Epilogue - Bienvenu sur le site de Gaston
... c'est aussi un exercice fort coûteux pour mes finances, récemment fort mises à
mal ...... ces fragments est lui-même composé d'une incroyable quantité d'
instanticules, ..... Je suis Sook et je viens demander audience à la votre
maîtresse au sujet ...... Khalfa le voleur s'était résolu à utiliser sa précieuse
gauchère enchantée ...
part of the document
s impitoyables, de sortilèges ancestraux et de calembours vaseux, la présente historiette conclura dignement ce cycle d'héroïc-fantasy. Par malheur, si un final apocalyptique est la meilleure façon de mettre un terme à ce genre de sagaLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"1, c'est aussi un exercice fort coûteux pour mes finances, récemment fort mises à mal par la chute du Nouveau Marché et les visées démoniaques de l'administration fiscale. Voici pourquoi, afin de dégager un budget suffisant, j'ai été contraint d'employer certains procédés peu glorieux, que vous remarquerez peut-être si vous êtes attentif, et dont j'espère que vous ne me tiendrez pas trop rigueur.
De toute façon, c'est ça ou la vie de Sartre par BHL.
page 04
Asp Explorer présente
KALON XVAprès cinq ans de baroud en compagnie de Kalon, voici que nos routes se séparent. Adieu donc, Héborien à la molle cervelle, adieu gentil Melgo, chiante Sook et Pouïcke Chloé. Allez, suivez nous pour cette dernière aventure! Adieu jusqu'à ce que ça me reprenne. In association with
Dreamworks SKG20th Century FoxDino De LaurentiisGolan Globus InternationalIndustrial Light and MagicBerrichonne de Cinématographie
KALON ET LA SAISON
DES SUCCUBES
15
Ou
Between the time when the oceans drunk Atlantis
and the rise of the sons of Arius
Mhirkansa faisaient le siège de la forteresse de Saildjoukha, où sétaient réfugiés quelques six cent combattants de Sal Hakdin, derniers survivants des émeutes sanglantes qui avaient précédé.
Dire que la place était malaisée à prendre serait un dangereux abus de litote. En fait, il navait pas fallu beaucoup dimagination à larchitecte pour trouver le lieu de la citadelle, tant la conformation naturelle du lieu sy prêtait avec une évidente bonne volonté. Dominant de trois cent bons mètres daltitude les oasis de la plaine du Benzir, au nord, et le désert du Naïl, partout ailleurs, sélevait ici depuis la nuit des temps un plateau rocheux de granite ocre, long de près dun kilomètre pour trois cent mètres de large, appelé dans la langue du pays " la dent du Saildj ". On avait oublié depuis longtemps ce quétait un Saildj, mais ce devait être une créature à la dentition remarquablement impressionnante, à nen pas douter. Au sommet, quelques générations plus tôt, un souverain quelque peu paranoïaque avait fait édifier un palais retiré, un mur denceinte haut comme cinq hommes, et trente-cinq tours carrées autant que menaçantes. Pas moins de huit-mille malachiens sennuyaient à mourir aux pieds de la forteresse, et cétait pas du luxe. Pour soccuper, ils jouaient aux dés, se défiaient, se querellaient pour les motifs les plus futiles et fouettaient allègrement les vingt-mille esclaves Sal Hakdiniens qui saffairaient à construire une pyramidale rampe daccès en brique le long de léperon nord, tout en essayant déviter les projectiles de leurs frères de sang retranchés derrière les murs. Même à la lueur douteuse dune demi-lune de désert, il était impressionnant, le spectacle de ces deux monumentales constructions guerrières de lhomme, lancées lune contre lautre dans un combat meurtrier. Et de sa position aérienne, Melgo souhaitait bon courage aux assaillants malachiens, car derrière la muraille nord, les zélotes de Mahshfri avaient entassé des tonnes de pierres sur une épaisseur dune vingtaine de mètres, rendant impossible toute démolition par les catapultes, et pour plus de sécurité, un deuxième mur aussi haut que le premier avait été bâti en retrait.
Les malachiens auraient sans doute payé très cher pour avoir cette barque volante que la flotte Mranite senorgueillissait de posséder, et qui cette nuit-là survolait le champ de bataille. A son bord, Melgo, voleur et grand prêtre, Kalon, barbare dont lépée parlait pour lui, au propre comme au figuré, Chloé, elfe nymphomane, Sook, succube sorcière au sale caractère, Soosgohan, son fils, lui-même sorcier de grand talent, Wansmor, élève de Sook, fort intimidé de se retrouver en si puissante compagnie, et volant derrière, Grosbibou, ci-devant wyrm fuligineux, cest à dire une sorte de dragon ayant troqué son souffle de feu contre la surprenante capacité à posséder le corps dautrui pour lui laisser, en fin de compte, une méchante migraine. Lanimal, fort attaché à Chloé, suivait la barquette à bonne distance car le surprenant véhicule était mû par une cruche magique éjectant de leau salée à grande pression, et le saurien ailé nappréciait guère quon lhumecte en permanence.
- Dis-moi, Sook, veux-tu me rappeler ce que nous faisons ici ? Demanda soudain Chloé.
- Quoi, encore? Je te lai déjà répété douze fois, tu es bouchée ou quoi ?
page 06
- Oh, sil te plaît, tu racontes si bien
- Merde, Chloé! Jai autre chose à faire.
- Mais enfin
- En plus, je suis sûre que cest quun prétexte et que tu te souviens très bien des raisons de notre voyage. Et cest pour quelque obscure raison que tu me les fais répéter sans arrêt. Cesse donc de mimportuner, jai du travail.
Bon, ça commence bien. Vu la mauvaise humeur de notre héroïne et son peu dardeur à participer au travail narratif, je me vois ENCORE contraint de faire le boulot moi même.
Alors suite à la précédente aventure, nos héros avaient accidentellement anéanti un artefact dun grand pouvoir, lAxe du Monde. Vous me direz, des objets magiques, on en fracasse des tonnes chaque jour dans tous les donjons du multivers, ça fait partie du métier daventurier. Certes. Mais celui-là était un peu spécial, car il faisait le lien entre lunivers de nos compagnons, les autres univers (notamment les cercles divins et démoniaques où ségayaient toutes sortes de déités), et même le temps. Ce dernier point posait un léger problème en ce sens que le temps sétait considérablement ralenti. Bien sûr, cétait imperceptible, puisque nous mesurons tous le temps à laide de notre cerveau qui bat au rythme des réactions biochimiques entre les neurones, lesquelles subissent les lois de la cinétique chimique, dont la pierre angulaire est le temps lui-même, si bien que le temps peut filer à toute vitesse ou se traîner comme une trabant sur un chemin creux, pour nous, cest bien la même chose.
Mais Sook avait lair de croire que cétait une catastrophe, et que des bestioles considérablement monstrueuses nallaient pas tarder à débouler et à dévorer le monde comme un tyrannosaure gobe une cerise confite, cest à dire quasiment par inadvertance.
Donc, nos amis, en héros responsables et soucieux de leur bonne réputation, sétaient demandé quoi faire pour remédier à la situation. Ils avaient écumé les bibliothèques, les tavernes, les universités, consulté les plus grands sages et les illuminés de tous poils, pour trouver un moyen de remettre le temps en marche et accessoirement de faire revenir les dieux et autres vermines de panthéon. Or, la plupart des sources saccordaient à considérer que si une question avait une réponse, le Vieux de la Montagne la connaissait.
Les rumeurs les plus folles couraient sur ce très ancien et très sage devin aux murs nomades, qui un jour apparaissait mystérieusement dans quelque endroit reculé, sy livrait quelques temps à ses activités avant de disparaître après quelques mois ou quelques années. Localiser précisément le Vieux fut difficile, dautant plus que toute divination était impossible, les démons usuels étant injoignables, mais finalement,
page 07
en se rendant au Cénotaphe de Dhoomthar, donjon vertigineux qui avait abrité un temps les entreprises du mystérieux devin, ils rencontrèrent une femme vieille comme le temps et grosse comme une montgolfière, qui leur rapporta que le Vieux sen était allé au loin vers louest, à la forteresse de Saildjoukha, et même que cétait un locataire très bien comme il faut et très poli qui noubliait jamais les étrennes et qui ne ramenait jamais de jeunes vierges à la maison le soir, lui, cest pas comme le nécromancien du sixième niveau, même que les cris réveillent le dragon dà côté et que le sang coulait à travers le plafond jusque dans la salle de ponte de la reine alien du septième qui est bien gentille de pas porter plainte, ah ces jeunes, aucune éducation.
Reprenant donc leur barque magique, nos amis avaient traversé fleuves, mers et continents, et cette nuit là, enfin, se dressait, telle létrave verticale de quelque monstrueuse épave, le piton monumental et sa forteresse.
Le seul bruit était celui du vent sifflant parmi les hourds et merlons de la muraille et du donjon tout proche. Dune main rendue assurée par lhabitude, Melgo mena la barque jusquà quelques mètres de la terrasse dun bâtiment aux formes plates et allongées, qui nétait pas gardé du fait de son éloignement de la rampe monumentale des Malachiens. Le Saint Père de la Foi comptait sur sa robe magique pour le soustraire aux yeux des soldats zélotes. Cela dit, il avait oublié un détail, qui est celui de la lessive. Il se trouvait que les zélotes de Sal Hakdin avaient de curieux préceptes à respecter pour espérer accéder au paradis de Mahshfri, tels que laver leurs vêtements une fois par jour. Les noires toges de ces austères dévôts étaient donc étendues en grandes quantités sur de robustes câbles tendus entre des piquets, eux-mêmes plantés sur le sommet de lancienne caserne des gardes royaux, où dormaient maintenant les derniers hommes libres de Sal Hakdin. Mais comme le climat de la région nétait pas des plus humides, le linge étendu le matin était détaché le soir, sec comme une momie de bonze tibétain. La caserne, vous laurez, compris, était ce bâtiment sur lequel Melgo pensait se poser, et cest au dernier moment quil vit les câbles tendus devant lui, et il ne put corriger sa route à temps.
Il y eut un bref instant au cours duquel la gravité fut abolie pour nos héros, mais pas la désagréable certitude que tout ceci allait se terminer fort mal.
La suite ma foi fut assez logique. Ceux qui furent favorisés par le hasard et une bonne constitution (ou une couche de graisse bien placée) reprirent leurs esprits pour voir des faisceaux de lances pointés sur leurs gorges, et à lautre bout des lances, des guerriers maigres, silencieux et peu amènes. Les autres perdirent connaissance et se réveillèrent
Urine vieille, paille moisissante et fermentée, salpêtre suintant de murs lépreux, musc de rat du désert, fer rouillé, sueur, acide, sang, peur
Sook avait toujours joui dun odorat excellent et attribua sans peine ce cocktail, quelle connaissait bien.
- Tiens, un cachot, ça faisait longtemps!
page 08
I ) Où lon part en quête de renseignements utiles.
A lextrême ouest de la mer Kaltienne se trouve le détroit de Neblah, séparant le continent de Klisto du continent méridional. Au nord, le puissant et turbulent royaume de Malachie. Au sud, la principauté de Sal Hakdin.
Sal Hakdin était un pays sans histoire ni ambition particulière. Le prince était débonnaire sans excès, les prêtres fanatiques, mais pas trop, les marchands obèses mais avec goût, les mendiants crevaient de faim avec un sens louable de la retenue, et les putains putaient fort professionnellement. Rien dextraordinaire donc, et cet état baigné de soleil aurait pu vivre longtemps sa petite vie indolente sil navait deux énormes défauts qui avaient grandement offensé le regard ombrageux des bouillonnants nobles malachiens, jeunes gens fort dynamiques sil en fut. Tout dabord, Sal Hakdin avait la mauvaise idée de prier Mahshfri le Dieu Unique, tandis que la Malachie était illuminée par la foi radieuse et obligatoire en Dablavon, le Seul Dieu. Une telle hérésie était bien sûr intolérable pour le clergé malachien, pour lequel lévangélisation des infidèles était un devoir sacré, surtout sils vivaient dans un petit pays mal défendu. Et puis aussi, Sal Hakdin avait le grand tort dêtre situé sur un itinéraire marchand appelé " route de lor ", qui longeait louest du continent méridional en apportant à dos de chameau des quantités dépices, de sel, de cuivre et donc un peu dor. Or. Le mot préféré des malachiens. Voilà quelles étaient les deux raisons pour lesquelles larmée de Malachie était partie en guerre, pas forcément dans cet ordre du reste.
La petite armée de Sal Hakdin sétait peu battue, et les malachiens avaient pu se livrer au pillage et à la tyrannie tout leur saoul, ce penchant leur étant naturel. Lorsque les prêtres de Dablavon voulurent imposer leur religion, ils y parvinrent globalement, après quelques péripéties que je vous épargne mais que vous imaginez sans peine. Cependant, il est des hommes qui ne plient pas sous le joug, des hommes qui se dressent au dessus de la masse, des hommes qui courageusement, opiniâtrement, préfèrent saccrocher à ce quils estiment être leur identité, leur culture, et préfèrent mourir que de se trahir eux-mêmes en oubliant leur dieu. Ce en quoi les esprits forts objecteront que mourir pour ses idées nest guère avisé car après, on nen a plus, didées, vu quon est mort, et que quoiquen disent les romantiques, on a plus de chances de faire changer les choses en étant vivant que depuis le royaume des trépassés. Au risque de décourager les vocations, je me permettrais de vous faire remarquer que les morts héroïques sont pléthores, mais que bien rares parmi eux sont ceux qui restent dans la mémoire des hommes comme dauthentiques martyrs, et que quelle que soit votre bravoure et votre imagination, il se trouvera toujours un quidam pour défuncter de manière plus spectaculaire, douloureuse et édifiante que vous.
Mais trêve de philosophie.
Or donc, depuis neuf mois déjà, les armées malachiennes conduites par le général
page 05
- Oui ben je suis pas aveugle, il est là. Euh, bonjour monsieur, nous souhaiterions nous évader...
- Il ne parle pas un mot de nécripontissienLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"3. Si tu lui mettais un petit sort dans la figure
- Je ne peux pas, je te rappelle que la barque volante annule mes pouvoirs magiques. Gentil le garde.
- Et tes trucs de succubes que tu fais des fois?
- Vaut mieux éviter.
- Ouais, cest vrai. Je men charge. Eh beau brun, tu les trouves comment, mes lolos?
Cétait très singulier de voir ces gros yeux en boules de loto, dun blanc éclatant au milieu de la figure bistre de ce colosse basané, dans la pénombre du cachot. Bien que fort dévot et peu porté sur la bagatelle du fait de son austère engagement religieux, le spectacle dune jeune elfe se mettant intégralement nue était de nature à émouvoir un cadavre, dautant plus quil ny avait guère de femmes dans la forteresse depuis six mois. Mignonne et coquine, elle sapprocha du malabar dun pas léger, sans rien cacher de sa blanche nudité, elle sapprocha encore jusquà une distance inconvenante, lui jeta un regard innocent par en dessous, un sourire triste, puis lui envoya son poing dans lestomac. Entre linstant où partit le coup et celui où il arriva à destination, un influx particulier parcourut certains nerfs de Chloé, quelques glandes secrètes expulsèrent leurs réserves dune certaine hormone quelle seule possédait, et par un processus tenant autant dune magie étrange que dune biochimie exotique, son épiderme se transforma en une armure noire et insolite. Ladiposité du fanatique ne le protégea que très modérément de lénergie cinétique développée, et les jambes coupées par la surprise, il tomba à genoux, position que lelfe mit à profit pour lendormir dune manchette dans le cou. Aussitôt après, elle reprit sa morphologie habituelle. Se montrer nue ne lui posait aucun problème particulier, mais elle naimait guère rester plus que nécessaire sous sa forme de guerrière blindée. Où va se nicher la pudeur?
Puis elles tirèrent la carcasse du garde à l'intérieur de la cellule, et Sook le soulagea de son arme, de ses clés, et par pure habitude, de sa bourse. Après quoi nos amies convinrent que Chloé devrait sortir explorer les alentours en premier car d'une part l'elfe était nyctalope, ce qui lui conférait un avantage certain, et d'autre part, la sorcière était sans défense aucune, ce qui fait qu'elle avait tout intérêt à rester à l'abri.
En fait, elle n'eut guère de difficulté à trouver la cellule des hommes, qui se repérait à deux détails révélateurs. Tout d'abord, c'était la seule dont il sortait un air chaud et humide, facilement repérable dans cette lumière étrange que les sorciers, un peu
page 10
poètes, nomment "fleur de vie", et que les physiciens, moins portés sur les élans littéraires, désignent sous le vocable d'"infrarouge proche". Ensuite, c'était la seule porte d'où émanaient les bruits ténus mais ô combien reconnaissables à l'oreille d'une elfe d'une serrure que l'on crochète avec art. Avec les clés du garde, Chloé ouvrit et découvrit devant elle la face déconfite de Melgo, encore penché en avant, un petit instrument à la main, la langue sortie entre ses lèvres serrées, comme si cela pouvait l'aider en quelque chose dans l'exercice difficile de son art minutieux.
- Y'a plus personne, sortez! Tout le monde est là? Ah, ce que je suis contente de tous vous retrouver en bonne santé, car j'avais craint de ne
- Oui, ben on verra ça plus tard, coupa le voleur. Venez vite par ici.
- Quoi? Attend Mel, on ne sest pas emmerdé à sortir de notre cachot pour visiter le vôtre, on aimerait bien sortir.
- Cest quon a trouvé dans la cellule ce quon était venu chercher.
En pénétrant dans le cachot, Sook et Chloé virent en effet une silhouette de plus que prévu. Il sagissait dun vieux fou, ou en tout cas de quelquun qui avait mis beaucoup dénergie à tenter de se faire passer pour un vieux fou. Vous savez, ce genre dermites en haillons, avec une barbe qui leur traîne sur leurs genoux cagneux que dailleurs ils croisent pour sasseoir, histoire de bien vous faire comprendre quune longue pratique de lascèse et des exercices corporels les a rendus plus souples que vous ne le serez jamais.
- Jai bien limpression que cest le vieux de la montagne, dit Soosgohan, accroupi aux côtés de létrange personnage.
- Si cest pas lui, cest bien imité. Alors, vas-t-il nous aider?
- Il est assis dans cette position depuis que nous nous sommes réveillés. On dirait quil médite.
- Laissez moi faire, fit melgo. Holà, noble vieillard, toi dont la sagesse immense et proverbiale est un phare réconfortant pour les puissants de lunivers entier, toi dont le savoir est un torrent de lumineuse vérité, toi dont le verbe acéré tranche le voile obscur du mensonge et de lignorance, réponds à ma requête, car cest moi, Malig Ibn Thebin, Archiprêtre de Mranis, qui implore ton secours. Grand est le péril, nombreux sont les chemins de léchec et étroite est la sente qui nous mènera à la sauvegarde du Monde, tandis que les vastes légions de la mort nous guettent dans lombre, et cest à toi quil revient de guider nos pas.
Et le vieux ne bougeait pas.
-
Car tout ce qui vit est menacé par les bêtes dOutre-Temps, et
enfin
si tu nous laisses tomber, on va tous mourir.
page 11
Sans ouvrir les yeux, le devin murmura.
- Si tel est le destin du Monde.
- Mais, cest quon ne veut pas mourir.
- Tel est le destin de toute chose. Ce qui est né doit un jour périr.
- Mourir moi même, cest une perspective qui ne menchante pas, mais je my prépare depuis le jour de ma naissance, comme tout un chacun. Or là, nous parlons de lanéantissement de toute chose, de la civilisation, du savoir accumulé depuis des siècles.
- Lhumanité, crois-moi, prêtre, lhumanité na rien accompli de si remarquable quil faille bouleverser lordre des choses pour la sauver. Laisse moi méditer.
- Mais ne comprends tu pas que rien ne subsistera? Ni la terre, ni la mer, ni lair, rien ! Aucun témoignage ne restera, et pis que tout, rien ni personne ne nous succèdera. Le cataclysme anéantira non seulement ce qui existe, mais aussi tout espoir que quelque chose dautre ne nous remplace. Il ny aura plus rien, rien!
- Le néant nest-il pas préférable au mal? Vois le monde, vois seulement ces deux armées, là, dehors, qui sapprêtent à saffronter. Les uns sont si stupides que même sans espoir de survie, ils senferment volontairement dans ce mouroir pour y subir les tourments de la faim, de la soif et de la folie qui bientôt viendra les prendre, alors quil serait si simple de périr en se jetant des remparts, en sévitant bien des déboires. Et tout cela au nom dun dieu dont ils nont, soyons franc, jamais vu la queue, et qui sil existe les ignore souverainement. Et en bas, encore plus misérables, ceux qui sont venus perdre leur jeunesse, leur santé, pour beaucoup leur vie, dans un pays étranger, dans le seul but de satisfaire leurs instincts bestiaux et dacquérir ce métal jaune et brillant qui leur fait tant défaut. Et parmi eux, pas un seul pour se rendre compte que dans cent ans, tous seront morts, leurs noms seront tombés dans loubli, et leur or ne leur profitera plus. Et je ne parle là que de ce que jai sous mes yeux, mais tout dans le monde est dans le même état. Oui, je te le dis, le néant est infiniment préférable au monde tel quil est.
Melgo peinait à trouver quelque argument pour contrer cette étrange profession de foi, mais Sook lécarta brutalement pour se mettre à hauteur du visage flétri de laïeul.
- Attend, je vais lui expliquer ma philosophie. Alors cest assez simple. Je ne sais quel vieux Bardite mort a dit que le monde ne vaut que par le point de vue quon en a, pas vrai?
- Tu dois faire allusion à Xenophion le fataliste et à lécole relativiste. Cest un raccourci très réducteur, jeune personne, mais admettons.
page 12
Cétait en tout cas ce quelle voulait dire, Chloé entendit plutôt quelque chose du genre :
- Gnnnîîî gnnnnnnoouuuuu mmmmmmmmpf!
- Ah, je suis contente que tu te portes mieux. Jai eu peur pour toi tu sais. Je me suis demandé si tu nétais pas tombée sur le crâne ou quelque
- Hmpfhngnna
a va.
- Tant mieux. Tu disais quoi?
Ouvrant un il, elle constata qu'en plus d'être humide et puante, la cellule était plongée dans une obscurité quasi- totale, à peine troublée par quelque fantôme de lune se glissant au travers d'un soupirail profond.
- un cachot, faisait longtemps.
- Je dirais plutôt un cul de basse fosse.
- Cest vrai quen cul, tu ty connais. Y sont devenus quoi, les autres?
- On a été séparés. Garçons dun côté, filles de lautre. Je me demande si ces zélotes bidules ne seraient pas un peu coincés.
- Tes pas sortie? Tu peux sûrement défoncer cette porte.
- Jattend plutôt que Mel me fasse signe.
- Ouais, ben on peut attendre longtemps si ce naze sest fendu le crâne. Bon, je vais ouvrir la lourde moi-même. Il mont piqué ma gold? Non? Ah les crétins, ils mont laissé ma carte! Regarde bien Chloé, je la glisse dans la rainure, juste sous le loquet, un petit coup sec et zou! Ouvert! Ah comment peut-on se passer de la carte Frollo Gold? Avec sa bordure métallisée au galbe spécialement étudié, elle ouvre jusquà 95% des loquets usuels (étude menée sur un échantillon représentatif de 1004 portes occidentales, hors chambres fortes, portes magiques et passages secrets).
- Mais dis-moi Sook, la carte Frollo doit être difficile à se procurer?
- Bien sûr que non, on peut se la procurer dans toutes les agences de la banque Frollo et associésLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"2.
- Euh, jai peut-être oublié de te parler du gros garde qui fait les cent pas dans le couloir? Avec ses deux cimeterres ébréchés et son visage couturé de cicatrices. Et ses gros bras noueux zébrés dhorribles scarifications ri
page 09
- LAxe du Monde a été brisé, et les choses dOutre-Temps accourent à toute vitesse depuis le passé pour dévorer notre univers. Existe-t-il un moyen de remettre le temps en marche?
- Un moyen qui vous soit accessible? Il ny en a aucun.
- Cest gai, ton aide nous est précieuse. Et un moyen qui nous soit inaccessible?
- Il faudrait remplacer lAxe par un dispositif magique idoine, capable de remettre les choses en létat. Mais confectionner un tel artefact nest pas chose aisée. En fait, les mortels nont aucune chance dy parvenir.
- Allons, tu nous sous-estimes. Sache que je suis la plus puissante sorcière de la mer Kaltienne, et que
- Ah, alors tu comprendras si je te parle technique, et que tes amis mexcusent si notre jargon leur échappe un peu. Es-tu capable de générer trente-six gigavolocubes/rimbodions de fluide iridescent?
- Giga
Tu veux dire trente-six mégaboules?
- Jai dit giga.
- culé.
- Je ne te le fais pas dire.
- Cest le boulot dun dieu. Ou dun démon supérieur. Et encore, pas tous.
- Or les dieux sont inaccessibles depuis que lAxe est brisé. Voici pourquoi je dis que le monde est condamné.
Wansmor et Soosgohan paraissaient si abattus que les trois non-sorciers du groupe en conçurent quelque appréhension. Chloé intervint.
- Dis, et en vous y mettant à plusieurs ?
- Cest idiot, même tous les sorciers du monde narriveraient pas à rassembler le dixième de la puissance nécessaire.
- Je veux dire, à plusieurs démons. Toi et Shigas, vous êtes des
enfin, tu vois. Et il doit bien y avoir quelques démons ou demi-dieux qui traînent sur terre.
- Ridicule, on ne trouve pas les démons de par le monde, comme ça
cest exceptionnel que Shigas et moi soyons toutes deux en incarnation primaire dans un même univers. De toute manière, notre puissance est sans commune mesure avec celle dun dieu ou dun démon supérieur.
page 14
- Mais tu nes pas un démon supérieur ?
- Ah ben non, je suis un démon majeur. Il existe six-cent soixante-six démons supérieurs, parmi lesquels Lilith, la mère des succubes, et vingt-six autres princesses des ténèbres. En dessous viennent quelques milliers de succubes ordinaires, qui sont des démons majeurs, et dont je fais partie.
- Diable, railla Melgo, je te croyais mieux placée dans la hiérarchie infernale.
- Il vient ensuite les démons du commun, qui sont des millions, et que personne ne sest amusé à compter, mais dont même les plus faibles pourraient te broyer la tête dune seule main sans y penser, en tout cas ceux qui ont des mains. Ceux-ci commandent à leur tour à toutes sortes de démonicules, grouillots, larves, lémures, rejetons difformes et autres bestioles qui forment la piétaille des enfers. Il y en a un si grand nombre quon a coutume de les mesurer au poids.
- Et Urlnotfound, quest-ce quil devient ?
- Urlnotfound
tiens au fait, je me demande ce quil lui est arrivé, à ce navrant avorton. Je lavais coincé entre deux réalités, mais la destruction de lAxe du Monde la peut-être anéanti, ou bien libéré, je ne sais pas. Cela dit, il a probablement perdu lessentiel de sa puissance. A la base, cétait un démon assez mineur. Même si on le retrouve, il ne nous sera daucune utilité.
- Mais si je me souviens bien, tu avais fait mention dune autre succube qui serait sur terre. Je me souviens, cétait quand nous avions traversé lAntre Maudit de Skelos. Avec un drôle de nom.
- Une autre succube ? Il ny a pas dautres
Ah oui, Arsinoë ! Oui en effet, cest bien une succube. Elle était devenue complètement cinglée, et Garrodh, une autre succube, lavait exilée dans ce monde.
- Et cest un démon majeur ou supérieur ?
- Supérieur, évidemment, cest une des vingt-sept
-
princesses des ténèbres, compléta Wansmor en sépongeant le front avec sa manche.
Melgo, qui avait tenté de suivre, sinterrogea.
- Mais a-t-elle le pouvoir nécessaire ?
- Et bien théoriquement, si les récits sont justes, Arsinoë est une très puissante sorcière dont la science commençait à gêner beaucoup de monde dans les enfers. Cela dit, elle a fort mauvaise réputation, même pour un démon, et elle est folle à lier, pour autant que ce quon en dit soit vrai.
page 15
- Oui, mais est-ce quon a le choix ?
- Pas vraim
Soudain, la lourde porte de la prison souvrit à toute volée sur un rude guerrier de Sal Hakdin, vêtu dun pagne blanc (car sa toge nétait pas encore sèche), qui était sans doute un capitaine ou quelque chose comme ça, accompagné dune grande quantité de soldats. La face bistre de lofficier exhalait une bienveillance et une ouverture desprit peu communes tant elles étaient absentes.
- Ah ah, gredins, je vous y prends ! Comment vous avez ouvert la porte, cest un mystère, mais pour lhonneur de Mahshfri, misérables païens, je vais vous occire sur lheure !
- Jai peur, intervint Melgo, quil ny ait méprise. Nous ne sommes pas des agents Malachiens, qui sont à nos yeux de tristes coquins, mais de vaillants aventuriers poussés par lamour de la justice et du bon droit, venus apporter notre soutien à votre cause.
- En pleine nuit? Ce sont plutôt là les manières des voleurs, des espions et des assassins.
- Et bien
oui, mais en fait cétait pour que larmée Malachienne ne puisse nous voir arriver.
- De telles manières sont indignes de combattants de Sal Hakdin, on voit bien que vous êtes des infidèles. Par ailleurs, nous navons besoin daucune aide, Mahshfri veille sur nous, et notre victoire ne fait aucun doute car, comme vous lavez si bien remarqué, nous oeuvrons pour le bon droit et la justice. Et cest au nom de cette justice que nous vous accorderons le bénéfice du doute, en ne vous considérant pas comme des espions, qui sont punis des Sept Morts du Fourbe Pêcheur, comme vous le savez sans doute.
- Ah, votre grand sens de léquité
- Vous serez simplement pendus.
- Mais je proteste, nous sommes venus ici pour vous aider
- Bon, intervint Sook, laisse tomber. Tu vois bien que monsieur est pressé. Abrégeons les palabres et passons à laction.
page 16
- Donc, le néant TE semble meilleur que le monde tel que TU le vois.
- Certes, cest une question de point de vue. Et à mon point de vue, je me tiendrai.
- Mais que se passe-t-il si lenchaînement des faits menant à la destruction devient, toujours de ton point de vue, incomparablement plus insupportable que celui menant à la continuation des choses?
- Euh
javoue avoir du mal à te comprendre
- Je vais être plus claire. Si tu ne me dis pas ce que je veux savoir, je veillerai à passer les dernières semaines de mon existence à faire ce que je sais faire le mieux et qui me procure de vives satisfactions. Jai appris bien des choses intéressantes au cours de ma vie, vois tu, et je sais faire bien des choses qui te surprendrait. Sais-tu, vieil homme, quavec ce seul doigt (elle tendit son petit index devant elle) je suis capable de faire hurler et pleurer le plus robuste et le plus farouche des guerriers délite Pictetés comme si cétait une femme dans ses premières couches. Je connais les centres qui commandent la douleur, je sais suivre les lignes subtiles et secrètes qui courent sous la peau et à lintérieur des chairs, je connais les rythmes des marées internes qui agitent les fluides de ton corps, et je puis les diriger à ma guise pour te procurer des souffrances dignes de celui par qui le Monde aura été anéanti. Et bien sûr, je puis faire en sorte que jamais tu ne perdes conscience, ni ne sombre dans la folie, ni bien sûr ne meures, mais ça, cest le minimum syndical du bourreau. Oui, tout ceci, je puis le faire avec un seul doigt. Ai-je mentionné le fait que je possède une demeure où je dispose de toutes sortes dinstruments? Les plus grossiers qui ne sont pas les moins efficaces comme les plus évolués, que jai fait venir à grands frais du lointain Shedung. Et les potions secrètes, et les rituels interdits, ceux dont les manuels de magie ne parlent jamais, mais que jai quand même retrouvés, et quelques créatures aux usages surprenants
te plairait-il de visiter ma demeure, vieil homme?
Il était heureux que le monde eut perdu ses couleurs, sans quoi on eut vu le vieux de la montagne devenir gris. Il chercha quelque signe de réconfort dans les yeux des autres membres de lassistance, mais tous ne montraient que de la gêne et lenvie de penser à autre chose.
- Hein? Quen dis-tu?
- évidemment, je plaisantais. Il va de soi que je vous apporterai toute laide nécessaire, dans la mesure de mes moyens. Que voulez-vous savoir au juste?
- Ah, le brave homme, il plaisantait. Alors voilà, je suppose que tu sais ce qui se passe en ce moment
- Il faudrait être daltonien au dernier degré pour ne pas le voir.
page 13
Bon, pour en revenir à Sembaris, la Compagnie du Val Fleuri semble avoir disparu. Réfléchissons, quelle est la première chose à faire pour savoir où nos gaillards ont bien pu aller fourrer leurs museaux? Bon, peut-être pas la première, ni la seconde, mais la troisième au moins. Evidemment, la première chose à faire à Sembaris pour avoir des renseignements est de commander un breuvage onéreux dans une quelconque taverne de la ville, ce qui permet darrondir les angles avec laubergiste, qui est sûrement au courant, comme ils le sont tous. La deuxième chose à faire est de graisser la patte à un mendiant (sil a encore une patte valide, évidemment), car le propre dun mendiant est dêtre en permanence dans la rue, ce qui lui permet de voir tout ce qui sy passe (sauf sil est aveugle, ça va de soi), et de passer inaperçu, ce qui en fait un auditeur involontaire mais attentif de toutes les conversations et commérages (sauf sil est sourd, comme de juste).
En tout cas, la troisième chose quaurait fait nimporte qui dans cette situation aurait été dacheter, tout simplement, le journal. Il y a de nombreux titres qui circulent dans Sembaris, la plupart de bonne facture, imprimés sur du papier exquis, avec des encres de bonne qualité par des ouvriers aimant leur métier, rédigés par des journalistes compétents et respectueux de la déontologie, nhésitant pas à dénoncer les murs scandaleuses des grands de ce monde et leur goût du lucre. Alors pourquoi, grands dieux, tombait-on toujours sur la même feuille de chou, lIndépandant Khôrnien ? Mystères insondables du marketing éditorial
N°7623 LINDEPANDANT KHORNIEN 15 sarcles
Le journal de Sembaris
Qui paraît tout les jour
Sauf quand on a la flemme.
EDICTION SPECIALE !!!
LA FLOOTE ELLE EST PARTIE!
page 18
Il nora échappper a presonne même les plus daltoniens, que les couleur ont disparuent. Y comprient sur les fleurs, et le ciel, et tout et tout, qui est gris pas beau. Le scrible et chevins du Temple de Mrannis nous a confrimer ce soir, de source officielle, que la disparission des couleures dans le monde avait grandement inquiéter les autorités, et notamment les sorciers, ainsiquue divers autres personnalitées, et que donc, suite à ceci, une expédition aller tetre mener afin de remédier a la situassion. Ce soir dernier donc elle est partie. La flotte. La destinnation et le but de lopérassion nest pas connu, mais ça devrait avoir lieux dans lest, daprer des marins qui ont bu avec nos jourlanistes dans les tavernes.
Mode : Cet été, la toje courte revians très fort dans des colories jaunes et écruts. Lire paje 2.
Astre au logis: la conjonctiont de la planette Nabout dans la constelation du Tetrarque Aplati est légèrement propisse aux tanneurs sajittaires natifs du 12 au 17, ainsi que aux palladins demi-orques de quattrième nivo. Effet néfaste a redoutter pour les auttres cathégories.
Diable, ils ont pris la mer, nos coquins ! Nous voilà bien avancés. Puisque nous ne sommes plus à une ellipse près, revenons donc dans le temps, la veille au matin.
Les quais de Sembaris semblent hérissés des piques et doriflammes, comme une armée de hallebardiers attendant la charge de quelque ost de tritons venus de la mer. Il y avait des centaines de navires. Oui, des centaines, venant des quatre coins de la grande mer intérieure, sétaient assemblés en ce lieu. dans le plus grand secret. On y reconnaissait des galères Mranites, ainsi que dautres vaisseaux de guerre de provenances diverses, et surtout des quantités considérables de nefs marchandes, de cotres de contrebandiers, de navires de force, et de façon générale, toutes les sortes de véhicules quon vit jamais flotter à la surface des mers dOccident. Chacune de ces embarcations croulait sous les hommes darmes, les chevaux, les machines de siège, le ravitaillement, et toutes ces choses qui suivent immanquablement les armées en marche.
page 19
- Puissent leurs dieux venir en aide aux infidèles qui affronteront notre armée, car sur ma foi, cest la plus puissante quon ai jamais rassemblé dans tout loccident. Voyez, à perte de vue, les hommes darmes se rassemblent, la ceinture lourde de leurs armes, le cur lourd dune inflexible résolution. Voyez comme la tempête se lève, et cest notre tempête. Portons le fer au flanc du païen, car en vérité, je vous le dis, Mranis notre déesse mest apparue en songe. Sa robe était pourpre du sang de ses fidèles versé pour sa gloire, et ses mains de miséricorde étaient serrées autour du Glaive de Pureté, tandis que je mavançais vers elle parmi les limbes, et sa voix résonna à mes oreilles avec
- Putain, elle cause bien, ta nana! Sexclama Chloé en se penchant à loreille de Melgo.
- Oui. Je commence à comprendre comment elle est devenue Grande Prêtresse.
Tout ce que le culte Mranite comptait de plus hauts dignitaires religieux et militaires écoutait le prêche de Félicia, Grande Prêtresse de Mranis et illuminée notoire. Cette forte femme avait, quasiment toute seule et en dix ans, transformé une secte mineure venu du sud en une machine à convertir et à châtier lincroyant comme le monde nen avait pas connu depuis des siècles, et dans la grande salle de la commanderie du port, reconvertie pour loccasion en salle détat-major, elle pérorait maintenant, moins pour maintenir le moral de ses généraux des fanatiques résolus à en découdre que pour savourer le plaisir sans fin que lui procurait la contemplation de sa propre puissance.
Cela dura ainsi un bon moment, puis elle sentit confusément que lattention de lauditoire diminuait et revint à des considérations plus pratiques.
- Vous avez donc reçu le plan daction. La flotte restera groupée durant toute la traversée, puis nous débarquerons dans lanse de Samonk. Nous ignorons encore à quelle opposition nous allons avoir affaire, mais la région est tenue, daprès nos renseignements, par les forces doccupation de lEmpire Secret. Après avoir analysé la situation avec les meilleurs experts militaires doccident, nous en sommes venus à mettre sur pied le dispositif suivant : une fois arrivée en vue de la côte orientale, la flotte se divisera en trois groupes. Celui du Nord, commandé par lamiral Verdantil, se dirigera vers les collines de Maïdouk où, le croyons nous, des séides de lEmpire Secrets peuvent avoir pris possession des ruines dune antique forteresse qui jadis gardait le port de Samonk, aujourdhui englouti sous les flots. Si tel était effectivement le cas, il faudrait faire preuve de ruse autant que daudace pour prendre la place, ou du moins pour mettre la garnison hors détat de nuire.
Verdantil, morose, se contenta dopiner. Son verbe était rare et ses actes réfléchis, comme souvent chez les natifs dEsclalos, contrée désolée du septentrion. Sa physionomie toutefois contrastait avec celle de ses compatriotes, car il était mince et de taille très moyenne. Détail singulier, mais que seul un observateur attentif ou prévenu pouvait déceler, son bras gauche était plus long que le droit, de la longueur
page 20
II ) Où lon se déchire pour dobscures raisons.
Sembaris.
Sembaris et ses échoppes hautes en couleur, ses maisons hautes en étages, ses ruelles tortueuses verticalement autant quhorizontalement, ses puissantes murailles pavoisées aux armes des plus preux vendeurs de vinasse du royaumeLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"4, Sembaris la magnifique aux mille pignons ornés de fientes de pigeon ancestrales, Sembaris aux rues pavées dor, pour être précis ce que les paysans nomment " or brun " et quils épandent généreusement dans leurs champs après la moisson, Sembaris et ses marchés au vacarme assourdissant, ses temples pleins dor et de reliques souvent absurdes, Sembaris, perle de sang sur le front du monde, Sembaris, aube et crépuscule de toutes les quêtes, Sembaris et ses commerçants accueillants, ses hôteliers débonnaires et ses auberges gastronomiques réputées. Voir Sembaris et mourir, dit ladage populaire, la visite du plus grand port de la Kaltienne est un passage obligé pour tout gentilhomme de goût, amoureux dun art de vivre raffiné et dune vie culturelle intense. Mais bien sûr, la mère de toutes les cités noublie pas les industrieux entrepreneurs, qui trouveront en ses murs toutes sortes dopportunités uniques grâce à une infrastructure économique performante, une situation centrale au confluent des principales routes maritimes du monde occidental, ainsi quune fiscalité incitative ! Sembaris, la visiter, cest en tomber amoureux !
Errons donc un instant dans les rues de Sembaris, à la recherche de nos héros. Visitons ensemble la Compagnie du Basilic, nous ne les y trouvons point. Ils ne sont pas non plus allés faire leurs dévotions au Temple de Mranis, dans le faux-port. On ne les trouvera pas plus dans les auberges des quais, ni à la maison quils ont juste derrière. Chloé ne visite pas les boutiques de mode ni les alcôves des princes indigènes, Kalon ne cherche pas la bagarre à la sortie des arènes, cest en vain que lon cherchera Sook dans la prodigieuse Tour-Aux-Mages, et Melgo ne prend nulle part au culte Mranite, ni aux mauvais coups des bourgeois véreux des faubourgs. Cela fait pourtant deux mois quils sont revenus de leur excursion au Sal Hakdin, mais où sont-ils passés ?
Quoi ? Vous voulez savoir comment ils se sont sortis du chapitre précédent ? Et bien, à vrai dire, jétais distrait, et je nai pas tout vu. Cependant, connaissant ces personnages de longue date, je gage que Kalon aura poussé un cri vengeur et se sera jeté sur les gardes se battre à main nue ne lui fait pas peur. Je pense aussi que Chloé aura revêtu sa livrée noire et hérissée dépines, et quelle aura copieusement empalé quelques uns de ces fanatiques, avant que Sook, Wansmor ou Soosgohan nai déclamé le moindre sortilège mortel. Quand à Melgo
disons quil comptait les points dexpérience pendant ce temps. Après ces amusettes, ils auront sans doute couru un peu partout pour récupérer leur matériel, puis mis les bouts à bord de la barque volante, sous les tirs darbalètes des zélotes survivants. En général, ça se passe comme ça.
page 17
retrouveront grosjean comme devant lorsque se montreront nos ennemis les plus redoutables, les vaisseaux volants de l'Empire Secret.
- Cette éventualité avait attiré notre attention. Pour y faire face, notre arme principale sera notre foi indéfectible en Mranis. Toutefois, nous emploierons aussi des procédés plus séculiers. Sous la direction de maîtresse Sook, ici présente, les équipes du Cercle Occulte ont travaillé pour produire des armes magiques capables de mettre en échec les forteresses volantes de nos ennemis. Pour contrer les attaques mentales pernicieuses des wyrms fuligineux, nos apothicaires ont mis au point un mélange dherbes provenant de lointaines qui, outre leur effet euphorisant propice à la conduite dune bataille, protègent un temps contre la stupeur provoquée par ces créatures. Enfin, si toutes ces précautions devaient se révéler insuffisantes, nous pouvons compter sur le concours de maîtresse Sook dont les immenses pouvoirs, je nen doute pas, nous permettrons de vaincre nos ennemis quels quils fussent.
- Pardon ? Demanda Sook dune voix forte et butée.
- Euh
un problème ?
- Oui, cest à dire que jaurais aimée être au courant.
- Mais, enfin
Melgo, irrité, se pencha en avant pour voir la sorcière.
- Que veux-tu dire, Sook, tu ne comptes pas venir avec nous ?
- Je dis simplement, Melgo, que quand on part affronter les dragons, les démons, les sorciers et les armées des ténèbres, cest Maîtresse Sook par ci, Mademoiselle Sook par là, et si Sa Grandeur la Sorcière veut bien se donner la peine de lancer les boules de feu. Et puis le reste du temps, cest casse-toi connasse, tu nous gênes.
- Mais de quoi
- Et en plus, tes mal placé pour en parler, toi qui passe ton temps à essayer de me foutre dehors du groupe et à monter les autres contre moi.
- Eh ?
- Et bien tas gagné, ça va te faire des vacances, je men vais. Vous vous êtes foutus dans la merde tout seuls, alors faites comme bon vous semble, et oubliez moi.
- Eh, je te rappelle que cest entièrement ta faute, tous ces problèmes. Tu naurais pas un peu peur de te battre par hasard ?
page 22
- Ah, vous voyez, il recommence. Et bien salut la compagnie, allez vous couvrir de gloire sans moi, faites les guignols tant quil vous plaira, moi, je me casse, jai plus important à faire.
- Et quoi donc, on peut savoir ?
- Déboucher un évier, nourrir le chat, des trucs utiles. Wansmor, par ici.
Et elle partit en claquant la porte, suivie de Wansmor qui, adressant un triste sourire à lassistance, haussa les épaules comme pour excuser sa maîtresse.
- Euh ? Fit Kalon, qui navait suivi que très partiellement.
- Et ben, bon débarras, fit Chloé, qui se souvenait soudain de quelque grief mineur quelle avait avec la sorcière.
- Euh ? Sook ? Partie ?
- Eh oui, mon pauvre compagnon, je sais quinexplicablement, tu portes à cette personne une certaine affection, toutefois, il semble bien que notre association, qui avait connu récemment des orages, ne soit définitivement brisée. De fait, Sook ne fait plus partie de la Compagnie du Val Fleuri.
- Mais
Baston !
une voix métallique étouffée émana du fourreau que Kalon portait sur son dos. Il avait en effet une épée magique qui avait acquis, récemment, la singulière faculté de parler, et qui hélas, ne sen privait pas.
- Je pense que le seigneur Kalon qui me porte exprime moins son désarroi de voir partir au loin la compagne de maint aventures car en homme instruit et philosophe, il sait que les mortels sont comme des nefs désemparées dans une mer sombre, vouées à se croiser et, à peine entraperçues, à se séparer que sa préoccupation de devoir se priver, à la veille de lépreuve, dun soutien de poids. Préoccupation que du reste je partage, si vous me permettez dexprimer un avis personnel.
- Ouais, cest ça, confirma Kalon, réjoui.
- Sois sans crainte, mon ami, car notre force est grande, même sans elle. Nous vaincrons, et nos noms seuls sinscriront dans la légende tandis que les siècles oublieront charitablement le sien.
Mais pour une fois, les belles paroles de Melgo ne parvinrent pas à dissiper chez le barbare le sentiment confus que laffaire était mal engagée.
Lembarquement eut lieu cette même nuit, peut-être pour éviter un trop grand nombre de regards indiscrets.
page 23
Peine perdue, les Sembarites, peuple friand de distractions, se levèrent et sassemblèrent en robe de chambre sur le perron de leurs demeures ou aux fenêtres de leurs appartements pour voir passer les soldats, spectacle dont du reste ils étaient familiers depuis plusieurs années, depuis que leur cité était le centre nerveux de larmée sainte Mranite.
Devant le " Glorieux Narval ", leur vaisseau amiral, Kalon et Melgo, sur le quai, sagitaient et gesticulaient pour coordonner le ballet martial des piques et des armures. Parfois, ils se consultaient dun regard ou dun mot, ils se connaissaient depuis si longtemps quil nétait pas nécessaire den dire plus. Ils furent assez surpris de voir revenir vers eux le triste Wansmor, dont la longue figure pâle semblait un peu perdue au milieu de cette agitation.
- Messires, messires! Un instant je vous prie! Attention avec votre épée, vous. Attention
voilà. Euh
- Oui Wansmor?
- Et bien voilà
Comment vous dire ça
Bien, je veux que vous sachiez que je ne suis pas
enfin
- En un mot, vous voulez trahir Sook en nous proposant vos services. Bravo, vous êtes un homme courageux et responsable.
- Pas tout à fait. Enfin, si, je suis sans doute responsable, mais je ne veux pas trahir, non non! En fait, je ne suis ici que pour vous porter ceci, un objet où lai-je fourré mon dieu, jespère quon ne la pas
ah bon, le voici un objet donc auquel maîtresse Sook accorde grand prix. Je lai dér
emprunté dans son laboratoire, jespère quil vous sera utile.
Il tendit un cylindre de verre ou de cristal, dune longueur telle quon pouvait le prendre à deux pleines mains, mais pas plus. Lintérieur en était parcouru par un réseau de fines craquelures qui semblaient être autant darchipels détoiles. A chaque extrémité, un ornement de cuivre figurant le crâne de quelque étrange rat triopte empêchait que lon puisse voir dans le cylindre par le côté. Wansmor donna aussi un petit parchemin griffonné à la hâte, et que Melgo enfouit aussitôt sous sa robe cérémonielle, car il commençait à bruiner.
- Jignore leffet exact de lobjet, mais je sais comment lactiver : voici la formule magique à réciter, inscrite sur ce parchemin. Mais prenez garde, ceci est très dangereux, et ne doit être activé quen toute dernière extrémité.
- Mais parbleu, à quoi cela sert-il?
- Jen ai déjà trop dit, que les dieux vous soient propices, jaimerai tant être des vôtres, mais mon devoir mappelle ailleurs. Je vous quitte.
page 24
dune paume environ. Loin dêtre une infirmité, cette particularité lavait bien servi dans le métier de soldat, où sa spécialité était larc, et où il avait tant excellé par son habileté, son courage et sa ruse quà présent, après bien des aventures, il commandait une vaste armée.
- Le groupe du Sud sera mené par lamiral Belthurs, et aura la difficile mission de prendre le marais de Khalag. Lendroit est infesté, dit-on, de créatures déplaisantes, aussi est-il peu probable que lennemi sy soit retranché, mais la progression sera difficile, aussi, vos hommes devront faire preuve dopiniâtreté et de constance dans leurs efforts.
Le grand et gras gaillard à la peau tannée par les embruns retint à grand peine un juron bravache. Son armure de cérémonie et sa cape de velours bleu lui allaient comme une robe de communiante à un ours des cavernes, et il avait hâte de sen débarrasser pour passer à laction. Jadis mercenaire pour cent rois, conseiller de cent généraux, il avait rebondi sur toutes les vagues de la Kaltienne et dailleurs avant de sengager pour la cause Mranite avec une ferveur qui navait rien de feinte, quand bien même il la dissimulait sous des manières rudes.
- Le seigneur Kalon ici présent mènera l'assaut dans l'anse et progressera afin d'établir un campement à deux börns à l'est, sur une petite colline surplombant un ruisseau, qui forme, d'après nos informateurs, un site propice à la couverture des opérations de débarquement, dirigées par le Saint Père de la Foi en personne.
Melgo resta parfaitement impassible, peut-être se souvint-il avec retard quil était question de lui. Puis, alors que sa compagne allait reprendre la parole, il éleva une objection, ménageant autant que possible les susceptibilités.
- Loin de nous l'idée de remettre en cause la compétence de nos experts militaires, ce plan me semble très complet et apporte toutes les garanties de sécurité, pour autant qu'on puisse en avoir dans le cas d'opérations de ce genre. Toutefois, ceci vaut dans le cas d'un ennemi classique, se battant selon les lois ancestrales de la guerre et utilisant peu ou prou les mêmes armes que nous. Or nous savons, pour en avoir été nous mêmes témoin, que ce n'est pas le cas de l'Empire Secret, dont les armées emploient une d'étranges sorcelleries, devant lesquelles les plus anciens et les plus sages restent les bras ballants, sans pouvoir fournir d'explications autres que très vagues et dénuées d'intérêt pratique, signe qui trahit généralement l'ignorance. Ainsi, certains d'entre eux chevauchent-ils des montures volantes capables de frapper d'une stupeur fatale les plus vaillants des guerriers. D'autres prennent les airs à bord de galères volantes. Certes, nous avons réussi, depuis quelques temps, à percer le secret de l'alliage qui permet un tel prodige, mais il nous faudra bien du temps pour construire des navires volants de taille respectable en nombre suffisant pour les inquiéter. Mais le plus préoccupant, ce sont les effets inattendus de ce métal qui, non content de léviter de la plus insolente façon, a la fâcheuse manie d'empêcher autour de lui le lancement des sortilèges. Ainsi nos glorieux mages de bataille, qui sont le fer de lance de notre armée et lui ont assuré bien des succès mémorables, se
page 21
page 26
III ) Où lon voyage en détranges contrées et bonne compagnie.
Pendant ce temps, Sook réussissait l'exploit d'être à la fois tout à côté et plus loin qu'il n'est humainement imaginable.
Dans une rue du Faux-Port, à quelques centaines de mètres de la capitainerie, il y avait une petite bicoque particulièrement quelconque, à tel point que si on avait attribué un trophée à la maison de Sembaris qui payait le moins de mine, on n'aurait pas désigné celle-ci, car le jury ne l'aurait pas remarquée. Ses volets étaient perpétuellement clos, et seule la vieillarde insomniaque habitant en face avait récemment vu des allées et venues nocturnes de personnages encapuchonnés aux airs de conspirateurs, mais comme personne ne prêtait plus attention à ses chevrotements bavants et séniles depuis une vingtaine d'années, le secret était bien gardé. Une enquête au cadastre aurait révélé que la demeure appartenait à l'Immobilière Sembarite Levantine, compagnie domiciliée officiellement dans une boîte aux lettres de Sapshen, de l'autre côté de l'île. Se rendant au registre du commerce, notre enquêteur hypothétique aurait découvert, moyennant pot de vin, que le capital de ladite société appartenait à 100% à la Balnaise Générale de Navigation, holding de droit Malachien aux activités multiples autant que discrètes. Notre investigateur virtuel, décidément bien persévérant, aurait alors pu, par quelque subterfuge, contourner le secret des affaires qui est d'ordinaire si bien protégé dans la péninsule Malachienne et se procurer la constitution du capital de la BGN, et il se serait alors aperçu qu'entraient dans son tour de table deux actionnaires, et seulement deux : la banque Mascot-Galwein de Dûn-Molzdaar, et la Malkinoise d'Induction, basée dans la petite île fiscalement clémente de Makassar, en mer des Cyclopes. Deux compagnies qui partageaient le fait d'être des sociétés en commandite par action, et d'avoir le même unique commanditaire : Sook.
Dans la bicoque, il y avait plusieurs pièces meublées chichement, comme une maison d'ouvrier ou de marin. Notamment une chambre, qui avait la gaieté dun enterrement davocat fiscaliste mormon autiste. Avec un coffre de chêne (inutile de fouiller, il ne contient que des hardes), trois clous pour suspendre des vêtements, et un grand lit recouvert d'une paillasse malpropre et aux solides pieds de hêtre. Très solides. Et très lourds. En fait, rien qu'à regarder le lit, on avait mal au dos tellement il avait l'air lourd. D'ailleurs, il ETAIT lourd, et même encore plus qu'il n'en avait l'air, car sous le bois, un habile artisan avait dissimulé une bonne épaisseur d'acier. Heureusement, la connaissance d'une invocation spécifique et d'un mot magique particulier permettait de faire léviter le meuble, sous lequel on n'avait aucune peine à trouver une trappe, certes piégée, mais facile à ouvrir. Dessous, un couloir serpentait entre des piliers et des éléments de maçonnerie artistement placés afin de fournir une cache discrète à la créature tentaculaire et brumeuse qui gardait les lieux contre toute intrusion, qu'elle vienne du monde matériel ou du monde spirituel. Courir très vite en slalom était cependant un bon moyen de lui échapper, mais exposait à des déconvenues, notamment finir empalé sur les pieux de bois qui tapissaient le fond d'une oubliette d'une quinzaine de mètres de profondeur, et que dissimulait au regard
page 27
peu attentif une trappe recouverte de cailloux et de poussière collée. Enfin, on arrivait à une porte de fer enchantée, qui ne consentait à laisser passer que la propriétaire des lieux. Derrière, il y avait le Laboratoire Secret de Sook.
De prime abord, c'était assez décevant de banalité. On trouvait bien des étagères où s'entassaient des fioles et bocaux poussiéreux, mais rien de ce qui se trouvait à l'intérieur n'excitait particulièrement la curiosité, il s'agissait généralement d'huiles noirâtres, de petits cailloux, d'herbes séchées et de poudres vaguement déliquescentes. Quelques uns contenaient bien des animaux conservés dans du formol, mais tous provenaient de la région, la plupart étaient d'ailleurs des plus communs. Les portes menant vers d'autres mondes brillaient par leur absence, tout comme les machines merveilleuses aux rouages iridescents, les armes magiques, les chouettes empaillées suspendues au plafond et les amulettes accrochées aux murs. Dans un coin se trouvait un balais, dont le seul pouvoir magique consistait à déplacer les immondices, et encore fallait-il l'agiter vigoureusement, la tête vers le bas, pour qu'il remplisse cette fonction. A son côté, un seau de fer blanc et une petite pelle complétaient le classique trio ménager. Seul élément ornemental, une gravure mise sous verre dans un grand cadre trônait, suspendue à un clou dans le mur, représentant la mère de Sook. C'était une illustration vieille de deux siècles réalisée par des moines anonymes de l'abbaye Prablopite de Sanaga-en-Virolais sous la direction de l'Inquisiteur Général Falango le Didyme pour son ouvrage "Les Mille Visages du Démon et les Voies pour l'Extraire du Coeur des Hommes". A défaut d'être très réaliste, elle montrait que les pensionnaires de l'abbaye Prablopite de Sanaga-en-Virolais ne manquaient ni d'imagination en matière de composition, ni de connaissances sur l'anatomie féminine. Posé par terre contre un coin, un petit coffre de bois épais renforcé de métal attirait l'attention. A tort, car il ne contenait que quelques provisions que Sook enfermait à double tour de peur que la bestiole gardienne a tentacules ne lui chipe ses sandwiches. On se serait cru dans l'arrière boutique de n'importe quel apothicaire si une grande et vieille table de bois n'avait complété le mobilier, une grande table où la Sorcière Sombre, dans l'ombre complice de sa sinistre retraite, à l'abri des regards indiscrets, se livrait à de révoltantes expériences contre-nature, dont la seule évocation meurtrirait l'âme de tout chrétien normalement constituéLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"5. Sur cette même table, elle gisait aujourd'hui, plus blanche encore qu'à l'accoutumé, les lèvres entrouvertes sur ses petites dents immaculées, les yeux clos, les mains jointes sur sa poitrine, et non, elle était habillée. Elle ne respirait plus. Bien peu de sorciers se seraient amusés à ce petit jeu, car il est dangereux et, bien que peu spectaculaire, il demande une totale maîtrise de nombreux sortilèges qui doivent s'enchaîner les uns aux autres dans un ordre bien précis, comme les séquences du lancement d'une navette spatiale, avec les mêmes conséquences pour les passagers si le travail est mal fait. Car il s'agissait d'un voyage. Le principe, rapidement expliqué au profane, est le suivant : l'expérience du rêve est commune à tous les hommes et, de façon générale, à toute créature disposant d'un intellect un peu développé. Nous savons que plus le sommeil est profond, plus le rêveur s'éloigne du monde matériel pour s'approcher du monde spirituel, c'est un fait sur lequel s'accordent la plupart des gens sérieux.
page 28
Et il séloigna dun pas erratique dans lombre et le tumulte. A leur tour, les deux commandants regagnèrent leurs quartiers à bord du " Faucon des mers ", une des plus puissantes galères de la flotte.
- Et bien, voilà une bien étrange affaire. Notre succube senfuit de la façon la plus lâche, mais grâce à son élève à la triste figure, que javais tenu pour le dernier des couards, un peu de sa sorcellerie nous accompagnera. Du diable si jy comprend quelque chose.
- Sook pas lâche.
- Le fait est quelle nous a abandonnés.
- Pas lâche.
- Hummm
il est vrai que par le passé, elle avait pourtant fait preuve, à plusieurs reprises, dun certain panache face à ladversité. Maintenant que tu me le fais remarquer, son comportement est des plus étranges. Bah, la peste soit des femmes, des sorciers et des démons caudés. Viens, lami, allons nous reposer, demain sera une rude journée.
page 25
Au milieu de ce signe gris, un petit rectangle noir, vertical et mince, semblait comme une étroite meurtrière, mais à mesure qu'elle se rapprochait, il grandissait jusqu'à prendre des proportions colossales, et elle devinait maintenant la structure et la matière d'une porte, une porte de fer, une porte à deux battants exempts de toute décoration, une porte entr'ouverte sur un puits de ténèbres. Elle la franchit, ralentissant quelque peu, attentive à ce qui l'entourait. A la lumière qu'elle dégageait elle-même, elle devina un immense corridor annelé, de section octogonale, s'enfonçant jusqu'à des profondeurs insondables. Elle laissa derrière elle les étendues du plan astral et bravement, poursuivit son chemin en repoussant l'obscurité. Cette partie du voyage fut longue et d'une monotonie cauchemardesque, et souvent, elle fut prise du désir de presser l'allure pour filer comme un bolide dans cette morne enfilade, mais prudente, elle réfréna ses ardeurs, et eut raison. Elle perçut devant elle une discontinuité, enfin, dans cette voie uniforme. Huit triangles allongés, d'une clarté métallique, pointaient chacun à l'aplomb d'une des faces du couloir. S'approchant avec circonspection, elle découvrit alors avec horreur que les triangles n'étaient que les surfaces protégées de huit patte articulées se rejoignant au thorax arachnéen d'une bête fantastique, un monstre d'obsidienne polie dont le corps était si gigantesque qu'il obstruait une bonne partie du passage.
Il dut sentir Sook, car il se retourna avec une soudaineté et une prestance impressionnantes pour sa taille. Son abdomen était étrangement effilé, comme celui de certaines fourmis, et chose étrange, son thorax d'araignée était surmonté d'un torse d'inspiration humaine, de deux bras tenant une lance monumentale et d'une tête affreusement parodique de la face humaine, lisse, allongée vers l'avant comme vers l'arrière, au front marqué du signe dUsb, et munie d'un appareil buccal emprunté à quelque variété d'insecte, conçu pour déchiqueter. Lentement, deux yeux pâles, grands comme des navires, s'entrouvrirent, et une voix forte, asexuée, dénuée de toute humeur, parut émaner de toutes les directions à la fois.
" Petite créature présomptueuse, n'as-tu pas vu que tes congénères évitaient ce lieu? Sans doute t'es-tu égarée, car les affaires qui se trament ici ne sont point de ton niveau. Va, je te laisser repartir, et dis à qui veut l'entendre que le palais dUsb, Seigneur des Destinées, est un lieu interdit.
- Je suis Sook et je n'ai commis aucune erreur. C'est pleinement consciente de la grandeur dUsb et de la petitesse de ma personne que je viens lui demander audience, pour conférer d'une affaire d'importance.
- Sook, dis-tu...
- C'est celà.
Le titan octopode considéra un instant la minuscule luciole suspendue devant ses yeux.
page 30
- Dans ce cas, tu peux passer.
Tiens, je suis connue jusqu'ici? Se dit Sook en passant lentement entre les pattes du monstre, qui faisaient comme la nef d'une cathédrale impie. Voilà un gardien bien sympathique. Puis, tandis qu'elle flottait paisiblement, elle fut prise d'un doute. Les gardes dUsb étaient connus pour tout autre chose que leur laxisme au travail, et celui-là avait un comportement bien étrange. Un signal d'alarme s'alluma dans l'esprit de la sorcière, qui se retourna à temps pour voir l'immense créature fondre sur elle, roulant quatre yeux fous, immenses et blancs.
- Ne bouge pas, ce sera rapide, fit la voix du gardien, dont le calme absolu contrastait avec la furie de son attaque.
Le conseil ne fut pas suivi d'effet, Sook étant douée d'un certain instinct de survie. Elle évita de justesse une des pattes blindées du monstre, puis une deuxième qui s'enfonça de quinze mètres dans le mur juste derrière elle. L'arachnéen était incroyablement rapide, se lovant et se retournant sur ses multiples membres en un éclair, et malgré sa petite taille et son agilité, Sook ne pourrait pas différer longtemps l'issue logique du combat. Elle décida donc de fuir dans les profondeurs de la citadelle. Cette fois, il n'était plus question de prudence. Elle fila comme l'éclair dans le long tunnel, mettant en oeuvre toute sa volonté pour distancer le cauchemardesque adversaire qui, malgré tout, la talonnait. Elle fut bientôt obligée de voler en zig-zag pour échapper aux habiles coups de lance, qu'elle ne parvenait à esquiver qu'en toute dernière extrémité. Et la voix froide de la bête, toujours, commentait le combat avec un étrange détachement.
- Joli mouvement, petite chose. Tu me donnes bien du plaisir à te pourchasser ainsi.
Et toujours cette furie guerrière animait les amples mouvements du gardien, qui dégageait une telle énergie dans sa poursuite que ses articulations, échauffées par la course, furent portées au rouge. Il émanait maintenant une telle thermie de ce corps gigantesque que là où il posait ses appuis titanesques, au lieu de se craqueler, la roche se bosselait, coulait, dégageait des bulles et des gaz méphitiques. La fuite de Sook lui parut durer une éternité, et tandis qu'elle s'épuisait à éviter les attaques dont une seule aurait été mortelle, son ennemi ne montrait pas le moindre signe de lassitude.
Enfin, elle déboucha dans une gigantesque salle sphérique et se plaça au beau milieu avant de se retourner. Elle vit alors que son ennemi avait atteint une telle température qu'il irradiait, blanc comme la neige, et s'enfonçait à chaque pas dans la roche en fusion. Elle le toisa un instant, espérant que l'altitude à laquelle elle se trouvait la mettait à l'abri de la bête. Il la regarda, changea de posture, bascula son abdomen sous lui, et soudain l'espace autour de Sook sembla rempli de filaments d'argent, dans lesquels elle s'englua. Aussitôt, il commença à tirer sur les filaments, ramenant inexorablement sa proie qui, submergée et épuisée, se débattait sans
page 31
efficacité aucune. Il fut bientôt suffisamment près pour se pencher sur elle et pour lire la terreur dans le regard de sa proie, et s'estima alors satisfait.
- Adieu, bestiole. Je n'ai nulle haine envers toi, mais il importe que ton agonie soit douloureuse, afin de servir d'exemple aux importuns de ton espèce. Tu vas donc brûler longuement tandis que je m'approcherai de toi.
Le gardien étendit vers Sook, maintenant étendue sur le sol, une de ses pattes avant, dont la pointe scintillait et tremblait. Il l'approcha, l'approcha, attentif au moment où sa victime s'abandonnerait à la souffrance.
Et l'inconcevable se produisit. Alors que le monstre désespérait d'arracher un gémissement à celle qu'il tourmentait avant qu'elle ne soit consumée, Sook parvint, à force de contorsions, à libérer un de ses bras, et plutôt que de s'en protéger, projeta sa main à la rencontre de la griffe gigantesque et iridescente, qui était maintenant à portée. Et elle but. Comme ses surs succubes, Sook ne craignait guère le feu, et même s'en nourrissait. Elle ouvrit tous les canaux secrets de son être et se nourrit aussi vite qu'elle put, absorbant l'effrayante température accumulée par le monstre. Elle le fit si rapidement que, se rétractant brusquement l'extrémité du membre touché se craquela à grand bruit, projetant des éclats d'obsidienne aux alentours. Ne comprenant pas ce qui lui arrivait, le monstre retira brusquement son membre gangrené par le froid intense, qui se désagrégea en énormes morceaux. Sook revêtit alors sa livrée de succube et, utilisant l'énergie soutirée au monstre, fit exploser les liens qui la retenaient prisonnière. Elle prit son envol au moment où l'arachnéen tentait de l'écraser de sa masse, le contourna et vint se placer dans l'angle mort situé derrière la tête monumentale. Là, à la base du cou, elle se colla de tout son long contre la surface de son ennemi et but autant qu'elle put, avec ravissement, sa prodigieuse énergie, dont elle se gava, sans prêter attention aux convulsion désordonnées et aux automutilations que celui-ci s'infligeait pour se débarrasser de son minuscule parasite. Mais rien n'y fit, et bientôt, les craquelures de contraction se propagèrent depuis la surface jusqu'à l'intérieur du gardien, brisant les organes vitaux, et dans une gigantesque déchéance, le monstre périt, laissant pour tout cadavre un éboulis si vaste qu'il aurait pu servir de carrière à une ville depuis sa fondation jusqu'à sa ruine.
Sook sortit des blocs, bien plus forte quelle ne létait en arrivant en ces lieux, et se laissa guider par son sixième sens. Elle emprunta un des multiples couloirs qui partaient de la grande salle. Le feu coulait dans ses veines, linondant de puissance. Livresse était telle quelle se sentait prête à défier nimporte quel danger, à affronter nimporte quel ennemi, ou presque.
Presque, ça veut dire tout, à lexception dUsb.
La chambre dUsb était de dimensions géographiques. Ses contours exacts se perdaient dans une pénombre bienvenue, si bien quil était difficile destimer les distances.
page 32
Sook s'était donc arrangée pour se retrouver au plus près de la mort, qui est le plus profond des sommeils, afin que son esprit soit capable de s'élever vers des sommets inaccessibles autrement. Toute la difficulté de l'entreprise consistait à conserver une volonté pleine et intacte pendant l'opération, tout en plaçant ce qu'il faut bien appeler la dépouille dans un état de stase permettant le retour (puisqu'un retour était prévu).
En temps normal, personne n'utilisait plus cette technique primitive et difficile, car il existait toutes sortes de moyens modernes pour contacter les autres mondes et les créatures qui s'y ébattent. Toutefois, depuis que l'Axe du Monde était hors service, ces autres moyens ne fonctionnaient plus, il avait donc fallu que Sook s'arme de courage pour affronter le plan astral "en slip", pour employer le jargon imagé des sorciers.
Propulsée par sa pensée, elle fila un certain temps - difficile à évaluer dans un environnement aussi capricieux que le plan astral - dans les immensités grises, apercevant parfois du coin de lilLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"6, au loin, la traînée argentée et interminable d'une autre créature croisant dans ces parages. Les distances étaient aussi difficiles à estimer que les durées, si bien qu'il sembla à la sorcière que les nuages - à moins qu'il ne s'agisse de rocs - qu'elle contournait étaient aussi vastes que des mondes, et qu'ils servaient de tanière à des monstres aussi gigantesques que des nations. Mais elle savait que malgré leur taille prodigieuse et leurs formes fantasques, il n'y avait rien à craindre d'eux, tant leur rythme de vie était différent. Elle passa, par pure curiosité, à proximité de deux spécimens sortis de leurs trous, deux béhémoths enlacés pour quelque combat ou quelque étreinte amoureuse qui durait sans doute depuis des années. Mais le temps pressant, elle reprit sa route, guidée par quelque sens mystérieux conféré par une conjuration idoine. Elle se détourna de maint spectacles étourdissants, passa au large d'étranges phénomènes dont l'étude lui aurait procuré sagesse et puissance, méprisa les appels de créatures enjôleuses, et filant toujours plus vite, elle fut enfin en vue des Portes de Marbre.
A perte de vue, aussi haut que l'infini et aussi large que l'imagination, un mur barrait l'horizon, séparant l'espace en deux régions, le dedans et le dehors. Plus Sook se rapprochait, plus elle prenait la mesure de l'immensité de la construction, qui semblait posée là pour durer jusqu'à la fin des temps. Le réseau des fines cannelures entrevues devenait, de seconde en seconde, un entrelacs de contreforts cyclopéens, et à l'intérieur de chacun d'entre eux, on aurait pu aisément glisser la plus vaste citadelle de la Terre. Les craquelures qui de loin paraissaient zébrer la surface étaient des crevasses, des cañons fabuleux au sein desquels des peuples fiers et martiaux avaient tendu un lacis de tours et de ponts vertigineux. La sorcière ne leur accorda pas un regard. Puis le regard de Sook caressa ce quelle cherchait. Sur le mur, aussi immense que les plus vastes montagnes de la terre, était marqué un signe que peu de sorciers ignoraient, et quencore moins avaient un jour utilisé dans une conjuration. Cétait un blason, un glyphe dont lorigine précise était perdue dans les sables du temps avant même que le temps nexiste, un singulier trident asymétrique, le signe dUsb.
page 29
- Sache quUsb, Seigneur de la Destinée, ne peut être offensé par un vague démon. Je sais ce que tu veux, mais je ne puis te laccorder. Ce serait aller contre les voies du destin, lequel est écrit.
- Allé-euh ! Sois sympa, après tout, ça ne serait pas la première fois.
- Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
- Et bien par exemple lorsque Semerketh le Ravageur asservit le
- Tu es au courant de ça ? Peu importe, cétait très différent. La cause était dimportance supérieure.
- Mais là aussi, cest différent. Enfin, cest important quand même, quoi.
- Jai connu des avocats plaidant mieux leur cause, le sais-tu ? Et en vertu de quoi devrais-je intervenir ?
- Ben, ya trois raisons. Dune part, cest important, comme je te lai dit. Il y a beaucoup en jeu.
- Peccadille. Je sais ce qui est en jeu, et il serait indigne quUsb (qui est le Seigneur de la Destinée) sabaisse à des affaires aussi vulgaires.
- Et puis, je te le demande gentiment, et tu maimes bien, pas vrai ?
Usb parut être pris dun hoquet, et lunivers fut parcouru par des ondes de surprise.
- QUOI ? Mais pour qui te prends-tu, ridicule moucheron ? Cest la chose la plus grotesque que jai entendu depuis des éons.
- Bon, daccord. Mais la troisième raison est la plus importante, et ne doit point parvenir à loreille de tes laquais.
- Mes laquais, comme tu dis, sont mes fils, et ils sont au fait des secrets et des lois de lunivers. Tu peux texprimer sans crainte.
- Bien. Alors récemment, jai défait un démon du nom dUrlnotfound
- Une seconde.
Dune pensée, Usb donna congé à ses serviteurs qui, surpris et outrés, sen furent à toutes jambes.
- Oui, tu disais ?
page 34
- Et donc, ce démon félon avait détourné à son profit les lois de lunivers que tu viens dévoquer. Bien sûr, jai profité de ma victoire pour mapproprier certains biens appartenant à ma victime, comme il se doit. Nai-je pas bien fait ?
- Certainement, aurait sifflé Usb entre ses lèvres serrées sil en avait possédé.
- Or dans les comptes dUrlnotfound, voici que jai trouvé des traces de transactions dans lesquelles il aurait été impliqué en tant quintermédiaire pour des puissances bien plus importantes. Je pense même mais je my connais peu en comptabilité, il faudrait que jadresse ces documents à des gens plus au fait que moi, comme le Conseil Divin de Surveillance je pense donc que des intérêts très haut placés auraient indûment tiré profit des privilèges inhérents à leur fonction pour prendre des positions à haut risque sur le cours de lOrichalque Noir de Brent, sur la Pierre dEsprit et sur lAme-Souillée-du-Pêcheur sur les principaux marchés à terme du multivers, afin de dégager des plus-values très confortables.
- Ignoble petite saloperie
- Cest vilain hein ? Les gens sont dun malhonnête parfois. Je me demande ce qui se passerait si on apprenait ce genre de choses. Cest vrai, nous autres démons mineurs sommes accablés de charges, nous trimons comme le maudit, on vient nous chercher des poux dans la tête pour la moindre fraude, et voilà que les puissances célestes elles-mêmes seraient corrompues ? Cest un coup à déclencher une révolution, ça.
- Oui, cest très intéressant, ton histoire. Mais tu oublies une chose : je suis le dieu de la Destinée, et en tant que tel, je sais que tu ne parleras pas.
- Bien sûr que je ne parlerai pas, puisque tu vas me donner ce que je souhaite.
- Et si je técrasais comme une larve ? En fin de compte, ça ne me coûterait pas plus cher.
- Cest vrai, tu as sans doute raison. En plus de ça, ma mère, la puissante Lilith, Reine des Ténèbres, ne me porte pas particulièrement dans son cur, il est donc possible quelle ne cherche pas à venger ma mort.
- Ah.
- Ben oui.
- Possible ?
- Elle est assez imprévisible, qui sait ce qui peut lui passer par la tête ? Il se peut très bien quelle ne mette pas ton royaume à feu et à sang et quelle ne tarrache pas les pattes une par une pour faire un exemple. Cest même assez probable, si on regarde les choses objectivement.
page 35
- Ah.
Usb réfléchit un instant.
- Oui. Bon. Alors voilà, je ne puis te donner ce que tu cherches, mais je puis tenvoyer sur le bon chemin, quen penses-tu ?
- Ah, et bien voilà, tu vois quon peut discuter entre honnêtes gens.
- Vois-tu, ce nest pas la première fois que je me fais avoir par une succube.
- Eh, que veux-tu, nous sommes des démons.
- Oui, mais la plupart du temps, je me console en pensant que jai eu une bonne partie de jambes en lair.
- Oh, quelle honte, à ton âge
Tu es vraiment un porc, Usb.
- On a tous nos petites faiblesses.
Sook était en train dimaginer ce que pouvait être, pour Usb, une " partie de jambe en lair " quand elle saperçut quune patte de lêtre immense sétait déplacée, avec vélocité et discrétion, dans sa direction. Une patte de plusieurs kilomètres de long, dont le bout, effilé comme un poinçon, était à moins dun demi-mètre delle. Autour, un mince fil irisé était enroulé en trois boucles. Il se perdait, aux deux extrémités, dans linfinité.
- Cest quoi ?
- Attrape ce fil de destin, il te guidera vers ce que tu cherches.
- Ah, et je dois faire quuOIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!!!!!
A peine eut-elle empoigné le filament quelle se sentit happée en arrière par une force prodigieuse. En une fraction de seconde, Usb sembla séloigner au loin, et Sook traversa la paroi de la salle gigantesque, ainsi que les murs qui séparent les dimensions, en route vers son destin mystérieux.
page 36
Usb en occupait le centre, soutenu par dimmenses tentures dun blanc laiteux qui, après examen rapproché, se révélaient être tissée par des multitudes de brins enchevêtrés, dépassant tous le diamètre dun chêne centenaire. Ces immenses tentures aux élégants contours arrondis partaient en centaines de nappes qui, à cette échelle, paraissaient délicates, pour ensuite se disperser à nouveau et saccrocher, en des myriades de points, aux parois. Une telle force de traction était toutefois nécessaire pour soutenir la masse du dieu du destin.
Car si Usb avait besoin dune telle salle, cest quil était lui-même dune taille prodigieuse. Son aspect était proche de celui de son serviteur, mais magnifié par la majesté divine. Là où le gardien avait huit pattes, Usb en avait cent, son corps était dun bleu sombre tirant par endroit sur le noir le plus profond, si lisse quil semblait avoir été mouillé par une averse, en certains points, des veines argentées étaient visibles, dessinant des réseaux fascinants. Immobile depuis des éons, ses besoins étaient satisfaits, et Sook en frémit lorsquelle sen aperçut, par des centaines, des milliers de rejetons en tout point semblables au redoutable serviteur quelle venait de défaire, et qui allaient et venaient en tous sens sur le corps de leur maître et sur la toile qui était son habitat, comme des puces dérisoires sur un chien assoupi. Pourtant, Usb ne dormait pas. Ses yeux, qui constellaient sa tête, scrutaient avec avidité un globe qui flottait devant lui. Sook put sextraire à temps de la contemplation de cette scène et se souvint quil sagissait du Globe du Destin, où défilent en permanence les mille chemins possible que peut prendre la vie de chacun des milliards de milliards dindividus qui étaient sous la responsabilité du dieu. Elle détourna les yeux, sachant quun seul regard en direction de ce globe détruirait instantanément sa conscienceLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"7, et ce fut très dur pour elle, car la curiosité était un de ses vices les plus éminents. Puis, elle trouva en elle le courage dapprocher Usb.
Quelques serviteurs lui lancèrent des regards menaçants, elle les ignora. Tout comme Usb lignora, du reste. Elle décida dattirer son attention en produisant un flash aveuglant, qui fit reculer certains des gardiens arachnéens. Alors, la voix dUsb emplit lespace et le temps. Lentretien se déroula ainsi :
- Qui ose déranger Usb, Seigneur de la Destinée ? Que veux-tu ?
- Pour un dieu du destin, tu mas lair bien mal renseigné.
- Cétait une question purement rhétorique, et la civilité la plus élémentaire aurait voulu que tu te présentes. Je sais ce que tu cherches, succube.
- Alors, accorde-le moi.
- Non.
- Usb, Seigneur de la Destinée, je te conjure de pardonner ma brusquerie. Ce dont jai besoin, tu le sais
page 33
- Mais encore faudrait-il que la fuite soit possible. Quand aux créatures dOutre-Plan, elles sont réputées peu enclines aux pactes. La plupart sont dénuées dintelligences, ce ne sont que des monstres dévoreurs à lappétit démesuré. Celles qui peuvent penser sont animées dune malignité infinie et ne chercheront quà nuire à celui qui aura attiré leur attention, car elles ignorent le concept de profit mutuel qui préside à tout pacte.
- Elles sont malignes ce point ? Vous métonnez.
- Il est curieux que mère ne vous en ai pas parlé.
- Cest pourtant le cas. Qui sont-elles, ces créatures dOutre-Temps ?
- Oh, cest une étrange affaire. Je ne sais trop comment vous dire, cela fait appel à certains concepts assez poussés de sorcellerie théorique.
- Essayez quand même, je suis curieux de savoir ce qui nous attend si nous échouons.
- Et bien voilà. Aujourdhui, nous sommes aujourdhui.
- Euh
oui.
- Et hier, nous étions hier.
- Cest lévidence même.
- Et demain
- Nous serons demain, à nen pas douter, mais je ne vois pas
- Seulement voilà, maintenant que nous sommes aujourdhui, quest-ce quil y a HIER ?
- Hein ?
- Et bien oui, nous ny sommes plus, quest-ce qui a pris notre place ?
- Mais
cest parfaitement idiot votre question !
- Pas du tout, cest très sérieux. Le passé ne cesse pas dexister sous prétexte que nous ny sommes plus, de même que lavenir existe déjà, et nattend que nous pour sanimer. Chaque seconde sécoulent mille fractions déternité, contenant chacune un million de fragments déternité, chacun de ces fragments est lui-même composé dune incroyable quantité dinstanticules, et à chacun dentre eux correspond une version entière de lunivers, juste un peu plus vieille que la précédente.
page 38
- Cest stupéfiant ! Mais alors, serait-il possible de retourner parmi les cendres du passé pour retrouver les compagnons, les amis, les parents disparus, et boire avec eux un dernier verre ?
- Hélas non, ça ne marche pas comme ça. Tout dabord parce que nous nous mouvons parmi les instanticules sans nous en rendre compte et sans faire deffort pour cela, et ce en raison dun phénomène singulier, la Vague de Réalité, qui nous porte avec célérité vers lavenir. En retournant dans le passé comme vous le dites, nous serions condamnés à nous mouvoir parmi les instanticules par nos propres moyens, qui sont, croyez moi, fort limités en la matière. Tout nous semblerait gris, incroyablement lent, figé comme un grotesque carnaval de mort-vivants. En outre, il ne nous serait pas permis de modifier le passé, puisquil a déjà eu lieu. Quel intérêt ? Nul ne nous verrait, nous serions invisibles et inconsistants, et il serait impossible de déplacer ne serait-ce quune feuille morte.
- Triste perspective.
- Et qui plus est, perspective limitée. Car lordonnancement de lunivers ne permet pas longtemps que ces instants usés subsistent, voici pourquoi existent les bêtes dOutre-Temps. On dit quau commencement de lunivers, lorsquest partie la Vague de Réalité, elles sont restées prostrées dans leur sommeil, et ne se sont réveillées que trop tard. Sans doute les Dieux Primordiaux, instruits de leur méchanceté et de leur voracité, les ont-ils tenues dans lignorance de leurs plans. Depuis, elles essaient de la rattraper avec lénergie du désespoir, mais jusquici sans succès. Pour se sustenter, ces créatures monstrueuses dévorent goulûment les instanticules quelles rencontrent sur leur chemin. Elles sont en nombre prodigieux, dit-on, et leur appétit est encore plus prodigieux, ce qui fait que le passé ne résiste pas plus à leurs assauts que la neige fraîche dans un haut-fourneau. Ainsi est donc fait le temps (il sortit sa dague et traça une ligne dans le bois de la grande table servant habituellement à étaler les cartes). Nous sommes à cette extrémité de la ligne du temps (il traça ensuite une série de rayons formant un coin, partant de lextrémité de la ligne quil désignait). Ceci, cest linfinité des futurs possibles, et dont nous décidons à chaque instant du présent (à lautre bout de la ligne, il traça ensuite des lignes courbes enlacées de façon désagréable, avec lhabitude dun sorcier coutumier des glyphes et des runes). Et voici les créatures dOutre-Espace, jalouses de notre réalité, et lancées à notre poursuite, dévorant le passé, et bien souvent, dailleurs, se dévorant entre elles.
- Je comprend mieux maintenant. Il ny a donc aucun moyen de les vaincre.
- Si elles parviennent jusquà nous, aucun, en effet. La fin de notre monde sera aussi inéluctable que rapide, quelques secondes tout au plus. Elles engloutiront les mers et les océans, les montagnes, les volcans, les fleuves, les déserts et les forêts, et ne prêteront guère dattention aux constructions des hommes. Une ultime vision dhorreur, grandiose et hallucinante, et puis le néant, voici quel sera notre destin si nous échouons dans notre mission.
page 39
- Mais pourquoi donc les créatures dOutre-Temps sont-elles maintenant sur le point de nous engloutir alors quà vous entendre, elles sont tenues à distance depuis la nuit des temps ?
- Et bien simplement parce que la Vague de Réalité était alimentée par lAxe du Monde, que ma mère a brisé, et que désormais, nous nous mouvons parmi les instanticules sur les restes déliquescents de cette Vague, à une vitesse bien moindre, tant et si bien que les ennemis se rapprochent et sont prêts de gagner la course à la réalité. Nous ne nous en rendons pas compte, car notre conscience est le jouet de phénomènes alchimique qui se produisent dans notre cerveau, et qui évoluent à la même vitesse que le reste du monde, de telle sorte que nous navons aucun point de repère pour déterminer si nous allons plus ou moins vite sur le fleuve du temps, mais le fait est que nous allons à la catastrophe si nous ne trouvons pas rapidement la succube Arsinoë.
- Par la malpeste, mais c'est pis encore que ce que j'avais prévu. Ces horreurs sont à combattre de toutes nos forces, de toutes nos âmes, assurément. Je ne puis imaginer de pire sort que de périr en sachant que rien ni personne ne vous survivra. Quoiqu'à la réflexion, je puisse imaginer un pire sort, comme par exemple rester éternellement dans cette cabine dont le taux d'humidité n'est que de peu inférieur à celui de l'océan sous-jacent, et dont le toit disjoint me pleut sur le crâne depuis des heures. Eh là, maraud, active-toi avec ton pinceau, et calfate bien de ta mixture infecte, quel que puisse être le puits d'enfer d'où tu l'as puisée.
Le marin se retourna, exhibant une face ahurie, édentée et pourtant souriante, et soulevant son seau et le désignant avec son pinceau, prenant l'air le plus niais de la terre, il proclama :
- Ma maison est étanche avec Dipétanche.
Les Royaume dIniquité sont une vaste collection de domaines sise en périphérie de cette fraction du multivers que les mortels nomment, avec quelque légitime appréhension, les enfers. Baignés par le Léthé et la Géhenne et aisément accessibles par les moyens de la sorcellerie moderne, les Royaumes offrent au visiteur en mal de sensations une vaste gamme de distractions. Vous pourrez ainsi visiter des lieux et monuments historiques connus de tous, tels le champ de bataille de Clairobscur, le Cénotaphe de Marbre des Dieux Morts de Dzhangg, les Pyramides de la Mutilation (et dire quils ont fait tout ça sans connaître la roue !), lArc de Triomphe des Armées du Crépuscule, la Tour-Est-Folle, lAutel Devil ou le Chants Eclipsés. Tandis que les tout-petits samuseront à Tortureland-Géhenne (aux pieds de la Forteresse Hurlante de la princesse FeneshnAbn), ne pas allier distraction et culture au Musée des Artistes Trépassés (une des plus splendides collections des enfers) ou à celui, plus modeste, de la poupée vaudou? A moins que vous ne préfériez juste une ballade romantique dans les rues, au charme si particulier, de Nalgos ou de Falanquis-Bois-Puant.
page 40
IV ) Où on prend encore la mer, puis la laisse là où elle est.
Bien quil fit encore jour, les navires de la flotte Mranite avaient mis haut les fanaux afin de ne pas se perdre de vue. Les éléments nincitaient guère à flâner sur le pont, car il pleuvait à seaux, pluie qui non contente de tomber, avait la fâcheuse manie de voleter dans tous les sens au gré des rafales de vent. Les infortunés marins qui étaient obligés de sortir accomplissaient leur tâche avec célérité afin de regagner au plus tôt lentrepont.
- Les éléments se liguent contre nous, cest de mauvais augure.
Melgo, qui faisait les cent pas dans le carré des officiers du " Glorieux Narval " pour tuer le temps, était aussi sombre et gris que le ciel, mais Soosgohan le rassura.
- Au contraire, Très Saint-Père de la Foi, au contraire. Ces nuées, pour inclémentes quelles soient, nous dérobent à la vue de nos ennemis, noubliez pas que les cieux leur appartiennent.
- Hum
cest vrai, vous avez raison. Mais un fils du désert tel que moi, habitué à courir lerg et la dune, a du mal à considérer favorablement un tel déluge qui glace les os et sinsinue partout. Il ne faudrait pas que la mer grossisse, la flotte serait dispersée.
- Nous sommes livrés aux caprices du destin, il est vrai.
- Dites-moi, maintenant que nous sommes entre nous
(Melgo se retourna pour jeter un coup dil furtif à un innocent factotum juché sur un escabeau qui, un seau dans une main, un pinceau dans lautre, appliquait un enduit noir et épais dans les fissures du plafond, puis il sapprocha de son interlocuteur et baissa la voix) Dites, vous ne lavez pas trouvée étrange, votre mère ?
- Guère plus quà laccoutumé. Il est malaisé de deviner ses réactions.
- Je lavais remarqué, croyez moi. Cependant, il me semble étrange quelle se comporte ainsi. Jai livré maint combats à ses côtés, je lai rarement vue faire preuve de couardise, en particulier lorsquelle navait dautre alternative que la lutte ou la mort. Cest le cas aujourdhui, je crois.
- En effet. Elle doit avoir une idée derrière la tête, il est difficile de deviner ses plans.
- Ne pourrait-elle pas passer un pacte avec ces fameuses créatures doutre-plan ? Elle nest pas sotte, entre une quête quasiment désespérée et une fuite piteuse, elle préfèrera sans doute la deuxième solution. Loin de moi la pensée de lui jeter la pierre, car entre nous, jen ferais tout autant à sa place, mais elle pourrait au moins en faire profiter les copains.
page 37
Mais initiée aux arcanes de ce mystérieux langages, elle parvint bientôt à y déceler le sens secret, la raison cryptique, et en tira lutile enseignement que lon pourrait résumer ainsi :
" Prendre la 4 direction Porte de Trognencoin, changer à Châtre-Les, puis RER C direction Saint-Adolf les Eventrés Crétigny Eborgne et descendre à Catin Babylone ".
Et puis comme cétait sur son trajet, elle ferait bien un saut à Mont Galleux histoire de se réapprovisionner en composants magiques chez les petits marchands levantins, réputés les moins chers des enfers.
A lavant du vaisseau, une agréable cabine avait été aménagée pour les hôtes de marque. Du plafond pendait un remarquable candélabre de fonte noire, forgé avec un art consommé et décadent de labstraction, portant les douzes chandelles aromatiques qui emplissaient la pièce dune lueur complice et de fragrances orientales. Damples tentures de velours rouge voilaient opportunément les grossières poutres de chêne, épais tapis aux motifs labyrinthiques et coussins de soie garnissaient le sol, masquant presque les grincement du parquet lorsque Shigas, mollement alanguie et trempant ses lèvres dans quelque enivrant breuvage aux reflets ambrés, prêtait loreille à lexquis madrigal dun bien singulier troubadour.
" Tendre est ma mie lonlèreuu
Tendre est ma mie lonlon
Lorsqu'elle a les fesses à l'aireuu
Je me dis : "Quel beau... "
Ce tendre moment dintimité complice fut soudain interrompu par lirruption de Kalon, légitime amant de Shigas, écumant de rage autant que dembruns, qui appréciait diversement que lon conte fleurette à sa mie, ce qui se traduisait dans son langage imagé par :
- Aaaahhhh !
- Euh
fit le ménestrel, Messire Kalon, votre ire est fort compréhensible, toutefois, je puis, si vous men laissez le temps, vous conter par le menu les détours dun destin étrange et
- Bâtard de putain vérolée !
Et, ivre de rage, il empoigna son épée et la traîna péniblement, malgré sa résistance, dans le couloir. Il convient ici que je précise que cétait lépée de Kalon qui poussait tantôt la chansonnette grivoise. La chose pourrait a priori surprendre si lon négligeait que lon se trouvait dans un monde gouverné par les lois capricieuses de
page 42
la sorcellerie, et que les épées enchantées y étaient légion. Il se trouvait même des pays entiers, tels que le duché de PlüzLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"8, qui avaient fondé tout leur espoir de prospérité dans la fabrication et lexportation darmes magiques. Ne nous méprenons pas cependant, il était rare de trouver une épée parlante, cest un fait. Un tel prodige était plus souvent gardé jalousement au fond des caves de familles nobles que laissé entre les mains de barbares sans cervelles, bien que ces derniers en eussent un plus grand usage, et une épée comme celle de Kalon constituait un trésor digne de battre au flanc dun roi.
- Kalounet, mais attend, cest pas ce que tu crois !
- Tu nes quune catin !
- Ben oui, cest dans ma nature de succube, cest linverse qui serait choquant. Pour en revenir à notre affaire, il ny a rien entre ton épée et moi, je tassure. Il me chantait juste quelques vieilles chansons typiques et folkloriques des marins de la Mer des Cyclopes.
- Votre dame a raison, gentil seigneur, veuillez écouter la voix de la sagesse et de la raison. Eh, mais où memmenez vous donc ? A laide, à moi !
- Mais que fais-tu, Kalon, la colère est mauvaise conseillère
Arrivé sur le pont battu par les embruns, et sous les yeux de quelques marins étonnés, Kalon, aux reins duquel saccrochait les bras de Shigas, sapprocha du bastingage. Il jeta un regard noir à son épée qui ne cessait de geindre, puis avec moins de détermination quil naurait souhaité, la jeta à la mer déchaînée.
Un grand silence se fit.
Lépée aux mille noms resta plantée dans leau noire, plantée comme dans du beurre, comme un sapin en plastique dans une bûche de Noël, la poignée et les deux tiers de la lame sortant encore à lair libre. Autour delle, en un instant, les creux et les vagues prononcés sétaient aplanis, et ne subsistait quun ample clapot au gré duquel larme se balançait doucement. Il sembla aux spectateurs de cet épisode que, malgré labsence totale dorgane de vision, lépée regardait Kalon de côté, comme un enfant surpris à faire une bêtise, avec un air vaguement attendrissant.
Il y eut un long moment de flottement.
- Allez, viens, dit le barbare.
Et lépée sauta hors de leau pour rejoindre sa main.
La citadelle de Jessonia était un lieu fort fréquenté, car il tenait lieu dacadémie et que des hordes de démons y faisaient leurs inhumanités. Mais on y rencontrait aussi de grandes quantités dautres créatures venues de tous les mondes, des mortels et
page 43
immortels de toutes les espèces ayant des richesses à dépenser, des connaissances à acquérir et que les dangers inhérents à lhabitation des enfers neffrayaient pas. A ce prix, on pouvait accéder à tous les enseignements possibles et imaginables dispensés par les meilleurs professeurs défunts de toute lhistoire, ainsi quà une bibliothèque qui navait son équivalent que dans les plus hautes sphères célestes. Toutes sortes de bâtiments construits sans souci dhomogénéité architecturale étaient disposés sur quatre cercles concentriques séparés par des gradins hauts chacun comme cinq hommes et aussi larges quune rue bien aérée dune grande ville kaltienne, on eut dit les volées de marches dun escalier pour titans. Au centre, une place circulaire assez vaste pour quon puisse y mener une grande bataille voyait se croiser toute une foule grouillante de démons et de nécromants mêlés en une sarabande grisante, devisant, se croisant, se querellant sans cesse autour dun vertigineux rectangle aux décors tourmentés, percé de fenêtre hautes et étroites où saccrochaient des hordes de petits démons volants, tournoyant sans cesse. Seule la bibliothèque était gardée, car cétait aussi la résidence de la princesse. Jessonia avait le talent rare de se faire des amis fidèles et dévoués, et il était hors de question de soudoyer la garde (ce qui nétait guère dans les moyens de Sook, de toute façon). Passer en force était tout aussi problématique, car en plus de la douzaine de démons Bnphtaz qui patrouillaient autour de lentrée, grands comme des immeubles et vifs comme des serpents, la sorcière distingua deux superbes créatures ailées devisant gaiement de choses et dautres, leurs corps sculpturaux chargés de cuir et dacier disposés de façon inconfortable autant que peu couvrante. Lune, qui était dorée de peau et dont le crâne était rasé, fit taire sa collègue dun geste et se tourna vers Sook lorsque celle-ci sapprocha. Lautre, verte, brune et cornue, la dévisagea à son tour, perplexe et peu amène.
- Je vous salue, mes surs. Je suis Sook et je viens demander audience à la votre maîtresse au sujet dune affaire urgente.
Sans un mot, la verte sapprocha, prit le menton triangulaire de Sook entre deux griffes noires et se pencha elle était plus grande dune quarantaine de centimètres jusquà ce que le nez ne lune ne soit plus quà quelques millimètres du cou de lautre. La grande succube huma ainsi sa sur en prenant son temps, puis se retourna pour donner un bref signe dacquiescement à lautre gardienne, qui sapprocha à son tour.
- Pourquoi veux-tu la voir ? Parle, ou sois châtiée de ta témérité.
- Cela ne te regarde en rien. Et prends garde à ne pas te mettre en travers de mon chemin, car mon courroux pourrait sabattre sur ta tête et celle de ta suivante avec la force terrible de louragan astral.
- Je serais étonnée quelle taccorde audience, prostituée impudente, car son temps est précieux et nombreux sont ceux qui veulent en abuser. Gare à toi si tu la déranges en vain, car sa malédiction te poursuivrait jusquaux tréfonds des abysses.
page 44
Sasseoir à une terrasse et siroter un phâstys en écoutant la plainte romantique dun baladin supplicié est un de ces petits plaisirs qui font tant aimer la vie infernale!
Sook, ou en tout cas son incarnation psychique, avait suivi le fil dargent dUsb jusquà ce quil se brise et la rejette brusquement sur la plage noire et interminable dune mer de feu et de sang. Après un instant de flottement, elle se releva, puis tâcha de se donner une consistance devant les touristes curieux en sépoussetant. Elle regarda autour delle, pour le cas où elle trouverait dans le paysage un détail quelconque qui lui dirait où elle se trouve. Il y en avait un. Au loin, au très loin derrière elle, il y avait une gigantesque colonne dont la base traversait déjà les nuages et le sommet se perdait dans ce qui, sur la terre des mortels, aurait été lespace. Le bâtiment était facilement reconnaissable par tous les initiés des arts mystiques, ou de façon générale par tout individu sintéressant un peu au bestiaire surnaturel. Cétait la citadelle de la Reine des Ténèbres, Lilith. Sook en tira deux conclusions :
1 ) Elle se trouvait quelque part dans les Royaumes dIniquité.
2 ) Elle avait tout intérêt à se trouver une planque vite fait avant que Lilith ne saperçoive de sa présence, elles nétaient pas, en effet, dans les meilleurs termes.
Elle ne connaissait, dans la pratique, pas grand monde dans les Royaumes, en dehors des nombreux ennemis quelle sy était faite et sur la collaboration desquels il était inutile de compter. Par ailleurs, seule une succube majeure pouvait disposer du pouvoir et de la connaissance nécessaires pour laider dans sa quête, ce qui restreignait singulièrement le champ dinvestigation, il ny en avait que vingt-sept. Arsinoë nétait pas là, bien sûr, Lilith était à éviter comme la peste et Salomé servait cette dernière avec zèle, Garrodh naccordait jamais son aide à quiconque par principe, Uüstia nétait pas digne de confiance, Lonithaï, peut-être
mais elle nétait presque jamais dans son domaine, rendre visite à FeneshnAbn était, de toutes les manières de se suicider, la plus désagréable quelle puisse envisager, et elle nen connaissait pas assez sur Florimel, Estanith, Isatys, Istar et les autres pour sy risquer. Restait Jessonia. évidemment.
Décidée, Sook se dirigea aussi vite que le lui permit la dignité vers une construction étrange, en lisière de la plage. Dans un style fleuri et inspiré, une structure de métal sombre figurait la gueule béante dun dragon-crapaud parfaitement hideux et grimaçant. En sortaient et y entraient des foules de personnage bigarrés, assez représentatifs de la population locale, ainsi que quelques damnés à la mine grise et au port abattu. La sculpture était en réalité lissue dun souterrain oblique taillé à même le roc. Sook y suivit les indigènes et, après une longue descente en compagnie des démons, ses semblables, elle parvint à une salle vaste et basse au centre duquel un petit kiosque abritait les entreprises incompréhensible dun démon à dix bras aux prises avec quelques uns de ses semblables et une machine compliquée. Sans prêter attention à ce manège, la sorcière se dirigea vers un des murs où était tracé un complexe entrelacs de lignes et de glyphes à laspect fort déplaisant.
page 41
- Mais lhistoire est déjà écrite, et Stalingrad tombera sous peu. Cest donc toi que lon appelle Sook.
Jessonia parut pour la première fois sapercevoir de sa présence.
- Cest moi, ma sur.
- Ta présence en ces lieux me surprend.
- Jai une bonne raison pour braver la fureur de notre mère.
- Je connais cette raison. Je métonnais simplement que tu aies pu envoyer ton corps astral hors de ton monde. Que sest-il passé, voici plusieurs cycles que mes augures sont lettre morte concernant ton univers ?
- LAxe du Monde est brisé, et cest pour cela que je requiers ton expertise. Il faut faire vite car les bêtes dOutre
- Brisé dis-tu ? Quel esprit démoniaque dérangé a donc pu faire une chose pareille ?
- Peu importent les détails, jai besoin de tes conseils. Tu sais mieux que quiconque quels sont les chemins du destin, ton intuition de ces choses est proverbiale. Dis moi ce que je dois faire pour sauver le monde dont je viens des vers immondes qui rongent la trame du temps, je suis désemparée.
- Mes lumières pourraient en effet têtre utiles. Hélas, mille et mille mondes requièrent mon attention. Vois par ici, les hordes mécaniques de Punt menacent de leurs fers sanglants les trois légions du tyran de NaaDol, et là, le Grand Ordonnateur du Malarque de Xin est presque terminé, une machine magnifique, nest-ce pas ? Quelle affaire pourrait donc me faire manquer une seule seconde de tels spectacles ?
Sook eut soudain lintuition que la princesse démone nétait pas entièrement sincère (ce dont personne ne lui tiendra rigueur) et décida de la jouer fine.
- Bien, je comprends que tes priorités ne soient pas les mêmes que les miennes. Permets que je me retire, peut-être une de nos surs aura-t-elle plus de temps à me consacrer.
Et sur ces mots, elle fit mine de partir, évitant de trop songer à lenjeu de son bluff, lexistence même du monde.
- Holà, mais où cours-tu, ma sur ? Ton histoire ma émue, et il se peut que finalement, nous puissions, en fin de compte, trouver un accord.
page 46
- Un accord dis-tu ? Voici des paroles qui me remplissent despoir, ainsi que de crainte que cet espoir ne soit déçu. Hélas, un accord ne se base jamais que sur un échange mutuellement bénéfique. Quai-je donc à te proposer, moi, pauvre démon provincial ?
- Allons, ne te dévalorise pas ainsi, je connais tes talents et te respecte profondément. Jai suivi tes exploits, sais-tu ? Je te considère et tenvie pour ce que tu es, Sook, ma petite sur. Pouvoir compter sur ton amitié serait une grande récompense pour moi, qui me sens si seule, et si tu me rendais parfois visite
- Eh, oui, bon, on va peut-être arrêter là les politesses. Je sais que tu veux de moi quelque chose de précis, sans quoi tu ne maurais même pas laissée entrer. Alors, cest quoi tu veux ?
- Oh, Sook, tes paroles sont dures comme les lames dobsidienne de Baalzéboul, elles me déchirent le cur, crois-le. Je nattendais pas de toi quelque récompense pour mon aide, tu es ma sur, je te la dois. Je dirais même que le simple fait de taider me remplirait de joie. Bien sûr, si, par pure amitié, tu avais bien voulu partager avec moi les secrets dont tu es dépositaire, ma joie serait complète.
- Hummm
Oui, cest bien ce que je disais, tu veux quelque chose de moi. Mais on a dû mal te renseigner, la modeste sorcellerie que je pratique est, je pense, bien grossière et ridicule si on la compare à celle de la plus maladroite de tes disciples.
- Tu surestimes quelque peu mes disciples, hélas, mais ce nest pas de sorcellerie dont je parle. Cesse de faire lenfant, tu sais que tu es la seule personne dont japprendrai ces arcanes mystères dont tu es, parmi les filles de Lilith, la seule et fortunée dépositaire. Veux-tu un domaine, une forteresse ? Une armée pour te servir ? De largent à ne plus savoir quen faire ? Des esclaves surprenants et distrayants ? Je suis même disposée à me séparer de quelques uns de ces tomes incunables et précieux qui encombrent ma bibliothèque.
- Woaô ! Toi, vendre un de tes livres ? Cest sûrement vachement important, ce que jai. Si seulement tu voulais bien me dire ce que cest, je me ferai une joie de te soutirer tout ce que tu veux.
- Nas-tu pas un fils ?
- Quoi, quest-ce quil a encore fait ? Il ta causé un tort quelconque ?
- Non
non, je ne le connais pas, mais
enfin, tu vois, tu as un fils. Un enfant, en quelque sorte.
- Et cest pas forcément la partie de ma vie dont je me vante le plus.
- Mais tu as enfanté.
page 47
-
attends, cest pour ça que tu me fais tout ce cirque ? Tu veux savoir comment jai fait un enfant ?
- Mon prix sera le tien.
Lénervement bouillonnait entre les fissures du masque dimpassibilité quarborait la princesse avec de plus en plus de difficultés depuis le début de lentretien. Sook sen rendit soudain compte, en même temps quelle se souvint être à un mètre cinquante dun des plus puissants démons des enfers. En comptant large et en tirant sur le mètre. Il fallait calmer le jeu.
- Je taide à avoir un enfant, et tu maides à sauve le monde, cest ça le marché.
- Oui.
- Ca peut se faire. Le problème, cest que jignore comment je fais.
- Ah bon ?
- Enfin, je sais bien comment les choses se passent. Toi aussi non ? Un homme, une femme, on secoue, on mélange, on attend neuf mois
enfin, tu connais sûrement ces détails mieux que moi.
- Oui, il mest arrivé de connaître des hommes (au coin de sa lèvre, un muscle de Sook se crispa inconsciemment, comme à chaque fois quelle entendait ce genre de litote). Toutefois, jaurais aimé avoir lopportunité, en tout bien tout honneur, cela va de soi, de connaître plus avant ta physiologie, ta constitution, ce en quoi tu diffères de moi. Pourquoi tu te reproduis, et nous non.
- Une sorte de cobaye, quoi ?
- Un sujet détude.
- Cest dingue cette histoire. Mais jignore toujours pourquoi tu tiens tant à avoir des enfants.
- Un vieux rêve. Et je crois que nous sommes nombreuses à le partager dans les Royaumes. Ah, après tant de siècles dexistence stérile, concevoir en moi un être qui me ressemble, le sentir mûrir comme un beau fruit au printemps, lélever selon mon bon plaisir, le chérir, le tenir contre moi
Cest merveilleux, cest le miracle de la vie !
- Le miracle de la vie. Non mais tu tes entendue ? Je descend au fin fond des enfers pour discuter avec un seigneur démon et quest-ce quon me sert ? Le putain de miracle de la vie. Je vais texpliquer ce que cest, le miracle de la vie. Alors dabord, ça commence par un intermède répugnant mais heureusement bref faisant intervenir les égouts du père et de la mère.
page 48
Un observateur ignorant des coutumes succubes aurait pu croire que cette profusion de menaces auguraient dun combat sanglant, toutefois il nen était rien. Les succubes échangeaient souvent des menaces à la fin de leurs phrases, tout comme les méridionaux ont coutume de les terminer par " putain " ou " con ", sans quil faille là y voir une quelconque insulte, mais plutôt une façon dappuyer leur propos. Ayant vérifié quil sagissait bien dune véritable succube et non dun quelconque de ces quêteurs insignifiants qui faisaient inlassablement le pied de grue devant la demeure de la princesse, la succube verte déploya ses grandes ailes et prit son essor, atteignant en quelques instants les sommets vertigineux de lédifice. Sook resta un temps avec lautre succube, qui ne daigna pas lui faire la conversation. La grande verte redescendit au bout de plusieurs minutes, impassible.
- Je ne sais quel caprice a rendu la princesse encline à te rencontrer. Fais vite et ne trouble pas notre maîtresse de ton verbe mielleux, il ten cuirait.
- Cest où ?
- Téléporteur au fond à droite, cent dix-septième étage.
Sook neut donc quun aperçu très fragmentaire de la bibliothèque, quelle connaissait dailleurs déjà, et parvint rapidement à une salle dont elle ignorait lexistence mais dont la contemplation la stupéfia. Cétait un vaste espace dégagé, exempt douverture sur lextérieur mais néanmoins plongé dans une assez vive clarté pourpre et tiède. Ce qui était stupéfiant, cest que les murs, la voûte et même le sol étaient entièrement recouverts dénormes cristaux à la teinte profonde, parfois zébrés de fins éclairs. Tous, à qui savait les lire, offraient limage dun paysage du multivers, et Sook comprit alors quelle contemplait la source même de la puissance de Jessonia, le centre nerveux de son système de renseignement, là où convergeaient les informations fournies par dinnombrables espions. Jessonia était là, perdue dans la contemplation de quelque lointaine scène de bataille où saffrontaient, parmi les ruines fumantes dune ville enneigée et avec la dernière férocité, des créatures hexapodes rouges porteuses duniformes noirs et leurs congénères violets vêtus de blanc. Le spectacle captivait fort la princesse, qui ne parut pas sapercevoir de la présence de Sook. Celle-ci sapprocha alors, et parut sintéresser un instant à la scène, puis à Jessonia. Il y avait de quoi sintéresser. De taille moyenne, sa peau était très sombre et ses cheveux noirs comme la nuit, contrastant avec son regard dun bleu pâle qui ne parvenait à se détacher de la bataille. Son joli visage aux courbes parfaites tressaillait parfois, trahissant lémotion qui la prenait lorsque tel combattant trouvait une mort glorieuse ou pitoyable, lorsque tel autre accomplissait un exploit martial. Il émanait delle une atmosphère de sourde menace, mais sans rapport avec la violente hostilité que se complaisaient à arborer ses surs. Jessonia était une aristocrate des enfers, pas une brute.
- Quest-ce quils se mettent, les cafards. Ils y vont de bon cur.
page 45
lhorizon encore flou du fait dun reste de brume. Son manège attira néanmoins lattention du capitaine du capitaine du " Faucon des Mers ", un ancien pêcheur de la baie dOlong qui à ce moment là dégustait un calamar cuit. Il regarda. Il vit. Et en verdissant, il sécria entre ses tentacules : " Ytsétwap ! " (juron qui, dans le langage des marins Olonguais, traduisait surprise et consternation).
Au loin, on devinait le friselis de la chaîne du Krakaboram, sous laquelle se terrait la succube Arsinoë, au fin fond de lAntre Maudit de Skelos. Cétait lobjectif à atteindre.
Devant, la côte orientale traînait sa longue silhouette morne et aride. Plusieurs centaines de petites formes sombres sy affairaient autour de diverses machines difficilement identifiables. Larmée de lEmpire Secret se tenait là, sur le pied de guerre, prête à repousser lassaut amphibie des Mranites.
A une centaine de mètres daltitude, comme suspendus à des fils invisibles, une vingtaine de galères volantes de lEmpire Secret attendaient larrivée de leur proie. Malgré la distance, il était possible de voir quelles étaient toutes dacier, de bronze et de cuivre. Des plaques boulonnées recouvraient toute la surface de la coque, dont émergeait cependant, ça et là, de fantasques tuyauteries à la destination mystérieuse, adoucissant quelque peu la rigueur utilitaire de lengin de mort. Deux ailes effilées portaient chacune une hélice encore immobile. Il séchappait de chacune des nefs célestes une épaisse fumée grise, sortant par de hautes cheminées cylindriques.
Mais les immenses vaisseaux semblaient être des nains en face du monstre de fer qui bouchait une bonne partie du ciel.
Cétait une gigantesque lentille très aplatie, à la surface de laquelle fourmillaient mille détails, mille appareils, mille systèmes à lutilité obscure. De grandes tours basses aux murs en pente formaient une enceinte circulaire, sortant par dessus et par dessous le pourtour de lengin, et portant les coupoles articulées qui dissimulaient, à coup sûr, à de puissantes balistes, ainsi que des hélices semblables (en plus grand) à celles des galères, et dont certaines tournaient déjà à belle cadence. Le dessous de la cité volante était bombé, le dessus semblait fourmiller de bâtiments empilés les uns sur les autres, mortel amoncellement pyramidal de meurtrières et de barbacanes, sur lequel, juchées comme les colonnes de lenfer, trônaient deux cheminées monumentales crachant un feu noir comme lenfer.
- Et bien et bien, capitaine, quoi de neuf aujourdhui? Demanda Melgo en sortant de sa cabine où il venait de faire un somme.
- Gni ! Lui répondit le capitaine.
Et le chef des Mranites, voyant la citadelle volante de lEmpire Secret, eut ces mots historiques :
page 50
- Ah oui, quand même.
Le Lutrin Gratteur, indifférent, tissa un nouveau parchemin. Cette espèce de démon avait lapparence dun scorpion sans tête, au dos plat et à la queue équipée dun appareil de pointes impressionnant. Toutefois, ladaptation naturelle avait remplacé les glandes à venin par une série de réservoirs dencres colorées, de telle sorte que les pointes en question formaient comme des porte-plumes et que la queue, avec dextérité, pouvait tracer sur les feuilles douces et nacrées quil sécrétait toutes les sortes décritures, dessins et schémas quil était possible dimaginer. Cette singulière faculté avait assuré la pérennité de la race, qui était utile et fort choyée par tout ce que les enfers comptaient de démons pressés, maladroits ou analphabètes.
- Et sur celui-là, je veux quil soit stipulé que je suis tenue à une obligation de moyen, et non de résultat. Non parce que si tu croyais mavoir avec ta clause en petits caractères, tu te fourres le doigt dans lil.
- Bah, cest de bonne guerre.
Une fois que la bête eut fini décrire sous la dictée, Sook examina longuement le contrat, lut avec attention chacune des phrases qui avaient pourtant déjà fait lobjet de toutes sortes de débats, lança quelques sortilèges afin de détecter déventuelles tromperies. Elle estima que le pacte était conforme, et signa, penchée sur le Lutrin, suivie de Jessonia.
- Bien, maintenant, cest à toi de remplir ta part du marché. Comment puis-je sauver le monde ? Comment restaurer la marche du temps ?
- Hélas, les fils de la destinée ne mènent quà la défaite. Les augures sont fort mauvais, et tes amis et toi courrez à la mort. La conjonction des forces, le déroulement des événements, tout conduit à la ruine de tes projets.
- Eh ? Comment peux-tu en être si sûre ?
- Tout est une question de schémas, denchaînements dactions qui toujours conduisent aux mêmes conclusions. Tes amis se conduisent comme des héros de tragédie, et ainsi, ils influencent la balance de la destinée dans un sens qui leur est défavorable. Quels que soient les efforts quils déploieront, ils seront finalement vaincus. A moins que tu ne changes le sens même de la destinée.
- Cest possible ?
- Cest difficile, mais il est encore possible dinfluencer tes compagnons, afin quils se comportent comme des héros dépopée. Ce genre de saga se conclut en général fort bien, dans la gloire et les honneurs. Quelques-uns mourront peut-être dans laffaire, cest un risque, mais lhistoire noubliera pas leurs noms.
- Je suis sûre que ça les consolera. Comment dois-je faire ?
page 51
- Il te suffit de te procurer le glaive dun grand héros nayant pas encore accompli sa destinée, de lui soutirer, et de le transmettre à tes amis. Ainsi, ils obtiendront cette qualité suprême, celle qui permet de vaincre le mal, létoffe des héros, pour ainsi dire.
- Oulà, ça a lair moyen légal, ça. Les dieux de la destinée vont sûrement être très en colère.
- Oui, ben, cest pas eux qui nous payent.
- Et où on la trouve, ton épée des héros ?
- Je vais chercher cela. Jai des espions dans toutes les dimensions, cest bien le diable sils ne trouvent pas un brave escrimeur à dépouiller.
Jessonia écarta les bras, déployant sa robe bleue iridescente, qui se fondit dans le tissus de lunivers. Sook sut dinstinct quil était temps de prendre un peu de champ. Ses grands yeux se clorent, sa peau devint noire comme la nuit, et dailleurs ponctuée détoiles. Toute la puissance mystique dun augure suprême des enfers transitait par les cristaux de la grande salle, par les doigts étirés de la princesse, par les circonvolutions de son cerveau labyrinthique, et lo rsquau milieu de son front souvrit son troisième il, terrible gemme aveuglante, elle sonda mille millions dunivers avant que son regard, enfin, ne se pose sur ce quelle désirait.
- Traverse.
- Hein ? Où.
- TRAVERSE !
Et après un instant dhésitation, Sook plongea dans le corps désincarné de Jessonia et reprit son périple parmi les dimensions.
page 52
Après ça, tu passes neuf mois à vomir tripes et boyaux tous les matins, à bouffer comme une grosse vache, à doubler de volume, et le plus insupportable, cest que tout le monde te regarde avec les yeux écarquillés démerveillement. Et au moment où tu ne peux plus te lever sans laide dun treuil, voilà que lautre alien décide quil est lheure de sortir. Alors tu passes tant et plus dheures à suer, hurler et pleurer sans que personne ne puisse rien pour taider tandis que lobjet en question progresse en texplosant au passage le conduit susnommé à se demander comment les femmes font pour avoir deux enfants de suite. Et si tu survis à laccouchement et aux fièvres causées par les mains malpropres daccoucheuses plus crasseuses que des peignes de rats, tu as effectivement le loisir délever ton merveilleux nourrisson qui, entre deux séances de jte-bouffe-le-nichon-à-deux-heures-du-mat, se fera un plaisir de tasperger de matières aussi diverses que malodorantes. Après, ça apprend à parler Dieu sait comment, et ça commence à te faire chier plus sérieusement avec des " maman, pourquoi le monsieur il est noir ". Vingt ans, putain ! Vingt ans de travaux forcés pour une nuit de jambes en lair, cest ça, le miracle de la vie. Je trouve la peine disproportionnée par rapport au délit.
- Oh, ils sont pourtant mignons.
- Heureusement, sinon on les jetterait. Cela dit, si ton histoire de récompense tient toujours, je voudrais bien étudier la question, sur la base dune intervention de ta part.
- Quelle intervention ?
- Je voudrais que tu parles pour moi, lorsque le temps sera venu.
- Lorsque le temps sera venu ? Cest une clause bien floue. Clarifions cela, veux-tu ?
Et les deux succubes entamèrent la longue rédaction du pacte.
Du fait de la conjonction des astres, il est certain quaucune intervention divine neut lieu pour guider, avec sécurité et célérité, la flotte Mranite jusquaux rivages de lOrient périlleux, à moins quau-dessus des dieux, il ny ait dautres dieux plus puissants, inconnus des hommes et non soumis aux mêmes contingences que les déités ordinaires. Préférant garder pour moi ces thèses du plus haut hérétique (je nai guère envie de finir sur un bûcher), je me contenterai de croire en une chance ordinaire, un hasard heureux qui gonfla les voiles de nos combattants de la liberté tout au long dun bref voyage en mer.
Une bonne fortune qui sévapora aussi subitement quune goutte de rosée sur une plaque chauffante lorsquils arrivèrent en vue des côtes susnommées.
Ce fut dabord un jeune marin qui, posté à la proue, soulageait sa vessie, qui eut le premier la vision de ce qui les attendait. Il tenta dameuter sa hiérarchie, mais ne parvint quà articuler quelques consonnes bégayantes et désordonnées en désignant
page 49
avancées, comme des vols de feuilles mortes dans un crachin dautomne. Et les Mranites les laissèrent avancer sans réagir, sans tirer leur arc, jusquà cinquante, vingt, dix mètres
quelques hommes sagitaient autour de bâches noires recouvrant quelques machines de fer et de bois, détranges machines compactes qui se déployèrent en un tournemain comme de vilaines orchidées de guerre. Pour chaque machine, trois rudes gaillards tournèrent à toute vitesse des manivelles sans ménager leurs peines, tendant des mécanismes à bloc, puis orientèrent les armes vers les chevaliers impériaux, inconscients du danger. Des tireurs, inconfortablement installés sur leurs sièges de fortune, réglèrent au juger leurs armes sur les amas de vers quil pouvaient maintenant presque toucher, et en priant pour que la déesse guide leurs bras, lâchèrent des pluies de projectiles tournoyants sur les monstres noirs. Il sagissait de disques de fer barbelés, grands comme la main ouverte, dont les bords déchiquetés avaient été longuement étudiés afin darracher de larges lambeaux de voilure aux reptiles ailés qui étaient leur cible exclusive. A chaque tir, des dizaines de ces disques mortels filaient dans lair, emplissant le champ de bataille de sifflements stridents, bientôt suivis des hurlement inoubliables, inhumains, des vers mortellement blessés qui, leurs ailes brisées, sabîmaient dans la mer, emportant avec eux dans les flots leurs maîtres engoncés dans leurs lourdes cottes de mailles. Dans les premières secondes du combat, ce furent plus de vingt bêtes qui sombrèrent ainsi, tandis que les archers équipés qui darcs courts, qui darcs longs comme un homme, prenaient position en courant, encouragés par les succès des armes secrètes. Les chevaliers impériaux qui avaient échappé au cônes mortels de projectiles se retrouvaient maintenant sous le feu de flèches à large fer, elles aussi conçues spécialement pour meurtrir les vers volants, et bien dautres preux trouvèrent ainsi la mort avant davoir porté un coup.
Un autre parti de vers, encore plus nombreux que le premier, avait pour objectif dattaquer le gros de la flotte Mranite, et tout à leur offensive, les chevaliers ne prêtèrent pas attention aux détails du combat que livraient leurs compagnons contre lavant-garde. Lidée de défaite leur était à ce point étrangère quils attaquèrent de front les galères lourdes, sans prêter attention aux petits vaisseaux descorte et aux étranges machines qui déjà sy déployaient. Bien mal leur en prit, car ils furent aussi mal reçus que leurs prédécesseurs. Tant et si bien quau bout de deux minutes de combat, le tiers de ce que le contingent impérial comptait de vers agonisait et se contorsionnait, impuissant, à la surface des eaux. De lautre côté, on ne comptait pas de pertes notables, hormis les inévitables maladroits (qui sont les premières victimes de toute guerre) et les destinataires malheureux des quelques carreaux darbalètes que les impériaux avaient pu tirer.
Il fut bientôt évident chez les impériaux, sauf pour quelques enragés, que les rangs séclaircissaient drôlement vite et quil convenait peut-être de prendre du champ afin de réfléchir calmement à une stratégie plus adaptée à la situation, de préférence loin. Lattaque cessa donc aussi soudainement quelle avait commencé, et contemplant le spectacle, son noble front marqué tout à la fois de soulagement et de virile assurance, Malig Ibn Thebin, Prophète et Archiprêtre de Mranis, soupira, la main
page 54
posée sur le bastingage, le regard perdu dans le lointain, et sadressant à ses compagnons, il eut ces mots :
- Les doigts dans le nez. Cest quoi la suite ?
Tiens, où en est Sook ?
Elle est à lenvers. Pour être précis, elle est inconsciente, suspendue par la cheville droite à la branche dun arbre, ou du moins dune formation quil est plus commode de considérer comme un arbre, mais dont, dans la pratique, il est difficile de déterminer lappartenance au règne végétal ou animal, pour autant quen ces lieux, cette distinction aie cours. En tout cas, au bout dun moment, la chose la lâche, car elle tombe. Elle tombe même plutôt vite, on dirait que la gravité est plus forte que la normale. Heureusement pour elle, elle tombe de pas bien haut sur du mou. Et même du liquide, tendance gluant. Un mélange de sphaigne, deau, dhydrocarbures naturels divers, recouvert dune couche de brume paresseuse. Les remous se calment, la brume se referme là où le marais a englouti la sorcière. Une bête de forme indéterminée passe rapidement dans les airs. Quelques bestioles poussent des hululement de signification inconnue dans le lointain. Le temps du marais reprend son cours indolent, durant quelques secondes seulement. Après quoi une bosse noire et luisante sort du tapis de brume grise, et une autre, et péniblement, en trébuchant, Sook se relève. Son humeur nétant pas excellente, je suggère que nous nous éclipsions.
Les lourds vaisseaux de lEmpire recueillirent les survivants des escadrilles de Wyrms, et restèrent un instant immobiles. Des fanions bariolés montèrent dans les haubans, dans le langage de bataille de lEmpire, les capitaines conversaient. Puis ils salignèrent de nouveau pour faire face à la flotte Mranite qui attendait, interdite.
Et ce matin là, voyant la manuvre lente et implacable des galères lEmpire, les spectateurs éberlués comprirent que lArt de la Guerre venait de changer. Conformément au plan daction qui avait été décidé en pareil cas les vaisseaux Mranites mirent en panne, attendant de pied ferme que lennemi soit à portée de baliste. Bien sûr, les navires volant surplombant la mer de plusieurs dizaines de mètres, la triste et implacable réalité des lois de la gravité faisaient que les Mranites seraient sous le feu de leurs ennemis sans pouvoir répliquer, mais il était prévu quà cet instant, une arme secrète fasse la différence
Sauf quen loccurrence, les impériaux avaient un plan similaire, faisant intervenir, là aussi, une arme secrète. A lavant de chaque galère souvrait un sabord, et à linstant convenu, brusquement, chaque sabord cracha un grand nuage de fumée noire. Tous ces vaisseaux volants avaient-ils pris feu ? Voilà qui était singulier. Et puis il y eut le bruit. Une suite de grondements assourdis par la distance. Et ce sont métallique, celui des coques oblongues résonnant sous leffet dun choc monstrueux.
Et les Mranites, frappés de terreur, virent autour deux sélever une série de gerbes
page 55
deau de mer, dépassant la hauteur du grand mât des plus grands vaisseaux. Juste devant le vaisseau amiral, un transport de troupe explosa soudain, projetant alentour des volées de planches fracassées et de chairs déchiquetées. Le navire parut se plier en deux, se refermant en un piège mortel sur des dizaines de soldats hurlants. Kalon, stupéfait, fut le premier à comprendre quun projectile, tellement rapide que nul navait pu le voir arriver, venait dêtre projeté par une force surhumaine depuis les galères volantes pourtant situées bien loin. Contre une telle force, il était inutile despérer combattre bien longtemps.
- Aux armes secrètes, tout de suite !
Le rugissement du barbare sortit les marins de leur abattement, et tandis quune jeune recrue sonnait du cor à pleins poumons, un autre matelot hissait au mât, à toute vitesse, un grand carré détoffe claire barré dune croix noire, signal convenu entre les navires. Sur les ponts des six plus grandes galères de la flotte sacrée, on coupa les filins qui retenaient de grandes voiles, dont lunique fonction étaient de dissimuler de grandes formes anguleuses, et tandis quon jetait par dessus-bord les monceaux de tissus inutiles apparurent les belles et redoutables machines qui étaient le dernier espoir de sauver le monde.
Elles étaient en forme de pointes de flèches, ou de fers de lance, mais la lance dun géant, car chaque machine mesurait dix bons pas de long et la moitié de large. Une armature du bois le plus robuste, assemblé par les meilleurs charpentiers de marine quil fut possible de trouver à Khörn, disparaissait sous les plaques de blindage forgées par un providentiel parti de nains qui, chose extraordinaire, avait été séduit par la doctrine de MranisLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"9. Des enchanteurs du Cercle Occulte avaient aussi été requis, et avaient travaillé darrache-pied avec les ingénieurs pour donner vie à cette belle machine de mort. Haut comme un homme, lengin avait été nommé " requin ". Sans doute à cause de la rangée daspérités tranchantes qui courait le long de ses flancs et qui évoquaient quelque squale redoutable. Dans chacun, trois hommes embarquèrent précipitamment, trois hommes spécialement entraînés à cette tâche, et tout dix-huit. Lun de ces hommes était une femme. Pour être précis, cétait Chloé.
Les requins avaient été conçus et construits en quelques mois, mais navaient jamais encore été utilisés en combat. Pour être honnête, il était prévu den construire une centaine dexemplaires, et les six spécimens en question étaient les seuls en état de fonctionner, et encore nen était-on pas bien sûr car il sagissait de prototypes. Les équipes dessai avaient eu le temps de se familiariser avec les commandes, mais pas dentamer une véritable formation militaire. Ils allaient en bouffer, de la formation militaire, sur le tas. Pour linstant, lelfe Chloé était la seule à posséder une expérience du combat dans ces conditions, et avait donc été chargée du commandement de ce détachement spécial.
Les écoutilles se refermèrent et se verrouillèrent, les pilotes sinstallèrent aux commandes, vérifièrent leur poste, tournèrent précipitamment les volants qui actionnaient les barres de sustentation.
page 56
V ) Où périssent mille et mille braves dans une bataille mémorable.
La stupéfaction n'eut pas le temps de laisser la place à la consternation, car rapidement des officiers aboyèrent des ordres, et les combattants M'ranites se plièrent bien volontiers à une discipline aveugle qui les dispensait de se faire du souci à propos du devenir de la bataille, ou du leur. C'est le miracle de l'organisation militaire, la justification de ses incohérences apparentes, la raison de ce dressage qu'ont subi tous les soldats du monde. Leur faire oublier, l'espace de quelques heures, les plus élémentaires réflexes de survie, la plus basique notion de l'intérêt personnel. évidemment, ça marchait.
Les lourds vaisseaux impériaux manuvraient en un mouvement lent et précis autour de la base géante, laissant derrière eux des traînées de fumée noire. Déjà, de leurs entrailles secrètes, jaillissaient des formes noires, repoussantes même à cette distance, les répugnants vers ailés qui servaient de redoutable monture et darmes de terreur. Mais les officiers Mranites étaient confiants malgré tout, car Chloé sétait attaché laffection dune de ces créatures, que les savants de Khôrn avaient eu tout loisir détudier en détail, et le ver capricieux leur avait inspiré des stratagèmes et des machines susceptibles de contrer les attaques de ses semblables. Oublieux de la monstruosité imposante et hypnotique qui pivotait sur elle-même telle une lente toupie de géant, les braves soldats sortirent les armes secrètes et se préparèrent, attentifs à lennemi.
Un groupe discret de navires plus petits, un peu en retrait, affrétés par Soosgohan et bourrés jusquaux sabords de sorciers du Cercle Occulte, sapprêtait pour un combat dans une toute autre dimension. Les sorciers, cest connu, sont foncièrement égocentriques et individualistes, et passent leur temps à se chamailler sous les prétextes les plus futiles, tels que lhonneur et la renommée. Ils ne toléraient quexceptionnellement de supporter la présence dautrui en particulier de leurs collègues et uniquement pour des durées très brèves. On conçoit que les nécromants de tous âges et de toutes origines qui depuis plusieurs jours sentassaient dans des conditions dhygiène précaires en avaient nourri une haine farouche et aiguë, et cétait voulu par Soosgohan. Sous les ponts, entre les piaillements dexcitation, jaillissaient déjà les mots interdits et secrets dantiques sortilèges de protection, des appels à lhéroïsme destinés à soutenir le moral des soldats, des incantations dacuité pour accroître lefficacité des archers, des charmes de chance, de force, doubli de la douleur, de guérison, et toutes sortes dautres magies visant à faire de la horde Mranite larmée la plus puissante qui ait jamais navigué sur la mer.
En priant pour que ce fut suffisant, car en face sassemblait larmée la plus puissante qui ait jamais navigué dans les cieux.
Comme un vol de chauves-souris, les premières lignes de vers noirs, chacun monté par un chevalier arbalétrier, se répandirent sur les galères de débarquement les plus
page 53
Lorsque les officiers impériaux virent arriver à toute allure les embarcations volantes de leurs ennemis, ils comprirent quil y avait un problème, car les armes lourdes des galères impériales ne pouvaient pas faire grand chose contre ces moucherons dacier, il était même impossible de les éviter. Impavide, la flotte continua donc à avancer sur les Mranites. Les traits des arbalétriers, pourtant entraînés à viser des cibles en mouvement rapide, ne parvenaient que rarement à toucher les requins Mranites, et se perdaient la plupart du temps dans locéan après de gracieuses paraboles. Quand bien même lun deux parvenait-il à toucher sa cible que le blindage en acier nain, épais dun quart de pouce, le déviait sans peine.
Le vaisseau de Chloé dépassa une des galères impériales en phase ascensionnelle, et les yeux de lelfe enregistrèrent le moindre détail du poste de commandement avant, protégé par sa verrière blindée, du pont de bois encombré de militaires affolés, de la haute cheminée de fer qui noircissait lazur, des deux grandes ailes soutenues par des haubans qui portaient les hélices de bronze battant lair, de la tourelle arrière, de ses meurtrières et de sa grande baliste dun autre temps, et elle ne fut pas longue à voir les points faibles de ces ennemis géants.
- Bombardier, préparez les grenades à croûtons !
Il faut mentionner une autre arme secrète découverte, par le plus grand des hasards, par les Mranites. Cette découverte révolutionnaire naurait dailleurs pu être accomplie que grâce à la foi qui unissait des peuples si disparates de loccident. Il est connu depuis la nuit des temps que le vin de patates des farouches Khnébites était un breuvage infernal qui rendait rapidement fou et aveugle celui qui le consommait, tout en lui conférant temporairement une force surhumaine, un courage à toute épreuve et une grande habileté dans les travaux de couture et passementerie. Il est aussi connu que les nomades Bulgoz vivant à louest de lempire de Pthath agrémentaient certains de leurs plats rituels de croûtons aillés très desséchés, aux propriétés hallucinogènes, et quil ne fallait ingérer quen très petites quantités tant ils donnaient des gaz. Ces deux peuplades vivant habituellement à quatre-mille kilomètres de distance et étant séparées par un océan, personne navait jamais eu loccasion de jeter des croûtons Bulgoz dans du vin de patate Khnébite. Ou, si quelquun avait essayé, il navait pas survécu assez longtemps pour raconter ce qui se passait.
La rencontre avait eu lieu deux ans plus tôt dans une taverne de Sembaris. Des Mranites de Khneb avaient trinqué à la santé de leurs coreligionnaires Bulgoz, ils avaient sympathisé, échangé des cadeaux de leurs pays respectifs. Puis, lalcool aidant, ils avaient tenté le mélange.
Cest en tout cas ainsi que les sorciers légistes avaient reconstitué lincident en étudiant les restes calcinés de lauberge.
Lembarcation de Chloé décrivit une large boucle pour revenir plonger sur la galère
page 58
impériale par la poupe. Elle ouvrit un jour sous la coque tandis que, malgré les remous, léquipier faisait son possible pour tourner la clé dun mécanisme enfermé dans un tonnelet de bronze lourd de dix livres. Son office accompli, il baissa la tête par le jour pratiqué, estima la trajectoire de son projectile, et le lança à la verticale de la baliste de poupe. La vitesse du requin était telle que la grenade parcourut toute la longueur du pont et faillit le dépasser pour plonger dans la mer. Mais la résistance de lair fit son effet au dernier moment et, à linstant où le projectile toucha sa cible, une membrane interne fut perforée sous leffet du choc, mettant en contact les deux ingrédients fatals. Lexplosion embrasa lavant du navire impérial, projetant alentour de petits fragments de bronze et de liquide enflammé, ainsi que les infortunés impériaux qui avaient eu le malheur de se trouver dans les parages. Dautres, blessés, brûlés, se mirent à courir, ramper, tenant leurs membres de façon pitoyable. Mais tout cela, Chloé ne le vit pas, occupée quelle était à surveiller les autres requins qui imitaient son attaque. Pour gagner du temps dans sa manuvre de demi-tour et perdre un peu de la fantastique vitesse quil avait acquise lors de son plongeon, le pilote du requin tenta une manuvre plutôt audacieuse : demi-looping suivi dun demi-tonneau. Mais sa vitesse initiale était décidément trop grande, et sa courbe fut trop large, de telle sorte quil se retrouva presque à laplomb de la galère. Il prévint alors ses passager qui étaient fort occupés à le maudire jusquà la septième génération, lui et sa race infecte quil allait tenter un piqué. Et avant de devoir écouter des protestations, il mit sa menace à exécution, lançant son bolide à toute allure en visant la balustrade bâbord, juste derrière laile. Au dernier moment, le conducteur fou cabra son engin de toutes ses forces au risque de faire céder les commandes, et inclina la coque à 45° sur la droite. Déséquilibrés et terrifiés, Chloé et son collègue neurent pas le temps de lâcher une autre grenade, et ne purent que regarder, impuissants, le ciel défiler à toute allure par le sabord avant quun choc violent ne leur laisse à penser quils allaient périr dans la seconde. Mais en fait, le requin des airs glissa exactement entre laile, la coque et lhélice de la galère, le choc était produit par le contact bref mais significatif avec un hauban qui, scié en une fraction de seconde par les dentelures latérales du requin, céda aussitôt, filant de part et dautre comme un élastique que lon relâche. Laile monstrueuse commença alors à se tordre sur elle-même, faisant exploser des rangées entières de rivets, le deuxième hauban céda à son tour sous le poids, et dans un craquement de cauchemar, laile et les marins qui y servaient tombèrent en une interminable spirale sous les vivats des soldats Mranites qui, sur leurs navires, ne pouvaient quassister au combat en spectateurs. Déséquilibrée, immobilisée, la grande nef se mit à gîter selon un angle qui rendait impossible la marche sur les pont. Le géant dacier était hors de combat.
Piqués au vif, les autres équipages de requins qui avaient observé lassaut avec intérêt se mirent en devoir de faire au moins aussi bien.
Une fois de plus, Sook se releva, et elle était encore plus mécontente. Non seulement elle était perdue dans un univers hostile et humide, mais maintenant en plus, elle avait mal au crâne.
page 59
Et encore eut-elle dû sestimer heureuse, car si elle avait été normalement constituée, sa cervelle tapisserait le marais, mais comme elle avait le crâne dur et épais, elle sen tirait avec un saignement du cuir chevelu qui déjà se tarissait et une violente envie de tuer tout le monde, ce qui ne la changeait guère.
Quest-ce quelle faisait là déjà ?
Ah oui, lartéfact enchanté du destin qui servait à bannir les trucs, là
Au fait, quest-ce qui lui était tombé dessus ?
Elle chercha autour delle et finit par trouver le coupable projectile, qui avait une drôle dallure. Il sagissait dune sorte de cylindre métallique argenté et poli de moins dun pied de long, incrusté de sortes de pierres, ou dune autre matière noire, et qui de prime abord rappelait un étui à parchemin. Une partie de la surface était ouvragée en petits picots, comme les poignées de certains outils, et Sook pensa quil sagissait effectivement dune poignée. Thèse confortée par le fait quà la poignée en question saccrochait une main. Elle toucha lorgane tranché du bout de lindex et saperçut quil sagissait bien dune main humaine, la main encore fine dun jeune homme, encore tiède, mais qui ne saignait pas. La blessure avait été cautérisée au feu, et sentait encore le cochon grillé (ce qui lui rappela quelle navait rien avalé depuis une éternité). Sook détacha avec dégoût les doigts crispés (après avoir vérifié quil ny avait aucune bague de valeur à sapproprier), se releva et examina le cylindre de plus près.
Cest quoi cet engin ?
Il semblait quune des parties du cylindre était mobile, formant comme un bouton.
Cest tout de même pas ça quelle était venue chercher ?
Sook actionna le bouton, puis eut un salutaire réflexe de recul.
Si, visiblement, cétait ça.
Elle actionna de nouveau le bouton, le marais retrouva aussitôt la paix. Alors elle sassit sur une souche goûta un repos bien mérité.
Voilà. Il ne restait plus quà attendre.
La bataille faisait maintenant rage entre les galères volantes de lEmpire Secret qui avançaient obstinément et les quelques moucherons qui tournoyaient autour, leur causant bien des tourments. Deux autres galères avaient sombré dans les flots gris de la Kaltienne, trois se démenaient contre lincendie, mais les impériaux poursuivaient leur progression, les bouches à feu continuant à expédier au loin, par intermittence, leurs terribles projectiles.
page 60
Des marins coupèrent les amarres à la hache, et les requins bondirent lun après lautre dans les airs, parfois un peu trop violemment au goût des occupants, mais le cur y était. Et lorsque les requins furent à une altitude suffisante, on procéda à lallumage des cruches.
- tain de merde de saloperie de vérole de mes deux boules de raclure de marais à la con !
Ainsi sexclamait Sook à la face du monde, verte, gluante et malodorante, après quelle eut repris pied.
Où était-elle ?
Elle se sentait lourde, et lhumidité de ses vêtements nexpliquait pas tout. Lair aussi était bizarre. Plus lourd. Pas seulement comme il peut lêtre en été juste avant un orage. Il était juste plus lourd. Les sons étaient plus aigus, y compris le son de sa propre voix. Et tout avait une odeur, une forme, une couleur bizarre. Pas complètement anormale, juste à chaque fois " un truc qui ne collait pas ". Par exemple ces arbres, ils nétaient pas normaux. Objectivement, il ny avait rien qui clochait vraiment, mais en vrai, aucun arbre normal naurait poussé comme ça.
Bon, on était là pourquoi déjà ?
Ah oui, trouver lépée bidule du zinzolin magique pour sauver le monde du tralala infernal des ténèbres du chaos de la mort, tout ça. Comme dhabitude.
Lendroit semblait inhabité, en particulier inhabité par les forgerons et les vendeurs dépées magiques. Pas une route, pas un dolmen, pas une licorne, même pas un panneau. La zone. On ne pouvait même pas sorienter, le soleil (sil y en avait un) étant caché par une épaisse couche de nuages gris, eux-mêmes dissimulés par les frondaisons.
Sook décida donc, après mure réflexion, de marcher dans la direction la moins humide. Elle grimpa sur les racines dune sorte de mangrove, regarda ses mollets pour constater avec dépit quil ny avait aucune sangsue accrochée (ce marais était décidément bien anormal), puis elle progressa de quelques mètres avant quun objet lourd ne lui tombe sur le crâne et ne la fasse de nouveau sombrer dans linconscience.
Chaque requin Mranite était équipé de deux cruches ondines de 350mm délivrant une poussée impressionnante, actionnées par des bouchons à dérivation directionnelle permettant un meilleur contrôle de la puissance et une manuvrabilité accrue même à haute vitesse. Les quatre paires de barres de sustentation assuraient une poussée verticale maximale de vingt-huit tonnes, largement suffisante pour faire bondir lengin hors de latmosphère si on ny prenait pas garde.
page 57
- Eh la smala, cessez de vous chamailler, le moment est mal choisi. Bon, si cest comme ça, on passe au plan B. Holà, capitaine, faites hisser le pavillon de rappel. Nous passons au scénario durgence absolue.
Incrédule, le capitaine sexécuta et fit hisser le drapeau à deux triangles, signal convenu avant la bataille pour le rassemblement.
Malgré la distance, Chloé le vit et dut utiliser la menace pour forcer son pilote à faire demi-tour et revenir vers le vaisseau amiral de la Sainte Flotte.
Pendant ce temps, sur le pont du " Glorieux Narval ", on déballait le dernier atout de la flotte Mranite, le Tante Yves IVLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"10, que les responsables du projet avaient appelé affectueusement le " IV ". Conçu selon le même principe et à laide des mêmes matériaux que les requins, il était toutefois deux fois plus long, deux fois plus haut, et était propulsé par quatre amphores de 400mm. Il pouvait emporter vingt-huit soldats bien tassés dans le niveau supérieur, ainsi que de nombreuses grenades à croûton dans la soute, grenades qui avaient été remplacées au dernier moment par autre chose.
Lorsque Chloé sauta sur le Glorieux Narval, elle rejoignit léquipage du " IV ". Celui-ci comptait Kalon, pressé den découdre au corps-à-corps, Soosgohan, accompagné de cinq de ses meilleurs sorciers du Cercle Occulte, Shigas et Melgo, qui avait sélectionné soigneusement une escorte de onze gardes dhonneur robustes et fidèles jusquà la mort, aussi habiles à lépée quà larbalète, cinq prêtres de Mranis choisis pour leur fanatisme et leurs connaissances en matière de charmes, et deux sages compagnons de la guilde voleurs, aussi habiles et expérimentés que Melgo lui-même. Tout ce petit monde disposait de ce qui se faisait de mieux en matière déquipement de donjonnage, ainsi que de quelques gadgets moins classiques qui devraient pouvoir faire la différence si les choses tournaient mal.
Latmosphère était lourde, car tous étaient conscients quils quittaient la bataille au moment où elle faisait rage et où leurs compagnons avaient le plus besoin deux, même si cet abandon avait une bonne raison. Lembarquement fut précipité, et bientôt, le " IV " prit de laltitude et fila vers louest, vers le Krakaboram visible au loin, laissant derrière lui la quadruple traînée humide de ses puissantes cruches ondines.
En séloignant, Melgo ne put sempêcher de regarder par une meurtrière le déroulement de la bataille. Tandis quils passaient au large de la citadelle volante des impériaux, il vit le fin triangle dun requin qui, alors quil attaquait la plus grande des galères de lEmpire, fut touché par le tir chanceux dun scorpion ennemi. Déséquilibré, lengin se mit à tournoyer autour de son axe longitudinal en décrivant une courbe fatale, qui lamena à sencastre droit dans le poste de pilotage de son adversaire. Les nombreuses grenades que contenait encore lesquif explosèrent alors de concert, brisant et tordant le gigantesque vaisseau.
page 62
Les impressionnantes barres de sustentations commencèrent immédiatement à senvoler vers les cieux tandis que le reste de la coque laissait choir pèle-mèle toutes sortes déquipements et de machines en feu.
Cest alors que lesprit de Melgo se mit à tourner à toute vitesse. Il avait aperçu les entrailles dune des galères, et voici quil comprenait quel mécanisme lanimait. Il avait déjà vu un tel mécanisme fonctionner durant sa jeunesse, lorsquil était novice de Bishturi. Dans le grand temple, le prêtre faisait parfois devant les fidèles un miracle, qui consistait à ouvrir, dans un grand nuage de fumée, les lourdes portes de plomb du sanctuaire pour dévoiler la statue ithyphallique de Bishturi. Pour cela, il ne sapprochait pas des portes, il se contentait dallumer un feu au-dessus de lOrbe du Renouveau, ce qui était sensé attirer les faveurs du dieu et mener à son apparition. Mais lesprit aiguisé et curieux de Melgo avait eu vite fait de découvrir que ce miracle était faux, et que derrière ce faux miracle se cachait une véritable prouesse dingénieur. Car le brasier du prêtre, chauffant lépaisse orbe de cuivre, faisait bouillir leau quelle contenait, et la vapeur dégagée, canalisée dans des tuyaux, des pompes et des pistons, permettait dactionner le mécanisme rotatif qui ouvrait le grand portail. Et Melgo reconnut, à une toute autre échelle, les machines quil avait étudiées bien des années auparavant, et il fut admiratif devant le génie des ingénieurs impériaux pour avoir domestiqué avec une telle maîtrise la force de la vapeur. Il fut aussi fort admiratif de leur courage, se souvenant que lorbe du prêtre de Bishturi avait un jour explosé sous la pression en plein office, projetant des morceaux de cuivre, de prêtre bouilli et de fidèles bien loin alentour.
- Demi-tour, jai une idée !
- Eh ? Fit Kalon, sur le ton de " tes pas malade dans ta tête ? "
- Mranis a inspiré mon esprit, je sais maintenant comment vaincre le béhémoth ennemi ! Hardi, pilote, cest le moment de te couvrir de gloire. Il faut que tu arrives en piqué vers cette immense cheminée, là, est-ce possible ?
- Certainement, Très Saint Père, cest comme si cétait fait.
- Kalon, descend dans la soute et ouvre la trappe.
- Dis donc, senquit Chloé tandis que le vaisseau virait de bord en prenant de laltitude, cest quoi ton plan ?
- Nous avons à bord une arme toute nouvelle, destinée à être lancée dans un port pour réduire à néant plusieurs navires dun coup. Cest la seule arme qui soit de taille à venir à bout de cette gigantesque base. La torpille à croûtons de mille livres !
page 63
- Tu veux la balancer sur lennemi ? Cest vrai que la cible est difficile à manquer, mais je ne suis pas sûre quune bombe de mille livres soit suffisante.
- Je ne veux pas la lancer sur lennemi. Je veux la lancer dans lennemi. Kalon, ouvre cette trappe !
- Humpf
Peux pas !
- Comment ça, peux pas, cest le levier sur la droite
- Coincé.
- Et bien tape dessus, vite, on arrive sur la cible. Allez, utilise la force
A ces mots, Kalon poussa un hurlement et dun grand coup de pied, fit sauter la trappe inférieure, aussitôt suivie par le grand cylindre dacier, la torpille à croûtons porteuse de tous les espoirs, qui tomba, tomba
Droit dans la cheminée fumante de la forteresse volante.
- Redresse, pilote, et à fond les cruches ! Tirons-nous de là !
Le " IV " passa à quelques mètres seulement du toit des hangars à vers avant de reprendre sa course, mais à lintérieur, nul nen avait cure. Tous se pressaient aux meurtrières pour voir linvraisemblable empilement déchauguettes, de tours et de merlons qui surmontait la forteresse seffondrer avec une lenteur impressionnante dans un déluge de flammes et de fumée. Les chaudières monstrueuses explosèrent lune après lautre, suivies des réserves de feu grégeois, des bielles hautes comme des immeubles volèrent en tous sens comme des feuilles au vent, parmi les boulets de charbon et les corps désarticulés de milliers desclaves et de soldats de lEmpire. Cest un squelette calciné de fer et de bronze qui sabîma dans la mer après une longue agonie, saluée par les cris de joie de tous les Mranites témoins de ce spectacle de fin du monde.
Et les hommes du " IV " repartirent vers louest accomplir leur destin.
page 64
Sous les ordres de Melgo, la flotte Mranite avait elle aussi repris de la vitesse, espérant profiter du répit fourni par les requins pour passer sous lennemi et débarquer dans lanse de Samonk, comme initialement prévu.
Mais lorsque lavant-garde des frégates Mranites se présenta sous les galères, toutes voiles dehors, lune delles fut accueillie par un jet de lourds projectiles enflammés, des jarres de feu grégeois. Par bonheur, les monstres dacier étaient peu manuvrables et beaucoup trop hauts, de telle sorte que les projectiles arrivèrent dispersés et que seuls deux bâtiments légers furent touchés, dont un gravement incendié.
Il nen allait pas de même avec la monstrueuse forteresse volante qui a elle seule couvrait une bonne partie du champ de bataille. En sapprochant, les Mranites purent voir des structures en réseau courant sous la coque, dont ils purent bientôt comprendre lutilité en voyant de minuscules chariots minuscules à léchelle de la forteresse se déplacer à toute vitesse, suspendus à ce réseau de rails. Un de ces chariots sortit dun renfoncement bombé de la coque, fila se positionner en un endroit précis, simmobilisa un instant, puis, obéissant à la commande de quelque mystérieux manutentionnaire, lâcha son contenu, plusieurs tonnes de gros rochers de granite. Avec une précision diabolique, les lourds boulets fracassèrent lavant dune frégate, qui coula à pic en moins dune minute.
Mais il y avait plus inquiétant encore. Dans le ciel en effet, les nuages sétaient mis à tourbillonner de façon troublante, à se croiser, à entrer en collision, déchaînant détranges éclairs silencieux formant de longs arcs de lumière ramifiés. Soosgohan était livide, et sous le masque glacé dun détachement démoniaque, Shigas, que Melgo gardait en réserve, avait du mal à garder son calme. Le Commandeur des Croyants se tourna vers eux.
- Cest pas normal, est-ce une autre arme secrète de nos ennemis ?
- Jai bien peur que non, hélas.
- La succube a raison, nous avons moins de temps que prévu, ce sont les premiers signes. Les bêtes dOutre-Temps arrivent.
- Cesse de mappeler " la succube ".
- Cest pourtant ce que tu es. Renieras-tu ton origine, bête lubrique ?
- Non, je les assume, je métonne simplement que tu men fasses reproche, toi qui est bien le dernier sur ce navire à pouvoir le faire.
- Tu parles par énigme, démon, pour troubler mon jugement. Je ne suis pas dupe de ton jeu.
- Ouais, grinça Shigas, on va dire ça.
page 61
L'air dansa un instant autour d'eux, puis il sembla que tout effet avait disparu. Mais lorsque les traits des impériaux commencèrent à fendre l'air, ils se heurtèrent, à quelques mètres de leur but, à une invisible barrière magique. A ce moment, environ une centaine de soldats étaient sortis de derrière les collines, et avançaient, imperturbables.
- Mel, ils ont une sale tête! prévint Chloé, qui avait de bons yeux.
- Une sale tête?
Il est vrai qu'à y regarder de plus près, les soldats impériaux avaient des visages étranges, blafards sous leurs casques, et par endroit, ces visages étaient mangés par une sorte de mousse noire et luisante qui semblait émaner des pores de leur peau. Melgo fut tiré de sa perplexité par l'ordre sec de Kalon, suivi des claquements des cordes qui se détendent. Trois flèches légères et touchèrent chacune l'un des impériaux qui s'étaient avancés. Deux d'entre eux furent touchés au torse, et les traits se fichèrent dans les armures sombres. On aurait pu croire que le cuir épais avait arrêté à temps le fer, car les deux hommes continuèrent leur lent assaut. Pourtant, en regardant le troisième, on pouvait voir que la flèche s'était plantée dans sa cuisse, si profondément enfoncée que la pointe jaississait de l'autre côté. Et pourtant, lui aussi continuait son chemin, insensible, sans paraître boiter d'aucune sorte.
- On dirait des morts-vivants de quelque sorte
Mais un murmure se faisait entendre dans les rangs de la troupe, donnant une consistance aux vagues craintes exprimées par Melgo.
- Des broucolaques !
Oui, cen était sûrement. Melgo, dans sa vie daventures, nen avait jamais rencontré (et il sen félicitait), mais il avait entendu parler de ces humanoïdes dégénérés, de ces non-morts blêmes, puants et aux murs perverses et à la résistance légendaire. Ordinairement, ils semaient la terreur un par un, éventuellement par petits groupes, dans les campagnes Bardites et Pontines, étouffant sous leurs graisses malsaines les malheureux qui croisaient leur route.
- La fin est en marche, prédit un jeune soldat pétrifié deffroi, voici les morts qui se lèvent pour demander des comptes aux vivants.
- Tous au donjon !
Kalon avait rugi et son ordre puissant avait réveillé la soldatesque hétéroclite. Il ny avait plus de temps à perdre en une bataille stérile, les hommes, les munitions et les sortilèges étaient rares. Lentrée surélevée du donjon offrait le seul refuge contre les monstres aussi déterminés que malhabiles, et surtout, ils étaient venus là pour ça.
page 66
Dans un ordre contestable, la petite troupe prit dassaut le boyau, quelques guerriers ouvrant la marche. A larrière, des sorciers, moins prompts à la retraite, peinaient à gravir les rochers, empêtrés dans leurs robes malcommodes. Lun deux, chevelure noire plaquée sur le crâne et barbiche taillée en pointe, bien quil fut trop jeune pour arborer ces attributs généralement réservés aux nécromanciens les plus malfaisants, aborda Soosgohan en reprenant péniblement son souffle :
- Maître, un mur de feu serait approprié, je pense, pour arrêter quelques temps les broucolaques.
- Bonne idée, ces créatures ne craignent guère que les flammes. En as-tu un en réserve ?
- Certes, voyez
Et agitant les doigts de façon appliquée, presque académique, il psalmodia la conjuration de protection qui, à lentrée du boyau, traça un sillon lumineux sur le sol, puis lenflamma de façon spectaculaire. Sans doute la crainte des mort-vivants avait-elle conduit le sorcier à pousser le sortilège jusquà la puissance maximale, car le feu se mit à ronfler et à irradier dune thermie dautant plus puissante quelle était concentrée dans lespace restreint du tunnel, qui faisait office de four. Du reste, et bien quaucun combustible ne fut brûlé, une épaisse fumée commençait à se répandre au plafond.
- Fuyons, ça va devenir intenable !
Mais Melgo calma ses troupes : il ne sagissait pas de tomber tête baissée dans les pièges qui, sans lombre dun doute, gardaient lentrée du donjon. Il sortit de sa manche un parchemin magique, et utilisant sa longue expérience des écrits, le lut, déclenchant lenchaînement des forces mystiques. A linstar de Kalon, il répugnait à se servir dartifices magiques, qui selon lui ramollissaient lâme et émoussaient les instincts, mais lheure nétait plus à la philosophie. Devant les yeux du voleur, le sortilège fit danser les étincelles mystiques qui, à coup sûr, lui dévoileraient les trappes mortelles et autres dispositifs néfastes quil pourrait rencontrer. Pour linstant, il ny avait rien.
- Allez, hop hop hop, petites foulées !
Et la colonne sébranla, séloignant du foyer à une vitesse peu ordinaire dans un donjon, où la progression circonspecte est de mise.
- hop hop hop !
Car dordinaire, cest le meilleur moyen dactiver un piège.
- hop hop hop !
page 67
Bien sûr, dans le cas qui nous intéressait, ce danger était faible, tant il est difficile de concevoir un piège qui trompe le sortilège de détection.
- hop hop hop !
Mais dun autre côté, le sortilège ne détectait que les pièges, et pas les monstres.
- hop hop hop !
Y compris les gros.
- hop hop hooops !
Melgo fut surpris par une soudaine augmentation de la déclivité qui le fit trébucher, puis saffaler de tout son long sur des structures dures et rondes qui jonchaient le sol. Par bonheur, elles nétaient pas très solides et se brisèrent sous le choc, projetant alentour des gerbes dune matière tiède et gluante du plus mauvais effet. A la lueur des premières torches qui suivaient, nos héros constatèrent avec étonnement quil sagissait dufs. Des ufs dune vingtaine de centimètres de long, à la coquille gris sombres veinée dargent, probablement des centaines. Et dans les tréfonds de la caverne allongée où les Mranites avaient débouché, à travers les rais de lumière grise projetés par un plafond constellé dorifices, parmi les gravats et les ossements poussiéreux se détendaient les anneaux interminables, larges et musculeux, dun reptile prodigieux au dos hérissé dépines. La vitesse avec laquelle il se mit en position de combat trahissait une force indomptable, capable de traverser le granite compact comme du papier crépon. La grosse tête triangulaire se dressait maintenant à deux hauteurs d'homme, chacun des M'ranites eut l'impression désagréable que les petits yeux noirs et enfoncés de la bête le regardait personnellement.
- Dans les couloirs, vite !
De nombreux autres couloirs débouchaient en effet dans la grotte, reliquats d'une ancienne activité géologique, du fourmillement de quelques bêtes fouisseuses ou de l'industrie des nains piocheurs, peu importait en fait, l'heure n'était pas à l'étude de ce genre de détails futiles. Les malheureux aventuriers, terrifiés par l'apparition du cauchemar écailleux et uniquement inspirés par la leurs instincts de survie respectifs, choisirent chacun et dans une bousculade homérique l'issue la plus propice à la fuite. Et ainsi, trois groupes se séparèrent, s'engouffrant chacun dans un boyau, et priant très fort pour que le dragon soit trop gros pour suivre, ou à défaut, qu'il choisisse le tunnel d'un autre groupe.
La mort était à la poursuite de Melgo, ce qui justifiait quil dépasse ses limites physiques ordinaires pour courir plus vite que Kalon. Il est des circonstances où lon perd de vue jusquaux douloureuses sensations que produit son corps lorsquon lutilise au-delà des limites raisonnables, et cétait le cas de notre voleur, qui fonça droit devant lui dans lenchevêtrement de couloirs irréguliers, et ne sarrêta que
page 68
VI ) Où lon explore lultime donjon.
Létat du ciel ne sarrangea pas durant leur voyage, et un crépuscule surnaturel avait envahi la terre lorsquils se posèrent aux pieds de lAiguille de Kalabim, noire concrétion à laspect sinistre, qui dissimulait une des entrées des monts du Krakaboram. Linsouciante Chloé, pour une fois, évitait de musarder et de sautiller alentour, concentrant ses efforts à ce quelle faisait, suivie de Shigas et Soosgohan qui se faisaient toujours la tête. Un malaise physique prenait Melgo aux tripes, un malaise lourd, noir et grave autant quinsaisissable.
- Cest notre dernier donjon.
Les paroles de Kalon soulagèrent le voleur autant quelles laccablèrent de leur justesse. La bouche malsaine qui sélevait à quelque hauteur dans la paroi de lAiguille de Kalabim, le trou qui souvrait sur les entrailles de la terre, la porte du donjon qui les appelait, comme tant dautres auparavant, il avait la prescience, la conscience intime que ce serait la dernière quil franchirait de sa vie.
- Oui, hardi compagnon. Le dernier donjon, si Mranis le veut ! Et après ça, plus rien ne nous empêchera de couler des jours heureux à profiter de nos richesses de nos femmes, à nous prélasser dans nos palais et à faire du lard. Enfin un peu de repos après toutes ces années
Mais les bravades de Melgo, Kalon les connaissait depuis longtemps. Il opina tristement, et invitant ses hommes à le suivre, il se dirigea vers léboulis qui servait de promontoire à lorifice.
A ce moment là, un lent mouvement attira lattention dun soldat qui surveillait la crête. Une puis deux, puis dix silhouettes noires descendaient sans se presser une pente douce située à deux-cent mètres de là, avec une nonchalance qui de prime abord fit douter de leurs intentions. Ils marchèrent encore vers les Mranites qui, interdits, ne savaient quel parti prendre. A y regarder de plus près, ils portaient tous une armure noire facilement reconnaissable, un casque rond, un plastron et des épaulières dont descendait une cotte de maille, des cnémides sans ornements, une lance et un petit bouclier rond, cétait la panoplie commune des soldats de lEmpire Secret, même si, dans leur démarche, quelque chose nallait pas. Sans qu'il soit besoin de leur en donner l'ordre, les premiers gardes M'ranites mirent genou en terre et se protégèrent de leurs boucliers, offrant quelque abri à cinq de leurs compagnons qui, sans crainte du danger, avaient bandé leurs arcs. Ils se tournèrent pour prendre leurs ordres.
- Attendez, dit Kalon, qui connaissait la faible portée de l'arc court M'ranite, conçu pour combattre dans les bois et les rues des villes, et non en bataille rangée.
Pendant ce temps, derrière, l'un des sorciers de Soosgohan avait pris l'initiative de préparer un de ses sortilèges, et le lança sur le groupe des soldat.
page 65
les ballotta de paroi en siphon et de stalagmite en rocher jusquà une de ces cascades qui font la joie et la fortune des décorateurs de donjons, laquelle se jetait dans un grand lac paisible. Les plus vigoureux tirèrent les plus noyés jusquà la berge proche, leur apportèrent soin et réconfort, et par un miracle rare, tout le monde était encore en état de marcher. Cest alors seulement que Shigas sintéressa au décor.
La salle était si vaste quil était impossible den déceler les limites, dautant quhormis la lanterne magique de Soosgohan, aucune source de lumière ne venait percer les angoissantes ténèbres dont, parfois, sortait un gémissement sourd, un pas inhumain ou le clapotis monstrueux de quelque chose qui émergeait ou plongeait dans les entrailles du grand lac, et dont la seule chose quon pouvait en dire, cest que ça devait être très gros et pas forcément végétarien.
La grève étant étroite, le groupe aux aguets mais néanmoins satisfait davoir semé le dragon se mit en devoir de séloigner de la cascade vers un endroit qui, à défaut dêtre plus sûr, offrait au moins un espace suffisant pour se battre. Entre les galets gris, on pouvait parfois discerner quelque fragments de pierres blanches, poreuse et irrégulière, que personne ne se donna la peine dexaminer. Au regard des aventuriers trempés se découvrait maintenant un terrain peu engageant, constituée de petits monticules de galets et de grands piliers de pierre soutenant la voûte, si basse que par endroit, on pouvait la toucher de la main sans monter sur la pointe de ses pieds, et derrière lesquels toutes sortes de créatures auraient trouvé avantage à fomenter une embuscade. Dans les dépressions laissées ça et là gisaient toutes sortes de débris de bois, dos et de métal, rien cependant qui eut pu être dune quelconque utilité (le voleur du groupe, un honorable escroc entre deux âges au visage allongé qui se faisait appeler Khalfa, sen était assuré). Finalement, dans un cratère plus vaste que les autres, ils contemplèrent le gardien des lieux, qui à moins dune nécromancie particulièrement puissante ne risquait pas de leur causer grand tort. Le squelette massif et roulé en boule avait dû appartenir à un reptile rapide, son crâne indiquait sans contestation possible un tempérament de chasseur impitoyable et les plaques osseuses dispersées alentour témoignaient que de son vivant, le monstre avait dû être bien difficile à pourfendre. Et dailleurs, nulle trace de lutte nétait visible, nul autre squelette, pas de flèche ni dépée brisée, aucun croc navait été perdu. Sans doute était-ce lâge ou bien la maladie qui, quelques semaines plus tôt, avait eu raison de ce formidable adversaire.
Toujours est-il que dans la paroi, derrière le squelette, il y avait une porte. Haute comme un homme de modeste stature, tout aussi large, solidement enchâssée dans le roc, elle irradiait de solidité et semblait peu disposée à se laisser forcer. Son panneau dacier sornait dun motif tourmenté, représentant soit un serpent, soit une pieuvre, soit un visage féminin, selon langle selon lequel on le regardait et lhumeur dans laquelle on se trouvait. Une mince ligne décriture contournée courait tout autour du symbole, que Shigas reconnut immédiatement.
- Nous approchons, cest la marque dArsinoë!
page 70
- Morbleu, sindigna Khalfa, pas de serrure! Mais ils veulent donc nous mettre sur la paille!
- Ne touchez surtout pas la surface, il y a sûrement une dodécuple couche de glyphes de gardes. Cette écriture est du menu-fiélon de Baatras, elle nous donnera peut-être une indication. Eclairez-moi, que je la déchiffre. Ummm...
le menu-fiélon de Baatras était sans doute une langue difficile, car la succube examina la porte plusieurs minutes durant, affichant une certaine perplexité. Puis elle lut à haute voix.
- Alors ça dit en substance : " Ni brute aux muscles saillants, ni truand aux doigts habiles, ni sorcier bouffi de magie ne me pénétreront, car je ne mouvrirai quau pouvoir de lamour ". Diantre, je ne mattendais pas à ce quArsinoë puisse être lauteur de ce genre de prose sentimentale. On la dit plus volontiers portée sur les plaisanteries macabres et épreuves de mauvais goût.
Soosgohan était perplexe.
- Le pouvoir de lamour
une énigme bien vague. Quelquun a une idée?
- Ben, en fait, je sais bien que pour vous autres les hommes, qui aimez peu ce genre dhistoire, cest assez mystérieux, mais moi qui connais bien les contes romantiques, je pense quil peut être fait allusion à un tendre baiser que lon séchangerait devant la porte.
Ce disant, elle sétait approché tout près de Soosgohan, et se haussait sur la pointe des pieds, la bouche en avant.
- Euh
tu es encore en
- Ah pardon!
Elle quitta en un éclair son armure naturelle et se présenta sans gêne aucune, resplendissante dans la blanche tenue de sa naissanceLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"11.
- Je tinspire plus comme ça?
- Certes.
Il la prit alors délicatement et déposa sur ses lèvres purpurines la douce caresse dun baiser romantique, celui dun chevalier quittant sa pure promise pour sen aller par-delà les mers escogner le sarrasin.
La porte ne donna aucun signe dactivité notable.
- Essaye avec les mains sur mes fesses.
page 71
- Non mais dites, vous allez quand même pas faire vos cochonneries ici non?
- Cest une succube qui me dit ça?
- Oui, ben ya des convenances quand même. On nest pas chez les sauvages.
- Oh ça va, à la guerre comme à la guerre. Je me demande si la fréquentation des mortels ne taurait pas fait perdre un peu le sens des réalités, et surtout les usages de ta race.
- Laisse ma race tranquille. Et puis quest-ce que tu y connais aux succubes dabord? Sache que certaines de mes surs sont tout à fait fréquentables, et douces, et jen connais même une pas plus loin quà Sigil qui est loyal neutre.
- Tu as surtout peur quune elfe sans défense puisse ten apprendre là où ça devrait être ta spécialité, pas vrai? Allons, il ny a pas de honte à reconnaître ses faiblesses.
- Que
Mais cest quelle me cherche la petite peste! Sache que je faisais déjà pâlir de honte les maîtresses-houris de Nadsokor quand ton arrière-grand-mère se demandait encore à quoi pouvait servir son pissou, et que jai été chevauchée par les douze indomptables étalons de Gnynx, quà la fin ils avaient des ampoules et ils mappelaient " linsatiable putain " avec crainte.
- Ouais ouais, paroles paroles paroles
- OK, à poil tout le monde, je vais vous montrer comment une VRAIE succube utilise ses talents.
Ils étaient huit. Quatre gardes Mranites, deux sorciers du Cercle Occulte, un voleur et un prêtre. Aucun nétait novice, tous avaient bien mérité par leur talent et leur opiniâtreté de faire partie de ce commando délite destiné à se couvrir de gloire. Aucun navaient jamais entendu parler de la vieille loi qui veut quun comparse qui séloigne un tant soit peu des héros dune histoire soit promis à un trépas spectaculaire autant que rapide. Dommage pour eux.
- Merdemerdemerde, il nous suit!
- Chuut
- Planquez-vous les gars, murmura le voleur, conscient quune leçon impromptue de dissimulation dans lombre simposait de toute urgence.
- Chhhh
Dans lobscurité du labyrinthe de couloirs, le raclement monstrueux décailles épaisses se mêlait à une respiration lente et rocailleuse.
page 72
lorsque son souffle lui fit défaut et que ses jambes devinrent molles et sourdes aux ordres de ses nerfs. Une convulsion lui fit alors crépir le mur le plus proche avec le repas de la veille. Alors seulement, il vit quil était entré dans une grande champignonnière pleine de délicieux petits champignons blancs et doux, probablement succulents, ainsi que dune dizaine de broucolaques impériaux, de qualité gustative plus douteuse. Rassemblant ses dernières forces, il repartit à quatre pattes en sens inverse, suivi par les morts-vivants qui ne se pressaient guère, tant évidente était lincapacité de leur proie à leur échapper.
Cest alors que Kalon déboula à son tour, suivi de quatre guerriers, un des prêtres de Melgo et trois sorciers affolés. Les guerriers Mranites avaient certes peur, mais navaient pas cédé à la panique. Ils tirèrent rapidement de leurs carquois de curieuses flèches dont les pointes étaient remplacées par grosses ampoules de fer et de verre, ils les encochèrent et sans perdre trop de temps à viser (la cible nétait pas bien loin), en tirèrent trois dans le tas. Les explosions enflammèrent gravement la moitié des malheureux revenants, qui senfuirent dans des hurlements dagonie suraigus, gênant la progression de leurs collègues. Le prêtre qui accompagnait Melgo, un ancien vendeur de chevaux dune cinquantaine dannées a la belle carrure connu sous le nom de Jebediah Châtiment-des-Apostats, brandit alors son pendentif dargent représentant le Stylet Sacré de Mranis et hurla le Septième Quantique Conjuratoire à la face de trois broucolaques menaçants qui, frappés par la force de la foi qui habitait cet homme, ou plus probablement le prenant pour un sorcier, tournèrent les talons et coururent hanter plus loin. Kalon pourfendit un autre broucolaque, puis baissa la tête pour laisser un de ses hommes trancher celle du mort-vivant. Le dernier broucolaque, transpercé par les projectiles magiques des trois sorciers, seffondra, déchiqueté, parmi les champignons.
- Bon donjon, grogna Kalon avec satisfaction. Courir. Tuer. Marcher sur les cadavres. Pas de cartes, pas dénigmes idiotes. Ah !
- Où sont les autres ?
- Sire Melgo, nos compagnons se sont fourvoyés dans dautres galeries, je pense que ces malheureux ont le dragon à leurs trousses.
- Recueillons-nous un instant à la mémoire de ces braves, mais noublions pas limportance de notre quête. Il y a une sortie par là, allez, petites foulées !
Chloé, qui avait revêtu sa livrée écailleuse, ouvrait la marche dans un autre couloir, à la tête dun parti comprenant Shigas, Soosgohan, trois prêtres Mranites qui tentaient de faire bonne figure, un des voleurs de Melgo et trois gardes dont la motivation fanatique fondait à vue dil. Il faut croire que courir dans les donjons nest guère prudent, car ils churent, eux-aussi, dans un grand trou du sol, dont ils ne surent jamais sil avait été placé là à dessein pour piéger les imprudents ou sil sagissait de léboulement nature du plafond dune galerie. Toujours est-il quils roulèrent sur un éboulis de petits cailloux jusque dans une rivière aussi souterraine que glacée, qui
page 69
Ce carnassier redoutable ne craint pas les ergots de sa victime, protégé quil est par sa collerette rétractile. Profitant de la mauvaise vue de notre pauvre dipylore, il le surprend au point deau et lentraîne dans une terrible lutte pour la survie, un corps-à-corps sanglant dont lissue ne fait hélas pas de doute. Telle est la cruelle loi de la nature sauvage. Cest généralement à la pleine Lune qua lieu la parade nuptiale. Le mâle, arborant son jabot écarlate et sa plus belle crête, déambule nonchalamment devant le groupe des jeunes femelles dune démarche saccadée, tirant des gloussements dexcitation des belles. Il présente alors par surprise son blanc croupion, provoquant un réflexe de prédation immédiat. Une poursuite sengage alors. Malheur au mâle sil est moins vigoureux que les femelles, il sera piétiné à mort et déchiqueté, mais sil est plus rapide, il attendra que la dernière des femelles abandonne la poursuite, épuisée, pour faire demi-tour et la saillir prestement. Le frai est fort bref, et la femelle mettra au monde, trois mois plus tard, de deux à sept beaux ufs bien ronds et mouchetés. Merveille de la nature, miracle de la vie
Personne ne saura jamais pourquoi " Les sept chats-huants, pervertis par leurs aïeux balbutiants, me purifièrent en dernière extrémité, qui suis-je? ", car Melgo était pressé et navait que faire des énigmes imbéciles dune porte rétive. Il envoya donc Kalon défoncer lhuis à grands coups de hache, ce qui marchait tout aussi bien, et cest ainsi que le petit groupe héberlué se retrouva dans le Temple.
Cétait un temple de belle facture ma foi, tout ce quil y a de plus classique dans larchitecture des temples souterrains. Il était moyennement cyclopéen, deux rangées de piliers assez massifs soutenaient une voûte qui se perdait plus ou moins dans le lointain, ainsi quune vague galerie courant tout autour de la salle à cinq hauteurs dhomme. La nef centrale, pavée dun marbre noir veiné dor, était dépourvu de tout ameublement, à se demander où donc les fidèles pouvaient sasseoir pendant les offices. Dans les flancs de lédifice souvraient de petites chapelles ornées de véritables Bas Reliefs Obscènes et Blasphématoires de chez BROBedia, le spécialiste mondial de laménagement de donjon, 28 bis rue de lAverne, 27 133 Dis-Les-Damnés, tel 06.33.25.85.55 ou sur le web LIENHYPERTEXTE "la404.gif"www.brobedia.hel. Comme de juste, le corps principal du bâtiment, où venaient de déboucher nos amis, était séparé, du cur du temple par un précipice certainement insondable quenjambait un pont de pierre solide mais étroit. De lautre côté, il y avait un autel, oh tiens, cest curieux, il y avait de vieilles sangles de cuir aux quatre coins de ce rectangle de marbre orné de crânes torturés, dont le sommet faisait une pente douce jusquà une rigole encrassée dune substance sombre et indéfinissable. Derrière lautel, devant un vitrail terni représentant les ébats complexes dun entrelacs de créatures souples et perverses, se tenait une très grande et bien vilaine statue de divinité ventrue au faciès dinsecte stylisé et aux grands yeux obliques, affligée de membres grêles et distordus, au nombre de six. La statue fit à Kalon et Melgo limpression quils lavaient déjà rencontrée quelque part. Une mauvaise impression. Presque autant que les trois douzaines de soldats délite de lEmpire Secret qui, transormés en broucolaques, attendaient, immobiles, que leurs ennemis viennent à eux.
page 74
- Par exemple, quelle surprise! Entrez, entrez donc!
Avec horreur, Melgo se rendit compte que cétait limmense statue qui avait parlé. Et ce nétait, maintenant quil y réfléchissait, pas une statue, mais un être vivant, une entité difforme doù émanait une malévolence insane. Malgré sa faculté à changer de forme, larchiprêtre de Mranis reconnut en le monstre lennemi quil avait combattu quelques mois auparavant, démon renégat parmi les démons.
- Tu es Urlnotfound, nest-ce pas? Parle, bête immonde.
- Tu mas reconnu, quelle gloire! Puisque le hasard ta fait croiser ma route, je vais me faire un plaisir de vous occire, toi et tes
tiens, mais je ne vois pas cette sorcière qui mavait causé tant de tourments?
- Elle ne nous a pas accompagnée. Mais tu dois nous laisser repartir, démon, car notre mission est sacrée. Sache quun péril implacable menace lexistence de tout ce qui vit ici-bas...
- Oui, les bêtes dOutre-Temps.
- Tu es au courant? Alors tu nous laissera passer, sans quoi toi aussi tu seras détruit. Ou mieux, peut-être pourrais-tu nous venir en aide! laissons de côté nos vieilles querelles, nous les reprendrons bien assez tôt lorsque le danger sera écarté. Nous sommes en quête de la succube Arsinoë, la seule dont le pouvoir soit suffisant pour restaurer lAxe du Monde et nous tirer de ce piège cosmique.
- Hmmm
Je connais la situation, mortel. Tu veux peut-être que je tindique le chemin pour la rejoindre? Vous nen êtes plus très loin en vérité, il y a un escalier juste sous cet autel, qui descend jusquau repère de la Catin.
- Loué soit ton nom, démon! Ton aide précieuse vient peut-être de sauver le monde. Hardi, compa
- Holà, minute, damoiseau. Si je tindique le chemin, cest uniquement pour que tu périsse en ayant le regret davoir échoué à portée de main de ton objectif. Je vais vous anéantir, dissoudre lentement vos organes en me délectant de vos suppliques.
- Mais réfléchis, les bêtes arrivent, elles vont tanéantir, sois raisonnable
- Je le suis. Sache quaprès le combat de traîtres au cours duquel votre rousse sorcière me frappa par derrière, je fus banni entre deux réalités, ma substance se délitant doucement parmi les courants déther, en proie à une souffrance et à un désespoir que jaurais tantôt bien de la peine à vous faire connaître (mais jessaierai tout de même). Ainsi je dérivais, sombrant peu à peu dans le néant, lorsque je croisais la route dune de ces créatures, le mignon dune bête dOutre-Temps, qui me prit en pitié.
page 75
Il memporta, et tandis que je le chevauchais dans les flots de lespace et du temps, nous scellâmes un pacte. Je le sers depuis, lui et ses semblables, et en échange des grandes récompenses qui mattendent, je nai quune mission, bien simple, et qui va me procurer des satisfactions inattendues : empêcher quiconque dentrer en contact avec Arsinoë.
- Tu es fou, les bêtes dOutre-Temps te dupent. Tu seras détruit comme nous.
- Tu ny entends rien. Et quand bien même, cela mimporte peu. Bats-toi donc, au lieu de geindre, offrez-moi un beau spectacle.
Et les broucolaques sébranlèrent.
Il est heureux que les dieux les plus rigoristes neussent pu, à cette heure, contempler les scènes curieuses qui se donnaient pendant ce temps près du lac souterrain. Chloé et Shigas rivalisèrent dexpertise et dimagination dans un concours que je vous narrerais bien volontiers si telle était la vocation de mon récit. En fin de compte, aucune des deux ne savoua vaincue, la jeune elfe compensant par son seul enthousiasme lexpérience et latavisme de la succube. Létrange joute ne prit donc fin que lorsque aucun de leurs mâles compagnons ne fut assez vaillant pour brandir la flamberge. Conséquence heureuse de cet affrontement, létat dénervement qui existait entre les deux rivales avait grandement baissé, de même que lanimosité que Soosgohan vouait à Shigas, car il nétait quun homme.
- En tout cas la porte, elle a pas bougé.
- Cest fâcheux, comment allons-nous faire? Réfléchissons
Soosgohan, qui examinait à son tour la porte, intervint.
- Euh
excusez-moi, dame succube, mais ce tortillon, là
- Oui, le glyphe " Bnghz ".
- Ne serait-ce pas plutôt un " Khszfrh " assorti dun accent tonique de désinance génitive, selon lancienne grammaire de GkkrhpflpschlzpsshLIENHYPERTEXTE \l "renvoi"12?
- Oh
Ben ça alors, mais vous avez raison! Suis-je sotte tout de même.
- Et ça donne quoi finalement?
- " Ni brute aux muscles saillants, ni truand aux doigts habiles, ni sorcier bouffi de magie ne me pénétreront, car je ne mouvrirai quau pouvoir de lanoure ".
- Lanoure?
page 76
- Ni bruit, ni mouvement, lâcha le voleur à la limite de laudible.
Le monstre passait tout près. Où? Cétait difficile à dire. Il semblait à certains que lhaleine brûlante du dragon effleurait leur nuque hérissée, dautres croyaient percevoir, à leur cheville, le frôlement dune griffe. Aucun nosait même respirer. Un tremblement dans la paroi? A moins que ce ne fut dans le bras, dans les jambes? Cette stalactite qui faisait tomber une goutte à intervalle régulier sur la tête du prêtre, trahirait-elle leur présence? Et quelle était précisément lacuité olfactive dun dragon, la question revêtait à présent une importance tout sauf anecdotique. A quelle distance pouvait-il entendre le son dun cur battant à tout rompre dans la poitrine dun homme? A la fois maudite et bienvenue était cette nuit totale qui, si elle engendrait le plus profond effroi, nen restait pas moins lultime, lunique protection de ces hommes courageux.
Or le dragon était dune espèce ancienne, retorse et coutumière de la fréquentation des hommes, elle connaissait leurs forces, leurs faiblesses, leurs habitudes irrépressibles, ainsi que les moyens de les forcer à se découvrir. Une voix terrible, venue du fond des temps, gronda dans les ténèbres, porteuse dune menace en rien dissimulée, mais aussi de moquerie, de mépris pour ces singes pathétiques et mous qui avaient osé saventurer dans son royaume, parmi sa couvée.
- Quand cest trop, cest Tropico!
- Coco! Répondit lun des gardes.
Des lames de pur effroi senfoncèrent soudain dans les curs des comparse qui, sans quils pussent se voir, se lancèrent un dernier regard, peiné, résigné. Celui de joueurs qui quittent la table à regret, les poches vides.
Et il y eut un grand éclair orange
Cette scène étant dune rare violence, et afin dépargner la sensibilité des mineurs, qui comme chacun sait ne peuvent pas différencier la réalité de la fiction car ils sont un peu bébêtes, je vous propose à la place un documentaire animalier.
Le dipylore à catadioptre doré est un animal que lon rencontre principalement dans son habitat. Ce rongeur lamellibranche se singularise parmi les invertébrés par son appétit insatiable ainsi que par son cri, le pieulement, dune portée peu commune. On a pu ainsi mettre en évidence quune harde de mâles en rut pouvait se faire connaître des femelles à près de quinze kilomètres, un record pour des céphalopodes. A la saison sèche, les meutes éparses se rassemblent en troupeaux pouvant atteindre plusieurs milliers dindividus, et se mettent en quête de meilleurs pâturages. Ces longues migrations ont de tout temps frappé limagination des indigènes qui, pour fêter comme il se doit le retour de ces immenses cohortes, célèbrent la fête du " Pilombo ". Dans la savane, le dipylore na quun seul ennemi : le terrible gecko a tête molle.
page 73
Un caveau.
Immense.
Au commencement des temps, quelque race de géant avait creusé ce cénotaphe à sa mesure, un hémisphère parfait aux parois sculptées de millions de crânes grimaçants, les crânes de créatures qui, pour la plupart, avaient disparu de la liste des espèces vivantes. Et dans le granite, ils avaient façonné les sarcophages. Tous semblables, chacun haut comme un homme, long de six pas, large de deux, chacun portant sur son sommet un gisant dont on espérait que les traits singuliers étaient la vision dun sculpteur et non le reflet de la réalité dun autre temps. Ces sarcophages étaient arrangés en cercles concentriques, il y en avait des milliers, dégageant de larges allées.
Il eut fallu des semaines à une équipe de voleurs ne faisant que ça du matin au soir pour opérer une fouille des lieux à la recherche de pièges, lendroit était si vaste quon eut pu y bâtir une ville de taille moyenne. Aussi, le groupe opéra une progression certes prudente, mais néanmoins rapide, ce qui nempêcha pas quil leur fallut cinq bonnes minutes pour arriver en vue du centre, où une esplanade était dégagée, totalement déserte.
Un certain désarroi commençait à se peindre sur les visages lorsquun mouvement sec, à la limite du champ de vision de Shigas, la fit sursauter.
Au bord dun sarcophage proche de lesplanade, un personnage vêtu de haillons noirs était assis, prostré plutôt, parfois agité de soubresauts, les jambes pendantes. épisodiquement, en tendant loreille, on pouvait entendre un murmure étouffé, ou un sanglot, cétait difficile à dire. Shigas sen approcha avec prudence, faisant signe de la main à ses compagnons pour quils restassent en retrait. Chloé et Soosgohan nen tirent aucun compte. Lattitude du personnage navait aucune majesté, aucune puissance nen émanait. Il était douteux que ce puisse être un serviteur dArsinoë.
Un caprice dune torche fit tomber, lespace dun instant, un rai de lumière sur la face de linconnu. Shigas y aperçut le gris dun acier terni, ainsi que léclat soudain dun il inhumain, un il large, fait dune unique pierre précieuse polie. Elle ne put en voir la couleur, mais elle nen avait nul besoin, nul nignorait, parmi les hauts dignitaires de lArt, que les yeux du Masque-Néant étaient verts, les plus pures des émeraudes.
- Mes respects, ma sur.
Il apparut vite qu'Urlnotfound avait affecté à sa garde personnelle les meilleurs broucolaques disponibles, fer-vêtues et armées de hallebardes, qui attaquèrent avec détermination et vigueur, quoique dans un silence impressionnant. Kalon brandit alors son épée, fièrement campé au milieu du champ de bataille, et se prépara à recevoir l'assaut.
page 78
Derrière lui, Melgo sortit deux dagues de ses manches, accessoires peu sacerdotaux, et les M'ranites encochèrent à toute vitesse leurs flèches ardentes qui filèrent bientôt de part et d'autre de l'Héborien stoïque pour frapper leurs cibles mort-vivantes. La première ligne de blafards guerriers s'embrasa, mais poursuivit son assaut plusieurs mètres avant de s'effondrer, peu sujets que sont les non-morts à la douleur. Leurs restes pitoyables et incendiés furent piétinés par la seconde ligne, trop proche pour qu'une deuxième volée de flèche ne l'atteigne. Les archers se préparèrent au corps-à-corps, tirant les glaives de leurs fourreaux et déjà cherchant des yeux les défauts dans les cuirasses ennemies. Tel un joueur d'échecs enthousiaste, Urlnotfound ne perdait rien de l'affrontement, sans toutefois y prendre part directement.
- Vous n'avez pas été les premiers à venir en quête de la succube, savez-vous? Ces féaux de l'Empire Secret ont suivi le même chemin voici quelques jours, cherchant la même solution au même problème. Je les ai vaincus, bien sûr. De rudes adversaires, mais je n'ai pas failli à ma mission. Aujourd'hui je n'ai plus besoin de me salir les mains, les cadavres de mes ennemis, souillés par la semence du mal, sont devenus mes protecteurs. Vous les rejoindrez bientôt.
Mais les explications du démon s'étaient perdu dans le fracas de la bataille, si bien que seul le rusé Melgo y avait prêté attention. Pour l'instant, le fer se mêlait au fer, la chair à la chair, et les massues des prêtres frappaient avec force ce que les épées des guerriers ne parvenait à entailler. Avant de se retirer à larrière de la salle, les trois sorciers avaient fait leur office, lun en produisant un sortilège de protection mineur sur les soldats, un autre accroissant leurs vigueur afin de les soutenir dans le combat, le dernier en grillant la tête dun des broucolaques par le biais dun rayon de feu. Mais bientôt la férocité de lassaut commença à porter ses fruits, et malgré leur bravoure, les premiers M'ranites mirent genoux en terre, en sang, sous les coups répétés des monstres.
- Kalon!
Melgo, qui venait de perdre une dague dans l'orbite d'un broucolaque, était parvenu à revenir à portée de voix du barbare, que la bataille avait mis dans une joyeuse fureur guerrière.
- Kalon, écoute moi. Le démon, c'est lui qui a animé les cadavres. Abats-le et ils tomberont en poussière.
- Yaaaa!
Ce devait être, dans le langage de bataille des Héboriens, un signe d'acceptation, car il repartit de plus belle, faisant voler la tête du mort-vivant le plus proche, repoussant le suivant d'un coups de pied rageur, et parvint à percer la ligne ennemie. Il courut alors vers le pont qui enjambait le précipice, bien décidé à en finir avec le cerveau de toute la conspiration, quand il s'aperçut que sur le pont, il y avait un dernier garde, qu'il reconnut tout de suite à son armure noire couvrant tout le corps et à sa grande
page 79
épée luisante de magie. Celui qu'on appelait le Seigneur de Kush, homme-lige de l'Empereur, que l'on disait invincible. C'était visiblement exagéré.
- Joli débordement, barbare, nous allons donc avoir un duel. Celui-ci était le chef de la bande, et m'a donné bien de la peine, une volonté hors du commun à la vérité. Mais comme les autres, le voici mon serviteur. Inutile de cherche un autre passage, le pont est le seul...
Urlnotfound cessa alors tout net sa fanfaronnade. Un bruit sec et métallique venait de l'interrompre. Entre ses yeux maintenant, planté dans la matière dure et lisse qui composait son corps, venait d'apparaître l'épée de Kalon. Son mouvement avait été si fluide, si puissant, si précis que même le démon ne l'avait pas vu venir, mais il venait de faire ce que nul escrimeur sain d'esprit ne faisait jamais : utiliser son épée comme une lance, la jeter à la face de son ennemi.
Le silence se fit sur le champ de bataille, Urlnotfound s'immobilisa un instant, ses bras grêles levés, en une parade tardive.
Puis un rire sinistre émana de sa bouche difforme.
- Bien joué barbare! Très imaginatif, bravo. Nul doute que ce coup parfait autant qu'original t'aurait apporté la victoire si mon cerveau s'était trouvé à cet endroit. Ah ah ah, très joli. Allez, chevalier noir, finis-en avec ce rustre!
- Mentendez-vous, Arsinoë?
- Mmmmmm
Elle dodelinait de la tête, apparemment en proie à une certaine agitation.
- Nous sommes venus vous entretenir dune affaire importante.
- Ah ah, mourrez, mortels! Ou
non, non
Où cela se passe-t-il? Mais
- Arsinoë?
- Ici, ils sont ici! Oh, comme cela faisait longtemps.
- Nous venons requérir votre aide, dans une affaire dont dépend le sort du monde.
Silence.
- Cest à propos des bêtes dOutre-Temps.
- Mignon. Gentil. Outre-Temps tu dis? Oh, sales bêtes, vilain vilain. Le flûtiau aigrelet du Malin fait danser les brebis de Satan.
page 80
- Du bardite " ouros " qui signifie queue, et " an " préfixe privatif. Désigne la variété des batraciens qui nont pas de queue, tels les crapauds, grenouilles et rainettes.
- Eh?
- Par opposition aux tritons et salamandres.
- Daccord, senquit Soosgohan, irrité. Mais ça nous mène où?
- Il faut trouver quel est le pouvoir de lanoure.
- Croasser?
- Sauter?
- Gober des mouches?
- Je suggère quon commence par les deux premières solutions, si ça ne vous gène pas.
Cest pour cette raison quon vit, dans les tréfonds de lAntre Maudit de Skelos, et alors que par ailleurs se jouait le sort du monde, un honnête parti daventuriers singer des grenouilles, sautant à quatre pattes et émettant des bruits gutturaux.
Les vibrations des chocs répétés de corps humains chutant avec régularité sur les galets mirent alors en branle quelque mystérieux et subtil mécanisme caché, et la porte dacier, enfin, souvrit. Fort à propos, Shigas suggéra :
- Hum
je suppose quil nest pas nécessaire quà lavenir, nous évoquions cet épisode, nest-ce pas?
- Voyez, nous entrons dans le domaine de la mort
Avec répulsion, les fiers aventuriers considérèrent le gaz noir et gras qui séchappait, lourd, presque liquide, en larges volutes paresseuses, sinsinuant entre les galets tel une coterie de serpents maléfiques. Une odeur suffocante de cendre corrompue, de vieille poussière, dhumidité malsaine leur sauta à la gorge, les menant à la limite du vomissement. Au-delà, lobscurité était totale.
Khalfa sapprocha, une torche à la main, et examina le carrelage visible au travers du voile de fumée qui seffilochait, puis, sengagea avec prudence dans le petit couloir qui débouchait sur une faille de la roche, suffisamment large pour que deux hommes puisse sy croiser. Le nez à raz de terre, Khalfa manqua de buter dans un roc rectangulaire massif. Il y en avait un autre à côté. De lautre côté aussi. Et plusieurs autres devant.
Plein dautres.
page 77
page 82
VII ) Où lon se retire en bon ordre sur des positions préparées à lavance, pour employer la terminologie militaire.
Et le chevalier noir porta un coup de taille de sa formidable épée, jumelle de celle que Kalon venait de perdre, à son grand désespoir. En toute dernière extrémité, il para de son gantelet divin, cadeau de la déesse Mranis, mais perdit léquilibre. Il para de nouveau, tentant déchapper à son adversaire, mais le combat était sans espoir.
Alors, Melgo se souvint du charme que Wansmor, à Sembaris, lui avait transmis. Il sempara du cylindre de cristal aux deux crânes de rat, létrange objet irradiait maintenant de magie brute, apparemment disposé à faire usage de sa magie. Il déplia en toute hâte le parchemin griffonné et lut le mot de commande, qui était bref :
- Voiles des mondes, dissipez-vous!
Leffet fut immédiat, un octogone de lumière se dessina sur le sol, des rais dénergie en émanèrent, verticaux, illuminant le temple comme jamais sans doute il ne lavait été, et tandis quentre les mains de Melgo, le charme magique tombait en poussière, apparut la créature que le sortilège invoquait, venue de par-delà le temps et lespace.
En loccurrence, Sook.
Elle tomba sur ses fesses, car le support sur lequel elle était assise venait de disparaître, puis examina la situation dun coup dil myope. Elle vit Kalon à la lutte une forme noire, dans une position qui ne lui laissait le choix quentre la chute dans le précipice et une mort par décapitation.
- Attrape!
Dun geste précis, elle lança à ras de terre le cylindre de métal quelle avait trouvé, là-bas, dans ce marais dun autre monde, la large main du barbare sen saisit. Mû par quelque instinct mystérieux des héros, ses doigts trouvèrent instantanément linterrupteur, et une langue de lumière pure jaillit, éblouissante, dans un grondement dessaim en colère. Un coup, un seul coup circulaire suffit à lHéborien. Le chevalier noir resta un instant immobile, lépée brandie au-dessus de la tête, avant de tomber dans labîme, tranché en deux au niveau de la taille.
Laction navait pas duré dix secondes.
Bien que la tornade de feu leut dépouillée de sa défroque mortelle et métamorphosée en créature ignée, Shigas peinait à se protéger contre les orbes de force et les vagues mortelles de la princesse des ténèbres. Elle était, il est vrai, assez piètre sorcière selon les critères en usage chez les succubes, et ne devait sa survie quà ses facultés desquive et à ses dards de feu, sa spécialité, hélas sans effet contre le bouclier gris quArsinoë avait déployé autour delle.
page 83
Shigas sautait donc de tombe en tombe, sépargnant la peine de voler, dans lespoir quà un moment, lennemie au masque de fer baisserait sa garde.
Chloé, que sa carapace avait protégé de la chaleur, se releva alors de là doù elle avait chu, et avisa les trois archers terrés, livides, derrière un des tombeaux. Elle ne songea pas à blâmer ces hommes pour leur couardise, car après tout, leur ennemi nétait pas ordinaire, mais elle ne leur hurla pas moins dessus, les exhortant à la couvrir. Car elle avait bien lintention den découdre. Elle se faufila à toute vitesse, profitant de la configuration du terrain pour contourner discrètement Arsinoë, courut jusquau promontoire circulaire, puis se jeta, toutes griffes dehors, sur la succube folle, qui se retourna au dernier moment, incrédule.
Le choc fut si violent que larmure de Chloé, pourtant des plus résistantes, se fendilla en plusieurs endroits, laissant suppurer un liquide visqueux. La succube, pour sa part, navait pas bougé dun cil, comme si elle avait été faite de plomb massif, et tandis que ses projectiles magiques pourchassaient Shigas comme un essaim de guêpes en furie, elle se pencha sur lelfe allongée et gémissante.
- Courage, une qualité stupide. Regarde tes amis là-bas, cachés derrière leurs tombes, avec leurs jouets dans leurs mains moites et tremblantes. Ne sont-ils pas plus intelligents que toi de se cacher en attendant la fin du monde? Pour récompenser leur clairvoyance, je vais leur faire don dune fin rapide. Holà, mes mignons? Maman Arsinoë va soccuper de vous
Et de la bouche de la succube sortit un mot interdit qui se cristallisa dans lair sous la forme de quatre étoiles sinistres, qui filèrent selon des courbes chaotiques vers les tombeaux de derrière lesquels, en une fuite futile, ségayèrent en hurlant les trois guerriers et lun des trois prêtres. Lorsquils furent rattrapés, leur mort fut, il est vrai, rapide, quoique des plus déplaisantes.
- Mais pourquoi nous affronter? Tu vas mourir quand les Bêtes dOutre-Temps arriveront!
- Tu es aussi bête que ce démon avorton qui croit être mon geôlier alors quil nest que mon garde du corps. Jai passé un pacte avec les Bêtes. Lorsque ce monde sera détruit, nous monterons à lassaut des enfers, cest convenu. Lilith tombera en premier, je me garde Garrodh pour la fin, ouiii
- Tu fais confiance aux Bêtes? Tu ne crains pas une trahison?
- Bah, on ne gagner jamais rien sans prendre des risques. Aïeu
Une lance de fer, lun des sortilèges de Shigas, venait de transpercer les défenses paresseuses dArsinoë. Une attaque qui aurait terrassé un titan, mais qui ne fit que lacérer les vêtements de la maîtresse-démone, mettant à nu la matière iridescente et mouvante dont son corps était constitué.
page 84
- Euh
sûrement, mais elles arrivent, il faut que vous restauriez lAxe du Monde, qui a été brisé. Vous comprenez la situation je suppose?
- mrmbl
- Pardon?
- mrmbl
- Parlez plus fort, je ne vous entend pas bien.
Les trois aventuriers sétaient approchés pour mieux entendre le murmure de la succube dérangée. Elle chuchota :
- Je disais : ah, le moment est venu. Pour la réplique.
- La réplique? Quelle réplique?
- Et bien, celle de tout à lheure, " Ah ah, mourrez mortels! ".
Et les trois héros furent soufflés par lexplosion dun océan de flammes.
page 81
lorsquil vit que devant lui venait dapparaître un escalier lumineux et vaporeux, que dévalait dun pas décidé des dizaines de Chevaliers en manteau blanc, au chant entraînant de :
" Et nous on dit bravo, bravo pour nos machines ! "
Et de conserve, rang après rang, ils le piétinèrent sans jamais se départir de leur sourire sinistre.
Et dans un dernier sursaut, Urlnotfound releva sa masse énorme, qui nétait que lambeaux dune chair martyrisée, et bascula vers larrière, brisant le vitrail tombant dans les ténèbres immenses qui se trouvaient derrière.
Et la prodigieuse boule dénergie, si dense que sa magie courbait autour delle les rayons de lumière, le dantesque sortilège dArsinoë, succube supérieure et maîtresse-sorcière des enfers, fut ainsi perdue bêtement lorsque le corps douloureux et désarticulé dUrlnotfound tomba par-delà la verrière dans limmense nécropole. Arsinoë, toute occupée à entretenir son bouclier magique et à préparer son attaque, vit du coin de lil lénorme masse lui tomber dessus à toute vitesse, surprise, par réflexe, projeta son orbe maléfique à son encontre.
Lorbe traversa la bulle protectrice de la succube, détruisant au passage son fragile équilibre, puis monta à la verticale avant de toucher son but. Ainsi, dans une explosion aveuglante de ténèbres, périt Urlnotfound le démon ambitieux, dont il ne resta que des lambeaux calcinés qui se mirent à pleuvoir à des centaines de mètres alentour, et lépée bavarde de Kalon qui se perdit dans un coin.
Shigas, bien que fatiguée par le combat, comprit que loccasion était trop belle, et à son tour projeta sur Arsinoë une grappe de petites bulles qui, au contact de la démone, explosèrent en gerbe, la projetant au sol. Une gerbe de feu jaillit des mains de lassaillante, mais à son grand désespoir, elle se retrouva bloquée. Arsinoë avait rétabli, bien plus vite quaucun sorcier humain naurait pu le faire, son bouclier magique, et infatigable, elle lança contre ses ennemis une nuée invraisemblable de projectiles magiques, de rayons de mort, de boules de feu et de mitrailles barbelées qui se mirent à balayer lespace, érodant les massifs tombeaux de granite aussi vite que la marée montante érode les châteaux de sable. Ce qui narrangeait pas les affaires des survivants, cachés derrière lesdites tombes.
Puis, comme une ondée de printemps, ça sarrêta rapidement. Risquant un coup dil, Chloé vit quArsinoë était maintenant occupée à combattre un démon igné et sautillant, comme tout à lheure, sauf que ce nétait nécessairement pas Shigas, puisquelle était à ses côtés.
- Sook? Que fait-elle ici?
page 86
- Peu importe, répondit Shigas, sa puissance nest guère supérieure à la mienne, elle ne tiendra pas face à ce monstre. Quelle gaspillage dénergie magique, cest insensé.
- On va laider?
- Tu te sens en état?
- Faudra bien.
- Bon, on y va. Adieu Chloé.
- Adieu Shigas.
Et ce curieux combat, entièrement féminin, reprit de plus belle. Maintenant, cétait plus pour lamour de lart que pour sauver quoique ce soit, et la victoire nétait même plus à portée. Elles se battaient uniquement parce quil le fallait, parce quelles étaient venues à pour ça, parce que tant quà périr, autant que ce soit en portant ou en subissant un coup habile et digne destime. Parce quil ny avait rien dautre à faire. Les sorts dArsinoë nétaient même plus identifiables tant ils se succédaient à un rythme stroboscopique, fusant en gerbes, il était dailleurs bien dommage que les couleurs aient disparu, elles auraient dû valoir le coup dil. Shigas et Sook virevoltaient maintenant, attentives au moindre infléchissement de lénergie mystique environnante, sujettes à des réflexes tenant plus de la prescience que de lhabitude du combat, portant des éclairs dénergie contre leur ennemie, étincelles dérisoires qui se brisaient contre linflexible bouclier. Et Chloé, à contre-courant dun monstrueux fleuve magique, subissant à chaque seconde des chocs qui auraient éventré un pachyderme, avançait, mètre après mètre, perdant à chaque pas des éclats de chitine noire.
Alors surgit Kalon, qui avait empruté le passage secret et dévalé lescalier en toute hâte, courant parmi les tombeaux en hurlant les noms de ses ancêtres, courant droit vers le chaos, droit vers le fracas, parant et détournant de sa nouvelle épée de lumière les charmes informes qui lassaillaient. Il fut bientôt au pied du dôme protecteur dArsinoë, et sans prêter attention aux blessures que lui infligeaient les sortilèges brûlants, abattit sa lame, encore et encore, contre la paroi lisse et translucide. Sans aucun succès, hélas. LorsquArsinoë saperçut de sa présence, une onde de choc monstrueuse lexpulsa au loin à toute vitesse. Sook, qui volait par là, infléchit sa course pour amortir sa chute, et tomba avec lui, entre deux tombes éventrées.
Tandis que la bataille se poursuivait, au loin, Kalon, tout endolori, sassit péniblement. Sook se souleva et tenta de reprendre ses esprits. Sa main était posée sur une chose tiède, un corps désarticulé. Elle le regarda de plus près.
Lors de la première attaque dArsinoë, Shigas navait eu aucun mal à survivre, sa nature de succube limmunisait contre le feu.
page 87
Chloé, revêtue de son armure naturelle, avait peu souffert et avait pu repartir à la bataille. Soosgohan, lui, navait rien eu pour se protéger.
- Ouh, il fait frais tout dun coup. Bon, quelquun a une idée?
Melgo venait darriver en courant, tête baissée et en zig-zag. Son regard croisa un instant celui de Sook. Elle navait pas lair de quelquun qui vient de se battre. Elle navait pas lair de quelquun qui vient de sépuiser dans une longue quête. Elle navait pas lair de quelquun qui tient le corps sans vie de son fils dans ses bras. Elle navait pas lair de quelquun, tout simplement. Et il y avait comme une question sur son visage, dans ses yeux, ses yeux qui
Melgo se tourna vers Kalon, qui était bouche bée, et qui ne pouvait visiblement plus bouger un muscle tant sa frayeur était grande. Quelle que fut la puissance déployée par Arsinoë, ils nétaient plus du tout sûrs quelle représentât le danger le plus immédiat.
- ON SE TIRE !
On eut dit quun pan entier de réalité venait de sécrouler. Melgo ne se retourna pas. Peu lui importait de savoir exactement ce qui faisait ces bruits, et peu lui importait de savoir ce qui produisait ces éclairs. Tout ce qui lui importait alors, cétait de sauver sa vie. Kalon eut le courage de regarder ce qui se passait, mais le regretta. Chloé entendit le cri de larchiprêtre de Mranis et abandonna son assaut, rassemblant ses dernières forces dans une course éperdue vers la sortie. Même Shigas, voyant ce qui se passait, fut prise de terreur et abandonna le champ de bataille dans une traînée de flammes. La pensée commune des fuyards, la seule qui comptait, était de séloigner autant que possible de la conflagration inhumaine, de ce qui sagitait derrière. Des chocs de fin du monde ébranlaient la chaîne du Krakaboram, la pierre gémissait, des sons étranges en émanaient, le sol vibrait selon des fréquences incohérentes, faisait danser la poussière et les cailloux. Au sortir de la grande salle, ils prirent le premier couloir qui se présenta, puis choisirent instinctivement, à chaque intersection, le passage le plus diamétralement opposé au fracas. Et pourtant, bien quils ne cessent de sen éloigner, la conflagration ne cessait denfler, les précipitant toujours plus profond dans les abîmes de la terreur. Des courants dair violents parcouraient maintenant les souterrains, les emplissant de la poussière millénaire accumulée dans le donjon, et de partout surgissaient les monstres, les créatures les plus improbables, les habitants de lAntre Maudit de Skelos, que linstinct de conservation poussait à ignorer un temps leurs querelles complexes et à prendre de conserve le chemin de la sortie. Il y avait des squelettes innombrables, des chauves-souris dont certaines nétaient pas vampires, des lamies, des reptiles de toutes sortes et de toutes tailles, des élémentaires, des spectres, quelques liches affolées portant leurs grimoires et leurs parchemins dans leurs bras pourrissants, on vit une famille de broos chevaucher un gigantesque ver fouisseur, certains champignons se trouvèrent assez dintelligence et de mobilité pour suivre le mouvement, des centaines de gobelins et de kobolds sautillaients entre les jambes
page 88
Elle riposta par un jet de myriades de petits démons noirs semblables à des sauterelles, qui aurait sans doute crucifié la malheureuse Shigas sans lintervention de Chloé qui, rassemblant ses forces, avait frappé des deux poings la cheville gauche dArsinoë, ce qui la blessa peu, mais la distrait beaucoup. A ce moment, une dague fusa en une parabole experte, se plantant dans lomoplate de la princesse des ténèbres avec le bourdonnement sec dune arme magique. Khalfa le voleur sétait résolu à utiliser sa précieuse gauchère enchantée dans une attaque désespérée. Mais il en fallait plus pour abattre celle qui avait inspiré des craintes à Lilith, et dun coup de pied, elle expédia Chloé au loin avant de senvironner dune bulle protectrice impénétrable.
Il y eut un instant de répit.
Puis, les vagues dénergie commencèrent à se rassembler lentement autour de la démone, prélude au lancement de quelque maléfice qui promettait, au vu de lénergie requise, dêtre aussi spectaculaire que fatal.
Kalon se releva prestement et sans réfléchir, courut sus au démon ventru qui lui faisait face. Jugeant peu prudent daffronter au corps-à-corps un barbare furieux à lépée si redoutable, Urlnotfound cracha sur lHéborien des filaments dune substance grise et collante qui limmobilisèrent bientôt sur le sol du temple, bien quil bandât ses muscles pour sen défaire. Le démon allait piétiner Kalon sans pitié lorsque Sook attira son attention.
- Je ne sais pas trop qui tu es, mais tu me barres le passage et je suis pressée. Alors je vais me débarrasser de toi de façon définitive.
- Tu ne reconnais pas celui dont tu as fait le malheur? Sorcière impudente, je vais te
eh, mais quest-ce que tu marmonnes là?
- Jai trouvé, jai trouvé.
- Trouvé quoi?
- La formule toute nouvelle!
Et alors, suscités par lécho de ces paroles impies venues de la nuit des temps, surgirent des tréfonds des abysses les hordes blanches des anciens Chevaliers de Skyp, qui sortirent des murs et du sol en une joyeuse sarabande.
" Elle a la formule, oui vraiment nouvelle
"
Et Urlnotfound eut hurler, se cacher, rien ne pouvait le protéger des créatures au visage figé dans un rictus optimiste et mortel qui allaient et venaient, le traversant, le lacérant en virevoltant de toute part, lui infligeant mille tourments. Blessé, il tenta de ramper jusquà labîme qui lui tendait les bras, mais il poussa un cri dhorreur
page 85
Et bien que la rapidité desprit ne fut pas sa qualité la plus éminente, il fut le premier à se rendre compte dun détail singulier.
- Mel.
- mourir
- Mel.
- Quoi?
Le voleur se retourna pour se retrouver couché sur le ventre, puis suivit le regard du barbare.
- Oui, cest joli.
- Rouge.
- Quelle couleur veux-tu que ça aie?
- Gris.
La pertinence de la remarque frappa Melgo avec la force dun coup de poing. Il se releva (enfin, il sassit), sépousseta et chercha Shigas du regard. Les yeux clos, elle concentrait son attention sur quelque signal mystique.
- Oui, je sens quà nouveau, je peux puiser à la source de lAverne.
- Eh?
- Cela signifie que le temps a repris son cours normal, et que les Bêtes devront faire maigre.
- On a gagné alors?
- Il se peut que durant quelques siècles encore, des mignons des Bêtes dOutre-Temps fassent irruption, épisodiquement, mais rien qui menace le sort du monde.
Melgo retomba à terre, un sourire satisfait sur les lèvres, leva les deux poings et sécria :
- CHAMPIONS DU MONDE!
page 90
Epilogue
Ainsi donc, Malig Ibn Thebin connut-il une gloire immortelle et rentra-t-il à Sembaris en triomphateur. Chloé se remit de ses blessures, car sa constitution était fort robuste et accomodante. Elle prit part à quelques-unes des batailles qui suivirent, puis partit vers le sud, par-delà le désert du Naïl, pour retrouver les siens, sils existaient encore. Kalon prit la direction opposée, retourna dans sa steppe, puis à la tête dun fort parti de barbares, il descendit le fleuve Argatha jusquau royaume de Shegann, quil soumit à sa loi. Ainsi devint-il roi de ses propres mains. Un peu aidé par Shigas.
Le Masque-Néant gisait aux pieds de Sook. Il navait rien de remarquable a priori, juste une pièce de fer oxydée, tachetée, en forme de triangle mou, ou dovale aminci à un bout. Les yeux larges, deux pierres précieuses polies voici plus de siècles quil nétait possible den compter, ressemblaient pourtant à des bouts de verroterie comme les belles de Sembaris en achetaient au marché pour deux sous, avant quil ne passe de mode de les coudre sur les robes. Deux fentes, une de chaque côté, permettaient de passer une lanière de cuir ou un ruban de tissus pour tenir le masque contre le visage. Pas de bouche, un simple renflement marquait lemplacement du nez, un objet des plus simples en somme.
Le seul indice trahissant sa puissance, cest quaprès que Sook eut dispersé sa substance en mince couche sur toute la surface de la salle, le Masque-Néant était tout ce qui était resté dArsinoë. Et il était intact. A peine tiède.
Etait-elle prête à payer le prix pour le pouvoir quapportait le Masque? Quel était ce prix dailleurs? Y en avait-il seulement un?
- Euh
Sook se retourna lentement. Lépée de Kalon, lancienne, flottait dans lair à hauteur dhomme et a distance respectueuse.
- Beau combat, réellement.
- Merci.
- Très spectaculaire. Et jai vu pas mal de choses dans ma vie. Que fait-on maintenant?
- On?
- Je suis à votre service. Vous avez sans doute lusage dune épée magique nest-ce pas?
- Non.
page 91
- Ah. Euh
- Attends, maintenant que jy réfléchis
tu es une arme ambitieuse nest-ce pas?
- Et bien, ma foi
- Javais noté ton goût pour lautosatisfaction.
- Vous êtes sévère. Mais
où memmenez-vous, maîtresse?
- A ta place, et tu nen bougeras plus.
La seule volonté de Sook avait suffi à déplacer lépée magique au centre exact du promontoire, au centre de la salle. Maintenant, lépée, pointe en bas, tournoyait autour de son axe longitudinal à une vitesse de plus en plus élevée.
- Eeeeeeeeeeeeeeeee
- Tu as toujours voulu être le nombril du monde, épée sans nom.
Lépée tournait maintenant si vite quaucun il ne pouvait plus suivre son mouvement, elle paraissait immobile, sa lame formait un cylindre translucide, sa garde battait lair avec la force dun ouragan.
- Tu seras exaucée.
Et une nouvelle fois, Sook fit appel à la magie, rassemblant toutes ses forces et toute lintuition quelle avait de lart mystique, et composant un sortilège improvisé qui allait devenir légendaire, elle remit lunivers à flot sur le fleuve du temps. Lorsque le calme revint à nouveau, lépée sétait métamorphosée en quelque chose de mouvant, lumineux, multicolore, incroyablement beau. Le nouvel Axe du Monde.
Elle releva les corps de son fils et de ses compagnons tombés durant la bataille. Elle leur rendit la vie, ou un semblant de vie, elle leur rendit la conscience, leur conféra bien des pouvoirs, ainsi que la mission de garder, pour les millénaires à venir, ce quelle venait de créer.
Elle ramassa le masque.
Puis elle partit pour les Royaumes dIniquité réclamer à Lilith la charge vacante de princesse des ténèbres.
Mais ceci est une autre histoire
page 92
des monstres les plus gros, leurs grands yeux jaunes exorbités, en piaillant, quelques lémures égarés se faisaient piétiner par trois palefrois des ténèbres aux naseaux écumants
Le combat de Sook était désespéré.
Mais ses lames de mort sétendaient maintenant, encerclant Arsinoë, dont on ne voyait plus que le masque impassible au milieu de laveuglante lumière.
Sook navait pas rang de princesse des ténèbres, et ne pouvait espérer en vaincre une.
Mais le bouclier magique dArsinoë plia, se fissura avant de voler en lambeaux.
Dans un corps-à-corps, la science de Sook lui permettait tout juste despérer trois ou quatre secondes de survie.
Mais elle se jeta avec férocité sur la princesse des ténèbres, elle lui sauta à la gorge, prise dune rage animale, sans souci de ménager une quelconque défense. Son corps mortel avait depuis longtemps disparu, incapable de survivre à lafflux dénergie magique, ce furent deux êtres de pure lumière qui entrèrent en contact, dans une gerbe de fluides mystiques et dans une cacophonie insensée.
Toutefois, même dans ces circonstances, les chances de victoire de Sook étaient nulles, Arsinoë, malgré sa folie, le savait bien.
Malheureusement pour Arsinoë, Sook lavait oublié.
Lentement, le combat bascula.
Limprobable cavalcade prit fin lorsque la troupe des Mranites, environnés des créatures les plus hétéroclites, débouchèrent à lair libre, sur une grande colline surplombant la plaine. Ils sarrêtèrent alors, et furent bientôt rattrapés par la fatigue. Ils seffondrèrent donc sur lherbe rase, moulus, entre les goules et les gelées ocres, sans trop soffusquer de leur compagnie. Kalon, pour sa part, tenait à garder sa dignité de barbare, et sassit en tailleur. Il saperçut quil avait toujours à la main le cylindre métallique, sa nouvelle épée. Il lavait tant serrée que quelques os du carpe avaient dû se broyer sous la pression, maintenant seulement apparaissait la douleur, curieusement réconfortante. Il rangea lépée à sa ceinture, se promettant de lui trouver un fourreau convenable, puis observa au loin le soleil qui se couchait sur la mer, empourprant le paysage jusquaux cimes enneigées du Krakaboram. A quelques lieues au nord, il reconnut lanse de Samonk, mais ne put voir si la flotte Mranite avait remporté la victoire. Il se surprit à considérer ce détail comme peu important. Il regarda de nouveau lorbe rouge sang, énorme, qui déjà commençait à plonger dans la mer.
page 89
8 ) Bien des aventuriers se sentaient plus rassurés s'ils savaient pouvoir compter sur l'excellente facture et la précision inégalable d'un arc Plüzain.
9 ) Il faut signaler que le prêtre évangélisateur avait cru bon de leur promettre un paradis " où l'or et l'hydromel coulait à flots " et de leur vanter " la longue barbe de la déesse M'ranis, blonde et soyeuse comme nulle autre ". La Sainte Flotte manquant de forgerons qualifiés, l'Inquisition avait fermé les yeux sur l'hérésie.
10 ) Ainsi nommé pour honorer la mémoire d'un parent de Melgo, qui était un rude combattant, un rusé négociant et un infatigable animateur des folles nuits des quartiers branchés de Thebin.
11 ) C'est à dire nue. Et non pas avec un placenta malpropre autour du cou et un cordon en guise de ceinture.
12 ) Grand philologue et grammarien des enfers, promoteur de l'alphabet cursif récursif et par ailleurs inventeur du cryptage de Canal+.
page 94
page 95
page 96
1 ) On imagine mal Elric de Melniboné rentrer gentiment à Tanelorn, mettre les pieds dans les charentaises, épouser une bibliothécaire myope et établir un commerce fructueux de fruits et légumes dans le quartier de la Porte du Comte Aubec grâce à un emprunt sur 20 ans indexé sur le cours du mithril contracté auprès de la Foncière des Quatre-Mondes.
2 ) Sous réserve d'acceptation du dossier par la CGDDRFG, découvert autorisé 2500 GP, crédit gratuit à la consommation sur 3 mois, avantages fiscaux loi Fnusse selon tranche actuarielle, TEG 7,25%.
3 ) Ai-je omis de vous dire que nos amis s'exprimaient en nécripontissien? Il est grand temps que je vous en informe, on arrive quand même à la fin du cycle.
4 ) autrefois, c'était les armes des plus preux chevaliers du royaume, mais hélàs, là encore, la bourse des mercantis avait été plus forte que le respect de l'histoire de des préséances de la noblesse.
5 ) Surtout si le chrétien en question est français, car il s'agissait d'expériences culinaires. Sook, peu douée pour les arts ménagers, avait de la cuisine une conception originale et partagée par fort peu de ses contemporains.
6 ) Il faut noter ici que le corps astral d'un sorcier est semblable à son corps physique, à ceci près qu'il est exempt des infirmités et des outrages du temps que sa vie terrestre aurait pu lui faire subir. Ainsi, Sook était temporairement débarrassée de sa forte myopie, et y voyait donc fort bien.
7 ) Cependant, il s'agissait là de l'avis de ceux qui n'avaient jamais vu la Sphère. Ceux qui l'avaient contemplé, en revanche, tenaient pour assuré que Afla Ableu Aflableu, puis faisaient sous eux en hurlant et en ricanant.
page 93