Claude Lievens-synthèse sessions 3 et 4. - Comité FREUD
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EDUCATION NATIONALE : QUE FAIRE ?
COLLOQUE DES 20 ET 21 MAI 2016
SYNTHESE DES SESSIONS 3 ET 4
LEDUCATION NATIONALE : QUE FAIRE ?
Une situation très critique
Dans notre pays, dont elle représente le premier budget, léducation nationale est dans une situation particulièrement critique. Nous avons certes un côté brillant, qui donne des résultats, des Prix Nobel, des médailles Fields, dexcellentes filières de formation. Mais notre école se situe à la 25ème place du classement PISA (Program for international student assessment) qui, tous les trois ans, évalue les élèves de 15 ans dans le monde entier ; nos résultats en mathématiques sont particulièrement décevants.
Les flottements actuels sur les programmes et les méthodes sont sans doute liés à l'ébranlement des traditions et à l'incertitude où nous sommes des qualités à espérer de la femme et de l'homme de demain. Mais ces facteurs nexpliquent pas le désastre actuel. Notre système ne fonctionne que pour 50% des élèves ; 25% sont en situation de décrochage et sortent de lécole sans qualification.
Dans les années 1970, des vraies réformes avaient été réalisées, avec linstauration du collège unique et la promotion de lenseignement technique. Puis la première cohabitation a opté pour le statu quo en matière éducative, marquant le début de la paralysie de laction publique.
Depuis, nous sommes bloqués, alors que les autres pays occidentaux réagissent, comme en témoigne le succès des écoles anglo-saxonnes dû à la promotion des aptitudes managériales. Plusieurs explications sont avancées :
lemprise de lidéologie ; nous avons construit des totems que nous sommes incapables de briser, par exemple :
lobjectif de mener la quasi-totalité des élèves au baccalauréat ; cétait impossible sans baisser notablement le niveau de cet examen ;
le collège unique ; il ne peut pas absorber la diversité qui est la nôtre ; dautre part, l'idéal classique d'un savoir commun se heurte à la fois aux progrès de l'individualisme et à la spécialisation des techniques. ;
des programmes trop figés, trop dogmatiques, impossibles à enseigner dans les collèges difficiles ;
la séparation des filières dans les lycées qui nuit à lenseignement scientifique ; S nest pas la filière scientifique, mais la filière des bons élèves ;
la concentration en cours préparatoire de tous les enseignements de base (maîtrise de la lecture, de lécriture et du calcul) ; on a prévu des possibilités de rattrapage, mais elles sont peu efficaces : 20 à 30 % des élèves qui arrivent au collège ne maîtrisent pas les fondamentaux ;
lobsession de la fatigue des élèves, qui conduit à dincessantes réformes des rythmes scolaires ; mais peut-être sont-ils simplement fatigués de sennuyer ;
un certain idéal de lenseignement, celui de la personne éclairée, de lintellectuel, dont lacquis culturel permet ensuite de sadapter à de multiples situations ; cette voie ne devrait être proposée quaux élèves capables de sy épanouir, lesquels représentent une faible minorité ; le savoir commun se heurte à la spécialisation des techniques et aux progrès de l'individualisme ;
linaptitude du pouvoir exécutif à manager les services placée sous son autorité ; un exemple frappant, cest la création dun nombre important des postes denseignants, sans expliquer pour quoi faire ;
lenfermement des partis politiques dans un jeu de rôles : une gauche qui est prisonnière des syndicats et de son manque didées ; une droite qui favorise la compétition et lélitisme, et montre un certain mépris envers les syndicats.
Dans lenseignement supérieur, il faudrait préciser les principes dorientation dans les filières. Sans doute faudrait-il créer des numerus clausus, à condition de les gérer dune manière moins stupide quen médecine, où nous manquons maintenant de spécialistes dans plusieurs domaines importants.
Certaines filières (notamment commerciales ou professionnelles) qui sont en expansion sont payantes. On en parle peu et pourtant elles exigent que les familles déboursent des sommes considérables. Sont-ce les prémisses dune privatisation progressive de lenseignement ?
Education et psychanalyse
Dans le sillage du Comité Freud, des éminents spécialistes de la psychanalyse ont participé à nos travaux, ce qui nous a conduits à comparer léducation et la psychanalyse. Du point de vue de leurs démarches respectives, les deux disciplines semblent sopposer profondément. La psychanalyse cherche à stimuler les processus de mentalisation (par opposition aux processus dapprentissage), en particulier la mentalisation des activités psychiques régressives comme le travail de rêve. Dans les cures quelle propose, la règle fondamentale consiste à laisser la parole suivre son cours spontanément ; il sagit de libérer les sens par rapport aux contraintes du processus secondaire (ou processus intellectuel) ; cest un acte mental régressif du point de vue de léducatif. A linverse, léducation cherche à développer les capacités de renoncement à certaines satisfactions, au service dun idéal dacquisition culturelle. Elle requiert la retenue ; pour prendre un exemple familier, elle impose de penser avant de parler.
Cependant, éduquer et psychanalyser se complètent. Léducation fournit des matériaux qui seront aussi utilisés par le psychisme pour réaliser ses missions régressives (jeux, imaginaire, rêves
) La psychanalyse, en aidant les espaces internes dactivité psychique à se déployer et à trouver leur place, entraîne une certaine libération des possibilités déducation. Les deux disciplines participent donc à la construction et au développement du psychisme pour installer des capacités dinvestir le monde, lune en soutenant les possibilités de renoncement, lautre en exploitant lenrichissement des voies régressives.
La psychanalyse nous permet aussi de comprendre qua priori, dans la philosophie de léducation, on peut aller soit du côté de la maîtrise (qui débouche sur une rationalité instrumentale, sur une emprise technique), soit du côté du soin (qui vise à émanciper). Nos sociétés ont unanimement choisi la première voie, entraînant une sacralisation de la technique. Elles ont retenu des solutions techniciennes pour traiter les problèmes humains, transformant progressivement le soin, léducation, la culture, la justice, linformation, le travail social
en dispositifs de contrôle et de normalisation. Les modes dévaluation quantitatifs, procéduraux et formels fabriquent des conformismes et permettent à la religion du marché de sintroduite dans tous les secteurs du savoir. La rationalisation technico-administrative de tous les métiers correspond à une prolétarisation généralisée de lexistence car, lorsque Marx parle des prolétaires, il ne se limite pas à la condition matérielle ; il vise aussi les professionnels dont le savoir-faire et le savoir-être se trouvent confisqués par les exigences de la machine ou du système.
La situation qui en résulte est bien résumée par cette formule de Jean-François Lyotard : « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser na quun défaut, mais incorrigible : den fait perdre ».
Bien entendu, de nombreux domaines en dehors de léducation mériteraient dêtre enrichis par la psychanalyse ; on peut citer le cas du journalisme pour lequel elle constitue une nouvelle frontière à franchir car elle permet daller au-delà des apparences et de traverser le miroir. Dune manière plus générale, il est difficile dagir efficacement dans les communautés de travail sans avoir la moindre ouverture sur les apports de la psychologie et de la psychanalyse ; malheureusement, lenseignement de ces deux disciplines est insuffisamment actualisé et de nombreuses filières, même parmi les plus prestigieuses, les négligent totalement.
Le transfert
Toute croissance psychique se fait par le détour dun autre dont le sujet considère, à tort ou à raison, quil a la capacité de favoriser ses aspirations à progresser. Ce transfert est un acte mental prometteur, ouvert sur les potentialités davenir, mu par les propensions de la psyché à se déployer, à grandir. Il y a transfert dautorité, au sens où une autorité est octroyée à un autre et permet de construire une identification au service de certaines acquisitions. Le transfert dautorité, qui est familier aux spécialistes de la psychanalyse, intervient aussi dans léducation. Platon lévoquait déjà dans son Théétète : « Ceux qui sattachent à moi font tous des progrès merveilleux. Et il est clair comme le jour quils nont jamais rien appris de moi et quils ont eux-mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses. Mais sils en ont accouché, cest grâce au dieu et à moi. » Tous les apprentissages reposent sur ce transfert dautorité, quil sagisse des règles de socialisation, des instruments de la connaissance ou de lémergence des valeurs morales.
Cette vision optimiste est assez bien adaptée au cas de personnes éduquées, pour lesquelles régresser en deçà de léducatif a une signification conflictuelle et entraîne un certain degré de résistance. Mais on rencontre des logiques pulsionnelles qui ont échappé à léducation et se révèlent hors conflit de régression. Relativisons notre propos. Les notions de travail et dautorité convoquent le renoncement et la douleur liés aux efforts à fournir. De ce fait, elles sont attaquées et celui qui incarne lautorité devient plus ou moins un objet de haine. Cest pourquoi lautorité saccompagne le plus souvent dun infantile, la moquerie. Mais des incorrections plus graves peuvent apparaître : la dérision (difficile à supporter quand elle exploite nos humaines faiblesses), larrogance, le défi, la désinvolture, lagression etc. Le transfert dautorité devient alors de plus en plus difficile à assumer. Sensuit la tentation de se défausser, de glisser soit vers la démagogie dune relation fraternelle symétrique, soit (à linverse) vers un autoritarisme sans issue, soit vers la démission totale.
Mais il faut rappeler que lautorité ne vient pas du statut du psychanalyste ou de lenseignant ; elle vient de celui qui en a besoin pour faire son cheminement de croissance. Moralement, nul na donc le droit de se défausser de la responsabilité que les patients ou les enfants (et leurs familles) lui ont confiée.
Nous nous efforcerons maintenant de répondre à la question suivante : « Quattendons-nous de léducation nationale ? ». Nous citerons quelques objectifs importants en suggérant des voies de progrès.
1 Transmettre des expériences de vie
Beaucoup diront que lobjectif premier de léducation, cest de transmettre des valeurs et certains dentre nous préciseront quil sagit des valeurs du siècle des Lumières. Mais on ne transmet pas les valeurs en les faisant apprendre comme on apprend lalphabet ou les tables de multiplication. On ne peut transmettre les valeurs quen les incarnant et en témoignant dexpériences de vie. Pour y parvenir, il faut avoir à la fois le goût de la parole et le sens du réel, et donner libre cours à la voix poétique, à la voix du rêve, à la voix de lidéal.
Jai personnellement réalisé limportance de cette démarche lorsque, de 1962 à 1964, jétais élève à Polytechnique. Des personnalités prestigieuses du monde de lindustrie, du monde de la recherche ou de la haute fonction publique venaient nous donner des conférences sur leurs expériences professionnelles. Leurs chemins étaient extrêmement différents, mais leur idéal était le même : servir lintérêt général, le bien public. Cet idéal constituait le critère suprême dans les phases de doute qui marquent tout parcours de vie. Je nai ai pas la certitude loin de là ! que les personnalités qui occupent aujourdhui des fonctions comparables témoigneraient du même attachement à lintérêt général ; mais ces conférences ont laissé sur moi et sur beaucoup de mes camarades une empreinte profonde.
Aujourdhui, de nombreuses expériences de vie mériteraient dêtre partagées et, dans cette perspective, le monde de léducation devrait souvrir sur lextérieur. Il pourrait accueillir dans les classes des lycées et des collèges des personnes qui, quel que soit leur niveau de responsabilité, sont fortement engagées dans la vie professionnelle, dans la vie associative ou dans les activités de loisirs, et qui ont envie de partager leur passion avec des plus jeunes.
Je donnerai, à cet égard, un exemple récent que nous avons vécu, Emile Malet et moi, dans le cadre dune soirée consacrée au dialogue interreligieux. Limam Hassen Chalghoumi et le rabbin Moche Lewin nous ont expliqué quavec un ami pasteur ils avaient créé une association au titre de laquelle ils intervenaient dans les établissements scolaires de certaines communes jugées difficiles du 93 pour parler de leur foi et des relations entre les différentes religions. Et les orateurs de conclure : « Si les jeunes nous rencontrent et nous entendent parler de notre foi et de nos différences, avec la plus grande franchise, mais dans un respect mutuel absolu, ils perdent lenvie de proférer les insultes de sale juif ou de sale arabe. »
2 Bien comprendre pour mieux anticiper
Face à tout événement ou à toute décision, considérer indissociablement les conséquences immédiates, les conséquences à court terme, les conséquences à moyen terme et les conséquences à long terme constitue sans doute lun des fondements de la lucidité. Et cest un enjeu majeur pour toute entité, depuis lindividu isolé jusquaux organisations les plus complexes.
Dans ce domaine, ma première expérience personnelle remonte à la fin des années 1970. Javais alors la chance de travailler sous les ordres dun ministre qui était un grand manager, Monsieur Yvon Bourges. Le ministère de la défense conduisait alors un grand nombre de programmes majeurs ; tous faisaient appel aux technologies les plus avancées et chacun sétendait sur plus de dix ans. Leurs déroulements étaient inévitablement marqués par des événements difficiles à prévoir : restrictions budgétaires, défaillance dun partenaire industriel ou financier, difficultés techniques, troubles sociaux, tensions internationales, accidents etc. Les conséquences de ces événements, aux différents horizons temporels, étaient analysées systématiquement et intégrées :
dans lexécution du budget de lannée en cours, bien évidemment,
dans la préparation du budget de lannée suivante,
dans la programmation à moyen terme (5 ans) ; celle-ci donnait lieu à des lois quinquennales ; mais le ministère pratiquait une programmation glissante à cinq ans, remise à jour annuellement et précisant, année par année, les ressources prévues pour chaque opération ;
dans la planification à long terme (20 ans) qui accompagnait la préparation de la programmation quinquennale.
La Délégation générale pour larmement était allée plus loin encore dans ce souci de cohérence en confiant ces quatre activités à une même équipe (sous-direction plans-programmes-budget).
Nous disposions donc en permanence, pour chaque programme, à horizon de 15-20 ans, dun calendrier des décisions à prendre et dun échéancier des dépenses cohérent avec les ressources prévisibles. La vision partagée de ces différents éléments permettait aussi dajuster au mieux la pratique du management. A lopposé de cette rigueur et des bons résultats quelle a entraînés, je citerai la politique énergétique de notre pays, telle quelle est conduite depuis plus de dix ans ; le récent colloque de Passages sur lavenir du nucléaire français a montré que, faute davoir pris et de prendre en temps voulu les décisions nécessaires, nous allions prochainement nous heurter à un mur de dépenses difficile à franchir. Cet exemple illustre un immense problème de gouvernance : Comment préparer le long terme, comment préparer lavenir du pays, alors que la sphère médiatico-politique limite notre vision aux prochaines élections présidentielles ?
Ce type de défi nest pas lapanage des états ou des grandes organisations. Il est, depuis longtemps, lancé à chaque ménage, à chaque individu, dans la gestion de son propre budget. Nombreux sont les événements qui peuvent entraîner des dépenses imprévues. Il faut faire la distinction entre celles qui pourront être absorbés sans peine grâce aux revenus attendus, celles qui nécessitent des opérations financières plus ou moins importantes et celles qui exigent de modifier les modes de vie. Il faut comprendre pour anticiper, faute de quoi on risque de vivre des situations difficiles ; le fléau du surendettement en apporte quotidiennement la preuve
Citons aussi léducation thérapeutique, qui résulte dune évolution de la médecine vers le développement de la responsabilisation et de lautonomie du patient. DHippocrate au XXème siècle, lobjectif était essentiellement de soigner le malade et sa maladie ; le patient était totalement soumis à lemprise du médecin et au diktat du corps médical. Mais une ère nouvelle sest ouverte où, de plus en plus, chaque individu (en liaison avec ses proches) est appelé à prendre en main sa propre santé, à en devenir un acteur véritable. Il doit notamment avoir la libre décision concernant le choix des options thérapeutiques, en particulier au plan chirurgical. A cette fin, il faut lui apporter, avec le tact et le sens de la mesure nécessaires, lensemble des connaissances et des informations lui permettant de gérer au mieux sa vie avec la maladie. Léducation thérapeutique sera dautant plus efficace que chacun de nous sera capable dinterpréter les signaux que son corps lui envoie et qui permettent danticiper lapparition ou lévolution dune éventuelle maladie. Léducation nationale nous aidera fortement si elle nous a formés à bien comprendre pour mieux anticiper et si lenseignement des sciences de la vie nous a apporté les bases nécessaires.
3 Comprendre, apprécier, valoriser le cadre de vie dont nous avons hérité
Nous sommes français, nous vivons en France ; nous partageons les mêmes paysages, le même environnement naturel ; nous sommes à proximité des mêmes monuments, des mêmes uvres dart. Toutes ces merveilles sont constitutives du cadre de vie que nous avons reçu en héritage commun. Léducation doit développer notre gourmandise vis-à-vis de ce patrimoine ; elle doit nous en faire percevoir la beauté, nous rendre capables de laimer, de le protéger et de partager les émotions quil suscite en nous, transcendant ainsi toutes nos tendances au communautarisme. Elle peut aussi se servir de cet exemple concret pour former les élèves à lécologie.
Dans cette perspective, la géographie peut jouer un rôle important. Elle est souvent éclipsée par une certaine prédominance de lhistoire. Or lhistoire est en partie consacrée à transmettre une épopée nationale à laquelle les élèves issus de limmigration nont quune faible probabilité dadhérer ; elle risque donc de désunir. A linverse, la géographie peut unir car elle consiste largement à enseigner lespace de la vie commune. Notre pays est un territoire de rencontre et les espaces vécus tissent un réseau de connivences unissant les hommes. On peut se rassembler sur cette vivante diversité qui fait lêtre de la France. Il faut susciter auprès des élèves la gourmandise géographique, dire la France avec des mots qui donnent envie de la connaître et de laimer. Si elle contribue à cet objectif, lécole primaire ne se limitera pas à lapprentissage des fondamentaux (lire, écrire, compter) ; elle sera le lieu fondateur du vivre ensemble.
4 Satisfaire le besoin de croire, le désir de savoir et les aspirations idéalistes
Freud a mis au cur de lexpérience intérieure le lien à lautre, le besoin et le désir, le besoin de croire et le désir de savoir. Le besoin de croire est laube du lien ; ce nest jamais que le besoin daimer et dêtre aimé. Croire, cest donner son cur en attente de restitution.
La question religieuse, dont limportance doit être soulignée, exige une approche psychique et analytique qui nexacerbe pas les passions. Aux XIXème et XXème siècles, lenthousiasme idéologique révolutionnaire avait pris le relais de la foi ; il avait déporté la pulsion de mort dans lennemi de classe et réprimé la liberté de croire et de savoir. Le totalitarisme a mis fin à cette utopie. Mais la révolution freudienne nous permet de nous adresser aux logiques intimes qui opèrent dans lexpérience religieuse et de les transvaluer.
Le besoin de croire satisfait, on est capable de savoir. Le plus souvent, lenfant est un questionneur et ladolescent est un croyant qui a besoin didéaux. Si cette quête didéal nest pas reconnue par lui et par les autres, il entre dans une maladie didéalité qui se traduit en actes dautopunition, de vandalisme, de destruction, et risque daboutir à une désorganisation psychique profonde. La maladie didentité se répand aujourdhui, entraînant des catastrophes sociopolitiques et des nouvelles formes de mal extrême qui se développent dans le monde globalisé. Elle se propage particulièrement parmi les adolescents, profondément déçus quon ne réponde à leurs aspirations viscérales que par des préceptes sommaires et des valeurs purement utilitaristes ; et la morale laïque est prise au dépourvu.
Mais, dautre part, il semble y avoir dans le monde un retour du besoin de croire et du religieux. Cest pourquoi il faut prendre au sérieux lenseignement des sciences des religions (lenseignement du fait religieux, selon la terminologie habituelle, quelque peu dévalorisante), en ladaptant à tous les échelons de lédifice scolaire. Connaître et problématiser lhistoire et les préceptes religieux contribuera à contrer la propagande intégriste et son habillage idéologique.
5 Développer le raisonnement logique et lesprit critique
Il sagit dabord dapprendre à trouver les failles dun raisonnement, ce qui doit notamment permettre déviter que les citoyens, en particulier les plus jeunes, ne se laissent séduire, convaincre, embrigader, fanatiser, radicaliser par des arguments sommaires qui font essentiellement appel à des pulsions de haine et de mort.
Dans la vie professionnelle, ce sont évidemment les idées novatrices qui sont à lorigine des progrès les plus substantiels ; encore faut-il quune telle idée ait suffisamment mûri dans lesprit où elle a germé. A ce stade, lanalyse critique, objective et rigoureuse permet den apprécier la validité et loriginalité, et surtout de préciser le domaine et les conditions dans lesquelles elle pourra être mise en uvre de façon pertinente. La structuration logique qui résulte de cette étude de faisabilité facilitera lexposé et la transmission de lidée novatrice puis ladhésion des personnes impliquées.
Cette démarche se retrouve, sous sa forme la plus noble, dans la recherche scientifique. Là, plus encore quailleurs, comprendre est une activité créatrice qui passe par une recréation mentale du monde et de la réalité. Ce nest pas lobservation qui fait progresser la science ; cest linterrogation sur lobservation qui conduit à la formulation progressive de conjectures, lesquelles seront ensuite évaluées et sélectionnées grâce à lexpérimentation. Dans les cas les plus remarquables, on aboutira à létablissement de lois universelles (associées à une expression mathématique) qui (peut-être) permettront didentifier des phénomènes nouveaux. Le raisonnement logique et lesprit critique sont évidemment indispensables pour formuler ces conjectures, concevoir les expérimentations, analyser les résultats et définir le domaine dapplication.
6 Enseigner le réel, sans masquer les difficultés de la vie
On présente des très belles théories sur le fonctionnement de lentreprise dans une vision quelque peu utopique, masquant une réalité douloureuse : Une grande partie du temps professionnel est consacrée à gérer la jalousie, la compétition interne, la méchanceté (et aussi à remplir des formulaires !) et non pas à exercer lactivité dont on avait rêvé. Il faut faire prendre conscience aux jeunes de ce quest la vraie vie dans une communauté de travail ; mais comment le dire sans les décourager, sans mettre le projecteur sur des obstacles qui peuvent paraître infranchissables ? Si on leur explique simultanément, comme laffirment certains auteurs, que la finalité première de lentreprise, cest de créer de la valeur pour les actionnaires, léchec est garanti. En revanche, si on leur montre que lobjectif réel, cest de réaliser des produits ou de fournir des services de qualité pour satisfaire les clients et contribuer au bien public, alors ils comprendront que le personnel peut en tirer une légitime fierté qui laidera à dépasser les inévitables mesquineries liées aux imperfections de chacun. Peut-être même comprendront-ils que le partage de la fierté est un puissant moteur du management.
Dune manière plus générale, il serait utile de transmettre aux jeunes cette idée fondamentale que limperfection de lhomme fait aussi sa grandeur parce quelle lui donne la possibilité de progresser. Les références ne manquent pas pour appuyer cette affirmation ; elles peuvent émaner de personnalités extrêmement différentes comme Paul de Tarse (« Ma puissance donne toute sa mesure dans ma faiblesse ») ou Honoré de Balzac (« Un homme nest bien fort que quand il s'avoue ses faiblesses »).
7 Former à la complexité des systèmes
Lors du dernier forum mondial du développement durable, nous avons souligné que, dans les systèmes actuellement réalisés, il y a une interpénétration croissante de techniques diversifiées, dont la complexité augmente, tant en elles-mêmes que par leurs interconnexions. Cette évolution justifie pleinement que lapproche systémique se soit largement développée au cours des dernières décennies ; rappelons que cette approche privilégie létude des relations entre les éléments, quelle est plus centrée sur la finalité que sur la causalité, plus prospective que déterministe, et quelle fait largement appel à la modélisation.
En fait, nous sommes face à un paradoxe. Nous avons découpé lenseignement scientifique en disciplines, estimant que tout nest pas dans tout et que ce découpage nous permettrait une compréhension plus facile de la réalité. Ce nétait pas faux, mais la réalité en montre aujourdhui les limites. Ce nest pas nécessairement en associant des spécialistes de la systémique et des spécialistes des différents éléments que nous créerons les compétences de généralistes dont nous avons besoin. Il y a là un immense défi que le vernis diffusé par les formations pluridisciplinaires ne permet pas de relever. Lune des voies pourrait être de donner à des personnes qui en ont les capacités des formations de haut niveau dans deux domaines différents (ou plus).
Prenons lexemple du rôle des mathématiques en médecine. Elles sont à lorigine de progrès considérables aux plans technique et thérapeutique :
méthodes statistiques, pour traiter un nombre considérable dinformations, notamment sur le génome humain ou sur les pathologies de masse ;
imagerie médicale, pour mieux comprendre et modéliser le fonctionnement du corps humain (avec une mention particulière pour lIRM cérébrale) ; cest une formidable avancée pour la recherche, le diagnostic et la formation ;
développement des algorithmes permettant le diagnostic analytique
Limagerie médicale computationnelle permet de concevoir des algorithmes de traitement des images médicales afin den extraire linformation cliniquement pertinente et de la présenter au médecin dans un cadre unifié et intuitif. Elle peut laider dans le diagnostic, puis dans la planification et la conduite de lintervention thérapeutique ; elle offre la possibilité dapprécier en temps réel le déroulement dinterventions chirurgicales, de mettre en évidence les anomalies ou les erreurs et de les corriger immédiatement. Elle permet aussi de construire un modèle numérique du patient pour simuler lévolution dune pathologie ou leffet dune thérapie. Enfin, elle donne un outil de simulation qui permet aux praticiens de sentraîner aux gestes chirurgicaux quils auront à accomplir.
Face à cette situation, lenseignement des mathématiques dans les facultés de médecine nest pas cohérent ; il est trop développé sil sagit de former à lexercice médical, mais très insuffisant si les bio-ingénieurs doivent sen contenter. Cest donc une très bonne idée détablir des passerelles qui permettent à des personnes qui ont fait des études poussées de mathématiques, notamment à Normale supérieure ou à Polytechnique, de sorienter vers la médecine, dautant plus que les mathématiciens-médecins qui en sont issus sorientent plus vers la recherche que vers le métier de praticien.
Comparons avec le rôle des mathématiques en économie. La modélisation est devenue plus complexe quand on a réalisé que les individus ne sont pas toujours rationnels et que lintérêt général nest pas la somme des intérêts particuliers. La modélisation et la simulation aident à faire des prévisions, sans quon puisse leur faire une confiance totale (car le nombre de variables est considérable et certains événements peuvent entraîner une rupture avec le passé). Les évolutions récentes sappuient sur :
léconométrie, qui sinspire à la fois des mathématiques et de la statistique ;
la théorie des jeux, qui permet de modéliser les rôles des différents acteurs dans une situation donnée et donc dapprécier les conséquences possibles de tel type dintervention sur tel paramètre.
La situation des facultés de sciences économiques est très différente de celles des facultés de médecine ; les mathématiques y sont largement enseignées et constituent un outil de sélection, à la fois des étudiants et des enseignants-chercheurs, Mais on est allé trop loin en ce sens ; la formation à la dimension sociale de léconomie apparaît aujourdhui comme le parent pauvre.
En conclusion
En poursuivant la réalisation de ces sept objectifs, on peut préparer lavenir de lindividu en laidant à se construire, à être lacteur véritable de sa propre vie. Nous touchons ainsi à la finalité-même de léducation ; ceci nous conduit à exprimer notre inquiétude concernant lenseignement de léthique, dont limportance croît du fait de la disparition de linfluence des religions, mais qui est très insuffisant, surtout dans les filières scientifiques. Or plus les sciences et les techniques progressent, plus on a besoin de se rattacher à des considérations éthiques ; les problèmes posés par les manipulations génétiques en fournissent un exemple frappant.
Il faut, dautre part, sortir de la schizophrénie ambiante qui se manifeste dans les éternels débats entre le réel et le virtuel, entre le laïc et le religieux, entre les humanités et linformatique
Il nous faut trouver des entre-deux qui permettent à la fois de traiter les problèmes éducatifs daujourdhui et de transmettre ce qui, dans notre patrimoine, donne lexcellence. Mais cette excellence doit être fécondée par les apports de nos partenaires et nous devons sortir du champ national de léducation pour nous tourner davantage vers lEurope. Il faut dailleurs souligner que le vieux continent nous présente une large panoplie de modèles éducatifs entre lesquels la pratique plus systématique du benchmarking savérerait très utile.
Pour terminer, tournons-nous vers les enseignants qui ne doivent pas se défausser et qui sont exhortés à affronter le réel, à affronter les conflits. Cest extrêmement difficile. Mais le professeur ne vient pas seul ; il est accompagné de sa matière et de la passion quelle lui inspire. Il est là pour être contagieux, cest-à-dire pour transmettre. Enseigner, cest apprendre lamour de lêtre et du possible, chacun avec sa passion, chacun avec sa langue (la langue mathématique, la langue littéraire, la langue philosophique, la langue géographique etc.), chacun sur ses points détonnement et démerveillement.
Claude LIEVENS
SESSION 3 : LE DEVELOPPEMENT DES ETUDES SCIENTIFIQUES
INTERVENTION DE MADAME JULIA KRISTEVA
Psychanalyste, Ecrivain
Refonder lhumanisme par léducation
Un quotidien du soir nous annonçait récemment que la gauche (mais peut-être pas seulement elle) se déchire en France entre, dune part, les ultralaïcs, républicains identitaires, et, de lautre, le multiculturalisme démocrate, partisan dune laïcité ouverte.
Si mon réflexe immédiat me porte vers ceux qui considèrent que légalité homme-femme nest pas négociable et si je redoute la complaisance avec le religieux chez ceux qui craignent lislamophobie de peur de « mettre le feu à nos quartiers », je constate avec regret que chacun de ces deux clans professe des idéologies qui ne sont pas à la mesure des crises. Des crises qui frappent aussi bien le politique que lhumanisme, et qui nous placent devant deux enjeux historiques : ouvrir le continent religieux, et reprendre le combat pour nos valeurs. Je mexplique.
Idéologues et chercheurs
Les carnages à Charlie Hebdo, à lHyper casher et au Bataclan et plus généralement la séduction quexerce le gansgtéro-intégrisme témoignent que les idées héritées des Lumières sont devenues des schémas, elles ne sont pas vraiment intégrées. En se contentant de cibler à juste titre les abus de lobscurantisme, nous avons réduit les religions à une archaïque survivance. Ce faisant, nous avons renvoyé lexpérience intérieure à lhistoire de lart ou plutôt au marché, quand ce nest pas plus rarement chez les psys. Un colossal travail nous attend : remonter la longue marche de lesprit laïc en Europe, bien au-delà de la Révolution française et de la guillotine.
La séparation du politique et du religieux nous évite, heureusement, maints abus théocratiques, et lEtat de droit se charge de garantir les droits des hommes et des femmes. Appuyé sur le juridique, le politique a cru pouvoir résorber le théologique. Mais la raison politique et sa ferveur ont dégénéré dans le totalitarisme, et lidéologie politique qui lui succède au XXIème siècle est réduite à gérer le surendettement endémique, la misère des exclus et parfois la vulnérabilité. On a oublié que le devoir de mémoire nécessite en priorité une réévaluation de la mémoire religieuse. Mais aussi et plus impérativement encore, il nous oblige à reprendre des idées des Lumières dans les textes et les épreuves des hommes et des femmes qui les ont portées. Et à les incarner, au lieu de les faire apprendre ou de les communiquer comme des valeurs.
Les embarras du politique et le démantèlement du théologico-politique par les Lumières ouvrent un boulevard aux idéologies et, depuis, aux intellectuels promus au rang didéologues : puissant héritage du XIXème siècle, ersatz du religieux, avec ses courants traditionalistes, libéraux, nationalistes, socialistes, de Joseph de Maistre à Karl Marx, enfin communistes. Ils se disputent les misères et les promesses du prêt-à-porter politique (droite, gauche, centre, divers extrêmes). Nécessaires, peu crédibles, soumis à la com hyperconnectée, les idéologues flattent une opinion publique frustrée, qui préfère la prophétie malheureuse et le populisme de souche à la sèche synthèse des gestionnaires sans lendemain. De droite ou de gauche ? Les escarmouches idéologiques offrent à la courbe du chômage une psychothérapie de groupe, en attente de plus de lucidité et de quelques solutions.
Mais les Lumières ont fait naître aussi des audaces philosophiques et cet essor encyclopédiste des sciences dont nous sommes aussi les héritiers. Jamais le champ du savoir na été aussi ouvert que dans notre époque hyperconnectée, interculturelle et interdisciplinaire. Vous voyez, je reste une pessimiste énergique. Des chercheurs, en retrait des médias et rétifs aux idéologies, essaient de déplacer sur lactuel leurs travaux, et explicitent les logiques de lintime et du social, des crises et des utopies. Moi-même, en faisant de la psychanalyse, de la linguistique, de la philosophie
autrement, je me place sur cette crête où dire cest faire.
Je dis psychanalyse et je prétends quelle occupe une place spécifique, à mes yeux décisive, dans ce continent des sciences de lhomme, de la société et de la nature, qui a surgi de la décomposition de lontothéologie ; mais la psychanalyse est aussi indispensable à la reconstruction de lhumain dans la crise existentielle en cours. Doù le projet du Comité Freud dinscrire luvre de Freud dans la Mémoire du monde, constituée par lUnesco. Pourquoi ?
Contrairement aux idéologies, les sciences humaines nont ni sous-estimé ni surévalué le sacré ou le religieux. De Marcel Mauss interrogeant le sacrifice à Lévi-Strauss élucidant les mythes et les structures de la parenté, lanthropologie, la sociologie, léthologie etc. nont cessé de problématiser lHomo sapiens comme un Homo religiosus. Mais seule la révolution copernicienne de Freud permet de nous adresser aux logiques intimes qui opèrent dans lexpérience religieuse et de les transvaluer.
Que nous dit la théorie de linconscient ? Freud na pas découvert que tous les hommes sont des bébés : les mères le savaient déjà. Il nétait pas le premier à savoir que le désir est un désir à mort, fusion/dé-fusion dEros et de Thanatos : le marquis de Sade lavait voluptueusement écrit. Freud a mis au cur de lexpérience intérieure, quil appela une « révolution psychique de la matière », le lien à lautre : besoin et désir, besoin de croire et désir de savoir, il la réactualisé dans le transfert (Übertragung), fondement de laventure psychanalytique.
A la place de la surenchère idéologique, il est urgent de prendre au sérieux lenseignement des faits religieux, en ladaptant à tous les échelons de lédifice scolaire. Pour contrer la propagande intégriste et son habillage idéologique, il simpose de faire connaître, afin de les problématiser, lhistoire et les préceptes religieux. Mais cette histoire et cette interprétation doivent aussi se porter sur les combats et les valeurs de lhumanisme, des droits de lhomme, la sécularisation et le féminisme compris.
Le transfert : investissement, besoin de croire et désir de savoir
Depuis une dizaine dannées, je me suis intéressée à la composante anthropologique, pré-religieuse, quest « cet incroyable besoin de croire ». Freud le relie au « sentiment océanique » de lenfant dans les bras de sa mère : la reliance maternelle sensuit ; et à la reconnaissance réciproque, affective et protectrice, avec le premier tiers, le père de la « préhistoire individuelle ». Le besoin de croire est laube du lien, le degré zéro de son écriture. Au départ, croire veut dire : je donne mon cur en attente de restitution ; il a donné credo (comme la noté Emile Benveniste dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes), la foi et le crédit bancaire. Le besoin de croire satisfait, je suis capable de savoir. Les deux mouvements psychiques, croire et savoir, sur le chemin de lautonomie, sont nécessaires pour la construction de la personnalité. Mais si lenfant est un questionneur, ladolescent est un croyant. Il a besoin didéaux. Si cette quête didéal nest pas reconnue par lui et par les autres, elle sinverse en punition et autopunition, vandalisme et destruction, en maladie didéalité.
Endémique et sous-jacente à toute adolescence, la maladie didéalité risque daboutir à en une désorganisation psychique profonde, si le contexte traumatique, personnel ou socio-historique sy prête. Lavidité de satisfaction absolue se résout en destruction de tout ce qui nest pas cette satisfaction, abolissant la frontière entre moi et lautre, le dedans et le dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun objet ne subsiste pour ces sujets qui nen sont pas, en proie à ce quAndré Green appelle la « déliaison » (dans louvrage qui porte ce titre), avec ses deux versants : la « désubjectivation » et la « désobjectalisation », où seule triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal.
En dessous du heurt des religions
Prise au dépourvu par le malaise des adolescents, la morale laïque semble incapable de satisfaire leur maladie didéalité. Comment faire face à cet intense retour du besoin de croire et du religieux qui sobserve partout dans le monde ?
En dessous du heurt de religions, la déliaison nihiliste est plus grave que les conflits interreligieux, parce qu'elle saisit plus en profondeur les ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction du besoin de croire pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui. Ces états limites ne se réfugient pas dans les hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent dans les catastrophes sociopolitiques, telle labjection de lextermination que fut la Shoah, une horreur qui défie la raison. De nouvelles formes de mal extrême se répandent aujourdhui dans le monde globalisé, dans la foulée des maladies didéalité que nous nentendons pas, que nous ne savons pas accompagner.
Déni ou ignorance, notre civilisation sécularisée na plus de rites dinitiation pour les adolescents. La littérature, en particulier le roman dès quil apparaît à la Renaissance, savait narrer les aventures initiatiques de héros adolescents : le roman européen est un roman adolescent. Dostoïevski a mis en évidence le nihilisme dans son roman Ladolescent (1875).
Aux XIXème et XXème siècles, lenthousiasme idéologique révolutionnaire, qui « du passé faisait table rase », avait pris le relais de la foi : la Révolution a résorbé le besoin de se transcender, et le temps idéal de la promesse sest ouvert, avec lespoir que lhomme nouveau, femme comprise, saurait jouir enfin dune satisfaction totale. Avant que le totalitarisme ne mette fin à cette utopie mécanique, à ce messianisme laïc, qui avait expulsé la pulsion de mort dans lennemi de classe, et réprimé la liberté de croire et de savoir.
La maladie didéalité nest pas sans pourquoi, comme le disent la mystique et la littérature. Lexpérience psychanalytique, quant à elle, ne se contente pas non plus dêtre un « moralisme compréhensif » (que Lacan redoutait). Ce qui la distingue de la philosophie et de la pédagogie, cest que dans lintimité du transfert-contretransfert, identification et désidentification, analysant et analyste, construction et déconstruction du besoin de croire et du désir de savoir, la psychanalyse cherche à affiner linterprétation de cette malignité potentielle de lappareil psychique qui se révèle dans les maladies didéalité.
La psy se réinvente : le cas Souad
A la Maison de l'adolescent, à lhôpital Cochin, une équipe interculturelle et ethnopsychiatrique accueille des jeunes qui tentent le suicide, plongent dans lanorexie ou adhèrent secrètement à des thèses complotistes contre les impurs, pouvant se pervertir en mal radical. Ils trouvent dans lislam une revanche, la pureté comme seule issue à leur mal-être, avec en prime une communauté offensive et la jouissance morbide de la vengeance par le sacrifice. Pour les aider à investir le goût de la vie, léquipe réinterroge le religieux, la soumission à l« orthodoxie de masse » (Abdenour Bidar) qui, en ignorant la personne, en réduisant la femme à une proie, répand dans lislam une culture de mort.
Souad a été hospitalisée pour anorexie grave, froide passion mortifère, accès de boulimie et vomissements épuisants : la déliaison est en marche. Ce lent suicide adressé à sa famille et au monde avait aboli le temps, avant de se métamorphoser en radicalisation. Le jeans troué et le gros pull flottant avaient disparu sous la burqa, Souad semmurait dans le silence et ne décollait pas dInternet où, avec des complices inconnus, elle échangeait des mails coléreux contre sa famille d « apostats, pires que les mécréants », et préparait son voyage « là-bas », pour se faire épouse occasionnelle de combattants polygames, mère prolifique de martyrs ou kamikaze elle-même.
Méfiante et taiseuse, rétive à la psychothérapie comme beaucoup dados, Souad sest cependant laissée surprendre par la consultation de psychothérapie analytique multiculturelle faite avec une dizaine dhommes et de femmes de toutes les origines et de diverses compétences, qui ninterrogeaient pas, ne diagnostiquaient pas, ne jugeaient pas. Ils affinent la diversité empathique de leur équipe : identifications disséminées et plurielles, famille recomposée, communauté réparatrice. Proximité maximale avec les affects, sensations et excitations frustrés, humiliés, mortifiés. Et mise en mots de leffondrement, pour accompagner cette personne qui sagrippe à la barbarie pour ne pas tomber en morceaux mais jouir à mort. La jeune fille qui provoquait en se décrivant comme un « esprit scientifique », forte en maths et physique-chimie, mais « nulle en français et en philo », commence à trouver du plaisir à se raconter, à jouer avec léquipe, à rire avec les autres et delle-même.
Un défi historique : la formation du « corps enseignant »
Renouer avec le français, apprivoiser avec le langage les pulsions et sensations en souffrance, trouver les mots pour les faire exister, défaire et refaire, les partager : la langue, la littérature, la poésie, le théâtre piègent le manque de sens et déjouent le nihilisme. Roland Barthes, dont nous avons commémoré le 100e anniversaire lannée dernière, nécrivait-il pas que, si vous retrouvez la signification dans la « plénitude dune langue », « le vide divin ne peut plus menacer » ? Souad nen est pas encore là. Elle a remis son jean. Ce sera une longue marche. Mais combien de jeunes filles nauront pas la chance de Souad dêtre reconnues, entendues, soutenues ?
La République se trouve devant un défi historique : est-elle capable d'affronter cette crise que le couvercle de la religion ne retient plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains ? De détecter et dempêcher la radicalisation ? L'angoisse qui fige le pays en ce temps de carnage et de surenchère idéologique sur fond de crise économique et sociale, exprime notre incertitude devant cet enjeu colossal.
Faisons une priorité de la formation, assortie dune valorisation conséquente dun corps enseignant et formateur attentif à la psychothérapie analytique. Ce dispositif serait voué à laccompagnement personnalisé du mal-être psycho-sexuel, du besoin de croire et du désir de savoir des adolescents, et de ce fait nécessiterait une redéfinition de la fonction/vocation de lenseignement lui-même. Les éducateurs, enseignants, professeurs, auxiliaires de vies, psychologues, mais aussi managers en ressources humaines, entrepreneurs
pourraient créer une véritable passerelle au-dessus labîme qui se creuse et de létat de guerre qui menace. Ainsi compris, lenseignement est plus quune priorité politique : il serait LA condition pour la refondation de lhumanisme dans la diversité devenue ainsi seulement partageable.
INTERVENTION DU PROFESSEUR JEAN-FRANÇOIS ALLILAIRE
Psychiatre,
Professeur émérite de lUniversité de Paris VI, Groupe Hospitalier Pitié-Salpêtrière
Léducation thérapeutique
Dans ce débat, jorienterai ma réflexion sur le temps long et sur lévolution de la médecine au fil des générations. Je me placerai sous les auspices de Michel de Montaigne qui affirmait quune tête bien faite vaut mieux quune tête bien pleine. Car il me semble que lobjectif premier de léducation nationale, de lécole, cest dapprendre à apprendre, cest de préparer lavenir de lindividu, de laider à se construire.
Lobjectif de la médecine, dHippocrate au XXème siècle, était essentiellement de soigner le malade et sa maladie. Mais, après la seconde guerre mondiale, après les horreurs de cette période et sous linfluence de lOMS, émerge une vision de la santé comme état de bien-être physique, mental et social. Vaste programme ! Mais cette conception a conduit la médecine à modifier ses objectifs : ne pas se limiter à soigner le malade et sa maladie, mais apprendre au patient à se maintenir en bonne santé, avec une notion dautonomie et de qualité de vie ; cest un objectif très différent mais très complémentaire du précédent. Cest de cette révolution que je voudrais parler, plus encore que de lévolution scientifique qui est évidemment considérable et qui a même induit dans la pratique médicale certaines dérives techniques, au risque den chasser lhumain.
Je parlerai particulièrement de léducation thérapeutique. Depuis une génération, la médecine a évolué avec une vitesse extraordinaire vers une attitude marquée par le développement de la responsabilisation et de lautonomie du patient. Il sagit de se libérer de cette étonnante emprise du médecin, du diktat du corps médical, pour que le malade devienne effectivement un acteur actif, réactif. Cette mutation, ce dépassement des méthodes traditionnelles ont été considérables ; il sest agi dapporter au patient, avec le tact et le sens de la mesure nécessaires, lensemble des informations, scientifiques et autres, relatives à sa pathologie et à son traitement. Cette démarche a été récemment renforcée par la loi de 2002, dite loi Kouchner, qui confirme que le médecin a lobligation de donner à son patient toutes ces informations et qui place juridiquement le patient dans une position dacteur, alors quauparavant il était en quelque infantilisé et soumis aux connaissances et aux prescriptions du médecin. Il faut donner au patient la libre décision concernant le choix de son traitement ; ce principe totalement nouveau doit être pris en compte, au même titre que les considérations scientifiques, humaines, sociales ou autres, pour proposer le meilleur soin tout en privilégiant la sécurité du malade. Il sagit dune révolution dans laquelle nous contribuons à léducation thérapeutique de nos concitoyens.
Quest-ce que léducation thérapeutique ? Toujours selon lOMS, cest une technique qui vise à aider les patients à acquérir les connaissances dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec la maladie. De plus en plus, la médecine soigne les malades sur la longue durée et ne se limite plus à des interventions ponctuelles comme elle le faisait à une époque où la prévention et la détection nétaient pas aussi précoces. Léducation thérapeutique fait partie intégrante de la prise en charge médicale et elle est organisée pour rendre les patients conscients et informés de leur maladie, des comportements qui lui sont liés et de lorganisation des procédures hospitalières. Lobjectif est de les aider, eux et leurs familles, à comprendre leur maladie et leur traitement, à collaborer et assumer leur responsabilité dans leur propre prise en charge, afin de les aider à améliorer leur propre qualité de vie. Quelles en sont les finalités et en quoi consiste-t-elle ? Il sagit de développer tout ce qui permet lacquisition et le maintien de compétences dauto-soins et dintégrer tout ce qui jusque-là était passivement reçu du médecin, seul jugé apte à pouvoir décider les soins à mettre utilement en uvre. Cela implique des compétences de sécurité pour permettre à chacun de préserver sa propre vie en tenant compte de ses besoins spécifiques. Il faut mobiliser lacquisition des compétences nécessaires pour mieux sadapter ; il faut relier les connaissances théoriques, cognitives, avec les expériences vécues ; il faut former des têtes bien faites ; il faut sappuyer sur lexpérience du malade, sur ses compétences psycho-sociales et sur celles de son entourage.
Sur quels éléments le médecin sappuie-t-il pour réaliser léducation thérapeutique ? On peut considérer quil y a plusieurs étapes :
réaliser un diagnostic éducatif sur les ressources dont dispose le patient pour acquérir cette compétence ;
définir un programme personnalisé déducation thérapeutique, avec des priorités dapprentissage ; ce programme sera évidemment différent selon quil sagit, par exemple, dune maladie chronique comme le diabète ou dune pathologie mentale comme une psychose ou une bipolarité ;
planifier et mettre en uvre des séances déducation thérapeutiques qui peuvent être individuelles ou collectives ou alterner les deux ; souvent, le démarrage se fait à lhôpital où léquipe de soins explique, expose et situe le contexte pour permettre au patient de sapproprier sa maladie ;
réaliser lévaluation des compétences acquises au fur et à mesure et après le déroulement du programme.
Une éducation thérapeutique de qualité sera évidemment centrée sur le patient et non sur la maladie. Cest lintérêt porté à la personne, à une prise de décision partagée respectant les préférences du patient qui permettra darbitrer le choix entre les différentes options thérapeutiques, en particulier au plan chirurgical, à partir de fondements scientifiques enrichis par lexpérience. Dans les séances collectives déducation thérapeutique, il y a un besoin quasi-scolaire dacquisition des connaissances nécessaire ; mais cette acquisition se fait par petits groupes, en fonction de lexpérience de chacun des patients qui y participent. Elle est totalement intégrée au traitement, à la prise en charge du malade et à sa vie quotidienne ; elle est adaptée à lévolution de la maladie et prend notamment en compte les phases de crise ou, au contraire, daccalmie. Suivant les cas, on pourra procéder à une éducation thérapeutique en profondeur ou mettre exclusivement laccent sur les mesures durgence à prendre. Elle est construite avec le patient (si possible en liaison avec ses proches) suivant sa personnalité, son rythme dapprentissage et son environnement émotionnel, affectif et familial, lequel joue évidemment un rôle essentiel dans la qualité du résultat et la guérison. Elle doit engager le patient dans un apprentissage actif cohérent avec son expérience personnelle et elle doit être multiprofessionnelle et interdisciplinaire. Le multidisciplinaire, déjà évoqué par Julia Kristeva, implique que tous les corps de métier concernés soient présents et décident ensemble le niveau déducation auquel il faut placer les propos.
Que peut apporter léducation thérapeutique à notre débat daujourdhui, orienté sur la grande question de léducation et du rôle des enseignants ? Dabord, elle se conçoit par pathologie et non pas par classe dâge, ce qui est extrêmement différent. Chacun des patients est à un moment différent de lévolution de sa maladie et lexpérience des plus anciens va profiter à ceux qui sont au début de leur maladie. Ceux-ci vont sinspirer de ce qui est décrit pour acquérir des compétences et se les approprier. Nous sommes dans un apprentissage par empathie, qui repose fortement sur la cohérence du groupe et permet une éducation ciblée et adaptée. Il ny a pas denseignement professoral, mais une sorte datelier de retour et de partage des expériences. Une comparaison entre léducation thérapeutique et léducation en général doit aussi tenir compte du fait quon est centré sur lacquisition de compétences pratiques et non sur lacquisition de connaissances théoriques. Si on prend lexemple de la lutte contre le tabagisme, les connaissances théoriques sont importantes, mais elles ne suffisent pas pour conduire le sujet à un processus dinterruption de laddiction. Léducation thérapeutique est recentrée et repensée à tous les stades de la prise en charge.
Il faut souligner que, pour développer léducation thérapeutique, la médecine sest inspirée de lapprentissage à lécole et des sciences de léducation. Bien sûr, il nétait que temps, à la fin du XXème siècle, de faire évoluer la pratique du paternalisme et de considérer le malade comme un acteur, comme un adulte qui doit sapproprier sa maladie et sa guérison par lauto-soin. Mais elle a le plus souvent à faire à des adultes malades qui sont en perte dautonomie éclairée en raison de leur maladie-même, laquelle crée un biais considérable pour lintégration des connaissances. Il faut en tenir compte car cest une difficulté fondamentale par rapport à léducation en général et, en particulier, à léducation thérapeutique.
Je voudrais dire aussi quelle pourrait généralement sappuyer sur des compétences qui auraient été acquises dès lécole, bien avant lapparition de la maladie, dans le cadre de ce quon appelle maintenant la promotion de la santé. Il faut y penser dès lécole, en fonction de la maturité des élèves et de leur expérience propre. Cest un sujet dactualité qui fait lobjet dun gros travail de réflexion à léducation nationale. Il est clair quen primaire léducation à la santé, comme léducation sexuelle, doit être intégrée à lenseignement. En secondaire, elle repose évidemment sur lacquisition des sciences naturelles, comme léducation sexuelle, léducation aux risques daddiction et la correction des croyances irrationnelles en matière dalimentation, de nutrition et de santé (trop souvent répandues dans lactualité des magazines). Enfin, plus globalement, elle devrait sappuyer sur un repérage précoce et une correction dès lécole des mauvaises habitudes au regard des déterminants de santé, que ceux-ci soient biologiques, comportementaux ou environnementaux (cest-à-dire soumis à des influences diverses). Par habitudes comportementales, je fais par exemple allusion à des comportements qui conduisent ladolescent à entrer dans une addiction et quil faudrait prendre en charge dès le départ par un éclairage cognitif, éducatif et informatif appuyé sur lexpérience personnelle dautres adolescents concernés.
INTERVENTION DE M. DIDIER HAMON
Secrétaire général du groupe « Aéroports de Paris »
Président du Comité Freud
Jai eu dans ma vie de nombreuses activités denseignement et jen ai encore. En particulier, jai été pendant neuf ans maître de conférences à Sciences Po (Paris) et à lUniversité de Versailles ; javais auparavant enseigné à Moscou et à Bruxelles. Jen ai tiré quelque expérience que je souhaiterais partager avec vous sur trois sujets.
Le premier concerne lenseignement du réel, qui existe beaucoup dans les universités américaines. Dans nos pays, le plus souvent, on tend à présenter de très belles théories sur le fonctionnement de lentreprise dans une vision quelque peu utopique. Mais cela masque des réalités douloureuses. La majeure partie du temps professionnel (peut-être 70 %) est consacrée à gérer la jalousie, la compétition interne, la méchanceté et non pas à exercer lactivité dont on avait rêvé. Il faudrait apprendre cette réalité aux jeunes, leur faire prendre conscience de la vérité de la vie, de la vie en collectivité professionnelle, de la vie dans cette communauté humaine quest lentreprise.
Le deuxième vise un déficit denseignement de léthique, peut-être assez bénin dans les études juridiques, mais considérable dans les études scientifiques. Parallèlement, linfluence des religions, qui était sensible dans ce domaine, a pratiquement disparu. Ce déficit a des conséquences de plus en plus graves car, plus les sciences et les techniques progressent, plus on a besoin de se rattacher à des considérations éthiques. Le secteur médical donne un exemple particulièrement frappant avec les manipulations génétiques Mais on observe une tendance comparable dans le domaine civilisationnel au sein de nombreuses sociétés. Car la limite de tout, cest ce qui se passe dans le cerveau, dans lâme, dans les consciences ; mais cette réalité est peu enseignée, peu travaillée, peu réfléchie. Il est absurde que, malgré lévolution des grandes questions de société, lenseignement supérieur ne donne aucune place à léthique professionnelle.
Le troisième point concerne la psychologie et la psychanalyse. Cest un domaine qui a profondément évolué au cours des dernières années, mais dont lenseignement, contrairement à celui des matières scientifiques, na pas été actualisé. De nombreuses filières prestigieuses (dont Polytechnique, HEC et les business schools) le négligent totalement. Il est pourtant difficile dagir efficacement dans les communautés de travail, notamment dans lentreprise, sans avoir la moindre ouverture sur les apports fondamentaux de ces disciplines.
Lenseignement du réel, lenseignement de léthique, louverture à la psychologie et à la psychanalyse devraient donc être pris résolument en compte dans les efforts damélioration de notre système éducatif.
INTERVENTION DE M. ROLAND GORI
Professeur émérite de psychopathologie clinique Aix Marseille Université
Chaire de philosophie à l'école des sciences philosophiques et religieuses
Université Saint Louis de Bruxelles
Je focaliserai mon exposé sur une question qui me paraît essentielle lorsquon prétend évoquer les questions déducation, cest le rapport au temps. Je commencerai par quelques citations :
« Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser na quun défaut, mais incorrigible : den fait perdre » (Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants).
« Nous serions capables déteindre le soleil et les étoiles parce quils ne versent pas de dividendes » (citation de Keynes [1933], appréciée par mon ami Bernard Maris, assassiné à Charlie Hebdo).
« Ce nest pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique » (Jacques Ellul, Les Nouveaux Possédés).
« Si les hommes doivent travailler et produire dans lusine de la science avant de parvenir à maturité, la science sera bientôt minée, de même que les esclaves trop tôt employés dans cette usine. Je regrette quil faille utiliser le jargon des négriers et des patrons pour traiter de matières auxquelles lutilité et le besoin matériel devraient rester étrangers ; mais les mots « usines, marchés du travail, offre, productivité » avec toute la terminologie usuelle de légoïsme viennent inévitablement aux lèvres lorsquon veut dépeindre la nouvelle génération de savants » (Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles).
Il faut bien reconnaître :
que la religion du marché est indissociable des monstres quelle a pu produire, notamment des mouvements « religieux » extrémistes radicaux que jappelle les théofascistes ;
que la technique crée une hégémonie culturelle et exerce une très forte emprise sur nos modes de penser et de gouverner. Il y a aujourdhui une sorte de sacralisation de la technique qui participe dune sorte dhégémonie culturelle. Les pratiques sociales qui mettent en uvre cette civilisation culturelle de murs constituent ce que lappelle un « thechnofascisme » (cf. Lindividu ingouvernable).
Pour avoir sévi dans diverses universités et avoir exercé quelques activités dexpertise au ministère de la recherche et au conseil national des universités, je peux vous dire que nous avons fortement pâti, au cours des dernières années, de ce que Nietzsche annonçait il y a un siècle et demi. La religion du marché sest introduite dans tous les secteurs du savoir et du soin par le vecteur des nouvelles formes de lévaluation, qui en ont constitué le Cheval de Troie.
Les formes déducation, les modes de transmission du savoir sont inséparables des pratiques sociales et des formes de pouvoir. Elles contribuent et légitiment des logiques de domination et de soumission sociales. Elles offrent des dispositifs qui fabriquent des êtres prédisposés à agir dune certaine manière, à acquérir des habitus. Ces nouveaux modes dévaluation quantitatifs, procéduraux et formels fabriquent des conformismes et des impostures (cf. La Fabrique des imposteurs).
Lune des finalités de léducation, cest évidemment le gouvernement de soi ; et celui-ci est indissociable du gouvernement des autres, consubstantiel au champ du politique. Cest la fameuse réponse de Socrate à Alcibiade qui lui demandait comment gouverner les autres : « Commence par te gouverner toi-même » ou « Sois ton propre thérapeute » ! Chacune des traductions « se gouverner » ou « être le thérapeute de soi » implique une éthique et une métaphysique différentes dans les manières déduquer.
On voit bien effectivement que, dans la philosophie de léducation, on peut aller du côté de la maîtrise ou du côté du soin. Cette idée me paraît essentielle. La maîtrise débouche sur une rationalité instrumentale, une emprise technique sur la nature, lautre et soi-même. Il est bien entendu quil ne sagit pas de critiquer les techniques, mais plutôt lessence de la technique, le sacré déporté vers la technique, la technique comme système technicien. La prise en compte du soin, le souci de la vulnérabilité implique une autre conception de léducation, et du même coup de la liberté, à contre-courant des différentes versions proposées par les libéralismes. Il sagit alors moins dune liberté dans laquelle le sujet se voudrait « lentrepreneur de lui-même » que dune liberté politique et subjective qui émancipe, mais qui « requiert la présence dautrui », comme lécrivait Hannah Arendt.
Quen est-il, aujourdhui, de nos préférences en matière de gouvernement des conduites, de leur surveillance, de leur contrôle et de leur normalisation ? Que révèlent ces préférences, en matière de pédagogie et de soin, si ce nest le choix dune solution technicienne pour traiter les problèmes humains, quitte à placer les sujets et les peuples sous curatelle, à prononcer une obsolescence programmée de lhumain (cf. Günther Anders, Lobsolescence de lhomme) ? Cest cette prévalence du langage de la machine qui a transformé aujourdhui le soin, léducation, la culture, la justice, linformation, le travail social
en dispositif de contrôle et de normalisation. Un seul exemple pour montrer la manière dont notre société conçoit laide aux personnes en difficulté.
Jaime bien évoquer une expérience qui a eu lieu à Londres, mais qui est menée depuis longtemps aux Pays-Bas et aux Etats-Unis. Une loi britannique de 2002 réprime très sévèrement les personnes prises dans des troubles sociaux légers (tels quinjures ou altercations) qui peuvent être liés à des excès dalcool. Il faut rappeler quà Londres 40% des urgences sont liées à des excès éthyliques : il sagit donc dun problème de santé publique. Mais ce qui me paraît le plus intéressant, le plus symptomatique, cest la manière dont ce problème est traité, dans une démocratie « libérale », par des solutions techniciennes. Plutôt que daller pointer au Commissariat, on propose de porter à une cheville un bracelet électronique qui, toutes les 30 minutes, mesure le taux dalcoolémie à partir de lanalyse de la sueur. Si ce taux est excessif, la machine envoie une alerte qui peut conduire la personne à devoir se rendre au Commissariat, être transférée à un tribunal etc. Ce qui me paraît très important, cest la réaction de lopinion et des médias. Ainsi, Le Monde écrivait : « On ne vise pas les délinquants, on ne vise pas les malades, on vise les gens qui exagèrent un peu trop un vendredi ou un samedi soir. Ils se retrouvent impliqués dans des délits, liés par exemple à des bagarres, et plutôt que de les emprisonner on peut les aider avec cet appareil. Cest moins cher et plus efficace. » Mais la forme de soin ainsi fabriquée par notre société, cette prescription de comportements subordonnée à un logiciel de machine bouleverse le lien social et conduit à dautres formes de violence, de morbidité, comme le théofascisme que nous connaissons aujourdhui. Ce qui est révélateur, cest la justification, le discours de légitimation sociale de cette expérience : « Cest moins cher et plus efficace ». Dans cette formule, on retrouve la curatelle technico-financière qui domine notre société actuelle dans le gouvernement des peuples et des individus
Car il faut bien comprendre que ce type dappareil ne concerne pas uniquement les alcooliques, mais beaucoup dautres personnes, comme les seniors en cavale de leur maison de retraite, les bambins tentés par lécole buissonnière et tous ceux qui chagrinent les policiers et les infirmiers. La bonne nouvelle, cest quune start-up de Polytechnique vient de mettre au point aussi un bracelet électronique qui mesure un certain nombre de marqueurs comportementaux, physiologiques et autres pouvant révéler une dépression. Parallèlement, des efforts importants sont consacrés à la mise au point dun logiciel de contrôle des comportements de personnes isolées qui leur permet, en quelque sorte, de sortir de leur isolement. Mais en fait, nest-ce pas la désolation ? Est-ce vraiment plus efficace que la conscience morale et que le discours démancipation des Lumières ? Des observations faites aux Etats-Unis, notamment dans lEtat du Dakota du Sud, montrent que le taux de récidive est nettement réduit lorsque les gens portent le bracelet électronique, mais quil revient à la moyenne générale dès quils lenlèvent. Ce phénomène concerne le lien social et contribue à la formation de la conscience morale et de sa substance éthique profonde : la machine (matérielle ou algorithmique) remplace la raison critique et la loi morale. Si on les enlève, le sujet est livré à sa « sauvagerie ». Ce technofascisme favorise lémergence des théofascismes daujourdhui (cf. Lindividu ingouvernable).
Les méthodes éducatives traduisent des conceptions du sujet humain, des visions du monde, des métaphysiques. Aujourdhui, cette rationalisation technico-administrative de tous les métiers correspond à une prolétarisation généralisée de lexistence. Je mexplique : quand Marx parle des prolétaires, il ne vise pas uniquement les conditions matérielles de la vie de louvrier, mais il sintéresse à des professionnels dont le savoir-faire, le savoir-être se trouvent confisqués par les exigences de la machine. Tout se passe comme si, à ce moment-là, le lieu de la décision se trouvait transféré de lêtre de louvrier vers le mode demploi de la machine.
Or, depuis la deuxième révolution industrielle, nous assistons à une sorte de taylorisation non seulement des tâches professionnelles, mais des manières de penser, des manières de vivre, des manières de rentrer en relation avec nous-mêmes et avec les autres. Cest le défi que nous avons aujourdhui avec la question de léducation, bien sûr, mais aussi du soin, de la recherche, de linformation, de la culture, de la justice, du travail social etc. Dans tous ces domaines, les professionnels se voient prolétarisés. Formés comme des artisans, ils se voient aujourdhui, quel que soit le secteur dans lequel ils exercent, invités à travailler sur des « chaines de production » standardisées par les évaluations et les procédures algorithmiques.
Vous avez remarqué que jaime beaucoup les citations, considérant que les auteurs que je cite ne sont pas, pour moi, des figures dautorité, mais des compagnons de vérité. Alors je terminerai avec ce terrible diagnostic prémonitoire dHenry Miller (Souvenir, souvenirs) : « Le soin et lamour dont on entourait jadis le corps humain vont maintenant aux machines. Les machines reçoivent la meilleure nourriture, la plus grande attention, les machines coûtent cher ; les vies humaines sont bon marché. Jamais dans lhistoire du monde la vie na été à meilleur marché quaujourdhui. Il est naturel, dès lors, que le soutien de la vie soit totalement dénué de valeur. » (Henry Miller Souvenir, souvenirs). Je crois exprimer ainsi le défi que nous avons à relever.
INTERVENTION DU PROFESSEUR JACQUES MILLIEZ,
Médecin, Essayiste
Lenseignement des mathématiques en médecine
Traditionnellement, les facultés de médecine ont eu le monopole de la formation des médecins, chirurgiens-dentistes, pharmaciens et autres. Cest exclusivement là que se faisait la sélection. Ensuite, en deuxième cycle on commençait lenseignement de la médecine ; il y avait des certificats optionnels, notamment en matière de statistiques. Il y a évidemment des passerelles pour les licenciés, notamment en mathématiques, et des sentiers privilégiés pour des étudiants des grandes écoles (Polytechnique, Normale supérieure
) qui souhaitent sorienter vers la médecine. Mais, quand ils ont terminé les études correspondantes, très peu dentre eux pratiquent effectivement le métier de médecin. La plupart vont vers ladministration ou la recherche.
Il ny a pas de programme de mathématiques commun à toutes les facultés de médecine. Il y a certes, pour la première année commune des études de santé (PACES), un programme national qui comprend sept unités denseignement (UE) mais, pour quatre dentre elles, le volume horaire nest pas fixé et varie fortement selon les facultés. LUE7, consacrée aux sciences humaines (santé, société et humanités) représente 20% des notes. Il y a dans lensemble beaucoup de sciences naturelles. Pourtant, ce sont généralement les étudiants issus de de la filière scientifique S qui réussissent le mieux et, parmi eux, les premiers reçus sont systématiquement ceux qui ont obtenu des mentions très bien ou bien. En toile de fond, nous avons donc une population beaucoup plus ouverte au domaine mathématique que ne lexigerait la médecine elle-même. Les programmes de mathématiques sont très différents dune faculté à lautre. A Nancy, par exemple, on traite des fonctions dune variable réelle A Paris VI, cest un cours de statistique de 15 jours relativement complexe (probabilités, échantillonnage statistique, tests dhypothèses etc.) ; les étudiants nen sont pas satisfaits (« cest trop compliqué, on ne comprend rien, le prof va trop vite etc. »). Mais ils manifestent une certaine indifférence et ne protestent pas trop car les maths, cest coefficient 1.
Le numerus clausus national pour les médecins, cest 7613 places. Lenseignement des mathématiques en médecine, cest très peu ; peut-être oublie-t-on quon est au XXIème siècle. Mais, dépassant cette première impression, je me suis demandé quand javais eu (ou aurais eu) besoin des mathématiques dans lexercice de ma profession : Presque jamais ! Quand on publie des études scientifiques, il y a toujours un statisticien qui est là pour vous conseiller. Personnellement, jai eu deux fois besoin des mathématiques, mais jai pu compter sur une aide familiale, en loccurrence celle de ma fille. La première fois, cest quand, en tant quobstétricien, je me suis intéressé au taux optimal de césariennes dans un pays comme la France, compte tenu du fait que le taux de décès est trois fois plus élevé après une césarienne quaprès un accouchement normal. Jai dailleurs pu constater que le taux de césariennes pratiqué en France était très proche de loptimum auquel conduisaient mes travaux.
Ma deuxième expérience, cest quand jai essayé de comprendre comment fonctionnait le cerveau ftal in utero, afin de progresser dans la recherche dinnervants. Au cours des observations sur lécran de lordinateur, je narrivais pas à me représenter les trajectoires des mains et des bras, qui sont évidemment des courbes dans un espace à trois dimensions. A cette occasion, jai notamment compris que mon intelligence était transmise par les formes. Puis jai été conduit à mintéresser à la géométrie riemannienne, qui assimile en quelque sorte les bras et les mains du ftus à des ondes (dépassant ainsi les limites introduites par les trois dimensions euclidiennes) et qui permet, en quelque sorte, de généraliser les notions de longueur de courbe.
Mais, au-delà de mon vécu personnel, je constate que les mathématiques sont omniprésentes en médecine et quelles sont à lorigine de progrès considérables aux plans technique et thérapeutique. Les méthodes de la statistique ont été introduites dans le monde médical français per le Professeur Daniel Schwartz. Mais cest peut-être la transmission de linformation (donc linformatique) qui a permis les progrès les plus spectaculaires.
La méthode algorithmique, promue notamment par Gérard Berry, Professeur au Collège de France, apporte une contribution considérable au diagnostic. En effet, le diagnostic dune maladie peut se faire de deux façons : On bien le médecin reconnaît, par un raisonnement analogique, une maladie quil a déjà vue au préalable, ce qui suppose expérience et mémoire. Ou bien le médecin recueille tous les signes présents et formule un diagnostic à partir de ces signes ; cest un raisonnement analytique, qui implique la capacité didentifier correctement les signes présents (séméiologie) et de connaître les signes des différentes maladies (nosologie), mais qui permet de diagnostiquer des maladies que lon na pas préalablement rencontrées. Le raisonnement analytique sappuie sur des algorithmes qui permettent de réaliser une démarche diagnostique analytique. Toutefois, chaque algorithme possède des limites :
Une bonne démarche diagnostique tient compte de très nombreux éléments quil nest possible dintégrer dans un algorithme.
Un algorithme propose une démarche qui repose sur une suite de questions qui senchaînent ; de ce fait, si la réponse à une question est fausse, toute la suite le sera.
En médecine, les mathématiques et la méthode algorithmique ont évolué ensemble et se sont largement interpénétrées. Elles conduisent à une exploitation systématique des grands fichiers, des big data qui permettent de recueillir de très nombreuses informations, par exemple sur le génome humain ou sur les pathologies de masse. On peut comparer des échantillons qui concernent un nombre considérable dindividus et construire des référentiels qui permettent dévaluer lefficacité de certains remèdes comme les chimiothérapies ou de préciser leurs règles demploi. La médecine réalise, grâce à cette démarche, des progrès considérables.
Mais lutilisation de linformatique permet aussi de recueillir, de traiter et de stocker un très grand nombre dimages. Ces images permettent de mieux comprendre comment fonctionne le corps humain et de progresser dans sa modélisation. Elles sont très utiles aussi dans la formation des étudiants. Nous sommes plongés dans une évolution vertigineuse dont témoigne Nicolas Ayache dans Le patient numérique personnalisé. Evidemment, limagerie du cerveau tient, dans ce cadre, une place éminente. L'IRM cérébrale permet de visualiser le cerveau ; elle fournit des informations très fiables sur la plupart des anomalies de ses structures anatomiques, permettant de définir aussi bien leur localisation que leur nature et leur origine. Elle est notamment utilisée dans la détection des anomalies vasculaires, comme lAVC, ou tumorales et pour l'évaluation de diverses maladies neurologiques, comme la sclérose en plaque. Une IRM cérébrale permet danalyser la partie superficielle du cerveau (la substance grise), sa partie profonde (la substance blanche), ses ventricules et leur contenu (liquide céphalo-rachidien) ; elle fournit aussi des informations précises sur la fosse postérieure du cerveau, zone qui reste peu visible au scanner.
Limagerie médicale computationnelle (traitement informatique des images médicales) permet de concevoir des algorithmes de traitement des images médicales afin den extraire linformation cliniquement pertinente et de la présenter au médecin dans un cadre unifié et intuitif. Elle peut ainsi laider dans le diagnostic, puis dans la planification et la conduite de lintervention thérapeutique ; elle offre la possibilité dapprécier en temps réel le déroulement dinterventions chirurgicales, de mettre en évidence les anomalies ou les erreurs et de les corriger immédiatement. Elle permet aussi de construire un modèle numérique du patient pour simuler lévolution dune pathologie ou leffet dune thérapie. Enfin, elle donne un outil de simulation qui permet aux praticiens de sentraîner aux gestes chirurgicaux quils auront à accomplir. Certains considèrent que parallèlement la robotisation continuera à progresser et que nous nous acheminons vers une chirurgie sans chirurgien. Le médecin conservera néanmoins son rôle découte, de consolation et de conseil
Il semble donc que lon soit à une croisée des chemins pour lenseignement des maths en médecine Enseignement trop développé sil sagit de former à lexercice médical, enseignement insuffisant si les bio-ingénieurs doivent sen contenter. Qui voulons-nous former : des praticiens qui écoutent, palpent, apaisent et soignent, sans maths, ou des robots qui sondent, jaugent, extirpent et guérissent à grands coups de logiciels ? Tout se passe comme si nous allions vers une médecine sans médecin, en tout cas sans chirurgien, une médecine qui transférera ses tâches à la machine ; les infirmières feront le reste ; elles resteront fidèles à elles-mêmes, ne calculant ni leur temps ni leur dévouement.
Mais voilà que les experts de Harvard expliquent (Golbal Surgery 2030 : Lancet 2015) que 5 milliards dêtres humains ont peu daccès à la chirurgie, que 2 milliards ny ont jamais pensé et quil y a chaque année, dans les pays à revenu faible ou intermédiaire (PRFI), 17 millions de décès qui auraient pu être évités par lintervention de services chirurgicaux de base. Cette étude est sous-titrée « la chirurgie dans la lutte contre la pauvreté », la pauvreté visée étant celle des PRFI et incluant la pauvreté en médicaments. Pour leur bien-être, leur prospérité économique, il leur faudra des têtes, des curs et des mains, pas seulement des machines à intégrales.
Je compléterai mon propos en lillustrant dune courte anecdote des années 80. Un médecin russe, arrivé depuis peu au Mali va être lynché parce quil a opéré un enfant de lappendicite à gauche et que cet enfant est mort. Le vieux sage dit alors : « Attention, vous allez tuer un homme, mais après nous naurons plus personne. »
INTERVENTION DE M. JACQUES PERCEBOIS
Directeur du CREDEN (Centre de recherche en économie et droit de lénergie)
Professeur déconomie, Université Montpellier I
Le rôle des mathématiques en économie
Quel est le rôle des mathématiques en économie et comment former les étudiants en conséquence ? Je rappellerai que le rôle de léconomie, cest dabord de comprendre les échanges entre les individus, les échanges entre les nations, lévolution des besoins de consommation, le rôle des producteurs et les coûts qui contribuent à la formation des prix. On fait évidemment de léconomie depuis très longtemps, mais certaines spécialités ont émergé plus tardivement. Quand Saint Thomas dAquin sintéresse aux taux dintérêt, il fait de léconomie. Les physiocrates, avec leur Tableau économique, ont fait de léconomie. Mais les préoccupations évoluent au siècle des Lumières et on cherche à comprendre les motivations des individus, les raisons pour lesquelles ils échangent, ce quils recherchent, les bienfaits quils apportent à la société. Le défi, cest que chacun poursuit son intérêt personnel mais quon doit aboutir à lintérêt général ! Cette émergence du décideur autonome va faciliter une certaine formalisation en considérant que lindividu est rationnel et quil nest pas bloqué par des contraintes extérieures. Au XIXème siècle, on voit apparaître des modèles déjà sophistiqués aboutissant à des équilibres partiels ou généraux ; les producteurs et les consommateurs se rencontrent sur des marchés où sexercent la concurrence et la compétition. Et finalement tout le monde y gagne.
On va rapidement constater que cette vision est très approximative. Les individus ne sont pas toujours rationnels et peuvent être poussés par des motifs ou des sentiments, tels que la jalousie ou laversion au risque, ou par des sollicitations altruistes... Souvent des comportements qui peuvent paraître rationnels à court terme ne le sont pas à long terme, ou inversement. Et lintérêt général nest pas la somme des intérêts particuliers, de telle sorte que lintérêt de la communauté peut sopposer aux intérêts de certains de ses membres. LEtat va prendre en compte la régulation des marchés et la nécessité de satisfaire les besoins collectifs (tels que la sécurité et la justice) sans hésiter parfois à sous-traiter les prestations correspondantes au secteur privé. LEtat est le garant de lintérêt général, que le marché à lui seul ne peut pas assurer. Lintérêt de cette approche, cest quon peut faire des modèles, des graphiques, utilisant des mathématiques, des théories générales pour expliquer, par exemple, le rôle de lEtat, la fiscalité optimale et le comportement des individus sur les différents marchés. On aboutit ainsi à une formalisation mathématique assez poussée.
Je prendrai deux exemples dévolution dans le domaine de lénergie. Le premier se rapporte à la théorie des jeux. Celle-ci permet de faire des modèles très complexes qui permettent par exemple dexpliquer pourquoi le prix du pétrole baisse. La demande nest pas très élevée, alors quil y a beaucoup doffre dans certaines régions. La théorie des jeux explique très bien que lArabie Saoudite a intérêt aujourdhui à faire baisser les prix pour garder sa part de marché. Ou encore que la Russie a intérêt à avoir telle stratégie locale par rapport aux Etats-Unis dans tel ou tel domaine afin, par exemple, de pénaliser lIran. La théorie des jeux permet détudier de nombreux scénarios, et dapprécier les conséquences possibles de tel ou tel type dintervention sur tel ou tel paramètre.
Le second exemple concerne léconométrie, qui sinspire à la fois des mathématiques et de la statistique. Elle permet de développer les techniques très sophistiquées nécessaires à certaines études. Par exemple, on recherche actuellement lincidence de linjection des renouvelables en Allemagne sur la fixation des prix de lélectricité en Europe et notamment en France. La question qui se pose est celle dune corrélation heure par heure entre linjection de léolien en Allemagne et la baisse du prix de lélectricité sur le marché de gros. Cest le type de problème quil serait impossible de traiter si on ne disposait pas dun outillage mathématique très puissant, mais les investissements intellectuels ainsi effectués sont justifiés car les résultats sont fiables et très intéressants. On peut aussi, comme en physique, faire des expérimentations car les modèles permettent de simuler des situations nombreuses et contrastées. On peut souligner que lutilisation dun modèle exige dexpliciter et de vérifier les hypothèses, dintroduire de la cohérence et de sassurer quil ny a pas dincompatibilité entre les données dentrée. Elle permet de faire émerger la bonne décision dans une situation donnée. Cest la raison pour laquelle les modélisations de ce type se sont très largement développées et quon a besoin de spécialistes compétents en ce domaine.
Dans léconomie daujourdhui, les mathématiques se sont considérablement développées. Elles servent à expliquer et à comprendre ce qui sest passé, à mettre en évidence des erreurs. Elles créent des conditions plutôt favorables pour prévoir ce qui va se passer sans quon puisse leur faire une confiance absolue ; dune part, en effet, il y a un nombre considérable de variables et, dautre part, on ne peut pas exclure que certaines évolutions, comme les progrès techniques, entraînent une véritable rupture avec la passé. De plus la modélisation permet de tester des cohérences, de faire des simulations, mais elle ne donne aucune garantie quant à la validité des hypothèses du raisonnement. Mais les résultats des études économétriques rassurent
souvent à juste titre.
Et puis, comme on le voit aujourdhui dans les universités et les grandes écoles, les mathématiques sont un outil de sélection des candidats. Dans lensemble, ceux qui ont une bonne formation en mathématiques réussissent relativement mieux. Cest aussi le cas pour les enseignants. Si vous voulez faire une bonne carrière denseignant-chercheur, vous êtes obligé de publier dans des revues de haut niveau, qui exigent en général une grande formalisation des papiers. Il est incontestable quaujourdhui la sélection des étudiants, comme celle des enseignants, fait une large part aux mathématiques. Le problème, cest quon a tendance à se spécialiser de plus en plus et à oublier la dimension sociale. Dans la formation des étudiants, les sciences sociales sont abordées dans des considérations historiques et les étudiants éprouvent des difficultés pour adhérer à des concepts qui appartiennent à lhistoire. Il faudrait développer louverture sociale et renforcer les études de cas pour passer de léconomie théorique à léconomie pratique. Selon toute vraisemblance, il conviendrait aussi de développer la formation en alternance, particulièrement en France.
En conclusion, les mathématiques ont eu un rôle croissant en économie, au fur et à mesure que cette discipline sest autonomisée et développée et quon passait de léconomie politique aux sciences économiques. Il y a des nombreux travaux que nous ne pourrions pas faire si nous navions pas des méthodes statistiques aussi élaborées. Mais, en même temps, il y a des limites car une bonne modélisation napporte pas de garanties sur la validité des hypothèses ; on peut faire de très beaux modèles mais arriver à des résultats complètement faux. La tendance vers une formalisation de plus en plus poussée est irréversible ; les mathématiques seront incontestablement utiles dans le long terme. Mais, en même temps, dans léducation nationale, la formation à la dimension sociale de léconomie devrait être davantage développée.
INTERVENTION DE M. ROLAND POURTIER
Professeur émérite, Membre de l'Académie des sciences d'outre-mer
Dire la France La géographie, l'école et la nation
Lobjet de lécole primaire ne se limite pas à lapprentissage des fondamentaux (lire, écrire, compter) ; elle devrait être un lieu fondateur du vivre ensemble. Mais cet horizon semble aujourdhui hors de portée pour une large fraction de la société qui sombre dans le communautarisme, au point que certains élèves issus de limmigration déclarent ne pas vouloir être français, voire en profèrent le mot comme une insulte. Le malaise est très profond et il suffit de lire Les territoires perdus de la République pour mesurer le désastre actuel des politiques du déni. Il y a une sorte de rejet de la fierté nationale, un enseignement de lhistoire de France souvent abaissé par les chantres de la culpabilité dont je considère quils minent lécole et la privent de la part de rêve héroïque sans laquelle la formation du citoyen résonne comme une coquille vide. La question est de savoir si et comment lécole peut contribuer à faire aimer la France pour se fondre dans son être, comme le firent des millions démigrés qui, depuis plus dun siècle, ont choisi la France jusquà en mourir, comme la écrit Aragon dans un poème bouleversant.
Aujourdhui, lécole intégrationniste pose de graves problèmes. Avec Jules Ferry, lécole de la République joua un rôle éminent dans le processus de construction de lidentité et de lunité françaises. Mais le temps nest plus où lécole glorifiait lhistoire de France, où la géographie cheminait dans la diversité des pays sur les traces du tour de la France par deux enfants, sans oublier la ligne bleue des Vosges qui, à lépoque, symbolisait la préparation de la revanche contre lAllemagne. La France actuelle ne correspond plus à cette période, elle ne correspond plus à la notion de nation définie par Renan dans son célèbre discours, cette nation conçue comme « une âme, un principe spirituel ». Elle nest plus cette totalité unifiée par la langue, unifiée par lengagement des hussards noirs de la République, unifiée par le chemin de fer rayonnant depuis Paris, unifiée par le sang versé sur les champs de bataille. Limmigration afro-musulmane a changé la donne. Reclus dans des ghettos tout à la fois économiques, sociaux, culturels, religieux, de nombreux migrants de première, deuxième, voire troisième génération ne se reconnaissent pas dans liconographie de la France, ni même, pour certains, dans les valeurs de la République.
Dans ce contexte où la tragédie de Charlie a été un révélateur pour beaucoup de ceux qui refusaient de voir la réalité, la tâche de lécole est particulièrement délicate. Plus structurellement, léchec de lécole républicaine ne tient-il pas, pour partie tout au moins, au fait quelle a honte delle-même à force davoir été dévalorisée, vilipendée ? Pour des centaines de milliers denseignants, le déchaînement médiatique autour de quelques cas de pédophilie rend de plus en plus risquée toute familiarité avec les élèves et compromet leur autorité. Aucun bricolage pédagogique, aucune prime électoraliste en faveur des professeurs des écoles ne pourra redonner sa fierté à lécole de la République, à lécole des instituteurs.
Jen viens à une question qui na pas été abordée : Pourquoi la France est-elle un des rares pays, sinon le seul, où les élèves ne portent pas duniforme ? Comment être fier de son école quand on nen arbore pas les couleurs ? Il y a pire : les programmes denseignement se détournent des grandes figures de lhistoire de France au nom dune idéologie universaliste émolliente et, à la limite, absurde. En outre, il semble quon ait oublié que la réussite de lenseignement repose sur ladmiration et non pas sur le dénigrement. Il nest pas étonnant, dans ces conditions, que lécole à la française se soit effondrée, à la 25ème place du classement Pisa (Program for international student assessment). Le redressement de lécole est, de lavis unanime, une cause nationale.
Le savoir et le vivre ensemble se construisent simultanément sur les bancs de lécole. Les professeurs dhistoire, de géographie et dinstruction civique se retrouvent en première ligne, aujourdhui confrontés à des situations inédites où le multiculturalisme ne se dissout plus dans une laïcité jacobine. Que faire ? Dans lapprentissage des valeurs communes, la géographie joue un rôle essentiel, bien que souvent éclipsé par la prédominance de lhistoire. Une grande proportion des élèves issus de limmigration nadhèrent pas au « roman national » quils considèrent comme nétant pas le leur. Comment, dans ce contexte, dire la France pour que celle-ci devienne désirable ? Car sans désir, il ne peut y avoir dadhésion à lobjet de la représentation. La France nest pas seulement une mémoire partagée, elle est un territoire de rencontre construit au cours des siècles jusquà sa sublimation dans la géométrie de lhexagone.
A lère de la mondialisation, et en contrepoint de la galéjade du village planétaire, les territoires emboités du quotidien et les destins croisés balisent les trajectoires identitaires. Du proche au lointain, les espaces vécus tissent un réseau multi scalaire de connivences unissant les hommes et les lieux. Permettez-moi un petit détour par lAfrique pour mieux faire comprendre mon propos. Les sociétés dAfrique Centrale ignoraient lEtat avant la colonisation. Cest la colonisation qui a créé leur territoire et cest à partir de ce territoire initial que se construit quelque chose qui ressemble à un état-nation. Les manuels scolaires africains magnifient tous leur pays. Je citerai un manuel du primaire du Congo (RDC) qui sexclame : « Congo, mon beau pays ! ». Le pays est décrit avec enthousiasme. Les performances du territoire remplissent une fonction comparable à celle des héros de lhistoire. Au Gabon, il a fallu plusieurs décennies pour que le Mont Iboundji cesse de culminer à 1400 mètres dans les manuels scolaires, alors quil en atteint à peine 1000 : difficile renoncement, comme si le Mont Blanc, sommet de lEurope, perdait le tiers de sa hauteur ! Lorsque jy enseignais, raboter le sommet du pays aurait était assimilé à du dénigrement néocolonialiste. Dans tous les pays neufs, le territoire joue un rôle essentiel dans le processus identitaire. Ce fut aussi le cas des Etats-Unis et de leur expansion territoriale repoussant sans cesse une frontier sans limite dont les westerns firent un récit fondateur. En République démocratique du Congo, le fleuve Congo, magnifié pour sa puissance, engendre une image unifiante qui contrecarre les forces centrifuges ethno-historiques. Sous le régime de Mobutu, le générique du journal parlé et télévisé souvrait, trois fois par jour, par lévocation du grand et majestueux fleuve Zaïre. Dune certaine façon, la géographie peut unir alors que lhistoire désunit.
Mais revenons à la France. Une des missions de lécole consiste à enseigner lespace de la vie commune, fruit de la mémoire et du territoire. Les cartes Vidal de La Blache affichées aux murs de toutes les écoles de la République ont été, durant des décennies, les icônes de lidentité française. Lidentité de la France, de Fernand Braudel, devait servir de bréviaire aux enseignants responsables de la transmission de cette géohistoire qui fonde la trame de la nation française. Les intitulés des trois parties du livre sont on ne peut plus explicites :
que la France se donne diversité ;
la cohésion du peuplement ;
la géographie a-t-elle inventé la France ?
Tout cela donne beaucoup de grain à moudre ! Mais aujourdhui, quelle image lécole donne-t-elle de la France ? Les manuels scolaires que jai évidemment consultés me laissent perplexe ; les auteurs, soucieux de sinspirer des recherches universitaires, oublient les ressorts primaires de léducation : le désir, ladmiration envers celles ou ceux qui parviennent à le susciter. Il est peu probable que les élèves de CM2 se passionnent pour lhabiter, pour le rôle des conseillers régionaux, pour le découpage territorial de la France ; ce nest pas très attractif quand on a 8 ou 9 ans ! Les manuels privilégient la fonctionnalité des territoires à la beauté des paysages. On oublie le rêve, léchappée belle, au-delà de lhorizon dune barre dHLM ; on oublie la richesse culturelle et gastronomique des multiples pays agrégés dans la nation, en un mot cette vivante diversité qui fait lêtre de la France.
Il faut susciter auprès des élèves la gourmandise géographique, les rendre sensibles à la richesse du patrimoine naturel et culturel de la première destination touristique du monde. Dire la France avec des mots qui donnent envie de la connaître et de laimer comme dans le Dictionnaire amoureux de la France, de Denis Tillinac. Rendre les élèves amoureux de la France, quel défi ! Quel défi pour la géographie, pour la République une et indivisible dont le territoire aux multiples facettes constitue le socle ! Ce socle républicain ne se réduit pas à un corpus de valeurs plus ou moins abstraites. Il est une entité géographique globalisante où se reconnaissent les Bretons, les Alsaciens, les Auvergnats
et les émigrés qui ont choisi la France. Ce socle est aujourdhui menacé par les communautarismes qui tournent le dos à la mémoire nationale, ignorent la terre qui la engendrée au cours des siècles, lui opposent des normes théologiques remettant en cause les fondements de la nation.
Dire la France, cest contribuer à construire le nous quinterroge non sans inquiétude Natacha Polony dans Nous sommes la France. Puisse la géographie de la France, kaléidoscope vivant de terroirs bigarrés, remplir sa fonction de matrice identitaire concourant dans ses diversités à faire vivre, aux côtés de la langue, la nation française car les lieux et les langues sont le fondement des reconnaissances affectives qui situent les individus dans le collectif. Cest pourquoi la question de de la géographie est aussi cruciale. Au-delà de la nostalgie des cartes de Vidal de La Blache, lécole reste notre avenir.
INTERVENTION DE M. JACQUES TREINER
Physicien
Je suis physicien théoricien, ancien professeur à Jussieu. Jai aussi enseigné à des étudiants qui ne se destinaient pas à une carrière scientifique, notamment à Sciences Po. Mon cours sintitulait : « Lavenir de la planète : population, énergie, climat » ; le but étant de donner le sens des ordres de grandeur à des gens qui étaient, comme on dit, des futurs décideurs, dans des domaine où les chiffres contribuent à faire la différence entre discours mondain et discours pertinent. Jai aussi été responsable des programmes de physique-chimie qui ont été enseignés au lycée général et technologique de 2000 à 2012. Je me concentrerai ici sur le secondaire car il me semble que cest le cur du sujet, en mettant laccent sur lenseignement de la physique.
Construction des disciplines scientifiques
Commençons par distinguer collège et lycée. Découper lenseignement scientifique en disciplines ne va pas de soi, dans la mesure où les systèmes auxquels on sintéresse relèvent en général de plusieurs disciplines à la fois. Les phénomènes atmosphériques, par exemple, relèvent sans doute de la physique et de la chimie, mais aussi du vivant, qui a produit loxygène quon y trouve, et auquel est attaché le cycle du carbone par lintermédiaire de la photosynthèse. Partir des phénomènes suppose une approche pluridisciplinaire, et les années de collège devraient être le lieu de construction des disciplines scientifiques, approfondies par la suite en tant que telles au lycée. Lenseignement intégré des sciences et de la technologie (EIST), tel quil est développé par lassociation La main à la pâte auprès des écoliers et aussi des collégiens de sixième et de cinquième dans environ 200 établissements, va dans ce sens. Ainsi, un établissement du 15ème arrondissement propose au collège un itinéraire de questionnement scientifique qui intègre physique, chimie, sciences de la vie et de la terre à travers trois thèmes, approfondis chaque année (notre place dans lunivers, matières et structures, interaction système-environnement) ; la nécessité des disciplines se fait progressivement sentir parce quelles permettent une meilleure compréhension des choses. Car, si le monde est structuré comme il lest, cest parce que les interactions à luvre (électromagnétisme, gravitation, interactions nucléaires
) sont ce quelles sont. Tout nest pas dans tout. On peut faire de la chimie sans se préoccuper de gravitation ou dinteraction nucléaire. Et réciproquement, quand on sintéresse aux noyaux atomiques, on peut faire abstraction de la chimie, car lidentité des noyaux atomiques nest pas remise en cause dans les transformations chimiques.
En ce qui concerne lenseignement des sciences au lycée, une question délicate à traiter, un obstacle difficile à franchir concerne la séparation des filières ; il y a théoriquement une filière littéraire (L), une filière économique et sociale (ES) et une filière scientifique (S). Le paradoxe, cest que la filière S nest pas la filière scientifique, cest la filière des bons élèves. La filière économique et sociale correspond peut-être à un véritable choix des élèves. Mais ni les professeurs ni les parents délèves ne veulent vraiment faire en sorte que la filière S soit une vraie filière scientifique ni que filière L ait un peu plus dallure et soit autre chose que le refuge délèves jugés médiocres. Cest un gros problème parce que ça transforme lobjectif de lenseignement des sciences : il se donne pour but de se limiter à lutilisation de résultats scientifiques, plutôt quau processus de leur établissement. Le texte du bac de physique de cette année fournit un bon exemple. Un des exercices avait pour but de tester la compréhension de leffet Doppler. Leffet Doppler est ce phénomène bien connu (pensez à une moto qui passe devant vous) par lequel la fréquence dune onde perçue par un observateur dépend du mouvement relatif de cet observateur et de la source émettrice : décalage vers les aigus si source et observateur se rapprochent, décalage vers les graves sils séloignent. Connaissant la formule mathématique décrivant le changement de fréquence en fonction des vitesses, on peut, par exemple, mesurer le débit sanguin dans une artère en émettant une onde acoustique et en observant sa réflexion sur les globules sanguins. Le travail de lélève consiste donc, dans un texte qui décrit la procédure expérimentale, à reconnaitre ce quest la source, et ce quest lobservateur, de façon à appliquer la formule correctement. Ce quon lui demande, cest de rechercher, dans le texte, linformation qui permet dalimenter la formule donnée. Ce nest pas créateur et cela ne recouvre quune partie de la démarche scientifique. Mais je comprends la logique de la démarche dès lors quon se retrouve avec une population scolaire qui va faire de tout (Sciences Po, études de médecine etc.) et qui, en moyenne, nest pas attirée par ce qui constitue le cur des matières scientifiques.
Pour préciser les choses, faisons un détour, et demandons-nous :
Quest-ce que comprendre ?
Comprendre est une activité créatrice. La preuve, cest quon peut comprendre de travers ; on peut faire des erreurs de compréhension ; une erreur est une création de celui qui reçoit lenseignement. Il a créé, pour lui, une mauvaise compréhension du sujet. Il peut en créer une bonne. Si un ami me raconte ce qui lui arrive et si je lui dis « je te comprends », cest que jai de lui une représentation, une construction mentale, une théorie qui fonctionne dans ma tête comme je le vois se comporter lui-même dans la réalité. Je peux même prévoir ses réactions et assurer que dans telle situation il réagira de telle manière. Comprendre passe toujours par une recréation mentale de la réalité à laquelle je mintéresse. Cet aspect nest pas propre aux sciences ; un roman, cest une reconstruction du réel par la pensée, comme lest une uvre dart (peinture, sculpture etc.). Ce qui est spécifique aux sciences, cest que cette reconstruction du réel par la pensée débouche sur létablissement de lois universelles qui sont explicatives.
Ces lois universelles de la physique ont une expression mathématique, si bien que les rapports entre les mathématiques et la physique ne sont pas des rapports dapplication dune discipline dans une autre ; ce sont des rapports de constitution ; il ny a pas de physique sans mathématique et il ny a pas de mathématique sans physique, parce que les concepts de mathématiques sont des abstractions de la réalité objective du monde physique (objective car indépendante de nous). Pourtant, la plupart des professeurs de mathématiques et une fraction importante des professeurs de physique considèrent que les mathématiques sont une sorte doutil, loutil mathématique. La réalité est beaucoup plus complexe et plus intéressante aussi et il me paraît très important de travailler, dans lenseignement, le rapport entre les mathématiques et les sciences. Mais ce sujet a été coupé dans les programmes : évidemment, si on veut simplement former des élèves à la vulgarisation scientifique, on na pas besoin de travailler ce rapport
Quest-ce quune bonne explication ?
Comprendre, cest donc disposer de bonnes explications. Quels critères adopter pour juger quon a une bonne explication ?
Dune part, une bonne explication, une bonne théorie, doit expliquer le plus de phénomènes possible en les reliant les uns aux autres. La théorie selon laquelle la terre tourne sur elle-même selon un axe de rotation incliné par rapport au plan de sa rotation autour du soleil met en relation lexistence des saisons et le fait que, à six mois dintervalles, les étoiles proches semblent se déplacer sur le fond du ciel (phénomène de la « parallaxe des étoiles »).
Dautre part, une bonne théorie a une portée qui va au-delà des phénomènes qui ont été à son origine. Elle doit pouvoir permettre de faire des prédictions testables pour des phénomènes nouveaux, quon ne connaissait pas avant létablissement de la théorie. Quand en 1864 Maxwell écrit les équations qui portent son nom, relatives à tout ce que lon connaissait à lépoque sur lélectricité et le magnétisme, il saperçoit en les triturant quelles peuvent se mettre sous la forme de propagation dondes. Calculant la vitesse de propagation de ces « ondes », il trouve la vitesse de la lumière. Comme cela ne peut être une coïncidence, il conclut que la lumière doit être une « onde électromagnétique ». Mais celles-ci ne seront découvertes expérimentalement que vingt ans plus tard par Hertz. Le fait que quelque chose du monde réel (les ondes électromagnétiques, phénomène banal aujourdhui) émerge sur le papier montre que les mathématiques et la physique nont pas des rapports dapplication univoques, dune matière vers lautre. Nombreux sont les cas, dans lhistoire de la physique, où des phénomènes nouveaux jaillissent des équations, alors quon ne les connaissait pas auparavant. Les ondes gravitationnelles, lanti-matière, les neutrinos etc., autant de phénomènes qui ont été prévus avant davoir été observés.
Enfin, une bonne explication doit être difficile à changer ; puisque, comme on la vu, une bonne théorie relie des phénomènes très divers, il est difficile de la modifier pour les besoins dune question particulière, car on risque de détruire ce quelle permet dexpliquer par ailleurs. Un exemple classique, cest la théorie de la relativité générale qui est née quand a été comprise la nécessité dintégrer la gravitation à la relativité. Et aujourdhui, en tenant compte du fait que les ondes électromagnétiques se propagent dans un environnement où elles sont soumises à la gravité terrestre, on arrive, avec le GPS, à localiser un objet à quelques mètres
Enseigner
Mon propos rejoint certains messages précédents sur le questionnement et la problématisation. Ce nest pas lobservation qui fait progresser la science, mais linterrogation sur lobservation ; tel est le message quil faut faire passer à travers lenseignement des sciences Linterrogation conduit à la formulation de conjectures ; cest là que se situe lactivité créatrice. Ensuite vient la phase de sélection des conjectures par confrontation avec lexpérience. Une conjecture a une portée qui permet de concevoir des phénomènes et de lancer lexpérimentation. Si celle-ci échoue, de deux choses lune : ou bien on a fait une erreur dans lexpérimentation, ou bien il faut revenir à la conjecture et la modifier.
Je peux évoquer un exemple dexpérience qui permettrait de faire réfléchir des élèves : la goutte deau qui tombe sur une certaine surface et qui ne sétale pas. Malgré lapparence banale, cest extrêmement profond ; après sêtre posé quelques bonnes questions on entrevoit la théorie du mouillage. Cest le type de jeu quil faut jouer à lécole et je pense quavec un peu daide les professeurs pourraient utilement le mettre en place.
Le rôle du professeur nest pas dêtre le détenteur de la vérité. Ce nest pas un vulgarisateur. Dans la vulgarisation, on expose les résultats, létat des lieux et les interrogations dune discipline. Dans lenseignement, on cherche à rendre létudiant autonome, à ce quil puisse se débrouiller ensuite par lui-même et, au final, se passer du professeur. Lidéal, cest quil puisse dire à lélève : « Mon travail consiste à ce que tu naies plus besoin de moi pour comprendre. ». Et, lorsque lélève y parvient, on réalise quenseigner est le plus beau métier du monde.
SESSION 4
LETUDE DES METHODES PEDAGOGIQUES PROPICES A FAIRE DE LELEVE UN AGENT ACTIF DE SON ENSEIGNEMENT ET NON PLUS SEULEMENT UN RECEPTACLE PASSIF
INTERVENTION DE M. DANIEL SIBONY
Mathématicien, philosophe et psychanalyste
Que peut-on attendre de léducation ? Surtout de léducation nationale, cet adjectif signifiant que la Nation a décidé de se charger de léducation des citoyens et que cela se fait avec des enseignants, des éducateurs qui eux-mêmes se consacrent à cette activité et attendent den vivre. Et voilà que cette éducation nationale révèle des problèmes, qui reflètent lensemble des problèmes que la nation supporte par ailleurs. Je vais donner et analyser quelques exemples à cet égard.
Quand jai écrit le livre Violence, il y a une vingtaine dannées, jai beaucoup parlé avec des profs du secondaire en banlieue ; lune de ces personnes mavait dit :
« Ma classe est partagé en deux moitiés, les Arabes et les Noirs, qui puisent dans leurs passés respectifs des motifs dincessants reproches. Et moi, quest-ce que je fais là-dedans ?
Eh bien, vous enseignez votre matière, lhistoire et la géo. Cest très bien.
Peut-être, me répondit-elle, mais de quel droit ? »
Et ce « de quel droit » a résonné très fort dans ma tête parce quil exprimait le concept, que je ne connaissais pas encore, de culpabilité perverse, de culpabilité narcissique. De quel droit allait-elle intervenir dans les têtes de ces jeunes qui avaient des problèmes bien plus urgents à régler ? Elle était requise dans une position de tiers qui aurait pu dailleurs la situer entre les deux camps ; elle ne sen sentait pas le droit. Très souvent les enseignants, comme dautres créateurs, bradent leur narcissisme, narcissisme dont on sait bien quil est la meilleure et la pire des choses. Mais avoir un narcissisme troué, entamé, vaut mieux à la fois que de navoir pas de narcissisme du tout ou que davoir un narcissisme plein, plein de lui, qui ne laisse pas suffisamment de jeu. Et nous sommes totalement dans le jeu de la vie et dans le jeu de lêtre. Elle aurait pu se dire : « Et moi, quest-ce que je fais là-dedans, moi avec ma présence : je suis là, mais je ne compte pour rien ». Tous sont en scène et témoignent de notre présence au monde, de notre présence aux autres, à nous-mêmes, à notre histoire, de notre présence à lêtre en tant quinfini des possibles. Elle avait rejeté cet infini des possibles.
Une autre avait à faire un cours de philo sur lacte. Et, quand elle arrive, elle constate que sa place et son bureau sont couverts dordures ; les élèves y avaient renversé des poubelles. Elle a fait son cours sur lacte comme si de rien nétait ; elle rentre chez elle mais, le lendemain, elle na plus envie de revenir. Elle obtient un congé et elle constate peu après quelle na plus envie denseigner la philosophie, alors quauparavant elle en avait envie. Nouveau type de violence retourné contre soi ! Les élèves avaient fait un acte de violence, mais sa violence a été encore plus forte envers elle-même en faisant son cours comme si de rien nétait, avec Aristote et Kant, alors quelle avait sous le nez un acte. Elle aurait pu soffrir le luxe de penser un acte, en quoi elle aurait transmis aux élèves la véritable nécessité de penser, qui est de penser en actes et de faire de la pensée elle-même un acte, plutôt que de faire un récital de pensée éminente. Là encore, chacun a ses raisons, tout comme les élèves qui narrivent pas à suivre, qui sont distraits, qui sont agités. Chacun a ses raisons mais, quand on entre dans cette phase de jeu, on sengage à mener un certain jeu et cest un jeu qui donne sur linfini. Freud a eu raison de dire quil faut apprendre et quil faut se situer chaque fois en bordure de ce quon a appris : en avant, en arrière, en marge, mais pas dedans. Car alors on devient fonctionnaire de ce quon a appris et on fait fonctionner quelque chose.
Ce que jattends de lenseignant, cest ce que jai essayé de susciter car jai enseigné quarante ans à lUniversité (Jussieu, Vincennes, Saint-Denis), à des gens de toutes sortes : des profs, des chercheurs etc. A chaque fois, le terrain impliquait des expériences. Je me suis surpris les dernières années à instaurer un cours de pensée. Jai convaincu les collègues et les étudiants quon exécutait des maths ou une analyse de texte ou un rapport sur la géopolitique, mais quon ne pensait pas à ce quon exécutait. On ne pensait pas notre présence à cet objet, à la présence de cet objet ; comme dans les jeux infinis on ne pense pas à lirruption du hasard dans tous ces processus. Quand on commence un processus qui est technique, on espère par devers soi quil va surgir des problèmes inattendus auxquels on va saffronter. Et cest là quon se donne la plus grande jouissance. A la place, si on élude, il y aura de la souffrance ; la souffrance et la jouissance communiquent dans cet acte qui a quelque chose dextraordinaire, dontologique, dessentiel qui est dapprendre à prendre place, à travailler lemplacement pour se tenir debout, à enseigner les matières, à produire des effets qui convoquent chacun des acteurs à un certain dépassement des limites, à une certaine mise en jeu des limites. Apprendre à lire, cest une chose extraordinaire ; très peu de gens sortent de la fac en sachant lire ; ils peuvent mettre à exécution une épistémologie de la lecture, une génétique du texte, toutes sortes de concepts, mais nous parlons là de rapport à lêtre, à lexistence. Savoir lire, cest presque être intelligent. Car quest-ce que lintelligence si ce nest intelligere, savoir lire entre les lignes ? Inter, interligne
Faire du lien quand il ny en a pas et délier quand il y en a trop. La situation de lenseignant, de celui qui transmet est toujours convoquée au bord de sa matière, au bord de ce quil transmet car cest là que se transmettent les effets de linconscient qui convoquent la conscience.
Je disais quelquefois à ces profs : « Quest-ce quon fait ? » Et jétais totalement harcelé par ce genre de questions : comment faire ? Je me suis un jour échappé en leur disant : Quand vous allez à un cours, demandez-vous comment vous allez passer les deux heures qui viennent le plus agréablement possible pour vous. Evidemment, si le plus agréable pour vous, cest de lire lEquipe dans un coin, alors ça donne une certaine limite qui dailleurs pourrait être poétique si vous lassumiez. Car voilà où va éclater le vrai problème, cest quil y a un défilement et que, dans ce défilement devant cette scène ontologique, le prof ne vient pas tout seul ; il est accompagné de sa matière et de sa passion pour sa matière. Et il est là pour être contagieux, cest-à-dire pour transmettre, au-delà de ses projets, ce qui le rattache à cette matière. Le prof danglais doit avoir la passion de la culture anglaise, de la civilisation, de la langue. Car, dans tous ces lieux éducatifs, nous enseignons et nous apprenons à faire face au possible, à affronter le possible, chacun avec sa passion. Cest cela, apprendre à vivre. Les enseignants ont une passion déjà donnée ; mais les élèves, quelle est leur passion ? Il nest pas évident que ce soit la passion dapprendre car la passion dapprendre, ça sapprend. Les élèves sont, à tous les niveaux, comme des tout-petits. Si vous avez loccasion dexpliquer quelque chose de compliqué en répondant à une question que vous a posée un petit, vous allez voir immanquablement son regard sallumer et ça va briller dautant plus quil aura limpression que vous lui avez transmis quelque chose qui marche. Jinsiste sur la dimension technique : quand il a un appareil et que ça marche, il a accès au tiers, il a accès à des retours symboliques, il a accès à des parts de lui-même quil ne soupçonnait pas. Peu importe quil jouisse surtout de clouer le bec à celui qui ne sait pas, ça fait partie de la routine narcissique normale
Les élèves viennent donc avec ce potentiel de passion. Mais, dans la journée, ils sont fatigués et, le soir, encore plus fatigués ; et les pédagogues externes disent quon les a surchargés, quil faut alléger tout ça. Et sils étaient fatigués dêtre déçus dans leur attente ! Car ce qui nous fatigue le plus, ce nest pas de travailler, cest que, dans le travail comme dans loisiveté, on na pas répondu à notre propre attente de vie. Ce qui nous fatigue, cest de ne rien faire, avec cet aiguillon qui sallume et qui en a marre de séteindre chaque fois parce quil na pas fait de rencontre ; alors lobsession de lallègement donne lieu à des escroqueries interminables. Jai assisté à la fac, il y a trente ans, à des petites réunions rapides de profs où nous étions sollicités pour balayer la sélection. Et nous nous disions ; « Ils sont fous de vouloir supprimer la sélection, parce quils vont la retrouver quelques kilomètres plus loin. Elle sera plus féroce, par exemple lors de linsertion dans le marché du travail ». Et je vous assure que la toute dernière année que jai passée à la fac à Saint-Denis a été un peu honteuse pour moi parce que jai cru me retrouver au souk de Marrakech, ville où jai grandi, avec des élèves dont la copie méritait 2, à qui je donnais 4 et qui venaient négocier un 6 en vue dobtenir un 8 grâce à la pression des autres profs et de passer. Il était temps que je parte ! Mais cest sûr quil y a une façon de ne pas affronter le problème.
Je vais vous donner un autre exemple que jai cité dans mon livre où jintroduis la culpabilité perverse. Nous sommes dans une classe de banlieue où la prof veut faire une petite initiation au fait religieux. Ce matin, on a dit limportance du fait religieux, sauf quil y a une hypocrisie à souligner parfois cette importance. Ainsi, quand on dit « religion et laïcité », chacun sait quon veut dire en fait « islam et laïcité » car les autres religions se tiennent plutôt tranquilles ; elles ont lhabitude que chacun donne sa culture religieuse dans sa propre chapelle. Donc la prof commence son cours en expliquant quil y a trois monothéismes ; le premier, cest le judaïsme ; le deuxième, le christianisme et
Une main sest levée :
« Madame, vous avez tout faux. Le premier, cest lislam.
Je ne veux pas parler de qualité, je parle chronologiquement. »
Et là, un tiers des élèves relève le doigt. Et la prof se défile : on ne fera pas dinitiation au fait religieux. Pourtant, dans des régions que je qualifierai de plus faciles, à Montaigne par exemple, un élève ma dit quil a eu des cours en bonne et due forme sur les hébreux, sur lislam
Quel sens peut avoir une éducation nationale qui devient une espèce de miroir multiforme qui renvoie les crispations dans la société, notamment cette peur panique daffronter le conflit. Il y a des profs qui non seulement sont prêts à affronter le conflit, mais qui nont pas peur quil surgisse. Ainsi, certains profs de banlieue mont appelé après les événements pour que jaille parler des identités dans leurs classes dont les élèves étaient à 80% issus de la diversité. Tout sest très bien passé. Je nai même pas compris pourquoi eux avaient peur ; sans doute héritaient-ils dune autre peur, la peur de lencadrement qui ne les soutiendra pas et qui même sévira sils sont loccasion de lapparition de problèmes identitaires. Il faut au contraire quon puise en parler. Si on ne peut pas en parler dans la sphère sociale et encore moins en amont, où peut-on en parler ? Il y a là quelque chose qui est de lordre de linverse de lenseignement. Un prof qui se défile, cest un prof qui est résigné à exécuter sa routine, comme celle qui a fait le cours sur lacte. Il vient simplement pour faire un cours dans telle ou telle matière ; Il ne sagit pas de rencontrer des élèves et de se rencontrer soi-même dans une surprise devant létonnement à létat pur. Et un élève qui se défile, cest un élève qui est résigné à sennuyer et à exécuter le minimum de travail nécessaire pour avoir son diplôme.
On est loin de lenjeu cosmique de cet espace de transmission, de lenjeu où nous avons tous rendez-vous avec le divin, avec la grande nouvelle de la vie, ce qui ne contredit pas le besoin de croire, lequel nest jamais que le besoin daimer. Croire, cest donner son cur. Sauf que la croyance est une forme un peu affaiblie de lamour parce que cest un placement de lamour. Si un croyant rencontrait son dieu au coin de la rue, il paniquerait, il lui dirait : « Quest-ce que tu fais là ? Moi, je crois en toi, reste à ta place. » La croyance simplifie beaucoup les questions damour, mais tout cela tourne autour de la question de lamour. On enseigne lamour de lêtre et du possible en différentes langues : en langue mathématique, en langue littéraire, en langue philosophique, en langue géographique, chacun sur ses points détonnement, démerveillement. Et si ça se transmet, on transmet à lautre et à soi-même quelque chose qui est au-delà de telle ou telle matière, qui est un mélange de matières toutes premières, des matières originelles et surtout on met en pratique quelque chose qui pour moi a toujours été précieux et que jai fini par conceptualiser sous la notion dentre-deux. On enseigne ceci parce quon tient à cela. On apprend cela parce quon tient à autre chose. On nest jamais dans un rapport de face à face. On est toujours dans un entre-deux quil sagit de féconder, de pratiquer, de transmettre. On est toujours dans un antre et ceux qui viennent en disant : « Il serait temps de savoir de quoi on parle » sont généralement des personnes angoissés qui veulent éteindre cette espèce de fente, dantre, de passage
Car enseigner, recevoir un enseignement, cest un passage. On ne fait que passer et si on traverse lespace avec lemblème de la passation dêtre, avec lemblème dun entre-deux, le résultat est bon. Quest-ce quest le complexe ddipe dans une famille ? Ce nest pas simplement vouloir tuer le père (et en général on ne le fait pas, même quand il y a une tentative de meurtre !). Il sagit de franchir lentre-deux parental sans prendre parti pour lun ni pour lautre, mais en étant porté par les deux béquilles. Pour passer ! Et, si on passe, on a gagné. Jai vu des psychanalystes en cure qui navaient pas mentalisé que leurs parents avaient fait lamour, qui navaient pas mentalisé lentre-deux originel et, par là, lentre deux cuisses dont ils sont sortis.
Cette convocation qui est là dans la scène enseignante, dans la scène éducative, cest une épreuve ontologique, cest une épreuve éthique ; il sagit pour lenseignant et, par ricochet, pour lélève, pour létudiant, de tenir à ce à quoi il tient, de ne pas se défiler. Dans la scène familiale également, on transmet la loi aux enfants quand on a lintelligence de ne pas incarner la loi, de ne pas se prendre pour la loi, mais simplement de la transmettre. On la leur transmet, mais ils vous font passer des examens ; notamment, ils sont attentifs aux situations où ils peuvent voir si ladulte arrive à passer avec la loi sans avoir le mode demploi. Cest comme dans la scène enseignante : est-ce quil arrive à passer sans avoir le cours, les notes de cours, sans avoir les problèmes standards. Je me souviens quautrefois, en math élem au Lycée Henri IV, jai souffert dun point précis : le prof de maths nous dictait le cours. Pendant sept heures par semaine, nous faisions de la dictée ! Et jai senti une frustration, me disant que je navais jamais vu ce prof mettre la main dans le cambouis mathématique, cest-à-dire se battre avec une situation à mathématiser
Cétait lisse : nous avions le cours ! Heureusement, jétais motivé et je faisais un sacré travail en dehors pour me plonger dans cette ébullition mathématique où il sagit de trouver ce quon ne sait pas. Cest bien cela le rôle dun chercheur, et il nest même pas sûr darriver quelque part ! Mais peu importe ; même sil narrive nulle part, personne ne peut lui enlever sa recherche. La jouissance de cette recherche sera réinvestie dans dautres domaines.
Le problème, cest donc darriver à donner aux élèves, aux profs, à lencadrement la très haute idée de la scène quils jouent chaque jour, de la scène dans laquelle ils prennent part, comme une scène de partage qui ne se limite pas aux connaissances, une scène où aucun des acteurs ou des actants nest identique à ce quil est. Il y a aussi un autre aspect et cest peut-être grâce à lui quil peut et quil doit aussi tenir une place dans lidentité car pour pouvoir perturber les identités, pour pouvoir les féconder, il faut en avoir suffisamment. Il faut avoir assez aimé son origine pour pouvoir la quitter. Ceux qui restent scotchés à leur origine nont pas épuisé lhistoire damour originelle pour pouvoir conquérir leur liberté. Liberté ! Tenir la scène enseignante, cest apprendre la liberté. Cest-à-dire apprendre non pas à être libre de tout lien, mais à pouvoir passer dun lien à lautre. La liberté est faite pour se perdre. Ceux qui déclarent tenir à leur liberté, par exemple ceux qui narrivent jamais à sengager, ne font rien avec cette liberté. Il faut pouvoir atteindre la liberté en faisant des choix et avoir conscience quon va ensuite la retrouver. Il ne faut pas avoir en permanence la liberté à portée de main.
Ce qui est fabuleux, cest que tous ces paradoxes sont présents dans la scène enseignante. Dans cette fac que Jacques Chirac a fait raser, cette fac de Vincennes qui était un sacré sac débullition, jai fait toutes sortes dexpériences, notamment une expérience socratique (par référence à Socrate qui se piquait denseigner larithmétique à un esclave). Un jour, ça ma pris, jai fait un cours de maths de haut niveau en invitant à venir au cours pour toute lannée, une fois par semaine, des gens qui navaient jamais fait de maths, qui en avaient peur et qui avaient même une certaine inhibition. Lobjectif, cétait de leur démontrer un gros théorème danalyse fonctionnelle. Et ça montait, ça montait, on grimpait, certains transpiraient et nous sommes arrivés au sommet. Ce faisant, je me suis convaincu que finalement les façons habituelles dapprendre ce théorème et quelques autres nétaient pas sans qualité, mais je voulais explorer avec mes interlocuteurs de quoi était faite leur inhibition. Et les inhibitions que les gens font sont presque aussi précieuses que les mouvements libérateurs. Par exemple, certaines femmes sont allergiques aux mathématiques parce que ça ne parle pas de lhumain, mais de concepts et dabstractions. Elles ont parfois peur dy perdre leur féminité si elles paraissaient sy intéresser passionnément. Dautres sont paniquées devant un texte.
Je ne partage pas la position des gens qui, comme Alain Finkielkraut, pleurent sur la perte de la culture et qui déplorent que, dans une classe où on travaille le Rouge et le Noir, la question des élèves soit : finalement, est-ce quil a niqué ? Ce fut ma question à moi la première fois que jai lu cette uvre en solitaire. Je voulais savoir si cette histoire damour allait aboutir à quelque chose. Sur lessentiel, jai été déçu, mais la recherche ma nourri du style de Stendhal. Je pense quavec tous les élèves (Socrate, cétait avec un esclave, dautres avec des nuls en maths), avec tous les élèves quels quils soient, on peut faire un super cours de littérature, parce que la littérature, quel que soit lobjet quon y met, cest lart de faire travailler les lettres pour arriver à dire lindicible ; sans doute narrivera-t-on pas à le dire, mais au moins à le fréquenter, à lapprocher. A linstar du divin car si certaines religions ont partie liée avec la lettre, cest bien parce que la lettre est un des moyens les plus magiques pour capter lêtre.
Il ny a donc pas dobstacle a priori si les acteurs adultes qui entrent en scène ont un respect infini pour les deux heures qui vont suivre et font le choix de passer ces deux heures en communication intense avec eux-mêmes. Comme jai donné des exemples plutôt négatifs, je terminerai avec un exemple positif. Il se réfère à un vieux film intitulé Opération Shakespeare. Cest un prof américain qui est déprimé et qui quitte léducation nationale. Il avait assez enseigné ou il en avait assez de saigner mais, en tous cas, il en souffrait ! Il se fait embaucher par les Marines, où on lui demande de donner des cours de culture générale à une classe délèves un peu difficiles. On voit la classe, des grands malabars, des brutes (noirs, ricains, blancs) qui mettent leurs pieds sur la table, qui crachent, qui mâchent
Il entre dans cette classe, se met à son bureau, il ouvre son bouquin quil se met à lire sagement ; le cours passe
Cours suivant, même scène ; il ouvre son bouquin, les élèves gueulent, se chamaillent
Au troisième cours, il y en a quelques-uns qui sapprochent :
« Quest-ce que tu lis ?
Je lis un bouquin qui mintéresse.
Comment est-ce que ça sappelle ?
Hamlet.
Omelette ?
Non, Hamlet.
Hamlet, cest quoi ?
Ça parle, ça raconte des histoires de meurtre, dinceste, de sexe. »
Alors les regards sallument
Cette scène illustre formidablement la contagion. Il se met dans son coin à faire un truc qui lintéresse et les autres sapprochent. Ça les a captés suffisamment pour quils fassent ensemble une mise en scène dHamlet. Est-on assez sensible à ce point de maladie et de souffrance qui nest pas un symptôme, mais simplement un point critique pour pouvoir être contagieux ? Et le transmettre, car cest peut-être cela le passage du témoin.
INTERVENTION DE M. HUBERT COUDURIER
Directeur de linformation, Le Télégramme
Je nai pas une grande légitimité, en tant que journaliste, pour intervenir dans notre débat. Mais je considère que la psychanalyse, à laquelle je me suis un peu adonné, constitue pour les journalistes une nouvelle frontière à franchir car elle permet daller au-delà des apparences et de traverser le miroir. Je voudrais parler des médias et de léducation. Je ne suis pas un spécialiste de la matière et ma seule légitimité, cest peut-être le fait que la Bretagne est une terre dexcellence au plan éducatif, particulièrement le Finistère doù je viens, cette pointe de la terre qui est la fin de tout, mais qui est aussi un nouveau commencement.
La rubrique éducation est en général celle que lon confie aux journalistes qui débutent dans un journal et qui, avec l'ardeur des néophytes, n'hésitent pas à bousculer les tabous au prix parfois de grandes approximations. Mais, bien sûr, il y a ensuite un petit club de journalistes chenus blanchis sous le harnais qui maîtrisent parfaitement leur domaine. Peut-être manquent-ils parfois de recul et daudace, mais ils sont capables de vulgariser des problématiques complexes et, à ce titre, ils jouent, comme les enseignants, un rôle de passeurs
Cependant les questions déducation, en France, sont le plus souvent traitées sous un angle politique. Je vous donnerai un seul exemple : La suppression des classes bilangues a failli créer un incident diplomatique entre la France et lAllemagne et cest Jean-Marc Ayrault qui a dû gérer cette difficulté car les Allemands étaient très marris de cette décision.
Même si on est généraliste, il nest pas inutile de connaître ce dont on parle, étant entendu que, le nez sur la vitre, nous collons à lévénement au quotidien. Alors revenons un peu aux années 70, où des hommes comme René Haby ou Joseph Fontanet ont essayé dimpulser de vraies réformes, osant véritablement affronter le réel, pour reprendre lexpression de Daniel Sibony. Le champ était très large, de louverture à travers le collège unique à la volonté de promouvoir lenseignement technique ; nous étions dans la période des trente glorieuses et les besoins des entreprises soulevaient un problème de formation considérable. Ces hommes de droite ont joué un rôle très important et la dynamique de leurs réformes a dailleurs été reprise par la gauche jusquà lexpérience dAlain Savary qui, au début de la présidence de François Mitterrand, est tombé sous les coups du SNES, des francs-maçons et des écoles catholiques. On peut dailleurs se demander aujourdhui si une application de la loi Savary naurait pas rendu service à certaines écoles qui sont en grande difficulté. Cette manifestation théologique en faveur de lécole privée a eu finalement un effet contre-productif. Elle annonçait le retour de la droite en 1986 et surtout le statu quo en matière éducative pendant la première cohabitation, marquant ainsi le début de la paralysie de laction publique en France.
Aujourdhui, on peut parler dun jeu de rôles entre la gauche et la droite en matière éducative. La gauche reste prisonnière des syndicats ; mais il ny a pas quelle : on se souvient que François Bayrou avait décidé de donner au SNES ce quil voulait pour ne pas hypothéquer sa carrière politique. La gauche est aussi prisonnière de son manque didées ; elle a cessé de réfléchir depuis longtemps. On le perçoit de façon cruelle dans la présidence actuelle : on peut avoir le sentiment que la gauche, pendant les dix années où la droite gouvernait, na pas réfléchi à lévolution du monde et à la mondialisation. La droite, elle, favorise la compétition et lélitisme ; elle méprise les syndicats dont elle considère quils la bloquent. Je me souviens dun dîner avec Xavier Darcos qui parlait de ses rencontres avec les syndicats comme dun dîner de cons. Sans accabler les syndicats, il faut bien constater que leur démarche manque parfois de logique. Ainsi le SNES sest opposé à la semaine de quatre jours proposée par Nicolas Sarkozy et ensuite, quand la gauche a proposé de faire marche arrière lors de la réforme des rythmes scolaires, il sest opposé à nouveau.
En fait, nous avons un système dual, qui fonctionne pour 50% des élèves et qui ne fonctionne pas pour les autres ; 25% sont en situation de décrochage et sortent de lécole sans qualification. Ce décrochage accru, que le système et la société narrivent pas à récupérer, a des effets délétères, comme on peut lobserver en ce moment à travers les manifs sur la loi El Khomri. Nous sommes dans un système bloqué qui nous tétanise, alors que nos voisins réagissent. On parle souvent de lexemplarité des sociétés socio-démocrates du Nord, des Scandinaves ou de lexemple canadien qui est assez édifiant. Plus proches de nous, les Allemands ont commencé à réagir il y a six ou sept ans au vu de létude PISA et les Anglais, depuis un peu plus longtemps (une décennie), ont obtenu de très bons résultats : audit des établissements, obligations de service pour les enseignants
Etienne Gernelle, dans Le Point, citait la semaine dernière lexemple des free schools mises en place par des communautés locales qui viennent pallier la défaillance de lEtat et qui obtiennent souvent des résultats assez spectaculaires. Cétait lun des points forts du projet de David Cameron concernant la réforme du secondaire. Evidemment, louer la réussite britannique nest pas politiquement correct ! En France, nous restons prisonniers de lidéologie et dun certain passéisme nostalgique en faveur des hussards noirs de la République ; il y a beaucoup de débats théoriques, souvent sans intérêt et avec peu de concret.
Jen reviens aux médias. Jestime que nous avons une presse écrite de qualité, qui enquête réellement. Mais ce nest pas le cas des télévisions, encore moins des chaînes dinformation qui travaillent en boucle sur la rumeur et les idées reçues. Pourtant ce sont elles qui fixent lagenda médiatique. Concernant ces idées reçues, je citerai un seul exemple : le bac serait devenu trop facile par rapport à ce quil était pour les générations précédentes. On oublie que, dans les années 60, 90% des gens narrivaient pas au bac, alors quaujourdhui cest 60% des jeunes qui lobtiennent (dans les bonnes années). Nous ne sommes pas encore aux 80% que prônait Jean-Pierre Chevènement, mais cest néanmoins un bond énorme, une massification de lenseignement qui a changé radicalement les données du problème. On ne peut pas toujours se contenter de simplifier à lextrême et de regarder lavenir avec lil du passé.
Dans un exercice dautosatisfaction assez peu glorieux, à travers une opération de communication qui était dédiée à la reconquête de lopinion, François Hollande a organisé deux journées sur la refondation de lécole. Or il na été question pendant ces deux jours que de mesures techniques et du rappel de l engagement financier qui a été consenti pour le quinquennat : la prime annuelle des professeurs des écoles passant de 400 à 1200 ¬ , alignée sur celle des professeurs du second degré. La gauche, en réalité, a un logiciel de pensée qui est fondé sur la redistribution ; mais, quand il n y a plus rien à redistribuer, il est difficile pour elle d inventer des nouveaux concepts et de savoir comment gouverner. Le problème de la gauche, c est peut-être d être arrivée un peu tard au pouvoir. Elle se serait épanouie davantage au cours des trente glorieuses. On peut évoquer les 60 000 postes denseignants qui ont été promis. Cest sans doute une mauvaise réponse à une bonne question : la réalité, cest quon crée des postes denseignants, mais on ne sait pas pour quoi faire. Or il est évident (et Daniel Sibony en a parlé de façon brillante) que, dans les collèges très difficiles, dans les banlieues, il faut changer complètement les méthodes denseignement. Notre manière denseigner des programmes figés dogmatiques est totalement inadaptée ; toutes les personnes qui se dévouent sur le terrain de manière admirable, avec beaucoup de foi, et qui souffrent le comprendront. Ils osent, quoi quon dise, même il leur arrive de pleurer, affronter un réel qui est difficile et qui leur éclate à la figure.
Comment malgré tout inciter les enseignants à réviser leurs méthodes de travail ? Il y a dans le corps éducatif un certain nombre de dogmes, de postures qui sont fixés par lidéologie et quil est difficile de faire évoluer. Mais il faut bien reconnaître quon ne leur donne aucune direction. LEtat ne sait pas gérer sa fonction publique. Comment enseigner différemment ? Il faudrait tout revoir, mais limagination nest pas au pouvoir. Au cours des dernières années, le seul qui ait eu un peu dimagination et dintelligence, cétait Vincent Peillon, mais certaines maladresses à la Villepin et un refus de communiquer ont fini par le condamner : aujourdhui, on ne gouverne plus, on communique ; si vous ne communiquez pas, vous nexistez pas ! Ensuite, nous avons eu un ministre fugace, Benoît Hamon, que je connais car il est originaire de Brest. Ce nétait pas lhomme de la situation mais, par calcul politicien du Président, il équilibrait les courants du PS au sein du gouvernement. Quoi quil en soit, il est resté trop peu de temps pour jouer un rôle significatif. Nous avons maintenant Najat Vallaud-Belkacem dont la nomination a été perçue comme une insulte par beaucoup denseignants, compte tenu de son inculture ; elle incarne aussi à leurs yeux cette propension à la communication permanente dans la culture qui constitue peut-être une des caractéristiques de notre époque.
INTERVENTION DE M. BERNARD CHERVET
Ancien président de la Société psychanalytique de Paris, psychanalyste
Les voies (x) de lautorité
Je crains de décevoir ceux qui attendent que je propose des solutions concrètes dans un domaine qui nest pas le mien. Concernant lennui évoqué par Daniel Sibony, ajoutons que létymologie de lennui est la haine, ce qui ouvre une piste de travail, sans que nous puissions être certains de trouver une solution concrète. Dans mon intervention, jinsisterai justement sur la haine, point qui concerne tout particulièrement lautorité et sa valeur psychique.
Nous pourrions affirmer sans ambages que les psychanalystes nont aucune autorité pour parler de léducation. Du point de vue de leurs méthodes respectives, éduquer et psychanalyser semblent en effet sopposer point par point. Essayons néanmoins de trouver au-delà de leurs différences ce qui peut réunir les deux disciplines. La règle fondamentale qui régit lensemble dune cure psychanalytique, le tout dire de séance, inverse radicalement les préceptes de léducation, voire même son principe. Là où léducation réclame de penser avant de parler, de tenir sa langue, de la tourner sept fois dans sa bouche, la psychanalyse exige linverse, de laisser la parole suivre son cours spontanément, sans être régulée par une réflexivité accomplie au nom de valeurs éducatives, pédagogiques ou morales.
La précession se trouve donc inversée, et les visées de léducation, ce qui définit quelquun déduqué, de bien élevé, par exemple la prise en compte de lautre, lutilisation des codes relationnels locaux, les modulations de la vie sociale par la politesse, le respect et la diplomatie, nont pas lieu dêtre dans la libre association. Là où la retenue est requise par léducation dans le but de soutenir une élaboration des motions pulsionnelles, de les mettre au service de la civilisation, la psychanalyse souhaite au contraire un acte mental très différent, régressif du point de vue de léducatif, laissant se dérouler une parole dite libre, libérée dune part importante des contraintes du processus secondaire ; ce qui permet un travail sur les contraintes internes à la psyché, la cure ayant pour but de rendre plus efficients les process de la mentalisation, en particulier ceux des activités psychiques régressives de la passivité dont le prototype est le travail de rêve.
La psychanalyse impose de libérer les sens par rapport aux contraintes de ce quon appelle le processus secondaire ou processus intellectuel ; on peut alors effectuer un travail sur les contraintes internes de la psyché ; la cure a pour objectif de rendre beaucoup plus efficients les processus de la mentalisation (par opposition aux processus de lapprentissage), en particulier la mentalisation des activités psychiques régressives comme le travail de rêve. Le but de la psychanalyse, cest que ces espaces internes dactivité psychique se déploient et trouvent leur place, ce qui, par contrecoup (il faut bien le reconnaître, cest là quil y a un point de contact), entraîne un effet sur la libération des possibilités déducation.
Sous cet angle, la règle fondamentale est anti-éducative, et elle est ressentie comme une consigne, un message, allant à lencontre de ceux historiques, prodigués naguère par les parents et les maîtres. Du point de vue éducatif, le psychanalyste est un personnage suspect qui manque totalement de jugement. Ce qui nest pas sans rencontrer une forte résonnance avec les tendances à la rébellion, telles quelles animent ladolescence de tout un chacun. Nous savons la valence positive de cette rébellion eu égard aux identifications inconscientes aliénantes et aux limitations imposées par toute psychologie collective conjoncturelle. Bien sûr la pulsion peut être considérée comme inéducable ; et elle lest. Toutefois, dans le meilleur des cas, elle participe à un conflit fondamental actif la vie durant au sein de la vie mentale, entre les aspirations à une satisfaction et les exigences de renoncement, ces dernières étant soutenues par le pôle éducatif qui cherche à établir de telles capacités de renoncement au service dun idéal dacquisition culturelle. Léducation appelle linhibition quant au but, la désexualisation au service du labeur, voire la sublimation créatrice.
Eduquer doit donc reconnaître et prendre en compte cette conflictualité fondamentale indépassable ; et renoncer à tenter daboutir à une éradication des aspirations pulsionnelles, à leur répression au nom dun quelconque idéal de culturation. De ce point de vue léducation a toujours été sage, puisquelle na jamais cessé dinclure une oscillation entre labeur et récréation, et chacun garde présente à lesprit léternelle question des vacances et des rythmes scolaires.
Léducation participe ainsi à un objectif complexe, la fragile résolution de ce conflit fondamental par des oscillations entre les activités de civilisation et celles régressives diurnes dites de récréation laissant une place aux aspirations pulsionnelles, prélude à la future vie érotique. Léducation sait que le mieux est lennemi du bien, quun excès de culturation saccompagne peu ou prou à terme de la haine de la culture, de la haine du travail quelle requiert. Nous savons depuis longtemps quelles atrocités ce renversement peut déclencher, puisquil a les capacités de sortir de la conflictualité entre érotique et culture, que nous venons de décrire, au profit de la recherche dune extinction du pôle culturel, ce but pouvant être poursuivi, paradoxe, au nom même dune culture idéalisée. La quête du mieux génère alors latroce.
Dans le contexte dune telle conflictualité indépassable, laporie pour léducation est de ne pouvoir offrir quun modèle groupal butant obligatoirement sur les oscillations singulières, variables et instables, dun individu. Lexistence des préliminaires dans la vie sexuelle témoigne de limplication dun tel jeu oscillatoire, régressif et subtil qui consiste à mettre les acquis éducatifs progressivement en latence au profit de la sexualité ; cest très différent des logiques de la crudité et de la cruauté, qui voudraient purement et simplement se débarrasser de léducatif. Dès lors le meurtre rôde, sinon trône.
Le principe de la cure, tel quévoqué par la règle fondamentale, privilégie la parole aux actes, exige en fait que lagir du transfert soit inscrit dans le dire, dans la verbalisation et son style, quil soit un acte de mentalisation. Le transfert est un acte mental faste et prometteur, ouvert sur les potentialités davenir, mu par les propensions de la psyché à se déployer, à grandir, comme nous le dirions pour lenfant en pleine croissance. Lexistence du transfert nous apprend que toute croissance se fait par le détour dun autre qui est appréhendé, à tort ou à raison, comme ayant des capacités mentales enviables, favorables aux aspirations dacquisition et de progression dun sujet. Ce transfert, nous pouvons le qualifier de transfert dautorité, au sens où une autorité est octroyée à un autre et permet la construction dune identification au service de certaines acquisitions. Il saccompagne dun transfert de lhistoricité, qui est la réminiscence agie des solutions psychiques historiques élaborées auprès des supports identificatoires de lenfance, les parents bien sûr, mais aussi tous les autres maîtres en éducation.
Tout à lheure, nous avons parlé de défaussement, Moralement, nous navons pas le droit de nous défausser de la responsabilité que les enfants ou les patients nous accordent. Ce sont eux (et non un quelconque statut) qui nous octroient cette autorité. Lautorité vient de lautre, de celui qui en a besoin pour faire son cheminement de croissance et, face à ce détour venant des enfants, des élèves, la question essentielle pour lenseignant, cest de ne pas se défausser, quelles que puissent être les nombreuses raisons qui ly poussent.
Cet idéal tout théorique dun transfert dautorité faste et promoteur, porteur de riches potentialités dacquisition et davenir, se rencontre chez des patients éduqués et pour lesquels régresser en deçà de léducatif a une signification conflictuelle ; cest lobjet dun conflit interne, doù un certain degré de résistance.
Malheureusement, la clinique nest pas aussi schématique que la théorie. Nous rencontrons chez tout patient des logiques pulsionnelles ayant échappé à léducation et se révélant hors conflit de régression. Des points, que nous pourrions qualifier dincorrections, apparaissent alors et échappent totalement au patient. Ce qui rejoint un propos de Freud qui, à trois reprises dans son uvre, qualifiait la cure de post-éducation.
Cette dénomination qui rapproche éduquer et psychanalyser, a encore dautres raisons dêtre. Eduquer et psychanalyser participent par des voies très distinctes que nous venons de rappeler brièvement, à la construction et au développement du psychisme, à la mise en place des processus psychiques impliqués dans le travail mental. Léducation participe à cette visée de façon indirecte. En exigeant une maturation des investissements tournés vers le monde et un enrichissement en acquisitions, elle fournit à la psyché, sans le savoir, des matériaux qui ne seront pas que des instruments du processus secondaire, mais seront dans le même temps utilisés par le psychisme pour réaliser ses missions régressives (jeux, rêveries, fantaisies, imaginaire, rêves). La psychanalyse, quant à elle, a pour but de développer les voies internes régressives, de telle façon que dans laprès-coup de ce travail psychique intime, les possibilités dinvestissement des objets soient renforcées. Son effet éducatif relève de laprès-coup et non dune mission première.
Si les chemins semblent opposés, la finalité, voire la cause dernière qui détermine ces deux disciplines, et qui subsume toutes leurs différences, la capacité dinvestir le monde, les rapproche dans une visée humaniste commune. Dans les deux cas, il sagit du même objectif, installer les capacités dinvestir le monde ; pour éduquer, en soutenant le différemment et le renoncement ; pour psychanalyser, en exploitant le détour et lenrichissement des voies régressives. Du fait de ce but partagé, et malgré leurs méthodes différentes, chacune de ces deux disciplines se doit de ne pas méconnaitre lobjet de lautre. Tout forçage éducatif ne serait que vanité, et tout refuge dans le régressif consisterait à écrire dans leau.
Un autre point, qui mérite notre attention, rapproche et différencie éduquer et psychanalyser ; le transfert dautorité. La croissance psychique repose sur lui ; par voie de conséquence, la demande danalyse aussi, ainsi que le choix de lanalyste. Ensuite, ce transfert entretient tout au long de la cure un fond de confiance ambivalente accordée à lanalyste et à lanalyse. Les apprentissages reposent également sur un tel transfert, quil sagisse des règles de socialisation, des instruments de la connaissance, mais aussi de lémergence des valeurs morales.
Ce transfert dautorité savère être la substantifique moelle doù enseigner, éduquer et psychanalyser tirent leur pouvoir et leur efficience. Tous trois sont animés par un tel transfert, dans le sens où une autorité est conférée à un autre pour des raisons qui dépassent tous critères institutionnels, mais reposent sur le fait de reconnaître à cet autre une capacité, un savoir ; pour le psychanalyste, la capacité à guérir les souffrances psychiques par un fonctionnement mental estimé plus élaboré, et auquel le sujet espère accéder grâce à cet autre. Lapproche psychanalytique permet danticiper la notion dautorité exercée par un sujet, par celle dautorité octroyée à un sujet par un autre sujet, qui devient de fait, lauteur de lautorité reconnue à cet autre.
Se dessine un véritable besoin précoce daccorder une telle autorité à un autre qui doit lendosser, et surtout ne pas se défausser devant cette responsabilité. Ceci situe lautorité au-delà de tout modèle éducatif. Ce qui apparaît essentiel, cest la recherche dune autorité incarnée par une personne, dont les progrès à venir dun sujet dépendent.
Le transfert dautorité est au fondement des identifications indispensables aux acquisitions quelles quelles soient, psychiques, instrumentales, morales. Il permet la croissance, fonde le désir de grandir ; tel que nous lapprend aussi létymologie du terme autorité, du latin auctoritas, de augerer, augmenter, cest à dire réaliser un acte créateur, fondateur. On retrouve, émanant de la même racine, lauteur (auctor), qui est celui qui fonde un acte, une parole. Tout cela a déjà fait couler beaucoup dencre, et a été exploré par de nombreux penseurs à la suite de Socrate et de sa maïeutique, ainsi que Platon laborde dans son Théétète, Le dialogue sur la science, en passant par la célèbre parabole Soufi où un élève qui cherche un maître finit par le trouver, à la fin de sa vie, après un long cheminement didentification ; ce cheminement ne consiste pas en une appropriation narcissique, mais bien plutôt en une désappropriation de son propre narcissisme, au profit de lavènement en soi de ce qui est dénommé maître ; ou encore citer limplacable dialectique hégélienne sur laliénation, jusquau principe de dissymétrie au fondement de toutes les méthodes initiatiques, psychanalyse comprise.
Selon cette valence positive, le transfert dautorité semble favorable tant à éduquer quà psychanalyser. Toutefois rien nest simple. Si nous ajoutons gouverner à éduquer et psychanalyser, se présente la notion dimpossible, avec le célèbre trio des trois métiers impossibles, cet impossible qui tient justement au rapport à lautorité, du fait de la haine qui laccompagne. La pratique analytique nous familiarise avec lambivalence envers lautorité, qui saccompagne dun infantile, la moquerie ; et parfois au-delà, larrogance, le défi, la désinvolture, lagression etc.
Qui, enfant, ne sest pas moqué du sérieux de ces adultes qui se prennent tellement au sérieux ? Lenjeu est dimportance. Il sagit de faire disparaître les exigences internes en détrônant lobjet du transfert dautorité. Le contre-transfert est alors mis à rude épreuve. Là, les notions de travail et dautorité se corrèlent. Elles sont attaquées parce quelles convoquent le renoncement, la douleur, le masochisme lié aux efforts à fournir ; en arrière fond se retrouve même lidée de torture. Se dresse dès lors une farouche opposition cherchant à renverser cette exigence de travail. Lautorité est alors à abattre. Elle est la cible dun meurtre. Nous apercevons ici la difficulté à assumer ledit transfert dautorité. Si dans un premier temps lélu de ce transfert est valorisé, le revers meurtrier se présente rapidement. Sensuit la tentation de se défausser, de glisser vers une relation fraternelle symétrique, vers la démagogie, voire même vers la démission ou le recours à un autoritarisme sans issue.
Celui qui incarne lautorité est obligatoirement objet de haine. Celle-ci sexprime de façon banale par les moqueries qui doublent le respect. Les cours de récréation sont le vivier des futurs chansonniers, caricaturistes et parodistes ; les journaux satiriques exploitent cette veine. Le plaisir infantile dimaginer la chute de lautorité restera à jamais irrésistible. Mais ce qui est beaucoup plus délicat à affronter cest la dérision, dautant plus quand elle utilise pour sexprimer nos humaines faiblesses ; personne nest parfait. Les psychanalystes le savent bien. Leur discipline est souvent la cible dune telle dérision, sans tendresse. Il est alors parfois nécessaire de nous rappeler cette phrase de La peau de chagrin de Honoré de Balzac : Un homme nest bien fort que quand il s'avoue ses faiblesses.
INTERVENTION DE M. JEAN-PIERRE LECOQ
Maire du 6ème arrondissement de Paris
Je souhaite simplement vous donner le témoignage dun élu de terrain (depuis trois décennies) qui a eu la chance davoir des enfants, lesquels ont fait des études brillantes et sont maintenant dans la vie active. Jai donc vécu, comme tant de françaises et de français, lévolution du système éducatif, un système qui est servi par des personnels admirables. Mais nous sommes français, nous sommes gaulois, donc nous sommes critiques par définition. La somme des critiques que subit le système éducatif depuis une quarantaine dannées est vertigineuse ; elle accompagne presque proportionnellement la croissance et la sophistication de lenseignement. Nous vivons une massification formidable ; ainsi, le nombre de bacheliers a été multiplié par 3 ou 4.
Face à cela, il faut être dun pragmatisme absolu et je pense (au risque de blesser certains) que la grande erreur qui a été commise au cours des dernières années, cest davoir laissé trop de place au pédagogisme. On a par exemple concentré en cours préparatoire tous les enseignements de base. Il faut au cours dune seule année de CP apprendre à maîtriser la lecture, maîtriser lécriture et maîtriser le calcul. Evidemment, pour les nombreux élèves qui nont pas acquis ces maîtrises, il est prévu un rattrapage dans les classes ultérieures. Mais en réalité on saperçoit quenviron 20 à 30 % des élèves qui arrivent au collège ne maîtrisent pas les enseignements fondamentaux. Il y a donc un problème de base qui na pas diminué au cours des dernières années et quil est très important de traiter. On ne peut pas se satisfaire dun système qui, avec le premier budget de la nation, produit de plus en plus de décrocheurs.
Que faire face à cela ? Il faut avoir le courage de briser un certain nombre de totems. On ne peut pas mener tous les élèves au baccalauréat, sauf à assister à ce qui se passe, cest-à-dire une baisse dramatique de son niveau. La sélection se fait ensuite, dans les études supérieures. Vous avez des générations, des dizaines ou des centaines de milliers détudiants qui sont fauchés lors des deux premières années duniversité. Fauchés comme les soldats de 1914 au pantalon garance létaient par les mitrailleuses allemandes (si vous me permettez cette comparaison) ! Apparemment, ça ne gêne personne
ou plutôt si ; on a entendu récemment un jeune ministre de léducation nationale que lon sommait de réagir sur ce sujet, dire : « Faisons moins de sélection en mastère pour que les étudiants de deuxième année puissent continuer le plus loin possible. »
Pourtant, nous avons dans notre pays un grand nombre de filières (par exemple des filières commerciales ou des filières professionnelles) qui sont payantes, qui exigent que les familles déboursent des sommes considérables pour que leurs jeunes puissent devenir cadre commercial diplômé ou suivre tout simplement une filière professionnelle. Jappelle votre attention sur ce sujet, qui apparemment nintéresse personne, à moins quon ait décidé, depuis des années, de le couvrir dun voile pudique. Mais des centaines de milliers de jeunes françaises et de jeunes français sont directement concernés par ce problème. Autrement dit, on se focalise sur les filières de sciences humaines de luniversité, vers lesquelles des cohortes de bacheliers se dirigent, mais il y a tout le reste ! Même si on a fait des progrès en matière denseignement supérieur au cours des dernières années, il nous reste à traiter ce problème fondamental qui est de savoir si on oriente davantage ou pas les élèves dans certaines filières, de sciences sociales ou pas. Doit-on créer des numerus clausus comme il en existe en médecine (domaine où le numerus clausus a été géré de manière beaucoup trop limitative, de telle sorte que maintenant on manque de médecins dans certaines spécialités !). Cet exemple montre que tout système doit être suivi, évalué et si besoin réformé. Et il y a le cas des filières professionnelles !
Entre lélémentaire et luniversité, nous avons bien sûr le tronc commun des collèges et des lycées. Lautre totem quil faut remettre en cause, cest peut-être celui du collège unique, qui ne peut pas absorber la diversité qui est la nôtre : à la fois des élèves venant de catégories sociales favorisées ou considérées comme telles et des élèves venant dun très grand nombre de pays étrangers, notamment des primo arrivants dont quelquefois les parents ne parlent même pas français. Je pense par exemple aux très nombreux Chinois Wenzhou qui arrivent en France sans parler notre langue. Les enfants, eux, arrivent à parler français ; mais dans la difficulté des études secondaires ou supérieures, ils ne peuvent pas bénéficier de lappui familial quapportent dautres catégories socio-professionnelles.
Cest cet ensemble de problèmes que nous aurons à régler au cours des prochaines années. Je pense que nous avons perdu dix ans ; cest à la fois court (à léchelle dune vie) et long (puisque ça touche plusieurs générations délèves et denfants). La droite na pas voulu réformer parce quelle avait peur des réactions du monde enseignant et la gauche ne la pas fait non plus parce que la plupart des députés socialistes sont eux-mêmes issus du monde de lenseignement (et ce sont très fréquemment danciens principaux de collège) ; Ils ne sont pas les mieux placés pour conduire objectivement des réformes qui, en grand partie, les toucheraient. Vu lurgence de la situation et lintérêt national, il faut quil y ait maintenant une véritable réforme, qui ne pourra pas se faire sans impliquer à la fois les enseignants et les familles et aussi les élèves, collégiens et lycéens eux-mêmes, dont on peut constater que louverture politique est de plus en plus précoce.
Jai une certaine nostalgie des débats et des dialogues qui avaient été instaurés par Luc Ferry il y a quelques années et qui avaient permis déchanger des idées tout-à-fait intéressantes, découter des acteurs de terrain, découter des paroles délèves, de parents, denseignants, et je pense quon peut en tirer beaucoup de choses. Je souhaite que lon reprenne une telle démarche, sur laquelle tout le monde peut être daccord. Il faut redonner la parole aux acteurs du monde de léducation et ne pas laisser le monopole à des spécialistes qui sont souvent des personnalités dune intelligence extrême mais qui nembrassent pas nécessairement la totalité du problème. A mon avis, les pires spécialistes sont les experts en économie ; ils ne prévoient rien mais, à linstar des commentateurs du tiercé, ils sont en général très forts pour commenter des événements qui se sont déjà produits.
Ces réformes nécessaires ne seront pas faciles à mettre en uvre car les lobbies ne manqueront pas de se manifester. Mais, au-delà de ces lobbies, au-delà des syndicats, il est indispensable de privilégier lintérêt général. Lenseignement dominant en France était lenseignement de lhomme éclairé, de lintellectuel, avec une culture de fond qui permettait ensuite de sadapter à un assez large éventail de situations. Mais cette voie ne peut et ne doit être proposée quà une petite minorité de personnes. Il faut adapter les enseignements et les méthodes à ce dont les jeunes ont le plus besoin, compte tenu évidemment des réalités du monde de lentreprise et surtout du besoin de maîtriser leur propre langue. Il y a une proportion importante de jeunes français qui ne parlent pas correctement le français ; il en résulte inéluctablement des difficultés dintégration dans leur propre pays, difficultés qui renvoient à des problèmes autres que ceux abordés dans notre présent colloque. La maîtrise de la langue, cest à mon avis lessentiel de ce quil faut acquérir dès le plus jeune âge.
CONCLUSION DE M. EMILE H. MALET
Directeur de la revue Passages et de lassociation ADAPes
Je voudrais dabord remercier particulièrement le maire du 6ème arrondissement de nous avoir reçus ici, ainsi que la cellule événementielle de cette mairie qui nous a permis de travailler dans les meilleures conditions. Mes remerciements vont aussi au secrétariat de Passages / ADAPes, dont le travail important a permis la réalisation concrète de ce forum. Je tiens à remercier aussi tous les intervenants, ceux du groupe Passages / ADAPes, ceux du Comité Freud et tous ceux qui nous ont rejoints.
Il sagissait, il est vrai, dun colloque plein de gravité. Car il y a un malaise très fort dont la profondeur a été confirmée au cours de ces deux journées. Mais, une fois ce diagnostic résumé, il faut discerner une lueur despérance. Il y a une métaphore avec laquelle je conclurai, une métaphore autour de lénergie et de léducation. Notre pays dispose de beaucoup dénergie à travers le nucléaire, mais cest une énergie très contestée, parce quelle nest pas « bienpensante » ; notre pays, par contre, ne dispose pas de ressources classiques comme le pétrole ou le gaz, ce qui le met un peu à mal dans la communauté internationale.
Je pense quau niveau de léducation nous avons un phénomène comparable. Nous avons le côté brillant, le côté existant, qui fonctionne, qui donne des résultats, des Prix Nobel, des médailles Fields ; nous avons les grandes écoles et des réussites, tant dans lécole publique que dans lécole privée. Mais malheureusement, dans beaucoup de domaines, ça ne marche pas ; il y a environ 25 % délèves qui sont en dehors du circuit ; il y a une proportion encore beaucoup plus importante de professeurs qui sont mécontents. On se retrouve devant ces deux dimensions : ça marche et ça ne marche pas ! A ce sujet, je ne peux pas citer toutes les interventions faites au cours de ce colloque et je me limiterai à quelques traits :
Alain Touraine : « Il faut à la fois refonder le sens et refonder la pratique » ; ce nest pas facile, mais il est allé très loin en ce sens, en se fondant sur des analyses historiques.
Edmond Alphandéry : « Les politiques ne sont pas tous des ânes. Ils apprennent et ils proposent. » Jespère que cest vrai, mais dans le passé on na rien vu. Souhaitons que lavenir lui donne raison.
Julia Kristeva : « Il ne faut pas ignorer un grand problème, la question du religieux. » Elle a raison ; nous ne devons pas exacerber les passions sur le religieux, mais il faut que le religieux puisse être discuté à partir dune approche psychique ; ne faisons pas du religieux un cas à part ; considérons simplement quil y a une approche analytique du religieux.
Daniel Sibony : « Avant tout, il ne faut pas hésiter à affronter le réel, à affronter les conflits. » Il a raison, mais ce nest pas facile non plus.
Tout cela est extrêmement compliqué. Mais, sur lénergie, la France narrivera pas seule à avoir une politique énergétique. Sur léducation aussi, il faut se tourner vers lEurope. Il ne faut pas rester dans léducation nationale, nonobstant le titre de ce colloque. Il faut que cette éducation soit en reflet avec notre excellence qui vient des Lumières, comme le meilleur de lEurope. Et cette excellence-là, il ne faut surtout pas la jeter ; il faut la garder et la féconder, la féconder avec les apports de lautre.
Ainsi, je conclurai comme jai commencé. Il faut sortir de la schizophrénie ambiante. Ce nest pas le débat entre lécrit et le virtuel, ce nest pas le débat entre la laïcité et le religieux, ce nest pas le débat entre les humanités et linformatique. Je crois quil nous faut trouver des entre-deux pour permettre à la fois de garder ce qui, dans notre patrimoi"@ABC`ax
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