Arthur RIMBAUD - Comptoir Littéraire
Il s'agit de la rencontre annuelle la plus importante sur le sujet. ...... Il semble que
le télétravail n'ait été que le prologue d'une pièce qui commence à présent. .....
Le NACT aussi que le Forum ont été établis par Noel Treacy TD, Ministre d'Etat ...
part of the document
HYPERLINK "http://www.comptoirlitteraire.com" www.comptoirlitteraire.com
André Durand présente
Arthur RIMBAUD
(France)
(1854-1891)
HYPERLINK "http://images.google.ca/imgres?imgurl=http://www.wilsonsalmanac.com/images2/rimbaud.jpg&imgrefurl=http://profile.myspace.com/index.cfm%3Ffuseaction%3Duser.viewprofile%26friendid%3D127613367&h=307&w=200&sz=10&hl=fr&start=6&sig2=M7taGOcYEY19Z_ULNoQjGA&tbnid=CaE2r3py6vCsjM:&tbnh=117&tbnw=76&ei=65QFR6WeA5XYgAPw2YTpAw&prev=/images%3Fq%3DRimbaud%26gbv%3D2%26svnum%3D10%26hl%3Dfr%26sa%3DG" INCLUDEPICTURE "http://tbn0.google.com/images?q=tbn:CaE2r3py6vCsjM:http://www.wilsonsalmanac.com/images2/rimbaud.jpg" \* MERGEFORMATINET
Au fil de sa biographie sinscrivent ses uvres
qui sont résumées et commentées
(surtout Roman, Le dormeur du val, Ma bohème, Voyelles,
Les poètes de sept ans, Le bateau ivre, Lettres du voyant, Alchimie du verbe, Léclair, Parade, Les ponts, Aube, Marine,
qui sont étudiés dans des dossiers à part).
Bonne lecture !
Il est né le 20 octobre 1854 au matin à Charleville, ville des Ardennes, de 9237 habitants, à lécart du monde moderne, ville industrielle comptant des forges, des brasseries, des imprimeries, des tanneries, des clouteries, une verrerie, une brosserie. Il était le second garçon, Frédéric étant né en 1854, des filles allaient venir plus tard : Vitalie-Marie en 1857 et Isabelle en 1860.
Son père, Frédéric Rimbaud, était un militaire, un capitaine dinfanterie sorti du rang, qui avait fait la campagne dAlgérie, qui parlait de grands espaces, de déserts de sable, de batailles ; qui, rêvant toujours dun ailleurs plus exotique plus flamboyant que le quotidien gris de la vie dans une garnison, avait composé quelques écrits aussi ; qui était un mari à éclipses qui ne vécut guère avec sa femme, l'engrossant épisodiquement au gré de ses permissions et se séparant delle définitivement en 1860, pour rejoindre sa garnison de Grenoble. Pour Arthur, ce père absent était sans substance, nexista que dans le langage maternel (en noms de lieux, de garnisons).
Sa mère, Vitalie Cuif, était une paysanne accrochée à sa terre, car elle tenait de ses parents une ferme dans le petit village de Roche près d'Attigny où elle avait grandi et durement travaillé, avait été élevée à la dure, avec des hommes. À cinq ans, elle avait perdu sa mère, à dix, sa grand-mère ; sa jeunesse sétait passée avec son père et ses deux frères (des mécréants), sans autre horizon que le village de Roche... La ferme, quelle exploita seule ensuite, allait brûler en 1863, être reconstruite en 1873, la famille y habitant alors. Fière, indépendante, forte, elle refusa de suivre le capitaine Frédéric Rimbaud lorsquil fut nommé à Lyon peu après le mariage : qui prend mari prend pays, mais pas elle, et à une époque où ce comportement volontaire dune épouse faisait exception. Elle vint alors habiter Charleville, dans la vieille et populaire rue Bourbon. Celle quArthur appelait la « mère Rimb » était une femme robuste et austère (« aussi inflexible que soixante-quinze administrations à casquettes de plomb », écrivit-il à son ami, Delahaye), obligée, il est vrai, pour élever seule ses quatre enfants, dêtre dure avec elle-même et avec eux ; mais Rimbaud se plaignit davoir trop fréquemment reçu des gifles de cette tortionnaire maternelle, sous laquelle «il suait dobéissance» (Les poètes de sept ans), qui le tenait serré financièrement, ne lui donnant « que dix centimes tous les dimanches» pour payer sa chaise à l'église. Car elle était aussi bornée, étriquée, rigoriste, castratrice (son mari alla vite voir ailleurs !). Cette catholique fervente dont la piété confinait à la bigoterie voyait dans le salut la plus haute raison de sa vie et faisait lire chaque jour en famille la Bible, livre fondamental, et éleva sévèrement ses enfants. Elle leur imposait, en été, des travaux des champs à Roche. Elle voulut obliger Arthur à travailler, parlant tantôt de le mettre pensionnaire, tantôt de lui imposer « une place». Aussi ne fut-elle pas aimée par la petite tribu pour laquelle elle était autoritaire et exigeante, et son heurt avec Arthur fut brutal, car leurs deux caractères étaient opposés ; la sévérité de lune suscita la rébellion de lautre. Pour Rémy de Gourmont, qui la connue, elle avait un « caractère de femme, de fille, nativement méchant et même féroce ». En fait, on peut plutôt penser que cette femme de peu de mots narrivait pas à dire lamour quelle éprouvait pour son fils tant la possessivité menait à laffrontement.
La petite enfance de Rimbaud sest donc déroulée dans un milieu familial étouffant, où lamour manquait. Et il était écartelé par ses désirs dabsolu. Dune part, il remplissait avec sérieux ses devoirs de religion : dans ses premières années au collège, il attira lattention de laumônier par une piété «poussée jusquà la mysticité» et on a gardé le souvenir dune querelle quil eut un jour avec dautres collégiens qui profanaient l'eau bénite en sen aspergeant au sortir de la chapelle : il se jeta contre ces sacrilèges qui le traitèrent de «sale petit cagot». Dautre part, ses premiers rêves naquirent des histoires racontées par la mère : légendes des Ardennes peuplées de démons et de saints, de monstres et de chevaliers. Puis son imagination senflamma à la lecture des grands romans pour la jeunesse dalors (comme Costal lIndien de Gabriel Ferry) qui se déroulaient dans les jungles, sur les océans, faisaient découvrir des sauvages, des animaux fantasmagoriques ; lenfant y devint mousse, chasseur, aventurier, découvreur de mondes. Il écrivit lui-même des récits de voyages et daventures (les « romans » évoqués dans Les poètes de sept ans) dont, malheureusement, rien na été conservé.
Il joua avec son frère et ses surs aux jeux de tous les enfants du monde : ils mimaient les adultes, ils baptisaient des poupées, ils faisaient de la luge en hiver, du bateau sur la Meuse en été ou de la balançoire.
Il composa vers lâge de huit ou neuf ans, dune écriture négligée, en faisant de nombreux pâtés dencre :
_________________________________________________________________________________
Prologue
(1862)
Narration en prose
Commentaire
Lintérêt psychologique de ce texte impertinent est évident : transposition des personnages du père et de la mère, le père magnifié en « colonel des Cent-Gardes », la mère transformée en « femme douce, calme, seffrayant de peu de chose » (tout le contraire de ce quétait Mme Rimbaud) ; Arthur lui-même, lenfant réputé studieux devenu ici « un autre », qui hait le travail intellectuel, les études, les examens. On voit tout ce quun tel texte pourrait offrir à un psychanalyste.
_________________________________________________________________________________
Enfant précoce, intelligent, à lécole, lInstitut Rossat, létablissement le plus moderne de la ville, Arthur Rimbaud brilla, se montrant docile, obéissant. À Pâques 1865, la mère plaça ses enfants au collège municipal, réputé pour son enseignement religieux. Dès son entrée, il y fit sensation avec un Résumé dhistoire ancienne et, chaque année ou presque, y râfla tous les prix, tous les honneurs et même celui de se voir publié dans la revue de lacadémie. Il sétait choisi poète, écrivant des vers latins et se distinguant dans cet exercice.
Il eut pour amis et condisciples Ernest Delahaye (son futur biographe) et Paul Labarrière, avec lesquels il découvrit la nouvelle poésie dans l'Anthologie du Parnasse contemporain, en 1866. En 1868, à l'occasion de la première communion du prince impérial, il lui envoya une ode latine. En 1869, alors qu'il était en classe de rhétorique, trois de ses compositions latines furent publiées dans Le moniteur de l'enseignement secondaire. Le 2 juillet 1869, il fut présenté par ses professeurs au concours général de latin de lacadémie de Douai, épreuve durant de six heures du matin à midi ; le sujet était Jugurtha ; alors que les autres élèves se hâtèrent de le traiter, il nécrivait rien, parce quil avait faim, confia-t-il vers neuf heures au surveillant qui lemmena se restaurer ; à dix heures il revint à sa place et écrivit sans rature, sans consulter son dictionnaire de prosodie, sans relever la tête jusquà midi pile un texte qui lui valut le premier prix ! Se souvenant de ce que son père lui avait rapporté de sa campagne en Algérie, il y fit dAbd-el-Kader « un nouveau Jugurtha ».
Mais cette gloire trop locale ne lui suffit plus. Lui qui étonnait ses camarades et ses profeseurs par ses dons exceptionnels, son indépendance, son aplomb, souffrait de létroitesse de Charleville quil trouvait médiocre, fadement triste : «Ma ville natale est supérieurement idiote entre les villes de province [....] Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé ; jespérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin ; jespérais surtout des journaux, des livres... Rien ! Rien !» Aussi, ivre de liberté, de nouveauté, prit-il le contre-pied de sa mère et de ses professeurs, se fit-il provocateur, anticlérical, buveur, déréglé.
Il voulait être publié par un éditeur, ayant besoin de cette reconnaissance de la société à défaut de celle de son père. Cela eut lieu le 2 janvier 1870, jour où parut dans la Revue pour tous :
_________________________________________________________________________________
Les étrennes des orphelins
(1869)
Poème
Commentaire
Rimbaud sy souvint du poème de J. Reboul, Lange et lenfant, qui lui avait été donné comme matière dun exercice de poésie latine. Dans le poème latin, lenfant se rappelait les cadeaux du jour de lAn ; ici, au contraire, la fin du poème montre les tristes cadeaux qui rappellent aux orphelins leur mère disparue. Il sétait très certainement souvenu aussi des Enfants trouvés de François Coppée. Ce thème de lenfant orphelin avait pour lui une résonance particulière. Pour Jean Paulhan, Rimbaud y montra « une éloquence fleurie qui nous agace ».
_________________________________________________________________________________
En 1870, un nouveau professeur de rhétorique arriva au collège, Georges Izambard, qui avait vingt et un ans, qui était poète à ses heures, féru de Baudelaire et des poètes parnassiens. Il prit Arthur Rimbaud en affection, lui ouvrit sa bibliothèque et lui fit découvrir notamment Rabelais, Hugo, Banville, encouragea ses essais poétiques qui révélaient une étonnante faculté dassimilation, une extrême précocité et même une originalité incontestable. Ladolescent fit pour lui un devoir :
_________________________________________________________________________________
Lettre de Charles dOrléans pour solliciter la grâce de Villon, menacé de la potence
(1870)
« Discours français » en prose
Commentaire
Cest un pastiche fort réussi, Rimbaud ayant vite montré une étonnante faculté dassimilation. Izambard a raconté quil avait prêté à son élève, pour quil y fasse « provision de couleur locale », Notre-Dame de Paris, et quil eut à subir, de ce fait, les foudres de Mme Rimbaud, qui trouvait « Victor Hugot [sic] un modèle dangereux, sentant le fagot et ennemi du trône et de lautel ». Rimbaud a aussi utilisé Gringoire de Banville et, évidemment, Villon.
_________________________________________________________________________________
Un cur sous une soutane
Intimités dun séminariste
(1870)
Nouvelle
Un petit séminariste découvre (à son corps défendant) les effluves de lamour et fait face au désir, à travers la personne de Thimothina Labinette, fille dun notablecampagnard.
Commentaire
Avec une verve satirique assez virulente, Rimbaud campa dans cette gaminerie, sans doute écrite très vite (il n'y a fait que quelques corrections insignifiantes) et qui en dit long sur son état d'esprit de l'époque, un personnage de séminariste qui était une caricature dun de ses camarades du collège de Charleville où lenseignement était donné à la fois à des élèves laïques et à des élèves du séminaire voisin, qui venaient en soutane.
Rimbaud avait remis ce texte à Izambard, en 1870 vraisemblablement (Verlaine, écrivant à Vanier, le mentionna parmi les textes de Rimbaud qui appartenaient à Izambard). Il n'a été publié pour la première fois, préfacé par Louis Aragon et André Breton, qu'en 1924. On comprend facilement la raison du silence fait sur cette nouvelle : ce ton anticlérical ne pouvait que déplaire à Verlaine, et effrayer Izambard lui-même.
_________________________________________________________________________________
En 1870, Rimbaud connut un heureux printemps, faisant de longues promenades au bois damour ou sous les marronniers des allées de la ville. La sève montait : il fut amoureux, écrivit de légers poèmes. Il en recopia vingt-deux dans un cahier quil confia à son ami, Paul Demeny, poète également. Le 24 mai 1870, il en envoya trois à Banville, le poète « moderne » du moment, disant dans sa lettre : « Je me suis mis, enfant touché par le doigt de la muse, pardon si cest banal, à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes, moi jappelle cela du printemps. » Il disait souhaiter se faire « une petite place entre les parnassiens». Banville répondit, mais ne retint aucun de ces textes, depuis devenus célèbres :
_________________________________________________________________________________
Sensation
(20 mars 1870)
Poème
Commentaire
Ce texte exprime avec bonheur le désir de partir, daller « loin, bien loin » dans la nature, qui a toujours été si vivace chez Rimbaud.
_________________________________________________________________________________
Soleil et chair
(1870)
Poème
Commentaire
Dabord intitulé Credo in unam, cest un hymne à lamour où Rimbaud exprime le regret du paganisme grec qui le divinisait sous la forme dAphrodite. Daprès Izambard, il laurait écrit après avoir lu Le satyre de Hugo et Lexil des dieux de Banville. Il utilisa aussi des souvenirs classiques, le poème de Lucrèce, les Poèmes antiques de Leconte de Lisle, ainsi que Rolla de Musset. Il en reprit les premiers vers :
« Regrettez-vous les temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux. »
La réponse est : « Je regrette le temps de lantique jeunesse ». Avec le même effet oratoire, Musset posait trois fois la question. De même, Rimbaud répondait à trois reprises : « Je regrette les temps
». Il reproduisit aussi lerreur de Musset sur « Vénus Astarté » qui fut confondue avec Vénus Anadyomène. Il reprit enfin les considérations de Musset sur la science qui a chassé la foi, dans ces vers célèbres :
« Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ;
Dun siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ;
Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux. »
Or, par la suite, il devait haïr Musset à cause précisément de linfluence de Rolla sur les adolescents de sa génération.
Dans lensemble donc, ce poème manque doriginalité : cest le brillant exercice dun bon élève. On peut souligner toutefois que la sensualité « païenne », laspiration à un « amour universel » étaient déjà caractéristiques de la personnalité de Rimbaud.
_________________________________________________________________________________
Ophélie
(1870)
Poème
Commentaire
Ce fut un sujet de vers latins que Rimbaud traita aussi en vers français. Malgré des réminiscences (Shakespeare, Chénier) et des imitations reconnaissables, romantiques ou parnasiennes (Chateaubriand, Hugo, Banville [La voie lactée dans Les cariatides], Leconte de Lisle), le poète, qui connaisaait aussi probablement le tableau du peintre préraphaélite anglais Millais, Ophélie, créa un mythe irréel dans lequel Ophélie se fond et se confond avec la nature car elle a su échapper au réel. Mais sa tentative la fait mourir. Elle accède intemporellement à une nature transcendante, aux éléments infinis où lêtre humain trouve son achèvement et sa béatitude. Ophélie, magnifiée par limagination de Rimbaud, meurt de ses « grandes visions » plus que de sa « douce folie », devient un véritable symbole.
_________________________________________________________________________________
En août de la même année, Rimbaud réussit à convaincre un hebdomadaire satirique, La charge, de publier, sous le titre Trois baisers, un poème qui eut aussi le titre de Comédie en trois baisers et devint finalement :
_________________________________________________________________________________
Première soirée
(13 août 1870)
Poème
Commentaire
Rimbaud, sessayant dans un genre frivole auquel il nattachait probablement pas plus dimportance quil ne convenait, voulait faire la satire de lamour niais, comme le montre le choix des adjectifs « joli », « petit », « mièvre ».
_________________________________________________________________________________
Le 19 juillet 1870, la France déclara la guerre à la Prusse. « Je vois encore son haussement dépaules devant le grand mouvement chauvin qui accueillit la déclaration de guerre en juillet 1870 », confia son ami Delahaye. Des opérations militaires secouèrent bientôt la région de Charleville, qui était proche des champs de bataille. La confusion fut totale, plus rien ne fonctionnait, et Rimbaud, chez qui cela accentua son attitude de révolte et son goût de laventure, très vifs depuis lenfance, dans une lettre à Izambard du 25 août, couvrit de sarcasmes les « notaires » et les « épiciers retraités » de sa ville, « benoîte population » qui, « prudhommesquement spadassine », « chassepot au cur, fait du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !
Moi, jaime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! cest mon principe. » Mais son propre frère, Frédéric, se laissa griser par la musique militaire et emboîta le pas aux troupes qui allaient à la rencontre des Prussiens.
Antibonapartiste convaincu, révolté, Arthur s'en prit violemment à la société bourgeoise et cléricale, et à ses valeurs patriotiques :
_________________________________________________________________________________
À la musique
(1870)
Poème
Commentaire
Cest une alerte caricature des « bourgeois poussifs » de Charleville écrite probablement peu avant la déclaration de guerre. On y trouve un emprunt très net à Promenade dhiver de Glatigny :
« Sur la place, écoutant les accords
Dun orchestre guerrier, leurs beaux habits dehors,
Mille bourgeois joyeux flânent avec leurs femmes,
Dont les vastes chapeaux ont des couleurs infâmes [
]
Moi, je suis doucement les filles aux yeux doux,
À qui le rire met de jolis petits trous
Au visage, et qui vont alertes et discrètes,
Cueillir furtivement la fleur des amourettes. »
Baudelaire avait également évoqué dans Les petites vieilles les musiques militaires « dont les soldats parfois inondent nos jardins ».
Mais, si Rimbaud a eu des inspirateurs, il faut remarquer loriginalité grandissante du style et le pittoresque des expressions utilisées pour décrire avec verve les « bourgeois poussifs ». Cette alerte caricature de Charleville faisait pendant à la lettre du 25 août.
_________________________________________________________________________________
Dans une lettre du 10 juin 1871, Rimbaud demanda à Demeny de détruire le manuscrit d'un futur recueil qui lui semblait participer d'un romantisme attardé : « Brûlez, je le veux, [...] brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai [...]» Demeny ne s'exécuta point, et les vingt-deux poèmes (tous antérieurs à la mi-octobre 1870, poèmes en alexandrins, parfois empreints de sentimentalisme) ainsi conservés par lui constituent le « recueil Demeny ».
Désormais, il voulait refuser tout romantisme, toute subjectivité, tout culte de la forme. Il courait déjà ailleurs, lisant les philosophes et les poètes modernes, découvrant que sa poésie pouvait devenir une arme pour se défendre, pour attaquer, lui trouvant donc une nouvelle mission. Lespace dune saison, son rire assassin et ses ironies acérèrent sa plume. Il dénonça toute hypocrisie, tout égoïsme, tout ordre qui étouffe toute liberté. Les curés, les bourgeois, les politiciens, les douaniers, les bibliothécaires, furent cloués, nus et ridicules, au pilori de ses vengeances (dans le journal La charge).
Le 29 août, au lieu de se présenter au baccalauréat, sans autorisation et sans argent, il se rendit en train à Paris, où il comptait assister à la chute du gouvernement impérial. Mais, à son arrivée en gare du Nord, on larrêta pour avoir effectué une partie du trajet sans billet, et « devoir treize francs de chemin de fer », précisa-t-il dans une lettre à Izambard, du 5 septembre, quil lui envoya pour quil le libère de la prison de Mazas, la plus brutalement moderne des prisons de lEmpire. Il ny resta que huit jours, mais eut le temps dy être couvert de vermine. Cest dans cet état que le 8 septembre, il arriva à Douai, rue de lAbbaye-des-Prés, chez les demoiselles Gindre, les tantes de son professeur.
Le 24 septembre 1870, une lettre impérieuse de la « mère Rimb» rappela « le petit drôle ». Izambard le reconduisit à Charleville.
Le 25 septembre, Rimbaud fit insérer dans Le libéral du Nord un article qui, selon Izambard, était suprêmement ironique sous sa « platitude professionnelle».
Mais il ne songeait encore qu'à fuir : « Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille ». Le 7 octobre, il fugua à nouveau, partant à pied, vers la Belgique, sur les routes ardennaises qui longent la Meuse, puis par Fumay, Charleroi, Bruxelles, avant de se réfugier à Douai, chez les demoiselles Gindre. À l'attention de Paul Demeny, jeune poète et ami d'Izambard, il recopia un recueil de vingt-deux poèmes :
_________________________________________________________________________________
Bal des pendus
(1870)
Poème
Commentaire
Rimbaud sy est souvenu de la Ballade des pendus de Villon, de deux pièces dÉmaux et camées de Gautier (Bûchers et tombeaux et Le souper des armures) et peut-être aussi de Lhomme qui rit de Hugo, pour lintervention des corbeaux. Mais le poème nest pas dépourvu dune certaine veine caustique, renforcée par le choix des rythmes et les recherches dallitérations.
_________________________________________________________________________________
Le châtiment de Tartufe
(1870)
Poème
Commentaire
Cest un poème satirique où linspiration anticléricale est vigoureuse, Rimbaud montrant son dégoût de la bonté fade, du cur sentimental, de la médiocrité en général.
_________________________________________________________________________________
Vénus Anadyomène
(27 juillet 1870)
Poème
Commentaire
Le titre est une sardonique antiphrase, Rimbaud y manifestant son émancipation dans le sens dun réalisme impitoyable, voulant inspirer un sentiment de répulsion. Le poème aurait sa source dans le poème intitulé Les antres malsains du recueil Les vignes folles de Glatigny, où il décrivit une fille de joie avec des détails analogues (cheveux « fortement pommadés », « calme idiot », rondeurs énormes, inscription au poinçon) destinés aussi à inspirer un sentiment de répulsion. Cette « poésie de la laideur » inaugurait une nouvelle manière dans la poésie de Rimbaud et annonçait Mes petites amoureuses.
_________________________________________________________________________________
Les reparties de Nina
(15 août 1870)
Poème
Commentaire
Le début est assez mièvre (comme dans Première soirée), mais la promenade dans la campagne a inspiré Rimbaud plus heureusement que les galanteries dans un boudoir, et la description réaliste dun intérieur paysans ne manque pas de virtuosité. Lidée et la disposition des rimes peuvent devoir quelque chose au poème de Banville, Chère, voici le mois de mai (dans Les satellites).
_________________________________________________________________________________
Les chercheuses de poux
(septembre 1870)
Poème
Commentaire
Ce poème est un souvenir de larrivée de Rimbaud à Douai, en septembre 1870, où les deux tantes dIzambard le débarrassèrent de ses poux. Il sest plu à traiter un sujet qui paraissait réaliste de la façon la plus poétique, en insistant sur les effets musicaux.
Cest le seul poème de Rimbaud qui ait trouvé grâce aux yeux de Paul Léautaud : « Je suis arrivé très tôt à considérer qu'il y a plus d'effets que de véritable profondeur dans Le bateau ivre. Pour moi, il n'y a qu'une chose qui m'a plu : Les chercheuses de poux. » (Entretiens avec Robert Mallet, 1951).
_________________________________________________________________________________
Le forgeron
(septembre 1870)
Poème
Commentaire
Dans cette évocation de la journée du 20 juin 1792, où Louis XVI, pressé par la foule qui avait envahi les Tuileries et pris à partie par le boucher Legendre, se coiffa dun bonnet rouge qui lui était présenté au bout dune pique, Rimbaud remplaça Legendre par un forgeron (sinspirant probablement de la gravure qui illustre lHistoire de la Révolution française par Thiers) qui exprime le rêve égalitaire et libertaire du peuple avec, malheureusement, beaucoup de jactance et de rhétorique verbeuse dans ce poème au ton hugolien par ses images, ses exagérations, sa phraséologie. Il est visible quil avait lu La légende des siècles (il sinspira des virulentes apostrophes quadressent aux rois le Cid [dans Le romancero du Cid], Elciis [Les quatre jours dElciis], ou un voleur [dans Le cercle des tyrans]) ; mais il avait lu aussi Les châtiments (dans lédition clandestine imprimée en Belgique) et sa colère républicaine atteignait par ricochet Napoléon III. Comme Hugo, il prit le parti de la « crapule » (ça allait bientôt être lépoque où il dirait à Izambard : « Je mencrapule le plus possible. »), de ceux qui peinaient et récoltaient le mépris des puissants.
_________________________________________________________________________________
Morts de quatre-vingt-douze
(septembre 1870)
Poème
Commentaire
Le texte cité en épigraphe est résumé dun article du 16 juillet du journal bonapartiste Le pays où les républicains étaient invités à se souvenir qu« à pareille époque, en 1792, les Prussiens entraient en Lorraine » ; où il était proclamé : « Vous fûtes grands et nobles, souvenez-vous ! » - « Que cest beau, la guerre, quand elle plane au-dessus des intérêts particuliers [
] Cest pour le passé, pour le présent, pour lavenir que nous allons lutter. » Ces effusions verbeuses durent profondément irriter Rimbaud qui était indigné du fait que, pour justifier la guerre de 1870, on ait recours aux morts de 1792 qui avaient déjà été célébrés par Hugo (dans la pièce liminaire des Châtiments, Nox, il salua le « Titan de 93 »).
_________________________________________________________________________________
Les effarés
(20 septembre 1870)
Poème
Commentaire
Ce poème inspiré par les petits mendiants de Charleville accroupis un soir d'hiver devant le soupirail d'une boulangerie est un tableau de genre, croqué, dira plus tard Verlaine, avec le crayon de Goya ou de Murillo, quelque chose à la fois de « gentiment caricatural et de si cordial », une scène réaliste mais où semble passer aussi un lointain regret de la chaleur du sein, de la tendresse du foyer que Rimbaud enfant navait guère connue. Il y a mis une part vraie de lui-même.
Le mot « effaré » lui était cher : il lemploya dans Ophélie, dans Accroupissements, dans Tête de faune, etc. ; il était employé aussi par Banville et était un des maîtres mots de Hugo
Ce fut le seul poème quil a excepté de sa condamnation des autres poèmes de 1870 quil avait signifiée à Demeny ; il le fit recopier par Delahaye pour lenvoyer à Verlaine.
_________________________________________________________________________________
Roman
(23 septembre 1870)
Poème
Pour une analyse, voir RIMBAUD - Roman
_________________________________________________________________________________
Le mal
(octobre 1870)
Poème
Commentaire
Le poème semble présenter un double sens, et a du reste été différemment compris. Pour certains commentateurs, Rimbaud veut opposer le dédain de Dieu pour les riches présents, les rites somptuaires, et son affection pour les petits, les pauvres qui nont qu « un gros sou » à lui donner, pour les mères affligées. Pour dautres, lintention est satirique : ce Dieu qui dort pendant que les êtres humains sentretuent, qui « rit » de satisfaction devant la somptuosité de son culte, qui sendort pendant les « hosannah », ne peut être réveillé que par le bruit de largent. Cette dernière interprétation est plus probable si lon tient compte de lattitude assez vivement anticléricale prise par Rimbaud à partir de lété de 1870.
«Le mal» était déjà évoqué dans Le forgeron : «Oh ! splendides lueurs des forges ! Plus de mal
» et Delahaye rapporta que son ami disait « bien connaître les préjugés, les ridicules, les erreurs, enfin le mal, pour en hâter la destruction », en parlant de la littérature réaliste. Mais le titre ne se rapporte pas très clairement au texte : sagit-il seulement de «la folie épouvantable » quest la guerre? ou de la conception fausse de la religion, qui fait que Dieu est indifférent aux massacres? «Dieu, cest le mal», avait dit Proudhon.
_________________________________________________________________________________
Rages de Césars
(1870)
Poème
Commentaire
Ce poème fut inspiré par lactualité : Napoléon III était, depuis Sedan, prisonnier des Allemands. Mais le titre au pluriel montre bien que le personnage devient un symbole, représente tous les oppresseurs.
_________________________________________________________________________________
Rêvé pour lhiver
(7 octobre 1870)
Poème
Commentaire
Le poème aurait été écrit « en wagon ». Rimbaud y a-t-il fait la rencontre de cette « Elle » à qui le poème fut dédicacé. Mais ce pourrait être une figure imaginaire, un pur prétexte littéraire. La source pourrait être dans le poème des Cariatides de Banville, À une muse folle : on y retrouve l« hiver », les « coussins », le lit recouvert dune « étoffe moelleuse ». « Que fait cette glace », dit Banville,
« Et ce vieil ouragan au blasphème hagard?
Au lieu duser nos voix à chanter des poèmes,
Nous en ferons sous les rideaux. »
Il faut savoir que les impressions des voyages en train avaient encore le charme de la nouveauté. Villiers de lIsle-Adam avait donné au Parnasse de 1866 un poème Sur le chemin de fer ; Mérat écrivit dans Les chimères un poème sur le même sujet, En wagon ; Verlaine en fit figurer un dans les Romances sans paroles.
_________________________________________________________________________________
Le dormeur du val
(1870)
Poème
Pour une analyse, voir RIMBAUD - Le dormeur du val
_________________________________________________________________________________
Au Cabaret-Vert
(octobre 1870)
Poème
Commentaire
Ce Cabaret-Vert existait réellement à Charleroi, et Rimbaud a dû sy arrêter au cours de ses pérégrinations à travers la Belgique. Tout y était, en effet, peint en vert, même les meubles. Mais « lauberge verte » devint pour Rimbaud un véritable symbole du bonheur et de la liberté (voir la fin de Comédie de la soif).
_________________________________________________________________________________
La maline
(octobre 1870)
Poème
Commentaire
On y voit un Rimbaud décontracté, heureux de vivre, de ne penser à rien, dêtre libre, « heureux et coi ».
_________________________________________________________________________________
Léclatante victoire de Sarrebruck
(octobre 1870)
Poème
Commentaire
Ce poème eut pour origine une gravure belge aperçue à Charleroi dont Rimbaud indiqua ironiquement quelle « se vend à Charleroi, 35 centimes » : autant dire quil sagissait dune victoire acquise à bon compte
Cette victoire sans envergure (lennemi avait perdu en tout deux officiers et soixante-dix soldats), remportée le 2 août 1870, avait été montée en épingle par lempereur : il avait adressé, de Metz, un télégramme ridicule aux Français pour préciser quil assistait en personne aux opérations et que le prince impérial qui laccompagnait avait reçu le baptême du feu et avait été admirable de présence desprit et de sang-froid. Rimbaud sest amusé, lui aussi, à faire un tableau « brillamment colorié » : apothéose « bleue et jaune », « tambours dorés », « rouges canons » ; des expressions enfantines, « dada », « Pioupious », accentuent le caractère naïf de cette image dÉpinal.
_________________________________________________________________________________
Le buffet
(octobre 1870)
Poème
Commentaire
Le buffet est un vieux meuble que Rimbaud vit un jour, lors de ses pégrinations, dans une maison abandonnée. Dans Les étrennes des orphelins déjà, il parlait de l« armoire » en termes analogues, souvenir probable dune impression personnelle. Ici, il sest plu surtout à évoquer des « vieilleries » ; le fouillis de vieilles choses quil décrit va assez bien avec les « peintures idiotes, dessus de portes, décors
» dont il allait raconter dans Alchimie du verbe quil raffolait depuis longtemps. Quel est, du reste, lenfant qui na pas aimé fouiller dans de vieilles malles ou explorer un grenier riche en souvenirs du passé? Ce serait peut-être aussi le souvenir dun poème dA. Lazarche, paru dans le Parnasse contemporain de 1866 et intitulé Bric-à-brac.
Peu de poèmes de Rimbaud ont été plus souvent reproduits, cités, appris par cur, sans que, ni par son sujet peu original, ni par sa technique, se justifie une telle admiration.
_________________________________________________________________________________
Ma bohème
(Fantaisie)
(octobre 1870)
Pour une analyse, voir RIMBAUD - Ma bohème
_________________________________________________________________________________
Mme Rimbaud fit ramener son fils à Charleville par la maréchaussée.
Rimbaud y passa des jours dennui, faisant de longues promenades avec son ami, Delahaye, adoptant des allures provocantes, se plaisant à choquer les populations (notamment en exhibant une coiffure de « mérovingien »), agressant, insultant partout où il passait, affirmant sa haine pour lordre établi. Il sétait mis à fréquenter la bibliothèque municipale, où il avait découvert les socialistes français (Proudhon, Babeuf, Saint-Simon, Louis-Blanc).
Est-il lauteur dun article paru sous le nom de Jean Baudry dans le journal Le progrès des Ardennes daté du 25 novembre 1870, intitulé Le rêve de Bismarck, découvert en 2008 par un jeune cinéaste dans un grenier de Charleville-Mézières?
Recherchant des sujets de poèmes qui avaient des chances de scandaliser, il composa :
_________________________________________________________________________________
Les assis
(1870)
Poème
Commentaire
Verlaine présenta ainsi le poème dans Les poètes maudits : «Les assis ont une petite histoire qu'il faudrait peut-être rapporter pour qu'on les comprît bien. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde en qualité d'externe au lycée de *** [Charleville] se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes, et, quand il se sentait - enfin ! fatigué d'arpenter monts, bois et plaines nuits et jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y demandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef, dont le nom, peu fait pour la postérité, danse au bout de notre plume, mais qu'importe le nom d'un bonhomme en ce travail malédictin? L'excellent bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à Rimbaud, sur la requête de ce dernier, force contes orientaux et libretti de Favart, le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très rares, maugréait de se lever pour ce gamin, et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, à nous ne savons plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d'ailleurs, connaissait et surtout appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui-même, finit par s'irriter, d'où le chef-d'uvre en question.»
Mais le terme d'«assis» devient évidemment symbolique ici, et désigne tous ceux qui vivent d'une manière routinière, passive, les «bureaucrates» surtout que lamateur de marche et de plein air avait en aversion. La vigueur de la caricature, les trouvailles de mots et d'images, montrent cette fois avec éclat l'originalité de vision et de langage de Rimbaud, dégagée de la gangue livresque.
_________________________________________________________________________________
Les corbeaux
(1870)
Poème
Commentaire
Rimbaud sest peut-être souvenu de la description faite par Hugo, dans Lhomme qui rit (1869), dune ruée hivernale de corbeaux sur un cadavre. Les « morts davant-hier » peuvent désigner les morts de 1870.
Ce poème a paru dans La renaissance littéraire et artistique le 14 septembre 1872.
_________________________________________________________________________________
Les douaniers
(1870)
Poème
Commentaire
Le poème aurait été inspiré par le souvenir des escapades que Rimbaud et Delahaye faisaient en Belgique pour sapprovisionner de tabac à trois sous les cent grammes, subissant au retour, bien entendu, la fouille des douaniers qui ne pouvaient rien leur reprocher puisquils rapportaient leurs paquets déjà entamés. Dans À la musique, Rimbaud avait déjà fait allusion à ce tabac de contrebande. Ici, les douaniers deviennent les symboles de la loi et de ses rigueurs appliquées avec plus ou moins de discernement. Par nature, Rimbaud était rebelle à toutes les formes de contrôle et de contrainte.
_________________________________________________________________________________
Le 31 décembre 1870, Mézières, aux portes de Charleville, fut bombardé et incendié.
_________________________________________________________________________________
Tête de faune
(1871)
Poème
Commentaire
La source du poème paraît bien être Le faune de V. de Laprade, paru dans Le Parnasse en 1870, ces vers en particulier :
« Et sur le seuil de lantre, inondé de soleil,
Un faune adolescent sassied, brun et vermeil,
Non tel quun dieu dairain dans sa niche de marbre,
Mais vif, riant, bercé comme une fleur sur larbre. ».
Mais le poème de Rimbaud est d'une originalité remarquable, par son impressionnisme : des taches de couleurs, des vibrations de lumière, des mouvements, des impressions mêlées (« son rire tremble », «le Baiser d'or du Bois »), tout cela étant d'une étonnante virtuosité.
_________________________________________________________________________________
Oraison du soir
(1871)
Poème
Commentaire
Le poème a été écrit à lépoque (de fin octobre 1870 à son départ pour Paris) où Rimbaud adopta des allures provocantes et rechercha les sujets de poèmes qui avaient des chances de scandaliser. Ici et dans Accroupissements, le procédé consiste à décrire dune manière volontairement « poétique » lassouvissement de besoins naturels dont la littérature, ordinairement, se détourne. Il se livra, notamment dans le titre, à une parodie religieuse. Il employa lalexandrin, dont la noble démarche crée un effet plaisant de contraste avec le réalisme du sujet.
_________________________________________________________________________________
Accroupissements
(1871)
Poème
Commentaire
Après avoir raillé, dans Oraison du soir, le type du fumeur de pipe attablé devant sa chope de bière, Rimbaud décrivit l« accroupi » avec la même valeur symbolique. Le « bonhomme » Milotus vit de façon végétative : il mange, boit et pisse, son cerveau « est bourré de chiffons » ; il est le type de la stagnation satisfaite. Dans Chant de guerre parisien déjà, les ruraux « se prélassent / dans de longs accroupissements ». Le poète a mêlé aux mots réalistes des expressions tantôt poétiques, tantôt fantastiques, et, comme pour Oraison du soir, a employé lalexandrin, dont la noble démarche crée un effet plaisant de contraste avec le réalisme du sujet.
_________________________________________________________________________________
À la fin de 1870 et en 1871, lagitation ne cessait pas à Paris : les échecs successifs infligés par les Prussiens à larmée française, le siège de la ville et lincapacité du gouvernement de la Défense nationale à contrôler la situation militaire, économique et politique, avaient favorisé le développement de forces révolutionnaires hostiles à la capitulation et souhaitant linstauration dune Commune insurrectionnelle.
Le 25 février, Rimbaud fuit pour la troisième fois sa ville natale, erra une quinzaine de jours dans la capitale, où se préparait l'insurrection, puis fut contraint de rentrer à pied à Charleville. Le 18 mars, il se réjouit d'apprendre que la Commune était proclamée, car il voyait ses rêves sur le point de se réaliser : les êtres humains étaient reconnus égaux ; la justice était pour tous ; la parole était au peuple ; on allait tout détruire pour inventer du neuf.
Cette exaltation lui inspira :
_________________________________________________________________________________
Chant de guerre parisien
(1871)
Poème
Commentaire
« Psaume dactualité », a dit Rimbaud. Il sagit, en effet, dun poème printanier où il est même fait allusion au moi de mai. Mais ce printemps fut celui de la Communeet lança, ici, un vigoureux pamphlet contre les Versaillais. Le poème comporte huit quatrains de huit pieds, exactement comme le Chant de guerre circassien de François Coppée dont Rimbaud a parodié le titre.
_________________________________________________________________________________
Alors quà Paris régnait la Commune, Rimbaud sy rendit en six journées de marche, et y est resté une quinzaine de jours, entre le 18 avril et le 13 mai. Il aurait été enrôlé dans les Francs-tireurs de la révolution, logé à la caserne de Babylone où régnait le plus beau désordre. Dans un rapport de la police secrète sur Verlaine, on cite aussi Rimbaud, l'appelant «un ancien franc-tireur ». Forain se rappelait avoir « vadrouillé avec lui pendant la Commune». Il vit des scènes de soûlerie, il les vécut. Il a pu participer, de gré ou de force, à des excès tels qu'il en eut physiquement la nausée. On peut croire qu'il fut alors violé par des soldats.
Puis il séchappa, revenant à pied, troublé, blessé même moralement, par cette expérience. En témoignent :
_________________________________________________________________________________
L'orgie parisienne ou Paris se repeuple
(1871)
Poème
Commentaire
Ce poème a été expédié à Verlaine en août 1871. Il ne reste plus de manuscrit de ce texte, qui paraît avoir été reconstitué de mémoire par Verlaine, et progressivement amélioré (mais non sans doute entièrement débarrassé de ses fautes).
Tout ce texte est à comparer avec le poème de Leconte de Lisle, que Rimbaud citait parmi les « quelques nouveautés» qu'il avait vues chez Lemerre lors de son passage à Paris (lettre du 17 avril 1871), Le sacre de Paris. Mais Leconte de Lisle, qui a daté ce poème de janvier 1871, parlait du siège de Paris par les Allemands à la fin de 1870, alors que Rimbaud décrit le retour des « Versaillais » après la Commune. Les souvenirs de Hugo, dont Rimbaud écrit à Demeny le 15 mai qu'il a « Les châtiments sous main », ne sont pas moins évidents. Ce poème un peu grandiloquent montre cependant une vigueur, une violence toutes rimbaldiennes. Rimbaud y affirma sa foi de communard.
_________________________________________________________________________________
Les mains de Jeanne-Marie
(1871)
Poème
Commentaire
Ce poème, auquel Verlaine faisait allusion dans Les poètes maudits, était considéré comme perdu, lorsqu'en 1919 un chercheur mit la main sur l'autographe (de la main de Rimbaud, sauf trois strophes ajoutées après coup par Verlaine). Ici encore, Rimbaud célébrait la lutte des communards contre les Versaillais et rappelait l'action des femmes de la classe ouvrière qui se battirent dans les rues pendant la Semaine sanglante et défendirent des barricades, place Blanche, place Pigalle, aux Batignolles (voir le récit de Louise Michel). Il voulut aussi écrire un poème sur ces mains guerrières, par opposition aux divers poèmes parnassiens qui chantaient des mains belles et délicates (Études de mains de Gautier).
_________________________________________________________________________________
Quest-ce pour nous, mon coeur...
(1871)
Poème
Pour certains, ces vers destructeurs seraient dus à l'influence de l'absinthe. Mais la versification est relativement régulière, malgré les enjambements et les brisures de rythme : ce nest pas une « chanson». Le ton exalté de ce poème violemment révolutionnaire semble plutôt dû à l'enivrement révolutionnaire de Rimbaud, qui commence comme ses « frères» communards par souhaiter la destruction des forces régnantes, « princes » et « sénats », mais qui étend bientôt sa fureur et ses souhaits de destruction à toutes les formes de société (« des régiments, des colons, des peuples, assez ! »), à tous les continents, à la terre entière : c'est le poème de l'anarchisme complet, de la révolte totale contre « ce qui est », avec, au bout, le réveil : « Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours. »
_________________________________________________________________________________
Les surs de charité
(juin 1871)
Poème
Commentaire
Si le poème est plus « romantique» et plus recherché comme expression que les précédents, il témoigne d'une âme désabusée car cest, dans la même veine que Mes petites amoureuses, une véritable profession de misogynie, par laquelle Rimbaud criait à la femme sa déception, son dégoût, son mépris. Mais le ton est ici beaucoup plus littéraire, et des réminiscences de Vigny et de Baudelaire se font jour. Le thème n'était pas neuf, du reste, mais il est rare de le voir traiter par un adolescent, dont les expériences amoureuses ne paraissent avoir été ni bien nombreuses ni bien étendues.
_________________________________________________________________________________
Voyelles
(1871)
Poème
Pour une analyse, voir RIMBAUD - Voyelles
_________________________________________________________________________________
L'étoile a pleuré rose
(1871)
Poème
Commentaire
Dans la copie de Verlaine, ce quatrain sans titre se trouvait sur la même feuille que le sonnet des Voyelles : il doit donc dater de la même époque. Il paraît compléter le sonnet ; il manifeste en tout cas le même colorisme. C'est, lui aussi, un « blason» du corps féminin, où chaque vers, construit toujours de la même façon, met en relief à la césure un adjectif de couleur. Ce poème vaut surtout par la virtuosité de l'auteur, et par l'utilisation d'un procédé stylistique qui sera repris par les décadents : « pleurer rose», « rouler blanc », l'apposition faisant corps avec le verbe. Il reste, dans sa brièveté même, l'un des plus beaux hommages rendus au corps féminin.
_________________________________________________________________________________
L'homme juste
(1871)
Poème
Commentaire
Ce poème ne porte pas de titre sur le manuscrit autographe. Peut-être ne sagit-il que dextraits des Veilleurs, ce grand poème perdu qui était, selon Verlaine, la plus belle uvre de Rimbaud.
Cest un témoignage de sa révolte antichrétienne poussée au blasphème le plus violent. On reste saisi devant ce poème furieux où le Christ en croix est appelé « pleureur des Oliviers », «plus bête et plus dégoûtant que les lices », et où les apostrophes virulentes se succèdent avec une luxuriance verbale qui n'est pas sans rappeler l'autre ennemi de Dieu, Lautréamont.
_________________________________________________________________________________
Le 15 août 1871, Rimbaud envoya une nouvelle lettre à Banville qui contenait un long poème :
_________________________________________________________________________________
Ce quon dit au poète à propos de fleurs
(1871)
Poème
Commentaire
Ce texte est daté du 14 juillet 1871, et signé Alcide Bava. Rimbaud demandait à Banville : « Ai-je progressé? » et donnait son adresse chez Bretagne. On ignore quelle fut la réaction de Banville !
Ce poème satirique et parodique, provocateur et iconoclaste, est un féroce « art poétique ». Rimbaud y raillait les thèmes parnassiens (et banvillesques) et invitait les poètes à renouveler leurs sujets dinspiration. Banville lui-même avait montré la voie au jeune poète dans ses Odes funambulesques qui sont, comme le titre lindique, des parodies, et Rimbaud ne fit qualler plus loin : sil se moqua de Banville, ce fut donc de façon moins ouverte quon ne pourrait croire. Il emprunta aux Odes funambulesques de nombreuses expressions.
Mais il faut surtout souligner que, sous la forme « funambulesque » de ce poème se cache une idée très sérieuse : Rimbaud demandait au poète, comme il la dit dans sa lettre à Demeny, « du nouveau, idées et formes ». Il ne sagit plus de chanter les lys et les roses, ou dévoquer un exotisme de commande en vers réguliers (« des constrictions dun hexamètre ! ») :
« Toujours, après d'affreux dessins
De Lotos bleus ou d'Hélianthes,
Estampes roses, sujets saints
Pour de jeunes communiantes ! » (vers 41 à 44).
Le poète doit aller vers linconnu, il doit trouver dans son siècle moderne de nouvelles inspirations, et du mystère. L'auteur du Bateau ivre avait décidément soif d'autres visions :
« De tes noirs Poèmes, - Jongleur !
Blancs, verts, et rouges dioptriques,
Que s'évadent d'étranges fleurs
Et des papillons électriques ! » (vers 145 à 148).
_________________________________________________________________________________
Rimbaud, qui affectait des allures provocantes, la pipe au bec, les cheveux dans le cou, qui se refusait à travailler et passait des heures au café, qui regrettait que tous les monuments de Paris naient pas été rasés lors de la Commune, de poète demandant à être admis dans la cohorte parnassienne quil était devint un rebelle et exprima des idées esthétiques particulièrement radicales dans deux lettres capitales, la première adressée, le 13 mai 1871, à Izambard, la seconde à Demeny, le 15 mai, où, entre autres déclarations, il disait vouloir se « rendre voyant », affirmait plus nettement : « Je dis quil faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes damour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour nen garder que les quintessences. » (voir RIMBAUD - Lettres du voyant).
Les poèmes quil composa alors furent plus subversifs ; dans un lexique à la fois noble et populaire, scientifique et lyrique, ils se jouèrent des recettes poétiques et entendaient parler du quotidien, voire de l'actualité. Ils témoignèrent d'une insurrection totale contre les « vieilles énormités crevées », déstabilisaient l'ordre de la métrique classique comme de la langue, autant qu'ils mettaient en cause les piliers de la société (religion, famille, armée... ) :
_________________________________________________________________________________
Les poètes de sept ans
(26 mai 1871)
Poème
Pour une analyse, voir RIMBAUD - Les poètes de sept ans
_________________________________________________________________________________
Les pauvres à léglise
(1871)
Poème
Commentaire
Dans cette période, Rimbaud déclarait sa haine au conformisme et à la religion. Il attaqua, dans ce poème scandaleux, aussi bien que les dames patronnesses, les pauvres décrits avec réalisme, avec hargne, car ils sabaissent devant Dieu et devant les puissants de ce monde : leur foi est une foi « mendiante et stupide ».
_________________________________________________________________________________
Le cur volé
(1871)
Poème
Commentaire
Cest un poème en triolet, un poème à forme fixe comportant des couplets de huit vers, dont le premier se répète après le troisième et les deux premiers après le sixième. Avec la lettre où il annonçait son intention de devenir « voyant » et affirmait « Je est un autre » (ce qui indique la multiplicité identitaire : on nest jamais autant « je » que quand on sinvente autre), Rimbaud lenvoya à Izambard sous le titre Le cur supplicié, en disant : « Voici, - ne vous fâchez pas, - un motif à dessins drôles : c'est une antithèse aux douces vignettes pérennelles où batifolent les cupidons », etc. et en ajoutant cette remarque : « Ça ne veut rien dire ». Il la ensuite adressé à Demeny sous le titre Le cur du pitre.
On peut considérer ce texte comme une véritable confession des amertumes connues par Rimbaud pendant la Commune. Il manifeste son écurement qui n'était pas seulement physique, mais surtout moral. Lui qui se sentait « peuple », qui avait participé au moins moralement à la Commune, paraît bouleversé, dégoûté par l'attitude des soldats, leurs « quolibets », leurs « hoquets bachiques ». C'est la confession d'un enfant (il a seize ans et demi !) qui se sent dégradé, écuré par les orgies. Peut-être a-t-il alors été violé par des soldats (appelés alors « pioupious », doù ladjectif « pioupiesques », tandis que « ithyphalliques » se rapporte à lithyphalle, amulette en forme de phallus qui figurait dans les fêtes antiques de Bacchus.
Cependant, les termes de « poupe », de « gouvernail », de « flot », ont amené Izambard à penser quil décrivait non une caserne, mais un bateau et une brimade infligée au mousse qui « passe la ligne », ainsi qu'une « dionysiaque orgie de frères de la côte voguant au large». Le cur volé aurait alors été la maquette initiale qui prépare Le bateau ivre (mais quel rapport entre les deux?). Toutefois, Izambard reconnut que la description peut aussi bien « correspondre à une triviale soûlographie en vase clos de pioupious consignés dans leur caserne ».
_________________________________________________________________________________
Grâce à Charles-Auguste Bretagne, qu'il rencontra à Charleville dans le courant de 1871, Rimbaud entra en contact avec Verlaine, et, en août, lui envoya de nouveaux poèmes avec une lettre où il disait « son idéal, ses rages, ses enthousiasmes, son ennui, tout ce qu'il était» :
_________________________________________________________________________________
Mes petites amoureuses
(1871)
Poème
Commentaire
Par opposition aux pièces mièvres, un peu malicieuses mais enjouées, de lannée précédente (Trois baisers, À la musique, Rêvé pour lhiver, Roman), Rimbaud eut ici un sursaut dantisentimentalisme qui se traduisit par une explosion de fureur et de grossièreté. Les expressions mêmes, les tournures de phrase ont quelque chose de violent et de grotesque. Le poète « dégueula » pour reprendre son expression énergique, traîna dans la boue, avec rancune, toutes ses « petites amoureuses » de lannée précédente. Faut-il voir dans cette invective le résultat de sa déconvenue de mai auprès dune brune aux yeux bleus qui avait dû railler sa gaucherie? Ou simplement a-t-il pris en horreur la bêtise, la fadeur des jeunes filles de province et plus généralement de la femme? Il révoquait ces « fades amas détoiles ratées » vouées à une vie ordonnée, ménagère, dévote. Il allait écrire bientôt Les surs de charité. La seule femme qui trouva grâce devant lui fut Jeanne-Marie, la pétroleuse, personnification de la Commune. On pourrait du reste penser que cette irritation contre les femmes, née de sa haine pour sa mère qui « crevait en Dieu » dans lesprit familial et reproducteur du christianisme quil exècre, est à lorigine de son choix de lhomosexualité.
Mes petites amoureuses est un poème qui donne radicalement congé à une certaine forme damour conventionnelle mais, écrit Steinmetz, cela ne veut pas dire que Rimbaud renonce aux femmes. et le modèle ne peut être que celui.
Selon Steinmetz, Rimbaud se venge, dans ce poème, du mariage qua contracté Vitalie Cuif avec son capitaine ; cest elle la coupable, cette mère autoritaire et tant détestée lorsquils sont en présence lun de lautre, mais qui lui manque lorsquils sont éloignés.
_________________________________________________________________________________
Les premières communions
(1871)
Poème
Commentaire
Ce poème a été envoyé à Verlaine au cours de lété 1871.
Le mépris de la femme, exprimé déjà dans Les surs de charité, fut ici commenté et expliqué par les méfaits de la religion. Selon Verlaine, ce poème dérive dune « rencontre malheureuse avec le Michelet sénile et impie » ; mais on y retrouve aussi le paganisme exprimé dans Soleil et chair : si lAmour est sali, abîmé, cest que la religion chrétienne en a fait un objet de péché et de honte ; pis encore, elle a vicié les instincts normaux en les égarant vers lAmour mystique. Fait assez significatif, Isabelle Rimbaud avait fait sa première communion en mai cette année-là ; on ne sait jusquà quel point Arthur, en écrivant, ne songea pas aux trois femmes en qui sincarnaient, autour de lui, les forces (et les faiblesses) chrétiennes.
_________________________________________________________________________________
Verlaine, enthousiasmé, invita Rimbaud à Paris : « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend. ».
Ravi, il composa vite un grand poème et accourut. Cétait :
_________________________________________________________________________________
Le bateau ivre
(1871)
Poème
Voir RIMBAUD - Le bateau ivre
_________________________________________________________________________________
Rimbaud, dont Mallarmé a dit qu'il était «une fille», qui était très beau, ayant un visage très fin sur un corps massif, des yeux «de myosotis et de pervenche», selon Delahaye, avait une nature sexuellement complexe. À la fin de l'adolescence déjà, quand on l'interrogeait sur ses amours, il fondait en larmes et demandait à son interlocuteur de «ne plus jamais lui parler de ça». Or lui, qui navait pas encore dix-sept ans, qui avait peut-être été violé à Paris pendant la Commune, venait, pour la première fois, le 10 septembre 1871, de rencontrer Paul Verlaine, qui en avait vingt-sept, qui était un homme grand, au front haut et à la barbe folle, aux yeux toujours scintillants de quelque excès dabsinthe. Cétait chez les beaux-parents de ce dernier où il habitait avec sa toute jeune femme, Mathilde Mauté, qui était enceinte. Rimbaud fut déçu : il croyait que cétait un poète audacieux, prêt à refaire le monde, mais il trouva un petit bourgeois sans grande volonté, qui semblait dominé par sa mère et sa femme. Et, comme il nétait pas du genre à cacher ses pensées, il se comporta si désagréablement chez les Verlaine quil fallut lévacuer durgence vers un autre logement. Ce fut Paul qui sen chargea car il était immédiatement tombé sous le charme sauvage et pur de ce «Satan adolescent». Fasciné, il ne le quitta plus. La police nota quil entretenait une relation avec « un gamin, Raimbaud (sic), originaire de Charleville » : « Comme moral et talent, ce Raimbaud (resic), âgé de 15 à 16 ans, était une monstruosité. Il a la mécanique des vers comme personne, seulement ses oeuvres sont absolument inintelligibles et repoussantes. » Passant leur temps dans ce Quartier latin où lesprit soufflait sur le pavé comme un vin de vigueur, ils coururent les librairies, les éditeurs, les théâtres, les cafés. Ils senivrèrent aux alcools forts et dans les vapeurs dabsinthe. Ils fumèrent du haschisch. Ils se firent même portraiturer par le célèbre Fantin-Latour.
Verlaine lintroduisit dans tous les cénacles, en particulier le groupe des Vilains bonshommes qui étaient dirigés par Charles Cros, qui, dans une chambre de lHôtel de Cluny, se réunissaient pour « buvoter, causotter, fumoter » comme dira Verlaine, réciter des vers gouailleurs, des poèmes « assez forts en gueule » où ils se parodiaient les uns les autres et parodiaient quelques parnassiens notoires, textes qui furent publiés pour la première fois en 1943 sous le titre Album zutique. Rimbaud, sil était le plus jeune dentre eux, nétait pas le moins audacieux ; comme il nen était pas à ses premières armes dans le domaine du pastiche, il a tout particulièrement brillé dans ces exercices où il défiait ses aînés. Un soir, au cours dun dîner, il leur déclama son Bateau ivre, provoquant étonnement, stupeur, applaudissements. Mais il sentait que ceux qui lapplaudissaient ne comprenaient rien à son engagement ; dailleurs, ils avaient pris parti contre la Commune ; il ny avait chez eux aucune pureté, aucune exigence dabsolu, aucun courage pour chambouler le monde ; ils nétaient que des fonctionnaires des lettres, quil méprisait ouvertememt, eux le lui rendant bien, au point de lexclure du groupe.
Heureusement, il y avait Verlaine, qui était amoureux de lui, qui admirait vraiment son génie littéraire, qui, se brûlant à cette histoire damour née de la fascination des esprits et où les corps exultaient et se perdaient, délaissa sa femme et son fils nouveau-né. Les amants se retrouvaient souvent dans les chambres où Verlaine avait installé Rimbaud, rue Campagne-Première, puis rue Monsieur-le-Prince, enfin rue Victor-Cousin.Ils composèrent ensemble trois sonnets obscènes appelés Les stupra, dont lun est le sonnet du trou du cul.
Cependant, cette liaison, à laquelle Mathilde s'opposait farouchement (au point que Verlaine faillit létrangler en janvier 1872), était turbulente, très orageuse. Au fil des jours, lenthousiasme de Rimbaud se dissipa dans lécoeurement montant. À une date mal déterminée (mars ou avril), cet « enfant gêneur » regagna les Ardennes pour permettre à Verlaine de se réconcilier avec sa femme.
Il pratiqua alors sa méthode de voyance et cultiva les hallucinations comme il la rapporté dans le chapitre dUne saison en enfer intitulé Alchimie du verbe où il raconta « lhistoire dune de [s]es folies », citant à lappui un certain nombre de ses poèmes. Il sentraînait à « lhallucination simple » et à « lhallucination des mots » (favorisant peut-être lune et lautre par labsinthe et le haschisch), il était en proie à une « lourde fièvre », son esprit était en « désordre ». Dans cet état, il dit « adieu au monde » dans des « espèces de romances », composées sans doute sous linfluence de Verlaine, mais dont il allait lui-même railler lexpression « bouffonne et égarée au possible ». Il en convint : « aucun des sophismes de la folie » na été oublié par lui, qui en a fait un système.
Ce furent :
_________________________________________________________________________________
Larme
(mai 1872)
Poème
Commentaire
Ce poème a été reproduit par Rimbaud dans Alchimie du verbe. De sérieuses différences séparent les deux textes. Dans Alchimie du verbe, le poème fait suite à la phrase :« J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.» On conçoit qu'un tel texte soit extrêmement difficile à élucider. En tout cas, sa puissance poétique est indéniable, et elle est d'autant plus forte que, dans cette évocation de paysage, nous voyons s'associer des souvenirs réels, sans doute, mais aussi des sentiments qui, pour être exprimés de façon symbolique, n'en montrent pas moins (le cri final en témoigne) une recherche de tout autre chose que de simples artifices rythmiques. Néanmoins, on remarque tout de suite, en rapprochant ces vers de ceux que Rimbaud écrivait avant son départ pour Paris, combien il s'est efforcé d'assouplir le rythme, de libérer le vers de tous les impératifs parnassiens : comme Verlaine, il « préfère l'impair» et utilise l'hendécasyllabe ; il préfère aux rimes les assonances (« bruyère »-« vert », « Oise »-« colocase », « auberge »-« perches »), use de coupes très variées et de multiples enjambements qui donnent presque au vers un rythme de prose
_________________________________________________________________________________
La rivière de Cassis
(mai 1872)
Poème
Quelle peut être cette rivière mystérieuse? Suivant Delahaye, il s'agirait de la Semoy, qui se jette dans la Meuse au nord de Charleville, et qui a « des eaux transparentes, qui paraissent noires quand leur lit est profond », ou d'un noir violet, « cassis» au crépuscule (le texte donné par La vogue ne porte pas de majuscule). Et Rimbaud a souvent parcouru cette vallée qui va de Montherme à Bouillon où on voit, dominant la Semoy, le château de Godefroy ; ce « donjon » moyenâgeux, aussi bien que la légendaire forêt des Ardennes au cur de laquelle il se trouve, ont bien pu inspirer, comme le fait remarquer Delahaye, la tonalité médiévale et légendaire du poème.
Sur le plan technique, le poème est remarquable par la liberté des rimes, souvent transformées en assonances (la seconde strophe est une véritable « laisse assonancée ») ; par l'emploi de l'impair (vers de onze syllabes alternant avec des vers de cinq ou de sept), enfin par la volonté de briser le vers et de rompre avec les préceptes de la versification classique : on note en particulier la coupe après l'« e » muet, vers 3, 11, 18.
_________________________________________________________________________________
Comédie de la soif
(mai 1872)
Poème
Le ton personnel et les allusions autobiographiques y sont beaucoup plus nets : à ses parents, qui l'invitent à boire les boissons conformistes et à vivre bourgeoisement, à ses amis de Paris (Verlaine et ses amis) qui l'invitent à boire le bitter et l'absinthe, le jeune poète oppose sa soif spirituelle, soif d'aventures, soif d'inconnu ; mais la fin désolée du poème nous le montre déçu, ne songeant plus qu'à la tranquillité « en quelque vieille Ville », songeant plus encore à s'anéantir, comme le Bateau ivre souhaitait « aller à la mer ». « Lenfer de la soif » (c'est le titre du poème dans un autre manuscrit) a toute sa vie torturé Rimbaud, non seulement moralement mais physiologiquement : ce thème de la soif desséchante que rien ne pouvait désaltérer remplit ses lettres : « Jai une soif à craindre la gangrène » écrivit-il en juin 1872 ; il parcourait des kilomètres « pour boire un peu » (lettre de mai 1873) ; et, dans La chanson de la plus haute tour, il écrivit :
« Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines. »
« Jai soif, si soif ! » sécria-t-il dans Nuit de lenfer. Cette soif fut aussi une soif de travail, de recherche, puis simplement dargent dans les déserts sans eau dAden et de lAbyssinie.
Techniquement, le poème contient des rythmes très variés (visiblement, Rimbaud chercha un rythme de chanson) et continue de montrer lemploi des assonances plutôt que des rimes. Dans la première partie, les réponses aux couplets des grands-parents sont non rimées, révolte contre la rime qui est liée à la révolte ici exprimée contre toutes les conventions.
_________________________________________________________________________________
Bonne pensée du matin
(mai 1872)
Poème
Ce poème paraît avoir été écrit à Paris, ou en tout cas évoquer le matin à Paris. Dans sa lettre de Jumphe à Delahaye, Rimbaud consacra à l'aube, « cette heure indicible, première du matin », un paragraphe qui est le meilleur commentaire de ce poème. Dans Alchimie du verbe, où il cita ce poème, il a dit qu'il était à l'époque particulièrement attiré par la « littérature démodée ». Lui, qui aimait les libretti de Favart, a peut-être voulu faire une tentative pour exprimer une vision moderne dans la forme qu'affectionnaient les poètes du XVIIIe siècle. Il a pu aussi se souvenir d'un poème de Demeny dans Les glaneuses sur Ceux qui bâtissent Paris.
Au point de vue du rythme, la construction est extrêmement libre ; la plupart des octosyllabes sont «faux» ou du moins réclament les « élisions naturelles» à la manière de Paul Fort : «À quatre heur(es) du matin, l'été », «En bras d(e) chemis(e), les charpentiers ». Il faut comparer cette version avec celle qui est donnée dans Alchimie du verbe.
_________________________________________________________________________________
Fêtes de la patience
(mai-juin 1872)
Ces quatre poèmes représentent la « somme» de l'art de Rimbaud dans ses derniers vers, par leur écriture savamment naïve, par leur lyrisme, par leur musique. Cette fois nous sommes vraiment en présence des « prodiges de ténuité» signalés par Verlaine, mais il est à peu près impossible de définir leur « sens» avec précision : ils ont du reste donné lieu aux interprétations les plus diverses.
Ce sont :
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Bannières de mai
(mai 1872)
Poème
La première strophe évoquant la joie du printemps, Rimbaud a pu songer à ces mais », ces arbres auxquels on attachait des rubans (= « bannières »).
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Chanson de la plus haute cour
(mai 1872)
Poème
Izambard a raconté dans ses souvenirs (Rimbaud tel que je l'ai connu) comment Rimbaud a peut-être été amené à reprendre un vieux refrain qu'il avait entendu fredonner par son professeur lors d'une promenade :
« Avène, avène,
Que le beau temps t'amène »
devenu
« Ah ! Que le temps vienne
Où les curs s'éprennent. »
Dans Alchimie du verbe, Rimbaud cita ce poème comme une des « espèces de romances» où il disait « adieu au monde », et il intercala comme un refrain, entre les couplets, ces deux vers (sous forme légèrement modifiée). Mais cette réminiscence intéresse le rythme plus que l'inspiration même du poème. Il est probable, comme le dit Delahaye, que Rimbaud fit ici un retour sur lui-même, sur son « oisive jeunesse », sur l'échec de son expérience parisienne, sur sa « patience » douloureuse et sa solitude. Est-ce à cet isolement dans sa « tour» que fait allusion le titre?
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
L'éternité
(mai 1872)
Poème
Rimbaud écrivit, avant de citer ces vers dans Alchimie du verbe : « Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible.» Lobscurité des termes justifie les nombreuses tentatives d'interprétation qui ont été faites de ce poème. Mais on ne peut le commenter avec piété, ou gravité, et, sous prétexte d'éternité, y introduire une pensée chrétienne car le thème, donné à la première et repris à la dernière strophe, est clair : l'éternité, c'est la joie de l'instant, pour celui qui retrouve l'esprit païen, la mer, le soleil, la nature. Il semble que Rimbaud, dans son exaltation, ait voulu exprimer à la fois toutes sortes de sentiments qui se mêlaient en lui, et qui prennent, sous sa plume de poète, une forme imagée et souvent sibylline. Joie d'être libre dans la nature, sans doute, de s'évader de la vie sociale (des humains suffrages) et des croyances religieuses ; mais aussi certitude de souffrir et de se consumer : « Le supplice est sûr. »
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Âge dor
(juin 1872)
Poème
Il aurait pu être écrit à Paris, où Rimbaud était retourné sur les instances de Verlaine, et où il travaillait la nuit (voir la lettre à Delahaye). Le ton de ce poème, le dernier des quatre, est assez différent : c'est une sorte de conclusion allègre, presque insouciante. Les vers :
« Vis et laisse au feu
L'obscure infortune »
sont comme une reprise railleuse de la fin de Bannières de mai :
« Et libre soit cette infortune. »
Il est possible que Rimbaud se soit rappelé le double chant que chantent la luxure et la mort dans Le songe d'hiver des Cariatides de Banville (où le chant de la luxure est lui aussi écrit en vers de cinq pieds). Mais la pièce est extrêmement obscure. En même temps qu'une ritournelle (les couplets sont souvent repris), Rimbaud semble avoir voulu faire une sorte de « chant» à plusieurs « voix ».
_________________________________________________________________________________
Le 7 juillet 1872, de retour à Paris, Rimbaud enleva Verlaine, lenjoignit de le suivre à Bruxelles. Dans leur association, Verlaine apporterait son argent et Rimbaud renouvelerait son inspiration rouillée. En route à pied pour la Belgique, ils furent aperçus à Charleville. Vitalie porta plainte : que la police retrouve son fils ; il est mineur, il na que dix-sept ans. À Bruxelles, ils ne sattardèrent pas, la police était à leurs trousses. Ils coururent, sémerveillèrent, écrivèrent dans le bonheur, Arthur étant toujours dans ses extases. Sur la plage dOstende, il vit la mer pour la première fois, la mer plus mystérieuse encore des visions du Bateau ivre écrit deux ans plus tôt.
Le 4 septembre 1872, en dépit des tentatives de Mathilde pour récupérer son mari, Rimbaud et Verlaine sembarquèrent pour Douvres et sinstallèrent à Londres où ils habitèrent dabord le quartier français, Leicester square, où se retrouvaient les exilés de la Commune, puis Howland street, plus à lécart, pour éviter justement ces Français et leurs commérages de petite colonie, car ils regardaient de travers ces poètes louches et se moquaient deux. Même si, tentant de vivre en donnant des cours, ils n'eurent pas toujours de quoi manger (voir Laeti et errabundi de Verlaine), ils goûtèrent la foule (en particulier toute une population de miséreux, d'ivrognes et de prostituées journellement rencontrée dans les bas quartiers), la circulation, le grouillement dêtres et de voitures, les ponts, les rues, les constructions gigantesques, les chantiers immenses, la démesure en tout, lénergie partout et qui vibrait de toutes les inventions de la science et de lindustrie, dans cette Babylone moderne où se croisaient tous les peuples, troublante, fascinante, monstrueuse. Là, cest sûr allait naître le nouveau monde. Ils furent ragaillardis par ces visions, libres, sans passé connu, sans les pesanteurs anciennes, sans frein, sans honte. Ils séblouirent à tous les spectacles, au théâtre (sintéressant, en particulier, à l'opéra-comique), aux expositions, aux folies architecturales du Crystal Palace. De ces fantasmagories entrevues et confondues allaient naître certaines « illuminations » que Rimbaud griffonna sur des feuilles volantes. Verlaine accusait Londres d'être dépourvue de monuments anciens, mis à part « ses interminables docks». Tous deux furent frappés par l'immoralisme qui y régnait (« Ô le feu du ciel sur cette ville de la Bible !» écrira Verlaine dans son Sonnet boiteux),
En 1872, Rimbaud composa ses derniers poèmes en vers. Un certain nombre sont datés, les uns de mai 1872, les autres de juin, de juillet ou d'août. Neuf autres sont sans date. Un assez grand nombre laissent voir, par leur inspiration, qu'une coupure s'est produite dans l'existence et dans les sentiments de Rimbaud : il a reçu un double choc, d'abord de la fréquentation de Verlaine et de ses amis (les « Amis » de Comédie de la soif) et des « charmes » dissolvants de cette existence (à quoi fait allusion, sans doute, Ô saisons, ô châteaux) puis de la séparation imposée par les « Parents », la belle-famille de Verlaine, et Mme Rimbaud ; plusieurs poèmes semblent avoir été écrits à Charleville lors de cette séparation, et traduire l'amertume, l'anéantissement de celui qui se qualifie lui-même d'« enfant gêneur» : Comédie de la soif, Fêtes de la patience, Honte en particulier. D'autres, comme Bonne pensée du matin, ont dû être écrits à Paris. Bruxelles et Est-elle almée? paraissent évoquer le voyage en Belgique et la traversée. Suivant Delahaye, c'est vers le début de 1873 qu'Arthur lui aurait dit : « Maintenant, je fais des chansons : c'est enfantin, c'est rustique, naïf, gentil» et lui aurait lu «d'un air très détaché, indulgent, comme citant des choses faites par un autre », Soifs, Fêtes de la faim, Patience, Ô saisons ô châteaux. Cette date ne concorde pas avec le texte des manuscrits qui sont tous datés de 1872 ; si Rimbaud a lu ces pièces en 1873 à son ami, il a dû lui en parler comme de « chansons» faites bien auparavant - ce qui explique son « air détaché ». Rimbaud fit visiblement dans ces « chansons» une tentative pour s'émanciper tout ensemble des règles de la versification classique et des lois de la pensée rationnelle ; il eut recours, comme il la dit dans Alchimie du verbe, aux « refrains niais », aux « rythmes naïfs ». Voici comment Verlaine, dans Les poètes maudits, jugea cette tentative : «Après quelque séjour à Paris, puis diverses pérégrinations plus ou moins effrayantes, Rimbaud vira de bord et travailla (lui !) dans le naïf, le très et l'exprès trop simple, n'usant pus que d'assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d'être grêle et fluet », et il cita le premier quatrain de L'éternité Cette tentative allait évidemment dans le même sens que celle de Verlaine dans les Romances sans paroles (publiées en 1874). Mais lequel des deux a influencé l'autre? On admet généralement que c'est Rimbaud qui a montré la voie à Verlaine. Est-ce bien sûr? Le « naïf », « l'exprès trop simple» étaient certainement plus naturels à Verlaine qu'à Rimbaud, et Verlaine, qui écrivait dès cette époque certaines des Romances sans paroles, qui en tout cas avait écrit en 1872 des Ariettes oubliées, a bien pu influencer Rimbaud qui était à la recherche d'une « formule» poétique. Rimbaud, qui poursuivait alors sa tentative de voyance et s'efforçait de «noter l'inexprimable », aurait trouvé dans la musique balbutiée de Verlaine un moyen d'échapper au conceptualisme, des exemples aussi de « vieillerie poétique» et de « rythmes naïfs ». Sans doute est-il allé plus loin que Verlaine dans la voie de l'irrationnel et de la « comptine » ; et cest pourquoi il est probablement inutile de chercher à « expliquer » ces poèmes dans tous les détails ; mais la voie du « grêle» et du« fluet », malgré le charme certain de quelques-unes de ces chansons, n'était pas vraiment la sienne.
Il ne semble pas qu'il ait prolongé cette tentative en Angleterre pas bien longtemps en tout cas ; et il laisse apparaître dans Une saison en enfer un certain ressentiment contre Verlaine à ce sujet, Verlaine dont le « Charme » a rendu la parole de Rimbaud incompréhensible en faisant qu'« elle fuie et vole » (Ô saisons ô châteaux), Verlaine dont il dénonça la néfaste influence dans un brouillon de Nuit de l'enfer : « ce sont des erreurs qu'on me souffle à l'oreille, les magies, les alchimies, les mysticismes, les parfums faux, les musiques naïves... »
Ce qui allaient être les derniers vers de Rimbaud sont :
_________________________________________________________________________________
Jeune ménage
(27 juin 1872)
Poème
Le « jeune ménage » est le « drôle de ménage» formé par Verlaine et Rimbaud car, à cette date, Verlaine avait installé Rimbaud rue Victor-Cousin (voir la lettre à Delahaye) ; le poème peut faire allusion à cette chambre ou à la précédente, rue Monsieur-le-Prince, d'où l'on voyait mieux le ciel « bleu-turquin ». Verlaine, lui, évoquera la chambre de la rue Campagne-Première dans Jadis et naguère sous le titre : Le poète et la muse, mais d'une manière plus réaliste :
« La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules,
Ô pleine de jour sale et de bruits d'araignées?
La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées
Par ces crasses au mur et par quelles virgules ! »
_________________________________________________________________________________
Bruxelles
(juillet 1872)
Poème
Verlaine et Rimbaud, en route pour lAngleterre, passèrent par Bruxelles. Ce poème calme et même enjoué est une suite d'impressions et de coq-à-l'âne : Rimbaud était tout à la joie de découvrir la « liberté libre» avec Verlaine.
_________________________________________________________________________________
Est-elle almée?
(juillet 1872)
Poème
Souvenir, peut-être, du voyage en mer et de l'arrivée en Angleterre (la « splendide étendue» où l'on sent « souffler la ville énormément florissante ») ; la Pêcheuse et le Corsaire évoquent également la mer. Mais qui est cette « elle »? il est difficile de deviner à quoi ou à qui Rimbaud fait allusion. Une almée est une danseuse dans les Indes. On note le même « C'est trop beau !» que dans le poème précédent.
_________________________________________________________________________________
Fêtes de la faim
(août 1872)
Poème
Ce poème a été composé en Angleterre.
Tout ce texte est un développement à partir du symbolisme de la faim et de la dureté de la vie. D'une part, comme l'a écrit Verlaine, Rimbaud et lui-même n'ont pas eu toujours de quoi manger à Londres (voir Laeti et errabundi) ; d'autre part le jeune Ardennais fut peut-être fasciné par le paysage minéral qu'il avait sous les yeux à Londres, et où dominaient « les charbons, le fer» : il rêve de printemps et de végétaux.
_________________________________________________________________________________
Entends comme brame
(1872)
Poème
Ce poème sans date semble bien un de ceux où Rimbaud « notait l'inexprimable », et l'on se demande s'il faut vraiment y chercher un sens, bien qu'on y trouve des articulations de raisonnement logique (« or », « néanmoins »). Il n'est pas daté ; les mots « avril », « rame viride » font songer au printemps (mais on peut être étonné de voir des rames de pois en avril), et l'on peut penser que cette pièce date aussi de mai 1872. Des recherches de rythme et sonorités apparaissent dans ces vers de cinq syllabes très désarticulés et dans les assonances en « a » et en « e ».
_________________________________________________________________________________
Michel et Christine
(1872)
Poème
Cest un autre poème sans date. Rimbaud ayant dit dans Alchimie du verbe : « Un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi », on a essayé d'élucider ce texte obscur à partir du vaudeville de Scribe qui porte le même titre. Malheureusement, ce vaudeville n'a aucun rapport avec le texte de Rimbaud ; seuls les mots « fin de l'Idylle» dans le poème pourraient autoriser un rapprochement, qui reste stérile. En fait, ce poème paraît surtout à base d'images hallucinatoires et d'associations d'idées : l'imagination de Rimbaud, mise en branle par un ciel d'orage, fait apparaître des visions étranges qui se fondent et se succèdent. Les mots Christ, Christine semblent prendre une force hallucinatoire, confirmant « l'hallucination des mots » évoquée dans Alchimie du verbe. Est-ce les mots eux-mêmes qui La versification est très libre, et tend à un rythme de prose ; les rimes sont fausses (« bords » - « honneur », « Gaule » - « Idylle) ou inexistantes (« amaigries » - « orage »).
_________________________________________________________________________________
Honte
(1872)
Poème
Pour certains, ce poème serait une parodie des plaintes de Mme Rimbaud sur son enfant terrible de fils, et ils le datent du séjour d'avril-juin 1872 à Charleville. Pour dautres, au contraire, ce serait un reflet des querelles de Londres entre Verlaine et Rimbaud, et ils le datent de 1873. Et, en effet, le ton violent et volontairement cruel rend cette pièce très différente des « chansons» de 1872. Il paraît pourtant étonnant que Rimbaud soit revenu en 1873 à la versification régulière ; et, d'autre part, on l'imagine bien s'appliquant à lui-même le terme d'« enfant gêneur» en mai 1872, lorsqu'il a été obligé de quitter Paris pour ne pas « gêner» le ménage de Verlaine. De toute façon, c'est évidemment de lui-même que Rimbaud parle ici, imaginant avec violence et sarcasme tous les supplices qu'on peut souhaiter pour lui, et aussi la prière hypocrite qu'on peut adresser au ciel pour son âme.
_________________________________________________________________________________
Mémoire
(1872)
Poème
C'est un des poèmes de Rimbaud les plus célèbres et les plus controversés. On a voulu y voir un souvenir de sa « fuite» vers Paris, avec l'évocation de sa mère et de ses surs. Suivant d'autres, « le départ de l'homme» ferait allusion au départ du père d'Arthur, qui s'était séparé de sa femme. Mais ce poème tout en rimes féminines semble surtout destiné à évoquer des sensations éprouvées devant ou non loin de l'eau, élément féminin. Le titre même indique que Rimbaud se rappelle les impressions éprouvées près de la rivière, ou sur l'eau.
_________________________________________________________________________________
Ô saisons, ô châteaux
(1872)
Poème
Cest un poème obscur, dont il existe une autre version dans Alchimie du verbe, et un brouillon autographe précédé de deux lignes de prose ainsi déchiffrées : « C'est pour dire que ce n'est rien, la vie ; voilà donc les Saisons.» Dans Alchimie du verbe, ce poème sert de conclusion à l'« histoire d'une de mes folies» et a un développement sur le bonheur. Un véritable délire d'interprétation s'est abattu sur les deux premiers vers : on a fait de la saison la vie terrestre, des châteaux les « châteaux de l'âme» (d'après sainte Thérèse d'Avila) ; ou bien on a compris saison comme « temps de retraite ou de cure spirituelle». Il semble plus simplement que les saisons sont (d'après le commentaire de Rimbaud lui-même) les âges de la vie (ou simplement des périodes, des durées, comme dans Une saison en enfer) : il avait certainement pour ce mot une prédilection étrange. Pour « châteaux », on ne sait s'il faut penser à la « plus haute tour», à des visions féodales, à des châteaux en Espagne... Il semble quil a choisi un mot riche en suggestions sans lui donner un sens précis, et que du reste cette ritournelle ne réclame pas tellement une « explication» rationnelle. Le « il » dont il est ensuite question est Verlaine, Rimbaud se plaignant du « Charme » dissolvant de lexistence quil lui faisait vivre.
_________________________________________________________________________________
Le loup criait sous les feuilles
(mai-juin 1872)
Poème
Ce poème n'est connu que par Alchimie du verbe. Puisque Rimbaud le cite avec les textes de mai-juin 1872, c'est qu'il est de la même époque et participe de la même tentative ; on remarque du reste un emploi analogue d'assonances remplaçant les rimes : « feuilles » - «volailles », « Salomon » - « Cédron », et une grande liberté de rythme (sept pieds en général, mais deux vers n'en ont que six). Faut-il chercher un sens précis à ce petit texte? Remarquons simplement que deux thèmes sy mêlent : celui de la sécheresse, de la mort ardente (« Comme lui je me consume »), et celui de la fraîcheur printanière et des nourritures végétales : c'est peut-être pourquoi Rimbaud ne cite pas dans Alchimie du verbe la fin de Fêtes de la faim, qui rappelait beaucoup ce poème-ci.
_________________________________________________________________________________
En 1872, Rimbaud abandonna définitivement la versification et ses « musiques ». La lecture de Baudelaire laurait incité à tenter des poèmes en prose :
_________________________________________________________________________________
Les déserts de lamour
(1872)
Textes de prose
Ces textes n'ont pas grand rapport avec les poèmes en prose de Baudelaire, mais en revanche ils en ont beaucoup avec la période de « délire » que Rimbaud a connue en 1872 à l'époque où il écrivait ses derniers vers, et dont il dit dans Alchimie du verbe : « Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. » Comme l'indique l'Avertissement qui les précède, il s'agit moins de poèmes que de « rêves », rêves endormis ou éveillés, rêves d'amour et de souffrance : il est à supposer quun psychanalyste y trouverait matière à plus dune réflexion. « Ces écritures-ci », y dit-il aussi, « sont d'un jeune, tout jeune homme, dont la vie s'est développée n'importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît, fuyant toute force morale... » Le caractère autobiographique de ces proses est en effet évident, et il faut lire un aveu poignant dans l'expression « sans mère » aussi bien que plus loin dans la phrase : « N'ayant pas aimé de femmes, - quoique de sang ! - il eut son âme et son cur, toute sa force élevés en des erreurs étranges et tristes. » ! Il se reconnut une part de responsabilité dans sa vie désordonnée et immorale ; mais les expressions « sans mère », « sans pays », apportent aussi une explication et une justification de son attitude. Il souligna le mot « homme » (et il écrivit plus loin « jeunes hommes » plutôt que « jeunes gens ») : faut-il voir là une allusion à son homosexualité, comme dans le titre que Verlaine donnera plus tard à son recueil vendu sous le manteau, Hombres?
_________________________________________________________________________________
En décembre 1872, rappelé par sa mère, qui avait pris contact avec Mathilde Verlaine, Rimbaud rentra à Charleville. Mais, dès janvier 1873, il retourna à Londres (janvier 1873), appelé au chevet de Verlaine malade et soucieux de renouer avec sa femme, qui lui avait intenté un procès en séparation de corps. Ils allaient rester à Londres jusquen avril.
De sombres pensées, des révoltes, des remords, se mêlant à son désir toujours latent dêtre utile au monde, Rimbaud conçut le projet le plus ambitieux encore quil ait exigé de sa poésie : il voulut reprendre lÉvangile de saint Jean, le réécrire, en faire la Bible des temps nouveaux, celle qui remplacerait lautre, trop vieille, trop inadaptée à notre monde. Ce fut :
_________________________________________________________________________________
Proses évangéliques
(1873)
Commentaire
Comme, aussi étonnant que cela puisse paraître, Rimbaud a utilisé les mêmes feuilles pour écrire tantôt les ébauches des Proses évangéliques, tantôt (au verso) les brouillons d'Une saison en enfer, on a longtemps cru que le dernier de ces textes, Beth-Saïda, la piscine
, était une sorte de prologue d'Une saison en enfer. Il nous faut admettre qu'il n'y avait pas une grande provision de papier dans le grenier de Roche, et que Mme Rimbaud n'était guère portée à la renouveler : l'écriture des brouillons est du reste extrêmement serrée. Ces trois proses y furent composées, soit pendant son séjour à Roche au printemps de 1873, soit aussitôt après la terminaison dUne saison en enfer (qui porte comme date : avril-août 1873). Elles pourraient être postérieures à son retour à Roche après le drame de Bruxelles. Mais iI est assez difficile d'imaginer qu'il ait eu alors assez de sérénité d'esprit pour sortir de sa propre histoire. Il aurait donc pu aussi les avoir entreprises en avril, pour abandonner assez vite ce projet et se mettre à écrire son « Livre païen» en mai.
Ces proses « évangéliques» présentent un aspect assez antireligieux, à la fois sceptique et sarcastique. On y sent quil était troublé, irrité par le problème religieux, mais aussi qu'il refusait tantôt avec ironie, tantôt avec fureur, à écouter le «chant raisonnable des anges ». Il a relu l'Évangile, attiré et inquiété par la personnalité de Jésus, et son attitude, lorsqu'il parla de ses miracles et de ses prophéties, est bien curieuse car on voit se mêler dans sa prose un ton de scepticisme railleur (« Jésus n'a rien pu dire à Samarie »), une virulence qui apparaît dans la vigueur des expressions et la netteté des répliques (« Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non.»), parfois aussi des ondes soudaines de poésie : « Enfin, il vit au loin Ia prairie poussiéreuse, et les boutons d'or et les marguerites demandant grâce au jour. »
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
À Samarie
La première phrase semble prouver que le début du texte (où devait figurer le nom de Jésus) nous manque. Jésus a traversé la Samarie pour retourner de Judée en Galilée. Tout ce passage utilise l'Évangile selon saint Jean, chapitre IV. Beaucoup de Samaritains (de la ville de Sychar) crurent en Jésus, dit saint Jean, sur le témoignage de la « femme à la fontaine » (dont Rimbaud parla plus loin), et « ils furent encore bien plus nombreux à croire, à cause de sa parole à lui» (IV, 41).
D'une manière sarcastique, Rimbaud assimila le ton et l'influence des prophètes à ceux des hommes d'État. Il prétendit démontrer que Jésus n'avait pas pu prononcer à Samarie les discours que rapporte Jean car il risquait d'être pris et mis à mort comme «prophète» par ce peuple esclave «de la routine».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
L'air léger et charmant de la Galilée
Rimbaud avait-il lu la "Vie de Jésus de Renan qui avait été publiée en 1863? On pourrait le penser, à lire le début et la fin de cette prose : Renan parle de «la vie simple et douce» de Galilée, où la campagne est un tapis de fleurs, d'une « franchise de couleurs incomparable» ; il décrit la région du lac de Tibériade, « où les vagues viennent s'éteindre en des massifs de gazon et de fleurs », l'horizon « éblouissant de lumière », les « vertes collines» et les « claires fontaines ». Comme Renan, Rimbaud ramena le Christ à des proportions humaines. Quil ait chassé les marchands hors du Temple n'est pas pour lui un « miracle », mais il a été secoué par une réaction de jeune homme. Il «romança» l'épisode de la guérison du fils de l'« officier », malade à Capharnaüm, et imagina des détails (sa tête «à demi chauve»). Il ne discuta pas la réalité de ce miracle, mais indiqua : «il eut un mouvement d'orgueil enfantin et féminin».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Beth-Saïda
Cette prose a suscité des interprétations chrétiennes : pour certains commentateurs, elle ne peut signifier autre chose que le retour de Rimbaud à l'Évangile, une conversion ébauchée. Pour dautres, cest au contraire un texte foncièrement antichrétien : le Christ ne fait pas de miracle (plus exactement, il n'est pas dit expressément quil en fait un), et l'accent est surtout mis sur la première partie, sur la description. On ne voit pas le paralytique dialoguer avec Jésus et aucune conclusion n'est tirée soit en faveur du pouvoir du Christ soit en vue d'une idée morale (comme dans saint Jean). On peut se demander toutefois s'il faut aller jusqu'à penser que le paralytique refuse le Christ, et qu'il représente Rimbaud qui s'évade du christianisme pour entrer «aux splendides villes». Est-ce volontairement quil a donné à cette prose une fin aussi ambiguë?
On voit la transformation symbolique du texte : cette piscine, c'est l'enfer, l'endroit où gisent les damnés, accablés par leurs péchés. Du texte de Jean, il tira un symbole et une vision colorée, pittoresque et sinistre : «lueurs d'orages», yeux «bleus», eau «noire», linges «blancs ou bleus».
Ce texte, qui a été connu longtemps avant les précédents présente avec eux beaucoup de similitudes d'inspiration et de ton ; la rédaction paraît cependant plus achevée.
_________________________________________________________________________________
Cependant, ses «proses évangéliques» ne plaisaient pas à Rimbaud : cétait trop proche du modèle, trop une parodie insipide de loriginal. Il abandonna ce projet.
La tension entre lui et Verlaine conduisit à lécoeurement. Au printemps, ils décidèrent dune pause. Rimbaud laissa Verlaine en Angleterre, en train de terminer les Romances sans paroles.
D'après le Journal de sa sur, Vitalie, le 11 avril 1873, jour du Vendredi Saint, il arriva à l'improviste à Roche. Il y commença un autre livre. En mai, il écrivit à son ami Delahaye qu'il travaillait «assez régulièrement» et qu'il faisait « de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. C'est bête et innocent» ; et en post-scriptum : «Mon sort dépend de ce livre pour lequel une demi-douzaine d'histoires atroces sont encore à inventer.» Il avait déjà, dit-il, trois histoires faites. Pourquoi son sort dépendait-il de ce livre? II s'agissait, bien évidemment, de son sort d'homme de lettres. Il ne songeait nullement alors à abandonner la littérature (il se dira «homme de lettres» en juillet devant les juges de Bruxelles) ; il pouvait penser aussi que son sort, s'il arrivait à se faire publier, en serait changé par rapport soit à sa famille, soit à Verlaine (littérateur, lui, déjà «arrivé») qui allaient être forcés de lui accorder considération.
Mais ses projets furent interrompus : le 24 mai, à Bouillon, il revit Verlaine qui était allé chez sa tante, à Géonville, en Belgique. Ils reprirent le train ensemble et allèrent à Anvers s'embarquer pour l'Angleterre, le 26 mai. Ils passèrent toute la nuit en mer (« dix-huit heures de mer, sans compter l'Escaut et la Thames «river», rapporta Verlaine à Lepelletier). À Londres, ils habitèrent College street, reprirent leurs études au British Museum et restèrent jusqu'en juillet. Mais les scènes violentes furent nombreuses.
Rimbaud y a-t-il poursuivi son travail? Peut-être a-t-il mis au point les premiers chapitres dUne saison en enfer et en a-t-il ébauché d'autres : un dessin de Verlaine, qui le montre écrivant dans un «public house», portait, paraît-il, en exergue : «Comment se fit la Saison en enfer.» On peut très bien admettre quil avait, dès lors, écrit Mauvais sang, qui figurerait bien dans un « Livre nègre» et «païen» ; peut-être aussi L'impossible ; peut-être enfin (comme troisième «histoire») Alchimie du verbe. Il est probable qu'il n'a guère travaillé entre mai et juillet car les discussions entre Verlaine et lui devenaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus violentes, et l'on peut en croire le témoignage de Délires l d'après lequel les deux « compagnons d'enfer» se roulaient à terre pour se battre.
Tendu corps et esprit dans son écriture, bientôt Rimbaud navait plus vu à Londres que la pluie, le gris, le sale, la poussière du charbon, la misère de tous ces pauvres quun libéralisme exacerbé jetait au trottoir. Il devint insouciant du quotidien, de tout travail autre, de toute attention à Verlaine, qui se refusait à se laisser entraîner à devenir « fils du Soleil », sa nature douce, tendre, indécise, molle, étant rétive à ces extrémités mystiques, et qui, le 3 juillet, excédé par cette existence et toujours obsédé par l'idée de se réconcilier avec sa femme, sévada, rejoignit Bruxelles et écrivit à ses amis quil se suiciderait si elle ne le rejoignait pas.
Abandonné à Londres, Rimbaud prit conscience de son amour pour lui. Il lui écrivit : « Est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble? Sois courageux. Réponds-moi vite. Je ne peux rester ici plus longtemps. Vite, dis-moi si je dois te rejoindre. Nécoute que ton bon cur. Vite ! » Et, le 8, il rejoignit Verlaine à lhôtel À la ville de Courtrai. Dans la petite chambre, les retrouvailles furent tendues, dautant plus que se trouvait là la mère de Verlaine qui devait lacompagner à Paris pour une tentative de réconciliation avec Mathilde. Rimbaud déclara que lui aussi irait à Paris. Verlaine prétendit vouloir len empêcher, et Rimbaud rétorqua que personne navait dordre à lui donner ! Le 10 juillet 1873, Verlaine sortit à six heures du matin pour faire les cent pas devant une armurerie quil avait repérée la veille et où il acheta un revolver de calibre 7mm. Puis il alla ensuite dans un café pour y faire le plein dalcool et de courage. De retour dans la chambre où Rimbaud reposait, il tira sur lui deux coups de revolver, le blessa au poignet gauche. Mme Verlaine qui attendait son fils à lextérieur, accourut, découvrit Rimbaud la main en sang et Paul, hébété sur le lit. Elle prit les choses en main, conduisit tout le monde à lhôpital Saint-Jean où les médecins acceptèrent sans sourciller la version de laccident lors dun nettoyage de larme, et le pansèrent. Mme Verlaine lui donna largent du voyage pour quil rentre chez sa mère. On le conduisit à la gare du Midi. Sur le chemin, à un geste incontrôlé de Verlaine, il prit peur et lui, qui était un rebelle, un anarchiste, un ancien « communard », appela un policier et porta plainte ! Il retourna à lhôpital pour quon extraie la balle. À peine opéré, il voulut partir, mais son corps défaillit. Il dut rester quelques jours à lutter pour sa vie, chez une Mme Pincemaille, marchande de tabac.
En dépit de lacte de désistement signé par Rimbaud à lhôpital, commença pour Verlaine lengrenage infernal de la justice car, si Rimbaud retira sa plainte, elle condamna celui qui avait été un sympathisant de la Commune et qui était un homosexuel : il fut condamné à dix-huit mois de prison à Bruxelles dabord, puis à Mons.
Rimbaud regagna Charleville et arriva à Roche le 20 juillet. À peine entré dans la ferme familiale, sans répondre aux paroles de bienvenue, il alla s'effondrer sur une chaise. Une crise affreuse de sanglots le secoua. Il murmura : «Ô Verlaine, Verlaine !» Bientôt, sa famille le vit monter au grenier, où il s'enferma avec sa rancoeur et ses déceptions. Sa sur, Isabelle, dira avoir entendu, à travers le plancher, aux heures de travail, des sanglots convulsifs, coupés, tour à tour, de gémissements, de ricanements, de cris de colère, de malédictions, de larmes.
Dans lurgence (avait-il eu si peur de mourir?), en quelques semaines, il acheva son livre et lui donna son titre définitif. :
_________________________________________________________________________________
Une saison en enfer
(octobre 1873)
Recueil de textes de prose
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Prologue sans titre
«Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les curs, où tous les vins coulaient. Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.»
Commentaire
Ce texte a, de toute évidence, été composé après le drame de Bruxelles pour servir d'introduction à Une saison en enfer : «M'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac» fait allusion au coup de revolver et au danger couru alors par Rimbaud. Dans ce texte capital, il retraça les étapes essentielles de son passé moral et littéraire, avant de faire allusion à sa récente crise intérieure et à sa « fausse conversion» : cest bien d'un « carnet de damné» que seront extraits les feuillets d'Une saison en enfer.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Mauvais sang
On est d'accord, en général, pour admettre que ce texte a été écrit avant le drame de Bruxelles, et que les premiers titres adoptés par Rimbaud en mai, Livre païen ou Livre nègre, lui conviennent, aussi bien que l'expression d'« histoires atroces» qu'il employa dans sa lettre à Delahaye. Mais il déclara, en mai, avoir déjà écrit trois histoires : quelles sont-elles? On peut croire que primitivement elles formaient Mauvais sang, car à aucun autre texte dUne saison en enfer ne convient la dénomination de « Livre nègre ». Si l'on observe que le texte actuel (en huit parties) a été très remanié par Rimbaud (comme le prouve le brouillon), on peut très bien admettre quil avait écrit trois textes, qu'il compléta et remania par la suite : le brouillon serait l'un d'eux.
En tout cas, plusieurs thèmes d'inspiration se mêlent dans Mauvais sang : thème de la « race inférieure », dans les deux premiers morceaux ; thème de la lutte entre christianisme et paganisme, lié au précédent (« J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité. »), et qui engendre le thème du « nègre» qui crie son horreur à la civilisation et aux croyances occidentales ; thèmes plus personnels de l'enfance, de la solitude, du vice accablant.
Ce texte chaotique, qui se termine sur cette constatation ironique et désespérée pour celui qui s'apprêtait à emboîter le pas à la marche du monde : «Ce serait la vie francaise. le sentier de lhonneur.», traduit un état de crise. À travers les phrases hachées et les images saisissantes, se poursuivit la lutte entre les aspirations au « calme céleste, aérien », à la prière, et sa haine du christianisme tel que le pratiquent les Occidentaux : il se proclama nègre et païen pour mieux crier son innocence. Et, sans doute, au terme de la lutte, il refusait l'« amour divin» dont l'idée l'obsédait pourtant ; mais il ne faut pas sétonner de le voir, à Bruxelles, quelques mois plus tard, être près de revenir à la foi de son enfance.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Nuit de lenfer
Un brouillon de ce texte a été conservé ; il porte le titre Conversion et se trouve au dos de Beth-Saïda. Selon toute apparence, il a été écrit au retour de Bruxelles, après les jours d'hôpital où Rimbaud a failli revenir à la foi ; il relate le « combat avec l'ange» de Rimbaud, ses visions paradisiaques, et sa retombée au plus profond de l'enfer. Il y a un fossé entre ce texte et le précédent : alors que le païen, le nègre, ne pouvait être damné, puisque « l'enfer ne peut attaquer les païens », Rimbaud ici est hanté par l'idée qu'il est damné, voué à l'enfer de par son baptême ; et il se voit déjà en enfer : « Je me crois en enfer, donc j'y suis. »
Ce texte saisissant, où alternent les élans d'orgueil et les cris de désespoir, rappelle la tentative luciférienne du « mauvais ange» pour rivaliser avec Dieu, pour devenir « maître en fantasmagories », pour être Dieu ; mais Rimbaud n'a pas pu supprimer la notion de Bien et de Mal, pas plus que celle de paradis et d'enfer : il savait qu'il avait mérité l'enfer, et même « un concert d'enfers» ; et il voua à une même exécration, semble-t-il, Satan et Verlaine.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Délires I. Vierge folle
Il ne fait de doute pour personne à l'heure actuelle que la « Vierge folle» est Verlaine, et que l'« Époux infernal» n'est autre que Rimbaud, qui est ainsi présenté par lui-même tel qu'il apparaissait à Verlaine. Ce serait nier l'évidence que de ne pas reconnaître le faible époux de Mathilde dans des phrases aussi claires que : « Je suis veuve [...] J'étais veuve [...] Lui était presque un enfant [
] J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! - C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme. [...] - Il a peut-être des secrets pour changer la vie? Non, il ne fait qu'en chercher, me répliquais-je. » Ce texte essentiel nous fait donc le double portrait de Verlaine et de Rimbaud, et nous permet de comprendre ce qu'a été leur vie commune en Angleterre. La faiblesse de Verlaine, que ses lettres attestent d'autre part (« Aime-moi, protège et donne confiance. Étant très faible, j'ai très besoin de bontés », écrivit-il à Rimbaud en avril), le mépris d'Arthur pour son compagnon d'enfer, ses alternatives de rudoiement et de tendresse, et aussi l'existence épuisante du « drôle de ménage », coupée de luttes violentes et de « reprises» attendries, tout cela est mis en lumière dans ce texte qui a, bien évidemment, été écrit après la rupture. C'est un document de première importance, même si l'on tient compte du fait que cette « confession» de Verlaine fut en réalité rédigée par Rimbaud. Il est frappant de voir en particulier combien il s'estima incompris par Verlaine, combien il s'isola dans sa tentative forcenée pour se créer un monde à lui, pour essayer de changer la vie.
On y remarque la prédilection que, dans ses vers comme dans ses proses (y compris ses lettres), Rimbaud manifesta pour l'italique et pour les différenciations typographiques (capitales, petites capitales, tirets de retrait, etc.).
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Délires II. Alchimie du verbe
Pour une analyse, voir RIMBAUD - Alchimie du verbe
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Limpossible
Les thèmes figurant dans ce texte sont peu précisés : il est surtout question de la « sagesse première et éternelle» de l'Orient, la «patrie primitive», par opposition à la dégradation occidentale. Il n'en est pas moins vrai que cette nostalgie de l'Orient a été assez ancrée en Rimbaud pour le conduire, finalement, jusqu'aux rivages d'Arabie. Ce texte peut paraître justifier les allégations d'après lesquelles il serait un «initié», instruit de la kabbale et des livres sacrés de l'Orient. À dire vrai, la bibliothèque de Charleville ne paraît guère avoir pu lui fournir des livres traitant des sciences hermétiques de l'Inde (d'après les déclarations du bibliothécaire qu'ont consulté plusieurs biographes). C'est plutôt à travers les poèmes hindous de Leconte de Lisle quil a pris connaissance du Bhagavadgitâ.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Léclair
Voir RIMBAUD - Léclair
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Matin
Rimbaud avait peut-être primitivement songé à clore par ce texte sa relation d'Une saison en enfer :« Aujourd'hui, je crois avoir fini Ia relation de mon enfer. Cétait bien lenfer ; lancien, celui dont le fils de lhomme ouvrit les portes. », dit-il. Si, parvenu au seuil de la démence (« Je ne sais plus parler »), usé par des excès de toute sorte, Rimbaud se livre à un douloureux retour sur lui-même, le texte se termine cependant sur une note relativement optimiste, et le ton en est las, mais plus calme que dans le précédent.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Adieu
Cet Adieu plein de désenchantement, vraie sortie de l'enfer (« Tous les souvenirs immondes s'effacent »), a longtemps été considéré comme l'adieu final de Rimbaud à la littérature. Il n'est pas impossible que Rimbaud ait cru qu'il allait vraiment abandonner la littérature et qu'il ait donné à cet adieu une forme littéraire ; de tels « adieux» sont fréquents de la part d'écrivains : adieux de Byron à la Muse, adieux à la poésie terminant les Méditations de Lamartine, dernière pièce d'Espana de Gautier. Même quand ils sont sincères, ils sont, le plus souvent, trompeurs. Mais, en réalité, est-ce vraiment à toute idée de littérature que Rimbaud dit adieu, ou seulement à une certaine forme de littérature? Quelle est cette « belle gloire d'artiste et de conteur» qu'il se propose d'enterrer? On a admis qu'il faisait allusion aux « illuminations » déjà écrites ; mais le terme de conteur ne convient guère à l'auteur des Illuminations (où figure un seul conte, le texte qui porte ce titre). En revanche, peut-être le « conteur» est-il celui qui, naguère, se proposait de « conter », en marge de l'Évangile, la vie de Jésus, peut-être aussi le « maître en fantasmagories » qui faisait des « contes» mensongers. « L'artiste », c'est pour lui celui qui a eu recours à des procédés artificiels, « magies, parfums faux, musiques puériles» comme il le dit dans Nuit de l'enfer. Cet art que Rimbaud reniait a un double aspect : d'une part, incontestablement, il est en rapport avec la tentative de voyance quil décrivit dans Alchimie du verbe, tentative pour arriver à « l'inconnu» par la pratique de l'hallucination ; d'autre part, il fait appel à des procédés « magiques » et artificiels, «musiques puériles », rythmes naïfs, et aussi, dit le brouillon d'Alchimie du verbe, « élans mystiques et bizarreries de style» quil considérait comme du passé. Ce sont, dit-il dans Nuit de l'enfer, des « erreurs qu'on me souffle ». Qui est cet « on »? Rimbaud n'en voulait-il pas à Verlaine et à ses procédés artistiques : naïveté apparente, « musique» puérile, rythmes de chansons - en un mot, tous les procédés dont il a usé lui-même dans ses derniers vers, probablement sous l'influence de son ami? On peut penser questimant à présent que « l'art est une sottise» (dit-il dans son brouilIon), il renonça à ces procédés « incantatoires » pour rechercher la vérité (le mot revient à plusieurs reprises dans Une saison en enfer) : « la vérité dans une âme et un corps ». Il cita, avec raillerie et désinvolture, ses derniers vers, sans même se soucier d'en conserver le rythme exact ; et il dit adieu, cette fois définitivement, à la « vieillerie poétique» : pour ce qu'il fallait désormais, c'était être « absolument moderne ». Il ne sera pIus question après Une saison en enfer, de « voyance» ni de «pouvoirs surnaturels ».
Mais Rimbaud semble plutôt, ici, dire adieu à sa tentative magique, aux formes versifiées qu'il a citées dans Alchimie du verbe, peut-être aussi à certaines proses écrites pendant la période de « voyance » : «J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! Je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée ! Moi !, moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! », paragraphe qui semble annoncer le Rimbaud en Abyssinie.
Le damné peut, à la fin dUne saison en enfer, malgré les voltes-faces et les palinodies qui en brouillent parfois le sens, affirmer « que la victoire m'est acquise » : elle est fondée sur son arrachement progressif aux illusions dont son enfer était fait. « Mes derniers regrets détalent, des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. » On reconnaît là une partie de la liste de marginaux de la société citée dans "L'éclair". Les « arriérés de toutes sortes » sont probablement les nostalgiques de l'éternité et du salut chrétien, ceux qui, comme le Prince de "Conte", s'obstinent à poursuivre, par quelque reste d'« aberration de piété », la quête « du désir et de la satisfaction essentiels ».
Ce texte est en même temps un adieu à Verlaine, qui paraît désigné sous le couvert d'une allusion prudente à « lenfer des femmes ». La clé de l'énigme de cet adieu qui allait être définitif serait que Rimbaud nétait pas amoureux, et, par conséquent, pas vraiment poète. Le mystère persiste de ce désabusement.
Une saison en enfer s'achève donc sur un émouvant Adieu. Cet orgueilleux conçoit maintenant le prix de l'humilité, ce révolté aspire à une communion humaine : « J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée ! Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la vérité rugueuse à étreindre ! Paysan ! - Suis-je trompé? la charité serait-elle la sur de la mort pour moi? Enfin je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons. Mais pas une main amie ! et où puiser le secours? »
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Commentaire sur le recueil
Il contient neuf proses poétiques, titrées (sauf la première) et non numérotées (sauf la quatrième, dédoublée en Délires I. Vierge folle et Délires II. Alchimie du verbe), comportant chacune un nombre variable de proses ou de vers.
Il relate, sur le mode de la confession à la première personne, lexpérience dune vie de bohème, dune expérience poétique autant vitale que tenue pour provisoire et infernale. Adressé à Satan, celui « qui aim[e] dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives», ce « carnet de damné» retrace, selon une courbe ascendante (Mauvais sang, Nuit de l'Enfer), et jusqu'à son paroxysme (Délires I et Il, L'impossible), l'itinéraire d'un sujet en proie à toutes les contradictions de son être et de son temps, pour finir sur une note plus apaisée d'espoir (L'éclair, Matin) et de résolution franche : « Il faut être absolument moderne. » (Adieu). Les pages de cette autobiographie poétique flamboient d'une fureur et d'un désespoir sauvages. Ce nest que fureur, tension, brisure des énergies, déchaînement des éléments qui bousculent lâme et la cognent au mur insupportable du monde, des égoïsmes du monde. Ce journal intime de reniements et de quêtes successives, esthétiques et éthiques, dune ambition désespérée et de son échec est une uvre grave.
Au-delà des réminiscences autobiographiques qui lémaillent, le recueil présente une unité complexe de thèmes, proférés sur un ton qui tout ensemble tient du cri de révolte et du pardon. Les neuf poèmes font alterner des motifs hallucinés et obsessionnels qui vont de la damnation au châtiment, de la soumission à la domination, de l'humilité à l'orgueil, de la raison à la folie, dans une dualité qui frise le vertige : « J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais les vertiges. » (Délires II. Alchimie du verbe). L'écriture tire largement parti d'une oralité spontanée et débridée ; multipliant les hachures, regorgeant de métaphores dans un phrasé saccadé (« Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »), elle se conforme au dessein rimbaldien de toucher au plus près d'une sensibilité à vif et d'une sincérité à fleur de peau.
Une saison en enfer s'est abondamment prêtée à l'exégèse biographique. On a voulu tirer dans les sens les plus opposés ses déclarations, souvent avec une violence partisane qui n'emporte pas la conviction.
Bon nombre de critiques ont vu dans ce livre suffisamment d'allusions aux amours orageuses avec Verlaine, le « compagnon d'enfer» (Délires I. Vierge folle), et même à l'incident de Bruxelles (« le dernier couac» du « prologue ») pour en faire le livre de tous les désaveux et du renoncement à la littérature.
D'autres y ont lu la manifestation d'un « mystique à l'état sauvage» (Claudel, préface à l'édition des uvres, 1913), d'un chrétien repenti. Deux choses semblent incontestables :
- D'abord, à la suite du drame de Bruxelles, iI a été tenté par un retour à la foi de son enfance : « Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante », dit-il dans L'éclair ; et dans Nuit de l'enfer. « J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l'air de l'enfer ne souffre pas les hymnes ! C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je? » Mais ce n'était là qu'une « Fausse conversion» (c'est le titre donné dans un brouillon à Nuit de l'enfer).
- La seconde constatation qu'entraîne une lecture impartiale d'Une saison en enfer est que Rimbaud revint aux idées païennes qu'il exprima dans Mauvais sang, et il éprouva même une violente rancune contre le christianisme qui ne lui assurait, s'il y croyait, que l'enfer pour ses péchés : «Je suis esclave de mon baptême... L'enfer ne peut attaquer les païens. » (Nuit de l'enfer) L'accent saisissant de ce texte vient de ce que c'est un damné qui parle, et qui se sait damné. Mais cette vision épouvantable de l'enfer semble n'avoir hanté Rimbaud qu'après son retour de Bruxelles ; le thème du damné a succédé au thème du païen innocent, accusé par le monde bourgeois d'être « une bête, un nègre », mais, en réalité, plus pur que ceux qui le condamnent, indemne de souillures et de compromissions. Tel est, ou plutôt tel voudrait être Rimbaud ; il était cesse balancé entre le mépris du monde occidental corrompu et abêti (« M. Prudhomme est né avec le Christ », écrivit-il dans L'impossible) et le sentiment déchirant de sa propre pureté perdue. Après avoir bafoué et renié l'Occident christianisé, auquel il opposait « la sagesse de l'Orient, la patrie primitive », il évoqua avec nostalgie, dans L'impossible, l'Éden d'avant la faute, et lança un appel désespéré à cette pureté qu'il n'avait pu qu'entrevoir dans une « minute déveil» : « Ô pureté ! pureté ! »... Et cependant, de cette crise torturante, il finit par sortir presque apaisé, et les deux derniers textes d'Une saison en enfer sont un adieu à son enfer ; quel que soit le sens qu'on leur donne, ils affirment le retour du « damné» à la vie réelle, la volonté de réconcilier le chant des cieux, la marche des peuples et même la foi dans l'avenir : « Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides viIles. »
Enfin, certains attribuent à Rimbaud un don de prescience, ce paragraphe d'Adieu semblant annoncer son séjour en Abyssinie : « Moi !, moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! »
Mais Une saison en enfer ne saurait constituer un simple document, et apparaît bel et bien comme une étape transitoire dans la démarche poétique de Rimbaud : mettant un terme à sa première manière, elle ouvre la voie aux Illuminations.
Cette confession est saisissante de ton et de style. Dès quon l'ouvre, on est frappé par l'accent sauvage, l'allure chaotique de ces phrases brisées, hachées, avec des sursauts brusques, des revirements, des tournures familières ou elliptiques ; on a beaucoup plus l'impression d'être en présence, effectivement, d'un damné poussant des cris de fureur et de révolte que d'un artiste en train d'organiser la matière verbale en vue d'effets littéraires. Rimbaud ne dit-il pas lui-même : « On n'est pas poète en enfer »? Il renonça aux formes traditionnelles car la beauté, éphémère, était pour lui condamnée à disparaître. Il y martela la malédiction qui pèse sur la poésie en montrant lillusion de toute «alchimie du verbe». Démultiplié en plusieurs voix, il nous entraîna dans son expérience révolutionnaire par des images éblouissantes, des refrains obsessionnels. Les accents de lauthentique souffrance se métamorphosèrent en un opéra fabuleux où le poète jouait avec son abîme.
On constate dailleurs, d'après les brouillons, que le texte primitif a été travaillé, repris, raturé : la phrase est devenue, presque toujours, plus brève, plus frappante, mieux rythmée. Dans le texte définitif, il n'y a pas seulement moins de mots que dans l'ébauche, mais aussi une allure, une rigueur nouvelles. Chose plus curieuse encore, Rimbaud semble parfois aller des mots à l'idée, partir d'expressions ou d'images qui s'organiseront par la suite en phrases rythmées et suggestives. En somme, il ne chercha pas à exprimer une idée de manière plus claire, plus précise, mais surtout à donner à sa phrase la pIus grande puissance d'évocation, à suggérer le plus fortement possible des visions ou des sentiments.
Une saison en enfer est, certes, une confession ; mais c'est en même temps une tentative littéraire. Prose lyrique et poétique, peut-être, plutôt que poème en prose ; mais oeuvre poétique, en tout cas, où certaines phrases nous frappent par leur densité, leur étonnante, leur richesse métaphorique, et se gravent dans notre mémoire.
En octobre 1873, le recueil fut publié en Belgique, par l'imprimerie Jacques Poot et Cie, à cinq cents exemplaires, à compte dauteur, ayant été financé par Mme Rimbaud, même sil lui demeurait hermétique. Leurs rapports avaient changé : il était un homme maintenant. À sa manière, elle aima profondément ce fils qui la fuyait, mais qui ne rompit jamais les liens avec elle, revenant à Charleville et à la ferme de Roche, et, plus tard, lui écrivant régulièrement dAfrique. Et elle, qui nétait jamais allée dans une grande ville, nhésita pas à se rendre à Paris pour récupérer des poèmes de son fils chez les Verlaine.
Rimbaud envoya, avec quelle intention sarcastique? un exemplaire à Verlaine, alors en prison à Mons, accompagné dun laconique « À P. Verlaine, A. Rimbaud » ; il en donna un exemplaire à Delahaye, un à Millot, autre ami de Charleville ; il en envoya « trois ou quatre» à Forain pour lui-même et quelques amis de Paris. Dans Les poètes maudits, Verlaine écrivit qu« Une saison en enfer sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l'auteur ne l'ayant pas « lancée» du tout. » Laccueil au livre, vendu 1 franc, fut nul. Et pour cause : le ballot de cinq cents exemplaires était resté dans Ientrepôt de l'imprimeur, Rimbaud n'ayant pu le payer. En 1901, un bibliophile les y découvrit par hasard mais ne le révéla à la Société des bibliophiles belges quen 1914 ; dès lors s'effondra la légende de la destruction de tous les exemplaires, répandue par Isabelle Rimbaud et son mari, Paterne Berrichon : Rimbaud a peut-être, le 1er novembre, en rentrant de Paris où, d'après le témoignage du poète Alfred Poussin, il avait entendu dans un café des consommateurs parler de lui « entre haut et bas, sinistrement, et avec une bêtise lâche», dans un sursaut de fureur, brûlé dans la cheminée de Roche tout ce qui subsistait de ses manuscrits, peut-être même le restant de ses exemplaires d'auteur (s'il en avait plus de six), mais de toute façon il n'a pu faire qu'un autodafé partiel. Cette légende était liée à celle d'un « Adieu» définitif à la littérature, qui perdit du même coup sa base la plus solide. Cette hypothèse, qui oblige à admettre que les Illuminations étaient alors composées et qu'Une saison en enfer est la dernière oeuvre de Rimbaud, demande à être examinée sans prévention.
_________________________________________________________________________________
À lautomne 1873, Rimbaud sinstalla à Paris. Mais tous ses anciens amis lui tournèrent le dos : pour eux, il était lindigne emprisonneur de Verlaine. Cependant, il se lia damitié avec le jeune poète Germain Nouveau.
Léchec dUne saison en enfer le fit douter de sa poésie, de lui.
Au printemps 1874, un autre séjour à Londres, à Argyle square, avec Germain Nouveau, ne calma pas son anxiété. Son ami lencouragea à écrire encore des Illuminations, laida à recopier les anciennes. Pour des raisons inconnues, Germain Nouveau dut quitter Londres ; Rimbaud perdit alors toute force, appela au secours. Vitalie, quil appelait désormais la « Mother », accourut avec sa fille. Il retrouva la santé : le mal était bien moral, la gangrène du renoncement le rongeait déjà. Près delles, il était très doux, très attentionné, cherchait du travail. Il avait vingt ans, et nécrirait plus un poème.
Le trente et un juillet au matin, il partit, ayant obtenu une place de précepteur, à Scarborough, une ville deau très « fashionable» alors, à 380 km de Londres. Les deux femmes étaient tristes, lui aussi. Quelques mois plus tard, il fut, croit-on, professeur de français à Reading. À la fin novembre 1874, il fut à Charleville. Seule solution au sentiment de léchec de sa vie, il ny avait pour lui que la marche, lépuisement du corps pour anéantir lesprit. Il partit pour oublier, pour soublier, au cours de cinq années derrances à corps perdu dans des périples incroyables dont ses amis, ne pouvant en suivre toutes les étapes, sen inventaient dans des caricatures quils senvoyaient.
En janvier 1875, il fut précepteur à Stuttgart où Verlaine vint le voir. Il écrivit à un de ses amis : « Verlaine est arrivé lautre jour ici un chapelet aux pinces
Trois heures après, on avait renié son Dieu, et fait saigner les 98 plaies de N.S.. Il est resté deux jours et demi. » Verlaine lui présenta son recueil, Sagesse, que Rimbaud parcourut dun regard cynique, doù une nouvelle dispute. Ce fut la fin : les deux amants infernaux nallaient plus se revoir. Puis Rimbaud partit à pied pour la Suisse et lItalie ; en mai, il se trouva à Milan où il tomba malade et fut hébergé (dit Delahaye) par une « dame charitable» qui habitait « 2, piazza dei Duomo », cette dame que Verlaine appela une « vedova molto civile » ; mais, se sentant captif de l'amour comme l'« oiseau bleu » de la légende, il se serait enfui un matin de juin. Il sécroula à Livourne, victime dune insolation, et, le 15 juin, le consulat lui fournit les moyens de revenir en France.
Il rentra à Charleville où lattendait une épreuve violente, traumatisante : sa sur, Vitalie, qui était sa préférée, était très malade, et, impuissant, il la vit mourir à lâge de seize ans, le 18 décembre 1875. De rage et de désespoir, il se rasa le crâne. Mais il continua son étude des langues (espagnol, arabe, italien, etc.) car, pour sortir du malheur, il lui fallut repartir dès les beaux jours sans quil y ait dans cette fuite aucun arrêt car ce serait songer, et songer serait mourir. Au cours de l'été, il faillit s'enrôler en Espagne dans l'armée carliste. En octobre, il songea à passer un « bachot» ès sciences (voir la lettre à Delahaye, 14 octobre 1875).
De nouveau en voyage, il fut, à Vienne, détroussé par un cocher, et se fit rapatrier. Il repartit pour Bruxelles puis les Pays-Bas. Lui lantimilitariste sengagea, le 10 juin, dans larmée coloniale des Indes néerlandaises. Cétait pour le beau voyage : Gibraltar, Naples, Suez, la mer Rouge, Aden, Padang, Batavia (aujourdhui, Djakarta, où il débarqua le 27 juillet), Semarang, Salitaga enfin au cur de la jungle, dans ce quil appela des pays « poivrés et détrempés » (Démocratie dans les Illuminations). À peine arrivé, en août, il déserta et, à bord dun voilier anglais, revint par le Cap, Sainte-Hélène, Ascension, les Açores, lIrlande, lAngleterre, Paris. Pour Noël 1876, il était à Charleville. Dès les premiers beaux jours de 1877, il repartit vers le nord cette fois : Brême, Hambourg (où la température était particulièrement clémente en février [doù « cette chaude matinée de février dans Ouvriers des Illuminations]), le Danemark, la Suède. Sa trace se perdit en Norvège, où il sévanouit dans la nature.
Puis il fut à Marseille, parti en direction dAlexandrie. Il vit peut-être Rome. Mais la maladie lempêcha de poursuive son voyage, et il rentra à Roche où il passa un été difficile, ne tenant pas en place. Le 20 octobre 1877, il partit de nouveau, franchit à pied les Vosges, la Suisse, le Saint-Gothard, atteignit Gênes, puis Alexandrie, enfin Chypre où il travailla un temps pour ladministration britannique puis devint chef de chantier dans une carrière au bord de la mer, à Lanarca. Le dur travail physique lui donnait le courage de croire encore à sa vie. Mais une fièvre typhoïde lobligea à venir se reposer à Roche en 1879. Cependant, il retourna à Chypre, et, un an plus tard, fut chef du chantier de la construction de la résidence dété du gouverneur anglais, en pleine forêt. Y eut-il meurtre ou simple rixe? En tout cas, il se sauva de lîle, passa le canal de Suez tout neuf. En dépit de la chaleur torride, il chercha du travail « dans tous les ports de la Mer Rouge ». À Aden, il trouva un petit emploi : chef dun atelier du tri du café dans la compagnie Mazeran, Vianney et Bardey, spécialisée dans le commerce des peaux et du café.; cétait mieux que rien. Aden est un rocher tanné par le soleil, le cur dun ancien volcan : il ne sy trouve pas un brin dherbe, pas une source deau douce (alors que « lenfer de la soif » la toute sa vie torturé !) et lennui est garanti. Lexotisme de ce monde nouveau où se côtoyaient Asiatiques, Indiens, Somalis, Éthopiens, Juifs, Arabes, lintéressa. Et il appréciait le fait que personne ne savait qui il était, que personne ne pouvait le savoir. Les seules aventures du lieu étaient celles que rapportaient les voyageurs qui faisaient escale.
En face dAden, cétait lAfrique inconnue où vibrait le mystère, la pureté rêvée de sa poésie. Il convainquit son employeur de le laisser partir pour soccuper de la succursale de Harrar. Il débarqua à Weilan, dans les premiers jours de novembre 1880. Il lui fallut louer des chameaux, recruter des chameliers, négocier avec Abou Bacre, lhomme tout-puissant de la côte. Puis ce fut la piste, le désert, la montée vers Harrar, quatre cents kilomètres par des paysages surprenants peuplés de hordes sauvages. Soudain, il connut le ravissement mérité : après des semaines deffort, au détour du chemin, lui apparut Harrar, quatrième ville sainte de lIslam, trente-cinq mille habitants, mille maisons en dur, une enceinte fortifiée de cinq portes, cinq cents minarets doù ségrénaient les appels à la prière aux heures prescrites.
Le travail consistait à échanger des cotonnades, des bimbeloteries, des outils, des casseroles, contre de livoire, des plumes dautruche, de lor, des peaux, de la civette et, bien sûr, du café. Pour se distraire, il fit venir, en 1882, un appareil photographique, prit alors de rares vues de Harrar, un peu floues et, surtout, quelques autoportraits quil envoya à sa famille pour quelle ne loublie pas, quelle se rappelle sa figure. Sur ces clichés jaunis, il paraît lombre de lui-même.
Dix ans allaient être occupés à des allers et retours incessants entre Aden et Harrar. Puis il commença à être de nouveau insatisfait, disant : « Je veux de lor. », lécrivant même à sa famille. Mais rien nest moins sûr, rien nest moins vrai. Nétait-ce pas une manière darmure, de protection, pour éviter les questions des curieux, pour éviter lui-même de penser trop, de souffrir?
En 1883, Verlaine publia dans Lutèce une étude sur Rimbaud quil reprit lannée suivante dans Les poètes maudits.
En 1884, Rimbaud fut tenté par laventure du trafic darmes. Il sassocia à un certain Labatut, sinstalla à Tadjoura pour préparer lexpédition, son projet étant dapporter deux mille fusils et soixante mille cartouches à Menelik, roi du Choa. Les autorisations et les interdictions de débarquement darmes sur ce territoire français se succédant, lattente fut insupportable au milieu de nulle part, pendant une année de tergiversations. Puis, au moment où tout semblait prêt, Labattue mourut. Puis son nouvel associé décéda. Pour lui, il avait assez tergiversé : il partit seul, accompagné de Djani, son serviteur. La caravane dune centaine de chameaux sébranla. Le voyage devait durer quelques semaines ; il prit quatre mois dans un enfer, par les paysages les plus inhospitaliers du monde, parmi des tribus hostiles et barbares, pour un résultat décevant. En effet, Menelik, plus habile négociateur que lui, lenvoya se faire payer à Harrar où on lui donna une traite dun commerçant de Massawa sur la Mer Rouge. Il sy rendit, mais on larrêta parce quil navait pas de papiers. Il se fit établir un passeport par le consul de France.
Au Caire, il déposa ses fonds dans une banque, se reposa, écrivit un article pour Le Bosphore égyptien. Mais linaction était pour lui le pire des états. Il lui fallait partir à nouveau. Il songea à gagner Zanzibar. Finalement, il revint à Harrar, après une étape à Aden. Après des velléités, il monta une nouvelle caravane darmes, mais le projet avorta. Il sinstalla à son compte. Son existence senfouit alors dans les comptes, les petits trafics, les préoccupations dépicier et de quincaillier, lennui, labrutissement simple.
Alors que cette vie-là senfonçait dans une désespérante léthargie, lautre vie, celle de luvre du poète Arthur Rimbaud, dont on ne savait trop à Paris sil était mort ou vivant quelque part, suscitait une curiosité grandissante, une véritable fièvre. En 1886, les milieux symbolistes et décadents, en mal de chefs de file, décidèrent de le publier, et parut dans La vogue, probablement à son insu, Une saison en enfer et de larges extraits des Illuminations, lesquelles parurent en plaquette, précédée dune notide de Verlaine, la même année :
_________________________________________________________________________________
Illuminations
(1886)
Recueil de poèmes en prose
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Après le déluge
Commentaire
Est-ce Rimbaud, est-ce Fénéon qui a placé cette prose en tête du recueil? Nous l'ignorons. Certes, il est permis de penser, comme l'ont souvent fait les critiques, que cette pièce liminaire annonce certains thèmes du recueil, et que la fraîcheur édénique présage la vision neuve et « désencrassée» qui est celle de Rimbaud dans les Illuminations, la fraîcheur d'un monde où pierreries et fleurs vont retrouver vie ; de même que l'ironie et la révolte finales préfigurent la violence anarchique de certains des textes suivants. Il est difficile pourtant d'être tout à fait affirmatif.
Ce poème a suscité un véritable déluge d'interprétations. Delahaye força beaucoup le texte quand il déclara que son sens, précisé au dénouement, est que la douleur est pour l'esprit un stimulant nécessaire ; Goffin y vit les visions édéniques d'un monde embelli par l'amour de Verlaine. Hackett en donna une interprétation psychanalytique, voyant par exemple dans l'arc-en-ciel le symbole du cordon ombilical. Étiemble (ainsi que miss Starkie) y décèle un refus de tout ce qui souille le monde dit civilisé : le commerce, les crimes, les religions, et un appel à un nouveau Déluge. Suzanne Bernard fut surtout frappée par la cristallisation des images autour d'un mot-clef, « Déluge », pris ici dans toute sa complexité d'acception : au sens matériel, il inspire le thème de l'eau, du ruissellement (la mer, le sang et le lait qui coulent, les castors qui bâtissent, comme Rimbaud ne l'ignore pas, au bord de l'eau, les estaminets, la maison « encore ruisselante »...). Quant au sens moral et biblique, on le voit se développer progressivement à mesure que la société et la civilisation se propagent jusque dans la nuit du pôle, jusqu'à ce qu'éclate la grande apostrophe où l'apprenti sorcier, dit Étiemble, « essaie des incantations pour un nouveau « grand nettoyage» : « Sourds, étang...» Cest, en tout cas, un texte étonnant, tant par la nouveauté de l'expression et des images que par la quantité des suggestions qu'il nous offre.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Enfance
Les cinq proses de ce texte hermétique forment-elles vraiment en tout? Et le titre, Enfance, nous en donne-t-il la clé? Si vraiment Enfance II contient des réminiscences de paysages vus par Rimbaud lors de ses promenades aux environs de Charleville, peut-on en conclure que les autres textes (III et IV surtout) contiennent aussi des impressions de paysages, transposés par l'imagination du poète? Rimbaud chercha à retrouver l'émerveillement de l'enfance et le pouvoir qu'elle a de créer un monde sans limitation de possibilités ; il faut noter cependant le ton désabusé des phrases finales. Mais que représentent Enfance l et Enfance V? faut-il y voir des souvenirs de la période de voyance? C'est très possible.
Le premier texte paraît bien avoir été écrit, en tout cas, à un moment où Rimbaud était las de Verlaine : l'heure du « cher corps» et « cher» cur» fait certainement allusion à ce dernier. Le second s'explique bien plus facilement, si l'on admet que Rimbaud s'y montre lui-même, le petit frère, comme étant aux Indes : il n'aurait alors pu être écrit avant 1876. Cela n'est qu'une présomption, et qui fait difficulté : l'écriture, le papier de ce poème ne présentent dans le manuscrit aucun trait qui le différencie des suivants.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Conte
De ce poème difficile, le seul dans IIIuminations qui se présente sous forme d'un apologue, on a donné des interprétations très diverses. «Le Prince» serait Verlaine, qui n'a pu supporter le « bonheur indicible» que lui apportait «le Génie», Rimbaud. Cette interprétation ne rend malheureusement pas compte des difficultés essentielles. On peut rappeler un texte de L'histoire de la magie où Christian relate l'histoire de Julien l'Apostat (que Rimbaud aurait assimilé à Verlaine) : Julien en effet aurait vu lui apparaître le Génie de l'Empire, sous l'inspiration duquel il massacra les chrétiens, entre autres les femmes (voir «Quel saccage du jardin de la beauté !»). Mais finalement ses armées furent vaincues, et le Génie réapparut pour lui demander de mourir avec dignité (il avait trente-trois ans à peine) : avec lui périssaient les dieux de l'antiquité. Mais alors pourquoi le Prince, dans Conte, décède-t-il « à un âge ordinaire»? L'interprétation la plus satisfaisante est que Rimbaud raconte dans Conte sa propre expérience, et l'échec de celle-ci. S'étant révolté contre la vie et la beauté, s'étant ingénié à détruire, il a enfin cru rencontrer le « Génie» qui le mènerait à « l'inconnu» (comme dans la lettre du voyant) ; mais il s'est aperçu qu'il n'avait fait que rêver son aventure : son Génie n'était autre que lui-même, plus exactement la partie idéale, « géniale» de lui-même, vouée à l'anéantissement. On ne peut pas « changer la vie ». Ce poème a donc probablement été écrit, soit tout de suite avant Une saison en enfer, soit peu après.
Les «étonnantes révolutions de lamour» rappellent le désir, plusieurs fois exprimé par Rimbaud, de transformer l'amour («L'amour est à réinventer», dit l'Époux infernal dans Délires I). Ce désir doit sans doute être mis en liaison avec, d'une part, les idées de Michelet qui croyait lui aussi que les femmes peuvent plus et mieux que «cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe» (la satire de la religion semble évidente) ; et, d'autre part, les idées des communards, qui réclamaient à la fois l'émancipation de la femme, la disparition du luxe et l'amour libre.
«Quel saccage du jardin de la beauté !» est à rapprocher de la phrase du début d'Une saison en enfer, «Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai injuriée.» Violence, évidemment, à la fois contre les femmes et contre un certain type de beauté, à base de luxe et d'élégance.
Ces phrases mystérieuses, et assurément symboliques : «Il samusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. - La foule, les toits dor, les belles bêtes existaient encore», ont été commentées ainsi par Antoine Adam : «Le Prince a voulu tout détruire autour de lui, et tout a continué d'exister. L'effort de liberté et d'absolu est voué à l'échec. La réalité ne s'élude pas.» Toutes ces violences conviennent assez bien à Rimbaud, «l'enfant de colère», et à la frénésie de destruction que manifeste par exemple le poème «Qu'est-ce pour nous, mon coeur...» Toutefois, cette destruction est ici despotique, et peut faire songer aux vers de Baudelaire dans Spleen :
«Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.»
Le «Génie» qui apparaît, c'est le double idéalisé de Rimbaud, qui fait penser, nota Antoine Adam, au Satan de «Crimen Amoris» :
«Or le plus beau d'entre tous ces mauvais anges
Avait seize ans sous sa couronne de fleurs.»
Justement parce que sa beauté est trop grande pour cette terre, parce qu'elle promet un bonheur «indicible, insupportable même», elle porte en soi un germe de mort : le Prince et le Génie s'anéantiront «dans la santé essentielle». Mais si le Génie du poète s'est «anéanti» (voir la lettre du voyant : «Qu'il crève dans son bondissement par Ies choses inouïes et innommables», phrase où les adjectifs négatifs rappellent étrangement les adjectifs qui, dans Conte, s'appliquent au Génie), l'homme Rimbaud, le Prince, lui, survit. Il va poursuivre son existence ordinaire et mourir de mort naturelle dans son palais. Il «était» le Génie, mais il a cessé de l'être.
La conclusion est sibylline. «Le Prince n'avait d'autre ressource, contre l'imperfection et la monotonie, que celle d'un rêve impuissant», commenta Étiemble. On peut rapprocher cette phrase de celle où, dans Vies II, Rimbaud se représente comme «un musicien» qui a trouvé «quelque chose comme la clef de l'amour».
On remarque des éléments traditionnels du conte : un prince, un génie, des femmes qui sont assassinées. Rimbaud donc s'amuse à faire un pastiche des "Mille et une nuits". Ce qui n'est pas conforme aux contes traditionnels, c'est que tout ce qui est détruit dans cette rage de destruction subsiste ; de même le prince et le génie font l'amour («anéantissement dans la santé essentielle») et en meurent, mais, en fait, le prince meurt réellement à un âge ordinaire : c'est que la mort dans l'amour n'est que «la petite mort», nom qu'on donnait à l'orgasme.
Le caractère énigmatique du poème est résolu par l'explication donnée par Étiemble : le prince est Rimbaud et le génie est le génie de Rimbaud ; ils se rencontrent à un certain moment (peut-être veut-il dire que ce fut quand il a découvert cette poésie nouvelle qui se manifeste justement dans "Une saison en enfer" et dans les Illuminations) ; chaque création de poème est cet «anéantissement dans la santé essentielle», cet orgasme. La «musique savante manque à notre désir» peut donc s'interpréter comme la poésie raffinée, supérieure, qui satisferait le désir du poète.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Parade
Voir RIMBAUD - Parade
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Antique
Selon Delahaye, Rimbaud aurait découvert dans un parc, la nuit probablement, et s'animant sous les clartés lunaires, une statue ancienne, et aurait cru voir les yeux qui remuent, les joues creusées, la poitrine ressemblant à une cithare. Arnoult pense avec plus de précision à un Centaure que Rimbaud aurait vu en traversant la Galerie du Louvre, où nous savons qu'il est parfois allé en compagnie de Forain. D'où le «double sexe» : mais Rimbaud n'aurait-il pas en ce cas parlé plutôt de double nature (Ovide parle de centaure « biformis »)? D'où, aussi, la lyre idéale formée par les bras dressés du Centaure. En fait, cette description paraît bien s'appliquer plutôt à un faune ou à un satyre plutôt qu'à un centaure : l'expression « gracieux fils de Pan », les taches de vin, les crocs, évoquent bien un faune, encore que le double sexe fasse ensuite songer à un hermaphrodite. Non seulement les statues, mais la littérature antique fournissaient à Rimbaud suffisamment de modèles. Mais il faut remarquer combien, à la différence des parnassiens, il évitait de figer ce qu'il décrivait, douant de mouvement même une statue « antique ».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Being beauteous
Voici encore un poème extrêmement hermétique et qui a suscité toutes sortes d'interprétations. Antoine Adam y vit lévocation d'une danseuse asiatique, exécutant sa danse à la fois rituelle et sensuelle au son des « rauques musiques» de l'orchestre. Pour miss Starkie, il y aurait ici une réminiscence de l'apparition surnaturelle, d'une blancheur neigeuse, qu'aperçoivent les marins à la fin des Aventures d'Arthur Gordon Pym de Poe ; rapprochement en effet particulièrement séduisant, d'autant plus que le titre anglais en serait justifié (il est vrai que ces titres anglais sont fréquents chez Rimbaud comme chez Verlaine). Signalons aussi que dans L'artiste, que Rimbaud lisait chez Charles Cros lors de son séjour à Paris, a paru en octobre 1871 un « croquis de siège» de Théophile Gautier, décrivant les colossales statues de neige que s'étaient divertis à faire, pendant le siège de Paris, Falguière et Moulin, un jour où ils étaient de garde (Le musée de neige). Mais quel qu'ait été le point de départ de Rimbaud, il faut reconnaître quil a opéré une telle métamorphose que cet Être de Beauté devient sa création propre. Lui a-t-il donné une valeur symbolique? On peut remarquer que l'Être de Beauté, la Vision et «notre mère de beauté» ne font qu'un : faut-il penser que Rimbaud, ici encore, évoque la Beauté inconnue que le poète voyant aperçut comme une vision lorsqu'il laissa loin derrière lui le monde et ses rumeurs? Mais l'idée de mort, de guerre, de destruction est plus frappante encore dans ce texte : «sifflements de mort», «blessures», «sifflements mortels», «canon»
mêlent sans cesse leurs suggestions de violences et de massacre à celles qui émanent des mots évoquant musique et couleurs. En définitive, il faut admettre qu'aucune interprétation ne peut expliquer de façon cohérente toutes les images (que ce soit la guerre, ou la Beauté, ou l'Art...), et que nous devons abandonner, devant les Illuminations, toutes nos habitudes d'esprit, et nous laisser guider par Rimbaud lui-même : Cet «Être de Beauté» est une vision qui peu à peu se précise, un «corps merveilleux» que le poète aperçoit à mesure qu'il le crée, et qui finalement, devenu vivant, se dresse devant lui qui est saisi d'amour et d'admiration : «Oh l nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Vies
Ces trois textes décrivent quelques-unes des « vies» que Rimbaud a voulu assumer. Une fois encore, il faut rappeler Alchimie du verbe : «À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues.» Mais dans quelle mesure s'agit-il ici d'existences imaginaires, dans quelle mesure Rimbaud transposa-t-il des souvenirs personnels et revit-il ses différentes « vies» passées? Le second poème, en tout cas, paraît bien contenir des allusions assez directes à l'enfance du poète. Les trois fins de ces textes dressent avec une sorte de sombre amertume le bilan d'un passé plus ou moins éloigné ; elles sont saisissantes, par les idées comme par le rythme.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Départ
Écrit sur la même feuille et de la même écriture que la troisième partie de Vies, ce texte développe le même thème et probablement date de la même époque : adieu à tout un passé mort, liquidation des souvenirs encombrants. Mais il se termine par un salut à une vie nouvelle. On peut y voir l'annonce du départ avec Germain Nouveau, à cause de l'optimisme de la phrase finale : «Départ dans l'affection et le bruit neufs !»
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Royauté
Encore un poème d'allure franchement symbolique, et qui a suscité des interprétations diverses. Pour Delahaye, il s'agit du «poète» et de «son âme», qui veut être reine ; cette royauté, c'est celle que le poète conquiert par les pouvoirs de son esprit, royauté rêvée, du reste, et fictive plutôt que réelle. On peut évoquer un passage des Paradis artificiels de Baudelaire, qui figure précisément dans le chapitre intitulé L'Homme-Dieu : « Tu as maintenant le droit de te considérer comme supérieur à tous les hommes [...] Tu es un roi que les passants méconnaissent. » Il faut bien avouer toutefois que cette évocation d'un couple reste difficile à expliquer. On peut penser qu'il s'agit de Rimbaud et de Verlaine, et de l'état de «fils du Soleil» auquel Rimbaud voulait amener son compagnon ; mais, là encore, des difficultés se présentent : Verlaine, «Vierge folle» ou «pitoyable frère», peut-il être figuré comme «une femme superbe»? et de quelle révélation s'agirait-il? Le texte, dans l'état de nos connaissances, reste obscur : il faut ajouter que la transposition poétique est probablement telle que nous ne devons pas chercher à l'expliquer dans tous ses détails.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
À une Raison
Il ne semble pas que la «Raison» ici chantée par Rimbaud soit la raison, pas davantage le «logos» des alchimistes qui s'identifie avec Dieu, mais la Raison qui donnera à l'humanité des lois nouvelles, et engendrera bonheur et progrès : des expressions comme «la nouvelle harmonie», «la levée des nouveaux hommes et leur en-marche» rappellent les auteurs que lisait Rimbaud à Charleville : Fourier, le Père Enfantin, Quinet, Michelet, Louis Blanc, ces prophètes illuminés d'un nouvel ordre social. On peut penser quil mêla à ces souvenirs ceux des ilIuminés « progressistes» qu'il a connus pendant la Commune, et qui chantaient, eux aussi, la disparition des fléaux sociaux, l'avenir humain et «le nouvel amour ». Il semble donc qu'on doive rattacher ce poème, de même que Génie, à ce qu'on peut appeler «l'illuminisme social» de Rimbaud. Par suite, on peut penser que ces textes ont été écrits en 1872 ou 1873, avant Une saison en enfer, à l'époque où il croyait encore, non seulement à la voyance, mais à la transformation de la société et à la rénovation des murs : n'oublions pas du reste qu'en 1873, à Londres, il a fréquenté les exilés de la Commune : Vermersch, Andrieu, Lissagaray, et qu'il a certainement entendu remuer ces idées socialistes. Notons aussi que dans Crimen amoris, en août 1873, Verlaine fit dire à ce « mauvais ange» qui n'est autre que son ex-compagnon :
«Par moi l'Enfer dont c'est ici le repaire
Se sacrifie à l'Amour universel.»
En face des vieilles haines, en face de l'ancien état social fondé sur le malheur et l'oppression, Rimbaud exprima, ici comme dans Génie, sa foi en un nouvel ordre de choses qui fera régner l'amour et l'harmonie : c'est qu'il croyait encore, à cette époque, qu'il existe des secrets «pour changer la vie».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Matinée divresse
Ce poème paraît lui aussi avoir été écrit antérieurement à Une saison en enfer.
D'une part, les expressions de Rimbaud concernant «l'arbre du bien et du mal», les «honnêtetés tyranniques» et le «très pur amour» semblent bien faire allusion à la volonté qui a été la sienne durant son compagnonnage avec Verlaine de se placer au-delà du Bien et du Mal, volonté à laquelle Verlaine fit allusion dans Crimen amoris (première version) où son Satan de seize ans s'écrie :
«Vous le saviez qu'il n'est point de différence
Entre ce que vous dénommez Bien et Mal.»
D'autre part, Rimbaud s'inspira visiblement de sa première séance de haschisch, et il est fort probable qu'il a écrit ce poème peu après cette première expérience, à une époque où il poursuivait sa tentative de voyance et voulait épuiser « tous les poisons ». Limpression complexe qui se dégage de ce poème vient de la confusion que Rimbaud entretint volontairement entre l'aspect matériel et physiologique de l'épisode, et son aspect d'aventure spirituelle. Il se présente, en tout cas, comme un chant de triomphe : Rimbaud était en pleine possession de sa «méthode» ; il était sûr d'arriver à « l'inconnu» ; il avait surmonté les dégoûts du fumeur en même temps que l'incompréhension d'autrui, et il se sentait libéré non seulement des « tabous» de la vie ordinaire (le Bien et le Mal), mais de tout ce qui s'opposait à son extase, à son «bondissement» par «les choses inouïes et innommables» (voir la lettre à Demeny).
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Phrases
Ce texte paraît formé non d'un poème, mais de deux : le second commençant à «Une matinée couverte, en Juillet». En effet, dans le manuscrit, la première partie s'achève au bas du feuillet 11, avec les mots «vil désespoir» ; on pourrait donc penser qu'un second poème commence en haut du feuillet 12 : d'autant plus que les trois premiers paragraphes (ceux du feuillet 11) sont séparés non par des étoiles, mais par une ligne ondulée, à la différence des suivants. Et il faut bien reconnaître que les deux textes rendent un son très différent : le premier plus lyrique, plus passionné ; le second, plus descriptif. Dans ce cas, on pourrait penser que le premier poème reprend d'une manière parodique des thèmes verlainiens : c'est Verlaine qui a parlé d'un « bois noir» dans La bonne chanson, c'est lui aussi qui a dit dans une des Ariettes oubliées «Soyons deux enfants..» Ces «phrases» seraient donc celles de l'amour conventionnel, de ses bêlements puérils, de son rêve de pureté et de solitude à deux, d'Éden enfantin et bucolique. Quant à la seconde partie, elle pourrait bien avoir été composée à l'occasion d'un 14 juillet (d'où les «fonds publics» et peut-être la «cloche de feu rose» d'un feu d'artifice...) : faut-il penser alors qu'elle date de 1872 (Rimbaud était pour le 14 juillet en Belgique, où l'on fête la Révolution avec un faste particulier), ou de 1875 (ayant été rapatrié d'Italie le 15 juin, il devait se trouver à Roche)? On ne peut guère la situer en 1873 (le drame de Bruxelles a eu lieu le 10 juillet), ni en 1874 (Rimbaud était à Londres).
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Ouvriers
La femme ici décrite est, pour les uns, Verlaine, pour les autres, une femme réelle, et peut-être connue plus tardivement. Ce poème nous transporterait dans le Nord de l'Europe : le prénom Henrika est scandinave (mais il faudrait alors reculer la date du poème jusqu'en 1877, année où Rimbaud est probablement allé à Hambourg, et où la température était particulièrement clémente en février [voir «cette chaude matinée de février»). Pour dautres, ce poème daterait de février 1873, car le Times mentionna des inondations survenues à Londres en janvier, d'où l'allusion à «une flache laissée par l'inondation du mois précédent ». D'autre part, la phrase «Nous ne passerons pas l'été dans cet avare pays» convient bien à l'état d'esprit de Rimbaud en 1873. Les indications du texte restent toutefois trop vagues pour qu'on puisse en tirer une certitude. Même si Rimbaud songe à lui-même en parlant des «misérables incidents» de son enfance et de ses «désespoirs d'été», il peut très bien avoir imaginé les autres circonstances. Le réalisme de ce texte est, en tout cas, curieux, et tranche sur l'allure habituelle des IlIuminations.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Les ponts
Voir RIMBAUD - Les ponts
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Ville
La série des Villes a donné lieu à toutes sortes d'interprétations, les unes métaphysiques, les autres biographiques. Il est probable que Rimbaud, d'une part, se souvint de villes réelles et, d'autre part, se laissa aller à son goût pour de fantastiques architectures (qui trouvaient peut-être leur origine dans le haschisch, Baudelaire ayant écrit à propos du mangeur d'opium : «d'étonnantes et monstrueuses architectures se dressaient dans son cerveau [...] rêves de terrasses, de tours, de remparts, montant à des hauteurs inconnues et s'enfonçant dans d'immenses profondeurs...» Pour dautres, Ville ne peut-être une peinture (transposée) de Londres, car la ville décrite par Rimbaud éclate de luxe et de mauvais goût ; elle ne possède aucune église (aucun «monument de superstition») ; enfin «la morale et la langue» y sont réduites à leur plus simple expression : ceci pourrait faire penser à une ville trop vite grandie et peuplée d'aventuriers réduits, pour se faire entendre, à un sabir élémentaire, ville où Rimbaud aurait fait escale au cours de ses voyages lointains, après 1874 par conséquent. Mais il faut noter que Verlaine accusait Londres d'être dépourvue de monuments anciens, mis à part « ses interminables docks» (24 septembre 1872). Des «millions de gens» évoquent une ville immense, et Rimbaud oppose cette population, chose significative, aux peuples du continent. Enfin l'éternelle fumée de charbon fait irrésistiblement penser à Londres (Nouveau, en 1874, nota «l'odeur de musc et de charbon dans les rues»), aussi bien que le terme de «cottage». Ajoutons que Rimbaud, comme Verlaine, semble avoir été frappé par l'immoralisme régnant dans Londres (« Ô le feu du ciel sur cette ville de la Bible !» écrira Verlaine dans son Sonnet boiteux), tandis quil décrira dans ses lettres cette population de miséreux, d'ivrognes et de prostituées journellement rencontrée dans les bas quartiers. Si l'on fait la part de la transposition, il ne paraît pas douteux que Rimbaud traduisit ici des impressions londoniennes. Les autres Villes seront bien davantage des créations de son imagination.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Ornières
D'après Delahaye, le point de départ de ce poème aurait été fourni à Rimbaud par un cirque américain «fourvoyé à Charleville», et dont le jeune poète aurait admiré la cavalcade ; mais il peut aussi bien lui avoir été fourni par le cirque qu'il avait vu, étant alors en compagnie de Verlaine, se diriger vers Saint. Gilles en 1872 (voir Les chevaux de bois, dans Romances sans paroles). En tout cas, le thème essentiel est ici, comme souvent, fourni par le titre : ces « ornières » n'évoquent pas ici l'enlisement, mais au contraire la rapidité («mille rapides ornières»), la trace des roues de voitures lancées à toute allure, d'où l'idée d'un «défilé de féeries» dont la rapidité accentue l'effet fantastique. Parade de cirque, cavalcade de rêve, cortège d'enterrement, c'est tout cela à la fois, et de ce flottement entre le réel et l'irréel nait la poésie de ces insolites visions.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Villes I
De nombreuses hypothèses ont été faites pour expliquer ce poème surprenant, ces visions colossales de villes, de promontoires, de ponts, qui s'échafaudent et se dressent vers l'infini. Comme, dans son dernier paragraphe, Rimbaud parle de «sommeils», on peut admettre que toute cette description a un caractère onirique. On peut penser que c'est dans le futur quil situa ces Villes dont les progrès de la science pouvaient lui donner l'idée (alors que Ville montrerait au contraire la société plus corrompue que jamais par la civilisation industrielle). Mais de quels éléments s'est-il servi pour concevoir ces villes à venir? On a pu penser que la clef de ce poème se trouverait dans la phrase où il est question de «chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles» : il s'agirait d'un funiculaire, vu en Suisse (pays des chalets) ; précisément la ligne à crémaillère de Vitznau qui venait d'être inaugurée en 1871 ; or Rimbaud a traversé deux fois les Alpes suisses, en 1875 et en 1878. Il a pu aussi prendre le funiculaire de Righi, ou bien il a pu voir des gravures ou des reproductions de ces nouveaux modes de transport. Il semble plutôt que l'imagination du poète aggloméra différentes visions, souvenirs de voyages ou souvenirs de lectures ou de gravures. Avait-il pu voir décrits quelque part des «palmiers de cuivre» (ou de zinc) tels que celui qui, de nos jours, figure à Djibouti la végétation absente? Il pouvait s'être déjà intéressé (longtemps avant d'y mettre les pieds !) aux déserts de l'Arabie et de la côte somalie, et aux cratères de cette région volcanique...
Plus loin, on peut discerner un souvenir de Michelet et de la description qu'il fit de l'ancienne Allemagne : «les corporations de chanteurs géants» font évidemment songer aux «Minnesinger» de l'ancienne Allemagne (les «maîtres chanteurs» de Wagner) : Rimbaud avait pu trouver sur eux des détails dans l'Introduction à l'Histoire universelle de Michelet. Il est curieux de voir qu'à propos de l'ancienne Allemagne et de ses «bizarres contrastes», Michelet oppose à des villes «alignées» et «tirées à angles droits» comme de «maussades petites Londres» d'autres cités telles que Nuremberg, où l'on voit une union de tous les contrastes, «de savantes bibliothèques au milieu des forêts ; et les cerfs venant boire sous le balcon des Électeurs». Cette phrase ne rend-elle pas un son très «rimbaldien»?
En outre, Rimbaud convoqua toute la mythologie, les légendes, les souvenirs, non seulement de tous les pays, mais de toutes les époques ; et, mettant tous les éléments sur le même plan, il les brassa en une extraordinaire synthèse, non pas figée, mais animée d'un dynamisme, d'un fourmillement étonnants.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Vagabonds
Ce poème fait allusion, manifestement, à Verlaine, qui s'était d'ailleurs reconnu dans le « satanique docteur » du second paragraphe (voir sa lettre de 1878 à Charles de Sivry). Il ne peut guère avoir été écrit que bien après la rupture entre les deux amis : une expression comme « Que d'atroces veillées je lui dus ! » ne se conçoit que si la liaison était depuis longtemps terminée ; même le ton de détachement que l'on sent dans tout ce texte montre bien qu'il s'agit d'un passé lointain. Cest un témoignage significatif sur ce qu'ont été les relations entre les deux compagnons, sur la faiblesse de l'un, l'impatience de l'autre (qui voulait faire de lui un « fils du Soleil ») et sur leur incompréhension mutuelle.
Ce poème fait également allusion, d'autre part, à la période de recherches de Rimbaud, à l'époque où il poursuivait « le lieu et la formule ».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Villes II
On admet généralement que cette vision, dont l'architecture est beaucoup plus précise que celle de Villes l doit d'assez nombreux détails aux souvenirs de Londres. L'élément légendaire, si important dans Villes l, ne tient plus guère de place : l'hallucination est tournée vers l'avenir plutôt que vers le passé. Les essais de construction urbaine déjà entrepris dans les capitales de son temps devaient représenter pour Rimbaud une marche à la féerie : tout y était transformé par la construction d'énormes palais ; un décor artificiel suspendait au-dessus des têtes des étages, des terrasses et des dômes. On peut signaler aussi la vogue alors récente du style babylonien à Londres dont le principal témoin fut le peintre-graveur-urbaniste John Martin, dont Rimbaud aurait pu voir des gravures.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Veillées
Ces trois textes paraissent se suivre assez mal, bien qu'ils aient en commun le thème de l'hallucination. Veillées l et Veillées II occupent le même feuillet, Veillées III, le feuillet suivant. Mais l'écriture de ce troisième texte est différente, et le chiffre III surcharge le titre primitif Veillées, ce qui laisserait à penser que cette troisième partie est indépendante des deux autres. Il semble, d'autre part, que Veillées l et Veillées II, comme Nocturne vulgaire, furent écrits d'une encre plus pâle, et disposés en lignes plus courtes, que les autres pièces du manuscrit. Il semblerait donc que ces pièces ont été écrites à une autre époque que l'ensemble des Illuminations. Du reste, Veillées (malgré son titre) et Nocturne vulgaire présentent un caractère nettement hallucinatoire que n'offrent pas les autres Illuminations : nous sommes en présence de rêves (même si le « veilleur» rêve tout éveillé), qui nous entraînent hors de la réalité, dans un univers mouvant où ne subsistent plus d'objets stables ; et l'on se rappelle les déclarations de Rimbaud dans Alchimie du verbe : « Je devins un opéra fabuleux [...] Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours.» Il ne semble pas douteux que nous sommes ici en présence de textes marqués par ses expériences de voyance.
Veillées I est formé de véritables versets, avec des effets d'assonances en « é » ou « i » : « éclairé », « sur le lit ou sur le pré », « ami », « aimée », « ceci », « franchit »
On peut donc penser que cette pièce, de même que Marine (qui figure au dos de Nocturne vulgaire) date d'une époque où Rimbaud s'efforçait de trouver une forme intermédiaire entre le vers et la prose : on sait quelles recherches d'assonances présentent ses derniers vers, et il est probable que c'est peu après que, cherchant à assouplir davantage encore la forme, il alla dans le sens du verset.
Ce premier poème paraît évoquer sans conteste la liaison de Rimbaud avec Verlaine, avec à la fin une nuance de déception, ce qui conduit également à le dater de 1872.-1873. Alors que le début du texte traduit une sorte d'extase amoureuse, la fin marque un fraîchissement, une déception.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Mystique
L'allure descriptive de ce poème, les indications : «À gauche [...] Derrière l'arête de droite [...] la bande en haut du tableau», ont amené les commentateurs à se demander s'il ny avait pas dans ce texte un souvenir plus ou moins précis de tableaux. On a supputé que Rimbaud pouvait avoir songé au célèbre triptyque de Van Eyck, qu'on peut voir à Gand, L'agneau mystique ; sil la vu, il n'est pas impossible qu'il y ait trouvé un point de départ, mais on ne peut pousser l'analogie dans le détail. En sens inverse, on s'est demandé si Gauguin, lorsqu'il a peint en 1889 La vision après Ie sermon (ou Combat de Jacob avec lange), avait lu le poème de Rimbaud, ce qui paraît peu probable, d'autant que l'édition faite par La vogue n'a été tirée en 1886 qu'à deux cents exemplaires. Pour Delahaye, Mystique était un paysage nocturne vu au clair de lune. De son côté, Thibaudet estima qu'on comprend mieux le texte si on le considère comme l'ivresse mystique d'un vagabond, d'un marcheur (comme létait Rimbaud lors de ses fugues) qui s'est couché épuisé à terre et regarde le ciel en renversant la tête : ce qui expliquerait surtout le dernier paragraphe. L'interprétation de Dhôtel n'est pas moins ingénieuse : il vit dans ce texte, et notamment dans le début, la transposition poétique d'un... talus de chemin de fer. Ces diverses explications se complètent plus ou moins : il semble bien que Rimbaud a voulu faire à sa manière un tableau « mystique » ; mais il a utilisé et transposé des impressions et des souvenirs réels ; il a, surtout, doué le « tableau » d'une vie extraordinaire : rien n'y est immobile ou statique ; les sensations les plus diverses, les termes les plus différents (concrets et abstraits notamment) se mêlent, s'associent ou se heurtent dans un mouvement « tournant et bondissant ». Plusieurs plans apparaissent toutefois, qui donnent au tableau une valeur symbolique : d'un côté, tous les désastres humains, tous les homicides et toutes les batailles ; de l'autre, la ligne des orients, des progrès ; en hauteur, la rumeur de la nature (les mers et les nuits), et pour finir, la descente du ciel serein vers l'homme qui contemple, et cède à l'extase mystique.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Aube
Voir RIMBAUD - Aube
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Fleurs
Cest une autre pièce célèbre et très commentée. L'interprétation alchimiste de miss Starkie (en alchimie, « fleurs » désigne la pure substance contenue dans le métal, l'esprit dans la matière) paraît bien... alambiquée, et celle de Gengoux, qui a le mérite de chercher à rendre compte du « dieu aux énormes yeux bleus» (par un texte tiré de La mère de Dieu" d'Éliphas Levi), n'est guère plus convaincante. Mais dire comme Étiemble que ce texte « évoque des fleurs, tout simplement, mais tout poétiquement », ne rend pas compte des difficultés qui subsistent (même si l'on suppose comme Delahaye que Rimbaud est couché dans l'herbe sur un bord d'étang, et regarde les plantes de tout près). Il y a dans ce texte à la fois une transposition très « rimbaldienne » et une suggestion d'un monde féerique, éclatant, plus beau que l'univers réel. M. Matucci voit dans Fleurs une symphonie de couleurs en pleine lumière, toute ombre étant enlevée aux objets : la vision, d'abord horizontale, se construit ensuite verticalement, et s'agrandit immensément par l'évocation de la mer et du ciel, dont la couleur évoque les « énormes yeux bleus» d'un dieu. Mais Rimbaud est-il allé d'une vision réelle de fleurs à ces évocations de « cordons de soie », de « gazes grises », de «velours verts », et à cet étrange «tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures»? Na-t-il pas fait l'inverse? nest-il pas au théâtre (on sait l'importance du théâtre dans son univers féerique), regardant le spectacle d'« un gradin d'or », dans une salle chatoyante ornée de « cordons de soie », aux sièges garnis de « velours », et où les lustres peuvent figurer des « disques de cristal », et voyant au-dessous de lui, dans la salle, ce « tapis d'yeux et de chevelures », et sur la scène, un décor brillant, ou peut-être un spectacle de ballet qui a pu suggérer les images du second et du troisième paragraphe. Comme toujours, la réalité a été tellement transposée par Rimbaud qu'elle apparaît sous le jour splendide d'une véritable « illumination ». On peut signaler, à toutes fins utiles ! que sur son cahier d'écolier le petit Arthur avait copié un passage des Études de la nature de Bernardin de Saint-Pierre, qui montre dans les anthères des fleurs des « solives d'or en équilibre sur des colonnes plus belles que l'ivoire poli », dans les corolles « des voûtes de rubis et de topaze », etc.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Nocturne vulgaire
On peut probablement dater cette pièce, dont l'encre et l'écriture présentent les mêmes caractères particuliers que Veillées, de la même époque, celle de la voyance dont Rimbaud dit dans Alchimie du verbe : « Je voyais très-franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac. » Les deux textes présentent aussi les mêmes caractères hallucinatoires : le poète se trouve au centre d'un univers en mouvement, il est «cerné, submergé, emporté ». Tandis qu'autour de lui tout disparaît ou se métamorphose, que des « brèches s'ouvrent dans les cloisons », que les « toits » pivotent (et cet univers ressemble singulièrement à celui du rêve), il se sent emporté comme par un carrosse ou un corbillard.
Lhallucination fut-elle provoquée? C'est possible (d'où le titre de Nocturne vulgaire) ; cet univers instable, mouvant, évanescent, peut être celui du haschisch. Mais il semble aussi que la fantasmagorie a commencé en regardant le feu, et que le rêveur a vu se disperser sous ses yeux « les limites des foyers ».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Marine
Voir RIMBAUD - Marine
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Fête dhiver
C'est une rapide évocation de fête : fête réellement vue par Rimbaud ou souvenir d'un spectacle d'opéra-comique? Il est difficile de le savoir.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Angoisse
Cette pièce est une des plus troublantes des Illuminations : on y sent un élan, puis une retombée, un sentiment d'angoisse succédant à de folles espérances ; mais ces confidences restent voilées, allusives, difficiles à interpréter. Suivant la signification qu'on donne à Elle, à la Vampire, le poème peut être compris de manières très différentes. On peut voir en Elle (avec une majuscule) la Femme, Rimbaud employant souvent ce pronom de façon péjorative (comme dans les poèmes en vers : Rêvé pour l'hiver dédié à Elle, ou dans Roman où on lit : « Vos sonnets La font rire»). Mais on voit mal pourquoi la femme tiendrait une telle place, à l'époque des Illuminations, dans l'univers poétique et mental de Rimbaud. « La Vampire » serait-elle la Sorcière d'Après le Déluge, la reine des mystères de cet « inconnu » auquel il aspirait? mais pourquoi alors « la Vampire qui nous rend gentils »? La poursuite de l' « inconnu» se fait plutôt dans la violence et la sauvagerie, et le poète devient, dit la lettre du voyant , « le grand criminel ». On peut aussi identifier cette mystérieuse « Vampire » à la « goule » dont il est question dans Adieu, dUne saison en enfer : « Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés !» par le christianisme qui a créé cette conception conventionnelle de la réalité et de la morale, lui dont les «honnêtetés tyranniques» s'opposent au « très pur amour» dont rêvait Rimbaud (voir Matinée d'ivresse). Nest-ce pas plutôt la mort quil désigne ainsi? les deux mots sont souvent associés : une goule est un vampire qui dévore les cadavres dans les cimetières. Si « la Vampire » doit être identifiée à cette goule, on peut se dire, alors, que l'idée de la mort chrétienne (voir dans Délires I l'allusion à « la mort qui fait repentir ») explique pourquoi la Vampire « nous rend gentils ». On comprendrait dans ce cas la « fin aisée » du premier paragraphe comme une allusion à la fin de la vie ; il se peut qu'une mort chrétienne « fasse pardonner » au poète ses « ambitions » démesurées ; et au quatrième paragraphe ce que la Vampire « nous laisse », c'est le restant de vie qui nous est accordé (Rimbaud songeait-il au drame de Bruxelles, et au danger de mort qu'il avait couru? ou pensait-il plus généralement au court laps de vie que la mort laisse aux humains?). Cette interprétation laisse subsister des difficultés, notamment au troisième paragraphe. On peut comprendre pourtant qu'à l'idée de son échec et de son « inhabileté fatale » (dont on ne peut trouver l'oubli que dans la mort qui nous « endort »), Rimbaud opposait sa « jeunesse » triomphante, qui lui donnait le sentiment de vaincre le temps, d'être « démon », « dieu », et opposait aussi les progrès de son époque (« féerie scientifique », « mouvements de fraternité sociale ») ou d'un avenir dont il rêvait et qui, ramenant la « franchise première », représentait une autre manière de vaincre la mort, associée par lui aux misères de l'existence.
Ce poème pourrait être contemporain d'Une saison en enfer, soit des premiers textes, à l'époque où Rimbaud commençait à éprouver durement le sentiment de son « inhabileté fatale » à « changer la vie », et à être torturé par le problème moral ; soit au contraire des derniers, et surtout d'Adieu, à l'époque où, après l'épisode de Bruxelles, il était hanté par l'idée de la mort.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Métropolitain
Rimbaud fit-il vraiment allusion, comme on l'a dit, au Tower Subway (le « tube») de Londres, précurseur des chemins de fer souterrains qui nallaient être construits que plus tard dans les autres capitales, et que Verlaine a décrit dans une lettre de 1872? « C'est littéralement un tube en fonte avec des becs de gaz à hauteur d'homme [...] Ça pue, ça est chaud, et ça tremble comme un pont suspendu, avec la rumeur, de l'eau énorme, ambiante. » Ne fit-il pas plutôt allusion au Railway, qui était « partiellement à ciel ouvert » et passait souvent « sous des tunnels, sous des ponts» ainsi que Vitalie le nota dans son Journal. En tout cas, le poème ne décrit nullement des impressions souterraines : le titre paraît justifié par la fin du premier paragraphe : « La ville ! » La structure du texte est assez curieuse, chaque paragraphe se terminant par un nom abstrait : « la ville » - « la bataille » - « la campagne » - « le ciel », qui fait la synthèse de toute une série d'évocations. Chaque paragraphe forme une seule phrase, parfois sans verbe, qui est essentiellement composée d'une énumération d'éléments surtout visuels. Mais le poème s'oriente vers un sens plus subjectif au quatrième et surtout au cinquième paragraphes, où revient la mystérieuse « Elle » du poème précédent.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Barbare
Cest une fugue en rouge et blanc. On trouve en effet dans cette pièce, plus que le désir d'exprimer ou de décrire, un effort pour créer une structure « musicale» très sensible, avec pour double thème le rouge et le blanc, ou plutôt le feu et la glace : « brasiers » et « givre », « feux » et « diamants », « brasiers » et « écumes », il y a ici un contrepoint d'éléments contraires. Des effets de refrains (« Le pavillon
» ) des reprises d'expressions (« Douceurs ! »), et, pour finir, le regroupement de tous les thèmes : « Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! » accentuent cette impression d'architecture musicale.
On peut considérer comme une « source» probable un poème en prose peu connu d'A. Beghin, publié dans L'artiste en janvier 1873, L'orage, où l'on trouve des expressions telles que « choc des gouffres contre les gouffres », « torrents de lueurs », et, après l'orage, « un souffle doux, expressif, tendre, dont les légères symphonies vibraient à travers les espaces ». D'autre part, des « rafales de givre » figurent dans un passage de La tentation de saint Antoine de Flaubert que Rimbaud n'a pu lire qu'en 1874, ce qui fournit un argument à ceux qui veulent assigner aux Illuminations la date de 1874. Pour Antoine Adam, ce poème ferait allusion au voyage à Java, en 1876, et au retour par Le Cap et Sainte-Hélène, et il aurait donc été composé plus tard encore.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Solde
Le titre de cette pièce semble bien indiquer une volonté de liquidation du passé, un passé qui est celui du « voyant ». Après les vastes espoirs, après les ambitions surhumaines, il ne reste plus qu'à solder. Certains font toutefois remarquer l'optimisme de la conclusion : « Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt ! », et considèrent ce texte comme un commentaire direct de la lettre du voyant, Rimbaud exposant aux humains ce qu'il rapporta de « là-bas». II semble qu'on trouve ici, unis de façon caractéristique, l'orgueil qui subsistait en lui de cette entreprise exceptionnelle, et des richesses qu'il en avait rapportées, mais aussi la volonté de mettre fin à une tentative qui n'avait alors plus de sens pour lui. Une certaine ironie perce, du reste, dans cette façon de vanter « l'occasion, unique, de dégager nos sens », ou de proposer la « possession immédiate » des « trouvailles » et des « termes non soupçonnés ». Cette parodie du boniment d'un « voyageur »... de commerce, ou plutôt d'un camelot des boulevards, est tout de même assez éloignée du ton exalté de la lettre à Demeny.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Fairy
Encore un texte qui a reçu les interprétations les plus diverses. Sagirait-il, comme dans Being beauteous, d'une danseuse? Serait-ce la Femme qui est ici symbolisée dans cette glorieuse Hélène, personnification gnostique de la force amoureuse? Hélène représenterait-elle l'évolution subie par la poésie grecque renaissant après avoir disparu dans un monde barbare (voir la « lettre du voyant »), et redevenue « enfante»? Le climat d'enchantement où se meut l'enfance d'Hélène ressemble étrangement à celui de l'univers rimbaldien ; faut-il en elle reconnaître le poète? Du moins, pensait-il, tout semble vivre en fonction d'elle, jusqu'au moment où elle se détache dans un mouvement de danse de ce monde enchanté qui semble jusqu'alors avoir célébré sa créature. Rimbaud célèbrerait-il l'avènement de son âme, qui hier encore était une enfant qu'il fallait amuser avec des légendes? Partant d'impressions visuelles et auditives (éprouvées, peut-être, devant un spectacle de danse), ny associa-t-il pas des souvenirs de lectures et ne s'efforça-t-il pas, surtout, de susciter une atmosphère de splendeur et de surnaturelle beauté? Le nom d'Hélène peut bien représenter toute la beauté du monde cristallisant autour de la beauté d'une femme (puisque Hélène de Troie était le symbole de la beauté féminine). On peut rappeler qu'en 1872 Mallarmé avait traduit dans La renaissance des lettres les Stances à Hélène où Poe disait : « Hélène, ta beauté est pour moi comme ces barques nicéennes d'autrefois qui, sur une mer parfumée, portaient doucement le défait et las voyageur à son rivage natal». Le poème de Rimbaud pourrait aussi devoir quelque chose à l'Hérodiade du même Mallarmé (publié en 1869 dans Le Parnasse contemporain), où la beauté hiératique et glacée d'Hérodiade était également évoquée par des éclats précieux et des influences froides? Fairy, le premier des cinq poèmes publiés en 1895 par Vanier, postérieurement aux autres, peut du reste être un poème assez ancien : l'encre est plus pâle que dans les textes précédents.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Guerre
Le poème est écrit sur un autre papier, et d'une écriture plus petite, que les Illuminations précédentes. De quand peut-on dater ce texte, qui fait partie des cinq poèmes publiés par Vanier postérieurement aux autres, en 1895? Rien n'interdit de penser que Rimbaud l'a écrit pendant l'été de 1875, lorsqu'il faillit s'enrôler dans l'armée carliste : l'allusion aux mathématiques appuierait cette idée, puisquil songea en octobre à passer un « bachot» ès sciences (voir la lettre à Delahaye, 14 octobre 1875). Il fit ici, en quelque sorte, un « bilan» de ses expériences passées, bilan plus ou moins transposé.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Jeunesse
Ce poème en quatre parties a été, de même que Fairy, Guerre, Génie et Solde, publié en 1895 par Vanier pour compléter le texte des Illuminations qui avait été publié en 1886. Berrichon, en 1912, s'était cru autorisé à en retirer le quatrième morceau pour le placer à la fin de Veillées, tandis qu'il mettait à la place le poème Guerre, probablement parce qu'il commence par le mot « Enfant» et qu'il évoque la jeunesse du poète. On peut trouver en effet que Jeunesse IV fait contraste avec les trois premières parties du poème. Alors que le premier texte paraît se rattacher à une période d'études, de recherches (« Reprenons l'étude »), que le second représente un retour vers un passé plus ou moins récent, et une mise au point de la situation présente (« Mais à présent »), que le troisième, Vingt ans (qui daterait, si le titre est exact, de 1874), semble résumer d'amères constatations sur la vie sentimentale et créatrice du poète, le quatrième texte rend un son très différent : il envisage l'avenir. Toutefois, les deux premières phrases permettent de rattacher ce texte au précédent : après un moment de défaillance, le poète se reprend, semble-t-il, se tance lui-même et décide de surmonter la « tentation » et de se mettre à un nouveau travail qui ne sera plus tant, cette fois, fondé sur la « voyance» que sur la « création ». Ce quatrième texte doit avoir été écrit, comme le précédent, en 1874 : hypothèse que renforce non seulement l'examen de l'écriture du manuscrit, mais l'allusion, assez probable, à La tentation de saint Antoine de Flaubert, qui n'a paru en librairie qu'en avril 1874 (mais il est vrai que Rimbaud aurait pu en lire des fragments dans L'artiste, chez Charles Cros, dès 1871).
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Promontoire
De même que, dans les Villes, Rimbaud avait groupé des impressions diverses pouvant être suscitées par une métropole, il fit dans Promontoire la synthèse de toutes les péninsules et de tous les promontoires imaginables en une vision merveilleuse. On remarque en effet dans ce poème des termes qui évoquent toutes les parties du monde : l'Épire, le Japon, l'Arabie, l'Italie, l'Allemagne, l'Asie ... Toutefois, on peut penser que l'impulsion créatrice lui avait été donnée par un souvenir récent et précis : celui de Scarborough (« Scarbro' », écrivit-il), une ville deau très « fashionable» alors, où, au cours de lété 1874, il avait obtenu une place de précepteur ; elle était dominée par un beau promontoire surmonté d'une forteresse en ruines d'origine romaine (d'où l'évocation des « fanums ») ; un Grand Hôtel gigantesque s'y était ouvert en 1867, et suivait la forme d'un petit promontoire de la falaise (forme donc demi-circulaire) ; la falaise de l'hôtel était aménagée en « parcs », en « terrasses », avec des « talus » ; on y voyait, enfin, un petit port (de pêche). Nous sommes là en présence d'un texte qui montre bien, semble-t-il, comment se transformait, s'élargissait et se magnifiait, dans l'imagination de Rimbaud, la donnée primitive fournie par la réalité. On ne saurait parler ici de « description », même transposée, tant la vision est devenue « babylonienne ».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Scènes
On a déjà vu la place importante que tenait le théâtre dans les Illuminations. Ici nous avons une évocation de scènes, mais l'imagination de Rimbaud a volontairement accentué l'aspect de féerie, de merveilleux, « corridors de gaze noire », « oiseaux comédiens » (dans la première version), mélange étrange du théâtre et du paysage : « boulevards de tréteaux », « amphithéâtre couronné par les taillis »... on ne sait plus si c'est le paysage réel qui devient un décor, ou l'inverse. Ainsi, par une double ambiguïté, Rimbaud nous donna-t-il l'impression que le monde n'est qu'un théâtre, peut être vu comme un décor factice, et, inversement, que le théâtre représente un autre monde où notre imagination peut jouer plus librement. Ajoutons quil était allé plusieurs fois voir l'opéra-comique à Londres, en compagnie de Verlaine ; et il est fort probable qu'il a dû y aller de même en 1874, en compagnie de Nouveau.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Soir historique
Ce texte est caractéristique de la manière dont Rimbaud mêla, à des évocations historiques et cosmiques, un mouvement de révolte qui aboutit à une vision d'apocalypse. Le « touriste naïf », retiré de nos « horreurs économiques », qui s'évade dans des visions d'abord féeriques. puis historiques, et voit s'édifier sous sa « vision esclave » un monde blême et plat, ne serait-ce pas le Rimbaud visionnaire de 1872, cultivant les hallucinations? et ne peut-on voir dans son amère dérision à l'égard de cette magie bourgeoise un appel à une révolution plus concrète, à un nouveau Déluge, qui cette fois « ne sera point un effet de légende »? On a pu rapprocher ce texte non seulement de Après le Déluge, mais du poème Qu'est-ce pour nous, mon cur..., où Rimbaud appelait en effet de manière analogue les grandes catastrophes et la destruction de la planète.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Bottom
Le titre primitif, Métamorphoses, a été barré sur l'autographe et remplacé par Bottom, allusion évidente au Bottom du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, qui se trouve changé en âne. Mais nous avons effectivement, dans ces trois paragraphes, une suite de métamorphoses, qui paraissent bien, du reste, symboliques. Rimbaud semble faire allusion à un épisode amoureux, dont il est bien difficile de retrouver une trace précise dans sa biographie. Verlaine, résumant, en 1886, dans Le symboliste, les relations de son ami avec des femmes, mentionna « quelque vedova molto civile dans quelque Milan, une Londonienne rare, sinon unique - et c'est tout». Cette Londonienne aurait été une jeune fille du West End habitant une superbe maison, mais cette hypothèse est peu défendable. Lest plus celle de la « vedova molto civile » de Milan car on sait qu'en mai 1875 il était à Milan, qu'il y tomba malade et qu'il fut hébergé (dit Delahaye) par une « dame charitable» qui habitait « 2, piazza dei Duomo ». On pourrait admettre que, fatigué par la « réalité épineuse » (il arrivait de Stuttgart à pied), il se soit laissé dorloter par « Madame », captif de l'amour comme l'« oiseau bleu » de la légende. Sa métamorphose en ours couché au pied du lit suggère peut-être la servitude à laquelle il a été réduit. Enfin, échappant à cet abaissement, il se serait enfui un matin de juin, « aube de juin batailleuse » ; or, précisément, c'est au début de juin 1875 quil a quitté Milan (puisque le 15 juin le consulat lui a fourni les moyens de revenir en France). On sent, en tout cas, quil raille et « Madame » et lui-même, et que sa transformation en « âne » au troisième paragraphe est pleine d'intention : s'il est devenu âne, c'est qu'il l'a bien voulu, c'est qu'il s'est laissé séduire par Dalila, oubliant ses invectives passées contre « les surs de charité » ; que l'histoire se soit passée à Londres ou à Milan, la moralité reste la même. Il faut ajouter que c'est du reste une attitude familière à Rimbaud que de douer les humains de caractères animaux (voir dans Alchimie du verbe : « Cette famille est une nichée de chiens [...] j'ai aimé un porc. »).
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
H
Ce poème se présente comme une véritable devinette, qui se termine par « trouvez Hortense ». Cest l'une des énigmes les plus irritantes de Rimbaud sur laquelle on a produit nombre d'élécubrations « abracadabrantesques » (pour emprunter à Rimbaud lune de ses créations). Pourquoi ce nom d'« Hortense »? Il ne saurait s'agir de la reine Hortense, pas davantage de l'orateur Hortensius (bien qu'il ait publié des vers érotiques et que ce serait donc une allusion à ce que Baudelaire appelle « les jeux latins et les voluptés grecques »? Faut-il chercher dans ce prénom un anagramme? Dans Hortense on trouve Eros, plus HNET (le mot anglais « then », «alors »)? Toutes ces explications ne sont guère satisfaisantes. Des expressions telles que « l'ardente hygiène des races » ont incité des commentateurs à penser qu' « Hortense » est un r terme générique qui désigne la courtisane, dont le rôle remonte à une haute antiquité. Une autre interprétation, plus satisfaisante, fait de ce texte une allusion à la masturbation (voir « Sa solitude est la mécanique érotique »). On peut penser aussi qu'il s'agit plutôt de la pédérastie car, aux expressions « sa passion ou son action » répondent exactement deux vers de Ces passions qu'eux seuls nomment encore amour, de Verlaine (paru dans Parallèlement, 1889) :
« Et pour combler leurs voeux, chacun d'eux tour à tour
Fait l'action suprême, a la parfaite extase. »
Ce texte serait alors à rattacher à la période de vie commune avec Verlaine.
On a aussi proposé l'assouvissement sexuel sous quelque forme que ce soit, le pénis, l'Habitude, le Haschisch, et caetera et caetera...
De toute façon, les deux dernières phrases restent inexpliquées : que signifient le « sol sanglant » et l'« hydrogène clarteux » (serait-ce tout simplement un tapis rouge et la lueur du gaz?)?
Or a été proposée une solution désespérément simpliste, pour ne pas dire triviale. Elle tient à une expression belge, sinon ardennoise, dont on ignore d'où elle vient, mais que Rimbaud a vraisemblablement entendue. Dans les Ardennes, « aller voir Hortense », cest « aller aux cabinets ». Il semble difficile de mettre en doute cette clef tant elle adhère parfaitement au texte et à ce que l'on sait de l'esprit provocateur de cet impertinent impénitent quétait Rimbaud.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Mouvement
Ce texte, de même que Marine, est écrit en vers libres, et il doit dater de la même époque : il est fort possible que Rimbaud ait été influencé par les poèmes en« versets » de Whitman, dont La renaissance littéraire publiait la traduction en 1872, et qui chantaient l'ère nouvelle, les découvertes modernes et le progrès. Peut-être l'impulsion initiale vint-elle d'un trajet effectué en bateau avec Verlaine ; plutôt qu'à la traversée Ostende-Douvres, ce pourrait être celle qu'ils ont faite en 1873, lorsqu'ils se sont embarqués à Anvers pour regagner Londres, le 26 mai, passant toute la nuit en mer (« dix-huit heures de mer, sans compter l'Escaut et la Thames « river », rapporta Verlaine à Lepelletier) ; ainsi s'expliquent les allusions au « fleuve » et au « mouvement de lacet », celui que décrit l'Escaut pour se jeter dans la mer du Nord, bien que le terme de « chutes » soit étrange. Verlaine évoquera lui aussi, dans Laeti et errabundi, des courses « intrépides » « Par les steamers et les rapides ».
Mais le thème essentiel du poème est le progrès, la « nouveauté chimique », l'évocation des « conquérants du monde » avec leur richesse, leur luxe et leur « comfort ». L'admiration de Rimbaud pour ces nouveaux conquistadors qui emmenaient avec eux « l'éducation des races, des classes et des bêtes » n'est-elle pas traversée de quelque ironie? Plutôt que des « voyants » d'un âge nouveau, on peut voir ici des hommes d'affaires, songeant surtout à leur « fortune personnelle », peut-être aussi des ingénieurs qui ont leur « stock d'études » ; mais il semble bien en tout cas que le « couple de jeunesse » qui s'isole sur « l'arche » est opposé à cette bourgeoisie enrichie, et que l'arche est ici un symbole, appelant l'idée d'un déluge tel que celui qui est évoqué dans le premier poème des Illuminations. Ce poème paraît représentatif du double et contradictoire mouvement qui animait Rimbaud, le poussant tantôt vers la célébration d'un âge moderne et scientifique, tantôt vers le retour à la féerie merveilleuse et irrationnelle des ères primitives (de même que, dans les villes, il voyait tantôt les merveilles architecturales de l'avenir, tantôt une iéalité sordide qui lui faisait regretter la nature sauvage). Faut-il reconnaître dans ce « couple » Verlaine et Rimbaud? C'est assez plausible, si l'on imagine les deux aventuriers, « laeti et errabundi » (« joyeux et vagabonds »), s'isolant, par sauvagerie et mépris de la société,
«Dans l'orgueil d'être plus libres
Que les plus libres de ce monde»
comme l'écrira Verlaine. Rimbaud, s'il a vraiment écrit ce poème après son séjour à Roche en 1873, est alors dans toute l'exaltation de son livre « nègre » et des revendications « sauvages» de Mauvais sang.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Dévotion
Voici une des proses les plus mystérieuses des Illuminations. Sous forme de litanies, Rimbaud s'adresse à des personnages énigmatiques, à lui-même aussi (À ladolescent que je fus), et évoque des événements et des personnes dont il nous est impossible, en l'état actuel de nos connaissances, de percer le secret. Il est difficile d'affirmer, comme Antoine Adam, que « c'est dans la grande nuit polaire que Rimbaud a écrit Dévotion» : seul le paragraphe où il est question de « Circeto des hautes glaces » pourrait permettre de le penser, mais ce n'est là qu'une hypothèse. Le ton est en tout cas remarquable par une sorte de ferveur ; Rimbaud l'antireligieux dressa ici sa litanie à tout culte, et parla de sa prière muette avec un sérieux que n'entachent, semble-t-il, que de rares traces d'ironie. Justement parce que cette pièce, dans sa parfaite obscurité, offre un charme étrange, André Breton l'a aimée avec dilection, et il a, dit-il dans Flagrant délit, élevé un « autel» à « l'une des plus mystérieuses passantes qui traversent les Illuminations, Léonie Aubois d'Ashby».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Démocratie
La première idée qui se présente en lisant ce texte est que Rimbaud y lance, sous une forme satirique, une vigoureuse diatribe contre ce que les pays occidentaux appellent la démocratie ; les termes qu'il emploie, « nous massacrerons les révoltes logiques », les « plus monstrueuses exploitations industrielles et militaires », définissent bien les formes les plus odieuses du colonialisme, et les hommes qu'il dépeint, « ignorants pour la science, roués pour le confort », ne sont-ils pas justement ces colons abusifs, égoïstes forcenés, caricature infâme du monde civilisé, qui rendent les révoltes « logiques »? Le texte prend une vigueur d'autant plus grande qu'il est écrit en phrases courtes et comme martelées, formant de brefs paragraphes.
Mais quelles circonstances ont pu linspirer? Delahaye pense à un « départ de conscrits» qu'il aurait vus au « chef-lieu du canton ». Pour Antoine Adam, « conscrits du bon vouloir » paraît faire allusion aux engagés volontaires qui (ainsi que Rimbaud lui-même) composaient le corps d'infanterie coloniale néerlandais envoyé à Java. On sait quil s'est engagé en mai 1876, a débarqué à Batavia le 27 juillet, puis a déserté en août et a regagné la France. L'expression de pays « poivrés et détrempés » convient assez bien, en effet, aux basses terres de Java et à un pays producteur d'épices, et rend la démonstration fort séduisante. Cela oblige évidemment à admettre que Rimbaud a écrit des poèmes jusqu'à une date tardive ; notons toutefois que, le manuscrit de Démocratie ayant disparu, on peut supposer qu'il ne faisait pas partie du même recueil que le reste des Illuminations, et qu'il y a été joint après coup. On pourra, évidemment, toujours soutenir qu'il n'est besoin que d'avoir lu des récits de voyages, ou de guerres coloniales, et non d'être allé à Java, pour évoquer des massacres d'indigènes et même des pays « poivrés et détrempés ». Nous voyons en tout cas, ici, s'exprimer avec force, sous les phrases satiriques, les idées « libertaires » et « fraternitaires» qui n'ont pas cessé d'être celles de Rimbaud, et la haine que lui inspire la démocratie occidentale.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Génie
Ce poème (qui fait partie des cinq poèmes publiés séparément en 1895) est encore un texte « messianique », qui est à rapprocher de À une Raison et de Conte, et qui a reçu les interprétations les plus diverses. Loin de croire, comme Delahaye, que ce Génie est un « souvenir évident du Christ », Antoine Adam y vit le « nouvel amour» tel que l'annonçaient Michelet, Quinet et le Père Enfantin. Il faut reconnaître en effet que des formules telles que « il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption », opposent cet être surnaturel au Christ ; ce n'est pas en se sacrifiant, comme le Christ, mais par l'amour universel qu'il donne et qu'il réclame, que ce Génie fera le bonheur des êtres humains, et les libérera des agenouillages anciens. Cette interprétation se rapprocherait de celle de Dhôtel qui pense que ce Génie n'est rien d'autre que la vie universelle, laquelle « possède des vertus merveilleuses par le seul fait qu'elle est la vie ».
Dans un autre groupe se rangent ceux qui estiment que Rimbaud, en écrivant ce poème, songeait à lui-même. Ce serait un document sur la carrière et l'ambition du poète. Au terme de son effort métaphysique, il se sentirait prêt à évangéliser le monde, et se présenterait lui-même comme un envoyé surnaturel. On a pu rapprocher ce Génie qui est « l'affection et l'avenir » de la description quil donna du poète dans sa lettre à Demeny : « Énormité devenant norme, absorbée par tous» et « multiplicateur de progrès ». On peut ajouter que la « promesse » faite par le Génie : « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré ! » rappelle singulièrement certaines expressions de Délires I: « Drôle de ménage », « les lois et les murs auront changé ». Il semble toutefois assez difficile d'admettre que Rimbaud parle de lui-même, de son « corps » et de son « pas », comme s'ils étaient à ce point surnaturels ; et certaines expressions (comme « lui étant », « et étant aimé ») paraissent difficilement pouvoir lui être appliquées.
Ce que Rimbaud chante avec tant d'enthousiasme, c'est le « génie» des temps nouveaux, qui est à la fois « la force et l'amour » ; ce quil célèbre en lui, c'est la « fécondité de l'esprit » et l'« immensité de l'univers », autrement dit toute l'ère moderne qui voit (ou verra) l'abolition des « superstitions », les « migrations » de peuples (car la « célérité » de l'action et le dynamisme des êtres humains futurs font partie de cette vie moderne et du progrès), l'« amour » universel enfin, « mesure parfaite et réinventée », dont Rimbaud avait puisé la notion aussi bien chez les illuminés « progressistes» de 1870 que dans les livres de Michelet (voir À une Raison). Mais tout cela est incarné de manière symbolique dans un personnage aux dimensions cosmiques, quil appela Génie, et pour lequel il trouva un jaillissement d'expressions étonnantes, dont la beauté est souvent liée à l'éclatante obscurité. On peut signaler que Quinet, en 1842, termina Le génie des religions par un chapitre qui n'est pas sans analogie avec ce poème. De son côté, Vermersch, dans son Grand testament, en 1868, avait décrit les génies de l'époque moderne, poètes et penseurs, comme « emportés par l'immense amour » qui les ferait voler « vers la lumière» et libérer l'être humain enfin « dégagé de sa misère» et de l'oppression religieuse.
Ce texte doit dater, très certainement, de la même époque « messianique» que À une Raison : 1872-1873.
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Commentaire sur le recueil
Très tôt, Rimbaud s'était essayé au poème en prose, incité, semble-t-il, par la lecture de Baudelaire. C'est vers le premier semestre de 1872 qu'il aurait composé La chasse spirituelle, manuscrit que nous ne connaissons que par la seule mention qu'en fait Verlaine dans une lettre à Charles de Sivry, en août 1878, et qu'on a voulu confondre avec les Illuminations.
La ferveur de ce poète de dix-huit ans ressemblait à celle d'un chercheur d'or trouvant la « veine » qui le sacre et justifie son existence ; et ce qui frappe dans cette uvre, tout à la gloire de l'adolescence, c'est sa fulgurance et son intensité. Les références à des faits personnels ne manquent pas ; ils en constituent même la matière essentielle, intégrée aux émotions « vécues » de la lecture et de la fiction : relation en quelque sorte d'une poésie en acte où lon retrouve les souvenirs d'enfance, les vicissitudes de la vie parisienne, les départs, les randonnées solitaires, les aspirations et les tourments antérieurs, le récent séjour en Angleterre en compagnie de Verlaine ; mais peu importe en fait, et il n'entrait sans doute pas dans le dessein du poète de se livrer à des confessions dans le style romantique, fût-ce en transposant symboliquement les lieux, les comparses et le héros. Que sont les Illuminations, sinon des exercices intérieurs prolongeant les exercices d'après nature des poèmes en vers. Un seul mouvement anime l'ensemble de ces textes : peintre de l'univers intérieur, Rimbaud allait bouleverser la conception encore superficielle de l'introspection, tenter de se donner dans l'immédiat et la totalité une image du monde et de lui-même, trouver l'essentiel. De là une forme particulière de langage, dont les termes s'articulent sur la coloration affective dont ils sont chargés, sans perdre pour autant leur réalité propre, la qualité concrète qui a suscité cette coloration, Ainsi naissent et jaillissent ces rapprochements inusités et ce rythme qui n'empruntait presque plus rien à la logique de la description réaliste. Car il ne s'agissait pas de rendre « réelle » une vision, mais d'accéder à la « vision » de la réalité, d'explorer jusqu'au bout (il alla même jusqu'à user d'alcool et de haschich) les méandres de l'imaginaire, en dehors de l'espace et du temps familiers. Mû et pensé par ses sensations, ses émotions, ses images (« On me pense »), il entend les orchestrer tout en s'y livrant et prendre ainsi possession de lui-même. Poésie ascèse si l'on veut, pensée qui veut se faire à travers les données des sensations désorganisées pour les mieux saisir dans leur pureté originelle et leur vérité première, afin peut-être de retrouver et de prouver l'extase des fêtes de l'enfance contredites et déniées par le présent. Iconoclaste, rejetant ou refusant les symboles appris et l'imagerie sentimentale héritée, éventrant les idoles pour trouver son dieu, il refit ses propres symboles et sa propre mythologie, se dégageant peu à peu du pathos et des motifs sentimentaux de l'Occident avec des accents et des intuitions nietzschéennes. Certains poèmes perdirent le caractère visionnaire du recueil et prirent le tour « pensé », éthique, d'Une saison en enfer.
Les Illuminations furent la révolte en acte ; les délices du cri et les éblouissements : aphorismes cinglants, élans lyriques tronqués et ravalés, visions mystiques et prophétiques d'accent, golfes de tendresse soudain déployés sous le ravissement d'une aube d'enfance, plénitude et pureté anciennes que le poète ne put désormais que cerner ou traverser, rages. Dans ces poèmes, on retrouve encore la conception du Poète inspiré, de l'Élu, du Héros vaticinant et irresponsable, l'élan vers une pureté idéale et sa contrepartie non moins idéale d'impureté. Mais, chez Rimbaud, la soif d'essentiel et de vérité, la vigilance envers soi-même, affirmèrent et dénoncèrent à la fois les jeux les plus séduisants de l'imagination qui se consume dans la solitude de sa splendeur. Il sembla amorcer ici une expérience sur la nature même de son inspiration, et de trop bien la connaître lui fit perdre bientôt le goût de la cultiver ; emporté dans ce mouvement, irréversible sans l'acceptation de compromissions, il ne fit que se déterrer lui-même et se mettre au jour, changeant d'esprit et amenuisant peu à peu jusqu'au silence sa nécessité d'écrire (voir Une saison en enfer). C'est de ce même silence que les Illuminations et l'uvre entière de Rimbaud tirent un supplément de richesse, de résonance et de profondeur.
Ces quarante-deux courtes proses, qui étaient sans doute destinées à entrer dans une uvre plus ample qui na jamais vu le jour, sont juxtaposées sans principe d'organisation. Le titre, apparu pour la première fois en 1878 dans une lettre de Verlaine, serait de Rimbaud lui-même qui aurait joué sur le sens anglais du mot « illuminations » qui signifie «enluminures». Il aurait songé à lui ajouter le sous-titre «painted plates» («gravures coloriées»). Le titre confère au recueil une tonalité polychromatique. En effet, les textes sont tout à la fois formés de narrations elliptiques (Après le déluge, Conte, Aube, Royautés), de réminiscences lyriques (Vies, Vagabonds, Jeunesse), de tableaux (Les ponts, Villes, Marine), d'hymnes (Antique, Génie). L'ensemble est traversé d'une série de motifs et de visions qui se font écho et procèdent d'un même propos apocalyptique et fondateur. Partout, la double image de la rupture et du départ place le «je» parlant à la lisière d'un monde chaotique, qui se recrée sur ses propres débris comme dans Après le déluge, Barbare, Conte, Aube ou Départ. Rimbaud mêle les éléments cosmiques (Marine), la nature et la culture, comme le symbolise, entre autres, la figuration de la ville moderne, Londres en particulier (Ville, Villes, Métropolitain).
Ces textes sont bien des visions hallucinées, et le poète a proclamé : «J'ai seul la clef de cette parade sauvage.» (Parade). Tel est justement le danger : ces visions de Rimbaud risquent de nous demeurer étrangères. Ce sont les textes les plus énigmatiques de la littérature moderne. Les spécialistes le savent et nombreux sont ceux qui ne cessent de gloser à satiété sur les Illuminations, qui ont, comme on la vu, suscité de multiples interprétations contradictoires et, finalement, bien inférieures à leur force évocatrice. Trop souvent, la critique rimbaldienne a cherché à expliquer les Illuminations par les sources, la biographie, voire la graphologie, sans voir que chacune de ces pistes est brouillée et subvertie par Rimbaud lui-même.
Pourtant, la première impression de stupeur une fois dissipée, nous découvrons que cet univers poétique ne nous est pas inaccessible, et nous goûtons la saveur charnelle de ces évocations étranges : « J'ai tendu des cordes de clocher en clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.» (Phrases).
L'écriture porte trace de l'univers qu'elle détruit et recrée d'un même geste. Rimbaud use d'une langue fortement exclamative et hyperbolique ; la phrase nominale et l'ellipse explosive côtoient les tournures célébratives et les élans lyriques. Syntaxe et lexique multiplient les effets de rupture et de rugosité à même la langue. Certains textes sont quasiment dépourvus d'« images» (Conte), d'autres proposent des images énigmatiques : « Oh ! le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques » (Barbare). La désorganisation et les images y règnent en maîtresses au détriment du sens puisqu'on suit ce qui est dit, mais on ne sait trop de quoi il est question. Rimbaud y jeta une lumière toute neuve sur la question de la langue. Car nous sommes en face d'un poète qui fut un chantre de la culture classique, mais dont la langue ici n'était presque plus du français mais surtout une composition musicale. La phrase, abrupte, souvent nominale et elliptique, confine parfois à labstraction, juxtapose des exclamations, brise la cohérence logique du récit, soit en la condensant à lextrême, soit en la détruisant, en sabotant le genre auquel il appartient (Conte). Le poète entendait réinventer le monde par la destruction du langage.
Dans les Illuminations, où de nombreux poèmes ont pour titre des noms de genres littéraires (Conte, Sonnet, Fairy, Nocturne, Vulgaire), toutes les puissances de la vision se déchaînèrent. Désormais libéré de la vieille prison mentale (« J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse » [Phrases]), le poète put étreindre le monde : « Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! » (Matinée d'ivresse). Mais le possessif souligné par Rimbaud indique assez qu'il s'agit d'une aventure personnelle, non d'un dogme esthétique : « J'ai seul la clef de cette parade sauvage » (Parade).
Il a marqué sa volonté de saffranchir de la poésie traditionnelle dont les contraintes limitaient, à ses yeux, la spontanéité de linspiration. Cest le problème de la liberté ou de lart qui était en cause, et il choisit la liberté totale. On voit quil y gagna : il put se donner entièrement à ce qui fait fondamentalement le lyrisme : la communication émotive dun certain frisson, la participation à une ferveur à laquelle on aurait le désir de goûter sans cesse. Plus profondément, il eut la volonté de saffranchir des contraintes de la raison au profit des forces irrationnelles du rêve. Cest en ce sens quil passa pour un des précurseurs du surréalisme. Mais cette poésie nétait pas sans dangers. Ces images si personnelles à lhallluciné risquaient de devenir presque inaccessibles au lecteur.
Le manuscrit autographe, incomplet à l'origine, fut conservé jusquen 1886 par le musicien Charles de Sivry, beau-frère de Verlaine, qui le confia alors à Louis le Cardonnel qui le fit remettre à Gustave Kahn, alors directeur de La vogue où il fut, par Fénéon, publié pour la première fois dans les numéros de mai-juin 1886, avant de lêtre en plaquette, la même année (avec une notice de Paul Verlaine), édition faite à l'insu de l'auteur qui se trouvait alors en Abyssinie. Cette première publication n'était pas entièrement conforme au manuscrit original : des omissions, erreurs typographiques et fautes de lecture, reprises par les éditions successives (en particulier celle de 1892, Vanier) en altéraient le sens. Le nombre et la disposition de la cinquantaine de poèmes varient selon les éditions, bien que lon retienne le plus souvent lordre suggéré par Félix Fénéon en 1886. Contrairement à l'affirmation de Verlaine dans sa notice : «Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875... » et par conséquent postérieurement à Une saison en enfer qui est datée de 1873, une partie des Illuminations fut probablement composée en 1872 et dans les premiers mois de 1873.
En dépit de leur date de composition controversée (avant ou après Une saison en enfer [1873], approximativement entre 1872 et 1874, peut-être au-delà) et de leur disparate (cest avant tout une collection de fragments qui doit être lue comme telle), les Illuminations offrent l'aboutissement et la synthèse de l'oeuvre rimbaldienne. Ils ont ouvert de nouveaux horizons à la littérature, parce qu'ils poussent jusqu'à l'excès la poésie et le langage. Étendard des avant-gardes du XXe siècle, des surréalistes à Tel quel, ils transgressaient, plus mythiquement encore que l'uvre de Lautréamont, les limites qui séparent la littérature de la vie.
_________________________________________________________________________________
Les Illuminations apparurent, en même temps que son inscription dans la modernité, comme le testament littéraire de Rimbaud. Tandis quil se morfondait à Harrar, en France, une anthologie le retint comme lun des poètes les plus importants du siècle. Verlaine était le principal acteur de cette effervescence. Lui, quand par hasard on linterrogeait, se braquait : « Tout cela nétaient que des rinçures !» Il mettait ainsi fin à toute curiosité malsaine. À son ami Delahaye, il écrivit en 1879 (il avait vingt-cinq ans), au sujet de la littérature : «Je ne pense plus à cela». Il reçut à Harrar, une lettre dun camarade de collège, Paul Bourdes qui lui révéla sa notoriété naissante. Mais il garda le silence sur cette joie grave : pour lui, la poésie nexistait plus, ne devait plus exister !
Il nécrivait plus que des rapports et des commandes à ses employeurs, des lettres à sa famille (on ne les a pas toutes, mais lon croit quil lui écrivait tous les quinze jours), où il réclamait des livres, des objets, des cartes, demandait à sa mère de placer largent quil avait gagné, surtout, se lamentait et gémissait : cétait sa façon de se faire aimer, dappeler à lamour par la compassion. Car il était sans cesse inquiété : par sa situation par rapport à larmée sil rentrait en France (il était terrorisé par lidée quon puisse le jeter en prison pour désertion !), par quelque maladie. Il ny avait chez lui jamais un rayon de bonheur, une éclaircie, quelque sourire, rien que la vie sans joie. Lhomme daffaires ne cessait de faire des comptes, daligner dans sa tête des millions. Faire fortune était son obsession. Il conseillait à sa sur dépouser un bon ingénieur bien établi, qui lui apporterait du bel et bon argent !
En 1889, il retrouva, à Aden, un emploi de représentant et se livra, à son propre compte, au commerce de peaux, de café, d'ivoire et d'or.
En 1890, le directeur de la revue La France moderne, Laurent de Gavoty, lui réclama quelques vers : « Je serais heureux et fier de voir le chef de file de l'école décadente et symboliste collaborer à La France moderne » Mais Rimbaud était bien loin de ces petites affaires littéraires.
Atteint de la même maladie qui emporta sa sur, Vitalie, une synovite ou hydarthrose du genou droit, il commença à souffrir réellement de varices, compliquées de rhumatismes. Le 30 avril 1891, il envisagea de se faire porter à la côte. Il dessina une civière et la fit construire. Seize porteurs se relayèrent de Harrar à Weila, une course pour la vie par un temps pourri, une descente en enfer. Il ne pouvait se faire soigner à Aden, cétait trop grave, pris trop tard, sa jambe étant énorme ; les Anglais lui conseillèrent de rentrer en France. Le 9 mai 1891, après avoir liquidé ses stocks de marchandises, il prit le bateau des Messageries maritimes. Arrivé à Marseille le 22 mai, il fut admis à l'hôpital de la Conception. Dans une lettre, il écrivit : « Je suis réduit à létat de squelette par cette maladie de ma jambe gauche qui est devenue à présent énorme et ressemble à une citrouille. Cest une synovite doublée darthrose, une maladie de larticulation et des os. Cela doit durer très longtemps, si des complications nobligent pas à couper la jambe. En tout cas, jen resterai estropié mais je doute que jattende. La vie est devenue impossible. Que je suis donc malheureux ! que je suis donc devenu malheureux ! » Le diagnostic tomba, brutal : amputation. Par télégramme, il appela Vitalie au secours Elle lui répondit le même jour : « Jarrive ». Ils ne sétaient pas revus depuis douze ans. La jambe fut amputée le 25 mai. Il sembla soulagé. La convalescence fut lente. Vitalie décida de rentrer à Roche. Il la supplia de rester, pleura. Elle resta un jour de plus, ce fut tout. Il dut y avoir des mots très durs entre eux car la rupture fut brutale, définitive. Mais le mystère demeure, lénigme est irrésolue. Il ne lui écrivit plus, adressant désormais ses lettres à sa sur, Isabelle).
Fin juillet, il rentra au pays. Isabelle vint le chercher à la gare de Voncq proche de la ferme. Le temps étant maussade, lété pluvieux, froid, le moignon lui faisait mal. Fin août, ils retournèrent à lhôpital, et le voyage fut atroce. Un prêtre vint lui parler car Isabelle croyait à la réconciliation de son frère avec lÉglise.
Il décida de repartir car il pensait encore que la solution à tous ses maux, à tous ses désespoirs, cétait de retrouver son Afrique. Cela le ferait échapper à cette mort qui venait. Le 23 août, il prit le train à Voncq, pour Marseille où il dut entrer de nouveau à lhôpital de la Conception. Après trois mois datroces souffrances, il entra dans une agonie au cours de laquelle, dans son délire, on lentendit dire à Djani de préparer leurs bagages. Le 9 novembre, il dicta une lettre au directeur des Messageries maritimes : « Je désire me trouver de bonne heure à bord. » Après avoir accepté de se confesser, sur les instances dIsabelle, présente à son côté, il mourut le 10 novembre 1891, à dix heures du matin, à lâge de trente-sept ans. Sa mère fit refaire le caveau familial au cimetière pour y déposer le cercueil de son fils entre celui de la petite Vitalie et un espace où lon déposerait le sien.
Son décès passa à peu près inaperçu ; certains de ses amis continuèrent à lui écrire après sa mort. Le jour même de sa disparition, avait été publié le premier recueil de ses uvres, Le reliquaire, publié par Genonceaux et préfacé par Rodolphe Darzens ; mais le livre fut aussitôt retiré de la vente en raison d'un différend entre l'éditeur et le préfacier.
_________________________________________________________________________________
La vie de Rimbaud fut un échec. Il na jamais rien fait dautre que déchapper à lenfance, que déchapper à sa mère à laquelle il est pourtant resté attaché, ayant toujours besoin de se réfugier auprès delle. Le traumatisme de lenfance la conduit à manifester dabord une violente révolte contre lordre social, le conformisme et la religion du XIXe siècle, avant de rentrer dans le rang, de sacrifier à un matérialisme assez effroyable, mais en gardant toujours ce mépris, cette hauteur, quil montrait dans la vie de tous les jours. Partout le poursuivit une réputation dhomme difficile à vivre et qui devient violent pour une remarque quon lui fait, pour un rien. On peut se demander sil a été capable daimer, sil avait ces qualités de coeur que possédait, par exemple, Verlaine, qui seraient la condition nécessaire pour être poète?
Des vers latins aux Illuminations, Rimbaud écrivit son uvre avant sa vingtième année. Il est le type même de ces adolescents chez qui luvre naît dune crise de génie qui dure peu de temps.
Génie précoce, dès ses premiers poèmes, il détourna les codes poétiques en vigueur. Sa langue témoigna d'une volonté permanente de rupture. Globalement, elle évolua du mélange cacophonique de provincialismes, de néologismes, d'argot, de termes techniques ou savants dans les premières poésies (1870-1871), à un langage plus épuré et plus abstrait dans les Illuminations, les deux tendances pouvant alterner d'un poème à l'autre.
Ses écrits se confondent avec sa propre trajectoire, dans une expérience-limite du langage et de la vie : de la provocation blasphématoire à la révolte, de la fulgurance verbale au silence définitif, il fut le poète de toutes les ruptures. Inversant en effet la pirouette finale d'Art poétique de son ami Verlaine (« Et tout le reste est littérature »), il a précisément rompu avec la littérature, sinon avec l'écriture, aussi nettement que définitivement, mettant un terme à une uvre dont il parut ne jamais se soucier vraiment d'être l'auteur, du moins l'auteur publié. S'il choisit l'exil et le silence, était-ce par conviction que « la vraie vie est absente » (Délires I. Vierge folle, dans Une saison en enfer) de la littérature? quelle nétait donc pas la poésie, qu'il maîtrisait en virtuose.
Son mépris pour la chose littéraire nétait-il pas présent avant même qu'il ne soit consommé? Nétait-il pas trop réaliste et d'une nature trop méprisante pour ne pas faire la différence entre la réalité et la littérature? Il n'y aurait donc pas eu de rupture. La négation aurait été au coeur de l'uvre. Dailleurs, sa poétique a toujours été provisoire, chaque avancée nouvelle récusant ou critiquant ironiquement la précédente. Cette volonté permanente de rupture, ce mépris, cette hauteur quil montrait dans la vie de tous les jours, il pouvait les ressentir à légard de la littérature, qui compte toujours une part d'artifice et où il ne pouvait trouver la réalité. Il en percevait la tromperie, la jugeant de haut et commençant par la sienne, pour laquelle, très vite, il manifesta son désintérêt et sa volonté de traverser la vie avec une rapidité qui avait tout d'une urgence. Il est donc vraisemblable que cette voie du réel quil avait choisie l'a sans doute laissé, elle aussi, toujours inassouvi.
Mais ce renoncement délibéré qui reste sans exemple aboutit à ce paradoxe : jamais uvre si mince n'inspira tant de commentaires. Elle n'a cessé depuis plus d'un siècle de faire couler de l'encre, a entraîné dinnombrables interprétations de la part de spécialistes dont lattention n'a jamais faibli. Certains se livrent à un travail philologique sur ces textes, faciles ou difficiles, conduit avec une rigueur et une science sans précédent. Mais dautres exégètes y vont souvent de délires critiques foisonnants, fondés le plus souvent sur des hypothèses invérifiables, sur une recherche aberrante des sources, sur linvention fallacieuse dun sens provocant, sépuisant en vain à de périlleux exercices déquilibre sur le texte à partir de préjugés et de postulats de départ, accumulant les explications dans un flot de contradictions (le plus bel exemple en étant les élucubrations produites sur ce simple blason du corps féminin quest Voyelles). Peu d'écrivains ont bénéficié, ou souffert, d'un tel traitement posthume, dun tel continent de commentaires et de gloses, dans lequel il est parfois difficile de se repérer.
Brève, mince, admirable et mystérieuse, l'uvre, si elle fut dabord inséparable de son temps, car il réagit à propos de l'événement (la déchéance de l'Empereur, l'invasion, la Commune de Paris, etc.), fut ensuite caractérisée par «le dégagement rêvé» (Génie, dans les Illuminations) qui lui fit transcender son époque et exercer l'éclat d'une indiscutable fascination. Le silence qui la suivie a contribué à faire avant tout de Rimbaud un «personnage» de révolté absolu, mystique, de voyant, de grand silencieux enfin défiant la littérature, et, par certains côtés, la postérité. Son oeuvre a été recouverte par le mythe qui sest créé autour de lui et qui a fini par le cacher. La gloire du poète sest faite souvent pour les raisons les moins littéraires.
Sa soeur, Isabelle, qui mena une vie éteinte, qui représentait tout ce quétait la mère, qui est restée accrochée à elle, fut la complice de Rimbaud mais sans le comprendre, ne voyant dans son uvre que des gribouillages. À la suite d'une longue correspondance avec lui, elle épousa lhomme de lettres Paterne Berrichon qui était un admirateur fervent du poète. Dès lors, ensemble, ils s'attachèrent à perpétuer son culte, élaborèrent ensemble des éditions de ses uvres et différents ouvrages biographiques à partir de leurs témoignages. Cependant, en osmose avec les mentalités de l'époque, leur démarche, pas toujours très objective, fut empreinte d'une forte volonté idéologique liée aux valeurs traditionnelles, de respectabilité et de moralité : en dépit du « dérèglement de tous les sens », que le poète ne cessa de revendiquer, ils le présentèrent comme un chrétien égaré puis reconverti, comme un saint, tout texte d'Une saison en enfer ou des Illuminations ayant pour eux un sens chrétien, serait le témoignage sinon d'une « conversion», du moins d'inquiétude chrétienne. Comme Paterne Berrichon fut lami de Paul Claudel, celui-ci les suivit sur cette voie, proférant : «Arthur Rimbaud fut un mystique à l'état sauvage.» (préface à l'édition des uvres, 1913) - «Arthur Rimbaud n'est pas un poète, il n'est pas un homme de lettres. C'est un prophète sur qui l'esprit est tombé, non pas comme sur David, mais comme sur Saül. Telle a été sur lui cette horreur, cette malédiction, à laquelle comme Jonas il a essayé d'échapper par le blasphème et par la fuite.» (Accompagnements, 1949). Cette récupération catholique fut défendue aussi par Jammes et par Mauriac.
En 1890, Verlaine rendit cet hommage :
«Mortel, ange ET démon, autant dire Rimbaud,
Tu mérites la prime place en ce mien livre,
Bien que tel sot grimaud t'ait traité de ribaud
Imberbe et de monstre en herbe et de potache ivre. »
(Dédicaces, LVI).
En 1895, parut la première édition des Poésies complètes chez Vanier, avec une préface de Verlaine. Elle fit connaître l'existence dUne saison en enfer et des Illuminations. Elle fut suivie de nombreuses autres éditions, revues, augmentées (notamment d'une volumineuse correspondance) ou corrigées, débarrassées de quelques apocryphes.
Loeuvre a influencé les symbolistes et les décadents qui ont fait de Rimbaud, notamment à travers Le bateau ivre et le sonnet Voyelles, le chantre du symbole absolu et de la synesthésie, ainsi que l'inventeur du vers libre. Dans " Arthur Rimbaud " (1896), Stéphane Mallarmé écrivit : « Éclat, lui, d'un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s'éteignant. Tout, certes, aurait existé, depuis, sans ce passant considérable, comme aucune circonstance littéraire vraiment n'y prépara : le cas personnel demeure, avec force. »
Se constituèrent diverses sociétés des amis du poète qui n'eurent de cesse d'encenser sa mémoire à travers des éditions de luxe, des galas et autres cérémonies.
Les surréalistes ont vu en lui une incarnation de la révolte, un maître de la voyance, lun des précurseurs de leur remise en cause de la culture occidentale : «Rimbaud est surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs», écrivit Breton dans le Manifeste du surréalisme (1924). Il lui reprocha toutefois d'avoir permis Claudel et la récupération catholique (Second manifeste du surréalisme, 1930). Les épigones surréalistes poussèrent Rimbaud du côté de la kabbale et de la gnose, en assimilant le poète à un mage, voire à un initié.
Les fascistes italiens ont salué sa soif d'aventures, alors que les Allemands ont vu en lui un véritable Germain en raison de son origine ardennaise. Les communistes, pour leur part, ont pris acte de sa participation très douteuse à la Commune de Paris en 1871, au point d'en faire un bolcheviste avant la lettre.
En 1949, comme, vers le premier semestre de 1872, Rimbaud aurait composé La chasse spirituelle, manuscrit connu que par la seule mention qu'en fit Verlaine dans une lettre à Charles de Sivry, en août 1878, deux comédiens prétendirent lavoir trouvé, le firent publier avec une préface de Pascal Pia et réussirent à le faire accepter par la critique : cétaient de talentueux faussaires !
Dans un ouvrage en quatre volumes, parus de 1952 à 1968, le professeur Étiemble étudia de façon systématique «le mythe de Rimbaud» (titre de louvrage) pour comprendre sa formation, en dressant une topologie de ses manifestations. Cette somme, qui dégagea la «genèse» (tome I), la «structure» (tome II) et les raisons du «succès» (tome III) du mythe, augmenté d'un volume consacré exclusivement à «l'année du centenaire» de la naissance du poète (tome IV), est aussi « une bibliographie analytique et critique » de tous les écrits, classés par dates et par pays, qui ont contribué à fonder la «religion Rimbaud», véritable «affection de l'imaginaire collectif» qui est venue satisfaire un besoin de sacré proprement humain, prouver le caractère ambivalent du sacré. Contre cette dérive, il proposa de « revenir au texte, à son sens », de létudier avec rigueur, de troquer les biographies contre les grammaires et les dictionnaires. Mais le mythe est toujours vivace. Car, même si les éditions de Rimbaud ainsi que les études de l'uvre ont bénéficié du retour à la lettre du texte, il apparaît que le poète se lit toujours à travers le discours mythique qu'il a suscité. Comme si, finalement, la fable rimbaldienne était inscrite au plus profond d'une trajectoire littéraire aussi fulgurante qu'énigmatique.
Dans les années 1960, mis en musique et chanté notamment par Ferré, Rimbaud incarna les combats de l'anarchisme libertaire. En 1968, «le dérèglement de tous les sens» devint un idéal de vie pour les révoltés auxquels il inspira de la ferveur, qui privilégièrent en lui la figure mythique de l'adolescent rebelle, pour qui «changer la vie» (Délires I. Vierge folle, dans Une saison en enfer) naurait pas été une formule creuse, du mauvais garçon «toujours déjà parti», de l«ange vénéneux», reniant, sac au dos, famille et sédentarité, de laventurier qui abandonna la littérature. Par sa désertion même, il a ouvert la voie à toute la «beat generation». Henri Miller écrivit à Anaïs Nin : «Je mets Rimbaud, en tant qu'écrivain, au-dessus de tous les autres. Pour ce qu'il a tenté, pour sa pureté, sa fidélité.»
Limage de «l'homme aux semelles de vent» inspira aussi des générations de voyageurs.
En 1991, le centenaire de la mort de Rimbaud réactiva son mythe. On salua lhomme, le poète qui brusquement tourna le dos à la poésie, le marchand abyssinien, le marcheur amputé, le personnage inscrit dans la légende. À cette occasion, la publication d'une nouvelle édition des uvres complètes, sous le titre uvre-Vie, indiqua à quel point la figure mythique de Rimbaud est inséparable d'une carrière littéraire qui s'accomplit dans le renoncement et l'abandon.
En 1998, Jean dOrmesson écrivit : «Rimbaud est une légende, le mythe de notre temps et de sa jeunesse, le désert de feu de notre littérature. Il est permis de préférer, de Racine à Baudelaire ou à Aragon, de Montaigne ou de Rabelais à Proust ou à Claudel, d'autres écrivains ou dautres poètes. Aucun na poussé aussi loin la double aventure de la poésie et de la vraie vie. Chez Rimbaud, lune n'est rien sans l'autre. Il est impossible d'évoquer son uvre sans évoquer sa fuite et son silence. Impossible aussi de parler de ses aventures sans les situer dans cet élan vers autre chose et vers l'inconnu qui est au cur de Rimbaud le voyant. Il y a chez Rimbaud une énigme brûlante qui le met à part dans les massifs bien ordonnés du jardin de nos lettres.» (Rimbaud. Le Désert de feu", dans Une autre histoire de la littérature française).
En 2004, pour le cent cinquantième anniversaire de sa naissance, la municipalité de Charleville-Mézières transforma sa maison en musée. Il sagissait alors de « fêter une enfance » (pour reprendre le beau titre de Saint-John Perse, qui fut l'un de ses grands admirateurs).
André Durand
Faites-moi part de vos impressions, de vos questions, de vos suggestions !
HYPERLINK "http://www.comptoirlitteraire.com/new/contact.html" Contactez-moi
PAGE
PAGE 63