionnaire allemand et avoir eu la chance, au dix septième cognac de vomir : ce qui m'a empêché d'être ivre.
Ce fut la première et la seule "cuite" que j'ai jamais prise de ma vie. Réveillé de bonne heure je descendais à pied jusqu'à la plage et après avoir déjeuné d'un croissant et d'un grand verre de jus de fruit, j'ai nagé dans l'océan. Deux heures plus tard mes camarades, qui avaient eu la même idée que moi, venaient me rejoindre ; à midi nous étions tous en pleine forme et prêts pour repartir, toujours en car jusqu'à Mogador (devenue Essaouira) vieux port de pêche fortifié sur l'Atlantique dont l'interêt n'existe qu'à raison de ses murailles très bien conservées. Nous y sommes restés la nuit pour repartir en direction de Marrakéch le lendemain matin. C'est une route toute droite d'ouest en est qui longe l'oued Tenasift sans grand intérêt touristique qui nous a ramené toujours et pour la dernière fois en car jusqu'à la capitale du sud. Nous avons recherché en vain notre gamine espiègle ; sans doute avait elle trouvé un autre groupe de touristes auquel s'attacher. Nous avons passé notre dernière soirée sur la terrasse de l'Hôtel de France pour nous imprégner de ce spectacle qu'est l'activité de la Djema El F'na à la tombée du jour et pour goûter la beauté de la nuit et sa langueur bercée d'une douce moiteur.
C'est avec joie que nous avons retrouvé le train qui nous a emmené jusqu'à Casablanca le plus grand des ports et la plus grande zone industrielle du Maroc, à l'époque en plein boum économique : nouvelles constructions à l'américaine jouxtant des trésors d'art mauresque, cheminées d'usines ; grosses voitures américaines et visites guidées par des spécialistes de la chambre de commerce nous ont laissé l'impression d'une ville et d'un pays en pleine expansion. Pour sacrifier à la tradition nous sommes allés faire un tour dans les souks et au quartier réservé sans que ces deux endroits aient laissé des souvenirs particuliers
À nouveau le train qui va nous laisser à Rabat la capitale administrative : I'E.N.F.O.M. a bien préparé notre arrivée où immédiatement nous sommes avisés qu'une réception serait donnée en notre honneur par le Résident Général ; un problème se posait : nous avions juste vingt quatre heures pour avoir une tenue impeccable et trouver dans le lot de nos bagages, complet, chemise et cravate propres et repassées : pantalons entre les matelas, quelques pourboires et quelques achats suffirent pour que le lendemain les dix garçons soient en mesure de représenter la France avec dignité sinon avec brillant. La tâche nous fut rendue aisée par la présence des deux filles du Résident qui avaient nos âges et qui avec beaucoup de simplicité surent nous mettre à l'aise : excellente soirée.
Le lendemain nous sommes allés visiter la ville sœur de Rabat, Salé à l'embouchure du Bou Regreg, intéressante par ses vieilles fortifications du XIII éme siècle et le redéploiement de son artisanat, plus particulièrement la fabrication sous le contrôle du gouvernement des tapis de haute laine dans le style traditionnel. C'est à Rabat que nous avons eu la possibilité de prendre des contacts avec les diverses administrations et de constater comment celle de la France avait su s'insérer et consolider l'administration chérifienne.
Depuis notre arrivée au Maroc j'étais sans nouvelle de mes parents et un paquet de lettres m'attendait à Rabat ; c'est là que j'appris avec joie que mes parents me demandaient en arrivant à Marseille de ne pas remonter sur Paris mais d'aller les retrouver à Menton.
Un tout petit mot d'explication : mes parents n'oubliaient pas que malgré mon échec au concours de l'E.N.F.O.M. j'avais quand même été reçu à ma première année de Licence en Droit (c'est ainsi que l'on disait à l'époque) et papa tenait en plus à marquer ainsi sa gratitude pour l'aide que je lui avais apportée en faisant pour lui des recherches à raison d'un ouvrage professionnel qu'il avait écrit sur le chèque et qui fut pendant une bonne trentaine d'années dans toutes les Trésoreries Générales de France.
Les cinq jours qui nous restaient à voyager au Maroc passèrent très vite : Une journée encore à Rabat où curieusement j'ai retrouvé un ami au sommet de la tour 1-Hassan sans que rien puisse le laisser prévoir ; se retrouver dans un espace de cent mètres carrés tient de l'insolite : la terre est vraiment petite. Une journée à Meknès ; deux autres à Fès, l'une passée en haute montagne à la station d'hiver de Immouser puis le train et encore le train, arrivée tard le soir à Oran pour un embarquement le lendemain matin.
Les passagers n'étaient pas tout à fait les mêmes qu'à l'aller ; certes, ceux qui rentraient, après les vacances, mais aussi un bon quota d'immigrants. Dans la classe où nous voyagions c'était des gens qui n'avaient plus rien, ou bien parce qu'ils n'avaient jamais rien eu ou bien parce qu'ils avaient tout perdu et selon les vêtements, les comportements les regards on pouvait facilement les classer dans une catégorie ou dans une autre.
Je m'étais attaché à étudier un groupe (l'homme, la femme et deux nièces qui partaient rejoindre de la famille dans la région Parisienne) : les Hernandez. Non, je n'invente pas, ces gens là se racontaient à qui voulait les écouter et prendre part à leur désarroi. Les deux filles étaient jolies et j'ai regretté que le voyage soit si court.
Notre Dame de la Garde est apparue dans le ciel... au revoir la terre africaine.
Le train brinquebalant m'emmenait vers Menton, je n'en revenais pas.

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Pour les quelques jours que je devais passer avec eux mes parents avaient préparé un petit programme : voyage en Italie (pas très loin : à San Remo), mais intéressant tout de même, la ville, la faconde italienne et le restaurant avec ses plats et ses petits vins de pays ; mon frère qui avec ses neuf ans énervait un peu tout le monde Je les revois, mes parents, avec leurs deux fils, heureux comme on peut l'être quand on croit sentir l'âge s'avancer et que l’on vient de passer un moment agréable.
Deux trois autres souvenirs viennent affleurer, en ce qui concerne ce séjour le marché aux vêtements de Vintimille : nous étions partis à pied de bonne heure et étions restés toute la journée. J'avais découvert à la frontière une boulangerie qui faisait des petites brioches délicieuses et certains matins j'y suis retourné de très bonne heure pour ramener cela pour le petit déjeuner de mes parents. Il y eut aussi la découverte que je fis au bord de mer et près de la frontière juste au dessous des grottes de Grimaldi de pointes de flèches et de haches en pierre éclatée (vérification et affirmation faite par mon ancien prof de sciences). Sans oublier ma traversée de la baie de Menton à la nage ; cinq kilomètres en mer : j'ai fait ma dernière brasse épuisé et papa qui avait suivi ma progression est venu me tirer sur le sable pour que je récupère.
Lors de ce court séjour à l'hôtel, je fus amené à faire une constatation importante en regardant mon petit frère s'amuser avec les enfants qui étaient en villégiature. Ils étaient une dizaine de toutes nationalités : anglais, allemands, italiens, yougoslaves, ne parlaient chacun que leur propre langue, avaient à peu près le même age et jouaient au ballon ; tous se comprenaient : les passes, les appels de l'un à l'autre, comme s'ils étaient polyglottes. Je me suis émerveillé devant cela : ai-je assisté à un instant de grâce dans l'infini de l'espace temps ? j'ai cru un moment que les enfants avaient la faculté de s'aimer à travers les barrières et les interdits des adultes ; mais non, il y a eu depuis mon histoire trop d'enfants tués, blessés par d'autres enfants au nom des mêmes normes que celles invoquées par les adultes. Je suis heureux d'avoir pu assister à un instant de bonheur collectif

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Le temps des vacances approchait à sa fin, je savais que je devais effectuer mon service militaire à l'issue de quoi, selon les croyances de l'époque, je serai devenu un homme conscient, majeur, vacciné et responsable. La majorité à dix huit ans n'était pas encore envisagée, mais déjà un souffle nous agitait qui faisait que rester sous la férule des parents devenait de plus en plus difficile à vivre, quelque soit d'ailleurs leur degré de compréhension : pour moi, demander de l'argent de poche était un véritable calvaire ; aussi je me débrouillais pour me faire quelques sous en faisant des traductions de langue allemande ; mais de telles aubaines n'étaient pas régulières ; aussi à défaut de diplôme de fin d'étude et de travail, l'arrivée du service militaire fut il pour moi un soulagement.... et pourtant j'étais anti militariste ce qui n'était pas de bon ton à l'époque, la France étant redevenue cocardière après la fin de la guerre et le début de la décolonisation en Indochine
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C'était l'époque où je commençais à m'intéresser à la politique, ayant été bien formé pour cela par mon professeur de philosophie René Maublanc qui était à l'époque un des théoriciens du parti communiste et dont les journaux littéraires disaient qu'il aurait été capable de faire entendre la philosophie à un poinçonneur de tickets de Métro.
À la Paierie Générale de la Seine, Papa qui était chef du service des comptes courants des particuliers était également le gestionnaire des comptes "Fonds secrets" de la Présidence de la République et de la Présidence du Conseil(l'on dirait aujourd’hui Premier Ministre).
Sous la quatrième République, les gouvernements ne duraient pas longtemps et, rappelons le Président de la République avait plutôt un rôle de représentation que de Gouvernement.
Parfois, Papa arrivait à la maison en proclamant : "D'ici deux à trois jours il va y avoir un changement de Gouvernement" et à chaque fois sa prédiction se réalisait.
Intrigué, le lui ai demandé comment il pouvait être aussi bien renseigné et sous le sceau du secret que je n'ai jamais trahi il m'expliqua :
Les fonds secrets étaient virés sur les deux comptes dont j'ai parlé tous les semestres et si celui de la Présidence de République fonctionnait dans une ligne budgétaire régulière, celui de la Présidence du Conseil se vidait discrètement avant les changements de gouvernement, ce qui contraignait le remplaçant à attendre l'échéance normale pour disposer de fonds.
Maintenant la vie publique fait l'objet de critique, chacun suspecte l'autre de s'enrichir, alors que je suis certain qu'il ne s'agit que de jalousie pure et simple, de ceux qui regrettent de ne pouvoir faire ce que les autres ont fait.
Il y a de cela plus de quarante cinq ans et je crois pouvoir affirmer que les mœurs politiques étaient aussi saines que ceux que l'on veut imposer à coup de lois qui n'apporteront rien.
J'ai appris que la démocratie était fondée sur la Vertu elle suffisait à maintenir un régime ; à partir du moment où l'on impose, même par des lois votées par une majorité mais sous le coup d'une émotion, d'ailleurs légitime) on se dirige vers la porte d’un régime totalitaire que l'on entrebâille et certains l'ont compris.

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Il me reste à évoquer la visite que l'ai faite avec Papa au Palais de l'Elysée, pilotés par le directeur de Cabinet J'ai compris combien l'Histoire se veut hypocrite, quand passant dans une pièces et à voix basse, comme s'il avait peur d'être entendu notre guide nous dit : "C'est là que Le Président (vous chercherez lequel) a fait sa crise cardiaque et là, c'est la porte par laquelle son amie s'est enfuie" ; rappelant par ailleurs la phrase historique : "Monsieur le Président a t il encore sa connaissance ?" — "Non elle a pu partir discrètement".
Je reçus mon ordre d'incorporation fin septembre pour être appelé le 10 octobre mil neuf cent quarante neuf au 1er régiment du Train à la caserne Dupleix à Paris. A peine étions nous arrivés depuis une heure, que nous étions rassemblés dans les anciennes écuries du quartier, pour écouter les propos de bienvenue d'un capitaine (oui, je connaissais les grades) simples mais directs dans le genre "La discipline fait la force des armées, vous êtes tous des jeunes cons, je vous dresserai...." ; nous prenions vers dix heures du matin des camions qui nous emmenèrent tout droit au camp de Montlhéry : base du Train (à l'américaine avec d'immenses tentes comprenant les divers services : de la santé à l'habillement) Il s'était mis à pleuvoir des cordes et dans le site boisé du camp qui était rapidement devenu un immense bourbier, il commençait à faire froid. Visite médicale rien de spécial, j'ai déjà été reconnu apte. Au bureau des effectifs on me demande si j'ai mon certificat d'études : que nenni "mais j'ai ma première année de licence en droit".
-" De quoi ? vous foutez pas du monde ! avez vous votre bac".
-" Oui et ma première an...
-" Assez : Instruit... Vous allez faire le peloton des élèves officiers de réserve (E.O..R.)"
- "Ben, mon adjudant, j'adore l'armée (hypocrite ) mais j'ai loupé un examen et je préfère rester deuxième classe pour pouvoir travailler".
- "C'est pas idiot vot' truc : je vous classe secrétaire d'état major, c'est ainsi que vous vous présenterez ; vous n'êtes plus le conducteur lambda mais le secrétaire lambda ; compris ?"
Cela avait été dit avec tant d'amabilité que complètement paumé j'ai répondu ; "Oui Monsieur" j'ai cru qu'il allait en mourir, je l'ai vu passer du rouge au violet ; mais comme je n'avais pas encore reçu mon paquetage et que j'étais encore en civil j'ai eu droit à "Foutez-moi le camp".
Puis il y eu la distribution du paquetage là, un appelé comme moi m'a prévenu.
- "Compte bien tout, parce que le garde mite il s'en fout plein les poches : c'est mon frère qui me l'a dit."
Malgré cet avertissement judicieux, je me suis retrouvé avec le blouson de la tenue de sortie qui avait une manche d'une couleur différente ; Récriminations
- "Ta gueule, t'avais qu'a regarder de plus près."
J'étais sérieusement embêté, je ne pourrais jamais sortir habillé comme cela. Heureusement il fait sombre sous ces tentes, aussi bien, avisant un gus qui avait l'air serré dans son blouson je lui ai proposé le mien, en cachant la manche bien sûr et, l'opération terminée, je me suis éclipsé (heureusement je ne l'ai jamais revu). Ces formalités effectuées, vêtu "à la Française" j'étais devenu soldat et reprenais un camion direction du quartier Dupleix : Un dortoir de trois cent places avec des châlits à trois étages (il vaut mieux être sur celui du dessus pour éviter les odeurs et les incontinences). Au bout de trois jours, personne ne s'était occupé de nous, nous avions seulement mangé et dormi. On nous remit en rang pour nous dire que nous allions changer de quartier, «comme la lune" (elle est bien bonne) ; et ce fut à nouveau les camions pour une destination de proximité : la caserne Mortier sur le Bd Mortier à Paris ; là où était garé une bonne partie des véhicules du régiment. Le luxe.... Chambrée claire spacieuse : vingt quatre lits, matelas mousse propres avec un poêle au milieu de la pièce. Je me suis retrouvé avec trois titis parisiens et vingt bas bretons qui n'avaient jamais quitté leur village natal. De braves garçons, pas fûtes, mais solides, à l'amitié sans faille et pleins de délicatesse dans leur simplicité ; l'un d'eux est devenu un ami sincère je l'ai suivi pendant quelques temps et puis... le temps a passé et je ne sais ce qu'il est devenu.
Mon service militaire se déroula en deux épisodes principaux. Les trois premiers mois, dits les classes, se passèrent à la caserne Mortier où l'on commença à nous faire les trois piqures réglementaires qui vous rendent malade pendant trois semaines. Puis à la suite d'un petit service que j'avais rendu au capitaine (traduction de documents en langue allemande) je fus affecté au bureau "de la semaine" : c'est à dire les affaires courantes de la compagnie ; mon travail consistait, en outre, vers dix heures le matin, muni d'une permission que je me délivrais, à aller chercher les croissants des officiers et en rentrant, de passer par les cuisines pour prendre un bidon de café spécial (nous étions en novembre et cela ne faisait pas de mal) : je partageais les agapes de ces messieurs pendant que les copains faisaient la manœuvre dans la cour. Cela ne me dispensait pas des marches à pied, fusil sur l'épaule et au pas cadencé(en langage militaire on ne dit pas ; un, deux mais ; an, te). Comme j'étais le plus petit de la compagnie j'étais le dernier sur les rangs ; mais j'avais la plus belle voix (comme le corbeau) et au commandement "donnez le ton" j'entonnais suivi des autres une marche guerrière du genre : "Les gars de Leclerc, toujours en avant.." J'ai eu le plaisir de monter la garde comme chef de poste la nuit du premier janvier et ce n'était pas drôle de voir les fêtards circuler alors que nous nous gelions par moins quinze à surveiller les véhicules et les citernes d’essence (fusils chargés).
Par contre je pouvais sortir tous les soirs en "quartier libre", ce dont je profitais pour aller dîner à la maison où aller retrouver ma petite amie (j'en reparlerai).
Je fus ensuite affecté au Ministère de la Guerre (appellation de l'époque à la Direction du Personnel Militaire de l'Armée de Terre D.P.M.A.T) service du courrier ; j'ai battu un record à cette direction ; au bout de dix mois, tous les autre étant gradés., j’étais resté le seul deuxième classe.
Mon travail consistait à enregistrer le courrier à l'arrivée et au départ et à le distribuer dans les divers bureaux de la direction, cela sous les ordres d'un capitaine de deux adjudants avec trois secrétaires (AFAT) et trois autres soldats. Cette affectation me dispensait de casernement et j'étais chez moi tous les soirs. Le seul ennui, c'est que, effectuant son service militaire il nous fallait obligatoirement être habillé en militaire ce qui impliquait certaines contraintes : saluer les supérieur et il y en a qui y tenait, vous renvoyant à six pas pour refaire un salut en plein boulevard et en général sous la réprobation exprimée des passants : "Si ce n’est pas malheureux c'est avec ça qu'on perdu la guerre pauv'type."
Cette période s'est, en fin de compte bien déroulée. Une anecdote : le capitaine m'a fait venir un samedi après midi en "mission" ; je me demandais ce que j'allais faire. A mon arrivée à quatorze heures, il m'expédia sur le trottoir du Bd St Germain devant le Ministère pour attendre le Général et l'informer que l'ascendeur étant en panne, son chauffeur devrait le déposer de l'autre côté, rue St Dominique ; le général n'arriva qu'a cinq heures du soir, reçu le message, me remercia, s'enquit de savoir depuis combien de temps je l'attendais et me demanda "quel était le con qui m'avait envoyé là."
J'eus également l'immense chance d'avoir participé au défilé du quatorze juillet 1950 sur les Champs Elysées à Paris en camion heureusement.
Ce fut une journée mémorable, sans compter la préparation. Pour faire défiler des troupes motorisées, il faut que tout ce qui se voit en jette ; étant donné que les ridelles des camions nous cachaient le bas du corps, tout le reste devait ou bien être en blanc (ceinture, bretelle du fusil) ou bien être astiqué (les boutons du blouson). J'avais réintégré le quartier Dupleix la veille au soir et avait dans la fièvre, fait ce qu'il fallait. Réveil quatre heures du matin Embarquement dans les camions cinq heures....Arrivée dans le bas de l'avenue de la Grande Armée six heures du matin. Nous étions arrêtés, fort heureusement, sur le bord du trottoir de droite, les autres camions répartis quatre par quatre dans la largeur de l'avenue Or nous n'avions eu pour tout petit déjeuner qu'une barre de chocolat : ce qui ne pèse pas lourd. Oh ! Chance nous étions garés devant une boulangerie ; le défilé devant commencer à dix heures nous avions tout le temps d'aller nous approvisionner, mais interdiction de descendre des camions ; la faim et l'odeur des pains chauds commençaient à nous tenailler. Soudain je vis sous les galons d'un aspirant un copain du Lycée Henri IV à bord d'une Jeep venir se placer devant nous, je le hèle ; les copains : "T'es pas fou un lieutenant, tu veux nous en faire mettre". "Z'inquietez pas les gars on va bouffer" (rien de tel en certaines circonstances que de s'adapter au langage) mon copain me reconnait et je lui demande s'il peut lui, aller chercher des croissants ; mais oui : la commande fut passée, nos estomacs satisfaits, l'aspirant repartit derechef avec sa Jeep.. Je ne l'ai jamais revu. Si un jour le hasard veut qu'il lise ces liges. Merci.
Et nous avons défilé lentement : ce que c'est long ; quand je pense aux pauvres bougres qui défilent à pied. Notre chauffeur et notre camion se comportèrent honorablement alors que le camion d'à côté est resté en carafe à cent mètres des tribunes officielles : le drame. Arrivé dans le bas de la place de la Concorde, au lieu de tourner à droite pour regagner Dupleix le chauffeur se trompa et nous embarqua au camp de Montlhéry malgré nos cris et nos explications : "M'en fous j'ai des ordres". Arrivé à Montlhéry il s'aperçut qu'il y avait eu une erreur et nous sommes repartis sur Dupleix pour y arriver à dix sept heures (sans avoir rien mangé depuis les croissants et la soupe n'était qu'à dix huit heures trente. Je suis rentré à la maison très vite.
J'ai profité de ce temps de l'armée pour retourner dans les Charentes revoir mes grands parents paternels et mes cousins et cela à l'occasion des fêtes de Noël où j'avais eu droit à huit jours de permission.
J'ai d'abord retrouvé mon village natal et mon arrière grand mère avec qui j'avais fait le tour de La Rochelle quand j'étais petit, elle allait allègrement sur ses quatre vingt treize ans et avait commencé à perdre la tête depuis quelques années Au cours du premier repas, après m'avoir bien dévisagé elle me dit : "Vous êtes bien le fils de René, je vous reconnais, ils m'avaient caché que vous étiez là" ; Ils : c'étaient mes grands parents... Et depuis cet instant jusqu'à son décès elle avait recouvré la raison. Pendant deux jours elle ne m'a pas quitté et elle était toute fière de se promener avec moi en militaire dans la grande rue du village, toute menue dans sa grande robe noire.
Je quittais La Rochelle le vingt quatre décembre vers quatorze heures par le car, qui s'arrête partout et me retrouvais à Siecq vers vingt et une heure. J'avais trois kilomètres à faire pour regagner le village ; il faisait sec, pas trop froid, je mis la valise sur l'épaule et vers dix heures moins le quart je pénétrais dans la boutique, toujours ouverte très tard que tenait ma tante ; mon cousin venu pour servir ne me reconnut pas : "Que voulez vous, militaire".
Dans la minute qui suivit il me reconnut bien sûr et j'entrais dans la cuisine proche de la boutique où se trouvaient mon grand oncle et ma grand tante, heureux et surpris de me voir et me reprochant cependant de ne pas avoir prévenu.
Qu'importe j'étais là, dans la maison natale de ma mère pour la nuit de Noël ; je m'enquis tout de suite de mes cousins, car ma valise était en réalité la hotte du père Noël : avec des jouets pour les plus petits et de cadeaux pour les plus grands. Ils étaient déjà couchés me dit mon cousin qui fut d'accord pour que nous descendions chez lui à l'autre bout du village mettre tout ce que j'avais apporté devant la cheminée et pour ensuite réveiller tout le monde. Une brassée de sarments de vigne eut vite fait de réchauffer la pièce et j'allais tirer tout le monde hors du lit que de joie, que de bonheur pour des bricoles. Cela fait maintenant plus de quarante ans mais quand j'ai revu mes cousins l'année dernière alors que je ne les avais pas retrouvé depuis cinq ans, nous avons brassé nos souvenir et cette nuit de Noël était restée gravée dans leur cœur à tout jamais ; l'un se souvenait de son petit avion l'autre de sa poupée, mais surtout c'était ma présence au milieu d'eux : "cousin "Jacquot" (c'est comme cela que l'on m'appelle dans la famille même à soixante quatre ans et cela ne me choque pas même si mon épouse et mes enfants sourient) tu étais avec nous."

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Mon service militaire s'effectua donc sans histoire, surtout à partir du jour où j'avais été affecté au Ministère de la Guerre ; mais pour moi cette année là représenta tout autre chose. Une semaine avant d'être appelé j'avais fait la connaissance chez un de mes anciens professeurs de latin d'une jeune étudiante britannique venue parfaire ses études à la Sorbonne et à l'Institut de Phonétique, de mère Galoise et père écossais avec pour nom de famille celui d'un clan célèbre tant par son lord que par l'acteur de cinéma du même nom : elle se prénommait Rosemary.
Dès que nous nous sommes rencontrés, il y eu le déclic et comme le dit si bien Pascal" Invitus, invitam amavit" ce fut le grand amour, les lettres que je recevais tous les jours à la caserne, au début, lettres longues que je lisais en cachette des copains de chambrées, que je renfermais à clé dans ma valise comme un trésor précieux, puis les premiers rendez vous, les projets avec toutefois un mur : celui des cultures réciproques et de la langue par dessus lequel notre amour passait, balayant tout. Heureux aujourd'hui, malheureux demain mais qu'importe.
Elle habitait chez une vieille fille au cinquième étage d'un immeuble rue du Sommerard en plein quartier latin. À vingt ans les étages ne comptaient pas... Nous avons vécu une année folle de promenades, de sorties ; nous nous retrouvions tous les jours à partir du mois de janvier et de ma présence au Ministère : ou bien j'allais la chercher à la faculté ou dans une bibliothèque, ou chez elle (Sa logeuse me connaissait) parfois c'est elle qui venait m'attendre à la sortie du bureau ; tout cela, j'y pense maintenant, sans téléphone. Jamais ni l'un ni 'autre n'avons manqué un rendez vous. Notre vie était un immense éclat de rire et nous étions heureux. Au bout de quatre mois j'ai présenté Rosemary à mes parents : elle leur a tout de suite plu par sa délicatesse et sa réserve. Elle était retournée chez elle au Pays de Galles pour les fêtes de Pâques et quand elle revint au bout de huit jours elle m'apprit qu'elle était fiancée dans son pays et qu'il faudrait ne plus nous voir... Mais notre amour était trop fort, deux jours après nous pleurions et rions dans les bras l'un de l'autre impossible à séparer. Le dimanche c'était les balades en forêt, St Germain en L'haye, ou le Bois de Boulogne pour y faire du canot, ou encore les guinguettes à Robinson ou sur les bords de Marne. Quand j'avais quelques sous ou qu'elle venait de recevoir un mandat nous avions notre petit restaurant près de chez elle, sur les quais. Le plus souvent nous étions seuls, voulant nous garder l'un à l'autre pour profiter à part entière de tous les instants de bonheur que nous vivions, mais parfois ses amies britanniques se joignaient à nous avec pudeur et avec envie, sans oser toucher à notre couple.
Je ne veux pas en parler davantage, les grands bonheurs et les grandes douleurs ne se racontent pas, elles font partie du passé et quand celui ci est plein de lumières, pourquoi le ternir par des regrets d'autant que la vie est une excellente école et que, pour peu que vous soyez un élève attentif vous découvrirez qu'il n'est qu'un grand amour dans la vie d'un homme et d'une femme : celui qui vous donne des enfants
Avant de regagner son pays elle partit passer quinze jours à Grenoble et j'en profitais pour me faire louer sa chambre par ma grand mère maternelle. Ces moments ont passés très vite, je m'étais acheté une cage avec deux oiseaux des îles Pips et Pops : de mon balcon en zinc je dominais Paris, c'était la fin de l'été et mon grand amour allait prendre fin (cela durera en fait encore pendant deux ans) et je ne pouvais l'admettre.
C'est pendant ces quinze jours qu'eut lieu à côté de chez moi, au Palais de la Mutualité le premier concert que Sydney Bechet vint faire en France, à cette occasion Claude Luter s'intégra dans le groupe de Bechet et trouva sa consécration lors d'improvisations ; les jeunes d'aujourd'hui qui n'ont pas encore compris que nous avons été jeunes, avec peut être quelques valeurs différentes et les vieux qui veulent oublier ce qu'ils ont été ne rendent plus compte de la réalité : Nous étions déchainés et après le concert pratiquement tous les sièges de la salle étaient cassés, mais quelle soirée.... quand je suis sorti du concert j'avais l'impression que l'on venait de me rincer les oreilles.
Rosemary revint passer huit jours à Paris avant de s'en aller définitivement. La propriétaire lui prêta une autre chambre dans l'appartement et ma grand mère me glissa quelques sous supplémentaires pour que nous puissions profiter au maximum de nos derniers moments ensemble. Lorsque nous sortions dans la rue nous étions très discrets mais le dernier jour en passant devant la loge du concierge elle chanta (et avec l'accent qu'elle avait conservé cela était plus drôle) "y a plus besoin de nous cacher, donnes donc cent sous au cocher" parodiant ainsi une vieille chanson d'Yvette Guilbert Le Fiacre. Nous voulions que tout le monde partage notre bonheur, si court fut il.
Je veux taire notre dernière soirée notre dernière sortie sur les quais dans les jardins de Notre Dame pour ne pas en détruire la subtilité et la plénitude

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Elle partit le lendemain. J'attendais sa première lettre avec impatience, elle ne tarda pas et d'autres nombreuses suivirent au cours du mois de septembre ; elle reprit ses cours à son Université et les lettres s'espacèrent.
Je terminai mon service militaire le 10 Octobre et n'y tenant plus je vidais le livret de caisse d'épargne que mes grands parents m'avaient constitué et partit pour l'Angleterre. Heureusement j'y avais des cousins germains de ma mère, tous deux cuisiniers à Londres et mariés avec des anglaises. Un des couples avait une fille Jacqueline, ma petite cousine, qui était un peu plus jeune que moi ; nous nous connaissions et étions bons copains. Elle était contente que je vienne car ses parents l'autorisèrent à sortir et à aller au bal sous ma férule ce qui lui permettait de retrouver son béguin. Je m'échappais pour aller jusqu'a Reading.
Mon arrivée fit l'effet d'une véritable bombe dans le milieu de la pension où elle était. Mais, ma qualité de French boy friend m'ouvrit la porte de sa chambre où je fus autorisé à pénétrer et à l'attendre car elle était en cours.
C'était le jour de son anniversaire. Elle faillit s'évanouir de joie en me retrouvant. Puis nous partîmes tous les deux à la recherche d'une chambre pour moi (car je devais rester quelques jours) et continuâmes les recherches en compagnie d'un ingénieur agricole représentant en échelles métalliques qui cherchait également un gîte pour le soir. Nous avons enfin trouvé un " bed and breakfast" mais la chambre pour deux. Pendant tous les trajets dans sa camionnette, elle se pelotonnait sur mes genoux. Ce monsieur nous laissa tous les deux pour la soirée et alla dans un pub, puis nous reprit, conduisit Rosemary à sa pension et nous nous sommes retrouvés tous deux dans la chambre, chacun ne parlant pas la langue de l'autre. Mais quand on veut se comprendre on y arrive facilement il y a les gestes les dessins etc... Il avait été pilote dans la R.A.F pendant la guerre et me raconta ses exploits ; il partit le lendemain me laissant la chambre pour moi tout seul.
Rosemary a voulu que j'assiste à leur cours de Français et pour y participer j'ai du revêtir la toge des étudiants et porter la toque à gland à la main ; le professeur m'accueillit avec gentillesse et me demanda même de lire un texte (pour l'accent).
Le moment du départ arriva trop vite. Me conduisant au bus qui devait me ramener à Londres, alors qu'elle était revêtue des insignes de l'Université, défiant la réserve britannique, elle m'embrassa en me serrant dans ses bras sous l'œil horrifié de quelques dames de la bonne society..Dès mon arrivée à Londres je lui ai téléphoné de chez mes cousins, sans lui parler de ma peine, tant je sentais au ton de sa voix, qu'elle aussi, avait beaucoup de mal à surmonter son émotion.
Le bateau de la Sealink qui me ramena en France quelques jours plus tard me fit franchir, outre la mer du Nord, une des étapes principales de ma vie Je me retrouvais brutalement confronté avec la vie : une année de licence en droit, pas de travail, plus d'amour.



TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 2

La route des épices







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Premier Novembre 1950 à Paris, j'étais de retour d'Angleterre, le ciel était gris ; de mon balcon au cinquième étage je rêvais à l'Afrique : il fallait que je partes ; j'avais trop de souvenirs ici ; je m'ennuyais ; mes oiseaux chantaient, mais c'est moi qui étais en cage.
Dès le lendemain matin j'achetais le journal pour les petites annonces ; au bout d'une semaine je m'aperçus que lorsque je téléphonais pour me renseigner sur des offres qui semblaient intéressantes, il était déjà trop tard. Au bout de huit jours, changement de tactique je me levais à cinq heures le matin et partais par le premier métro au siège de France Soir pour être à l'affichage des journaux. Pas encore assez rapide, je loupais un emploi en A.O.F. proposé par la S.C.O.A (société commerciale de l'ouest Africain). Enfin le vingt novembre je passais des tests à la Cie du Niger Français en compagnie de trois autres garçons. Ma candidature fut retenue ; j’allais travailler à compter du 1er décembre.
Il faut présenter cette société (il s'agissait plutôt d'un groupe) qui se partageait avec deux autres géants du commerce international la S.C.O.A et la C.F.A.O la quasi totalité de l'import export tant en A.O.F. qu'en A.E.F. ; avec les petites sociétés qui dépendaient d'elle : la NO.SO.CO, la G.B Ollivant, la Rex William King, la John Walkden, elle faisait partie du groupe Lever dont les bureaux occupaient, à Paris l'immeuble mitoyen
En fait je étais admis à faire un stage probatoire de trois mois qui allait m'amener à devenir employé de commerce dans un des comptoirs du Groupe soit en A.O.F. soit en A.E.F. : je n'avais aucune préférence ; l'important était d'abord de gagner sa vie et ensuite de partir. Les deux grandes directions géographiques étaient tenues par deux Suisses, Monsieur B et l'autre Monsieur B ; à l'intérieur de chaque sous direction l'organigramme était le même à part le secteur automobile et mécanique, d'un côté l'import c'est dire les tissus les marchandises diverses allant du fer à béton à la bobine de fil en passant par le vin, le sucre, le riz, le ciment et les cuvettes émaillées, de l'autre côté l'export c'est à dire les produits d'Afrique : bois précieux, café, cacao, arachides.
J'ai commencé mon stage par le service tissu d'une grande importance en Afrique. La femme Africaine étant très coquette, sa position sociale s'appréhendait par le nombre de pagnes dont elle s'entourait la taille (huit étant un maximum).
Je suis resté quinze jours dans ce service et les tissus n'avaient plus de secret pour moi ; on m'avait donné un compte fil que j'ai toujours et, de plus, au toucher j'arrivais à déterminer la texture et la qualité : j'avais eu un chef de service passionné par son travail et je m'étais confectionné un catalogue échantillon avec les références (c'est l'essentiel en matière de commerce : une erreur de référence entraîne une erreur dans le fabriquant, les délais de livraison et les prix et vous fait obligatoirement perdre un marché) : ce petit document sera déterminant à la fin de mon stage pour mon engagement définitif dans la société, car tout dans ce stage n'avait pas été rose.
Il y eut tout d'abord cette entrevue avec un chef de service qui s'était absenté un instant du bureau me laissant seul ; le téléphone avait sonné et je n'avais pas bougé ; à son retour ce monsieur m'a demandé ce qui s'était passé en son absence ; je lui ai parlé du téléphone ; "Pourquoi n'avez vous pas décroché ?" "Je n'étais pas dans mon bureau, et puis, que voulez vous que je réponde, je ne connais pas le service." "Mais enfin, monsieur, c'était peut être une commande importante, vous auriez pu faire attendre, me faire appeler que sais je ? Vous n'avez rien dans la cervelle ; d'ailleurs je peux vous le dire, c'est moi qui ai appelé mon bureau pour tester vos réactions. Si vous tenez à « partir à la côte », il faudra avoir une attitude plus commerciale."
La côte... le grand mot avait été lâché. C'était la colonie en bord de mer ou non en souvenir des frères du même nom qui se livraient au commerce il y a deux siècles. C'était le but, la légitimation de toute l'activité : vendre, acheter à des nègres et pour des nègres ; pas de mission humanitaire civilisatrice ou évangélique : Money... Money. Par ailleurs tous ces gens de France jalousaient ceux qui partaient. Ils n'auraient jamais bougé un petit doigt pour quitter Paris, mais savaient qu'à la côte on était payé en francs C.F.A et que l'on menait une vie de nabab, sans compter les petites négresses.... Ne croyez pas que j’invente, c'était le discours quotidien que l'on entendait et qui était loin de ce que j'avais appris sur la fraternité des races.
Par ailleurs une animosité existait aussi entre ceux qui devaient partir ; on savait qu'il avait des échecs au stage ; pas de cadeau. Je me suis retrouvé pendant un mois au service facturation prix F.O B, prix C.A.F : il fallait établir un minimum de facture par jours (c'était au rendement) dans une pièce où il y avait trente employés (pas le droit de fumer, de parler ; une pause de cinq minutes à dix heures une à seize, travaillant dans le bruit des machines à calculer qui étaient manuelles). Ce n'étaient pas les Forges des Chemins de Fer visitées par Madame de Sévigné, mais c'était quand même l'Enfer car chaque facture n'était établie qu'après lecture du dossier et des connaissements ou "charter party" ; or je ne parle ni ne comprends l'anglais et tous les documents maritimes sont en cette langue ; le premier jour mon voisin de table m'avait traduit les trois paragraphes essentiels que je devais en principe toujours retrouver, sauf... Et un beau jour (c'est un euphémisme) un vilain jour donc, le chef de service a découvert que je n'y comprenais rien, alors qu'il eut fallu une étude attentive qui était soit disant nécessaire.
Dénonciation, rapport à la direction : "pourquoi n'avez vous pas signalé que vous ne parliez pas anglais ?" "Parce que l'on ne me l'a pas demandé. Dans la notice de renseignement que l'on m'a fait remplir j'ai dit que j'étais germaniste." "C’est bon, vous ne partez plus à la côte, il y aura bien quelqu'un qui prendra votre place." C'étaient autant de coups de marteaux que je recevais sur la tête et je ne savais plus où j'en étais - J'allais voir mon chef de service tissus : il arrangea la chose et je dus faire à nouveau mes preuves pour partir à Saint Louis du Sénégal. Pendant encore un mois j'ai avec application, toujours en éveil, me gardant à droite, me gardant à gauche, continué mon stage. Convocation à la direction ; "Vous ne partez plus à Saint Louis la place est prise ; Bamako vous ira très bien, il y fait bon ; ah ah ! " Tout était d'ailleurs prêt et l'on me donna le billet d'avion pour un départ le dix sept mars en me précisant bien que je resterai au siège jusqu'au quinze au soir".
Il me restait très peu de temps pour faire mes préparatifs : achats et confection des bagages. Heureusement nous étions à Paris où tout se trouve et notamment un magasin D.A.C pour lequel le service du personnel m'avait remis un document permettant d'obtenir quinze pour cent de réduction. D.A.C. : tout l'équipement pour la colonie, du linge de corps à la cantine en aluminium (garantie bagage avion : on a fait mieux depuis) en passant par le casque dit colonial (on se promène maintenant tête nue mais il faut bien reconnaître que cela a moins d'allure.) Effectivement un samedi après midi y suffit, j'y allais avec ma mère et m'équipais : quatre shorts, cinq chemises une ensemble saharienne chaussettes montantes (le must de l'époque) un pantalon habillé deux paires de chaussures ; j'ajoutais était le contenu de ma cantine et de mes deux valises en aluminium.

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Avant de partir j'avais quelques adieux a faire à des amis. J'y procédais en général le soir. Sortant de la Compagnie du Niger Français j'allais mes parents dîner puis repartais, pour, après mes visite je rentrai coucher chez moi rue du Sommerard.
Je me souviens particulièrement d'un soir où j'étais allé dire au revoir à un copain qui logeait dans une chambre de bonne en haut du boulevard Saint Michel ; il faisait un temps affreux en ce début de Mars 1951 ; une pluie glaciale tombait en bourrasque ; arrivé au sixième étage le copain était sorti ; je voulais lui laisser une trace de mon passage mais n'avais rien sur moi qui me permette de le faire : entendant le bruit d'une radio dans la chambre voisine, je tapais à la porte et une jeune fille d'environ vingt ans apparut dans l'entrebâillement ;je lui expliquais pourquoi j'étais là et pourquoi je l'avais dérangée.
J'ai du lui inspirer confiance, ou bien le lui ai fait pitié car j'étais trempé et dégoulinais de partout : elle me fit entrer dans la pièce où se trouvait une autre jeune fille en déshabillé de nuit ; elle enfila un peignoir en vitesse ; quand elles apprirent que je partais une semaine plus tard pour l'Afrique, je dus retirer mon manteau, m'asseoir, me sécher auprès du feu ; l'acceptais le café qu'elles avaient fait réchauffer sur le coin du poêle et de manger des petits gâteaux secs qu'elles avaient sortis d'un vague buffet. La pièce était surchauffée, remplie de buée et sentait encore l'odeur de lessive que l'on avait du y faire peu de temps auparavant.
Elles étaient simples toutes les deux avec un rien de ce négligé que l'on se permet quand on est sûr d'être seul ; elles ne devaient pas avoir beaucoup de visite et étaient contentes que le sois là ; c'était leur aventure ; un étranger était entré avait parlé des mers chaudes, des cocotiers, du sable du désert ; elles n'arrêtaient pas de me poser des questions, et chaque fois que je voulais partir, elles me demandaient de rester encore un peu jusqu'à ce que mon ami arrive. Cela dura jusqu'à vingt trois heures ; quand le partis elles me serrèrent la main avec effusion en m'assurant qu'elles donneraient le petit mot que j'avais griffonné à mon ami
Depuis, j'ai souvent repensé à cette soirée, à cette gentillesse, je n'ai jamais su leur prénom ni ce qu'elles faisaient, si c'était deux sœurs ; elles m'avaient réconforté dans le froid par leur simplicité...

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La date de mon départ approchait et mes parents avaient décidé de donner un petit dîner pour cette occasion, réunissant trois camarades très proches, Jean, Pierre, et Roland (je ne crois pas me tromper) ainsi que quelques parents très proches. Maman avait tenu a ce que je m'habille en "colonial" et l'eus vraiment le sentiment d'être parfaitement ridicule. De plus papa avait rédigé un menu pour ce repas je l'ai retrouvé récemment je ne peux m'empêcher de le recopier.
C'est la réalité.

"Menu du dîner du 15 mars 1951 pour fêter le départ au Sénégal de Jacques

« Velouté Sénégalais
Turbot à l'Africaine
Bouchées Saint Louis
Poulardes rôties de Mauritanie
Salade du Comptoir
Petits pois du Niger
Fromages assortis (chamelle, buffle...)
Glace du Groenland
Gâteau mousseline Négresse
Coupe de fruits des Tropiques

Café colonial

Liqueurs de France »

En retrouvant ce précieux document, qui était celui de ma grand mère à qui je l'avais dédicacé ainsi :" Avant que tu ne deviennes Ministre de la Santé Publique' No Drink and no smoking ! !' j'espère ne pas être malade du foie ; à ma Grand mère bon baisers ton Jacques', je me suis écrié ;"C'est pas vrai !"
En 1951 le Français moyen n'était pas colonialiste puisqu'il était le dépositaire des traditions laïques, humanistes et républicaines de la France

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Le Grand jour était arrivé, l'avion devait décoller à huit heures le matin. J'étais convoqué à six heures trente le samedi matin à l'aéroport d'Orly. Mes parents avaient tenu à m'accompagner et c'est mon camarade Pierre qui avait emprunté la "celtaquatre" de ses parents pour venir nous chercher.
Je n'avais jamais vu d'avion de ligne de près, sauf au cinéma, et ce moyen de transport apparaissait comme le plus cher et luxueux ; le revers de la médaille était les pannes possibles. La lecture de Saint Exupery et de Joseph Kessel si elle était exaltante, n'était pas faite pour vous rassurer. Ce DC4 d'Air France était là, tout près, brillant dans l'aube naissante, une simple barrière en fil de fer séparait les visiteurs de l'avion.
Appel des passagers, effusions, pleurs de maman, papa faisait le malin, plaisantait et avait le cœur gros ; il ne put s'empêcher d'essuyer une larme quand je lui ai dit en l'embrassant : "je me donne dix ans pour te prouver que je suis capable de faire autre chose". C'était le 17 Mars 1951, vous comprendrez plus tard quand nous en serons au 17 Mars 1961.
Montée dans l'avion ; je m'installais près d'un hublot, une hôtesse que je trouvais tarte (par rapport à celles des films) me donna une revue et un africain vêtu à l'européenne s'installa à côté de moi. C'était un jeune administrateur de la F.O.M guinéen de son état qui allait rejoindre son premier poste au Soudan (l'actuel Mali). Nous nous présentions et je m'aperçus que l'énoncé de ma profession employé de commerce à la Compagnie du Niger Français ne le fit pas sourire. Donc pas de complexe. Nous échangerons quelques banalités pendant le voyage, mais je trouvais que l'on s'ennuyait, on ne voyait rien et le fait de ne pas pouvoir bouger dans un fauteuil plus ou moins confortable n'arrangeait rien.
J'en tirais la conclusion ; un seul avantage la rapidité en effet en huit heures et d'un coup d'aile nous étions arrivés à DAKAR ou plutôt à l'aéroport de Yoff Les formalités de débarquement furent rapides et bientôt une voix me réclama dans le haut parleur : j'étais invité à me présenter au bureau d'accueil.
Un européen accompagné d'un petit garçon bien noir m'attendaient : c'était le chauffeur de la société et comme c'était samedi après midi il me dit qu'il avait amené son fils voir les avions. Je fis "Ah Bon !" "Ca vous choque" me dit il, "Je suis marié avec une négresse et alors."
Je ne savais plus quoi dire, je bafouillais :ça s'arrangea dès que je proposai de m'asseoir à côté de lui dans la voiture et non derrière à la place de l'européen blanc patron.
Sur le siège arrière le gamin les doigts dans le nez suçotai une morve pendant que les "bagagistes" apportaient sur leur tête ma cantine et mes deux valises en alu. Sales les vêtements déchirés, des mouches au coin des yeux et à moitié édentés : ce sont les premiers autochtones avec qui j'aurai un contact : " Toubab cadeau manzé" (le Toubab en ouolof c'est le blanc. Moi qui ai appris que c'était mes frères, il faudra étudier la question de près ; nous allions partir mais une foule de gosses et d'adultes étaient autour de la voiture (c'et une traction ; la 15 CV de la Direction) le chauffeur donna un coup de klaxon en faisant ronfler le moteur : tout le monde s'enfuya et le dit chauffeur éclatant de rire me dit "vous voyez : tous des singes, je vous le dis : tous des singes, hein Marcel". " Oui papa".
Là je ne comprenais plus... si, nous sommes en Afrique et il va falloir penser autrement. Je m'en rendis compte en regardant pendant que la voiture roulait sur les vingt kilomètres qui séparent Yoff de Dakar traversant un immense bidonville au ralenti, charrettes à ânes, charrettes à hommes, charges énormes sur la tête (parfois un morceau ou deux morceaux de sucre, une boite de lait concentré sur la tête) gênaient la circulation le chauffeur invectivait "sale con " commentait :
"Regardez les hommes pissent accroupis et les femmes debout les jambes écartées comme des vaches ; sous le pagne pas de culotte."
Je compris que le chauffeur était le roi, qu'il était investi du pouvoir de la machine et du blanc. En trois quart d'heure de route, j'en ai appris...
On arriva en plein Dakar, un vieil immeuble cerclé d'un balcon à la coloniale entourant une vaste cour où sont entassés des fûts de je ne sais quoi : ça sent l'huile, le vin, la saumure et tout ce que l'on veut ; un vieillard chenu est appuyé sur le portail avec un pagne en lambeaux et des cheveux crépus blancs(c'est la première fois que j'en vois) : comme dans la "case de l'oncle Tom" ; le chauffeur le hèla : "cuilà c'est pas pour ici il repart mardi pour Bamako."
Mais j'y pense ! je ne suis pas à la Cie du Niger Français il y a écrit NO.SO.CO (çà ne fait rien c'est pareil). On monta à l'étage, une grande pièce, la salle à manger des célibataires du comptoir." Le repas est à dix neuf heures trente précise, vous pourrez y dîner ce soir, j'ai prévenu le cuisinier et le boy ; je vais vous montrer votre chambre pour ces trois nuits".
Un commandement en une langue inconnue et un pauvre bougre sorti de l'ombre attrapa ma cantine et mes deux valises, se les plaqua sur la tête et nous rejoignit, montant les escaliers presque en courant, sous l'oeil dominateur et satisfait du chauffeur :"On n'a plus le droit de taper dessus, mais il faut les commander sec autrement ils dorment, vous verrez." Ma chambre : un lit deux places en fer surmonté d'une moustiquaire, une armoire qui cache les w.c et le lavabo, une table, sol en ciment : une cellule de prison très légèrement améliorée ; ça ne fait rien je vais pouvoir me reposer un peu, prendre une douche et aller diner.
J'arrivai à la salle à manger légèrement en avance et m'assis dans un petit salon en rotin qui était sur la terrasse ; le boy m'apporta un verre d'eau glacée... Les collègues arrivèrent ; moyenne d'âge vingt cinq ans ; je me présentai et rencontrai soit une indifférence totale soit la phrase réconfortante "T'as entendu, il va à Bamako... On vous souhaite bien du plaisir ; le directeur est une peau de vache : toujours le boulot et puis c'est un mange mil" (j'appris ainsi que ce monsieur était originaire de l'Ariège).
Vers le milieu du repas j'avisai la première bouteille de vin à portée de main et m'en servais un verre ; "Ne vous gênez pas, prenez mon pinard." Je compris et l'on m'expliqua qu'ici chacun avait sa bouteille de vin avec son nom et qu'à la fin du repas on marquait un trait sur l'étiquette pour relever le niveau (le boy picole) impossible de frauder ce vin d'Algérie vendu par la maison est tellement lourd que l'eau flotte par dessus.
Je n'avais qu'une solution, j'appelais le boy, commandais une bouteille et offrais une tournée générale qui fut bien accueillie ; mais les garçons reprirent leur conversation se souciant de moi comme de leur première paire de chaussures. Je décidai d'aller me coucher, dit au revoir à tout le monde ; au moment de quitter la pièce, un garçon me demanda ce que je faisais le lendemain "Ben rien" et si je voulais aller à la plage avec lui. "Le boy préparera des sandwichs et nous mangerons sur la plage." Quelle aubaine.
Je dormis bien et ver dix heures le garçon arriva : à la Compagnie c'est lui qui s'occupait de l'essence(en gros : nous représentons la Shell) Comme véhicule, il avait une moto 125 Terrot ; sous le bras il avait un gros paquet qu'il me donna à porter ; je crus que c'était le repas, mais non puisque nous le prenions à la cuisine et il avait en bandoulière ses affaires de bain dans un petit sac, alors je me posais question.
Nous allions à la plage de Yoff, près de l'aéroport. À notre arrivée une nuée de gamins nous entoura mains tendues, les plus malins se mettant au garde à vous et faisant le salut militaire. "M'sieu c'est moi c'est garde la moto". Il fallut tout de suite choisir le plus grand et le plus fort et dire "C'est lui" Le palabre n'était pas terminé mais touchait à sa fin. Les paquets sur l'épaule nous nous installions sur la plage, et mon premier sujet d'étonnement fut de constater que tous ces gens qui portaient fièrement leur casque en liège sur la tête étaient maintenant tête nue et torse nu pour les hommes ; aucun africain sur la plage, sauf les marchands ambulants de souvenirs.
Mais qu'y avait-il dans ce paquet assez lourd que le collègue m'avait donné à porter ? il déballa et je vois outre une machine a calculer portative à main bien sur : pour multiplier par deux, deux tours de manivelle, pour quatre, quatre tours etc..) Une liasse de documents. Sur un ton suave. "J'ai pensé que l'on s'ennuierait sur la plage, pouvez vous m'aider à vérifier mon inventaire et ma comptabilité" (j'ai appris que le lascar était coutumier du fait et s'arrangeait ainsi pour faire faire son travail par les autres.) Je n'ai pas pu dire non, mais qu'elle journée.
Le lendemain matin je me présentais à la Direction Générale Afrique Occidentale et l'on m'apprit qu'à BAMAKO j'aurais sous ma responsabilité le service commande et ses annexes et qu'en plus je serai le représentant de la Northern Ins Co.

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L'on m'indiqua que je prendrai l'avion le lendemain pour BAMAKO. Mais là, je me suis enhardi, et après m'être enquis du coût du voyage par le train dans les meilleures conditions j'ai fait valoir que si j'employais ce moyen de locomotion je ferais faire des économies à la Société. "Vous êtes cinglé, mais si çà vous chante ne vous gênez pas savez pas ce que c'est que le train avec ces nègres !" j'y retournai l'après midi et l'on me donna mes billets (en Wagons lits) et mes tickets de Wagon restaurant. Par contre le lendemain j'ai du commander un taxi pour m'emmener à la gare avec mes bagages.
Deux mille quatre cents kilomètres de voyage ; les wagons lits et les premières étaient quasi vides deux autres européens taciturnes et une jeune femme avec un petit garçon de trois ans (ce sera la foule du soir au Wagon restaurant). Par ailleurs le train était bondé et me rappelait un peu le remplissage de l'autobus pour le traversée de l'Atlas au Maroc. Le train s'arrêta à toutes les gares et les femmes ouoloves, bassines émaillées sur la tête pleines de beignets et de fruits venaient vanter la qualité de leur marchandise, les femmes peules coiffées en cimier vendaient du lait dans de larges calebasses. "Pour le conserver elles pissent dedans." C'est ce que me glisse un des européens qui au fur et à mesure que le voyage s'allongeait, devenait de plus en plus sociable et m'expliquait la brousse etc... qu'il paraissait bien connaître.
Arrivé à Kayes, c'est à dire environ à mi parcours et à la frontière du Sénégal et du Soudan (à partir de maintenant je n'emploierais les noms de pays que sous leur appellation au temps du récit) le train ne repartit pas les fortes pluies des derniers jours (nous étions en pleine saison des pluies avaient affouillé le ballast et le pont était ébranlé sur ses bases. On nous fit descendre du train et faire un bon deux kilomètres à pied ; avec les deux autres européens nous aidons la jeune femme qui était au bord de la crise de nerfs. "Ne vous inquiétez pas pour les bagages le chef de train a recruté des porteurs". Et le Safari démarra... J'aperçus mes bagages ; c'était l'essentiel. Le train que l'on avait envoyé de Bamako pour nous récupérer n'avait pas pris de boissons et de vivres : il faudrait acheter sur le pays... Le train repartit mais plus lentement, parfois un employé des chemins de fer marchait à pied devant pour sonder le ballast ; au bout de cinquante kilomètres la progression fut à nouveau normale ; mais, derechef, l'on s'arrêta : renseignements pris il y avait trois bœufs couchés en travers de la voie, aux quels sifflet, sirène et vocifération ne
faisaient rien ; il faudra les tirer par la queue. On repartit tout se passa bien pendant une heure mais nouvel arrêt. Pourquoi ? C’était l'endroit habituel de la corvée de bois (combustible de la locomotive). Ca dura bien une bonne heure ; mais pendant ce temps là le temps passait ; la nuit arrive vite en Afrique et le coucher de soleil sur la brousse fut merveilleux de couleurs. Le soleil me sembla même plus gros qu'en Europe.
Avec tous ces incidents on avait pris dix heures de retard. Nous sommes arrivés juste après minuit : une lumière jaune pâle, blafarde entourait la gare d'un halo. Tous les passagers descendirent, les européens furent absorbés par la nuit.
Le temps que je me démène pour retrouver ma cantine et mes deux valises, je m'aperçus que la gare était devenue déserte ; je me suis assis sur ma cantine sur le trottoir devant la gare ; une voiture arriva, je me levai, mais elle ne fit que ralentir et continua sa course. Je serais bien allé téléphoner à la gare mais tout avait l'air fermé, et puis l'on m'avait dit de faire attention à mes affaires, il y avait des voleurs.
Cela faisait vingt minute que je étais là, ne sachant quoi faire, quand surgit de la nuit un homme d'une trentaine d'année très chic dans sa chemise veste moutarde et son short blanc assez court, chaussures en daim chaussettes blanches, cheveux brillantinés et fine moustache "vous êtes le nouvel agent de la Cie du Niger Malgré moi je me retournai, fis semblant de chercher autour de moi et comme il n'y avait personne d'autre que nous deux je lui répondis : "Je présume." Il sourit et s'excusa ; quand il avait appris que le train avait du retard il était allé dans un bar et n'avait pas vu passer l'heure." Bon, dit il, on va y aller, il y a environ deux kilomètres ça sera vite fait, et il ajouta : "N'importe comment dans ce pays de singes y a pas de taxi". La cantine entre nous deux, chacun une valise de la main libre nous sommes partis dans la semi obscurité (l'éclairage public n'était pas très développé). "Dans cinq minutes nous y sommes", dit il, juste au moment où nous passions devant un bar duquel diffusait une lumière violette. "Venez, vous devez avoir soif, vous n'êtes pas encore habitué" (je m'apercevrai bien vite que tout habitué qu'il fut il avait soif dès la sortie du bureau à dix sept heures.)
Devant le bar, quatre à cinq européens à moitié ivres, derrière une jeune femme vingt deux ans à tout casser, mignonne ; "Madeleine un nouveau client il arrive : çà se voit, retirez votre casque devant les dames "; foutu casque, je l'avais oublié sur ma tête ; je m'en sortis par une pirouette, tout le monde rit : tant mieux.
"Alors ? Cognac Perrier ou Pippermint Perrier ?" je pensais à ma grand mère, attention à l'alcool, "Pippermint" (C'était la boisson au goût du jour en Afrique à tel point qu'un jour, dans la rue, suivant un couple masculin de lettrés africains habillés à l'européenne j'ai entendu l'un dire à l'autre : "Ah mon cher, ce boisson lui qu'on appelle Pippermint là, content que je content lui". (Ça dit bien ce que ca veut dire).
Mon collègue caressa un peu la barmaid qui ne demandai que ça : j'en avais assez, je étais crevé, je n'en pouvais plus et m'en tirais en disant : "Si vous voulez je vous offrirai un pot demain, pas ce soir j'ai sommeil." Mon mentor à la barmaid "Donnes le bon," il signa et me dit : "Vous verrez, ici pour tout, on ne paie pas, on fait des bons que l'on régularise en fin de mois."
Nous sommes repartis à pied pour arriver devant une grande bâtisse ; pour entrer dans la cour intérieure, il fallait passer devant le gardien (qui ne dormait pas pour une fois) et devant bureau et appartement du Directeur. Un escalier en ciment, une grande terrasse et au fond à coté de la douchière et des wc une porte : celle de ma chambre. Le collègue me dit bonne nuit en me disant : "Demain matin dormez, quand vous serez retapé descendez, c'est moi qui tient le magasin de tissus en gros juste dessous, nous irons prendre le petit déjeuner et je vous présenterai à tout le monde ; moi j'y retourne, elle est mignonne la petite, pas encore vérolée et ce soir elle est libre, tchao."
J'ouvris la porte, j'allumai, la lampe devait développer vingt cinq watts : une table, une armoire qui ne fermera jamais tant les portes sont gondolées, une chaise, un lit ; la moustiquaire était mise, je la soulevai et m'aperçus que les draps étaient recouverts d'une bonne couche de latérite ; il était deux heures et demi du matin ; je défis le lit, secouai les draps par dessus le balcon dans la rue, je refis mon lit, je m'assis sur le bord et... et pleurai...
Qu'est ce que j'étais venu foutre ici ?
Pleurer m'avait fait du bien, je m'affalai sur le lit, bordai la moustiquaire et dormis... je me réveillai à neuf heures, me précipitai sous la douche, me rasai et allai retrouver l'homme de la nuit. Il se prénommai Lucien. La première personne qu'il me présenta fut son magasinier "Mamadou, les plus belles lèvres du Soudan", commenta-t-il ; le dit Mamadou se frotta énergiquement les gencives et les dents avec le bois de son porte plume à l'encre violette pendant que celui à l'encre rouge était enfoncé dans le crépu des cheveux comme une aiguille sur une pelote ; toutes les cinq minutes il lançait un long jet de salive qui traversait la pièce, le trottoir, pour atterrir dans le caniveau. Et Lucien de continuer :"dents blanches, haleine fraîche." Mamadou sourit de toutes ses dents.
Puis nous partions à la Direction, le gardien, qui avait l'œil, me gratifia d'un «bonjour patron «de bon augure ; avant le bureau directorial il y avait la secrétaire, une européenne qui minaudait devant sa machine à écrire sur laquelle rien n'était à la frappe ; belle femme, capiteuse, l'œil andalou ; Lucien se pencha à mon oreille : "Y a pas que le patron qui la baise, moi aussi, mais si ça se savait."
J'étais dans le bureau du patron ; il me confirma ce qu'on m'avait dit à Dakar : service commande (c'est à dire collationner les ventes des articles et faire des prévisions pour les mois à venir, savoir doser ses stocks pour ne pas être en manque d'un produit mais ne pas avoir trop de marchandises, nous sommes en Afrique).
C'était peut être un mange mil mais il connaissait son métier ; il demanda à Lucien de me présenter aux autres j'arrivai dans une vaste pièce où trônait le "chef marchandises" mon chef direct ; Trente ans charentais, célibataire, une bonne figure, je sentis que nous entendrions bien, mais il ne faisait qu'un intérim ; un autre célibataire Roger, grand mince l'air triste, la trentaine aussi, lui s'occupait des produits pétroliers et enfin René le transitaire, la cinquantaine, marié, un gamin de quatre ans et une jeune femme. Ils habitent l'appartement à coté de ma chambre. Il y avait quelque chose de curieux, ici, les gens ne vous posaient pas de question ; est ce le respect de l'autre ou bien plutôt le désir affiché que l'on ne vous en pose pas ?
J'ai tout de suite compris pas de question personnelle ou familiale, par contre pour le reste, on pouvait et je ne m'en privais pas. J'appris ainsi beaucoup de choses et notamment qu'il n'y avait que deux postes de radio : celui du Directeur et celui de René : d'ailleurs çà ne servait à rien puisqu'il n'y avait pas d'émission locale et qu'il fallait un appareil énorme pour capter l'Europe.
Il me faudrait obligatoirement un boy pour faire mes courses et mon ménage (tu parles, une pièce à balayer) et entretenir mon linge à une chemise par jour je pourrais bien le faire tout seul, mais cela ne se fait pas, UN EUROPÉEN DOIT AVOIR UN BOY..). J'avais compris, cela me coûterait trois mille cinq cents francs par mois parce que celui qui s'était présenté, un nommé Koné n'avait que le grade de petit boy et qu'il serait sous les ordres du grand boy de Roger. Lequel Roger me proposa de faire popote avec lui et Lucien, ce que j'acceptai volontiers.
Il me fut également conseillé de m'acheter un réfrigérateur pour y ranger quelques victuailles et surtout des boissons fraîches. Puisque nous en sommes à l'organisation matérielle, à signaler qu'à part le cinéma et le bar, il n'y avait aucune activité : les gens se recevaient et s'invitaient. À ce propos personne au grand personne ne m'a accueilli ni invité à quoi que ce soit dans la société hormis le Pippermint Perrier de Lucien
Le dimanche les gens faisaient la sieste et allaient au bar : il y avait un orchestre et des filles, on dansait ou bien on allait à la chasse et on se promenait (mais je n'avais aucun moyen de locomotion et pas de fusil : qu'importe la Société en vendait à sa boutique européenne, place du marché, tenue par une blonde capiteuse entre deux âges que l'on me présenta dans la foulée le premier jour)
Je n'avais pas beaucoup de sous avec moi(le reste de mon salaire de février après mes achats pour le départ plus un billet que m'avais glissé ma grand mère soit la somme de cinquante milles francs mais qui réduits en CFA en faisaient vingt cinq ; je allais gagner trente deux milles francs CFA par mois ce qui n'était pas mal mais correspondait à la même somme en francs métro compte tenu du pouvoir d'achat. La patronne de la boutique à qui j'exposai ma situation me réconforta : "ne payez pas, faites des bons", cela ne me plut pas beaucoup mais je étais obligé d'en passer par là. Je m'achetais donc un réfrigérateur Electrolux, une bicyclette hollandaise à grand guidon et un fusil de chasse Manufrance simplex à un coup avec éjecteur automatique calibre douze, une cartouchière et des munitions. Avec çà j'étais paré. Je fis les formalités pour le permis de chasse mais comme il fallait un certain temps pour l'obtenir, l'administration Française était encore plus lourde qu'en France, le premier dimanche disponible, je pris mon vélo et partis à l'aventure.
J'avais une gourde d'eau, mon casque et un peu d'argent sur moi, on m'avait affirmé qu'il n'y avait pas de lions dans le secteur immédiat de Bamako. Ce ne sont pas les automobiles qui gênaient, j'en ai vu deux dans l'après midi.
Après avoir roulé pendant deux bonnes heures en prenant de petites routes, je me retrouvai dans un village aux paillotes bien alignées très propre ; il n'y avait pratiquement personne dans les rues et soudain je vis brusquement devant moi un groupe d'habitants littéralement hideux, la figure déformée en un faciès léonin avec des crochets ou des moignons en guise de mains ; ils m'entouraient en grommelant et en grimaçant ; je n'en menais pas large.
Heureusement apparut une bonne sœur, tout en blanc chaussée de bottines montantes. "Que faites vous ici ? Savez vous où vous êtes Et en plus pieds nus dans des spartiates Vous êtes fou ou quoi Heureusement que vous étiez en vélo et que vous n'avez pas marché dans la rue." "Mais ma sœur! Il n'y a pas de mais : vous avez atterri par le plus grand des hasards à MARCOU le village de lépreux de Raoul Follereau (en effet ce village est à l'écart de tout et il faut connaître le chemin pour y parvenir), venez un peu à l'ombre, je vous explique, mais ne posez pas vos pieds par terre, ce n'est pas sans raison que nous portons toutes des bottines : en effet les lépreux qui sont ici sont pratiquement tous stabilisés et sachez le, la lèpre n'est pas contagieuse, vous pouvez leur serrer la main ; le seul cas de transmission de la maladie se fait par la plante des pieds où, avec la chaleur nous avons plus ou moins de petites plaies infectées ; Monsieur sachez qu'ici, en Afrique, il vous faudra toujours porter des chaussettes ou des socquettes et surtout toujours des chaussures fermées. Monsieur, je vous en prie, ne revenez pas par ici, laissez ces pauvres diables vivre leur malédiction, je vous indique le chemin le plus court pour regagner BAMAKO et que Notre Seigneur vous ait en sa Sainte Garde, à Dieu Monsieur."
Je me suis dépêché de rentrer et en arrivant j'ai fait part de mon aventure à René et à sa femme. Ils avaient bien sûr entendu parler de MARCOU mais n'avaient jamais vu ce village, cependant René, vieux colonial, me confirma qu'il était prudent de toujours porter des chaussures pouvant protéger de toutes sortes de piqûres ou morsures de n'importe qu'elle bestiole. Il en profita pour me dire : "Si vous ne connaissez personne, sortez avec nous"... Tel avait été mon premier dimanche au SOUDAN.

Carte 1. Afrique occidentale: tout le chapitre sur la route des épices s'y déroule (entre DAKAR: Thies et BAMAKO).



Je compris alors que j'étais seul, qu'il me faudrait me faire des amis et qu'avant de penser à l'Afrique, aux sorties, que je ne dédaignais pas pour autant il y aurait ma vie professionnelle où je devrai faire mes preuves.
Or, les amis se découvrirent plus vite que je n'aurai pensé. Le lundi suivant, c'est à dire dix jours après mon arrivée, le gardien rentra dans le bureau commun et cria à voix haute qu'il y avait devant l'entrée une voiture du Gouvernement et que le chauffeur à un pli à me remettre ; "qu'il l'apporte !"
Avec obséquiosité le chauffeur en blanc me remit une enveloppe sous l'œil étonné et inquisiteur de tous (Lucien est même sorti de son magasin de gros et entré dans le bureau sous un prétexte futile) Dans l'enveloppe un mot griffonné. "Appelez après Onze heures trente le poste n°.. Pour affaire vous concernant signé un cachet Directeur de Cabinet du Gouverneur". Je montrai çà à mon chef marchandises, je ne comprenais pas... lui non plus.
Je téléphonai, j'avais mon numéro, le me présentais, une voix que je ne connaissais pas, volontairement déformée me dit que je ne pourrais pas avoir de permis pour mon fusil. Comme je téléphonais du poste du chef et que je répétais chaque phrase de mon interlocuteur celui là me griffonna sur un morceau de papier. "Encore un con, on arrangera cela ". Mais au moment où je lis cela j'entendis un grand éclat de rire. "Ici René ton condisciple de Paris, tu me reconnais !" (là, je reconnus la voix, c'était bien René avec qui j’étais allé au Maroc : celui qui avait eu une otite à TAROUDANT) ; Il avait été reçu à L'E.N.F.O.N et occupait son premier poste comme Directeur de Cabinet du Gouverneur. "J'ai vu ta demande, bien entendu pas de difficulté mais peux tu venir dîner à la maison ce soir." "Oui, bien sûr mais le gouvernement est sur la colline et je n'ai qu'un vélo." Ne t'inquiète pas je t'enverrai la voiture et le chauffeur, n'oublie pas de t'asseoir à la bonne place ! (Il est bien gentil mais il n'a pas changé, ce n'est d'ailleurs pas bien grave) et surtout, j'allais oublier ici on s'habille " "Oui, Oui, j'ai ce qu'il faut, merci à ce soir."
Pendant toute la conversation le chef marchandises m'observait et après "Dites, mon vieux, vous connaissez le directeur de Cabinet, vous nous aviez caché çà, mais c'est très bien, vous savez que nous, dans le commerce nous allons très peu au Gouvernement : pour les vœux, le quatorze juillet ou aux commissions d'appel d'offre.... c'est une amitié à cultiver, passez une bonne soirée."
À l'heure prévue la traction du Gouvernement vint me chercher : pantalon noir, veste blanche nœud papillon, je quittais les locaux de la Cie du Niger Français sous l'œil bienveillant et le sourire entendu du Directeur, qui comme par hasard, se trouvait là.
Le Gouvernement, bureaux et résidence se trouvait à KOULOUBA sur une colline surplombant BAMAKO au lieu dit le point G ; nous arrivions devant une grande villa logée sous des flamboyants. Je ne étais pas le premier arrivé, le chef de cabinet et sa femme étaient déjà présents, on attendait le Directeur des Finances et sa femme (là je vis les yeux de René sourire) : ce Directeur arriva c'est mon ami Gabin et sa femme connue sous le nom de Bibiche(toujours le voyage au Maroc. À ce propos, au moment où j'écris ces lignes, de ce voyage, il ne reste plus que Gabin et moi ; René lui aussi n'est plus) Un autre couple du Gouvernement et le dernier invité n'était autre que le Guinéen qui a fait le voyage avion Paris Dakar à côté de moi, dents éclatantes ; "Mais on se connait, comment allez vous mon cher !" avec une grande tape dans le dos comme si nous étions des amis de toujours.
Le repas était succulent, la femme de René avait mis les petits plats dans les grands mais reconnaissait humblement que c'était le cuisinier qui avait tout fait et qu'elle aurait bien été incapable d 'en faire autant ; mais en trois mois, depuis son arrivée elle avait su prendre conscience de la position sociale de son mari : "Boy le verre du commandant est vide", commandant parce qu'à l'époque les territoires ; Sénégal, Soudan, Guinée,... étaient divisés en cercles, ce qui correspondait vaguement à des préfectures, à la tête duquel se trouvait le commandant de cercle, les sous préfectures s'appelaient subdivision et leur chef également des "commandants".
Les conversations allaient bon train et je racontais mon incursion involontaire dans le village de lépreux où, bien sûr, personne n'avait mis les pieds ; puis après avoir parlé de l'import export et m'être vite rendu compte que contrairement à ce qu'ils en pensaient les Directeurs de Société étaient très bien considérés, l'on en arriva à parler des affaires judiciaires et notamment d'une affaire criminelle qui venait d'être jugée par la Cour d'Assises de la Guinée à CONAKRY.
Une jeune femme avait étouffé ses deux enfants jumeaux parce que, la nuit, ils se transformaient en serpents et devenaient dangereux pour le village. Elle avait été condamnée à vingt ans de réclusion criminelle. Chacun de commenter les faits et de porter un jugement sur la décision. Un seul ne disait rien notre Guinéen (docteur en droit, administrateur civil de la France d'Outre Mer et ayant vécu pendant dix ans en France). Tous de se retourner vers lui. "Qu'en pensez-vous ?". La longue tirade par laquelle il nous répondit dépassait le cadre de cette affaire ; on aurait dit qu'il attendait une occasion pour poser ses marques et pour nous faire comprendre que nous n'étions que des européens et rien que cela.
"Cette affaire est typique, la Justice Française qui ne connait rien à l'Afrique s'est trompée une fois de plus" - "Mais dans une Cour d'Assises il y a des jurés, ceux ci sont Africains, donc c'est votre justice qui a condamné." - "Mais non, vous n'avez rien compris. D'abord les faits : il est exact que parfois des puissances néfastes s'emparent de l'esprit et du corps d'humains pour perpétrer leurs forfaits et il est normal qu’ils se servent de jeunes enfants qui n'ont pas assez de force mentale pour leur résister. Oui.., malheureusement cela existe, des enfants se transforment en serpents... ; il était normal que la mère s'apercevant de la chose les tue. Si des Africains sont entrés en voie de condamnation, c'est qu'ils se trouvaient devant trois juges (dont le président) blancs et qu'ils n'ont pas pu s'exprimer ou on eut honte de passer pour des demeurés et des sauvages. Je suis persuadé qu'au fond d'eux même ils ont acquitté cette femme qui ne méritait pas de châtiment. Il faudra longtemps aux hommes blancs pour comprendre la mentalité Africaine et ce n'est ni l'ethnographie, ni les sciences humaines qui vous permettront de comprendre ; il s'agit d'une autre approche. Pensez-y !"
J'ai souvent repensé a cette soirée : j’y ai découvert l'Afrique profonde ou plutôt un des grains de sables qui constituent son sol, ajoutant qu'en dix ans sur ce continent je n'en connais guère plus ; heureux ceux qui passant par là ont tout vu et tout compris.
La voiture me ramena vers deux heures du matin, le gardien ne m'entendit même pas rentrer ; malgré les questions indirectes et indiscrètes, je ne m'étendis pas sur la soirée, me bornant à préciser que j'avais retrouvé de bons copains et que le repas était succulent et la soirée très agréable.
Curieusement dans le courant de la semaine je reçus une lettre de mes parents, dans laquelle papa me faisait connaître que le fils d'un de ses collègue était Directeur des Eaux et Forêts à Bamako. Je téléphonais et fis ainsi la connaissance d'André plus vieux que moi de quelques années. Capitaine des Eaux et forets, il était fiancé à l'époque à une jeune avocate Janine avec laquelle il s'est marié par la suite, habitant BAMAKO depuis longtemps.
Ils avaient un grand nombre d'amis parmi les jeunes de vingt à trente ans venant des horizons les plus divers : jeunes fonctionnaires, employés de commerce comme moi, travaillant pour d'autres Sociétés, fils et filles de commerçants ou d'entrepreneurs Syriens ou Libanais, le tout formant un groupe d'une vingtaine de personnes aimant s'amuser ; je fus immédiatement intégré au groupe. Je reparlerai des soirées et des sorties par la suite. Faisant partie de plusieurs groupes d'amis différents, le n'ai guère eu le temps de m'ennuyer pendant mon séjour à BAMAKO.

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Mais pour l'instant je voudrais m'arrêter plus longuement sur mon travail qui, vous l'allez voir, était loin d'être inintéressant
Qui disait service commande, disait obligatoirement livre de stock et sa tenue minutieuse : il fallait, à la seconde, pouvoir appréhender la quantité d'une marchandise donnée en magasin de gros, dans les boutiques de détails, savoir quand les commandes de renouvellement de stock avaient été passées, le prix de revient, le prix de vente, savoir ce qui partait vite, ce qui bloquait les rayons. Une boutique fonctionnant bien (sous le double contrôle du chef de magasin et du service commandes) devait avoir trois quart de marchandises de moins de cinq mois, un minimum de plus de deux ans et le reste situé entre ces deux limites suivant les fluctuations du marché Il y avait donc dans mon travail, une triple démarche : contrôle, gestion,(le mot n'était pas encore à la mode et ne faisait pas partie d'une science ; du bon sens et de la pratique réussissaient très bien à organiser tout cela) et prospective (rechercher les tendances des futures modes locales pour les commandes de tissus, s'assurer qu'un nouveau produit aux couleurs et aux formes différentes de celui en cours se vendrait aussi bien que l'ancien, la publicité n'ayant fait son apparition en Afrique que beaucoup plus tard). Un exemple le pot en fonte à trois pieds que l'on pose directement sur le feu fait de branchages a cessé brusquement de se vendre parce qu'on l'appelait couramment négropot ; autre exemple : les cuvettes émaillées blanches ont cessé de se vendre au profit de cuvettes décorées ; tel tissus de même qualité se vendait ou ne se vendait pas en fonction du dessin.
Pour faire du bon travail il ne fallait pas faire que du bureau et il était même permis, sinon conseillé d'aller faire un tour du côté de la concurrence pour voir et les produits vendus et les prix pratiqués. La Société avait bien quelques boutiques de détail, surtout en brousse ; mais l'essentiel du commerce était tenu par des commerçant Africains (en général des Dioulas) pour les produits de consommation courante et par des Libanais ou des Syriens pour les tissus et le commerce d'alimentation.
Il entrait donc dans mes attributions d'aller faire des inventaires. J'ai fait les deux premiers en compagnie de mon chef marchandises à la boutique européenne d'abord, puis à notre comptoir de SEGOU à deux cents kilomètres de BAMAKO sur les bords du NIGER) L'inventaire se fait toujours impromptu : on part le matin au lever du jour avec le pickup Delahaye de la Société, deux passagers maximum à côté du chauffeur et le plateau chargé de marchandises pour le comptoir.
Le trajet BAMAKO SEGOU est une longue ligne droite de route en terre (la fameuse tôle ondulée) sur laquelle il faut rouler assez vite pour ne pas être secoué. En période des pluies, et c'était le cas, il fallait en outre faire attention aux flaques d'eaux qui cachaient d'énormes trous causes d'accidents (c'est ce qui nous arrivera au retour).
Au kilomètre cent, une espèce de château en banco (boue séchée mélangée à de la paille) entouré d'une grande enceinte pour pouvoir garer camions et voitures. Dans la cour une première pièce portait au dessus de son entrée "Salle de Rafraichissement", la seconde était la "Salle de Restorant", la troisième "Salle de Repos" ; Quant à la dernière, elle était la "Salle de Bèz-ment" encore n'était il pas besoin de le préciser, quatre à cinq jolies femmes Peuhles (à la coiffure en cimier et assez claires de peau) se trouvant devant la porte dans l'attente du client.
Après une bonne demi-heure on repartait pour arriver à SEGOU vers onze heures du matin. Le boutiquier debout devant son magasin guettant notre arrivée (et comment puisqu'il n'avait pas été prévenu pour faire jouer l'effet de surprise : l'un d'eux me le dira plus tard ; "Patron tu oublies le tam-tam, il va plus vite que la voiture" : c'est pourquoi je n'ai jamais constaté de manquant, l'astuce consistant, si manquant il y avait à se faire prêter la marchandise par le commerçant Libanais du coin.)
Ces comptoirs étaient, dans le temps, sous la responsabilité d'un européen ; mais depuis cinq à six ans ils avaient été remplacés par des commis Africains très compétents. Les maisons d'habitation étaient restées meublées et toujours entretenues pour servir de cases de passage. Le repas du midi était prêt et déjà le plus gros commerçant Libanais de la ville envoyait son boy prévenir que le soir nous étions invités à dîner chez lui. L'inventaire débutait à deux heures, et sa rapidité dépendait de sa préparation et de la dextérité du boutiquier : un gros inventaire durait trois à quatre jours et il n'y avait jamais de surprises.
Par contre les repas chez les Libanais étaient pantagruéliques : on n'y voyait pas les femmes qui ne faisaient qu'apparaitre, pleines de langueur et aux yeux de biche. "pas moyen de s'en envoyer une, ils les surveillent" me glissait mon chef et se terminaient toujours par des pâtisseries au miel parfaitement écœurantes. J'ai eu la chance à SEGOU, une fois d'assister à un mariage Libanais, c’est à dire que le mariage durant trois jours j'ai été invité pendant trois jours et m'en suis sorti avec une solide crise de foie.
Je me suis retrouvé seul pour aller faire mon inventaire à SIGUIRI en Guinée dans les monts Mandingues. Cette petite ville au Sud de BAMAKO était en outre une ville de placer où l'on se livrait au commerce de l'or. Les collègues me firent d'abord une farce en me disant que le boutiquier s'appelait Turenne, nom dont je le gratifiais en arrivant "Salut Turenne" alors qu'en fait il portait un nom bien Guinéen : celui de Condé ; la plaisanterie était facile mais le brave homme ne s'en offusqua pas me disant que parfois certain blancs l'appelait comme cela sans qu'il comprenne pourquoi. Lui aussi m'attendait sur le pas de sa boutique, lui aussi me conduisit à la case de passage, cachée au fond d'un jardin luxuriant : tout était propre ; je déposais ma valise sur une chaise pendant que Monsieur Condé tendait ma moustiquaire et me montrait que le seau à douche était plein et que je pouvais me rafraîchir ; il tournait en rond dans la pièce, obséquieux se frottant les mains, déplaçant une chaise tirant les rideaux "Est ce que Monsieur est satisfait ?" "Nous vous attendions.. Le tam-tam... l'inventaire ira vite, tout est prêt.." Il ne décollait pas, à tel point que je dus lui dire de me laisser me reposer.
Il sortit, mais tout aussitôt la porte s'ouvrait : " Ha ! Monsieur j'allais oublier (Silence frottements de mains) j'allais oublier.... et pour la VOLUPTE ce soir ?" Je n'ai pas pipé et lui ai répondu "Trouves en une jolie, propre et saine." Sa figure s'était épanouie, j'étais un homme normal et je lui faisais confiance. "Que Monsieur se rassure ce sera parfait." J'ai eu droit à l'invitation chez le gros Libanais du coin pour le soir ; les desserts étaient aussi écœurants et quand je suis rentré à la case après dîner m'attendaient non pas une, mais trois jeunes femmes aux physionomies et aux morphologies différentes, ce qui me facilita le choix, laissant à chacune des deux autres un petit cadeau pour les dédommager du déplacement et de leur déconvenue (je n'allais quand même pas garder les trois.) Il n’y a pas lieu de se glorifier de ces amours furtives et vénales ; cependant je n'ai jamais eu l'impression de transgresser des règles de morales ou bien d'user du pouvoir oppresseur du blanc, tant il y avait de simplicité dans ces rapports qui se rapprochaient plus d'une certaine hygiène et d'un certain équilibre que d'une dépravation
Je profitais de mon séjour pour aller visiter les placers soigneusement gardés ; ce qui m'a le plus étonné c'est l'abondance de couleurs (en effet la main d'œuvre était essentiellement féminine et les pagnes multicolores portés par les ouvrières et les parasols qui les protégeaient, se détachaient avec violence sur le rouge de la terre d'une part et le bleu intense du ciel d'autre part. Il y avait, travaillant là, côte à côte, plus de mille personnes et l'on aurait dit qu'un immense patchwork avait été mis à sécher sur le sol ; dès qu'un peu de poudre d'or avait été recueillie. elle était versée dans les parties creuses de grosses plumes et emportée tous les soirs à la boutique.
Parfois c'est une ou plusieurs pépites qui étaient trouvées ; autre sujet d'étonnement la densité de l'or : une boite métallique de cinquante cigarettes remplie de poudre d'or pèse entre sept et huit kilos. Je décidais d'acheter cinq pépites (des mouches) que je me réservais d'offrir à maman
L'inventaire se déroula sans histoire ; je repris quelques marchandises invendables pour essayer de les écouler sur la capitale et pickup plein nous reprenions la route pour BAMAKO.
Le voyage fut marqué par deux faits. Le premier fut la vision au loin d'un troupeau de pintades sauvages ; je demandais au chauffeur d'arrêter et suivi de ce dernier, après avoir pris le vent, je m'approchais assez près pour, d'un seul tir tuer deux volailles et en désailer une troisième qui fila à pied aile tombante ; fier de mon exploit je me tournais vers le chauffeur et lui dis "tu as vu", mais au même moment, sentant que la troisième allait pouvoir nous échapper en se glissant dans des fourrés il lui lança son poignard et l'atteignit en plein cou a une bonne cinquantaine de mètres. Lui ne dit rien et me regarda simplement ; je venais de recevoir une leçon que je n'ai jamais oubliée.
Ce devait être le jour... quelque vingt cinq kilomètres plus loin je vis, marchand parallèlement à nous, un lion majestueux dans la brousse ; je saisis mon fusil qui était à côté de moi et dis au chauffeur : "arrêtes, dans le pick up nous ne risquons rien, avec une balle je l'aurais facilement ; il est à peine cents mètres" la voiture continua à rouler, "mais arrêtes". "Non patron regardes le bien, il est beau il ne fait aucun mal ; si tu le tues, tu n'auras qu'une peau qui va se dessécher et être bouffée par les vers ; ne tues pas pour le plaisir, laisse le vivre ; les pintades c'était pas pareil, ça se bouffe "j'ai cassé et désarmé mon fusil et lui ai dit" tu es un sage" et il m'a répondu toi aussi tiècoroba (ce qui signifie le vieux en Bambara : surnom que m'avaient donné les employés de BAMAKO parce que je m'étais laissé pousser le bouc, contre l'avis du directeur ; chez les Africains les pilosités sont l'apanage des personnes âgées). Ce fut ma deuxième leçon : à partir de ce jour je n'ai chassé que pour me nourrir ou détruire un animal nuisible.
Dans le cadre de mon travail, j'aimais bien aussi quant René, notre transitaire, me prévenait de l'arrivée d'une marchandise attendue et deux anecdotes me reviennent en mémoire.
La première est celle du fer à béton. Les camions avaient déchargé je ne sais combien de tonnes de fer à béton au milieu de la cour ; comme nous étions dans la saison des pluies il fallait faire rentrer cette marchandise en magasin avant une bonne averse pour éviter que la rouille ne s'y mette. Dès le lendemain matin le nombre de manœuvres apparemment adéquat avait été recruté, mais le travail n'avançait pas vite, ils se mettaient à trois pour transporter une barre : un à chaque bout et un au milieu ;j'ai vu au loin le ciel s'obscurcir et j'ai demandé au chef des manœuvres de faire presser le mouvement, le résultat ne fut guère concluant ; je me plaçais donc au milieu d'une barre et m'aperçus que je pouvais la transporter tout seul ; pour être plus à l'aise de mes mouvements je tombais la chemise et le casque en plein soleil et dis au chef. "Tu leur dis de faire tous comme moi on va finir très vite avant que la pluie n'arrive ; Y a pas une manière de les faire presser, de chanter, tu ne vois pas." "Si patron," et il entama une sorte de mélopée reprise en cœur par tous les manœuvres qui, maintenant, faisait çà en courant, moi devant.
Il y eut tellement de bruit que le directeur sortit de son bureau pour voir ce qui se passait ; devant le spectacle il faillit en casser ses lunettes, m'appela, m'ordonna de me rhabiller : il était devenu tout rouge, au bord de la crise : "Ne refaites jamais cela, vous êtes fou... faire le manœuvre, devant des nègres, c'est le soleil qui vous a tapé sur la tête et puis avec votre barbiche… Revoyez votre attitude, mon ami, des gens comme vous." "Mais monsieur le Directeur, je ne voulais pas que le fer soit trempé, d'ailleurs regardez, il commence tout juste à pleuvoir et ils ont presque fini." "Taisez vous" (J'ai su par la suite qu'il m'en voulait pour une autre raison, j'avais été invité par une fille, sur laquelle il avait des visées, à une soirée chez elle qui réunissait une bande de jeunes) Avec plus de délicatesse, le chef marchandises me fit comprendre que le temps n'était pas encore venu pour les blancs d'être l'égal des noirs etc.. "Ne recommencez plus....".
Il y eu aussi l'épisode du vin du Portugal. Il en était arrivé des milliers de litre dans des containers en acier. Le malheur est que le transport avait duré plus longtemps que prévu et l'exposition au soleil sur les quais beaucoup trop longue.
Dès l'ouverture du premier container on s'est tout de suite aperçu que le vin était devenu imbuvable et je proposais à la direction d'aller l'épandre à cinq ou six kilomètres de la ville. Le Directeur me regarda avec mépris. "Vous n'avez rien d'un commerçant... et la perte," "mais il y a l'assurance." "Taratata, perte de temps, d'argent ; allez chercher une tonne de sucre, ajouter dix kilos de poivre, un kilo de cannelle, laissez macérer pendant trois jours au soleil et vendez moi ça plus cher que les autres vins en le baptisant cuvée spéciale, ce ne sera pas un mensonge." C'est ce que j'ai fait : le vin s'est parfaitement vendu, au prix fort et on est venu en redemander.
Je ne raconterai pas l'histoire des brouettes que les manœuvres se mettaient sur la tête après les avoir remplies et qui ne comprenaient pas ces blancs qui choisissaient des récipients aussi lourds et aussi difficiles à porter, alors qu'une bonne calebasse bien légère est plus commode : en effet cette histoire est arrivée â tous ceux qui ont pratiqué l'Afrique à une même période et a même fait l'objet d'une carte postale dite "humoristique".
Par contre mon service "commandes" m’appelait à m'occuper des articles les plus divers. Un jour, le club de Football de Bamako "L'Étoile" vint à nos magasins pour l'achat d'un ballon réglementaire ; je fis comprendre qu'il faut toujours en avoir un de rechange en cas d'ennuis ; d'accord, je passai ma commande et deux mois plus tard je livrai mes deux ballons ; huit jours après je recevais une lettre du Président du club qui me remerciait car le club avait gagné son match grâce au ballon(en Afrique tout objet a une âme et une vie propre bonne ou mauvaise qui est ou non bénéfique pour son propriétaire) ; en soi rien que de très normal, mais j'ai surtout relevé la fin de la lettre :
"Et croyez, Monsieur le Directeur, que la boule de ma reconnaissance roulera éternellement dans le corridor de vos bienfaits. Avec l'assurance de mes sentiments les plus finement nickelés" (l'on comprendra mieux cette formule de politesse quand on saura que les livres les plus lus étaient Le Chasseur Français et le Catalogue de Saint Étienne où pratiquement sur toutes les pages vous aviez "tel article 100 frs, le même finement nickelé 150 frs".)
Outre les commandes, je m'occupais de la Northern Ins c°. J'aimais bien car cela me donnait l'occasion d'aller faire du démarchage ; disons le tout net d'aller flâner en ville. Mes clients étaient les commerçant Libanais qui avaient peur des incendies de leur stock de tissus ; mais il fallait être d'une prudence extrême et les tractations étaient longues : les assurances coûtaient chers et ils voulaient payer les primes les moins élevées possibles et par ailleurs étaient tentés de surévaluer leurs stocks pour toucher plus en cas de sinistre. Heureusement René notre transitaire qui avait touché à tout m'avait bien expliqué le problème et il ne m'est jamais arrivé de pépin dans ce domaine.
Par contre, une sortie pour moi était l'occasion d'aller voir les artisans travailler l'or ou l'ivoire dans leurs échoppes, de sentir les odeurs épicées du marché au milieu duquel se trouvait la fontaine aux masques et surtout d'assister aux palabres interminables entre acheteurs et vendeurs.
La langue la plus usitée était le Bambara et déjà pour se saluer cela demandait un certain temps ; un exemple deux hommes marchent l'un vers l'autre ; à une cinquantaine de mètres l'un de l'autre ils se donnent leur nom "Diallo" - "Touré" celui qui a parlé le premier continue "Kakané" (comment vas tu) l'autre répond : "Y Kakané" (et toi comment vas tu) et toute la famille y passe : l'oncle, la tante, les cousins, les enfants, la vache, l'âne, les volailles ; pendant ce temps chacun d'eux continue à avancer : lorsqu'il se croisent, ils se tapent largement dans la main et alors qu'ils se tournent le dos les interrogations se poursuivent pour terminer par "Mousso Kakané" (comment va Madame) et "M'ba" (Et ton père). Au début cela surprend, puis quand on y réfléchit bien et que l'on pense à nos paysans qui se disent bonjour le matin en se demandant "s'ils ont bien déjeuné" la différence n'est pas très grande.
Par contre les rapports hommes et femmes sont empreints d'une grande pudeur (nous sommes en 1951, je le rappelle et les médias n'ont encore rien détruit) je n'ai jamais vu de garçons aborder des jeunes filles dans la rue et jamais je n'ai vu des regards effrontés ou provocateurs.
Peu à peu ma vie s'était organisée ; j'avais un travail qui me plaisait ; enfin le seul reproche que je lui faisait était de ne pas être très enrichissant et j'avais su organiser mon temps libre ; Il faut signaler que j'avais au bout de trois mois laissé l'affreuse chambre de mon début de séjour pour un deux pièces(une chambre plus une grande pièce avec une grande table et un divan local décorés avec des couverture pays ; j'avais un petit bureau dans ma chambre) de plus un nouvel agent était arrivé pour remplacer Roger qui était parti en vacances ; ce garçon, Bruno était d'origine polonaise, parlait couramment six langues vivantes, était un passionné de grande musique slave(c'est lui qui m'a décortiqué "Dans les steppes de l'Asie Centrale" de Moussorgski, qui m'a fait sentir "La Moldau" de Smetana). IL avait un tourne disque et ses disques que nous avions installés dans ma salle à manger ; il faisait popote avec moi. Sa folie était, le dimanche, de mettre de la musique slave et déguster du vrai caviar qu'il payait un prix fou avec une vodka "zubrovska" à la glace pilée. Comme il était beau gosse et bon danseur, il faisait des ravages aux thés dansant de la boite de nuit d'à côté.
Donc le soir, après le travail, ou bien j'allais traîner pendant un moment au bar avec mon chef marchandise et Lucien, ou bien je profitais d'une occasion pour aller à Koulouba retrouver mes condisciples René ou Gabin ; dans ce cas là je dînais généralement chez l'un ou chez l'autre et parfois quand le temps était beau je redescendais à pied par un sentier en pleine brousse.
Un soir de pleine lune, qui en Afrique éclaire presque autant que le soleil, je me suis retrouvé nez à nez avec une hyène énorme ; cet animal sent mauvais et est repoussant ; en plus son glapissement n'est pas encourageant ; par contre, heureusement, il ne s'attaque qu'à la charogne et n'est dangereux que lorsqu'il est blessé ; mais je ne le savais pas. Je n'eus d'autres ressources que de crier "Boué" (ce qui en bambara signifie "fous le camp") la bête s'est sauvée et j'ai, par la suite, continué à prendre le même sentier mais en faisant du bruit, ce qui suffit à faire fuir tous les animaux.
Parfois il y avait les grandes sorties au restaurant ; soirée de gala quand les deux grands directeurs étaient venus de Paris ; très collé monté ; il était de bon ton pour le plus jeune (et c'était moi), de se sacrifier et d'aller inviter la femme du directeur local à danser : "Monsieur le Directeur, Vous permettez ?" Madame minaudait, faisait sa chochotte : "C'est une nouvelle danse, je ne sais pas si je vais savoir, soyez indulgent"... Mais quand on était à l'autre bout de la piste elle se faisait langoureuse et entrait dans la voie des confidences "Ah, ce que vous dansez bien, moi j'adore, mais vous savez, ici, on n’a pas tellement l'occasion."
Il y avait les soirs de tranquillité, où quittant le bureau à dix sept heures je partais à pied par les "Allées du Fleuve" jusqu'au Niger et au Canoë Club. En effet j'avais fait l'acquisition d'un kayak toilé monoplace que j'avais repeint en vert et blanc ; je le garais au club. Il faut dire que le pont de Bamako n'existait pas encore ; il n' y avait que la première pierre et une plaque indiquant que le Président Vincent Auriol l'avait posée en 1949 : à cet endroit le bief du Niger est de trois kilomètres (d'une rive on voit l'autre, mais c'est tout juste) la traversée se faisait en période sèche par une chaussée submersible située dix kilomètres en amont et par un bac en saison des pluies.
D'autres garçons, comme moi, pratiquaient ce sport et nous partions toujours à trois ou quatre embarcations. Le fusil entre les jambes, la cartouchière bien au sec nous tournions autour des îles pour en débusquer les canards qui étaient un met de choix ; parfois c'était la grande aventure : on faisait la traversée : avec la force du courant il fallait remonter d'environ deux kilomètres pour atterrir en face de l'autre côté ; dans ces cas là, nous rentrions au début de la nuit et le gardien s'inquiétait et mettait de grosses lampes à pétroles à pression (lampes pétromax) pour guider notre retour.
Parfois nous faisions un méchoui ou tout simplement griller des saucisses sur un feu de bois allumé à la hâte sur la rive du fleuve. Le retour à la Société n'était pas triste, les grandes roussettes qui pendaient en grappes après les branches d'arbres commençaient leur vie nocturne et souvent de grandes ailes nous frôlaient (j'ai vu des envergures de un mètre) Pendant la période sèche l'air était sec et brûlant, la transpiration s'évaporait tout de suite et les trente deux degrés étaient supportables. Parfois on entendait la mélodie des balafons. Les griots Bambara (comprenez les baladins) étaient de véritables artistes qui savaient tirer de cet instrument tout ce qu'il pouvait exprimer, de la joie à la tristesse la plus profonde, de l'eau qui coule au vent qui souffle, et parfois, nous dirigeant au son, nous allions jusqu'au lieu du concert, quitte à être les seuls européens présents et à donner un billet de dix francs à l'artiste.
Il y avait les soirées de grande bringue et notamment celle pour l'anniversaire du chef marchandise qui avait invité les célibataires au restaurant. Après avoir bu quelques apéritifs et armés de nos carabines 22 long rifle 5,5, nous nous sommes amusés à descendre quelques lampadaires, puis à faire quelques tirs dans la salle de restaurant sur les affiches qui étaient collées au mur au dessus de la tête des clients qui eurent tôt fait de déguerpir en nous traitant de dingues (et ils avaient raison bien sûr). Cela s'est terminé par un concours de précision : descendre un quart Perrier posé à quinze mètres sur la tête de notre chef qui avait confiance en nous. Nous avons rangé nos armes de nous même et n'avons eu ni plainte ni récrimination.
Parfois les dîners officiels venaient également rompre la monotonie de la vie courante. Je me souviens d'un repas chez le Président de la chambre de commerce où mon chef, avec l'accord du directeur, m'avait envoyé à sa place. Pour tout expliquer l'épouse de cet honorable commerçant était assez collet monté et très précieuse ; elle frisait la cinquantaine et se piquait d'avoir une des meilleures table de la ville, ayant, bien sûr, le meilleur des cuisiniers. Grande table, nappe blanche, argenterie, fleurs, tout y était et parfaitement ordonné. Les hors d'œuvres, faits de charcuterie et de crudités étaient heureusement et même artistement présentés ; la maîtresse de maison était aux anges et annonça "Pour le prochain plat, je vous ai fait une surprise" coup de clochette et "Boy tu peux servir".
La porte s'ouvrit et, stupeur, apparait le boy, un bouquet de persil dans chaque narine, portant avec respect une énorme tête de veau posée sur un plateau d'argent. J'ai cru que notre hôtesse allait avoir une attaque... Heureusement un des invités ne put se retenir et éclata de rire ; ce rire fut communicatif et la maîtresse de maison fit comme ses invités
Elle nous devait cependant une explication ; oui la surprise était bien la tête de veau qu'elle avait fait venir de France (c'était effectivement rare à BAMAKO) mais pour que la présentation soit parfaite elle avait, avant le repas dit au boy "Ah, pendant que j'y pense, quand tu serviras la tête de veau, n'oublie pas :.., du persil dans les trous de nez". Le repas continua délicieux et cette brave dame se consola, mais le lendemain toute la ville était au courant

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Si tels étaient les jours de semaines, les dimanches étaient aussi variés compte tenu de mes différents points de chute possible
Mes collègues étaient quand même ceux avec lesquels je sortais le plus souvent, particulièrement René le transitaire et Bruno mon copopotier. René avait une voiture, une deux cent trois à toit ouvrant. Comme en général le samedi soir on rentrait très tard ou très tôt, on se levait très tard et nous partions l'après midi.
Certain dimanche nous avions quitté BAMAKO après la sieste avec René, sa femme, le gamin, Bruno et moi, en direction de KAYES sur la route inter coloniale BAMAKO DAKAR. Nous avions chacun notre fusil, des munitions et par précaution nous avions emporté une bouteille de limonade et une orange pensant être de retour vers les dix huit heures.
Quelques petits gibiers : lièvres (il n'y a pas de lapins en Afrique mais des lièvres plus petits que ceux d'Europe) pigeons verts et tourterelles s'étaient enfuis devant nous sans que nous nous arrêtions. Nous avions, en suivant la carte Michelin pris deux routes en tournant deux fois à droite qui devaient nous ramener sur la grand route. Nous étions vraiment en pleine brousse. A un moment donné le petit garçon eut envie de faire pipi et tout le monde descendit pour en taire autant.
Prévoyant, René nous avait demandé de charger nos fusils et de ne pas trop nous éloigner ; soudain un cri perçant de la femme de René ; par curiosité, elle s'était approchée d'une ligne noire mouvante qui traversait la route ; large d'environ cinq centimètres, elle était composée de milliers de grosses fourmis noires ; ce que l'on voyait moins, c'était les guerrières, qui protégeant les flancs de la colonne, se trouvaient à un mètre du gros de la troupe. Une d'elle ou plusieurs avaient monté le long des jambes de la brave dame et lui mordait le sexe.
Nous faisant passer l'enfant, René cria à sa femme : "Fous toi à poil, j'arrive." Il n'avait pas eu besoin de nous demander de regarder ailleurs et tant qu'il n'eut pas arraché les deux fourmis qui s'étaient accrochées cette pauvre femme hurlait de douleur. Cette aventure avait donné soif au petit et à sa mère ; avec Bruno et René, sans rien nous dire nous avons déclaré na pas avoir soif en prévision de le ne sais quoi. Et nous avons repris la route, ou ce que nous croyons être la route de BAMAKO. La nuit commençait à tomber et nous ne voyions pas à l'horizon les collines qui dominent la capitale.
Puis la lune s'est levée, énorme, majestueuse rafraîchissant l'atmosphère par sa clarté métallique. Les ombres s'allongeaient au sol, plus nettes, plus découpées que pendant le jour ; ombres "chinoises" grandeur nature en Afrique... et la brousse s'éveillait... pour la nuit.
Les bruits que l’on n’entendait pas dans la journée, soit parce que les animaux dormaient, soit parce que la vie des insectes par un bourdonnement continu faisait un bruitage et un brouillage. Sons de la nuit purs, miaulement lointain de la panthère, hululement de la chouette, bruits de branchages cassés dans une fuite éperdue devant un prédateur, cris d'agonies, souffles rauques : telles étaient toutes choses au milieu desquelles nous roulions maintenant vers l'inconnu, avec appréhension.
À un carrefour, une mare avec de l'eau croupissante entourant des fientes d'animaux, éclaboussement des crapauds buffles mis en fuite ; les trois hommes n'en pouvaient plus, l'on allait boire sans penser aux maladies, aux contagions, on but comme des bêtes, parce que l'on avait soif et que l'on n'avait pas avalé une goutte de liquide depuis huit heures.
L'enfant dormait, la femme aussi ; René conduisait ; à l'arrière je m'étais s mis debout le corps à moitié sorti par le toit ouvrant, le fusil chargé reposant sur un linge pour ne pas abîmer la carrosserie. Soudain devant nous à trente mètres dans les phares de la voiture surprise, une panthère, je n'avais que du petit plomb engagé dans le fusil, mais en même temps que mes amis criaient : "Tire" mon coup de feu partit. L'animal fit un saut comme une pirouette rebondit en l'air et s'enfonça dans les herbes. On arrêta la voiture
"Du sang, je l'ai touchée, elle est blessée", je courus dans les herbes sur cinq mètres mais René m'appela : "Reviens, reviens vite". Ce que j'ai fait. En vieux chasseur il avait tout de suite pensé que l'animal blessé pouvait ou se tapir pour nous attaquer à notre passage ou nous "tourner" pour nous surprendre par derrière. Il me consola en me disant : "Tu l'as bien blessée, mais il faut espérer qu'un autre prédateur l'achèvera".
La lune était maintenant haute dans le ciel. Nous arrivions à une vaste plaine parsemée de petits buissons assez espacés. Il était bientôt minuit ; René prit une décision : "Nous allons chasser pendant vingt minutes, l'un de nous va rester près de la voiture (à vue) les autres essaieront de débusquer une biche ou autre chose" ; au bout de dix minutes nous étions complètement perdus tous les deux, Bruno et moi, pas moyen de se repérer, nous appelions.... en vain ; nous avions encore tous deux le casque sur la tête et il commençait à peser. Il faisait étouffant, un vent chaud s'était levé ; nous essayions de nous diriger à la lune oubliant que celle ci se déplaçait et puis au loin nous avons entendu le klaxon de la voiture ; nous avons répondu par deux coups de fusil en l'air. Cinq minutes après, nous étions à nouveau ensemble.
René pensa alors que le mieux est de rouler jusqu'à deux heures du matin en prenant toujours à droite aux carrefours ; c'était bien rare si nous ne retrouvions pas la grande route. A trois heures, nous roulions toujours ; je me suis assis dans la voiture, Bruno a pris ma place, l'enfant dormait. Sa mère ne disait rien, paraissait épuisée (elle n'avait pas bu dans la mare comme nous ; évitant ainsi ce que j'aurais plus' tard ; une amibienne enkystée dont il me faudra quinze ans pour me défaire avec toujours une fragilité intestinale) elle conservait précieusement l'orange pour son fils.
Au loin une lumière, était ce possible En nous approchant nous distinguions sous la lune une grande bâtisse en banco, un grand portail et... une grande croix ; nous étions tombés sur une mission. Nous actionnions la cloche et une sœur apparut toute endormie. Elle nous rassura, notre cauchemar était fini. Elle nous conduisit chez les pères au couvent mitoyen. Nous avons raconté notre histoire, les pères n'étaient pas étonnés ; la carte Michelin était fausse nous apprenaient ils et nous n'étions pas les premiers à qui la mésaventure arrivait.
Mais il fallût d'abord nous réhydrater ; ils y procédèrent lentement nous donnant de l'eau fraîche en petite quantité à la fois, puis nous avons bu comme des trous. Ils nous donnèrent une provision d'eau pour rentrer et nous indiquèrent le chemin, nous étions quant même à 125 KM de BAMAKO (en fait nous avions tourné en rond). Le carburant était suffisant, nous quittions la mission, il était quatre heures et demi. René a voulu conserver le volant ; il était crevé. Nous sommes arrivés à la Société à six heures et demi. "Comme cela nous ne serons pas en retard pour prendre le travail à sept heures", nous nous précipitions sous la douche je m'aspergeais le corps de "lotion Foucauld", pendant ce temps la femme de René a fait un café musclé et tout frais (si je puis dire) nous avons pris le travail, nous gardant bien de raconter immédiatement notre mésaventure à quiconque. La femme de René nous a dit de ne pas nous inquiéter nous déjeunerions ensemble et reprendrions le travail sans faire de sieste. C'est ce que nous avons fait tenant très bien le coup, mais à dix sept heures dix j'étais au lit et devait déjà dormir et ce jusqu'au lendemain matin six heures sans interruption. J'ai conservé la carte Michelin de l'époque, j'espère qu'elle a été rectifiée
Il y eut d'autres sorties le dimanche, notamment celle ou nous sommes allés à la chasse le jour de l'ouverture alors que les rabatteurs mettaient le feu à la savane pour chasser les bêtes : jamais je n'ai rien vu de si beau : du gibier à profusion, de toute qualité, des bubales, des kobs de Buffon, des gnous, des gazelles, cela sautait de tous les côtés. Mais dois je vous le dire nous étions à quatre dans une Jeep, nous étions partis pour ouvrir la chasse : le spectacle était si beau (je me répète mais on ne peut rien dire de plus) qu'aucun de nous n'a eu le courage de tirer le moindre coup de feu ; ce n'est qu'à trente kilomètres de la ville, au retour, qu'une biche étant venue se jeter sur la voiture, nous l'avons achevée.
Ce que j'ai appelé le grand Safari, dura un weeck end complet en compagnie des amis d'André(le capitaine des Eaux et fôrets). Nous nous sommes retrouvés une quinzaine, garçons et filles, chacun ayant apporté sa contribution en argent ou en marchandise. C'est Janine, l'amie d'André qui avait veillé à l'intendance : il ne manquait rien. Il y avait deux camions de l'administration et sur place nous avions recruté quinze porteurs ; notre colonne de marche s'étendait bien sur une centaine de mètres. Nous avons circulé dans des gorges, grimpé dans des cascades ; suivis à distance respectueuse d'abord, puis serrés de près par une horde de cynocéphales, craignant à chaque instant qu'ils ne nous attaquent en nous jetant des pierres. A un moment donné, en passant sur une corniche étroite j'ai glissé et me suis retrouvé dans l'eau du torrent ; j'en ai été quitte pour un bon bain et la pellicule photo engagée dans l'appareil complètement fichue ; mais la chaleur était telle que j'étais rapidement sec et que même l'appareil ne souffrit pas de ce bain forcé. Le soir André avait fait préparer un ancien campement des Eaux et Forêts ou nous avons dansé jusqu'à tard, en dégustant un énorme méchoui Le lendemain matin nous sommes repartis à pied et rejoindre les camions. Cela nous prit toute la journée et nous sommes arrivés chez André le soir à onze heures pour terminer cette escapade au champagne
Un autre souvenir de Weeck End a marqué pour moi cette période soudanaise, c'est celui que nous avions été passé, Lucien et moi à KOULIKORO. Cette ville était chef lieu d'une subdivision et se situait à cent kilomètres de BAMAKO, juste à mi chemin de SEGOU ; nous y avions une boutique de marchandises diverses qui était tenue par un européen ; âgé de cinquante cinq ans, il était là depuis une trentaine d'années et n'avait jamais bougé, refusant tout avancement, parlant couramment le Bambara et rentabilisant au mieux pour la Société sa présence ; il venait de se marier avec une jeune femme qui venait de le rejoindre.
Venant avec un camion s'approvisionner un vendredi soir, ils nous avait proposé de repartir avec lui pour passer le Weeck end, ajoutant " vous vous débrouillerez bien pour rentrer". La trousse de toilette dans une petite valise avec deux chemises et deux shorts, le fusil, la cartouchière et nous étions près. Arrivés à KOULIKORO nous nous sommes installés, sommes allés faire un petit tour à pied à la chasse tirer quelques perdreaux qui étaient abondants ; nous nous étions bien gardés de diriger nos pas en direction de la montagne sacrée où il était préférable de ne pas aller si l'on ne voulait pas blesser des susceptibilités et encourir les foudres des sorciers (je reviendrais plus tard sur ce lieu et la triste histoire que j'ai connue qui s'y rattache).en l'honneur de l'arrivée de sa femme.
Celle ci était là depuis quinze jours et commençait à s'ennuyer ferme ; notre arrivée avait causé un peu de distraction, mais dans la soirée je l'entendis poser la question suivante à la femme, d'un âge respectable, du commandant de cercle. "On s'ennuie à mourir ici, que faites vous dans la journée ?" La question avait aussi été entendue par le Commandant qui s'approcha et assez bas lui glissa : "On baise ma petite, on baise" immédiatement réprimandé par sa femme. "Assez Victor vous êtes incorrigible". La soirée fut une réussite et le lendemain consista à traîner de droite et de gauche, notre ami nous montrant comment il avait en trente ans arrangé sa maison, également à s'enquérir d'un moyen de transport pour le retour : mais rien.
Une seule solution : prendre le train, mais le train de voyageurs était parti à quatorze heures ; alors prendre en fraude le train de marchandises à trois kilomètres de la ville dans une grande courbe où l'on nous conduirait et sauter du train en marche un kilomètre avant l'arrivée à BAMAKO. Notre ami avait l'air de très bien connaître ce moyen clandestin et nous expliqua fort bien le où et le quand.
Une fois dans le train je n'en menais quand même pas large, étant peu habitué à ce genre d'exercice : le départ s'était pourtant bien effectué. Malgré toutes les explications données, nous approchions de BAMAKO, mais le train ne ralentissait pas et nous commencions à nous faire du souci, le ralentissement arriva enfin, dans une courbe, amis il fallait faire vite ; Lucien a sauté, bonne réception, mais il m'avait laissé la petite valise et le fusil, j'ai hésité et puis hop… : je me suis retrouvé le genou ouvert sur le ballast, la crosse de mon fusil et ma valise légèrement abîmée, rien de grave et en tout cas préférable à une arrestation pour voyage clandestin... etc.
Quoiqu'on en dise la chasse occupait une grande partie de nos activités : le fait d'être ami du chef des Eaux et Forêts ne me dispensait pas du respect des lois. André savait qu'il m'arrivait de chasser la nuit avec une lampe frontale (ce qui était interdit et que tout le monde faisait), qu'il m'arrivait de tirer de la voiture où j'étais. J'étais prévenu, si j'étais pris, tant pis.
Un jour où je partais en tournée assis à coté du chauffeur, je vis dans les phares un beau lièvre aux oreilles bien droites au milieu de la route ; je remontais le pare brise rapidement et tirais ; mon lièvre partit lentement blessé à mort ; je sautais de la voiture, le lièvre rentra dans les herbes et devinez ce que je trouvais derrière le bosquet qui était tout près : un garde forestier (en uniforme) qui tirait lentement sur la ficelle à laquelle était attaché un lièvre empaillé : Je ne pouvais pas nier les faits.... mais ce brave fonctionnaire voulait procéder à la confiscation de mon fusil et du pick up comme l'y autorisait la loi. Le fusil à la rigueur, je comprenais, mais le véhicule de la société : Non. Pour sauver mes marchandises et mon transport j'ai abandonné le fusil.
Tout cela avait demandé un tel temps que lorsque je suis arrivé au marigot que nous devions traverser, le bac et le passeur étaient de l'autre coté ; klaxon, cris, appels de phares rien n'y fit ; à coté du chauffeur je m'emballais dans de vieux sacs et m'allongeait sur des sacs de sucre à l'arrière du pick up. Jamais je n'ai autant subi de ma vie l'assaut des moustiques, ils arrivaient à me piquer à travers la toile de jute, atroce.
J'ai gardé de cette nuit une marque qui s'est pérennisée ; j'avais contracté le paludisme qui m'a mis à plat bien des fois et qui s'est estompé il y a seulement très peu de temps. Pour en terminer avec le lièvre, de retour à BAMAKO, je suis allé voir André qui m'a rendu mon fusil et m'a fait promettre de ne plus jamais tirer de la voiture, promesse que j'ai toujours respectée.
Les sorties en brousse réservaient parfois des surprises plus importantes.
Un jour où nous étions partis chasser avec René et Bruno (la femme et l'enfant ne nous avaient pas accompagnés ce jour là) sur la route de SIGUIRI et en arrivant aux premiers contreforts des Monts Mandingues nous avons pris une petite route qui se terminait en cul de sac et se continuait en direction de la montagne par un sentier que nous avons suivi, guettant l'envol de pigeons ou de pintades ; à un détour nous avons été arrêté par un berger armé d'une lance, de haute taille, vêtu d'un pagne passé sur une épaule qui nous a fait comprendre que nous ne pouvions aller plus loin. Pourquoi ? Il ne parlait pas français, mais fit signe de le suivre, nous emmenant dans un hameau ou un individu coiffé d'une vielle casquette militaire s'est mis au garde à vous et nous a fait un salut réglementaire se tapant ses talons nus l'un contre l'autre.
Invités à nous asseoir nous avons eu droit à l'offrande du lait ; l'hôte boit à la calebasse et vous invite à poser vos lèvres où étaient les siennes pour être sûr qu'il n'y a pas de poison. Comme cet homme avait quelques "bobos" autour de la bouche et qu'un certain nombre de mouches voletaient autour de la calebasse, il nous fallut prendre sur nous et faire un effort pour déguster ce lait et ainsi honorer celui qui nous recevait.
Pourquoi nous avait on interdit d'aller plus loin, nous voulions bien respecter leur coutumes mais nous voulions savoir pourquoi : Réponses évasives.. C'est René, en vieux broussard, qui menait la discussion. Il demanda alors à ce qui devait être un sorcier si le sentier conduisait à la grotte dont on apercevait la large entrée à flanc de montagne. L'expression de son interlocuteur nous démontra qu'il avait vu juste. Cela faisait maintenant dix mois que j'étais au Soudan mais l'on m'avait appris, quand l'Africain craint quelque chose, que son teint devient grisâtre et qu’il ne peut empêcher son gros orteil de remuer.
Cadeau de deux cartouches, de deux billets de cinq francs CFA et la discussion repris mais notre sorcier devint plus loquace devant tant de munificence. C'est ainsi qu'il nous expliqua les raisons de l'interdiction d'avancer vers la Grotte et surtout d'y pénétrer sans avoir sacrifié aux esprits des ancêtres.
L'entrée respectable de la caverne était nous dit il petite par rapport à la hauteur et à la largeur de celle ci, puisqu'un village entier y était reconstitué avec en son milieu le double tombeau du Roi et de la Reine des Mandingues qui avaient été enterrés là dans la nuit des temps avec leur cour, enterrés à l'endroit où ils étaient morts, lors de la conquête qu'ils avaient faite venant de l'est.
Curieusement toutes les légendes Africaines situent le berceau de l'humanité vers l'est du continent et sous la domination d'une race blanche. Seraient ce les peuhles qui effectivement n'ont pas de traits négroïdes et dont les cheveux ne sont pas crépus. Leur stature est aussi plus grande et notre vieux sorcier nous parlait de géant de plus de deux mètres de hauteur. Cela bat en brèche la théorie de l'existence de l'Atlantide qui elle, aurait été située à l'ouest : mais je le répète toute la tradition orale du centre Afrique situe cette grande civilisation blanche et conquérante vers l'est ; lorsque l'on remonte vers le nord au dessus du Niger là les anciens savent vous rapporter la conquête de blancs venant de l'ouest mais donnent des précisions qui permettent d'identifier ces conquérants comme étant les Almoravides qui venant de la région de CASABLANCA conquirent jusqu'à TOMBOUCTOU où ils implantèrent l'Islam au douzième siècle.
Le palabre était entamé, nous avions donné cinquante francs pour l'achat d'un mouton pour le sacrifier ; nous allions pouvoir pénétrer dans cette caverne et peut être y découvrir quelque chose... Trois semaines plus tard, j'étais muté à Dakar et je n'ai plus jamais entendu parler de la grotte du roi des Mandingues. Elle est toujours là, je le sens, mais depuis notre passage le hasard a fait qu'aucun homme un peu curieux n'a essayé de percer un des secrets du continent Africain.
Il ne faut pas rire à ce propos, l'Afrique est tellement vaste que l'on peut passer à coté de trésors archéologiques ou anthropologiques sans s'en rendre compte
J'étais à BAMAKO, quand un dimanche, un groupe d'enfants de fonctionnaires du gouvernement se promenaient sur la colline de KOULOUBA, leur chien qui reniflait à droite et à gauche s'enfonça soudain dans des buissons ; les enfants essayant de récupérer leur animal découvrirent l'entrée d'une grotte ; le chien ayant rejoint ses maîtres, les enfants racontèrent leur découverte à leurs parents qui prévinrent à toutes fins utiles le directeur local de l'I.F.A.N.(Institut Français de l'Afrique Noire). Ce dernier, homme curieux de nature, étonné de la présence d'une grotte à cinq cents mètres de son bureau prépara le lendemain une petite expédition qui amena la découverte d'une série de grottes aux murs couverts de peintures rupestres rappelant celles mises à jour une dizaine d'années auparavant au HOGGAR.
Je parlais à l'instant de peuhls. Ce peuple de berger est envoûtant ; en fait ils sont de race blanche et si leur peau est apparemment bleuté c'est tout simplement la teinture de leur pagne couleur bleu nuit qui s'imprègne dans la peau. Si j'affirme à ce point c'est que j'ai encore la vision, traversant un village, d'une jeune femme sortant d'un puits, nue, les cheveux tombant sur le corps, une amphore portée sur une épaule et maintenue par un bras relevé, le buste cambré faisant jaillir les seins, telle une déesse antique. J'étais au cœur de l'Afrique et je me suis frotté les yeux pour m'assurer que je ne m'étais pas endormi et que je rêvais pas. J'ai pu m'en assurer par la suite, il s'agit bien d'une race blanche.

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Je viens de dire que trois semaines plus tard je quittai BAMAKO pour DAKAR. Je devais cette mutation essentiellement à l'inimitié que m'a porté dès son arrivée le nouveau chef marchandises qui remplaçait mon ami le Charentais avec qui je m'étais toujours bien entendu. Ce nouveau chef direct me considérait comme un jeune con et affichait chaque fois qu'il le pouvait sa supériorité en matière commerciale. Je m'étais donc réfugié de plus en plus dans le cercle des amis d'André des Eaux et Forets et de mes condisciples du Lycée Henri 1V René et Gabin.
J'avais fait des démarches pour rentrer à 1'Education Nationale et un jour, m'étant rendu à la convocation de l'Inspecteur d'Académie pour un entretien, la première personne que j'avais rencontrée était la femme de mon chef marchandises (secrétaire du dit Inspecteur). Le sourire qu'elle m'avait adressé ressemblait à s'y méprendre au regard amène d'une vipère sur une souris de passage. Dès l'après midi j'avais été convoqué chez le directeur avec qui je m'étais expliqué clairement ; il avait fait un rapport à la Direction Générale à DAKAR qui, deux mois plus tard avait répondu en envoyant mon remplaçant pour que je le forme (ce à quoi je n'avais eu droit). Le hasard voulut que lorsque le dit remplaçant arriva et que le Directeur vint nous le présenter nous éclatâmes de rires l'un et l'autre, nous reconnaissant pour nous être connus au French Club à Londres, ce garçon étant un des amis de ma cousine Jacqueline.(Il était le fils d'un des grands patrons de Lever et avait lui, fait H.E.C)
Je dois ajouter que jusqu'à mon départ le 7 janvier 1952, j'ai continué à accomplir mon travail et que j'avais fait un rapport de passation de service qui m'avait valu d'être appelé par le Directeur qui m'avait félicité, révisant son jugement sur moi, fait de malentendu, me remettait une lettre élogieuse pour le grand patron de Dakar, m'affirmant qu'il ferait tout pour que mon départ de BAMAKO ne nuise pas au déroulement de mon cursus. Un brave homme en somme, puisqu'en arrivant à DAKAR, j'apprenais que j'étais nommé adjoint au Directeur Produit.
Avant ce départ ma vie avait été marquée par les vœux et la réception chez le Directeur. Il avait fallu inviter Madame à danser "Ah je vous regretterai, vous étiez si gentil" (Tu parles en neuf mois j'avais du lui adresser la parole trois fois ) et par ma première leçon douloureuse sur l'Afrique insolite.

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Lors de mon arrivée à BAMAKO. J’avais fait la connaissance d'un garçon employé de commerce comme moi qui travaillait à la C.F.A.O. Il venait d'être nommé au siège à DAKAR et avec ses amis, toute la conversation roulait sur l'incursion qu'il avait faite une quinzaine de jours auparavant au delà des limites interdites de la Montagne Sacrée de KOULIKORO. Il se moquait de ses amis en leur disant " Vous voyez bien que tout cela n'est que du vent, il ne m'est rien arrivé ; n'écoutez pas toutes ces histoires de machins et de trucs sacrés c'est bon pour faire peur aux nègres." Cette conversation m'avait frappé et m'étais revenue en mémoire quand nous étions allés à KOULIKORO avec Lucien.
Quelques jours avant mon départ j'appris que ce garçon venait d'être remuté à BAMAKO (l'information circulait très vite dans tous les milieux d'ailleurs) je me retrouvai à déjeuner avec lui au restaurant deux jours plus tard. Au milieu du repas, il s'est effondré sur son assiette : le temps que l'ambulance arrive, il était mort. Personne n'a pu trouver une cause à ce décès subit, mais les vieux coloniaux et les Africains hochant la tête ont dit : "Pourquoi a t il transgressé les interdits des sorciers."
Chacun en pensera ce qu'il voudra, mais je crois pouvoir affirmer qu'il ne faut pas plaisanter avec le paranormal en Afrique. Au cours de mon récit je donnerais d'autres exemples qui montreront amplement que la "raison" européenne ne peut s'appliquer aux faits de l'Afrique

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Mon départ de BAMAKO s'est passé bien simplement ; j'avais demandé à repartir en train, ce qui m'a été accordé très facilement ; un bon petit repas avec les amis, mais pas de réception pour mon départ. J'ai pris le train le 7 Janvier et dès les premières minutes du voyage j'ai eu tôt fait de comprendre que j'étais le seul usager des wagons lits et de plus le seul européen, disons le mot : le seul blanc comme passager ; en effet en neuf mois depuis mon arrivée les lignes aériennes intérieures s'étaient développées et des D.C.3 assuraient le trafic : c'était plus rapide, un peu plus cher, mais surtout moins fatiguant sur les longues distances.
Le cuisinier du wagon restaurant, tout heureux d'avoir un client m'avait préparé un menu digne des plus grands chefs et était venu prendre l'apéritif avec moi. Quand je lui annonçais que le lendemain étant le jour de mon anniversaire, il pourrait mettre une bouteille de champagne au frais, ce fut du délire et le repas du lendemain midi, une véritable encyclopédie du goût.

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Mais, pensez y à fêter votre anniversaire seul : mes vingt trois ans ; je repensais aux autres, ceux d'avant, passés en famille où il y avait toujours eu un cadeau, si petit soit il et un bon gâteau fait par maman ; je repensais à mon ami Jean qui lui fêtait son anniversaire le premier janvier et auquel j'étais toujours invité alors que le huit c'était lui qui venait à la maison. Je repensais aussi à cet anniversaire de 1950(alors que je faisais mon service militaire) fêté à la maison, avec Jean et d’autres (Rosemary en particulier : un jour où j'avais le cafard je lui avais écrit de BAMAKO la suppliant de m'écrire, elle l'avait fait et avant mon départ j'avais eu la chance de recevoir un petit paquet d'Angleterre ; elle devait elle aussi penser à moi).
Tout seul dans mon compartiment, voyant en un film gigantesque de cinémascope en relief défiler l'Afrique je sentais que tout cela était désormais bien fini et qu'il faudrait, arrivé à Dakar, envisager la vie autrement, tournée vers l'avenir avec seulement et pour le plaisir seulement un regard en coin vers le passé.

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Le train arriva à l'heure vingt six heures plus tard, j'étais attendu et le chauffeur me reconduisit au même endroit que la première fois. Il était tard et je n'ai rencontré personne ; ma chambre était prête avec des draps propres et le ménage fait. Cette chambre, je vais l'occuper pendant huit mois : ce n'est pas qu'elle soit luxueuse mais je l'avais arrangée du mieux possible (l'armoire mise en travers pour masquer un coin toilettes) aujourd'hui cela passerait pour un taudis, à l'époque ce n'était certes pas du luxe mais c'était correct. Bien que je revois la tête de maman quand elle y est entrée " Et tu vis là dedans, mon pauvre garçon.
Le lendemain matin je filais à la Direction Générale du groupe qui était abritée par les locaux de la NO.SO.CO. J'y retrouvais quelques têtes aperçues huit mois auparavant, dont le garçon qui m'avait emmené à la plage. En fait je ferais connaissance de tous les midis au cour du repas.
En attendant le Directeur général me fit part de ma nouvelle affectation après m'avoir indiqué qu'il avait reçu de BAMAKO un rapport très favorable sur moi. Il appelle le Directeur Produits, un bel homme cheveux argentés, la soixantaine, short long, très british.
Pendant huit mois je n'aurais qu'à me louer de la délicatesse et de la gentillesse de cet homme. Ne vous méprenez pas : il était le Directeur, j'étais l'adjoint (et à ce titre, j’avais à ma disposition une voiture Jeep Land Rover et un chauffeur à ma disposition pour le travail) ; il y avait une secrétaire (une européenne frisant la cinquantaine, compétente, discrète, efficace, connaissant son métier sur le bout du doigt, préparant à la signature les trois quart des réponses aux courriers les plus divers sans jamais se tromper : Jamais aux cours de mes différentes activités ultérieures je ne trouverai une perle comme elle). Nous partagions tous les trois le même bureau : C'était tout le Service produit, mais il s'y débattait des marchés énormes d'arachides à l'échelon local et international. Je m'en explique.

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Au Sénégal l'arachide était cultivée d'une manière intensive sur de grandes propriétés appartenant à des chefs de villages Ouolofs ou à de grands propriétaires Maures qui employaient une main d'œuvre noire (eux se considérant comme blancs et traitants leurs employés agricoles de "sclaves" (nous sommes en 1952 je le rappelle).
Il existe plusieurs variétés d'arachides dont la variété américaine du nord dite arachide de bouche et la variété Africaine plus petite mais dont le pourcentage en oléagineux est très fort (ce pourcentage varie d'ailleurs selon les cultures, selon les années etc..) Les champs de culture se trouvaient à l'est sud est de DAKAR dans une région s'étendant de RUFISQUE jusqu'à THIES (à soixante quinze kilomètres de DAKAR). Le paysage y est monotone, vaste étendue sablonneuse au milieu de laquelle se dressent d'énormes baobabs et quelques fromagers. La récolte commence fin mai et les arachides sont entassées sur place pour sécher en d'énormes tas dits "seccos" qui doivent être aérés pour éviter la fermentation. Chaque propriétaire, en début de campagne, vient vendre ses "seccos" aux grosses Sociétés : C.FSA.O., S.C.0.A par contrats à un prix qui peut être fixe pour la campagne (quand le marché est régulier) ou à un prix à fixer qui peut varier au jour le jour suivant les cours de la bourse.
La NO.SO.CO., quand à elle, avait deux débouchés pour les arachides qu'elle achetait : soit la transformation en huile à l'usine Lesieur de DAKAR, soit l'exportation dans le monde entier. J'étais personnellement chargé des achats sur place, de la vérification des "seccos" en brousse ce que je faisais en général le matin avec le chauffeur, voyant les uns après les autres mes vendeurs et essayant d'acheter au plus bas prix contractuel pour retirer le maximum de bénéfices pour la Société. L'après midi je me rendais à l'usine Lesieur faire des prélèvements pour vérifier la qualité et me renseigner par rapport aux producteur du taux d'huile. Puis je partais sur le port pour surveiller l'état des embarquements. Mais il faut savoir une chose : si l'on prend l'exemple d'une Société Américaine qui achète à DAKAR trois mille tonnes d'arachides ; pendant le trajet, cette marchandise, en fonction de cours de la bourse va faire l'objet d'achat et de revente qui ne va s'arrêter que lors de l'arrivée à destination : ce travail délicat de négociateur international était l'apanage de mon directeur qui jonglait avec les bateaux d'arachides et toutes les monnaies du monde comme un baladin avec sa balle et son chapeau.
Telles étaient donc mes nouvelles occupations, certainement plus passionnantes que celles que j'avais à BAMAKO.
Par contre j'avais perdu tous mes amis et me retrouvais absolument seul. Aussi bien quand le premier repas en popote se présenta le lendemain de mon arrivée ai je essayé de découvrir la personnalité de mes nouveaux collègues.
J'ai d'abord retrouvé celui qui m'avait accueilli lors de mon passage à DAKAR ; il avait toujours le même service de produits pétroliers ; il avait changé de moto et possédait une Norton 250, il avait pour adjoint un grand breton (qui lui avait une énorme moto 500) ; un autre garçon s'occupait du service technique (lui possédait un voilier : un splendide sept mètres amarré dans le port) ; un autre avait la responsabilité de la grande épicerie qui se situait sur le boulevard Pinet Laprade, trente cinq ans, vivant seul, un peu efféminé sur les bords, se plaisant à raconter ses "folies" parisiennes ; notre nouveau chef comptable marié dont la femme est arrivée six mois plus tard ; et enfin Nicolas, un garçon grec de vingt cinq ans, fils d'un gros banquier de l'île de Chio qui ne vivait que pour le commerce de la boutique indigène dont on l'avait fait gérant en plein quartier Africain. Il vivait chichement, vérifiait les comptes du cuisinier.
Tels étaient donc mes nouveaux amis, autant de caractères différents tous plus individualistes les uns que les autres.
Pour marquer mon arrivée, outre le fait que je m'étais ouvert "ma «propre » bouteille de vin, j'avais le midi pour le soir demandé à notre épicier de m'apporter apéritifs et petits gâteaux ; tout le monde était satisfait de ce geste et alors que je racontais mon voyage, que les conversations tournaient autour des motos, des bateaux et des filles, s'éleva soudain la voix de Nicolas qui nous dit très sérieusement ;" auzord'hui z'ai vendou qinzée litres dé pétrol."
Personne ne sourit et j'appris par la suite que ce garçon n'arrivait pas à se faire d'amis, il avait pour tout confort un énorme poste de radio dans sa chambre avec lequel il pouvait capter les émissions de radio Athènes : Là il était aux anges. C'était un garçon charmant, cultivé, mais son accent d'une part et son aspect extérieur d'autre part l'avait fait non pas rejeter, mais mettre de côté par cette communauté que constituait la "popote. Si quelque fois les autres me proposaient d'aller faire un tour de corniche en moto (mais cela arrivait peu souvent) : je préférais aller au cinéma avec Nicolas.
Il fallait une demi heure pour s'y rendre à pied ; c'était à ciel ouvert heureusement, car il s'y fumait tellement de cannabis que parfois l'écran était voilé par la fumée. La séance terminée on rentrait tranquillement s'arrêtant à la terrasse d'un des nombreux cafés du Boulevard prendre un rafraîchissement et grignoter quelques arachides ; c'était l'heure ou bien souvent on retrouvait les collègues qui arrivaient motos vrombissantes, filles en croupe(en général des petites métisses portugaises du Cap Vert). En fait on se faisait royalement suer à DAKAR, la ville était trop grande et l'on était noyé dans la masse. De plus la ville étant assez étalée et les plages loin du centre ville un moyen de locomotion s'avérait non seulement utile mais nécessaire.
C'est pourquoi un mois après mon arrivée je m'achetais un vélo solex ; ce n'était pas une moto mais j'avais au moins mon autonomie. J'avais pu réaliser cette acquisition grâce aux quelques sous avec lesquels j'étais arrivé provenant de la revente de mon vélo et de mon frigidaire au moment de mon départ.
Le premier dimanche utile après mon acquisition j'avais demandé au cuisinier de me faire un repas froid, j'avais rempli deux bidons de mélange de carburant et j'étais parti sur les routes du Sénégal (routes goudronnées)jusqu'à SANGALKAM une oasis de verdure au milieu de la savane : le soir j'avais fait quatre vingt dix kilomètres j'étais fatigué et avait surtout mal aux fesses. Par la suite je suis allé à des plages assez éloignées de DAKAR ; cet engin me permettait aussi d'aller faire un tour le soir, quand il n'y avait vraiment rien à faire.
La monotonie de la vie était tout de suite bouleversée quand quelque chose d'anormal ou de curieux se produisait.
Même une anecdote mettait un peu de sel à la vie. Un jour on apprit que Nicolas s'était présenté à la Direction Générale pour dire : "pouvez vous faire transférer sur ma boutique tous les stocks invendus d'allumettes Eléphants" (seules les Three Stars se vendaient) Il y en avait trois tonnes venant du Soudan de Guinée, de partout ; nous pensions que notre collègue était devenu fou. Bah Environ un mois plus tard notre Nicolas entra dans la popote le sourire éclatant : "Les amis, zé paye l'apéritif zé fini dé vendre toutes mes zaloumettes". "Allez tu rigoles c'est pas possible, comment as tu fait." "C'est pas difficile zé rendou la monnaie avec : à saque client zé disais, zé pas la monnaie zé té donne les zaloumettes à la place ; lé client y peut pas refouzé, y prend, alors moi zé marque sour la feuille dé vente oune, deu, trois parfois dix boites zaloumettes à zéro franc vingt". Autant vous dire que l'affaire fit grand bruit et qu'il fut chaudement félicité pour son sens du commerce.
Un dimanche où le temps était assez beau le possesseur du voilier me demanda un matin où je me préparais à partir à la plage si cela me plairait de faire un tour en mer.
Une telle aubaine ne se refuse pas ; nous partions sur sa vieille moto jusqu'au quai le plus éloigné, garions la moto et sautions dans un petit youyou qui nous amena à son voilier : une belle bête, racée.
Il m'expliqua le fonctionnement des voiles les manœuvres etc.. car jamais je n'avais auparavant fréquenté un tel engin ; mais avant de partir il fallut nettoyer le pont, tout vérifier, si bien que midi arriva : on mangea un morceau et on commença à hisser la grand voile ; une légère brise était en train de se lever : le bateau glissa lentement ; on mit le foc qui se gonfla dans claquement sec ; est ce cet apport de voile ou le vent qui soufflait plus fort, tel un pur sang le bateau fila.
Le copain me cria de manœuvrer en direction de la sortie du port pour aller faire un tour au large ; mais à ce moment, ce n'est pas une illusion, le vent devint de plus en plus fort pendant que le copain essayait tout seul d'affaler la grand voile ; je tenais le gouvernail comme, je pouvais et m'aperçus soudain que nous nous dirigions droit sur les rochers de la digue je hurlai, l'autre courut vers l'avant, sauta à la mer, d'une main détourna l'avant du bateau et de l'autre arriva à faire un rétablissement qui le ramena à l'arrière près de moi ; il prit le gouvernail et me demanda d'affaler le foc, ce que j'arrivai à faire tant bien que mal. Le bateau s'arrêta. Nous sommes arrivés à le diriger sur son corps mort au moment où le vent s'amplifia encore plus, la mer grossit et un bel orage éclata avec une rare violence... nous avons eu peine à ramener le youyou à quai, avons sauté trempés sur la moto et sommes arrivés complètement gelés à la popote où se trouvait par hasard le cuisinier qui n'avait rien à faire là un dimanche après midi et qui nous prépara un grog au rhum brûlant qui dut nous éviter un bon rhume

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Cela faisait un sérieux bout de temps que je n'étais pas allé à la chasse depuis mon départ de BAMAKO. L'on disait que la région était giboyeuse et j'avais toujours mon simplex de Saint Etienne que je n'avais pas revendu ; j'avais même fait l'acquisition d'une carabine 22 longs riffles 5'5 juste avant mon départ du Soudan. Je n'évoluais plus dans le milieu des chasseurs et des broussards, mais de jeunes gens de bonne famille qui pensaient plus aux filles, à la voile et à la moto qu'à la brousse. Cependant notre chef comptable paraissait intéressé par une sortie à l'intérieur, mais il n'avait jamais tenu un fusil de sa vie ; qu'importe, nous avons trouvé un taxi qui voulait bien se louer à nous l'espace d'un dimanche, pour nous emmener à quatre vingt kilomètres de DAKAR, après RUFISQUE et THIES après même KHOMBOLE en pleine savane sablonneuse,(pays où pousse parfaitement les arachides dont je m'occupais tous les jours), et ce pour un prix raisonnable.
Le dimanche matin à l'heure prévue le taxi vint nous prendre ; nous avions fait préparer des sandwichs par le cuisinier, étant à peu près sûr que nous ne trouverions au bout de notre voyage aucun lieu pour se restaurer (je n'emploie même pas le mot de restaurant). Le temps était frais, la route était belle et goudronnée jusqu'à THlES, puis commença la savane au début avec des arbustes rabougris qui peu à peu se clairesèmerent pour laisser la place à des étendues sablonneuses avec, par ci par là, un énorme baobab dont l'ombre n'était fournie que par le tronc.
À deux heures de l'après midi nous n'avions pas vu la queue d'un lièvre, d'une pintade ou d'un perdreau (sans parler de canard puisqu'il n'y avait pas d'eau) ; nous avons continué à rouler et vers seize heures, sans qu'il soit besoin de dire au chauffeur de penser au retour la voiture a calé dans le sable. Nous décidions tous les deux de faire un petit tour à pied ; toujours pas de gibier, même pas un moineau ni une tourterelle. Le chauffeur nous dit que le moteur s'était bien refroidi et qu'il allait faire demi tour las.. le premier coup d'accélérateur fit jaillir un nuage de fumée du moteur, mon chef comptable s'en mêla et voulut regarder s'il y avait de l'eau dans le radiateur ; il manqua recevoir une giclée d'eau bouillante dans la figure, il m'appela pour que je constate, l'eau bouillait dans le radiateur. "Missié la zotomobile l'est fouti, les piston y sont cassi la gueule avec les bielles ; cherche lote voiture pour parti ; moi s'est connait pas réparé." (Il viendra une semaine plus tard pour nous faire payer la réparation et nous en avons été pour un palabre de trois bonnes heures).
Il ne nous restait plus qu'à "prendre notre pied la route", ce que nous avons fait pendant une heure avant d'arriver dans gros hameau où, par chance, une "cabine avancée" était en partance pour THIES. À THIES nouveau transport public dans une "cabine avancée". Nous avions l'air malin les deux blancs avec nos fusils que nous avions démontés pour ne pas être trop ridicule (le prix du retour fut minime par rapport à ce que nous avions donné au taximan) Cette sortie fut ma seule et unique chasse au SÉNÉGAL

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Je me dois de rapporter maintenant une "drôle d'histoire" qui m'est arrivée à DAKAR.
Cela faisait environ trois mois que je résidais dans la capitale, c'était un samedi soir, nous étions en train de prendre l'apéritif avec des collègues dans un des café du boulevard, quand nous avons repéré sur le bord du trottoir une fort jolie fille d'une vingtaine d'années, type européenne, une jupe longue, des sandales aux pieds, longue chevelure noire, yeux de biche étonnée assise sur une énorme valise. Après l'avoir observée pendant un certain temps, l'un de nous est allé l'interpeller pour lui proposer de venir prendre un verre avec nous, en tout bien tout honneur. Elle a accepté tout de suite, en nous précisant qu'elle était italienne, se prénommait Charisse, venait de débarquer à DAKAR et se trouvait perdue, la personne qu'elle devait retrouver n'étant pas au rendez vous. Comme il était l'heure d'aller dîner, il fallait prendre une décision pour cette fille qui faisait pitié. Le collègue des produits pétroliers (qui avait par ailleurs une petite amie) offrit sa chambre, celui au voilier chargea la valise sur sa moto et je fus chargé de la convoyer à la chambre pour qu'elle puisse se changer et l'amener ensuite à la popote où nous l'invitions tous à dîner. Au cours du repas, j'ai commencé par remarquer qu'elle était très cultivée et n'avait en particulier aucun accent italien.
C'est en riant qu'elle nous montra deux passeports, l'un italien et l'autre français où elle se trouvait être née en Algérie et être une pèlerine musulmane(même photo sur les deux passeports bien entendu) Elle disait avoir fait les beaux arts à Paris et semblait effectivement s'y connaître en peinture, mais également fréquenter les milieux étudiants aux pensées avancées. La fin du repas arriva ; tout le monde se défila de telle sorte que je me retrouvais seul avec elle.
Je la raccompagnais donc à sa chambre, restais un petit moment avec elle et, comme elle avait toujours l'air complètement désorientée, lui demandais si elle était libre le lendemain pour aller passer la journée à l'île de Gorée (qui à l'époque était un lieu de promenade réputé : on prenait le bateau qui mettait une demi heure pour vous déposer sur cette petite île qui fut l'un des centres actifs du marché des esclaves au dix huitième siècle ; il y avait quelques belles promenades à faire qui vous amenaient de l'autre côté de l'île, des petites criques discrètes où l'on pouvait se baigner et se faire bronzer au soleil sans être dérangé, et deux petits restaurants où l'on mangeait pour un prix plus que raisonnable des coquillages et du poisson).
C'était un vrai régal que de passer une telle journée avec une fille comme elle ; très libre dans ses attitudes, elle avait des moments de pudeur enfantine qui faisaient sourire. Nous avons pris le dernier bateau pour rentrer sur DAKAR et avons terminé la journée en mangeant un sandwich dans un café avant que je ne la reconduise à la chambre du collègue et passe encore une bonne heure avec elle avant de rentrer chez moi.
Pas de nouvelles du collègue le lendemain, je travaillais toute la journée et le soir je allais faire un tour voir si la fille était toujours là ; je frappais à la porte, elle me dit d'entrer et je la trouvais nue sous une écharpe translucide tissée de fils d'or en train de s'extirper des épines d'oursins des talons(incident qu'elle avait eu dans l'après midi en courant dans des rochers) ; avec son plus beau sourire elle me demande de l'aider et posa son pied sur mon genou : j'ai du avoir l'air complètement idiot, elle n'était nullement gênée, trouvant son attitude normale. Je lui ai quand même demandé si elle n'avait pas une robe à se mettre sur le dos, craignant que mon collègue ne vienne, ce qui ne manqua pas d'arriver. En nous voyant tous les deux il eut un petit air goguenard ; qu'est ce que cela aurait été s'il était arrivé quelques instants plus tôt.
Elle, de nous raconter qu'elle avait passé une excellente journée, qu'elle avait enfin trouvé son correspondant, 'un marabout Sénégalais avec qui elle devait partir trois jours plus tard pour BAMAKO et le Soudan, en tournée(sic) Pendant qu'elle parlait je m'étais levé et en passant devant la fenêtre qui donnait sur la rue, j 'aperçus dans l'ombre un homme qui avait l'air de surveiller l'immeuble et de se cacher. Le collègue est parti, je suis resté encore un peu ; quand je suis sorti il n'y avait plus personne devant la maison ; et je suis rentré chez moi.
Quand je suis arrivé au travail le lendemain matin, mon collègue était déjà là et me prit à part pour me dire "Mon vieux : avec cette fille on est dans la m... Jusqu’au cou hier soir c'était un flic qui était devant chez moi. Elle est sous surveillance ; le flic est un copain des R.G, il voulait savoir qui tu étais puisque c'est toi qui est resté le plus longtemps avec elle ; je n'ai pas donné ton nom, sois tranquille je lui ai raconté tout depuis le début ; il a bien voulut me croire mais m'a conseillé pour preuve de ma bonne foi de la virer dès aujourd'hui. C'est ce que je viens de faire ce matin en douceur en lui disant que la chambre était prise dès maintenant. Notre Charisse a donc disparu et nous ne l'avons jamais revue ; qui était elle pour intéresser la police et plus particulièrement les Renseignements Généraux Italienne, je ne pense pas bien qu'elle le parlât couramment, Algérienne, Française, pas plus, par contre il se peut qu'elle fut Egyptienne appartenant à un milieu activiste islamique et pourquoi pas.
Il ne m'est rien arrivé de plus grave, j'ai vécu avec une fille splendide pendant deux jours, mais cela aurait pu être lourd de conséquence.

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Le travail était en fin de compte mon seul dérivatif et mon seul but. Certes les collègues étaient charmants, il n'y avait même pas de rivalité entre nous, chacun ayant un secteur bien défini qui ne débordait jamais sur les activités des autres
Les aventures dans le genre de celle de Charisse n'arrivaient pas tous les jours et en fait il n'y avait que de petits faits comme ceux là qui mettaient un peu de sel à la vie
Un jour le propriétaire du voilier arriva à la popote en compagnie d'un énorme barbu, casquette de marin sur la tête (un peu genre Carlos actuel), la trentaine, fils d'un banquier important du Portugal. Ce garçon avait commencé une croisière autour du monde à bord d'un joli voilier (deux mats voilure Marconi dans les 25 mètres)et recherchait des coéquipiers pour continuer de DAKAR sur les Antilles puis PANAMA et le Pacifique. Nous l'avons eu tous les jours avec nous midi et soir, il n'avait pas l'air pressé de repartir... attendant tous les jours de l'argent de papa, argent qui n'arrivait pas... Je me demandais s'il ne s'agissait pas d'un escroc. Il se débrouillais bien en Français, mais avec un accent terrible, il se disait grand ami de Salvador Dali(il semblait, cela est vrai, très fort en peinture). Enfin.., un jour, l'argent attendu arriva ; son premier geste fut d'inviter la popote un dimanche midi à bord de son bateau, nous y passions une bonne journée, mais certains décidant d'aller faire un tour en mer et me souvenant de ma dernière sortie, je rentrais à terre avec mon ami Nicolas et.. Nous allions au cinéma.
Puis dès le lendemain il se mit à faire des provisions pour la grande traversée, ils seront trois à partir avec lui : les deux de la Shell, et le propriétaire du voilier. Trois semaines plus tard les quatre collègues qui restaient étaient sur le quai pour assister au départ non sans une certaine angoisse : les provisions et les barils d'eau douce n'étaient pas arrimés et leur aventure tenait plus des branquignoles que de l'exploit sportif. Eh bien croyez moi, ils ont traversé l'Atlantique dans un temps record pour l'époque, arrivés à FORT DE FRANCE nous avons eu droit à une très longue lettre, la traversée avait été sensationnelle mais l'un deux avait décidé d'abandonner pour revenir reprendre son travail à la NO.SO.CO.
Avant de partir pour se faire quelques sous ils avaient tous plus ou moins vendu des affaires importantes qu'ils ne pouvaient emmener avec eux C'est ainsi que j'ai pu acquérir à un prix raisonnable un scooter non caréné à deux sièges 125 cm3 de marque Lambretta. Ainsi je devenais motorisé à part entière avec une plus grande autonomie et plus de sécurité que sur mon vélosolex. Il n'y avait pas de moto école à l'époque : aussi pendant quinze lours tous les soirs je partais dans des quartiers déserts pour m'entrainer d'abord à rouler en première et à m'arrêter, puis à tourner, à zigzaguer ; je fus vite au point et je parti faire ma première longue course jusqu'à YOFF ; un collègue du service technique et du garage m'avait réglé ma machine qui tournait sans bruit comme une horloge.

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Nous étions à cette époque à fin juin et alors que rien ne le laissait prévoir deux évènements allaient bouleverser ma vie. En fait cela se présenta sous la réception de deux lettres.
La première venait de BAMAKO ; les amis et condisciples que j'avais laissé sur place continuaient à entretenir des relations avec moi par l'envoi d'un petit mot de temps en temps. Ils avaient appris par la lecture du Journal Officiel que les Services Judiciaires de l'Afrique Occidentale Française recrutaient sur titre pour des emplois de Greffier. Avec mon année de Licence en droit j'aurais des chances d'être pris.
Après être allé me renseigner au Parquet Général près la Cour d'appel de DAKAR (Ce n'était pas bien loin de la NO.SO.CO, Place Carnot) je me mis à constituer mon dossier non sans avertir de mes projets mon chef de service produits, en lui demandant de conserver cela pour lui. Il comprit fort bien ma démarche tout en me prodiguant des conseils comme pourrait en donner un père à son fils.
C'est à cette époque que je reçus une lettre de mes parents m'annonçant leur venue en Afrique Occidentale Française. Papa ayant accepté un poste de Contrôleur Financier auprès du Gouvernement de la Côte d'Ivoire.
L'affaire s'était faite assez rapidement : déjà Papa avait été sollicité pour partir chef de la Légation Financière auprès de l'Ambassade de France à QUITO en Equateur. (Maman lui avait fait refuser à la dernière minute à la suite d'un tremblement de terre qui avait eu lieu dans la région). Papa était un fonctionnaire du Ministère des Finances particulièrement bien noté par ses chefs ; Il faisait partie de ces Grands Commis de l'Etat qui restent dans l'ombre, mais qui vivent au quotidien la respiration de la Nation et sans lesquels rien ne fonctionnerait. Le Directeur de la Comptabilité Publique qui estimait avoir une dette envers lui, ne l'ayant pas assez récompensé pour l'ouvrage qu'il avait fait sur" Le Chèque " lui proposa de faire partie de l'équipe qui allait inaugurer Outre Mer l'existence d'un Contrôle Financier indépendant de toutes les administrations.
Papa avait accepté, il avait quarante sept ans et envisageait facilement un changement de vie. Il devait avant de rejoindre son poste à ABIDJAN rester un mois pour parfaire sa formation à la Direction Générale du Contrôle Financier à DAKAR.
Mes parents et mon frère (qui avait douze ans) arrivèrent début juillet. C'était pour eux aussi le premier grand voyage hors de la Métropole. La première semaine fut catastrophique, l'administration les avait logés provisoirement dans un espèce de taudis et déjà, maman était désespérée ; heureusement on leur affecta dans les dix jours la villa occupée par le Trésorier Payeur Général de DAKAR qui rentrait définitivement en France.
J'ai fait la connaissance de ce monsieur qui fut le dernier Gouverneur de PONDICHERY au moment de l'indépendance des Comptoirs de L'Inde et grâce auquel le départ des Français se passa plus calmement que les évènements ne le laissait prévoir : homme courageux, cultivé, c'est avec amertume qu'il parlait de Malraux qui n'avait pas hésité à faire un très mauvais jeux de mots avec son nom de famille (en l'occurrence Pacha) le traitant dans l'un de ses ouvrages de "Sinistre Pacha".
Telle est malheureusement la loi en France qui veut que ceux qui ont donné le plus à la République soient un jour, sur des commérages dignes de portiers en mal d'histoires, parfois traînés dans la boue, souvent moqués et incompris, sans qu'ils puissent par réserve et par pudeur répondre à leur détracteurs ou plus simplement selon l'expression : "remettre les pendules à l'heure".
La villa était située Place de la République entourée d'un petit jardin fleurit de bougainvillées et c'est là où trois semaines encore après le départ de mes parents où je vais rester jusqu'à mon départ pour la Haute Volta.
Car ma demande de poste comme Greffier avait été acceptée :j'avais bénéficié d'un contrat établissant mon salaire à Trente six mille francs C.F.A. J'avais annoncé la bonne nouvelle à mes parents ; mais dans la semaine qui suivit l'arrivée de mes parents, je fus convoqué au Parquet Général de Dakar où un Substitut Général m'apprit que mon contrat était ramené à la somme de Trente deux mille francs. "C'est un nouveau au Contrôle Financier qui a décidé çà ! Quel con, vous connaissez, il a le même nom que vous." "Oui, c'est mon père." "Oh Pardon".
C'est ainsi qu'un de ses premiers actes d'assainissement des finances publiques de la Colonie fut de diminuer le salaire de son fils. J'y repenserai toujours, non pas avec dépit, mais avec fierté.
J'ai donc signé mon contrat de Greffier (au tarif réduit) le premier aout 1952. Entre divers postes on m'avait proposé celui de greffier à la Justice de Paix à Compétence Etendue de OUAGADOUGOU (Capitale de la Haute Volta). L'on m'avait proposé le départ soit par terre soit par air ; vous devinez déjà ce que je choisis.
Je n'ai qu'un regret, celui de m'être conduit grossièrement envers le Directeur Général lorsque je suis allé prendre congé. Il n'y avait aucune raison à mon comportement et je l'ai compris dans l'instant où je le vivais.
Tous mes anciens collègues et mon chef produit m'ont accompagné de leurs vœux. Je leur dois tout simplement d'avoir commencé à faire de moi un homme et tous sont dans mon cœur.



TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 3

Quelques minutes en pays Mossi









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C'est avec étonnement que le Substitut Général chargé du personnel m'entendit solliciter un départ par voie de terre, d'autant que pour se rendre en Haute Volta et plus spécialement à OUAGADOUGOU, il fallait non seulement faire les deux mille quatre cents kilomètres DAKAR BAMAKO par le train, mais ensuite repartir par la route pour effectuer les neuf cents kilomètres supplémentaires qui permettaient d'arriver au bout du voyage.
Avant de partir j'avais pu revendre mon scooter et mon vélo solex, m'étais acheté un Frigidaire à pétrole(j'avais droit à un certain poids de bagage en franchise et j'en profitais). A part cela j'avais toujours mes deux valises en aluminium et ma cantine. Un peu de linge que j'avais du renouveler et que mes parents m'avaient racheté avant de partir pour ABIDJAN : "Mon pauvre garçon, mais tu n'as rien à te mettre, mais que fais tu donc de ton argent." Qu'importe j'étais rhabillé pour un certain temps. Dans ma cantine j'avais de plus, ma carabine, mon fusil et des munitions.
Un an et demi plus tard je me retrouvais sur le quai de la gare, mais là personne n'était venu m'accompagner tous mes amis étant au travail. Il n'y avait pas eu de pot d'adieu, j'étais parti comme j'étais arrivé : sans bruit-J'avais même du me chercher un taxi qui me conduise à la gare. J'avais un peu le cafard mais la perspective du voyage et d'un nouveau pas vers l'inconnu eurent vite fait de me ragaillardir.
Cette fois, il y avait des passagers dans les «Wagons lits" ; beaucoup de jeunes, arrivant en Afrique pour la première fois ; aussi avec mon teint naturellement très basané et mon casque qui avait subi les épreuves du temps, je passais pour un vieux broussard. Sachant où étaient mes limites je pouvais, quand même, fournir les renseignements de base que l'on me demandait en prenant toujours des précautions oratoires sur la relativité de la réalité en Afrique.
Le train arriva dans ses vingt six heures à BAMAKO. Cette fois ci j'étais chez moi, si l'on peut dire, et prenant un porteur pour mes bagages(Le Frigidaire avait été expédié en petite vitesse et arriva dix jours après moi à OUAGADOUGOU) : une valise dans chaque main, la cantine sur la tête je filais, lui sur mes talons tout droit à la compagnie Transafricaine (dite Transat) où un autocar était prêt à partir pour BOBODIOULASSO.
J'avais mes réquisitions en règles, et une heure plus tard, à la place de choix, derrière le chauffeur.
Assis dans un bon fauteuil nous roulions en direction de SIKASSO. La route goudronnée qui allait jusqu'à cinquante kilomètres de BAMAKO avait fait place à la "tôle ondulée", pleine de bosses et de trous et il fallait être virtuose du volant pour conduire sur un tel chemin.
Le car s'arrêta devant le campement où il y avait une chambre sans fenêtre et sans volet, seule la moustiquaire était le rempart contre les moustiques et tous les animaux de la création. J'étais tellement fatigué que je me suis effondré sur le lit dans un sommeil sans rêve. Le lendemain matin c'est la sonnerie du clairon qui m'a réveillé : "Samba Diallo debout, travaillai, Samba Diallo toubabou amagni." (Samba Diallo lèves toi, travailles, le blanc n'est pas bon) C'était encore coutume que faire le salut aux couleurs le matin et le soir. Il semble que le clairon avait également réveillé la brousse qui commençait à côté du campement ; en un instant le silence était remplacé par un grouillement de tout, faisant comme un bruit de fond qui allait en s'amplifiant au fur et à mesure que le soleil implacable montait dans le ciel.
Nous avions quitté SIKASSO de très bonne heure et mon petit déjeuné avait consisté en un poulet grillé saupoudré de tomates séchées et écrasées avec du piment : le poulet cent francs C.F.A. (traduisez deux francs). Le car n'allait plus très vite et une pluie tropicale s'abattît sur nous juste au moment de notre arrivée à BOBODIOULASSO. Là je ne connaissais personne mais j'appris tout de suite que le prochain car pour OUAGA (C'est ce terme que j'emploierai maintenant pour plus de facilité) était dans trois jours. Il était hors de question pour moi d'aller à l'hôtel et il me fallait coûte que coûte continuer mon voyage sans interruption.
Par chance un semi remorque devait partir dans la soirée ; il restait une place disponible dans la cabine derrière le chauffeur ; en fait il y avait trois places passagers : les deux autres étaient occupées par deux "moussos" (madame) assez jeunes, mais d'une taille et d'un poids respectable (dans les cent vingt kg) ; elles avaient revêtu leurs plus beaux atours, étaient emballées dans le nombre maximum de pagnes, les cheveux tressés menus enduits de beurre de karité à l'odeur tenant entre le rance et l'aigrelet et elles avaient dû se vider au moins un flacon de ces parfums que l'on faisait venir du moyen orient, lourds, capiteux, poivrés et musqués : un vrai régal pour des papilles olfactives européennes. Gentiment elles proposèrent au "toubab" que j'étais la place du milieu.
Le semi partit à dix heures du soir ; il pleuvait à verse : une de ces grosses pluies tropicales sous laquelle on a l'impression que toute l'eau du ciel se déverse sur vous. Le chauffeur conduisait prudemment ; à trente, quarante à l'heure, le nez collé contre le pare brise. Bien calé entre mes deux voisines de voyage je faisais des petites sommes réparatrices. Alors que je m'étais assoupi, je sentis tout basculer et surtout le poids de ma voisine de droite qui m'écrasait pendant que celle de gauche essayait mais en vain de me repousser : le semi s'était tout simplement couché sur le côté.
Après les efforts que l'on peut imaginer, me glissant entre les» boubous" et les chairs huilées, appuyant, écartant, le tout avec délicatesse j'arrivais à sortir de la cabine le premier. Mon casque n'avait pas été écrasé mais ma chemise déchirée. Quand je fus sur la route (le chauffeur n'avait rien) je compris ce qui s'était passé ; la route détrempée par les pluies diluviennes s'était transformées en un bourbier qui avait cédé sous le poids du véhicule. Le chauffeur se lamentait, se tordait les bras, on allait le mettre à la porte ; son camion était "fouti" et j'eus toutes les peines du monde à le ramener à la réalité. Il y avait peu de dégâts et à mon avis avec un peu d'aide et après avoir vidé le chargement on pourrait repartir.
Je prenais donc la direction des opérations, commençant par faire sortir les deux pauvres femmes qui étaient dans une situation inconfortable. Elles allèrent ensuite s'asseoir sur la banquette que l'on avait dégagée et placée sous un arbre. Tout cela se passait à la lumière d'une lampe torche, puis d'une foule de lampes à pétrole ; car en une demi heure il y eu plus de cinquante personnes sur les lieux : c'est le miracle de l'Afrique : vous croyez être seul et soudain c'est un fourmillement autour de vous.
Un de mes premiers soucis fut de récupérer mes deux valises et ma cantine qui heureusement étaient sur le dessus du chargement et de les faire mettre de côté ; rien n'était abîmé. C'est au milieu de toute cette effervescence que le soleil se leva : le spectacle n'était pas réjouissant ; la route était complètement effondrée sur trente mètres et le camion n'était pas près d'être vidé de son contenu car il y avait beaucoup de spectateurs mais pas beaucoup de manœuvres et à la question qui m'était naturellement posée : "combien est-ce que tu payes", il m'était difficile de répondre ; ajoutez à cela que le village d'où sortaient les gens présents était à plus de cinq cents mètres(on l'apercevait sur l'horizon) et qu'en tous les cas, il n'y avait, j'en étais sûr, aucun téléphone à proximité. Seul le problème de l'eau et de la nourriture était résolu ; quant au départ, il fallait commencer par dire et penser "Si Dieu le veut". Vers midi alors que je commençais à douter de ma bonne étoile un véhicule apparut à l’horizon (venant de notre direction c'était le premier que nous ayons vu depuis l'accident).
Dès qu'il se rapprocha je reconnus tout de suite un 4x4 découvert de la Gendarmerie avec deux gendarmes à bord : un noir et un blanc. Je ne devais pas avoir fière allure, pas rasé depuis plus de quarante huit heures, recouvert de latérite, la chemise blanche déchirée et de couleur indéfinissable et le short dans le même état, ils me regardèrent d'un œil soupçonneux. Dès que je me suis présenté, nouveau greffier à OUAGA, les choses se présentèrent différemment. Par radio ils appelèrent BOBO pour faire venir un tracteur pour dégager la route et me laissèrent le choix, soit de rester à attendre le dépannage qu'ils estimaient en hommes de terrain à trois jours, soit de prendre place dans leur 4x4 : Ils étaient en mission et allaient à OUAGA. Ils avaient mangé, moi aussi, on pouvait partir tout de suite le véhicule étant assez large pour recevoir de surcroît mes deux valises et ma cantine. Quel confort après ce que j'avais enduré. Nous étions un samedi et ils craignaient que la Justice de Paix à Compétence étendue ne soit fermée.
Nous arrivions à OUAGA, de vastes rues non goudronnées ; on commença par traverser le bout de la ville où sont logés les fonctionnaires des travaux publics, puis le secteur des militaires et enfin le quartier dit résidentiel où étaient logés les civils de chaque côté des avenues ; en pointe d'un carrefour un immeuble en construction en forme de bateau (c'était le futur Palais de Justice) et de chaque coté deux maisons(soit quatre en tout) dont l'une abritait provisoirement la juridiction. Le 4X4 s'arrêta dans un grand coup de frein et dans un nuage de poussière.
Un grand africain vêtu de blanc, comme s'il sortait d'un magasine apparut sur le seuil du "Palais" regarda les gendarmes qui m'entouraient et alors que j'esquissai une présentation s'éclipsa en disant, "je vais chercher Monsieur le Juge". Cinq minutes plus tard il réapparut précédant un européen vêtu d'un saroual noir (pantalon bouffant en tissus léger serré aux chevilles) brodé de blanc, chemise blanche saharienne, cheveux en brosse ; ce monsieur regarda le groupe formé par les deux gendarmes et moi même d'un œil circonspect : je me présentai et il éclata d'un grand rire franc en me serrant la main ; il se présenta "René Pautrat Juge de paix" et comme je lui dis vouloir partager son rire il nous expliqua que ce monsieur, en l'occurrence l'huissier est arrivé chez lui en courant et en lui disant "Monsieur le Juge, venez vite, les gendarmes viennent d'arrêter un blanc". L'huissier, Monsieur Lamissa, rit lui même de sa méprise (mais il y avait vraiment de quoi se tromper).
Le Juge nous entraîna chez lui boire deux ou trois "long drink" pour nous réhydrater, les gendarmes que je remerciai chaudement repartirent pendant que le juge m'offrit provisoirement l'hospitalité chez lui, commençant par me donner savonnette et serviette de bain et de me diriger vers la douchière.
Alors que je goûtai les délices de l'eau qui vous glisse sur le corps, le juge frappa à la porte ; "mettez vous une serviette sur le dos et sortez vite, j'ai quelque chose à vous montrer". Je fus intrigué ; que se passe t-il ? Je sortis : il tenait un télégramme dans la main et me le tendit en riant et ajoutant "on vient à l'instant de me l'apporter" : le texte en était le suivant : "Procureur Général DAKAR à Jupétend OUAGADOUGOU officiel urgent : honneur vous informer par arrêté en date ce jour, Jacques... affecté Greffier dans votre juridiction : rendre compte de la prise de fonction". Je l'ai regardé surpris "alors, vous n'étiez au courant de rien". "Eh Non, mais je vous ai cru ! Vous pouvez prendre votre temps pour vous doucher, vous êtes chez vous je vais au Palais un instant, il commence à faire bon".
Quand il est revenu un peu plus tard j'étais rasé, propre et rafraîchi. Il m'apprit qu'il y avait un autre magistrat dans la juridiction : le juge d'instruction ; le greffier en chef était un prince mossi charmant et pour commencer il m'invita à dîner à l'hôtel de la Gare.
OUAGA a eu cette spécificité pendant cinq ans d'avoir un hôtel de la gare alors que le train n'était pas encore arrivé à la capitale ; normalement la gare devait être en face de l'autre côté de l'avenue.
L'arrivée du Juge et de son nouveau greffier ne passa pas inaperçue et au cours de l'apéritif je fus présenté à de nombreuses personnes, dont le «voisin d'en face" du Palais qui répondait au nom de RAYMOND : commerçant d'articles en tous genres allant de l'alimentation aux tissus, à la mercerie en passant par le fer à béton ; fin joueur à la belote il était (et j'en reparlerai) un des derniers boucaniers "frères de la Côte".
J'assistais sans y participer à une partie de belote épique entre le Juge et Raymond et le repas commencé tard, se termina tard. En rentrant sur la case, le juge me demanda si j'étais chasseur et sur ma réponse affirmative et le renseignement que mon fusil était dans ma cantine, il me dit" allez vite dormir, demain matin réveil aux aurores, je suis invité à une partie de chasse, je vous emmène.
Je me suis affalé sur le lit et fus réveillé alors que je pensais venir de m'endormir. Un bon café me remit d'aplomb et je me sentais en forme pour affronter toutes les parties de chasse de la terre. J'avais mon simplex des cartouches ; l'on verrait bien.
Le rendez vous était bien entendu fixé à l'hôtel de la gare et nous l'avions rejoint à l'aide du véhicule de la juridiction : à savoir une cabine avancée Renault à deux banquettes. Le juge me prévint tout de suite qu'il y avait beaucoup de petit gibier (perdreaux, pintades, lièvres et canards) à proximité de la ville, mais qu'il fallait savoir être avare de ses munitions, celles ci étant contingentées en Haute Volta ; je le rassurais sur ce point, j'avais été à la bonne école de René, mon transitaire de BAMAKO. Les autres chasseurs arrivèrent et nous partîmes jusqu'à ZABRE à une vingtaine de kilomètres de la vile, endroit où était implanté une mission de Pères Blancs que nous sommes allés saluer après avoir garé les voitures.
La brousse n'était pas la même que du côté de BAMAKO. Par certains côtés elle était plus désertique, sol à nu sans herbe mais avec des petites touffes d'arbres en bosquet qui donne l'impression d'une végétation plus dense. Nous nous mettions en ligne à une dizaine et avançons lentement ; qui tira un lièvre, qui des pigeons verts, qui de grosses tourterelles ; une compagnie de pintades eut la mauvaise idée de se poser à proximité de nous, pas de survivantes. (J’en avais, sûr, au moins tué une).
Dans le feu de l'action, l'œil aux aguets de tout gibier potentiel ; surveillant la direction du vent, avançant prudemment, j'en avais oublié mes compagnons de chasse que soudain je ne vis plus à côté de moi. Je ne m'inquiétais pas outre mesure entendant tirer pas trop loin de moi. Au détour d'un bosquet je me suis trouvé devant un grand chemin large d'environ trois mètres entre des arbustes (j'appris par la suite que c'était le tracé du train qui quatre ans plus tard passerait par là). Je m'avançais dans cette voie et vit soudain surgir à dix mètres de moi une hyène énorme. Sa surprise fut aussi grande que la mienne car elle s'arrêta en retroussant ses babines, en balançant sa grosse tête de droite et de gauche. Je regardais rapidement de chaque côté j'étais seul absolument seul. Il me fallut réfléchir vite ; la cartouche que j'avais dans le fusil était du petit plomb, sans me presser, calmement, les yeux fixés sur l'animal, j'ai cassé le fusil, empêché l'éjecteur automatique de fonctionner, mis une grosse chevrotine et réarmé.
En grognant, ou plutôt en ricanant la hyène s'avança d'un mètre ; je mis en joue ne voulant tirer qu'à coup sûr et à mort pour éviter la charge d'une bête blessée (d'autres y avaient laissé la vie). Nous sommes restés face à face immobiles l'un et l'autre à nous défier du regard pendant un temps qui m'a paru interminable ; brusquement la hyène s'est retournée et est partie au petit trot, je suis parti du côté opposé ; durant ce court laps de temps j'avais eu tout loisir de transpirer abondamment et l'envie de boire me vint soudain ; le manque d'eau me rappela que depuis un certain temps je n'entendais plus mes compagnons de chasse. J'essayais en vain de me repérer : j'étais bel et bien complètement perdu, en pleine brousse africaine dans une région que je ne connaissais pas.
Il était onze heures du matin, après avoir repéré la course du soleil je décidais de marcher vers le sud.
M'inquiétant de plus en plus je m'arrêtais toutes les dix minutes et tirais deux coups de fusil en l'air pour signaler ma présence. Au troisième arrêt, je me raisonnais et pensais soudain que je m'y prenais mal : il valait mieux s'arrêter de marcher et donner signe de vie de temps en temps.
Vers midi moins le quart, je vis apparaître mon juge qui s'écria en me voyant "Il est là je l'ai retrouvé." Les autres d'arriver en éclatant de rire : "Excusez nous, jamais nous ne vous avons perdu de vue, mais c'était le baptême de la Haute Volta vous ne pouviez pas y couper Et la hyène ? "Oui, oui nous avons tout vu, vous ne risquiez absolument rien, nous étions là, mais félicitations quand même, vous êtes un calme". "Peut être mais franchement j'ai eu peur". "Tout le monde aurait eu peur."
L'arrivée à l'hôtel de la gare fut mouvementée, tous racontaient l'histoire ; on avait perdu le Greffier... très drôle et également très bon repas, mais pour "m'être perdu «je fus mis à l'amende d'une bouteille de champagne.
Après une telle matinée la sieste fut longue et réparatrice et à la nuit tombée, le juge m'emmena au Cercle. Il avait revêtu un saroual gris perle saharienne blanche et m'expliqua qu'au cercle on s'habillait tous les soirs : tenue coloniale chic. Tous les européens en faisaient partie ; c'était le moment de détente, les consommations y étaient peu chères. Les femmes étaient toutes très jolies vêtues de tissus pagne avec beaucoup de simplicité et de goût. Un seul regret trois clans : les travaux publics, l’armée et les civils. C'est là que je fis connaissance de l'autre magistrat Hubert Charles Roux(le frère d'Edmonde, filleul de Lyautey, ami et parent de tout le gotha français : (un jour, venant inaugurer le premier voyage Air France PARIS OUAGA, le directeur général de la compagnie Ziegler abandonna tous les invités pour aller vers lui en s'exclamant "Mon cher Hubert, mais que faites vous ici ?" (J’étais venu avec lui et ai assisté à la scène).

Carte 2. Cette carte se rattache à la première [Bamakoet va jusqu'au Niger (Niamey) en couvrant tout le Pays Mossi et le sud du Sahara].



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Une bonne nuit revint mettre de l'ordre dans tout cela, avant de me coucher j'avais griffonné un petit mot à mes parents à ABIDJAN. Le matin je fus réveillé de bonne heure (six heures du matin par le boy, mon juge était déjà levé et au milieu de la concession tirait des plans sur la comète : il venait de recevoir des crédits avec lesquels on pourrait acheter des plants d'arbres pour meubler l'espace existant entre le nouveau Palais et les cases d'habitation" Si vous voulez on fera cela tous les deux, je ne pense pas que mon collègue soit intéressé.
À sept heure et demi nous arrivions au Palais (cinquante mètres à parcourir, mais il était de ces chefs qui estiment qu'ils doivent donner l'exemple : premier arrivé, dernier parti).
Le fonctionnaire huissier qui m'avait accueilli arriva tout aussitôt ainsi que mon greffier en chef. Ce dernier grand, mince le visage portant les scarifications raciales des Mossis de haute caste fut charmant et plein de sollicitude, il avait une quarantaine d'années, avait fait ses études à SAINT LOUIS du SENEGAL, était marié et habitait dans une des villas de la concession. Nous avons sympathisé immédiatement. Une grande autorité émanait de sa personne : outre le fait que dans le travail tout le monde lui disait "Maître", il en imposait par sa qualité de Prince devant lequel les mossis du peuple devaient se prosterner au sol en frappant avec les poings fermés pouces relevés (cette attitude respectueuse était également faite devant les européens et nous avions un mal fou à nous adresser à des gens debout : cette marque de respect s'appelait : "faire poussi poussi").
Maître Konseiga (ainsi s'appelait le greffier en chef), me garda un long moment dans son bureau avant de revenir dans la salle commune où les autres employés avaient pris place. L’énumération en est simple Pierre Kaboré (chargé du casier Judiciaire), Diallo (employé aux écritures et second de Kaboré), Tata Touré l'interprète vêtu d'un immense boubou bleu, babouches aux pieds (un géant) dont je reparlerai ; Bilali le planton, Passou Kondé le garde du Palais et Ouédraogo le chauffeur du véhicule de service ; pour mémoire Monsieur Lamissa le Fonctionnaire huissier et Maître Drabo le greffier d'instruction.
C'était là toute la juridiction qui faisait tout (civil et pénal) dans un rayon de trois à quatre cents kilomètres. Il faut dire que la Haute Volta était le territoire de l'A.O.F le plus peuplé où il y avait le moins de fonctionnaires métropolitains. Lorsque la France avait occupé le pays à l'issu de la guerre qui l'avait opposée à l'Empereur des Mossis, elle avait trouvé une organisation étatique structurée en forme de pyramide, avec des Ministres responsables et avait calqué son administration sur celle préexistante.
Le Moro Naba, empereur des Mossis avait juridiction sur deux millions de sujets (dont la moitié se trouvaient dans le territoire britannique de la Gold Coast) était le chef temporel et résidait à OUAGADOUGOU, alors que le chef spirituel ou Tenkodogo Naba résidait à TENKODOGO. Ces deux chefs coutumiers résidaient dans notre ressort qui comportait les subdivisions de KAYA à soixante dix kilomètres au Nord) de LEO (à deux cents kilomètres au sud ouest) de PO (deux cents kilomètres au sud) et de TENKODOGO à trois cents kilomètres au sud est (limité par le pays Gourmantché) Je dois rappeler que l'appellation actuelle de Burkina ne date que de 1984 et a été donné par le capitaine Thomas Sankaré après son coup d'état de 1983. Quant à moi je ne parlerai que de "Haute volta" puisque nous ne sommes qu'en 1952.
La première question qui se posa était de savoir qu'elles seraient mes attributions au sein de la juridiction : Le Juge, Monsieur Pautrat et le Greffier en chef en débattirent longuement. Tout d'abord je secondais le greffier en chef en prenant les audiences correctionnelles(pour lui permettre de se consacrer plus amplement à ses fonctions de notaire) puis le juge me chargeait de superviser le casier judiciaire et par là même l'Etat civil dont nous détenions le double, enfin j'étais chargé de procéder aux enquêtes en matière d'accident du travail.
En classant l'état civil européen j'ai découvert sur le premier cahier d'écolier le plus ancien les actes de décès de "deux petits gars de chez nous" en 1893 (c'est à dire au tout début de la conquête), l'un tué par flèches devant l'ennemi, l'autre décédé à la suite d'une anémie tropicale pernicieuse (sic) ces deux actes écrits de la main du Lieutenant Colonel de Trintignan faisant fonction d'officier d'état civil à la résidence de OUAGADOUGOU. Ces deux actes sont ceux qui m'ont le plus frappé, mais il y avait là dans des cartons des trésors d'histoire que j'ai patiemment reclassé, puis je me suis attaqué aux états civils des métis, puis celui des gens du pays.
Quand j'ai quitté la Haute Volta je puis affirmer que tout était classé et répertorié ; j'espère que cela a pu être conservé et n'a pas trop souffert et du climat et des événements politiques ; j'oubliais et des termites. Pour être moins sérieux, je rappellerai que chaque année il fallait adresser un état des pièces à conviction détenus par le Greffe au Parquet Général à DAKAR. Malheureusement les termites œuvraient et d'une année sur l'autre des objets disparaissaient "mangés par les termites". C'est la mention qui apparut en face d'une enclume confisquée à l'occasion d'une procédure ; mauvaise relecture ? L’état partit ainsi. Revenant un mois après avec les observations du Procureur général celui ci avait porté ; « Lu et approuvé y compris pour l'enclume étant donné la rareté du cas. »
La tenue de la plume à l'audience correctionnelle était également pleine d'enseignements (sans compter qu'il m'avait fallu commander rapidement une robe d'audience) ; j'avais eu beau la choisir en tissus léger tropicalisé (n'oublions quand même pas qu'à OUAGA en plein centre de l'Afrique le climat n'est pas des plus doux) nous siégions à deux, le Juge et le Greffier que les africains appelaient "le petit juge."
Au début, après mon arrivée, nous tenions les audiences dans le bureau du Juge où une bonne centaine de personnes arrivaient à s'entasser. Il me souvient d'une de mes premières audiences où nous avions commencé à quatorze heures. Vers dix sept heures Monsieur Pautrat décida de suspendre l'audience pour que nous allions nous rafraîchir au bistrot d'en face chez le "Père Raymond". Au retour, quand nous avons pénétré à nouveau dans la pièce nous avons failli suffoquer, car les spectateurs eux, n'avaient pas bougés de peur de perdre leur place.
L'habitude aidant, on ne mettait rien sous la robe même pas une chemise légère, l'astuce était de s'habiller dans la pièce à côté et nous étions simplement en slip sous la robe. Quand il faisait vraiment trop chaud une cuvette d'eau froide glissée sous le bureau permettait d'avoir les pieds au frais et personne n'y voyait rien. J'ai connu en audience l'utilisation du "panka" lourde pièce de tissus à laquelle était attachée une ficelle qu'un prisonnier tirait avec régularité faisant ainsi office de ventilateur. En général le prisonnier était bien installé couché sur le dos avec un oreiller la ficelle reliée à son gros orteil et il pliait la jambe lentement. Si toutefois il lui arrivait de s'endormir, de petites boulettes de mie de pain bien envoyées arrivaient à le réveiller et lui faire reprendre un rythme assurant la ventilation.
Les affaires judiciaires étaient d'une banalité écœurante et consistaient essentiellement en de petits larcins (vol de vélo) et des escroqueries dont les seuls auteurs étaient des Africains. Il y avait bien à l'instruction des affaires criminelles : mais là l'on touchait au crime rituel à un autre genre de vie à d'autres notions de valeurs et il fallait, tout en faisant application de notre code pénal, faire très attention à ne pas heurter la coutume. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, des incidents sont survenus mettant la vie d'européens en danger par méconnaissance de la mentalité Africaine (quand il n'y avait que méconnaissance le mal pouvait toujours être rattrapé, mais quand s'y ajoutait le mépris et le complexe de supériorité du blanc on frisait souvent la catastrophe).
Heureusement, n'en déplaise à ceux qui par la suite prendrons un air amusé pour parler des magistrats d'outre mer, l'E.N.F.O.M préparait bien à cet approche de la vie africaine. Certes j'ai vu des jugements rendus vers 1950 par des administrateurs civils rédigés ainsi : "Attendu que de tels faits sont punis par cinq ans d'emprisonnements, mais attendus que ces faits sont particulièrement odieux condamne à dix ans ! !" (C'est vrai il y en a eu, mais ils n'ont jamais été l'œuvre de magistrats professionnels) par contre j'ai également vu en 1978 et en métropole un jugement rendu par un juge professionnel sorti de l'E.N.M. ainsi rédigé : "Attendu que Jean doit 1500 francs à Jacques, qu'il ne le conteste pas, mais attendu qu'il est au chômage ramène la dette à 1000 francs." (Ca aussi c'est vrai et il ne faut pas l'oublier.)
Je serai appelé à reprendre ce que l'on pourrait appeler, Le Juge, La Coutume et le Sorcier.
Mais plus que les faits ce qui était étonnant était la tenue des audiences. En effet personne ne parlait Français, ou feignaient de ne pas connaître ou d'avoir oublié : le temps que l'interprète traduise, la personne entendue avait tout loisir de réfléchir et de préparer sa réponse puisque à quatre vingt dix pour cent tout le monde comprenait et usait du français. Mieux ; sur une question simple : "Monsieur l'interprète demandez au prévenu s'il reconnait avoir volé un vélo tel jour à tel endroit." L’interprète se lançait dans un long palabre, marchait de long en large, jaugeait le prévenu de toute sa hauteur, le menaçait du doigt ; l'autre répondait, la discussion s'engageait pendant vingt minutes au cours desquelles le juge devait prendre une attitude inspirée, faire comme s'il comprenait, approuver du geste les gesticulations de Monsieur Tata Touré qui après tout cela se retournait d'un bloc vers le Tribunal et emphatique disait "Monsieur le Juge, il a dit oui." L'audience terminée l'on voyait ce brave interprète suivre discrètement le prévenu apparemment le plus fortuné qui avait été le moins condamné. Devinez pourquoi.

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Mes fonctions étant ainsi définies, il s'agissait d'organiser ma vie privée. Monsieur Pautrat fut pour moi comme un grand frère : après une semaine passée dans sa chambre d'ami, Il me trouva une pièce dans le commissariat de police des Renseignements Généraux qui se trouvait de l'autre côté de la rue, face au palais et à côté de la boutique du "père Raymond". J'y passais un bon mois, au bout duquel le juge d'instruction m'offrit de partager sa case et de faire popote avec lui. Vieux garçon il avait voulu mieux me connaître car étant très maniaque il ne voulait pas être dérangé.
J'acceptais volontiers ; ma chambre était parfaitement indépendante et donnait sur une terrasse qui elle même donnait sur l'avenue. À la chambre attenait une grande salle d'eau. J'étais vraiment chez moi. Nous partagions le living room et la cuisine. Monsieur Charles Roux avait son boy Boukari et moi mon cuisinier.

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En effet dès le lendemain de mon arrivée s'était présenté au Palais un homme d'un certain âge à la petite barbiche blanche affichant quinze ans de service dans la magistrature (traduisez quinze ans au service de magistrats ou de greffiers : il répondait au nom de Babouni et était Yoni de son état, c'est à dire Prince Gourmantché (pays jouxtant le pays Mossi).
Ce n'était pas une fable il portait lui aussi sur le visage les scarifications indiquant sa race et son rang. Il avait un perpétuel sourire et préparait les repas d'une manière parfaite : menus variés pour des sommes modiques. Une grande amitié était née entre nous et un jour il dira à ma mère (qui vint avec papa passer quelques jours à OUAGA) : "Ne t'inquiètes pas, Maman, je le surveille comme si c'était mon gosse (sic) car je l'aime comme cela". En fait, comme je l'expliquerai je lui dois la vie.
Qu'est il devenu, ce vieux Babouni ?, il m'arrive de rêver à lui, je le retrouve et nous partons tous les deux en ville ; il me conduit dans des endroits connus de lui seul.
Il me revient toujours ce souvenir d'un soir où il m'avait demandé l'autorisation de dormir sur la terrasse car le lendemain matin nous partions en audience foraine et il venait toujours avec nous. Ce soir là je suis rentré plus tôt que d'habitude ; il était assis sur sa natte à regarder le ciel et il m'a appelé : " Ne rentre pas, reste un moment à côté de moi, regardes ce que le Créateur a fait pour nous, regarde comme c'est beau et peut être de là haut il y en a qui nous regardent ; quand on a vu quelque chose d'aussi beau, avec une lune aussi pure, comme une fiancée il n'y a plus de blancs, il n'y a plus de noirs, il y a des hommes dont la seule qualité est celle qui est là sous ma main et disant cela il se touchait la poitrine)".
Tels étaient les propos de Babouni.

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Mais en Haute Volta il y avait le problème de l'eau qui n'existait que dans trois barrages se situant à six kilomètres de la ville. Il y avait donc sur le toit de chaque maison deux grands fûts de deux cents litres auxquels on accédait par une rampe en ciment ; tous les jours la corvée de prisonniers allait chercher l'eau dans des canaris de trente litres portés à tête d'homme et venait déverser le précieux liquide dans ces récipients. De ce fait nous avions de l'eau courante
Monsieur Pautrat habitait la case à côté de la nôtre et quand les arbres dont il m'avait parlé furent achetés et plantés, tous les matins le juge et le greffier arrosoir en main nourrissant les manguiers et les saules minuscules dont pensait qu'ils allaient crever ; eh bien non, un an plus tard, nous avons récolté deux mangues et… trente ans plus tard, retrouvant des étudiants voltaïques et leur parlant de ces temps héroïques, ils m'apprirent que c'était un petit bois qui se trouvait maintenant autour du Palais(ils ne comprenaient pas, car ils avaient toujours connu ce coin très ombragé, pourquoi deux blancs s'étaient donné tant de mal pour un sol qui n'était pas à eux et qu'ils savaient devoir quitter un jour.
Les journées passaient très rapidement : sept heures midi, deux heures et demi cinq heures étaient les heures de bureau. Suivant le travail et selon les saisons nous partions faire un petit tour à la chasse pour tuer de quoi varier un peu les menus. Nous ne rentrions jamais bredouille et quand la chasse avait été particulièrement bonne, le gibier servait à faire des pâtés en terrine que Babouni réussissait à merveille et qui se conservaient mieux que la viande fraîche.
Quand nous n'allions pas à la chasse nous partions au terrain d'aviation où je m'étais inscrit à l'Aéroclub où j'apprenais à piloter sur un vieux "stamp" deux mille francs C.F.A de l'heure : à cinq à dix minutes maximum le temps de la leçon, cela n'était pas trop onéreux et procurait de grandes joies, dont celle de respirer de l'air pur à deux cent pieds d'altitude) On prenait une limonade et on rentrait, douche, cercle, puis la maison le repas et au besoin le cinéma à ciel ouvert) ; sinon un bon livre permettait de passer la soirée.
En plus il y avait les réceptions chez les amis, mais ne vous y trompez pas il n'y avait pas de radio sauf chez quelques rares personnes. Nous étions au courant de la vie internationale par les gendarmes qui nous passaient un petit bulletin.

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Quelques temps après mon arrivée, j'ai vu rentrer dans le Palais un européen qui venait faire sa visite de courtoisie ; nous nous sommes tout de suite reconnus, il s'agissait de mon camarade BAYET qui, géographe, venait d'être nommé directeur de la section voltaïque de L'I.F.A.N.(Institut Français d'Afrique Noire) ; nous avons continué à nous revoir et beaucoup plus souvent.

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Il m'arrivait parfois de partir faire une longue promenade à pied avant d'aller au cercle ou tout simplement avant de dîner. Je ne m'étais pas racheté de moyen de locomotion.
Un soir où je marchais sur le bord de la route, au milieu d'une longue théorie d'hommes et de femmes qui quittaient la ville pour se rendre au village voisin, la grosse voiture américaine du pasteur adventiste qui se dirigeait dans le même sens que moi d'ailleurs, vers la mission, s'arrêta à ma ha Nous nous connaissions de vue ; le pasteur me demanda si ma soirée était prise et devant ma réponse négative m'invita à venir passer la fin de la journée chez lui en famille.
Nous avons commencé par prendre un jus de fruit fabriqué par sa mère aux Etats Unis, puis je me suis aperçu que tous les éléments du repas étaient à base de conserves ou de bocaux préparés au pays.
Le tout qui était d'ailleurs délicieux fut précédé du passage à table prière et commentaire d'un morceau de la bible par le Pasteur lui même : "Je rends grâce à ta bonté Seigneur, qui s'est manifestée aujourd'hui quand John s'est battu avec son frère et s'est tout de suite réconcilié avec lui et à ce moment, Seigneur, m'est venue en pensée cette parole de l'Eclesiaste..."
(Je n'invente rien, j'avais l'impression de me trouver impliqué dans un Western). Mais si cela tente d'aucun de sourire, ne le faites pas, car ce fût un de ces moments dans ma vie où j'ai compris ce qu'était l'harmonie d'un foyer en communion avec Dieu : une joie de vivre simple d'un homme et d'une femme entourés de leurs trois enfants aussi blonds que noirs pouvaient être les enfants des serviteurs avec lesquels ils jouaient dans la cour quand je suis arrivé.
Mais à part le bénédicité au début du repas il ne fut pas un seul instant question de religion. La conversation se porta sur les Etats Unis, le pays de mes origines : le Poitou et bien évidemment le pays Mossi.
Que de sérénité et d'amour dans cette soirée ; la jeune femme du pasteur avait de grands yeux bleus qui dévoraient son mari d'une ferveur mystique presqu'irréelle et hors du temps. Le Pasteur a tenu à me raccompagner en voiture (il y avait quand même une dizaine de Kilomètres de la mission à la ville).
Quand je suis arrivé à la maison, je ne suis pas endormi tout de suite voulant prolonger les instants que j'avais vécus en me les remémorant un par un. J'ai revu le Pasteur et sa femme plusieurs fois en ville : pour attirer les africains, lui jouait de la trompette et quand il y avait assez de monde elle prenait un accordéon pendant que leurs enfants jouaient dans la poussière avec ceux de leur âge qui avaient été attirés par le bruit ; quand il estimait avoir rassemblé assez de gens, le pasteur se mettait à haranguer la foule en langue vernaculaire ou racontait la bible

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Peu à peu, j'avais organisé ma vie autour de mon travail et de ces activités qui constituaient mes loisirs. Je les avais étendues au fil des jours : par exemple presque tous les matins le "soroné" (page) d'un chef de quartier venait amener de très bon heure un cheval tout sellé devant la maison et je faisais un grand tour à cheval au trot, précédé dudit "soroné" qui courrait à la hauteur de mon genou sans jamais dépasser cette ligne (car ainsi le veut la coutume en pays Mossi qu'un chef soit toujours accompagné d'un page dans ses déplacements à cheval). Je remontais une grande avenue qui avait pour nom "les Champs Elysées" puis traversais un petit bois qui n'était autre que le "Bois de Boulogne", traversais un mango (rivière) à moitié desséché sur un pont qui lui s'appelait : "Le Pont des Soupirs".
(Eh oui rien de très original dans tout cela), longeais un instant les barrages où stagnait l'eau que l'on nous apportait à tête d'homme et rentrais à la maison. Oubliant la coutume je piquais un petit galop sur les cents derniers mètres qui laissait pantois le petit bonhomme qui ne pouvait suivre et craignait d'être battu pour ne pas être toujours resté à côté de moi.

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Comme je l'ai dit, j'avais tout de suite sympathisé avec le Greffier en Chef Me Konseiga et parfois, le soir, au lieu d'aller au Cercle, je restais avec lui au bureau, ou nous nous rendions chez lui boire un verre de «dolo"(Boisson à base de mil dont le goût se situe entre le cidre et la bière, diurétique et désinfectante puisque cuite et fermentée, que nous allions chercher une fois par semaine chez "Mousso Goué" et conservions au frigidaire).
Et là pendant des heures il m'apprenait le pays Mossi : ayant été élevé chez les frères il ne se sentait pas lié par la coutume de son peuple bien que de lignée princière. Un certain temps après mon arrivée, il était allé voir Monsieur Pautrat pour lui indiquer que les délais d'usage étant passés nous pourrions peut-être aller rendre visite au Moro Naba. Rendez vous fut prit avec le Palais et super habillé nous sommes allès faire cette visite protocolaire. L'empereur des Mossis nous attendait dans la salle du trône assis sur des coussins. Les mêmes sièges en cuir du pays nous étaient réservés, Cet homme maîtrisait parfaitement le Français et la conversation fut animée et intéressante pendant que les boys ouvraient les bouteilles de champagne et que dehors au pied des marches du palais un "soroné" tenait par la bride un cheval tout harnaché prêt pour un départ en guerre de l'empereur au cas où l'ennemi attaquerait(Vestige de la coutume, qui, si l'on y réfléchit bien n'est pas plus étonnante à connaître que les raisons données de la présence d'une balle de coton à la Chambre des Lords). Le Moro Naba nous raccompagna sur la terrasse du Palais et nous prenions congés pendant qu'à sa vue tous ceux qui se trouvaient dans la cour du Palais se jetaient à terre et faisaient "Poussi, poussi" les femmes elles courant se cacher pliées en deux un bras cachant leur visage.

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J’attendais avec impatience ce que l'on appelait "l'audience foraine" car cela faisait partie de mes attributions. Monsieur Pautrat m'en avait parlé avec ravissement puis le jour tant attendu fut fixé. "Demandez à Babouni s'il veut nous accompagner cela arrangerait bien les choses, car sur le plan de l'intendance on peut lui faire confiance."
Bien entendu Babouni accepta avec joie et demanda qu'on lui apporte la caisse popote ; c'était une sorte de malle en bois avec des casiers qui comportait réchaud à pétrole à pression, lampe pétromax : lampe à pétrole à pression), lampes tempêtes, casseroles, poêles, assiettes, verres couverts, nappes, serviettes, casiers à bouteilles pour huile et vinaigre et casier à vins(l'eau était préparée dans des gourdes et des outres en peau de mouton que l'on suspendait aux poignées de portes de la cabine avancée (avec la vitesse et le vent cela faisait un phénomène frigidaire et l'on avait de l'eau sinon glacée, tout au moins très fraîche).
Je le vis préparer un sac de charbon de bois et comme je trouvais que ce serai peu même pour lancer un feu, je le lui disais et il me répondit : "Pas pour le feu, tu verras quand on s'en servira." Puis il réclama les bouteilles de vin, "les bonnes", précisa-t-il pour les Pères blancs, Monsieur Pautrat éclata de rire et m'expliqua que pour couper la longueur du trajet nous faisions toujours halte à une Mission où il y avait deux pères ; on déjeunait avec eux et bien entendu on leur laissait quelques bonnes bouteilles.
Cela fit penser a notre Juge qu'il n'avait pas prévenu la mission, mais Babouni y avait pensé" j'ai fait prévenir, le message est parti hier" je réfléchis rapidement mission à cent vingt kilomètres, cela est impossible à moins que le tam-tam ; mais non les coursiers du Moro Naba établis en relais sur tout son empire permettaient de faire parvenir une nouvelle dans la journée à plus de quatre cents kilomètres.
Et sur le tout Babouni plia religieusement le plus beau "boubou" blanc brodé qui était à lui et il m'invita à prendre une valise avec du linge de rechange, si possible tout en blanc et pantalon long "garde le short et les chaussettes montantes pour la route."
Après avoir déjeuné à la mission comme prévu nous avons repris la route et sommes arrivés vers six heures du soir alors qu'il faisait encore jour. Environ cinq kilomètres avant d'arriver Babouni demanda à ce que l'on s'arrête et nous dit : "on s'habille". Le juge avait l'air d'être au courant, le chauffeur se retrouva avec une chemise blanche et le garde Passougondé tira on ne sait d'où une chemise fraîchement repassée. Aussi nous avions fière allure en descendant de la voiture devant le campement.
Notre arrivée avait attiré la foule et déjà Babouni avait recruté son personnel pour le temps de notre séjour; il portait beau, recevant congratulations et marques de respects, sourire aux lèvres. A vingt heures il vint nous annoncer que le dîner était servi ; la table était dressée et le repas : du canard rôti aux petits légumes excellent : miracle de la brousse on n'avait même pas eu le temps de lui donner de l'argent pour faire le marché ; quand je lui ai dit" mais comment as tu payé", Il m'a répondu : "ne t'inquiètes pas on verra cela demain" et Monsieur Pautrat d'ajouter" je lui fais confiance cela ne va pas nous coutera bien cher ; effectivement les sommes qu'il demanda étaient ridicules et seuls nous aurions facilement dépensé quatre fois plus.
Dès notre arrivée, nous avions demandé audience au Tenkodogo Naba, chef spirituel des Mossis. Il fallait le voir seulement après l'audience, mais à condition qu'il soit informé officiellement que nous étions dans sa ville : la raison essentielle était que nous étions obligés (selon la coutume) de prendre la route immédiatement après notre visite sous l'expresse réserve que le Tenkodogo nous "ait donné la route". Monsieur Pautrat, qui était en Haute volta depuis un certain temps, avait eu tout loisir d'étudier la coutume en ce qu'elle dirigeait les rapports humains ; il m'avait initié et encouragé à respecter les habitudes des autres, d'abord pour les honorer, ensuite pour éviter d'avoir des ennuis avec les forces incontrôlés du mal.(nous étions en Afrique).
L'audience s'était parfaitement déroulée pendant toute la matinée, en début d'après midi Monsieur Pautrat avait fait quelques visites à des chefs de quartier et nous avions été reçu (au champagne là aussi) par le Tenkodogo qui habitait une grande demeure décorée de peinture locale(c'est sur les modèles de ces peintures que les "bons pères" ont copié les dessins reproduits sur les tapis de haute laine dont ils ont créé et développé la production à la Mission. Avant de nous "donner la route" le Tenkodogo nous fit quelques cadeaux coutumiers (dont des fruits pour la route).

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À l'aller nous n'avions pas chassé pour respecter un horaire, par ailleurs il aurait fallu consommer le gibier immédiatement car il n'aurait pu se conserver pendant plus de quarante huit heures. En effet avec la chaleur le gibier se décomposait avec une vitesse incroyable : d'où le charbon de bois de Babouni ; dès un animal tué, il était saigné vidé et bourré de charbon de bois qui absorbait toutes les toxines jusqu'à quarante huit heures maximum ; cela évitait de gaspiller du gibier que l'on pouvait conserver jusqu'à sa distribution à l'arrivée ou sa cuisson et transformation, en pâté et autres délicatesses

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Cependant, peu à peu, le palais s'était construit et nous l'avions inauguré en y tenant la première audience correctionnelle. Il y avait foule ce jour là. Mais en même temps les bureaux et les dépendances du palais s'étaient achevées et notamment le futur logement du concierge.
L'existence d'un concierge n'étant pas prévue au budget, Monsieur Pautrat décida de m'attribuer ce logement qui comportait un living, une chambre avec sanitaire et douchière une grande terrasse couverte et une cuisine. L'ameublement était simple mais neuf et j'étais tout heureux d'être enfin chez moi ; j'avais personnalisé le décor par quelques tissus pagnes et couvertures de laine locales achetées sur le marché et j'étais assez fier de mon 'intérieur" pour recevoir mes parents.
Papa en effet avait été envoyé en mission d'ABIDJAN à OUAGA par la Direction du Contrôle Financier : car cette branche de l'administration n'existait pas encore en Haute Volta et il fallait faire une étude prospective d'implantation. Papa avait profité des vacances scolaires de Pâques pour permettre à mon frère de les accompagner. Voiture du Gouvernement à l'aéroport et conduite immédiate à la case de passage des Gouverneurs où tout avait été préparé pour les recevoir. Maman était contente, contente de mon logement et agréablement surprise par le repas d'arrivée que Babouni avait préparé pour eux.
Mais ne nous méprenons pas, à OUGA il n'y avait strictement rien à voir : pas de magasins, pas d'excursions, aussi maman aurait fini par s'ennuyer seule (je travaillais et papa aussi). Le soir je les emmenais faire un tour dans la brousse très proche, puis au cercle, puis au cinéma. Ils repartirent au bout de huit jours. Heureusement un dimanche matin j'ai pu emmener papa et mon frère faire une mini partie de chasse ; nous étions revenus avec quelques tourterelles, pigeons verts et une pintade. Papa était aux anges.
Le jour de leur départ j'eus pourtant une belle peur, l'avion d'Air France qui faisait la liaison avec ABIDJAN, un DC 3, avait eu un certain mal à décoller et commençait à piquer du nez en bout de piste pour se redresser à la dernière minute.

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Je reviens à ma vie à OUAGA. Le fait d'avoir quitté la case de monsieur Charles Roux me privait de son boy : Il me fallait en trouver un à tout prix car les Africains ont le sens de l'organisation du travail : Babouni était cuisinier et pour rien au monde il n'aurait fait le ménage ni fait la vaisselle ; mon juge me conseilla de voir s'il n'y aurait pas à la prison un condamné de confiance : procédé commode et souvent employé outre mer à l'époque qui ne choquait d'ailleurs personne. Ainsi j'ai découvert la perle ; un brave jeune mari qui avait tué l'amant de sa femme en surprenant l'adultère dont il était victime ; à part cela l'homme le plus doux et le plus prévenant que je n'ai jamais rencontré
Monsieur Charles Roux était parti en congé ; la veille de son départ, il avait partagé entre les quelques amis qu'il possédait aussi bien les livres qu'il avait achetés pendant son séjour que les quelques belles cravates en soie qu'il n'avait jamais portées. Il est parti avec une toute petite mallette en disant : "dès mon arrivée à MARSEILLE je repars chez ma mère à TANGER, je lui laisse le soin de me rhabiller".
Il fut remplacé par un jeune magistrat, qui non seulement n'avait encore jamais exercé, mais qui arrivait pour la première fois en Afrique. Malgré sa grande réserve et son caractère un peu ours, nous avons sympathisé et il a accepté que nous fassions popote ensemble. Cependant ce garçon me causait des frayeurs quotidiennes dans la mesure où il n'a compris qu'à la longue la différence qu'il y avait entre la mentalité Africaine et la Métropolitaine ; commettant parfois des erreurs de jugement qui auraient pu être graves de conséquences.
Il ne consentit à suivre mes conseils qu'après l'évènement suivant : Nous étions allés en Audience Foraine à TENRODOGO ; je lui avais tout expliqué, mais il se moqua de moi quand je lui dis que si nous ne voulions pas avoir d'ennuis il fallait" demander la route" au Tenkodogo avant de prendre congé... ce qu'il se garda de faire estimant la chose ridicule. Nous partîmes, pour à soixante dix kilomètres du départ, nous retrouver bloqués par une famille de lions(le père, la mère et cinq adolescents) qui avait élu domicile sur la route nous entourant au point de nous bloquer. Ces braves bêtes levèrent le siège le lendemain matin et pendant le reste du chemin le chauffeur, le Garde et Babouni ne cessèrent de grommeler et de discuter :" c'est la faute au Juge, il n'a pas respecté la coutume. Le Juge comprit que l'on parlait de lui et se fit expliquer pour conclure beau joueur : "je crois que vous aviez raison, maintenant je suivrais vos conseils".
Il avait donc remplacé Monsieur Charles Roux comme juge d'instruction et un jour où son greffier était malade il me demanda si je pouvais lui rendre le service de le seconder dans une instruction qu'il allait commencer : un meurtre avait été perpétré dans un milieu de lépreux.
Vers dix heures du matin les gendarmes sont arrivés conduisant à bout de bâtons une dizaine de lépreux purulents, déposant devant eux des journaux pour éviter que leur mal ne coule et vienne souiller le carrelage du Palais : vision d'enfer... tout le monde pénétra dans le cabinet d'instruction où le Juge procéda aux inculpations et interrogatoires d'identité avant de placer tout le monde en détention.... puis... nous nous sommes retrouvés en même temps à courir en direction des toilettes où l'un et l'autre nous nous sommes mis à vomir. Ce n'est que l'après midi que le Juge m'appelé pour me dire qu'il venait de se rendre compte que dans son émotion il avait également placé sous mandats de dépôts les trois témoins. Je ne m'en étais même pas rendu compte. L'erreur fut rapidement réparée et les intéressés ne se plaignirent jamais d'avoir reçu de bons soins à la Maison d'arrêt, dont ils n'auraient jamais bénéficiés s'il n'y avait pas eu cette erreur.

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Monsieur Pautrat quitta la juridiction, il avait été affecté à BOUAKE en Côte d’Ivoire (où sa femme viendra le rejoindre avec son fils. Cette femme décédera dans des circonstances dramatiques et mes parents à ABIDJAN seront témoins de la douleur et du désarroi de cet homme).
(Je reparlerai de René Pautrat qui est devenu un ami bien plus tard).
Il fut remplacé par un vieux célibataire Monsieur Jurey, brave homme s'il en était, mais épicurien convaincu ; la chasse ne l'intéressait pas et il préférait la compagnie des femmes et les bons repas qu'il partageait volontiers avec des amis, en l'occurrence le Juge d'instruction, un nouveau greffier (guadeloupéen) qui venait d'arriver et moi même. Il savait vivre en Afrique, prudent dans son comportement avec les Africains ; mais, sa présence, si l'on veut bien me pardonner l'expression, n'était qu'un filigrane.
L'arrivée de maitre Georges (c'était son nom) mon collègue, mit un peu de poésie dans ma vie ; en effet il descendit de l'avion avec d'une main son violon et de l'autre sa machine a écrire. Originaire de la Guadeloupe comme je l'ai dit, il avait fait ses études de droit à RENNES et était marié à une bretonne qui ne vint jamais le rejoindre.
Clerc de notaire il avait été appâté par une de ces affiches du Ministère de la Justice du style "Devenez Notaires outremer" et fit grise mine quand il apprit qu'il serait greffier d'instruction. Il se consola cependant ayant acquis la conviction qu'il avait retrouvé la terre de ses ancêtres, mais s'étonnant toujours que les femmes africaines se promènent les seins nus (comme disaient les jeunes filles "cinq francs pour voir, dix francs pour toucher.") Il lui fut totalement impossible d'assimiler la coutume ; les Mossis le sentirent si bien qu'ils disaient de lui que c'était un blanc alors que la couleur de sa peau était du plus bel ébène. Toutefois il n'était atteint par aucun complexe et je me souviendrai toujours des heures passées avec lui à l'écouter jouer de son instrument au gré de son humeur.
Malgré cela j'avais développé mes ancrages à l'aéroclub où j'étais cinq jours sur sept le soir : je commençais à avoir un nombre d'heures de vol assez grand pour que le chef pilote ne soit qu'une présence dans l'avion, m'abandonnant totalement les commandes.
Si nous étions éloignés de tout, OUAGA était quand même un lieu de passage et notamment d'un nouveau juge à compétence restreinte de DORI(Subdivision à la frontière de GAO) accompagné de son épouse jeune avocate qui n'exerçait pas. J'avais reçu ce jeune couple pendant huit jours et dès leur arrivée dans le bled ils avaient pensé, à juste titre, me faire plaisir en me faisant parvenir un jeune lévrier du désert (un sloughi) couleur sable que je baptisais Don. Ce chien était partout avec moi, me suivant au bureau, au cercle, chez mes amis et même au cinéma où parfois il venait me retrouver après avoir fait le tour de mes points de chute possibles. Il était impressionnant, aussi bien quand il courrait à soixante dix kilomètres à l'heure à côté de la voiture que lorsqu'il retroussait ses babines laissant apparaître des crocs puissants grognant sans jamais aboyer.
Un soir où nous revenions de prendre l'apéritif chez des amis avec le Juge d'instruction, Georges, Monsieur Jurey étant au volant, il nous arriva un accident de carrefour : Le Juge d'instruction n'eut rien, Georges un pouce foulé, Le Juge Jurey des fractures des côtes et à la colonne vertébrale ; quand à moi j'avais une plaie sur le côté droit juste entre le foie et le rein. Je fus le premier opéré par le chirurgien qui nettoya, trancha, cigare aux lèvres, un beefsteak dans mon côté et me remit debout me disant : "Rentrez chez vous pendant que vous pouvez encore marcher" et pendant ce temps Monsieur Jurey était plâtré par le même chirurgien dans des conditions impossibles. Non seulement il lui sauva la vie, mais parvint à lui conserver l'usage de ses membres. Monsieur Jurey fut rapatrié sanitaire.
Son remplaçant n'arriva pas immédiatement, et la Justice continua quand même à être rendue. Il faut dire que la tâche était facilitée dans la mesure où l'essentiel de la délinquance était le fait de menus larcins, je me répète, mais pour préciser ici combien il y a quarante ans l'Afrique était d'une moralité saine : Respect de la famille, respect des ancêtres, respect de la femme, respect des coutumes, respect de la parole donnée.
Un exemple ; au détour d'une forêt un agriculteur en voyage (à pied) rencontre un marchand de bestiaux avec son troupeau ; il lui achète quatre génisses et comme il n'a pas d'argent sur lui, après le prononcé de quelques formules rituelles il promet de le payer dans quatre lunes et l'on fixe un rendez vous, plus ou moins précis en pleine brousse, près d'un arbre mort dans telle oasis ; neuf cent quatre vingt dix neuf fois sur mille le contrat est honoré (ces gens ne se connaissaient pas, tout était apparemment vague).
Oui mais... si par malheur le débiteur ou quelqu'un de sa famille n'est pas présent au rendez vous, c'est la dette d'honneur qu'il va falloir payer, et c'est là où l'européen ne comprend plus ; car j'ai vu des créanciers attendre cinquante ans et plus, recherchant inlassablement leur débiteur (ou leurs fils s'il était mort) et au détour d'une dune l'abattre comme un chien et ceci fait, récupérer les deux ou trois vaches objets du litige. Ce n'est que plus tard, au Sénégal que je connaîtrai les règlements de compte entre tribus nomades et la délinquance urbaine due à la naissance du prolétariat et de la misère

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L'arrivée du nouveau Juge ne passa pas inaperçue. En effet certain jour, vers quatorze heures alors que tout le monde faisait la sieste et que personne n'avait été avisé Monsieur Fourgeaud débarqua à OUAGA du car de la Transafricaine accompagné de son épouse. S'étant enquis de la situation du Palais, après un bon quart d'heure de marche en pleine chaleur il avait trouvé le bâtiment et avisé un prisonnier(reconnaissable à la tenue bleue pénitentiaire) qui sommeillait tout en montant la garde devant une porte. Pour tout vous dire il s'agissait de mon boy et de la porte de mon appartement. "Je suis le nouveau Président, je voudrais parler au Juge" "Monsieur le Petit Juge, il fait la sieste ; c'est interdit de le réveiller." "Mais je suis le nouveau Président." "Moi s'est pas connaître, le patron y dort, toi attendre avec la Madame".
C'est ainsi qu'ayant soif, fatigués par le voyage Monsieur et Madame Fourgeaud attendirent sur un bout de banc jusqu'à trois heures que j'émerge de la sieste. Ma confusion fut grande, mais ils prirent la chose très bien et le Juge d'instruction et moi réparèrent au mieux en leur faisant une réception à tout casser où Babouni mit tout son cœur.
Il faut dire que l'arrivée ou le passage de nouvelles têtes était une bénédiction du ciel : la monotonie était rompue ; en outre, cela permettait d'avoir des nouvelles d'ailleurs, autres que celles de la famille qui cachait souvent la part de vérité que l'op aurait souhaité connaitre. Au vingtième siècle nous avions les conditions de vie récentes de la campagne.
J’hébergeais également pendant quelques jours un jeune homme un peu perdu, qui était venu à la recherche de sa mère en Haute volta. Son histoire mérite d'être racontée
Il se présenta sous le nom européen de "Duirand" dont le père administrateur civil avait vécu en concubinage avec une "mousso" du pays : il était né de cette union. Quand il avait six ans le père était rentré en métropole et avait emmené son fils avec lui : quand il avait eu vingt ans, dans le luxe de l'appartement du seizième arrondissement à Paris, son père lui avait non seulement dévoilé ses origines exactes mais lui avait payé le voyage pour qu'il fasse connaissance de sa mère.
Cette femme habitait un petit village du Nord de la Haute Volta et le jeune Duirand y partit. Je le revis revenir trois semaines plus tard en plein désarroi : Il avait retrouvé sa mère, une vieille femme édentée vivant dans une case seule, subissant l'opprobre des voisins parce qu'elle avait "fait putain avec le blanc" Néanmoins il y repartit et... deux mois plus tard il repassa me voir pour me remercier de mon accueil ; il était habillé à l'Africaine et se présentait sous le nom de sa mère "Diallo" : Il avait retrouvé ses racines et telles celles du banian, ses racines l'avaient enraciné.
Il ne faut sur cet exemple porter aucun jugement de valeur pas plus que sur tout ce qui se passe en Afrique, mais simplement dire j'ai vu ou, j'ai connu cela

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Il y avait aussi les V.I.P. de passage, ceux qui venaient sous le prétexte d'une inspection faire un peu de tourisme dans "l'Afrique sauvage" dont ils avaient entendu parler dans les métropoles qu'étaient DAKAR et ABIDJAN.
C'est ainsi qu'un jour fut annoncé et arriva un Avocat Général de DAKAR ; Il était passé à ABIDJAN, à BOBODIOULASSO et devait inspecter la Juridiction de OUAGA ; en cours de route il s'était arrêté a KOROGO (Justice de paix à compétence restreinte dont le juge fils d'un gouverneur général était métis africain et parlait plusieurs langues vernaculaires). Pour faire un effet de surprise il s'était installé comme un justiciable normal au fond de la salle et fut littéralement bouleversé quand il vit ce grand Juge, robe déboutonnée parler Africain, faire de grands gestes pour voir partir les plaideurs apparemment réconciliés jusqu'au moment où il entendit : "Vous le petit blanc là bas au fond, qu'est ce que vous voulez ?"... le Juge en prit pour son grade et c'est dans ces conditions que notre Avocat Général arriva encore tout ému.
Vérification des dossiers d'instruction, du casier judiciaire, de l'état civil : tout était parfait et le bon repas auquel toute la juridiction était conviée laissait chez cet homme la meilleure impression. Il demanda à inspecter la Maison d'arrêt. Nous sommes donc partis (monsieur Fourgeaud m'avait demandé de les accompagner). Arrivés en vue de l'établissement sa surprise fut grande de voir un immense portail, largement ouvert, délabré et d'entendre le gardien chef lui dire : "D'abord ça ne sert à rien alors pourquoi réparer "; et lui monter au milieu du mur d'enceinte Le trou d'évasion" (il avait été creusé par deux détenus il y a bien longtemps, puis rebouché, puis recreusé et à la fin on l'avait laissé comme cela, de même que l'on ne fermait plus les grilles des cellules parce qu'elles avaient rouillé et qu'elles faisaient tellement de bruit que cela en devenait énervant.
Par contre en faisant le compte des prisonniers le gardien chef fit grise mine : il manquait six détenus à l'appel I On me demanda, puisque j'étais là, de me rendre utile et de recompter ; il en manquait vraiment six. Au bout d'une bonne demi heure le visage du gardien chef s'éclaira : "Ah ! j'ai trouvé, il y en a cinq qui sont en corvée à l'extérieur, ils vont rentrer bientôt". L'avocat Général : "À qu'elle heure ? il va faire nuit d'ici demi heure". "Mais pas aujourd'hui, mon Général (le gardien chef perdant complètement les pédales) c'est la corvée de bois, ils sont partis cela fait deux mois en forêt pour ramasser le bois mort ; on leur donne la nourriture pour trois mois ils construisent des huttes et reviennent quand les cinq charrettes avec lesquelles ils ont partis sont pleines et quand ils n'ont plus de vivre ; mais vous savez, ils sont toujours rentrés bien régulièrement," l'avocat Général très sec se retournant vers le juge ;" il en manque quand même bien un !"
Et c'est moi qui ai eu le trait de génie et l'idée ; faisant part de ma découverte dans un à parte discret à Monsieur Fourgeaud qui très mondain déclara : "Mais non, Monsieur l'Avocat Général ne vous inquiétez pas, j'avais oublié, celui qui manque : c'est lui qui vous a servi à table à midi, il n'a pas encore terminé sa vaisselle." Je crois que ce fut le coup de grâce. L'avocat Général ne répondit pas, ne dit pas un mot pendant le repas du soir que Madame Fourgeaud servit elle même et partit le lendemain matin. Je n'ai lamais su quels avaient été les termes du rapport d'inspection.

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Madame et Monsieur Fourgeaud étaient devenus des amis. De la rigueur dans le service, mais celui ci terminé la vie reprenait ses droits. Ils aimaient bien faire la fête, mais faire la fête dans une ville (on ne peut guère l'appeler autrement) où il n'y a qu'une centaine de personnes devient difficile ; nos relations étaient donc très simples : le chef de l'agence d'Air France récemment nommé, que sa femme avait rejoint, et le pharmacien dont l'officine venait d'ouvrir. Nous nous réunissions chez les uns ou chez les autres et selon les capacités culinaires des maîtresses de maison et surtout des cuisiniers, nous faisions de bons petits repas. Le juge d'instruction était de la partie ; quant à moi je fréquentais en plus le chef pilote de l'Aéroclub qui était le pilote du Gouverneur (l'avion de commandement était un Fairchild de reconnaissance de l'armée américaine et comportait six places), et mon ami le professeur Bayet. Comme assez souvent à la sortie du bureau le Juge nous entraînait faire une mini partie de chasse, je n'avais pas le temps de m'ennuyer, mais également pas le temps de me remettre à mes études : ce qui était mon plus cher désir.
Cependant savoir mes parents et mon frère à à peine un millier de kilomètres et ne pas pouvoir les voir était pour moi un crève cœur. Cependant ayant été recruté sur place j'avais droit, outre le congé de six mois tous les deux ans en Métropole, à prendre mes mini congés sur place (Noël, Pâques etc.

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Les liaisons aériennes entre la Côte d'Ivoire et la Haute Volta s'étaient normalisées dans la mesure où, outre l'avion (DC3) passagers hebdomadaire, il y avait deux avions de vivres frais qui partaient de OUAGADOUGOU pour ABIDJAN ; il s'agissait de porcs fraîchement tués, coupés en deux et emballés dans une mousseline. La totalité de l'avion était occupée par ces cadavres à l'exception de deux sièges passagers qui étaient vendus à un tarif des plus intéressants.

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C'est ainsi que je pus aller plusieurs fois chez mes parents, à diverses occasions et notamment quand il y avait de grandes réceptions au Gouvernement.
Mes parents habitaient sur le "Plateau" au premier étage d'un immeuble résidentiel qui n'était occupé que par de hauts fonctionnaires. L'appartement comportait outre une chambre d'ami, une chambre plus petite qui était devenue "ma" chambre.
Le climat entre celui de la Côte d'Ivoire et celui de la Haute Volta était on ne peut plus différent : D'un côté chaleur humide (parfois jusqu'à quatre vingt dix pour cent de degré hygrométrique) ne dépassant pas trente cinq degré, de l'autre chaleur très sèche avec des températures plus élevées (quarante deux degrés).
J'ai donc assisté et participé à un certain nombre de réceptions données â l'occasion de la visite de Paul Reynaud(ancien Président du conseil qui n'était plus très jeune), ministre et d'autres personnalités les plus variées .
Afin que je puisse participer à ces grandes soirées, maman m'avait acheté un spencer blanc pantalon noir et ceinture noire, le nœud papillon allait du bleu nuit au rouge grenat.
Tout était parfaitement ordonné, les toilettes des femmes étaient toutes plus belles les unes que les autres ; les jeunes filles venaient parfois à leur premier bal : tout donnait l'impression d'une fête perpétuelle et d'une douceur de vivre incomparable et pourtant sous jacente était la tension.
D'abord en Côte d'ivoire les événements de BOUAFLE et le développement des activités du R D A laissait craindre des incidents à tous moments :la police, les Renseignements Généraux étaient sur les dents. IL y avait aussi la personnalité des hôtes dits de "marque" qui ne facilitait pas les choses.
J'ai vu dans une de ces soirées une jeune femme très jolie donner une paire de gifles retentissantes à un ministre (en visite officielle) qui non content de lui proposer "la botte" avec en contre partie un avancement rapide de son mari, jeune fonctionnaire, s'était permis quelques caresses des plus osées que j'éviterai de décrire. Il n'y eut pas de scandale, l'orchestre amplifia son tempo, le ministre fut atteint d'une subite migraine, le jeune couple disparut d'autant plus facilement qu'il fut en cela aidé parla complicité d'autres jeunes qui félicitaient l'auteur de ce coup d'éclat.
La soirée continua : la chaleur était la même, les lucioles continuaient à clignoter et les phalènes se jetaient dans les lampadaires pendant que l'on entendait lors des silences de l'orchestre le concert donné sur les bords de la lagune par les crapauds buffles.
Je m'amusai follement ; de plus j'avais auprès des jeunes oiselles avec qui je dansais le privilège de venir de la brousse, d'avoir la peau tannée par le soleil et aussi celui d'être toujours frais : ne riez pas.
J'emportais toujours avec moi dans la voiture de papa un litre d'eau de Cologne et de la lotion de Foucaul deux grandes serviettes de bains et trois chemises blanches. Dès que la transpiration était trop forte et que je sentais mon linge humide, je filais à la voiture et me changeais. J'ai passé des nuits merveilleuses à ces occasions.
Mais pour vous dire à quel point il y avait de l'humidité dans cette ville, je me souviens d'un matin où rentré à six heures assez fatigué, je n'ai pas pensé à mettre mes chaussures dans un des placards chauffants que mes parents avaient installés ; à midi quand je me suis réveillé il y avait sur mes chaussures une épaisseur de un centimètre de moisi.
En général je restais à ABIDJAN quatre jours et rentrai par le premier avion (toujours un DC3 d'Air France) Il m'est arrivé à un de mes retours de me retrouver seul comme passager après l'escale de BOUAFE. Le stewart est venu me chercher pour que je sois avec l'équipage et non pas seul dans mon coin ;apprenant que je faisais partie d'un aéro-club le pilote m'a passé les commandes et débranché le pilote automatique pendant trois cent kilomètres j'ai eu cette joie de piloter un "gros".
De BOBO à OUAGA le pilote a repris les commandes et nous avons suivi pendant un quart d'heure un troupeau d'éléphants d'une cinquantaine de têtes.
À l'occasion des fêtes de Noël, j'étais chez mes parents et papa par l'intermédiaire du directeur des Douanes avait organisé pour mon frère et moi une partie de pêche à la traîne sur la lagune d'ABIDJAN (à l'époque cette lagune n'était pas encore percée et sous un ciel bleu plombé la vedette de la douane filait sans bruit ; nous avions pris un barracuda de deux mètres et mon frère n'était pas peu fier sur la photo avec "sa prise".
C'est pendant ces moments passés chez mes parents que j'ai appris a jouer au "Mah Jong" ou dominos chinois. Papa avait été initié par un magistrat, un substitut général qui avait fait l'Extrême Orient, poète, hindouiste distingué il possédait une culture étonnante sur tout ce qui touchait la Chine l'Indochine et l'Inde. La première des satisfactions quand on pratique le Mah Jong c'est d'avoir en main des "pierres" faites d'ivoire et de bambou dont chacune est une petite merveille de sculpture, Ensuite c'est un jeu(qui se joue à quatre) où l'on passe des heures et j'ai connu de ces journées de pluies tropicales où l'eau tombe à seaux, lourdement, régulièrement, où l'on commençait une partie à dix sept heures et où à la même heure, le lendemain nous étions toujours entrain de jouer, le silence n'étant rompu que par le bruit des "dominos" que l'on abattait ou que l'on brassait. Chaque joueur avait à côté de lui une petite table ou maman veillait à ce qu'il y ait toujours à boire et à grignoter.
Mais ABIDJAN c'était aussi l'Aéroport et l'aéro-club. La première fois où j'y suis allé avec mes parents je m'étais renseigné sur les heures de vol, les prix etc. ; j'avais pris la précaution en quittant OUAGA de prendre avec moi mon carnet de vol.
Papa nous avait donc conduit un soir (c'était un but de promenade comme un autre) pendant que mes parents et mon frères étaient en train de prendre un pot sur la terrasse du café de l'aéroport, je m'étais éclipsé et comme le stamp (le même que le notre de OUAGA) était libre j'avais pu monter pour faire un tour et piloter un peu. Mes parents ont donc assistés sans le savoir à mon décollage et ce n'est que lorsque je fus bien en l'air que mon frère ne put tenir sa langue plus longtemps. "Il est beau le petit avion là haut... eh bien c'est Jacques qui le pilote.. tralalaire". Imaginez la tête de ma mère qui une fois de plus crut "en mourir"

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Mais il fallait toujours repartir pour OUAGA, retrouver le traintrain quotidien de travail et de distraction.
De travail d'abord : j'ai vécu à OUAGA la montée de l'islam qui jusque là n'avait atteint que la limite du Sahel. Le procédé était simple : il fallait cesser d'adorer les fétiches traditionnels parce qu'ils étaient mauvais et avaient apporté malheur et maladies et les remplacer par de nouveaux à l'allure plus simple mais qui déjà imposaient leur loi : ne pas manger de porc, faire cinq prières par jour et une fois dans sa vie aller adorer les parents des fétiches bien loin au delà de la terre et de la mer, là où il y a une pierre noire... (Cela ne vous rappelle rien ?).
Bien entendu il y avait les tenants des anciens fétiches et ceux qui arrivaient et qui faisaient des adeptes, cela se soldait par des bagarres dans les villages et des morts. En un mois une cinquantaine de villages flambaient au nord de la capitale du côté de KAYA et la situation devint tellement explosive que le juge d'instruction décida d'aller faire son instruction sur place. Nous sommes partis à KAYA avec les deux gardes armés jusqu'aux dents, le chauffeur et Babouni qui devait nous être très précieux, car pendant la semaine de notre présence, il avait organisé un réseau de renseignements ayant pour but de prendre "la température de la population vis à vis des blancs" et pas un seul instant nous n'avons senti un danger ni une animosité, qui par ailleurs ne nous était pas signalée. Nous sommes restés six jours et avons procédé à l'audition de six cents personnes de clans opposés et jamais nous n'avons entendu une voix dépasser les autres : LE JUGE ETAIT VENU ET TOUT ALLAIT RENTRER DANS L'ORDRE. Ce qui était rassurant sur l'acceptation de la présence Française en Haute Volta.
Une autre fois le juge d'instruction avait besoin de se transporter en urgence à TENKODOGO et son emploi du temps était tellement chargé et nos crédits d'essence tellement bas que nous ne savions comment faire. Il eut l'idée de demander l'avion du Gouverneur qui nous amena en une heure sur place et nous couta beaucoup moins cher en essence.
J'étais personnellement content de cette solution car le Chef pilote me passa les commandes et pris la place du naviguant pendant que le juge et le garde étaient derrière avec mon chien ; lorsque l'on naviguait sur un avion privé au dessus de l'immensité Africaine le plus simple était encore de suivre le tracé des routes. La navigation à vue paraissait facile. Cependant, vues de trois ou quatre cent pieds deux routes distantes de deux kilomètres peuvent se confondre ; c'est ce qui nous arriva ; heureusement le pilote s'en rendit compte au bout de cinq minutes et je dus rebrousser chemin pour retrouver la bonne route. Cela avait été fait avec tellement de discrétion que le juge ne s'en aperçut même pas.
D'ailleurs il ne se rendit pas compte d'un autre incident de vol qui eut lieu un quart d'heures plus tard. Le Pilote se pencha à mon oreille : "Tu as remarqué ?" "Quoi ?" "Le bruit". "Oui et c'a fait bien cinq minutes, mais je ne te disais rien parce que je n'en étais pas sur : on tourne sur cinq pattes ? C’est bien çà !" "Oui mon vieux tu as une bonne oreille : un cylindre est en carafe, on ne dit rien, on continue." Nous sommes bien arrivés. Mais une surprise nous attendait, l'avion dut repartir immédiatement pour faire le transport sanitaire d'une jeune femme dont l'accouchement se présentait sous de mauvais auspices. En fait tout se passa très bien au retour ; le pilote aidé du mécanicien eurent tôt fait de détecter la panne, de réparer et le soir l'avion nous attendait et je repris les commandes pour le retour, heureux de ne plus entendre ce bruit inquiétant.

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Deux événements importants eurent lieu pendant que j'étais à OUAGA.
Ce furent, d'abord les cérémonies du onze novembre où défilèrent les troupes de l'Armée Française. On pourra me dire qu'il n'y a rien d'exceptionnel dans un défilé militaire, mais celui ci était quand même assez particulier.
En avant des troupes les danseurs masqués : une vingtaine, munis de longs bâtons s'avançaient lentement au son des balafons, puis venaient quelques cavaliers du Moro Naba ayant revêtus l'armure légère qu'ils portaient autrefois, suivis d'une cinquantaine d'archers, guerriers habillés comme au temps de la conquête. Puis venaient nos troupes : elles n'étaient guère nombreuses mais avaient fières allures sous les commandements qui claquaient secs dans le matin. Et pour clore le défilé le "fou du Moro Naba", monté sur un âne et portant un drapeau Français, qui à forces de gesticulations, et de pitreries s'arrangeât pour se casser la figure devant la tribune officielle aux pieds du gouverneur ; le tout à la grande joie de la foule et des joueurs de balafon qui scandaient tous les gestes du bouffon.
Je me suis toujours demandé si la chute avait été un accident ou bien, si, volontaire à l'endroit précis où elle avait eu lieu, elle ne représentait pas le symbole de la France roulée dans la poussière.

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Ce fut ensuite la projection cinématographique du film "Les Paysans noirs" d'après le roman d'un ancien Gouverneur Général de l'A.O.F..
Mais avant, il faut apporter les précisions suivantes sur les cinémas et la distribution des films à OUAGA. IL y avait deux cinémas, tous les deux en plein air et heureusement assez éloignés l'un de l'autre. L'un était plus spécialement spécialisé dans la projection de films d'horreur et d'anticipation de l’époque (du genre "Les Hommes Chauves Souris", de celle des westerns et des films d'aventures (ce qui m'a valu un soir de cafard d'aller voir "TARASS BOULBA" Un ZORRO RUSSE comme disait l'affiche avec aussi peu d'humour qu'il en fallait pour attirer la clientèle. L'autre livrait à la consommation du public les films classiques américains et européens. Il y avait deux circuits qui couvraient ces deux salles, Cinedis et Comaccico. A quelque chose près il y avait dans l'un presque toute la communauté européenne comme spectateurs et dans l'autre le public libanais et africain. Car nous avions droit également aux films Libanais et Egyptiens en arabe non sous titré (mais qu'importait puisque peu savaient lire le Français ; par contre, quand il y avait au programme le grand chanteur Ahmed... ou la Grande chanteuse Fatima... cela faisait recette.
La salle de cinéma était une vaste esplanade entourée de mur en "banco"(boue séchée mélangée avec de la paille) au milieu de laquelle se trouvaient alignés des fauteuils en toile, avec une enceinte entourée de cordes pour les places les moins chères debout(l'africain a la faculté de se tenir sur une jambe qui est étonnante) à une extrémité l'écran et à l'autre la cabine de projection. Tout était parfait en période sèche, mais lorsque la saison des pluies commençait l'on ne savait jamais si l'on verrait le film jusqu'au bout. Aux premières bourrasques les moins courageux partaient, empêchant les autres de voir, aux premières gouttes de pluies les plus stoïques restaient à leur place, essuyaient les premières rafales,... et le plus souvent cela se terminait par une panne d'électricité. L'on rentrait alors chez soit sous des avalanches de pluies.
Mais surtout, très souvent le spectacle était autant dans la salle que sur l'écran. L'africain de l'époque vivait les films qu'il allait voir, il invectivait le méchant, donnait des conseils au gentil "Attention,... Tape plus fort…", en Général tout cela en français, par ceux qui le parlaient un peu : pour montrer leur connaissance et en langue vernaculaire pour les autres ; bien souvent dans les invectives, on joignait le geste à la parole et parfois, comme chez MOLIERE, deux clans se formaient et s'affrontaient dans la salle.
Je reviens "Aux Paysans Noirs", la projection du film avait été annoncée à grand renfort d'affiches et une fois n'est pas coutume les deux salles le projetait en même temps. Pourquoi ? Tout simplement parce que c'était l'histoire d'un village Africain, d'une idylle très pure entre un jeune homme et une jeune fille, l'histoire des cultures avec les premières charrues qui allaient remplacer la "daba" (la houe). Ce film à part l'idylle tenait plus de l'étude ethnographique que du roman, mais surtout, il avait été tourné dans un petit village entre BOBO et OUAGA avec seulement deux ou trois acteurs professionnels, les autres étant tout simplement les gens du village filmés dans le quotidien de leur vie. À OUAGA chacun avait au moins "un petit frère " qui apparaissait dans le film.
Cette apparition était ponctuée de cris, d'interpellations par leur nom "Marra", "mais c'est mon oncle, ma grande sœur etc." Les spectateurs venaient de la brousse, faisaient deux cents kilomètres à pied et descendaient chez des amis et des parents ou bien même allaient dormir à la belle étoile dans des terrains vagues autour de la ville. La projection dura dix jours (alors que l'on avait d'habitude deux films nouveaux chaque soir). Certains sont allés voir le film trois ou quatre fois, car après la projection les discussions interminables avaient lieu, des détails avaient échappés d'autres étaient mal compris. Ce fut à n'en pas douter l'évènement culturel de l'année.

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Monsieur Fourgeaud adorait la chasse, aussi, bien souvent, dès la fermeture du bureau il nous arrivait de partir faire un petit tour alimentaire : jamais nous n'avons tué pour tuer et nos chasses se transformaient toujours en bons plats ou en cadeaux aux amis. Mais il en avait assez de ces petites promenades et un jour prit la décision de faire une expédition entre PO et LEO où, disait on, il y avait du gros gibier. Il avait convié le chauffeur, le garde et deux commis du palais à cette partie de chasse ; c'est avec joie qu'ils avaient accepté.
Nous avons rejoint les bords de la Volta blanche, garé la voiture et formé deux équipes, l'une comprenant le Juge, Me Georges et moi même (guidés par un pisteur professionnel dont nous avions engagé les services dans le dernier village traversé), l'autre groupe était composé par les autres participants ; nous suivions chacun une des berges de la Volta. A partir d'un certain moment nous avons senti l'odeur de fauve (un lion venait récemment de faire ses besoins), mais nous ne l'avons jamais vu ; puis nous sommes tombés sur les traces d'un troupeau d'éléphants : c'était strictement impressionnant ; tout était dévasté, arbres cassés empreintes des lourdes pattes, crottes à la dimension de l'animal Ces traces devenaient de plus en plus fraîches et je pensais qu'au détour d'un monticule nous allions découvrir le coup d'œil. Mais rien.
À un moment donné alors que nous avancions prudemment (je suivais le juge) j'ai vu la tête d'un serpent se dresser à un mètre de sa jambe ; je ne pouvais pas tirer car je l'aurais atteint lui aussi, alors j'ai crié : "Fourgeaud Attention à gauche un serpent à un mètre." Il a eu le bon reflex immédiat et lui a, presque à bout portant, éclaté la tête. Le chasseur local poussait des cris de joie "ça c'est bon patron" En effet il s'agissait d'un mamba noir dont la morsure est mortelle dans la minute. Mais d'éléphants point. En fin de compte nous nous sommes retrouvés à la cabine avancée pour y trouver cachés sous les banquettes le personnel du Palais "Monsieur le Juge on a vu le ion(sic), il a ouvert son gueule très grand AH AH, nous avons couru". En fait ils avaient chacun un fusil et le garde avait en plus son mousqueton : de quoi soutenir un vrai siège.
Quand au troupeau, le pisteur nous a fourni une explication : je crois qu'il disait vrai. Quand il a vu la taille du troupeau et ayant estimé que celui ci se trouvait à deux cents mètres de nous derrière une colline, il a jugé que nous n'étions pas assez armés(j'avais mon simplex, le juge un deux coups et le collègue ma carabine 22 long riffle) au cas où l'un deux chargerait, il a eu peur qu'il y ait un accident et d'être accusé par la suite d'avoir fait tuer le juge ou un de ses amis, il nous avait donc ramené à la voiture. Nous nous sommes donc contentés de gibier normal ; lièvre, pintade et perdreaux
Une autre fois, un jour où nous étions allés à la chasse Monsieur Fourgeaud et moi et où nous avions dormi sur des "lits picots" au bord d'un marigot ; nous avons trouvé très près de nous le lendemain matin des traces de crocodile, reconnaissables par l'empreinte des pattes et de la queue ; après nous être renseigné, nous avons appris que les rivières en étaient infestées, mais qu'il fallait faire très attention avant de se livrer à ce genre de chasse, car en bien des endroits, c'était l'animal totémique du clan et dans certains villages tous les jours le sorcier allait donner à manger au crocodile sacré ("YABA" : la grand mère) des poulets et des bestioles, quand ce n'était pas un animal plus gros offert par un généreux donateur, on pouvait donc chasser le crocodile mais en étant bien sûr de ne pas heurter la coutume et la croyance religieuse.
Nous avons donc demandé audience au Moro Naba pour qu'il nous indique où nous pourrions aller et ce fut entendu : un coursier partit prévenir le chef de village, tout était en règle.
Le crocodile peut se chasser la nuit à la lampe frontale (il s'agit dans ce cas d'ajuster son tir entre les deux points rouges que représentent les yeux, soit de jour où les deux narines et les deux yeux étant à fleur d'eau, l'endroit le plus vulnérable se situe entre ces quatre points.
À cent mètres, c'est déjà être bon tireur que d'y arriver. Nous étions partis le soir attendus par le chef de village que l'on nous avait indiqué et Babouni était venu avec nous. La chasse de nuit n'avait rien donné, par contre le matin de bonne heure nous avons tué à deux un beau croco de deux mètres cinquante (après dépeçage, on a retrouvé l'impact de mes deux balles de 22 long Riffle : elles étaient entrées juste au dessous des yeux et étaient restées bloquées par le cuir du cou, mais il y avait également trois gros plombs de neuf grains pratiquement au même endroit venant du tir du juge.
Dans la matinée j'avais eu d'une seule balle un jeune d'un mètre. Joie chez les habitants du village car les deux étaient des mâles et on nous demanda tout de suite si on voulait bien leur donner les deux sexes (qui servirent par la suite au sorcier pour fabriquer quelque gris-gris d'amour). Babouni s'occupa de toutes ces transactions. Cela ne lui plaisait pas que j'ai tué deux crocos : "Tu as tué tu vas voir ta tête va enfler, heureusement, je suis là". Il réclama donc pour les chasseurs (nous) la peau, un morceau de la queue et les concrétions caillouteuses qui se trouvaient dans l'estomac au milieu de poissons et de bêtes en état de digestion (infect).
Le juge et moi avons partagé la peau de notre trophée commun : lui le dos moi le ventre, j'eus la peau du petit.
Ces peaux furent tannées sur place et si j'ai donné la plus petite à mes parents, j'ai gardé la plus grande qui m'a suivi partout depuis quarante ans sans s'abîmer, trônant sur le mur de mon salon.
Le reste fut partagé dans le village au milieu de cris de joie. Nous avons donc repris la route vers onze heures du matin, mais pesait sur moi la menace de Babouni : la tête qui va enfler ; je n'y croyais pas du tout, vous vous en doutez bien
En arrivant à la maison j'ai senti les yeux qui me piquaient et à ce moment là Babuni m'entrainant devant une glace me dit "alors ?". J'avais les yeux comme deux grosses tomates farcies et cela commençait à me faire mal. "Mais non Babouni ce n’est pas le crocodile, j'ai pris un coup d'air dans la voiture". "C'est bien ça, vous les blancs, vous ne connaissez pas les forces de la nature, et vous voulez toujours avoir raison, mais ne t'inquiètes pas je vais faire une tisane avec les cailloux du ventre et cela va te guérir tout de suite". "Non, tout mais pas ça, c'était dégueulasse" et déjà, j'en avais la nausée. Babouni était ennuyé et me dit alors : "écoute, je suis moins sûr de la guérison mais je vais tenter quelque chose, je ne peux pas te laisser comme ça". Il prit les cailloux qu'il avait rangés avec soin dans un coin de mouchoir et lentement en marmonnant quelques formules rituelles il me les passa sur les yeux. Un quart d'heure plus tard je n'avais absolument plus rien et mes yeux guéris pouvaient voir le sourire étincelant de mon Babouni heureux d'avoir eu raison et de m'avoir soulagé.
La viande de la queue fut débitée en escalope, battue comme on fait avec de la seiche, poilée à la crème comme du veau dont elle avait d'ailleurs le goût.

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Je ne pourrai jamais affirmer la réalité du pouvoir cicatrisant des cailloux de l'animal ni de la force des incantations de Babouni, mais je dus constater le résultat. Je l'ai déjà dit nous sommes au cœur de l'Afrique et tout est différent. Le pays Mossi a reçu l'influence des missions, mais qui devait l'emporter ?
Cela se passa dans la cour de la mission catholique, le prêtre a voulu voir le sorcier, essayer de le convertir : peut être, mais surtout essayer de comprendre et d'abord de vivre en bonne intelligence avec lui.
Nous sommes en pleine saison sèche, il a fini de pleuvoir il y deux mois, si Dieu le veut, la pluie tombera à nouveau dans trois mois. Le sorcier au père : "Ton dieu est grand, je le sais, mais moi je peux commander aux forces de la nature le peux tu ?" Le père reste évasif ; Le sorcier "Regardes bien je vais tracer un grand cercle autour de nous deux, je vais invoquer les forces de la nature, le vent de l'est et d'ici une demi heure, tu vas voir un nuage à l'horizon et il va pleuvoir dans notre cercle seulement."
C'est ce qui se passa devant une centaine de témoins dont certains m'ont affirmé l'authenticité de ces faits.
La bilocation est également inexpliquée sinon inexplicable, tout au moins pour celui qui ne verse pas dans l'ésotérisme ; et pourtant l'homme de la rue vous dit : "Demain je vais à l'enterrement de mon frère à trente kilomètres". Le lendemain vous le voyez devant chez lui accroupi immobile et vous apprenez quelques jours plus tard qu'il bien été vu à l'enterrement de son frère par une foule de gens.
Pourquoi douter puisque le lendemain il vous raconte la cérémonie dans ces menus détails. Ne souriez pas, ne dites pas NON car tout cela est vrai. Je n'ai pas eu UN mais DES exemples de ces phénomènes. A partir de là tout est possible, mais je reviendrai à l'occasion sur certains faits auxquels il m’a été donné d'assister.
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La vie en pays Mossi se déroulait comme un long fleuve tranquille et quand une sortie se présentait j'étais toujours preneur.
Un jour un conseiller de l'union Française Mossi de son état que j'avais rencontré chez mon greffier en chef me fit contacter pour me demander si cela me ferait plaisir de participer à une tournée de brousse avec lui. Je demandai la permission à mon greffier en chef et à mon juge qui me la donnèrent bien volontiers.
Deux jours après nous voilà parti dans une grosse voiture américaine genre "Buick" qui même en roulant doucement à soixante dix km/h avalait la tôle ondulée qui se transformait en un vrai tapis de velours. Les repas étaient simples sur le bord de la route, le poulet grillé roulé dans de la poudre de tomate pimentée coûtait toujours un franc.
Le soir nous sommes arrivés sur un gros village et la voiture se dirigea vers le domicile de l'infirmier major (Il n'y a pas de médecin, mais personne ne peut savoir quel était le degré de qualification très élevé de ces infirmiers qui connaissaient toutes les maladies endémiques et les soins qu'il fallait y apporter, tant par la médecine européenne que par la médecine traditionnelle. Combien de ces infirmiers ont sauvé la vie d'européens (surtout des enfants et combien doit être grande la reconnaissance que nous devons leur porter).
Le Conseiller était attendu : en signe de respect cinq cavaliers étaient venus à notre rencontre et avaient entouré la voiture pendant que le chauffeur ralentissait pour ne pas effrayer les chevaux.
À peine arrivés, il nous était servi à boire par les filles de la maison, habillées en costume traditionnel et tout de suite après, l'on me proposait un bain chaud, dans une pièce de la maison où se trouvaient de grandes bassines en bois avec dans l'une de l'eau chaude et dans l'autre de l'eau froide pour se rincer. Il y avait des savonnettes neuves et des serviettes de bains neuves. Entre temps, l'infirmier major m'avait demandé si j'aimais le lapin (vous allez comprendre pourquoi) après de nouvelles boissons rafraîchissantes dont du dolo auquel j'étais habitué. Et l'on servit le repas, traditionnel de mouton très pimenté avec un couscous de mil pour tout le monde et pour moi un sauté de lapin aux pommes de terre avec des petits oignons. J'ai tenu à partager mon plat et à goûter au plat local.
La veillée commença à la lumière des lampes pétromax et après quelques discussions politiques nous eûmes droit à un concert de balafon, un des plus beaux que j'ai jamais entendu.
Pour dormir l'on m'a offert un lit dont les draps étaient neufs et légèrement parfumés : ils n'avaient jamais servi. J'étais confus de ces marques de gentillesse et de la grande délicatesse avec laquelle j'avais été reçu. Je n'ai jamais revu l'infirmier major, il a du continuer son œuvre d'humanité avec amour et compétence

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C'est vers fin juin 1953 que le juge de DORI me demanda si je voulais venir passer le week-end du 14 Juillet chez lui, quitte à moi a me débrouiller pour y aller. DORI était situé à trois cents kilomètres au Nord Est de OUAGA. J'avais quinze jours pour me retourner et appris ainsi qu'un camion des Travaux publics se rendait dans cette localité le douze pour revenir le seize. Permission accordée par mes chefs, je me préparai un petit bagage et l'indispensable "fusil, carabine et cartouches Le camion passa me prendre en début d'après midi avec le chauffeur. À peine avions nous fait un kilomètre, toujours en ville, que nous étions arrêtés par un européen que je connaissais vaguement sous le nom de Duval et qui était contremaître aux travaux publics et conducteur habituel d'un énorme scraper (on le voyait souvent le soir dans les bars et parfois mal en point) Là, il était à jeun et avait un petit sac à la main. Il avait entendu dire que je partais avec le camion à DORI et se dirigeait vers le Palais, espérant que je voudrais bien de sa présence à mes côté, il était seul et espérait dans le Nord passer quelques jours sans s'ennuyer.
L'occasion se présenta pour moi de tirer et d'abattre une belle outarde, mais à part cela c'était la monotonie de cette savane sans relief avec la terre rouge et aux buissons épars. A la tombée de la nuit nous avions pratiquement fait la moitié du chemin et le chauffeur s'arrêta au premier village venu où, comme par hasard il avait un parent chef de quelque chose. C'était pour le moins un personnage important à en juger par la grande bâtisse aux murs épais de banco, tenant plus de la forteresse que de l'habitation, avec une vaste cour cernée par un haut mur ouvert sur la brousse par une brèche d'une vingtaine de mètres. Dans l'intérieur de cette enceinte, il y avait les cases des femmes et des enfants et dans un autre coin celles des serviteurs et des bergers ; un grand parc à bestiaux tenait le centre de la cour avec des bêtes que l'on était en train d'entraver pour la nuit ; il y avait même deux dromadaires (ce qui déjà indiquait la proximité du désert.)
Le chauffeur me présenta à son parent, un homme dans la soixantaine, beau type de Mossi très grand, imposant dans son large vêtement. Je compris tout de suite qu'il aurait préféré être prévenu de mon arrivée au ton du palabre ; mais tout de suite nous avons eu à boire une bière glacée et droit au traditionnel bain. Quand je suis ressorti de la pièce d'eau, je me rendis compte que le chef avait profité de mon absence pour aller revêtir un boubou bleu nuit décoré de broderies de fils d'or. Il m'avait demandé ce que je désirai manger et comme je lui avais dit que la nourriture locale m'irait très bien, il y eut une série de petites choses rôties, toutes plus délicieuses les unes que les autres avec de l'igname bouilli. A la fin du repas je lui racontais notre voyage et lui offrais l'outarde que j'avais tuée ; j'y ajoutais pour le remercier de son hospitalité quelques cartouches de gros plomb (ce qui était pour lui un beau cadeau, les cartouches étant contingentées à la vente) Il m'expliqua alors qu'il allait les dessertir, en récupérer tous les éléments pour charger ses fusils.
Aucune femme n'apparaissait, seuls les serviteurs faisaient la navette entre la cuisine et la table qui avait été dressée dehors sous une lune dont la lumière était telle que les ombres se détachaient avec autant de force que sous le soleil.
Vers la fin du repas deux hommes enveloppés d'une grande couverture et armés d'une lance se rendirent de chaque côté de la brèche donnant sur la brousse. Ils allumèrent chacun un feu qu'ils alimentaient avec du bois mort. Cela pour écarter les lions qui n'allaient pas manquer de venir comme toutes les nuits, attires par l'odeur du bétail. J'appris tout cela par l'intermédiaire du chauffeur qui me servait d'interprète quand mon hôte n'arrivait pas à se faire comprendre. Pendant ce temps mon passager Duval s'était allongé dans une chaise longue et s'était endormi.
Je vis les serviteurs sortir un lit métallique à une place avec matelas hors de la maison, le placer le long du mur et dresser la moustiquaire ; cet homme me prêtait tout simplement son propre lit, étendant à côté de moi une natte sur laquelle il se coucha.
Les draps n'étaient pas fraîchement lavés, ils étaient chargés de cette odeur lourde des parfums de traite, mais le matelas de crin était bon. Cependant je n'ai guère dormi : le lion est resté à une centaine de mètres toute la nuit rugissant comme une locomotive, allant à droite et à gauche ; la protection des gardiens avec leurs lances et leur petit feu me semblait bien précaire ; j'avais chargé et armé mon fusil que j'avais glissé à côté de moi sous la moustiquaire. Quand le lion cessait de rugir c'était le bétail qui remuait et s'affolait : le soleil mit bon ordre à tout cela.
À tout hasard, avant de partir, "je demandais la route" à notre hôte. J'avais vu juste, cette demande le remplit de joie et il nous "donna la route" et sa bénédiction pour la suite du voyage.
Dans le courant de la matinée un vol d'oies casquées nous coupa la route à deux cents mètres et vint se poser un peu plus loin derrière des arbustes ; je demandai au chauffeur d'arrêter. Duval rouspéta, "il en avait marre" et aurait voulu avoir fini le voyage le plus tôt possible. Je lui demandai seulement cinq minutes, il accepta en grommelant ; je me faufilai entre les arbustes et je vis à trente mètres de moi quatre oies énormes : je tirai, cassai le fusil, rechargeai, tirai à nouveau : deux oies étaient au tapis ; le chauffeur fit un pas de danse sur la route et Duval reconnut que cela valait quand même la peine de s’arrêter.
Nous étions le treize juillet, une heure de 1'après midi, nous arrivions à DORI. Quatre Européens marquaient la présence française : le comandant de cercle, le juge et leurs femmes. Nous serions donc six blancs dans le poste pour les fêtes. Duval après avoir salué nos hôtes m'a dit «Je pars dans la ville indigène me chercher une "mousso". J'offris tout de suite mes deux oies au juge qui me remercia chaudement, mais avec un certain sourire ; en effet après la sieste il m'emmena à ce qui lui servait de cave et de garde manger : il avait tué deux oies la veille : "Tant pis, Jacqueline (c'était sa femme) fera des confits."
Après m'avoir conseillé de m'habiller comme lui, c'est à dire d'un saroual, d'une chemise saharienne et samaras aux pieds, nous sommes partis dans le sable à travers le poste et les nouvelles constructions du Cercle et de la Justice, passant dire bonjour au Commandant de Cercle et au goum.
Le goum c'est tout simplement une unité de méharistes supplétifs maures avec un brigadier chef (il s'appelait Zouber) et quinze goumiers dont cinq sont toujours au pâturage avec le troupeau de dromadaires, pendant que les autres assurent la police d'un territoire grand comme la France. Une partie du goum est toujours en déplacement, l'autre reste au poste.
Récemment (deux mois avant) un soulèvement avait eu lieu chez les manœuvres des chantiers des nouvelles constructions ; ils étaient environ six cents qui devenaient dangereux quant ils avaient bu. Les locaux de la Justice étaient sur le point d'être investis ; le juge s'en rendit compte dans son bureau, ouvrit la porte : "Le Goum à moi." Zouber qui était assis par terre à la porte, le dos au mur, perdu dans ses pensées se dressa, donna un ordre bref ; les neufs goumiers entourèrent le juge. Le foule en face était menaçante, Zouber déploya la longue cravache chamelière (elle fait deux mètres) et demanda "Monsieur le Juge, on peut. Il faut éviter que cela ne se dégrade". Le juge vit très bien la situation : "Allez-y" et les cravaches claquèrent à droite et a gauche : en cinq minutes le poste était dégagé, les manoeuvres calmés.
En me présentant Zouber, le juge me raconta cette histoire pendant que l'homme était toujours au garde à vous. À la fin du récit, il se mit au repos, ses yeux se plissèrent, il regarda le juge et lui dit : "C'était bien mon Juge hein ?" et le juge lui répondit "Oui Zouber, c'était même très bien".
Les deux hommes vibraient à l'unisson : il est vrai que le juge avait ses deux méharis favoris et qu'il montait souvent dans de petites courses de police confondu dans le goum avec Zouber qui l'avait initié.
La discussion se passa devant moi : le quinze juillet on enverrait chercher une bête assez calme aux pâturages et on me promit d'organiser une sortie d' une vingtaine de kilomètres jusqu'à la prochaine et dernière oasis avant le grand erg qui conduit jusqu'à GAO.
Pendant que se débattaient ces choses importantes le ciel soudain s'assombrit, l'horizon s'obscurcit : on aurait dit un vent de sable ; je posai la question : Zouber restait énigmatique, le juge qui n'avait encore jamais vu ce phénomène s'inquiétait : il faut rentrer, Zouber le retint du bras. Le nuage s'épaissit puis se rapprocha, on distingua des formes humaines et apparut un grand touareg bleu ; le sable retomba découvrant alors dans toute sa splendeur la caravane de guerriers targui. Le grand chef bleu entourés de deux de ses lieutenants, eux tout en blanc, se dirigèrent vers les bureaux du Commandant de Cercle Zouber expliqua : "c'était le grand aménokal du Nord ; il était venu à DORI avec toute sa harka pour honorer la France et être présent aux côtés du Commandant de Cercle pour le quatorze juillet." L'entrevue fut brève ; les trois hommes reprirent leur monture et très lentement dans un bruit assourdissant des dromadaires qui blatèrent la caravane alla s'installer à cinq cents mètres aux portes de la ville.
Le soir le juge offrit une grande réception, Madame avait mis les petits plats dans les grands Tout était parfait. Le Commandant de Cercle se réservait la méga invitation pour le lendemain, jour de la fête nationale.
Les festivités pour le lendemain étaient fixées comme suit : Salut au drapeau, lever des couleurs, défilé des troupes(en l'occurrence les gardes cercles au nombre de dix (des toucouleurs) le goum dans son entier encadrant les bêtes du pâturage et les targui pour terminer dans leur tenue d'apparat. Après cela courses de chevaux où seraient opposés mossis et toucouleurs, puis courses de dromadaires entre targui et maures du goum et enfin les jeux pour enfants et adultes : colin maillard, mât de cocagne etc. Enfin concours de tir au fusil entre targui et maures Tout se déroula dans la joie et l'allégresse du quatorze juillet. Duval, mon passager européen qui avait disparut depuis notre arrivée à DORI avait refait surface et avait été invité par le commandant de cercle à monter sur la tribune officielle. Il avait assisté aux cérémonies et festivités et avait de nouveau disparu.
Le soir réception à la Résidence : tout simplement un méchoui ; le commandant de Cercle avait fait construire quelque chose d'original, en l'occurrence une immense cage moustiquaire de la taille d'une très grande pièce. Ce qui permettait de rester dehors sans être importuné par les bestioles.
Vers onze heures du soir Zouber en compagnie d'un jeune touareg en tenue d'apparat est venu de la part de l'Amenokal nous inviter à venir prendre le thé à la menthe sous la tente du grand chef.
Celui ci nous attendait debout devant la grande tente déployée, les mains reposant sur le pommeau de son épée tel un chevalier du moyen âge. De somptueux tapis étaient étendus sur le sol avec de nombreux coussins et des grands plateaux en cuivre. Le thé était servi par de jeunes pages et notre Zouber faisait office de traducteur.
À un moment donné un jeune page se glissa sous la tente, parla au chef et à Zouber En fait Duval était dehors tout seul et demandait si on pouvait le faire inviter à participer à la soirée avec nous. Bien entendu tout le monde fut d'accord et il s'assit comme nous : en tailleur. Je ne sais pourquoi, soudain il m'apparut différend.
Alors que le jeune page lui servait du thé il lui parla dans une langue que nous ne comprenions pas ; il était rapide dans ce langage qu'il semblait connaître parfaitement. "Eh Duval qu'est ce que vous lui racontez". "Je lui dis que ce matin c'était lui qui devait gagner la course de dromadaires mais qu'il avait mal bâté sa monture et que de ce fait il n'a pas pu lui demander l'effort nécessaire pour arriver le premier". "Oh Oh ! Duval vous blaguez, qu'est ce que vous y connaissez" - J'avais quand même remarqué que Zouber approuvait. -
À cet instant un déclic a joué chez cet homme ; il s'est levé, mis au garde à vous et nous a dit :
"oui... je sais.. Je passe pour un alcoolo, pour tous je suis Duval, mais permettez moi de me présenter : Duval Duboucher, Lieutenant comte Duval Duboucher dernier survivant de l'Escadron Blanc Après notre dernier contre rezzou en Mauritanie, nous sommes restés très peu d'hommes ; j'ai quitté l'armée et suis allé à DAKAR pour rentrer en FRANCE, j'avais laissé une petite ville : je me suis retrouvé dans une fourmilière humaine qui n'avait plus rien de l'Afrique, je me suis rendu compte que le bled m'avait façonné autrement ; à la dernière seconde j'ai eu peur et j'ai laissé le bateau partir sans moi.
J'ai dépensé ma prime très vite et suis descendu très bas. J'ai eu la chance d'être recruté dans les Travaux publics et suis parti pour la Haute Volta ; ici aussi il y a de grands espaces... et je ne suis jamais reparti. Pourquoi d'ailleurs ? : je n'ai plus personne, plus de famille. Je vis libre, c'est l'essentiel.
Oui, je parle le Tamager (langue des targui) je l'ai appris avec mes hommes et là sous cette te tente, je n'ai pas pu résister. Je revis ma jeunesse".
Ces propos étaient simultanément traduits par Zouber et les hommes hochaient lentement de la tête en émettant de longs murmures.
Puis il nous dit : "Si vous le permettez, je vais faire comme il y a bien longtemps le soir dans les bivouacs je vais vous dire quelques contes des Mille et une nuits". Il se rassit en tailleur et commença en langue touaregue. Zouber traduisait en français pour nous et en maure pour ses hommes.
Dehors la froidure de la lune tombait sur le désert : sous la tente à peine éclairée il n'y avait plus que deux voix qui perçaient le silence : celle de Duval et celle de Zouber ; le temps n'existait plus, je me laissais aller au fil de l'histoire qui était racontée
Au petit matin tout le monde partit se coucher...
Mon histoire ce termine mal, six mois plus tard Duval décédait à la suite d'une hématurie consécutive à un abus d'alcool. J'avais vécu en cette soirée la plus belle leçon d'humilité que l'on puisse recevoir.
(Par respect pour sa mémoire le nom patronymique de cet homme a volontairement été change)

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En me rappelant cette nuit, aujourd'hui, je comprends qu'une des chances de ma vie a résidé dans les rencontres d'hommes remarquables dont le souvenir ne peut s'effacer et je crois que c'est maintenant que je dois en évoquer certains.

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Mon médecin juif.
Qu'importe si je remonte loin dans le passé, je ne peux oublier un homme qui souvent hante encore mes rêves.
Nous étions à Pâques 1944, mes parents qui ne voulaient pas m'envoyer une fois de plus dans les Charentes m'envoyèrent en vacance à Rilly la Montagne : petite localité distante de REIMS d'une quinzaine de kilomètres, sur la montagne de REIMS où une sœur de ma grand mère maternelle tenait un petit restaurant. J'y avais cousins et cousine.
Avant de partir, par le train j'avais un léger "bobo" au menton et je n'y pris pas garde. Est ce la saleté des trains, le fait que je me sois gratté ajouté à une certaine malnutrition, le lendemain de mon arrivée j'avais comme une espèce de gros furoncle au menton ; ma tante fit tout ce qu'il fallait, désinfecta, montra cela au pharmacien du village : le surlendemain mon menton avait doublé, violacé ; ma tante s'inquiéta vraiment et m'emmena à REIMS chez un spécialiste. C'est lui qui vint nous ouvrir la porte : je le vis tout menu derrière ses grosses lunettes avec sa grande blouse blanche qui portait sur le cœur cette étoile jaune que mon grand père m'avait appris à respecter.
Il m'examina me fit une piqûre antistaphilocoxique et une séance de rayons X. Il remit une ordonnance à ma tante à qui il parla à part après m'avoir demandé de sortir. J'aurais droit à deux piqûres par jour : qu'importe cela me faisait mal et j'avais la figure de l'idiot du village. Ma tante télégraphia à Paris et papa arriva seul par le train : cela me rassura de le savoir près de moi. Le lendemain c'est lui qui m'emmena à la séance de rayons : celle ci dura longtemps. Quand nous partîmes, le médecin avait le regard triste quand il me dit au revoir... La prochaine séance devait avoir lieu deux jours plus tard. Au cours de la nuit plusieurs foyers infectés éclatèrent et se vidèrent ; mon menton ressemblait maintenant à une vieille pomme flétrie. C'est le médecin qui vint ouvrir cette fois encore : en me voyant il me prit dans ses bras et m'étreignit longuement, m'embrassa et regarda papa qui ne disait rien : " Monsieur votre fils est sauvé. D'après moi il ne devait pas passer ces quarante huit heures. Des cas comme cela on en sauve un sur cent et encore....'" Pour assurer ma guérison il me fit un dernier traitement, puis refusa ses honoraires que papa allait lui verser en lui disant : "Mes honoraires aujourd'hui sont bien plus élevés, votre fils m'a donné sa vie, cela vaut plus que tout."
Quinze jours plus tard, des hommes vêtus de cuir noir sonnèrent à sa porte…
Emmené par la Gestapo il mourût à AUCHWITZ et son corps ne fut jamais retrouvé... Que la Paix soit avec lui !

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RENÉ PAUTRAT
Avec René Pautrat, c'est autre genre d'homme que j'ai connu et découvert peu à peu à l'occasion de la première année où il m'a formé et où nous avons vécu ensemble. Peu de personne connaissent le déroulement de sa vie, car comme tous ceux qui ont donné beaucoup d'eux même, il ne parlait que très peu de lui. C'est un soir où il pleuvait à verse (saison des pluies oblige) qu'il leva le voile du silence.
Il était jeune instituteur à la fin de l'occupation et si des "vieux" parlent encore dans le dijonnais du "lieutenant René" de la résistance c'est de lui dont 'il s'agit ; puis il est venu en Afrique : le goût de l'inconnu, mais aussi le besoin de connaître l'autre, de comprendre sa vie et ses coutumes.
Il a commencé par codifier la procédure civile et la procédure pénale en A.O.F.
Puis il s'est retrouvé en Côte d'Ivoire au moment où celui qui allait bien plus tard devenir le Président de la République Ivoirienne, Houphouët Boigny, président du R.D.A était recherché par la justice pour répondre de ses actions
René Pautrat, en sa qualité de Juge reçu le mandat d'arrêt à faire exécuter. Il savait que la recherche dans la région de YAMOUSSOUKRO mènerait à l'émeute raciale et décida de s'y rendre lui même accompagné de six gardes cercle
Arrivé au village du leader politique il se trouva devant plus de six cents hommes armés de sagaies et de fusil, demanda à ses gardes de mettre l'arme au pied et quoiqu'il arrive de ne pas tirer ; puis il s'avança seul sans arme et demanda à parler à Hauphouet... il y eu un long palabre et ce dernier ayant appelé les villageois à demeurer calmes suivit René Pautrat (Cette Histoire est la véritable histoire de l'arrestation : dans les ouvrages historiques on parle du courage d'un magistrat, sans citer son nom et même sous la plume de grands historiens la vérité est escamotée). Comme me disait René le soir où il s'est confié à moi : "Ce n'était pas du courage ni de l'inconscience c'était de l'humanité et de la compréhension."
Il a continué sa carrière et a pris sa retraite comme Directeur de l'Ecole des Greffes après avoir encore écrit un certain nombre d'ouvrages juridiques. Un jour où il est passé à Arras où j'étais Procureur de la République, il me dit simplement ces mots : "Depuis vingt ans que nous nous connaissons, ne crois tu pas qu'il serait temps que l'on se tutoie" et c'est ce que nous avons fait depuis.

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J'évoquerai d'autres figures plus tard, au cours de mon récit.

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Je reviens à mes fêtes du quatorze juillet. Le lendemain matin vers onze heures, compte tenu de notre coucher tardif, Zouber arriva avec cinq goumiers et deux dromadaires en plus, un pour le juge, un pour moi. L'on m'expliqua : la croix du sud qui est à l'avant de la selle n'est qu'un motif décoratif : ne pas s'y tenir ; on peut à la rigueur y enfiler ses samaras. Mais surtout il faut savoir prendre l'animal au vol, au moment où il monte et ne pas se laisser surprendre par le mouvement d'avant en arrière.
Je m'explique, le dromadaire a les quatre genoux sur le sol ; pour pouvoir enfourcher la selle il faut prendre appui sur un des genoux avant et prendre le mouvement du cycliste, à cette différence près que dès qu'il sent votre poids l'animal se lève à moitié sur ses pattes arrières(vous partez donc en avant) puis en deux temps il passe aux pattes avant(et vous partez en arrière) ; ii termine alors le déploiement de ses pattes arrières,(ce qui vous renvoit en avant) ; (Voulez vous que je répète ?)
Ceci étant il faut une sacré habitude pour ne pas avoir l'air idiot, quand cela ne se solde pas par une série de chutes qui réjouissent les spectateurs qui ne manquent pas de venir voir monter le néophyte. Et pour me voir il y avait du monde ; eh bien ils en ont été pour leurs frais, car je ne suis pas tombé : ai je eu de la chance, Zouber a t il retenu le mouvement de l'animal Je me suis retrouvé perché à deux mètres de hauteur.
Là on peut prendre le temps de bien s'installer sur la selle, on croise les jambes autour du motif décoratif ; la plante des pieds repose sur le cou et vous avez dans la main une seule rêne qui prend dans un des naseaux et lui entoure la tête ; suivant que vous tendez ou relâchez, vous allez à droite où à gauche, en principe ; car il est bon ton de ne pas brider un dromadaire ; ce n'est que lorsqu'il trotte ou court qu'il a le cou droit ; autrement il broute au passage les touffes d'herbe qu'il voit à droite ou à gauche et brusquement vous n'avez plus que le vide devant vous, comme si votre monture avait disparu ou n'avait plus de tête. Il vous suffit de vous laisser bercer par la marche de l'animal qui roule et qui tangue (l'expression vaisseau du désert n'est pas une image) au début c'est très agréable, puis on commence à avoir mal au dos qui n'est tenu par rien du tout (après je ne sais pas, je ne suis pas allé assez loin.)
Comme cela était programmé nous sommes allés dans le désert sur vingt cinq kilomètres jusqu'à la première oasis C'est littéralement fabuleux que de se voir au milieu de l'immensité, petit point ridicule sur la terre et j'ai compris l'envoûtement qui peut peser sur vous par la suite ; devant cette immensité l'on a l'impression de voyager hors du temps, libre de toutes contraintes. Ceci bien sûr quand il s'agit d'une promenade de confort, mais l'on peut également appréhender ce que peut être l'angoisse de celui qui a perdu sa route, ou qui n'a plus rien pour tenir en vie et comment un voyage hors du temps peut devenir un voyage en enfer.
Mon séjour à DORI était à sa fin, il m'avait permis d'apercevoir l'une des facettes d'un des grains de sable de l'Afrique.

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J'ai donc repris le travail quotidien qui est venu se pimenter de l'affaire suivante. L'huissier était parti en congé et c'est un commis qui assurait le service sous la surveillance bienveillante du Greffier en Chef ; mais un beau jour le cabinet du Gouverneur téléphona pour demander d'urgence la présence d'un huissier pour faire un constat d'assez longue durée ; en effet le gouvernement avait commandé du mobilier neuf pour les appartements de Gouverneur, les containers venaient d'arriver, mais à l'ouverture du premier c'était une véritable catastrophe : le mobilier était apparemment dégradé, des champignons avaient poussé sur les meubles etc.. (Il faut dire qu'après enquête, il s'est avéré que les containers, au lieu d'être expédiés directement sur OUAGA étaient restés trois mois sous la pluie et la chaleur des quais du port d'ABIDJAN) Le cabinet du Gouverneur voulait quelqu'un de diligent et de sérieux. Pas d'huissier, qu'importe, le juge me nomma huissier intérimaire et pendant trois semaines j’ai vécu au Gouvernement avec une équipe de manœuvres. Pour plus de commodité le Gouverneur m'avait assigné un bureau près des cuisines où j'avais des boissons fraîches à volonté. Effectivement cette livraison était un désastre et les objets commandés et livrés par la métropole n'avaient qu'un défaut celui de ne pas être tropicalisés ; la chaleur et l'humidité avaient fait le reste.
Dans cette affaire, le gros avantage pour moi fut que les émoluments me furent versés dans leur intégralité.

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La vie continuait et pourtant un deuil allait bientôt nous frapper tous : celui de notre Greffier en Chef.
Le décès de Maître Konseiga intervint dans des conditions bizarres mais typiquement Africaines.
Pendant deux jours, il avait été absent et son épouse était venue prévenir qu'il ne se sentait pas en forme. Le soir j'allais donc chez lui et le trouvais enflé de tout le corps, immobile sur son lit. Il me dit : "Je sais que je vais mourir d'ici peu de temps ; ce que j'ai ne pardonne pas ; je suis empoisonné et il n'y a rien pour me sauver. Cela est de ma faute, j'ai trop parlé : les pères de la mission à SAINT LOUIS sachant que j'appartenais à une famille importante et que j'étais catholique m'ont demandé de leur rapporter tout ce que je savais sur la coutume Mossi : c'est ce que j'ai fait avec l'inconséquence de la jeunesse, cela c'est su et voilà le résultat, je dois payer. Je vous ai appris beaucoup de choses lors des soirées que nous avons passées ensemble, en avez vous parlé à quiconque ?" "Jamais". "C'est mieux ainsi".
Il mourut quatre jours plus tard et les médecins n'ont pu déceler quoique ce soit. Le permis d'inhumer portait "ascite au foie", alors que je n'avais jamais vu cet homme boire une goutte d'alcool.
Dans sa mort le cher homme avait emporté avec lui le numéro de la combinaison du coffre fort du greffe et cela posait problème, puisqu'il fallait arrêter toutes les écritures et que je me retrouvais, provisoirement, greffier notaire intérimaire
Personne pour ouvrir le coffre. Je me souvenais toutefois qu'il introduisait la clé seulement dans la serrure inférieure gauche et non pas dans les quatre. À partir de là et en procédant avec méthode, à l'oreille je suis arrivé à ouvrir. Tout était parfaitement en ordre à l'intérieur, les sommes d'argent liquide étaient toutes accompagnées des décomptes adéquats et cela m'a simplifié le travail.
Le temps qu'un nouveau greffier en chef soit nommé, je suis resté seul pendant deux mois et ai eu à cette occasion à faire des actes notariés que personne à la Justice de Paix n'avait jamais eu l'occasion de diligenter : acte de constitution de société, augmentation de capital dont je me suis sorti après beaucoup de labeur avec les conseils des deux magistrats Ces travaux supplémentaires m'étaient rétribués au prix fort sans avoir à en reverser une part au trésor public. Ces quelques sous supplémentaires me permettaient de voler plus longtemps le soir sur le Stamp de l'Aéroclub.

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C'est à cette époque que le juge d'instruction eut à s'occuper d'un crime qui avait été commis dans un petit village près de FADA N'GOURMA. Le meurtre avait été perpétré à l'intérieur d'une case, la victime vidée de son sang et l'auteur appréhendé alors qu'il avait encore du sang plein les mains (une vraie boucherie).
Pressé de question il ne se souvenait de rien, par contre il rapportait que la case en question était un sanctuaire dans lequel il s'était rendu pour parler avec les forces de la nature.
Il avait bu l'eau sacrée et il s'était endormi pour s'éveiller dans une sorte de paradis où il y avait étendues d'herbes vertes. Des petits génies étaient venus à sa rencontre et il avait vécu heureux avec eux pendant de longs mois. Il décrivait tout avec minutie sans se départir de son calme, même quand le juge d'instruction excédé s'écriait : "Non, mais, tu n'as pas fini de me prendre pour un con" ou bien quand ce dernier, ayant l'air de se faire complice de l'auteur lui soufflait : "Je sais qu'un des génies était bossu et avait un bonnet rouge." L'autre offusqué le regardait avec de grands yeux et répondait : "Ah non monsieur, çà jamais." Un jour, il s'était disputé et battu avec ses nouveaux amis, ils l'avaient assommé ; Il avait sombré dans l'inconscience et s'était retrouvé plein de sang devant la case.
Le Juge voulut en avoir le cœur net et pensa qu'un transport sur les lieux éclairerait l'affaire. Il partit avec le Greffier et l'ancien greffier plus un interprète et un garde. Il fit les deux cents kilomètres et revint aussitôt aigri et apeuré.
Il s'était fait conduire devant la case en question, avait demandé à l'auteur de refaire une fois de plus son récit ; tout s'était bien passé. Puis il dicta au Greffier : "Mention : accompagné de notre Greffier pénétrons dans la pièce".
C'est à ce moment que l'ancien greffier d'instruction, Mossi de son état, s'était placé devant lui, en lui disant : "Non monsieur le Juge, je te l'interdis." Voulant passer outre, il l'avait écarté d'un geste de la main, mais l'autre avait sorti un coutelas et lui avait dit : "Si tu entres dans cette case je te tue". Devant cette détermination, il avait renoncé. Pendant tout le voyage de retour, dans la voiture l'ancien greffier avait pleuré et imploré le Juge "Pardonnes moi, c'est parce que je t'aime bien que j'ai fait cela : Si je t'avais laissé faire, tu serais mort les deux jours. "
Le Juge, au début, parlait de menaces de mort, d'insubordination, puis son dépit et sa colère passée convint qu'il ne fallait rien faire sinon de remercier l'ancien Greffier à qui, en fait, il devait réellement d'être encore en vie.
Cette affaire nous avait fait réfléchir longuement ; il fallait écarter l'hypothèse d'un simulateur : le récit se tenait logique dans une paranoïa excessive.
Par la suite j'ai eu l'occasion d'en parler avec des amis psychiatres. Plusieurs m'ont expliqué que mon histoire correspondait tout à fait à des délires d'école et qu'il ne fallait pas chercher plus loin : herbe ou breuvage hypnotique qui transforment entièrement la réalité. Cela ne m'a pas convaincu.
Seul le Médecin chef de l'hôpital psychiatrique de DAKAR m'a donné la réponse que je n'osais formuler : "Et si tout cela était vrai ? N'oublions jamais que nous sommes en Afrique et que, aucun de nous n'est à même de pénétrer l'âme Africaine dans sa complexité, dans ses aspirations et ses réalisations ; nous ne faisons qu'un constat de surface, gardons nous d'interpréter nous pourrions aller à la catastrophe. Le fait qu'un peuple, ou des peuples, ait des conditions de vie matérielles différentes des nôtres n'a aucune incidence sur le spirituel qui, à l'encontre de chez nous, est mêlé intimement à chaque minute de vie ; Ils ne sont pas plus ou moins croyant que nous, ils sont imprégnés de croyance et c'est ce qui fait leur force devant l'adversité."
La vie continuait comme un long fleuve tranquille.
Monsieur Fourgeaud avait été muté et remplacé par un être falot plus féru de mathématiques que de droit (il se levait la nuit pour résoudre des équations) Sa femme était également magistrat d'outre Mer, mais n'exerçait pas par la volonté de l'Etat, qui, après lui avoir permis de se présenter au concours d'intégration (Elle avait été reçue dans un rang très brillant) lui interdisait d'exercer sous prétexte de féminité : un recours devant le conseil d'état était en cours qu' elle devait gagner pour devenir substitut à Dakar où je la retrouverai quatre ans plus tard.
Nos gouvernants de l'époque, dans leur sexisme ne pouvaient imaginer un seul instant que, dix ans plus tard, les états Africains étant devenus indépendants, ils auraient des magistrats femmes (et non des moindres que j'aurais l'occasion de rencontrer ultérieurement dans des colloques internationaux).
Je n'ai pas eu de rapports humains particuliers avec ce président qui, outre les relations de travail où il demeurait courtois m'ignorait totalement. Je m'étais donc replié dans mes amitiés avec mon collègue Georges, l'agent d'Air France, le Chef Pilote et le pharmacien ainsi que mon ami Bayet.

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Le remplaçant de Maitre Konseiga arriva à son tour ; il s'agissait d'un antillais marié. Malheureusement ce garçon était d'un orgueil démesuré et il faisait en même temps un complexe d'infériorité à raison de sa couleur de peau (C'était un peu le drame de ces gens des îles, qu'ils viennent des Caraïbes ou de l'Océans Indien qui, possédant une goutte de sang noir en recherchait la provenance pour s'en délecter comme d'un poison en créant eux même (distillant devrais le dire) un racisme dont ils étaient les premières victimes. J'en arrivais même à parler le moins possible de crainte que mes propos, mais interprétés, ne prêtent à critique.
Fuis, je tombais malade :... cela commença par une dysenterie qui nécessita mon hospitalisation. Le lendemain soir je vis Dori mon chien entrer dans la chambre où je me trouvais, venir me lécher et s'affaler à côté de mon lit (Il fut impossible de le faire partir et les infirmiers et les médecins l'acceptèrent et lui donnèrent même à manger les restes des cuisines. Si mon chien m'avait retrouvé, par contre, mon vieux Babouni lui m'avait accompagné et d'office avait élu domicile sur la seule chaise de la chambre. Il n'arrivait pas à cacher son inquiétude à mon sujet et me surveillait à tous les instants. Parfois il disparaissait pendant une ou deux heures en me disant : "je dois sortir : c'est pour toi" et je n'en savais pas plus. Il faut dire que pour me remettre le moral j'appris que j'occupais le lit où venait de mourir l'administrateur de KOUDOUGOU, atteint d'une "mossite" aiguë.
Je ne mangeais pas pendant une semaine et j'étais soumis à des séances de piqûres d'hématine deux fois par jour qui me transformèrent en un petit vieux. Ajoutez qu'il faisait quarante degré dans la pièce et que l'on nous apportait les thermomètres sortant du frigidaire pour nous prendre la température.
Mon affection fut dénommée "typhus méningé de brousse". Quinze jours plus tard, au bout de ce temps, un matin, Babouni arriva rayonnant en me disant : "Ça y est tu es sauvé : ils sont d'accord pour que tu vives ; car patron tu as été empoisonné ; mais à la seule et unique condition que tu ne parles jamais et à personne des conversations que tu as eues avec Maître Konseiga ; si jamais tu transgresses cet ordre, où que tu sois, ils t'auront." Malgré toutes les questions que je lui posai je ne pus savoir qui m'en voulait à ce point, mais je compris qu'il s'agissait "des maîtres de la coutumes". Je perçus aussi que seul Babouni avait pu intervenir en sa qualité de Prince Gourmanché ; enfin et vous vous en doutez, j'ai promis (et depuis j'ai tenu et entend tenir cette promesse jusqu'à ma mort : et surtout n'en riez pas)
Comme je commençais à m'alimenter, Babouni qui ne bougeait plus de la chambre goûtait de tous mes plats par précaution : "Maintenant tu ne risque plus rien ; tu as promis (je t'assure que s'il y a quelque chose, moi je le saurai et je pourrai agir". Effectivement quinze jours plus tard, je sortis de l'hôpital dans un sale état mais vivant. J'avais caché ma maladie à mes parents, mais dès ma sortie je leur envoyais un télégramme et demandais au Procureur Général l'autorisation d'aller passer le mois de convalescence que l'on venait de me donner à ABIDJAN. Je pris l'avion trois jours plus tard l'autorisation m'ayant été accordée. En arrivant à l'aéroport de PORT BOUET je fus le premier à descendre de l'appareil et je vis mes parents qui me faisaient de grands signes ; j'étais tellement fatigué que je ne pouvais pas avancer et que tous les passagers étaient déjà partis que j'avançais péniblement pour me jeter dans les bras de maman en pleurant.
Arrivé à la maison il fallut que je m'allonge pour expliquer ce qui m'était arrivé. Le lendemain matin je partis avec papa qui me déposa au Parquet Général. le Procureur Général me reçut et alors que je commençais à le remercier de m'avoir permis de venir me reposer à ABIDJAN, soudain je lui éclatais de rire au nez et me mis à pleurer. Ce brave homme me prit dans ses bras et téléphona à mon père pour qu'il vienne me chercher.
Inquiets, mes parents se renseignèrent et apprirent qu'un médecin colonel de l'hôpital traitait ses malades par acupuncture et faisait des miracles ; rendez vous fut pris ; mais en attendant tous les matins le chauffeur de papa venait me chercher à la maison mettait une chaise longue dans la voiture et allait me déposer au bord de la mer sous les cocotiers avec une thermos de jus de fruit et un bon livre ; il venait me rechercher vers midi, puis nous passions prendre papa pour rentrer à la maison.
Arriva le jour du rendez vous avec le médecin ; après m'avoir pris les sept pouls traditionnels il me transforma en une pelote d'épingle en me précisant que cette séance allait me permettre de reprendre des forces et que dans huit jours il me ferait la "grande piqûre" qui me guérirait définitivement.
Effectivement lorsqu'il me la fit, je sentis mon cerveau reprendre sa place dans ma boite crânienne (jusqu'à ce moment j'avais l'impression de ne plus avoir qu'un pois chiche). Par ailleurs l'espèce de paralysie que j'avais, disparut complètement et c'est entièrement rétabli que je regagnais OUAGA.
Mon arrivée fut gâtée par une triste nouvelle : Dori, mon chien, venait de mourir ; dès mon départ il se mit à me chercher partout, allant de l'hôpital aux divers domiciles de mes amis passant par le cinéma et refusant toute nourriture de quiconque ; Babouni avait tout fait et sa conclusion fut celle ci : "Ce chien : c'était l'homme, il t'aimait trop."
La vie reprit tranquillement : j'avais su composer avec le nouveau greffier en chef et tout allait bien.
Cependant une nouvelle nous parvint du nord, plus particulièrement de OUAHIGOUYA : Le greffier de la Justice de Paix à Compétence Etendue était devenu fou, se présentant au Juge vêtu d'un pagne avec une couronne de feuilles de canas sur la tête et une lance en bandoulière. Chacun faisait ses commentaires, moi le premier, sans savoir qu'une semaine plus tard, sans que rien ne m'y prépare, j'allais recevoir un ordre de mutation pour ce poste.

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Au fond de moi même je n'étais pas mécontent de ce changement de résidence et puis... cela me ferait voir du pays.
Je prenais contact par téléphone avec le Greffier en chef et le Juge de Paix et j'appris que le poste n'ayant plus de logement de disponible, j'aurais une chambre dans la case du Greffier en chef avec qui je ferais popote (cela n'avait pas l'air de l'emballer particulièrement mais il me le proposa gentiment. Je revendis mon frigidaire et partis à nouveau avec ma cantine et mes deux valises en aluminium sans compter mes deux fusils ; nous étions en février 1954 et la fin de mon séjour était en Août : le temps passerait vite ; aussi bien je débarquais à OUAHIGOUYA par le premier camion de la transaf. A mon arrivée, le juge n'était pas là : il était, me dit-on, parti à la chasse au lion appelé à l'aide par un village dont les troupeaux étaient décimés.
Ce Magistrat, je l'ai su plus tard et vérifié lorsque j'étais à DAKAR, avait été ainsi noté par le Procureur Général : "Ferait un meilleur cornac qu'un juge, justifie sa présence en Haute Volta par le fait qu'il est aimé et respecté de la population pour avoir tué cinq lions en six mois et évité des carnages".
Je fus donc accueilli par le Greffier en Chef, un Antillais, qui courtoisement me fit comprendre qu'il m'accueillait chez lui et que nous nous verrions au bureau (où la folie du collègue avait accumulé un certain retard) et pour les repas ; selon son expression "chacun chez soi et les vaches seront bien gardées" ; nous ferions les comptes tous les jours et partagerions les frais de la vie commune (comme cela pas de problèmes éventuels).
Les heures de bureau étaient sept heures, midi ; trois heures, six heures. La ville (disons plutôt la bourgade)était située à deux kilomètres du Palais de Justice qui à l'époque était une construction neuve (élément d'un futur quartier résidentiel) complètement isolée sur un plateau dominant légèrement l'agglomération
Il fallait partir vers sept heures moins vingt chaudement vêtu d'un pantalon saroual, chemise, pull over, foulard chèche, casque et lunettes de soleil ; en effet le matin la température était de quatre à cinq degrés ; elle en atteignait quarante à midi quand nous sortions pour aller déjeuner. La tenue n'était plus la même, le pull over restait au bureau ainsi que le saroual, le chèche venait protéger la figure car tous les jours en fin de matinée un vent sec se levait, soulevant des nuages de sable.11 y avait effectivement beaucoup de travail en retard et je m'y étais attelé tout de suite.
Le juge revint trois jours plus tard et fut charmant. Je compris immédiatement qu'il n'y avait pas d'atomes crochus entre lui et le Greffier en chef : ils s'ignoraient... Le juge me prit un rendez vous chez le commandant de cercle : visite de courtoisie. Heureusement je me suis présenté en saroual noir et chemise blanche ; en effet j'ai découvert ce haut fonctionnaire local tapis dans l'ombre de son bureau habillé d'un complet en tweed avec chemise et cravate qui m'a soutenu qu'ainsi habillé il n'avait pas plus chaud que moi. Vieux colonial célibataire il ne sortait pas et consacrait ses loisirs à la lecture pour développer sa culture.
Ensuite ce magistrat qui était au fait de la vie locale me demanda si j'avais été rendre visite à La Pouitenga Naba (Le pendant du Moro Naba pour le nord de la Haute Volta qui de surcroît était une femme) Comme le Greffier en chef avait manqué à tous ses devoirs il prit un rendez vous et m'accompagna mais eu la gentillesse de me prévenir "quoique vous voyez et entendiez soyez sérieux, ne riez pas ce sont des moments que vous n'êtes pas près d'oublier.
Nous sommes arrivés devant les murs du "Palais de la reine" : deux soldats montaient la garde : ils étaient habillés de la même manière : çà devait être l'uniforme, chaussés de samaras taillées dans des vieux pneus de voiture ils avaient un short bleu qui semblaient provenir des stocks de la prison, la poitrine nue barrée d'un énorme baudrier noir au bout duquel pendait un sabre de cavalerie (mais il devait y avoir un gaucher sur les deux car un sabre était tourné vers l'avant du coté droit et l'autre vers l'arrière du côté gauche). Tous deux portaient fièrement une chéchia rouge. A notre arrivée ils se mirent au garde à vous et nous firent un salut militaire (l'un à droite, l'autre à gauche)
Nous rentrâmes dans une grande cour dans laquelle des hommes en tenue d'apparat (grands boubous brodés) se prélassaient au milieu de femmes vêtues d'un riche court pagne, les seins nus (des plus jeunes et fermes aux plus vieux ridés, fanés et tombants). Cela n'avait rien de l'embarquement pour Cythère. Au fond de la cour une grande bâtisse avec une toute petite porte qui ne s'ouvrait qu'a cinquante centimètre du sol, ce qui vous obligeait, rentrer à quatre pattes et à vous présenter ainsi devant Là Pouitenga.
Mais soudain un autre soldat arriva, il portait un clairon en sautoir, se mit au garde à vous, salua (à droite) prit son clairon et joua l'hymne de la reine qui se trouva être "L’appel des consignés" des casernes dont les paroles bien connues sont : "Appel des cons, appel des cons, appel des consignés."
La reine allait nous recevoir ; le juge extirpa de sa saharienne une bouteille de cognac qu'il donna au héraut d'arme qui disparut à quatre pattes dans le trou nous l'avons suivi. La pièce était à peine éclairée, un claquement de langue, on se releva, on s'assied.
La reine n'a plus d'âge et plus de dent (sauf une qui dépasse, avide) seuls ses cheveux étaient finement tressés et agglutinés dans du beurre de karité qui dégage une odeur épouvantable ; ne parlons pas de sa poitrine : c'étaient les "grands pendards" dont parlait Voltaire. Elle tenait à la main une queue de bœuf dont elle se fouettait pour chasser les mouches.
La conversation tourna court et elle fit signe que nous pouvions partir ; déjà son bras s'allongeait vers la bouteille de cognac dont le bouchon était enlevé (ploc) au moment où, lui présentant cette fois notre derrière, nous repartions à quatre pattes vers le soleil. "Quand on pense, me dit le juge, qu'il y a encore cinquante ans elle avait droit de vie et de mort sur tous ses sujets, on croit rêver."
Je rentrais donc midi et soir à la case pour y prendre mes repas : ils se ressemblaient de jour en jour et étaient à base d'œufs et de volailles qui se transformaient en rôti ou en pot au feu pour le soir (bouillon de poulet au riz) un soir je m'aperçus que le riz avait un drôle de goût : en fait, un paquet de termites était tombé du plafond dans la soupière pour venir agrémenter notre ordinaire.
Le Juge avait compris que je m'ennuyais ferme et me demanda si je voulais sortir avec lui : ce fut le Cercle tous les soirs ; Le greffier en chef m'avait prévenu : "vous faites ce que vous voulez, moi je préfère ne voir personne ; mais soyez à l'heure pour les repas et si vous ne venez pas, prévenez moi."
C'était la plus élémentaire des politesses et je l'aurais fait n'importe comment ; mais il était d'une susceptibilité qui tenait de l'écorché vif.
Au Cercle il y avait quelques européens et parmi quelques jolies jeunes femmes. L'air était tellement sec, le soir que lorsqu'elles secouaient leurs cheveux il en jaillissait des étincelles et que le même phénomène se produisait quand on trinquait avec des coupes de champagne. Plus prosaïquement la queue des chevaux fouettant l'air déclenchait des gerbes scintillantes
Au bout de dix jours, je compris pourquoi le collègue était devenu fou. Il fallait une certaine dose d'équilibre pour tenir le coup dans un pays pareil et je décidais d'user de "piston" (ce fut la seule et unique fois de ma vie) pour quitter ces lieux inhospitaliers.

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Une semaine plus tard, un matin vers dix heures, le juge m'appela et me montra un télégramme officiel annonçant ma nomination au Greffe du Tribunal de Grande instance de COTONOU (Dahomey) En riant il me dit : "Si vous voulez partir, le départ hebdomadaire de la transaf a lieu en début d'après midi". J'allais prévenir le Greffier en Chef qui prit la chose assez mal et fis mes bagages en une heure. Nous sommes arrivés à OUAGA à deux heures du matin et j'en ai été quitte pour aller réveiller maître Georges qui m'accueillit gentiment.
Le lendemain matin, je me propulsai à Air France : il y avait un vol de cochons morts le lendemain et une place de libre, j'en profitai et n'eus même pas le temps de prévenir mes parents.
Comme l'avion arrivait à dix huit heures j'étais sûr qu'il y aurait du monde à la maison. Mais jugez de leur surprise "Tu nous feras mourir..." J'attendis une petite demi heure et papa arriva.
Le lendemain matin je me présentai au Parquet Général et commençai à me faire passer un savon par le magistrat chargé du personnel : Il n'y avait pas d'avion pour COTONOU avant trois semaines et j'aurais du attendre des instructions à mon poste.
Pour montrer ma bonne foi je proposai de travailler en attendant au Greffe de la Cour d'Appel. Cette proposition calma les esprits et je fus mis à la disposition du Greffier en Chef qui justement avait besoin de quelqu'un pour classer et faire l'inventaire d'un énorme dossier : le Dossier de l'affaire d'anthropophagie de MAN
L'affaire était curieuse : Certain jour un Député Ivoirien écrivit une lettre de plainte au Procureur de la République contre le chef de village de MAN. L'agglomération étant trop pauvre cette année là pour acheter et faire le sacrifice d'une vache, le conseil des anciens avait décidé de sacrifier la plus vieille femme du village. Elle avait été découpée et cuite et lors d'un banquet sacrificiel. Lui, Député, n'avait eu qu'un bas morceau, le petit doigt.
Il y avait cinquante inculpés (ceux qui avaient participé au sacrifice et ceux qui étaient présents au banquet. Moralité des mois d'instruction, des interventions politiques à n'en plus finir ; des désistements de juge. Des transports sur les lieux rendus impossibles par les chutes d'arbres sur la route et comme pièce à conviction une bouteille de perrier dans laquelle se trouvait un liquide épais recueilli au fond du chaudron de cuisson et sur laquelle était une étiquette où une main malhabile avait écrit : "Beurre de femme".
Le Greffier en chef avait mis à ma disposition un dactylo à qui je dictais un inventaire clair précis qui me valut ultérieurement les félicitations de l'avocat Général chargé de l'affaire.
J'arrivais à boucler mon travail trois jours avant mon départ pour le Dahomey et une nouvelle vie.

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TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 4

Bénin : chemin de l’amour, chemin de la vie







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L'avion, un DC 3 d'Air France se posa à COTONOU un samedi en fin d'après midi. C'est un Substitut du Procureur accompagné d'un Greffier (un métropolitain) qui étaient venus me réceptionner à l'aéroport distant de six kilomètres de la ville. Accueil charmant ; provisoirement je logeais chez le collègue dans une grande maison coloniale à étage dont il occupait le premier.
Ce garçon avait une vie quasi végétative, il m'expliqua qu'il se rendait de son domicile au Palais et vice versa occupant ainsi tout son temps : il était le secrétaire chef du Parquet et selon l'expression de l'époque « faisait du C.F.A ».
C’est à dire dépensait le moins possible pour faire des économies qui transformées en francs métro doublaient la mise.
Les vieilles leçons m'ayant servi, je lui proposais quelqu'argent pour les repas du samedi soir et du dimanche et grand seigneur il refusa en me disant «non ; seulement à partir de Lundi et parce que je suis obligé : je ne vais quand même pas laisser un compatriote tout seul ". Comme vous le pensez cela me refroidit un peu. Le plus curieux c'est malgré son coté ours, il était charmant.
J'appris ainsi, avant de faire la connaissance de mes collègues, que le Greffe comportait un autre Greffier métro, à la veille de sa retraite, un vieux dahoméen au nom portugais : Da Cruz, un autre togolais d'origine : Aïté, deux antillais l'un guadeloupéen l'autre martiniquais, deux greffiers d'instruction antillais et le Greffier en chef, Greffier Notaire, Maître Colombiano d'Almeida ; (j'expliquerai tout à l'heure l'origine de ces noms Portugais).
Un Procureur de la République métro, le substitut antillais qui était venu me chercher, un substitut togolais et un sénégalais formaient le Parquet, deux juges d'instruction l'un corse, l'autre antillais, un Président métro deux juges antillais et un vice président métro formaient le Siège. Cet émaillage de races et d'insulaires, je m'en rendis compte plus tard, correspondait à l'échantillon parfait de la justice Française en Afrique.
Le lundi matin à huit heures accompagné du collègue j'allais me présenter au Procureur puis au Président à mes collègues et aux magistrats présents aux employés du Greffe (commis et dactylos rétribués par le Greffier en chef).
Vers dix heures le Greffier en chef arrivait tranquillement : un bon gros avec des lunettes et des cheveux blancs (complet veston, gilet, cravate) une bonne figure souriante dénotant qu'il ne s'agissait pas d'un homme stressé. Il est vrai que pendant tout mon temps à COTONOU je ne l'ai pas vu faire grand chose.
Il m'informa tout de suite que je serai chargé des audiences correctionnelles toutes les trois semaines (audiences, rédaction des jugements et établissement des pièces d'exécution ; il me confiait également le Greffe du Tribunal Supérieur d'Appel de Droit Local qui, sous la présidence d'un magistrat professionnel et avec l'aide d'assesseurs de droit coutumier, jugeait les affaires locales au civil : la règle était qu'en le silence de la coutume, c'était le droit civil Français qui s'appliquait.
Puis il m'accompagna chez le Président, Monsieur Boyer, homme du sud ouest à l'accent rocailleux, qui, lorsqu'il eut découvert que je pilotais, me conserva dans son bureau pendant une bonne heure car ii était le Président de l'Aéroclub de COTONOU. Je me mis au travail en fin de matinée seulement. J'avais pris mon repas chez le collègue qui était venu me réceptionner ; mais le me rendais compte que cela ne pourrait pas durer.
Heureusement, en début d'après midi, le Procureur me fit savoir qu'il m'avait trouvé un studio à trois kilomètres de la ville, sur la route de l'Aéroport, légèrement en retrait de la route, à proximité d'un village de pêcheur au bord de la mer, dans l'ancienne infirmerie de garnison. À seize heures trente le Président déboulait au Greffe, entrait dans le bureau du Greffier en chef dont la porte était ouverte et je l'entendais dire : "Le nouveau greffier, que fait il ? j'ai besoin de lui immédiatement". Le Greffier en Chef m'appelait et me mettait à la disposition du Président qui me demandait de me dépêcher alors que je préparais papier et stylo. "Pas la peine", me dit le Président énigmatique.
À peine sorti du Palais, il prit la direction de l'Aéroport et il éclata de rire en me disant comme un gamin qui aurait fait une bonne farce "je vous emmène faire un tour sur le nouvel avion que nous venons de recevoir, c'est un Norécrin très pointu comme pilotage, vous allez voir." Nous arrivions rapidement au terrain et l'appareil tout rouge brillait au soleil.
Sur le bord de la piste une dizaine de jeunes hommes nous regardaient arriver la mine hilare. Le Président fit les présentations (fonctionnaires, commerçants, tous pilotes) et ces garçons me serraient la main avec effusion et beaucoup de commisération : "Vous en avez de la chance d'aller faire un tour avec le Président" (Les salauds ! en fait ils savaient déjà que je vivrais la frousse la plus intense de ma vie).
Après avoir tourné la manivelle du compresseur je pus monter à bord ; le Président prit les commandes et commença par me dire : "N'ayez pas peur. Avec moi vous ne risquez rien ! je suis un trompe la mort", et fit un décollage sans pallier, sans tour de terrain préalable, une montée en chandelle immédiate suivie d'un piqué à tombeaux ouverts pour se redresser en souplesse au ras des vagues : cet homme me regarda comme un enfant en me disant : "Vous voyez s'il répond bien, on en fait ce que l'on veut, vous allez voir au dessus de la lagune" ; là j'ai eu droit à toutes les acrobaties : looping, abattée, et... le fin du fin : le saute mouton par dessus le pont de la lagune : on fonce droit sur le pont et à la dernière minute on redresse pour se remettre immédiatement après au ras de l'eau.
J'avais mal au cœur et je suivais avec peine les explications qu'il me donnait sur la prochaine manœuvre : "on va se mettre en survitesse sur la crête des vagues, faire une montée en chandelle, une feuille morte, et après avoir redressé on doit alors se trouver face au terrain : on se pose" ; et d'ajouter : "il faut bien calculer son coup". Tout se passa parfaitement comme il l'avait prévu ; je suis sorti de l'appareil flageolant, vert ; mais comme sur le bord de la piste il y a avait toujours la dizaine de rigolos qui attendaient de voir l'arrivée, j'en pris sur moi et leur dit : "le président pilote très bien, mais il pourrait prendre plus de risques" (en disant cela j’avais pris sur moi de ne jamais remettre les pieds au terrain avec le Président Boyer : c'est ce qui arriva). J'appris quelques temps plus tard que ce brave homme s'était déjà vu suspendre sa licence de vol plusieurs fois pour infractions manifestes aux régies de sécurité.
Deux jours plus tard, j'intégrais mon studio à 1'Infirmerie de Garnison : j'avais une vaste chambre comportant lit, armoire, bureau, lavabo, douchière, waters, tout propre et neuf ; elle se trouvait au rez de chaussée à côté de l'appartement d'un instituteur récemment marié
Le reste du bâtiment était occupé par des célibataires qui avaient chacun un studio comme moi. Un autre Greffier Antillais, un inspecteur de police, deux professeurs de mathématiques et un professeur d'histoire ; je leur faisais une petite visite d'arrivée et ils me demandaient si je voulais participer à leur popote qui avait des régies très particulières ; on ne se retrouvait ensemble que le dimanche et chacun mangeait chez lui pendant la semaine ; le boy et le cuisinier s'arrangeaient pour servir entre midi trente et une heure et le soir entre sept et huit heures.
L'homme de confiance était le boy Kouassi Bâ qui habitait au village de pêcheur qui se trouvait à cent mètres dont il était originaire. C'est lui qui faisait les achats et décidait des menus bien souvent à base de poissons et de crabes ; même s'il prenait un peu d'argent pour lui ce ne devait pas être lourd car il dépensait peu et savait s'organiser ; il portait sur le visage les traces de scarification de sa tribu qui elle même appartenait à la race Mina dont elle parlait la langue.
Toute la bande côtière des anciens pays dénommés Gold Coast, Togo, Dahomey, et Nigéria est occupée par cette population qui s'oppose à celles de l'intérieur et notamment aux Fons dont sont issus les rois d'ABOMEY et leurs célèbres amazones
Le seul ennui était l'éloignement du palais, d'autant que là, je n'avais pas de moyen de locomotion. En général, le matin et le soir je faisais la route à pied : en bord immédiat de mer, il ne faisait pas très chaud : j'avais relégué au rang des souvenirs le casque pour ne me couvrir que d'un chapeau léger en nylon. La galère : c'était à midi, aussi bien, je crois que j'ai tout pratiqué : le cadre du vélo du Greffier, et d'un prof de math, le porte bagage du velo solex de l'inspecteur de police et avec beaucoup ce chance le siège passager de la voiture de l'instituteur.
Je m'étais inscrit au Cercle très fréquenté par les européens de la ville, que se soit les militaires ou les civils de tous bords : employés de commerce, fonctionnaires de tous grades et de tous horizons. Il y avait un équipement sportif complet et surtout on pouvait tranquillement prendre un pot à la fraîche avant de rentrer dîner chez soi.
Autrement, les réjouissances étaient rares : si l'on voulait aller au cinéma il fallait pratiquement se passer de repas.

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Je me faisais très vite à ma nouvelle vie malgré l'éloignement du centre ville, car j'étais libre à partir de dix sept heures et il y avait assez de centres d'intérêts pour ne pas s'ennuyer : la plage, le cercle, l'hôtel de la Plage (où il faisait bon également prendre un rafraîchissement avant de repartir chez moi) lire un bon livre en attendant le repas. Les autres célibataires de la popote étaient, chacun dans son genre, de gentils garçons avec qui il était bon de passer un moment.
Il nous arrivait parfois de sortir le soir et de partir dans le quartier indigène dans les petits bals de quartier où la présence des européens était particulièrement rare ; les jeunes filles dahoméennes étaient pratiquement toutes de race Mina, mais beaucoup étaient métissées de sang portugais.
Elles étaient habillées soit à l'européenne soit à la manière du pays : un seul pagne très serré à la taille et un juste au corps avec un petit volant ; toutes étaient souriantes et gaies.
Comme dans tous les petits bals de campagne de chez nous il y avait un coin où se retrouvaient les mamans, qui toutes avaient déjà un certain embonpoint.
L'animation était faite soit par un tourne disque avec de la musique de l'extérieur soit par des orchestres naissants qui commençaient à interpréter des musiques américaines et françaises. Quelques uns se risquaient à composer des nouveautés locales.

Carte 3. Cette carte s'imbrique au sud des deux précédentes et recouvre à l'est du Togo et Dahomey (Chapitre Benin).



La présence de blancs (YOVO en langue mina) ne choquait personne et aucune animosité ne se manifestait quand un blanc invitait et dansait avec une Africaine : A préciser que les patrons des bals veillaient à ce que l'alcool ne soit pas présent dans les établissements. Ces bals avaient lieu dans une enceinte fermée mais à l'air libre et sous le feuillage de cocotiers ou d'immenses fromagers.
On pouvait assister à des choses curieuses lors de ces réunions. Parfois, sous l'excitation de la musique, toujours très rythmée, une fille se détachait du groupe et commençait à se trémousser pour arriver à se rouler par terre comme dans un mouvement de reptation.
Lorsque j'ai vu cela pour la première fois, la petite jeune fille avec qui je me trouvais me dit : "Yovo regardes, elle est possédée par le serpent,... regardes, maintenant c'est un vrai serpent" : j'avais beau écarquiller les yeux je ne voyais qu'une femme en train de faire une crise d'épilepsie et je me rendais compte que tout le monde voyait un serpent (des amis qui ont vécu cette même chose m'ont rapporté les même faits : la conscience collective ne voit plus la femme mais un animal).
Ne l'oublions pas, nous étions en Bas Dahomey, dans un pays où le sorcier a pour nom : Vaudounon et le culte : Vaudou (cela ne vous dit rien ?) Les cultes vaudous des Antilles sont d'importation directe de cette région de l'Afrique où bien souvent la femme est celle qui transmet le savoir. Le serpent (en général le boa) est sacré : il est amusant de voir sur la route une voiture s'arrêter sur un coup de frein brusque, le chauffeur en descendre et prendre avec respect le boa qu'il a failli écraser pour le glisser dans la brousse en se disant qu'il l'a échappé belle.
Dans le cadre de cette approche des Dahoméens j'allais également souvent avec les amis dans le village de pêcheurs qui était près de chez moi. Il m'est arrivé de tirer le filet avec eux et de partager la joie d'une belle remontée de poissons.
Puis un jour, avec un des deux profs de maths nous sommes allés y faire un film depuis le matin au réveil par le chant du coq annonçant le lever du jour jusqu'au moment où le soleil s'enfonçait majestueusement dans la mer "Une journée dans un village de pêcheur ". Nous étions très connus tous les deux, suivis par une bande de gamins et de gamines qui nous entouraient en dansant et en tapant dans les mains. Le cadeau d'un billet de cinq francs était une aubaine et représentait une fortune. Un jour, j'ai confié mon appareil photo à un gosse qui est monté en haut d'un cocotier et m'a pris la plus belle photo d'Afrique que je puisse avoir de la vue du village sous les palmes.
Mon travail également me plaisait : passons pour la correctionnelle qui présentait certaine contrainte de rapidité si l'on voulait être efficace ; ce qui me plaisait le plus était le Tribunal de droit local, car des points de coutumes étaient exposés très clairement par nos assesseurs.
Il faut dire ici que le Dahoméen était, avec le Togolais le grand commis de l'Afrique Occidentale Française et qu'il occupait dans tous les pays des postes assez importants (à tel point que, lorsque la Côte d'Ivoire devint indépendante, elle ramassa tous les togolais et tous les Dahoméens dans des camps avant de les rapatrier dans leurs pays d'origine.)
Ces procès, réglés par le droit coutumier, entraînaient parfois des transports sur les lieux. Je me souviens d'un en particulier qu'avait ordonné le président d'origine pondicherienne qui avait succédé à Monsieur Boyer. Très noir de peau, le Président était pourtant appelé Yovo par les gens du pays. Dans cette affaire qui opposait deux villages sur la propriété de terrains et de lagunes dans la région de OUIDAH, la Cour supérieure était partie un matin en pirogue, le Président à l'avant, au milieu des villages lacustres montés sur pilotis. Il y avait notre pirogue précédée d'une plus petite qui nous montrait le chemin.
Arrivés en vue d'une île sur laquelle il n'y avait aucun édifice, les notables, avec derrière eux, les habitants de chacun des villages nous attendaient très nettement séparés. Au milieu avait été apportée une grande table autour de laquelle nous nous étions assis.
Le palabre a duré trois jours, le Président avec patience a entendu tous ceux qui voulaient prendre la parole et après avoir bien réfléchi a dit a ses assesseurs : "Nous allons délibérer immédiatement entre nous et rendre le jugement tout de suite". Après un très long temps de réflexion, le président décida d'un partage des terres entre les deux villages l'un étant très nettement favorisé par rapport à l'autre.
À notre grand étonnement, au prononcé du jugement ce furent des explosions de joies et des bruits de tamtam de la part de tous, même de eux qui avaient perdu une partie de leur procès. Il fallait en connaître la raison.
Le Président fit venir les deux chefs de villages et leur demanda les raisons de cette joie. L'interprète traduisit :"Ils disent que tu es grand juge, aussi grand que celui qui avait pris la même décision il y a cinquante ans, les anciens en parlent encore" Le président me regarda et eu ce mot :"Vanité des vanités..." Nous repartîmes le lendemain matin ; un griot à l'avant de notre pirogue chantait à tue tête les louanges du président afin que chaque village traversé se souvienne de 1 'évènement.

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Pour d'autres raisons, je m'étais intéressé à l'histoire du Dahomey. En effet, un jour, un magistrat m'appela et me montra une revue de vulgarisations historiques et géographiques, dont j'ai d'ailleurs oublié le nom, qui demandait à ses lecteurs de lui faire parvenir tout écrit sur le pays où ils vivaient ; les meilleurs seraient publiés. "Est ce que cela vous plairait, vous devriez essayer". D'accord, je me mis à réunir de la documentation (Au petit séminaire de OUIDA}T, aux archives du Gouvernement à PORTO NO\JO, et à l'Archevêché). Je fis des découvertes intéressantes, et je rédigeai une dizaine de pages que je lui remis. Et le temps passa....
Deux mois après il rentra souriant dans mon bureau en me disant : "çà y est, votre article est paru" ; il avait la revue à la main et me la donna. Effectivement mon article était bien là, mais tournant la dernière page, je constatais avec stupeur que le nom de l'auteur de l'article n'était pas le mien.
Mais.... le sien. Je n'ai rien dit, mais ce fut une bonne leçon.
Qu'avais je découvert sur le Dahomey. Tout d'abord que tout avait été étudié et pratiquement écrit par le Père Lebas, missionnaire au Dahomey en 1780, pour être bien vite oublié ; ensuite que cette partie du golfe du Bénin avait été découverte par les Phéniciens dès l'antiquité qui y établirent un comptoir commercial "JUDA".
Il restait de cette présence une marque profonde dans la statuaire mina : tous les visages ont l'œil sémite(c'est à dire légèrement allongé et non rond comme l'ont les Africains). Si l'on réfléchit bien : il a fallu aux sculpteurs modernes un modèle : celui ci venait tout simplement, des milliers de fois recopié, de l'antiquité.
Puis les Portugais qui furent les plus grands navigateurs de leur temps touchèrent cette côte, y trouvèrent un comptoir qu'ils transformèrent en fort pour deux raisons : se défendre contre les tribus de l’intérieur (Béhanzin et ses Amazones) et y entasser les esclaves qu'on leur vendait.
Que l'on comprenne bien que l'esclavage est né, en Afrique avant que les conquérants blancs n'arrivent. La conjoncture économique a voulu qu'achetés peu cher ils constituaient une main d'œuvre dont on avait besoin pour le développement d'un commerce triangulaire ; Europe - Amérique Afrique.
Ils le baptisèrent "FORTE SAN JOAO DE JUDA".
Lorsque les nations européenne se partagèrent l'Afrique de l'Ouest la France respecta ce vieux passé historique, au Dahomey et à OUIDAH délimita une enclave portugaise de trois kilomètres carrés où vivait un résident dans une somptueuse villa. Cette présence était soulignée par un seul véhicule avec la plaque du Portugal ; le macaron C C et un numéro 1.
Puis JUDA était devenu OUIDAH et les habitants de la région, soit par métissage des origines, soit en s'attribuant le nom de leur maîtres ou simplement d'un blanc qu'ils aimaient bien, prirent des noms portugais qui sont restés Toute la gamme de ces patronymiques existe, des Da Sylva aux Monteiro en passant par les Da Cruz et autres D'Almeida.

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Un grand et un petit séminaire se construisirent et les pères missionnaires eurent très tôt une grande influence sur la population qui devint à grande majorité catholique mais sur un fond de sorcellerie qui voulut que parfois les deux religions soient mélangées.
Un exemple : on faisait l'enterrement à l'église, mais en cachette la nuit on déterrait le corps pour se livrer sur lui a des cérémonies païennes.
Bien sûr, de telles pratiques étaient condamnées par l'Eglise ; mais les pères fermaient les yeux pour éviter un schisme qui a été à deux doigts de se produire.
Sur les lieux du culte Vaudou, il y avait toujours sur un autel la Sainte Trinité, ou un Christ ou une Vierge et l'Enfant Jésus au milieu de bols contenants du sang de poulet ou de crapaud buffle, des noix de coco. Les sacrifices d'animaux se faisaient toujours devant les images pieuses.
Le dimanche le sorcier avait troqué son costume bariolé et sa petite toque contre un complet veston noir et était devenu le sacristain, chantant la messe plus fort que les autres.

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J'avais, cependant la nostalgie de mes études abandonnées et je m'étais inscrit par correspondance à la Faculté de Droit de DAKAR. Il faut dire que la bibliothèque du Palais comportait tous les livres dont je pouvais avoir besoin. Début Juin j'obtins trois jours pour aller passer ma deuxième année de droit à DAKAR. Voyage éclair qui n'eut d'autres résultats que de me remettre dans le bain et de me motiver. J'avais prévenu mes parents qui purent venir m'embrasser à mon retour pendant l'escale qui durait une heure.
Ce vol sur D C 4 m'a particulièrement marqué pour la raison suivante. L'avion suivait la côte ; après avoir décollé de CONAKRY, le pilote le mit en survitesse et fit le voyage jusqu'à ABIDJAN à cinquante mètres du sol c'est à dire légèrement au dessus de la cime des palmiers : impressionnant mais magnifique ; il dut reprendre de l'altitude et aller faire un tour en mer pour pouvoir se poser à Abidjan.
Tous les passagers ne goûtaient pas cet exploit ; la direction d'Air France et celle de L'Aéronautique civile reçurent des lettres de plaintes émanant de V.I.P où de personnages se disant tels.

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En rentrant de DAKAR, je pensai soudain que je ne possédais pas mon permis de conduire les automobiles : c'est complètement idiot puisque je savais piloter, conduire une moto (à l'époque point de permis jusqu'à 125 cm3).
Il n'y avait pas d'auto école encore, mais j'appris qu'un fonctionnaire du service des mines, pour se faire de l'argent de poche, donnait des leçons de conduite et vous assurait d'un permis pour une somme de six cents francs quelque soit le nombre de leçon. J'ai donc appris sur une traction avant Citroën 11 CV.
Cet homme avait des manières très personnelles pour vous apprendre et juger de vos réflexes. Tout cela pouvait se faire pour la bonne et seule raison que les routes n'étaient pas fréquentées et que, comme elles étaient droites, on voyait les autres arriver de loin. A la troisième leçon il descendit de la voiture et me dit : "tu vas reculer en marche arrière tout le temps que je te l'indiquerais puis tu reviendras vers moi en passant tes vitesses, moi je te ferai des signes, je reste sur le bord de la route."
Je suis donc parti en marche arrière, le cou tordu, regardant de temps en temps en avant. Il me faisait toujours signe de reculer. Arriva un moment où je ne vis plus qu'un point minuscule sur le bord de cette route droite et apparemment sans fin. Je repartis en avant, passant mes vitesses bien consciencieusement, et bien entendu, accélérant d'autant que je me rapprochais de lui et qu'il me faisait signe de foncer.
Brusquement alors que j'arrivais à une cinquantaine de mètres de lui il se jeta sur la route devant la voiture. Je me suis arrêté à cinquante centimètres de lui qui riait comme un fou en criant "C'est bon ! ; C'est bon ! je le savais que tu avais de l'étoffe."
Je n'ai pas pu m'empêcher de le traiter de tous les noms ; cela ne l'a pas ému pour autant et il a conclu en disant que sa méthode était la meilleure...
Le jour de la sixième leçon (ce fut la dernière), c'était un dimanche, il me dit : "écoute tu es tout seul, je suis invité avec ma femme et les gosses chez des amis à PORTO NOVO, tu viens avec nous, mais tu seras notre chauffeur ; tu es presqu'au point, je te fais confiance" ; nous voilà partis ; je roulais à cent à l'heure quand, soudain je ne vis plus rien ; l'un des charmants bambins qui étaient à l'arrière du véhicule m'avait posé ses petites mains sur les yeux en me criant "Coucou" dans les oreilles. Heureusement la route était très droite et calmement j'ai ralenti, rétrogradé mes vitesses les yeux bouchés, arrêté la voiture ; le me suis dégagé et ai donné une bonne paire de gifles au gamin tout en m'excusant auprès de son père qui riait aux éclats alors que la maman était visiblement choquée. Je l'ai toujours soupçonné d'avoir préparé ce coup savant avec son gosse.
Trois jours plus tard c'était l'examen du permis : je suis passé vers onze heures alors qu'il pleuvait à verse depuis la veille au soir et que les rues de la ville avaient eu le temps de se transformer en autant de fondrières et de bourbiers. L'examen code fut rapide (je le connaissais par cœur et mon mentor m'avait révélé les questions pièges).
Pour la conduite, l'inspecteur m'emmena sur des tas de boues sous le prétexte que nous étions en Afrique et qu'il fallait savoir se tirer de n’importe qu'elle circonstance : J'ai eu la sérieuse chance d'avoir une traction avant dans les mains et d'avoir été très bien formé. J'ai donc obtenu mon permis de conduire du premier coup, ce qui m'a valu de payer un pot aux collègues et à mon moniteur avec qui je suis resté en excellents termes : lui servant à l'occasion de chauffeur le dimanche.

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Nous étions déjà dans la deuxième quinzaine de juin, j’ étais dans ma chambre avec quarante de fièvre et je grelottais sous deux couvertures : c'était la crise de paludisme classique. Je traînais cela depuis ma nuit passée dans le camion au bord du marigot ; en principe j'en avais pour cinq jours et sous l'effet conjugué de la nivaquine et de la flavoquine (nouveau médicament antipaludéen de l'époque) la fièvre baissait peu à peu et j'en sortais un peu affaibli et c'est tout (après j'ai eu la chance d'avoir des crises bien plus courtes : un ou deux jours, mais qui me laissaient littéralement à plat)
J'étais seul, mais mes copopotiers venaient me voir dès qu'ils avaient un moment de libre ; heureusement, car le troisième soir, au plafond, juste au dessus de moi un scorpion de belle taille attendait on ne sait quoi. J'étais trop faible pour me lever, je transpirais à grosses gouttes ; Inutile d'appeler ; à cinq heures il n'y avait personne ; tout à l'heure, plus tard peut être. J'entendis du bruit, c'était l'inspecteur de police qui arrivait ; je criais ; il ouvrit ma porte ; je lui montrai le plafond, il comprit et me fit signe qu'il revenait et me conseilla de me mettre en attendant sous les draps.
Maintenant, ils étaient deux, le prof de math était arrivé : il a ficelé un long couteau de cuisine assez effilé après un manche à balai, tous les deux mirent mon bureau sur mon lit et je me recachai sous les draps. Le bureau bougea un tout petit peu et j'entendis un cri de victoire ; l'inspecteur de police était arrivé à piquer et à transpercer le scorpion qui se trouvait maintenant au bout du balai : c'était un beau spécimen. Si je me souviens particulièrement de cet incident c'est que juste après, mon ami me dit : "Je reviens du bateau : le nouveau président qui va remplacer l'Indou est arrivé avec sa femme, ses deux gosses, sa belle mère et ses deux belles sœurs (deux cœurs à prendre, Messieurs )".
Je me rétablis et quatre jours plus tard je repris mes activités au Palais, commençant par aller saluer mon nouveau président Beauvillain de Montreuil, dont j'avais vaguement entendu parler parce qu'il était conseiller par intérim à la cour d'Appel d'ABIDJAN et qu'il était domicilié dans le même immeuble que mes parents. C'était un Réunionais assez petit de taille mais d'une urbanité exquise. Il regrettait que j'ai été malade le jour de son arrivée car il m'apportait des nouvelles fraîches de mes parents et ajoutait : "vous auriez pu faire connaissance dès mon arrivée de toute ma famille, rien n'est perdu, il y a le Cercle, je crois que vous y allez." (Voilà un homme bien renseigné).
Effectivement un des soirs de la semaine je rencontrai cette famille et comme l'on danse un peu même en semaine j’invitai les deux jeunes filles ; l'une s'appelait Monique, l'ainée, l'autre la plus jeune Anny avait dix neuf ans.
Le dimanche suivant je dansai beaucoup avec Anny. Je crois que ce fut le coup de foudre ; en nous séparant le soir nous nous nous promettions de nous retrouver à la soirée du Samedi suivant (Gala organisé par l'Amicale des Corses ou des Bretons, je ne sais plus) Mais le lendemain, je reçus une invitation à dîner de la part du collègue de mon père, le contrôleur financier du Dahomey : je ne pouvais pas refuser.
Comment faire pour aller dîner à PORTO NOVO et revenir à la soirée alors que je n'étais même pas motorisé ? Une seule solution : je cherchais un véhicule et j'arrivais à louer une traction 15 CV (Pour quelqu'un qui venait juste d'avoir son permis de conduire cela n'était pas banal.)
Le collègue de papa se demanda ce qui se passait quand il me vit arriver au volant de la voiture en grande tenue veste blanche et pantalon noir : j'éludais les questions et arrivais très poliment à me libérer pour arriver au Cercle vers minuit. C'était plein à craquer. Je repérais la famille du président dignement assise. Je remarquai le sourire de soulagement d'Anny quand elle me vit. Après avoir salué tout le monde je l'invitai à danser et lui expliquai les acrobaties auxquelles j'avais du me livrer pour être là ; je ne lui dis pas que c'était pour elle, mais elle se serra un peu plus contre moi. Le Président se rendit compte que je n'étais à aucune table et me demanda de m'asseoir avec eux.
Je fis donc danser tout le monde, Madame (qui se prénommait Sonia bien que n'étant pas Russe mais Réunionnaise comme son mari). La soirée se termina à quatre heures du matin et je repartis à pied à mon Infirmerie de Garnison et je commençais à rêver ? Avais-je enfin trouvé l'âme sœur ? Le lendemain on se retrouva à l'apéritif au cercle. La femme du Président m'invita à la réception qu'elle allait donner chez elle le jeudi suivant pour les magistrats et les greffiers à l'occasion de leur arrivée. À préciser que le Président et le Procureur avaient chacun leur appartement à l'étage du Palais.
Au cours de cette soirée je n'ai pas fait beaucoup danser Anny : il y avait les collègues et je ne voulais pas m'afficher, mais de toute la soirée nos regards ne se sont pas quittés. Puis invitant Sonia à danser, je lui ai tout simplement dit : "J'ai le coup de foudre pour votre jeune sœur, je crois qu'elle partage mes sentiments mais je ne lui ai rien dit. Je veux l'épouser ; voulez vous lui en parler et en parler à votre mère".
Cela a du lui faire l'effet d'une douche froide car je l’entends encore me dire : "Bien vous alors, mais après tout pourquoi pas Je vous donnerai la réponse dimanche prochain au Cercle."
À nouveau, de nuit, je suis reparti à mon domicile dans la nuit Africaine avec des projets pleins la tête,
Cette petite ne dira pas non, ou alors je ne comprendrai pas ; il faudra faire vite, car mon séjour expire fin Août. Que vont dire mes parents ? Un mariage sans eux parait impensable et pourtant maman doit rentrer elle aussi dans quinze jours
Le lendemain matin en rentrant au Palais et passant sous les appartements du Président je reçus des pépins d'oranges sur mon chapeau je levai la tête vivement et vit quand même une ombre qui se cachait ? Bon augure ?
Autant dire que la journée du Dimanche passa très lentement et que je tournais en rond dans ma chambre avant de partir un peu plus tôt que d'habitude au Cercle : c'est à dire presqu'en pleine chaleur. Je m'étais installé au bar afin de pouvoir observer la salle sans être très visible. Toute la famille arriva... Je fis un déplacement dans la pièce pour n'être vu que de Sonia qui me fit un signe affirmatif qui ne me laissait plus de doute. Puis j'allais l'inviter à danser : elle me raconta alors en riant comment il avait fallu calmer Anny qui voulait venir au cercle depuis le début de l'après midi ; sa mère quant à elle ne voyait aucun inconvénient à ce que je fréquente sa fille puisque nos familles se connaissaient d'ABIDJAN (et que curieusement pour les dépanner à leur arrivée en Côte d'Ivoire papa avait prêté mon lit, qui ne servait pas momentanément, pour Anny).
Beaucoup plus sûr de moi j'invitais Anny à danser et l'entrainais sur la terrasse du Cercle où il n'y avait personne.
Quand nous sommes revenus à la table, il était clair, à nos attitudes, que quelque chose était changé et Beauvillain de Montreuil après m'avoir dit qu'en famille on l'appelait Bobby commanda le champagne pour fêter l'évènement et me dit : "Vous êtes encore plus rapide que moi, car il ne vous a fallu que quinze jours pour vous déclarer alors qu'il m'avait fallu un mois pour demander Sonia en mariage".
Les Cercles sont encore pires que des villes de province ; tous ceux qui étaient là se rendaient bien compte qu'il venait de se passer ou qu'il se passait quelque chose et au besoin le faisait remarquer à ceux dont 1' attention n'avait pas été attirée.
Cependant, Sonia qui se tortillait sur sa chaise depuis un petit moment, avait disparu lorsque nous revenions d'une danse. Elle ne se sentait pas bien et nous demandait de rester, espérant venir nous rejoindre quand son malaise serait passé. Mais elle ne revenait pas ; Bobby commençait à s'inquiéter ainsi que sa belle mère et nous regagnions tous le domicile distant de cent mètres, pour y trouver la pauvre femme en pleine crise d'intoxication alimentaire avec vomissements etc.
Pour alerter un médecin il avait fallu demander à un collègue magistrat (qui en avait prévenu un autre qui....) tout le Palais défila dans la soirée pour prendre des nouvelles ou pour se rendre utile. Mais, là aussi, personne ne comprenait ma présence (bien qu'il ait été rapidement su que les Beauvillain de Montreuil connaissaient mes parents) et encore moins les tendres regards que nous échangions avec Anny ; À tel point qu'un de ces messieurs me dit discrètement que "j'étais gonflé d'avoir une telle attitude" j'ai pu lui dire que je lui expliquerai le lendemain matin.
Vers vingt trois heures Sonia allait mieux et je me préparais à rentrer chez moi, mais ma future belle mère s'y opposa, ne voulant pas que je fasse les trois kilomètres à pied en pleine nuit et me dressa rapidement un lit sur le divan su salon (Jusqu'à mon mariage, je devais y coucher souvent).
Le lendemain matin elle m'apporta une petite tasse de café extra fort parfumé à la vanille (une spécialité Réunionnaise) et je filais chez moi pour aller me changer et faire ma toilette. A neuf heures j'étais au travail et demandais audience au Procureur pour lui annoncer la nouvelle ; sa réaction fut courte : "Est ce que vous êtes devenu fou, cette jeune fille est là depuis tout juste quinze jours et.... vos parents, avez vous pensé à vos parents ?" Au début ces réflexions empreintes d'un paternalisme bienveillant me firent sourire, mais je fus rapidement obligé de couper court en lui faisant remarquer que j'avais vingt cinq ans et étais majeur depuis un certain temps.
Moralité, les collègues greffiers me firent rapidement la tête et les magistrats en firent autant dès qu’ils se rendirent compte que j'étais souvent à l'étage et que je conduisais la voiture de fonction du Président (qui ne savait pas conduire) une grosse vedette Ford qui avait l'avantage de pouvoir transporter toute la famille sans que l'on soit trop serré.
Le jour du quatorze juillet : réception au Gouvernement ; Bobby m'avait fait inviter et Anny présentait son fiancé à tout le monde. Dans le milieu restreint des européens de la colonie cela fit du bruit.
Mais il fallait tout organiser et prévoir un mariage pour fin août. Un détail important restait à régler : je n'étais pas catholique et Anny était très croyante. Je décidais donc de me faire baptiser et mon parrain fut mon futur beau frère. Je fis donc comme Clovis en embrassant le culte d'Anny, mais l'histoire ne l'a pas rapporté
Puis j'écrivis tout cela à mes parents qui lurent cette lettre à bord du bateau qui ramenait maman en France pour ses vacances. Sa réaction fut excellente, elle envoya un télégramme de joie immédiatement.
Les fiançailles se firent en toute simplicité quinze jours avant notre mariage, le temps que maman, qui était arrivée, à PARIS fasse les achats de bagues selon mes indications et mes disponibilités. C'est mon ami inspecteur de police (qui possédait en outre un c.a. p de pâtissier) qui fit le gâteau.
Le mariage fut également une réussite, tous les juges, les greffiers, les avocats, les amis étaient présents.
La Cour d'Assises de LOME suspendit même ses travaux, Bobby ayant invité ses collègues du Togo. Ce jeudi après midi il y avait une trentaine de voiture devant la cathédrale. J'avais choisi pour témoin le collègue de papa chez qui j'avais été invité à dîner peu de temps auparavant.
Quelques jours plus tôt nous avions fait notre contrat de mariage devant le Greffier en chef en présence de deux magistrats Ibrahima Boye (qui deviendra Procureur Général de la Cour Suprême du Sénégal puis ambassadeur à Moscou) et John Crèpy (qui fut le premier Garde des sceaux du Togo).
La réception organisée par Sonia fut somptueuse et nous pûmes quand même nous éclipser Anny et moi un peu après minuit avec la complicité du chauffeur pour regagner la maison que l'administration avait mis à ma disposition.
Le lendemain, Bobby nous annonçait qu'un assesseur au Tribunal nous offrait sa villa au bord de la mer pour une quinzaine de jours.
La voiture vint nous chercher avec Kouassi (mon boy pêcheur qui, heureux de l'évènement, m'avait supplié de devenir le boy du couple) et nous emmena rejoindre cette villa perdue au milieu de la palmeraie à six kilomètres de COTONOU par la plage et isolée de tout.
Il y avait à côté une paillote où Kouassi établit ses quartiers. Il allait faire les courses en partant par la plage et était d'une discrétion totale. Nous vivions tous les deux à l'état de nature comme dans un paradis et nous nous sommes souvent dit que, même des milliardaires n'avaient certainement pas eu une lune de miel comme la nôtre.
Le matin au réveil nous trouvions sur le pas de la porte des noix de coco fraîches pleines d'eau et le soir, armés d'une lampe tempête et d'un bâton nous partions à la chasse aux crabes de terre que nous mangions farcis le lendemain. Plage, hamacs, palmiers : pendant quinze jours nous n'avons rencontré que des gens ou des enfants qui passaient sur la plage et qui venaient nous dire bonjour "Yovo, Yovo bonjour, çà va bien merci."
Le jour de mon départ en congé fut fixé pour un mois plus tard mais je commençais à prendre mon congé sur place ; ce qui me permis de promener toute la famille dans la grosse voiture et de faire la promenade intéressante de LOME et du Lac Togo avec ses villages lacustres.
Le Président était d'autant plus content que je conduise sa voiture que momentanément il n'avait plus de chauffeur au Palais. En effet son chauffeur qui était un gros propriétaire terrien, qui avait cinq femmes et un nombre impressionnant d'enfants, était possesseur d'une grosse voiture américaine conduite par un chauffeur et le chauffeur du chauffeur était malade, donc le chauffeur ne pouvait venir travailler

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Le temps de mon congé était arrivé ; après un long périple en avion en D C 4 nous avons atterri à ORLY où nous attendaient mes parents. Notre arrivée était espérée avec impatience par toute la famille et les voisins de l'immeuble ; la première réaction en voyant Anny fut celle que j'attendais : "Mais elle est blanche." Pour tous un Réunionnaise ou une Réunionnaise devait être noir ou pour le moins métissé, le terme "créole" étant pour le Français moyen le synonyme de "Vahiné". Qu'importe, Anny fit rapidement la conquête de tout le monde.
Comme nous avions six mois de congé, je commençais par lui faire faire le tour de la famille : les Charentes, La Montagne de Reims, la Normandie et plus particulièrement LISIEUX (où ma grand tante - la soeur de ma grand mère maternelle - vivait encore dans le château de son mari décédé qui était architecte paysagiste). Puis de retour à Paris mes parents nous ont loué une chambre à l'Hôtel de la Glacière, à l'angle de la rue de la Glacière et du Boulevard Auguste Blanqui.

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J'avais décidé de terminer ma licence et m'étais inscrit à la faculté de droit. Un matin, alors que je me garais place du Panthéon (nous avions eu une voiture de location : une 4 CV Renault, en fin d'utilisation pour un forfait intéressant par un garagiste ami de ma mère) est venu se placer à côté de moi Jean Mazeau qui avait été mon professeur de droit civil quand je préparais Colo ; il me reconnut et m'invita à prendre le petit déjeuner avec lui. Par la suite, il m'en a offert beaucoup d'autres. Il m'avait pris en amitié et me donnait des conseils pour mon travail.
Pour le droit Romain, je me suis remis au latin (matière où j'étais brillant) j'ai retraduit Varon, critiqué De Broglie et ainsi pu récolter le jour de l'examen un 18 sur vingt bien mérité avec les félicitations du Professeur Dumont.
Pendant l'hiver Anny restait à la chambre ou partait rejoindre ma mère qui n'habitait pas très loin ; mais dès le printemps, elle prenait le bus, le 21 ou le 27 et me rejoignait place du Panthéon ou nous filions nous promener sur le Boulevard Saint Michel ou au jardin du Luxembourg. On laissait la voiture garée où elle était et on prenait le bus pour aller dans le centre, debout sur la plate-forme découverte à l'arrière. Un jour Anny me dit : "Le bus c'est bien, mais ce n'est pas la peine d'avoir une voiture si c'est pour ne pas s'en servir ; cet après midi j'ai envie d'aller au Bon Marché : on prend la voiture, tu ne me feras pas croire que tu ne pourras pas conduire dans le centre de PARIS."
Et nous sommes partis ; j'avais une peur bleue mais non seulement cela se passa bien, mais j'arrivais de surcroît à trouver une place pour me garer.
À partir de ce moment nous avons sillonné PARIS ; j'avais un gros avantage, c'est de bien connaître la ville pour l'avoir parcourue dans tous les sens à pied sous l'occupation. Cette autonomie de déplacement nous changea la vie ; il était dommage qu'Anny n'ait pas son permis de conduire.
Juste avant de partir, je passais ma deuxième année de droit assez brillamment

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J'avais reçu mon ordre de départ pour DAKAR.
N'oublions pas que j'étais greffier des cadres communs supérieurs de I'A.O.F et c'est de là que je recevais mon affectation définitive. Nous devions partir par bateau à bord du "Mangin". Mais mon statut de fonctionnaire ne me permettait d'avoir droit qu'à des troisièmes classes et Anny qui avait été habituée avec sa mère à voyager dans de meilleures conditions fut déçue quand elle découvrit notre cabine : deux lits l'un au dessus de l'autre sans lavabo et sans hublot, juste des bouches d'aérations, vraiment sinistre ; mais elle fit vite contre mauvaise fortune bon visage quand elle apprit que des couples étaient séparés, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, et nous avions, nous la chance d'être tous les deux.
L'autre chance, c'est que je n'ai jamais su ce qu'était le mal de mer et qu'Anny n'en souffrait plus après une heure sur le bateau, son appréhension étant vaincue.
La descente de la Gironde, l'arrivée dans l'océan Atlantique, tout fut parfait et la nourriture était bonne. Notre première escale fut PORTO mais elle fut si courte que nous avions décidé de ne pas descendre à terre ; nous nous étions réservés pour la deuxième escale aux Canaries celle de Ténériffe. La plus grande de l'archipel espagnol. Ville curieuse aux trésors d'arts, mais Anny ne put pas rentrer dans la cathédrale parce que pour voyager elle avait mis un pantalon et que cette tenue était interdite dans les églises espagnoles.
À l’arrivée à Dakar l’on m’indiqua ma nouvelle affectation : Cotonou : nous étions contents à l’idée de retrouver toute la famille.
Deux jours après nous y arrivions par avion avec au terrain un véritable comité d'accueil.
Notre logement était prêt : l'étage de la maison face au Palais qu'occupait anciennement le collègue qui m'avait accueilli pour la première fois.
Je repris mes anciennes fonctions, les acteurs étaient inchangés, mais peu à peu la justice se transformait. Bobby et toute sa famille partirent en congé administratif ; il fut remplacé par un magistrat Réunionnais lui aussi, Monsieur Arthur qui vivait seul à la colonie pendant que son épouse et ses enfants restaient en France ; il vivait seul et ne voyait personne hormis notre couple à cause de la Réunion) Puis le Procureur était parti à son tour, remplacé par un Réunionnais né à SAIGON marié avec une princesse cochinchinoise, soeur de Bao Dai. L'on se mit à entendre parler vietnamien au Palais.
Le Palais se transforma ; le Président et le Procureur quittèrent leur appartement au dessus du Palais, pour aller habiter dans deux villas en bord de mer. A la place l'on construisit une salle d'audience pour les Assises qui se tenaient quatre fois par an. Pendant ces périodes je devins greffier de cette juridiction, les procès y étaient longs. En principe le Président de session était désigné pour un an par le Premier Président de la Cour d'Appel à ABIDJAN. Le Président que j'ai connu était Antillais, très foncé de peau avec une mentalité qui se situait entre la" vielle France" et la raideur germanique. C'était, en noir, le sosie de l'acteur allemand Eric von Stroheim. Il venait à l'audience en redingote et pantalon rayé : un jour je l'ai vu passer un savon au vice président qui s'était présenté devant lui en bras de chemise avec une cravate à pois multicolores ; "Vous allez à un bal masqué ? Allez-vous rhabiller !".
Cet homme savait allier la plus grande courtoisie à la muflerie la plus calculée. Après chaque session, grand seigneur, il offrait une réception au champagne et s'adressant au couple sans enfant levait son verre "à la Santé des foyers inféconds" : ce qui jetait un froid et créait un malaise.
Les procès d'Assises étaient exclusivement constitués de crimes de sang, mais toujours avec une connotation de dette impayée, soit de jalousie, soit le plus souvent à base de coutume et de sorcellerie. (À l'époque je n'ai jamais connu une seule affaire sexuelle). Comme cela s'appliquait à tout ce qui avait pu se passer dans le Dahomey parfois des tribus entières étaient amenées en camion par les gendarmes et ces pauvres gens qui ne connaissaient que les bruits et les dangers de la brousse dont ils arrivaient à se prémunir, étaient terrorisés par les automobiles, les mobylettes et autres moyens de transport, quand ce n'était pas par le passage d'un avion à basse altitude.
J'ai vu des hommes nus, avec pour tout habit un étui pénical (qui leur servait également de portefeuille) et les femmes qui n'avaient qu'une ficelle autour du ventre qui s'étaient réfugiés dans les jardins du Palais. Les gendarmes leur avaient donné des couvertures, mais ils ne savaient pas quoi en faire. C'était il y a quarante ans, l'âge de pierre propulsé au vingtième siècle.
Il est même arrivé que certains appelés à témoigner emploient une langue inconnue des interprètes ; cela peu paraître étonnant à un esprit européen, mais il faut savoir qu'en Afrique, s'il y a quelques grandes langues véhiculaires pour la pensée et le commerce, il existe des multitudes de petits idiomes parlés seulement, parfois, par une centaine de personnes et totalement inconnue du village voisin qui peut se trouver à cinq kilomètres. L'explication de ce phénomène est simple ; le langage est considéré comme un pouvoir magique puisqu'il permet de commander ; pour éviter de tomber sous l'emprise de l'autre il ne va donc y avoir qu'un petit nombre d'initiés à parler une même langue. Le langage par geste y supplée pour les actes de la vie courante. L'on dénombrait une soixantaine de dialectes connus pour le territoire du Dahomey.

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Anny désira travailler, elle trouva avec difficulté un emploi comme contrôleuse à la Banque de l'Afrique Occidentale. Ce travail était dégoûtant dans la mesure où il consistait à surveiller une équipe de jeunes femmes qui comptaient les billets retirés de la circulation parce que trop vieux ou abimés (en général parce qu'ils sont sales, maculés de tout ce que l'on peut imaginer et même ne pas imaginer).

Il y avait les billets de cinq, dix, vingt francs CFA qui étaient surtout à la base du petit commerce des petits boutiquiers et des marchés indigènes où descendaient les gens de la brousse.
Ou bien ceux ci glissaient leur argent dans les étuis péniens au contact de sexe plus ou moins propres, pour les hommes, ou bien les femmes se glissaient cela sous les aisselles dans des sortes de petits sacs ou dans la bande d'étoffe qui leur servait de cache sexe ; le soir pour faire sa comptabilité, l'intéressé assis par terre faisait des petits tas de cinq billets qu'il s'intercalait entre les doigts de la main ou les doigts de pieds.
Le fait de surveiller n'est pas sale en soi, mais pour contrôler il fallait souvent recompter ; heureusement pas d'épingle ; en effet comme elles peuvent rouiller avec la chaleur et l'humidité, la coutume voulait que neuf billets soient glissés dans le dixième plié en deux. Travail de responsabilité qui en fin de compte n'était pas trop mal rétribué.
Bien qu'habitant le centre ville nous étions quand même coupé un peu de tout après le départ de Boby, nous avions donc acheté (payable en quatre traites un scooter Lambretta 125 cm3 caréné avec deux bonnes selles et l'avions équipé d'un porte bagage avec un réservoir supplémentaire de carburant ; ce qui nous donnait une autonomie de deux cents kilomètres.
C'était bien agréable le soir d'aller faire un tour sur la nationale en bord de mer. Par ailleurs un cageot sur le porte bagage nous permettait d'aller faire nos courses une fois par semaine dans une espèce d'épicerie-boucherie-charcuterie qui vendait des produits de FRANCE.
Car c'est presqu'au début de ce séjour que nous avons connu le premier avion de vivres frais venant directement de métropole ; certes, il fallait commander quinze jours à l'avance, aussi bien les carottes nouvelles et les petits pois que le foie de veau et le rôti de charolais (toutes ces denrées étant du super luxe, la chance voulait que cet avion soit hebdomadaire ; on pouvait donc de temps en temps faire un extra.)
Le reste du temps le marché était fait par le boy qui s'organisait en fonction de son argent quotidien. Nous avions de ce côté, eu une chance inouïe ; une semaine après notre arrivée le petit boy que l'on avait engagé à l'essai et qui ne fichait strictement rien est venu nous dire qu'un pêcheur voulait nous voir : c'était Kouassi qui, ayant appris dans son village que nous étions revenus était venu se remettre au service de Madame."
Le scooter était également une source de réjouissances : un dimanche avait été organisé un rallye moto COTONOU PORTO NOVO aller retour(soit 86 Km) en régularité à soixante à l'heure avec des postes de contrôle inconnus, avec à l'arrivée une épreuve de maniabilité (gymkhana entre des quilles sur cent mètres.)
J'avais préparé mon engin et m'étais fait prêter un chrono. Derrière, Anny vérifiait ma régularité et m'indiquait s'il fallait ralentir ou accélérer ; premier ennui : une bougie qui claque : la panne ; heureusement la voiture atelier n'était pas trop loin et je suis reparti très vite, puis sous la vitesse du vent Anny a perdu le foulard avec lequel elle avait attaché ses cheveux (comme elle y tenait j'ai fait un demi tour rapide pour repartir encore plus vite ; heureusement les postes de contrôles étaient assez éloignés de ces incidents ; j'ai donc pu les franchir avec seulement un léger retard à une vitesse raisonnable
À la fin du rallye nous nous classions second : restait le gymkhana ; après un tour de piste pour prendre la vitesse idoine (en bloquant l'accélérateur à main) Anny est montée debout sur la selle, un pied sur une de mes épaules, les bras en croix pendant que je lâchais le guidon pour me mettre également les bras en croix, ne dirigeant plus l'engin qu'avec les fesses.
Nous avons fait un parcours sans faute et pu ainsi gagner la première place. Le lot du vainqueur était une sacoche en cuir que l'on accrochait devant le conducteur.
Ce fut une aubaine qui nous permit d'augmenter le volume de nos courses et plus tard d'y mettre notre chat que nous emmenions avec nous quand nous allions passer un week end chez mes parents à PORTO NOVO.
Car, entre temps, il s'était passé deux événements : le premier est que la maison où nous habitions devant être complètement refaite nous avions été relogé dans une petite villa neuve d'un quartier de la banlieue est de COTONOU : AKPAKPA. Maison sur un plan comportant un living room, un chambre normale, une petite chambre, une cuisine minuscule et un WC douchière avec une petite terrasse où l'on pouvait glisser deux fauteuils ; le jardin n'était qu'un tas de sable où plus tard ma belle mère arrivera a faire pousser des pétunias et des zinnias.
L'autre est que papa à l'issu de son congé avait été nommé Contrôleur Financier du Dahomey ; en fait il était arrivé deux mois après le départ de Bobby. Maman était trop heureuse de nous avoir près d'elle et nous étions souvent à PORTO NOVO où ils habitaient une jolie villa de fonction, dans le quartier résidentiel. Maman était contente, en fait le climat était moins dur que celui d'ABIDJAN.
Comme je le disais à l'instant nous allions y passer pratiquement tous les Week end avec Mous notre chat. Cependant Anny appréhendait les nuits à PORTO NOVO : il faut dire que la villa était la dernière de la concession des villas de fonctions et les fenêtres de notre chambre donnaient directement sur la brousse.
Ceci étant, le Samedi était le jour de la semaine où dans le culte Vaudou les esprits se manifestaient. Se promenant la nuit sous un long drap (genre dragon de papier chinois) les initiés se réunissaient le nuit pour chasser les esprits malfaisants, sous la direction du sorcier, en soufflant dans des cornes de buffle, et en tapant sur de petits tam-tam.
Autant dire que parmi la population personne ne sortait la nuit et qu'une sainte trouille habitait ceux qui rencontrait ce "convoi" qui en langue Mina se dénommait Zangbetto. Ses sorties avaient, excepté pour les âmes sensibles comme celle d'Anny (bercée des fantasmes des démons malabars et du panthéon de peur distillé par les curés à la Réunion) deux avantages : tout d'abord celui du folklore et ensuite celui de la protection des biens et des personnes : pas de voleurs et pas d'agression : on entendait Zangbetto de loin et les porteurs de torches qui éclairaient le cortège étant également armes de bâtons ; malheur à celui qui ne s'était pas caché assez vite. Je n'ai jamais entendu dire qu'un européen eut été agressé, mais je n'ai jamais su qu'un européen s'était délibérément montré devant le Zangbetto. Quand à moi je l'ai très bien vu à travers les persiennes de ma chambre plongée dans le noir pendant qu'Anny tremblait de peur et m'invitait à ne pas regarder.
Juillet 1955, je me souviens bien des cinquante ans de papa que nous sommes allés fêter dans un petit restaurant près du terrain d'aviation, où la salle de restaurant était remplacée par de petites paillotes qui répondaient au nom d"'apatam" et je revois le grand plat de fruits de mer et le plateau de saumon fumé...
Cependant papa fut appelé à rejoindre la Direction du Contrôle Financier de l'A.O.F à DAKAR. Nous étions à nouveau seuls.

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Nous avions lié amitié avec un juge d'instruction (Monsieur Curzi) et sa jeune femme. Pour le Noël 1955 ce couple nous invita à remonter dans le Dahomey le plus haut possible en voiture. La dite voiture était une deux chevaux Citroën que nous devions conduire à tour de rôle. C'est ainsi que nous somme remontés jusqu'à PARAKOU (où curieusement monsieur Fourgeaud avait été nommé juge de Paix à compétence étendue) situé à environ 400 km de COTONOU. Aucune route asphaltée : uniquement de la tôle ondulée et l'on était sûr que seule la 2 CV, les grosses voitures américaines et le camions pouvaient passer.
Jusqu'à ABOMEY c'était la plaine, mais peu à peu la route était entourée de montagnes et tout devenait plus verdoyant.
Au détour d'un virage nous voyions un panneau de signalisation qui nous bouleversait et nous étonnait : "Notre Dame de Lourdes un promontoire dominant une petite vallée, un calvaire avec à son sommet un immense Christ". Nous découvrions la Grotte tout de suite après, mais il n'y avait pas besoin de panneaux, l’affluence seule aurait permis de nous douter de quelque chose ; au fond d'une grotte des statues en plâtre fraîchement peintes, à taille humaine, la Vierge tenant l'Enfant Roi et des femmes agenouillées ; une grosse corde faite de lianes tressées séparait cette scène des pèlerins, tous des Dahoméens, en prières psalmodiant inlassablement l'Ave Maria. La lumière était quasi irréelle et l'air était calme, une grande sérénité planait sur ce lieu. (Malheureusement je n'ai pas pu faire de recherche particulière sur cet endroit),
Avant d'arriver à KILIBO, une cinquantaine de kilomètres avant PARAKOU, la nuit commença à tomber et nous avons décidé de nous arrêter pour passer la nuit dans une clairière à proximité de la route. Nous avons fait un petit feu et avons commencé à faire rôtir un poulet que nous avions réservé pour cette soirée. On entendait bien au loin des bruits de balafon, mais nous devions être bien loin de tout village. Nous avions sorti les deux banquettes de la voiture, mis des coussins à leurs places, cela faisait deux lits pour les dames alors que nous les deux hommes avions décidé de coucher entre les deux banquettes qui nous servaient en quelque sorte de protection.
À chaque bruit Monsieur Curzi, qui était moins habitué à la brousse que moi, sursautait. Et soudain, sortis de l'ombre et de la nuit une vingtaine de visages d'enfants sont apparus de tous côtés ; emballés dans des pagnes ou des couvertures ils ne connaissaient pas grand mot de Français et la conversation fut limitée : "Yovo bonjour, manzé" en ouvrant la bouche grande comme un four et en se frottant le ventre. Il nous restait beaucoup de pain, du chocolat (En général pour ces petits pique nique on a toujours peur de manquer et on emporte beaucoup trop de victuailles) nous avons fait la distribution en terminant par un kilo de sucre (un morceau à chacun car, malgré la proximité de la Grotte de Lourdes nous n'avions pas la faculté de multiplier les pains).
Il n'y avait plus rien quand les adultes sont arrivés, Monsieur Curzi voulait repartir ; je suis arrivé a le rassurer ce n'étaient que des paysans à la recherche des enfants qui ayant aperçu notre feu, étaient venus par curiosité.
En fin de compte nous sommes restés seuls. Heureusement qu'il y avait eu ces visites, car autrement on n'aurait pas su quoi faire n'ayant à l'époque aucun transistor ni objet similaire (les seuls postes de radios de brousse se branchaient sur des batteries 12 Volts).
Les femmes se couchèrent dans la voiture, Monsieur Curzi près de celle ci et moi à l'extérieur. Le fusil chargé à côté de moi, mon sac glissé sous ma tête j'avais l'habitude et j'étais tout heureux de revivre mes premiers temps en Afrique et... j'ai dormi tout de suite ; j'ai même ronflé, empêchant ainsi les autres de dormir. Quand épuisés ils n'ont pu résister au sommeil le jour se levait, ma nuit était finie et je clamais "Debout là d’dans ! les femmes c'est le moment de faire le jus". Ils ont trouvé la plaisanterie mauvaise. Petit déjeuné, toilettes, j'ai pris le volant et nous sommes allés jusqu'à PARAKOU au campement faire un repas plus consistant et nous reposer un peu.
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Papa fut appelé alors à rejoindre la Direction du Contrôle Financier à DAKAR, mais curieusement à l'issu de son congé, Bobby fut nommé à nouveau au Dahomey : Cette fois ci comme Juge de Paix à Compétence Etendue d'ABOMEY. Ma belle sœur célibataire, Monique resta avec nous à COTONOU cependant que ma belle mère montait elle aussi dans le Nord. Les deux couples s'étaient mis d'accord pour se la partager.
Cela allait nous permettre de découvrir la capitale des rois du Dahomey qui avaient donné tant de fil à retordre aux troupes Françaises de la conquête. Nous sommes allés y passer quelques jours à l'occasion d'un pont férié. Bobby président de la juridiction avait une voiture de fonction : une deux cv, cela fut suffisant pour les promenades que nous avions à faire.
Mais tout d'abord la résidence : c'était une immense case de banco (briques de boue séchée) de ciment, de pierres, bâtiment à l'épreuve du temps dont l'épaisseur des murs préservait de la chaleur. Boby s'était acheté un gros poste de radio qui marchait sur une énorme batterie et le soir nous avions informations et musique.
Ma belle mère trouvait qu'il faisait plus chaud que dans son île natale, mais la vieille créole avait retrouvé les gestes de ses ancêtres lorsqu'ils débarquèrent dans l'ile vierge de la Réunion. Elle était toute fière de me montrer le petit boucan qu'elle avait fabriqué de ses mains et la viande pays qu’elle faisait boucaner à la fumée.
Les boys ne comprenaient pas de voir cette vieille dame blanche avec sa capeline gratter la terre dans le petit potager qu'elle s'était arrangée et faire son boucané (Les blancs sont tombés sur la tête)

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La ville d'ABOMEY n'était plus en fin d compte qu'un gros bourg vivant sur l'histoire des rois à l'immense palais que l'on visitait comme un musée avec guide etc... Ce qui avait fait écrire à un petit finaud sur le livre d'or de la visite :" Si ABOMEY m'était conté, je le préférerais à VERSAILLES (ceci en référence au film de Sacha Guitry : "si VERSAILLES m'était conté"). Cet ensemble était quand même assez curieux, puisqu'on y retrouvait la salle du trône, la salle des sacrifices (où des milliers de prisonniers furent décapités quand ils n'étaient pas vendus comme esclaves à d'autres chefs ou rois Africains ou aux européens qui faisaient la traite et le commerce triangulaire.)
On y voyait également les écuries et le casernement des amazones, ces guerrières qui se faisaient enlever le sein droit pour pouvoir tirer mieux à l'arc. Entre nous, compte tenu de la «beauté" des femmes du pays (non plus la race Mina, mais la race Fon) elles avaient de quoi terroriser nos soldats conquérants avec leur cicatrices tribales sur la figure et leurs dents taillées en dent de scie.
Au milieu de tout cela deux choses sont en plus à signaler : sous l'impulsion d'ethnographes un artisanat avait été regroupé à l'intérieur du Palais, orfèvrerie, cuirs et tissage ainsi que fabrication de coussins dans le modèle traditionnel reproduisant les totems des rois successifs.
Enfin au milieu de la cour principale se trouvait la consécration finale du culte phallique dont on rencontrait les autels dans toute la ville, aux carrefours plus particulièrement, les sexes étant de toutes les tailles, de toutes les couleurs et particulièrement honores, brillants au soleil de l'huile de palme dont ils étaient frottés par les jeunes filles et le femmes qui ne pouvaient pas avoir d'enfant. Celui du Palais Royal plus grand que les autres avait cette particularité d'être percé d'une uretère qui communiquait avec un petit récipient que les officiants remplissaient de lait ou de lait de coco. L'éjaculation était ainsi parfaitement reproduite. Je pense qu'il est inutile de préciser que ce culte phallique est celui de la fertilité et de la fécondité.

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Puis, il arriva ce qui est normal pour tout jeune couple ; Anny attendait un enfant. Elle continua à travailler jusqu'à huit mois et demi de grossesse et montait allègrement en amazone sur la selle arrière du scooter, quand je la conduisais ou allais la chercher à la B.A.O. Elle devint très grosse et se portait à merveille. Le soir, à pied, nous faisions une longue promenade autour du quartier suivis d'une part par notre chat qui prenait des allures de chien et par une foule de gamins du quartier qui nous accompagnaient du début à la fin de notre périple en scandant "Yovo, Yovo, bonsoir, ça va bien, merci, tu donnes le cadeau, ça va bien merci" et ceci sans arrêt (un peu comme une neuvaine de chapelet, mais en bien plus long).
Notre boy, Kouassi faisait des prodiges et veillait à ce que "madame y se fatigue pas". En dehors de ses activités domestiques, il faisait du sport et notamment de la boxe : il avait un buste impressionnant et quand nous avions des invités, il servait à table vêtu d'un simple short blanc la poitrine brillante d'huile parfumée. Quand il présentait les plats les biceps jouaient comme s'il avait été à l'entrainement.
Après la naissance de notre fille Sylvie, il se transforma en chien de garde : "Monsieur, tu peux laisser Madame et bébé, tu es tranquille, si quelqu'un y vient embêter, je tape."
Un soir où j'étais rentré de nuit après un transport, je l'ai trouvé couché sur la terrasse en travers de la porte qu'il était impossible de franchir.
Ce fut l'époque où ma carrière de greffier me permit de toucher encore à quelque chose de nouveau.
J'ai déjà raconté comment en Haute Volta, j'avais été appelé à devenir huissier, puis notaire.
Il s'agissait de tout autre chose, fin octobre 1956, le Président du Tribunal me convoqua pour me faire par d'un de ses gros soucis. Un commerçant de la ville avait créé une Société sous le Sigle de "À l'Union Française" avec siège à COTONOU et deux succursale l'une à PORTO NOVO, et l'autre à ALLADAH petite ville à la frontière du TOGO.
Cette société vendait des articles funéraires ; à raison d'un manque de trésorerie, de promesses non tenues par les banques et, il faut bien le dire d'une gestion catastrophique elle se retrouvait en état de cessation de paiement et la faillite s'imposait.
Préfiguration d'une histoire coloniale plus importante c'est en fin de compte le Tribunal de commerce de COTONOU qui a prononcé réellement(mais aussi avant la lettre pour l'histoire) la faillite de l'Union Française.
Compte tenu de l'objet très spécifique du commerce, personne ne voulait accepter d'être le syndic de cette faillite et le Président me demandait d'accepter de jouer ce rôle. Il en avait entretenu le Greffier en chef qui acceptait de me décharger de certaines tâches.
Que faire ? sinon accepter.
Le premier travail consista en l'inventaire de tous les ressources possibles des trois magasins en couronnes, pots, fleurs artificielles, marbrerie, ex voto etc.
Cela me demanda une bonne semaine et soudain j'eus un trait de génie : le premier novembre était proche, si j'obtenais du juge commissaire l'autorisation de vendre c'était, vous l'avouerez, le bon moment. Le juge fut compréhensif et l'autorisation accordée. Mais pour réaliser il fallait diminuer les frais généraux.
Je décidais donc de fermer les deux boutiques extérieures et de concentrer toutes les activités sur COTONOU. Je n'avais comme moyen de locomotion que notre lambretta et je ne pouvais rien faire. Par ailleurs superstition, personne ne voulait me louer de voiture pour transporter des articles funéraires.
Heureusement un avocat me prêta sa traction avant quinze chevaux que j'eu vite fait de transformer en corbillard.
Pendant une semaine l'on m'a vu circuler avec des couronnes accrochées partout, et une fois tout réuni dans le même magasin, j'ai vendu absolument tout le stock de marchandises (Il est vrai qu'il n'y avait aucune concurrence) et c'est ainsi que ; réalisant l'actif, j'ai pu désintéresser tous les créanciers et obtenir un concordat sans histoire.
Sans compter les nombreuse lettres de félicitations que j'avais reçues j'avais "sauvé l'Union Française Mais personne n'en parla et l'histoire tomba dans l'oubli.

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Sylvie avait été mise au monde par une énorme sage femme Dahoméenne aussi compétente que dévouée. C'est elle qui sauvera Sylvie qui dépérissait à vue d'œil ; elle renvoya pratiquement le médecin qui faisait ce qu'il pouvait et lui dit : « Laisse moi faire, en Afrique il n'y a que les Africains qui connaissent ».
Une heure avant la naissance j'ai téléphoné à ABOMEY pour aviser ma belle mère ; elle avait déjà le chapeau sur la tête et avait demandé à Bobby de faire le plein d'essence de la voiture pour se rendre d'urgence à COTONOU, car elle avait rêvé la venue au monde de l'enfant. Avisée par télégramme à DAKAR, ma mère arriva par le premier avion.
Sylvie était née le 4 Janvier ; elle fut baptisée en février et tomba malade début mars ; elle se liquéfiait littéralement. De plus la chaleur était intolérable dans notre petite maison et je revois Anny tendre une serviette éponge pour éviter que la sueur du médecin qui l'auscultait ne tombe sur elle. Comme je l'ai déjà dit c'est la sage femme Madame Monteiro qui nous la sauva ; son organisme put tenir le coup jusqu'à notre départ en avion en congé.
Pendant les quinze jours qui nous séparaient du départ, nous allions le soir au bord de mer chercher un peu de fraîcheur. Nous mettions le baby sac sur le porte bagage de la larnbretta, le tout bien fixé et attaché qu'Anny assise sur le siège arrière surveillait. Nous faisions quand même cinq à six kilomètres de cette manière au grand étonnement de tous. Puis Anny partit avec le bébé jusqu'à ABOMEY, le temps que je fasse les caisses de notre déménagement.
Je partis les rejoindre en train (en fait une micheline à diesel et ce fut une expérience de plus dans mes transports en Afrique puisque j'avais voyagé en dernière classe au milieu de la foule).
Le retour se fit avec la 2 CV de la Justice.

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C'est peu de temps avant notre départ du Dahomey que se passa un évènement très important, aussi bien pour la vie de la colonie que sur le plan spirituel et international : la nomination par le Pape du premier évêque Africain (Dahoméen de surcroît), Monseigneur Gantin. Les Dahoméens évangélisés depuis le début du dix huitième siècle avait tenu à ce que la réception de leur Evêque soit grandiose ; c'était le retour de l'enfant du pays dans des circonstances exceptionnelles. Les arcs de triomphe ne se comptaient plus entre le terrain d'aviation et la cathédrale.
C'est une voiture décapotable qui était allé le chercher pour le conduire directement à la maison de Dieu d'où il devait parler aux fidèles
La cérémonie commença par une mélopée soulignée par le battement des tam-tams et des chants religieux en langue mina et en langue fon.
Pratiquement tous les européens du bas Dahomey étaient présents au fond de la cathédrale avec les pères blancs.

Alors, Monseigneur s'adressa à la foule et raconta comment le sens de l'humilité lui était venu à Rome dans sa cellule. Puis il fit la confession publique de ses défauts et de ceux de sa race : orgueil, vantardise etc... C'était une véritable douche froide pour tous et les européens pensaient au fond d'eux même qu'ils n'auraient jamais pu en dire le quart sans être accusés de racisme et au risque d'être obligés de quitter le territoire. Et pourtant tout se passa bien : tout le monde se reconnut pêcheur et pria avec ferveur : la religion catholique était sauvée ; la voix de Dieu s'était faite entendre.

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Le Dahomey m'avait apporté l'Amour, notre premier enfant y était né. Nous pouvions partir...

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Nous sommes arrivés à Paris le matin de très bonne heure après un voyage sans histoire qui était un vol transafrique COTONOU, OUAGADOUGOU ALGER PARIS. Il faut seulement signaler que notre avion est resté assez éloigné de l'aéroport à Alger car il y avait des troubles et Air France craignait d'être la cible des terroristes. A l'arrivée Sylvie n’a pas pu supporter la dépressurisation et nous avons eu droit aux seuls et malencontreux vomis du voyage. Nous sommes allés directement chez moi, mes parents nous ayant donné les clefs de l'appartement.

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Nous étions donc en congé pour six mois. Après quelques jours passés à Paris et m'être familiarisé avec la 2 CV que nous avions achetée neuve, nous sommes partis dans les Alpes à SAMOENS dans une pension de famille à six kilomètre du cirque du Fer à Cheval. Pour ces voyages Sylvie était confortablement installée dans son baby sac. Les 2 Cv de l'époque n'avaient pas un moteur très poussé et à la montée du col de la Faucille il y avait une sérieuse formation de voitures derrière nous qui ne pouvaient nous dépasser.

Carte 4. Le Nord de la France avec Paris.


Je découvrais les Alpes.. Anny encore plus. Le petit village de SAMOENS est le berceau de la famille JAY dont la fondation a créé le prix Cognac Jay récompensant une famille nombreuse méritante. Mais dans notre habitude de tout raccourcir j'entendais parler mes grands parents de l'attribution du "prix Cognac" et ne comprenais pas dans mon âme d'enfant pourquoi il fallait boire beaucoup de Cognac pour avoir des enfants et en quoi cela vous donnait droit à un prix
Qu'importe le village avait l'air de sortir d'un conte de poupées, niché dans la vallée au milieu des montagnes bleues ; puis on se retrouvait dans un cirque magnifique dont je n'avais jamais entendu parler et qui en fin de compte est aussi beau que celui de Gavarni dans les Pyrénées et surtout dont l'accès est beaucoup plus facile.
Nous avons sillonné la région jusqu'à CHAMONIX et sommes rentrés à PARIS au bout de quinze jours en passant par la Suisse, faisant réchauffer les biberons sur un réchaud à alcool et nous promenant dans LAUSANNE avec Sylvie dans son baby sac que nous portions chacun d'un côté au grand étonnement des Suisses qui "découvraient la chose" (il faudrait y mettre l'accent).
Avec notre habitude d'acheter des souvenirs, c'est à LAUSANNE que j'ai fait l'acquisition d'un couteau d'officier que je détiens toujours quarante ans plus tard sans qu'il n'ait subi la moindre altération malgré les multiples services qu'il m'a rendu.
Arrivés à Paris je me mettais au travail voulant essayer de décrocher ma troisième et dernière année de droit que j'avais déjà préparée à COTONOU, ne m'octroyant encore que quinze jours de repos à ARCACHON où mes parents nous avaient invité à partager leur séjour dans un grand hôtel. Tout allait bien, j’étais en forme, je connaissais mon programme à fond.
Trois jours avant l'examen qui devait avoir lieu trois semaines avant notre départ pour l'Afrique, j'allais à la Faculté de Droit afin de connaître qu'elle matière avait été tirée au sort pour l'écrit : Droit Commercial ; je le possédais parfaitement. Je rentrais à la maison, ayant encore trois jours pour me mettre au point. Après le déjeuner je me remettais à mes révisions et soudain une douleur me traversait le ventre, intolérable, puis une deuxième douleur.
Anny, que j'appelais, me forçait à me rendre chez le médecin. Le diagnostic était formel crise d'appendicite aiguë, nécessitant une opération immédiate. Deux heures après j'étais à la clinique et l'opération avait lieu le lendemain matin. En fait il s'agissait d'une appendicite sous hépatique décelée à la dernière minute par le chirurgien qui avait eu la chance d'avoir son premier cas identique la veille.
Adieu examen licence et tout le reste, il fallait continuer et ne pas perdre espoir... Jamais.
Cinq jours après j'étais debout et au volant de la deux cv dans Paris avec un slip élastique pour me tenir le ventre. La voiture partit part le train pour BORDEAUX où nous embarquions quelques jours plus tard.
Le voyage par le train ne fut pas très fatiguant, mais les cinq minutes d'arrêt en Gare étaient vraiment courtes pour sortir tous les bagages pendant qu'Anny tenait Sylvie dans ses bras. Un jeune militaire nous donna un coup de main ; je crus un instant m'être fait une éventration.
Nous avons embarqué sur le FOCH deux jours plus tard ; une grande cabine nous permettait de déployer le lit de
Sylvie. La traversée de cinq jours jusqu'à DAKAR fut sans histoire avec une seule escale à CASABLANCA où nous sommes descendus avec Sylvie

Carte 4. [p. 150] Le sud est de la France.
(sans commentaire). À l'arrivée je récupérais ma voiture et me présentais au Parquet Général Affectation DAKAR Greffier d'Instruction.
Ainsi, malgré l'éloignement de la métropole, nous allions nous retrouver encore en famille puisque mes parents étaient là.
Cependant les débuts allaient être difficiles.

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TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 5

Dakar : honni soit qui mali pense.








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Outre mon affectation, j'avais eu une réquisition de logement pour "un studio au campement". Le dit campement se trouvait en plein centre ville à deux cents mètres du Palais de Justice, ce qui en soi était assez agréable.
Mais, en fait, il s'agissait... d'une immense cour, de chaque côté de laquelle se trouvaient des chambres aux murs sales et au sol en ciment parfaitement lisse. La nôtre avait l'avantage (si l'on veut), mais surtout l'inconvénient d'être placée juste en face des waters communs ; et selon la direction du vent...
Une douchière prolongeait la chambre où se trouvait la seule fenêtre ; pour y voir dans la journée il fallait laisser la porte d'entrée ouverte, ce qui avait, par ailleurs l'avantage de mettre la pièce en courant d'air et ainsi d'apporter un peu de fraîcheur quand les odeurs ne s'en mêlaient pas.
Anny essayait de s'évader au maximum de cet endroit et chaque jour attendait avec impatience l'heure de mon retour du travail. Nous prenions la deux CV et partions sur la corniche ou au bord de la mer sur la plage acheter du poisson frais.
Anny faisait la cuisine sur un réchaud à gaz à pression à un trou. Il faut dire aussi qu'aux heures des repas on dégustait au parfum ou plutôt au fumet (encore que ce mot implique une odeur délicate) du repas des autres. Est ce le hasard 2 nous étions le seul couple de blancs, vu d'ailleurs avec sympathie par les dahoméens et les togolais qui formaient l'essentiel de la population.
Certains raconteront, après l'indépendance, que les Africains étaient mal traités et que les Européens se réservaient les appartements de luxe : Non, les logements étaient répartis selon le grade dans la fonction publique et j'ai connu des Africains de haut grade habiter les quartiers résidentiels sans que personne n'y trouve à redire.
Nous avons vécu ainsi pendant deux mois jusqu'au jour où me fut affectée une villa au point E à l'extérieur de la ville dans la banlieue de DAKAR. Nous avions au moins l'avantage d'être chez nous. Sur le devant un petit jardin avec un bougainvillier violet et derrière une grande cour où il n'y avait aucune végétation mais par contre du sable (La banlieue de DAKAR était construite sur du sable).
La villa était constituée de deux chambres et d'une salle à manger : la cuisine était à ciel ouvert et prévue pour cuire les aliments au bois. Nous avons meublé cela sommairement et avons essayé de nous adapter, car là encore nous étions les seuls Européens de la rue. Mais là, nous sentions que nous étions seulement tolérés (en mon absence les enfants des voisins jetaient des pierres dans notre jardin et Sylvie avait faillit être atteinte par l'une d'elles).
Tout cela jusqu'au jour où, un soir un immense Sénégalais vint sonner à notre porte. Vêtu d'un boubou blanc très chic, il venait se présenter comme étant notre futur voisin d'en face. Nous l'avons invité à prendre un rafraîchissement (nous avions toujours sirop et limonade à la maison) Ce monsieur était infirmier à l'hôpital : trois femmes et de nombreux enfants. Nous lui avons fait part de nos petits ennuis et il nous assura que dès le lendemain tout cela s'arrêterait et c'est ce qui arriva.... Le jour de l'Aïd el Kébir ( la fête du Mouton) il vint en grande tenue nous offrir un splendide gigot de mouton de case (que nous avons nous même partagé avec mes parents.)

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Pendant tout ce temps je travaillais tous les jours comme greffier au cabinet d'instruction du doyen Monsieur Drouhet, un magistrat compétent qui m'a apprit, outre beaucoup de droit, la sagesse et la modestie et l'humilité (Alors que, un an plus tard il était nommé à la Cour d'Appel, il accrocha sur sa robe la croix de Compagnon de la Libération (Ordre très sélectif pour ceux qui ne seraient pas au courant) Comme d'aucun lui faisait remarquer qu'il n'avait jamais fait même seulement allusion à cette décoration, de son regard bleu acier, il regarda son interlocuteur et lui répondit : "Cela ne regarde que moi" et retournant la médaille il en montra le numéro qi était l'un des tous premiers. Un jour j'ai essayé d'en savoir plus. Il m'a regardé profondément, avec beaucoup d'amitié et ne m'a pas répondu.
Les Drouhet deviendront de bons amis que nous fréquenterons très longtemps.

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Entre temps j'avais été nommé Greffier de la Chambre des Mises en Accusation (c'était le terme employé à l'époque dans le code d'instruction criminelle qui a précédé le code de procédure pénale..je travaillais dans une grande pièce du Greffe de la Cour d'appel sous la houlette d'un greffier en chef Sénégalais charmant dont le nom m'échappe qu'importe.
Un jour, j'étais entrain de frapper un arrêt quand je reçus une grande tape dans le dos ; me retournant je vis vêtu d'une robe d'avocat mon copain Boubacar Gueye qui était en philo avec moi à Henri IV et avec qui je partais au Lycée pratiquement tous les matins puisque je passais juste devant son hôtel. Je le revois avec ses deux mètres s'asseoir sur le bord de mon bureau. Il était le neveu de Lamine Gueye qui avait été député du Sénégal et homme politique influent.
Et comme au bon vieux temps où nous étions étudiants nous avons montés le plus beau des "canulars" qui créa une vive émotion au Palais.
Une certaine après midi, selon le scénario que nous avions mis sur pied, ; Boubacar est venu me demander un renseignement ; je lui ai répondu très sèchement d'attendre ; il a insisté et s'est mis en colère, je l'ai traité de "sale nègre", il m'a traité de "sale blanc". La mèche était allumée car les uns prenaient parti pour lui, d'autres pour moi.
La bagarre fut générale, au delà de nos espérances : un greffier affolé a eu alors l'idée d'aller chercher le greffier en chef qui essaya d'apaiser tout le monde jusqu'au moment où Boubacar, éclatant de rire, me donna une bonne claque dans le dos C ce qui fut encore mal interprété par d'aucun) en disant : "Bande de cons, cela fait dix ans que l'on se connait avec le père Jacques (ce qui était mon surnom au lycée) et l'on vous a bien eu tous les deux. hein vieux ?" le soulagement fut général, mais le Greffier en chef qui avait cependant le sens de l'humour me conseilla d'avoir plus de réserve.

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Tout allait bien... je m'étais inscrit à la Faculté de droit, qui pour la première fois préparait à la troisième année de licence. Comme nous étions un certain nombre de fonctionnaires les cours avaient lieu le soir.
Notre seule distraction était d'aller voir mes parents, ou de faire une promenade le dimanche, soit en bord de mer soit à SAMGALKAM qui avait été ma première sortie en vélo solex quatre ans plus tôt.
Puis un jour Anny se sentit fatiguée avec un point dans le dos et passa une radio : catastrophe : elle avait les deux poumons atteints d'un infiltrat évolutif double (ce qui peu de temps auparavant s'appelait encore la phtisie galopante). Les analyses montrèrent tout de suite qu'elle était porteuse de BK et donc contagieuse. Le médecin préconisait le rapatriement sanitaire immédiat compte tenu des conditions d'hygiène au Sénégal. Anny refusa : "Je reste avec mon mari ici, je guérirais".
Le médecin prescrivit le dernier médicament anti tuberculeux sorti et des piqûres d'antibiotique. Nous dûmes nous séparer de Sylvie que mes parents emmenèrent chez eux. Anny voulait communier tous les jours, mais elle était quasi grabataire et j'allais voir le curé de l'Eglise d'à côté. Il accepta de venir dire la messe tous les matins dans notre chambre.
Il traversait ce quartier habité de musulmans en portant le Saint Sacrement précédé d'un enfant de chœur qui agitait une sonnette ; la rue devenait déserte, tous fuyaient. Je préparais un petit autel à l'aide d'une table de camping, un petit vase, des fleurs... et il disait la messe que je servais avec lui
Au bout de quinze jours on dut supprimer les piqûres qu'Anny ne supportait pas.
Mais personne ne peut imaginer la ferveur de nos prières.
Au bout d'un mois Anny dut passer une radio de contrôle. Le médecin m'appela pour me montrer l'écran en scopie : Il ne restait plus que quelques "crottes de mouches". Le médecin dit à Anny :"Qu'est ce que vous avez fait ? Vous ! "Docteur j'ai prié et j'ai communié tous les jours avec mon mari".
Le médecin eut cette phrase qui est restée gravée en moi : "Je ne sais pas si ce sont vos prières, mais ce ne sont pas les médicaments (trop peu important) qui vous ont guéri. Car vous êtes sauvée et guérie, Madame, et pourtant j'avais peu d'espoir. Eh bien si c'est cela tant mieux, c'est l'essentiel."
À partir de ce jour j'ai su ce qu'était la Foi et cette Foi ne m'a jamais plus abandonnée dans les épreuves comme dans la vie courante.

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C'est à cette époque que le Premier Président de la Cour d'Appel de Dakar, Monsieur Pompeï me convoqua à son bureau pour me dire que je serai son Greffier personnel de la première chambre civile.
Je déménageais donc et vins prendre possession d'un bureau que je partageais avec la secrétaire.
À l'époque les arrêts étaient composés de deux parties d'une part "les qualités" (en quelque sorte le résumé de la procédure) et les "Considérants" (le droit pur, œuvre des magistrats). En A.O.F, les qualités étaient rédigées sous la responsabilité du Greffier. Le Premier tenait à ce que se soit parfait et au début j'ai subi quelques corrections. Puis, sachant que j'allais passer ma licence prochainement, pour m'habituer il me donna à rédiger des arrêts dans de petites affaires.
Il demandait beaucoup, mais lui même donnait beaucoup : J'ai passé mon examen et ai obtenu une très forte note en droit civil qui avait remué la faculté : il l'avait su, mais j'avais un oral à repasser en septembre. C'est lui qui me prépara, mais si vous saviez comment.
Anny étant en convalescence, nous avions récupéré Sylvie et dès la sortie du bureau je filais chercher mes deux femmes et les emmenais à SANGALKAM. La première fois que nous l'y avons rencontré il était en famille avec son épouse et ses cinq enfants. Il m'a bien regardé et m'a dit " On laisse les femmes ensemble, nous on va travailler». Alors que nous cheminions sous les palmiers il m'interrogeait et me donnait des chapitres clé à réviser. C'est ainsi que j'ai travaillé pour être enfin reçu brillamment fin septembre.
La magistrature outre mer était régie par le décret de 1928 qui prévoyait outre le recrutement par concours, le recrutement par cooptation. Le Premier m'appela pour me proposer le poste de juge à compétence étendue de MATAM au Sénégal ; je refusais ; pour la première fois j'ai osé m'affronter à cet homme à qui je devais beaucoup. "Vous n'êtes pas près d’avoir de l'avancement mon ami", mon refus était cependant très motivé car il mettait en jeux la santé du bébé et celle d'Anny, MATAM étant un poste très dur sur le plan climatique.
Deux mois plus tard il m'appelait dans son bureau à une heure inhabituelle "L'Assemblée Générale de la Cour vient de vous coopter en qualité de Substitut Général intérimaire : êtes vous content ?" J'avais appris à rester froid, mais je l'aurais embrassé. Je me contentais de remerciements protocolaires.

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Je commençais donc ma carrière de Magistrat comme Substitut Général (intérimaire bien sur) sous la double férule d'un Avocat Général originaire de PONDICHERY et de Hubert CharlesRoux mon juge d'instruction de OUAGADOUGOU (nos deux bureaux se touchaient) Ce sont eux deux qui ont commencé à m'initier aux arcanes du Parquet. Il y avait également à ce Parquet Général un jeune Magistrat qui s'appelait Yves Lesec (que je retrouverai bien plus tard Procureur de la République à Créteil).
Un jour Monsieur CharlesRoux pénétra dans mon bureau en m'annonçant une nouvelle curieuse ; il venait de retrouver notre boy Boukari garde au Palais dans son grand uniforme.
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Mais pendant tout ce temps la vie continuait aussi bien sur le plan familial que sur le plan de la vie publique.
À la maison l'état de santé d'Anny s'améliorait de jours en jours et Sylvie était revenue avec nous.
Nous avions engagé une jeune bonne portugaise du Cap Vert qui s'occupait de notre fille et était très dévouée.
Par contre la politique battait son plein. A l'annonce de la venue du Général de Gaulle à DAKAR et ayant appris que la tribune d'où il ferait son discours serait montée place Carnot (en plein centre ville, place sur laquelle se situait le Palais de Justice) nous sommes tous allés en délégation trouver le Premier Président pour lui demander d'ouvrir les portes de la terrasse du Palais.
Au jour J, Magistrats greffiers et commis se sont retrouvés sur cette terrasse à quinze mètres de la tribune d'où De Gaulle prononça un de ses fameux discours.
Lorsqu'il arriva, il remarqua un nombre impressionnant de pancartes portées par les manifestants où l'on pouvait lire "Sénégal Libre", "Vive l'indépendance", " Liberté".
Levant les bras en V, acclamé néanmoins par la foule, De Gaulle commença ainsi : "Les porteurs de pancartes s'ils veulent l'indépendance, qu'il la prenne." Cet instant est resté gravé en moi tant par l'image que par le son ; le fait de l'avoir revu plus de dix ans plus tard dans des images d'archives à la télé m'a permis de dire : "J'y étais."

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Nous avions pendant tous ces événements eu la chance que l'on nous octroie une petite villa (le rez de chaussée) rue Kléber dans le quartier Résidentiel) à cinq minutes de l'appartement de mes parents. Nous avions un petit bout de jardin dans lequel nous avions installé une grande volière pleine d'oiseaux des îles (bec rouges, canaris etc..) nous avions un chat (celui des voisins que Sylvie appelait Maton jau et un petit chien bâtard de Loulou répondant au nom de Kikivouvou ; le logement se composait d' un living room et deux chambres. Tout était parfait, mais non pas dans le meilleur des mondes, car la situation sociale se dégradait.
En effet les Sénégalais n'avaient pas comme les Guinéens voté l'indépendance immédiate, mais certaines couches de la population (recrutée plus particulièrement dans le sous prolétariat urbain qui s'était développé avec l'extension de l'activité portuaire), supportaient mal la présence Française et les premiers incidents eurent lieu.
Des femmes européennes disaient qu'on leur crachait à la figure. Je me suis toujours interrogé sur cette affirmation, car en période de Ramadan, le croyant ne pouvant avaler sa salive est bien obligé de l'éliminer.
Par contre nous avons été témoins indirects des premiers débordements sanglants. Un dimanche où nous allions prendre l'autoroute pour aller à YOFF, l'aéroport, pour revenir ensuite par le bord de mer, nous avons vu arriver venant de l'autre coté un véhicule dont les occupants nous faisaient signe de stopper. Leur voiture avait été lapidée et l'on aurait dit qu'elle avait reçu des centaines de coups de marteau. Je ne parle pas des vitres cassées... S'engager sur l'autoroute devenait un piège dont on ne pouvait plus sortir, puisque l'on ne pouvait pas prendre la contre voie. Nous avons été les premiers à échapper de ce fait à ces événements qui firent plusieurs morts.
Cette poussée de fièvre s'apaisa peu à peu et le calme revint rapidement.

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Le Palais de Justice fut transféré de la place Carnot à l'extrême pointe de la corniche, face à la mer. Ce n'était peut être pas une trouvaille pour les justiciables car il y avait au moins quatre kilomètres pour s'y rendre, mais les bureaux étaient agréables et surtout très ventilés. Dernier cadeau de la France au Sénégal avant son accession à l'indépendance ce Palais coûta une fortune et l'on disait que chacune des trois immenses portes en bronze qui fermaient le Palais en glissant sur des roulements à billes valait trois millions de francs C.F.A.
L'inauguration fut aussi grandiose que l'était le bâtiment. C'est à cette occasion que le Premier Président s'approcha du groupe que nous formions Anny et moi avec mes parents pour me dire que l'intérim d'un magistrat, ce n'était pas mal, mais que le devenir à part entière serait encore mieux : "Vous ne vous arrêterez jamais si vous voulez arriver quelque part".

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Notre vie se déroulait tranquillement ; le Sénégal s'était intégré dans l'Union Française et le processus de décolonisation s'était passé normalement, la République avait été proclamée en 1958 ; de ce fait je devins Magistrat Sénégalais.
De son côté papa restait le dernier Fonctionnaire Français au Contrôle Financier de l'A.O.F et allait liquider sur le plan financier ce qui restait du ressort de la France : c'est à dire l'armée, l'éducation nationale et le Trésor public.

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Nous habitions sur le "Plateau", je l'ai déjà dit à une centaine de mètres de la cathédrale qui était notre paroisse et où nous allions à la messe tous les dimanches pour entendre la parole du Seigneur par la bouche de nos évêques successifs Monseigneur Lefèvre ; à l'époque c'était un évêque comme les autres qui ne se signalait pas par des attitudes particulièrement intégristes ; et Monseigneur Guibert.
A la sortie de la messe, il y avait la foule de mendiants, mais aussi de lépreux qui demandaient la charité. Leur lèpre était stabilisée mais cela allait de l'homme tronc à qui il ne restait que deux moignons en guise de mains et qui se déplaçait dans une caisse à savon montée sur roue, au plus jeune chez qui l'on avait pu stopper la maladie au stade du faciès léonin. Nous avions "notre" lépreux : il était du premier type et nous faisait un large sourire quand on glissait dans son écuelle le traditionnel petit billet bleu de cinq francs C.F.A.
Puis un dimanche "notre" lépreux n'était plus à sa place, on se renseigna, personne ne savait ce qu'il était devenu ; au bout d'un mois nous apprenions qu'il était reparti dans son village natal pour prendre sa quatrième femme, une jeune fille de quinze ans. Trois mois plus tard, il était là assis dans une voiturette de handicapé vêtu comme un prince et il nous accueillît, tel un grand seigneur avec un grand sourire ; apparemment il était heureux bien que n'ayant plus de jambes et plus de mains
Avant notre départ il se passa un petit événement sans gravité qui mérite cependant d'être rapporté. C'était la session d'Assises et l'on jugeait ce jour là un jeune maure pour assassinat. Les faits s'étaient passés dans le désert à la frontière de la Mauritanie et du Sénégal. En fait il s'agissait d'un rezzou et d'un contre rezzou qui avait fait plusieurs morts chez ceux qui étaient à l'origine du conflit.
Le jeune maure en question appartenait à une tribu originaire du Maroc et plus particulièrement de CASABLANCA. Tous et tout l'accusait, il s'était défendu mollement et grâce à une brillante plaidoirie de son avocat il s'en été tiré avec dix ans de réclusion criminelle.
Après le verdict, je traînais dans la salle d'audience et étais en train de bavarder avec les avocats quand l'interprète maure assermenté du Palais vint me trouver et me dit que la famille marocaine du condamné qui avait monté sa tente dans les jardins du Palais serait heureuse que je vienne partager le thé à la menthe avec eux. Pourquoi moi ? et en compagnie de qui : réponse : "il n'y a que toi d'invité et parce que tu es un frère" : j'ai bien dit que tu n'étais pas arabe, mais ils m'ont demandé ton nom et quand je l'ai dit, ils l'ont prononcé différemment en disant que c'était le nom d'une grande famille marocaine signifiant "le chef juste". Il me revint alors que lorsque j'étais allé au Maroc la suscription de mon nom ne semblait gêner personne.
Je me retrouvais donc sous la tente en sirotant les trois verres rituels de thé. Comme je faisais remarquer que l'avocat avait très bien plaidé et qu'en fin de compte le jeune homme ne s'en tirait pas trop mal, le chef de tribu me regarda d'un air attristé et me dit : "Toi aussi tu n'y as rien compris, certes cette peine n'est pas trop mauvaise puisqu'il n'est pas coupable, mais que pour nous il devait être condamné parce qu'il était le plus jeune et pour m'éviter à moi, chef de tribu, responsable de tout, de passer en justice et d'être condamné. Mais ne t'inquiètes pas, quand il sera en prison, il saura que tous ses frères sont avec lui, il ne sera jamais abandonné et plus tard c'est lui qui prendra ma place parce que sa souffrance l'aura rendu digne d'être celui qui préside aux destinées de la Tribu."
J'ai parlé de cette conversation, mais tout le monde m'a ri au nez, alors j'ai laissé faire : "Inch Allah".
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Nous étions à ce moment en octobre 1959 et nous allions partir en congé ; pour consolider la guérison d'Anny le médecin nous avait conseillé de partir dans le froid ; nous avons choisi un endroit que nous ne connaissions pas : SAINT MARTIN VESUBIE dans les Alpes de Hautes Provence à soixante dix kilomètres de NICE.
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Carte 5. Le Sud est de la France.


Le voyage DAKAR PARIS en DC8 avait été très rapide et personne n'avait souffert du mal de l'air. Mais la dépressurisation à la descente avait été assez rapide et Sylvie s'était retrouvée affligée d'une otite qui la faisait hurler. Nous avons donc cherché le premier oto-rhino venu et alors que notre fille hurlait de douleur dans la salle d'attente, une dame que cela énervait à n'en pas douter (comme si l'on pouvait atténuer la douleur d'un enfant, se précipita dans le cabinet du médecin en nous disant : "j'étais là avant vous"...
Nous étions contents : nous avions retrouvé la France, notre pays : celui de la tolérance et du droit d'asile ; qui donne des leçons à tout le monde au nom d'un humanisme qui n'était que la voie d'un petit nombre, mais qui, toute honte bue, accepte sur son territoire que des enfants pleurent et que les vieillards ne soient plus respectés (dans le métro où j'ai entendu : "Monsieur laissez la place au petit, vous voyez bien que vous le gênez" - le petit avait quatorze ans environ).
Deux jours à PARIS, le temps que Sylvie guérisse, celui d'aller chercher à BOULOGNE BILLANCOURT la 4 CV que nous avions commandé (blanche avec les sièges bleu roi) surmontée d'une galerie pour entasser les bagages de la famille (où étaient mes deux valises en alu et malle de jeune homme)
Puis nous avons pris l'autoroute et sommes descendu sur Cannes où Anny avait de vieux cousins. Le temps s'était particulièrement détérioré et il pleuvait à verse. La remontée de la vallée de la Vésubie et l'arrivée au village se passèrent sous la pluie. Le lendemain matin nous apprenions que le barrage de Malpassé avait cédé et que la ville de FREJUS était au trois quart sinistrée.
Il fallût s'organiser tout de suite car Saint MARTIN était à 1000 mètres d'altitude : le froid et la neige étaient déjà là.
Dans le courant du mois de décembre, ma belle soeur Sonia et ses deux enfants Jean Marc et Nicole vinrent nous rejoindre pour bénéficier d'un air pur alors qu'ils venaient tous les deux de faire une primo infection à ABOMEY. Ils devaient passer toutes leurs vacances avec nous jusqu'en juin date à laquelle je fus rappelé en A.O.F.
Ces vacances furent sans histoire, dans la neige et dans le soleil avec de belles promenades : col de TURINI, La COLMIANE, Le BOREON et deux fois en sept mois une descente sur NICE où le printemps était arrivé (Nous débarquions sur la promenade des Anglais en pull à col roulé au milieu de gens en tenue d'été.)
En fait ces vacances ont duré huit mois. Il était temps de rentrer. Départ de Marseille cette fois ci et sur le Lyautey, un des fleurons de la ligne Marseille DAKAR, Navire racé et rapide. La traversée de cinq jours plus une escale d'une journée à Ténériffe fut très agréable. Nous avons pu descendre à l'escale (Sylvie à trois ans était une grande) et louer un taxi qui nous a emmené sur les hauteurs de l'île nous causant une belle frayeur à la descente moteur coupé pour économiser l'essence.

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Dès mon arrivée je me rendis à l'immeuble du Gouvernement. En effet, lors de l'indépendance en 1958, d'une part, le Gouverneur Générai de L'A.O.F qui était Monsieur Meismer avait quitté ses fonctions et le Palais du Gouverneur Général était devenu celui du Président de la République Sénégalaise Léopold Cedar Senghor, pendant que l'immeuble immense de la fonction publique devenait le siège de tous les ministères, environ un par étage.
Un an après en 1959 le Soudan était à son tour devenu indépendant et les deux états, Sénégal Soudan avaient formé une fédération celle du Mali en 1960 pendant que nous étions en congé en France sous la Présidence Générale de Modibo Keita dont les sympathies pour les pays de l'Est étaient bien connues.
Le drapeau était frappé d'un idéogramme représentant un petit bonhomme bras levés vers le ciel et jambes écartées. L'on nous a rapporté que lors de la première montée de cet emblème national, le drapeau avait été mal monté et que le petit bonhomme était la tête en bas, ce à la grande joie des européens présents.
Je suis donc allé au Ministère de la Justice afin d'être fixé sur mon affectation. J'ai retrouvé là, comme Directeur de cabinet du Garde des Sceaux, l'ancien secrétaire de parquet du Procureur de DAKAR qui en me voyant m'a dit : "le Garde des Sceaux veut vous voir, il vous attend."
Moi, j'arrivais de France ; la veille, j'étais sur le bateau... je n'avais pas suivi la politique africaine : "Le garde, c'est bien"... "Oui, Oui, il vous attend" et le Ministre me reçoit.. Les bras ouverts, embrassades : c'est mon camarade Boubacar Gueye. Il était dix heures du matin, il faisait déjà chaud ; deux sodas bien glacés arrangèrent l'affaire. "Je savais que tu arrivais hier, je t'attendais ; j'ai l'intention de te nommer juge d'instruction, es tu d'accord ?' "Oui bien sûr" "Attention tu es blanc, tu risques de te trouver en porte à faux, tu seras magistrat Malien et non magistrat Français. Il y a des risques, toujours d'accord ?" "Oui" il prit le téléphone appela le directeur du personnel et lui demanda de préparer immédiatement le décret de nomination.
Puis la politesse africaine reprit le dessus : "comment vont tes parents, ta femme, ton enfant ?" J'en profitai pour lui dire que je voudrais être logé décemment "O.K" un coup de téléphone." Tu seras logé au deuxième étage du "moule à gaufre" (un ensemble résidentiel situé face à l'Assemblée Nationale Fédérale et où étaient logés les hauts fonctionnaires).
Nous avons rappelé ensuite nos souvenirs de Lycée, nos retrouvailles, ici et il prit un ton grave et me dit : "J'ai un service à te demander. Tu le sais, je suis entouré de conseillers techniques certes très compétents, mais il est des moments où je serais heureux d'avoir l'avis de quelqu'un de sûr, d'un véritable ami ; dans ce cas, sur mon appel, tu viendras me voir à l'insu de tout le monde par l'escalier de service, car notre amitié ne pourra plus se montrer, tu es blanc je suis noir et il y aura toujours assez de monde pour nous critiquer l'un ou l'autre."
J'ai apprécié cette marque de confiance et d'amitié et je peux dire que deux fois il m'a appelé comme nous en avions convenu ; les affaires mettant en jeu les intérêts de ressortissants des deux pays (France Mali) étaient importants ; je lui ai donné mon avis d' homme et celui du juriste. Je n'en tire aucune gloire, aucun orgueil : tout autre à ma place aurait fait la même chose.
Nous avons emménagé immédiatement dans l'appartement qui m'avait été donné au deuxième étage. Il était composé d'un très vaste living room, de deux chambres : une grande une petite, cuisine, salle de bain, une vaste entrée où j'avais installé mon bureau et un immense balcon terrasse qui faisait le tour de l'appartement. Le tout était très propre et désinfecté quand nous y sommes entres. De plus l'ameublement était simple mais cossu, cela nous allait très bien. Un étage au dessus nous avions pour voisin Monsieur et Madame Picaud, conseiller à la Cour d'Appel, Réunionnais qui nous ont tout de suite pris en affection et que nous avons retrouvés ici (je parlerai d'eux plus tard).

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Au Palais, j'avais hérité du cabinet d'instruction n° 4 dans lequel je trouvais deux cent cinquante dossiers en instance. Le Premier Président Pompéi avait regagné la France où il était devenu conseiller à la Cour de cassation et avait été remplacé par le président de chambre doyen Monsieur Roux homme d'une grande distinction aux cheveux blancs coiffés en brosse et qui déjà m'avait manifesté quelqu'attention, fin juriste, auteur de surcroit d'un excellent livre "Le Juge et le sorcier".
Le Président du tribunal était Monsieur Benglia (fils du grand acteur de cinéma marocain Habib Benglia et d'une princesse indoue, marié à une femme malgache) homme cultivé, courtois et très fin civiliste.
Parmi mes collègues juges d'instruction, un monsieur Vignon (que je retrouverais plus tard président à Montluçon et décédé depuis et une dame Wiltord (sœur de Aimé Césaire) étaient ceux dont les bureaux encadraient le mien. Ne pensez pas que je me souvienne de toutes les affaires que j'ai instruites, par contre certaines m'ont marqué : Tout d'abord la première celle qui m'a contraint à décerner mon premier mandat de dépôt et comme par hasard contre un blanc, ce que n'arrivait pas à comprendre mon jeune Greffier : "Non Monsieur le Juge, pas un blanc" et pourtant je l'ai fait sans regret ; il s'agissait d'un escroc condamné de nombreuses fois et qui risquait de prendre l'avion pour ne plus reparaitre.
Cependant je n'étais pas un maniaque de la détention et j'ai refusé très souvent de me plier aux ordres du parquet en la matière. Le Procureur qui m'avait connu greffier ne pouvait supporter de me voir magistrat et me traitait de "juge progressiste de gauche". C'était un maniaque de la détention et dans une affaire dont j'avais été saisi, alors que j'avais refusé le mandat de dépôt parce que je ne pensais pas que des indices concordants existaient à l'encontre de l'inculpé, il fit appel ; le président de la Chambre d'Accusation m'intima l'ordre par arrêt de décerner mandat.
L'affaire était grave et contraire à tous les principes d'indépendance du juge. Je préparais donc une ordonnance de rejet et de refus d’exécuter cet ordre ; à la suite de l’échec de la tentative de médiation du Premier.
Cette ordonnance concoctée par le pool des collègues sous la houlette du Président du Tribunal. la Cour de cassation, qui avait été saisie, me donna raison. Cette affaire eut des incidences politiques : l'inculpé n'avait effectivement rien fait, puis il s'avéra qu'il était un ami intime du Président de la République, Moralité : le président de la Chambre d'Accusation reçut quelques temps plus tard l'ordre de faire ses valises et de quitter le territoire dans les 24 heures. Manipulations politiques ? Non mais l'Africain plus que tout autre peut être a un sens inné de la justice et ne peut supporter certaines attitudes.
Il y eut aussi ma première audience correctionnelle ; en effet lorsque le juge d'instruction était de permanence (ce qui revenait toutes les cinq semaines)il devait prendre l'audience de flagrand délit du samedi soir et du dimanche matin à juge unique). Ma première affaire fut là aussi typiquement Africaine, puisqu'il s'agissait de juger un individu qui avait dérobé les chaussures que les fidèles avaient retirées pour aller faire leur prière à l'intérieur de la mosquée. Il procédait ainsi depuis un bon mois et il avait fallu des surveillances pour arriver à le prendre en pleine action : quinze paires de chaussures sous son boubou il déclarait aux agents : "Ce n'est pas moi", je n'ai pas été tendre : six mois fermes, mais les employés du Palais ont trouvé cette peine très juste.
Je me mis au travail avec acharnement, recevant une vingtaine de dossiers par mois, j'arrivais à en terminer une quarantaine dans le même mois et en huit mois il ne restait plus que quatre vingt dossiers dans mon cabinet, ce qui était gérable. Je suis arrivé à faire ce travail grâce à mon Greffier un jeune Papa Konté que l'on m'avait affecté avec une certaine ironie ; "Puisque vous connaissez le métier, vous pourrez lui apprendre plus facilement" (C'est pourtant ce qui arriva). Il m'était très attaché et ne manquait pas une occasion de me le prouver. Je le revois dans son boubou impeccable arriver au bureau avec un énorme paquet, le lendemain de la fête du mouton ; il avait demandé à sa maman de nous faire un couscous Sénégalais. Le tout était présenté dans des plats et cuvettes superposés et emballés dans de belles serviettes toutes neuves ; ce couscous était merveilleusement bon.
Pour en terminer avec mon greffier, deux anecdotes encore : Le jour de mon départ, il était triste et moi aussi, on ne travaille pas en symbiose avec quelqu'un pendant un an et demi sans éprouver certains sentiments. Il tournait en rond pour enfin me dire : "j'ai un grand service à vous demander... Je voudrais que vous.... m'appreniez... à faire un nœud de cravate".
Je suis resté longtemps en rapport épistolaire avec lui, puis plus rien et cinq ans plus tard, j'ai reçu une carte de vœux émanant de Monsieur Papa Konté Directeur de cabinet d'un ministre et ajouté à la main et à l'encre : "Votre ancien Greffier".
D'aucun en rient, moi j'y trouve la spontanéité et la fraîcheur que l'on est heureux de trouver chez un homme, et certainement plus intéressante que les propos de ces excites qui disaient que le Sénégal était devenu un pays de sable à la suite de sa culture par les blancs qui en avaient appauvri le sol, puisque, quand on l'avait découvert, c'était un pays luxuriant que l'on avait baptisé Le Cap Ver. J'ai entendu cela après l'indépendance et personne n'a été capable
Officiellement s'entend, d'expliquer que le Cap Vert avait été découvert juste après la saison des pluies, au moment où pour une quinzaine de jours la végétation est exubérante.
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La Fédération du Mali ne devait pas vivre très longtemps. Quand on connait un peu l'Afrique et les peuples qui la composent, cette association n'était pas viable. De tous temps Ouolofs (Sénégal) et Bambaras(Soudan) ont été opposés ; de plus la tendance Modibo Keita (Soudan) rallié au communisme international était en contradiction avec celle, constante, du Président Senghor(catholique ayant fondé sa politique sur les forces des marabouts musulmans).
Quand nous nous sommes réveillés, un matin la Fédération n'existait plus. Le plus drôle est de savoir comment j'en ai été informé.
Je garais ma voiture dans le sous-sol de l'Assemblée Nationale avec une autorisation régulière que m'avait délivrée un député Sénégalais de mes amis ; ma place était même réservée avec le n° matricule de la voiture sur le parking.
Donc, un matin comme tous les autres jours je me suis rendu au garage qui était face à notre immeuble pour aller y prendre ma voiture pour me rendre à mon cabinet. L'accès m'en était interdit par un soldat : "On ne passe pas" qui joignant le geste à la parole me mettait une mitraillette sur le ventre. Comme je n'étais au courant de rien, j'ai pris le canon de l'arme l'ai écarté de moi, ai continué à avancer pendant que le soldat me remettant cet engin sur le ventre me dit : "Bouges pas où je me fâche". "Fais pas le con je viens chercher ma voiture qui est là".
Mais j'avais l'impression de parler à un mur.
Heureusement à dix mètres de là, un homme assistait à la scène, c'était un "banabana" (petit commerçant dans une cabane en tôle qui vendait de tout et que l'on était content de trouver le soir tard, soit pour un paquet de cigarette, un kilo de sucre ou une bouteille d'huile) qui tenait boutique sur le trottoir face à l'immeuble, qui me connaissait bien car Sylvie lui achetait aussi quelques bonbons.
Un échange rapide eu lieu en ouolof où j'ai compris "juge... Mobile, bon toubab" et peu à peu, convaincu, le canon de la mitraillette s'écarta de moi. Le banabana me dit alors : "Patron, mais c'est qu'il allait tirer ce con, heureusement que j'étais là".
Quand je suis arrivé au bureau j'ai raconté mon histoire et j'ai appris que la veille au soir, il y avait eu une entrevue entre le Président Senghor et l'Ambassadeur de France et sur la promesse que la France n'interviendrait pas, les Sénégalais prirent le pouvoir facilement puisqu'ils n'avaient face à eux aucune force.
Restait un problème à résoudre : tous les ministres fédéraux avaient été arrêtés et placés en résidence surveillée dont notre Garde des sceaux Boubacar Gueye. Tous les magistrats français qui l'aimaient bien voulurent aller lui rendre visite, mais Senghor s'y opposa ; pour lui c'était un traître a son pays etc..(différence d’ethnies) il fallut l'intervention du Président de la Cour Suprême Mr Forster, magistrat Sénégalais sorti des rangs de l'E.N.F.O.M pour que tout s'arrange et que mon ami Boubacar reçoive notre visite. Plus tard il reprit son cabinet d'avocat et rentra dans l'opposition

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Je ne sais pourquoi cet évènement fut considéré comme la véritable indépendance par certains Sénégalais, mais cela fut ressenti comme tel. Il ne faut d'ailleurs pas se leurrer sur la valeur du mot indépendance : en effet certain jour où j'étais parti avec mon frère Michel sur une plage pour y acheter du poisson, des soles de préférences à l'arrivée des pêcheurs, nous avons vus trois garçons qui faisaient cuire un morceau de viande et griller des morceaux d'igname sous la cendre, Michel leur demanda ce qu'ils étaient en train de faire. Il était quatre heures de l'après midi. "Eh ! tu vois, on fait le manger, maintenant on est indépendant, on mange quand on veut" (je ne peux malheureusement pas y mettre l'accent)

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Mes parents quittèrent l'Afrique définitivement quand papa eut terminé de régler sur le plan financier les derniers services dépendants encore de la France savoir l'armée, le Trésor et l'Education Nationale. Il fut en fait le dernier fonctionnaire Français à quitter l'A.O.F, les autres appartenant à ce que l'on appela la Coopération.
Sur le plan judiciaire rien ne fut particulièrement changé ; seule une grosse affaire de viols collectifs fit, à l'époque, beaucoup de bruit.
Une bande de jeune voyou Sénégalais se cachaient dans un coin de la corniche à un endroit où les couples venaient flirter le soir après les séances de cinéma. L'homme était agressé pendant que sa compagne subissait parfois jusqu'à six viols successifs. Au début les couples qui se trouvaient là étant en général illégitimes, ces faits ne furent pas connus ; mais un jour, la secrétaire de l'Ambassade de Grands Bretagne fut prise alors qu'elle se trouvait avec son fiancé et quelques temps plus tard ce fut le couple d'un lieutenant de la marine avec sa femme
L'émotion fut grande et déjà le racisme, qui naît ou renaît à toute occasion refit surface ; les gens avaient peur, des milices d'autodéfense se créaient.
Heureusement le jeune commissaire Sénégalais de l'arrondissement (qui de surcroît était marié avec une Française) vit le danger et en accord avec l'autorité civile et judiciaire, monta une souricière.
À la suite d'une rafle dans les quartiers chauds, il avait choisi une très jolie métisse prostituée, avec son accord il l'emmena sur les lieux. Il fut agressé, reçut un coup de poignard qui dévia sur son portefeuille et eut le temps de siffler pour faire sortir les agents cachés dans les buissons. Les voyous furent arrêtés, passèrent aux aveux.
Le commissaire fut décoré, félicité par l'Amiral qui lui offrit une pièce de drap pour refaire son costume détérioré (La France est grande et généreuse)

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Sur le plan international, chacun se précipitait pour obtenir les faveurs du jeune Etat : les Allemands fournirent un hôpital militaire de campagne, l'U.R.S.S deux stations d'épuration d'eau. Les Etats Unis envoyèrent leur escadre faire un tour à DAKAR où tout le monde fut sur les dents pendant une semaine car autant de marins lâchés en même temps dans la nature n'était pas une garantie de sécurité totale. On eut dit que la France qui était là depuis une centaine d'année n'avait absolument rien fait pour le développement de ses colonies. Heureusement certains africains, notamment ceux des quatre communes DAKAR, RUFISQUE, GOREE et SAINT LOUIS se considéraient comme Français à part entière et n'acceptaient pas l'indépendance.
Nous en avons eu la confirmation pour le Noël 1961. Avec mon collègue et ami Vignon nous avions décidé d'aller passer en famille les fêtes à SAINT LOUIS que nous ne connaissions ni les uns, ni les autres. Après un voyage sans histoire sur une route asphaltée et bien entretenue, nous avons été étonnés de voir flotter sur presque toutes les cases et les édifices publics le drapeau Français. Cela nous fit chaud au cœur et l'accueil à l'hôtel fut parfait. Un petit tour sur les bords du fleuve et une visite au "cimetière du bout du monde" à l'estuaire du Sénégal nous donnèrent une "impression" sur cette ville où un certain nombre de grandes familles métisses de blancs avaient depuis Faidherbe un cœur de Français.

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Ce sentiment de faire partie d'une nation, on le ressent beaucoup plus lorsque l'on a franchi les frontières et que l'on est loin de son pays. Je l'ai profondément ressenti le 14 Juillet 1962.
L'ambassadeur Monsieur Hétier de Boislambert avait à 11 heures organisé un défilé militaire sur le terrain d'aviation militaire de OUAKHAM qui était encore une base Française. Il a passé les troupes en revue a côté du Général dans un 4x4 de commandement et a fait pour en descendre un "saut groupé" qui a fait l'admiration de tous ; toutes les armes étaient représentées de la marine à l'infanterie coloniale en passant par l'aviation, les parachutistes et la brigade canine ; la fanfare était remplacée par un tourne disque qui envoyait des marches militaires par les hauts parleur. J'ai immortalisé ces instants par un film que me petits enfants découvrirons peut-être un jour. Et le soir dans les jardins de l'Ambassade, toute la colonie française s'est retrouvée pour une fête aux lampions avec buffet et bal musette parfaitement réussie et dont le souvenir est resté dans le cœur de beaucoup.

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Notre vie s'était parfaitement organisée, Sylvie allait à l'école de la Croix Rouge (une maternelle où se retrouvaient les enfants de fonctionnaires, qu'ils soient Français ou Sénégalais). Avant de la conduire à l'école, j'allais promener notre chien KIN, un jeune berger Belge que m'avait offert madame Wiltord, ma collègue. Je faisais un peu de dressage et je partais au bureau en voiture pour y arriver vers huit heures trente. Après le repas de midi, une petite sieste et j'étais à nouveau au Palais à quatorze heure pour terminer vers dix sept heures les jours normaux et dix neuf les jours ou j'étais de permanence.
Nous avions retrouvé à DAKAR un ami des Beauvillain de Montreuil, de COTONOU, qui était devenu agent général d'une grosse compagnie d'assurance et avait en dehors de son domicile de fonction une très jolie villa au bord de la mer sur la plage de HANN à cinq kilomètres de la ville ; villa qu'il avait mise à notre disposition en nous donnant les clés : cela ne l'intéressait pas plus que son épouse.
Nous en avons profité au maximum ; suivant que nous étions de permanence ou non, mon collègue Vignon ou moi, allions chercher les femmes et les enfants(ils avaient un fils) le deuxième mari arrivait seul après la permanence. Nous mangions sur place du poisson grillé sur la braise. Il suffisait de repérer à deux ou trois cents mètres du rivage une pirogue avec un pêcheur, de prendre une cuvette dans laquelle on mettait au maximum trois billets de cinq francs et d'aller marchander sur place (directement du producteur au consommateur) pour revenir la cuvette pleine de poissons encore vivants. Ces repas étaient formidables ; il faisait frais le soir avec la brise de mer et nous rentrions à la maison vers les dix heures du soir. Parfois monsieur et madame Picaud venaient avec nous ou nous rejoignaient.
Le hasard voulut également que peu après notre arrivée vienne habiter dans notre immeuble mon ami Gabin, son épouse et leur fils Xavier. Gabin rappelez vous faisait partie du voyage au Maroc et je l'avais retrouvé au Gouvernement à BAMAKO, directeur des Finances. Avec l'indépendance il avait été recasé au Ministère des Affaires Etrangères et était Consul Général adjoint. Très bon ami, il m'a demandé quelquefois de faire quelques études juridiques pour l'Ambassade, ce que j'ai accepté avec joie, puisqu'il s'agissait en général de sauvegarder les intérêts de la France et de ses ressortissants.
Mais nos relations ne se sont pas arrêtées là. Nous sortions également souvent ensemble le dimanche ; Xavier avait trois ans de plus que Sylvie, donc elle ne s'ennuyait pas. De plus il avait une grosse voiture de fonction dans laquelle nous étions très au large.
C'est avec eux que nous avons connu THlES (ou il avait été adjoint au commandant de cercle) et M' BOUR (sur la route de KAOLACK) qui était un gros village de pêcheurs. C'était fantastique de voir rentrer vers cinq heures de l'après midi des dizaines de pirogues à moteur remplies de poissons (bars, bonites, thons, soles, sardines). Les grossistes et les usiniers étaient là : mais les femmes, paniers sur la tête, attendaient aussi pour acheter et aller revendre en brousse un poisson ultra frais ; acheté sur place cela ne coûtait presque rien. Il y avait même une fabrique, très artisanale de "nioc mam" (produit de la décomposition du poisson) qui était recueilli dans des quart perrier.
Je me souviens d'un jour plus particulier où, à notre arrivée, comme à l'accoutumée, une foule de gamin âgés au plus de dix ans, se précipitèrent pour "garder "la voiture (M'sieur, c’est moi, s'est garde"). Quand il y en a beaucoup cela suscite toujours des bagarres. Tant bien que mal nous avions transigé sur les" frais" de garde, mais au retour, impossible de partir la voiture s'était ensablée et patinait lamentablement.
Gabin eut un trait de génie : montrant ostensiblement un billet de cent francs il demanda à celui qui paraissait le chef de rameuter tous les gosses du coin et on appliqua la méthode chinoise ; avec des petites cuillères on peut construire un barrage à condition qu'il y ait beaucoup de main d'œuvre. La voiture fut désensablée en trois minutes par au moins cinquante gamins ; le chef et aîné rafla le billet et s'empressa de prendre la fuite pour ne pas avoir à partager, entraînant ainsi tous les autres derrière lui.

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Nous étions heureux ; cependant il fallait penser à l'avenir, car je savais pertinemment que je ne resterai pas éternellement magistrat Sénégalais, bien que je sois respecté et aimé dans ce pays (puisque par la suite j'ai eu, alors que j'étais magistrat Français des offres alléchants pour revenir au titre de la Coopération). J'avais fait une demande pour intégrer le cadre des juges de paix d'Algérie, mais le recrutement avait été stoppé compte tenu des événements.
Je fis donc une demande pour entrer au C.N.E.J (Centre National d'Etudes judiciaires : premier nom donné par son promoteur Michel Debré alors Garde des Sceaux à ce qui allait devenir l'E.N.M : Ecole Nationale de la Magistrature, qui faisait le pendant à l'Ecole Nationale d'Administration).
De Gaulle, comme Napoléon, avait une sainte peur de la Justice, outre les "petites phrases" dénigrants les juges il tenait à avoir la justice à sa botte et commença par supprimer le "pouvoir judiciaire" pour le remplacer par "l'autorité judiciaire" (voir la constitution).
Les magistrats ne s'en sont pas remis et leur seule réaction vingt cinq ans plus tard (c'est à dire depuis 1973) fut suivant le modèle italien d'essayer de créer un contre pouvoir, qui sous prétexte de moraliser la vie publique ne sert, parfois, qu'à des vengeances de basses jalousies personnelles, fondées sur la lâcheté et l'incompétence la plus totale.
Nous avions été quatre cents fonctionnaires, ou "licenciés en droit ayant des aptitudes particulières" à avoir postulé, nous fûmes seulement onze à voir notre candidature retenue sous réserve d'un examen probatoire.
Je fus avisé le quinze novembre mil neuf cent soixante et un d'avoir à me présenter à Paris le quinze Décembre pour subir les épreuves. Il était bien précisé que le voyage était à mes frais et qu'il ne me serait remboursé que si j'étais reçu.
Ayant eu la chance par ma présence au Sénégal, d'avoir dépassé le temps de dix huit mois, j'avais droit à prendre un congé anticipé, proportionnel. C'est ce que je décidais de faire.
Notre départ avait été fixé le quatre décembre. Jusqu'à cette date j'ai continué à remplir mes fonctions de juge d'instruction, préparé les caisses du déménagement avec l'aide d’Anny et la nuit je révisais le programme du concours : tout le droit Français. Je dormais quatre heures par nuit, mais je tenais le coup. Arrivé à Paris dès le Sept au matin j'étais à la bibliothèque de la fac de droit dès le lendemain pour continuer mes révisions : neuf heures du matin, neuf heures du soir, avec une pause à midi pour manger un œuf dur ou une pomme et fumer une cigarette.
La veille du concours je n'ai rien fait : repos, nous sommes allés, Anny, Sylvie et moi au Bois de Boulogne. J'étais détendu et sûr de moi. Pourtant les charmants collègues de DAKAR, ne m'avaient pas ménagés leurs sarcasmes au moment du départ : "Ce sera pour vous une riche expérience" ne comptez pas dessus", que n'ai je pas entendu.
Le soir du jour où les résultats devaient être donnés au C.N.E.J, rue de la Faisanderie, j'avais donné rendez vous à Anny et à ma mère au Lido sur les Champs Elysées. Les résultats furent prononcés ; nous n'étions que cinq reçus, j'étais le dernier. Mais qu'importait. Je sautais dans le métro pour aller retrouver "mes femmes". (Elles avaient emmené Sylvie) et là je me suis effondré et ai pleuré de joie, sans retenue, hoquetant devant des gens qui me regardaient et qui ne comprenaient pas.
Les larmes continuèrent au Lido et pendant le retour à la maison ; mais quand papa arriva de Beauvais (où il avait été nommé receveur percepteur municipal) vers huit heures, ce fut pour entendre les rires et le champagne sauter.
J'écrivis à DAKAR la bonne nouvelle pour clouer le bec à ceux qui avaient essayé de me saper le moral.
Mais une autre vie aller commencer, j'avais certaines appréhensions, ayant pendant dix ans, désappris la FRANCE.

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TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 6

Bordeaux Paris









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J'étais donc magistrat à part entière... mais non, pas encore, je n'étais pour l'heure qu'un élève au Centre National d'Etudes Judicaires sous le vocable d'Auditeur de Justice.
Les cours commençaient le 8 janvier, l'avais donc deux bonnes semaines devant moi pour me reposer et profiter un peu de ces courtes vacances que j'avais bien gagnées. Avec le prorata de la prime d'éloignement que j'avais perçue, nous nous étions acheté une Volkswagen du plus beau vert et nous avons rôdé la voiture dans la région parisienne. En fait c'était notre première belle voiture et Anny et Sylvie étaient fières de leur mari et père.
Ne parlons pas des parents : j'avais commencé à tenir ma promesse faite à mon départ pour l'Afrique ; je m'étais donné dix ans pour réussir dans la vie ; nous y étions presque.
Entre autres souvenirs, nous avions retrouvé des amis de DAKAR qui nous ont invité a passer une soirée à la "Troïka", cabaret russe près de l'Etoile. Blinitz et vodka, violons tziganes, nous y avions passé une soirée merveilleuse.
Il fallait cependant regagner BORDEAUX, siège de l'Ecole. Ce fut la première école supérieure a être hors de PARIS et ce fut pour les jeunes magistrats le début d’un complexe d'infériorité, dont ils ont eu du mal à se défaire ; cela ajouté au fait que le concours d'entrée à l'E.N.A. était soit disant plus difficile (alors qu'il s'est avéré que des candidats recalés au C.N.E.J étaient reçus à l'E.N.A.)
De plus cette appellation d'auditeur n'arrangeait rien. Je sais bien qu'il existe des auditeurs à la Cour des Comptes, mais les magistrats, ceux de la vieille école, nous brocardaient gentiment en nous disant "Bonjour mon cher auditeur" (comme à la radio), en ajoutant que la définition du Larousse était assez claire :" Auditeur : celui qui écoute et n'entend pas forcément" (ça fait toujours plaisir d'être pris pour un con).
Nous avons donc quitté PARIS, direction BORDEAUX le cinq janvier, espérant pouvoir nous loger en arrivant.
Le simple voyage fut déjà une épreuve : il faisait un temps magnifiques et nous arrivions à la hauteur de BARBEZIEUX dans les Charentes, lorsqu'une femme en vélo solex me coupa littéralement la route, enfonçant aile et portière de la voiture neuve. Il y avait un café au carrefour : lieu tout indiqué pour faire un constat.
Mais je devais découvrir la FRANCE profonde : la voiture était immatriculée en 75 et pour ces braves gens j'étais un Parisien étranger ; déjà trois "témoins" sortis de l'ombre me donnaient tord : je me voyais mal parti et soudain l'inspiration vint à mon secours. Employant le patois charentais que je maîtrise parfaitement et retrouvant mon accent de terroir j'ai proclamé haut et fort : "Qu'o l'était foutant d'entendre des menteries en passant just’ chez soi, que je n'étais pas parisien mais c'harentais comme eux teurtous".
Le miracle eut lieu : "on va s'arranger, ollé l'assurance qui va jouer mon "bon monsieur" et un autre témoin de s'écrier : "Moi j'ai tout vu, ollé la Madeleine qu'a tort". La cause était entendue. Nous avons fait tous les papiers. Anny dut descendre de la voiture avec Sylvie ; on a pris un verre de pinaud et tout fut réglé.
Nous avons du cependant coucher sur place. Je ne voulais pas arriver à BORDEAUX dans la nuit.

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Nous sommes arrives le lendemain matin sous une pluie battante et après avoir trouvé provisoirement refuge dans un hôtel, nous nous sommes précipités en ville pour procéder à l'achat de parapluies.(ce dont Sylvie était enchantée).
Après une très mauvaise nuit, Sylvie avait été malade, visite au C.N.E.J où rien n'est prévu pour le logement des auditeurs' - "adressez vous à une agence immobilière", c'est que nous avons fait ; la chance voulut que je sois un des premiers arrivés de ma promotion et qu'il y ait quelques appartements de libres sur la place. On nous a proposé un studio bien conçu en plein centre ville, à mi chemin entre le Centre et le Palais de Justice.
Cela nous convenait parfaitement, limitant ainsi l'usage de la voiture garée à peu de frais dans un local pas trop éloigné.

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En effet l'année Bordelaise était divisée en deux sortes de travaux ; en premier lieu des cours au Centre (Droit Pénal, Civil, Procédure, Droit Commercial, du Travail Etc.. puis les cours de Français, de Philo, de Psycho et d'Histoire sous forme de conférence ou de cours magistraux dispensés par les grands maîtres de l'époque. La promotion comprenait trente cinq individus, garçons et filles.
Il y avait par ailleurs l'assistance aux travaux des différentes juridictions du Palais : Parquet ; Correctionnelle, Chambre civile. À quelques exceptions près, nous allions au Centre la matin et au Palais l'après midi.
Avec les quatre autres garçons qui avaient été reçus au concours en même temps que moi, nous avions entre trente et trente cinq ans, étions déjà fonctionnaires ou avions eu des responsabilités professionnelles importantes ; les autres membres de la promotion étaient encore des étudiants prolongés, avec des réactions d'étudiants et une appréciation très relative des fonctions qu'ils allaient être appelés à exercer. C'était d'ailleurs le pourquoi de l'école : FORMER. Mais dans cette promotion il faut bien dire que nous étions cinq à avoir des idées différentes.
Ce qui me surprit tout d'abord, ce furent les sollicitations dont je fus l'objet de la part de magistrats(les autres aussi d'ailleurs) me vantant l'un les avantages et les bienfaits de l'Association des Magistrats Catholiques, l’autre l'impérieuse nécessité de prendre rang parmi les membres respectés et écoutés de la Grande Loge de France (Cette offre ayant été précédée de la frappe amicale de trois coups sur l'épaule du vieux copain qui retrouve un ami).

Carte 6. Le Sud ouest de la France.


Mon étonnement demeure, car au cours de ma carrière je n'ai particulièrement pas appréhendé que l'on me recherchât avec autant d'intérêt (A moins qu'ayant répondu par un non ferme et sans appel j'ai été classé d'un côté comme de l'autre dans la catégorie des "pauvres types non engagés à l'indépendance insolente" et ceci à titre définitif.

Carte 7. La côte ouest de la France.


Mon autre surprise fut plus grande encore, quand au bout de quinze jours je fus appelé à "la direction «où après m'avoir demandé comment je trouvais la scolarité (je n'avais rien à en penser laissant le soin à la dite direction d 'en débattre), après avoir hypocritement vanté mes mérites et ma sagesse on n'a pas hésité à me demander de venir chaque semaine bavarder, dire comment les autres vivaient ce Centre, ce qu'ils en pensaient... Vous m'avez compris. Je n'ai rien promis ne suis jamais allé "rendre compte" et me suis vite aperçu qu'un membre de la promotion, dans le souci, vraisemblablement, de l'amélioration des études n'avait pas hésité à rendre ce menu service de communication.
Un avocat général de très grande classe avait été plus spécialement chargé de s' occuper de nous cinq, malheureusement il décéda en cours d'année et avec lui disparurent nos notes et les appréciations confidentielles sur nous : Il faut bien le dire, nous avions un acquis qui faisait de l'ombre aux jeunes et c'est dommage, car ils auraient du comprendre qu'en peu de temps, compte tenu de la formation qu'ils recevaient, ils auraient vite fait de nous devancer si nous nous contentions de ce que nous étions.
La formation, je me répète était parfaite, tant par les cours dispensés que par les travaux sur le tas, que par l'ouverture que l'on donnait à la profession : Stages à la Police (c'était l'époque de l'O.A.S : j'ai passé une nuit entière au commissariat central de BORDEAUX - neufs attentats à la bombe dont cinq sur les quais, échanges de coups de feux entre membres du F.L.N et M.L.N : deux morts ; nous partions avec la voiture P et suivions les opérations : c'était passionnant. Sortie en formation économique à Lacq, visite et conférence sur le complexe, puis transport dans le vignoble Bordelais avec visite des grands crus et dégustations.
Au retour un des directeurs était entièrement "bouré", rond comme une queue de pelle et s'en rendant compte, ce qui était beaucoup plus grave : il y aurait des lendemains qui chantent et il y en eut : des critiques infondées des propos déplacés sur de jeunes collègues ; moralité : le délégué de promotion remit sa démission.
Cela eu pour effet de responsabiliser la direction, car cette hypothèse n'était pas prévue et il" fallait rendre compte" : ce que tout magistrat, dans son individualité et son individualisme redoute le plus, à moins qu'ayant repoussé l'isolement, il ne se soit entouré d'une association, voir d'un Syndicat dont on osait déjà prononcer le nom et envisager la formation

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L'assistance aux audiences était un vrai régal, car j'ai vécu la fin d'une Justice en France et assisté en y participant à, non pas une révolution, mais une transformation des mentalités (Une autre mutation est en train de se produire : je n'en parlerais peut-être pas, l'évènement étant d'actualité je pourrais porter des jugements de valeurs qui ne manquerait pas d'alimenter la "conversation dans les chaumière les soirs d'hivers au coin du feu". Toutefois, que chacun sache que la mutation présente n'aurait pas pu exister si nous n'avions pas été les artisans de la précédente : n'en déplaise "à ceux qui ont tout vu, tout su et tout inventé pour un meilleur devenir social".
L'audience du mardi était particulière ; le président jeune et dynamique dirigeait les débats avec autorité ; malheureusement (ou heureusement) ses deux assesseurs faisaient tous les deux partie du folklore en train de disparaître. Tous les deux étaient vieux garçons issus de la "bonne bourgeoisie" Bordelaise : le premier misogyne forcené avait fait comprendre à son président "qu’il n'était pas question qu'il siège avec une femme à ses côtés, que les tribunaux comiques pourraient toujours exister après son départ à la retraite" et pourtant à force de flatteries et de diplomatie le Président est arrivé à mettre une jeune collègue avec nous. Là aussi je ne pense pas que les jeunes femmes magistrats de l'an deux mille s'imagine la lutte dans l'ombre qu'ont du mener leurs anciennes pour leur faire la place qui est la leur ; lors des délibérés, auxquels nous assistions avec voix consultatives, il se retranchait dans des phrases grandiloquentes, mais dont la signification était simple ; "Monsieur le président, prononcez ce que vous voulez, je vous connais trop pour savoir que ce sera pour le mieux !"
Quand à l'autre c'était tout autre chose ; il sortait sans être fripé, directement d'un roman de Balzac ; petit propriétaire terrien il habitait au milieu de ses terres dans une sorte de bastide et revêtait pour venir une fois par semaine à l'audience le pantalon rayé, la redingote agrémentée d'une pochette et d'une lavallière violette. Le personnage devenait complet avec le chapeau melon et un parapluie noir. Il arrivait juste à temps pour enfiler sa robe et pour annoncer haut et clair qu'il venait de faire un déjeuner assez fin (en général des plats dits "à la Bordelaise" fortement chargés en ail et dont la succulence n'avait d'égal que la lourdeur à la digestion).
Chez les individus d'un certain âge, même sans être magistrat, la somnolence est le corollaire d'une digestion difficile ; or cet homme avait un art consommé pour dormir à l'audience sans que personne ne s'en rende compte ; la tête baissée appuyée dans sa main, on aurait pu croire qu'il écoutait avec le plus grand recueillement ; même les éclats de voix des avocats n'arrivaient pas à troubler "la petite sieste réparatrice" à laquelle il s'adonnait. Il se réveillait toujours à temps sans se manifester et prenait un air intéressé lors du délibéré demandant parfois avec un cynisme enfantin au Président de bien vouloir "à nouveau résumer l'affaire qui paraissait un peu complexe" et coquin comme un gosse de me glisser dans l'oreille en s'en allant aujourd'hui, je crois que j'ai vraiment dormi : mais ces escargots étaient tellement bons que j'en ai mangé deux douzaines"
Je ne voudrais pas que l'on puisse croire que la Justice était mal rendue, non, ce n'est pas cela ; mais il y avait un art (au sens étymologique) de la rendre qui n'était pas le même. Notre activité, en stage au parquet n'était pas de tout repos ; sous le contrôle de substituts chevronnés nous traitions les procès verbaux de police et de gendarmerie ; le fait de passer de service en service permettait (de voir les méthodes de travail de chacun et sa manière d'appréhender les faits pour pouvoir, au besoin, se faire une idée et une méthode personnelle.
Je n'en étais pas là puisque j'avais déjà mon acquis personnel qui parfois me desservait plus qu'autre chose ; donnant parfois, je veux bien le reconnaître, une impression de suffisance qui pouvait paraître désagréable. En fait, j'en avais moins à apprendre que les autres, mais plus à connaître, étant parvenu, si je peux me permettre, au stade du perfectionnement et non de l'apprentissage.

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La vie heureusement n'est pas faite que de travail s'était organisée autour d'amis, de vieux parents et de la famille des Charentes

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Dans la promotion, il y avait les quatre qui avaient été reçus en même temps que moi et parmi eux, deux célibataires et deux hommes mariés ayant femme et enfants : c'est avec ces deux couples que nous allions nous retrouver le dimanche et les jours de fêtes. Par tous temps nous allions sur le bassin d'ARCACHON que nous avons connu sous tous ses aspects, de la dune du Pilat au CAP FERET. J'étais le seul à posséder une voiture (n'oublions pas que les autres étaient avant tout des étudiants prolongés qui percevaient pour la première fois un salaire).
Les retours sur BORDEAUX n'étaient pas tristes : il fallait parfois trois heures pour faire les soixante kilomètres qui séparent les deux villes ; heureusement que Sylvie étaient sage et s'amusait tranquillement avec une poupée.
À propos de Sylvie, nous l'avions mise dans une école privée très proche de notre domicile, école dirigée par deux vieilles filles confites en dévotions ; ma surprise fut grande quand je vis sur le facture mensuelle «Cours de catéchisme : quatre vingt francs ; j'allais demander des explications à la directrice en lui faisant remarquer que Sylvie, à cinq ans, était bien trop jeune pour être soumise à cet enseignement. La réponse me sidéra littéralement : "Monsieur, je suis entièrement de votre avis, mais vous ne pouvez savoir comme elle est sage et écoute bien pendant ces cours".

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Il y avait aussi des vieux cousins de Bobby, préparateur en pharmacie en retraite ; deux bons vieux comme on en rencontre dans les romans, plein d'attention l'un pour l'autre, plaisantant. Ils n'habitaient pas très loin de chez nous, dans le centre ville au dernier étage d'un vieil immeuble, et dès que l'on rentrait dans l'appartement, l'on sentait le mélange d'une odeur de cire et d'anis ou de produits pharmaceutiques que le vieux cousin écrasait encore dans un mortier pour préparer des mixtures de pastis ou d'apéritifs à l'orange ; il y avait toujours des petits gâteaux secs et des nonettes à l'orange que j'aimais bien moi aussi.
L'un et l'autre avaient l'accent de BORDEAUX dont on dit qu'il est assaisonné à l'ail. Nous les emmenions parfois en promenade avec nous, mais ils préféraient sortir en ville.
À travers les divers squares et Allées de Tournis, ils rencontraient des vieux retraités comme eux, Sylvie devenait leur petite fille... et le temps basculant dans le siècle passé s'arrêtait quelques instants : il en était ainsi quand il y avait la foire : il fallait emmener la «petite" sur les manèges et lui acheter un bâton de pâte de guimauve toute chaude, juste étirée.
Pour sortir, quelque soit le temps, il s'enroulait le cou d'un très long cache col et un béret basque venait se visser sur sa tête.
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Environ une fois par mois nous partions en week end dans les Charentes à MACQUEVILLE le petit village natal de ma mère où nous retrouvions toute la famille. En effet il était bien rare si un de mes petits cousins ne se trouvait pas là avec ses enfants. Pour Sylvie c'était la découverte de la ferme et des animaux : elle aussi avec Anny a voyagé à l'occasion de ces fins de semaines sur les charrettes de foin et donné à manger aux volailles et aux lapins. D'habitude les gens de la campagne soignent très biens leurs bêtes, mais avec un certain détachement ; mais ma vieille cousine faisait cela avec amour, s'extasiant devant une mère et ses petits. Quand le dimanche soir arrivait, on nous préparait des cageots de légumes, d'œufs frais pondus de la journée, et de victuailles. Jeanne ma vieille cousine avait toujours eu une petite préférence pour moi et savait me gâter en ajoutant par exemple deux ou trois tranches de jambon fumé dans la cheminée.

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Vers le mois de juin, la sœur d'Anny, Monique, son mari Marc et leur fils Jean Charles (âgé de trois ans) vinrent passer quelques jours avec nous ; certes l'appartement était petit mais on s'est débrouillé et l'on a pu les recevoir. Nous avons profité de leur passage pour aller tous ensemble jusqu'à LOURDES que nous connaissions seulement par sa renommée mais où nous n'étions jamais allé ni les uns ni les autres.
En sa qualité d'ingénieur des Chemins de Fer, Marc avait préparé et minuté le trajet. Pendant tout celui ci tant à aller qu'au retour il était assis à côté de moi, carte Michelin en main, m'annonçant comme dans un Rallye : "Attention dans cinq cent mètres virage à gauche… accélères, nous avons deux minutes de retard... Ralentis, nous avons pris de l'avance." Le jeux (le sien) consistait à arriver devant les panneaux d'entrée de ville à l'heure précise qu'il avait prévue, compte tenu de la vitesse, des virages, des côtes, des descentes et des passages à niveau : le tout résultant d'une formule de son cru x + y (ab) : z ou quelque chose d'approchant. Nous sommes arrivés à LOURDES à l'heure prévue très exactement.
Il y a eu trop de descriptions de la ville sainte faites par des maîtres pour que je puisse me permettre de la reprendre ici ; sachez seulement que la porte d'entrée de notre hôtel qui évoquait plus le nom d'un saint qu'un lieu pyrénéen se trouvait écrasée entre deux magasins de souvenirs religieux où le chromo et le mauvais goût se côtoyaient à l'envie.
Je n'ai jamais pensé que les couleurs fluorescentes et criardes étaient le meilleur moyen de renforcer la religion.
Déception la chambre (si l'on peut appeler cela ainsi) ne comportait qu'un grand lit et il fallut la croix et la bannière (c'est le cas de la dire) pour obtenir, en supplément deux lits d'enfants ; pas d'armoire ni de chevet, seulement une chaise. Il est vrai que lorsque l'on vient à LOURDES, c'est pour prier et non pour trouver du confort. Les marchands de sommeil (je ne dis pas les hôteliers volontairement) l'ont bien compris, louant au prix le plus fort le centimètre carré de terrain dont ils sont propriétaires.
Un petit 'diner pays" nous remit d'aplomb et le lendemain matin nous étions levés de bonne heures pour aller jusqu'à la grotte et la basilique. Nous étions sur place à neuf heures du matin où déjà les malades arrivaient sur les brancards, des chaises roulantes et des lits. Là ce n'était plus la même chose ; il suffisait de regarder les visages torturés pour saisir dans leur regard sinon la vraie foi, tout au moins l'espoir, encore que les deux soient bien souvent indissociables. La longue procession des pèlerins allant chercher de l'eau, se frottant le visage et les membres, embrassant le rocher tout cela confinait déjà au surnaturel dans le silence ; mais la gloire de la Vierge éclata vraiment quand les prières répétées à l'infini par l'écho du gave s'élevèrent vers le ciel, manifestant ainsi à la Mère la ferveur des humbles et des malades sûrs de son intercession et de l'Amour incommensurable du Christ.
Le premier des miracles de LOURDES est encore celui de sentir que l'on appartient vraiment à une communauté religieuse, que celui qui prie à côté de vous, à des degrés divers (certes) a les mêmes valeurs que vous ; le tout nivelé dans la même Foi et dans le même Amour.
Lorsqu'ensuite l'on assiste à la messe on a l'impression que sa propre prière n'a plus le même sens ; ce n'est plus la récitation bien apprise décorée d'un peu de merveilleux, mais un élan profond qui vous emporte vers Dieu, hors du temps.
Le retour à la ville est d'autant plus dur, quand vous contemplez lez enseignes des boutiques : "Chez Marie", "Le Paradis des touristes", "À la bonne vierge", j'en passe et des meilleurs. J'irais jusqu'à dire qu'il n’y a de beau que ce qui n'est pas religieux : les tissus basques ou les produits de l'artisanat Pyrénéen.
L'après midi nous avons abandonné l'aspect pèlerinage de notre voyage et avons fait un peut de tourisme ; visite de la grotte du chien ; les enfants ont marché comme des grands et se sont effondrés dans la voiture au retour en s'endormant tout de suite.

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L'année bordelaise de notre formation durait un an, mais comme tout le monde nos avions cinq semaines de vacances.
Cette année là nous sommes retournés à SAINT MARTIN VESUBIE où nous avions laissé sinon des amis, au moins quelques connaissances. Cette fois ci nous habitions chez une vielle dame professeur de piano. Sonia Bobby et les enfants, ainsi que ma belle mère étaient descendus à l'hôtel ; la famille fut vraiment au complet quand mes parents arrivèrent, papa au volant de l'I D neuve qu'il venait de s'acheter, accompagné de mon frère qui faisant son service militaire en Algérie, avec tous les dangers que cela comportait, et qui avait obtenu une permission.
Michel nous alors raconté sa triste guerre d'Algérie ; comment après avoir préparé le peloton d'E.O.R il avait été contraint d'abandonner, s'étant évanoui de fatigue à la suite d'une marche dans les djebels et s'était retrouvé infirmier dans un petit poste isolé ; comment un jour, avec des copains, il avait "grenadé " des boites de lait concentré par dessus des barbelés pour que des gosses puissent avoir à manger. Il n'était ni de ceux qui défendaient les uns et accusaient les autres, ni de ceux qui prônaient des méthodes extrémistes. Comme beaucoup de garçons de son âge, il faisait partie des appelés qui furent envoyés en Algérie Il a eu la chance d'en revenir indemne.
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Nous avons fait des promenades inoubliables, notamment le col de Restefond qui se situe à 2700 mètres sur la route stratégique qui sépare la France de l'Italie, route qui venait juste d'être ouverte au public ; je n'ai pu aller jusqu'en haut ; à cinq cent mètres du sommet Anny commença à suffoquer et ma belle mère me demanda de redescendre ; j ai fait un demi tour catastrophe sur la voie unique au milieu des précipices et deux cents mètres plus bas, nous nous sommes arrêtés pour profiter du coup d'œil(car dans les promenades de montagne, le chauffeur ne voit strictement rien, les yeux vissés sur sa route).
L'air devenu rare vous brûlait les poumons par sa pureté.

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Après ces bonnes vacances nous sommes repartis tous les trois à BORDEAUX.
Dès la reprise des activités judiciaires, il y eut le premier stage de formation à l'extérieur ; j'avais été programmé avec les garçons qui avaient été reçus au concours en même temps que moi pour passager huit jours à la Prison-École d'OERMINGEN près de SARREGUEMINES. Nous sommes arrivés par le train le premier octobre sous la première neige et entendu cet accent lorrain "tiens, il naiche !" L'administration pénitentiaire avait prévu pour nous loger une grande maison de surveillant, vide. Nous nous sommes organisés pour dormir ; nous prenions tous nos repas au mess des surveillants et malgré un effort de leur part, nous étions tenus à l’écart (on ne sait jamais si ces magistrats ne sont pas là pour nous espionner) La seule personne qui nous manifesta vraiment de la sympathie fut la vieille assistante sociale qui adorait son métier et savait le faire aimer. C'était il faut le rappeler le début des idées de réinsertion ; "La défense sociale nouvelle" du Président Ansel.
Sortis de nos études nous filions au village boire une bière ; un de nos collègue corse, en profitait pour mettre un franc dans le luxe box et faire jouer "L'Ajaccienne" à tue tête pendant que nous nous essayons maladroitement au billard. Il n'y avait que cela comme distraction, point de télé ou autre qui n'étaient pas encore parvenus sur le marché.
Curieux ce village avec ses tas de fumiers devant les portes qui indiquent à raison de leur taille la richesse du propriétaire ; curieux aussi ces deux églises quasi identiques l'une à côté de l'autre, l'une catholique l'autre protestante.
Nous ne nous faisions certes pas remarquer, mais tout le monde savait bien qui nous étions.
Un jour où nous avions eu notre liberté (lors d'un stage en prison ouverte c'est normal) avec un bon collègue nous sommes allés en Allemagne jusqu'à SARREBRUCK. Je me suis retrouvé dans le bain de la langue germanique tout de suite et ai pu, tant bien que mal, demander mon chemin et procéder à quelques achats souvenirs. Impressionnant cet esprit de discipline et ce confort apparent des ouvriers.
Avant de partir tous les cinq d'accord nous avons réunis une petite somme que nous avons remis à l'assistante sociale pour qu'elle achète quelques chemises à ses protégés. Cette femme avait été tellement gentille pour nous. Je me souviens même que ce fut à elle la première que j'appris que mon épouse attendait un bébé, car c'est un par un courrier reçu là bas que j'en ai eu la confirmation.

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Dès le début, pratiquement à mon retour, Anny commença à avoir quelques problèmes ; elle faisait hémorragie sur hémorragie et dut, outre un traitement sérieux, garder le lit vingt quatre heures sur vingt quatre.
Mis au courant de la situation, les directeurs du Centre et les magistrats auprès de qui j'étais en stage furent compréhensifs et m'accordèrent certaines libertés que certains collègues me reprochèrent, non ouvertement mais d'une manière allusive. Qu'importe, j'avais notre fille et ma femme à ma charge complète : j'allais conduire Sylvie à l'école après l'avoir levée, et fais sa toilette ; préparais le petit déjeuner pour tout le monde ; puis je remontais mes trois étages, aidais Anny à faire ses ablutions, l'installais confortablement dans son lit(avec le téléphone à proximité et tout ce dont elle pouvait avoir besoin ; je le répète, interdiction absolue de se lever ! je partais au Centre ou au Palais, reprenais Sylvie à l'école à midi, préparais le déjeuner, reconduisais Sylvie à l'école, allais au Palais, la reprenais à cinq heure et la ramenais à la maison. Anny me préparais la liste des courses et je repartais dans le quartier : légumes, boucherie etc... ; à cinq ans Sylvie donnait un coup de mains et en fin de compte cela se passait bien dans la mesure où la grossesse se continuait et se consolidait lentement. IL y eut bien des jours où j'ai paniqué, et particulièrement celui où Anny m'a demandé de lui faire pour le dîner des poireaux à la béchamel (mais je m'en suis tiré honorablement).
Cette vie a duré jusqu'au vingt décembre, date à laquelle nous étions en congé de Noël et en fin de période Bordelaise, pour regagner la capitale où devait se dérouler notre deuxième année de formation.
Heureusement le médecin estima qu'Anny pourrait supporter le voyage, mais obligatoirement en train (prendre le plus rapide ; "le Drapeau") et qu'à l'arrivée à PARIS, elle soit prise en charge à la gare directement.
Ce voyage nécessita certains préparatifs, et pour commencer, l'achat de vêtements de grossesse ; imaginez moi en train d'acheter à Prénatal le trousseau complet de la future mère. Mes achats terminés, je dus en retourner plus de la moitié qui n'allaient pas ou qui ne plaisaient pas ; une vendeuse acariâtre me fit mettre en colère et en fin de compte tout s'arrangea.
Pour emmener Anny et Sylvie à la Gare, j'avais pu amener la voiture jusque devant la porte et je partis, lentement. Mon cauchemar eut lieu pendant les cinq cents derniers mètres qui me séparaient de la gare ; à l'époque en effet cette avenue était pavée à l'ancienne et la Volkswagen n'est pas un véhicule particulièrement souple. Il y avait seulement une grosse valise qu'Anny ne pouvait pas porter ; aussi quand le train pénétra en gare, j'eus juste le temps de les faire monter toutes les deux, de glisser la valise au bout du couloir et de crier à un des passagers, "pouvez vous l'aider ?".
Je suis rentré à la maison et dans l'angoisse j'ai attendu le coup de téléphone que j'ai bien entendu reçu : papa était arrivé à faire passer l'I.D sur le quai et il avait installé Anny tranquillement et sans fatigue. Tout était parfait.
Quant à moi, après avoir réuni tous nos bagages j'ai pris la route le 23 décembre pour passer le Noël en famille ; la voiture était pleine à craquer ; il ne restait qu'un trou d'homme pour le conducteur. Il faisait un temps merveilleux sec et ensoleillé. Comme j'avais mis sur les bagages les jouets pour Sylvie, j'eus droit aux premiers feux dans PARIS auquel j'avais du m'arrêter à la gouaille d'un titi "Vises un peu, c'est le Père Noël".

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Après quelques jours passés chez mes parents, nous avons trouvé un appartement meublé au dessus d'un garage de taxi, rue Léon Maurice Nordmann (prolongation de la rue Broca) à trois minutes de chez mes parents et autant de la prison de la Santé, près du boulevard Arago. Au fil des jours Anny assumait maintenant sa grossesse pleinement. L'école de Sylvie était en face de chez nous ; Anny faisait ses courses, la cuisine et se rendait même deux fois par semaine aux leçons d'accouchement sans douleur qu'on lui avait conseillées de suivre. Un seul ennui l'appartement était un vieux truc légèrement en pente et quand Sylvie laissait échapper ses billes, on allait les récupérer à l'autre bout des deux pièces.
Et pourtant, nous allons vivre six mois dans ce logement, y accueillerons ma belle mère qui va y arriver début mai. Je n'avais pu lui trouver qu'un lit de camp monté sur sandows et la pauvre s'en est accommodée, contente avant tout d'être près de sa fille la plus jeune. Sa présence me rassura quand je dus partir en voyage de formation à la C.E.E.

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Cette sortie avait été particulièrement bien organisée ; toute la promotion, à savoir les trente cinq Auditeurs de Justice hommes et femmes, était de la partie. Le voyage PARIS LUXEMBOURG n'a pas laissé grand trace dans mes souvenirs, pas plus d'ailleurs que les conférences que nous avons suivies. Il me revient à l'esprit que nous étions arrivés le soir assez tard, que nous avions diné au buffet de la gare et qu'avant de repartir, tout le monde, directeurs en tête avons faits quelques pas sur les remparts de la ville Nous étions pilotés par de jeunes hôtesses de la C.E.E véritables polyglottes, qui excitaient particulièrement les jeunes.
Après une journée, nous repartions pour BRUXELLES par un super train européen et nous sommes arrivés dans la capitale Belge vers dix heures du soir et avons été conduits immédiatement à notre hôtel. Pendant ce transport, un de nos collègues originaire du nord de la France, qui connaissait bien la ville nous proposa de nous faire visiter "by night" ; aussi bien, les valises déposées dans nos chambres, toute la promotion a suivi comme un seul homme et à pied. Je ne sais combien nous avons fait de kilomètres dans la nuit, mais nous avons vu beaucoup de choses : le quartier de l'Europe, la Grand place, le Menkenpisse ; nous sommes rentrés épuisés à l'hôtel à trois heures du matin. Je m'étais néanmoins levé de bonne heure pour aller acheter des chocolats avant d'aller suivre les cours et les conférences donnés dans des locaux spacieux.
Nous avons pu avoir à titre personnel quelques entretiens avec des fonctionnaires internationaux, intéressants ; mais qu'elle condescendance vis à vis de nous.
Trois jours après nous étions de retour à PARIS. Bien sur, des approches de ce genre n'étaient pas inutiles, mais qu'elle distorsion entre cette formation et les travaux de base du magistrat juste nommé à qui l'on confiait l'examen des contraventions sur lesquelles il fallait indiquer la mention de poursuite ayant de l'expédier à l'Officier du Ministère Public.

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Par contre, les cours à l'école cernaient une culture générale plus poussée et une définition très argumentée de la politique judicaire de l'époque : Le Garde des Sceaux était monsieur Foyer, et s'il avait la réputation de ne pas aimer particulièrement les magistrats, il avait des idées très arrêtées sur le fonctionnement de la machine judiciaire et le faisait connaître.
Un jour un grand historien contemporain est venu nous faire un cours sur les attitudes des magistrats et en est arrivé à nous narrer les événements de BOUAFLE en Côte d'ivoire, dont j'ai parlé à l'occasion de ma période Africaine. Ce qu'il disait était tellement éloigné de ce que j'en savais de la bouche même de celui qui avait vécu les faits, que je n'ai pu m'empêcher à l'issu du cours d'aller le voir et très respectueusement lui dire que ses renseignements étaient erronés et de lui fournir les noms qu'il ne connaissait même pas. Ceci m'avait d'ailleurs fait profondément réfléchir sur la valeur de la "vérité historique" qu'en fin de compte Pascal avait très bien définie.
D'autres sorties furent au programme, une à la SNCF et l'autre à Orly (à laquelle je ne suis pas allé à raison de la naissance de notre deuxième fille Laurence.) Celle à la SNCF fut intéressante dans la mesure où si nous n'avons pas compris que notre "Micheline spéciale" et nos déplacements avaient complètement chamboulé le planning central c'est que nous étions complètement idiot. On est arrivé à nous le servir sous plusieurs formes très élégantes mais cela a bien été dit.
Un mois avant la naissance de notre fille, nouveau stage à l'extérieur à l'institut d'éducation surveillée de NEUFCHATEAU (pas loin du village de DOMREMY, celui de la Pucelle à qui une immense basilique dont je n'avais jamais entendu parler à été érigée en pleine nature à l'écart de tout) Un I.P.E.S est un endroit où l'on apprenait les mineurs à se réinsérer par le travail.
En soit l'idée est bonne, mais où le bât blesse c'est que dans les ateliers, les délinquants avaient pour se qualifier des machines outils de la dernière technique, qu'ils ne seraient pas près de prendre en main dans la vie active.
L'équipe du stage était la même que celle d'OERMINGEN, mais les libertés n'étaient pas les mêmes dans la mesure où d'une part le village, disons le bourg, était assez éloigné et seul un collègue était venu en voiture, et d'autre part dans la mesure où nous devions partager la vie de ces chers petits.
Sauf une soirée où l'on nous emmena à MAXEVILLE dîner dans un centre de semi liberté pour jeunes adultes près de NANCY. La direction, pensant sans doute que nous connaissions toutes les grandes villes de France, n'a pas jugé bon de nous faire traverser la place Stanislas(Leszczynski) célèbre dans le monde entier.
Par contre en arrivant on nous avait réservé une surprise : le repas avec les condamnés. Pour que ce soit plus intime on avait placé un auditeur, un condamné etc.. Je me suis retrouvé heureusement en bout de table et n'ai pas été encadré comme les copains. J'avais donc à côté de moi un garçon de vingt deux ans : une tête de demeuré, gros sourcils, mâchoire lourde, petits yeux enfoncés dans les orbites regardant partout en même temps et des mains.... énormes, velues à souhait un primate normal. On nous avait bien prévenu, "surtout ne parlez pas de ce qui a pu les amener ici, cela pourrait les traumatiser ; s'ils sont en semi liberté c'est qu'ils se sont bien conduits et sont sur la voie de la réinsertion".
Comme dirait Bérurier (tant pis pour ceux qui n'ont jamais lu San Antonio) "De quoi voulez vous qu'on cause quand on bouffe ?" Je n'allais quand même pas parler politique ou philosophie avec mon voisin de table, alors je faisais des efforts. "Il a fait beau aujourd'hui, j'ai vu de belle machine outils à NEUFCHATEAU ; d'où êtes vous originaire ?" Réponse sur un ton roque : "je suis breton, moi". "Ah la Bretagne ! etc... Au bout de vingt minutes le pauvre garçon a craqué : "Ben quoi, mon pote pourquoi que tu me demandes pas pour quoi que je me suis fait enchrister ?"
Ben, parce que cela ne m'intéresse pas". "Alors, pourquoi t'es là, pour nous r'garder ; moi tu vois mec j'ai étranglé un cave". Surprise : "Ah ! Bon" "Attends j'vas te raconter". " Non merci".
Comme son élocution était lente nous étions arrivés au dessert et prenant le café debout je n'ai pas eu à entendre la suite de l'histoire de cette future réinsertion (et je ne souhaite qu'une chose c'est qu'elle ait vraiment eu lieu).
Pour terminer dans ce registre, il faut vous dire que nos collègues femmes avaient eu le même genre de stage que nous avec le même genre de délinquants que nous. Savez vous comment elles ont, elles, terminé leur soirée ? en faisant la vaisselle avec les détenues ; certaines ont tiqué, mais d'autres ont trouvé cela "tellement excitant".

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Les stages au Palais à PARIS avaient été particulièrement étudiés et personnalisés et compte tenu de mon passé et de mon expérience à DAKAR, j'ai passé trois mois dans un cabinet d'instruction, trois mois au parquet et six mois à ne faire que du civil auprès du secrétariat général du Président de PARIS et d'un des premiers vice présidents.
À l'instruction, j'ai eu la chance d'être affecté à un cabinet spécialisé dans les affaires de grand banditisme, de proxénétisme et de drogue et j'ai vu défiler "julots" de petite envergure et "voyous de haute volée", prostituées "indépendantistes" ou putains soumises, le tout accompagné de la fine fleur du barreau Parisien, de maître Fleuriot à maître Henri Leclerc en passant par maître Tixier Vignancourt qui faisait circuler sous le manteau ses plaidoiries dans les affaires de l'O.A.S.. C'est inimaginable ce que j'ai pu apprendre avec ce juge d'instruction à l'humeur toujours égale et au calme surprenant (On ne parlait guère de lui, ce n'était une vedette ni nationale, ni internationale ; d'ailleurs il ne cherchait pas à devenir ce genre de magistrat médiatique ; il faisait son travail simplement avec conscience et je l'ai vu obtenir des résultats remarquables dans les investigations qu'il menait.
Au Parquet, j'ai eu également une chance inouïe de tomber vraiment sur un grand maître ; si je ne lui dois pas tout, je lui dois beaucoup. Dire qu'en fin de carrière il fut nommé Procureur Général près la Cour de cassation indique déjà quel grand bonhomme c'était.
Je ne rapporterais qu'une anecdote le concernant. Il m'avait donné à étudier un dossier complexe de coups et blessures réciproques pour rédiger le réquisitoire définitif et j'avais peiné pour décrire les coups portés par les uns et les autres dans un enchaînement délirant. Il procéda à la lecture de ma prose et me dit " Vous avez bien compris le dossier, mais ce que vous avez exposé en vingt lignes je l'aurais résumé ainsi : "Au cours d'une véritable mêlée ouverte les protagonistes des deux camps eurent respectivement les blessures suivantes". J'avais appris l'art de la synthèse.
Pendant mon stage au Secrétariat général, je puis dire qu'il ne s'est pas passé une seule journée sans qu'une pierre nouvelle ne soit ajoutée à l'édifice.

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Il est vrai que dans ce métier plus on apprend, plus on a à apprendre et, je crois qu'il faut, lorsque l'on est au bout du chemin avoir l'humilité de dire : "je ne sais rien, je dois apprendre encore" ; c'est pourquoi, malgré moi, je n'ai pu, en fin de carrière, m'empêcher de remettre parfois très vertement en place de jeunes collègues "qui savaient tout !!. Certes, j'ai été jeune et, je puis le dire avec un certain tempérament, mais j'ai toujours été conscient du fait que mes anciens en savaient plus que moi.
À moins que... j'y repense... Eh oui, moi aussi j'ai pêché... J'avais à DAKAR un procureur qui ne m'aimait pas et me poursuivait quotidiennement de ses sarcasmes : un jour je lui ai répondu que ce qu'il n'avait pas appris en vingt ans ce n'était pas en quinze jours qu'il pourrait le découvrir ; j'avais accompagné ma vengeance d’un fait atroce : je posais dans le palais la devinette suivante : "qu'elle différence y a t il entre un avocat et l'ascenseur quand le procureur monte à son bureau ? ; aucune car tous deux soulèvent des nullités" ; cela m'avait valu une convocation chez le Président qui m'avait sérieusement savonné la tête en me disant "Que je ne vous y reprenne pas" et avait malicieusement ajouté : "au fond votre devinette est excellente". Quand je repense à cela, j'ai honte.

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Le premier vice président avec lequel je travaillais quotidiennement était un homme exquis et cultivé ; marié il n'avait pas d'enfant et habitait l'île de la Cité. Autant vous dire que pour lui les heures ne comptaient pas.. Je lui apportais mon travail de 1' après midi vers dix neuf heures trente et nous continuions jusqu'à vingt heures trente. Il me fallait alors attraper mon bus le 21 pour arriver chez moi vers vingt et une heure. Un certain jour je lui ai exposé la réalité de ma vie en lui glissant doucement que tous mes collègues quittaient le Palais vers dix huit heures. J'ai su ce qu'était un honnête et un brave homme : il était confus, il ne se rendait pas compte ; à partir de ce jour je me suis retrouvé à la maison tous les soirs au plus tard à vingt heures

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J'aimais bien prendre ce bus le soir ; c'était encore ceux dont l'arrière : la plate-forme était à l'air libre, et même quand il faisait froid c'était un régal de circuler le soir dans PARIS. Chaque saison dans la capitale à ses odeurs, celle des marrons qui grillent quand il fait froid, puis des senteurs de violettes d'œillets, celle des journaux fraîchement imprimés le matin et cette odeur d'ozone après une lourde pluie sur l'asphalte surchauffé. Outre cela, il y avait les menus incidents quotidiens : les amoureux qui s'embrassaient longuement en se quittant avant de se retrouver le lendemain et le baiser furtif des couples illégaux, à l'affût, inquiets ; la mémère allant tous les soirs à la même heure «faire pisser Mirza"(Car moi aussi, autant que faire se peut, je prenais le même bus tous les soirs). Il y avait les mêmes passagers et l'on arrivait à se reconnaître et à se faire un petit signe qui n'était pas un bonjour, mais une sorte de sourire qui voulait dire (Vous êtes toujours là, moi aussi) d'homme à homme ou d'homme à femme, mais sans ambiguïté. Avoir le temps, c'était écrire un roman :"Les passagers du 21" quelle étude I

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Le temps passait et avec le temps qui passait ANMY s'arrondissait ; un soir en arrivant : c'était le 21 Mai 1963 elle me dit que les douleurs avaient commencé ; je l'emmenais dans une clinique où j'avais pu trouver une place ; elle en ressortait le lendemain : il s'agissait d'un fausse alerte.
Par contre le 31 mai il n'y avait pas d'équivoque et je la conduisis directement à la clinique boulevard Arago où la chambre était retenue, encore que momentanément on la mit dans une soupente. Une belle fille est née ce soir là : comment la prénommer : Laurence : Laurence d'Arago.
J'ai couru comme un fou jusque chez mes parents qui habitaient à cinq minutes ; outre le petit verre de cognac que papa me donna "pour me remonter", il en profita pour, machinalement, manger une tablette de chocolat entière "pour fêter ça." Puis très rapidement j'ai filé à la maison pour prévenir ma belle mère, qui à l'annonce de la nouvelle m'a simplement répondu :"je le savais".
Le lendemain matin en arrivant à l'école, le directeur fort aimablement ma renvoya pour trois jours dans mes foyers et mes collègues mariés eurent un petit mot aimable. Quand aux autres, la nouvelle les laissa froid ; ils ne savaient pas encore tout l'amour que représente une naissance où que ce soit.

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Notre vie quotidienne fut agrémentée par la venue d'un oncle d'ANNY producteur de vanille à la Réunion. Ce brave tonton était venu en Métropole (et non en France, car la Réunion c'est la France disent les puristes ; moi je dirais autrement : c'est un département Français), profitant du fait que son fils, pharmacien, faisait son service militaire à PARIS pour trouver des débouchés commerciaux pour ce produit exotique.
Il débarquait pour la première fois de son île natale et découvrait PARIS. Comme il ne connaissait personne, il avait trouvé une chambre confortable dans un petit hôtel près de chez nous. Ma belle mère avait rejoint ses autres filles et nous avions déménagé dans la même rue, sur le trottoir opposé a une centaine de mètres, donc toujours près de chez mes parents.
Sauf quand il faisait ses prospections l'oncle était toujours avec nous et marquait sa reconnaissance en gâtant Sylvie au maximum. Mais vivre avec lui, parfois ne manquait pas de sel, les formules créoles n'ayant parfois pas le même sens que la même en français. Un jour, il m'avait demandé de l'emmener à la banque pour y chercher de l'argent liquide, ce qui en créole s'appelle de la monnaie. En arrivant il a donc précisé : "Pourriez vous me donner un peu de monnaie ?" "Combien" dit l'employé ; il répondit alors "trois mille francs". Imaginez la tête de l'employé croyant avoir à faire à un dingue ou à un holdup. "Bien quoi, je vous demande trois mille francs de monnaie et alors." J'ai du intervenir et expliquer la méprise.
Une autre fois, le pauvre était arrivé à la maison è neuf heures du soir pour dîner pestant contre un taximan qui lui avait pris très cher. Quand il m'eut expliqué d'où il venait j'ai pu lui apprendre qu'il avait simplement fait tout le tour de PARIS plus quelques zigzags pour agrémenter la sauce.
Enfin c'est grâce à lui que nous sommes achetés une télévision. C'était les premières ; elles étaient assez chères et mon salaire d'auditeur de Justice n'était quand même pas énorme ; il m'a incité à faire un crédit de douze mois (Ce que je n'avais jamais fait et que j'ai continué à faire) Il est bien certain qu'avec deux enfants cela nous a changé la vie : j'ai même payé une mensualité de trop sans m'en rendre compte (qui m'a été remboursée).
À la fin de son séjour il s'est senti fatigué est parti consulter et se reposer à BORDEAUX. Atteint d'un cancer aux intestins il a vite décliné et est rentré à la Réunion où il est décédé au milieu des siens quelques temps après.
Nous avions droit, comme l'année précédente, aux grandes vacances du mois d'août que nous sommes allés passer en Normandie. En effet nous avions toujours gardé le contact avec le juge d'instruction dont j'avais été le greffier à DAKAR. Ils habitaient une ferme rénovée près d'EVREUX où le vieux papa tenait la plus grosse librairie de la ville. Sachant que nos moyens étaient limités ils nous avaient trouvé une ferme à louer (à peine meublée) avec le strict nécessaire pour y passer un mois. C'est ce que nous avions trouvé de moins cher et l'air au moins y était pur. Nos amis habitaient à une cinquantaine de mètres ; comme cette année là il a fait un été pourri nous étions souvent chez eux à regarder la télé pendant que Sylvie s'amusait avec leurs enfants un peu plus âgés. Mais il nous arrivait parfois de partir à pied sous la pluie avec Laurence dans sa poussette bien à l'abri rien que pour le plaisir de marcher au grand air. Ne parlons pas de notre consommation de pommes et.. de cidre du pays.
Une seule curiosité dans ce hameau, une église en bois datant des Vikings, dont les peintures intérieures n'avaient pas subi les altérations du temps.

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L'année de stage Parisien s'est terminée fin décembre après l'examen de sortie qui était certes une formalité, mais servait surtout à raison du classement dont il faisait l'objet, à permettre aux candidats de choisir leur poste.
À la sortie de Centre nous avions le choix entre un poste de substitut du procureur de la république, un poste de juge. au siège, un poste de juge d'instance, un de juge des enfants et un de juge d'instruction. Nous étions une trentaine et la chancellerie proposait quatre postes de plus. Vous pourriez croire que les choix se firent en fonction des affinités personnelles de chacun, point du tout. J'étais sorti le 7ème et pouvais prétendre à choisir, quand même combien sont venus me trouver pour me vanter les charmes de trous perdus qu'ils connaissaient soit disant très bien : parce que le choix des postes (au moins pour ma promotion) s'est fait à l'aide du Chaix (L'annuaire de la SNCF) que chacun se passait et se repassait pour calculer la moindre distance du poste proposé à celle du domicile parentale. Quand j'ai soumis la liste à ANNY, nous sommes tombés d'accord tous les deux sur le poste de substitut à NEVERS. C'était un de ceux qui n'était pas pris par les six premiers, je connaissais la ville pour y avoir vécu cinq ans ; bon climat continental à deux cents kilomètres de PARIS. L'idéal pour des gens comme nous qui avions bourlingué un peu partout. Ce poste était convoité (au dessous de la LOIRE) mais j'ai tenu bon et obtenu ce que nous désirions.

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TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 7

Si tu ne vas pas à Lagardère








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Lagardère n'eut pas besoin de venir à nous, nous allâmes à NEVERS. D'abord une petite incursion pour voir le Palais de Justice et me présenter à mon procureur avant ma prise de fonction. Le jour où nous y sommes allés, début février, il gelait à pierre fendre et pour aller au contact de mon nouveau poste, j'avais laissé Anny dans la voiture en lui disant : "je reviens tout de suite".
La pauvre est restée toute seule pendant quatre heures alors que je prenais attache avec mon collègue l'autre substitut qui avait déjà une sérieuse ancienneté et mon procureur qui se profila vers dix sept heures ; j'eus beau glisser dans les conversations que mon épouse était "en bas " dans la voiture, personne n'eut l'idée de me dire de l'appeler pour qu'au moins elle soit au chaud. Cette expérience m'a toujours fait demander aux arrivants qui venaient se présenter s'ils étaient accompagnés et faisais en sorte que tous aient une part de chaleur humaine.
On me laissa comprendre que je pourrai arriver à NEVERS quand je voudrai, que le décret de nomination ne sortirait pas avant le cinq mars (en procédant ainsi, le ministère gagnait déjà deux mois de salaire de magistrat et continuait à nous payer sur la base des Auditeurs de Justice).
Le Procureur resta en liaison avec moi et s'occupa de me trouver un meublé pour commencer. C'est ainsi que grâce à lui nous pûmes arriver le quinze février et rentrer dans un deux pièces au troisième étage d'un petit immeuble, rue Gresset à trente mètres de la maison que nous avions occupée avec mes parents quand nous étions arrivés à NEVERS en 1935. La première nuit fut catastrophique.
Comme il faisait très froid j'avais allumé la cuisinière, le propriétaire ayant laissé un seau de charbon. Elle n'avait pas du servir depuis un certain temps, car dans la nuit nous nous sommes réveillés en toussant (en fait c'est Laurence qui avait réagit la première) respirant de l'oxyde de carbone à pleins poumons. Nous avons tout ouvert, couvert les enfants et terminé la nuit tant bien que mal. Le matin, frigorifié, j'ai fait ouvrir une quincaillerie pour y acheter un poêle anglais à pétrole que nous avons gardé pendant une trentaine d'années. La cheminée fut ramonée et tout ce passa bien jusqu'à notre déménagement pour notre premier appartement.

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Comme le décret ne paraissait toujours pas, rendez vous pris, j'allais faire ma visite de courtoisie au Procureur Général à BOURGES, siège de la Cour d'Appel. J'ai appris par la suite que cette démarche s'appelait aussi "aller baiser les reliques".
Habillé de mon plus beau costume, le plein de la Volkswagen fait (même pour soixante cinq kilomètres : on ne sait jamais), je suis arrivé en avance dans la cour du Palais Jacques Cœur(il est curieux de constater comment, lorsqu'ils ne sont pas logés dans des temples à la grecque à l'architecture plus ou moins heureuse, les juridictions ont trouvé à se loger dans des Palais princiers, dans des monastères ou des évêchés t sur le plan du fonctionnel l'on assistait à des aberrances, mais cela avait au moins un avantage, celui d'avoir de la gueule et d'en imposer en respect à ceux qui en franchissaient les portes. Maintenant avec les "cités judiciaires modernes", l'on a plutôt le sentiment d'aller au cinéma ou au théâtre, si ce n'est à Guignol ou à la foire aux bestiaux, voire plus simplement à l'usine. Voiture garée dans un espace réservé aux visiteurs j'y laissais le manteau et traversais la cour rapidement sous un glacial mais radieux soleil de Mars. J'avais gardé mes gants...
Le Procureur Général me reçut fort courtoisement, il était en fin de carrière, habitait à l'autre bout de la France et venait à sa Cour deux ou trois jours par semaine. Comme dirait la Fontaine : "propos, agréables commerces", nous devisons ; discrètement, je surveillais ma montre : pas plus de vingt minutes : je connaissais les usages... mais au bout d'un quart d'heure tout était dit ; je pris congé ; il me raccompagna jusqu'à la porte de son bureau : "Mon cher collègue, vous oubliez votre chapeau." Comme je n'en avais pas en entrant je compris immédiatement l'allusion (les jeunes ne voudrons pas le croire, mais c'était bien cela).
"Mon Cher collègue vous êtes venu comment ?". "Avec ma voiture, Monsieur Le Procureur Général." "C'est bien, vous avez raison, un magistrat doit être moderne, il y a en a trop qui continuent à prendre le train ou des taxis, où est votre véhicule ?" "Là" et je le désignais du doigt ; dans le parking sa couleur vert épinard resplendissait dans le froid soleil de l'hiver. "Ah, une marque étrangère, genre sport, couleur criarde, mon cher collègue vous auriez pu choisir une autre marque de véhicule en noir, cela est plus classique et correspond mieux à la fonction. Votre Procureur, lui, a une Mercédès....". J'étais sans voix.
Heureusement ma visite au Premier Président me remit d'aplomb ; d'abord je ne le voyais pas dans son bureau, il était à demi enveloppé par un des doubles rideaux de la baie vitrée qui donnait sur la cour, étudiant un document debout près d'un secrétaire. Au bout de deux minutes j'avais compris qu'il ne savait pas quoi me dire et j'ai pris congé "Merci d'être venu"

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Cela faisait quinze jours que nous étions arrivés ; un après midi, n'ayant toujours pas de nomination à mon poste nous sommes partis avec Anny et les deux filles rue des Chauvelles où habitait la mère de Rolland. Au coup de sonnette, elle apparaissait à la fenêtre de l'étage de la maison " Monsieur vous désirez ?" "Vous ne me reconnaissez pas ?, je suis votre petit Jacques" Elle poussa un cri et descendit rapidement. La porte était à peine ouverte qu'elle m'enserrait dans ses bras. "Mon petit". J'ai présenté Anny les deux filles qui immédiatement ont trouvé en elle la douceur et la compréhension d'une seconde grand mère. Je lui ai demandé de nous emmener au "Jardin", un verger potager leur appartenant qui était à trois minutes pour montrer à Anny les coins et recoins où s'était déroulée toute mon enfance.
À partir de ce jour Anny la voyait pratiquement tous les jours car Sylvie demandait à aller chez la "mémère" où il y avait toujours des gâteaux, des fruits et les lapins au fond de la cour à aller regarder. Le vieux papa, sourd muet, était heureux ; lui aussi m'avait retrouvé car comme son fils je le comprenais facilement et parlais avec lui comme j'avais appris à le faire quand j'étais petit.

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Nous étions le dix mars et ma nomination n'arrivait toujours pas ; je m'ennuyais ferme et décidais d'aller voir le Procureur pour lui demander s'il n'y avait pas de travail en retard à liquider que je puisse commencer sans que pour cela quelque nullité soit encourue. Il ne regarda avec des yeux ronds : je demandais à travailler, du jamais vu et j'ai eu le droit d'ouvrir les placards et les tiroirs de mon futur bureau. Ma première découverte fut de taille ; dans un tiroir une splendide chemise sur laquelle était écrit : "État des affaires en retard" et j'appris ainsi que mon prédécesseur, tous les mois, scrupuleusement, perdait quatre jours pour compter et recompter, mettre en ordre, peaufiner le retard qui s'accumulait. Il y avait cinquante huit dossiers d'instruction en retard qui attendaient de recevoir un réquisitoire définitif pour espérer un jour être jugé.
Je me mis immédiatement au travail, emportant les dossiers à la maison. Mon travail ne serait daté et signé qu'après ma prise de fonction officielle.
Enfin le Journal Officiel tant attendu arriva : installation prévue pour le dix sept mars.
Mais au préalable il fallait que je prête serment de Magistrat. Cela ne serait jamais que la troisième fois : la première quand j'avais été nommé au Parquet Général à DAKAR ; la deuxième quand j'ai été nommé juge d'instruction, (je passe sur le serment d'Auditeur de Justice à BORDEAUX). Coup de Téléphone à la Cour d'Appel, ma prestation de serment fut programmée immédiatement pour le seize. Départ de bonne heure avec la robe, la ceinture, le mortier. En arrivant je fis quelques visites rapides ; le président devant lequel j'allais prêter serment, les conseillers et l'audience commenças : j'étais au fond de la salle tout seul. Le Président prit la parole : "Monsieur le Greffier, nous avons à recevoir le serment d'un Magistrat, Monsieur approchez". Je m'avançais, l'huissier me glissa une chaise sous les fesses, le président très vieille France commença un spitch pompier ; le greffier se précipita et lui glissa quelques mots à l'oreille. Le président s'arrêta, regarda incrédule le banc du Ministère public qui était désespérément vide et éclata de rire. "Mon cher collègue, autant pour moi, je n'avais pas remarqué l'absence de monsieur L'avocat Général, il est vrai qu'on le voit si peu souvent (Ils doivent s'aimer ces deux là) Je l'ai envoyé quérir afin qu'il puisse prendre ses réquisitions. L'audience est suspendue...."
Un quart d'heure après on remit ça, mais l'Avocat Général était arrivé en robe rouge, alors que la Cour était en noir : Incident, l'Avocat Général en profita pour donner une leçon à l'autre : "La prestation de serment d'un magistrat, fut-il du parquet se fait en audience solennelle, mon cher Président, vous devriez aller vous rhabiller". Objection retenue, ils allèrent tous les trois se mettre en rouge. Pendant cela le temps passait, il était bientôt midi. Enfin je prêtais serment.
J'avais remarqué sur les trois membres de la Cour un homme sympathique qui me regardait avec amabilité. Dès la fin de l'audience il est venu se présenter. C'était l'ancien Procureur de NEVERS. "Il est trop tard pour que vous repreniez la route tout de suite, je vous invite à déjeuner ; prévenez votre épouse pour qu'elle ne s'inquiète pas". J'ai été libre à quatorze heures trente après un repas excessivement fin dans un des hauts lieux de la gastronomie de la ville et suis rentré à la maison. Quand à ce conseiller, comme il résidait à NEVERS, j'ai eu l'occasion de le revoir souvent et parfois de lui demander conseil.
Le lendemain j'étais installé dans mes fonctions, mais la cérémonie dut être épurée de tout faste superflu à tel point que je n'en ai aucun souvenir. Toutefois c'était pour moi l'anniversaire, jour pour jour de mon départ pour l'Afrique treize ans plus tôt J'avais tenu mes engagements et bouclé la boucle.

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Comme je l'ai expliqué le Palais de Justice de NEVERS, c'était le Palais Ducal : je montais par un petit escalier de la tour de droite, traversais le secrétariat du parquet et me retrouvais dans mon bureau qui était à la croisée de tous les chemins ; comme je fais de la claustrophobie ma porte était toujours ouverte et tous les collègues venaient me dire un petit bonjour en passant le matin.
Je devais transiter par le secrétariat où trônaient trois minettes dont la force de frappe n'avait d'égal que leur force de dissuasion sous les directives d'une Greffier en chef plus âgée, à l'esprit vif, intelligente et... parfois mauvais caractère (mais bientôt nous deviendrions de bons amis et j'aurais une confiance totale en elle). Elle avait l’accent très marqué des gens de N'VERS et l'accentuait encore quand elle patoisait en imitant Maryse Martin célèbre à l'époque.
Dans mes visites d'arrivée je n'avais pu rencontrer une de nos collègues femmes, juge, ce que je réparais bien vite. Je la trouvais dans son bureau perchée sur une échelle de bibliothèque d'où elle ne descendit pas pour me recevoir ; elle n'était plus de prime jeunesse et se donnait des airs de gamine. Ma position, celle du renard qui attend que le corbeau lâche son fromage, me dévoilait des horizons infinis. Quand je rentrais à mon bureau, je me heurtais à ma secrétaire qui me dit : "s'avez t'y vu le cul de votre collègue ? vous seriez pas le premier."

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Pour parfaire la description des gens qui m'entouraient ou ceux avec qui je travaillais, il faut mentionner : dans le personnel, un vieux secrétaire de parquet fidèle et compétent, travaillant lentement mais surement, toujours égal à lui même.
La minette qui répondait au téléphone, jolie, gentille mais dont le bleu de ses yeux rappelait non pas un océan déchaîné mais le lent regard d'un jeune ruminant attardé à regarder passer un train. Certain jour, alors que je traînais au secrétariat, après avoir bouché de sa main le téléphone, elle me dit qu'elle ne comprenait pas le nom de la personne qui était demandée : "Dites au correspondant d'épeler !" "Ah Oui vous voulez épeler s'il vous plaît." Et je vis son visage se rembrunir son regard se perdre ;... rapidement elle reboucha le téléphone pour me dire : "Il n’a que des prénoms ce Monsieur...." Quand je pense qu'elle était titulaire d'un brevet de secrétariat.
Le greffier du juge d'instruction, lui aussi dévoué comme pas deux faisait merveille avec son seul bras sur la machine à écrire qu'il avait bricolée ; il avait aussi arrangé le vélo sur lequel il venait travailler et sur le porte bagage duquel il y avait une caissette doublée de fer blanc dans laquelle, les soirs d'hiver, il glissait du charbon incandescent de la chaudière du chauffage central du Palais : cela lui évitait, en arrivant chez lui, d'avoir à allumer le feu ; il mettait le contenu de la caissette dans sa cuisinière et rajoutait du charbon ; mais un soir en descendant l'avenue de la Gare, le fer blanc devait être pourri, la caisse a pris feu et une bonne fumée se dégageait de l'arrière du vélo comme d'un moteur d'avion qui vient d'être touché. Ce brave garçon avait perdu son bras droit quand il était petit en dessouchant un arbre à la dynamite, mais comme je l'ai dit savait tirer parti de tout : cependant, un jour où il travaillait au ralenti, peut être était il fatigué, le juge pour le secouer un peu eu une phrase malheureuse qui le plongeât dans la plus grande confusion dès qu'il en eut compris toute la valeur ; "Dépêchez vous un peu, j'en ferai deux fois plus que vous, je ne suis pas manchot vous savez" et l'autre calmement et d'un air candide lui répondit : "Mais moi, si Monsieur."
Enfin le Greffier en chef du Tribunal que l'on voyait une ou deux heures par jour laissait gérer sa charge par un personnel qu'il rétribuait chichement. Plus tard le Procureur fera du recrutement parmi des jeunes filles tout justes sorties des écoles.

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Parlons maintenant des collègues ; tout d'abord l'autre substitut. Il avait déjà neuf ans d'ancienneté quand je suis arrivé : connaissant son travail à merveille, mais étant de surcroît un parfait pédagogue ; il m'a appris ce que j'appellerai la "ponctuation" du métier c'est à dire tous les petits trucs qui font que l'on va plus vite et que l'on risque moins de se tromper en entretenant des reflexes essentiels dans le quotidien du travail.
Marié, six enfants c'était le père de famille modèle qui les entraînait tous derrière lui. Nous nous entendions parfaitement et il me souvient d'un dimanche, bien plus tard où nos dix enfants réunis,(quatre pour moi) ne faisaient pas plus de bruit qu'une mouche en train de siroter une goutte de lait. Grand pêcheur de truite à la mouche dans les torrents du Morvan, il prenait toujours une après midi de congé la veille du jour où il faisait une invitation : il n'a jamais été en défaut ayant toujours apporté le nombre de truites égal au nombre d'invités (sans en acheter au poissonnier du coin).
Il avait une autre corde à son arc ; lorsqu'il était étudiant il avait joué au rugby, avait fait partie de l'équipe de France et était devenu International. Les Spanguerro et autres Albaladejo étaient ses copains. Mais quand il était entré dans la magistrature, son Procureur Général de l'époque l'avait interdit de sport ; à l'époque un magistrat devait être digne et ne pas se donner en spectacle. En tout état de cause il connaissait les règles de ce jeux parfaitement et ne les a inculquées. Pour avoir la paix, il venait au Palais le Samedi après midi pendant la période du Tournoi des Cinq Nations chez le concierge, originaire de CASTRE dont la loge était juste au dessous de son bureau. Les policiers et les gendarmes savaient où nous trouver. Là avec eux deux j'ai vibré devant la télé : "Allez les petits"....

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Il y avait deux juges d'instruction.
L'un se présentait ainsi : "X magistrat et humaniste". J’ajouterais plus humaniste que magistrat. C'était un homme de recherche, passionné d'ésotérisme, affilié au mouvement "Planète" dirigé par Pauwels, il vivait une quête perpétuelle et s'était intéressé aux bâtisseurs de cathédrales au sujet desquels il avait procédé à une étude approfondie, il avait fait une conférence très remarquée, accompagnée de projections de photos au Théâtre Municipal de la ville. Parfois ses raisonnements étaient un peu fumeux, mais une conversation avec lui était toujours un enrichissement. Il n'aura aucun avancement, terminera sa carrière comme juge, un peu aigri certes, mais au fond que lui importait Ce n'est que maintenant que je comprends comme tout cela à par peut être un léger regret) est peu à côté de la Connaissance.
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L'autre juge d'instruction était totalement différent ; la logique faite homme. Il instruisait patiemment et parfaitement ses dossiers, ne négligeant aucun détail et dans le temps qu'il fallait. Sa vie, semblait il, n'était qu'un vaste programme qu'il avait élaboré et auquel il se tenait scrupuleusement. Il avait un aspect sévère, mais parfois sous cette gravité apparente se glissait un sourire malicieux qui disparaissait aussitôt. J'aurais à son propos tant d'anecdotes à rapporter ; mais ce serait un peu trahir son intimité dans laquelle j'étais accepté ; je n'en évoquerai que deux.
Lorsque nous effectuions un transport de Justice il n'omettait jamais d'emporter avec lui une lourde serviette dans laquelle se trouvaient tous les documents dont il avait besoin, mais aussi l'écharpe de juge qu'il ceignait avant de procéder à des opérations officielles. Il m'avait d'ailleurs demandé de ne jamais oublier la mienne, celle de Procureur de la République. (En fait elles étaient identiques de couleur amarante avec des glands argentés) Quand nous déplacions, comme il n'aimait pas tellement conduire et qu'il savait que moi, par contre, j'adorais ça, nous prenions ma voiture. Environ deux à trois kilomètres avant d'arriver sur les lieux de notre travail (soit des auditions, soit des reconstitutions photographiques) il me demandait d'arrêter, allait faire pipi et m'invitait à en faire autant :"pour avoir les idées claires"(encore que.. je n'ai toujours pas compris comment les idées allaient se loger là) Donc "l'esprit dégagé", nous enfilions chacun notre écharpe, redressions le nœud de cravate et à chaque fois j'avais droit à la phrase suivante : "Mon cher collègue, n'oubliez jamais que Paul Valery a dit que les hommes ne vivent que par les symboles qui mènent la terre" ; et notre ceinture en était un.
Ne vous méprenez pas, il était un peu plus jeune que moi.
Un matin il est arrivé au Palais la figure couverte de bleus, ce qui peut aussi s'exprimer par la jolie formule "avoir la tête au carré". Comme on lui demandait ce qui lui était arrivé, il racontait en souriant sa mésaventure. Nous étions en plein été et de la fenêtre de son appartement donnant sur une avenue, il avait vu un homme ivre qui importunait deux femmes dans un véhicule. Il gesticulait devant elles empêchant la voiture de partir et frappait la tôle à coups de pieds répétés. N'écoutant que son courage notre juge, en veste d'intérieur s'était précipité au secours des dames sous les yeux émerveillés de sa femme et de sa fille. Après avoir rassuré conductrice et passagère, il s'en était pris au trublion qui devait être deux fois plus grand que lui et qui de surcroît était ivre. Chaque appel au calme était ponctué par un coup de poing qu'il encaissait vaillamment en reculant pour attirer le forcené et permettre ainsi à la voiture de partir. Comme je lui demandais pourquoi il ne s'était pas défendu, il a eu une réponse digne d'un saint : "Il était ivre, j'aurais pu le déséquilibrer, il serait tombé, et aurait pu se faire du mal, voir se tuer ; vous rendez compte". Lui s'était rendu compte, croyez moi et après cela le vous laisse à penser la manière dont il appréhendait le problème de la légitime défense.
Lors des transports, le substitut n'était toujours pas obligatoirement occupé. Quand il s'agissait de mon collègue, il partait accompagné d'un gendarme à la recherche de coqs bien emplumés pour leur subtiliser quelques plumes du cou pour faire ses "mouches" pour la pêche à la truite ; quand c'était moi je profitais des instants de répits pour rechercher dans les près, soit des jeunes pissenlits bien gras, soit des coulemelles (chevalier bagué) ces larges champignons qui couvraient le fond d'une poêle. Je m'arrêtais au retour chez le premier charcutier venu pour acheter des petits lardons et le soir Anny faisait une bonne salade avec des croûtons frits et les champignons retournés dans du beurre.

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Le Tribunal comportait en outre un Juge des Enfants, un Juge au siège, deux Vice Présidents, le Président et le Procureur.
À chacun d'eux se rattache un souvenir et je vais continuer ma galerie des portraits.
Le Juge des Enfants avait une cinquantaine d'années, bel homme aux cheveux grisonnants il prenait son métier pour un sacerdoce et dispensait avec gentillesse ses conseils aux jeunes dont je faisais partie : "Ne restez jamais seul avec une femme dans votre bureau, elle pourrait déchirer son corsage et crier "'au viol" et vous ne pourriez pas vous défendre, je ne parle pas à la légère, cela a failli m'arriver." Eh bien oui, j'ai toujours suivi son conseil.
Il fut remplacé par une jeune collègue que j'avais connu à Paris, car c'est elle qui m'avait suivi dans mon stage à la Présidence de la Seine. Pour affirmer son autorité elle revêtait sa robe noire quand elle devait procéder à des auditions. Nous nous entendions très bien, mais avions surtout les mêmes identités de vues sur beaucoup de chose ; de plus, elle était par son âge plus près de moi que les autres.
L'autre luge était également une femme, d'un genre très diffèrent, vieille fille ; un certain charme émanait d'elle ; son autorité et sa compétence était telle qu'elle en imposait à tous et à toutes.
Deux Vices Président, totalement différents l'un habitait Nice et venait toutes les semaines par le train et parfois par avion ; c'était un cerveau de jurisprudence ; il avait un fichier qu'il tenait scrupuleusement à jour et l'on pouvait être sûr à NEVERS d'appliquer la dernière Jurisprudence de la Cour de Cassation en toute matière. Son secret : il lisait les revues pendant ses voyages, annotait et gagnait ainsi du temps Un jour, de NICE sa femme a demandé qu'on lui envoie ses vêtements de magistrats, il était brutalement décédé. Son épouse est venue ; je l'ai un peu secourue dans ses démarches (ce détail a son importance pour un phénomène étonnant que je raconterai plus tard puisqu'il m'est arrivé vingt ans après à la REUNION.)
L'autre Vice Président était d'une simplicité la plus totale ; les pieds par terre il faisait son travail sans bruit et les décisions qu'il prononçait en correctionnelle étaient acceptées par tous, tant la manière de les prononcer était bonne. Par exemple il savait annoncer une lourde peine en disant : "Vous avez de la chance d'avoir un bon avocat, le tribunal ne vous condamne qu'à…" L'avocat était content et le client aussi. Si l'intéressé n'avait pas d'avocat, la formule était différente : "Dans la décision empreinte de clémence qu'il vient de prononcer le tribunal a tenu compte du fait que vous n'aviez pas d'avocat, mais vous preniez un risque." Je trouvais cela excellent. C'est lui qui m'a appris à requérir avec modération : "Donnez toujours l'impression que vous faites reste de droit, vous n'en serez que plus estimé…" Il était également Juge de l'application des peines, sacerdoce auquel il ne croyait pas, mais tous les mois il envoyait à la Chancellerie des rapports bidons qui donnaient l'impression d'une grande activité en ce domaine. Je crois bien avoir été le seul dans la confidence. Je n'ai jamais éprouvé le besoin d'en parler à quiconque comme pourraient le faire de nos jours certains jeunes collègues en mal de purisme ; cela le regardait et il savait ce qu'il faisait

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Le président habitait MOULINS, il venait tous les jours par le train, petit de taille mais élégant comme pas deux, chapeau bord roulé, il avait une certaine prestance et son parlé lent mais sans affectation ajoutait à la noblesse de ses propos. Bien que le fréquentant peu c'était pour moi l'archétype du Magistrat.
Notre Procureur, lui, était auvergnat originaire de CLERMONT FERRAND ville où sa famille habitait ; il avait fait pas mal de scoutisme et continuait à s'occuper de rassemblement de jeunes ; par ailleurs c'était un homme de cheval et il n'arrivait le matin au Palais qu'après avoir fait quelques reprises ou galopé dans les forêts proches de NEVERS. Quand c'était l'époque, il partait en forêt de Troncay la nuit pour assister au brame des cerfs. Il était d'une grande simplicité et d'un grand charisme, mais ne se dévoilait pas souvent. Cependant un jour où nous revenions d'une réunion avec des gendarmes à l'autre bout du département, peut être parce qu'il pleuvait à verse et qu'il était obligé de conduire lentement, il me raconta comment fait prisonnier il avait pu s'échapper d'Allemagne en franchissant le Rhin à la nage (ce qui est en soi un exploit compte tenu de la rapidité du courant et des tourbillons) comment un de ses camarade s'était noyé. Il racontait ça lentement revivant certainement comme dans un rêve des instants dont il ne parlait jamais. Je crois que le lendemain, quand nous nous sommes retrouvés, il appréhendait que je lui pose des questions et m'a su gré de mon silence.
Sur le plan professionnel, nous étions tout à fait opposés. C'était un homme de plume ; ces rapports étaient des modèles alors que j'étais un homme de parole et il y avait entre nous, outre les rapports hiérarchiques la complicité de la complémentarité.
Pour en terminer avec lui, il était profondément croyant et vivait un peu "dans les jupes" de Monseigneur l'Evêque, qu'il recevait de temps en temps lorsqu'il donnait un dîner. Nous étions toujours invités, mais à chaque fois il m'appelait avant dans son bureau pour me signaler que Monseigneur serait là et que je devrais glisser sous le boisseau mon anticonformisme ; ceci jusqu'au jour où.... lors d'un repas j'ai fait rire Monseigneur... (Ce qui entre nous n'était guère facile). J'avais gagné la partie.


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Le panorama de l'institution judiciaire de la Nièvre, à l'époque, ne saurait être complet si l'on ne parlait pas des Tribunaux d'Instance. Il y en avait quatre : un à NEVERS avec deux juges, un à COSNES sur LOIRE, un à CLANECY, un à CHATEAU CHINON. Il y avait dans chacune de ces juridictions une audience tous les quinze jours et avec l'autre substitut, nous y allions chacun notre tour. Les jugements portaient sur des contraventions dites de cinquième classe qui comprenaient les accidents de circulation ayant causé des blessures de moins de trois mois (et ce qui est idiot quelque soit l'incapacité définitive qui en découlait) les coups et blessures volontaires de moins de huit jours, les délits de pêche et de chasse, etc...
Les juges d'instance statuaient à juge unique et les sommes mises en jeux devant eux étaient parfois énormes : aussi bien la querelle, renouvelée depuis l'entrée en vigueur actuelle de la nouvelle loi(1995) sur la suppression de la collégialité, du bien ou du mal fondé du juge unique apparait totalement obsolète et ceux qui en débattent devraient d'une part, apprendre l'histoire de la magistrature en France et d'autre part faire un peu de droit comparé. En quarante ans de carrière je n'ai jamais eu à ma connaissance une erreur de droit ou d'appréciation par un juge unique qui ait fait scandale. Et si tant est que la décision méritait reformation, il y avait au dessus des juridictions d'appel qui elles étaient collégiales. Il y a des moments où la perte de temps en discussion est plus importante que la discussion elle même. J'ai connu quand à moi le débat insipide sur la couleur de la ceinture portée lors des audiences solennelles bleue ou noire ).
Mais revenons à la Nièvre, pour NEVERS, c'était simple, on traversait la place de la cathédrale la robe sous le bras ; les audiences avaient lieu le matin et sauf exception quelque soit le nombre d'affaires, le Président s'arrangeait pour boucler l'audience à midi. Vieux briscard de la procédure on ne lui en comptait pas.
Les audiences à COSNE Sur LOIRE elles, avaient lieu l'après midi. Cinquante kilomètres de nationale sept et l'on retrouvait le Président lui aussi connaissant ses dossiers sur le bout du doigt et avec la faculté de prononcer, sur le siège, les jugements avec des attendus simples clairs et explicites qui ne laissaient place à aucune interprétation. S'il n'était pas trop tard le soir en rentrant, je m'arrêtais à POUILLY sur LOIRE prendre quelques bouteilles de vin.

Carte 8. Le Centre de la France (Nevers).


CLAMECY était nettement plus loin, les audiences avaient également lieu en début d'après midi, le Tribunal se trouvait au bord de la rivière, mais la juge ne résidait pas, elle venait seulement certains jours de la semaine elle habitait en dehors du département, accompagnée d' un immense chien elle repartait aussitôt l'audience terminée. D'une très grande conscience professionnelle, elle présidait avec autorité, mais nous n'avions guère le temps d'avoir des entretiens extra professionnels.
Il n'en était pas de même avec le juge de CHATEAU CHINON. D'abord, les audiences y avaient lieu le matin. En général nous arrivions pratiquement en même temps, moi de NEVERS lui de la Côte d'or où il habitait. Vieux garçon, il avait tout son temps et l'audience durait... le temps qu'il fallait ; nous nous arrêtions vers midi et allions déjeuner en semble à L'Hôtel du Vieux Morvan, où se trouvait le P.C de François Mitterrand qui était Président du Conseil Général de la Nièvre. Le patron de l'hôtel était toujours avisé de la veille et il nous mitonnait des petits plats succulents (dont une spécialité de coq au vin) dont bénéficiaient les avocats qui eux aussi venaient à ces audiences dites foraines. Il ne s'agissait pas de se goinfrer, mais de manger des plats délicats, de prendre le temps de souffler un peu, et l'après midi, nous reprenions l'audience tranquillement. Maintenant, on appelle cela prendre du recul.
Il est bien certain que dans ces déplacements, il y avait le revers de la médaille, c'est dire au début et à la fin de l'hiver (cette période voyant une activité réduite compte tenu des intempéries et du climat) mais il m'est arrivé fin novembre et début avril de me retrouver avec du verglas et des congères et pourtant il fallait passer à tout prix. Une seule fois j'ai failli ne pas rentrer à la maison n'ayant pu franchir une colline à la route verglacée, j'ai donc fait une longue marche arrière acrobatique sur plus d'un kilomètre et bien lancée la voiture est passée de justesse.

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Parlons enfin de la juridiction la mieux connue, par son côté théâtral, de la population française : La Cour d'Assises. Elle siégeait à NEVERS, chef lieu du département, en principe une fois par trimestre sous la présidence à chaque fois d'un conseiller diffèrent.
J'avais et j'ai conservé un certain talent oratoire, mais il faut quand même ajouter que celui ci ne pouvait être mis en valeur que par une connaissance approfondie des dossiers et une attention sans relâche au cours de l'audience, de tout ce qui se passait tant dans les attitudes que dans les propos, que ce soient ceux de l'accusé, des témoins, des jurés que du public.
Si certaines personnes sont friandes des affaires criminelles, si elles se repaissent du sordide et du malheur, tel ne fut jamais le cas d'Anny ; jamais elle n'est venue m'écouter et je lui en savais gré. Au cours de quarante années de carrière, par son silence et sa compréhension elle a su me soutenir. Elle savait que lorsque je demandais de lourdes peines, voir exemplaires, je ne le faisais que par devoir, mais jamais de gaieté de cœur ; car j'ai toujours considéré qu'un homme, quoi qu'il ait fait, était un être humain et qu'il nous appartenait de refaire briller en lui la petite flamme qui était sur le point de s'éteindre
Et je reverrai toujours Anny certain soir où je suis rentré très tard à la maison alors que déjà les ondes radiophoniques s'étaient emparées de la nouvelle du verdict, m'attendre et me dire " Que tu dois être fatigué, vas te reposer «avec une douceur presque maternelle qui me réchauffait le cœur.

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Je ne parlerais pas des "affaires" c'est inintéressant, par contre je voudrais parler plus spécialement de deux Présidents d'assises qui se sont succédés à NEVERS.
L'un était mince, assez grand bel homme et portant beau. A l'époque une garde d'honneur de militaires présentait les armes au Président lors de son arrivée et à son entrée en salle d'audience à chaque nouvelle affaire : "cédant arma togae". Un jour de début de cession, alors que "la troupe" était alignée derrière la grand porte du Palais, il n'avait rien remarqué et était monté directement au Parquet par la petite tour de côté. Comme je lui indiquais que les honneurs devaient lui être rendus, calmement il sortit un peigne de sa poche, recoiffa ses cheveux argentés et me demanda : "Par où puis je ressortir discrètement pour donner l'impression que j'arrive ?" Eh oui les honneurs, il y tenait : "Vanitas vanitatum et onmia vanitas". Combien sous des aspects de faux culs sont encore comme cet homme : lui au moins ne s'en cachait pas.
L'autre conseiller, lui, habitait MOULINS et était à moitié aveugle ; cela ne l'empêchait pas d'être un Président redoutable, d'abord parce qu'il connaissait ses dossiers dans les plus menus détails (c'est sa femme qui patiemment lui lisait, il l'a faisait relire certaines phrases pour s'en imprégner), ensuite parce qu'il possédait ce sens supplémentaire qu'on les non voyants. Il surprenait par ses interventions du genre : "Pourquoi rougissez-vous en ce moment ?" qui désarçonnait le témoin qui n'avait devant lui qu'un visage déformé par des lunettes aux verres énormes.
Il dirigeait son audience, soit au pas de charge, soit en prenant tout son temps, tout dépendait du train qu'il avait décidé de prendre le soir ou s'il avait envie de rester à l'hôtel. Dans tous les cas c'était un feu d'artifices d'intelligence et de subtilité.
Cet homme m'avait pris en affection ; mais c'était quelque chose d'assez pesant : une anecdote me revient. Certain soir où il avait décidé que l'affaire se terminerait en nocturne il avait mené ses débats jusqu'à vingt heures et avait annoncé en suspendant l'audience que la reprise aurait lieu à vint deux heures trente pour réquisitoire et plaidoiries. Alors que je venais juste de retirer ma robe et me préparais à filer à la maison pour manger un morceau, il me fit appeler et me dit : "Appelles ta femme pour qu'elle ne s'inquiète pas et viens dîner avec nous" (c'est la première fois qu'il me tutoyait, quant au "nous" il englobait lui même et ses deux assesseurs. Comme j'essayais d'échapper à l'invitation. "Ne dis pas non, d'ailleurs j'ai besoin de toi car nous allons dîner au buffet de la gare et c'est toi qui nous emmène." Je n'ai pas pu dire non, mais cela ne m'enchantais pas beaucoup car j'aimais bien revoir mon dossier à la dernière minute et là ce ne serait pas possible.
Le restaurant était plein, sauf notre table qui était réservée. Je ne me souviens pas du menu, mais je dois dire que je n'avais pas très faim ; j'avais une affaire délicate et allais être dans l'obligation de demander une lourde peine. Il s'est alors mis à me forcer à manger : "Allez avales, tu as besoin de prendre des forces, il va falloir que tu te démènes tout à l'heure ; et puis ne fais pas cette tête là, tu as l'habitude tu ne vas pas bafouiller ; alors que moi poursuivit il un jour atroce j'ai dit n’importe quoi : je débutais et l'on m'avait donné le triste devoir d'aller signifier à un condamné à mort le rejet de son recours en grâce ; devant le condamné, ne sachant quoi dire le lui ai tendu le message et lui ai dit : »tenez vous lirez çà à tête reposée".
Cette histoire est atroce, je le sais, mais je l'ai vécue, rouge de honte au milieu des gens qui s'étaient arrêté de parler pour suivre l'histoire ; la fin du repas fut un véritable calvaire pour moi et c'est avec soulagement que j'ai remis ma robe et fait mon travail de Ministère Public.
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L'on ne saurait terminer ce "panorama judiciaire" sans parler des avocats qui tous les jours nous côtoyaient et participaient pour une grande part à l'élaboration de l'œuvre de Justice. 0e la même manière qu'il n'y a pas de petites ou de grosses affaires(elles n'ont que l'importance qu'on veut bien leur donner dans un contexte précis) il n'y a pas de bons où de mauvais avocats, mais il y a ceux qui sont inspirés et ceux qui ne le sont pas, ceux qui ont de la chance et les autres, ceux qui sont fatigués et ceux qui sont en pleine forme et il y a les mots et le phrases qui volent parfois imprévues, parfois calculées.
Quelques exemples pour illustrer cela. IL y avait plusieurs bâtonniers aux genres les plus différent L'un bel homme aux cheveux grisonnants à la faconde aisée prenait, dit on, lorsqu’il était assis sur un banc public, plaisir à lire un journal largement ouvert sur une braguette elle aussi largement ouverte ; le journal se refermait au passage des jolies femmes et notre homme jouait la candeur et la confusion.
Il en était un autre très fortement marqué par les idées de gauche qui avait surnommé un de ses confrères Maître Docu (parce que Docu.. ment t) sa recherche dans la phraséologie était assez poussée et il n'hésitait pas à proclamer "que le mot merde n'était pas outrageant : il avait tellement servi qu'il était complètement désodorisé".
Enfin un autre jouait la corde sensible des gens du terroir accentuant son accent régional, ne circulant qu'en deux chevaux (il avait pratiquement tous les gros fermiers comme clients) qui faisait souvent des lapsus, dont je suis persuadé qu'ils étaient volontaires : " Monsieur le Président, j'espère que le Tribunal, pour une fois se montrera intelligent.. oh pardon messieurs je voulais dire indulgent n'osant me permettre une telle injure à votre juridiction " (Tu parles c'était dit et bien dit avec malice et personne ne dit jamais rien.)
Ainsi la vie se déroulait au Palais.

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Nous avons donc vécu pendant sept années à NEVERS, et pendant cette période que de choses sont intervenues.
Nos avons donc logé au début, pendant trois mois dans le meublé de la rue Gresset ; puis comme j'avais fait une demande de logement à l'office des H L M, nous avions été attributaires d'un F4 dans un immeuble neuf. Pour nous meubler nous étions adressés au Président du Tribunal de commerce, marchand de meubles et décorateur (homme cultivé qui était le frère de Raoul Follereau bien connu pour sa lutte contre la lèpre). Les meubles furent de qualité : ils existent encore et n'ont pas bougé. Le petit logement était devenu un petit paradis.
Il y avait une école à côté de l'immeuble à laquelle Sylvie allait. J'eus même le plaisir, délégué par le Procureur d'y aller présider la distribution des prix et de remettre, très ému, à ma fille le prix d'excellence de sa classe. "Merci Papa".
Eh oui, il y avait des prix, des enfants étaient récompensés et n'en étaient pas traumatisés.

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C'est pendant que nous habitions dans ce H.L.M qu'Anny se retrouva enceinte. Cette grossesse l'avait rendue pleine d'activité et elle était épanouie. La naissance du bébé mérite d'être racontée.
Quand ce furent les temps de la naissance, une certaine fin d'après midi, nous étions rendus à FOURCHAMBAULD (à sept kilomètres de NEVERS) où se trouvait notre dentiste. En arrivant dans le cabinet de ce praticien, Anny commença à ressentir les premières douleurs et pendant qu'elle était en train de se faire soigner, discrètement le dentiste chronométrait. Les spasmes revenant toutes les deux minutes, il arrêta son traitement et m'engagea vivement à rentrer au plus vite ; le bébé, selon lui, était sur le point de naître.
J'ai donc forcé un peu la vitesse et suis allé directement à la maison. J'ai demandé à Anny de prendre quelques affaires et l'ai emmené à la clinique où sa chambre était déjà retenue depuis quelques temps Une sage femme était présente et après avoir procédé a un examen superficiel ; elle me demanda d’aller chercher les affaires du bébé dont la naissance, m'assura t elle, était imminente. Je suis donc reparti à la maison et ai pris le sac où tout était prêt. Je déposais ce sac à la salle d'accouchement et montais dans la chambre pour attendre.
J'étais à peine entré que le médecin me suivait en arrangeant ses poignets de chemise, ce qui me fit lui dire : "on vous a appelé, maintenant cela ne va sans doute plus tarder". "Erreur, mon cher ami, c'est terminé vous avez un fils".
À l'époque il faut le dire ce n'était pas comme maintenant où les couples, grâce à l'échographie, savent au moins quatre mois à l'avance le sexe de leur future progéniture.
L'annonce de la venue d'un enfant mâle dans la famille me combla d'une joie qui n'avait d'égale que celle d'Anny lorsqu'elle fut ramenée à sa chambre. Eric était né. Tout le monde s'accordait à la surnommer le petit prince et les journalistes du Journal du Centre, avec qui j'entretenais d'excellentes relations firent paraître le lendemain un petit encart "Carnet Rose du Palais" une attention qui me toucha beaucoup.
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Nous avons vécu dans cet appartement pendant encore plus d'an ; mais peu à peu l'environnement, qui au début était parfait, commença à se dégrader. En effet la ville était en pleine expansion ; les nouveaux quartiers étaient toujours bien fréquentés, puis il y avait une sorte de rotation du tissus urbain qui faisait que cela devenait la "zone" avec tout ce que cela impliquait de gêne et d'insécurité. Il nous fallait changer de quartier à tout prix.
L'opportunité se présenta, tout à l'extérieur de la ville ; l'un de nos médecins légistes avait une belle petite villa à louer avec un jardinet devant et une grande prairie plantée de pommiers à l'arrière de la maison.
Cependant, il y avait beaucoup de travaux à y effectuer : retirer les tapisseries qui étaient sales, faire une dalle en ciment au sous sol pour remplacer la terre battue, dérouiller les grilles du jardin qui avaient été à l'abandon et les repeindre. Retapisser la maison, faire une pièce supplémentaire dans un grenier en mettant un plafond sur une isolation thermique. Tous ces travaux furent effectués par Anny et moi et Sylvie qui donnait déjà le coup de main .
Puis Mai 1968 arriva et Nevers ne fut pas à l’abri des manifestations et je dus ,quelques fois, me rendre avec quelques parents, devant le C E S pour permettre à certains enfants qui voulaient travailler de rentrer dans l’établissement. Sylvie était toute contente de la tournure des événements et n'avait marqué son esprit frondeur qu'en baptisant du nom du Principal et du Principal adjoint ses deux hamsters préférés (hamsters dont je mettais mis à faire l'élevage pour les revendre par l'intermédiaire du Greffe).

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Mai 1968 ! Qu’elle affaire ! mais pour moi et avant tout cela sera le 8 mai la première communion de Sylvie et la réunion familiale avec mes parents et le père et la mère de Rolland (mon copain) qui étaient de toutes les fêtes. Il avait fait un temps magnifique et tout le monde avait quitté la maison vers dix huit heures (mes parents pour rentrer sur PARIS. Vers dix neuf heures la fourgonnette de la Gendarmerie s'était arrêté devant la maison). Un message de la Brigade de CHATEAU CHINON m'avisait de la découverte du cadavre d'un homme qui avait disparu depuis deux jours et demandait à ce que je vienne sur place le plus vite possible. J'allais prévenir le Juge d'instruction et Anny avisée nous partions en prenant en charge un de nos légistes.
Le juge avais garé sa voiture devant le Palais et nous avait laissé avec le médecin dans sa voiture le temps d'aller chercher "la serviette de transport" que le toubib appelait lui, vous vous en doutez "le baise en ville du Juge". Je me souviens de cela, car on avait vu une à une les lumières du Palais s'allumer dans un sens puis s'éteindre avec la même régularité et nous en avions ri : "un fantôme dans le Palais".
Quatre-vingt kilomètres de route pour arriver dans un petit village.. Le juge a voulu en pleine nuit aller reconnaître les lieux : six kilomètres à pied en forêt à trébucher dans le noir... un gendarme qui s'époumonait à appeler ayant perdu notre groupe et n'ayant pas de lumière... et au retour : autopsie, bien entendu tout simplement à la mairie sur la table que nous avions recouverte d'un plastique, autour de laquelle se réunissait le conseil municipal.
À six heures du matin nous avions terminé nos opérations, mais nous étions assez fatigués. Les gendarmes eurent une idée de génie : aller prendre le petit déjeuner dans une auberge du Morvan peu éloignée. Une charcuterie délicieuse, un petit bourgogne blanc et nous étions retapés. J'avais pu, malgré la grève des postes faire aviser Anny de l'endroit où nous trouvions et Sylvie à six heures du matin avait enfourché son vélo et était allée prévenir la femme du Juge d'instruction. Nous étions arrivés à onze heures trente ; le collègue avait conduit doucement à raison de sa fatigue.
À peine mon dos avait-il touché le matelas qu'un coup de sonnette me remettait sur pied : les gendarmes venaient me prévenir que le Procureur Général cherchait à me contacter d'urgence (en l'absence du Procureur qui n'était pas là)
Je filais au Palais me demandant ce qui se passait : La radio annonçait qu'un journaliste avait, la veille, donné un coup de poing au fils du Maire de NEVERS. Je suis arrivé à contacter tout le monde, à me rendre compte qu'il s'agissait d'une tempête dans un verre d'eau : tout était déjà rentré dans l'ordre après excuses réciproques. J'ai donc rassuré mon patron ; mais pendant que j'y étais j'ai rédigé le rapport et.... ne suis arrivé à la maison qu'à cinq heures de l'après midi : je n'avais plus sommeil.
Tels furent donc les événements du lundi qui a suivi la communion de Sylvie.

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La lutte contre l'alcoolisme : un vaste programme auquel j'avais été confronté dans des affaires graves qui m'avaient particulièrement marqué. Un jour une jeune femme était venue au Palais pour se plaindre des violences que lui faisait subir son mari. Convocation du mari ;.. Repentir, promesses de ne plus boire... ayant l'opportunité des poursuites j'avais classé l'affaire et n'avait entendu parler de rien pendant trois mois.
Soudain je retrouvais l'individu avec une conduite de véhicule sous l'empire d'un état alcoolique léger, la femme venait me voir : le mari ne frappait plus, l'harmonie régnait dans le foyer, il revenait du travail sans passer par le café… je me laissais fléchir, mais prévenais l'homme que je ne classais pas mais gardais le dossier sous le coude.
Trois mois se passèrent : tout allait bien et un jeudi vers treize heures alors que je prenais mon café, les gendarmes venaient m'aviser d'un meurtre : je allais sur les lieux. C'était chez le couple que je suivais, la femme avait un coutelas enfoncé jusqu'à la garde dans la poitrine, le mari était en fuite ; à dix sept heure on m'avisait que l'on venait de le retrouver déchiqueté sur trois cents mètres : il s'était jeté sous les roues de l'express à six kilomètres de la ville en pleine campagne.
Quand des affaires comme celle là vous arrivent, alors que vous croyez la partie gagnée, vous vous prenez la tête à deux mains et vous culpabilisez (à moins de n'avoir rien dans les tripes : excusez la vulgarité) et vous demandez quoi faire.
Mon Procureur dans ces temps m'avisa que le comité de lutte contre l'alcoolisme n'avait plus de président ; il avait pensé à moi. Sans me poser plus de question j'y suis allé et ai accepté de prendre en charge cette association. Il y avait des sous en caisse et j'ai mené deux actions : la première transformer le local en bistrot où l'on ne buvait que du jus de fruit ou des produits sans alcool : et cela a marché....
Ensuite une action d'information, série de conférences et participation avec un stand à la Foire Commerciale de la ville ; j'avais implanté mon stand au milieu de ceux des vins de Sancerre et de Pouilly : j'avais fait imprimer des petits encarts : "Peu, mais bon" ; moralité, ce sont les marchands de vin qui m'ont fait de la pub.
La gendarmerie, dans le cadre de la prévention, avait délégué un de ses hommes qui faisait souffler qui voulait dans le ballon et donnait des conseils.
Cette activité me convenait ; mais il y a des moments où il faut savoir faire preuve de fermeté et où la répression est obligée d'être employée. Dès lors certains avocats mal intentionnés ont fait courir le bruit que c'était le Président de la ligue anti alcoolique qui exerçait des poursuites. J'avais deux solutions, me battre ou passer la main. J'ai choisi la deuxième, la moins courageuse, mais aussi celle qui laissait intact le visage de la justice.

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Mais en même temps j'avais été sollicité par un autre mouvement : celui de l'Action Catholique des Milieux Indépendants.
Un de nos médecins légistes faisait partie de ce mouvement et m'avait invité à participer un jour à une réunion du petit groupe auquel il appartenait et qui réunissait six personnes : trois médecins, deux ingénieurs et un aumônier. Le déroulement de la soirée me surprit un peu : après une courte prière, il fallait faire l'exégèse d'un texte du Nouveau Testament, puis il y avait ce que l'on appelle une révision de vie, où chacun expliquait qu'elles avaient été les moments difficiles de la semaine, sur le plan familial et professionnel et comment avec le secours et l'aide de Dieu tout avait pu ou était en train de se résoudre. Chacun ayant pris la parole il y avait enfin l'étude d'un thème défini en début d'année par les instances nationales du mouvement.
Une prière en commun venait clore la réunion. Après avoir assisté à cette séance j'avais l'impression d'avoir été lavé et essoré et une grande sérénité s'était emparée de moi. J'ai raconté tout cela à Anny et ai décidé, sur son conseil de rejoindre le groupe. Les réunions avaient lieu une fois par semaine le mercredi soir de sept heures et demie à minuit. Personne ne peut imaginer (à moins de l'avoir vécu) le bien que cela peut vous faire tant sur le plan humain que sur le plan spirituel.
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Parmi les amis du groupe il y avait un médecin oto-rhino. Penser à lui me rapelle l'opération des amygdales qu'il a pratiqué sur Eric alors qu'il avait quatre ans. Après qu'il eut fait angines sur angines nous nous étions résolus à le faire opérer.. Je nous reverrais toujours Eric trottinant à côté de moi, la main dans la main dans le vent et la tempête de neige nous rendre chez le praticien (je n'avais pu garer la voiture assez près de chez lui). Il est ensuite rentré seul avec un petit sourire triste derrière le médecin en me disant au revoir, faisant preuve pour son âge d'un beau courage. Une heure après il se réveillait et ne voulant pas que je le porte il m'a redonné la main fièrement pour regagner la voiture.
Enfants, où que vous soyez, recherchez dans votre mémoire ce qui un jour vous rapproché de votre père ou de votre mère et, quelques soient les aléas de la vie vous y découvrirez des trésors d'amour cachés et non exprimés

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Anny avait passé son permis de conduire et, après avoir revendu la Ford Taunus, nous avions acheté une 4 L pour Elle et pour toute la famille une R16 Renault.
Vers février 1969 la maison de la rue de la Paix nous paru soudain trop petite : Anny attendait un quatrième enfant. Nous avons cherché une maison dans notre quartier et avons trouvé la maison de nos rêves rue Fernand Challandre, pas très loin du boulevard Victor Hugo.
La maison était grande avec un living room important un bureau et trois chambres ; sur le devant une grande terrasse donnait sur la rue et derrière un jardin d'agrément bien dessiné alignait rosiers tiges, dahlias et autres fleurs. Il n'y eu aucun travaux à effectuer dans cette maison car elle appartenait à un peintre qui l'entretenait périodiquement sans que cela nous soit une gène.

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Deux mois après notre emménagement je dus m'absenter huit jours, mais compte tenu de l'état d'Anny, mes parents étaient venus de PARIS afin qu'elle ne soit pas seule. Ce déplacement avait pour origine mon affiliation deux ans au paravant à l'union Fédérale des Magistrats qui s'était faite dans des circonstances curieuses.
Certain jour où j'étais de permanence un Samedi après midi, je vis entrer dans mon bureau le substitut de Paris auprès de qui j'avais effectué mes stages au parquet lorsque j'étais à l'Ecole. Il ne m'avait pas oublié et se rendant faire une cure thermale dans le massif central, il s'était arrêté à NEVERS pour me demander si je ne désirais pas entrer dans cette association.
Il m'expliqua que certains de ses membres commençaient à être âgés et que le besoin d’un peu de sang neuf se faisait sentir. J'avais réservé ma réponse et avais parlé de cette visite à mon Procureur qui m'avait vivement engagé à accepter. Venait de se créer dans le même temps le Syndicat de La Magistrature, mais son orientation au départ très à gauche ne me tentait pas, je préférais rejoindre les éléphants mêmes s'ils avaient tendance à se fossiliser.
Six mois plus tard à l'occasion du renouvellement du bureau national, ce même collègue m'engageât à présenter ma candidature à un poste de membre du bureau : mon élection ne posait pas de problèmes. Effectivement je me suis retrouvé membre du bureau parisien. J'avoue que sur l'instant, je n'avais pas très bien compris ce qui m'arrivait : ce n'est que quinze ans après que je comprendrais les dessous des cartes et comment tout est joué et tout se joue au détriment de personnes ambitieuses (certes, et je l'étais) mais également d'une naïveté qui frise la bêtise pour ne pas employer un vilain mot.
À partir de ce moment j'ai fait mon apprentissage de syndicaliste ; réunion à PARIS, Rue du Four, près de St Germain des Près tous les mois, le Samedi, et après cela compte rendu des séances dans bureau aux collègues, ce qui impliquait des déplacement dans le ressort (c'est à dire BOURGES et CHATEAUROUX) et dans les juridictions proches. En général mon procureur m'accompagnait dans tous ces déplacements, heureux dans un sens de me voir me lancer dans cette activité, mais avec une sorte de regret et aussi une pointe de jalousie que je sentais sous jacente (hiérarchie oblige.)

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L'U.F.M. tenait tous les deux ans un congrès dans une ville de l'hexagone et en mars 1969 le Président me demanda si je ne voudrais pas être le rapporteur national sur re thème d'"Une Ethique Judiciaire Moderne". Mon Substitut Parisien et les autres collègues me poussèrent à accepter. Je me mis au travail et suis arrivé à écrire une plaquette de seize pages qui fut acceptée sans correction. Je devais donc aller à ALBI soutenir mes idées devant notre congrès.
Je voyais papa qui tournait en rond trois jours avant mon départ et lui demandais s'il voulait m'accompagner, il fut aux anges. Maman et Anny trouvèrent l'idée excellente et nous partîmes le père et le fils par un beau soleil de mai. Au moment du départ, Sylvie en m'embrassant m'avait remis un petit magistrat (genre marionnette) qu'elle m'avait fabriqué pour me porter bonheur.
Nous avons fait un voyage magnifique qui nous permis à tous les deux de découvrir le sud du Massif Central.
Le soir de notre arrivée, les avocats terminaient leur congrès dans la même ville et nous étions invités aux festivités. J'en profitais pour présenter papa (ce qui me valu quelques mises en boîte amicales "On sort le petit"), mais papa était tellement discret que personne n'insista.
Ces congrès étaient autant touristiques, gastronomiques que professionnels (c'est d'ailleurs ce que les jeunes reprochaient) et il était amusant de voir les collègues des bouts de la France se retrouver avec leurs épouses, parler du dernier congrès, des enfants qui grandissaient et faisaient des études.. Mais le plus frappant fut le fait de constater que pendant les cinq jours de ce rassemblement, toute hiérarchie disparaissait et le mot collègue s'appliquait aussi bien au conseiller à la Cour de Cassation qu'au jeune juge débutant. (Pour réapparaître dans toute sa plénitude après le congrès, ce qui était malheureux).
Mon intervention devait avoir lieu le matin du troisième jour. Les deux premiers avaient et consacré à la visite de la cathédrale Sainte Cécile, du Palais de la Berbi et du musée Toulouse Lautrec. Inutile de préciser tout l'intérêt qui peuvent s'attacher à de tels trésors de l'art (architecture et peinture). La nuit je n'avais pas très bien dormi car j'avais appris à la dernière minute que le lendemain toute la presse nationale serait présente(en tout cas cela n'était pas de mon fait).
Levé de bonne heure j'étais descendu seul laissant papa dormir, pour prendre mon petit déjeuner ; cette opération terminée je suis remonté m'habiller et lui dire de ne pas s'inquiéter, que j'étais en forme, mais avais besoin de m'aérer un peu seul avant ma prestation. En fait je suis allé discrètement à la cathédrale et dans un petit coin obscur j'ai prié (comme je l'ai toujours fait pour me préparer aux moments importants de ma vie pour demander au Seigneur de me soutenir dans mon effort.(Personne ne l'a su et ce n'est qu'aujourd'hui que je révèle ce coin de mon "jardin secret".)
Pendant une demi heure (c'est le temps que je m'étais donné) j'ai développé et argumenté le texte de ma plaquette et ce fut sensationnel, les mots et le phrases venaient facilement et ma chute sur le "supplément d'âme" fut couverte par les applaudissements des collègues et de la presse omniprésente. C'est à ce moment que j'entrevis papa qui ayant plus d'appréhension que moi venait juste d'arriver pour ne pas me troubler. Le repas fut interrompu par les journalistes qui voulaient une interview. L'après midi fut prise par les travaux du congrès et en arrivant à l'hôtel je trouvais une meute de journaliste qui voulaient en savoir plus : ce que je m'étais interdit de faire "Reportez vous à ma plaquette et à ce que j'ai dit ce matin."
Je n'avais pas la "grosse tête" et ne l'eus jamais, malgré les articles élogieux de toute la presse nationale. Et quand je pense qu'au moment de ma retraite tout le monde avait oublié cet instant de l'histoire de la Magistrature Française, ne se rendant parfois pas compte que certaines réformes législatives ont pris leur source dans mon rapport. J'en ai quand même un petit regret.
Laissons les jeunes à leurs illusions comme j'ai eu les miennes ne découvrant que maintenant et au repos qu'il n'y a pas d'idées nouvelles et que Platon, Aristote et Confucius avaient déjà tout dit et tout exprimé, à moins qu'eux même ne le tiennent d'encore bien plus loin,.., de la nuit des temps.
Le denier jour du congrès fut réservé au tourisme, la visite du village médiéval de CORDES, l'un des fiefs de la religion cathare.
Nous avons repris la route et sommes arrivés à NEVERS où la presse nous avait devancés. Anny et maman étaient heureuses de nous retrouver, je ne parle pas des enfants à qui j’avais –beaucoup manqué

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La date de la naissance de notre quatrième enfant approchait, quand fin juillet, le Procureur Général me convoqua à BOURGES pour m'informer de ce qu'il allait me confier la direction du Parquet de BOURGES pour le mois d'Août pendant les vacances du Procureur titulaire du poste. Il y avait au parquet deux substituts plus jeunes et surtout ayant moins d'expérience. Certes, c'était une marque de confiance que j'acceptais volontiers, mais je pensais à la future naissance et craignais qu'Anny ne soit seule en ce moment important. En effet BOURGES est à soixante dix Kilomètres de NEVERS et j'allais être obligé d'y aller par le train, partant le matin et rentrant le soir. Malgré mes réticences, rien n'y fit et fus obligé d'accepter.
Mes horaires étaient quand même élastiques, mais il y avait tellement de travail que j'étais obligé de prendre le train de sept heure pour rentrer par celui de dix huit heures. En fait j'étais absent de la maison de six heures du matin à dix neuf heures le soir. La voiture restait garée dans un parking près de la gare et à BOURGES je mettais vingt minutes pour aller au Palais à pied.
Le midi je m'arrangeais pour aller chez un traiteur proche et revenais déjeuner dans le bureau à moins que je ne joue les touristes sous les marronniers qui bordaient le Palais Jacques Cœur. Comme je l'ai dit beaucoup de travail, mais pas d'ennuis, tout s'est parfaitement bien passé.
Ce déplacement a, au moins, permis une chose c'est que je puisse lire Gargantua et Pantagruel dans leur version intégrale, ceci dans le train tant à l'aller qu'au retour où j'avais comme compagnon quotidien de voyage un prêtre, qui lui, lisait son bréviaire sans penser que je pouvais être plongé dans Rabelais.

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Et le jour attendu arriva, Yves naquit le onze septembre 1969 à neuf heures du matin. Anny était allée à la même clinique où elle avait mis au monde Eric. La naissance fut également rapide et j'étais à l'étage quand j'ai entendu le premier cri du bébé, pour voir quelques instants plus tard une infirmière arriver avec un gros paquet dans une couche. Elle portait cela comme la cigogne qui dépose les enfants en Alsace."Garçon ou fille ?" Je ne sais pas encore." Elle ouvrit son paquet sur un pèse bébé et c'était un garçon. Elle procéda ensuite à la pesée et son étonnement s'arrêta lorsque le poids se stabilisa à quatre kilos trois cent trente grammes : un très beau bébé, le plus fort né à la clinique depuis deux ans. Déjà Yves entrait dans le livre des records.
Et dix minutes plus tard Anny était remontée à sa chambre radieuse d'avoir un deuxième fils. Nous avons attendu le mois d'avril suivant pour le baptiser et en profiter pour réunir les membres de la famille présents en France et quelques collègues. C’est moi qui ai choisi la lecture pour le baptême : la Bible, un texte sur l'humilité que j'ai lu avec une certaine émotion, comme si je livrais à ce bébé l'un des secrets du bonheur sur terre et au ciel.

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Carte 9. L’Ouest de la France et la Bretagne.


Jusqu'à la naissance d'Yves nous avions toujours passé les vacances, les grandes, dans des meublés en location où l'on s'entassait plus ou moins. Une année nous étions restés dans la Mièvre à SAINT HONORE LES BAINS pour permettre à Sylvie de faire une cure à raison des crises d'asthme qu'elle faisait régulièrement. Une autre année nous étions retournés à SAINT MARTIN VESUBIE où nous avions loué un demi-chalet à un bon kilomètre du village ; il nous arrivait de partir à pied sur les sentiers de montagne. Avec la poussette à Eric ce n'était parfois pas drôle, Laurence pour elle ayant une certaine propension à s'écarter du chemin et à se cacher pour qu'on la recherche.
L'arrivée du petit quatrième nous fit reconsidérer les choses : nous en sommes arrivés à acheter une grande caravane six places de sept mètres de long, que nous garions en temps mort chez notre vendeur sous son hangar. Notre première sortie à La Toussaint 1969 fut réservée au lac des Settons dans le Morvan en caravaning sauvage. Ce fut sensationnel ; il ne faisait pas très chaud, mais le temps était beau et nous avions tout ce qu'il fallait pour nous chauffer. Je fis mes premières armes de conducteur d'attelage, et à part un pont un peu étroit qui avait laissé une griffure sur la caravane neuve, je m'en suis assez bien tiré.
L'hiver a bien entendu interrompu les sorties mais dès les beaux jours nous avons faits quelques petites sorties et à Pâques 1970 je me suis risqué sur les route avec mes onze mètres d'attelage pour aller jusqu’à CANNES où habitaient maintenant Bobby, Sonia et les enfants ; j'avais fait modifier la suspension de notre voiture, une Opel en y ajoutant des amortisseurs gonflables, ce qui assurait une conduite plus facile.

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Cette année là nous sommes allés passer les grandes vacances à SAINT MALO et à SAINT QUAI PORTRIEUX, découvrant la Bretagne pour la première fois et en profitant pour visiter LE MONT SAINT MICHEL, TREGUIER, pays de Saint Yves, CANCALE et PILE DE BREHAT et toute cette côte du Nord de la Bretagne. Nous avons eu la chance d'assister à des fêtes folkloriques notamment celle "des œillets" à PARAMET où l'animation était faite par l'armée avec le célèbre bagad de LAMBIHOUE : nous n'étions plus en FRANCE, mais en plein pays celte où le drapeau aux multiples fleurs de lys flottait partout. Des vacances magnifiques.
Au retour, nous avons repris la route trois semaines plus tard pour aller en Corrèze à BEYSSAC, chez mon frère Michel, où sa femme possède une petite propriété familiale, cela pour le baptême de ses deux enfants Rachel et Gyl (Michel m'avait demandé d'être le parrain de mon neveu qui avait deux mois de moins que Yves.)
La seule différence avec la caravane, c'est que dès que l'on aborde le Massif central, il n'y a plus de ligne droite, mais des virages à l'infini L'aller fut dur surtout dans les traversées de villages où parfois Anny était obligée de descendre de la voiture pour me guider au centimètre près. Nous sommes allés caravaner dans le parc d'une grande propriété. Nous avions pu brancher le courant sur une prise de la maison et nous étions comme des princes ; le jour du baptême avait réuni toute la famille, la nôtre et celle d'Aline ma belle sœur.
Il faisait un temps radieux et le campanile de la petite église de SORNAC où avait lieu le baptême faisait sonner ses cloches à toute volée. Aline, pour la circonstance avait revêtu le " barbichet" de famille (costume traditionnel et coiffe de la Corrèze).
Le voyage de retour fut un cauchemar, en effet, le camp militaire de LA COURTINE se situe à une trentaine de kilomètre de chez mon frère, et pendant plus de cent kilomètres j'ai croisé un régiment de Chars qui rentrait au bercail. Déjà, conduisant une simple voiture le fait de rencontrer à chaque virage un char est angoissant, mais pensez ce que cela pouvait être avec mon attelage ; je m'en suis tiré avec une sérieuse migraine.

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Ces vacances et ces sorties venaient agrémenter ma vie professionnelle. Ne comptez surtout pas que j'évoque ici de grosses affaires qui, en leur temps ont défrayé la chronique, cela n'est pas mon propos. Bien entendus ces souvenirs sont présents à ma mémoire ; mais si je voulais les raconter, j'écrirais un livre ayant pour titre "Quarante cinq années de magistrature". Ce n'est pas mon but, ce que je veux essayer de faire c'est plutôt parler des menus incidents de la vie quotidienne qui font que l'on est heureux ou malheureux.
Je devais continuer à aller assez souvent au siège de la Cour d'Appel à BOURGES où un Avocat Général avait eu la brillante idée de me faire nommer secrétaire de la commission d'évaluation des greffes.(En effet les greffes étaient des charges qui étaient en train d'être rachetées par l'Etat pour que les greffiers en chef entrent dans le giron de la Fonction Publique). J'étais obligé de m'y rendre une fois par mois.

Carte 10. Une autre partie du Centre de la France.


L'Avocat Général était charmant, m'invitait toujours à déjeuner chez lui où son épouse était un fin cordon bleu ; très cultivé il avait touché à beaucoup de choses et son appartement était un vrai musée, car en plus c'était un collectionneur de premier ordre. Il y avait une contre partie : il essayait de me tirer les vers du nez sur les activités de notre parquet, mais comme dès le départ j'avais senti que ces invitations n'étaient pas désintéressées je me tenais sur mes gardes et il n'a jamais appris que ce que j'estimais bon de lui dire.

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Mes absences du Palais aboutirent parfois à des choses bizarres. Mon collègue le plus ancien avait quitté NEVERS et été nommé Substitut Général et une jeune collègue avait été nommée à sa place. J'avais pris le bureau du "doyen" et endossé ses attributions : la correctionnelle. C'était encore une époque où la délinquance était "fixée" et où policiers et magistrats avaient leur "clientèle" facilement repérable par des "modus opérandi" identiques.
Or il y avait à NEVERS ce que j'appellerai "un clochard d'hiver". Sans domicile fixe, il devenait ouvrier agricole du début du printemps à la fin de l'automne et n'avait à faire à la justice que les jours de paye où il s’enivrait ; Il demandait alors que ses jours de prison soient cumulés si possible pendant l'hiver. Excellent prisonnier il travaillait d'arrache pied pour se faire un petit pécule et avait ainsi chauffage, gîte et couvert.
Il arriva une année que, devant le surcroît de travail, les extraits de jugements n'avaient pas encore été envoyé à la police début novembre et il gelait à pierre fendre. Un samedi après midi, j'ai vu mon individu venir au Palais pour me supplier de le "mettre en tôle". J'avais beau lui expliquer que, pour l'instant, il n'y avait rien à lui reprocher, il ne voulait rien entendre. J'étais arrivé à m'en débarrasser et me pensais tranquille. Las le soir en sortant du bureau vers six heures et demi je le trouvais ivre mort endormi sur le paillasson de la porte du secrétariat du Parquet et j'ai du appeler Police Secours pour que ce service vienne le chercher. En me voyant et en apercevant les gardiens de la Paix, il n'avait eu qu'un mot.-"T'es un pote".
Donc un jour je prenais l'audience correctionnelle et je vis entre deux gendarmes mon loustic dont le sourire s'éclaira en me voyant : "Enfin t'es là". Le Président appela l'affaire : il était poursuivi pour vol mais il récriminait : "Demandez au Procureur, ça fait quatre ans qu'il me connaît, je m’enivre, quand je suis saoul, je me bagarre, mais je n'ai jamais volé, je le jure sur mon honneur". J'étais interloqué car il disait vrai, il n'avait jamais volé et je sentais quelque chose de louche dans l'histoire de vol de jambon, sur plainte du fermier, qui l'amenait devant nous. Prudent quand même je demandais au Président de le remettre en liberté et d'ordonner un complément d'information. En fin de compte, nous sommes arrivés à prouver que le fermier avait monté toute cette histoire pour ne pas lui payer ses gages. C’était un coutumier des faits, mais les gendarmes n'avait jusqu'à ce jour jamais pu en rapporter la preuve et étaient heureux de rétablir la vérité.

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Il est d'autres souvenirs qui se rattachent au travail. Par exemple le soir où à minuit j'ai eu la visite de policiers de la P.J qui ayant eu un renseignement avaient décidé d'aller appréhender un truand recherché, qui était signalé dans le midi. Ils étaient venus pour avoir les réquisitions nécessaires et avaient été très touchés de voir Anny descendre en robe de chambre pour leur faire un café et leur en donner un plein thermos. L'opération avait été couronnée de succès et à leur retour ils étaient repassés par la maison pour me raconter toute l'histoire qui s'apparentait à celle d'un bon roman policier et devant ce succès(auquel, mon procureur, mis au courant, ne croyait pas) nous avions sablé le champagne.
En entretenant des relations humaines de cette qualité j'étais sûr des hommes qui travaillaient avec moi ; puis les temps ont changé et l'idée s'est faite dans les rangs de la Police et de la Gendarmerie (pour certains seulement, mais cela a suffit pour pourrir les rapports) que les magistrats étaient de pauvres types qui défendaient la pègre, alors qu'ils ne réclamaient que l'application des règles de droit.

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Un soir, vers dix neuf heures, j'étais encore au Palais, Anny me téléphona : Maman venait d'appeler à la maison, Papa était au plus mal, il avait eu une attaque dans la rue en sortant d'une visite chez le cardiologue.
Connaissant le tempérament de Maman prête à s'affoler j'appelais la maison et j'avais en ligne le médecin qui malheureusement me confirmait la mauvaise nouvelle et pensait qu'il valait mieux que j'arrive le plus vite possible.
J'avais un train direct et rapide "L'Arverne" à huit heures et demi pour Paris, j'ai eu juste le temps de mettre quelques affaires dans une petite valise et Anny est venue me conduire à la gare.
Pendant le voyage qui a duré deux heures j'étais resté debout fumant cigarettes sur cigarettes reverrais je Papa ?
Arrivé à la gare de Lyon, j'ai trouvé un taxi tout de suite et lui ai indiqué le chemin le plus court pour aller chez moi et il n'a pas discuté voyant que j'étais tendu. Dans l'immeuble la lenteur de l'ascenseur m'exaspéra et le cœur battant je sonnais à la porte. Dès que Maman eut ouvert la porte, j'ai entendu la voix de Papa venant de leur chambre au fond de l'appartement qui me disait qu'à enterrement il fallait deux R.
C'était son humour qui cachait à la fois son courage et sa timidité. Il m'a raconté son incident et comment il avait refusé d'être hospitalisé "pour mourir dans son lit", ce qu'en fait il n'était pas encore prêt à accepter. Le lendemain était un jour de fête et il fallait absolument trouver un médicament pour que papa ait une piqûre le soir vers dix huit heures. J'ai fait ce treizième arrondissement à pied dans tous les sens et le pharmacien de garde que j'ai enfin pu trouver près de la Porte d'Italie : Je suis resté encore une journée à PARIS et ai pu rencontrer le médecin qui ne m'a pas caché qu'il avait envisagé le pire ajoutant : "Votre père, qu'elle force de caractère."

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Rassuré sur l'état de santé de papa je rentrais à NEVERS où une lourde tâche m'attendait.
Après le congrès d'Albi où j'étais allé, celui de 1970 avait eu lieu à PARIS et l'on avait débattu de l'endroit où se déroulerait le prochain en 1971 ; peut être pour faire le malin j'avais dit "Pourquoi pas NEVERS" pensant que cette proposition ferait sourire tout le monde ; mais non :"d'accord et tu t'occuperas de tout". C'est ainsi que j'avais été coincé. Il m'appartenait de faire les choses bien.
C'était assez facile, dans la mesure où notre journal "le Pouvoir Judiciaire" avait édité le bulletin de participation, où la Chambre de Commerce pouvait nous recevoir dans la grande salle de conférence et mettre à notre disposition des petites salles pour les commissions, où les hôtels étaient assez nombreux pour recevoir environ deux cents personnes.
Le Conseil Général d'une part, et la Mairie de NEVERS avaient fait voter des crédits substantiels et chacun étant de bords politiques différents la surenchère avait joué en notre faveur.
Je m'étais constitué une petite équipe de quatre de nos secrétaires à qui j'avais fait tailler un uniforme à peu de frais et je m'étais mis au travail sans que pour autant mes tâches professionnelles en soient allégées.
Les deux points les plus difficiles à mettre sur pied avaient été le banquet officiel, car il fallait que la qualité gastronomique et le lieu soient de haut niveau et la partie touristique devait sortir des choses habituelles et tourisme Le banquet eu lieu au Palais Ducal dans une grande salle de réception ; le repas fut préparé par un traiteur qui avait installé ses fourneaux dans les cours derrière le bâtiment.
La promenade fut simplement une journée en péniche sur les canaux du nivernais et fut fort appréciée par tous.
Uns soirée avait eu lieu dans un restaurant de POUILLY sur Loire qui s'était terminée par une farandole dans les rues de la ville : J'avais tenu à mettre à l'honneur cette petite localité, car, malgré ma présidence connue du comité de lutte contre l'alcoolisme, j'avais été intronisé "Bailly de Pouilly" un ordre vineux comme il en existe partout en France.
Mais il fallait aussi que, en dehors de la flamme éditée par les P.T.T, les congressistes qui le désiraient puissent repartir avec un souvenir spécifique de la ville.
J'avais été trouver le maître faïencier Montagnon et en prenant une bière dans le petit café qui se trouvait face à ses ateliers, il avait jeté sur un blanc le projet d'une assiette "révolutionnaire" où devant le Palais stylisé un coq tricolore grattait la poussière sous un arbre de la liberté, le glaive et la balance étant cerné par ces mots : "de Nevers 1971 pour une justice moderne à la France". Chaque assiette était numérotée et portait le nom de son propriétaire. La mienne porte le numéro cinq, mais en plus le maître faïencier m'a offert le projet légèrement différent que nous avions élaboré tous les deux.
Outre la pochette congrès où avaient été glissés les documents du syndicat d'initiative chaque congressiste s'était vu offrir une petite bouteille de vin de Pouilly.
Mais qui dit congrès dit présence du Ministre en l'occurrence notre Garde des Sceaux de l'époque, le Président Pleven qui avait accepté de parrainer nos travaux. Rappelez vous, 1971 était encore une des années où les mouvements Maoïstes faisaient encore parler d'eux. A NEVERS le groupe n'était pas très important mais assez pour venir troubler les manifestations officielles. Par l'intermédiaire des R.G j'avais fait engager des pourparlers afin qu'ils puissent manifester sans jamais se rencontrer avec le cortège officiel. La veille au soir rien n'était réglé, mais au milieu de la nuit j'étais avisé qu'un accord était intervenu. Je dormis donc tranquille le reste de la nuit.
Effectivement la partie officielle se déroula dans la plus grande harmonie sans incident d'aucune sorte et Le Préfet de la Nièvre, Monsieur Gandouin donna une réception le midi à la Préfecture, à laquelle j'avais été convié et je me sentais tout petit à côté du Procureur Général, du Premier Président, de mon Procureur et mon Président et également de Madame Simone Weil qui était Secrétaire du Conseil Supérieur de la Magistrature, du Directeur des Services Judicaires qui avaient accompagné le Garde des Sceaux. Ce dernier repartit par la route et lorsque le message arriva précisant qu'il avait franchit les limites du département tout le monde fut moins tendu

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Telles furent mes activités professionnelles et extra judiciaires pendant notre séjour à NEVERS.
Mais il y avait les dimanches consacrés aux promenades. Nous aussi nous sommes allés au Parc de POUGUES les EAUX faire des parties de billard japonais (cela n'avait pas changé) et boire un verre d'eau.
Puis il y avait les sorties en forêt où la famille déployée cherchait avec plus ou moins de bonheur des cèpes, des girolles, des pieds de moutons et des trompettes des morts (seuls champignons sur lesquels il est impossible de se tromper) qu'Anny préparait avec finesse : Jamais depuis NEVERS nous n'avons mangé des champignons ramassés...
Enfin les promenades plus lointaines, jusqu'à Vézelay ou dans le Morvan. Souvent nous passions prendre le père et la mère de mon copain Rolland et souvent aussi Michel, mon frère avec sa femme et ses enfants nous suivaient dans leur voiture. Ce furent des moments de joie et de plénitude qui nous faisaient oublier les difficultés avec lesquelles nous étions parfois confrontés
Dans cet ordre d'idée, nous avons hébergé pendant trois mois, une parente qui faisait une dépression nerveuse. Elle dut être hospitalisée à L'hôpital Psychiatrique de la CHARITE sur LOIRE et tous les soirs nous sommes allés lui apporter un peu de réconfort dans la "fosse au serpent" où elle était, nous avons souffert avec elle et à chaque retour de ses visites nous en étions malades Anny et moi.

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Heureusement, il y avait outre les moments de détente en famille, ceux que je trouvais en allant à la chasse. Depuis la Haute Volta, je n'avais pas touché à un fusil ; aussi quand je fus invité à une partie de chasse quelques temps après notre arrivée je n'ai pas hésité. Puis à chaque saison de chasse je me retrouvais avec des amis et nous passions des journées merveilleuses.
Cependant je n'ai jamais considéré cette activité comme une fin en soi, mais bien plutôt comme une communion avec la nature ; il y a bien évidemment le geste et le fait du tir, (je ne dis pas le fait de tuer :.. en Afrique j'ai chassé pour me nourrir, en France, il y avait le plaisir de la sortie, de la longue marche dans la nature accompagné ou non de mon chien et aussi parfois le geste d'un beau coup de fusil.)
En général j'étais invité soit par le vieux bâtonnier, soit par un autre avocat, qui, aussi brillant qu'ils soient professionnellement avaient l'un et l'autre l'âme paysanne et les pieds enfoncés dans la glèbe.
Un dimanche, par hasard nous étions entrés au chenil de la S.P.A et nous avions craqué devant un braque pointer qui répondait au nom d'Othello. Ce devint le chien de la maison, toujours sur mes talons, bon gardien, mais fugueur à souhait ; il disparaissait parfois pendant trois jours et revenait dans un état lamentable. A partir de ce moment il m'accompagna régulièrement à la chasse ; bon chien d'arrêt, il savait marcher doucement et signaler le gibier. Les coins privilégiés dans la Nièvre étaient les bords de Loire et les verdiots (petites îles mises à sec l'hiver).
Je me souviens de certains matins d'hiver où par moins dix degrés nous marchions au milieu de forêt de givre alors que notre haleine renvoyait des nuages de vapeurs. Nous mangions un morceau de pain et un bout de fromage assis sur une borne vers neuf heures du matin avec un café brûlant qui sortait de la bouteille thermos ; puis vers une heure de l'après midi nous nous nous retrouvions dans une cabane ou un gros feu ronronnait dans la cheminée. On mangeait chaud un bon plat préparé par nos épouses respectives et nous ressortions dans le froid sentant la fumée comme un vieux jambon. Nous rentrions le soir avec un faisan ou un lapin, parfois une grive et dans les meilleurs cas un perdreau
Cependant je me souviens également d'autres parties beaucoup plus sophistiquées et organisées parce que le nombre de chasseur était plus grand. C'était la chasse avec battue et rabatteurs, postes de tir déterminés par le sort et partage du tableau entre tous les chasseurs selon le nombre de pièces abattues. IL y avait les personnalités invitées, le Préfet etc. Cela commençait toujours par un solide repas de charcuterie dans la maison de l'hôte, puis départ pour l'endroit de la chasse, tirage au sort des postes.. et battues.
Une fois, j'avais pu faire inviter mon frère Michel ; le hasard nous avait placé près l'un de l'autre et dans le premier quart d'heure nous avions chacun tiré un chevreuil ; les deux frères passaient pour des as.. Mais d'un commun accord nous n'avons plus tiré quelque gibier que se soit pour laisser aux autres la joie de faire une pièce. Après l'on se retrouvait au restaurant où un repas gastronomique et énorme était servi.
À l'époque les messes du Samedi soir n'étaient pas encore en application et c'était aller à la chasse ou aller à a messe. Un jour je me suis ouvert de ce dilemme à un prêtre ; était il enfant de la campagne ? Il m'a répondu : " À la chasse soyez certain que vous êtes plus près de notre seigneur que certain de mes paroissiens dans mon église".
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Pendant notre séjour il y eu dans cette petite ville un des plus beaux spectacle du Monde, celui d'EUROPA CANTAT : À l'époque il n'y avait pourtant pas de Ministre de la Culture, mais cette manifestation musicale avait été organisée ; Les chorales étaient arrivées de tous les coins de l'Europe, et d’U.R.S.S. Ce furent d'abord les répétitions dans des salles de fortune toutes fenêtres ouvertes, puis trois ou quatre concerts par jour ; mais surtout après les spectacles, les terrasses de café les squares étaient emplis de petits groupes de choristes qui chantaient leur jeunesse et leur joie de vivre.

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Cela faisait huit ans que nous étions à NEVERS et un jour l'on offrit des postes dans la Magistrature Militaire ; j'ai posé ma candidature. La réponse n'a pas tardé, j'ai été convoqué au Ministère de la Justice et l'on m’a fait comprendre que j'avais intérêt à renoncer à cette démarche, en suite de quoi très rapidement j'aurais un poste de Procureur de la République à SAINT OMER dans le Pas de Calais. Tous les amis m'ont conseillé d'accepter et quinze jours plus tard mon décret de nomination était signé.
Nous avons donc dit au revoir à NEVERS, avec Anny, nous avons donné une réception dans la bibliothèque du Palais. Le cadeau d'adieu fut deux splendides bougeoirs en étain qui trônent encore dans notre salon.
Une page allait être tournée, huit ans de joies et de peines certes, mais nous avions été heureux.
J'anticipe en disant que nous le serons partout où que nous soyons à partir du moment où notre amour et celui de nos enfants a été notre guide : qu'importe pour le reste
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TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 8

Audaumarois…



Saint Orner
Sous préfecture
Dix mille habitants
Siège de la Cour d'Assises
du Pas de Calais



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La rapidité de la nomination avait étonné tout le monde. J'avais bien entendu parler de la juridiction de SAINT OMER, un des quatre tribunaux du Pas de Calais, le plus petit (à une chambre), mais affublé de la deuxième Cour d'Assises de France (après Paris). Ville ancienne au passé prestigieux, elle avait été dotée de cette particularité, la préfecture n'ayant été affectée à ARRAS qu'à raison de ce qu'elle était la ville natale de Robespierre.
Anny et les enfants se posaient une foule de questions, et la seule manière d'y répondre était d'y faire rapidement un saut pour prendre contact incognito ( c'est ce que je croyais) avec la ville et ses environs.
Avant de me rendre à la Cour de DOUAI, nous sommes partis un week end dans le nord de la France.
Il faut bien avouer que je ne connaissais au Nord de Paris que la ville de BEAUVAIS où papa avait terminé sa carrière de fonctionnaire du Trésor comme percepteur Municipal. Nous avons donc découvert la Picardie, puis l'Artois ; quittant l'autoroute à Arras on prenait alors la nationale vers CALAIS et l'on traversait une partie du pays noir avec ses corons et ses terrils et ce m'était une occasion de faire aux enfants un double cours d'histoire et de géographie (j'avais parcouru quelques livres pour ne pas être surpris par des questions inattendues.)
Nous avions pris pour venir la 4 L et c'est dans cet équipage (la femme les quatre gosses et une petite valise) que nous avons pénétré dans un hôtel qui avait l'avantage d'être central et assez proche du Palais de Justice. Notre arrivée dans le salon fut ponctuée par un silence. Il y avait une chambre avec le nombre de lits voulus ; à l'époque il fallait remplir la fiche de police (c'est une ânerie de l'avoir supprimée,) car c'est souvent grâce à elle que bien souvent des truands de haut vol se sont faits piéger bêtement parce qu'il y avait des policiers qui savaient faire leur travail).
J'avais mis comme profession "magistrat" et dès la lecture de la fiche et enflant la voix pour que les quelques personnes présentes entendent bien : "Vous êtes le nouveau Procureur, sans doute ?" Mon incognito était tout à fait réussi.
Vous avez bien fait de venir aujourd’hui, c'est justement la ducasse, à cinq minutes, sur la Grand place !" "La ducasse ? Qu’est ce que c'est ?" "Ah c'est vrai, vous n 'êtes pas du pays, c'est un terme Chti qui signifie fête foraine".
Il était dix huit heures ; après nous être rafraîchit nous partions en ville, enfilant de petites rues piétonnes pleines de commerçants, la nuit était tombée mais tout était illuminé ; arrivés sur la Grand place, c'était effectivement la foire avec ses manèges, ses marchands de berlingots et ses loteries : les enfants nous tiraient à droite et à gauche..
"Attendez, on va voir un peu la ville, puis on reviendra". Rue de Dunkerque, rue de Calais, c'est simple elles sont parallèles ; il faisait froid avec une espèce de petite pluie fine qui pénètre (un brumissage naturel) et nous étions à nouveau sur la place. Il fallut vous en doutez que je mette la main à la poche et que les enfants s'amusent un peu. Seule Laurence n'était pas tentée par les manèges, elle avait repéré une loterie où l'on pouvait gagner de très grandes poupées (aussi grande qu'elle) habillées en majorette et su après quelques détours se retrouver devant le stand. Le miracle eu lieu, elle gagna sa poupée (la joie au retour dans le voiture) et fit sensation en rentrant à 1'hôtel.
Le lendemain nous sommes allés visiter les environs et avons voulu découvrir Calais et la Manche, la Mer du Nord, en un mot le Pas de Calais. Combien de fois, par la suite referons nous cette jetée de laquelle, par beau temps on aperçoit les côtes Anglaises ; puis SANGATE, le Cap Blanc Nez, le Gris Nez.. Nous sommes allés jusqu'à BOULOGNE S Mer ; le temps s'était mis de la partie et il n'y avait plus un nuage.
Le lundi matin, après avoir pris le petit déjeuner, j'avais décidé de faire un tour voir le Palais de Justice. Alors que j'étais dans la Cour du Palais en train de regarder la façade (il s'agissait des locaux de l'ancien évêché fait par Mansart), avant que je n’ai eu le temps d'ouvrir la bouche un Monsieur s'est présenté à moi comme un Greffier m'a dit : "Bonjour Monsieur le Procureur, mes respects !". Je me suis soudain demandé si je n'étais pas revenu en Afrique avec le Tamtam qui sait tout et annonce tout.
"Monsieur le Procureur, Monsieur le Président vous attend..." Je ne comprenais plus ; je n'avais avisé personne… On montait un grand escalier de pierre monumental et le Greffier me faisait entrer dans une pièce qui tenait plus de la salle à manger que d'un bureau et je vis un bel homme apparaître en robe de chambre en soie rouge qui se présenta comme le président de la Cour d’Assises. Il connaissait mon nom, bien sur et m'apprit que Saint Omet était la seule Juridiction de France dans laquelle le Président de la cour avait ses appartements (une chambre, Salle de bain, bureau et salle de réception) La cour siégeant pratiquement toute l'année, à par quelques brèves interruptions, le Président qui habitait Douai, avait établi ses quartiers dans le bâtiment. Il me laissa, pour aller s'habiller, aux mains du Greffier qui me fit découvrir le Palais, mon futur bureau et me présenta au Président de la Juridiction avec lequel j'allais partager pendant un certain nombre d'années la direction de celle ci.
Hobereau local, avec énormément de classe, très vieille France, nous avons sympathisé immédiatement. Célibataire, il habitait un très joli manoir à une vingtaine de kilomètres.
Après le déjeuner nous avons repris la route pour NEVERS. Le premier contact avait été excellent et nous ne regrettions pas d'aller dans le Nord.

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Avant de quitter définitivement la Nièvre, il fallait que mon travail soit à jour, pour éviter tout souci supplémentaire à mon successeur et nous avions quelques politesses à faire ainsi que le déménagement à préparer.
Après palabres et discussions, l'un voulant que j'arrive tout de suite, l'autre voulant me garder le plus longtemps possible, les deux Procureurs Généraux, celui de BOURGES et celui de DOUAI, se mirent d'accord sur une date et je n'eus qu'à opiner. Celui de DOUAI désirait me rencontrer assez vite et j'ai du, reprenant la 41, repartir, seul cette fois dans le Nord.
J'avais été à Saint OMER, où le Commissaire de Police s'était mis en quête pour moi d'un appartement et de là par un soleil magnifique de fin février j'ai regagné DOUAI. De BETHUNE à DOUAI, l'on traverse les mines et les villes se succèdent de telle manière que l'on a l'impression de circuler dans une rue qui a cinquante kilomètres.
La Cour de DOUAI était installée dans l'ancien Parlement des Flandres. Après avoir tourniqué dans le quartier pour pouvoir me garer j'ai été enfin reçu par mon Procureur Général. Je n'étais plus le jeune débutant hésitant ; j'avais déjà acquis une solide réputation : mais son regard bleu acier me pénétra comme s'il voulait me disséquer. Ce n'est que lorsqu'il me demanda "pourquoi j'étais venu m'enterrer dans le nord, au lieu de demander le soleil du Pays de mon épouse" que j'ai pu lui répondre : "Pour ma fin de carrière seulement." Par la suite, il sera toujours assez sec dans ces rapports avec moi, mais d'une grande rigueur et le jour de son départ de la Cour il eut la délicatesse, devant Anny et plusieurs personnes de vanter mes mérites et de me souhaiter une brillante carrière.
Comme je viens de le dire j'ai profité de ce voyage pour trouver le logement qui allait nous abriter pendant cinq ans. Le Commissaire de Police avait trouvé une petite maison en hauteur (il n'y avait que l'entrée au rez de chaussée, deux grandes pièces au premier et quatre chambres au deuxième. une pour nous, une pour Sylvie, une pour Laurence, une pour les deux garçons. L'intérieur n'avait été ni peint ni tapissé et le chauffage était quasi inexistant. La maison qui possédait un minuscule jardinet devant et un grand jardin derrière donnait sur une petite place au milieu de laquelle se trouvait un minuscule obélisque (La place de la Concorde à l'échelle d'un centième) à côté de la maison, une supérette.
Notre départ de NEVERS s'est fait normalement, en caravane. Nous sommes allés directement devant la maison et en attendant le déménagement qui nous suivait, nous avons caravané sur la Place, prenant l'électricité dans la maison et ayant en fait toutes nos commodités. Nous ne savions pas, que, ce faisant, nous étions en train d'apporter la révolution dans le microcosme de notre quartier, composé de vieilles filles et de bourgeois bien pensants. Les pauvres, ils n'allaient pas être déçus ni au bout de leur surprises.

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Parlons d'abord, comme je l'ai fait pour le Tribunal de NEVERS, de la juridiction et de ceux qui y travaillaient. Outre les deux présidents que j'ai déjà évoqués le Tribunal d'Instance était présidé par une femme dont le mari était médecin dans une localité proche. Elle deviendra par la suite Présidente du Tribunal de grande Instance. C'est rapidement devenu une amie. Le premier Juge est lui aussi un vieux garçon originaire de la région avec un joli nom flamand. Le Juge d'instruction est une jeune femme d'origine vénitienne compétente et discrète, le juge au siège est assez falot, il travaille beaucoup et on le voit peu au Palais ; enfin mon substitut est un breton qui a quinze ans de plus que moi et qui admet difficilement de voir plus jeune que lui aux commandes.
Nous aurons néanmoins des rapports amènes, mais il fera tout pour quitter la juridiction : au bout de six mois il sera remplacé par un jeune substitut dont c'était le premier poste. Il venait des cadres de l'armée de l'Air où il était commissaire commandant. Lorrain d'origine, il aura beaucoup de mal à s'adapter à sa nouvelle profession, mais nous deviendront deux solides amis essuyant ensemble les coups durs. Ce garçon restera avec moi pendant trois ans et sera remplacé par un ancien commissaire commandant. à la Marine, homme du midi différent de l'autre, mais également attachant qui me remplacera provisoirement à mon départ.
Et j'en ai ainsi terminé avec les magistrats ; mais il y a le Greffe et mon secrétariat. Là, tous sont de la ville ou de la région avec tous des noms flamands dont la prononciation déroute : à titre d'exemple les noms se terminant en "quewaert" se prononcent "couart". Au début l'on flotte un peu et l'on retient un sourire quand un monsieur se présente "Vandeputte" (ce qui signifie d'ailleurs "de la grenouille")
J'ai une secrétaire sensationnelle, vieille fille apparemment désordonnée, son bureau est un monceau de papiers entremêlés où une chatte ne retrouverait pas ses petits ; mais elle, glissant la main où il faut vous donnait à la seconde le document demandé ; bien mieux, elle savait quand les états devaient être près et jamais je n'ai reçu une réclamation sur le retard apporté à l'envoi d'un quelconque document.(cependant je n'ai jamais osé refaire le canular que j'avais fait à NEVERS, de glisser un faux "État des ampoules électriques des bureaux du Palais de Justice" au milieu des autres la réaction avait été immédiate de la part du Parquet Général qui l'avait réclamé aux autres juridictions dont les chefs se demandaient qu'elle était cette nouvelle invention de la Cour d'Appel. C'est ça l'administration. et trois autres secrétaires dactylos, mais non sténo, pas très rapides, mais bon esprit et pleines de bonne volonté. Mes femmes étaient cependant bien gentilles et j'avais un avantage sur les autres collègues elles s'entendaient bien.
Il y avait enfin le Greffier de la Cour d'Assises, âgé d'une soixantaine d'année, je n'ai jamais bien su quel était son cursus : il avait fait un peu de tout, président d'associations, il savait beaucoup de choses et était un chef du protocole parfait. Il me sera d'un grand secours à une certaine occasion.
Tout ce monde vivait dans le Palais qui était l'ancien évêché. La salle d'Assises était l'ancienne salle à manger de l'évêque et mon bureau la chambre à coucher.
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Mais la juridiction, c'était aussi le barreau. Proportionnellement il y avait plus d'avocats que de magistrats et surtout un bâtonnier qui semblait sortir d'un Daumier, tout rond sous sa robe avec, les jours de froid, un cache col autour du cou par dessus la robe. Il plaidait à l'antique, le geste large ; tantôt la voix se précipitait, tantôt il épelait presque ses mots, le sens de la formule (mais au bout de cinq ans ce sera toujours les mêmes), du genre : "Du temps où les Chinois étaient sages, du temps des Mings, ils disaient : les femmes c'est comme les étoiles plus elles sont loin plus on les admire". Un soir de vingt quatre décembre il avait commencé sa plaidoirie pour l’accusé (de meurtre) à vingt heures et pendant quatre heures il a tenu magistrats et jurés en haleine, parlant de la pluie et du beau temps, des faits et de son enfance à lui pour attendre que sonnent les douze coups de minuit à la cathédrale proche de dix mètres. Et là, des sanglots dans la voix il s'écria : "Un Christ nous est donné qui nous a donné son amour, à cette heure vous ne pouvez condamner mon client".
Ca c'était des plaidoiries, à la Bérier, que l'on entend plus dans nos prétoires. L'éloquence était un art qui avait ses règles. L'on a pu parler d'emphase, de style pompier, de genre théâtral qui a desservi la justice ; mais une joute oratoire avait quelque chose de noble entre des adversaires qui s'estimaient et se combattaient à armes égales. Ce vieux bâtonnier était un ami, il passait des heures dans mon bureau quand il "venait me présenter ses civilités" et il me parlait de la région car il était président de l'Académie littéraire locale : "Les Antiquaires de la Morinie".
Et ces avocats avaient le sens de l'humour : un jour l'un d'eux se présenta devant le Tribunal en disant : "Monsieur le Président, le bâtonnier ne pourra plaider devant vous aujourd'hui, il s'est déplacé une vertèbre hier". Le Président inquiet : "Ce n'est pas trop grave ?" "Non, non, c'était en soulevant une nullité devant votre tribunal hier".
Le président n'avait pas apprécié et avait suspendu l'audience pour faire un rappel à l'ordre au plaisantin.

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Il me fallait un quart d'heure à pied pour me rendre au Palais ; pour ce faire le traversais un petit bout du Jardin public, la Grand place avec sa mairie en forme de moulin à café et j'empruntais une petite rue piétonne qui me transportait au Moyen Age, avec son ruisseau au milieu et bordée uniquement par des boutiques de commerçants. Je faisais matin et midi un peu de lèche vitrine. Il y avait dans cette rue un marchand de jouets et Yves très attiré par ce genre d'articles avait repéré un petit avion mécanique à un franc qui se trouvait en vitrine.
Environ une dizaine de jours après notre arrivée et voyant la boutique ouverte l'ai eu l'idée de le lui acheter pour le récompenser d'un peu de sagesse depuis notre arrivée. (La dépense n'était pas excessive : quel radin allez-vous penser). Mon entrée fut signalée par un signal sonore et apparut une dame d'un âge incertain que le saluais d'un "Bonjour Madame" courtois et bien élevé, pour être aussitôt repris : "Mademoiselle, Monsieur le Procureur". Ca y était j'étais identifié. Certes, les journaux, avec photos à l'appui avaient relaté mon installation, mais je pensais qu'avec le manteau, le chapeau… que nenni ! Mais écoutez plutôt la suite : cette mise au point effectuée par la dite demoiselle, elle appela immédiatement : "Madeleine, viens vite voir qui est dans notre magasin" et Madeleine pénétra suivie d'un affreux roquet : "Bonjour Monsieur le Procureur ; avec ma sœur nous vous avons vu arriver l'autre jour ; nous habitons au coin de votre place, dans votre attelage de romanichel et nous pensions à l'inconfort qui devait être le vôtre. Nous avons bien pensé vous offrir l'hospitalité, mais... avec tous vos enfants.. et puis nous sommes deux demoiselles et nous ne savions pas qui vous étiez...". C'est peu de temps après que j'appris que SAINT OMER était la ville de "Ces Dames au Chapeau vert" (Roman de Germaine Acremant).
La ville devenait une personne qui vous surveillait, vous espionnait, était au courant de vos moindres gestes. Combien de fois ai je vu les rideaux des fenêtres retomber derrière moi. J'ai toujours dit à ANNY que même si j'en avais eu l'intention, je n'aurais pu la tromper sans qu'elle le sache immédiatement.

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Certes, le travail ne manquait pas au Palais avec les Assises qui revenaient tous les quarante cinq jours. Parfois, il me fallait faire des efforts pour suivre le rythme ; puis un beau jour en parlant avec un de nos assesseurs au Tribunal pour enfant qui était professeur de judo, celui ci m'invita à venir le voir travailler au tapis avec les membres du Dojo.
Je m'y rendis et ce fut pour moi le point de départ d'une histoire merveilleuse : à quarante trois ans la découverte d'un sport inconnu de moi jusqu'alors et de toute la philosophie et de la pensée qui l'accompagne.
Le premier soir on me prêta un judogi et après avoir suivi de longs échauffements j'appris ma première prise. Au début je regardais surtout les autres travailler et au bout de trois ou quatre fois je décidais de me lancer dans l'aventure.
Les leçons avaient lieu le mercredi soir et le samedi après midi. Je faisais l'emplette d'une tenue et débutais comme tout le monde par la ceinture blanche. Le gros avantage de ce club était que je n'étais pas le seul de mon âge et que je pouvais travailler sérieusement à mon rythme sans fatigue excessive. Au fil des trois années je passais successivement les ceintures jaune, orange, verte et bleue ; puis je me décidais à passer ma ceinture marron ; le programme des prises était important et de plus il y avait l'épreuve des Katas (figures imposées ou la souplesse doit remplacer la force et où la beauté du mouvement doit l'emporter).
Un policier de quatre vingt kilos et de 1 mètre quatre vingt cinq, ceinture noire troisième dan se proposa pour présenter les Katas avec moi. Nous nous sommes préparés pendant trois mois, recommençant indéfiniment pour essayer d'atteindre la perfection dans la concentration et dans le mouvement. Puis le grand jour arriva, le professeur était prévenu et ce soir là il fit venir tout le dojo, car le passage d'une ceinture marron cela vaut le spectacle (et de plus il s'agissait du Procureur).
Nous n'avons eu droit qu'à une faveur : celle d'être autorisé à talquer le tatami pour que cela glissa mieux. Il y avait un passage que je redoutais dans les katas c'était la prise "O guruma" qui consiste à prendre l'adversaire entre les jambes, à le soulever, lui faire la roue autour des épaules et à le projeter. J'étais tellement concentré que j'ai soulevé mes quatre vingt kilos sans effort. Au bout de trois quart d'heures tout était terminé et le jury ayant délibéré, décida que je méritais de porter la ceinture marron (la deuxième en Judo Japonais) Je rentrais à la maison vers onze heures le soir, fier de mon exploit (j'avais quarante cinq ans) et ne retrouvais mon rythme cardiaque normal que vers deux heures du matin.
La remise de la ceinture se fait dans un cérémonial réglé. Devant tous les élèves à genoux, lui même à genoux l'élève salue le maître qui lui fait face puis la ceinture est déposée devant le récipiendaire. Moralité, par les enfants toute la ville était au courant de mon exploit.
Il était amusant lorsque je me promenais en ville soit seul, soit avec Anny et les enfants de voir des garçons et des filles de tous âges traverser la rue pour venir me saluer. Cela se développa encore plus quand le professeur de judo me demanda si je voulais venir lui donner un coup de main le samedi après midi pour initier les petits. C'est ainsi que j'ai inculqué cet art à Eric et à Yves (malheureusement ils n'ont pas continué, Eric parce qu'il n'aimait pas se battre et Yves parce qu'il était trop jeune).
Mon aura auprès des jeunes de la ville augmenta pour une autre raison. Cela faisait trois ans que nous étions à SAINT OMER quand les enfants eurent l'idée de m'offrir un vélo de course pour une fête des pères, avec la tenue cycliste complète, cuissard, maillot, gants et casquette. Les alentours de la ville se prêtaient aux promenades : quelques bonnes petites côtes, du plat ; il m'arrivait le soir quand il faisait beau de partir tout seul faire une trentaine de kilomètres. Mais ou cela valait le spectacle, c'était le dimanche quand nous partions à CLAIRMARAIS (forêt proche de la ville) avec les enfants et les copains et les copines (seul Yves était dans la 4L avec Anny, son vélo dans le coffre) Cela faisait une belle expédition d'une quinzaine de vélos : nous ne passions pas inaperçus.

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Pendant que nous en sommes au sport que j'ai pratiqué dans cette bonne ville, il en est un autre qui m'a passionné : le tir au pistolet et au revolver. Pour en arriver à cela, il faut expliquer que, tous les jeudis, le commandant de compagnie de C.R.S recevait à déjeuner à son mess le commissaire de police, le capitaine de gendarmerie de la compagnie de SAINT OMER, le sous préfet, le président du Tribunal et le Président du club de tir de la police nationale (qui était un civil ex champion de France). Ces repas étaient l'objet d'échanges fructueux et chaque invité payait le champagne chaque semaine, à tour de rôle. Ces réunions permettaient bien souvent de régler des problèmes administratifs importants, d’expliquer parfois à l'autre le pourquoi d'un courrier apparemment intransigeant et cela aidait à l'harmonie des services dans les limites du ressort du tribunal et de la territorialité de la sous préfecture.
C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Romu le président du club qui m'invita à son pas de tir. J'avais toujours avec moi le pistolet que j'avais acquis en Haute Volta et me payait un pistolet de tir à crosse orthopédique 22 long rifle de grande précision. Il s'agit d'un sport comme le Judo qui demande du calme, de la réflexion et une grande concentration : je n’y ai jamais été un as, mais mes tirs ont toujours été honorables (j'étais bien plus fort au fusil, aussi bien à la chasse qu'à la cible, ou au pigeon d'argile et au pigeon vivant).
Je pris donc une licence et une assurance et allais m'entraîner régulièrement. Outre la convivialité qui régnait dans ce club, il y avait les déplacements de l'équipe, qui recevait en match des clubs étrangers ; MUNCHENGLADBACH pour la R.F.A. et une petite ville de l'East End de LONDRES au bord de la Tamise (dont j'ai oublié le nom) pour l'Angleterre. C'est ainsi que nous sommes partis Anny et moi en Grande Bretagne pour matcher contre les Anglais. Nous étions couple par couple accueillis par des familles de tireur britannique. A minuit le couple qui nous hébergeait nous faisait des beefsteaks et des frites et bien que je ne parle qu'un mauvais anglais nous avons discuté jusqu'à tard dans la nuit. Le lendemain matin notre hôte frappait à la porte de notre chambre pour nous apporter thé et petits pains chauds au lit ; pendant que nous prenions notre petit déjeuner, confus de la gentillesse dont on nous entourait, une odeur de saucisses grillées parvenait jusqu'à nous et l'on venait nous annoncer que le breakfast était servi (céréales, porridge, oeufs au bacon et toasts.) Que d'attention et de délicatesse.
À cette sortie se rapporte une anecdote. Alors que nous avions fini de tirer au stand, un colonel de sa Majesté, Président du club tint à nous faire une visite de la ville dans sa Rolls pendant que les épouses étaient conviées à un thé. Notre sortie se termina bien évidemment au pub et c'est là que notre Romu se rendit compte qu'il avait oublié de ranger son arme avant de partir et que tel un cow boy, il se promenait en ville avec un énorme 157 Magnum sous le blouson. Une soirée particulièrement réussie nous réunit tous dans une auberge du Kent la veille du départ.
La rubrique sport devient inépuisable, en effet Laurence s'était mise avec bonheur à la natation et elle commença à affronter les compétitions, d'abord avec les clubs avoisinant, puis comme elle s'affermissait excellente nageuse de brasse papillon, il fallut se déplacer de plus en plus loin. Je l'emmenais donc avec des camarades à elle à BOULOGNE, à CALAIS et un peu partout dans le département. Parfois Sylvie nous accompagnait pour encourager sa sœur. Dans sa catégorie elle se classa cinquième du département et vingt cinquième à l'échelon national. Comme vous le voyez j'avais de quoi m'occuper.

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Cela ne me suffisait pas ; il y eu toute mon action au sein de 1' Union Fédérale des Magistrats et de l'Union Internationale des Magistrats. En effet à l'issue du congrès de NEVERS j'avais été élu vice président national de l'association qui sous la pression des événements se transforma en Syndicat.
C'était au tour de la France de recevoir les associations étrangères et le Président Jean Louis ROPERS que j'ai toujours considéré comme mon père spirituel (Il était Président du Tribunal de Grande Instance de CRETEIL) me demanda si je voulais descendre à NICE pour veiller à la bonne marche de l'organisation du congrès international. Un seul obstacle, le travail énorme que j'avais à SAINT OMER. Il téléphona à mon Procureur Général à DOUAI et fit le déplacement de PARIS. J'eus droit à prendre dix jours pour mener à bien ma mission. La fille ainée d'un collègue vint garder les enfants à la maison et nous sommes partis Anny et moi sur la côte d'Azur. J'ai laissé cette dernière à CANNES chez Sonia et Bobby et suis allé à NICE à l'hôtel Plazza où l'on m'attendait.
Je me suis installé pour une semaine dans les sous sols luxueux de l'hôtel en compagnie d'une dizaine d'hôtesses dont nous avions loués les services auprès d'une agence spécialisée. Ces jeunes femmes étaient toutes polyglottes et étaient capables de passer de l'allemand à l'italien et à l'anglais. Il y avait quatre cents congressistes venus du monde entier (Europe, Amérique du Sud, Japon etc...,) Le jour où j'accueillais un groupe de soixante quinze autrichiens, j'ai eu un appel téléphonique de Sylvie bouleversée qui m'annonçait que notre chat s'était fait écraser dans la rue en voulant la suivre en ville où elle allait faire des commissions.
J'étais en possession de listings complets qui m'indiquaient nationalité, paiement total ou partiel des frais ; je devais, en outre, m'assurer que lors des votes des motions, personne n'avait été oublié. Je retrouvais mon Président au repas de midi et du soir et j'ai vécu ainsi pendant huit jours sans prendre l'air, me couchant vers minuit et me levant aux aurores. J'ai du régler aussi le problème des interprètes, qui à la dernière minute ont demandé à être payés en dollar, à fréter des autocars les jours de pluies pour emmener les congressistes de l'hôtel au centre des conférences. Que n'ai je appris pendant ces huit jours, jusqu'à la domination de la souffrance par Jean Louis Ropers qui atteint d'un cancer le cachait à sa femme et grimaçait sous la douleur des métastases qui l'envahissaient. Et j'eus ma récompense : l'a veille de la fin du congrès, je pus aller chercher Anny à CANNES et nous avons vécu ces deux derniers jours dans le luxe du palace et participé tous les deux (j'étais le seul homme à la sortie dans l'arrière pays que j'avais organisée pour les dames. Ce congrès se termina par une réception grandiose offerte par la ville de NICE sous la Présidence effective du Garde des Sceaux.

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Dès lors, je passais pour un organisateur de congrès et comme j'avais eu la mauvaise idée de proposer LE TOUQUET comme prochain lieu de réunion, tout le monde fut d'accord, sous réserve que je m'occupe de tout (Cette localité bien que n'étant pas dans mon ressort n'était qu’à une centaine de kilomètres de mon domicile et je la connaissais plus particulièrement puisque nous avions implanté notre caravane dans une localité voisine). La proximité de la Grande Bretagne donna l'idée au Président Ropers de faire une rencontre internationale avec les Anglais, les Ecossais et les Irlandais. Je ne parlais pas un mot d'anglais, je l'ai déjà dit et pourtant pendant les trois derniers mois précédant le congrès je fus en rapport assez souvent avec le directeur de cabinet du Lord Chancellor. Une dizaine de JUGES et avec leurs épouses (les plus hauts grades de la hiérarchie judiciaire britannique : tous lords) et quelques "Magistrates" rétribués ou non étaient invités.
Huit jours avant le début du congrès j'avais quitté ma résidence pour LE TOUQUET, en compagnie de mon greffier d'assises ; le bureau de Paris avait envoyé pour me seconder deux hôtesses professionnelles. J'avais là encore prévu la pochette souvenir avec une faïence de DESVRES sur laquelle deux lions (Celui de Grande Bretagne et celui de l'Artois se faisaient face séparés par un glaive et une balance). D'autres part j'avais dans le cadre touristique prévu une journée à LONDRES et c'est ainsi que j'ai loué un Bischkraft de cent places à la B.O.A.C
Je n'ai pas eu de mal à le remplir (je reviendrais un instant sur ce voyage). Pendant huit jours j'ai travaillé d'arrachepied ne faisant qu'un repas par jour, essayant de tout prévoir : repas officiel, plan de table difficile à établir car il fallait d'une part respecter la hiérarchie judiciaire, Ministre, directeurs etc.. et d'autre part le protocole des lords et des ladys.
Le congrès commença : pas de bavure, tout allait bien la préfecture du Pas de Calais avait mis des véhicules de prestige, pour accueillir les britanniques à notre disposition, la gendarmerie : des motards.. Les travaux, tant français que franco britanniques se déroulaient dans la plus parfaite harmonie.
Anny vint me rejoindre pour la soirée officielle et le voyage à LONDRES. Elle avait laissé les enfants au Camping sous la garde de Sylvie.
J'étais en train de m'habiller dans la chambre d'hôtel, quand je reçus un appel téléphonique de l'imprimeur qui s'était occupé des programmes du congrès et des menus. Il m'annonçait qu’à la suite d'une erreur regrettable les menus, qui avaient été imprimés, étaient restés dans le coffre du véhicule de la secrétaire qui était partie à PARIS. C'était la catastrophe ; j'ai réfléchi une minute et le ciel est venu à mon secours : "Trouvez moi six Tableaux noirs, un bon dessinateur et de la craie de couleur, j'arrive". Dès ma présence à la salle de Banquet, tout était prêt ; je disposais les tableaux à travers la salle et un bon calligraphe dessina les menus en couleur.
Lorsque les invités arrivèrent ils trouvèrent l'idée originale. J'ai su par la suite qu'elle avait été reprise, je n'ai jamais demandé de droits d'auteur, mais ai refusé de payer la facture de l'impression que l'on avait eu l'outrecuidance de me présenter).
La réunion franco britannique fut intéressante dans la mesure où les protagonistes découvrirent leurs systèmes judiciaires respectifs ; celui de 1'Ecosse se rapprochant plus du droit français. J'avais pour effectuer la traduction simultanée trouvé un jeune professeur d'anglais (exerçant au collège des jésuites de la Malassise, près de SAINT OMER ; ce garçon avait fait toutes ses études en Angleterre ; il fut apprécié de tous, tant pour ses talents de linguiste que pour sa distinction) et... je l'ai appris par la suite, certains de nos invités se remirent à la langue française qu'ils décidèrent d'employer à l'occasion de leur correspondance personnelle.
La fin de cette rencontre fut couronnée par le voyage à LONDRES. Départ de l'Aéroport du TOUQUET ; était ce une coïncidence notre avion s'appelait le "Hot ANNY" ; nous étions à GATWICK en une demi heure. Deux "bus" pulmann nous attendaient pour nous emmener dans LONDRES ; assistance à la relève de la garde Buckingham Palace, visite de la Tour, visite de la "City". Les enfants se montraient à la hauteur et Eric avait été pris en affection par un Avocat Général à la Cour d'Appel de Paris à la haute stature, qui le transportait sur ses épaules. Même Yves était sage et ne s'était fait remarquer que lors d'une course poursuite qu'il avait engagée avec les pigeons d'un square. Comme tous ces déplacements, la journée avait été harassante et nous fûmes dépités d'apprendre qu'à raison d'un brouillard imprévu l'avion ne pourrait pas décoller avant la dissipation de celui ci
Nous commencions à avoir faim vers dix heures du soir ; l'excellent repas que nous avions fait le midi dans un "Steak house" était bien loin : nous fûmes tout heureux de trouver des sandwichs à la pomme de terre. Là : les derniers achats souvenirs dont une tasse anglaise qui existe toujours à la maison. Vers onze heures le brouillard se leva et vingt minutes plus tard nous foulions à nouveau le sol de France et je revois encore Eric cachant sous son pull à la descente de l'avion la cartouche de cigarettes que j'avais achetée à bord, pour ne pas que j'ai des ennuis avec la douane.(du moins en était il persuadé)

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J'étais donc lancé dans l'action judiciaire jusqu'au cou, courant septembre le bureau de Paris me demanda de faire partie de la commission internationale de droit pénal de l'union Internationale des Magistrats. C'était une opportunité car le congrès allait se tenir à BRUGES en Belgique à soixante kilomètres de chez nous. Je devais être, à cette commission, le suppléant de Raymond Beaufour, Procureur de la République à SAINTES, qui était un ami et qui, en outre, était le rédacteur en chef du journal Le Pouvoir Judiciaire.
Les travaux de droit Pénal avaient pour centre d'intérêt le "Fair Trial" (procès équitable) et j'ai pris mon premier bain de discussions internationales : Raymond en était un vieux routier et m'apprit la technique des débats : écouter, laisser passer les propositions des uns et des autres avant soi même d'en élaborer une définitive ; nos débats se passaient en toutes les langues : chacun s'exprimant dans sa langue nationale et quand il y avait trop de difficulté nous avions recours à un juge suisse et à un juge autrichien qui maniaient aussi bien l'anglais, le français que l'italien et l'allemand. En dehors des travaux qui représentaient un certain effort, cela m'a donné l'occasion d'assister à un concert de Mozart, de visiter les grands musées de BRUGES et d'emmener mes amis jusqu'à SLUIS le ville frontière hollandaise. Ce déplacement n'avait duré que quatre jours, j'étais rentré très vite à la maison car Anny et les enfants me manquaient.
1973 se terminait comme une année de travail avec cette lourde Cour d'Assises à gérer.
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Nous avions quand même profité de notre caravane en allant à Pâques jusqu'à LA HAYE en Hollande : l'attelage à la frontière n'avait surpris personne car Belges et Hollandais ont l'habitude de se déplacer de cette manière. La difficulté était avant tout dans le fait que nous traversions le pays flamand où en fin de compte le Français est moins parlé que l'Anglais et où parfois les indications sur les routes et les autoroutes ne sont écrites qu'en Flamand(à titre de simple exemple, COURTRAI devient KORTRIJ et LILLE : RYSSEL, il faut quand même le deviner.)
Je m'étais perdu dans la ville de GAND et m'étais soudain retrouvé au milieu d'un sens interdit avec mes onze mètres d'attelage. La gentillesse des belges me permit de me tirer de ce mauvais pas. Nous n'avions pu trouver un caravaning qu'à proximité de la ville de SAINT NIRLAS dans une localité s'appelant LORMEREN ; immense caravaning presque déjà plein malgré le froid qui sévissait. Manque de chance le système électrique du camp avait sauté et nous avons été obligés de dormir enfoncés dans les duvets, en survêtement : la température ne dépassait pas trois degré dans la caravane. Ce fut notre camp de base d'où nous avons sillonné la région : JEMNAPPES, ROTTERDAM et enfin LA HAYE : Nous étions surpris par un genre de vie différent, sans pouvoir définir en quoi il consistait.
Les vitrines des sex-shops nous déroutaient et il nous fallait garder à droite, garder à gauche avec nos quatre loustics qui n'avaient pas les yeux dans leur poche. Les enfants ayant été sages et réclamant le privilège d'aller manger une glace dans un grand restaurant, nous avons accédé à leur désir et, rentrés dans l'établissement constaté avec surprise qu'il était tenu par des indonésiens. Sylvie fut notre sauveur en passant la commande en Anglais. On nous apporta des glaces italiennes et quand notre interprète familial demanda l'addition, le serveur qui ne pouvait douter de notre nationalité nous répondit en Français. Il avait fait ce jour là une journée magnifique, nous sommes rentrés par les polders, puis par les terres intérieures jusqu'à notre camp. Le retour définitif jusqu'à SAINT OMER s'est fait par un brouillard à couper au couteau.

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L'année 1974 fut fertile en déplacements.
À la fin de Juin le Président Ropers qui était de plus en plus fatigué, me demanda si je voulais bien préparer pour le quinze septembre le rapport national pour le congrès international de FLORENCE ; sujet : "La protection de la vie privée".
Je demandais à prendre immédiatement quinze jours de congés et j'emmenais tout mon monde au caravaning où pendant ce court laps de temps j'élaborais le rapport national, que j'envoyais rapidement à PARIS pour approbation ; puis nous partions passer trois semaines à CANNES. Hélas, le séjour fut plus court que prévu.
En effet nous étions venus pour trois semaines. Cela faisait dix jours que nous étions arrivés, quand, un après midi, alors que nous faisions notre ravitaillement dans le supermarché qui était proche de l'appartement de Marc et Monique (l'autre sœur à Anny) mon neveu Jean Charles arriva en courant pour me dire que mon substitut m'avait appelé au téléphone et que je devais, d'ordre du Procureur Général être à mon poste le lendemain matin. Je pensais à une plaisanterie de mauvais goût et appelais mon parquet où le substitut me confirmait qu'il s'agissait d'une mesure nationale : tous les Procureurs à leur poste. La raison en était une révolte générale dans toutes les prisons de France.
Nous avions été à la plage toute la matinée jusqu'à une heure de l'après midi, il était dix sept heures, la solution s'imposait : charger la voiture et partir le plus tôt possible : il y avait quand même 1400 kilomètres à parcourir ! Le temps de préparer les valises, de ne rien oublier, nous avons quitté CANNES à dix neuf heures. Notre voiture à l'époque était le break Ford 2000, gros véhicule très confortable. Je faisais des étapes de deux cents kilomètres, m'arrêtais pour boire un café et le repartais ; les enfants dormaient ; seule Anny à côté de moi, veillait et me surveillait pour ne pas que l'ai de défaillance.
Passé DIJON, je n'en pouvais plus et décidais de m'arrêter sur un parking pour dormir un peu. Fauteuil basculé, je venais de m'endormir, quand la petite voix d'un des enfants me réveilla :" le veux faire pipi". L'envie s'empara de tous et bien réveillé cette fois ci, je n'eus plus qu'à reprendre la route.
Nous sommes arrivés à SAINT OMER à sept heures trente du matin. Anny faisait un café fort, je prenais une bonne douche et j'étais à mon bureau à huit heures quinze, d'où j'appelais le parquet général près avoir pris tous les renseignements sur la maison d'arrêt, grève ou non, nombre de "locataires" et le pouls de la situation. D'entrée de jeux il me fut reproché de ne pas avoir été là à huit heures. Je l'ai mal pris et oubliant toute notion de hiérarchie j'ai sur un ton assez vif expliqué ce que je venais de faire (qui sans être un exploit relevait d'une certaine manière de se comporter) Dont acte, j'eus droit à des excuses. L'après midi je reprenais la route en compagnie du juge de l'application des peines pour me rendre à DOUAI à la Cour d'Appel où se tenait une conférence au sommet. Les consignes étaient simples : composer avec les détenus. Eh bien avec le J,A.P nous n'avons pas suivi les ordres et maintenu l'ordre sans céder à la démagogie, nous contentant d'expliquer et surtout d'être présent. En fin de compte, seule dans la région du nord et de la Picardie la maison d'arrêt de SAINT OMER resta en dehors de cette agitation et je n'eus à déplorer aucun incident. Le Procureur Général me demanda comment je m'y étais pris et quand le lui dis que je n'avais pas exécuté ses ordres il me répondit : "dans votre cas, vous avez bien fait".

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Après tous ces événements j'avais bien gagné mon voyage à FLORENCE. Comme Anny m'accompagnait, mes parents étaient venus à la maison garder les enfants.
Je ne vais pas vous raconter FLORENCE, il y a assez de livres pour la décrire, en dehors de mes heures de présence au congrès (et j'étais assez fier qu'il soit fait mention de mon rapport dans la synthèse) nous avons pu traîner dans la ville, dans les églises, aux "Offices" et découvrir les trésors d'art qui font sa réputation. Un passage au Ponte Vecchio me permit d'acheter un petit souvenir à Anny. Nous avons passé quelques belles soirées dans ce début d'automne et assisté à des manifestations culturelles.
Le congrès s'était bien déroulé ; il avait été très remarqué dans les milieux étudiants de la ville qui venaient côtoyer les "magistrati, dotor i professor", comme ils nous appelaient. La presse internationale se fit l'écho de nos travaux. Les cinq jours furent vite passés.

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Mais pendant ce temps les britanniques avaient décidé de nous rendre la politesse et de nous inviter (dix couples) à passer cinq jours à LONDRES. Les deux sorties se suivaient à dix jours d'intervalle : mes parents restèrent donc à la maison pour garder les enfants.
Tout notre séjour à LONDRES nous était offert, le voyage restait à nos frais. J'avais pu obtenir de la Townsend Cie(Cie britannique des ferries qui faisaient la traversée CALAIS DOUVRES, en concurrence avec la Sea Link, compagnie française filiale de la S.N.C.F.) des blues pass (passages gratuits) dont j'avais fait profiter deux couples collègues de BETHUNE qui étaient également invités, et nous avions décidé de prendre à DOUVRES une voiture de location avec chauffeur pour aller et revenir de LONDRES. À l'arrivée du bateau une Mercèdès avec chauffeur en livrée nous attendait à quai. Cela peut paraître idiot, mais j'ai toujours pensé que lorsqu'un Français se déplace à l'étranger, il lui faut un certain standing, sauf de quoi l'assimilation est vite faite et la France est prise pour un pays de peignes culs.
Ce voyage en voiture particulière était plein d'enseignements avec la circulation à gauche et la découverte des "tartes" carrefours qui ont franchi la Manche depuis et sont devenues monnaies courantes chez nous maintenant.
Notre hôtel, le Mayfair était situé dans le quartier chic de LONDRES qui porte le même nom et le portier, en livrée à l'ancienne, attendait les hôtes de marque que nous étions. Il faut le dire : les Anglais savent recevoir avec une grande distinction et une grande délicatesse. Outre de splendides fleurs pour Madame disposées dans la chambre très douillette en ce début d'automne, un petit présent en porcelaine d’os (une porte cigarette de table, objet typiquement britannique) avait été déposé pour nous à la réception. Une heure après notre arrivée le directeur de cabinet du Lord Chancellor venait personnellement s'enquérir de nos installations et nous remettait le programme des festivités de notre séjour.
Je ne vais pas tout reprendre en détail, ce serait trop long ; je ne relaterai que les temps forts de ce séjour : en premier lieu la réception par le Lord Chancellor au nom de la Reine à Lancaster House. Soirée habillée, où, du côté britannique, ne se trouvaient que des JUGES, tous anoblis par la Reine accompagnés de leur Lady. A la disposition de la table Anny a eu la chance d'avoir pour voisin un Lord qui fort heureusement parlait un français impeccable ; quand à moi les hasards du protocole m'avaient donné pour voisine une charmante Lady dont les premières paroles furent à mon endroit : "Please, dou you speak English". Je hasardais : "Just a little, my English Is very bad," "Oh very nice." Vous ne me croirez pas nous avons bavardé pendant tout le repas en Anglais : ou bien le Saint Esprit était descendu sur nos têtes et nous entendions les langues différentes, ou bien chacun a cru comprendre quelque chose qui était totalement différent de ce que l'autre lui disait.
Pour clôturer le repas, le Lord Chancellor prit la parole et commença ainsi : "Mes chers collègues, Wilson Churchill disait : caution iI speak french", puis suivirent des propos en Français et en Anglais où l'on pouvait à tout instant apprécier ce qu'était un véritable humour plein de finesses.
La journée du lendemain fut réservée au travail et pendant que nos épouses visitaient la Tour de Londres, nous assistions à trois audiences de la Criminal Court à Old Bayley (l'équivalent de la cour d'Assises de PARIS). Ce qui à l'époque me frappa c'est la diversité des jurés : du vieux lord au bon bourgeois en passant par la vielle fille très pincée, le cou ceint d'un gros grain noir et la petite vendeuse de supermarché en mini jupe ultra et décolletée outrageusement et aussi la fameuse question avant la formation ou non du Jury : "Guilty or not guilty" (coupable ou non coupable) Plaider coupable permet d'avoir un procès rapide(il en était passé deux dans la matinée : des faits de vols avec violences lourdement sanctionnés. Puis nous avons assisté à la formation du Jury pour la troisième affaire où l'accusé plaidait non coupable. Un autre groupe de collègues avait suivi devant une des justices de paix de LONDRES un procès où l'on jugeait un chien qui avait mordu un passant (ce sont les curiosités de la justice anglaise).
Une réception avait été le lendemain offerte par le maire du Grand LONDRES : très belle soirée au bord de la Tamise pas très loin de l'endroit où est amarré le Cutty Stark.
Nous avons eu droit à une relève de la garde à Buckingham, mais le plus intéressant fut la visite du Parlement jusque dans certains lieux non ouverts au public. Ce qui m'étonna le plus au départ, c'est quand l'inspecteur de police du Yard qui était notre ange gardien, demanda discrètement au directeur de cabinet du Lord Chancellor s'il fallait nous fouiller avant de nous laisser pénétrer et surtout la réponse flegmatique "Indeed". En France le problème se serait posé, la réponse aurait été non, mais il faut bien reconnaître que la solution anglaise qui élimine tout passe droit est au fond la meilleure. Visite particulièrement intéressante. Interdiction de s'asseoir à l'une des places d'un membre de la Chambre des Lords ; mais Anny et l'épouse d'un collègue étaient tellement fatiguées d'avoir marché qu'elles trichèrent et s'assirent un instant, cachées par des collègues qui avait fait écran, pour se reposer un peu. Cette visite se termina, après un repas intime dans les locaux du Parlement dans le bureau du Lord Chancellor qui nous montra et fit soupeser le sceaux et les masses de la Reine, ainsi que ses attributs de cérémonies : sa perruque et ses souliers vernis à boucle. Anny eut le privilège de mettre la perruque ainsi que toutes ces dames.
Ce haut personnage du gouvernement avait su allier la grandeur, la classe, la courtoisie, l'humour et la délicatesse.
Le dernier soir fut réservé à la participation au banquet annuel des "magistrates" du Royaume Uni ; il y avait au moins trois cents personnes et c'est un couple de Français qui présidait chacune des principales tables.
Aussi c'est avec regret que nous avons quitté nos hôtes qui nous avaient si bien reçu.
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Puis la vie reprit, tranquille, avec beaucoup de travail ; mais aussi un bon nombre d'amis solides que nous voyions régulièrement. De temps en temps nous faisions une escapade en Angleterre passer la journée, pour y faire des courses (à l'époque le change en livres était très avantageux).
Je fis également quelques conférences sur le fonctionnement de la justice en France : une à la mairie de DOUVRES, l'autre à l'université de CANTERBURY : Nous prenions le ferry à dix sept heures et rentrions par le dernier à deux heures du matin ; dans tous les cas l'accueil fut très chaleureux.

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De temps en temps des membres de la famille venaient nous rendre visite : mon frère, qui était allé acheter un chien en Grande Bretagne, des parents à Anny qui venaient de rares fois en France de la Réunion et qui n'oubliaient pas la petite cousine perdue dans les brumes du Nord ; quant à mon ami Roland, je l'ai dit il avait regagné FEIGNIES près de MAUBEUGE où il dirigeait une usine de produits réfractaires et venait nous voir, le temps de passer un dimanche.
A Pâques 1975 mes parents sont venus passer une dizaine de jours au cours desquels j'avais pensé leur faire faire un tour jusqu'à DOUVRES. L'un et l'autre étaient enchantés de cette idée. C'est par beau temps que nous avons fait la traversée. Nous avons montré la ville que nous connaissions bien et sommes allés déjeuner dans un restaurant où la cuisine typiquement britannique déroutait un peu Papa qui n'était pas habitué et s'est vite trouvé réfractaires à la sauce à la menthe et au petits pois avec lesquels on aurait pu jouer aux billes. Yves avait été à peu près sage à partir du moment où il avait eu un petit hovercraft miniature ; chacun avait eu son cadeau(je me souvient toujours du mien que j'ai conservé religieusement : une paire de boutons de manchettes représentant un chevalier en armure dont le bouclier est en nacre et que je mets dans les grandes occasions). Seul Eric n'avait rien trouvé à son goût et avait demandé qu'on lui remette l'équivalent en monnaie.
Vers trois heures de l'après midi tout le monde a constaté que brutalement Papa était fatigué : il voulait se reposer un peu et me demanda s'il n'y aurait pas un ferry dans l'après midi pour rentrer plus tôt. Nous avons même pris un taxi pour retourner au port et là nous avons trouvé les lieux bien déserts. S'adressant à un employé qui avait l'air désœuvré, Sylvie demanda ce qui ce passait et un seul mot définit la situation : "Strike" (la grève...) et cela pour deux jours. Or nous étions venus à l'aide de la Cie Townsend par CALAIS ; un seul moyen pour rentrer en France se payer des billets de retour sur l'autre compagnie la Sea link qui nous conduirait à BOULOGNE C'est alors que Papa comme moi se rendit compte que nous n'avions que des chéquiers et de l'argent français et qu'avec cela il nous était impossible d'acheter les billets de retour. Heureusement, à ce moment, s'éleva la petite voix d'Eric qui nous dit que comme il ne s'était rien acheté avec l'argent anglais qu'il avait changé et qu'on lui avait donné il avait le prix de nos billets ; le retour se passa bien, Papa toujours fatigué ; en arrivant à BOULOGNE, il me fallut le secours de la police pour me rendre à CALAIS afin de récupérer ma voiture et venir rechercher tout le monde.

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Mes parents abrégèrent leur séjour : à partir de ce moment Papa commença brutalement à décliner. Au mois de Juillet, j'avais emmené tout le monde à notre caravaning et je pris mon congé quinze juillet, quinze août à Merlimont. Papa fut hospitalisé à la Salpétrière pendant trois semaines, puis un mieux s'étant fait sentir, il put rentrer quelques jours à la maison. Nous sommes allés à PARIS deux jours et j'ai eu ma dernière joie d'enfant ; peut-être fut elle aussi la sienne ; à ma demande, il avait sorti son violon et joua sans partition un de ses morceaux de bravoure : "la Czardas de Monty". Il y eut bien une ou deux fausses notes ponctuées d'un "Merde" discret, mais il était content car il s'en était bien tiré et avait su, encore, à soixante dix ans refaire les vibratos et donner une âme à son instrument.
Il fut réhospitalisé quinze jours plus tard : seule maman n'avait pas compris la nature du mal qui le rongeait. Je quittais Merlimont avec Sylvie avec la 41 pour aller passer une journée avec lui à l'hôpital : il avait bon moral. J'y retournais seul dix jours plus tard : il s'était affaibli et on le transportait sur une chaise roulante pour le conduire à 1St salle de radiothérapie. Il tint à ce que se soit moi qui le conduise et il se redressait au maximum dans son fauteuil. Quand je l'ai ramené à sa chambre, il se confia â moi : "Tu vois la douleur n'est rien, il n'y a que moi qui la ressent ; mais ce que je ne peux supporter : c'est la déchéance physique dont je suis atteint et que tout le monde peut voir." Plus tard le médecin me dira qu'il avait eu des souffrances atroces mais qu'il n'avait jamais rien dit.
Quand j'étais petit, pour m'apprendre à savoir réciter il déclamait " La mort du loup" d'Alfred de Vigny et il prononçait le dernier vers les dents serrées en vous regardant fixement : "Puis, après comme moi souffre et meurs sans parler" Etait ce une prémonition.
Début septembre, maman voulut que je revienne le voir à l'hôpital en compagnie d'Anny ; mon frère était là aussi en compagnie de sa femme. Ce fut atroce ; il ne reconnut personne sauf Anny avec qui il parla un peu en essayant de sourire. Le médecin nous appela Michel et moi ; le diagnostique était dur ; le cancer avait évolué en une double métastase au cerveau et la fin était proche.
Deux jours plus tard l'hôpital m'appela au bureau, il fallait venir tout de suite. Le Procureur Général avisé me donna tout le temps qu'il fallait et je pris la route tout seul en début d'après midi. L'arrivée sur PARIS fut un enfer ; à cause d'un embouteillage monstre je n'arrivais à la maison qu'à dix sept heures. A peine avais je franchi la porte de l'appartement et trouvé maman effondrée que le téléphone sonna : c'était l'hôpital : Papa venait de mourir... il avait attendu que je sois là pour prendre le relais de la famille. Comme on le raconte parfois dans d'autres cas, sa montre s'était arrêtée à l'heure de sa mort (l'horloger que l'on avait chargé de la remettre en marche nous a dit que le ressort était cassé).
Mon frère arriva dans la soirée et le lendemain nous avons entrepris les démarches pour les obsèques. Les pompes funèbres.... quelle entreprise ! : Pendant que nous y étions, alors que l'employé nous vantait les mérites d'un cercueil plus "confortable" et décomptait à zéro franc vingt cinq le nombre de vis qu'il faudrait, celui ci fut appelé au téléphone ; nous avons vite compris qu'il s'agissait d'un client mécontent et à notre stupéfaction nous entendîmes la réponse de l'employé : "Toutes nos excuses, la prochaine fois nous ferons mieux, comptez sur nous". Au moment nous où nous sortions l'employé se précipita derrière nous : "AH ! J'avais oublié qu'elle était sa taille ? Hier j'ai fait le même oubli et figurez vous que le cercueil était trop petit et il a fallu en refaire un autre, on n’allait quand même pas couper les pieds au défunt." Mon frère et moi, nous nous sommes regardés ; la porte refermée Michel a eu cette phrase : "Mourrez nous ferons le reste" et à ce moment vous auriez vu sous la pluie deux hommes éclater de rire sans pouvoir s'arrêter devant les pompes funèbres.
Le temps de remonter à SAINT OMER chercher ma nichée nous sommes arrivés juste pour l'enterrement. Le président Braunschweig (Président de l'U.S.M., Ropers étant de plus en plus fatigué était venu me soutenir avec une énorme gerbe de la part des collègues. Nous avons pris la route derrière un corbillard qui roulait à cent cinquante kmh pour rejoindre MACQUEVILLE, le petit village natal de maman. Là, le vieux cousin Jean donna des instructions pour orienter le cercueil dans la tombe : "Ici on met toujours la tête de ce côté." (Ce n'est que bien plus tard que je me suis rendu compte qu'ainsi la tête était tournée vers la MECQUE : par respect et tradition l'occupation arabe des Charentes Poitou était toujours présente dans la mémoire collective des gens de la région)

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La vie repris son cours normal. Nous avons vendu la caravane pour acheter à la place un "mobil home" qui n'a de mobile que le nom puisque l'on vous l'amène sur un camion ; sa mobilité ne résidant que dans l'orientation que l'on peut lui donner : une chambre pour les parents, deux lits superposés pour les garçons, quand aux deux filles leur lit était le résultat de la transformation, le soir, de la salle à manger. Il y avait un petit salon et de grandes baies vitrées ; chauffage au gaz frigidaire, douchière et WC : il y avait tout le confort. Nous louions l'emplacement à l'année au milieu d'un grand parc à cent mètres de la mer et à proximité du parc d'attraction de Bagatelle. Il y avait une piscine dans laquelle Anny et Yves apprirent à nager dans le froid. Piscine chauffée mais à ciel ouvert, nous y allions par tous les temps tous les six et c'était presque une attraction pour les visiteurs.

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Je vais quand même raconter deux anecdotes concernant ma vie professionnelle.
La première histoire se passa à la Cour d'Assises ; on jugeait une affaire de cambriolages multiples dans les "châteaux" de la région. L'accusé possédait une certaine classe et s'exprimait dans un langage excellent. Le Président appela un des témoins-victimes il s'agissait d'une baronne authentique qui se présenta en minaudant. Le Président très homme du monde lui demanda ce qu'on lui avait dérobé : "Tout, sauf mon Durer, heureusement car c'était ma plus belle pièce ; je dois vous avouer, monsieur le Président, que je n'ai pas compris : ces gens là sont incultes". Sous l'outrage l'accusé blêmit, "Inculte moi ? Madame la Baronne dussais-je vous faire une grande peine, si je n'ai pas pris votre Durer c'est parce que c'est un faux. J'ai d'ailleurs été personnellement étonné de voir au milieu d'oeuvres de qualité ce tableau dont vous auriez du savoir que l'original était exposé dans un des musées de BRUGES."
Certes, il y eut à cette cour d'assises des affaires horribles, des affaires compliquées, des affaires poignantes ; tout cela m'a laissé un gout d'amertume... J'ai fait mon travail de Ministère Public en conscience requérant aussi bien de très lourdes peines que des acquittements (Mon Procureur Général prévenu, m'avait dit pour une affaire : "Si vous le faites, faites le bien") quand j'estimais devoir le faire.
J'avais la confiance de mes chefs et c'était pour moi l'essentiel ; qu'importe pour ceux qui ne comprenaient pas : que ce soit une presse avide de sensationnel ou des particuliers en mal de critique par manque d'occupation.
La Cour d'Assises, c'est le phare, la Justice que l'on connait.. mais il y avait aussi la correctionnelle et j'étais heureux parfois d'aller y requérir, quand mon substitut était en vacances.
Et voici ma deuxième histoire : un individu poursuivi pour non présentation de permis de conduire s'était vu condamner par défaut à trois mois de suspension de permis de conduire : il avait fait opposition au jugement et se présentait cette fois ci devant le Tribunal le permis de conduire à la main ; il expliquait que faisant partie des gens du voyage il n'avait pas été touché quand il le fallait mais que sa bonne foi était entière : à preuve il venait de faire la route entre les Saintes Maries de la Mer et SAINT OMER pour le montrer
Quand il déclina son identité, je sentis une hésitation et j'insistai : "ce nom très français n'aurait il pas une autre orthographe et une consonance germanique." Il insista et je ne dis rien, me contentant de demander au tribunal d'infliger une légère amende compte tenu du caractère bénin de l'affaire et de la bonne volonté de cet homme. Pendant que le Tribunal s'était retiré pour délibérer, ce gitan vint me voir et me dit que j'avais raison, que son nom ainsi que celui de sa tribu était à consonance germanique, mais qu'au moment de l'occupation allemande, les gitans étant poursuivis comme les juifs, ils avaient francisé le nom pour échapper à l'occupant. Je lui demandai si c'était bien une partie de sa Tribu qui était implantée dans le centre de la France). J'avais bien connu un de ses cousins à qui l'on avait volé son violon pendant qu'il purgeait une légère peine, j'avais retrouvé le voleur restitué, l'instrument et confié un travail de vannerie a faire cet homme. Mon interlocuteur se mit à sourire en me disant : "Je connaissais l'histoire mais ne savais pas qu'il s'agissait de vous".
Le Tribunal rendit son jugement conforme à mes réquisitions. Avant de quitter la salle, l'homme vint rapidement me dire : "Si un jour vous avez besoin d'un service faites appel à moi par l'intermédiaire du camp de SAINT OMER, je n'oublierais pas."
Quatre ans plus tard, alors que j'étais Procureur à ARRAS, une personne que je connaissais sans qu'elle soit de mes amis vint me trouver. C'était un père effondré qui me demandait conseil : sa fille âgée de quinze ans avait fugué avec un des employés d'un manège de la "ducasse" : ce devait être un gitan. Je repensais alors à cet homme qui m'avait offert ses services. Je le faisais contacter comme il me l'avait dit, il n'était pas là mais l'inspecteur de police que j'avais envoyé en ambassade laissa le message. Et.. ; Deux jours après, j'ai vu un père heureux venir me remercier. Sa fille avait été ramenée par les Gitans eux même qui avaient puni le garçon et sermonné la fille. Ami Gitan, si un jour tu lis ces lignes tu verras que je ne t'ai pas oublié et qu'il y a une petite place pour toi dans mon coeur.

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Croirait on que je n'ai pas assez de travail ? l'opportunité s'est présentée pour moi de faire des cours à la Faculté de Droit de LILLE. La première année j'ai enseigné le droit pénal, puis l'on m'a demandé si je ne pourrais pas assurer les cours de préparation à l'épreuve de synthèse inscrite au C. A.P.A et au concours d'entrée à l'Ecole Nationale de la Magistrature, dans le cadre de l'Institut d'Etudes Judiciaires.
J'avais réussis à faire admettre qu'après la licence en droit il devait y avoir une formation commune aux professions judiciaires, quitte ensuite à se spécialiser dans une branche plus particulière. Ce fut une expérience passionnante que de se retrouver face à des étudiants, une source de rajeunissement et de compréhension. Cela m'a toujours apporté une grande joie. Je peux dire que j'étais aimé de ceux que j'ai eu au fil des ans devant moi ; car cet enseignement que je vais dispenser à partir de 1975 va se pérenniser pendant dix ans jusqu'à la Faculté de Droit de SAINT DENIS de la Réunion.
Il y avait aussi les réunions avec les professeurs de la fac. Au début je les trouvais "coincés "(en fait c'est peut être moi qui y étais. Par la suite ce sont devenus des amis que je retrouvais d'ailleurs au Jury de l'examen du Certificat d'aptitude à la profession d'avocat. Le but de cette comparution devant cinq bonshommes déguisés (nous portions tous notre toge) était de tester le candidat tant sur ses connaissances que sur ses réactions : aussi les questions les plus bizarres fusaient. J'en avais préparé une : "quelle différence faites vous entre un Stradivarius et un violon d'Ingres 2", mais mes amis ont trouvé que cela tenait plutôt du vice intellectuel que de l'interrogation.

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Cependant les enfants grandissaient. Sylvie avait été reçue à son Bac et demanda à poursuivre des études à la Faculté des Lettres de LILLE. Elle avait pu obtenir un poste de surveillante dans le collège qui était à deux pas de la maison. Elle passa son permis de conduire.. C'était devenu une jeune fille sans que l'on s'en aperçoive. Lors d'un bal organisé par la C.R.S. où nous étions invités elle fit la connaissance du fils du coiffeur où je me rendais périodiquement et qui tenait magasin prés du Palais : Ils se marièrent deux ans plus tard. Vielle famille de bourgeois commerçants du Nord ils regrettèrent que le mariage ne se fasse pas à SAINT OMER ; mais Sylvie avait décrété qu'elle ne voulait pas que ce soit la fille du Procureur qui se marie et ils marièrent au TOUQUET où je n'étais pas connu
Cependant parmi les invités il y avait Robert, le Commandant de la C.R.S. 16, qui nous fit quand même la farce de faire un service d'ordre très amical. Petit mariage : les deux familles confondues nous étions une soixantaine de personnes ; nous avions fait le repas de mariage à la Paillote le restaurant qui se trouvait dans le parc de Bagatelle (à côté de notre camping). Le lendemain les enfants partaient en voyage de noce en moto (avec un gros cube) et revinrent trois jours plus tard : le circuit électrique de l'engin avait cramé.

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Sylvie avait été reçue brillamment à sa licence d'allemand appliqué et cherchait du travail. Or je connaissais Claude, pilote privé d'une grosse compagnie dont l'activité était centrée sur le maïs et ses sous produits : c'était un camarade du club de tir. Grâce à lui Sylvie fut engagée dans cette société comme traductrice au service documentation (par la suite elle deviendra la secrétaire du chef de service des brevets d'invention : car tous les jours cette entreprise, aux succursales multiples en Europe, découvrait des produits nouveaux dans la chaîne du maïs.
Un jour, mon ami Claude me demanda si cela me ferait plaisir de l'accompagner dans un de ses vols quotidiens au dessus de l'Europe ; Anny sentit que j'en grillais d'envie et j'acceptais volontiers. Départ le matin de Saint Omer à sept heures, arrivée à Lille Lesquin(où était basé le Beaschcraft) à huit heures moins le quart ; l'avion, un dix places était tout briqué dans son hangar. Décolage à huit heures. J'étais à la place du copilote à côté de Claude et cela me permit de découvrir la tour de Babel que constitue une cabine de pilotage : on y entend parler toutes les langues des pilotes qui s'adressent le plus souvent aux tours de contrôle en anglais.
Nous sommes arrivés à Gênes à neuf heures et avons débarqués nos passagers. Le voyage s'était déroulé par un temps très clair et nous étions passés à l'aplomb de l'Aiguille du Midi et j'avais pu découvrir l'arc alpin dans toute la splendeur de ses cristaux blancs se détachant sur l'azur du ciel.
Je ne connaissais de l'Italie que San Rémo et Florence ; Gênes fut pour moi une découverte car Claude me fit visiter la ville dans ses coins et recoins ; près du port, il y a des rues tellement étroites que les bras écartés l'on peut toucher les murs opposés et sur de petites places, comme dans souks "Nord Africains" il y a des gens qui vendent n'importe quoi : J'ai vu et me suis attardé discrètement à surveiller un policier (oui un flic) qui vendait des bijoux fantaisies. Le soir vers seize heures nos passagers étaient à l'aéroport et.. à dix sept heures nous étions à Lille. Heureusement j'avais acheté à Anny un foulard en soie à l'aéroport et expédié des cartes postales, tellement la rapidité du voyage était surprenante.
Je me prenais à faire la comparaison entre ces jeunes cadres techniques commerciaux, partant le matin traiter un marché en Italie et rentrant le soir et les magistrats obligés de demander autorisations pour se déplacer à l'intérieur de l'hexagone sans moyen de transport à leur disposition (Heureusement cela a évolué depuis).
Nous étions à dix huit heures à la maison. Une autre fois Claude m'a emmené et nous avons fait dans la journée Gênes, Rome, Milan, Strasbourg et Lille. Comme la météo le permettait Claude avait obtenu l'autorisation de faire la dernière partie du vol "à vue" à trois cents pieds. Encore un voyage inoubliable

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Saint Omer, c'était encore autre chose : La Chasse. Certes j'avais eu l'occasion de faire quelques partie dans la Nièvre(j'en ai d'ailleurs parlé), mais dans le Nord, ce qui surprenait c'était d'abord l'abondance du gibier. Je ne parle pas des grandes chasses aux quelles je serai invité par la suite, mais des petites réunions amicales où l'on part avec les cultivateurs du village, le boulanger et l'épicier du coin, sans oublier le charcutier qui fait toujours partie des invités et apporte avec lui ce qu'il faut pour se sustenter après une longue marche en plaine ou en forêt.
Savez vous pourquoi je fus admis d'emblée dans ces cercles de chasseurs : simplement parce que le premier jour, j'ai versé mon petit verre d'alcool dans mon café, juste avant que les autres convives en fassent autant. "Comment, vous faites çà vous aussi ? Mais vous n'êtes pas de la ville alors ?" et j'ai expliqué mes ascendances campagnardes et mes années de jeunesses passées chez les cousins pendant la guerre. Ce sont des valeurs de terroir et nul ne s'y trompe. Et puis, je ne tirais pas n'importe comment, je laissais la chance au plus près et parfois la chance au gibier. J'ai toujours prétendu qu'un bon chasseur est avant tout un écologiste : ce n'est pas une boutade, c'est une réalité et là aussi une de ces valeurs de la campagne qui ne trompe pas.
Perdreaux, faisans, lièvres, lapins, sangliers, chevreuils : Je revenais toujours à la maison avec quelques pièces que nous conservions au congélateur pour en faire profiter les amis lors des petits repas qu'il y avait à la maison.
La chasse c'était également autre chose et de beaucoup plus spécifique à la région du nord de la France : Celle à la hutte. Dans le roman "En famille", l'on voit la jeune Aurélie qui ne trouve pour s'abriter qu'une hutte de chasse au bord d'une petite pièce d'eau qu'elle transforme en un véritable logis. Dans le Nord il est des huttes de toutes les catégories, depuis le boyau couvert de paille dans lequel on se glisse au ras de l'eau pour tirer le premier canard qui va se poser, jusqu'à la hutte luxeuse avec chauffage, gasinière, frigidaire, dans laquelle on peut dormir et se restaurer. (Je ne parle pas de celles que l'on a souvent évoquées devant moi et que je n'ai pas connues où le lit avait une place importante et la petite servante d'un soir une non moins importance ! Le mari de la Présidente du Tribunal avait une hutte à Ardres où en général notre collègue faisait régulièrement une petite soirée entre collègues pour marquer la fin des sessions d'assises. J'ai également passé une nuit dans une hutte sans feu d'un fonctionnaire des Eaux et Forêts, pour, après une nuit sans sommeil tirer sur les canards en plastiques qui flottaient sur l'étang comme appelants.(à ma grande confusion et à la joie de tous.
Mais mon meilleur souvenir reste encore ce jour où en plein hiver j'ai retrouvé un ami, lieutenant de chasse, à quatre heures du matin chez lui ; une demi heure de route nous avaient amené dans les marais où, à un petit appontement une barque cachée sous les roseaux était garée : le fond en était verglacé. Et lentement, sans bruit dans le brume du soleil qui commençait à rosir l'horizon, mon ami empruntant des chenaux dans lesquels je ne me repérais même pas nous conduisit en silence (même pas le clapotis des rames) à une île sur laquelle était installée une cabane cernée d'un mur de roseaux. Pour réchauffer la pièce nous avons allumé le gaz ; fait cuire deux oeufs sur le plat pour nous restaurer et nous avons assisté au lever du soleil sur les marais, avec la vie qui l'accompagne de chants d'oiseaux et de mouvements de la nature. Plus tard au loin, nous avons vu le facteur qui faisait sa tournée : en barque.
Je ne veux pas quitter la ville de SAINT OMER sans parler de mon ami Jean Claude. C'est par des amis communs que nous avons fait sa connaissance. Son histoire mérite d'être racontée. Il était employé à la Cristallerie d'Arques comme manutentionnaire, quand son épouse hérita d'un petit café dans le village : avec elle ils travaillèrent dur et au bout de quelques années, ils avaient assez d'économies pour acheter un autocar, puis un second pour faire le transport de personnes dans la région.
Sept ans après ils achetaient le premier camion de transport de marchandises. Le patron de la Cristallerie d'Arques, confiant dans cet homme courageux et travailleur lui donna ses marchandises fragiles à transporter. Depuis la flotte s'est agrandie, elle est de deux cent cinquante semi remorques de trente tonnes, plus les affrétés et les camions à Jean Claude sillonnent toute l'Europe, du bas de l'Italie au Nord de la Grande-Bretagne.
Mais un jour, quand leur garçon eut seize ans, il demanda une moto à son père. Celui ci refusa en lui proposant à la place un cheval.. et Jean Claude s'est passionné pour les chevaux.. Maintenant il est éleveur et certains de ses produits sont devenus des cracks. C'est ainsi que j'ai appris à driver sur le terrain de courses de SAINT OMER, pendant que les amis me suivaient en voiture et me filmaient. Cela m'a donné aussi l'occasion lors de courses de monter dans la voiture des contrôleurs et de suivre le déroulement d'un trot attelé de très près.

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Après sept années passées à SAINT OMER, nous nous étions fait un bon nombre d'amis sympathiques hors du Palais et nous sentions autour de nous cette chaude affection qui caractérise les gens du Nord. Néanmoins, les temps étaient révolus que l'on m'avait promis pour un avancement rapide. Je m'en étais ouvert à mon Procureur Général qui n'avait qu'une idée, me garder dans sa cour. C'est ainsi qu'il me fit comprendre que je devrais accepter le poste de Procureur de la République à ARRAS (Equivalent à Substitut Général) Ce que je fis.
Cette nomination intervint en 1977 au mois d'Aout, alors que nous étions en vacances dans notre mobil home à MERLIMONT.
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TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 9

Arrageois




« En allant à la "Guillotine" aviez-vous une idée derrière la tête ? »





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Jusqu'à cette nomination nous avions toujours vécu en loyer et Anny estima qu'il était temps pour nous d'acheter quelque chose à l'aide d'un emprunt. Heureusement nous étions en vacances et ma prise de fonction était prévue pour la mi septembre. Sylvie est venue garder les enfants au caravaning et avec Anny nous avons faits quelques aller et retour sur ARRAS, découvrant la ville et ses places (les plus belles du Nord de l'Europe), que nous ne connaissions pas bien qu'habitant à soixante dix kilomètres. Telle est la loi des autoroutes qu'elles abrutissent le voyageur, préoccupé par l'horaire et la rapidité du transport, le faisant passer à côté de trésors d'art sans qu'il le sache.
Nous avons aussi découverts les petits et les grands restaurants et brasseries (c'est le début de leurs apparitions) et dégusté les andouillettes du pays particulièrement délicieuses. Et nous avons commencé à visiter maisons sur maisons, soit trop petites, soit trop grandes, mais la plupart du temps sales et mal entretenues.
Il est à se demander comment certains osent vendre des choses sales. L'une d'elle située à la sortie de la ville avait retenu notre attention. Elle avait fière allure entourée de son jardin gazonné dominant une petite butte, l'intérieur était propre, le prix raisonnable, l'affaire quoi. Et en visitant, j'ouvris une des fenêtres qui donnait sur la campagne et je vis à dix mètres un élevage de porcs derrière le mur mitoyen. Ce jour là le vent était favorable au vendeur et pas à l'acheteur. J'appris par la suite que l'odeur devenait pestilentielle par grands vents. Après quatre voyages en ARRAS nous n'avions toujours rien trouvé ; le temps passait et nous commencions à nous faire du souci.
Puis la chance tourna et un matin à onze heures, accompagné d'un notaire de campagne nous avons trouvé l'objet de nos rêves (quand on n'a jamais rien eu à soi le rêve n'est jamais extravagant). Cette maison se situait derrière la gare (Certes les trains ne passaient pas loin, mais à dire vrai, ils ne nous ont jamais dérangé outre mesure ; sur une cave de 120 m2 comprenant diverses pièces dont l'une abritait la cuve à fuel de 3000 litres et l'autre la chaufferie un immense rez de chaussée avec deux chambres, salle de bain, un grand living, un bureau et une cuisine sous une véranda, un grand premier étage avec une grande pièce (qui deviendra la salle de jeux des enfants) et trois chambres. Je m'étais assuré des sommes que je pouvais emprunter à la banque et avec le surplus de la somme de la maison j'avais de quoi refaire des travaux de propretés et quelques aménagements.
De plus chacun arrangea son coin à son goût ; Sylvie, bien entendu n'était plus avec nous ; il restait donc les trois autres enfants Yves avait choisi une tapisserie avec des automobiles, Laurence avait décoré sa chambre avec un immense poster et Eric avait commencé à suspendre ses maquettes d'avions. Laurence avait disposé d'un recoin à la cave pour y faire un sanctuaire "babacool" et j'avais transformé le couloir du sous sol pour moi en stand de tir (pas de 15 mètres pour tir à air comprimé).
Cette maison s'agrémentait d'un minuscule jardin dans lequel Anny put déployer ses instincts de jardinière : un haie de thuyas, des hortensias, des rosiers et des plants de saisons : pétunias, soucis etc.
L'entrée était avenante avec un perron de quelques marches et une jardinière en arrondi qui était devant la fenêtre de mon bureau : La maison du Procureur avait fière allure et le Procureur était fier de sa première maison.

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Ce n'est qu'après avoir lancé tous les travaux que je suis allé au Palais, directement. C'était encore les vacances et j'ai fait connaissance avec mon secrétariat et les collègues qui étaient présents. J'appris que le Président habitait LILLE et venait tous les jours. J'allais le rencontrer assez rapidement. Avec Bernard nous nous sommes tout de suite entendus parfaitement : nous avions des points communs, tous deux fils de percepteur, tous deux étant arrives à la magistrature en suivant les méandres de la vie. Peu à peu je rencontrais tous les autres collègues : un premier substitut, deux substituts, deux juges d'instruction, deux juges, un premier juge, un juge des enfants et un juge d'instance. Il y avait également un autre juge d'instance à SAINT POL SUR TERNOISE, Tribunal d'instance dépendant de la juridiction.
Le jour de mon installation arriva. Mon prédécesseur qui avait été nommé Avocat Général à DOUAI avait fait le déplacement et le Préfet, à qui j'avais rendu les visites d'usage était également présent. Le rituel ayant été respecté, je commençais à prendre la parole quand la porte de la salle d'audience s'ouvrit et je vis entrer le Tribunal de SAINT OMER en son entier qui venait m'apporter le soutien de son amitié (Ce sont des moments que l'on oublie pas).

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Ce qui fera l'originalité de ma profession à ARRAS, c'est que je dois être le seul magistrat à avoir été officiellement Procureur de la République de deux tribunaux à la fois : je m'explique. Mon remplaçant n'avait pas été nommé à SAINT OMER ; cela n'empêchait cependant pas les lourdes assises de s'y tenir. Le substitut seul ne pouvait faire face à la marche du parquet de la juridiction et à celle du parquet de la Cour ; en raison de cette évidence, le Procureur général m'avait dit :
"Puisque vous avez à Arras un Premier Substitut en qui vous pouvez avoir confiance, à chaque cession d'assises, je vous déléguerais à SAINT OMER et vous serez le patron des deux juridictions en ce qui concerne l'organisation des poursuites : je vous fais confiance ».
Cela a duré deux ans : ce n'était pas la fête tous les jours, mais j'avais des collaborateurs de premier ordre. Quand j'étais sur place je m'arrangeais pour faire une réunion informelle tous les soirs au cours de laquelle chacun exposait rapidement qu'elles avaient été les difficultés de la journée et les décisions qu'il avait été amené à prendre : ainsi tout le monde était au courant de tout et chacun pouvait suppléer l'autre y compris moi même. Nous avons eu de grosses affaires dont toute la France a parlé (et dont je ne parlerai pas) et tout se passait bien.
Parmi les anecdotes, il y en a deux qui me reviennent en mémoire. La première c'est cette question du Président à la victime d'un viol que j'ai indiquée en tête de mon chapitre. La "Guillotine" était à ARRAS, il faut le préciser, une boite de nuit et cette pauvre jeune femme s'était faite agresser peu de temps après en être sortie, alors que les amis avec qui elle se trouvait, l'avaient laisser rentrer seule chez elle. La question en soi est étonnante ; mais quand vous saurez que le Président ne s'est pas rendu compte de l'énormité qu'il prononçait et que le dit Président était l'un des moins drôles et l'un des plus sérieux qu'il soit, vous en apprécierez tout le sel.
La seconde eut lieu lors d'une rentrée Judiciaire. Pour satisfaire à la coutume le Président et le Procureur devaient prononcer quelques mots en dehors de l'examen des affaires (ce que j'appelais la litanie des chiffres) Je ne savais pas trop quoi raconter et je me suis souvenu d'un conte chinois où l'on rapporte que les habitants deux de villages n'ont pu trouver que de longues baguettes. Les premiers meurent de faim, alors que les seconds sont gros et gras chacun nourrissant celui d'en face ; c'était une manière de faire appel à la solidarité et à la prévention. Je ne pensais pas que cette histoire remuerait les foules : détrompez vous, la presse s'en empara et je reçu de nombreuses lettres

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Ce gros parquet avait un autre inconvénient, celui de se trouver dans la ville Préfecture, ce qui impliquait des rapports assez suivis avec le Préfet du Pas de Calais : cela me changeait des rapports amicaux que j'entretenais avec le Sous Préfet de SAINT OMER. Mais je dois dire que les Préfets que j'ai rencontrés étaient des hommes de grande de valeur avec qui je n'ai jamais eu de difficulté majeure. De plus l'un d'eux, le premier lors de mon arrivée, avait fait la Réunion et il aimait bien parler avec Anny de son pays, de plus c'était un excellent chasseur et nous nous retrouvions assez souvent invités aux mêmes chasses : À nous deux nous faisions parfois les trois quart du tableau et c'était surtout des occasions pour régler des problèmes délicats dont on hésite à parler en "commission" ou dans des réunions officielles.
Malgré la prestance de notre demeure, j'avais toujours hésité à inviter un Préfet à diner à la maison. Mais le dernier que j'ai connu dans le Pas de Calais était d'une telle simplicité qu'il savait, lorsque vous étiez son hôte, vous faire oublier les ors de la République dans lesquels il vous recevait. Anny et moi avions décidé de l'inviter ainsi que quelques collègues du Palais. Avant le repas, les enfants étaient venus dire bonjour et étaient partis se coucher à l'exception d'Yves qui avait su (avec la bénédiction de tout le monde) obtenir la permission de rester avec nous, sous l'expresse condition que l'on ne l'entende pas : il lisait des B D. Vers la fin du repas il est venu tourner autour de la table et, malgré mon regard lui faisant signe de partir, il demanda au Préfet : "Dis donc, la CX noire qui est devant la porte c'est à toi ? et le gars qui est dedans ? C'est ton chauffeur ? Tu ne crois pad qu'il va avoir froid. Je suis allé lui dire de renter, mais il n’a pas voulu ; alors je lui ai porté un morceau de gâteau et donné une coupe de champagne ; tu crois que j'ai bien fait ou je vais me faire gronder ?" Le Préfet embrassa Yves et lui dit : "tu es un bon gamin" pendant que les autres invités applaudissaient.

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Vivre à ARRAS, c’était également participer à la vie publique de la ville, bien plus riche que celle de SAINT OMER.
Il y avait tout d'abord les manifestations militaires et leur récréations (cérémonies bals et meeting).

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Les cérémonies militaires étaient nombreuses et variées ; outre les commémorations habituelles (11 novembre, 8 mai et 14 juillet qui réunissaient les deux armes présentes dans le ville : le 7ème Chasseur (ancien régiment de dragons) et le 528ème Groupe de transport qui avaient lieu comme dans toutes les villes devant le monument aux morts, l'anniversaire de Camerone(à raison d'une section importante d'anciens de la Légion Etrangère sous la direction d'un commandant en retraite élevé à la fidélité du souvenir et au respect des anciens) se terminait dans une des deux casernes de la ville par la dégustation du boudin accompagné d'un quart de rouge pour nettoyer la poussière.
Mais il y avait encore deux grandes cérémonies : celle au monument Franco Britannique où les anciens combattants de 1914 et leur familles venaient s'incliner avec leur couronne de coquelicots sur les tombes des parents ou amis dont les restes étaient encore dans la terre qui les avait reçus pour l'éternité. Sauf à avoir visité la région, nul ne peut imaginer le nombre de cimetières anglais dans la région d'ARRAS.
De plus il y avait la très grande cérémonie de Novembre au mémorial canadien de VIMY. Cette colline fut l'objet pendant la Grande Guerre d'âpres combats. Les Canadiens stoppèrent l'avancée Allemande. La France, en reconnaissance, donna au Canada un certain nombre d'hectares ; cette terre bénéficie de l'extra territorialité ; un résident canadien y vit en permanence dans une très belle résidence, pendant que des militaires canadiens entretiennent pieusement ce haut lieu de l'histoire de la guerre. Chaque année, des troupes canadiennes stationnées en Allemagne venaient à VIMY où elles défilaient avec les troupes françaises. Les deux musiques mêlaient leurs sons : le glas des bombardes et des cornemuses ajoutait au lugubre des matins de brouillard du mois de novembre alors que sous une bise glacée les officiels tremblaient dans le froid du matin.
Je ne pourrais oublier non plus cette marche douloureuse qui avait lieu "Au Murs des résistants fusillés", dans les fossés du fort qui abritait le 7ème chasseur. Chaque année, les mêmes cérémonies où l'on retrouvait les mêmes personnes (pas tout à fait car chaque année, les rangs s'éclaircissaient) et puis les Préfets changeaient, les Procureurs... pas.
Il est un homme que j'y ai toujours vu : le père LECUP. Il faut que j'en parle un peu ; alors qu'il était à l'école il avait organisé son premier commerce : celui des poux qu'il achetait un sous aux copains pour les revendre trois à sa tante qui lui avait promis cette somme pour chaque parasite tué sur lui. Inutile de dire que devenu adulte il fit fortune comme ferrailleur. Son aspect bonhomme lui permettait de passer partout et il fit de la résistance active ; Gendarme d'honneur, je me suis retrouvé près de lui au cours de soirées amicales c'était un admirable conteur. Son style écrit était loin d'être mauvais et il a fait préfacer l'un de ses livres par son ancienne institutrice qui lui avait prédit peu de réussite dans ce genre d'exercice ; ajoutez à cela qu'il était le seul (et cela se comprend) à tutoyer le préfet, le colonel de Gendarmerie et.. moi même. Au moment où j'évoque sa personnalité c'est un souvenir ému qui monte en moi.
Par chance pour moi mon ressort avait en ses murs une base aérienne. C'est un endroit où l'on ne va pas souvent ; mais pendant notre séjour il y eut le "TIGER MEET" c'est à dire la réunion de toutes les escadrilles françaises et étrangères (Belges, italiennes, canadiennes, anglaises) ayant pour emblème le Tigre. J'avais emmené Eric avec moi à cette manifestation très réussie où chaque pilote se surpassait.
Eric (qui à l'époque était très versé dans les affaires militaires : Souvenir Français, visite et excursion avec des vétérans Anglais sur les lieux des combats... tenté par l'Ecole de Saumur : il avait quatorze ans et ses idées ont bien évolué depuis) était venu avec moi à Notre Dame de Lorette un des hauts lieux (là encore) des guerres qui ont endeuillés la France : on y apportait les reste du "Soldat Inconnu d'Indochine" La cérémonie était sous le haut patronage de Madame Leclerc de Hautecloque (femme du Maréchal) et de Geneviève de Galard, l'infirmière française qui s'est distinguée par son courage à Dien Bien Phu (Un jour se rappellera t on que l'Indochine fut Française ?) C'était en plein mois de Juin : une chaleur accablante et.. quand le cercueil est passé devant nous trois femmes se sont disputées en s'écriant "c'est mon mari.. non c'est le mien ;scène frôlant l'hystérie. En peu de temps j'ai vu Eric pâlir et me dire "Papa je ne me sens pas bien". Je l'ai rattrapé au vol et ai pu l'emmener à la voiture avant de quitter la cérémonie
J'en terminerai avec l'armée en parlant des bals annuels des deux corps de troupe : tenue de soirée pour les messieurs, belles robes pour les dames cela avait toujours fière allure.
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ARRAS ce fut également pour moi la chasse, et la Fédération des Chasseurs du Pas de Calais.
Procureur de la République, j'étais de droit Capitaine de Louveterie et les membres de la Fédération me considérèrent vite comme tel. Faire respecter les plans de chasse, respecter la faune et la législation sur la chasse étaient mes principales préoccupations. Lorsque j'étais invité j'avais toujours sur moi mon permis de chasser que je sortais à toute réquisition des gardes qui espéraient que j'userai de mon titre pour prétendre un oubli ; mais pour moi la présentation du permis signifiait l'existence d'une assurance (chose essentielle quand on connait les accidents parfois mortels qui peuvent arriver). J'étais comme tous les vrais chasseurs très strict sur les consignes de sécurité et j'ai toujours appuyé les décisions de mise sur la touche des imprudents, des inconscients et des gens trop nerveux.
Ceci dit j'ai chassé et tué de tout, loupant seulement, une fois, un sanglier énorme qui me fonçait dessus. Je rentrais le soir à la maison avec une quinzaine de pièces en canards, faisans, perdreaux, bécasses, lapins, lièvres, chevreuil et sanglier. Le travail commençait, car il fallait plumer, vider et flamber la plume et vider et dépecer le poil (ce qui était plus particulièrement mon travail Anny s'étant toujours refusée à ce genre d'exercice. J'allais à la chasse environ tous les trois semaines, le dimanche ou le lundi quand l'avais pris la permanence au Parquet la semaine d'avant. Tout partait au congélateur, et après une saison de chasse nous avions du gibier pour l'année.
Il y avait les petits ou les grands repas du matin selon le lieu, le casse croute ou le grand repas du midi et toujours le repas du soir auquel j'étais toujours piètre convive sachant que j'avais de la route à faire pour rentrer à la maison.
Et puis il y avait le banquet annuel de la fédération qui avait toujours lieu dans un des hauts lieux de la gastronomie Arrageoise. Qui dit chasse dit bons repas : jamais je n'ai vu autant de personnes d'un âge certain (entre soixante et quinze ans) avoir une telle capacité d'absorption ; charcuterie variée et abondante, poisson, gibier, une viande blanche, une rouge, légumes salades, fromages en nombres impressionnants et dessert, gâteaux, sorbets et fruits de saison le tout accompagné des meilleurs blancs et rouges (en bordeaux et bourgognes)et champagne : du Lanson pour satisfaire les goûts du vieux Président que j'ai vu présider la table à soixante dix huit ans ; "plus beau qu'une femme, plus beau qu'une chanson : Lanson" était sa devise (publicité non payée). Quant à moi je goutais à tout et mangeais peu au grand dam de ceux ci qui se moquaient gentiment de moi tout en respectant ma conduite.
Quand je quitterai Arras pour rejoindre mon poste suivant, la Fédération me remettra en public la médaille d'argent, gravée à mon nom (distinction que peu peuvent se vanter d'avoir) et pour suppléer à la fausse hermine de ma robe (du vulgaire lapin) une hermine empaillée avant la prohibition. Deux jours avant le départ j'eus droit à un festin avec tous les amis chasseurs qui m'offrirent une lampe magnifique en faïence d'Arras dit "bleu d'Arras".
Je ne pense pas qu'à l'heure actuelle il en reste beaucoup en vie et pourtant je les sens toujours près de moi, sérieux dans la chasse, bons vivants ayant le cœur sur la main. J'en évoquerai un seul ; traversant un village de Provence, il retrouva le vieux curé avec lequel il avait combattu dans la résistance : ce pauvre homme se lamentait parce que sa télé venait de rendre l'âme. Notre ami prit sa voiture, remonta à Arras, acheta le plus beau poste le plus perfectionné et repartit le lendemain matin apporter ce cadeau au curé qui en pleura d'émotion.

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Le métier, le suis obligé d'en parler quand même un peu, est dur et vous réserve des surprises agréables ou parfaitement détestables.
Le plus dur à supporter, ce fut une nuit à trois heures du matin ; le téléphone sonna et j'entendis simplement cela : "C’est toi salaud, on aura ta peau." On a beau être blindé, vouloir crâner et en imposer, j'avoue que irai eu beaucoup de mal à me rendormir et que le reste de la nuit j'ai eu le sommeil d'autant plus agité que je n'avais rien dit à Anny, lui racontant qu'il venait d'y avoir un gros accident dont on me prévenait. Pourtant j'avais déjà reçu des menaces écrites qui ne m'avaient pas impressionné et une fois même, un détenu avait demandé à me voir pour me prévenir "qu'un tel et un tel" formaient le projet de m'agresser à leur sortie de maison d'arrêt ; le l'avais remercié pour sa sollicitude en lui disant : "que voulez vous, ce sont les risques du métier " ce à quoi il m'avait répondu " Ben vous alors".
Heureusement il y avait les surprises agréables. Un jeune couple avait été arrêté pour usage de drogue et le hasard avait voulu que ce jour là j'ai un peu moins de travail ; pour soulager le substitut de permanence je les avais fait conduire dans mon bureau et leur avais parlé pendant trois heures : c'est éprouvant car ces jeunes drogués ont réponse à tout et ont l'art de vous piéger très vite dans la discussion. Je les avais laissé repartir vivre leur amour de paumés. Et je n'en ai plus entendu parler... Deux ans plus tard, ma secrétaire me dit qu'un jeune couple avec un bébé demandait à me voir après s'être assuré que j'étais bien le même : Ils venaient me remercier, me dire qu'ils avaient l'un et l'autre renoué avec leurs familles réciproques, qu'ils avaient trouvé un travail stable, qu'ils s'étaient mariés et que le bébé était là. Cela vous en fiche un coup 2. Je n'ai pas bronché en leur souhaitant de continuer à être heureux et je ne les ai jamais revu.
Certain jour je reçus une invitation de la Fraternité D'Enimaus à une conférence à la mairie d'ARRAS signée "frère Paul". Il était de bon ton que je sois présent et je m'y rendis ; à peine étais je assis qu'un homme en treillis bleu vint à moi en me disant : "Bonjour Monsieur le Procureur, c'est moi le frère Paul ; mais je ne pensais pas vous retrouver un jour". je fouillais dans ma mémoire et je ne savais plus. C'est lui qui me rappela : quinze ans avant, alors que j'étais jeune substitut à NEVERS, Emmaus était venu nous trouver au palais en nous demandant si au lieu de faire incarcérer les vagabonds nous ne pourrions pas les diriger vers leur communauté, logé, blanchi, nourri, pas de vin, pas de tabac et cinq francs par jour. Mon Procureur m'avait dit : "Essayez". Cette semaine là trois vagabonds avaient été arrêtés : le premier refusa le marché : "je préfère aller en tôle que bosser pour les curetons" les deux autres avaient accepté ; l'un a tenu le coup trois semaine puis est parti ; le dernier c'était Paul ; il était resté au service de Dieu et de ses frères et me retrouvant était heureux de me dire merci. Les invités ne comprenaient pas pourquoi cet homme était venu me parler. Je n'ai rien dit à personne, savourant un instant de bonheur que je raconte seulement aujourd'hui.
Un soir où j'étais resté travailler tard,(cela arrivait de temps en temps) la porte de mon bureau s'ouvrit et je vis dans l'encadrement de la porte un homme immense ; la véritable armoire bretonne. Lui je le reconnus tout de suite.. Il s'excusa disant s'être trompé de porte et me demandant le bureau du Juge de l'application des peines ; Il allait partir quand il me dévisagea longuement (et là le temps parait long) pour s'écrier : "Mais c'est vous qui m'avez fait condamner à trente mois il ya deux ans. Je viens d'avoir une remise de peine, je sors de tôle. Vous savez, entre nous je l'avais pas volé ma peine et puis vous avez demandé çà si gentiment que je ne vous en veux pas." OUF'

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Enfin je ne peux passer sous silence cette mésaventure qui m'est arrivé. Certain matin, le directeur de la maison d'arrêt me prévint de ce qu'un individu dont l'affaire était à l'instruction était parvenu au cour de la promenade, avec la complicité de deux autres prévenus, à grimper sur le toit de la prison d'où il narguait les gardiens, tout en demandant à me voir. J'ai donc décidé de me rendre sur les lieux tout de suite en compagnie de mon premier substitut. Quand je suis arrivé le garçon était debout sur son toit d'ardoises très pentu, sous une petite pluie fine. Il y avait beaucoup de monde dans la cour à le regarder et il refusait de descendre. J'ai donc demandé que l'on me laissât seul avec lui et un dialogue s'est engagé. Je n'ai pas cédé un seul instant et l'ai persuadé de descendre s'il voulait me voir. Après une demi heure de palabre il était prêt ; j'ai du lui demander d'attendre que l'on vienne le chercher à l'aide d'une grande échelle et cela s'est bien terminé. Pour le directeur de la prison qui voulait appeler la police et pour mon collègue, je passais pour un cador. Et pourtant quand je me suis retrouvé en dehors de la prison j'ai été pris d'un tremblement en disant à mon collègue qui me félicitait : "Non, ne faites jamais ce que j'ai fait ; à la réflexion cela aurait pu se terminer très mal."
Assez parlé du travail et de ses à côté.

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Arrivé à ARRAS ; comme je l'ai dit j'avais donc sous mes ordres un premier substitut et deux substituts ; par ailleurs le nombre de magistrats de ce "Gros deux chambres" faisait qu'il m'apparaissait difficile de continuer à militer au sein de l'U.S.M pour éviter toute friction avec les collègues qui appartenaient à d'autres Syndicat ou association. Néanmoins, j'avais été programmé pour aller représenter la France au Congrès International des Magistrats à Lausanne(Commission de droit Pénal). Le congrès devait durer trois jours et Anny me laissa y aller seul.
La première mésaventure m'arriva dans le train. J'avais fait le voyage et déjeuné au wagon restaurant en compagnie de Suisses charmants et ils descendirent tout de suite après le poste frontière. J'étais donc seul dans mon compartiment quand un policier ouvrant la porte me demanda : "Je voudrais bien voir vos papiers". (Il faut y mettre l'accent) et j'exhibais une vieille carte d'identité sur laquelle barbe et moustaches n'existaient pas (je m'étais laissé pousser ces décorations pileuses à la demande d'Anny qui raffolait de la barbe). Le policier me dévisagea longuement et mettant la photo sous mon nez s'écria : "On dirait que ce n’est pas vous." Protestation, j'exhibai ma convocation pour le congrès, rien n'y fit : "Je vais appeler mon collègue." Le collègue arriva. "Tiens donc, viens voir, on dirait que ce n’est pas lui". Le deuxième policier réfléchissait et fit cette réponse surprenante : "Après tout c'est un étranger, y a qu'à le laisser passer Au revoir Monsieur, passez un bon séjour chez nous. !" je n'en revenais pas.
Nous logions dans un super hôtel et l'ascenseur le matin se transformait en tour de Babel... mais j'étais dans mon élément, je commençais à connaitre assez d'étrangers et les travaux étaient très intéressants. Les Suisses avaient en outre organisé une soirée grandiose avec voyage sur le lac et repas dans un vieux château ; service en tenue folklorique : excellente soirée.
Pour le deuxième soir nos collègues suisses avaient imaginé de faire recevoir tous les étrangers présents par des familles de magistrats suisses : l'idée était ingénieuse et placée sous le signe de l'hospitalité. Je me suis ainsi retrouvé en compagnie d'un couple de brésilien, en compagnie d'un juge turc et d'un belge à la table d'une honorable famille de Lausanne ; appartement très bourgeois, très cossu et très confortable sans luxe tapageur et où le bon gout dominait. Notre hôte et son épouse, bons vivants nous avaient concocté un repas très sympathique où, à chaque fois que l'on changeait de plat, il fallait gouter le vin "d'une autre vallée".
La fin du repas arriva et comme à la fin de tous les repas, chacun y alla de sa "petite histoire drôle". Notre hôte suisse se surpassa et après une histoire il eut ce mot qui me laissa pantois et rembrunit le regard azur du collègue belge : "Eh bien ! Mes amis pour notre collègue Belge je vais vous la redire une deuxième fois " (Mettez y l'accent et vous verrez) Je n'ai jamais pu savoir si c'était de la gentillesse, de l'humour ou une vacherie.

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Carte 11. La Vallée du Rhône et les Alpes.


Les enfants grandissaient pendant ce temps : Sylvie commençait à parler de divorce : le couple ne s'entendait pas ; Laurence donnait dans le " baba cool" elle brûlait de l'encens à la cave, possédait dans sa chambre une grande affiche du "Che" et commençait à vendre sa production artisanale de boucles d'oreilles cuirs et autres bêtises sur le marché. Elle s'était mise à apprendre la guitare et n'en jouait pas mal... Mais un jour un copain à Eric vint me trouver comme un voleur au bureau. "Monsieur le Procureur, il faut que vous le sachiez, votre fille joue de la guitare et "fait la manche" rue Ronville". Je partis précipitamment et de loin je vis ma Laurence assise en tailleur dans un vieux jean déchiré que sa mère avait jeté, son béret devant elle par terre, en train de gratter son instrument. Vous ne me croirez pas, elle avait déjà reçu quelques pièces. Je la ramenais à la maison sans scandale mais fermement.
Mais elle se mit également à faire du tissage. J'avais un ami qui élevait des moutons et un jour il m'offrit de la laine brute. Je dus y retourner et... La baignoire fut accaparée pendant plusieurs jours par la laine que l'on nettoyait ; il se dégageait une odeur de suint et de lessive qui n'avait rien de raffiné, puis peu à peu la laine devenait propre, sentait bon et Laurence la filait à la fusette, comme au bon vieux temps) puis elle s'acheta un métier à tisser et confectionna gilets et autres vêtements. Peu à peu elle avait abandonné la natation mais sous le prétexte d'aller donner des leçons à la piscine, elle retrouvait en douce un petit copain (Joueur de guitare, au longs cheveux) qui deviendra un copain des deux garçons puis son mari.
Avec Hervé (c'était le nom de ce garçon et avec deux autres copains Eric montera "un groupe" : les répétitions se feront à la cave (il est vrai que celle ci était ultra propre et que j'y avais posé la vielle moquette de l'étage).
On les entendait jusqu'à l'autre bout de la rue.
Eric s'y est mis et posséda lui aussi longs cheveux et barbe naissante : mais que dire à part cela, ils ne me donnèrent pas trop de soucis ; Yves pour sa part naviguait au plus près au milieu de tout cela et Sylvie jouant son rôle de grande sœur conseillait un peu tout le monde.

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Nous avons atteint le rythme de croisière : une invitation tous les deux mois, quelques amis ; (surtout ceux de SAINT OMER qui nous sont restés fidèles). La vie de gens simples et heureux dans une ville de préfecture.
Le trente décembre mil neuf cent quatre vingt, nous étions invités Anny et moi au repas d'entreprise que donnait notre ami Jean Claude(le transporteur à son personnel. Il avait loué une grande salle dans un restaurant de RENESCURE (petit village entre SAINT OMER et HAZEBROUCK). Nous avions quitté ARRAS à onze heures du matin par un beau soleil et une température clémente pour la saison ; il faisait treize degré.
Après les apéritifs nous étions passés à table vers quinze heures et le repas se déroulait lentement, à la manière du Nord, avec des plats innombrables entre lesquels un orchestre faisait danser. La réception était très joyeuse bien qu'elle ait lieu dans une salle aveugle (sans fenêtre donnant sur l'extérieur) d'ailleurs très bien ventilée. Vers sept heures du soir j'ai éprouvé le besoin d'aller prendre un peu l'air et ouvrant une porte donnant sur l'extérieur j'ai été saisi par le froid qui semblait régner.
J'ai raconté cela aux amis et suis retourné à table. Après le champagne, le café et le digestif, il était deux heures du matit et nous avons estime qu'il serait sage de rentrer à la maison, ou les deux garçons étaient sous la garde de leur sœur Laurence et des deux chiens, Lasso et Lorca (deux teckels à poil dur) : nous avions pour trois quart d'heures à une heure de route. Première surprise en sortant du restaurant la rue était légèrement enneigée. Comme Anny n'avait qu'une cape sur sa robe de soirée, je lui demandais de rester au chaud pendant que je mettais la voiture en marche et son chauffage (nous avions une GS Citroën). Arrivé à la voiture impossible d'ouvrir la porte, la serrure était gelée. Je suis retourné au restaurant chercher de l'eau chaude, ce qui n'a pas été très efficace, pour enfin suivre le conseil de Jean Claude : "Pisses sur la serrure" (En fait la vraie solution au problème) La voiture réchauffée nous sommes partis ; au bout de cinq kilomètres la neige commença à être de plus en plus épaisse et nous avons commencé à circuler entre des congères de un mètre de haut. Je roulais bien, quarante à l'heure.., mais je commis une très grosse erreur ; pour aller plus vite j'ai décidé de prendre l'autoroute ; plus j'avançais, plus la hauteur des congères augmentait ; puis ce fut la tourmente de neige, je ne voyais plus rien et ai du, pour me guider, ouvrir ma vitre et suivre la glissière de sécurité qui était mon seul point de repaire.
Le froid pénétra alors dans la voiture ; mon pare brise se verglaça et les essuies glaces devinrent inopérants. Anny avait froid et tentait de se réchauffer comme elle pouvait ; elle s'était emballée dans un plaid qui était sur le siège arrière ; quant à moi.., je transpirai et des gouttes de sueurs me coulaient sur le visage. Nous étions seuls, absolument seuls et j'étais incapable de dire où je me trouvais exactement. Puis dans la tourmente j'ai aperçu trois feux rouges : je ne savais pas ce que c'était : en m'en rapprochant, j'eus un soulagement, c'était la déneigeuse qui nettoyait la route. Elle roulait à dix à l'heure et rejetait des murs de glace de chaque côté de la route. Pas question de la doubler : c'était impossible. À cette vitesse j'avais été rejoint et il devait y avoir une dizaine de véhicules derrière moi. Cela faisait trois heures que nous roulions et je vis enfin l'embranchement pour ARRAS.
Las ! la déneigeuse poursuivait sa route et je me suis retrouvé devant un tapis de neige ; j'ai légèrement accéléré, passé ma troisième et me suis lancé (heureusement il y avait de l'éclairage). Certaines voitures profitant de l'aubaine m'ont suivi et j'ai fait les trois kilomètres sans histoire pour arriver dans une ville silencieuse, endormie et recouverte de ce grand manteau blanc dont on parle dans les contes de Noël.
Cinq heures et demi sonnaient au clocher de l'église quand j'ai refermé la porte du garage, tout était calme dans la maison, les chiens sont venus nous flairer.
Mais à huit heures ce fut l'invasion de notre chambre par les enfants : "Papa, maman, venez voir, il a neigé dans la nuit et il neige encore".

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J'ai parlé du clocher de l'église... Celle ci n'est pas loin de la maison et à force de nous voir à la messe tous les dimanches, le curé, Paul, est venu parler avec nous. Ancien prêtre ouvrier, docteur en théologie, c'était un puits de sciences ; sa simplicité faisait que c'était un vrai plaisir que de l'écouter. La première fois qu'il est venu dîner à la maison, après s'être mis à table, Yves qui avait alors huit ans s'est écrié : "Bien çà, alors." le curé l'a regardé : "Yves qu'est ce qui t'arrive ?" "Mon père, vous avez commencé à manger sans dire le bénédicité." "Tu sais mon garçon cela ne se fait plus beaucoup, mais enfin de compte tu as raison : remercions le seigneur pour ce repas qu'il nous a permis de partager ensemble."
Yves était rassuré.
Mes rapports avec la religion n'ont pas changé depuis la guérison d'Anny ; une foi profonde est en moi et souvent j'ai eu l'impression dans les moments difficiles de ma vie professionnelle de n'être pas seul, de me sentir aidé, protégé.
J'ai retrouvé à ARRAS notre évêque ; lorsque je suis arrivé prendre possession de mon poste, je suis allé, comme c'était l'usage, lui faire visite Il m'a reçu chaleureusement et me dit surtout : "je ne vous ai pas oublié, je pense souvent à vous et je suis heureux que vous ayez été nommé dans ma ville épiscopale." En effet, il y avait entre nous un souvenir vieux de trois ans.
Alors que j'étais à SAINT OMER, le surveillant chef de la maison d'arrêt était venu me prévenir de ce que l'évêque viendrait dire la messe à la chapelle de la prison pour les détenus. J'avais trouvé normal de me rendre à cette célébration et laissé Anny aller à la messe à la cathédrale avec les enfants.
Je n'avais prévenu personne et le surveillant chef commença à manifester son étonnement en me voyant et en apprenant le but de mon déplacement ; avisé, l'aumônier accourait et me faisait comprendre que ma place... n'était... peut être pas là.. Que Monseigneur n'était pas encore arrivé... Je ne comprenais plus et indiquais fermement mon intention de rester. "Mais, monsieur le Procureur vous n'allez quand même pas vous mettre sur les mêmes bancs que les détenus, il y en a qui sont dangereux." Ma réponse arriva sèche : "À la messe, il n'y a que des hommes, des chrétiens". Monseigneur arriva sur ces entrefaites : il avait été rapidement mis au courront et commença sa messe qu'il mena rondement. Il m'avoua par la suite qu'il n'était pas tranquille et qu'il avait peur qu'il ne m'arrive quelque chose. En tout état de cause c'était la première foi qu'il avait vu un Procureur au milieu de gens qu'il avait fait condamner. Quand je lui rendis cette visite à ARRAS, il me reparla de cette matinée
À ARRAS le barreau était également près de l'église nous étions invité à la messe demandée par les avocats en chaque début d'année judiciaire et à la messe de la Saint YVES.
Pour en terminer sachez que notre petite fille Claire a été baptisée par Paul dans l'église de notre quartier. Mais il a fallu que je me singularise. Mon ami de lycée Jean était venu nous voir à ARRAS et nous avait parlé de son projet d'aller faire un voyage en ISRAEL. Je lui avais demandé s'il pourrait me rapporter un peu d'eau du JOURDAIN : Ce brave vieux copain : il l'a fait (me rapportant aussi un morceau de pierre basaltique ramassé à TIBERIADE sur le chemin parcouru par le CHRIST.) Et Claire a été baptisée avec de l'eau du Jourdain. Je ne le lui ai encore pas dit. Elle est encore trop jeune pour comprendre toute la symbolique de ce geste de son Grand Père.

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C'est curieux, comme pour certains, le fait pour quelqu'un d'affirmer ses croyances en fait soit un surhomme, soit un cinglé, soit un visionnaire : le n'étais rien de tout cela et bien plutôt m'intéressait à tout ce qui m'entourait.
Un jour dans une toute petite chasse, dans le secteur d'AVION, l'on me présenta le héros du coin il tenait un magasin d'articles de cycles et répondait au nom de Jean Stablinsky : c'était un ancien champion du monde cycliste de course sur route. Ce brave homme ne parlait jamais de ses exploits et était d'une simplicité exemplaire (comme tous les vrais champions). Un jour il me fit demander si cela m'intéresserait de suivre une course cycliste de la voiture du directeur de coursez je ne dis pas non. C'est à l'occasion des "Quatre jours de DUNKERQUE" que je suivis les coureurs pendant une journée. Chance, il faisait un temps magnifique. Le départ fut donné de IDUNERQUE, le parcours serpentait à travers les Flandres Maritimes : le chauffeur du véhicule dans lequel je me trouvais, ne manquait pas de le faire remarquer en criant aux spectateurs massés sur le bord de la route : "Vlamch brôder" (Frère flamand). Le véhicule du directeur de course est relié par radio aux motos et aux autres véhicules des contrôleurs qui donnent les positions des équipes, des leaders : un peu ce que l'on nous montre à la télévision lors des retransmissions sportives, mais vu de l'intérieur.
Sans compter au moment de midi, l'apéritif au champagne et les repas préparé par les plus grands traiteurs de la région et de PARIS.

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Je n'avais pas sollicité cette expérience ; par contre il en était une que je brulais de faire, une descente à la mine de charbon. Cette autorisation est rarement donnée et encore moins aux femmes. Je m'étais entremis auprès du Maire d'AVION qui avait dans sa commune une des plus profondes fosses en activité : la fosse neuf. Je lui avais précisé que cette visite était pour un groupe de magistrats (dont des femmes ; qu’un juge d'instruction pourrait y descendre dans d'autres conditions).
L'autorisation fut assez rapidement accordée et un certain matin, nous sommes retrouvés trois femmes et trois hommes dans le bureau du directeur des houillères nationales local qui commença par nous faire un exposé de la configuration de la fosse, des moyens mis en œuvre, des régies et des techniques de sécurité. Il nous invita à aller nous mettre en tenue pour descendre au fond. Se mettre en tenue : c'est se déshabiller entièrement et revêtir les vêtements des mineurs : salopette bleue, chemise, chaussettes, foulard de laine et bonnet pour se protéger les cheveux (sur lequel se posera le casque) et grosses chaussures de chantier. Nous avions chacun une cabine et quand nous en sommes sortis ainsi habillé ce fut la franche partie de rire que nous avons du arrêter rapidement car nous étions entourés de travailleurs pour qui cette transformation vestimentaire préfaçait une journée de dur labeur. Un porion avait été détaché pour nous servir de guide.
L'on se dirigea d'abord vers l'ascenseur et avant le départ on nous a prévenu que notre descente serait longue, le fond de la fosse neuf étant à moins 945 mètres. Nous étions entourés de mineurs qui allaient prendre leur quart et malgré toutes les précautions qu'avaient prises nos collègues femmes (cheveux en chignon cachés), la présence féminine fut vite détectée par les gars qui firent quelques réflexions en patois chti et s'arrêtèrent au regard du porion. La descente est quelque chose d'assez rapide et impressionnant, cependant, au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans les entrailles de la terre, à peine éclairés par quelques lumières falotes, le courant d'air devient de plus en plus chaud.
L'ascenseur s'est arrêté au bord d'une immense salle faisant au moins cinquante mètre de hauteur, toute éclairée, dans laquelle se déroulait l'activité d'une ruche et où circulaient des petits trains, soit remplis de charbon, soit de matériels avec, en fin de compte, très peu d'hommes visibles. Nous avons pris un de ces trains qui nous a emmenés le long des galeries dont la hauteur s'abaissait peu à peu. Quand elle ne fut plus que de deux mètres, notre train s'arrêta. De là partaient plusieurs galeries assez larges que nous avons empruntées, marchant droit puis courbé : c'est ainsi que nous sommes arrivés au front marchant ; c'est un immense appareil monté sur des vérins qui lui servent de pieds qui maintient le plafond et abat devant lui le charbon sous l'œil des mineurs qui travaillent parfois allongés sur le sol. Le bruit est infernal et la vision hallucinante avec les quelques lumières qui éclairent la poussière de charbon qui est omniprésente. Les autres sont allés en rampant jusqu’au front de taille
Je n'ai pas pu personnellement : après avoir progressé sur les coudes pendant quinze mètres, j'ai du m'arrêter bien près du but et n'ai pas eu honte de dire que je n'en pouvais plus (mes jeunes collègues avaient quand même vingt cinq ans de moins que moi) Le porion me dit d'arrêter et de rebrousser chemin. La voie d'accès était tellement étroite qu'il m'a fallu un temps fou pour tourner sur moi même ; j'avoue avoir légèrement paniqué ; je repris en sens inverse ma progression sur les coudes et, dès que j'ai pu m'asseoir, cela a commencé à aller un peu mieux. J'ai pu faire signe aux autres qui s'étaient arrêtés que tout allait bien et qu'ils ne s'occupent pas de moi. Puis j'ai repris une progression en marchant courbé ; là j'ai trouvé un gros bloc sur lequel j'ai pu m'asseoir, récupérer et contempler cette scène apocalyptique de la modernité : dans des recoins des hommes aux yeux cernés de noir, les mains noires mangeaient tranquillement leur casse croute assaisonné à la poussière de houille. Les autres sont revenus et nous sommes repartis, à pied, puis en train, et en ascenseur vers la surface.
Un bain chaud nous attendait et l'on nous avait même donné certains conseils de nettoyage. Cette poussière s'incruste vraiment dans la peau et se colle sur les yeux comme si les iris étaient colorés autrement. Vingt minutes plus tard, nous avions repris notre apparence ordinaire.
La direction nous attendait pour prendre l'apéritif et à la suite un copieux et délicat repas (hors d'œuvres, plat de poisson : filets de soles à la normande, une viande blanche : poularde de Bresse et une viande rouge : un filet de bœuf aux petits légumes, fromages, dessert, champagne.. sans parler des vins judicieusement choisis.
Au cours de cette visite dont j'ai gardé un souvenir puissant j'ai senti affluer en moi les sentiments les plus divers, revécu les livres de ma jeunesse : "En Famille" et "Germinal". Jamais je n'aurais pu penser que d'une part ce travail soit aussi dur, et d'autre part que ceux qui l'ont pratiqué y soient restés tellement attachés.
Là, seulement j'ai compris l'angoisse que pouvaient avoir les femmes de mineurs lorsque le mari descendait au fond. On avait eu beau nous expliquer tous les systèmes de sécurité, il y a toujours des accidents et les coups de grisou n'ont pas été inventés par des auteurs en mal de sensationnel.
Je ne crois pas avoir été le seul à éprouver ces sentiments les plus divers ; je n'en veux pour preuve, que curieusement, pendant le retour au Palais, dans l'après midi, tout le monde est resté silencieux dans la voiture, comme si la leçon d'humilité à laquelle il nous avait été donné d'assister continuait dans notre pensée. La beauté du paysage de printemps s'opposait à la nuit du charbon illuminé et aux faces délavées des forçats de la société.

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Pendant tout mon temps passé à ARRAS, j'ai continué à donner des cours à la faculté de LILLE, j'avouerai presque que l'enseignement me plaisait plus que ma profession. Il est vrai que mes étudiants (qui pour la plupart étaient des docteurs en droit préparant le concours d'entrée à l'E.N.M.) étaient sensationnels et qu'une certaine complicité s'était instaurée entre nous. J'enseignais "l'art de la Synthèse" et j'ai quand même eu la joie d'avoir un de mes étudiants recevoir la meilleure note à cette épreuve.

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Le fait d'être allé à ARRAS nous avait éloigné de notre caravaning de MERLIMONT ; au lieu d'avoir soixante quinze kilomètres pour retrouver notre mobil homme le week end, il fallait en faire près de cent cinquante (ce qui en soi n'était pas tellement énorme à l'aller), mais devenait un calvaire au retour : notre route recoupait celle du TOUQUET. Au bout d'un an nous nous sommes résolus à nous séparer de ce point d’ancrage.
Le mobile home vendu, il fallait quand même procéder à son remplacement par un toit pour les vacances. La foire exposition d'Arras tombait à point et nous avons trouvé une caravane tente pliable, très légère. La vie en fut transformée.
Nous avions trouvé à la garer chez un ami qui possédait un grand hangar ; il fallait trois minutes pour l'atteler à la voiture et un quart d'heure pour la déplier et la monter entièrement. Il y avait deux "chambres" c'est à dire un coin à deux places et un autre à trois ; les matelas étaient bons et le devant était formé par une tente dans laquelle nous avions installé une table, quatre chaises et le gaz. Nous avions même une mini télé à piles (que nous possédons encore et qui fonctionne parfaitement seize ans plus tard).
La première sortie fut en direction de CANNES où nous avons trouvé un camping sur la route de MOUGINS. Sylvie et son mari vinrent nous y retrouver (Ils n'avaient pas encore divorcés). Avec eux nous sommes allés passer une journée à San Remo. Ils avaient loué une voiture et nous avons été pris dans les embouteillages. Dominique, son mari, s'était fait escroquer par le restaurateur qui lui avait subtilisé 20.000 lires : en résumé la journée avait été mauvaise et tout le monde faisait "la gueule".
Ces premières vacances m'avaient rodé avec l'engin et... l'année d'après nous avons décidé de voir du pays et d'aller planter notre toile sur les bords de l'étang de BISCAROSSE. A l'époque, déjà, les places de camping se retenaient à l'avance comme une chambre d'hôtel. Pour nous rendre dans ce lieu "inconnu"… de nous, nous étions passés par SAINTES où mon frère Michel était venu s'établir comme marchand de jouets. Cette profession avait toujours gêné notre pauvre mère qui ne concevait une profession commerçante que dans la mesure où elle se terminait en "ier" comme mercier, serrurier, épicier, ou en "aire" comme libraire. Michel m'avait fait cadeau d'une splendide pirogue trois places gonflable que je pouvais ranger dans la caravane et après quelques jours passés avec lui nous avons regagné notre lieu de vacances.
La situation de BISCAROSSE nous a permis d'aller à ARCACHON, de faire monter les enfants sur la dune du Pilat, de faire de la pirogue sur l'étang et d'aller au bord de l'océan voir les jeunes surfeurs se déchainer dans les immenses rouleaux qui déferlent sur la côte.
Une de nos "sorties" dans cette région, nous emmena en plein cœur des Landes prendre un petit train privé qui après une heure de circulation nous amenait dans un village landais du moyen âge où le temps semblait s'être arrêté. Les habitants vaquaient à leurs occupations en costume régional et les artisans y travaillaient avec les outils d'époque pendant que les enfants gardaient les troupeaux de moutons. Très écologique tout cela, mais surtout une fraîcheur et une douceur de vivre que nous avons perdus. Pas de voiture ni de vélo, pas de bruits de radios déchainées ; seulement le bruit du marteau du forgeron, celui du soufflet de la forge, le ronronnement des rouets en train de filer la laine, le chant des oiseaux et parfois les coups sourds des haches abattant les arbres dans la forêt, pendant que montait une odeur de miel et de résine. Le soir, le petit train vous ramenait au parking et à ce que l'on a coutume d'appeler la civilisation.

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L'année d'après en 1981, après un petit séjour à CANNES, au camping le RANCH, moment pendant lesquels nous avons fait une remontée à SAINT MARTIN VESUBIE la Colmiane et le Boréon, nous avons décidé compte tenu de la chaleur écrasante qu'il y avait de lieu partir en direction des Alpes. Arrivés à SALLANCHES, tous les campings étaient pleins ; heureusement la Gendarmerie nous envoya dans une création récente où par bonheur il y avait encore deux places. Le camping était frustre, éloigné de tout, mais dominé par la chaîne des alpes. IL faisait un temps magnifique ; nous avons donc rayonné : en premier lieu CHAMONIX. Nous avons pris le célèbre petit train à crémaillère et sommes allés jusqu'à la mer de glace, photos devant le glacier des Bossons, autant de souvenirs qui s'accumulaient ; nous avons été passer un jour à GENEVE sur les bords du lac LEMAN et parcouru toutes les routes du secteur.

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Cependant je commençais à m'ennuyer ferme à ARRAS ; en fait nous n'y avions que très peu d'amis C seuls ceux de Saint OMER étaient restés fidèles) Au palais la jeune génération était arrivée. Les collègues, tant hommes que femmes étaient charmants, faisaient tous preuves d'un très bon esprit et m'aimaient bien (j'en ai eu des preuves plusieurs fois). Mais j'étais un des "patrons" et avec ANNY nous avions quinze ans de plus qu'eux. Je commençais à faire des démarches pour aller planter mes choux ailleurs. Il est vrai que j'avais refusé un an après notre arrivée à ARRAS un poste de Premier Substitut à Bobigny (qui m'avait été proposé directement par le Procureur Bezio qui terminera sa carrière Procureur Général près la Cour de Cassation).
Une opportunité s'est offerte sur CRETEIL où le Procureur était LESEC que j'avais connu quand il était intérimaire au Parquet Général à DAKAR. Après appels téléphoniques, il demanda à me voir et nous sommes partis avec ANNY découvrir la capitale du Val de MARNE dont j'avais tant entendu parler par mon ami Jean Louis ROPERS.
L'entrevue avec le Procureur Lesec fut concluante ; il ne m'avait pas pris au piège. Il exigerait beaucoup de moi en me confiant la Deuxième Section du Parquet : la section criminelle concernant les grosses affaires à l'exception des affaires financières : le fer de lance du Parquet

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La difficulté, maintenant, c'était la maison qu'il fallait vendre ; en attendant il fallait trouver un loyer et nous avons eu la chance ; quelque chose de parfait un appartement dans une des tours de CRETEIL : Les Philippines au 8ème étage un très grand quatre pièces avec jardin d'hiver suspendu au bord du lac de Créteil.

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Nous avons fait nos adieux au Palais, grande réception dans la salle des pas perdus avec tous les collègues, les employés et les avocats.
J'ai pris congé de mes étudiants à la Faculté de Lille ; pour la dernier cours, ils m'ont fait une surprise. "Journée des fous" : ils m'ont confié un devoir de leur choix à faire en un quart d'heure : je me suis prêté au jeu et après ont jailli de dessous les tables, gâteaux et bouteilles de Champagne ; j'ai été très ému et ai furtivement essuyé une larme.
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Une nouvelle vie allait commencer ; je prenais mon grade d'avocat général.

Carte 12. Villes de Lille et de LYON.




TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

Chapitre 10

Le chemin de croix








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Vous comprendrez tout à l'heure le vilain jeu de mots auquel je viens de me livrer.
Professionnellement, mon installation à CRETEIL fut rapide ; la veille, l'avais fait la connaissance du collègue que je remplacerai et j'avais provisoirement pris le bureau de l'adjoint. Le matin, vêtu de ma robe noire avec la ceinture bleue (ma vieille du début de carrière), je me suis rendu à la salle d'Assises et j'y ai retrouvé un magistrat venant de BEAUVAIS qui devait être installé en même temps que moi comme substitut. Le Procureur en personne n'était pas là et m'avait prévenu : c'était le premier substitut, chef de la première section du parquet, qui faisait son intérim. Cette cérémonie d'installation est très rapide : le greffier donne lecture du décret de nomination, le procureur requiert qu'il y soit fait droit ; le président donne acte à tout le monde de ses propos et vous invite à rejoindre votre place au banc qui sera le vôtre.
Cela avait été tellement expédié, qu'alors que nous sortions de la salle d'audience avec Anny, nous avons vu arriver, tout essouflé, mon président d'Arras flanqué d'une de nos jeunes collègues, juge au siège, qui avaient fait le déplacement pour venir m'assister dans ces moments difficiles, me transmettant amitiés et baisers(de ces dames) d'Arras.
Cette cérémonie terminée je suis retourné dans mon bureau me déshabiller et me mettre au travail En fait, cela était simple : recevoir les appels téléphoniques de tous les services de police et de gendarmerie du département qui me tenaient au courant de tout ce qui se passait et donner des instructions : mes attributions je le répète, étaient le grand criminel et les flagrants délits (qui sont devenus les comparutions immédiates).
Si, dans un parquet de taille normale les substituts prenaient seuls (avec tous les risques de loupé que cela représente)leurs décisions, à CRETEIL le poids de la hiérarchie se faisait sentir ;d'aucun critiquaient… Personnellement, j'estime que cela était nécessaire : comprenez bien : huit sections = huit premier substituts, plus un ou deux substitus par section soit seize magistrats, soit vingt quatre plus le procureur : vingt-cinq magistrats. Il fallait un commandement strict si l'on ne voulait pas que tout parte dans tous les sens.
Ajoutez la proximité du Parquet Général à Paris, la Chancellerie pratiquement en prise directs.
Il était coutumier à CRETEIL de dire que nous possédions le "triangle d'or" : la prison de FRESNE (qui curieusement est située Boulevard de la Liberté), l'aéroport d'ORLY, et le marché de RUNGIS. Vous ajoutez pour assaisonner le tout les personnalités du Val de Marne allant de Marchais au Président Poher et vous aviez tout pour être heureux. La permanence revenait toutes les cinq semaines (on ne dormait pas beaucoup ces semaines là et le dimanche se passait au bureau)
J'ai eu à traiter de belles affaires, parfois très délicates ; je n'en parlerai pas, ayant eu toujours la chance de prendre sinon les bonnes décisions, tout au moins celles qui étaient les mieux adaptées sans que l'on sache exactement pourquoi.
Au bout de quatre mois, on s'est soudain rappelé que j'avais une autre corde à mon arc : les Assises et mon "talent oratoire". J'ai donc eu l'immense plaisir (dont je me serai agréablement passé) de me voir confier des affaires dont personne ne voulait et ai commencé la série en remplaçant un collègue tombé malade deux jours avant le procès, au pied levé. Là encore vous n'en saurez pas plus ; sachez seulement que j'ai fait mon travail et le moins mal possible.
Je peux dire que j'ai eu des rapports privilégiés avec tous mes collègues du parquet qui, chacun ayant ses qualités et ses défauts formaient dans l’ensemble une équipe homogène, rapports privilégiés aussi avec le Procureur. Comme tout chef digne de ce nom, il était selon l'expression de Lyautey, passionnément haï et passionnément gobé.
Nous nous sommes opposés parfois, chacun quand il le fallait reconnaissant le bien fondé des idées de l'autre. Un jour où j'avais demandé à le voir pour une affaire délicate, je l'ai trouvé grelottant de fièvre dans son bureau, continuant à travailler. J'ai appelé son chauffeur et l'ai conduit de force à sa voiture pour qu'il rentre chez lui ; le lendemain il était là, mais m'a remercié. Une autre fois alors que nous avions travaillé tous les deux jusqu'à neuf heures du soir, quand je suis arrivé à la maison, Anny m'a dit qu'il venait de m'appeler au téléphone et que je le rappelle dans sa voiture. C'est ce que j'ai fait, mais lui ayant demandé si c'était lui qui conduisait et sur sa réponse affirmative je lui ai dit qu'il ferait jour demain et ai arrêté l'appel. Je ne voulais pas que discutant avec moi de notre affaire il oublie un instant qu'il était au volant et qu'il lui arrive quelque chose. Là aussi, il m'a remercié en soulignant quant même mon caractère de cochon.
C'était, il faut le dire, malgré son caractère, un plaisir de travailler avec lui, et quittant CRETEIL, je le lui ai dit : en deux ans avec lui, j'avais plus appris qu'en vingt ans de carrière.

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Notre vie à CRETEIL était simple, comme elle l'a d'ailleurs toujours été partout où nous sommes passés. Levé le matin de bonne heure, petit déjeuner et toilette faite, j'allais faire la première promenade des chiens (Lasso et Lorca, que nous avions depuis SAINT OMER et qui faisaient partie intégrante de la famille, remplaçants les enfants qui avaient quitté le nid familial.)
Pratiquement tous les matins je retrouvais sur les bords du lac mon collègue Pierre, chef de la première section qui lui aussi promenait son chien Lady (Ce brave homme, qui habitait le même immeuble que nous, était veuf et au fil des jours une estime et une amitié réciproque s'était établie entre nous). La promenade terminée, je remontais les chiens à l'appartement, prenais Pierre chez lui et nous partions au Palais avec ma voiture. Nous avions en sous sol un immense parking deux places, suffisant pour y garer ma "prélude" et la "panda" à ANNY.
Nous arrivions au Palais vers huit heures et demie alors que le personnel arrivait à neuf heures) ; il était courant qu'au même moment le procureur arrivât : dans ce cas nous allions jusqu'à la cafétéria prendre un expresso bien tassé qui nous mettait en forme pour la journée.
À midi, je décrochais pour aller déjeuner alors que les trois quart des collègues déjeunaient soit au Self, soit au restaurant du Palais. Je n'ai pourtant pas l'estomac fragile, mais je n'ai jamais pu m'habituer à ces repas de restos. Non seulement j'avais le temps de me restaurer avec un des bons petits plats faits par Anny, mais j'avais encore le temps de faire "une sieste contrôlée" de vingt minutes. Nous n'avions plus qu’Yves avec nous. Eric, la première année, jusqu'à juillet 1982 resta seul à la maison d'ARRAS. Sylvie était en instance de divorce et habitait ARRAS. Quand à Laurence elle était instit suppléante et vivait avec Hervé à ARRAS également.
En effet, étant donné la rapidité de la nomination, nous avions déménagé uniquement les meubles de valeur sur CRETEIL et transformé l'intérieur de notre demeure qui allait nous servir de résidence secondaire jusqu'à ce qu'elle soit vendue.
Car, tous les week end nous partions à ARRAS et bien souvent avec les deux voitures : car, outre les chiens, nous emportions avec nous la volière (une grande) contenant les perruches qui s'étaient reproduites au huitième étage dans le jardin d'hiver. Ces escapades hebdomadaires permettaient de se retremper dans le bain provincial, fait de calme très éloigné de la vie stressante de la périphérie Parisienne.
Je sortais du bureau à sept heures le vendredi soir comme tous les autres jours. Anny m'attendait au sous sol prête à démarrer et nous arrivions vers les dix heures à ARRAS, le plus dur étant la sortie de PARIS. Nous repartions vers les cinq ou six heures du soir le dimanche pour arriver à l'appartement vers dix heures.
Parfois nous restions les fins de semaines à CRETEIL ; en général nous en profitions pour aller à la messe à la petite église de la vieille ville ; ou, alors, nous tentions la grande aventure (Paris à 6 kilomètres pour aller à NOTRE DAME).
J'avais retrouvé dans la région Parisienne, mon ami et condisciple Jean (déjà à la retraite de la Banque de France qui avait lui aussi pas mal bourlingué : directeur de l'Institut d'émission de Tunisie, puis de Madagascar, qui habitait Paris et Roland mon copain qui, lui aussi à. la retraite de chez Lafarge habitait Cesson près de Melun. Tout cela étaient des buts de sorties très agréables. Dans ces cas là les rentrées sur CRETEIL se faisaient assez tard pour éviter les embouteillages.

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À partir de fin juillet 1982, nous avons mis la maison en vente et commencé à chercher dans la région Parisienne la demeure qui serait celle de nos vieux jours. Je pensais à l'époque terminer ma carrière sur PARIS, puisque je n'avais jamais obtenus les postes sollicités dans l'hexagone ou ailleurs.
Un Samedi après midi où nous étions allés nous promener à FONTAINEBLEAU nous avions eu l'idée de rentrer par curiosité dans une agence immobilière et l'on nous avait proposé une splendide villa entourée d'un grand jardin en bordure de forêt. Elle était bien un peu petite, mais allez vous expliquer, elle nous plaisait. Comme nous avions un acheteur en vue pour Arras nous avions signé un compromis avec les propriétaires et l'affaire était quasi faite. J'avais quand même pris la précaution de mettre une condition suspensive et résolutoire, celle de la vente parfaite de notre demeure. Nous étions convoqués chez le notaire pour signer l'acte de vente ; en arrivant il avait une triste mine, notre acheteur venait de lui faire parvenir un chèque important de dédit, il n'achetait plus.
Nous non plus, adieux veaux, vaches, cochons, couvées : notre vendeur comprit bien la situation et nous avons alors décidé d'attendre pour acheter.

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Les grandes vacances arrivèrent bien vite : où aller ?

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Nous ne connaissions pas les Pyrénées. Après avoir recherché sur la carte quel serait l'endroit idéal pour nous reposer, notre choix s'est fixé sur LUZ ARDIDEN. Etait ce la proximité d'un des cols prestigieux du Tour de France, le Tourmalet ?
Après être passé par SAINTES dire bonjour à mon frère Michel et resté quelques jours avec eux, nous (Anny, les deux garçons et moi) avons piqué droit sur le Sud pour découvrir notre camping, retenu en se fiant au guide Michelin. Celui ci se trouvait à l'extérieur de la bourgade à environ trois kilomètres, ce qui nous permettait, le soir de faire une longue marche à pied avec Yves pendant qu'Eric, déjà amoureux allait se réfugier dans une cabine pour téléphoner à sa belle.
Outre l'ascension du Tourmalet, la région ne manquait pas de belles promenades, le Lac d'Oô, le cirque de Gavarnie : je vais m'y attarder un peu, car nous avons passé ce jour là une journée merveilleuse. Les voitures doivent s'arrêter dans d'immenses parkings six kilomètres avant le site proprement dit auquel on accède soit à cheval ou à dos de mulet, soit tout simplement à pied. Le prix des montures soixante dix francs le cheval ou cinquante francs le mulet nous a fait hésiter et nous avons dit aux garçons que ce serait bien plus rigolo de faire la promenade à pied. Yves s'est bien fait un peu tirer l'oreille, mais la promesse d'un cornet de glace à l'arrivée lui donné les jambes qu'il avait soudain perdues. Le chemin est long, certes, mais son abord est quand même facile. La réputation du panorama n'est pas surfaite et le site est vraiment grandiose.
Après nous être largement reposé et voyant poindre à l'horizon un bel orage nous sommes repartis tranquillement pour arriver à la voiture juste au bon moment.
Car dans les vacances d'été, il faut toujours compter avec les aléas de la météo, et quand on est en montagne, ceux-ci sont démultipliés par l'altitude. Par ailleurs la seule toile de tente dans un camping excentré n'est pas un lieu particulièrement gai ; il fallait donc multiplier les sorties : par un jour de pluie, nous avons découvert ARRAS (en Lavedan) et VILLERS COTERET, un autre jour, sous la pluie, encore. Certain matin, la météo étant favorable, nous avons décidé d'aller faire un tour en Espagne en passant par le Col de l'Aubisque ; après avoir circulé pendant quarante kilomètres par un beau soleil, nous nous sommes retrouvés en plein brouillard, bien décidés cependant à continuer ; c'est là que, dans un tunnel, j’ai vu une masse, deux, trois dans mes phares ; c'était des vaches qui s'étaient réfugiées là pour se protéger du temps. A la sortie du tunnel nous avons vu le brouillard monter de la vallée et s'épaissir à tel point que je voyais à peine le devant de la voiture ; je n'étais plus rassuré et n'avais plus qu'un désir, repartir d'où je venais
Mais où tourner sur une route à une voie, en montagne dont un côté est un précipice. Roulant pratiquement au pas, j'ai aperçu un endroit pour faire une manœuvre. Ce n'était pas bien large ; Anny est descendue de la voiture pour me guider, et nous sommes repartis en sens inverse, toujours dans le brouillard, jusqu'à un petit col où étaient sagement garées une cinquantaine de voitures, dont les conducteurs, plus au fait de la montagne que moi attendaient que le soleil se lève et dissipe les nuages. Nous avons bien attendu un peu ; mais quand j'ai vu arriver deux camions bar, j'ai compris que nous pourrions attendre longtemps, les exploitants comptant sur les conditions atmosphériques pour "faire une bonne journée ".
Nous sommes allés passer une journée à TARBES, une autre à PAU ; mais en fin de compte nous n'étions qu'à une centaine de kilomètres de LOURDES Nous nous y sommes rendus deux fois ; une, seuls et lors de la deuxième, nous y avons retrouvés Sonia et Bobby, qui eux, étaient momentanément à BIARRITZ.

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LOURDES était toujours LOURDES avec ses magasins aux noms évocateurs ; "À la Tentation", "Au Paradis des Affaires", "À la vierge Marie" ; si l'avais du y ouvrir une échoppe, j'avais déjà trouvé une enseigne non encore prise (mais depuis, un petit malin a du y penser) : Au Purgatoire des Portefeuilles".
Y passer une journée est littéralement tuant ; vers trois heures de l'après midi, nous étions vannés et avions trouvé place sur un muret (tous les bancs étaient pris d'assaut) pour nous relaxer un peu. Nous étions (je me répète) avec les deux garçons et Eric qui donnait dans le style baba cool de son époque : longs cheveux : propres et grande barbe qui lui mangeait la figure. Nous étions en train de nous délasser, quand vint à passer en compagnie de ses ouailles un moine bénédictin, gros et gras dans sa robe de bure marron, pieds nus dans des sandales, cordelière autour du ventre : une bonne tête de moine ; regardant Eric, il s'est écrié à notre adresse et celle de ses accompagnatrices "Ah YESUSS BARBA" avec un fort accent espagnol. On en parle toujours à la maison....

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Au bout de trois semaines nous en avions largement assez, le temps ne nous inclinant pas à rester en ces lieux plus longtemps ; le patron du camping étant compréhensif et ne nous faisant payer que le temps effectivement passé, nous décidions de filer sur CANNES. Mais là nous n'avions rien retenu et risquions de ne pas avoir de place ; qu'importe, nous verrions à l'arrivée. Yves nous décida à nous diriger sur le "Ranch" que nous connaissions déjà et où, disait il, il était au mieux avec la fille (ou la nièce) du patron. Ce petit avait maintenant près de quatorze ans, mesurait un mètre soixante douze et était un peu le tombeur de ces dames.
Il tint promesse et s'occupa de notre installation dans le camping ; comme il n'y avait plus de place, nous étions autorisé à monter provisoirement la caravane sur le rond point central à l'entrée et le lendemain matin vers dix heures, nous avions un des meilleurs emplacements du camp, dans un petit coin tranquille et ombragé.
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Les vacances terminées, le travail repris comme à l'accoutumée avec des journées harassantes, du stress, des espoirs, des angoisses ; heureusement que mon adjoint était un brave garçon sans histoire, compétent et bosseur et que nous nous entendions parfaitement.
Un collègue décéda... dans son bureau. Cela vous fichait la sainte trouille. L'on s'aperçoit vite que tout n'est question que d'habitudes, quelques soient les conditions de vie et de travail.
Eric avait abandonné la maison d'ARRAS et avait désiré revenir près de nous pour faire sa terminale au Lycée du Lac. Certains Week End il repartait seul, mais bien souvent nous partions tous ensemble. Cela nous détendait et nous permettait de voir Laurence et Sylvie qui habitaient toutes les deux la ville. Sylvie avait divorcé : cela s'était passé sans histoire : un des plus beaux divorce à l'amiable que je n'ai jamais vu.
Quand à Laurence, elle était devenue institutrice, d'abord contractuelle puis titulaire Elle n'avait certes pas pour débuter les meilleurs postes, mais ce fut pour elle une formation exceptionnelle avec les petits maghrébins de COURCELLES LES LENS et les descendants de mineurs polonais, il fallait chercher dans ses trente cinq élèves le petit de l'hexagone. Elle n'eut aucun problème majeur, ni avec les enfants ni avec les parents. Hervé son copain travaillait comme monteur de lignes téléphoniques à l'entreprise Santerne d'ARRAS. Vers Pâques, ils nous ont annoncé la grande nouvelle : avec Anny nous pensions à une naissance, non, ils avaient simplement décidé de se marier et déjà le jour du mariage était choisi le 29 Juillet. Dont acte.. Nous nous sommes donc entendus avec la maman d'Hervé pour mettre toutes ces choses au point.
Mais dans les mêmes temps, nous avions lu dans la presse qu'une compagnie de Charter : Le Point Mulhouse, allait établir une liaison avec l'Ile de la Réunion à des prix défiants les tarifs exorbitants d'Air France qui détenait le monopole.

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Maman, elle aussi avait lu cette nouvelle dans la presse. Un matin, alors que j'étais en plein travail, elle m'appela pour me dire qu'elle désirait qu'Anny revoit son pays qu'elle avait quitté depuis trente ans et dans la foulée, elle offrait le voyage aux deux garçons qui étaient encore avec nous sous le toit familial. J'avais hâte d'arriver à la maison à midi pour annoncer la grande nouvelle à Anny. Bien entendu, elle était enchantée à l'idée de retrouver son île, toute son enfance et ses cousins avec qui nous avions toujours gardés le contact, à l'occasion de voyages qu'ils avaient fait en France.
Comme il s'agissait du premier vol sur La Réunion, j'ai pressenti qu'il y aurait beaucoup de demandes et je me suis rendu dans la semaine dans le bas de l'avenue de Wagram, au Point Mulhouse et je dois avouer que j'ai eu une impression défavorable (que la suite des évènements à largement infirmé) une bande de jeunes, dont le plus âgé devait avoir vingt cinq ans jonglaient, à l'aide d'une dizaine d'ordinateurs posés sur des planches reposant elles même sur des tréteaux, avec des voyages dans toutes les directions dans le monde entier. Cela dépassait mon entendement cartésien et je fus encore plus surpris quand on me demanda de régler le prix des quatre billets de transport en me délivrant un vague reçu sur lequel il était précisé que les billets ne seraient délivrés à l'Aéroport de BALE MULHOUSE qu' au moment du départ.
Il y avait un vol aller et retour par semaine et partant quinze jours, nous devions nous retrouver en France le 28 Juillet soit la veille du mariage. Il fallait quand même risquer le coup.
Par ailleurs il fallait se rendre à MULHOUSE et là y laisser la voiture pour quinze jours, à moins de prendre le train, ce qui créerait des complications pour rejoindre ARRAS par la suite.
Heureusement à raison de la présence d'Orly sous ma coupe, j'étais en contact constant avec la police de l'air et des frontières, et le commissaire de police du lieu après m'avoir rassuré sur le sérieux du Point Mulhouse me proposait fort gentiment de venir garer ma voiture dans la cour de sa villa de fonction, où elle serait en sécurité.
Le dix,-juillet au soir, nous étions à l'Aéroport à dix neuf-, heures. tout allait bien : voiture en sécurité etc.. Mais le commissaire de police nous avait prévenu (heureusement) de ne pas nous affoler, le départ serait retardé, car le D.C 8 qui devait nous emmener avait eu une avarie lors de son dernier vol en Haute Volta ; un oiseau s'était malencontreusement glissé dans un réacteur et il fallait changer le moteur endommagé. Nous, nous savions, mais les autres pas, aussi il y eu un certain flottement lors de l'annonce de la nouvelle dans l'aérogare. Panique... Escroquerie... tout se calma bien vite lorsque les titres de transport furent distribués et les bagages enregistrés... en attendant d'autres informations.
À vingt et une heure l'on nous demanda de nous diriger vers des bus qui nous emmenèrent au frais de la compagnie au Novotel de MULHOUSE où malgré l'heure tardive un bon repas nous fut servi : départ prévu pour le lendemain matin sans précision. Les enfants étaient enchantés de tous ces contre temps et nous le prenions du bon côté.

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Le onze juillet mil neuf cent quatre vingt trois le DC 8 du Point Mulhouse était sur son parking, prêt à décoller pour son premier vol sur l'océan Indien. Après quelques nouvelles et fausses nouvelles dans le genre "Partira, partira pas" le départ eut effectivement lieu à onze heures du matin soit avec quatorze heures de retard.
Nous n'avions pas voyagé en avion avec Anny depuis notre petit vol sur la Grande Bretagne et les enfants n'avaient jamais vu d'avion aussi gros. L'avantage de ce départ retardé fut que, le ciel étant dégagé, nous avons put suivre notre trajet en découvrant de dix mille mètres l'arc alpin, la Corse, la Sardaigne, le Sud de L'Italie, les Îles Grecques, le désert de Lybie, le Caire.. Nous avons vu dans le soleil couchant le barrage d'Assouan, puis la nuit jusqu'à notre escale DJIBOUTI.
En sortant de l'appareil nous avons été enveloppé d'une bouffée d'air chaud et sec insupportable à l'extérieur et c'est rapidement que nous avons gagné la salle de transit en jetant au passage un coup d'œil interdit en direction des avions soviétiques mal camouflés et laissant apparaître volontairement ou non l'étoile rouge.
À l'entrée des transits : un bureau, de l'ancienne administration française (à l'époque c'est ceux que l'on trouvait partout grâce au sens de l'uniformité et de l'économie d'un gouvernement passé) Sur le bureau un téléphone et à côté un képi de gendarme (les même que chez nous) posé à côté de deux pieds nus doigts en éventail : ceux du gendarme renversé sur son fauteuil en train d'en griller une en regardant les voyageurs défiler.
Les banquettes en molesquine de la salle étaient occupées en quasi totalité par d'immenses femmes en boubou dont je ne savais si elles étaient Affar ou Issa, femmes de ménages se préparant à une nuit de labeur par un petit somme réparateur ou riches héritières fatiguées d'un long voyage pour venir voir les avions. Il faisait soif et les deux garçons eurent tôt fait de réclamer ; en s'approchant du bar, la manière dont étaient traités les verres (trempage rapide dans une eau à la couleur douteuse : résultat de mélange de grenadine et de sirop de menthe) m'incita à acheter une simple bouteille d'eau minérale capsulée que nous avons payée trente francs. L'absorption de liquide entraine généralement une émission de liquide, Anny fit une tentative en direction des WC, je la vis revenir assez pâle ;
Connaissant ses répulsions naturelles, je tentais l'expérience. Inutile de suivre les flèches : on pouvait se guider à l'odeur et l'ouverture de la porte des lieux et la vision que l'on avait du local entrainait immédiatement sa fermeture. Depuis combien de temps cela n'avait il pas été nettoyé ? Les mauvaises langues disaient que depuis l'indépendance ils étaient dans la m.... cela paraissait vrai. Et c'est avec joie que nous avons accueilli la demande de regagner l'avion et que se termina pour nous cette escale de rêve ; repassant devant le gendarme de service, il était toujours dans la position décontractée du business man américain, mais il ne fumait plus. Parti pour le pays des rêves, après avoir brouté sa ration quotidienne de cat, sa tête reposait sur son épaule et le souffle puissant et régulier de l'homme heureux signalait un sommeil appaisant.

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La suite du voyage fut très folklorique ; nous n'avions jamais connu cela : pour la plupart, les passagers prenaient l'avion pour la première fois, ils profitaient du "prix charter ", soit pour revenir dans leur île natale, soit pour découvrir un des paradis de l'Océan Indien ; comme dans un autocar de colonie de vacance, tout le monde s'était mis à chanter ; des harmonicas étaient sortis des poches et les ségas se succédaient jusqu'à "l'hymne national Réunionnais" ; "P'tite fleur fanée, p'tite fleur aimée."

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Nous sommes arrivés à trois heures du matin, il venait de tomber une bonne averse et il faisait frais. Des amis de CRETEIL (possesseurs d'un chien bichon : les dames se rencontraient tous les jours autour du Lac. Le mari était en mission pour réorganiser la distribution des pétroles dans l'Océan Indien, sa femme était venue le retrouver pour passer les vacances) étaient là malgré l'heure tardive et aussi... tous les cousins d'Anny qui étaient pour l'accueillir comme l'enfant prodigue ; mais il n'y avait pas que cela, l'aérogare était pleine et des groupes de musiciens tapaient avec frénésie sur, les tamtams. De plus une bouteille de punch était offerte à chaque passager : c'était la fête.
Nous avons  eu tôt fait de récupérer nos valises et Max un cousin d'Anny nous emmena à notre hôtel (nous avions droit à deux nuits pour le prix du voyage) Le Bourbon : Il était quatre heures et demi du matin ; en rentrant dans la chambre Anny poussa un grand cri qui dut réveiller tout l'hôtel en disant "une babouk" ; bien que n'ayant pas encore entendu ce mot, je compris tout de suite en voyant une araignée plus large que ma main. Max habitué, prit délicatement l'animal et le passa par la fenêtre.
Nous avons été réveillés par le grand soleil de l'Océan Indien ; mais déjà, de bonne heure Max avait déposé à l'hôtel une de ses voitures : une CX qu'il mettait à notre disposition pour notre séjour.
Par ailleurs la marraine de Laurence, que nous avions connue à DAKAR et dont le mari, Président de chambre à la Cour d'Appel de BASSE TERRE en retraite, avait réouvert son cabinet d'avocat à SAINT DENIS, avait mis à notre disposition pour ces quinze jours leur villa de LA MONTAGNE au PK 11.
Le treize juillet nous avions rencontré par hasard en ville nos amis de CRETEIL qui ont absolument voulu que nous allions prendre l'apéritif chez eux à SAINT GILLES. Comme nous n'avions rien de prévu pour cette soirée, nous avons accepté et par la suite l'invitation à dîner qui s'en est suivie sur place. Alors que nous étions à table nous avons entendu les nouvelles de France qui relataient l'attentat meurtrier d'Orly. Si je n'avais pas été en vacances, j'aurais été directement sous le robinet.
Il fallait rentrer à la case et je ne souvenais plus du trajet que je n'avais fait qu'une fois, sans compter sur la conduite de cette CX que je ne connaissais pas sur une route de montagne qui à l'époque était loin d'être le "boulevard" de maintenant ; cela se passa pas trop mal en pleine nuit(car ce qui est étonnant lorsque l'on arrive de France à La Réunion pendant l'hiver austral, c'est le fait que la nuit tombe très vite vers 18 heures).

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Ces quinze jours passèrent avec une rapidité. Nous avons fait le maximum (dont trois mille kilomètres dans une île qui fait 226 Km de circonférence et 75 Km de large). Le tour de l'île, les Plaines, le Volcan (cela avec la Cx en compagnie de nos amis et CILAOS en compagnie de Max qui nous a emmené dans sa Mercédès (Il avait fait ses études au Grand séminaire et connaissait la route comme sa poche, et en chemin demandait aux gens de rencontre des nouvelles de vieux du coin). Je ne vous décrirais pas nos émerveillements devant la Plaine des sables ou devant le panorama qui surplombe CiLAOS pas plus que les coulées de lave cordée au Puits zarabe : c'est là que j'ai vu mes premières gousses de vanille (je n'écris pas un ouvrage pour le Syndicat d'initiative) Enchanteur, mais crevant, car nous étions invités tous les soirs par la famille et nous ne nous couchions jamais avant deux heures du matin. Une soirée sensationnelle avait été donnée pour Anny par un de ses cousins Armand à SAINT ANDRÉ, dans la grande maison créole familiale de trente pièces où Anny passait ses vacances quand elle était petite. Tous les cousins étaient là ; les deux garçons ne s'ennuyaient pas, car le fils avait une radio émetteur que lui avait payé son père et étaient très intéressés par la technique.
La Réunion n'était pas encore celle des slogans et des images d'Epinal faits pour attirer le touriste ; Ile à Grand spectacle, Ile intense etc... Mais elle avait ravivé les souvenirs d'enfance d'Anny et éveillé chez moi et chez les garçons un émerveillement teinté d'un désir de connaître plus encore : nous n'avions vu que les paysages et effleurés très peu les habitants.
Le soir du départ arriva, les mêmes qu'à l'arrivée étaient là pour le départ : Max et les autres ; et comme c'était le départ du premier Charter la presse était là interviewant les uns et les autres ; "Comment avez vous trouvé La Réunion ?" Cette phrase à laquelle Eric répondit par de longues explications, combien de fois depuis l'entendrons nous poser et combien elle nous parait insignifiante et bête, comme si elle sortait de la bouche d'une jeune mijaurée disant : "M'avez vous trouvé belle ?" et déjà j'ai compris que quelqu'il soit, le Réunionnais parce qu'il est insulaire et qu'il parle une langue dont le berceau est à 10.000 Km est un être complexé par son atavisme de noir, de blanc ou de jaune, habitué malgré l'étendue du monde à faire du nombrilisme.
Et c'est à cet endroit, cinq minutes avant le départ que la phrase fut prononcée ; un cousin entouré d'amis vint vers nous et me dit : "À bientôt Monsieur le Président". Je n'ai rien dit et ai pensé qu'il devait totalement manquer de mémoire puisque je n'étais pas président et pas prêt de le devenir.

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Le trajet de retour fut beaucoup plus calme (tout le monde était fatigué sauf les deux garçons qui avaient entrepris une jeune hôtesse mignonne comme un cœur, persuadés que je dormais et ne les voyais pas opérer).
J'ai eu la chance de pouvoir aller faire un tour dans la cabine de pilotage, le commandant de bord était un ami de mon copain Claude le pilote.
L'escale à DJIBOUTI ne fut guère différente de celle de l'aller : les avions soviétiques étaient toujours là, le gendarme aussi, il n'avait plus les pieds sur le bureau, mais son képi reposait toujours à coté du téléphone, ce qui lui permettait de se peigner avec le manche d'un porte plume (à moins qu'il ne s'agisse d'un massage capillaire) Les grosses femmes n'étaient plus là, leur nuit était terminée, sans qu'elles aient eu le temps de nettoyer les WC qui étaient toujours aussi infects ; l'eau minérale était toujours aussi chère et les verres aussi sales : à nouveau le départ fut une bénédiction.
L'arrivée à MULHOUSE à onze heures du matin nous réservait une surprise : une vague de chaleur venait de s'abattre sur l'Europe et il faisait à la descente de l'avion aussi chaud qu'à DJIBOUTI. Un inspecteur de la police de l'air et des frontières est venu nous chercher à la descente de l'échelle de coupé pour nous mener à la voiture qui n'avait bien entendu pas bougé depuis quinze jours. Toit ouvrant béant, toutes fenêtres ouvertes nous avons pris la route pour ARRAS en plein midi avec trente six degré. Nous étions à la maison le soir à sept heures.
Sonia Bobby, Marc, Monique et les enfants ; Maman, Michel et Aline et les enfants arrivèrent par petit paquet peu de temps après nous. Malgré la fatigue nous nous sommes couchés très tard, car il a fallu raconter.

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Le lendemain, 29 Juillet 1983, c'était le mariage. Laurence avait une robe en dentelle blanche avec une couronne d'oranger dans les cheveux, très jeune fille romantique et Hervé, qui était allé chez le coiffeur avait les cheveux qui lui arrivaient au milieu du dos. À l'église et vus de dos, il était impossible de distinguer l'homme de la femme ; après les cérémonies tout le monde s'est dirigé sur LENS au nous avions (avec la maman d'Hervé) retenu une salle au "Cèdre bleu".
La voiture de la mariée était la vieille moto Triumph 650 Bonneville (qui n'a pas encore rendu l'âme et se trouve maintenant à la Réunion une des deux représentantes de la marque et de l'année 1960). Deux copains motards d'Hervé étaient venus au mariage de Grande Bretagne. Très dans la tradition british ils avaient apporté jaquette et pantalon rayé ; mais comme leurs parents leur avaient recommandé de prendre soin de ces vêtements (qui devaient être un héritage de famille) ils avaient eu tôt fait de remettre leur jeans graisseux et de rouler pans de la jaquette au vent.
La soirée fut sympathique à souhait, tout le monde s'est bien amusé et les jeunes qui avaient apporté leur matériel nous firent un petit concert rock, avec Eric à la basse (lui aussi avec ses cheveux longs et sa barbe d'apôtre).
Les vacances terminées, nous avons rejoint CRETEIL et revenions tous les Weeck End à ARRAS profiter encore de la maison qui ne se vendait toujours pas.

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Un samedi soir alors que nous dormions tranquillement Eric a frappé à la notre porte et nous a réveillé pour nous raconter la mésaventure qui venait de lui arriver, ne pouvant en conserver le récit jusqu'au lendemain :
Il était allé au cinéma avec des camarades et chacun s'étant dirigé vers son domicile sur le coup de minuit, il rentrait chez nous, lorsqu'il fut entouré par trois soldats particulièrement bronzés qui fort poliment et avec un accent Réunionnais très prononcé lui dirent : "Vi donne à nous l'arzent, un p’tite monnaie sil vous plait". Eric se rappelant son séjour récent dans l'île et peu surpris d'entendre parler créole puisqu'il savait que le 7ème Chasseur et le 525 GT étaient formés de jeunes appelés des D.O.M., eut la présence d'esprit, sous la pression de la trouille qui s'était emparée de lui (car les bougres, parait il, étaient imposants) de rassembler le peu de Créole qu'il avait assimilé en quinze jours, pour répondre : "Oté, marmaille, aou l'est pas zentil, mi suis réunionais com zot." Et le miracle eu lieu ; les trois visages menaçant s'éclairaient d'un bon sourire et tous trois d'une même voix s'écrièrent : "Pardon missié nous y connaissait pas".
Comme quoi l'usage des langues, même du créole peu être utile et comme quoi quand on n'est pas dans son pays on évite de faire une crasse à un compatriote, fut il d'une couleur de peau différente.

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À CRETEIL la vie continuait, un travail de fou ; pas d'horaires fixes et les permanences qui revenaient pratiquement toutes les cinq semaines, sans parler des affaires dites "sensibles" et j'en ai eu quelques unes à mon actif.
Outre le fait que ma section était sous surveillance de caméra et reliée au poste central par des barres d'alarmes situées au pied sous les bureaux des secrétaires, de mon adjoint et de moi même, il faut quand même savoir que, lors d'une affaire, j'ai eu, sur le toit terrasse au dessus de mon bureau un tireur d'élite en protection et lors de l'audience un autre tireur devant la fenêtre qui donnait sur le banc du Ministère Public ; sans compter que cette affaire particulière ayant duré une huitaine de jours, je ne quittais le palais qu'après avis de la police qui avait bien vérifié que je n'étais pas "attendu" sur le chemin de mon domicile.
Il y a eu les attentats sur les lieux desquels il fallait se rendre immédiatement, au risque qu'un autre soit perpétré au même endroit ; il y eut les transport de nuit à 1 Prison de Fresnes, quand un détenu se suicidait ; il y eut les prolongations de garde à vue faites à la brigade des stups dans Paris en pleine nuit : au fond c'était une vie riche d'enseignement qui me plaisait, mais on arrive à se lasser plus vite d'une vie sous pression que d'une plus calme et j'avais demandé ma mutation.

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Rien ne se passa dans l'immédiat et l'habitude aidant je n'attendais plus rien, quand un beau jour je reçus un appel de la Chancellerie ; le sous directeur du personnel demandait à me voir. Je ne savais pas pourquoi exactement et ne put en dire plus à mon procureur qui s'étonna de cette convocation.
D'emblée, le sous directeur m'indiqua qu'il m'avait fait demander pour me dire que j'avais un double profil( M) celui de Directeur de l'Ecole des Greffes, dont mon ami René Pautrat avait tenu le poste pendant un très long temps, et celui d'Avocat Général à SAINT DENIS de la Réunion ;" Nous allons régler cela tout de suite, j'appelle le Directeur et vous serez fixé immédiatement" je ne suivis pas la conversation, mais je compris que le directeur était pressé et qu'il nous attendait. Arrivés dans son bureau, le sous directeur qui le tutoyait lui répéta ce qu'il venait de me dire ; "double profil, au choix etc." Avait-t-il à peine terminé qu'il se faisait copieusement engueuler, à tel point que j'en étais gêné : "Tu n'as pas le droit de disposer de haut poste sans m'en référer... tatatata etc..." et se tournant vers moi : "Et vous on ne vous a rien demandé." "Mais, Monsieur le directeur, je n'ai rien demandé, j'ai été convoqué, je suis venu." "Taisez vous et ne vous avisez pas de rapporter ce qui vient de se passer ici sinon gare !"
Eh oui c'est ainsi que des magistrats de haut grade étaient traités. Il est à souhaiter que cela ne se perpétue pas dans les couloirs feutrés de la Chancellerie où les intrigues se nouaient et se dénouaient au rythme de la politique, des syndicats, des associations, du copinage des origines géographiques et des obédiences. (J'en passe et des meilleures) Bien entendu, je jurais que je n’avais rien en entendu ; arrivé au Palais, je fermais ma gueule et prenais des airs mystérieux qui trompèrent largement tout le monde. Le lendemain, le sous directeur me téléphona très gêné pour m'assurer qu'il penserait à moi au prochain mouvement.
Et le temps passa... Un matin vers dix heures un collègue qui était en poste au Ministère m'appela pour me dire que la commission avait siégé (ce que je ne savais pas) et que j'étais nommé (je pensais qu'il s'agissait du poste d'avocat Général à Riom le seul à pourvoir)... Président de Chambre à la Cour d'Appel de SAINT DENIS de la Réunion.
Totalement inattendu, je demandais à ce collègue s'il ne me faisait pas une blague, compte tenu du fait qu'Anny allait être folle de joie. Non cela était bien vrai. Nous étions en septembre et la prise de fonction était prévue pour début Janvier. Je n'ai pas téléphoné et arrivant à la maison j'ai demandé à Anny de s'asseoir pour entendre la nouvelle ; bien entendu elle était enchantée ; quant aux enfants, seul Yves manifestait son contentement car il était le seul à nous accompagner, Eric continuant ses études à LILLE.
Le soir j'appelais maman qui fut très contente d'apprendre la nouvelle et qui dans l'attente de ses quatre vingt deux ans se voyait déjà faire un dernier voyage avion pour venir passer quelques jours avec nous dans cette île lointaine.

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Quelques temps avant cette grande nouvelle, et alors que l'horizon était plutôt dégagé, l'agent immobilier auquel nous avions confié la vente de la maison d'ARRAS nous avait signalé que nous avions peut être un acheteur. Cette fois ci l'affaire se réalisa normalement : mais il nous fallait replacer l'argent de la vente, faisant un peu comme Perrette j'avais pensé que je pourrais terminer ma carrière à LILLE et je pensais à Eric qui avait commencé sa licence d'Anglais à la faculté de cette ville.
Deux jours de déplacement dans la capitale du nord nous avaient permis de trouver l'appartement de nos rêves à CROIX (Et voilà mon vilain jeux de mots : Créteil avait à tous les titres été mon chemin de croix) près de ROUBAIX. Il s'agissait d'un rez de jardin dans une résidence grand standing dont le promoteur était la Caisse des Dépôts. Nous pouvions acheter l'appartement et un garage fermé sans compter une cuisine équipée style campagnard avec une hotte de cheminée en cuivre repoussé.
L'appartement était vaste 100 m2 entouré d'une longue terrasse séparée de la pelouse par une haie de fusains : appartement neuf. Nous jouxtions le Parc Barbieux, dont je n'avais jamais entendu parler, mais qui se situait un neuvième dans CROIX, le reste dans la commune de ROUBAIX ; nous avions la clef d’une porte privative pour y pénétrer. Maman qui était venue passer ses dernières vacances à ARRAS avec nous, avait eu la chance de pouvoir visiter l'appartement avant que nous l'occupions par les affaires qui étaient restées à ARRAS. Nous avons emménagé le trois novembre, alors que notre départ pour la Réunion était déjà programmé. Pendant deux mois nous allions profiter de notre nouvelle demeure pour les week end et nous avons pu apprécier les charmes de l'agglomération Lilloise où nous avions quelques amis de surcroît

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Le neuf décembre mil neuf cent quatre vingt quatre, c'était un dimanche, mon frère Michel m'appela au téléphone vers midi ; maman était hospitalisée : il fallait que j'arrive tout de suite ; après des échanges avec mon procureur, car je devais prendre à l'audience une affaire importante le mardi, Anny me conduisit à la gare d'Austerlitz ver 15 heures. J'arrivais à ANGOULEME à 20 heures ; Michel m'attendait avec Aline. En arrivant à SAINTES, Gil mon neveu nous avertit que l'hôpital venait de téléphoner ; nous y étions tout de suite pour apprendre le décès. La sensation soudaine de ne plus avoir de parents se fait immédiatement ; je ne sais quel poids vous accable.
Avec mon frère, nous avons refait les démarches faites sept ans avant pour papa ; nous l'avons enterrée le mercredi dans le cimetière de MACQUEVILLE près de papa. Pour aller de SAINTES à son village natal nous avons pris la route des bords de la Charente qu'elle aimait tant, sur laquelle chaque carrefour lui rappelait une histoire de sa jeunesse. Anny qui était à CRETEIL avait pris la route ainsi que Sylvie d'ARRAS. Tous les cousins qui avaient été alertés étaient là ; le plus accablé était le cousin Jean, son cousin germain légèrement plus jeune qu'elle ; et comme toujours dans occasions de retrouvailles familiales les plus vieux rappelaient les souvenirs et la "saga' de la famille.

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J'étais de retour à CRETEIL le Jeudi et j'ai pris l'affaire qui m'était destinée et que j'étais le seul à connaitre ; la première audience avait eu lieu avec un autre collègue, mais n'avait fait qu'étudier le curriculum vitae des prévenus, ce qui avait une incidence très relative sur les faits. J'ai fait à cette occasion l'objet d'une protection rapprochée, mais je ne parlerais pas de cette affaire. Je peux dire simplement que sa longueur et sa difficulté m'ont fait oublier momentanément le décès de maman et qu'en fin de compte tout était très bien comme cela.

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Pour mon départ de CRETEIL, j'ai offert un pôt aux collègues du Parquet à la salle ROPERS C mon président et ami de l'UFM, ancien Président de la Juridiction : la boucle était bouclée) le cadeau d'adieu était un appareil photo autofocus que je possède encore et qui continue à me faire des photos magnifiques. Les juges d'instructions de leur côté, m'avaient réservé une surprise qu'ils m'ont apportée sur le coût de midi le jour de mon départ du Palais : une parure de bureau Lancel. Tant de gentillesse vous font chaud au cœur quand les souvenirs reviennent
C'est alors que s'abattit sur la FRANCE une vague de froid exceptionnelle. Nous devions quitter la métropole le 9 Janvier 1985. Le matin, le taxi qui est venu nous chercher pour nous emmener à la gare a faillit s'arrêter plusieurs fois ; le fuel gelait dans le moteur : dehors moins dix sept ; nos deux chiens tremblaient de froid sur le quai de la gare en attendant le train dont on ne savait s'il partirait. Nous n'étions que tous les trois, Anny, Yves et moi plus les deux teckels dont je viens de parler. Vous vous doutez que pour un départ définitif nous n'étions pas sans bagage : aussi bien, en arrivant à la gare du Nord aucun taxi n'était assez grand pour tout embarquer et j'ai du prendre une voiture de place (une très, très grosse Mercédès) qui pour un forfait important nous a emmené à ORLY. Heureusement, arrivé là, j'ai retrouvé mes amis de la police de l'Air et ai été tout surpris d'y trouver le commissaire divisionnaire qui était en congé. Il était revenu spécialement pour mon départ et pour présider les adieux qu'il nous avait réservés (champagne etc.). Les surprises continuèrent, sacs pour les chiens et surclassement en première ; car les fonctionnaires de haut grade voyagent dans la "classe voyage pour tous" que d'aucun (ce sont les mauvaises langues) assimilent à une bétaillère.
Nous n'avions que deux escales : l'une à MARSEILLE, dont nous avons failli ne pas décoller : piste gelée et surcharge de verglas sur les ailes pendant l'escale et NAIROBI au cours de laquelle nous avons des ennuis particuliers avec Lasso le mâle qui ne voulait pas réintégrer son sac et voulait mordre tout le monde.
Voyage sans histoire, arrivée à l'heure prévue, une délégation de magistrats m'attend j'apprends que je suis en fonction depuis dix heures du matin (il est dix sept heures) sur le papier. Le Premier Président est en vacances ainsi que le président de chambre doyen : je débute à la Réunion comme Premier Président par intérim : beauté des ministères : jamais je n'ai été au siège et je dois tout réapprendre... et il y a aussi la famille : les cousins dont Max qui est venu avec deux voitures dont une six cent six pour nous et nos amis Picaud (marraine de Laurence)
L’"aventure Réunionnaise" commence  : nous sommes le dix janvier 1985.

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TAPIS MENDIANT. Autobiographie.

ÉPILOGUE

BERCÉE PAR UNE MER TOUJOURS INQUIÈTE








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En commençant cette période de ma vie, je me rends compte que cela va être assez dur à rédiger si je veux respecter la ligne de conduite que je me suis fixée :
Ne pas parler de l'institution judiciaire ni des affaires dont j'ai eu à connaître : elles sont trop récentes pour être abordées et risqueraient de heurter certaines susceptibilités (tant pis pour ceux qui. espéraient découvrir des choses…)
Éviter certains jugements de valeur.
Dire quand même la vérité et ce que l'on pense en évitant de blesser et ne pas avoir la "Langue de bois"
Je vais essayer.
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La Réunion n'est quand même pas mon premier poste, mais c'est la première fois que je débarque dans un désert : ce sont les vacances judiciaires certes, mais tout le monde est "hors du département" (jolie formule, souvent entendue qui indique généralement que la personne recherchée est à Maurice ou en France ou ailleurs bénéficiant assez souvent d’une mission, lui ouvrant gratuitement les portes de l'avion à l'aide duquel elle a quitté le sol insulaire } : que personne ne s'y trompe les seuls fonctionnaires ne sont pas visés par cette flèche qui grâce à sa tête chercheuse pourra atteindre quiconque, dans tous les secteurs d'activités et quelque soit le grade de l'intéressé : les missions se trouvent toujours à qui sait bien chercher (heureusement car les compagnies d'aviation n'auraient p1us que les touristes, ce qui ne serait pas assez ).

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Je vais débuter, on m'annonce une audience de la chambre d'accusation, deux conseillers apparaissent, ils étaient au courant et sont là bien présents : ont-ils voulu me mettre à l'épreuve. Un avocat parisien très connu vient plaider une affaire, je l'ai eu comme adversaire à CRETEIL il y a un mois ; on se retrouve : "propos, agréable commerce entre gens de bonne compagnie".... mais déjà quelqu'un me glisse, perfide : "méfiez vous" ;.... "Mais non, nous connaissons"... et le conseilleur s'écarte aigri" par tant de suffisance et de bêtise" (c'est ce qui sera colporté).
Car, qu'on ne s'y trompe pas, je suis un "zoreille" sale ou propre et l'on va m'observer, me disséquer quand la presse va annoncer qu’Anny est Réunionnaise". Les collègues d'abord, les employés ensuite, et.. L’Ile dans son entité : malgré moi je repense aux rideaux qui retombaient après mon passage derrière les fenêtres à SAINT OMER. J'ai peut être (même surement) eu tord de m'en moquer éperdument et de me conduire selon mon cœur et ma dignité. Car, je veux et je vais vivre en famille avec les amis retrouvés par Anny, fréquentant qui je veux à travers les ethnies et enrichissant, parfois à mes dépends, ma connaissance des hommes.
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Nous sommes donc arrivés à cinq à La Réunion, Anny, Yves, les deux chiens (Lasso et Lorca) et moi. Outre les magistrats qui étaient venus nous accueillir (c'est la coutume outre mer). Max le cousin d'Anny et son frère Jacky étaient là. Max mettait à notre disposition une six cent quatre et sa villa le temps d'une absence de 1 mois. La villa est une immense case créole refaite en dur, magnifique demeure artistement décorée avec de nombreux tableaux de maîtres (Max est un amateur). Comme elle est située à une centaine de mètres du Palais, le me rends à mon travail à pied : il m'arrivera parfois de prendre la 604 quand je dois sortir.
Cette voiture fait jaser, car peu de temps après, je demande à Jacky, qui s'absente à son tour, de me prêter sa "rancho" ; pour enfin me retrouver quelques jours avec la "mercédes" de Max. Personne n'y comprend plus rien au Palais ; ajoutez à cela que le décide d'acheter une autobianchi à Anny et que, un mois et demi plus tard, je récupère enfin ma "prélude" qui est venue par bateau.
J'avais acheté à Yves une petite moto (45 Cm3) ; c'est lui qui commença à rendre visite à la famille. Il se souvenait de Saint André et un samedi soir fut tout fier de nous annoncer qu'il était allé voir les cousins. La moto était rodée.

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Ce qu'Anny avait oublié et que moi je ne savais pas, c'est que nous venions d'arriver en été austral et en début de saison cyclonique. Environ quinze jours après notre arrivée ; alors que le vent avait soufflé assez fort toute la nuit, je n'ai pas compris en prenant les informations à la radio, nous venions d'entrer en alerte 2. En peu de temps, nous avons su faire la différence entre les alertes un, deux et trois(plus tard, huit ans plus tard cela ne plus comme cela : vigilance, orange et rouge) La dépression passa assez loin du département et il n'y eu en fin de compte que de fortes pluies et quelques branches cassées.

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Quant on débarque et que l'on a peur de commettre des impairs ou de froisser des susceptibilités on ne parle plus de la France, mais de la Métropole et ne vivons pas dans une île, mais dans un département ; mais vous sentez bien que lorsque l'on ne vous connaissait pas, l'on vous classait immédiatement, et vous glissait dans une catégorie : le Métropolitain devient un zoreille (l'expression viendrait du fait que dans les temps troublés des siècles passés certains comploteurs voyant se rapprocher d'eux des étrangers, baissaient le ton en disant "attention Zoreille". En cela il se différencie du créole (blanc, gros ou petit né dans l'île, du malabar qui ne vient plus de la côte du même nom mais de celle de Coromandel, du zarabe (indien musulman du goudjerat auquel sont venu s'ajouter les Karanes : indiens de Madagascar) des chinois (presque tous originaires de la région de Canton) des malgaches, des cafres d'origine africaine, et des Comores.
On parle de melting pot, de vie harmonieuse entre les communautés. Il est certain que l'appartenance à l'une de ces communautés ne crée pas de problème particulier, mais après quinze ans de vie ici, je ne comprends toujours pas pourquoi l'on s'identifie comme appartenant à une catégorie, pourquoi sur les murs de la ville on a vu des inscription "zoreilles dehors" : "zoreilles y vol à nous not travail" ; "zarabes dehors" et pourquoi lorsque vous fréquentez des amis d'une ou plusieurs ethnies différentes on vous fait la gueule ou bien avec une certaine hypocrisie on vous prévient que ce n'est pas votre place, de vous méfier des défauts de tel ou tel.
J'étends la question du lecteur :"et vous qu'êtes vous ? » J'ai trois réponses. possibles : pour moi, je suis un être humain, j'appartiens au règne animal de la Terre et de l'univers dont ma Terre dépend ; pour les Réunionnais je suis "devenu créole par ma femme et mon genre de vie" pour d'autre je suis un zoréole (produit d'un métissage intellectuel) et mes enfants sont de purs "zoréoles" (produit d'un métissage ethnique) ou créoles, car à les entendre parler (quand il le faut) dans la langue de leur mère personne ne pourrait penser qu'il sont né en Afrique, à Paris ou à Nevers. J'irais même plus loin la créolité est génétique.
Ceci dit : si l'on dit à un créole que la couleur du drapeau français est bleu blanc rouge, il vous répond "non, ote, çà l'est couleur drapeau la Réunion, te " et mettons nous bien d'accord, quand "le créole prende l'avion : lu sa va la France".
Que l'on ne me fasse pas de procès d'intention, son cœur est aussi français que celui d'un habitant du Poitou et historiquement la Réunion a été française avant Nice et la Corse, sans parler du Dauphiné et de la Savoie. Nais il fallait le dire étant donné la foule d'âneries, de poncif et de mensonges qui trame sur la question.
Néanmoins jamais à la Réunion, l'histoire suivante qui est arrivée à un ami Antillais n'arriverait : J'ai retrouvé à Saint Denis occupant un poste important dans l'information locale un garçon auquel j'avais donné des leçons de latin quand il avait 12 ans et moi 26 ; cela à COTONOU : sa maman était Antillaise et son père de la région d'Anger. Très foncé de peau il est allé pour la première fois dans le pays de sa mère alors qu'il avait plus de 20 ans et qu'il ne parlait pas du tout le créole Antillais, il m'a rapporté s'être fait traiter de sale blanc ajoutant avec beaucoup d'humour en montrant ses bras :"Et pourtant tu as vu la couleur" Non cela est impensable ici.
Aussi, maintenant je parle de la Réunion et de la France sans complexe en donnant à chaque terre son nom.

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Cela faisait près d'un mois que nous étions arrivés et malgré nos recherches, la lecture quotidienne des petites annonces, nous n'avions toujours pas trouvé d'habitation.
Enfin le mari d'une cousine à Anny gérant d'une agence immobilière nous téléphona un jour pour nous dire qu'il avait enfin trouvé quelque chose : cela se situait légèrement à l'extérieur de Saint Denis : dans les écarts, comme on dit ici. Cela s'appelle la Bretagne. Il s'agissait d'une grande maison avec sur le devant et le côté une terrasse, un grande terrasse à l'étage et un petit morceau de gazon sur le devant. Par côté, un verger avec une quinzaine de bananiers.
Le propriétaire était employé des postes, sa femme institutrice : ce sont des malabars, charmants, avec qui nous entretiendrons les meilleures relations. Cela m'a permis de comprendre un peu l'essentiel de la religion Tamoule et de goûter quelques plats curieux qu'ils avaient la gentillesse de nous porter, soit à l'occasion de fêtes, soit lorsque la préparation sortait de l'ordinaire même pour eux. La cuisine indienne est toujours très épicée mais délicieuse. On peut en trouver dans les restaurants, mais ce n'est pas pareil (il en est d'ailleurs de même pour la cuisine créole ou la cuisine chinoise : la meilleure est celle que fait le particulier.)

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À peine sommes nous installés chez nous : le container avec tous nos meubles a mis deux mois pour arriver, que nous avons l'impression d'être là depuis toujours. D'abord par la présence de la grande famille qui est heureuse de nous voir, ensuite par les anciennes camarades d'Anny qui sont contentes de la retrouver. Quand nous commençons à souffler un peu ce sont les enfants qui s'annoncent d'abord Eric, qui vient faire un tour à Pâques.
Laurence et Hervé accompagnés de Claire qui a un an franchissent le pas ; ils viennent s'installer définitivement. Hervé trouve un travail dans sa spécialité dans les quinze jours de leur arrivée et Laurence, momentanément redevient institutrice stagiaire.
Yves, je l'oubliais, est entré au collège J. Dodu face à la Cour d'appel ; à quinze ans c'est un homme ! il me donnera du mal : mais à sa décharge il aura des profs femmes qui me diront de lui : "il est beau". Avec ça on va loin.
Sylvie, qui était restée seule à Arras n'en peut plus ; elle aussi vient s'installer ici. La maison est grande, mais je ne suis ni le grand ni le petit timonier ; un simple moussaillon qui nage à l'estime en évitant les écueils. Et d'une île plus moyen de s'évader. La mer est là omniprésente ; le calme plat qui semble régner est un trompe l'œil : cinq kilomètres plus loin le souffleur crache, l'eau s'infiltre et le requin guette. Sommes nous heureux ? Oui, nos enfants sont tous autour de nous ; car Eric lui aussi après des hésitations va rejoindre le clan ou la tribu comme vous voulez.
Il y a des nuits où le même rêve revient : un mur immense qu'il me faut gravir pour voir le soleil.. J’ai du mal, mais j'y arrive toujours.
La voiture est toujours pleine le dimanche, la mer, toujours la mer.. Vous faites le tour de l'île à l'endroit.
À l'envers ; quel est le meilleurs sens ? Et pour quoi le sable est noir et encore plus quand la mer s'agite.
Ici plus qu'ailleurs il faut rechercher le caractère secret des choses et craindre plus les "non dits" que les confidences les plus scabreuses : une créolité : le" la dit la fait" s'applique à tout. Tout est à trouver ; personne ne vous aide : il faut chercher… la quête commence.
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Cela faisait maintenant trois mois que nous étions installés ; nous avions quitté la case de Max avec regrets et étions à la « Bretagne » un des écarts de la ville de Saint Denis, c'est-à-dire la banlieue de la ville (à ce propos comment s'appellent les habitants de la Bretagne ? Les bretons ? Mais non, voyons, les malabars !)
Ma « prélude » est bien arrivée à bon port. J'en ai fait quatre fois le tour sur le quai, pas une égratignure. À côté d'elle une pauvre R5 est un amas de ferraille ; son propriétaire me regarde d'un air de reproche et d'envie : pourquoi lui ? J'avais emmené un jerrican de dix litres d'essences ; la voiture est partie au quart de tour. Les formalités de Douanes ont été vivement expédiées : j'avais un dossier bien fait. Rapidement je roulais sur la quatre voies en corniche, savourant l'air marin ; je prends ma voiture en main, accélère, force un peu le moteur, puis je roule doucement pour le plaisir. La machine ronronne, elle a retrouvé son maître : je lui parle... nous ne formons plus qu'un.
Anny m'attendait ; elle aussi était contente d'avoir retrouvé notre voiture bien qu'elle soit contente de la petite autobianchi que je lui avais achetée. Mais hélas, sa voiture avait tout juste 500km, nous revenions de faire des courses au « Score » géant et remontions la route de la Bretagne tranquillement, quand nous avons vu débouler d'un virage une voiture folle qui s'est jetée sur nous : plus de voiture neuve ! Le propriétaire un jeune malgache était en train d'essayer son véhicule dont les freins ne marchaient pas en compagnie d'un petit garagiste, véhicule non assuré. Cela vous en fiche un coup ; nous sommes restés calmes. Le malgache est navré et promet tous les remboursements.... « Méfiez vous des malgaches ce sont tous des menteurs » les vieux démons du racisme ne seraient ils pas morts ? En fait sachez le, cet homme à tenu sa parole et pendant deux ans a payé régulièrement, tous les mois. C'est moi qui lui ai fait cadeau des deux derniers versements.. Parce que c'était Noël et qu'il avait des enfants. J'ai racheté le lendemain aune autre voiture à Anny : pour conjurer le sort j'ai changé la couleur.

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Le quinze mars, la rentrée judiciaire a eu lieu ; les juridictions ont fait leur plein de personnel : je fais ainsi connaissance avec tous les collègues et tout le personnel : greffiers et secrétaires. Je ne vais passer tout le monde en revue, il y en a trop. Cependant il me faut parler des deux greffiers en chef : celui du Tribunal de Grande Instance et celui de la Cour d'Appel.
En frappant à la porte du bureau du Greffier en chef du T.G.I de Saint Denis, je savais que j'allais rencontrer une femme, mais ma surprise fut grande quand je me trouvais en face de mon ancienne collègue de Cotonou, épouse du Juge d'instruction, qui était enceinte en même temps qu'Anny et dont la fille Laurence a quelque mois de plus que notre Sylvie. De son côté, elle avait bien entendu parler de moi, mais n'était pas sûre.
Au cours d'une soirée où elle nous fit faire la connaissance de son prédécesseur chinois réunionnais (qui avait fait son service militaire avec mon beau frère à la « Plaine des cafres ») et là je lui rappelais que je l'avais connue jeune fille à Dakar alors qu'elle flirtait avec mon copain de la Shell. « Pourquoi ne m'aviez vous jamais parlé de cela. » cela... lui rappelait sa jeunesse.
Puis il y eu l'autre rencontre. Le Greffier en Chef de la cour d'Appel de Saint Denis était un indien de Pondichéry et il m'avoua par la suite qu'il ne pensait pas en recevant que j'allais lui parler d'amis et notamment de mon condisciple Vasehissetta du Lycée Henri IV ; que rapidement nous en arriverions à parler de la religion hindoue et que l'entretiendrais de l'ashram de Sri Aurobindo et de la Mère et que de là nous évoquerions le "Pèlerinage aux Sources" de Lanza Del Vasto sous l'œil attentif d'une Shiva et d'un Ganesch qui se trouvaient sur son bureau.
Je fis enfin connaissance avec mon premier Président et mon collègue doyen ; la rentrée judiciaire a eu lieu, personne n'a rappelé ma nouvelle présence, le petit article paru dans la presse lors de mon arrivée avait suffit et je n'en demandais pas plus. Ce me fut pourtant l'occasion de revêtir la robe rouge avec la cape d'hermine (ou de lapin). Cet attribut de la profession coûte horriblement cher et n'est remboursé qu'à raison du quart !
J'avais pensé à cette question et lors de mon arrivée à Saint Denis, j'avais demandé à mon ami Paul qui avait terminé sa carrière Président de Chambre à la Cour d'Appel de Basse Terre s'il voulait bien me vendre sa robe : j'avais eu droit à me faire attraper car « cela ne se vend pas mais cela se donne. » Par respect pour lui, j'ai toujours laissé sa marque à l'intérieur.
Mais outre les audiences solennelles, cette robe d'apparat (n'oublions pas que c'est la robe de Cour des Rois de France qui l'offrant aux juges, en faisait le symbole de la Justice déléguée) ne sert qu'à une seule occasion : la Cour d'Assises.
Un certain matin le premier Président m'appela : il avait l'air assez préoccupé et m'exposa son souci ; une affaire criminelle venait d'être cassée et renvoyée devant la Cour d'Assises de Saint Denis autrement composée : Comme le nombre des magistrats n'est pas illimité, il pensait me la confier ; pour faire bonne mesure il estimait que je devais tenir toute la session. Je le rassurai tout de suite : j'en avais tellement fait (eh oui, n'en déplaise à ceux qui ne me croiraient pas, j'ai requis 283 fois aux Assises, que ce soit celles de la Nièvre, du Pas de Calais ou du Val de Marne) que j'envisageais de pouvoir présider cette juridiction sans défaillir.
Il y avait quatre affaires : j'eus vite fait de les assimiler. Cette session fut un festival d'avocats, je retrouvais Maître Henri Leclerc, que j'avais eu contre moi dans un gros dossier à Créteil : plaisir d'avoir en face de soi un homme courtois, de valeur : le procès était délicat ; l'accusé avait toujours nié les faits contre toute évidence. Son avocat se fit celui de la Vérité et l'accusé passa aux aveux.
La Justice était passée et de le sentir développe en vous un sentiment de valorisation et de force.
Ce fut la seule session d'Assises que je présidais : contrairement à une croyance populaire cette juridiction est en général réservée à un conseiller à la Cour désigné chaque année par le Premier Président.
Par contre ce sentiment de plénitude je l'ai toujours ressenti lorsque j'ai eu le sentiment d'avoir rendu une « bonne justice » ou quand mes arrêts étaient confirmés par la Cour de Cassation. En effet j'avais deux grosses audiences par semaine, la Cour Correctionnelle et la Chambre d'Accusation, plus tous les quinze jours la Cour des Affaires du Travail et de la Sécurité Sociale et une fois par mois la Cour Régionale des Pensions Militaires : cela avait largement de quoi occuper son homme, malgré une répartition équitable des dossiers entre mes conseillers et moi même. Je peux dire qu'après avoir tant pratiqué le parquet, je n'étais pas dépaysé.
Lorsque mon collègue doyen partira à la retraite, j'abandonnerai Correctionnelle pour la présidence de la Chambre Civile et Commerciale, le rêve de tout magistrat.
Partout où j'avais été en poste, je m'étais intéressé à quelque chose, pour ne pas tomber dans la sclérose de la profession A Nevers, j'avais beaucoup investi dans l'union Fédérale des Magistrats, dans les parents d'élève, dans la lutte contre l'alcoolisme et l'Action Catholique ; à Saint Orner je m'étais passionné pour l'Histoire des Templiers (cf. infra); au bout de quelques temps, je commençais à tourner en rond et fut tout heureux quand un ami avocat et enseignant à la faculté de Droit de Saint Denis me demanda si je ne serais pas partie prenante pour faire le cour de droit civil en deug de Sciences Eco, je sautais sur l'occasion et je me mis à rédiger et préparer mon cours (que j'ai dispensé pendant cinq années) Il y avait une obligation qui était celle de faire passer l'examen de fin d'année : en l'occurrence un oral auquel je préparais mes étudiants. Ce furent pour moi des moments d'enrichissement et il faut bien le dire de rajeunissement.
Le tout n'était pas de vivre dans un pays éloigné, celui de mon épouse, il fallait aussi l'assimiler, le comprendre, aussi bien dans sa géographie et son climat que 'à travers ses habitants avec les multiples facettes de leurs cultures et de leurs religions variées, parfois opposées, parfois complémentaires.
Je me mis donc à lire ce qu'il pouvait à l'époque y avoir sur le sujet ; il faut bien dire qu'il y a douze ans on avait vite fait le tour de la question. Je commençais par rechercher les origines réunionnaises de notre justice et m'aperçus avec effroi que l'on en débattait plutôt d'une manière allusive personne n'ayant apparemment été tenté par l'étude de. la matière.
Un article paru dans la presse, reproduisant le texte d'une ordonnance royale, m'incita à aller faire un tour à la direction des Archives Départementales afin de consulter quelques documents ; le désordre que je trouvais me laissa pantois et me fit subodorer que cette matière ne devaient pas faire l'objet de fiches de lecture abondantes ; je revins perplexe à la maison et la lumière jaillit ; j'y avais pensé et je n'avais pas besoin de « Sony » pour le réaliser.
J'avais décidé de faire un livre sur l'Histoire de la Justice à la Réunion ; je m'aperçus bien vite qu'il faudrait parler de l'Ile sœur, MAURICE ex ILE DE FRANCE c'est à dire étendre aux Mascareignes ; il me fallait aussi trouver un nom pour cet ouvrage : je pensais à la Balance, bien sur, puis au tropique le Capricorne qui est mon signe zodiacal ; tout était trouvé : Histoire de la Justice dans les Mascareignes La Balance et le Capricorne. Quant je fis part de ce projet à Anny, elle me regarda, incrédule, « qu'est ce que c'était encore que cette histoire ». Je suis persuadé qu'elle ne m'a pas pris au sérieux et a espéré dans son for intérieur qu'il s'agissait d'une lubie qui n'aurait aucune suite.
Cependant je m'étais ouvert de ce projet au Palais et ainsi malgré moi, je me mis au travail ; j'ai refait des stages aux Archives, lu copié, laissé des petits mots du genre« ne pas déclasser ». Je manipulais les documents avec précaution, certains étaient complètement desséchés, on aurait dit qu'ils avaient été passés au four. Ce cheminement dans le passé me demanda plus d'un an, dès que j'avais un instant, je partais aux Archives ; j'y passais mes vacances de Noël de Pâques, le volume de mes notes augmentait ; puis arriva le jour où je me rendis compte qu'il me faudrait aller plus loin, élargir mes recherches. Il était clair, contrairement à ce que veulent bien croire les Réunionnais, que le gouvernement de l'Ile, passait par L'Ile de France avant de passer par Bourbon et que Mahé de la Bourdonnais qui apparaît ici comme le « père de la nation » résidait surtout à l'île de France. Il devenait clair que je ne serai sûr de mes informations que lorsque j'aurais consulté les archives de l'lle Maurice.
Heureusement, nous avions quelques amis bien introduits auprès du Gouverneur Général. Après échanges de quelques courriers, et dans la mesure où il était affirmé que mon ouvrage prendrait en compte l'histoire de la justice à Maurice depuis ses origines françaises, jusques et y compris la période britannique, le principe fut acquis que je pourrais consulter les archives nationales. Une correspondance s'engagea alors avec le Ministre de l'Education Nationale et le directeur des Archives Nationales. et je reçu ma première réponse adressée à « Sa Seigneurie Monsieur le Président de Chambre » et débutant ainsi : « Votre Seigneurie, ». Certains vont sourire : que nenni cela sentait bon la veille France, celle du temps où les juges, qui pourtant achetaient leurs charges et percevaient des épices étaient considérés et respectés par leur concitoyens et non pas suspectés de parti pris et de prévarication quand ils ne donnaient pas raison à ceux qui ayant tord estimaient et voudraient avoir raison par orgueil et conviction politique

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En fait, nous n'avions encore jamais quitté l'île depuis notre arrivée, nos seules sorties s'étant limitées à parcourir l'île dans tous les sens, à la découverte de sites nouveaux.
C'est donc en octobre 1986 que nous sommes partis Anny et moi à MAURICE, ex ILE DE FRANCE, l'île soeur, pour y découvrir non pas un trésor, mais le passé commun qui la liait à BOURBON.
Le vol d'Air France qui réunit les deux îles est un saut de puce à l'échelon de la terre ; le Boeing 747 a peine le temps de prendre de l'altitude que déjà les lumières clignotent et qu'il faut éteindre sa cigarette et attacher sa ceinture. L'appareil décélère rapidement ; la côte et l'île pratiquement toute entière apparaît entourée d'une mer turquoise, ourlée de l'argent d'un léger ressac et sa limpidité permet d'apercevoir les hauts fonds. Traversant l'île et son relief de vieux volcan éteint, on survole le Peter Pou et le Piton de la Rivière Noire pour venir se poser en douceur à Plaisance.
Comme dans tous les pays du monde, il y a les formalités de débarquement : comme en fin de compte nous ne sommes pas allés souvent à l'étranger, j'avais oublié de prendre les fiches de police et de les remplir, dans ces cas là on s'énerve, les passeports tombent par terre et à la question : « Que venez vous faire à Maurice », je répondis par une phrase complètement idiote : « Je viens faire une étude comparative entre les systèmes judiciaires Mauricien et Soviétique ! » j'entendis bien cette phrase sortir de ma bouche, me demandant si c'était moi qui l'avait prononcée, je vis le regard intensément ahuri et braqué sur moi de l'officier de l'immigration qui en référa à son collègue, ou supérieur(je ne connais les signes extérieurs des grades des policiers de ce pays ; une discussion s'engagea en anglais, à laquelle je demeurais complètement étranger ; j'arrivais cependant à glisser que mon but était de me rendre à leurs archives nationales et heureusement j'avais à portée de main la lettre du Ministre de l'Éducation Nationale m'autorisant à effectuer mes recherches. Cela suffit pour tout clarifier et Anny et moi pûmes franchir le no mans land de dix mètres derrière lequel se trouvait une foule bigarrée de gens venant attendre des amis ou quiconque.
L'on m'avait dit de ne pas m'inquiéter, que quelqu'un serait là pour nous recevoir et que nous serions hébergés dans un campement du Gouvernement. J'avais beau regarder partout je ne voyais rien d'officiel, et alors que je commençais à me poser des questions, deux messieurs se présentèrent fort poliment, m'appelant par mon nom ; il faut croire que la description qui leur avait été donnée était bonne. Accueil très chaleureux : l'un deux était le beau frère d'un membre important du Gouvernement et l'autre... (en moi même, je l'ai toujours soupçonné d'appartenir à une police sinon officielle, tout au moins parallèle, qu'importe). Ils nous précisèrent tout de suite que les campements n'étaient pas assez bien pour nous et qu'une chambre nous avait été réservée dans un hôtel à Tamarin Bay pour trois jours en attendant que se libère un bungalow faisant partie d'un hôtel à Flic en Flac.
Le trajet jusqu'à l'hôtel se fit sans histoire, traversant une partie de l'Île ; notre étonnement résidait surtout dans le fait d'une conduite « très sportive)) à gauche se situant entre la virtuosité et la tentative de suicide. Le tout avec de grands gestes et des regards erratiques de la part du chauffeur qui devait avoir une vision globale de la situation tant ses yeux suivaient les femmes qu'il venait de croiser, ou bien cherchait l'approbation ou la reconnaissance de l'ami qui, au volant d'un véhicule venant en sens inverse, lui faisait de grands signes qui étaient suivis, non pas dans les abondants rétroviseurs, mais avec une torsion du cou à cent quatre vingt degré. Au bout de trois quart d'heures, nous découvrions le petit village de Tamarin Bay, à l'embouchure de la Rivière Noire, avec ses salines en activité.
L'hôtel situé au bord de la mer, calme, comportait une immense piscine et notre chambre, donnait sur la plage. Le patron un chinois était vraisemblablement avisé de notre arrivée : nous n'avons pas eu droit au tapis rouge, mais peu s 'en fallait. Le temps d'offrir un rafraîchissement à nos réceptionnistes la nuit commençait à tomber, quand avec obséquiosité, un des serveurs vint m'annoncer que l'on me demandait au téléphone de la part du Gouverneur Général. Je pensais simplement qu'un chargé du protocole voulait savoir si notre voyage s’était bien passé ; non, c'était le Gouverneur Général sir Verassamy Ringadoo lui même. J'étais un peu surpris de tant de sollicitude et de tant de délicatesse, mais sut immédiatement remercier pour l'accueil qui m'avait été réservé. Mon interlocuteur, après m'avoir invité à venir passer une fin d'après midi au « Réduit » (Résidence du Gouverneur Général de Maurice : le Palais de l'Elysée local) me signala que j'étais attendu le lendemain matin par le directeur des Archives Nationales et les personnes qui étaient venues me chercher devraient prendre rendez vous avec le « Prime Ministre » pour une entrevue de courtoisie.
Nos mentors étant partis, le patron est alors venu nous demander ce que nous aimerions pour dîner ; on venait en effet de lui apporter une « vieille » qui venait juste d'être pêchée, et il se proposait de nous la faire à la vapeur avec de petits légumes ; ce que nous avons accepté d'emblée. Le repas fut délicieux, fin nous fûmes entourés d'une sollicitude discrète que nous avons appréciée à sa juste valeur. Il y avait une dizaine de clients (des allemands) la musique d'ambiance était douce, à peine couverte par le bruit des vagues qui venaient mourir lentement sur la plage proche.
Après le repas nous sommes montés à notre chambre et nous avons passé un long moment sur notre terrasse pour profiter du calme de la nuit tropicale.
Ce furent les rayons du soleil à travers les palmes qui nous réveillèrent.
Après une bonne douche et un copieux petit déjeuner nous étions d'attaque à huit heures pour recevoir nos guides qui devaient venir nous chercher pour aller aux Archives Nationales à Coromandel.
Les deux personnes qui étaient venues nous chercher à Plaisance étaient là de bonne heure et nous arrivions très vite aux archives Nationales où le Directeur, charmant, attendait « Sa Seigneurie ».Visite des Archives, explication des classements et conduite à la salle de lecture où j'allais passer par la suite une dizaine de jours. Après avoir bien spécifié l'objet exact de mes recherches, afin de faciliter la centralisation des documents que je désirais consulter les prochains jours, nous prenions congés pour nous rendre à Port Louis que nous ne connaissions pas encore.
La visite du marché ne cesse d'étonner par la variété de ce que l'on peut y trouver : des légumes et l'alimentation aux tissus et aux articles de lingerie en passant par le tisaneur de « renommée internationale ». L'on ne sait plus où l'on se trouve : en Inde, à Hong Kong, aux Philippines, en Chine, tant le mélange des races est omniprésent, plus marqué et plus diversifié qu'à la Réunion. Il est midi, sortant d'un secteur purement indien, on se retrouve dans le quartier Chinois où les coolies, assis sur le bord du trottoir avalent le bol de riz qu'il viennent d'acheter au « traiteur » du coin.
Nous poussons jusqu'à la Cathédrale, puis le temple Tamoul (polychrome, alors que les temples indiens sont blancs) et enfin le mausolée du père Laval, (qui sera déclaré « bienheureux » par le pape un peu plus tard), qui attire une véritable foule où l'on peut dire que toutes les races et toutes les religions se rendent pour prier et demander une grâce. Miracle de]'Amour du Seigneur, où parfois une larme est essuyée : est elle de joie de peine ou de ferveur ?. Nous aussi nous nous sommes recueillis et avons fait brûler un cierge, acheté une petite médaille (C'est un besoin que l'on éprouve, de rapporter ne serait ce qu'un minuscule souvenir d'un lieu saint c'est pourquoi les commerçants ont fait fortune à Lourdes.)
Nous rentrons à l'hôtel assez tard pour déjeuner ; le temps passera assez vite, en effet nous sommes attendus par le Gouverneur Général en fin d'après midi.

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Notre « Mentor » est là, pendant tout le trajet qui nous mène au « Réduit », où se trouve la Résidence du Gouverneur Général, il nous explique l'Île, faisant dès détours pour nous monter un site, ou pour nous expliquer les raisons de telle ou telle configuration de terrain.
A l'arrivée de la voiture les soldats de la garde présentent les armes et un officier, très britannique d'allure se fige devant nous, stick sous le bras et nous précède pour nous mener au directeur du protocole qui nous conduit aux appartements du Gouverneur Général. C'est sa femme qui nous accueille la première très élégante dans un sari bleu ciel.
La prise de contact est facile puisque nous avons des amis communs ; son Excellence arrive, peu de temps après, ancien avocat formé en Grande Bretagne, il en a gardé la rigueur, mais il a en plus ce charme et cette affabilité indienne que l'on ne rencontre nulle part ailleurs.
Après quelques propos, il nous demande, avec son épouse de faire le tour du propriétaire, commençant par les parterres de fleurs en passant par les tortues géantes.
Il va nous accompagner jusqu'à une construction très aérienne « le Temple de l'Amour » et il a la gentillesse de nous photographier (avec mon appareil qu'il m'a autorisé à conserver avec moi) Anny et moi devant ce dôme érigé au milieu d'un parc splendide ; puis il nous demanda la permission de s'arrêter pour se reposer. En effet il a été opéré du cour et ne peut marcher trop longtemps. C'est sa charmante épouse qui va nous emmener jusqu'au « Bout du Monde » à l'extrême limite de la Résidence d'où l'on domine le confluent de deux ravines qui, entourant l'ensemble en font un site naturellement protégé et facilement défendable. Ce sont les premiers Gouverneur Français qui ont découvert ce lieu et l'on adopté pour en faire un havre de paix et de sécurité. La présence anglaise n'a rien changé.
Après cette promenade il nous fit visiter le palais lui même, avec la grande salle des Gouverneurs(les Français et les Anglais) le tout surmonté d'un immense portrait de la Reine (représentée à Maurice, à l'époque, par le Gouverneur General. C'est au retour de cette visite qu'il nous présenta sa fille (étudiante en pharmacie) qu'il avait conviée à venir prendre le thé avec nous. Nous sommes restés un très long temps avec eux et il me promit de faire la préface de mon livre lorsqu'il serait terminé. (Parole fut tenue) C'est ainsi que se nouèrent des liens d'amitié. Une photo de « famille » fut faite ; sous l'œil bienveillant de sa Majesté la Reine Elisabeth Il.
Le lendemain était un dimanche, et comme je devais me mettre au travail dès le lundi matin, je demandais à notre chauffeur s'il pouvait nous faire visiter l'Ile, nous nous ferions un plaisir de l'inviter à déjeuner avec nous. C'est ainsi que nous avons découvert la route qui mène de Port Louis à Grand baie puis le Point de Mire, retour par le magnifique Jardin de Pamplemousse. En cours de route notre guide s'arrêta plusieurs fois chez des parents et des amis avec qui nous fîmes connaissance et qui ne surent qu’elles gentillesse faire pour nous (aller faire cueillir des cocos frais pour en boire le jus presque glacé).

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Le lundi matin nous avions rendez vous avec le « Prime ministre » Aneerood Jugnauth visite de courtoisie, mais pleine d'enseignement : c'est ainsi que nous nous rendîmes compte que notre Laurence, institutrice, gagnait un salaire légèrement supérieur à celui du Premier Ministre de Maurice (Il est vrai que les pouvoirs d'achats ne sont pas les mêmes.) À l'issue de cet entretien il nous fit accompagner par un officier pour visiter le Parlement avec toute son imprégnation britannique, Cet officier avançait devant nous à pas coulés, le stick sous le bras comme à la parade. Anny rentra à l'hôtel et je partis travailler aux archives.
Dès lors, tous les matins, je prenais un taxi devant l'hôtel ; je me retrouvais à l'ouverture des archives à neuf heures et travaillais jusque vers une heure de l'après midi, moment où nos amis venaient me rechercher pour me ramener déjeuner avec Anny, qui pendant ce temps avait profité de la piscine et de la plage.
Nous avions donc toutes nos après midi de libre et le plus souvent nos amis venaient nous chercher pour nous emmener dans les endroits les plus divers. Mon travail avançait très vite, pour une double raison : la première était la gentillesse des employés des archives qui recherchaient pour moi des documents auxquels je n'aurai peut être pas pensé ; la deuxième était la rigueur avec laquelle ces archives étaient tenues et les anciens documents restaurés. L'émotion s'empare de vous lorsque vous pouvez lire (enchâssé entre deux films de plastique) un procès verbal établi en 1.700 par le greffier du Conseil Supérieur de Bourbon et faisant le recollement des archives détruites par un violent cyclone. En effet, tout le monde oublie les conditions dans lesquelles les archives étaient conservées, comment les toits des maisons étaient construits et surtout quel était la violence des cyclones â cette époque. En effet, quelque soit la puissance de ces météores à l'heure actuelle, ils ne font que des dégâts superficiels, compte tenu de la solidité des constructions et des moyens mis en oeuvre pour effectuer les réparations.
Dans toute la littérature ancienne et contemporaine, il n'y a, je crois, que LE CLESIO qui rende compte de ce qu'était un cyclone à l'époque : brisant et dévastant, parfois pendant des journées entières, habitations et plantations.
Un avocat de Port Louis, ayant appris que je me trouvais à Maurice, pris contact avec moi pour nous inviter, Anny et moi à une petite soirée qu'il donnait à son domicile et à laquelle il me disait avoir invité le Senior Puîné Juge et le Premier Ministre. Il envoya sa voiture, une énorme B.M.W nous chercher (et nous raccompagna). Nous nous étions habillés pour la circonstance et fûmes surpris de voir tous les invités venir en tenue sport ou dite « aérée ». La réception nous étonna par la manière dont elle se déroula : apéritifs, champagne, (c'est vous qui vous servez vous même) et deux buffets dont l'un végétarien et l'autre très européen, de l'eau comme boisson. L'accueil fut très chaleureux et nous passâmes une excellente soirée au cours de laquelle le second Juge de Maurice m'autorisa à reprendre dans mon livre les termes d'une conférence qu'il avait faite à la faculté d'Aix en Provence sur les Institutions Judiciaires Mauriciennes contemporaines (Ma soirée avait donc été très fructueuse.)
Dans l'hôtel, où nous étions descendu nous avions sympathisé avec la patron et sa famille ; il est vrai que nous étions les seuls Français. Un soir vers dix huit heures, il monta à notre chambre pour nous inviter à dîner avec sa famille à l'occasion d'une fête familiale ; le repas fut somptueux et toutes les délicatesses nous furent faites En parlant avec sa jeune fille, qui faisait d'ailleurs des études à La Réunion, je lui demandais où je pourrais trouver un jeu de carte « mah jong ». Elle me répondit qu'elle se renseignerait. Le jour de notre départ, elle me glissa dans la main un petit jeu de cartes chinois en me disant : « je n'ai trouvé que ça ». Elle n'a jamais voulu que je lui en paye le prix : c'était un souvenir. Plus tard je l'ai offert à mon frère qui collectionne tous le genres de cartes et de jeux de société.
Quelques jours après notre arrivée, notre guide nous avait changé de résidence ; nous avons quitté Tamarin Bay pour « Flic en flac » où l'hôtel ou nous fûmes accueillis nous avait réservé un petit bungalow individuel comprenant chambre salon et kitchenette ; ceci était plus intéressant car Anny pouvait me préparer un repas pour le midi que je mangeais en travaillant et se faire une bricole. Ce local tait entouré de verdure et nous étions réveillés par les oiseaux de toutes couleurs. Il donnait directement sur la plage. Pour le soir le repas avait lieu dans la salle commune du restaurant. Le service était parfait : vers 18 heures, le maître d'hôtel venait au bungalow pour prendre la commande du repas et vous demander à quelle heure vous désiriez vous mettre à table. Ce qui fait que lorsque l'on arrivait à l'heure prévue l'on était servi immédiatement(qu'elle différence avec les restaurants de La Réunion (même les plus réputés) dans lesquels il vous faut parfois attendre pendant une heure avant de voir(après quelques impatiences) arriver le premier plat et avoir le temps de le digérer jusqu'à l'arrivée de la suite. Tous les soirs nous pouvions suivre la TN R.F.O de La Réunion et avions l'impression de ne pas avoir quitté notre coin de planète. Si pourtant, car l'accent est beaucoup plus chantant et curieusement se rapproche un peu du Canadien.
La veille de notre départ, nous eûmes une chance inouïe : c'était DIPAVALI, la fête de la lumière chez les Tamouls. Dès la tombée de la nuit, tout s'illumina : la lumière venait de vaincre les ténèbres, depuis la plus petite maison jusqu'aux immeubles gouvernementaux en passant par tous les temples, les coins les plus sombres de la ville et de la campagne n'existaient plus. Les illuminations que l'on a, chez nous pour les fêtes de Noel sont bien pâles à côté de cette frénésie de couleurs. Il est vrai que cette fête se prépare de longue date avec le plus grand soin. Le maître d'hôtel vint nous prévenir, donc, que le soir c'était fête et qu'il fallait s'habiller pour le repas et ne pas venir comme cela était toléré d'habitude en tenue de plage (Cela veut dire en veste et cravate) en l'occurrence, le menu avait été supérieurement amélioré et se trouvait réuni dans deux buffets aux mets les plus variés et les plus raffinés.
Après dix jours de travail et de recherches, mon histoire de la Justice était terminée et reprenant l'avion je rentrais à la Réunion avec, dans ma valise, mon manuscrit à la fin duquel j'avais pu écrire : « achevé d'écrire à Coromandel le... »

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Je croyais que le fait de terminer le manuscrit indiquait que ma quête était terminée. Mais non, je dus chercher un éditeur qui accepte de publier un ouvrage aussi « professionnel ». Puis ce furent les lectures et les relectures, à plusieurs qui permettent d'éliminer peu à peu les fautes et les coquilles. Enfin le jour arriva où l'éditeur me dit que le premier exemplaire tomberait des presses le soir même. Nous étions là, à trois l'imprimeur, un ami correcteur et moi même quand le premier exemplaire est sorti des presses.
J'ai dit à plusieurs reprises qu'écrire un livre c'est avant tout une histoire d'amour entre le livre et l'auteur. La sortie du livre est, elle, une véritable naissance : l'aboutissement d'efforts et de travail mélangé à de l'amour, de la foi et de l'espérance.
Jamais je ne me suis autant rendu compte de ce que pouvait ressentir un artisan qui vient de créer un objet, d'un musicien qui vient faire toutes sortes de musiques, d'un peintre qui vient de terminer un tableau et peut être aussi et plus simplement d'un homme qui découvre la foi en se disant que si, au départ, l'ouvrage de création est purement égoïste, par le diffusion qu'il peut avoir il s'adresse à tous (ou plutôt a ceux qui voudront bien l'accepter). À ce stade l'ouvre de l'auteur est transcendée : c'est pourquoi j'avais dédié cet ouvrage à mon épouse, à mes enfants et à mes amis.
Ma quête n’est pas terminée elle ne le sera jamais passant d’un sujet à un autre ; pauvre recherche alors que tant de choses importantes seront oubliées.
Je le voudrais cette recherche, devrait redistribuer tout l’amour qu’elle a pu susciter Que cela soit Ainsi.

Fin du texte






Jacques Tabuteau, Tapis mendiant. Autobiographie. (2009)  PAGE 346